Skip to main content

Full text of "Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie, dans la seconde moitié du xixe siècle"

See other formats


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2009  witli  funding  from 

Univers ity  of  Ottawa 


littp  ://www.arcli  ive  .0  rg/detai  Is/parisseso  rganess05ducauof  t 


PARIS 

SES  ORGANES,  SES  FONCTIONS  ET  SA  VIE 

DANS  LA  £i:c05i)n   MOiTii;  D"J    si:;''   siècle- 


PARIS.  —  TYPOGRAPHIE  A.   LAHURE 
Rue  de  Fleurus,  9 


^^^^-^^ 


>T 


PARIS 


SES  ORGANES,  SES  FONCTIONS  ET  SAYIE 


DANS   LA   SECONDE    MOITIE    DU    XIX«    SIECLE 


MAXIME  DU  CAMP 


Paris  n'est  pas  une  ville,  c'est  un  inonde. 
François  !=''  *  Charles-Qujnt. 


SIXIEME    EDITION 


TOME  GLNQUIIÎME 


PARIS 

LIBRAIRIE    HACHETTE    ET   C'« 


79,     BOULEVARD    SAINT-GERMAIN,    79 
1879 

Droits  de  proprli-U  el  de  traJuclbo  réservé* 


b 


\*^1  11 


^v  .       ; 


V:  ^  / 


CHAPITRE  XXIV 

LE  MONT-DE-PIÉTÉ 


I.   —   LES    LOMBARDS. 

Harpagon.  —  150  pour  100.  —  Les  débiteurs.  —  Barnabe  de  Terni.  — 
Effet  d  un  sermon.  —  Guerre  entre  couvents.  —  Décision  du  concile  de 
Latran.  —  Renaudot.  — Douet  de  Ronip-Croissant  —  Habit  sanjclant  et 
soc  de  charrue.  —  Lettres  patentes  de  11".  —  Économie  du  système, 

—  Les  lilancs-Mantiaux.  —  Le  lofris  Barbette.  —  L'Art  de  vérifier  les 
dates.  —  Ouverture  du  Mont-de-Piété.  —  Quarante  tonnes  de  montres. 

—  Opérations  de  l'78.  —  Emprunt.  —  Prêt  par  procuration.  —  Les 
commissionnaires.  —  Abus  persistant.  —  Satisfaction  du  public.  — 
1789.  —  Papier-monnaie.  —  Mesures  inquisiloriales.  —  Buste  de  Marat. 

—  Cacophonie  financière.  —  Affaissement  du  Mont-de-Piété.  —  Le  Di- 
rectoire. —  Beau  temps  de  l'usure.  —  Un  avis  des  Petites  affiches.  — 
300  pour  100.  —  Le  Bureau  des  améliorations.  —  Décret  du  Hi  mes- 
sidor an  XIL  —  Reconstitution  du  Mont-de-Piété.  —  Les  succursales. 

—  Lettre  morte.  —  Contradiction  législative.  —  Approche  des  armées 
allemandes  en  1870.  —  Engagements  trop  nombreux.  —  Inquiétude. 

—  Mesure  aussi  radicale  qu'illusoire  prise  par  le  maire  de  Paris.  — 
Réserve  épuisée.  —  Prêt  de  trois  millions  consenti  par  l'État.  —  Le 
18  mars  1871.  —  Stock  de  100  millions.  —  La  Commune  se  décide  à 
liquider  le  Mont-de-Piélé.  —  Vermorel.  —  Dégagements  gratuits.  — 
On  s'en  tire  à  bon  marché.  —  Reprise  des  opérations.  —  Les  prêts 
clandestins.  —  Le  chef-lieu. 

Il  suffit  d'avoir  vu  jouer  l'Avare,  d'avoir  lu  Gil  Blas 
ou  Jacques  le  Fataliste,  pour  savoir  que  le  prêt  sur 
gage,    c'est-à-dire  l'usure  dans  ce  qu'elle  a  de  plus 

V.  1 


2  LE  MONT-DE-PIETE. 

condamnable,  fut  une  des  plaies  de  l'ancienne  société 
française.  Le  besoin  d'argent  et  l'âpreté  au  gain  se 
trouvaient  mis  face  à  face  par  les  mille  circonstances  de 
la  vie,  et  le  scandale  des  bénéfices  illicites  n'avait  point 
de  bornes.  L'opération  était  fort  simple  et  rendait  l'em- 
prunteur doublement  dupe.  Celui-ci  s'adressait  à  l'un 
de  ces  industriels  sans  scrupule,  que  l'on  appelait  indif- 
féremment Juifs  ou  Lombards,  et  en  recevait,  au  lieu 
de  valeurs  ayant  cours,  une  série  d'objets  mobiliers 
évalués  à  des  prix  léonins  ;  c'étaient  ordinairement  des 
défroques  inutiles,  parmi  lesquelles  on  pouvait  rencon- 
trer «  une  peau  de  lézard  de  trois  pieds  et  demi,  rem- 
plie de  foin,  curiosité  agréable  pour  pendre  au  plancher 
d'une  chambre,  »  ainsi  que  dit  le  mémoire  lu  par  La 
Flèche  et  rédigé  par  Harpagon. 

Ces  bric-à-brac  de  toute  sorte,  que  l'argot  des  bimbe- 
lotiers  modernes  qualifie  de  «  rossignols  »,  étaient 
engagés  ou  vendus  à  neuf  dixièmes  de  perte,  chez  des 
individus  qui  le  plus  souvent  n'étaient  que  les  agents 
secrets  du  préteur.  Ce  genre  de  commerce,  ou,  pour 
mieux  dire,  ce  genre  de  vol  habilement  organisé,  était 
tellement  répandu  à  Paris  dans  le  dix-huitiéme  siècle, 
faisait  des  gains  si  excessifs  et  avait  si  profondément 
pénétré  les  habitudes,  que  l'on  considérait  comme  probes 
et  modérés  les  prêteurs  sur  gages  dont  le  bénéfice  ne 
dépassait  pas  10  p.  100  par  mois,  —  120  p.  100 
par  année,  —  sans  compter  les  droits  fixes  de  com- 
mission, d'écriture  et  de  manutention;  —  à  150 
pour  100  d'intérêt  annuel  on  restait  galant  homme 
dans  ce  métier-là. 

De  si  criants  abus,  qui  s'étalaient  impudemment  au 
grand  jour,  frappaient  tous  les  yeux  et  révoltaient  les 
cœurs  honnêtes;  mais  nul  n'osait  y  porter  la  main. 
Aux  plaintes  du  public,  aux  observations  des  magistrats, 
on  répondait  l'éternel  mot  qui  sert  d'excuse  à  toutes  les 


LES  LOMBARDS.  3 

mauvaises  institutions  :  c'est  l'usage.  La  place  du  Chà- 
tolet  était  encombrée  par  les  meubles  des  pauvres 
diables  qui  n'avaient  pu  remplir  les  engagements  con- 
sentis dans  un  jour  de  nécessité  ;  ceux-là  étaient  les  plus 
heureux;  les  autres,  débiteurs  insolvables,  jetés  pêle- 
mêle  avec  les  malfaiteurs  dans  des  geôles  infectes, 
avaient  le  loisir  de  méditer  sur  les  inconvénients  que 
faisait  naître  l'absence  de  toute  réglementation  en  pa- 
reille matière.  On  attendit  bien  des  années  avant  de 
prendre  un  parti  radical  à  cet  égard  ;  il  fallut  l'avéne- 
ment  de  Louis  XVI  et  toutes  les  espérances  qu'il  fit  éclore 
pour  qu'on  se  permît  d'arracher  enfin  le  public  aux 
oiseaux  de  proie  qui  le  dévoraient.  Le  lieutenant  géné- 
ral de  police  Lenoir,  qui  était  plus  à  même  que  qui- 
conque de  savoir  jusqu'où  le  mal  s'étendait,  voulant 
tuer  l'usure,  régulariser  le  prêt  sur  gage,  en  rendre  les 
conditions  peu  onéreuses,  obtint  l'établissement  à  Pa- 
ris d'un  Mont-de-Piété  analogue  à  ceux  qui  fonction- 
naient déjà  régulièrement  dans  les  Flandres  et  dans 
l'Artois. 

L'invention  n'était  pas  nouvelle,  et  en  ceci  l'Italie 
nous  avait  donné  l'exemple.  Ce  fut  un  moine  récollet, 
Barnabe  de  Terni,  qui,  révolté  des  misères  dont  il  avait 
été  le  témoin,  et  prêchant  à  Pérouse  en  1462,  émut  ses 
auditeurs  à  tel  point  que  ceux-ci  réunirent  immédiate 
ment  une  somme  importante  qui  devait  servir  de  dota- 
tion à  un  établissement  où  l'on  prêterait  sur  nantisse- 
ment, à  très-bas  intérêt,  et  même,  s'il  se  pouvait, 
gratuitement.  Dans  l'esprit  de  Barnabe  de  Terni,  l'œuvre 
devait  être  avant  tout  charitable  :  aussi  on  l'appela 
Mont-de-Piété  ;  le  nom  est  promptement  devenu  popu- 
laire et  a  prévalu.  Les  récollets  s'emparèrent  de  la 
création  d'un  des  leurs  et  s'en  allèrent  répétant  qu'il 
fallait  installer  partout  ces  caisses  de  secours  où  les 
pauvres  trouvaient,  en  échange  d'un  gage  déposé,  une 


4  LE  MONT-DE-PIETE. 

aide  qui  leur  permettail  de  traverser  des  circonstances 
difficiles.  Les  prédicateurs  ne  gardaient  sans  doute  que 
peu  de  mesure,  car,  après  avoir  entendu  un  sermon  de 
Bernardin  de  Feltre,  le  peuple  de  Florence  pilla  les 
maisons  juives. 

Par  suite  d'une  do  ces  jalousies  de  corps  si  fréquentes 
entre  les  ordres  religieux,  les  dominicains  accusèrent 
les  récollets  de  favoriser  l'usure;  les  prêteurs  sur  gages 
firent  chorus  avec  les  dominicains  ;  la  querelle  s'enve- 
nima, on  se  battit  à  coups  de  textes  empruntés  aux 
Écritures  saintes  et  aux  pères  de  l'Église.  Pour  mettre 
fui  à  la  dispute,  il  ne  fallut  rien  moins  qu'une  décision 
du  concile  de  Latran,  qui  approuva  les  Monts-de-Piélé, 
tout  en  déclarant  qu'ils  ne  devaient  exiger  que  l'intérêt 
strictement  indispensable  à  leurs  frais  d'administration. 
La  religion  catholique,  en  prenant  ce  genre  d'établisse- 
ment sous  sa  protection,  en  assurait  l'existence  et  en 
préparait  l'avenir. 

Ce  fut  Théophraste  Renaudot,  le  vrai  père  du  journa- 
lisme et  le  créateur  de  la  Gazette  de  France,  dont  le 
premier  numéro  parut  le  l*^""  mai  1631,  qui  imagina 
d'installer  un  Mont-de-Piété  à  Paris;  pour  lui  ce  doit 
être  une  œuvre  exclusive  de  charité;  il  rappelle  le  mot 
de  l'Évangile  :  «  Prestez  sans  rien  espérer.  »  Vers  1650, 
Richelieu  le  nomma  commissaire  général  des  pauvres; 
en  1641,  le  minisire  même  lui  vient  en  aide  et  défend 
qu'on  le  gêne  dans  l'exercice  de  sa  bienfaisance  :  il  s'a- 
git là  sans  doute  d'une  sorte  de  banque  de  prêt  qu'il 
semble  avoir  momentanément  ouverte  pour  venir  au 
secours  de  la  noblesse  pauvre  ;  toutes  ces  origines  sont 
du  reste  fort  obscures,  et  il  est  assez  difficile  d'en  tirer 
un  document  positif  ^ 

'  Th.  Renaudot  a  parlé  de  ses  projets  dans  l'étrange  livre  qu'il  a  pu- 
blié sous  !•:  titre  de  :  Recueil  général  des  (luestioiis  Imitées  dans  les 
conférences  du  bureau  ''adresses  sur  toutes  sortes  de  matières,  par  les 


LES  LOMBARDS.  5 

L'idée  fut  reprise  plus  tard  par  ce  Jean  Douet  de 
Romp-Croissant  dont  j'ai  déjà  parlé  à  propos  de  la  men- 
dicité, et  qui  n'éparj^nait  pas  ses  projets,  quoiqu'ils 
fussent  presque  tous  destinés  à  rester  à  l'état  de  letlre 
morte.  Dans  sa  France  guerrière,  il  demande  la  créa- 
tion de  Monts-de-Piété  comme  complément  de  tout  un 
système  d'assistance  où  il  faisait  entrer  un  refuge  pour 
les  soldats  invalides  et  l'enrégimentation  des  mendiants. 
C'était  au  début  de  la  régence  d'Anne  d'Autriche  ;  on 
avait  bien  d'autres  préoccupations  en  tête,  et  le  prêt  sur 
nantissement  continua  d'être  réglé  par  nos  vieilles 
ordonnances  royales,  qui  le  plus  fréquemment  se  con- 
tentaient de  défendre  de  prêter  «  sur  habit  sanglant 
ou  soc  de  charrue  ».  Louis  XIV,  la  régence,  Louis  XV, 
passèrent,  et  l'usure  ne  cessa  pas  de  fleurir  avec  impu- 
nité, dans  des  conditions  que  h  roman  et  le  théâtre 
n'ont  point  négligé  de  retenir.  Les  lettres  patentes  qui, 
signées  Louis,  contre-signées  Amelot,  portent  l'établis- 
sement d'un  Mont-de-Piété  à  Paris,  sont  datées  du  9  dé- 
cembre 1777  ;  elles  ont  été  enregistrées  au  parlement  le 
12  du  même  mois. 

Ces  lettres  sont  intéressantes  à  étudier,  non-seule- 
ment parce  qu'elles  créent  une  institution  extrêmement 
utile,  mais  parce  qu'elles  ont  eu  sur  la  destinée  de 
celle-ci  une  importance  capitale  et  que,  si  le  Mont-de- 
Piété  de  Paris  ne  rend  pas  encore  tous  les  services 
qu'on  est  légitimement  en  droit  d'exiger  de  lui,  s'il  est 
dans  une  situation  qui  parfois  n'a  pas  toute  la  netteté 
désirable,  c'est  dans  l'acte  constitutif  de  sa  naissance 
qu'il  faut  en  chercher  la  cause;  car,  malgré  les  décrets 
impériaux,  les  ordonnances  royales,  les  lois  qui  à  di- 
verses reprises  ont  réglé  la  matière  en  cherchant  à  la 

plus  beaux  esprits  de  ce  temps.  5  vol.  Paris,  16G6.  Voir  Quarante-troi- 
sième conférence  :  1°  de  la  Pierre  philosophale ;  2°  du  Mont-de-Piélé, 
t.  I",p.  424. 


6  LE  MONT-DE-I'ŒTE. 

modifier,  les  errements  du  premier  jour  sont  restés  les 
mêmes  et  les  défauts  organiques  n'ont  point  disparu. 

Le  protocole  indique  nettement  le  but  poursuivi  : 
faire  cesser  les  désordres  que  l'usure  a  introduits  et  qui 
n'ont  que  trop  fréquemment  entraîné  la  perte  de  plu- 
sieurs familles,...  assurer  des  secours  d'argent  peu 
onéreux  aux  emprunteurs  dénués  de  ressources,...  ap- 
pliquer au  soulagement  des  pauvres  et  à  l'amélioration 
des  maisons  de  charité  le  bénéfice  qui  résultera...  » 
Puis  les  articles,  au  nombre  de  dix-huit,  édictent  les 
dispositions  suivantes  :  Les  fonctions  des  administra- 
teurs nommés  par  le  bureau  de  l'Hôpital  général  seront 
charitables  et  gratuites.  —  L'évaluation  des  objets  of- 
ferts en  nantissement  sera  faite  par  des  appréciateurs 
«  choisis  dans  la  communauté  des  huissiers  commis- 
saires-priseurs  du  Châtelet  de  Paris,  laquelle  sera  ga- 
rante des  évaluations  et  percevra  des  emprunteurs  un 
droit  de  prisée.  »  —  Au  bout  de  treize  mois,  les  gages 
non  retirés  seront  vendus  par  le  ministère  des  huissiers 
commissaires-priseurs  ;  —  les  bénéfices  seront  em- 
ployés au  profit  de  l'Hôpital  général  ;  —  les  actes  sont 
exemptés  du  timbre;  —  l'intérêt  est  fixé  à  10  pour  100. 
—  Telles  sont  les  prescriptions  principales  qui  tracè- 
rent à  l'administration  du  Monl-de-Piété  une  ligne  de 
conduite  qu'elle  a  toujours  été  forcée  de  suivre,  au 
grand  préjudice  du  public,  et  dont  elle  n'est  pas  encore 
parvenue  à  s'écarter. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  situation,  dont  nous  aurons 
à  faire  ressortir  l'incohérence,  le  Mont-de-Piété  était 
créé,  et  il  fallait  le  loger  avec  les  caisses,  les  bureaux, 
les  magasins,  qui  sont  indispensables  à  un  fonctionne- 
ment régulier.  On  l'installa  au  Marais,  rue  Paradis, 
dos  à  dos  avec  un  couvent  célèbre  qu'il  devait  bientôt 
absorber  à  son  profit.  En  1258,  des  moines  selon  la  rè- 
gle de  Saint-Augustin  qui  s'intitulaient  serfs  de  la  Vierge 


LES  LOMBARDS.  7 

Marie  et  étaient  costumés  de  blanc,  vinrent  chercher 
fortune  à  Paris  ;  ils  reçurent  en  dotation  du  roi  Louis  IX 
un  vaste  terrain,  situé  à  l'extrémité  de  la  ville  et  con- 
tigu  aux  murailles  de  Philippe-Auguste.  Cet  ordre,  dé- 
truit en  127i  par  Grégoire  X,  qui  dans  le  deuxième 
concile  de  Lyon  supprima  tous  les  moines  mendiants, 
à  l'exception  des  jacobins,  des  cordeliers  et  des  carmes, 
fut  remplacé  en  1297  par  les  guillemites  ;  ceux-ci 
étaient  vêtus  de  noir,  mais  l'appellation  première  con- 
tinua de  subsister,  et  pour  le  peuple  ce  furent  toujours 
les  «  blancs-mantiaux  »,  ainsi  que  l'on  disait  alors. 

C'est  près  de  ce  couvent  que  s'ouvrait  la  porte  Bar- 
bette, qui  devait  son  nom  au  «  logis  »  construit  par 
Etienne  Barbette,  maître  des  monnaies  sous  Philippe  le 
Bel,  logis  qui  fut  dévasté  en  1295  par  le  peuple,  outré 
d'une  nouvelle  altération  des  espèces  métalliques  ;  le 
roi  y  courut  risque  de  la  vie  et  ne  fut  sauvé  qu'en  se 
réfugiant  au  Temple.  Plus  tard,  le  23  novembre  1407, 
Louis  d'Orléans  fut  assassiné  près  de  là,  au  moment  où 
il  sortait  de  chez  la  reine  Isabeau  de  Bavière,  qui  habi- 
tait l'hôtel  Barbette.  —  En  1597,  le  50  novembre,  on 
avait  consacré  la  première  église  des  Blancs-Manteaux, 
qui  fut  reconstruite  en  1685,  ainsi  que  la  maisoii  de  la 
communauté.  Les  guillemites  avaient  été  réformés  en 
1618  et  réunis  aux  bénédictins.  Ce  qui  reste  encore  de 
leur  ancienne  demeure  doit  inspirer  quelque  respect 
au  lettré  et  à  l'historien,  car  là  fut  composé  un  des  li- 
vres les  plus  importants  qu'ait  produits  la  France,  VArt 
de  vérifier  les  dates. 

C'est  donc  là  que  le  Mont-de-Piété  fut  ouvert  le  28  dé- 
cembre 1777.  Les  mémoires  contemporains  affirment  la 
vogue  qu'il  obtint  immédiatement.  «  Rien  ne  prouve 
mieux,  dit  Mercier,  le  besoin  que  la  capitale  avait  de  ce 
Lombard  que  l'affluence  intarissable  des  demandeurs. 
On  raconte  des  choses  si  singulières,  si  incroyables, 


8  LE  MONT-DE-PIÉTÉ. 

que  je  n'ose  les  exposer  ici  avant  d'avoir  pris  des  in- 
formations particulières  qui  m'autorisent  à  les  garantir. 
On  parle  de  quarante  tonnes  remplies  de  montres  d'or 
pour  exprimer  la  quantité  prodigieuse  qu'on  y  en  a  por- 
tée. »  En  outre,  je  lis  dans  la  Correspondance  secrète, 
1778  :  «  Le  Mont-de-Piété  a  beaucoup  de  succès;  on  y 
prête  sur  des  effets  mobiliers,  comme  sur  des  lettres  de 
change,  et  les  chalands  abondent.  Cet  établissement 
nuit  beaucoup  à  de  fort  honnêtes  gens  qui  faisaient  le 
commerce  ou  le  métier  de  prêter  sur  gages.  »  En  de- 
hors de  ces  témoignages,  on  possède  des  documents 
administratifs  qui  prouvent  avec  quel  empressement 
on  avait  accueilli  la  création  de  ce  qu'on  appelait  vo- 
lontiers le  Lombard  royal.  Au  51  décembre  1778,  les 
opérations  se  chiffraient  ainsi  :  engagements,  128,508 
objets,  8,501), 584  livres;  dégagements,  60,551  objets, 
5,179,525  livres;  stock  en  magasin,  67,957  objets  re- 
présentant une  valeur  de  5,129,861  livres.  C'est  fort 
considérable  pour  une  année  de  début  et  les  usuriers 
ne  riaient  pas;  mais  la  révolution  avançait  à  grands 
pas,  ils  n'allaient  pas  tarder  à  prendre  leur  revanche. 

Le  bureau  de  l'Hôpital  général  avait  fourni  les  pre- 
miers fonds  nécessaires  aux  opérations  légales  du  prêt 
sur  nantissement;  mais  toutes  les  prévisions  furent 
promptement  dépassées.  On  se  trouva  sans  argent,  et 
des  lettres  royales  du  7  août  1778  autorisent  le  Mont- 
de-Piété  à  emprunter  quatre  millions  de  livres  dont  il 
avait  absolument  besoin  pour  satisfaire  à  ses  obliga- 
tions. C'est  à  ce  moment  que  par  la  force  même  des 
choses  naît  un  abus  qui  s'est  perpétué  jusqu'à  nos  jours, 
quoique  la  raison  le  condamne  et  que  la  loi  lui  soit  con- 
traire. Dans  une  ville  aussi  grande  que  Paris,  où  les 
distances  à  parcourir  sont  énormes,  un  seul  bureau  de 
Mont-dc-Piété,  si  vaste,  si  bien  aménagé  qu'il  fût,  était 
insuflisant.    Les  lettres  patentes   de  création  avaient 


LES  LOMBARDS.  9 

prévu  la  difficulté,  car  l'article  5  dit  :  «  Permettons  aux 
administrateurs  d'établi."  aussi,  s'ils  le  ju  nt  néces- 
saire, dans  notre  bonne  ville  de  Paris,  sous  la  dénomi- 
nation de  prêt  auxiliaire,  différents  bureaux  audit  Mont- 
de-Piété,  ou  caisse  d'emprunt,  de  sommes  depuis  trois 
livres  jusqu'à  la  concurrence  de  cinquante  livres.  » 

Ce  n'est  pas  tout  d'être  autorisé  à  installer  des  bu- 
reaux auxiliaires  et  des  succursales  :  il  faut  louer  des 
locaux,  rémunérer  le  personnel  des  employés,  établir 
des  magasins ,  alimenter  les  caisses.  C'étaient  là  de 
grosses  dépenses,  auxquelles  le  Mont-de-Piété  naissant 
n'était  pas  en  état  de  subvenir.  Il  eut  donc  à  subir  une 
ingérence  étrangère,  et  admit  ce  qu'on  pourrait  appeler 
le  prêt  par  procuration.  Beaucoup  de  gens,  n'ayant  pas 
le  temps  d'aller  jusqu'au  Mont-de-Piété,  s'adressèrent 
à  d'anciens  usuriers  qui  se  chargeaient  de  faire  les  en- 
gagements moyennant  un  droit  de  commission  débattu. 
C'est  ce  qu'on  nomme  encore  les  commissionnaires; 
leurs  bureaux  servaient  et  servent  d'étapes  entre  l'em- 
prunteur et  l'établissement  central.  Le  Mont-de-Piété 
voulut  regimber,  faire  tout  seul  ses  diverses  opérations; 
tout  ce  qu'il  obtint  fut,  le  10  août  et  le  6  septembre 
4779,  un  double  arrêt  du  parlement,  en  vertu  duquel 
nul  ne  pouvait  faire  la  commission  du  prêt  sur  gages 
sans  avoir  été  autorisé  par  le  Mont-de-Piété,  et  qui  fixait 
le  droit  acquis  aux  commissionnaires  pour  prix  de 
leur  intervention.  L'installation  régulière  des  Ijureaux 
de  commission  ouverts  dans  les  différents  quartiers  de 
Paris  complétait,  —  empiriquement  il  est  vrai,  —  l'or- 
ganisation du  Mont-de-Piété ,  et  lui  permettait  d'aller 
vers  les  nécessiteux  qui  n'avaient  pas  le  loisir  de  venir 
jusqu'à  lui. 

Tout  fonctionna  régulièrement,  sagement,  à  la  grande 
satisfaction  du  public,  qui  trouvait  dans  cette  admi- 
nistration nouvelle  des  secours  préc.'eux  en  échange 


10  LE  MÛ>"T-DE-riETE. 

d'un  intérêt  des  plus  modiques,  si  on  le  compare  à  celui 
que  les  Lombards  particuliers  lui  avaient  imposé.  En 
outre,  la  justice  semble  prendre  le  Mont-de-Piété  sous 
sa  protection,  car  l'excessive  rigueur  des  lois  crimi- 
nelles redouble,  lorsqu'il  s'agit  de  punir  le  malfaiteur 
qui  engage  des  objets  volés  ^  Pourtant,  dés  la  fin  de 
1789,  l'établissement  périclite,  son  crédit  s'affaisse, 
les  demandes  qui  l'assaillent  ne  sont  plus  en  rapport 
avec  ses  ressources,  et,  comme  tant  d'autres  institu- 
tions excellentes  qu'il  a  fallu  réédifier  depuis,  il  va  som- 
brer dans  la  tourmente  où  la  société  française  faillit  périr. 
La  création  du  papier-monnaie  n'était  point  faite 
pour  le  relever;  de  plus,  il  est  atteint  par  les  mesures 
inquisitorialcs  qui  marquent  l'esprit  soupçonneux  de 
l'époque,  et  un  arrêté  de  février  1795  prescrit  d'y  faire 
le  relevé  de  tout  ce  qui  appartient  aux  émigrés.  Le  20 
nivôse  de  l'an  11,  la  constitution  du  Mont-de-Piété  est  mo- 
difiée profondément  par  un  arrêté  du  département  ;  à 
l'avenir,  il  sera  sous  la  direction  de  six  administra- 
teurs indépendants  les  uns  des  autres.  Le  résultat  d'une 
telle  organisation  ne  se  fait  pas  attendre;  les  nouveaux 
titulaires  se  dénoncent  les  uns  les  autres,  et  l'on  s'in- 
quiète surtout  de  savoir  où  l'on  placera  le  buste  de  Ma- 
rat  dans  la  cour  de  l'établissement.  Kn  matière  de  fi- 
nances, la  cacophonie  est  à  son  comble.  Une  loi  du  11 
avril  1795  déclare  que  l'argent  est  une  marchandise 
comme  une  autre  ;  dés  lors,  la  valeur  conventionnelle 
qui  lui  est  attribuée  disparaît  ;  quel  que  soit  le  taux 
d'intérêt  exigé,  il  n'y  a  plus  d'usure.  Cette  loi  ne  vit  pas 
longtemps,  elle  est  rapportée  le  6  floréal  an  II,  mais 
elle  est  rétablie  par  une  loi  du  8  tliermidor  an  IV. 
En  présence  de  ces  contradictions  économiques,  de 
l'affluence  immodérée  des  assignats,  le  Mont-de-Piété 
n'avait  plus  de  raison  d'être,  et  l'on  peut  dire  qu'il 

'  Voir  Pièces  justificatives,  1. 


LES  LO.MDAIiDS.  Il 

cessa  de  fonctionner  sans  avoir  été  légalement  fermé. 
La  terreur  avait  pris  fin;  Paris,  sortant  de  ce  long 
rêve  sanglant  dont  la  loi  du  21  prairial  avait  fait  un  in- 
supportable cauchemar,  se  réveillait  pour  se  jeter  dans 
tous  /es  atfollements  chers  à  une  société  corrompue 
qui  avait  eu  si  peur  de  mourir  qu'elle  ne  se  préoccu- 
pait plus  que  d'abuser  de  la  vie.  Plus  encore  que  la  ré- 
gence et  que  le  règne  de  Louis  XV,  le  Directoire  fut  le 
beau  temps  des  usuriers  et  des  prêteurs  sur  gages.  Nul 
mystère;  sur  les  murs,  en  caractères  majuscules,  on 
affiche  le  nom  des  maisons  de  prêt  :  —  Lombard  Au- 
gustin, Lombard  Serilly,  Lombard  Lussan,  Lombard 
Feydeau,  Caisse  auxiliaire  du  quai  Malaquais.  «  Les 
lanternes  qui  les  annoncent,  dit  un  écrivain  du  temps, 
suffisent  pour  éclairer  la  voie  publique.  »  Par  l'intérêt 
qu'ils  offrent  aux  prêteurs,  on  peut  juger  de  lintérèt 
qu'ils  exigent  des  emprunteurs.  Le  14  messidor  an  YIII, 
les  Petites  affiches  publient  l'avis  suivant  :  «  Une  mai- 
son de  prêt  offre  de  prendre  des  fonds  à  5  pour  100 
par  mois.  »  C'est  une  sorte  de  jeu  qui  fait  concurrence 
aux  tables  de  trente  et  quarante,  de  creps,  de  roulette 
établies  partout;  aussi,  dans  le  langage  des  usuriers, 
l'emprunteur  s'appelle  un  ponte.  Quant  à  la  sécurité 
qu'on  pouvait  trouver  dans  de  pareilles  cavernes,  on 
peut  l'apprécier  :  les  prêteurs,  lorsqu'ils  avaient  besoin 
d'argent,  engageaient  pour  leur  propre  compte  les  ob- 
jets qu'ils  avaient  reçus  en  nantissement.  Tout  le  monde 
s'en  mêlait,  et  les  anciens  huissiers  commissaires-pri- 
seurs  exploitaient  le  Lombard  Serilly,  qui  était  situé 
rue  Yieille-du-Temple.  Le  Lombard  Foulon,  rue  des 
Fossés-du-Temple,  n"  1,  annonce  qu'il  prête  sur  les  su- 
cres, les  eaux-de-vie  et  les  vins;  il  ajoute  :  «  On  traite 
de  gré  en  gré  pour  les  prêts  conséquents  *.  » 

'  Voyez  A.  lilaize,  Des  Monts-de-Piété  et  des  banques  de  jirêis.l.  l", 
\i.  186  et  /^aioîw. 


12  LE  MONT-DE-PIÉTÉ. 

Les  représentants  de  la  caisse  auxiliaire  des  Lom- 
bards Lussan  et  Serilly,  demandant  à  leur  profit  un 
privilège  qui  les  rendit  maîtres  du  prêt  sur  gages  à 
Paris,  disent,  en  parlant  des  maisons  rivales  auxquelles 
ils  cherchent  à  se  substituer  :  «  On  a  vu  l'intérêt  mon- 
ter dans  plusieurs  endroits  jusqu'à  6  francs  par  louis, 
c'est-à-dire  un  quart  par  mois,  soit  500  pour  100  par 
année.  »  11  était  grand  temps  d'en  finir  avec  de  tels 
excès.  On  avait  essayé,  mais  sans  y  réussir.  Dans  plus 
d'une  circonstance  et  à  diverses  époques,  on  avait  sou- 
tenu le  Mont-de-Piétè,  on  en  avait  modifié  l'organisa- 
tion; il  avait  semblé  reprendre;  mais  l'insuffisance  des 
capitaux  mis  à  sa  disposition  paralysait  les  efforts  et 
laissait  toute  facilité  d'exploitation  aux  prêteurs  sur 
gages;  en  l'an  Vlll  cependant  les  engagements  dépas- 
sent 220,000  articles.  Le  Bureau  des  améliorations 
adresse,  le  8  thermidor  de  la  même  année,  au  conseil 
général  du  département,  un  rapport  sur  la  nécessité  de 
fermer  les  maisons  de  prêts,  que  l'on  soupçonne  véhé- 
mentement le  ministre  Pitt  de  favoriser,  afin  «  d'obtenir 
de  la  misère  ce  qu'il  n'a  pu  obtenir  de  la  famine  et  des 
armées  de  la  coalition  ».  Cette  sornette  est  imprimée  et 
signée  Debauve,  homme  de  loi.  Peut-être  était-ce  un 
sage  qui  n'employait  ce  misérable  subterfuge  que  pour 
arriver  aux  fins  morales  qu'il  poursuivait.  On  proposa  de 
reconstituer  le  Mont-de-Piété  sous  forme  de  tontine, 
mais  le  projet  échoua,  et  il  fallut  attendre  l'Empire  pour 
entrer  enfin  dans  une  voie  sérieuse  et  pratique. 

Le  26  pluviôse  an  XII,  le  premier  consul  pronuilgua 
une  loi  votée  le  16  du  même  mois,  sur  le  rapport  de 
Regnaud  (de.Saint-Jean-d'Angély),  par  laquelle  toutes 
les  maisons  de  prêts  sur  gages  devaient  être  fermées;  la 
loi  atteignait  le  prêteur  et  l'emprunteur,  car,  si  elle 
frappait  l'un  d'une  amende  importante,  elle  confisquait 
les  objets  déposés  en  nantissement.  Le  24  messidor  de 


LES  LOMBARDS.  13 

la  même  année,  Bonaparte,  devenu  Napoléon,  règle  par 
un  décret  impérial  la  constitution  du  Mont-de-Piété.  Il 
ne  le  détache  pas  du  bureau  des  hospices;  mais  celui-ci 
est  tenu  de  fournir  le  capital  indispensable  aux  opéra- 
tions de  l'établissement,  qui  doit  être  «  régi  à  l'avenir 
au  profit  des  pauvres  ».  —  Un  réédifiait  l'institution 
telle  qu'elle  avait  été  fondée  par  les  lettres  patentes 
de  1777. 

Le  décret  parle  des  succursales  à  organiser  ;  un  nou- 
vel acte  souverain  daté  du  8  thermidor  an  Xlll  revient 
sur  cette  question  si  importante  pour  le  public,  et  dit  : 
«  Les  succursales  seront  des  bureaux  et  magasins  par- 
ticuliers situés  hors  de  l'enceinte  de  l'établissement 
central,  dont  ils  dépendront,  et  distribués  sur  les  divers 
points  de  Paris  où  ils  seront  jugés  nécessaires.  »  Cela 
est  péremptoire  ;  le  24  du  même  mois,  le  conseil  d'ad- 
ministration du  Mont-de-Piété  délibère  :  «  Le  nombre 
des  succursales  à  établir  sera  dès  à  présent  porté  au 
maximum  (six)  ;  il  est  provisoirement  sursis  de  pro- 
céder à  la  clôture  des  bureaux  de  commission,  et  ils 
continueront  leurs  opérations  jusqu'à  l'époque  de  la 
mise  en  activité  des  succursales.  »  Ceci  se  passait  en 
1804  :  aujourd'hui  le  Mont-de-Piété  n'a  que  deux  suc- 
cursales, et  il  existe  encore  quatorze  bureaux  de  com- 
missionnaires. La  faute  en  est-elle  au  Mont-de-Piété? 
Non  pas  ;  il  ne  possède  absolument  rien  :  par  consé- 
quent, il  est  soumis  au  bon  plaisir  des  administrations 
supérieures  dont  il  dépend,  et  il  est  contraint  de  vivre 
dans  les  conditions  absolument  contradictoires  qu'on 
lui  a  créées. 

L'Empire  passa,  la  Restauration  vint  ensuite,  puis  la 
royauté  de  Juillet;  rien  d'essentiel  ne  fut  modifié  dans 
l'organisation  du  Mont-de-Piété;  seulement  une  ordon- 
nance royale  du  12  janvier  1831  soumet  ses  actes  finan- 
ciers au  contrôle  de  la  cour  des  comptes.  Sous  la  seconde 


14  LE  MONT-DE-PIETE. 

république,  une  loi  des  5  mars,  12  avril  et  24  juin  1851 
reproduit  les  dispositions  des  lettres  de  Louis  XVI  et 
des  décrets  de  Napoléon,  et  au  titre  I*"^  apporte  des 
améliorations  constitutives  qui  sont  annulées  par  le 
titre  II,  en  ce  qui  louche  le  Mont-de-Piété  de  Paris. 

Là  pourrait  s'arrêter  l'histoire  de  ce  grand  établisse- 
ment d'utilité  générale,  s'il  n'avait  reçu  le  contre-coup 
des  événements  dont  nous  avons  été  assaillis  et  s'il 
n'avait  été  sur  le  point  de  périr  de  mort  violente  pen- 
dant la  Commune.  Au  moment  où  la  marche  des  armées 
allemandes  sur  Paris  ne  put  faire  doute  pour  personne, 
le  Mont-de-Piété,  qui  est  responsable  des  nantissements 
qu'il  accepte,  et  dont  l'ordre ,  la  probité ,  la  vieille 
réputation,  offrent  au  public  d'indiscutables  garanties, 
se  vit  assiégé  par  une  foule  de  gens  qui,  sans  être  pau- 
vres ni  nécessiteux,  voulaient  mettre  leurs  bijoux,  leur 
argenterie,  leurs  objets  précieux  à  l'abri  moyennant  un 
droit  de  garde  de  9  1/2  pour  100  sur  la  valeur  prêtée. 
C'était  bien  raisonné  ;  mais  les  magasins  furent  encom- 
brés au  delà  de  toute  mesure,  et  les  employés  eurent  un 
surcroit  de  travail  auquel  ils  ne  purent  suffire  qu'à 
force  d'activité  et  de  dévouement. 

Ces  apports  excessifs  cessèrent  au  moment  où  l'in- 
vestissement fut  complet,  et  le  Mont-de-Piété  rentra 
dans  son  calme  habituel;  mais  seul,  sans  grand  argent 
dans  sa  caisse,  ayant  à  pourvoir  à  des  besoins  que  la 
guerre,  le  chômage,  les  maladies  quintuplées,  le  froid, 
la  misère  générale  et  la  faim  rendaient  de  plus  en  plus  . 
impérieux,  il  se  trouvait  dans  une  situation  qui  n'était 
pas  exempte  de  trouble.  On  voyait  arriver  l'instant  où 
les  demandes  d'emprunt  dépasseraient  les  ressources 
mises  en  réserve  pour  le  prêt,  ressources  que  la  suspen- 
sion forcée  des  ventes  avait  encore  amoindries.  On  esti- 
mait les  objets  offerts  en  nantissement  bien  au-dessous 
de  l'évaluation  à  laquelle  ceux-ci  avaient  droit,  afin  de 


LES  LOMBARDS.  15 

se  découvrir  le  moins  possible,  mais  c'était  là  un  moyen 
insuffisant  et  peu  en  rapport  avec  les  circonstances. 

Cependant  le  maire  de  Paris  avait  pris,  dés  le  12  sep- 
tembre 1870,  nne  mesure  radicale.  11  avait  suspendu 
.l'effet  du  décret  du  12  août  1865,  qui  limite  à  10,000 
francs  le  maximum  par  engagement  pour  le  bureau 
central,  à  500  francs  pour  les  bureaux  auxiliaires,  et  il 
avait  déclaré  que  le  Mont-de-Piété,  tant  que  la  position 
anormale  de  la  ville  n'aurait  pas  pris  fin,  ne  pourrait 
consentir  d'avances  s'élevant  au  delà  de  50  francs*.  Le 
public  en  fut  quitte  pour  fractionner  à  l'infini  les  lots 
qu'il  apportait  à  l'engagement,  et  le  Mont-de-Piété  ne 
s'en  trouva  pas  beaucoup  mieux  ;  on  en  a  eu  la  preuve 
dans  la  diminution  rapide  de  la  réserve  disponible  dé- 
posée au  Trésor.  A  la  fin  de  juillet,  cette  réserve  s'éle- 
vait au  chiffre  de  7,800,000  francs  ;  au  51  décembre, 
elle  n'était  plus  que  de  662,120  francs,  et  au  6  février 
1871  elle  ne  représente  plus  qu'une  somme  misérable 
de  62,121  francs,  qui,  en  temps  ordinaire,  ne  suffirait 
pas  aux  besoins  d'une  seule  journée.  Le  danger  était 
imminent,  le  Mont-de-Piété  allait  être  réduit  peut-être  à 
refuser  tout  engagement;  le  gouvernement  n'hésita  pas, 
il  lui  fit  remettre  trois  millions  pris  sur  les  fonds  des 
caisses  d'épargne,  à  titre  d'avance  pour  six  mois  et  à 
5  pour  100  d'intérêt.  C'était  le  salut.  Du  reste,  à  cette  la- 
1  mentable  période  de  notre  histoire  urbaine,  le  Mont-de- 
Piété  était  désert;  il  regorgeait  de  gages  emmagasinés, 
mais  le  public  ne  s'y  présentait  plus.  Le  fait  est  constaté 
en  ces  termes  dans  le  Compte  administratif  de  Vexer- 


'  Cette  mesure  n'était  qu'une  imitation  de  celle  qui  avait  été  prise  en 
18U,  dans  des  circonslances  analogues  :  «  Beaucoup  de  personnes  met- 
taient leurs  effets  en  gage  au  Mont-de-Piété,  pensant  qu'ils  seraient  moins 
exposés  si  Paris  était  livré  au  pillage.  Pour  empêcher  que  cela  se  pro- 
longeât, on  décida  qu'on  ne  prêterait  pas  plus  de  20  francs  sur  chaque 
article,  quelle  qu'en  fut  la  valeur  (février  18U;  Journal  d'un  détenu 
anglais).  —  Voir  Napoléon  à  Vile  d'Elbe,  par  Amédée  Piehot;  p.  555. 


16  LE  MONT-DE-PIÉTÉ. 

cice  1871  :  «  Soit  que  les  classes  nécessiteuses  oussient 
épuisé  le  stock  des  nantissements  qu'elles  pouvaient  of- 
frir, soit  qu'elles  fussent  alimentées  aux  frais  du  Trésor 
—  (c'est  là  la  vraie  cause)  —  les  demandes  d'engage- 
ment se  raréfiaient  de  jour  en  jour.  » 

Aussitôt  que  les  armées  allemandes  eurent  détendu 
la  ligne  d'investissement  et  que  les  communications 
eurent  été  rétablies  entre  la  France  et  sa  capitale,  le 
Mont-de-Piété  reprit  son  activité  ordinaire.  Les  opéra- 
tions ne  languissaient  pas,  on  retiiait  les  objets  pré- 
cieux engagés  au  début  du  siège,  l'argent  affluait  dans 
les  caisses;  on  allait  pouvoir  payer  les  dettes  et  recon- 
stituer la  réserve,  lorsque  le  18  mars  amena  la  retraite 
précipitée  du  gouvernement  et  l'introduction  à  l'Hôtel 
de  Ville  d'un  gouvernement  d'aventure.  Les  institutions 
qui,  par  leur  organisation  même,  étaient  contraintes  de 
rester  à  Paris  avaient  alors  tout  à  craindre,  et  le  Mont- 
de-Piété  était  du  nombre. 

Dés  le  21  mars,  on  frappa  d'interdiction  la  vente  des 
nantissements  périmés,  dont  la  reprise  avait  été  annon- 
cée. Si  la  mesure  était  insignifiante  par  elle-même,  elle 
prouvait  que  la  Commune  pensait  au  Mont-de-Piété,  et 
cela  était  fort  grave.  A  celte  époque,  les  magasins  ren- 
fermaient 1,708,547  articles,  sur  lesquels  on  avait 
avancé  une  somme  de  57,502,725  francs;  mais  nul  n'i- 
gnorait que  le  maximum  du  prêt  avait  été  abaissé  à 
50  francs,  que  par  conséquent  la  valeur  d'appréciation 
restait  bien  au-dessous  de  la  valeur  réelle,  qui  s'élevait 
sans  doute  à  bien  prés  de  100  millions.  11  y  avait  là  de 
quoi  pousser  à  une  «  mesure  financière  »  des  hommes 
qui,  tout  en  détenant  le  pouvoir,  étaient  toujours  aux 
abois  et  bien  souvent  ne  se  doutaient  pas  comment  ils 
feraient  face  aux  difficultés  que  leur  incapacité  violente 
semblait  prendre  à  tâche  d'accumuler. 

Ce  qui  sauva  le  Mont-de-Piété  fut  précisément  l'inco- 


LES  LOMBARDS,  17 

hérence  des  projets  mis  en  avant;  on  paraissait  d'ac- 
cord pour  supprimer  radicalement  ce  que  la  Commune 
appelait  «  une  officine  d'usure  »  ;  mais,  quand  il  s'a- 
gissait de  formuler  les  moyens  pratiques,  on  se  dispu- 
tait beaucoup  et  l'on  ne  concluait  à  rien.  Gagner  du 
temps,  c'était  tout  alors;  ceux  qui  ont  vécu  à  Paris  pen- 
dant ces  deux  sinistres  mois  se  rappellent  avec  quelle 
anxiété  on  regardait  du  côté  de  Versailles  et  avec  quelle 
naïveté  on  croyait  toucher  à  l'heure  de  la  délivrance. 
Tout  à  coup  on  put  lire  dans  le  Journal  officiel  de  la 
république  française,  à  la  date  du  1"  mai  1871,  un 
«  rapport  de  la  coinmission  du  travail  et  de  l'échange 
sur  la  liquidation  des  Monts-de-Piété  ».  C'était  le  glas 
funèbre  qui  sonnait,  car  un  décret  conforme  était  an- 
nexé à  l'exposé  des  motifs,  qui  ne  ménageait  ni  les  sei- 
gneurs, ni  les  rois,  ni  les  prêtres*. 

Il  fallut  discuter  alors  avec  ces  hommes  prévenus, 
leur  prouver  qu'en  compromettant  le  gage  du  pauvre 
dans  une  opération  aussi  périlleuse  qu'une  liquidation 
faite  en  des  temps  pareils,  ils  allaient  directement  à 
l'inverse  de  leur  but.  Si  l'on  réussit  à  éviter  cette  ruine, 
on  le  doit  peut-être  à  un  pauvre  garçon  maladivement 
vaniteux,  qui  avait  cherché  dans  la  politique  à  outrance 
le  moyen  d'utiliser  des  talents  qu'il  croyait  méconnus. 
Celui-là  fut  plus  à  plaindre  peut-être  que  coupable;  un 
sentiment  de  respect  humain  exagéré  l'empêcha  de  sor- 
tir d'une  voie  où  il  s'était  imprudemment  engagé  et 
dont  il  n'ignorait  pas  l'issue;  il  réagit  selon  ses  forces 
dans  les  moments  de  crise  les  plus  aigus,  et  il  sut  mou- 
rir courageusement  pour  une  cause  qui  n'était  pas  la 
sienne,  qu'il  avait  subie  plutôt  qu'il  ne  Pavait  acceptée; 
—  je  parle  de  Yerniorel. 

En  attendant  qu'on  pût  procéder  à  cette  liquidation 

*  Voir  Piccc's  jtistilicaliixs,  "2, 

V.  2 


18  LE  MONT-DE-PIÉTE. 

toujours  menaçante,  la  Commune,  s'inspirant  de  ia  tra- 
dition de  tous  les  gouvernements  possibles,  décréta  le 
dégagement  gratuit  des  articles  sur  lesquels  le  Mont- 
de-Piété  n'avait  pas  prêté  plus  de  20  francs.  Dans  l'ori- 
gine, il  avait  même  été  question  de  faire  rendre  à  leurs 
propriétaires  des  objets  déposés  en  nantissement  de 
50  francs  ;  celte  mesure,  qui  eût  entranié  des  consé- 
quences excessives,  fut  repoussée  pour  un  motif  baro- 
que. Un  nommé  Clément  avait  fait  la  proposition  de  la 
manière  suivante  :  «  Considérant  qu'il  est  urgent  de 
mettre  à  l'épreuve  la  science  financière  des  membres 
de  la  Commune,  je  demande  que  le  chiffre  de  20  francs 
soit  porté  à  50  francs.  »  La  forme  donnée  à  la  motion 
ayant  été  jugée  impertinente,  celle-ci  fut  rejetée.  Le 
12  mai,  les  dégagements  prescrits  commencèrent;  la 
Commune  versait  au  Mont-de-Piété  un  à-compte  de 
15,000  francs  par  jour;  on  allait  lentement,  si  lente- 
ment qu'on  atteignit  le  jour  de  la  grande  bataille  sans 
avoir  été  liquidé,  sans  s'être  trop  dégarni,  et  qu'on  en 
fut  quitte  pour  une  perte  sèche  de  188,567  francs; 
c'était  s'en  tirer  à  bon  compte. 

Ces  jours  maudits  sont  passés;  que  le  néant  les  en- 
gloutisse  et  les  garde  à  jamais  !  Le  Monl-de-Piété  a  re- 
pris ses  opérations  normales;  on  y  emprunte,  on  y  prêle, 
on  y  engage,  on  y  dégage,  on  y  renouvelle,  on  y  vend 
tous  les  jours.  Je  voudrais  pouvoir  dire  que  cette  série 
d'opérations  atteint  le  but  cherché  dès  le  principe,  et 
que  l'usure  n'existe  plus  à  Paris.  Je  ne  crois  pas  cepen- 
dant que  le  Mont-de-Piété  l'ait  tuée  ;  pas  plus  que  les 
jeux  publics  —  si  l'on  avait  la  coupable  imprudence 
d'en  tolérer  le  rétablissement-^  ne  tueraient  les  tripots 
clandestins.  L'appât  du  lucre  exercera  toujours  un  at- 
trait puissant  sur  les  âmes  basses.  Voici  ce  qu'on  lit 
dans  un  ouvrage  spécial  que  j'ai  déjà  cité,  et  qui  a  été 
écrit  par  un  homme  que  ses  fonctions  ont  mis  à  même 


LES  LOMDARDS.  iO 

de  connaître  à  fond  ce  triste  sujet.  «  Malgré  les  disposi- 
tions de  la  loi  du  16  pluviôse  an  XII  et  du  Code  pénal, 
le  prêt  clandestin  s'opère  à  Paris  sur  une  vaste  échelle, 
et  ce  serait  une  erreur  de  croire  qu'il  est  pratiqué  seu- 
lement par  de  misérables  brocanteurs.  De  riches  bijou- 
tiers, des  négociants  en  renom,  des  banquiers  million- 
naires ne  dédaignent  pas  d'exploiter  la  misère  qui  se 
cache,  comme  le  faisaient  leurs  pareils  avant  1777.  Ils 
ont  comme  eux  le  privilège  de  l'impunité,  soit  parce 
qu'ils  ont  l'habileté  de  déguiser  sous  forme  de  vente  à 
réméré  leurs  honteuses  spéculations,  soit,  c'est  triste  à 
dire,  parce  que  leur  position  même  semble  les  mettre 
à  l'abri  des  poursuites  qui  devraient  les  atteindre. 
Comme  directeur  du  Mont-de-Piété,  nous  avons  reçu  à 
ce  sujet  de  curieuses  révélations  ;  mais  le  plus  souvent 
les  victimes  se  refusaient  à  ce  qu'une  plainte  fût  portée 
en  leur  nom,  retenues  qu'elles  étaient  par  la  crainte  du 
scandale  qui  s'attache  à  ces  sortes  d'affaires  *.  » 

L'ensemble  de  l'administration  se  compose  d'un  chef- 
lieu,  de  deux  succursales,  de  vingt-quatre  bureaux 
auxiliaires  et  de  quatorze  commissionnaires.  Nous  visi- 
terons le  chef-lieu,  qui  centralise  toutes  les  opérations 
importantes.  Il  s'ouvre  rue  des  Francs-Bourgeois  et  sur 
la  rue  Paradis  ;  il  est  gardé  par  un  peloton  de  vingt-cinq 
municipaux;  il  a  un  poste  de  pompiers  et  un  bureau 
spécial  de  police  occupé  par  un  sous-brigadier  du  service 
de  sûreté  accompagné  de  trois  agents.  11  a  été  rebâti  en 
grande  partie  vers  1805;  l'escalier  étroit,  la  rampe 
alourdie  de  faisceaux  romains,  l'ornementation  tout  en- 
tière, lui  font  un  acte  de  naissance  irrécusable;  la  fa^ 
çade  froide  et  triste  est  en  pierre  de  taille,  mais  les  au- 
tres bâtiments,  en  simple  limousinerie,  sont  peints  de 
cet  insupportable  jaune  administratif,  qui  prouve  que 
le  Français  est  le  moins  coloriste  de  tous  les  peuples. 

*  A..  Blaize,  Des  Monts-de-Piélé,  etc.,  (.  1",  p.  133. 


20  LE  MOIST-DE-I'IÉTÉ. 


II.    —    LES    OPERATIONS. 

Le  Mont-de-Piété  emprunte.  —  Bons  au  porteur.  —  40,000,000.  —  Dépôt 
au  Trésor.  —  Quatorze  commissionnaires.  —  Rémunération  et  respon- 
sabilité. —  Première  et  seconde  division.  —  Les  bijoux.  —  La  salle 
d'attente.  —  La  salle  de  prisée.  —  Un  public.  —  VengagiUe.  —  Le 
bulletin.  —  Emprunteur.  —  Papiers  d'identité.  —  Le  boîtier.  —  M.  D.  P. 

—  Le  couseur.  —  Contrôle.  —  Requis.  —  Évaluation.  —  L'avance.  — 
Irrégularité.  —  Les  paquets.  —  Minimum  du  prêt.  —  Les  engagements 
secrets.  —  Les  magasms.  —  Les  quatre  couleurs.  —  Les  casiers.  — 
Pair  et  impair. —  Les  adirés.  —  Les  caisses.  —  Les  quatre  chiffres.  — 
Les  points  de  repère.  —  1200  montres  par  .jour.  —  Objets  fragiles.  — 
Le  menton  d'argent. —  Les  nippes.  —  Les  matelas.  —  La  succursale  de 
la  rue  Servan.  —  Meubles.  —  Gros  appareils.  —  Les  étaux.  —  Une 
jambe  de  bronze.  —  Les  dégagements.  —  Salle  de  rendition.  — L'appel. 

—  Mystère.  —  La  reconnaissance  du  Mont-de-Piété  est  un  titre  au  por- 
teur. —  Les  renouvellements.  —  Un  parapluie  et  un  lideau.  —  Enga- 
gements périmés.  —  Les  ventes.  —  La  rotonde.  —  In  articula  mortis. 

—  Revendeuses.  —  La  bande  noire.  —  L'auverpin.  —  Le  coulançais.  — 
Balancer  la  punaise.  —  Le  débet.  —  Les  bonis.  —  Opérations  de 
l'année  1869. 

Pour  prêter  de  l'argent,  il  faut  en  avoir;  or  le  Mont- 
de-Piété  n'en  a  pas,  donc  il  emprunte.  Toutes  les  pres- 
criptions qui  ordonnaient  aux  hospices  de  lui  fournir 
un  capital  suffisant  sont  restées  illusoires.  Il  verse  ponc- 
tuellement ses  bénéfices,  quels  qu'ils  soient,  à  l'Assis- 
tance publique  ;  en  échange,  celle-ci  ne  lui  donne  pas 
un  centime.  Le  système  d'emprunt  du  Mont-de-Piété  est 
peu  compliqué  ;  il  procède  comme  le  Trésor  :  il  émet 
des  bons,  véritables  billets  à  ordre  qu'on  peut  endosser, 
portant  intérêt  de  la  somme  reçue.  Ces  bons  sont  à  un 
an,  à  six  mois,  à  trois  mois  même,  et  dans  ce  dernier 
cas  attirent  les  fonds  disponibles  du  commerce,  fonds 
qui  ne  peuvent  jamais  s'immobiliser  longtemps.  L'inté- 
rêt normal,  toujours  fixé  par  le  conseil  de  surveillance, 
est  en  moyenne  de  3  1/2;  parfois  il  s'élève  à  5.  Pendant 
le  siège,  au  moment  de  la  grande  pénurie,  on  le  fit 
monter  jusqu'à  6.  Ces  titres  sont  très-connus,  trôs-ap- 
préciés  par  les  petites  bourses,  qui,  bon  an,  mal  an, 


LES  OPÉRATIONS.  21 

apportent  une  quarantaine  de  millions  à  la  caisse  du 
Mont-de-Piété.  Celui-ci  ne  garde  que  la  somme  jugée 
nécessaire  aux  besoins  prévus  et  dépose  le  reste  au  Tré- 
sor, qui  lui  en  tient  compte  à  raison  d'un  intérêt  in- 
variable de  5  pour  100. 

La  clientèle  des  prêteurs  est  presque  toujours  la 
môme,  et  il  est  rare  que  les  bons  ne  soient  pas  renou- 
velés lorsque,  au  bout  de  l'année,  on  vient  toucher  la  re- 
devance échue.  Les  prêteurs  sont  pour  la  plupart  des 
maraîchers,  des  marchands  à  la  halle,  des  cultivateurs 
de  fruits,  des  loueurs  de  voitures,  gens  économes  et 
défiants  qui  recherchent  d'autant  plus  ces  sortes  de  va- 
leurs qu'elles  sont  immuables  et  ne  peuvent  être  at- 
teintes par  les  fluctuations  des  cours  de  la  Bourse.  Le 
prêt  est  permanent;  il  ne  se  passe  pas  de  jour,  pas 
d'heure,  qui  ne  voient  quelques  personnes  apporter  des 
sommes  variant  entre  500  et  5,000  francs  en  échange 
d'un  bulletin  découpé  sur  un  livre  à  souche.  Cet  argent 
ne  reste  pas  stationnaire  ;  il  est  promptement  mobilisé, 
car  si  le  Mont-de-Piété  emprunte  d'une  main,  ce  n'est 
qu'afin  de  pouvoir  prêter  de  l'autre. 

Le  mécanisme  du  prêt  qu'il  consent  est  aussi  simple 
que  celui  de  l'emprunt  qu'il  contracte,  à  cette  différence 
prés  qu'il  emprunte  sous  sa  propre  responsabilité,  et 
qu'il  ne  prête  que  sur  la  responsabilité  de  commissaires- 
priseurs  garantis  par  la  caisse  de  leur  compagnie.  A 
cet  effet,  quatorze  commissaires-priseurs  sont  attachés 
à  l'administration;  ils  font  la  prisée  des  objets  offerts 
en  gage  et  la  vente  des  nantissements  périmés.  Ils  opè- 
rent directement  l'appréciation  au  chef-lieu  et  dans  les 
deux  succursales.  Dans  les  bureaux  auxiliaires,  ils  sont 
représentés  par  des  employés  qui  leur  appartiennent; 
ils  revisent  les  avances  faites  par  les  commissionnaires. 
Leur  intervention  est  rémunérée  par  un  droit  de  prisée 
fixe  de  1/2  pour  100  perçu  sur  les  engagements  et  même 


22  LE  MONT-DE-PIÉTÉ. 

sur  les  renouvellements,  par  un  droit  proportionnel  de 
5  1/^  pour  100  sur  le  prix  des  objets  vendus.  Ils  sont 
responsables  de  leur  évaluation  ;  si  l'article  vendu  n'at- 
teint pas  la  valeur  de  la  somme  remise  à  l'emprunteur, 
ils  doivent  rembourser  la  différence  à  la  caisse  du  Mont- 
de-Piété. 

Pour  éviter  l'encombrement  et  activer  un  service  dont 
les  employés  sont  parfois  surmenés,  on  a  séparé  les  bu- 
reaux d'engagements  en  deux  catégories  distinctes,  dé- 
signées sous  le  nom  de  première  et  de  seconde  division; 
dans  la  première,  on  engage  les  bijoux,  les  objets  pré- 
cieux et  de  petit  volume  ;  dans  la  seconde,  on  engage 
cette  inconcevable  diversité  d'articles  qu'on  appelle  gé- 
nériquement  les  paquets.  Au  fond  d'une  cour  qui  n'est 
pas  trop  large  s'ouvre  un  couloir  aboutissant  à  une 
grande  salle  d'aspect  passablement  morose  et  désagréa- 
ble. Deux  ou  trois  bancs  de  bois  polis  par  l'usage  sont 
placés  près  de  la  muraille  ;  une  grande  cage  vitrée  de 
carreaux  blanchis  en  forme  le  fond  ;  celle-ci  est  ouverte 
d'un  guichet  disposé  de  telle  sorte  que  l'emprunteur  et 
les  employés  ne  peuvent  se  voir  :  c'est  la  première  di- 
vision. La  salle  d'attente  contient  deux  ou  trois  per- 
sonnes qui  fouillent  dans  leur  poche  pour  en  retirer  le 
gage  qu'elles  apportent;  il  n'y  a  jamais  foule  ici^  mais 
de  neuf  heures  du  matin  à  quatre  heures  de  l'après- 
midi,  les  emprunteurs  se  succèdent  incessamment. 

Derrière  le  vitrage,  dans  une  chambre  très-claire,  les 
employés  sont  rangés  autour  d'une  table  en  forme  de 
fer  à  cheval.  Le  commissaire-priseur-appréciateur  est 
assis  près  de  la  fenêtre  ;  à  sa  portée,  voici  une  loupe, 
une  pierre  de  touche,  un  flacon  d'acide  nitrique,  un  ga- 
barit pour  mesurer  la  dimension  des  diamants  ;  en  face 
de  lui,  à  côté  d'un  paquet  de  bulletins  formulés  et  nu- 
mérotés d'avance,  se  tient  le  commis  aux  écritures,  la 
plume  à  la  main.  Deux  hommes  vêtus  d'une  veste  en  co- 


LES  OPÉr.ATIONS.  23 

tonnade  bleue  rayée  de  blanc  sont  placés  sur  des  tabou- 
rets, près  de  la  table  ;  devant  l'un,  des  boîtes  sont  ré- 
pandues, des  bâtons  de  cire  à  cacheter  commune  sont 
disposés,  et  un  bec  de  gaz  brûle  constamment  ;  devant 
l'autre,  il  y  a  des  écheveaux  de  gros  fil  et  de  fortes  ai- 
guilles ;  le  premier  est  le  garçon  boîtier,  le  second  est 
le  garçon  couseur.  Debout,  faisant  la  navette  entre  le 
guichet  et  la  table,  sur  laquelle  je  vois  une  balance  et 
un  trébuchet,  le  garçon  peseur  complète  le  personnel 
indispensable  à  la  régularité  d'un  engagement. 

L'individu  qui  se  présente  au  Mont-de-Piété  pour  em- 
prunter s'appelle  un  public.  Presque  toutes  les  adminis- 
trations ont  ainsi  à  leur  usage  une  série  de  vocables  avec 
lesquels  le  Dictionnaire  de  l'Académie  n'a  rien  de  com- 
mun, et  qui  sont  nés  des  obligations  mêmes  du  service, 
qu'ils  facilitent  singulièrement  ;  nous  en  verrons  bien 
d'autres  tout  à  l'heure.  Le  public  dépose  sur  une  plan- 
chette le  gage,  que  saisit  le  garçon  peseur  ;  celui-ci, 
lorsque  c'est  un  bijou,  un  couvert,  le  jette  dans  la  ba- 
lance, et,  à  très-haute  voix,  énonce  l'objet,  dit  s'il  est 
en  or  ou  en  argent,  combien  il  pèse  ;  puis  il  le  passe  au 
commissaire-priseur,  qui  l'examine,  l'éprouve  aux  tou- 
chaux,  s'il  a  des  doutes  sur  la  sincérité  du  métal, 
compte  les  diamants,  s'il  y  en  a,  vérifie  si  le  poinçon 
indique  le  premier  ou  le  second  titre,  et  offre  une  somme 
qui,  quatre-vingt-dix  fois  sur  cent,  est  acceptée.  L'em- 
ployé aux  écritures  fait  remettre  au  public,  devenu  en- 
gagiste,  une  fiche  reproduisant  les  deux  derniers  chiffres 
du  numéro  porté  au  bulletm  qui  indique  la  date,  la  va- 
leur de  l'estimation,  celle  du  prêt,  la  désignation  du 
nantissement;  le  commissaire-priseur  y  ajoute  :  Bon  pour 
la  somme  de...  et  signe.  C'est  là  l'état  civil  du  nantisse- 
ment; il  ne  le  quittera  plus. 

Ce  bulletin  est  passé  par  une  bouche  de  boîte  à  let- 
tres dans  une  cham.brette  contiguë,  où  il  est  reçu  par 


24  LE  MONT-DE-PIÉTÉ. 

Irois  employés  :  l'un  fait  la  reconnaissance  détaillée, 
l'autre  écrit  sur  un  registre  la  désignation  de  l'objet  et 
indique  en  regard  la  somme  prêtée  ;  le  troisième  enfin, 
délégué  de  la  caisse,  écrit  le  nantissement  et  la  somme, 
qu'il  remet  immédiatement  à  l'individu,  qui  est  dès  lors 
un  emprunteur.  Si  la  somme  ne  dépasse  pas  15  francs, 
on  la  livre  sans  formalités;  si  elle  est  supérieure,  on 
fait  signer  un  reçu;  de  plus,  on  exige  un  papier  d'iden- 
tité,—  carte  d'électeur,  quittance  de  loyer,  patente,  — 
sinon  un  répondant.  Lorsque  ces  conditions  ne  sont 
point  remplies,  le  prêt  est  suspendu,  le  gage  est  con- 
servé, et  l'on  ouvre  une  enquête. 

Le  bulletin,  renvoyé  dans  la  salle  d'appréciation,  est 
remis  avec  l'objet  qu'il  désigne  au  garçon  boîtier;  ce- 
lui-ci place  l'article  dans  une  boite  après  avoir  vérifié 
s'il  concorde  exactement  à  la  désignation.  Si  l'article 
est  d'une  valeur  au-dessous  de  20  francs,  la  boite  est 
simplement  fermée  à  l'aide  d'un  fil  noué  ;  s'il  est  d'un 
prix  plus  élevé,  la  boîte  est  enveloppée  d'une  couver- 
ture de  papier  scellée  à  cire  ardente  et  timbrée  d'un 
cachet  portant  le  numéro  de  la  division  et  les  trois  let- 
tres M.  D.  P. 

Le  bulletin  et  la  boîte  sont  poussés  ensemble  au  gar- 
çon couseur,  qui  coud  l'un  sur  l'autre  solidement,  après 
avoir  eu  soin  de  plier  la  fiche  indicative  de  façon  à 
laisser  le  numéro  d'ordre  en  apparence.  Les  boîtes  suc- 
cessivement réunies  sont  enfermées  dans  un  panier  clos 
et  portées  au  magasin,  où  nous  les  retrouverons.  Ces 
précautions  sont  minutieuses  ;  elles  exigent  le  concours 
de  plusieurs  employés,  qui  se  contrôlent  mutuellement, 
mais  on  n'en  saurait  trop  prendre  pour  éviter  les  erreurs 
possibles  dans  la  manutention  d'une  si  grande  quantité 
d'objets.  On  est  parvenu  ainsi  à  une  sorte  de  précision 
mathématique  qui  permet  de  faire  toutes  les  opérations 
avec  une  certitude  presque  absolue. 


LES  OPÉRATIONS.  25 

Parfois ,  lorsqu'un  individu  n'a  besoin  que  d'une 
somme  déterminée,  il  refuse  celle  qui  lui  est  offerte  et 
fixe  lui-même  le  chiffre  du  prêt.  J'ai  vu  le  fait  à  propos 
d'un  bracelet  pour  lequel  on  proposait  1,500  francs;  la 
personne  qui  l'apportait  n'en  voulut  que  1,200;  dans  ce 
cas,  sur  le  bulletin,  sur  la  reconnaissance,  sur  les  re- 
gistres on  écrit  le  mot  requis,  à  la  suite  de  l'énoncé  du 
prêt.  Quand  il  n'y  a  plus  de  public,  dans  cet  intervalle 
toujours  très-rapide  pendant  lequel  la  salle  d'attente  est 
libre,  on  appelle  :  les  commissionnaires!  Alors  le  garçon 
peseur  présente  les  articles  engagés  la  veille  dans  les 
îjureaux  de  commission  et  qui,  dés  le  matin,  avant  neuf 
heures,  ont  été  déposés  en  bloc  contre  récépissé,  au 
chef-lieu  du  Mont-de-Piété.  Tous  les  lots  sont  examinés 
l'un  après  l'autre  par  le  comniissaire-priseur,  qui  vé- 
rifie l'appréciation,  l'approuve  ou  la  modifie  péremptoi- 
rement. 

Le  plus  souvent  les  deux  évaluations  concordent;  par- 
fois celle  du  commissaire-priseur  est  supérieure,  mais 
il  arrive  aussi  (ju'elle  est  inférieure.  Dans  ce  cas,  le 
commissionnaire,  qui  passe  tous  les  jours  à  la  caisse  du 
Mont-de-Piété  pour  y  toucher  le  montant  du  prêt  qu'il  a 
fait  directement  la  veille  à  l'emprunteur,  ne  reçoit  que 
la  somme  édictée  par  le  commissaire-priseur,  et  reste  à 
découvert  du  surplus,  lequel  alors  prend  le  nom  d'a- 
vance. A  cela  il  n'y  a  pas  grand  mal  ;  mais  en  admettant 
qu'un  commissionnaire  ait  prêté  200  francs,  que  ceux-ci 
aient  été  réduits  à  150  par  l'appréciateur  en  dernier 
ressort,  cela  fait  une  différence  de  50  francs  qu'il  ne 
peut  ressaisir ,  sur  lesquels  il  touchera  néanmoins 
6  pour  100  d'intérêt,  et  qui,  pour  cette  somme,  le  con- 
stituent prêteur  sur  gages,  ce  qui  est  illégal. 

On  procède  à  la  seconde  division  —  aux  paquets  — 
exactement  comme  à  la  première  ;  au  lieu  d'avoir  à  éva- 
luer des  bijoux,  on  apprécie  des  étoffes,  des  châles,  des 


2G  LE  MONT-DE-PIETÉ. 

livres,  des  instruments  de  musique,  des  matelas,  des  ca- 
dres dorés  ;  là  le  mouvement  est  plus  actif,  et  l'on  voit 
parfois  apparaître  sur  la  table  de  pauvres  nippes  qui 
exigeraient  un  prêt  de  charité  ;  le  minimum  est  fixé  à 
trois  francs;  pour  l'accorder  il  faudrait  savoir  ne  pas 
regarder  de  trop  près  et  les  commissaires-priseurs  ont 
des  yeux  que  l'intérêt  a  rendus  bien  clairvoyants. 

Il  est  un  autre  endroit  dans  l'administration  où  l'on 
contracte  aussi  des  engagements  ;  c'est  le  cabinet  du 
directeur,  car  le  Mont-de-Piété  est  autorisé  à  faire  des 
engagements  secrets,  afin  de  ménager  certaines  suscep- 
tibilités et  de  respecter  des  pudeurs  trop  promptes  à 
s'effaroucher.  Le  fait  en  lui-même  n'a  rien  de  mysté- 
rieux, et  il  est  entouré  de  toutes  les  garanties  de  loyauté 
que  nous  avons  vu  mettre  en  œuvre  pour  les  engage- 
ments ordinaires.  Bien  des  personnes  ignorant  le  fonc- 
tionnement du  Mont-de-Piété,  ne  sachant  pas  que  la  dis- 
crétion y  est  considérée  comme  un  devoir  professionnel, 
craignant,  —  on  ne  sait  pourquoi,  —  que  leur  nom  ne 
soit  divulgué,  redoutant  peut-être  surtout  d'avoir  à  faire 
queue  aux  guichets,  s'adressent  directement  au  chef 
même  de  l'administration  et  lui  confient  le  nantissement 
qu'elles  veulent  engager.  L'article  est  envoyé  à  l'évalua- 
tion du  commissaire-priseur,  et  tout  se  passe  comme 
d'habitude  ;  seulement  l'argent  est  remis  de  la  main  à 
la  main,  et  le  nom  de  l'emprunteur,  inscrit  sur  un  carnet 
spécial,  gardé  sous  clef,  n'est  jamais  connu  que  du  di- 
recteur. Les  gages  sont  parfois  assez  médiocres  ;  j'ai  vu 
apprécier  une  robe  de  soie  «  secrète  »  sur  laquelle  on  a 
prêté  60  francs.  11  est  difficile  de  dire  à  quelle  catégorie 
appartiennent  les  gens  qui  agissent  ainsi  ;  toutefois  je 
puis  affirmer  qu'il  n'existe  pas  une  subdivision  du  monde 
parisien  qui  n'ait  passé  au  Mont-de-Piété  ;  cela  n'a  rien 
de  surprenant  dans  une  société  où  l'envie  de  paraître 
est  devenu  le  plus  impérieux  de  tous  les  besoins.  Puisque 


LES  OPERATIONS.  27 

ce  genre  d'opérations  est  secret,  je  n'ai  naturellement 
pas  pu  en  savoir  le  nombre,  mais  on  ne  s'éloignera  pas 
ijeaucoup  de  la  vérité  en  estimant  que,  sur  un  total 
moyen  de  1,200,000  engagements,  ceux  dont  nous  ve- 
nons de  parler  comptent  à  peine  pour  4,000. 

Le  Mont-de-Piété  est  responsable  de  tous  les  objets 
qu'il  accepte;  ils  ne  lui  appartiennent  pas,  puisqu'il  doit 
les  rendre  en  échange  de  la  somme  prêtée;  de  plus  ils 
sont  pour  lui  le  gage  de  ses  avances.  On  comprend  dès 
lors  qu'il  les  garde  avec  un  soin  particulier  et  s'efforce 
de  les  conserver  intacts,  afin  de  n'en  pas  diminuer  la 
valeur.  Les  magasins  sont  donc  l'objet  d'une  surveil- 
lance spéciale,  et  l'entrée  n'en  est  permise  qu'aux  em- 
ployés indispensables.  Ils  sont  disposés  de  manière  à 
correspondre  aux  bureaux  d'engagements,  et,  comme 
ceux-ci,  sont  séparés  en  deux  divisions  :  la  première 
pour  les  bijoux,  la  seconde  pour  les  paquets. 

La  première  division  est  située  au  premier  étage,  où 
elle  s'étend  sur  trois  côtés  ;  une  grande  salle  précède 
les  magasins  proprement  dits.  C'est  là  qu'on  apporte  les 
boîtes' scellées  et  munies  du  bulletin  indicateur,  qui  est 
immédiatement  transcrit  sur  un  registre  dont  la  couver- 
ture varie  de  couleur  selon  les  années.  En  effet,  pour 
simplifier  les  recherches  et  établir  une  sorte  de  classe- 
ment préalable  visible  au  premier  coup  d'œil,  le  Mont- 
de-Piété  a  choisi  quatre  couleurs  qui  se  succèdent  alter- 
nativement :  le  blanc,  le  rose,  le  jaune  et  le  vert. 
L'année  1871  était  vouée  au  jaune;  les  bulletins,  les  re- 
connaissances, les  registres,  tout,  jusqu'à  la  couverture 
du  rendu  compte  administratif,  était  jaune.  Lorsque 
l'inscription  de  l'article  engagé  a  été  faite,  celui-ci  est 
pris  par  un  garçon  de  magasin  qui  pénètre  dans  le  ca- 
pharnaùm  le  plus  étrange,  le  plus  rempli,  le  plus  mé- 
thodiquement rangé  que  l'on  puisse  voir.  C'est  une  série 
de  ruelles  parallèles  les  unes  aux  autres  et  séparées  par 


28  LE  MONT-PE-!  lETE. 

des  murailles  qui  sont  des  casiers  où  les  objets  sont 
disposés  selon  le  numéro  d'ordre  qu'ils  ont  reçu  au  bu- 
reau des  engagements.  Une  ingénieuse  précaution  évite 
encore  toute  cause  d'erreur  :  le  bulletin  des  articles  en- 
gagés porte  un  numéro  pair,  celui  des  articles  renou- 
velés porte  un  numéro  impair;  on  coud  le  second  sur  le 
premier  en  ayant  toujours  soin  de  mettre  le  cbiffre  bien 
en  évidence;  les  recherches  sont  donc  d'une  facilité 
extrême,  et  le  nombre  des  objets  adirés  *  est  singulière- 
ment restreint. 

Il  n'y  a  pas  que  des  casiers  à  claire-voie  dans  la  pre- 
mière division  ;  il  y  a  aussi  de  fortes  caisses  en  fer,  ne 
s'ouvrant  qu'à  deux  clefs,  dont  l'une  est  confiée  au  garde- 
magasin  et  l'autre  au  contrôleur.  Ces  armoires  de  sû- 
reté, à  l'abri  de  l'effraction  et  de  l'incendie,  sont  desti- 
nées à  renfermer  ce  qu'on  nomme  les  quatre  chiffres, 
c'est-à-dire  les  objets  précieux  sur  lesquels  on  a  prêté 
1,000  francs  et  plus;  d'autres  caisses  se  manœuvrant  à 
l'aide  d'une  seule  clef  contiennent  les  articles  dont  la 
valeur  dépasse  500  francs.  Ces  caisses  sont  intérieure- 
ment disposées  de  façon  à  offrir  l'image  d'un  énorme 
calendrier  ;  elles  sont  divisées  en  douze  casiers  corres- 
pondant aux  douze  mois  :  chaque  casier  est  séparé  en 
deux  compartiments  représentant  les  quinzaines,  chaque 
compartiment  est  partagé  par  trois  petits  gradins  dont 
chacun  figure  cinq  jours.  Le  point  de  repère  par  le  nu- 
mérotage, par  le  chiffre  pair  ou  impair,  est  donc  com- 
plété, pour  ces  objets  précieux,  par  l'indication  métho- 
diquement apparente  de  la  date. 

L'aspect  général  du  magasin  est  triste;  deux  ou  trois 
garçons,  munis  de  lanternes,  glissent  silencieusement 

'  Adiré  est  un  vieux  mot  que  la  jurisprudence  a  gardé  avec  le  sens 
d'égaré;  il  était  fort  usité  jadis;  Uonsard  a  dit  : 

Voici  venir  Bellin  qui  seul  avait  erré 

Tout  un  Jour,  en  cherchant  son  mouton  adiré. 


LES  OPÉRATIONS.  20 

le  long  des  casiers,  rangent  les  gages  apportés,  cher- 
chent les  gages  réclamés,  en  faisant  leur  besogne  avec 
la  régularité  automatique  d'une  machine  de  précision. 
—  On  ne  voit  que  des  boîtes,  des  boîtes,  et  encore  des 
boites;  ce  qu'elles  contiennent,  on  le  devine  :  des  bi- 
joux, des  alliances,  des  pièces  de  mariage  et  surtout 
des  montres,  qui  chaque  jour  arrivent  au  Mont- de-Piété 
au  nombre  de  1,000  à  1,200  ;  —  au  bout  de  l'année,  on 
ne  doit  pas  être  loin  des  quarante  tonnes  dont  parlait 
Mercier.  C'est  aussi  à  la  première  division  qu'on  emma- 
gasine les  objets  susceptibles  d'être  détériorés  par  des 
tiansports  à  travers  les  escaliers  :  pendules,  baromètres, 
thermomètres,  cadres,  miroirs,  affreuses  figurines  qu'on 
appelle  des  bronzes  d'art,  garnitures  de  cheminée.  11  y 
a  de  tout  dans  ce  pandémonium;  si  j'avais  bien  cherché, 
j'aurais  trouvé  sans  doute  le  menton  d'argent  qu'un  in- 
valide, peu  soucieux  de  sa  beauté  plastique,  vient  mettre 
«  au  clou  »  de  temps  en  temps. 

Les  magasins  qui  renferment  les  objets  divers  sont 
superposés  dans  trois  étages  ;  là  sont  les  paquets,  fort 
encombrants  et  exigeant  un  emplacement  considérable; 
on  a  tiré  parti  de  tous  les  recoins,  on  s'est  adjoint  une 
maison  voisine,  on  a  percé  les  gros  murs,  et,  tant  bien 
que  mal,  on  communique  par  des  escaliers  biscornus. 
Cela  sent  l'eau  de  javelle,  odeur  gardée  par  le  linge, 
qui  entre  pour  deux  tiers  dans  la  composition  de  ces 
nantissements  uniformément  revêtus  d'une  serviette  ou 
d'un  mouchoir,  sorte  de  linceul  dont  ces  épaves  sont 
enveloppées  et  sur  lequel  le  bulletin  est  attaché.  11  y  a 
là  des  caisses,  des  malles,  des  tas  de  livres  rassemblés 
dans  du  gros  papier  d'emballage,  des  parapluies  a))- 
pendus  aux  murailles,  des  boîtes  à  violon,  des  étuis 
d'où  s'échappent  la  gueule  de  cuivre  des  ophicléides. 
Au  dernier  élage,  sous  les  combles,  dans  des  chambres 
consiruites  en  brisis  et  éclairées  par  des  fenêtres  à  tu- 


SO  LE  MONT-DE-PIETE. 

batière,  voilà  les  matelas  roulés,  les  lits  de  plume,  les 
oreillers  couverts  d'une  forle  taie  en  gros  coutil  blanc 
et  bleu.  Parfois  une  seule  personne  apporte  d'un  seul 
coup  dix,  douze  matelas  et  plus  :  c'est  un  maître  de 
pension  qui  n'a  pas  d'élèves,  c'est  un  propriétaire  do 
maison  garnie  qui  n'a  pas  de  locataires.  Les  matelas 
ne  sont  pas  très-nombreux  au  chef-lieu;  en  revanche  il 
y  en  a  beaucoup  à  la  succursale  de  la  rue  Servan,  au- 
près de  la  Petite-Roquette;  lorsque  je  l'ai  visitée,  on 
en  pouvait  compter  8,800. 

Cette  succursale  a  été  bâtie  exprès;  aussi  les  maga- 
sins sont-ils  d'une  ampleur  très-bien  calculée,  et  assez 
vastes  pour  centraliser  tous  les  meubles  qu'on  engage 
au  Mont-de-Piété.  D'immenses  salles,  fer  et  brique,  dé- 
fiant le  feu,  semblent  être  le  dépôt  des  ébénistes  du  fau- 
bourg Saint-Anloine  :  meubles  simples  et  sculptés,  ar- 
moires à  glace,  pianos  de  toute  provenance,  crédcncçs, 
commodes  et  buffets,  vide-poches,  bonheurs-du-jour, 
fauteuils,  lits,  canapés  et  tabourets,  sont  symétrique- 
ment rangés  les  uns  à  côté  des  autres,  et  craquent  tout 
seuls  de  temps  en  temps  pour  prouver  qu'ils  sont  plus 
neufs  qu'ils  n'en  ont  l'air. 

Au  rcz-de-cliaussée,  de  grands  hangars  ouverts  au 
niveau  du  sol  avaient  été  réservés  pour  les  voitures;  on 
y  a  bien  vite  renoncé,  l'encombrement  y  devint  immé- 
diatement excessif,  au  point  de  neutraliser  le  service. 
Là  sont  les  instruments  en  métal  que  leur  poids  rend  dif- 
ficiles à  manier;  j'ai  vu  des  baignoires,  des  alambics, 
des  appareils  de  confiserie,  des  chaudières,  une  masse 
de  machines  à  coudre,  et  surtout  une  quantité  extra- 
ordinaiie  d'étaux.  La  première  impression  produite  par 
la  vue  de  ces  indispensables  instruments  de  travail  est 
fort  pénible  :  on  pense  involontairement  à  l'ouvrier  ré- 
duit par  le  chômage  et  la  misère  à  engager  son  gagne- 
pain;  l'impression  est  erronée  :  un  patron  serrurier 


LES  OrÉRATIONS.  31 

occupe  chez  lui  sept  ou  huit  ouvriers;  s'il  n'a  pas  d'ou- 
vrage à  leur  donner,  il  les  renvoie  et  dépose  leurs  étaux 
au  Mont-de-Piété  jusqu'à  ce  qu'il  ait  remis  son  atelier 
sur  le  pied  normal.  Dans  un  coin,  j'ai  avisé  un  objet 
étrange;  je  me  suis  approché  et  j'ai  reconnu  une  jambe 
en  bronze;  elle  appartient  à  une  statue  qui  n'est  point 
encore  terminée.  11  existe  des  héros  qui  ont  passé  mem- 
bre à  membre  dans  les  magasins  du  Mont-de-Pié»é 
avant  d'avoir  été  dressés  sur  un  piédestal  au  milieu 
d'une  de  nos  places  publiques. 

On  a  fait  un  calcul  moyen  :  en  temps  ordinaire,  les 
objets  restent  sept  mois  et  demi  dans  les  magasins  ; 
alors  ils  sont  dégagés  et  restitués  à  qui  de  droit.  Les 
formalités  du  dégagement  sont  aussi  d'une  simplicité 
extrême.  Le  public  se  présente  dans  une  salle  divisée 
en  plusieurs  guichets,  derrière  chacun  desquels  se  tien- 
nent doux  employés.  La  reconnaissance  est  reçue  par 
un  agent  du  contrôle  qui  évalue  l'intérêt  par  quinzaines, 
sauf  pour  le  premier  mois,  qui  est  toujours  acquis,  à 
6  pour  100  par  an;  il  y  ajoute  5  pour  100  de  droits  de 
garde  et  de  manutention,  le  1/2  pour  100  dû  au  com- 
missaire appréciateur  pour  sa  prisée;  il  additionne 
avec  la  somme  prêtée,  fait  le  total,  et  inscrit  sur  la  re- 
connaissance un  numéro  d'ordre  qui  équivaut  à  un  ac- 
quit; puis  il  passe  la  paperasse  ainsi  cbiflrée  à  son  vis- 
à-vis,  qui  est  un  employé  de  la  caisse  chargé  de  véri- 
fier le  compte  et  de  toucher  l'argent  dii  dégagiste,  en 
échange  duquel  il  remet  à  celui-ci  une  fiche  portant  un 
numéro  rouge  ou  noir,  selon  que  l'objet  réclamé  doit 
être  délivré  au  premier  ou  au  second  étage.  Muni  de  ce 
petit  bulletin,  qui  maintenant  représente  le  gage  lui- 
même,  le  créancier  du  Mont-de-Piété  monte  à  ce  que 
l'on  appelle  la  salle  de  rendition.  C'est  une  vaste  pièce, 
garnie  de  bancs  en  bois,  surveillée  par  un  garde  muni- 
cipal et  fort  peuplée. 


32  LE  MONT-DE-PIETE. 

La  reconnaissance  est  envoyée  au  magasin  désigné 
par  le  nantissement  lui-même  ;  l'article  recherché, 
trouvé,  est  remis  à  un  contrôleur;  celui-ci  s'assure  que 
le  bulletin  adhércnl  est  conforme,  comme  numéro  d'or- 
dre et  comme  désignation,  au  numéro  et  à  la  désigna- 
tion de  la  reconnaissance  qu'il  paraphe.  Ensuite  la 
boite  est  enveloppée  dans  la  reconnaissance  et  expédiée 
au  garçon  rendeur,  qui  est  debout  derrière  un  large 
guichet  et  devant  une  table  sur  laquelle  on  dépose  les 
objets,  dans  un  panier  si  ce  sont  des  bijoux,  en  tas  si 
ce  sont  des  paquets.  A  l'appel  successif  des  numéros, 
le  porteur  de  la  fiche  indiquée  s'approche;  devant  lui, 
le  garçon  constate  que  le  cachet  est  intact,  il  vérifie  la 
désignation,  ouvre  la  boite,  compte  les  objets,  et,  après 
les  avoir  rendus,  prend  un  timbre  qui  lui  est  spéciale- 
ment attribué,  et  en  frappe  ou,  pour  mieux  dire,  en 
signe  la  reconnaissance.  Entre  l'instant  où  le  caissier  a 
reçu  l'argent  et  celui  où  l'objet  est  restitué,  il  s'écoule 
trente  ou  quarante  minutes.  C'est  peu,  et  pourtant  ce 
laps  de  temps  suffit  pour  que  des  articles  dégagés  ne 
soient  jamais  réclamés.  Quel  oubli  subit,  quel  accident 
a  frappé  les  dégagistes?  On  se  perd  en  conjectures,  et  il 
y  a  là  une  sorte  de  mystère  impénétrable  ;  chaque  an- 
née, une  dizaine  d'objets  sont  abandonnés  de  la  sorte 
et  finissent  par  être  vendus. 

Le  public  qui  s'ennuie  dans  la  salle  d'attente  n'a  rien 
de  bien  particulier.  Les  femmes  dominent,  car  les  hom- 
mes sont  à  l'atelier;  on  voit  beaucoup  d'enfants,  quel- 
ques commissionnaires,  des  marchands  aux  allures 
ambiguës  qui  ont  acheté  des  reconnaissances  à  vil  prix, 
des  soldats,  et  surtout  des  commères  qui  jacassent  entre 
elles.  L'objet  appartient-il  toujours  à  celui  qui  le  dé- 
gage? On  doit  le  croire;  mais  la  reconnaissance  est  un 
titre  au  porteur,  il  suffit  de  la  présenter  et  de  payer 
pour  être  mis  en  possession  de  l'article  désigné. 


LES  OPÉRATIONS.  33 

Les  personnes  qui  ne  peuvent  retirer  leur  nantisse- 
ment sont  libres  de  le  «  renouveler  »,  au  bout  d'une 
année  écoulée,  en  versant  les  intérêts  échus  *.  On  ne 
peut  s'imaginer  jusqu'où  va  chez  certaines  personnes 
ce  qu'on  pourrait  appeler  la  manie  du  renouvellement, 
manie  qui  finit  par  coûter  cher.  Un  parapluie  a  été  re- 
nouvelé quarante-sept  ans  de  suite.  Il  avait  sa  célébrité, 
on  en  parlait  dans  l'administration;  pendu  le  long  d'un 
casier,  il  était  du  haut  en  bas  revêtu  de  bulletins  qui 
lui  faisaient  une  égide  d'écaillés  en  papier.  Un  membre 
du  conseil  de  surveillance  le  vit,  en  eut  commisération, 
le  dégagea  et  le  renvoya  au  propriétaire  légitime,  qui 
se  fâcha  tout  rouge,  et  déclara  qu'il  n'entendait  pas 
qu'on  se  permit  de  lui  faire  l'aumône.  Le  25  novembre 
1872,  j'ai  vu  vendre  un  rideau  de  calicot  blanc  qui 
avait  été  engagé  le  5  juin  1825;  il  avait  payé  d'arré- 
rages et  de  droits  de  prisée  55  francs  60  centimes,  sept 
fois  sa  valeur,  car  il  fut  adjugé  au  prix  de  5  francs  *. 

*  Les  matelas,  oreillers,  lits  de  plume,  couvertures  de  laine  et  en 
général  les  articles  sujets  à  détérioration  ne  peuvent  être  renouvelés. 

'  Paifois  CCS  réengagements  successifs  et  prolongés  ont  pour  but  de 
conserver  des  ehjets  qui  ne  sont  que  de  pieux  souvenirs.  Le  Siècle  du 
4  mars  1856  raconte  l'anecdote  suivante  : 

t  Nous  trouvons  dans  la  correspondance  parisienne  de  l'Émancipation 
Iclge  le  récit  d'un  trait  touchant  qui  mérite  d'être  rapporté.  Une  pauvre 
jeune  fille  vint  un  jour  dans  un  des  bureaux  du  Jlont-de-Piété  de  Paris 
engager  un  paquet  de  bardes  sur  lequel  on  lui  donna  5  francs.  Pendant 
quinze  années  consécutives,  elle  vint  payer  exactement  l'intérêt  de  cette 
modique  somme,  montant  à  quelques  centimes,  sans  avoir  assez  pour 
dégager  le  paqu't.  L'administration,  frappée  du  soin  que  prenait  celte 
jeune  fille  à  conserver  ce  petit  dépôt  de  linge,  alla  aux  informations  sur 
elle,  et  apprit  que,  travaillant  sans  relâche  chez  elle,  dans  un  trés-pauvre 
léduit.  cette  ouvrière  en  linge,  honnête  et  sage,  parvenait  à  grand'peine 
à  suffire  à  ses  besoins  les  plus  pressants,  mais  que,  malgré  ses  peines  et 
ses  veilles,  elle  n'avait  pu  réunir,  depuis  quinze  ans,  les  ô  fr.  qui  lui 
fiaient  nécessaires  pour  retirer  son  précieux  petit  paquet.  Il  y  avait 
évidemment  dans  la  conduite  de  cette  femme  laborieuse  et  si  sage, 
quoique  belle,  un  grand  courage  qui  prenait  sa  source  dans  de  nobles 
sentiments.  On  l'appela  à  l'adiniuistration  du  Mont- le  Piété  et  on  l'en- 
gagea à  reprendre,  sans  rétribution,  les  modestes  bardes  dont  elle  avait 
été  si  longtemps  privée.  C'est  alors  que  l'on  comprit  la  belle  âme  de  cette 
infortunée.  Le  petit  paquet  se  composait  d'un  jupon   et   d'un  fichu  de 

V.  5 


34  LE  MONT-DE-PIÉTÉ. 

Le  Mont-de-Piété  doit  réglementairement  garder  les 
objets  qui  ont  été  acceptés  en  nantissement  pendant 
treize  mois  ;  on  va  toujours  au  moins  jusqu'à  quatorze, 
et  l'on  accorde  un  sursis  plus  long  aux  personnes  qui 
le  demandent.  C'est  ordinairement  vers  le  quinzième 
mois  que  les  objets  non  retirés  sont  mis  en  vente  ;  mais 
on  a  toujours  soin  de  prévenir  les  intéressés  par  une 
lettre,  —  non  affranchie,  —  qui  reproduit  le  signale- 
ment de  la  reconnaissance,  et  annonce  que  le  nantisse- 
ment va  être  offert  aux  enchères  publiques  ;  on  ajoute 
que,  dans  le  cas  où  il  y  aurait  boni,  c'est-à-dire  une 
plus-value  sur  la  somme  totale  due  au  Mont-de-Piété, 
cet  excédant  est  conservé  pendant  trois  ans  à  la  dispo- 
sition de  l'emprunteur,  et  que,  ce  délai  passé,  il  sera 
versé  à  la  caisse  des  hospices.  La  moyenne  des  articles 
vendus  faute  d'avoir  été  dégagés  est  de  5  pour  100 
pour  les  engagements  ordinaires,  de  1  pour  100  à 
peine  pour  les  engagements  secrets.  Dans  les  lettres 
royales  de  1777,  Louis  XVI  fixait  à  deux  par  mois  les 
ventes  du  Mont-de-Piété;  aujourd'hui  on  en  fait  trois 
par  jour  :  une  au  chef-lieu,  l'autre  à  la  succursale  de 
la  rue  Servan,  la  troisième  à  la  succursale  de  la  rue 
Bonaparte. 

Les  objets  destinés  à  la  vente  sont  enregistrés,  ap- 
portés dans  une  chambre  contiguë  à  la  salle  d'enchères 
et  vérifiés;  là  encore  on  s'assure  que  le  nantissement 
est  bien  celui  qui  est  désigné  sur  le  bulletin  originel. 
On  a  catégorisé  les  lois  de  façon  que  les  marchands 
savent  toujours  à  quoi  s'en  tenir  :  le  lundi,  c'est  le  bric- 
à-brac  et  les  livres  ;  le  mercredi,  les  étoffes  riches  et 

femme  A  peine  fut-il  ouvert,  qu'elle  prit  ces  objets  à  deux  mains  et  les 
couvrit  de  baiscis  en  fondant  en  larmes...  C'était  tout  ce  qu'elle  avait 
liérité  de  sa  mère,  morte  depuis  quinze  années,  et  pour  conserver  celte 
précieuse  relique,  elle  avait  ai)porlé  religieusement  son  pieux  tribut, 
comme  on  va  au  cimetière  déposer  des  fleurs  sur  une  tombe  chérie  le 
jour  d'un  funèbre  anniversaire.  » 


LES  OPÉRATIONS.  55 

les  châles;  le  jeudi,  les  diamants  et  les  bijoux;  les  au- 
tres jours,  on  vend  plus  particulièrement  les  paquets, 
qu'on  met  sur  table  aussi  le  lundi,  le  mercredi  et  le 
jeudi  quand  les  articles  spéciaux  sont  épuisés. 

La  salle  est  une  rotonde  fort  laide,  dont  la  coupole, 
ornée  de  caissons  d'une  insupportable  lourdeur,  laisse 
pendre  une  tige  de  fer  entièrement  tapissée  de  toiles 
d'araignées  et  terminée  par  six  becs  de  gaz.  Le  com- 
missaire-priseur  et  son  clerc  sont  assis  au  bureau;  à 
côté,  un  contrôleur  de  la  garantie  vérifie  si  les  matières 
d'or  et  d'argent  ne  portent  point  un  contrôle  périmé; 
un  employé  de  l'administration  lient  note  des  objets 
vendus  et  du  prix  d'adjudication.  En  face,  une  forte 
table  en  forme  de  fer  à  cheval,  derrière  laquelle  le  pu- 
blic est  assis;  entre  la  table  et  le  bureau,  un  espace 
vide  où  deux  aboyeurs  se  démènent  en  criant  les  lots  et 
en  répétant  les  enchères.  Un  objet  mis  en  vente  peut 
être  retiré  par  son  propriétaire  jusqu'à  la  dernière  se- 
conde, tant  qu'il  n'a  pas  été  aliéné  par  le  coup  de  mar- 
teau sacramentel  du  coramissaire-priseur.  Ce  fait  se 
produit  tous  les  jours  :  sur  une  moyenne  de  560  arti- 
cles vendus  quotidiennement,  six  ou  sept  sont  sauvés  in 
arliculo  inorlis. 

Le  public  est  toujours  le  même,  mais  il  est  composé 
de  différentes  couches  qui  se  succèdent  selon  le  genre 
d'objets  qu'on  apporte  sur  la  table  ;  cependant  le  mer- 
credi on  voit  des  madames  à  chapeaux  et  à  panaches, 
revendeuses  à  la  toilette  qui  excellent  à  apprécier  les 
dentelles,  les  châles  de  cachemire  et  bien  d'autres  choses 
encore,  et  le  jeudi,  vers  une  heure,  —  l'heure  des  dia- 
mants, —  il  y  a  là  des  hommes  dont  le  type  sémitique 
annonce  qu'ils  ne  sont  point  de  notre  race;  ceux-là 
savent  à  première  vue  évaluer  un  brillant  à  un  cen- 
tième de  carat  près. 

J'ai  assisté  à  ces  ventes  :  elles  sont  rondement  me- 


36  LE  MOM-DE-riÉTE. 

nées;  les  enchères  y  sont  soutenues,  et  l'homme  mal- 
avisé qui  viendrait  là  pour  faire  une  bonne  affaire  en 
serait  pour  ses  frais,  car  tous  ces  marchands  s'enten- 
dent, —  c'est  la  bande  noire,  dit-on,  —  et  ne  laissent 
acheter  par  personne,  quittes  à  partager  le  préjudice 
entre  eux.  Un  lundi  matin  vers  dix  heures,  on  met  en 
vente  des  casseroles,  des  poêlons,  des  chenets;  celui 
qui  «  donne  »  à  ce  moment,  qui  est  maître  du  marché, 
c'est  Yauverpin,  c'est-à-dire  l'auvergnat,  étameur  et 
chaudronnier.  Le  cuivre  est  épuisé,  on  apporte  un  lot 
de  livres  :  le  coutançais  passe  au  premier  rang,  car  il  a 
quelque  part  dans  un  passage,  sur  les  quais,  dans  le 
quartier  des  écoles,  un  étalage  pour  les  bouquins.  Les 
livres  ne  durent  pas  longtemps,  on  jette  quelques  pa- 
quets :  des  femmes  de  marchands  d'habits  s'avancent 
alors,  et  de  leurs  gros  doigts  bouffis,  chargés  de  bagues 
prétentieuses,  manient  les  draps,  les  défroques  de  toute 
espèce,  les  nippes  de  toute  sorte  avec  une  dextérité  sans 
pareille.  S'il  se  trouve  quelque  instrument  de  musique, 
la  grande  plaisanterie  consiste  à  l'essayer,  et  lorsque 
l'on  peut  tirer  un  couac  d'une  clarinette,  tout  le  monde 
éclate  de  rire.  Le  tour  des  matelas  arrive,  on  les  dé- 
coud, on  tàte,  on  flaire  la  laine;  il  y  a  un  mot  que  j  hé- 
site à  dire,  mais  qui  fait  image  et  mérite,  malgré  sa 
brutalité,  de  n'être  point  passé  sous  silence;  dans  l'ar- 
got de  ce  monde-là,  vendre  des  matelas  se  dit  :  balan- 
cer la  punaise. 

Les  diamants,  les  montres,  l'argenterie,  le  plaqué, 
atteignent  de  hauts  prix;  d'autres  objets  sont  absolu- 
ment dédaignés  :  j'ai  vu  vendre  des  planches  de  mu- 
sique gravées  pour  la  valeur  de  l'étain.  Les  vêtements, 
qui  sont  très-nombreux,  n'ont  point  du  tout  l'aspect 
misérable  auquel  on  pourrait  s'attendre  ;  ils  gardent  au 
contraire  quelques  restes  d'élégance  et  de  finesse, 
comme  s'ils  avaient  été  engagés  par  un  étudiant,  par 


LES  OPÉRATIONS.  37 

une  fille  en  quête  d'argent  pour  aller  au  bal.  En  som- 
me, la  diversité  extraordinaire  des  articles  qui  passent 
sous  les  yeux  donne  plutôt  l'idée  d'une  gêne  momen- 
tanée que  celle  d'une  vraie  misère  :  je  crois  que  l'on 
commet  une  grosse  erreur  en  assimilant  le  Mont-de-Piété 
aux  institutions  de  bienfaisance. 

Les  commissaires-priseurs,  sous  leur  responsabilité, 
accordent  un  certain  crédit  à  leur  clientèle;  ils  reçoi- 
vent un  à-compte  qui  ne  peut  jamais  être  injérieur  à 
cinq  francs,  et  mettent  alors  le  marchand  en  «  débet  », 
c'est-à-dire  qu'ils  gardent  en  nantissement  de  la  somme 
impayée  l'objet  vendu,  jusqu'à  ce  que  le  bordereau  soit 
intégralement  acquitté.  Ce  sont  là  des  conventions  par- 
ticulières dont  l'administration  ne  s'occupe  pas.  Beau- 
coup de  bonis  ne  sont  jamais  réclamés  et  tombent  mo- 
mentanément dans  la  caisse  du  Mont-dc-Piété  pour  passer 
ensuite  dans  celle  de  l'Assistance  publique.  En  1868,  on 
a  vendu  162, '2oi  objets,  et  l'on  n'a  payé  que  91,4-0 
bonis,  c'esl-à-dire  une  moyenne  de  56  pour  100. 

Telles  sont  les  opérations  du  Mont-de-Piété,  qui  sont 
fort  habilement  combinées  pour  donner  à  la  fois  satis- 
faction au  public  et  à  l'administration;  elles  exigent 
une  surveillance  de  toutes  les  minutes  et  une  ponctua- 
lité exemplaire.  11  faut  se  mettre  en  garde  contre  les 
réclamations  d'emprunteurs  peu  scrupuleux;  aussi  a- 
t-on  soin  d'indiquer  toutes  les  avaries  dont  sont  atteints 
les  nantissements  offerts,  et  parfois  cependant  l'on  se 
trouve  bien  embarrassé  lorsqu'un  employé  novice  ou 
ahuri  a  mal  libellé  une  reconnaissance,  comme  celle-ci 
que  j'ai  vue  et  qui  portait  pour  désignation  :  une  cami' 
sole  de  cuivre. 

Les  comptes  des  années  1870  et  1871  ne  donneraient 
qu'une  idée  imparfaite  du  mouvement  du  Mont-de- 
Piété;  les  événements  y  avaient  apporté  un  trouble  pro- 
fond. La  dernière  année  normale  est  18G9  ;  elle  n'accuse 


38  LE  MO:ST-DE-PIÉTÉ. 

pas  une  activité  exceptionnelle,  les  chiffres  n'en  sont 
que  plus  significatifs,  car  ils  démontrent  la  puissance 
de  cet  organe  de  crédit,  et  prouvent  à  quel  nombre 
considérable  de  personnes  il  rend  service  :  le  total  des 
engagements  a  été  de  1,772,596,  représentant  une 
somme  de  54,455.860  francs;  les  renouvellements  ont 
été  de  554,560,  et  ont  porté  sur  des  nantissements  équi- 
valant à  un  prêt  de  14,469,687  francs;  l,o7"2,087  dé- 
gagements ont  fait  sortir  des  objets  sur  lesquels  on 
avait  avancé  52,595,087  francs;  enfin  162,254  articles 
vendus  ont  produit  2,576,806  francs ,  sur  lesquels 
689,568  fr.  87  c.  figurant  91,426  bonis,  ont  été  resti- 
tués aux  ayants  droit.  Il  est  superflu  d'insister;  à  la 
seule  inspection  de  pareils  chiffres,  on  comprendra  que 
le  Mont-de-I'iélé  est  au  premier  chef  un  élablissement 
d'utilité  publique  *. 


III.    —    LA    CLIENTELE. 

Ea  prospérité  du  Mont  de-Piété  est  un  indice  de  la  prospérité  publique.  — 
Banquier  du  petit  comnierce.  —  Le  jour  de  l'an.  —  Les  échTances.  — 
Les  marchandises  neuves.  —  Chez  ma  tante.  —  Les  gens  de  plaisir. 

—  Un  joueur  peu  scrupuleux.  —  L'indigence  ne  s'adresse  pas  au  Mont- 
de-I'iété.  —  0,450  francs  sans  emploi  sur  20,000.  —  Dégni^cnients  gra- 
tuits. —  9  octobre  1789.  —  Les  voleurs.  —  Affaire  scandaleuse.  — 
Intervention  de  l'empereur.  —  Suicide.  —  Les  chineurs.  —  Le  doublé 
d'or.  —  50,000  Ir.  de  faux  galons.  —  Chineur  par  procuration.  —  Le 
piquage  d'once.  —  Plaintes  des  négociants.  —  Coupons  de  robe.  —  Les 
faillis.  —  Engagement  interdit.  —  Pillage  chez  l'abbé  Degnerry.  — 
Précaution    et  surveillance.   —  Le  Mont-de-1'iété  ne  s'apjiarlient  pas. 

—  Taux  e.xorbitant.  —  Constitution  absurde.  —  Les  hospices  touchent 
la  rente  d'un  capital  qu'ils  n'ont  jamais  fourni.  —  Plus  de  22,000,000 
depuis  1806.  —  Le  Mont-de-Piété  devrait  être  délivré  des  hosiuce-,  des 
commissionnaires  et  des  commissaires-priseurs.  —  Il  faut  dégrever  le 

*  En  1872,  les  engagements  ont  été  au  nombre  de  1,450,974,  équiva- 
lant à  une  somme  de  28,019,549  francs;  les  renouvellements  ont  atteint 
le  cliilTre  de  400,171  pour  une  somme  de  ll,9()5,8o4  francs.  1,508,040  dé- 
gagements ont  rendu  2r),ii57,100  francs;  les  ventes  ont  produit  5,572,797 
francs  pour  un  total  de  215,148  arlielcs  périmés.  Le  boni  a  été  de 
1,579,572  fr.  23  centimes,  sur  lesquels  977,580  fr.  86  centimes  ont  été  res- 
titués aux  ayants  droit. 


LA  CLIENTÈLE.  39 

nantissement.  —  Droits  de  commission  en  1836  et  en  1869.  —  Loi  du 
27  ventôse  an  IX.  —  En  vingt  ans  les  commissaires-priseurs  ont  coûté 
près  de  5,000,00rt  aux  empiunteurs.  —  Décret  du  l'2  août  1863.  —  A 
rapporter,  car  il  est  éludé.  —Confusions  de  la  loi  de  1831.  —  Projet  de 
loi. —  Taxe  usuraire.  —  Les  opérations  actuelles  du  Mont-de-I'iété  sont 
en  contradiction  avec  la  loi  du  5  septembre  1807. 

On  s'imagine  généralement  que  le  Mont-de-Piété  fait 
des  opérations  d'autant  plus  fréquentes  et  des  affaires 
d'autant  plus  fructueuses,  que  le  mouvement  commer- 
cial est  arrêté  par  une  crise,  que  les  ouvriers  sont  en 
chômage,  que  la  politique  fait  des  siennes  et  neutralise 
les  efforts  de  l'industrie.  Rien  n'est  plus  faux;  c'est 
exactement  le  contraire  qui  se  produit.  Le  Mont-de-Piété 
suit  fidèlement  toutes  les  oscillations  de  la  prospérité 
publique,  il  dort  et  s'éveille  en  même  temps  qu'elle; 
aussi  bien  que  la  cote  de  la  Bourse,  le  tableou  journalier 
des  engagements  et  des  dégagements  est  un  infaillible 
thermomètre. 

Cela  s'explique  par  ce  fait  assez  peu  connu,  que  le 
Mont-de-Piété  est  le  banquier  du  petit  commerce  et  sur- 
tout de  la  petite  fabrication  de  Paris  ;  c'est  de  là,  et  non 
•d'ailleurs,  que  lui  vient  sa  clientèle  la  plus  sûre,  la  plus 
nombreuse  et  je  dirai  la  plus  reconnaissante,  car  sans 
lui  cette  portion  extrêmement  intéressante  de  notre  po- 
pulation serait  dévorée  vivante  par  la  race  des  argentiers 
interlopes,  des  usuriers  déguisés,  des  escompteurs  à 
taux  impudents,  qui  exigeraient  des  intérêts  bien  autre- 
ment élevés  que  les  9  1/2  pour  100  déjà  excessifs  dont 
on  frappe  le  nantis"ement.  On  le  voit  bien  aux  deux 
grandes  échéances  de  l'année  commerciale,  qui  sont 
janvier  et  juillet  :  le  compte  de  ces  deux  mois-là  est 
toujours  plus  chargé  que  celui  des  autres. 

Une  autre  cause  détermine  aussi  pendant  le  mois  de 
décembre  une  activité  extraordinaire  dans  les  bureaux 
du  Mont-de-Piété  :  c'est  l'autorisation  donnée  à  un  grand 
nombre  de  fabricants  de  s'établir  sur  les  boulevards 


40  LE  MONT-DE-riÉTÉ. 

pendant  la  période  des  étrenncs.  Dès  la  fin  de  novembre, 
les  emprunteurs  affluent,  ils  apportent  tout  objet  repré- 
sentant une  valeur  quelconque  et  qui  n'est  pas  pour  eux 
de  nécessité  rigoureuse;  avec  l'argent  qu'ils  en  retirent, 
ils  achètent  les  matières  premières,  confectionnent  ces 
mille  articles  connus  sous  le  nom  générique  de  bimbe- 
lots,  et  les  débitent  avec  avantage  dans  les  baraques 
qu'ils  sont  autorisés  à  occuper  sur  la  voie  publique. 
Aussitôt  que  la  vente  est  terminée,  dès  la  première  quin- 
zaine de  janvier,  les  dégagements  sont  opérés  avec  une 
régularité  remarquable. 

Les  fabricants  en  chambre,  les  modestes  boutiquiers, 
les  patrons  qui  n'occupent  que  deux  ou  trois  ouvriers, 
courent  au  Mont-de-Piétè  lorsque  arrive  l'échéance  d'un 
billet  à  ordre  souscrit  par  eux,  lorsqu'il  faut  renou- 
veler la  patente,  lorsque  l'époque  du  terme  approche, 
enfin  lorsqu'ils  ont  intérêt  à  faire  des  achats  au  comp- 
tant. Qu'engagent-ils?  Leur  montre,  leurs  couverts, 
leurs  médiocres  bijoux?  Rarement;  ils  engagent  plus 
volontiers  le  produit  de  leur  travail,  et  c'est  là  ce  qui 
explique  la  quantité  relativement  considérable  de  mar- 
chandises neuves,  —  un  sixième  environ,  —  que  ren- 
ferment les  magasins  du  iMont-de-Piétè.  Plusieurs  d'entre 
eux  engagent  des  objets  qui  leur  ont  été  remis  par  un 
client  afin  de  pouvoir  achever  un  travail  commandé  par 
un  aulre.  Je  prendrai  un  exemple  :  Une  couturière  re- 
çoit un  coupon  d'étoffe  pour  faire  une  robe;  elle  est  sur  le 
point  de  terminer  un  autre  vêtement  dont  elle  doit  fournir 
la  garniture  ;  elle  n'a  pas  d'argent  ;  elle  engage  le  cou- 
pon intact  au  Mont-de-Piélé.  Avec  le  prêt,  elle  achète  les 
boutons,  les  franges  qui  lui  manquent,  elle  livre  le  cos- 
tume et  touche  le  prix,  qui  lui  sert  immédiatement  à 
dégager  l'étoffe  qu'on  lui  a  confiée.  —  Et  si  on  ne  la 
paye  pas?  —  Elle  en  est  quitte  pour  déposeï-  sa  montre 
jusqu'au  moment  où  sa  facture  lui  sera  soldée. 


LA  CLIENTÈLE.  41 

Des  faits  analogues  se  produisent  constamment,  ne 
nuisent  à  personne,  sont  avantageux  pour  le  Mont-de- 
Piété  et  permettent  à  des  personnes  momentanément 
o^ènées  de  continuer  à  vivre  de  leur  travail.  Cette  mission 
très-importante  du  Mont-de-Piété,  il  ne  l'a  pas  cher- 
chée :  c'est  la  force  même  des  choses  qui  la  lui  a  im- 
posée ;  c'est  le  petit  commerce  qui  vient  naturellement 
vers  lui,  attiré  par  la  confiance  qu'il  inspire,  par  la  rec- 
titude de  ses  opérations  et  surtout  par  les  avantages 
qu'il  offre  aux  emprunteurs  de  cette  catégorie,  qui  sans 
lui  payeraient  plus  de  40  pour  100  les  avances  dont  ils 
peuvent  avoir  besoin.  Cette  clientèle  est  tellement  nom- 
breuse qu'elle  suffirait  à  alimenter  le  Mont-de-Piété,  de 
même  que  le  Mont-de-Piété  suffit  aux  nécessilés  de 
l'existence  et  de  la  production  de  celle  ci.  Aussi,  lorsque 
les  affaires  s'arrêtent,  le  Mont-de-Piété  est  immédiate- 
ment paralysé  et  n'est  plus  qu'un  garde-magasin. 

Une  autre  partie  de  sa  clientèle  ordinaire,  —  bien 
moins  importante,  —  est  formée  de  ce  que  j'appellerai 
les  gens  de  plaisir,  femmes  galantes,  joueurs,  étudiants, 
ouvriers  débauchés  qui  vont  citez  ma  tante,  c'est  là  le 
mot  familier,  afin  d'avoir  do  l'argent  qui  permette  aux 
uns  d'aller  au  théâtre,  aux  autres  de  ressaisir  les  cartes 
et  la  veine,  aux  troisièmes  d'ajourner  l'heure  des  exa- 
mens, aux  derniers  enfin  de  prolonger  le  «  lundi  »  pen- 
dant toute  la  semaine.  Les  dégagements  de  ces  emprun- 
teurs se  font  très-irrégulièrement  pour  les  filles  et  les 
joueurs,  qui  attendent  toujours  la  bonne  aubaine;  pour 
les  étudiants,  c'est  au  retour  des  vacances;  pour  les  ou- 
vriers, c'est  le  dimanche  matin  qui  suit  le  samedi  de 
quinzaine  où  l'atelier  a  reçu  sa  paye. 

En  général,  des  engagements  assez  considérables  sont 
opérés  par  les  joueurs,  qui,  pour  faire  face  à  ce  que  l'on 
nomme  une  dette  d'honneur,  ne  se  font  pas  faute  de 
mettre  la  main  sur  les  diamants  de  leur  femme  ou  d'une 


4a  LE  MONT-DE-PIÉTÉ. 

de  leurs  relations.  Parfois  ces  sortes  d'affaires  vont  plus 
loin  qu'on  n'imagine  et  menacent  d'avoir  un  dénoûment 
désagréable.  Un  homme  du  monde,  —  un  étranger,  — 
perd  une  forte  somme  au  jeu  ;  il  manque  d'argent,  il 
prend  les  diamants  de  sa  sœur,  qui  y  consent,  et  les 
engage  au  Mont-de-Piété.  Il  acquitte  sa  dette,  veut  trou- 
ver sa  revanche,  perd  encore,  et,  ne  sachant  plus  de 
quel  bois  faire  flèche,  vend  la  reconnaissance  à  un  cour- 
tier de  bas  étage,  qui  opère  le  dégagement  sans  tarder 
et  se  défait  immédiatement  des  parures  au  profit  d'un 
jeune  homme  qui  va  se  marier.  Le  Mont-de-Piété  est  dés- 
intéressé dans  la  question  :  ses  actes  ont  été  réguliers  ; 
mais  la  sœur  réclame  ses  diamants,  mais  le  joueur,  qui 
a  eu  une  martingale  heureuse,  veut  les  racheter,  et  on 
ne  sait  où  ils  sont.  A  grand'peine  on  les  retrouve  chez 
un  joaillier  célèbre,  qui  avait  brisé  les  montures  pour 
les  disposer  au  goût  du  dernier  acheteur.  Heureusement 
cet  acheteur  et  le  joueur  étaient  gens  de  même  monde 
et  se  connaissaient  ;  l'affaire  s'est  arrangée  à  l'amiable 
entre  eux,  sans  cela  la  justice  aurait  pu  y  regarder  de 
près  et  demander  à  l'un  des  intéressés  en  vertu  de  quel 
droit  il  avait  vendu  la  reconnaissance  d'un  nantissement 
qui  ne  lui  appartenait  pas. 

L'indigence  vient  rarement  au  Mont-de-Piété;  je  l'y  ai 
attentivement  cherchée,  et  je  ne  crois  pas  l'avoir  aper- 
çue. Un  fait  le  prouvera  et  renversera  sans  doute  bien 
des  idées  acceptées  a  priori,  sans  discussion  ni  critique. 
Le  peuple  anglais,  ému  des  souffrances  dont  Paris  avait 
été  accablé  pendant  la  période  d'investissement  et  animé 
d'un  esprit  de  charité  dont  nous  ne  saurions  être  trop  ' 
reconnaissants,  nous  envoya  des  secours  abondants  aus- 
sitôt que  le  blocus  fut  entr'ouvert;  on  expédia  entre 
autres  une  somme  do  20,000  francs  qui  devait  être  spé- 
cialement employée  à  délivrer  les  instruments  de  travail 
que  les  ouvriers  avaient  nécessairement  été  contraints 


LA  CLIE>TELE.  43 

d'engager  pendant  ces  longs  jours  de  misère.  Le  man- 
dataire des  commissions  anglaises  s'excusait  de  la  mo- 
dicité de  la  somme  et  redoutait  qu'elle  ne  fût  presque 
ridiculement  insuffisante.  L'appel  du  Mont-de-Piété  à 
ses  clients  fut  aussi  large  et  aussi  retentissant  que 
possible;  à  cette  époque,  les  magasins  contenaient 
1 ,708,547  articles  représentant  un  prêt  de  57,502,725  fr.; 
en  présence  d'un  pareil  total,  qu'était-ce  donc  que 
20,000  francs?  C'était  beaucoup  plus  qu'il  ne  fallait,  car 
on  n'eut  à  rendre  que  2,585  outils,  dont  le  dégagement 
coûta  15,570  francs;  6,450  francs  n'ont  pas  trouvé  d'em- 
ploi. Si  la  misère  réelle  avait  eu  ses  gages  au  Mont-de- 
Piété,  elle  y  eût  couru  ;  on  peut  affirmer  qu'elle  n'y  va 
qu'accidentellement. 

Cette  vérité  apparaît  d'une  façon  saisissante  lorsqu'il 
y  a  de  ces  dégagements  gratuits  officiels  qui  sont  un  don 
de  joyeux  avènement  ou  une  mesure  inspirée  par  des 
circonstances  politiques  particulières.  La  première  fois 
que  l'on  en  trouve  trace  dans  l'histoire,,  c'est  à  la  date 
du  9  octobre  1789,  date  déplaisante,  car  elle  prouve  que 
la  crainte  plus  que  tout  autre  sentiment  avait  dicté  cet 
acte  de  générosité  qui,  pour  être  sincère,  succédait  trop 
rapidement  à  ces  néfastes  journées  du  4  et  du  5  octobre, 
depuis  lesquelles  la  France  ne  sait  plus  à  quel  principe 
se  rattacher  ;  car  elle  y  viola  en  même  temps  le  droit 
divin,  base  de  l'ancienne  sociélè,  et  la  souveraineté  na- 
tionale, base  de  la  société  moderne;  c'est  à  compter  de 
cette  heure  que  nulle  légalité  politique  n'a  pu  prendre 
racine  parmi  nous.  La  Convention  imita  Louis  XVI,  et 
tous  les  gouvernements  qui  ont  succédé  ont  suivi  l'exem- 
ple donné.  Au  mois  d'octobre  1870,  le  gouvernement 
de  la  Défense  nationale  n'y  manqua  pas,  et  nous  avons 
vu  que  la  Commune  ne  s'en  fit  pas  faute.  Or  toutes  les 
fois  qu'un  dégagement  gratuit  est  décrété,  il  est  géné- 
ralement limité  aux  prêts  qui  ne  dépassent  pas  10  ou 


4^  LE  MOST-DE-PIÈTÉ. 

20  francs,  et  voici  ce  qui  se  passe  invariablement  :  l'ar- 
ticle dégagé  gratuitement  est  immédiatement  réengagé; 
on  dégage  à  une  porte,  et  on  réengage  à  l'autre.  En  ad- 
mettant que  4,000  nantissements  puissent  être  rendus 
le  matin,  avant  la  fin  de  la  journée  le  Mont-de-Piété  en 
a  certainement  repris  les  trois  quarts.  Cela  prouve,  dira- 
t-on,  que  ces  gens-là  ont,  avant  tout,  besoin  d'argent; 
—  sans  doute  ;  —  mais  cela  prouve  aussi  que  dans  les 
cabarets  les  pièces  de  cinq  francs  sont  une  monnaie  qui 
a  plus  facilement  cours  que  les  matelas  et  les  vieux  pa- 
letots. L'alcoolisme,  qui  peuple  nos  asiles  d'aliénés  et 
remplit  nos  prisons,  entre  pour  une  proportion  trés- 
appréciablc  dans  le  mouvement  du  Mont-dc-Piété.  Si  aux 
jours  de  dégagements  gratuits  on  remeltait  directement 
l'argent  aux  porteurs  de  reconnaissances,  il  est  fort  pro- 
bable que  nul  de  ceux-ci  ne  se  présenterait  au  Mont-dc- 
Piété. 

Il  est  un  autre  genre  de  clientèle,  fort  heureusement 
minime  et  bien  surveillée,  qui  cherche  à  tirer  du  Mont- 
de-Piété  des  bénéfices  illicites  ou  qui  le  prend  volon- 
tiers pour  une  maison  de  recel,  et  dont  il  faut  bisii  par- 
ler :  ce  sont  certaines  espèces  de  voleurs.  La  justice  et 
la  préfecture  de  police  ont  des  rapports  fréquents  avec 
le  Mont-de-Piété;  quand  un  vol  est  dénoncé,  la  dési- 
gnation de  l'objet  disparu  est  envoyée  à  l'administra- 
tion, qui  fait  faire  dans  ses  magasins,  sur  ses  registres 
d'engagements,  des  recherches  qui  aboutissent  quel- 
quefois. Ceux  qui  s'adressent  au  Mont-de-Piété  sont  des 
voleurs  naïfs  ou  des  voleurs  spéciaux,  car  la  plupart 
des  malfaiteurs  ont  leurs  receleurs  et  des  brocanteurs 
attitrés. 

Les  bureaux  du  Mont-de-Piété  ont  parfois  aidé  u  dé- 
couvrir des  faits  étranges  dont  les  auteurs  étaient  dans 
une  telle  situation  sociale  que  nul  n'aurait  osé  les  soup- 
çonner. En  1856,  sept  ans  avant  le  décret  impérial  qui 


LA  CLIENTÈLE.  45 

limitait  le  maximum  des  prêts  à  10,000  francs,  une 
femme  titrée,  appartenant  par  ses  alliances  aux  plus 
illustres  familles  de  France,  engagea  d'un  seul  coup 
des  parures  neuves  pour  une  somme  qui  dépassait 
30,000  francs.  On  fut  fort  surpris  au  Mont-de-Piété  de 
recevoir  de  la  préfecture  de  police  une  demande  de  re- 
cherches, et  l'on  ne  comprit  guère  qu'une  personne  de 
si  haute  condition  pût  être  impliquée  dans  une  affaire 
de  vol.  Rien  n'était  plus  vrai  cependant.  Usant  de  son 
nom  qui  devait  inspirer  toute  confiance,  elle  avait  acheté 
des  diamants  à  crédit  et  les  avait  immédiatement  en- 
gagés. Les  joailliers,  fatigués  d'attendre  l'argent  qui 
leur  était  dû,  se  voyant  sans  cesse  ajournés  sous  des 
prétextes  illusoires,  avaient  fini  par  deviner  la  vérité. 
Ils  prièrent  la  préfecture  de  police  de  faire  une  enquête 
qui  eut  le  succès  que  l'on  voit.  Nul  doute  n'était  pos- 
sible. On  ne  peut  imaginer  la  qualité  des  personnages 
qui  intervinrent  dans  cette  affaire  pour  l'étouffer.  C'était 
difficile;  la  dame  n'avait  plus  l'argent,  qu'elle  avait 
promptement  dépensé;  la  famille  refusait  absolument 
de  payer  ;  les  joailliers  réclamaient  le  prix  convenu  ou 
les  diamants;  le  Mont-de-Piété  ne  pouvait  se  dessaisir 
du  gage,  qui  représentait  un  prêt  considérable.  On 
n'était  pas  près  de  s'entendre,  et  la  justice  allait  peut- 
être  se  mêler  à  ce  débat  trop  clair,  lorsque  l'affaire  fut 
arrêtée  comme  par  enchantement.  Le  préfet  de  police 
avait  parlé  de  cette  histoire  à  l'empereur,  qui  ordonna 
de  prendre  sur  sa  cassette  de  quoi  dégager  les  parures 
et  de  les  rendre  aux  joailliers.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  cu- 
rieux, c'est  que  l'empereur,  abusé  par  une  similitude 
de  nom,  crut  sauver  une  femme  dont  le  mari  faisait' à 
son  gouvernement  une  opposition  à  outrance. 

Ces  sortes  d'aventures  ont  parfois  un  dénoûment  plus 
tragique,  quoiqu'il  reste  inconnu.  On  s'aperçut,  il  y  a 
quelques  années,  que  de  fausses  reconnaissances,  por- 


40  LE  MONT-DE-PIÉTÉ. 

tant  tous  les  caractères  possibles  d'authenticité,  étaient 
vendues  à  des  marchands  qui  venaient  inutilement  ré- 
clamer des  gages  dont  on  ne  retrouvait  aucune  Irace. 
Une  surveillance  occulte  prouva  que  nul  employé  n'é- 
tait coupable.  La  police  se  piqua  au  jeu,  et  finit  par 
fixer  son  attention  sur  un  individu  qui  avait  une  vie 
extérieure  honorable,  qui  exerçait  une  fonction  impor- 
tante et  paraissait  à  l'abri  de  tout  soupçon.  On  acquit 
la  certitude  que,  sous  un  prétexte  plausible,  il  avait 
ses  grandes  entrées  dans  plusieurs  bureaux  du  Jlont- 
de-Piété,  qu'il  était  connu  sous  deux  noms  différents, 
et  qu'il  avait  trois  domiciles,  sans  compter  celui  de  sa 
maîtresse.  C'est  là  qu'on  l'arrêta  ;  conduit  chez  un 
commissaire  de  police,  il  fit  bonne  contenance,  et,  sai- 
sissant à  l'improviste  un  compas  caché  dans  son  mou- 
choir, il  s'en  porta  un  coup  au  cœur  et  se  tua. 

De  si  graves  affaires  sont  rares,  et  le  Mont-de-Piété 
n'a  guère  à  se  défendre  que  contre  deux  variétés  de  fi- 
lous parfaitement  catégorisés  :  les  chineurs  et  les  pi- 
queurs  d'once.  Les  premiers  sont  des  industriels  fort 
prudents,  difficiles  à  prendre  en  faute,  payant  patente 
et  exerçant  le  plus  ordinairement  le  métier  de  brocan- 
teur en  bijoux.  Faire  la  chine  consiste  à  augmenter 
frauduleusement  la  valeur  apparente  des  objets.  Le 
coup  de  chinage  le  plus  fréquent  est  celui-ci  :  on  dé- 
tache d'une  chaîne  en  or  véritable,  composée  de  pièces 
mobiles  réunies  les  unes  aux  autres,  le  porte-mous- 
ijueton  et  les  anneaux  sur  lesquels  la  garantie  a  appli- 
f;ué  son  poinçon;  puis  ces  mômes  objets  sont  adaptés  à 
une  chaine  identique  en  cuivre  fortement  doré,  —  ce 
qif'on  nomme  le  doublé  d'or.  Une  fois  que  cette  opéra- 
tion est  laite,  on  salit  la  chaîne  pour  lui  donner  un  aii 
vieillot,  et  on  la  porte  au  bureau  d'engagement.  Le 
commissairc-priseur  vérifie  les  poinçons,  croit  avoir 
entre  les  mains  un  bijou  en  or  de  premier  titre  et  con- 


LA  CLIENTELE.  47 

sent  une  somme  qui  représente  dix  fois  la  valeur  de 
l'objet  frelaté.  Le  chineur  accepte,  s'en  va,  après  avoir 
donné  un  faux  nom,  montré  de  faux  papiers  d'identité, 
et  vend  la  reconnaissance.  Au  jour  de  la  vente,  on  s'a- 
perçoit quelquefois  de  la  fraude,  et  alors  la  caisse  des 
commissaires-priseurs  paye  la  différence  ;  sinon,  le 
marchand  qui  achète  est  trompé. 

L'affaire  est  quelquefois  fort  onéreuse  pour  les  com- 
missaires-priseurs; on  a  gardé  le  souvenir  d'un  coup 
de  chinage  sur  de  faux  galons  d'or,  qui  leur  coûta  plus 
de  50,000  francs.  On  chine  encore  les  bijoux  en  les 
fourrant,  c'est-à-dire  en  coulant  du  plomb  dans  les 
parties  creuses,  afin  de  leur  donner  un  poids  plus  con- 
sidérable; rien  n'arrête  ces  gens-là,  et  ils  ne  sont  point 
embarrassés  pour  se  servir  de  faux  poinçons  et  de 
fausses  marques  de  fabrique.  L'un  d'eux  est  une  sorte 
d'homme  de  génie  en  son  genre;  la  Sûreté  le  connaît 
bien  et  l'appelle  le  roi  des  chineurs  :  jamais  on  n'a  pu 
le  saisir  sur  le  fait.  Il  lui  est  administrativement  in- 
terdit d'engager,  il  ne  s'en  soucie  guère;  il  a  fait  pren- 
dre patente  à  quatre  de  ses  acolytes,  et  il  cJiine  par  pro- 
curation. 11  ne  faut  pas  croire  que  cette  fraude  s'arrête 
aux  objets  précieux  :  on  chine  tout,  —  les  matelas  en 
les  composant  d'un  cadre  de  laine  rempli  de  varech,  — 
le  calicot,  en  le  revêtant  d'un  enduit  el  en  le  calandrant 
par  certains  procédés  qui  lui  donnent  l'apparence  de  la 
plus  belle  toile  anglaise,  —  les  pendules  en  n'y  met- 
tant pas  de  mouvement.  Je  n'en  finirais  pas,  si  je  vou- 
lais énumérer  tous  les  articles  qu'on  parvient  à  altérer; 
n'ai-je  pas  raconté  en  son  temps  l'histoire  de  ce  char- 
cutier chineur  qui  truffait  des  pieds  de  cochon  avec  du 
mérinos  ^? 

Les  chineurs  cherchent  à  voler  le  Mont-de-I'iété  ;  les 

'  Tome  II,  chap.  vm. 


48  LE  MONT-DE-PIÉTÉ. 

piqueurs  d'once  en  font  leur  maison  de  recel,  à  la 
grande  colère  des  négociants,  que  ce  genre  de  méfaits 
atteint  d'une  façon  toute  spéciale.  Dans  l'origine,  le  pi- 
quage d'once  était  un  terme  d'argot  qu'on  employait 
pour  désigner  le  vol  que  le  tisseur  en  chambre  com- 
mettait sur  les  fils,  laines  ou  soies  qui  lui  étaient  con- 
fiés; il  en  gardait  une  partie  pour  lui,  et  cependant  il 
rendait  poids  pour  poids,  car  il  avait  uns  le  tissu  à  la 
cave  pour  le  charger  d'humidité,  ou  l'avait  frotté  d'un 
apprêt  qui  l'alourdissait.  Aujourd'hui  on  appelle  ainsi 
tout  abus  de  confiance  fait  par  un  ouvrier,  par  un  em- 
ployé, par  un  garçon  de  magasin  au  préjudice  de  son 
patron.  Les  ouvriers  bijoutiers  qui  retiennent  des  par- 
celles d'or,  les  commis  en  nouveautés  qui  coupent  à 
leur  profit  quelques  mètres  d'étoffe  sur  une  pièce,  sont 
des  piqueurs  d'once.  La  plupart  ont  des  receleurs,  mais 
d'autres  vont  tout  simplement  au  Mont-de-Piétè.  Les  né- 
gociants se  plaignent  avec  amertume,  sans  trop  de  rai- 
son, il  me  semble,  car  c'est  à  eux  qu'il  appartient  de 
surveiller  leurs  employés;  ils  ont  été  jusqu'à  demander 
qu'on  interdît  au  Mont-de-Piété  de  prêter  sur  marchan- 
dises neuves,  ce  qui  est  excessif  en  théorie,  et  ce  qui, 
en  pratique,  ruinerait  presque  d'emblée  les  petits  mar- 
chands et  les  petits  fabricants  dont  j'ai  parlé  plus  haut. 
J'ajouterai  que  plusieurs  piqueurs  d'once  ont  été  sur- 
pris en  flagrant  délit,  grâce  aux  indications  fournies 
par  le  Mont-de-Piété  lui-même. 

On  vend,  il  est  vrai,  au  Mont-de-Pièté  une  quantité  ap- 
préciable de  coupons  de  robe  de  treize  à  quinze  mètres; 
on  se  tromperait  si  on  en  faisait  remonter  l'origine  aux 
fraudeurs.  La  vérité  est  bien  plus  simple.  Beaucoup  de 
personnes,  voulant  faire  un  cadeau  à  une  femme  et 
n'osant  lui  offrir  de  l'argent,  lui  donnent  l'étoffe  d'une 
robe.  La  femme  préfère  l'argent,  elle  engage  le  coupon, 
le  laisse  vendre  et  retire  le  boni.  Ce  fait-là  est  tellement 


LA  CLIEMÈLE.  49 

fréquent  que  l'on  pourrait  presque  dire  qu'il  est  géné- 
ral. L'engagement  des  marchandises  neuves  est  regret- 
table lorsqu'il  est  opéré  en  masse,  par  un  négociant  qui 
cherche  à  raffermir  son  crédit  ébranlé,  qui  est  sur  le 
point  de  faire  faillite  et  qui  met  au  Mont-de-Piélé  ce  qui 
légalement  forme  le  gage  de  ses  créanciers.  Comment 
éviter  un  pareil  abus  sans  en  créer  un  bien  autrement 
grave,  puisqu'il  atteindrait  immédiatement  la  majeure 
partie,  sinon  la  totalité,  du  petit  commerce  parisien? 
Le  négociant  aux  abois  qui  veut  tromper  ses  créanciers 
les  trompera  toujours  ;  le  nantissement  déposé  au  Mont- 
de-Piélé  est  diminué,  il  est  vrai,  de  la  valeur  du  prêt, 
mais  la  valeur  totale  n'est  pas  détruite,  et  il  est  facile  de 
mettre  oppcsition  sur  les  gages  ou  sur  les  bonis  de 
vente,  qui  représentent  toujours  à  peu  prés  moitié  du 
prix  normal  des  marchandises.  C'est  donc  là  encore  une 
sorte  de  garantie  pour  les  créanciers,  qui  sans  cela  se- 
raient exposés  à  ne  trouver  que  des  rayons  vides,  car 
tout  ce  que  ceux-ci  contenaient  aurait  été  vendu  à  vil 
prix  à  des  industriels  de  bas  étage. 

11  ne  faut  pas  croire  que  le  Mont-de-Piété  s'endort  et 
qu'il  se  contente  d'exciper  de  sa  bonne  foi  ;  il  déploie 
au  contraire  vis-à-vis  des  chineurs,  des  piqueurs  d'once, 
des  emprunteurs  douteux  de  toute  espèce,  une  activité 
très-énergique.  Si  la  Banque  de  France  a  un  bureau 
spécialement  chargé  de  reconnaître  la  valeur  morale 
des  signataires  des  billets  envoyés  à  l'escompte,  le  Mont- 
de-Piété  n'a  pas  négligé  de  se  renseigner  sur  ses  clients 
suspects;  lorsqu'il  s'en  méfie,  il  leur  interdit  l'engage- 
ment en  vertu  d'un  arrêt  péremptoire  de  la  direction. 
Comment  il  arrive  à  n'être  que  rarement  trompé,  à  dé- 
couvrir au  milieu  des  objets  qui  l'encombrent  celui  qui 
parait  avoir  été  volé,  pourquoi  il  fait  surveiller  telle 
personne  plutôt  que  telle  autre,  comment  il  parvient 
souvent  à  contrôler  la  provenance  de  certains  nantisse- 


50  LE  mo};t-de-piètë. 

raents,  et  comment  il  peut  parfois  avant  toute  réclama- 
tion donner  des  avis  qui  mettent  sur  la  piste  d'une 
escroquerie,  d'un  crime  même,  —  témoin  tous  les  ban- 
dits qui  ont  pillé  chez  M.  Deguerry  et  qui  n'ont  été  soup- 
çonnés, arrêtés,  convaincus,  condamnés,  que  grâce  à  sa 
sagacité,  —  comment,  en  se  protégeant  lui-même,  il 
fait  acte  de  protection  pour  la  société  tout  entière,  c'est 
ce  que  je  ne  me  sens  pas  le  droit  de  raconter,  car  il  ne 
faut  pas  dire  au  renard  où  l'on  place  le  piège  qui  l'at- 
tend. 

Ce  que  je  puis  affirmer  sans  péril,  c'est  que  j'ai  vu 
fonctionner  ce  service  aussi  simple  qu'ingénieux,  qu'il 
produit  d'excellents  résultats,  et  qu'on  ne  saurait  trop 
le  développer.  11  a  cela  de  remarquable  que,  tout  en  re- 
gardant de  fort  près  vers  les  emprunteurs  véreux,  il  ne 
s'occupe  jamais  des  emprunteurs  honnêtes,  auxquels  le 
Mont-de-Piété  assure,  par  son  organisation  même,  toutes 
les  conditions  imaginables  de  discrétion  et  de  sécurité. 
Si  l'on  arrivait  à  débarrasser  le  Mont-de-Piété  des  chi- 
neurs, des  piqueurs  d'once,  de  tous  les  médiocres  filous 
qui  le  harcèlent,  lui  donnerait-on  l'ampleur  et  la  liberté 
d'action  dont  il  a  besoin  pour  remplir  le  but  d'utilité 
générale  qui  est  sa  véritable  raison  d'être?  Non;  ces 
industriels  retors  ne  sont  pas  un  danger,  ils  sont  à  peine 
un  ennui.  On  remarque  parfois  dans  sa  marche  une 
certaine  oscillation,  on  en  cherche  la  cause,  et  l'on  ne 
s'aperçoit  pas  qu'il  n'a  aucune  base,  qu'il  ne  s'appar- 
tient pas,  et  qu'avant  tout  il  faut  le  rendre  à  lui- 
même. 

Une  seule  chose  est  à  considérer,  l'intérêt  du  public  ; 
toute  autre  préoccupation  doit  disparaître  devant  celle-là. 
Or,  pour  bien  se  rendre  compte  de  la  situation  respec- 
tive de  l'emprunteur  et  du  prêteur,  il  faut  voir  combien 
le  public  paye  l'argent  qu'on  lui  avance  :  au  Mont-de- 
Piété,  9  pour  100,  —  au  commissaire-priseur  1/2  pour 


LA  CLIENTELE.  5f 

100,  droit  fixe  de  prisée; —  si  l'objet  est  vendu, 
5  1/2  pour  100  de  droit  d'adjudication,  c'est-à-dire 
13  pour  100  ;  —  si  l'objet  est  dégagé,  il  n'a  soldé  que 
■9  1/2;  —  s'il  est  engagé  ou  dégagé  par  commission- 
naire, il  coûte  11  1/2;  —  donc  au  minimum  9  1/2,  au 
maximum  15  pour  100;  c'est  exorbitant.  Le  Mont-de- 
Piété  peut-il  du  moins  capitaliser  ses  bénéfices,  s'en 
faire  un  fonds  de  roulement  qui  lui  permette  de  ne  pas 
emprunter  et  de  diminuer  l'intérêt  du  prêt  qu'il  a 
consenti?  Nullement.  11  faut  préciser,  ne  serait-ce  que 
pour  prouver  que  parfois  nous  excellons  dans  l'ab- 
surde . 

Le  Mont-de-Piété  emprunte  pour  prêter  au  public , 
mais  il  ne  peut  prêter  que  d'après  l'évaluation  des  com- 
missaires-priseurs,  sur  lesquels  il  n'exerce  aucune  ac- 
tion; tous  les  bénéfices  que  lui  rapportent  ses  différentes 
opérations  appartiennent  de  droit  à  l'Assistance  publique, 
avec  laquelle  il  n'a  qu'un  lien  platonique  et  qui  ne  peut 
lui  donner  ni  un  ordre,  ni  une  instruction,  pas  même 
un  conseil.  Comme  dans  le  principe  on  avait  rattaché 
le  Mont-de-Piété  au  système  de  l'Hôpital  général,  auquel 
a  succédé  le  Bureau  des  hospices,  qui  est  aujourd'hui 
r.\ssistance  publique,  on  veut  absolument  voir  dans 
cette  administration  un  caractère  de  bienfaisance  qu'elle 
n'a  pas.  De  plus,  elle  doit  livrer  ses  revenus  aux  hos- 
pices, mais  cela  en  vertu  du  décret  constitutif  de  l'an  Xiï, 
qui  disait  que  ceux-ci  fourniraient  le  capital.  Dans  ce 
cas,  il  était  juste  qu'ils  en  touchassent  la  rente;  or  on 
sait  ce  qui  s'est  passé  :  les  hospices  n'ont  jamais  avancé 
une  somme  quelconque  au  Mont-de-Piété  ;  néanmoins 
l'habitude  subsiste  et  celui-ci  achète  fort  cher  un  argent 
qui  ne  lui  coûterait  rien  s'il  avait  gardé  ce  qu'il  a  ga- 
gné, argent  qu'il  est  obligé  de  faire  payer  bien  plus  cher 
encore  au  public.  Veut-on  savoir  la  somme  énorme  que 
le  Mont-de-Piété  a  versée  aux  hospices  de  1806  à  1872 


52  LE  MONT-DE-PIÉTË. 

—  22,731,872  francs  86  centimes.  Il  avait  là  de  quoi  se 
constituer  un  capital  roulant  qui  l'affranchissait  pour 
toujours  des  emprunts  qu'il  sera  forcé  de  coatracter, 
tant  que  sa  situation  n'aura  pas  été  modifiée. 

Pour  que  le  Mont-de-Piété  soit  réellement  l'institution 
qu'il  doit  être,  pour  qu'il  puisse  décharger  le  public  des 
droits  dont  celui-ci  est  accablé,  il  doit  être  débarrassé 
de  l'ingérence  des  hospices,  de  l'intervention  des  com- 
missionnaires et  de  celle  des  commissaires-priseurs.  11 
ne  dépend  que  de  lui  de  se  délivrer  des  commission- 
naires, ce  qui  produirait  immédiatement  une  économie 
de  5  pour  100  dont  l'emprunteur  bénéficierait.  On  peut 
facilement  obtenir  ce  résullat  en  poursuivant  l'œuvre 
intelligente  entreprise  par  M.  Ledieu,  qui  fut  directeur 
du  Mont-de-Piété  pendant  la  période  impériale.  Avec 
une  grande  fermeté  et  une  prudence  remarquable,  com- 
prenant qu'il  importait  avant  tout  de  dégrever  les  charges 
qui  pèsent  sur  le  nantissement,  il  combattit  les  commis- 
sionnaires pied  à  pied,  sans  se  lasser,  sans  se  laisser 
émouvoir  par  des  plaintes  qui  avaient  leur  raison  d'être, 
sans  céder  aux  influences  souvent  considérables  que  l'on 
mit  en  avant.  Parlout  où  il  put,  il  les  remplaça  par  des 
bureaux  auxiliaires,  annexes  directes  du  iMonl-de-Piété, 
et  qui  font  le  prêt  aux  mêmes  conditions  que  lui.  De 
4857  à  1868  il  est  parvenu  non  sans  peine  à  créer 
vingt-deux  bureaux  auxiliaires ,  et  en  1802  il  obtint 
la  construction  de  la  grande  succursale  de  la  rue 
Servan. 

Il  est  intéressant  de  constater  en  quelle  proportion 
le  public  a  profité  de  ce  nouvel  état  de  choses  :  en  1856 
le  total  des  engagements  est  de  1,505,845  articles,  le 
prêt  est  de  25,869,488  francs,  sur  lesquels  les  commis- 
sionnaires engagent  1 ,015,452  objets,  auxquels  on  avance 
17,212,280  francs;  les  droits  de  commission  s'élèvent  à 
472,603  fr.  54  centimes.  — En  1869,  ces  mêmes  droits 


LÀ  CLIE^'TÈLE  53 

s'abaissent  à  265, lô5  fr.  55  centimes;  1,672,595  arti- 
cles sont  engagés,  dont  587,048  par  les  commission- 
naires qui,  sur  54,455,860  francs,  représentant  la  somme 
générale  du  prêt,  n'entrent  que  dans  la  proportion  de 
9,717,722  francs.  L'écart  entre  les  droits  de  1856  et  ceux 
de  1869  constitue  un  bénéfice  net  de  272,605  francs 
resté  dans  la  pocbe  du  public.  Aujourd'hui  il  n'existe 
plus  que  quatorze  bureaux  de  commissionnaires  ;  il  est 
urgent  de  les  remplacer  promptemcnt  par  des  bureaux 
auxiliaires,  et  c'est  à  quoi  l'administration  du  Mont-de- 
Piélé  doit  songer. 

Si  par  le  seul  fait  de  son  action  le  Mont-de-Piété  peut 
faire  disparaître  ces  intermédiaires  onéreux,  il  n'en  est 
pas  de  môme  en  ce  qui  concerne  les  commissaires-pri- 
seurs;  à  l'égard  de  ceux-ci  la  loi  du  27  ventôse  an  IX 
est  formelle.  —  «  Article  1"  :  A  compter  du  1"  floréal 
prochain,  les  prisées  des  meubles  et  ventes  publiques 
aux  enchères  d'effets  mobiliers  qui  auront  lieu  à  Paris, 
seront  faites  exclusivement  par  des  commissaires-pri- 
scurs,  vendeurs  de  meubles.  —  Article  2  :  Il  est  dé- 
fendu à  tous  particuliers,  à  tous  autres  officiers  publics 
de  s'immiscer  dans  lesdites  opérations  qui  se  feront  à 
Paris.  »  Le  texte  ne  peut  donner  lieu  à  aucune  contro- 
verse. Le  Mont-de-Piété  est  donc  forcé  de  faire  faire  la 
prisée  et  les  ventes  par  les  commissaires-priseurs,  d'où 
il  résulte  une  surcharge  de  4  pour  100,  qui  dans  un 
espace  de  vingt  ans,  de  1850  à  1869,  a  coûté  au  public 
4,886,515  fr.  50  cent.  i. 

Oue  la  loi  ait  sagement  agi  en  créant  des  agents  pri- 
vilégiés responsables  qui  impriment  aux  ventes  d'objets 
mobiliers  une  authenticité  parfaite,  ceci  n'est  pas  dis- 
cutable; mais  le  Mont-de-Piété  placé  directement  sous 

'  La  somme  intégrale  est  de  S,oô9,o81  fr.  75  cent.;  mais  il  convient 
d'en  déduire  053,208  fr.  15  cent,  versés  par  les  commissaires-priseurs  pour 
erreur  d'évaluation. 


54  LE  MONT-DE-PIÉTÉ. 

la  surveillance  de  l'État,  soumettant  les  actes  de  sa 
gestion  au  contrôle  impeccable  de  la  cour  des  comptes, 
ayant  été  institué  pour  prêter  sur  nantissement  au  taux 
le  plus  bas  possible,  offrant  des  garanties  aussi  sé- 
rieuses que  n'importe  quel  établissement  de  crédit,  doit 
écliapper  à  cette  nécessité  qui  grève  l'intérêt  des  em- 
prunteurs sans  aucun  profit  pour  eux.  Il  faut  que  le 
Mont-de-Piété  soit  reconnu  apte  à  opérer  lui-même  la 
prisée  et  la  vente  ;  il  le  fera  à  ses  risques  et  périls,  par 
ses  propres  employés,  qui  sont  passés  maîtres  en  l'art 
de  l'appréciation.  Ce  sera  pour  lui  un  surcroît  de  tra- 
vail et  de  responsabilité;  mais  il  en  retirera  un  béné- 
fice moral  qui  a  bien  son  importance,  en  voyant  qu'il  a 
aidé  au  soulagement  de  la  portion  nécessiteuse  de  la 
population  de  Paris. 

On  ferait  bien  aussi  de  rapporter  le  décret  impérial 
du  12  août  1863;  il  n'a  aucune  raison  d'être,  car  on 
n'en  respecte  que  la  lettre  et  l'on  sait  en  fausser  l'es- 
prit. Le  chef-lieu  et  les  succursales  ne  peuvent  faire 
aucun  prêt  dépassant  10,000  francs;  les  bureaux  auxi- 
liaires sont  limités  à  un  maximum  de  500.  Il  est  facile 
de  deviner  ce  qui  se  passe.  On  apporte  un  lot  de  dia- 
mants qui  vaut  50,000  francs  ;  on  le  divise  en  cinq  nan- 
tissements distincts,  qui  sont  engagés  successivement, 
séance  tenante,  au  même  guichet.  Puisqu'il  est  aisé  d'é- 
luder les  prescriptions  de  la  loi,  puisque  chacun  y  prête 
la  main,  puisque  le  commissaire-priseur,  l'emprunteur, 
le  Mont-de-Piété,  sont  d'accord  pour  tourner  la  diffi- 
culté, puisque  le  seul  résultat  du  décret  est  de  faire 
libeller  un  plus  grand  nombre  de  paperasses,  pourquoi 
ne  pas  revenir  tout  simplement  aux  usages  qui  ne  dé- 
terminaient aucune  réserve  au  prêt  consenti? 

Lorsque  l'on  discuta  la  loi  de  1851,  l'intention  évi- 
dente des  législateurs  était  d'affranchir  le  Mont-de-Piété 
et  de  lui  donner  une  existence  indépendante;  cela  res- 


LA  CLIENTÈLE.  55 

sort  de  1  article  5  :  «  Les  Monts -de -Piété  conserve- 
ront en  tout  ou  partie,  et  dans  les  limites  déterminées 
par  le  décret  d'institution,  leurs  excédants  de  recette 
pour  former  ou  accroître  leur  dotation.  Lorsque  la  do- 
tation suffira  tant  à  couvrir  les  frais  généraux  qu'à 
abaisser  l'intérêt  au  taux  légal  de  5  pour  100,  les  ex- 
cédants de  recettes  seront  attribués  aux  hospices  ou  au- 
tres établissements  de  bienfaisance.  »  —  C'était  parler 
d'or  et  dénouer  d'une  façon  aussi  libérale  qu'intelli- 
gente une  situation  réellement  fausse  et  pénible  ;  mais, 
par  une  contradiction  qu'il  est  bien  difficile  de  s'expli- 
quer, l'article  9  détruit  radicalement  l'article  5  :  «  Les 
dispositions  du  titre  I"  seront  immédiatement  applica- 
bles à  ceux  des  Monts-de-Piété  existants  qui  ont  été  fon- 
dés comme  établissements  distincts  de  tous  les  autres.  » 
—  Or  le  Mont-de-Piété  de  Paris  n'est  point  «  distinct  » 
des  bospices,  auxquels  il  appartient  :  il  recommença 
donc  d'être  le  gagne-petit  de  l'Assistance  publirjue. 

Cette  question  reviendra  sans  doute  quelque  jour  de- 
vant l'Assemblée  nationale,  qui  le  51  mai  18712  a  été 
saisie  d'un  nouveau  projet  de  loi  destiné  à  remplacer 
les  prescriptions  illusoires  de  1851.  11  sera  bon  alors 
de  ne  pas  retomber  dans  la  même  faute,  de  n'avoir  ex- 
clusivement en  vue  que  l'intérêt  de  l'emprunteur,  et, 
tout  en  maintenant  le  Mont-de-Piété  sous  la  direction 
hiérarchique  de  la  préfecture  de  la  Seine  et  du  minis- 
tère de  l'intérieur,  de  l'affranchir  une  fois  pour  toutes 
et  de  la  suzeraineté  des  hospices,  qui  l'empêchent  de 
capitaliser  son  épargne,  et  de  l'obligation  d'avoir  re- 
cours aux  commissaires-priseurs,  dont  l'inutile  inter- 
vention augmente  le  taux  d'un  intérêt  déjà  fort  lourd. 

Moralement,  il  est  au  moins  étrange  que  les  nécessi- 
teux fournissent  aux  besoins  des  indigents  ;  matérielle- 
ment, on  doit  rechercher  tous  les  moyens  pratiques  de 
dégrever  le  prêt.  Si  le  Mont-de-Piélé  de  Paris  voyait 


56  LE  MO>'T-DE-PIETÉ. 

tomber  ainsi  les  entraves  qui  le  paralysent  trop  souvent, 
il  pourrait  alors  bâtir  les  quatre  succursales  qui  lui 
manquent  pour  obéir  aux  injonctions  du  décret  consti- 
tutif de  l'an  Xll,  remplacer  les  commissionnaires  par 
des  bureaux  administratifs,  et,  supprimant  les  droits 
de  manutention  et  de  garde  qui  exbaussent  lintérêt 
exigé  jusqu'au  taux  usuraire  de  9  pour  100,  ne  plus  of- 
frir cette  anomalie  au  moius  singulière  d'un  établisse- 
ment public  toujours  en  contradiction  flagrante  avec  la 
loi'. 


,  Appendice.  —  Les  opérations  failes  par  le  Mont-do- Piété  en 
1875  sont  plus  nombreuses  qu'en  1872;  mais  elles  n'ont  point  en- 
core atteint  les  chiffres  de  18C9.  Les  engagements  figurent  pour 
1,599,095  objets,  sur  lequcls  une  somme  de  52,035,898  francs  a 
été  avancée  ;  529,599  renouvellements  ont  représenté  luie  somme 
de  15,050,874  francs;  1,511,479  articles  dégagés  ont  fait  rentrer 
25,410,127  francs  dans  la  caisse  de  l'administration;  77,082  bonis 
ont  produit  059,105  francs  14  centimes.  Le  total  des  opérations  a 
donc  embrassé  5,517,255  objets,  et  a  mis  en  mouvement  une  somme 
de  71,742,002  francs  14  centimes.  110,888  articles,  sur  lesquels  le 
Mont-de-Victé  avait  prêté  1,770,907  francs,  ont  été  vendus,  par 
l'entremise  des  commissaires-priseurs,  au  prix  de  2,804,004  francs 
85  centimes. 


'  Loi  du  3  septembre  1807  :  «  Article  1".  L'inlérèt  conventionnel  na 
pourra  excéilei'  en  matière  civile  5  pour  100,  ni  en  matière  commerciale 
6  pour  100,  L  (ont  sans  retenue.  —  Art.  2.  L'inicrêl légal  sera,  in  matière 
civile,  de  5  pour  100,  et  en  matière  de  commerce  de  6  pour  100,  sans 
retenue.  » 


CHAPITRE  XXV 


L'ENSEIGNEMENT 


I.    —   PRIMAIRE. 

»  Peu  à  dire,  tout  à  faire.  »  —  Question  vitale.  —  Tour  de  Babel.  —  Le 
cler:;é.  —  L'université.  —  Les  trois  maladies  de  la  France.  —  Tieméde. 

—  liut  de  l'instruction.  —  Le  suffrage  universel  et  l'enseignement 
obligatoire.  —  En  Alsace.  —  Lord  Brougham.  —  Le  géiiéral  maître 
d'école.  —  Jean  Huss.  —  États  d'Orléans  en  1560.  —  Pendant  la  Ré\o- 
lulion.  —  État  des  écoles  en  nOô.  —  Loi  du  "28  juin  1833.  —  Victor 
tlousin  partisan  de  l'obligation.—  Loi  Falloux.  —  Carte  statistique.  — 
Ignorance.  —  66  illettrés  sur  100  habitants.  —  Indifférence  et  apathie. 

—  La  Commune.  —  Budget  misérable.  —  L'État  de  New-York.  —  Opi- 
nion compétente.  —  Instituteurs. —  Dévouement  et  pauvreté.  —  40  sous 
par  tête.  —  Affaire  d'argent.  —  180,000,000  de  besoins,  1, '200,000  francs 
de  ressources.  —  Paris  maternel.  —  Gratuité  des  écoles  municipales. 

—  Le  budget  de  l'école  primaire  porté  à  50,000,000.  —  Bon  emploi  de 
la  richesse.  —  Le  magasin  scolaire.  —  Outillage  de  l'école  et  de  l'éco- 
lier. —  Statistique.  —  40,000  enfants  parisiens  ne  suivent  pas  l'école. 

—  Salles  d'asile.  —  La  chanson.  —  L'école.  —  La  classe.  —  Causerie. 

—  Les  cartes  géographiques  de  l'école  laïque  de  la  rue  Coquenard.  — 
Instincts  pédagogiques  delà  femme.  —  Les  sœurs  de  Saint-Vincent-de- 
Paul.  —  Une  supérieure.  —  Très-bon  personnel.  —  Les  nouvelles  éco- 
les. —  Les  vieilles  écoles.  —  983  enfants  dans  un  jardin  de  417  métrés. 

—  Le  deuxième  arrondissement.  —  Rue  de  la  Lune.  —  Rue  du  Sentier. 

—  Cour  des  Miracles.  —  Ophthalmie  épidémique.  —  Le  préau-grenier. 

—  Tout  est  à  reconstruire.  —  Abandon  de  l'étude  après  la  période 
scolaire.  —  Générosité  de  la  ville,  —  Les  bourses.  —  Action  des  maires. 

—  Caisse  des  écoles.  —  Le  huitième  arrondissement.  —  Luxe  et  indif- 
férence. —  Laïque.  —  Concurrence  indispensable.  —  Libres-penseurs. 


&8  L'ENSEIGNEMENT 

—  La  liberté.  —  Si  le  mouvement  laïque  s'accentue,  les  congréganistes 
en  profiteront. 

Dans  un  mémoire  que  l'Académie  des  Sciences  mo- 
rales et  politiques  jugea  digne  d'une  mention  honora- 
ble*, M.  Cochin  a  écrit,  à  propos  de  l'enseignement, 
cette  phrase  d'une  vérité  aussi  douloureuse  que  saisis- 
sante :  «  C'est  chose  désolante  qu'en  ce  grave  sujet  il 
reste  si  peu  à  dire,  mais  tant  à  faire.  »  —  Que  pense- 
rait-il donc  aujourd'hui  que  cette  grave  question,  ser- 
vant d'arme  aux  partis  politiques,  passionne  les  esprits 
qu'elle  aveugle  et  fait  naître  toute  sorte  de  solutions 
qui  la  compliquent,  la  paralysent  et  menacent  d'en 
faire  un  problème  indéchiffrable?  C'est  cependant  la 
question  vitale  par  excellence,  celle  devant  laquelle 
toute  préoccupation  aurait  dit  se  taire,  qu'il  fallait 
aborder  d'une  façon  abstraite,  qui  n'exigeait  pas  moins 
que  le  concours  de  toutes  les  intelligences,  et  qu'on 
aurait  dû  résoudre  tout  d'abord,  car  d'elle  dépend  l'a- 
venir de  notre  pays. 

De  ce  chaos  d'opinions  se  heurtant  avec  une  véhé- 
mence qui  rappelle  les  disputes  d'où  naquirent  les 
guerres  de  religion,  que  sortira-t-il?  —  L'instruction 
obligatoire,  sans  nul  doute,  dont  la  nécessité  finira  par 
s'imposer  même  aux  préventions  les  plus  récalcitrantes; 
mais  sur  ce  terrain,  qui  devrait  être  celui  de  la  con- 
corde universelle,  il  est  à  craindre  de  voir  surgir  des 
luttes  stérilisantes  et  désastreuses  :  —  Obligatoire  et 
gratuite,  —  obligatoire  seulement,  —  moralement  obli- 
gatoire, —  obligatoire  et  laïque,  —  obligatoire  et  clé- 
ricale. —  C'est  la  tour  de  Babel  ;  on  ne  sait  quelles 
voix  écouter  ;  ceux  qui  parlent  semblent  ne  pas  se  com- 
prendre, car  dans  toutes  ces  batailles  où  la  logomachie 

*  Essai  SU7-  la  vie ,  les  viclhodes  d'instruction  et  d'éducation  et  les 
établissements  d'Henry  l'estalozzi,  par  Augustin  Cochin.  —  Paris,  août 
1848.  Brocliure  de  88  pages. 


PRIMAIRE.  59 

tient  plus  de  place  que  le  raisonnement,  la  solution  du 
problème  de  l'enseignement  n'est  pas  un  but,  ce  n'est 
qu'un  prétexte. 

Deux  partis  sont  en  présence  qui  voient  dans  la  di- 
rection que  prendra  l'enseignement  le  triomphe  ou  la 
défaite  de  leur  opinion.  Pour  l'un,  le  clergé  et  ce  que 
l'on  peut  appeler  les  ordres  scolaires  représentent  l'ob- 
scurantisme. —  Un  vieux  mot  bien  bête  que  l'on  ferait 
mieux  de  ne  plus  employer.  —  Les  écoles  congréga- 
nistes  lui  apparaissent  comme  l'enseignement  mutuel 
de  l'abrutissement  et  de  l'hypocrisie.  —  Pour  l'autre, 
l'université  est  la  bête  de  l'Apocalypse;  elle  est  la  né- 
gation de  Dieu,  l'appel  au  matérialisme,  la  grande  prê- 
tresse du  néant. —  Ces  deux  opinions  sont  aussi  fausses 
l'une  que  l'autre;  en  matière  d'instruction,  comme  en 
matière  politique,  le  clergé  et  l'université  sont  indis- 
pensables, car  tous  deux  répondent  à  des  besoins  par- 
faitement distincts,  que  l'on  a  le  plus  grand  tort  de 
confondre. 

Le  résultat  de  cette  hostilité  déplorable  est  tout  au- 
tre que  celui  que  l'on  imagine;  ce  n'est  ni  l'université 
ni  le  clergé  qui  souffrent  et  qui  succombent  dans  ce 
combat  à  outrance,  c'est  l'enseignement  lui-même.  Et 
cependant  nous  ne  ferons  jamais  assez  d'efforts  pour  le 
soutenir,  pour  le  fortifier,  j'allais  dire  pour  le  créer, 
car  à  bien  regarder  l'état  où  nous  sommes,  on  recon- 
naît que  la  France  est  atteinte  de  trois  maladies  graves 
qui,  promptement,  deviendraient  mortelles,  si  l'on  n'y 
portait  un  remède  énergique  et  rationnel  :  ces  trois  ma- 
ladies sont  l'ignorance,  l'indiscipline  et  la  présomp- 
tion ;  celles-ci  sont  fatalement  engendrées  par  celle- 
là.  Or  le  remède,  c'est  l'instruction  ;  elle  tue  l'igno- 
:  .nce,  elle  discipline  l'âme  et  rend  modeste,  car  elle 
apprend  à  se  comparer  et  non  point  à  se  contempler, 
ce  à  quoi,  pour  notre  malheur,  nous  avons  toujours 


61)  L'ENSEIGNEMENT 

excellé;  c'est  en  nous  croyant  sottement  et  naïvement 
le  premier  peuple  du  monde,  que  nous  avons  végété 
dans  une  indifférence  inqualifiable  pour  tout  ce  qui 
touche  à  la  géographie  et  à  l'étude  des  langues  vi- 
vantes, c'est-à-dire  à  ce  qui  fait  connaître  les  autres 
peuples  et  permet,  au  besoin,  de  profiter  de  leurs  dé- 
couvertes *. 

L'instruction  est  le  salut  même  de  l'humanité  :  elle 
a  pour  but  et  pour  résultat  d'élever  l'homme  au-dessus 
de  ses  instincts  naturels,  de  lui  procurer  un  instrument 
de  travail  général  et  de  le  mettre  à  même  de  trouver 
dans  ses  facultés  fécondées  par  l'élude  le  moyen  de 
subvenir  aux  exigences  de  la  vie  et  de  remplir  les  de- 
voirs qui  sont  imposés  à  l'individu  dans  toute  société 
civilisée.  Jamais  l'instruction  n'est  assez  répandue,  ja- 
mais assez  multiple,  jamais  assez  profonde.  Ceux  qui 
en  ont  peur  sont  des  niais  ;  la  force  obtuse  et  crédule 
de  l'ignorance  est  plus  redoutable  que  les  ambitions 
souvent  démesurées  du  demi-savoir. 

Que  penser  d'une  nation  qui  n'a  pas  encore  compris, 
qui  n'a  pas  encore  forcé  ses  représentants  à  compren- 
dre que  l'instruction  obligatoire  est  le  corollaire  obligé 
du  suffrage  universel  ?  11  est  cependant  élémentaire 
d'admettre  que  nul  ne  peut  être  appelé  à  exercer  un 
droit  s'il  n'est  apte  à  l'exercer;  pouvoir  changer,  par 
son  vote,  la  forme  même  du  gouvernement  et  ne  pas 

'  H  est  dur,  mais  utile,  d'écouter  à  ce  sujet  ce  que  disent  nos  adver- 
saires. La  Gazette  de  l'Allemagne  du  Nord  a  écrit,  en  1873  :  «  S'il  est 
vrai,  comme  aucun  liomme  qui  pense  ne  le  contestera,  que  l'ignorance 
\érital)lement  grandiose  des  f'rançais  à  l'égard  de  tout  ce  qui  se  passe 
en  dehors  des  frontières  de  leur  pays,  fut  pour  nous  un  allié  etlicace 
avant  et  pendant  la  dernière  guerre,  on  peut  en  conclure  avec  une  jus- 
tesse mathématique  de  quelle  importance  est  ce  fait,  que  le  même 
peuple,  le  plus  agressif  de  tous,  malgré  les  terribles  leçons  des  dernières 
années,  s'enferme  de  plus  en  plus  dans  son  vieil  esprit  de  mandiri- 
n'isme  {CInnescnthum}.  Nous  pourrons  encore  dans  l'avenir  tirer  profit  de 
cette  ignorance  nationale.  »  —  J.-J.  Ampère  écrivait  de  Donn,  le  G  no- 
vembre 1826,  à  madame  Récamier  :  «  Je  suis  confondu,  dans  ce  \n\ys, 
des  connaissances  indispensables  dont  nous  nous  dispensons  en  France.  » 


PRIMAIRE.  61 

être  en  état  de  signer  son  propre  nom,  c'est  là  une  ano- 
malie étrange  et  particulièrement  douloureuse.  Chez 
les  autres  peuples  on  ne  s'y  est  pas  mépris  ;  lors  de  la 
discussion  du  Ballot-Bill  au  parlement  anglais,  en  1870, 
M.  Lowe  a  dit  avec  raison  :  «  Vous  demandez  le  vote 
universel,  moi  alors  je  demande  l'instruction  obliga- 
toire; car  il  faut  au  moins  apprendre  à  lire  à  ceux  qui 
demain  seront  nos  maîtres.  »  Qui  ne  se  souvient  de  la 
lettre  implacable  adressée  le  19  août  1870  à  un  publi- 
ciste  français  par  le  colonel  Fr.  von  Holstein  et  datée  de 
Saint-Avold  :  «  Vous  avez  le  suffrage  universel,  et  vos 
électeurs  ne  savent  pas  lire.  »  —  Tout  le  monde  s'en 
étonne,  en  effet,  excepté  nous,  qui  en  mourons. 

L'Assemblée  nationale  siégeant  à  Bordeaux  ratifia  le 
1"  mars  1871  le  projet  de  paix  signé  le  26  février  à 
Versailles  par  MM.  de  Bismarck,  Thiers  et  J.  Favre  ;  c'est 
donc  de  cette  époque  que  date  la  prise  de  possession 
officielle  de  l'Alsace-Lorraine  par  l'Allemagne;  dès  le 
18  avril  suivant,  une  ordonnance  du  gouverneur  gé- 
néral y  introduisait  l'instruction  obligatoire  ^  Voilà 
trois  ans  que  la  guerre  est  terminée,  et  nulle  loi  n'a 
encore  été  discutée  par  nos  pouvoirs  législatifs  pour  ré- 
gler cette  question  vitale.  Lorsque  le  projet  de  loi 
viendra  devant  la  Chambre,  on  peut  craindre  qu'il  ne 
soit  pas  accepté  sans  difficulté,  et  même  que  le  prin- 
cipe de  l'obligation  ne  soit  pas  admis,  car  bien  des 
gens  croient  encore,  comme  Richelieu,  qu'une  nation 
est  d'autant  plus  facile  à  gouverner  qu'elle  est  plus 
ignorante  ;  nos  révolutions  successives  n'en  sont  guère 
la  preuve.  A  voir  ce  qui  se  passe  dans  les  pays  où  l'en- 
seignement obligatoire  est  pratiqué,  on  peut  cependant 
reconnaître  que  l'instruclion  est  aux  peuples  ce  que  le 

'  Le  budget  de  rinsiruction  publique  dans  l'Alsace-Lorraine,  y  com- 
pris Tuniversité  de  Strasbourg,  a  été  pour  l'année  1873  de  6,562,427  fr. 
24  centimes. 


62  L'ENSEIGNEMENT 

lest  est  aux  navires  :  ça  les  met  et  ça  les  maintient  en 
équilibre. 

Il  y  a  plus  de  quarante  ans  que  lord  Brougham  a  dit  : 
«  Ce  n'est  plus  le  canon,  c'est  désormais  l'instituteur 
qui  est  l'arbitre  du  monde.  »  Il  est  certain  que  la  na- 
tion qui  a  les  meilleurs  instituteurs  a  aussi  les  meil- 
leurs canons;  nous  en  avons  fait  personnellement  la 
cruelle  expérience.  «  Quel  est  votre  meilleur  général  ? 
demandait-on  à  un  très-grand  personnage  de  Berlin, 
après  la  campagne  qui  se  termina  si  brusquement  à 
Sadowa.  —  Il  répondit  :  «  Le  général  maître-d'école.  » 
On  n'a  cessé,  en  France,  de  répéter  ce  mot  depuis  1866, 
mais  sans  paraître  comprendre  la  grande  leçon  qu'il 
contenait.  Ce  que  l'on  a  certainement  voulu  dire,  c'est 
que  l'avenir  appartient  au  peuple  le  plus  instruit,  parce 
que  la  soumission  aux  lois,  le  sentiment  du  devoir, 
l'abnégation,  sont  les  fruits  naturels  de  l'instruction. 
Ceci  est  élémentaire,  et  il  est  pénible  d'avoir  à  le  rap- 
peler. Si  l'on  parvient  à  combattre  l'ignorance,  à  la 
poursuivre  pied  à  pied,  à  la  chasser  des  refuges  où  elle 
va  se  cacher  sous  toutes  sortes  de  prétextes  ;  si  l'on 
réussit  à  donner  aux  enfants  des  classes  laborieuses  des 
notions  simples,  justes  et  fortes;  si  l'on  arrive  à  faire 
naître  dans  la  classe  bourgeoise  le  goût  des  études  sé- 
rieuses, le  mépris  des  frivolités  grivoises  où  elle  s'est 
perdue,  on  aura  sauvé  le  pays  et  nous  pourrons  peut- 
être  entrer  dans  une  période  de  vitalité  nouvelle.  L'état 
actuel  est  fait  pour  affliger  ceux  qui  regardent  avec 
prudence  et  sans  illusion  vers  l'avenir.  Il -y  a  péril  en 
la  demeure,  et  il  est  temps  de  se  hâter. 

Le  premier  réformateur  scolaire  est  un  réformateur 
religieux,  Jean  Huss,  qui  impose  à  tous  ses  disciples 
l'obligation  de  lire  eux-mêmes  la  Bible  traduite  en 
langue  vulgaire.  C'était  l'enseignement  primaire  élevé 
à  l'état  de  dogme.  Cette  première  théorie   du  libre 


PRIMAIRE.  63 

examen  eut  et  aura  d'incalculables  conséquences. 
Toutes  les  sectes  protestantes  issues  de  Zwingle,  de  Lu- 
ther, de  Calvin,  adoptèrent,  sans  même  le  discuter,  le 
principe  formulé  par  celui  qui  mourut  sur  le  bûcher  de 
Constance.  Si  la  France  n'est  pas  entrée  dans  cette  voie 
féconde  où  ses  voisins  immédiats  de  la  Suisse  et  de  l'Al- 
lemagne la  précédaient,  elle  le  doit  à  la  Saint-Barthé- 
lemi,  à  l'acte  du  15  juillet  1595  et  à  la  révocation  de 
l'édit  de  Nantes.  L'esprit  du  protestantisme  se  fait  jour 
en  1560  aux  états  d'Orléans;  la  noblesse  y  demande 
qu'il  soit  levé  «  une  contribution  sur  les  bénéfices  ec- 
clésiastiques pour  raisonnablement  stipendier  les  péda- 
gogues et  gens  lettrés,  en  toutes  villes  et  villages,  pour 
l'instruction  de  la  pauvre  jeunesse  du  plat  pays;  et 
soient  tenus  les  pères  et  mères,  à  peine  d'amende,  à 
envoyer  lesdits  enfants  à  l'école;  et  à  ce  faire  soient 
contraints  par  les  seigneurs  ou  les  juges  ordinaires  ». 
Il  est  difficile  de  formuler  plus  nettement  le  système  de 
l'enseignement  obligatoire  '. 

On  devait  attendre  longtemps  avant  de  voir  reprendre 
ces  idées,  si  simples  qu'aujourd'hui  elles  nous  parais- 
sent naturelles.  11  fallut  la  Révolution  française,  la  Con- 
vention et  ce  grand  mouvement  théorique  qui,  abordant 
de  front  tous  les  problèmes,  n'en  sut  résoudre  que  bien 
peu.  Par  un  décret  du  18  août  1792,  l'Assemblée  légis- 
lative avait  détruit  toutes  les  corporations,  «  môme  celles 
qui,  vouées  à  l'enseignement  public,  ont  bien  mérité  de 
la  patrie.  »  En  1795,  on  proclame  la  liberté  de  l'ensei- 
gnement ;  on  n'organise  pas  les  écoles,  mais  on  punit 

»  Dès  le  seizième  siècle,  les  Flandres  proclament  la  gratuité  et  l'obli- 
gation en  matière  d'enseignement.  Par  arrêté  du  24  février  et  du  10  no- 
vembre 1384,  les  pères  et  mères,  les  maîtres  et  maîtresses  sont  tenus 
d'envoyer  leurs  enfants  et  leurs  domestiques  aux  écoles  de  Lille,  depuis 
l'âge  de  huit  ans  jusqu'à  celui  de  dix-huit,  «  sous  peine  de  griesve  pu- 
nition arbitraire  à  la  discrétion  des  écheviiis.  »  Voir  à  ce  sujet  la  très- 
curieuse  brochure  de  M.  J.  Houdoy  :  l' Instruction  gratuite  et  obligatoire 
depuis  le  seizième  siècle.  Lille,  imp.  L.  Danel,  1873. 


C4  L'EiSSElGNEMEiNT 

les  parents  qui  n  y  envoient  pas  leurs  enfants;  en  1794, 
on  déclare  que  l'enseignement  est  gratuit,  et,  en  1795, 
on  n'accorde  à  l'instituteur  d'autre  traitement  que  la  ré- 
tribution consentie  par  les  familles.  Un  décret  neutrali- 
sait l'autre  :  enseignement  obligatoire  sans  écoles,  gra- 
tuité pour  l'élève,  gratuité  pour  le  maître.  La  Révolution 
voulut  l'enseignement,  ne  fit  rien  pour  le  créer  et  dé- 
truisit celui  qui  existait'.  On  peut  penser  ce  qu'était 
l'école  dans  la  cacophonie  de  ces  contradictions  légales. 
«  D'après  les  rapports  des  Conseils  (en  1796),  il  est 
constaté  que  ces  systèmes  révolutionnaires  et  savants 
d'éducation  ne  font  pas  de  progrès,  qu'il  y  a  maintenant 
des  districts  de  80,000  habitants  où  l'on  ne  peut  se  pro- 
curer un  maître  d'école,  et  que,  dans  quelques-unes  des 
plus  grandes  villes  de  province,  les  précepteurs  ne  sa- 
vent pas  l'orthographe  ^.  » 

Sous  la  Restauration  et  sous  le  gouvernement  de  Juil- 
let, on  commença  à  s'occuper  d'une  façon  moins  plato- 
nique de  l'enseignement  primaire.  L'ordonnance  du 
29  février  1816,  la  loi  du  28  juin  1853  donnèrent  aux 
études  élémentaires  une  impulsion  qu'elles  n'avaient 
pas  encore  reçue  ;  c'était  le  temps  de  la  méthode  Ja- 
cotot,  de  l'enseignement  mutuel,  et  de  bien  d'autres 
systèmes  qui  n'existent  plus  guère  que  dans  le  souvenir. 
Lorsque  l'on  discutait  à  la  Chambre  des  pairs  la  loi  de 
1855,  Victor  Cousin  n'hésita  pas  à  déclarer  que  l'obli- 
gation lui  paraissait  devoir  être  adoptée  ;  en  effet,  il 

*  Le  projet  de  Saint-Just  résume  toutes  les  idées  niaises  et  excessives 
qui  avaient  cours  alors  sur  l'enseignement  :  «  Les  enfants  mâles  sont 
élevés  de  cinq  à  seize  ans  par  la  pairie  ;  ils  sont  vêtus  de  toile  dans  toutes 
les  saisons  et  ne  vivent  que  de  racines  ;  ils  couchent  sur  des  nattes  et  ne 
dorment  que  liuit  heures.  »  —  Saint-Just  est  plus  indulgent  que  l'école 
de  Salerne,  qui  a  dit  :  Septem  pigro,  nuUi  concedimus  octo.  Un  tel  projet 
mis  à  exécution  aurait  eu  pour  résultat  immédiat  de  développer  l'anémie 
et  le  rachitisme  dans  d'incalculables  proportions;  les  grandes  épidémies 
nerveuses  du  moyen  âge  provenaient  précisément  de  ce  que  l'on  vivait 
de  racines  et  de  ce  que  l'on  était  vêtu  de  toile  en  toutes  saisons. 

*  U.  Taine,  Lettres  d'un  témoin  de  la  révolution,  p.  233. 


PRISIAIRE.  65 

était  puéril  de  s'arrêter  devant  des  considérations  spé- 
cieuses qui  n'ont  fait  reculer  ni  la  Suisse,  ni  l'Allema- 
gne, ni  la  Suède,  ni  tant  d'autres  pays.  Après  la  révolu- 
tion de  1848,  on  faillit  résoudre  cette  grosse  question; 
l'obligation  était  inscrite  dans  les  projets  de  loi  succes- 
sivement présentés  par  M.  Carnot  (5  juin),  par  M.  Bar- 
thélémy Saint-Ililaire  (15  décembre),  par  M.  Jules  Si- 
mon (5  février  1849).  Ces  différents  projets  furent 
absorbés  et  profondément  modifiés  par  la  loi  du  15  mars 
1850,  —  la  loi  Falloux,  —  qui  établissait  la  liberté  de 
l'enseignement,  mais  passait  l'obligation  sous  silence, 
tout  en  assurant  par  l'article  14  la  gratuité  aux  enfants 
indigents. 

On  peut  savoir  exactement  quelle  part  chacun  des 
gouvernements  qui  se  sont  succédé  en  France  depuis 
soixante  ans  a  prise  à  la  création  des  écoles  ;  on  a  des 
documents  précis  qui,  partant  de  la  fin  de  la  Restaura- 
tion, aboutissent  aux  dernières  années  du  second  Em- 
pire. En  1829,  la  France  possède  30,796  écoles  primaires 
publiques,  —  32,520  en  1852,  —  45,845  en  1850,  — 
55,820  en  1868.  Donc,  en  quarante  ans,  le  chiffre  n'a 
augmenté  que  dun  peu  plus  des  deux  tiers.  Nous  sommes 
loin  encore  à  cette  heure  d'avoir  atteint  le  nombre  total 
des  écoles  qui  seraient  indispensables  pour  satisfaire 
aux  besoins  qui  s'imposent  chaque  jour  avec  une  inten- 
sité croissante  *. 

Pour  bien  se  rendre  compte  du  degré  d'instruction  — 
Qu  d'ignorance  —  de  notre  pays,  il  faut  jeter  les  yeux 
sur  une  carte  dressée  en  1866  au  ministère  de  l'instruc- 
tion pubiïque,  et  représentant  les  départements  teintés 
selon  le  nombre  des  conscrits  illettrés  appartenant  à  la 

'  Dans  un  rapport  sur  l'instruction  primaire  et  secondaire  chez  les 
différents  peuples,  lu  le  29  mai  1873  à  l'Aca  lémie  des  sciences  morales 
et  politiques,  M.  Levasseur  établit  que  sur  quarante-cinq  nalion>  qu'il  .1 
pu  étudiei-,  la  France  arrive  la  vingtième  avec  une  moyenne  de  13  enfanis 
insciits  aux  écoles  primaires  par  100  habitants. 

T.  5 


66  L'ENSEIGNEMENT 

classe  de  1864  :  sept  départements  où  le  nombre  des 
illettrés  est  au-dessous  du  vingtième,  —  onze  où  le 
nombre  varie  entre  le  vingtième  et  le  dixième,  —  vingt- 
deux  flottant  entre  le  dixième  et  le  quart,  vingt-trois 
entre  le  quart  et  le  tiers,  —  vingt-six  où  le  total  des 
illettrés  dépasse  le  tiers  et  même  la  moitié.  Sur  cette 
lamentable  liste,  la  Meurthe  est  au  premier  rang  :  2  illet- 
trés, 3,2  sur  100;  au  dernier,  je  vois  l'Ariége  :  66,65 
sur  100;  la  Seine  n'arrive  que  la  treizième  avec  7,04 
sur  100  ». 

Les  choses  se  sont  bien  peu  modifiées  depuis  cette 
époque.  On  a  fait  de  généreuses  tentatives  pour  doter 
toutes  nos  communes  des  écoles  primaires  dont  elles 
ont  besoin,  mais  on  s'est  brisé  contre  l'apathie  naturelle 
aux  paysans,  contre  l'indifférence  des  municipalités, 
contre  la  vieille  idée  coupable  que  le  temps  passé  à  ap- 
prendre est  du  temps  perdu  qui  ne  rapporte  rien.  Les 
elforts  ont  échoué  surtout  et  échoueront  infailliblement 
encore  contre  des  obstacles  matériels,  qu'il  est  du  de- 
voir du  pays  de  vaincre  à  force  d'argent.  C'est  là  le  plus 
pressé,  il  faut  y  courir.  On  pourra,  sans  difficultés  trop 
sérieuses,  imposer  l'instruction  à  tous  les  enfants  :  les 
parents  qui  n'obéiront  pas  à  la  persuasion  céderont  à 
l'amende  et  aux  peines  coercitives  ;  mais,  si  l'on  veut 
exercer  l'enseignement,  il  faut  deux  choses  indispensa- 
bles :  un  local  pour  abriter  les  élèves  et  un  maître  pour 
les  instruire.  Or  les  écoles  sont  tellement  défectueuses 
que  plus  d'un  paysan  hésiterait  à  y  remiser  son  bétail, 
et  l'on  rétribue  si  misérablement  le  labeur  ingrat  des 
instituteurs,  qu'on  s'expose  à  n'en  plus  trouver  et  à  voir 
tarir  la  source  de  ce  recrutement  si  précieux.  Les  com- 

'  Elle  est  précédée  par  la  Meurthe,  la  Haute-Marne,  le  Doubs,  la  Meuse, 
es  VosgiS,  le  Lias  rUiin,  l'Aube,  le  Jura,  le  Haut-Rhin,  les  Hautes-Alpes, 
la  Côle-il'Or  et  la  Uauie-Saôiie.  La  situation  de  la  Seme  est  meilleure 
aujourd'hui;  elle  deviendra  tout  à  fait  bonne,  si  l'on  perbiste  dans  la 
voie  où  l'on  est  entré. 


PRIMAIRE,  67 

munes,  trop  pauvres  ou  peu  intelligentes,  refusent  de 
payer  ;  on  s'adresse  au  département,  qui  regarde  volon- 
tiers du  côté  des  dépenses  d'apparat  et  fait  la  sourde 
oreille.  C'est  l'État  qu'on  sollicite,  et  il  inscrit  à  son 
budget  une  somme  destinée  à  soutenir  l'enseignement 
primaire. 

En  réunissant  toutes  les  ressources  que  les  communes 
votent  en  rechignant,  celles  que  les  départements  n'o- 
sent pas  refuser,  et  celles  que  le  ministère  de  l'instruc- 
tion publique  est  autorisé  à  consacrer  à  cet  objet,  nous 
arrivons,  pour  la  France  entière,  à  une  somme  qui  n'at- 
teint point  60  millions.  —  L'État  de  New-York,  pour 
une  population  de  4,o8!2,759  habitants,  a  donné  à  l'en- 
seignement 50  millions  en  1870  ^  —  «  Avec  cela,  m'é- 
crit un  homme  de  bien  qui  consacre  sa  vie  à  l'enseigne- 
ment primaire  et  qui  mieux  que  tout  autre  en  a  sondé 
les  plaies,  avec  cela  nous  avons  en  France  des  écoles 
moins  bien  entretenues  que  des  chenils,  des  instituteurs 
moins  bien  payés  que  les  bons  valets  de  ferme,  des  in- 
stitutrices fort  au-dessous,  comme  situation,  des  femmes 
de  chambre  des  chefs-lieux  d'arrondissement.  » 

Les  maîtres  congréganistes  ont  600  francs  par  an, 
mais  la  vie  en  commun  leur  permet  de  subsister  sans 
trop  de  peine.  Quant  aux  laïques,  qui  sont  au  nombre 
de  52,000  environ,  presque  tous  mariés,  la  moitié  ne 
reçoit  pas  pluti  .h  750  à  800  francs  par  an,  un  bon  quart 
a  de  550  à  600  {canes;  reste  un  cinquième  auquel  on 
donne,  — j'ose  ù  iioiiic.  In  dire,  —  450  francs.  Il  ne  faut 
donc  pas  éUn  sur[)i i^«  si.  tious  peine  de  mourir  de  faim, 
ces  n)a]heuroiix  se  fo-ii  sonneurs  de  cloches,  tambours 
pour  crior  les  actes  oublies,  écrivains  à  l'état  civil,  — 
s'ils  vont  iaucher  m  fauciller  avant  que  la  classe  soit 
ouveriu,  —  s'ils  vont  glaner  quand  elle  est  close.  Et  ils 

i 

'  Érnilo  de  Laveleye,  Vlmtruction  du  peuple,  p  36?. 


68  L'ENSEIGNEMENT 

sont  admirables,  ces  hommes  humbles,  supérieurs  au 
milieu  où  ils  vivent,  continuant  malgré  tout  leur  croi- 
sade contre  l'ignorance  ;  le  soir,  gratuitement,  ils  s'en 
vont  dans  les  classes  d'adultes  et  tâchent  d'enseigner 
l'A,  B,  G,  D  à  des  paysans  sournois  qui  leur  rient  au  nez. 
M.  Duruy,  lorsqu'il  était  ministre  de  l'instruction  pu- 
blique, avait  été  ému  d'un  si  ardent  courage  résistant  à 
une  telle  misère  ;  il  demanda  un  subside  pour  récom- 
penser, pour  secourir  environ  25,000  instituteurs  qui  se 
dévouaient  au  delà  de  leurs  forces  ;  on  lui  accorda 
50,000  francs,  —  quarante  sous  par  tête. 

Il  est  facile  de  modifier  cette  situation  et  de  la  rendre 
enfin  tolérable,  car  ce  n'est  qu'une  affaire  d'argent.  Pour 
donner  aux  instituteurs  et  aux  institutrices  un  traite- 
ment minimum  de  1,000  fr.,  il  faudrait  que  le  crédit 
ordinaire  de  l'enseignement  primaire  fût  porté  à  80  mil- 
lions. Avec  celte  somme,  régulièrement  inscrite  aux 
budgets  annuels,  on  arriverait  aisément  à  disposer  d'un 
personnel  excellent;  mais  la  question  du  matériel  reste- 
rait tout  entière  ;  celle-là  est  fort  lourde,  fort  doulou- 
reuse, et  par  cela  même  elle  demande  à  être  résolue 
immédiatement.  Il  faut  réparer  les  écoles  qui  tombent 
en  ruine  et  les  rendre  habitables.  11  faut  en  construire 
des  nouvelles,  les  outiller,  les  meubler,  leur  fournir  les 
instruments  de  travail  sans  lesquels  toute  institution 
est  vaine.  Pour  doter  la  France  des  écoiea  dont  elle  a 
besoin,  quelle  somme  est  nécessaire:  ISO  millions  au 
moins.  Or  le  ministère  de  l'instruction  publique  dispose 
aujourd'hui  de  1,200,000  fr.  pour  venir  eu  aide  aux 
communes  (jui  font  bâtir  des  nw^sn;is  scolaires  '.  Si  cet 
écart  énorme  n'est  pas  comblé  d'ici  à  peu  d'années  pnr 

«  Le  chiffre  de  1,200,000  francs  se  rapporte  à  l'année  iS'd;  le  bvdget 
de  18"3  est  moins  misérable  pour  cet  objet  :  l,700,0i'0  francs  ;  le  bm'f-'et 
de  1874  porte  une  auginentation  notable  s-ir  les  fonds  de  retraite  '".l  '''3 
fonds  de  secours;  le  maximum  des  retraites,  réseivé  aux  inslitiileuis 
primaires  âgés  de  soixante  ans,   pourra  dorénavant  étie  île  500  francs. 


PRIMAIRE.  69 

une  subvention  extraordinaire,  c'est  à  désespérer  de 
l'avenir.  Il  ne  faut  pas  liarder  en  présence  d'un  tel  péril; 
l'argent  ainsi  dépensé  rapportera  de  gros  intérêts  qui, 
bien  employés,  formeront  le  capital  intellectuel  de  la 
France. 

En  ce  qui  touche  l'enseignement  primaire,  Paris  ne 
grèvera  en  rien  le  budget  de  l'État.  Notre  grande  ville, 
si  injustement  calomniée  parfois,  est  une  mère  inépui- 
sable pour  ses  enfants  ;  elle  sait  qu'elle  a  charge  d'âmes, 
et,  si  elle  suit  l'impulsion  qu'elle  s'est  donnée  à  elle- 
même  ,  elle  offrira  un  exemple  admirable.  Elle  ne 
demande  rien  au  gouvernement;  elle  se  suffit,  et  pour 
qu'on  puisse  regagner  le  temps  perdu,  elle  tient  sa  caisse 
toute  grande  ouverte.  Les  instituteurs  et  les  institutrices 
ont  des  émoluments  qui  leur  permettent  de  vivre,  les 
écoles  sont  très-bien  outillées,  le  service  si  important 
de  l'inspection  fonctionne  sans  relâche,  et  les  desiderata 
que  nous  aurons  à  signaler  tiennent  à  un  ordre  de  choses 
imposé  par  la  configuration  même  de  Paris  et  par  l'iné- 
gale répartition  de  sa  population  dans  les  différents 
quartiers. 

La  gratuité  dans  nos  établissements  scolaires  est 
absolue  et  ne  souffre  point  d'exception;  non-seulement 
on  n'exige  aucune  rétribution  pour  l'enseignement,  mais 
on  fournit  aux  élèves  le  papier,  l'encre,  les  plumes,  les 
livres,  les  modèles  d'écriture  et  de  dessin,  les  cartes 
géographiques  et  tous  les  objets  qui  peuvent  être  utiles 
aux  démonstrations  des  instituteurs*.  On  ne  saurait 


•  En  l'absence  d'une  loi  prescrivant  l'obligation,  la  gratuité  est  excel- 
lente ;  elle  sollicite  les  parents  et  les  encourage  à  envoyer  leurs  enfants 
à  l'école;  il  n'y  a  donc  actuellement  que  des  éloges  à  donner  à  cette  me- 
sure. Mais  si  l'obligation  se  trouvait  enfin  imposée  par  un  acte  législatif, 
la  gratuité  indistincte,  telle  qu'elle  est  pratiquée  à  Paris,  me  semblerait 
un  excès,  sinon  un  abus.  L'obligation  implique  la  gratuité  pour  les  indi- 
gents :  cela  suffit.  Le  principe  de  la  gratuité  générale  et  absolue  me 
parait  naître  d'un  sentiment  peu  élevé  ;  faire  payer  l'État  pour  tous,  afin 
que  ceux  qui  ne  peuvent  payer  ne  soient  point  humiliés,  c'est  de  la  mau- 


7»  L'ENSEIGNEMENT 

donner  trop  d'éloges  au  conseil  miinicipoil  et  lui  témoi- 
gner trop  de  gratitude  pour  la  largeur  intelligente  et 
libérale  qu'il  met  à  poursuivre  la  tâche  entreprise.  Il  n'a 
rien  refusé  de  ce  qu'on  lui  a  demandé,  il  a  prévu  les 
exigences  avant  qu'elles  fussent  formulées,  mais  il  con- 
vient de  dire  qu'il  a  trouvé  à  la  tête  de  l'enseignement 
primaire  de  Paris  un  homme  qui  s'est  consacré  à  cette 
œuvre  avec  une  ardeur  et  un  dévouement  sans  bornes.  En 
réunissant  les  ressources  ordinaires  et  extraordinaires, 
municipales  et  départementales,  votées  pour  l'enseigne- 
ment et  généreusement  offertes  par  la  ville,  on  arrive  à 
la  somme  vraiment  imposante  de  30  millions  ;  cela  suf- 
fit, il  ne  s'agit  que  de  continuer*. 

Aussi  quel  excellent  usage  on  a  fait  immédiatement 
de  cette  richesse  !  Bien  vite  on  a  créé  22,000  places  dans 
les  écoles  communales,  on  a  soutenu  l'enseignen  cnt 
libre  par  un  subside  spécial,  augmenté  le  traitement 
du  personnel,  développé  le  matériel  classique,  qui  lais- 
sait tant  à  désirer;  on  a  divisé  les  classes  trop  nombreu- 
ses, organisé  deux  écoles  normales,  ouvert  une  école 
d'apprentis,  enfin  on  a  constitué  un  magasin  scolaire 
qui,  centralisant  tous  les  objets  nécessaires  aux  écoles, 
permet  de  les  distribuer  rapidement,  d'en  surveiller 
l'emploi  et  de  réaliser  de  grosses  économies,  grâce  à 
un  atelier  de  réparations  qui  fonctionne  sans  désem- 
parer. 

vaise  égalité  et  de  la  pitoyable  économie  politique.  On  pourrait  s'inspirer 
de  ce  qui  se  passe  dans  le  grand-duché  de  Bade,  où  renseignement  obli- 
gatoire fonctionne  admirablement.  La  commune  fixe  elle-même  la  rede- 
vance due  par  les  écoliers  et  instruit  gratuitement  les  imligents.  Dans  la 
commune  de  Schwarzach,  par  exemple,  forte  de  16  à  1800  habitants, 
chaque  écolier  paye  un  florin  (2  fr.  15  c.)  par  an;  les  pauvres  sont 
exemptés  de  cette  taxe  minime  sur  la  simple  déclaration  du  bourgmestre. 
Si,  à  Paiis,  les  enfants  dont  les  parents  ne  sont  point  dans  la  misère 
acquittaient  un  droit  annuel  de  six  francs,  on  obtiendrait  une  somme  qu 
ne  s'éloignerait  guère  de  400,000  francs,  couvrirait  les  Irais  de  fourniture 
de  livres,  de  papiers,  etc.,  etc.,  et  permettrait  d'apporter  de  nouvelles 
améliorations  à  nos  écoles. 
♦  La  part  du  département  est  de  1,500,000  francs. 


PRIMAIRE.  71 

11  est  intéressant  de  visiter  ce  magasin,  qui  est  situé 
sur  le  boulevard  Morland,  —  c'est  l'Ile  Louvier,  réunie 
à  la  terre  ferme  depuis  1843, —  et  qui  fait  partie  du 
garde-meuble  de  la  ville.  Lorsque  j'ai  pénétré  dans  la 
cour,  je  me  suis  arrêté  avec  un  serrement  de  cœur  invo- 
lontaire, car  elle  était  pleine  de  tas  de  débris  noircis  et 
comme  carbonisés  qui  représentent  tout  ce  qui  reste  des 
objets  d'art  et  d'orfèvrerie  retrouvés  sous  les  décombres 
de  l'Hôtel  de  Ville  incendié.  Dans  d'immenses  galeries 
divisées  par  des  planchers  de  sapin  entourés  de  barrières 
à  claire-voie  on  a  rassemblé  tous  les  gros  meubles  utiles 
dans  les  classes  :  les  chaires  destinées  aux  professeurs, 
les  tableaux  noirs  et  les  tables  réservées  aux  élèves.  On 
peut  croire  au  premier  abord  qu'il  est  facile  de  taire 
des  tables  et  des  bancs  pour  les  écoliers  ;  c'est  pourtant 
un  problème  qu'il  n'est  pas  toujours  aisé  de  résoudre, 
car  rien  n'est  plus  contraire  à  l'hygiène,  à  la  discipline, 
à  la  morale  même  et  à  la  bonne  tenue  des  classes,  c'est- 
à-dire  à  tout  ce  qui  facilite  l'enseignement,  que  ces  lon- 
gues tables  où  les  enfants  sont  pressés  les  uns  contre  les 
autres,  comme  je  l'ai  vu  dans  une  école  où  douze  enfants, 
assis  devant  une  table  longue  de  3™, 75,  n'avaient  pas  la 
liberté  de  mouvement  nécessaire  pour  pouvoir  écrire. 
Toutefois  il  faut  tenir  compte  de  l'exiguïté  des  classes  et 
du  nombre  des  écoliers;  à  force  de  tâtonner  et  d'étudier 
la  question,  on  s'est  arrêté  à  un  banc-table,  muni  de 
pupitres,  qui  au  maximum  pourra  recevoir  cinq  en- 
fants; et,  toutes  les  fois  que  l'emplacement  le  per- 
mettra, on  isolera  les  élèves  autant  que  possible  en 
créant  pour  chacun  d'eux  une  sorte  de  petit  bureau 
particulier. 

Une  autre  galerie,  séparée  en  un  grand  nozribre  de 
chambrettes,  renferme  les  livres,  les  cahiers,  les  plumes 
de  fer,  les  crayons,  les  ardoises,  les  cartes,  les  sphères, 
les  compendiuras  métriques,  la  craie  et  tout  le  menu 


72  L'ENSEIGNEMENT 

bagage  de  l'écolier.  Cependant  il  ne  suffit  pas  d'outiller 
l'élève,  il  faut  outiller  l'école  ;  il  faut  des  rideaux  aux 
fenêtres,  un  christ  sur  la  muraille,  une  pendule  pour 
indiquer  l'heure,  des  balais  pour  nettoyer  les  classes, 
des  arrosoirs  pour  l'arroser  ;  s'il  y  a  un  jardin,  il  faut 
des  râteaux,  des  louchets  et  des  pelles  ;  je  n'en  finirais 
pas  si  je  voulais  énumérer  tous  les  ustensiles  qui  font 
partie  de  ce  qu'on  appelle  le  mobilier  scolaire.  On  peut 
apprécier  l'activité  de  ce  service  :  en  1872,  on  a  livré 
aux  écoles  des  tables-bancs  représentant  16,149  places, 
500  bureaux  de  maître,  300  bibliothèques,  525  tableaux 
noirs, 2, 461  éponges  à  tableaux,  2,068  paires  de  rideaux  ; 
pour  le  seul  trimestre  de  janvier-avril  1875,  je  compte 
98,754  volumes,  447,050  cahiers  et  434,100  plumes  de 
fer.  Si  les  enfants  de  Paris  ne  s'instruisent  pas,  ils  n'en 
accuseront  pas  leur  outillage,  car  on  ne  le  leur  mar- 
chande guère. 

Grâce  aux  ressources  extraordinaires,  on  a  déjà  créé 
22,000  places,  je  l'ai  dit  tout  à  l'heure;  mais  le  crédit 
n'est  pas  épuisé,  et  l'on  va  en  avoir  25,000  autres  en 
construisant  de  nouvelles  écoles  ^  Lorsque  ce  progrès 
sera  réalisé,  tous  les  enfants  qui  devraient  fréquenter 
les  classes  trouveront-ils  place  sur  les  bancs  de  l'en- 
seignement primaire?  —  Non.  —  D'après  une  statistique 
faite  en  1871,  541  établissements  scolaires  se  subdivi- 
sent ainsi  :  94  salles  d'asile,  dont  65  laïques  et  29  con- 
gréganistes;  125  écoles  de  garçons,  dont  69  laïques  et 
54  congréganistes;  124  écoles  de  filles,  65  laïques  et 
59congréganistes;  ceux-ci  sont  donc  en  minorité,  puis- 
qu'ils ne  dirigent  que  142  établissements,  tandis  que 
les  laïques  en  possèdent  199.  Ces  541  salles  d'asile  et 
écoles  peuvent  recevoir  89,012  élèves*.  Or  le  nombre 

*  Ces  nouvelles  écoles  sont  sur  le  point  d'èlre  livrées  aux  enfants. 
(Janvier  1874.) 

*  Le  nombre  des  élèves  inscrits  en  1875  a  été  de  84,008. 


PRIMAmE.  73 

dos  enfants  en  âge  de  fréquenter  ces  deux  sortes  d'éta- 
blissements est  de  259,517. 

La  différence  est  notable,  elle  dépasse  170,000;  mais, 
pour  rester  dans  la  vérité,  il  faut  se  hâter  d'en  déduire 
102,500  enfants  qui  reçoivent  l'instruction  première 
dans  leur  famille  ou  dans  les  pensionnats,  et  22,000 
auxquels  on  a  fait  place  dans  les  écoles  publiques;  reste 
donc  46,000  enfants  qui,  par  suite  de  l'indifférence  des 
parents  ou  du  défaut  de  vacances  dans  les  écoles,  échap- 
pent aux  bienfaits  de  l'enseignement.  Lorsqu'on  aura 
mené  à  bonne  un  les  travaux  qui  doivent  mettre  23,000 
places  au  service  des  nouvelles  générations,  qu'on  aura 
construit  les  55  écoles  ou  groupes  d'écoles  projetés, 
nous  nous  trouverons  en  présence  de  25,000  pauvres 
petits  êtres  qui  ont  besoin  d'apprendre,  et  pour  lesquels 
la  ville  ne  se  lassera  pas  de  mettre  en  pratique  la 
maxime  divine  :  Slnite  parvidos  ad  me  venire  ^ 

L'enseignement  primaire  distribué  dans  les  salles 
d'asile  et  dans  les  écoles  de  Paris  est  excellent  ;  il  donne 
à  l'enfant  des  notions  générales  suffisantes,  et  le  con- 
duit même  assez  loin  dans  l'histoire,  le  calcul  et  la 
géographie.  Dans  les  salles  d'asile,  où  l'enfant  peut  sé- 
journer de  deux  à  six  ans,  l'instruction  qu'il  reçoit  est 
fort  embryonnaire;  elle  lui  apprend  à  démêler  un  peu 
l'éoheveau  de  ses  pensées,  elle  attire  son  attention  sur 
les  objets  usuels,  elle  l'initie  aux  premieis  principes  de 
la  lecture  et  de  l'écriture,  elle  lui  fait  résoudre  de  très- 
faciles  problèmes  qui  ne  dépassent  pas  la  soustraction; 
par  la  gymnastique  cadencée  qu'elle  lui  impose,  elle 
l'amuse,  rhythme  ses  gestes  et  développe  ses  mouve- 
ments ;  par  les  vers  puérils  qu'elle  lui  fait  chanter  sur 
des  airs  connus,  elle  met  dans  sa  petite  tête  des  voca- 

'  Voyez  l'Instruction  primaire  à  Paris  et  dans  le  département  de 
la  Seine  (1871-1872).  C'est  la  meilleure  page  de  l'histoire  de  la  ville  de 
Paris. 


74  L'ENSEIGNEMENT 

bles  dont  il  demande  l'explication,  des  préceptes  de 
morale  et  d'hygiène  quotidienne;  ne  ferait-elle  que  le 
retenir  et  l'erapêcher  de  courir  dans  les  rues,  elle  lui 
rend  un  service  signalé. 

Rien  n'est  plus  divertissant  à  voir  que  ces  bambins 
rangés  à  la  file,  les  mains  sur  les  épaules  les  uns  des 
autres,  marchant  bruyamment  en  mesure  et  chantant 
sur  l'air  des  Alsaciennes:  Nous  nettoierons  nos  chaus- 
sures et  nous  laverons  nos  mains!  ou  de  les  regarder 
lorsque,  guidés  par  la  baguette  du  moniteur,  ils  brail- 
lent à  tue-tête  :  Ba,  be,  bi,  bo,  bu  !  Parfois,  lorsqu'ils 
reniflent  trop  fréquemment,  on  interrompt  la  leçon  et 
on  leur  dit  :  Mouchez-vous!  Alors,  tous  à  la  fois,  ils  ti- 
rent de  leur  poche  une  loque  informe  et  se  mouchent 
avec  un  ensemble  extraordinaire;  puis  ils  se  remettent 
à  crier  de  plus  belle  :  Ba,  be,  bi,  bo,  bu  !  Il  faut  être  là 
quand  ils  arrivent  de  la  maison  paternelle,  le  petit  pa- 
nier au  bras,  la  mine  fouettée  par  le  froid  du  matin. 
La  directrice,  la  sous-maîtresse,  une  bonne,  les  reçoi- 
vent, les  mènent  près  d'un  grand  lavoir  en  marbre  et 
leur  donnent  des  soins  de  propreté  dont  ils  n'ont  que 
trop  souvent  besoin.  Lorsqu'un  enfant  vient  à  l'asile, 
propret,  débarbouillé,  peigné,  il  affirme  par  ce  seul 
fait  la  moralité  de  sa  famille. 

A  l'école,  c'est  plus  sérieux;  on  ne  chante  plus,  on 
ne  marche  pas  en  cadence;  les  enfants  sont  déjà  de 
petits  personnages  pénétrés  de  l'importance  de  leur 
rôle;  cela  ne  les  empêche  nullement  de  sauter  comme 
des  cabris  pendant  les  récréations,  lorsqu'il  y  a  une 
cour,  ce  qui  ne  se  rencontre  pas  aussi  souvent  qu'on 
pourrait  le  désirer.  Selon  que  les  enfants  sont  plus  ou 
moins  nombreux,  l'école  est  divisée  en  plus  ou  moins 
de  classes  ;  j'en  ai  compté  dix  à  l'école  de  la  rue  Mo- 
rand. La  classe  est  une  grande  salle  éclairée  par  des  vi- 
trages latéraux;  le  maître  est  dans  une  chaire  assez 


PRIMAIRE.  75 

élevée  et  domine  les  écoliers,  qui  sont  assis  sur  des 
bancs  placés  devant  des  tables  munies  d'encriers  ;  sur 
la  muraille  se  détache  l'image  de  Celui  qui  attirait  les 
«nfants  et  qui  a  dit  :  «  Aimez-vous  les  uns  les  autres  ;  » 
puis  sont  accrochés  des  tableaux  noirs,  des  cartes  géo- 
graphiques, des  tableaux  d'histoire  naturelle  élémen- 
taire. Dans  un  coin,  voici  la  petite  bibliothèque,  sur  la- 
quelle on  a  placé  une  sphère  terrestre  ;  plus  loin,  une 
armoire  contient  tous  les  ustensiles  qui  peuvent  servir 
à  démontrer  le  système  métrique,  depuis  le  litre  jusqu'à 
la  chaîne  d'arpentage.  C'est  complet,  et  un  maître  in- 
telligent peut  tirer  un  bon  parti  de  cet  outillage.  Dans 
les  classes  élémentaires,  on  se  contente  de  suspendre 
des  tableaux  de  lecture,  dont  plusieurs  m'ont  paru  con- 
çus sans  méthode  et  trop  au  hasarda 

On  est  assez  silencieux,  les  devoirs  sont  bien  faits, 
les  dictées  sont  bonnes,  l'orthographe  est  très-souvent 
irréprochable  et  le  corps  d'écriture  nettement  formé. 
On  profite  de  toute  occasion  pour  inculquer  aux  enfants 
des  idées  de  morale,  de  respect,  de  sobriété.  Autant 
que  l'école  le  permet,  on  mêle  à  l'enseignement  une 
dose  trés-convenable  d'éducation.  J'ai  entendu  un  insti- 
tuteur raconter  l'histoire  des  patriarches;  arrivé  à  Noé, 
il  sut  parler  de  l'ivresse  en  termes  que  n'aurait  point 
désavoués  un  membre  de  la  Société  de  tempérance.  En 
général,  la  leçon  n'est  qu'une  série  d'explications  re- 
nouvelées qui  met  le  professeur  en  rapports  constants 
et  personnels  avec  ses  élèves  ;  plût  au  ciel  que  ce  sys- 
tème fût  adopté  pour  l'enseignement  secondaire,  car  il 
produit  d'excellents  résultats.   J'ai   été  très-vivement 

•  Ainsi  ceux-ci,  que  j'ai  relevés  dans  une  salle  d'asile  :  «  Le  merle 
noir  et  le  bel  insecte  ;  —  Martin,  tu  es  leste,  ôte  ta  veste  et  saute  à  la 
mer;  —  il  faut  aimer  la  vertu  ;  —  le  brave  monte  à  la  grande  brèche  ;  — 
le  nègre  prépare  le  sucre  si  bon  ;  —  Clémenline  a  du  chagrin.  »  Autant 
que  possible,  les  exemples  de  lecture  doivent  être  composés  de  façon 
à  donner  i  l'enfant  une  notion  utile  quelconque. 


76  L'ENSEIGNEMENT 

frappé  d'entendre  des  fillettes  et  des  garçonnets  de 
douze  à  treize  ans,  interrogés  par  moi  au  hasard,  ré- 
pondre très-lestement  et  sans  erreur  à  des  questions 
sur  les  régnes  de  Charles  VI  et  de  Louis  XI.  J'ai  renou- 
velé l'expérience  dans  plusieurs  écoles,  laïques  ou  con- 
gréganistes,  et  j'ai  emporté  cette  conviction,  qu'une 
causerie  du  maître,  interrogeant  tous  ses  élèves  à  la 
fois,  excitant  leur  émulation,  posant  la  question  et  di- 
sant: Qui  veut  la  résoudre?  est  un  mode  d'enseigne- 
ment qui  anime  l'écolier,  l'occupe,  le  réveille  et  lui  ap- 
prend —  toute  l'éducation  est  là  —  à  faire  un  effort 
sur  lui-même. 

Le  programme  d'études  rédigé  par  la  direction  de 
l'enseignement  primaire,  le  journal  des  classes,  l'ordre 
des  exercices  imposés,  sont  suivis  à  la  lettre  ;  mais 
tant  vaut  le  maître,  tant  vaut  l'école,  et  les  instituteurs 
qui  ne  voient  dans  la  pédagogie  qu'une  hesogne  rebu- 
tante n'auront  jamais  que  de  fort  médiocres  élèves, 
tandis  que  ceux  qui  aiment  leur  métier,  qui  sentent 
qu'ils  remportent  une  victoire  toutes  les  fois  qu'ils  fé- 
condent les  facultés  natives  de  l'enfant,  qui,  en  un  mot, 
ont  le  feu  sacré,  obtiennent  de  leurs  écoliers  de  véri- 
tables tours  de  force. 

Dans  la  rue  Neuve-Coquenard,  au  fond  de  l'impasse 
de  l'école,  un  instituteur  laïque  a  su  inspirer  la  pas- 
sion de  la  géographie  aux  enfants  qu'il  dirige,  et  avec 
eux  il  a  créé  un  chef-d'œuvre.  Sur  les  murailles  du 
préau  il  a  fait  peindre  par  des  élèves  de  douze  à  qua- 
torze ans  dix-neuf  grandes  cartes  géographiques  et 
vingt  et  une  plus  petites.  On  ne  s'est  pas  contenté  de 
figurer  les  cinq  parties  du  monde,  on  a  pris  l'Europe, 
on  a  pris  la  France,  et  on  les  a  représentées  aux  dilfé- 
rentes  phases  de  leur  histoire;  de  plus,  des  tableaux 
réellement  peints  et  dessinés  donnent  la  hauteur  com- 
parative des  montagnes  et  le  cours  des  principaux 


PRIMAIRE.  77 

fleuves  du  monde.  Ce  travail  est  admirable  et  a  dû  exi- 
ger des  études  très-sérieuses  de  la  part  de  ceux  qui 
l'ont  exécuté.  —  Ces  tableaux,  qui  couvrent  les  murs 
du  préau,  c'est-à-dire  de  l'endroit  où  les  enfants  man- 
gent, où  ils  déposent  leurs  casquettes,  où  ils  jouent, 
sont  donc  dans  l'endroit  le  plus  exposé  aux  avaries  de 
toute  sorte; —  eh  bien!  toutes  ces  belles  cartes  sont 
indemnes,  pas  une  d'elles  ne  porte  seulement  trace 
d'un  coup  de  crayon;  —  en  me  rappelant  la  façon  ou- 
trageuse  dont  nous  avions  l'habitude  de  traiter  les  murs 
du  collège,  je  n'en  croyais  pas  mes  yeux. 

Il  est  impossible  d'étudier  attentivement  les  écoles 
primaires  sans  reconnaître  que  la  femme  possède  des 
facultés  pédagogiques  bien  supérieures  à  celles  de 
l'homme;  chez  elle,  c'est  comme  un  instinct;  tout  con- 
court à  le  développer  :  sa  mission  naturelle  et  ses  goûts. 
Pendant  que  le  petit  garçon  casse  le  nez  de  son -pantin 
et  lui  ouvre  le  ventre  pour  voir  ce  qu'il  y  a  dedans,  la 
petite  fdle  dorlotte  sa  poupée,  la  couche,  la  soigne,  la 
gronde,  l'instruit,  et  bien  souvent  lui  fait  une  morale 
dont  elle-même  aurait  besoin.  Cette  sorte  de  maternité 
latente  qui  domine  toujours  la  femme  et  la  dirige  ap- 
paraît chez  des  institutrices  de  vingt  ans  et  chez  des 
sœurs  de  charité.  Les  Américains  et  les  Suédois  ne  l'i- 
gnorent pas,  car  c'est  aux  femmes  qu'ils  confient  l'édu- 
cation des  enfants  des  deux  sexes  jusqu'à  l'à^ie  de  douze 
ans,  et  ils  font  bien.  Du  reste,  comme  écolières,  les  pe- 
tites filles  sont  plus  intéressantes  que  les  petits  garçons  ; 
bien  plus  que  ceux-ci  elles  sont  ambitieuses,  ardentes, 
primesautières;  elles  veulent  tout  apprendre  et  deman- 
dent toujours  à  répondre,  même  quand  elles  ne  savent 
rien.  Klles  ont  de  jolies  mines  effarouchées  lorsqu'on  les 
gronde,  et  pendant  les  récréations  elles  causent  entre 
elles,  se  groupent  comme  pour  se  recevoir  mutuelle- 
ment et  se  divertissent  fort  à  jouer  à  «  la  madame  ». 


78  L'ENSEIGNEMENT 

Lorsque  l'on  pénètre  dans  une  école  de  filles,  que 
l'on  voit  les  escaliers  cirés,  les  vitres  bien  transparentes, 
les  tables  très-nettes,  il  est  inutile  de  demander  si  l'on 
est  chez  des  congréganistes  ou  des  laïques  :  on  est  dans 
une  maison  dirigée  par  les  sœurs  de  Saint-Yincenl-de- 
Paul.  Elles  n'ont  pas  d'autre  coquetterie,  mais  elles  sa- 
vent la  pousser  jusqu'aux  extrêmes  limites  du  possi- 
ble; la  classe  est  moins  morose,  les  cuivres  reluisent, 
des  rideaux  éclatants  de  blancheur  tombent  le  long  des 
fenêtres,  chaque  encrier  est  entouré  d'une  rondelle  de 
drap  qui  épargne  bien  des  taches  au  pupitre,  et  contre 
la  muraille,  à  la  place  d'honneur,  s'élève  une  statuette 
de  la  Vierge  environnée  de  fleurs  en  clinquant.  Elles 
sont  charmantes  avec  les  enfants,  ces  saintes  filles,  et 
s'en  font  adorer,  ce  qui  rend  le  travail  de  la  classe  sin- 
gulièrement facile;  alertes,  fort  jeunes  pour  la  plupart, 
assez  fières  de  la  bonne  tenue  des  salles,  elles  vont  et 
viennent  à  travers  les  bancs  avec  une  prestesse  élégante 
que  leur  gros  vêtement  de  laine  n'alourdit  pas,  donnant 
un  conseil,  corrigeant  une  faute,  très-gaies,  toujours 
souriantes  et  fort  occupées  de  leur  jeune  troupeau. 

Dans  une  de  ces  maisons,  j'ai  été  reçu  par  la  supé- 
rieure; j'ai  vu  une  femme  d'une  cinquantaine  d'années, 
de  façons  exquises,  aux  traits  fins,  aux  yeux  spirituels 
et  doux.  Je  l'ai  regardée,  et  j'ai  reconnu  une  femme  que 
j'avais  rencontrée  jeune  fille  dans  le  monde  au  temps 
de  ma  jeunesse.  Son  entrée  en  religion  avait  fait  un 
certain  bruit  jadis  ;  elle  s'est  consacrée  au  dur  labeur 
de  soigner  les  malades,  de  secourir  les  pauvres,  d'élever 
les  enfants.  11  y  a  dans  la  pâleur  profonde  de  son  visage 
et  dans  son  sérieux  sourire  la  sérénité  d'une  âme  ap- 
puyée sur  des  réalités  inébranlables;  sous  l'humble  cor- 
nette et  sous  la  robe  de  bure  de  la  religieuse,  elle  cache 
un  grand  nom  et  un  cœur  que  la  charité  dévore.  Je  me 
suis  éloigné  sans  lui  laisser  soupçonner  que  je  l'avais 


PRIMAIRE.  79 

reconnue  ;  ai-je  besoin  de  dire  que  son  école  mérite 
d'être  citée  comme  modèle? 

En  général,  le  personnel  enseignant  employé  dans  les 
établissements  communaux  de  Paris  ne  mérite  que  des 
éloges;  il  y  a  bien,  par-ci  par-là,  quelque  directrice  qui 
ne  serait  pas  fâchée  de  laisser  entrevoir  qu'elle  descend 
des  Mérovingiens,  ou  quelques  directeurs  qui  n'ont  d'au- 
tres moyens  de  discipline  que  «  la  majesté  du  regard  », 
—  le  mot  m'a  été  dit  ;  —  mais  ce  sont  là  des  défauts  mi- 
nimes, défauts  de  surface  qui  n'altèrent  en  rien  la  qua- 
lité réelle,  le  dévouement  sans  relâche  dont  les  institu- 
teurs et  les  institutrices  font  preuve  à  tous  les  degrés. 

Si  les  maîtres  sont  bons,  si,  pour  la  plupart,  les  éco- 
liers sont  attentifs,  si  l'enseignement  est  très-bien  com- 
biné et  habilement  donné,  que  manque-t-il  donc  à  beau- 
coup de  nos  écoles  pour  être  parfaites  ?  Il  leur  manque 
tout  simplement  d'être  appropriées  à  l'objet  en  vertu 
duquel  elles  ont  été  créées, —  il  leur  manque  d'être  des 
écoles.  Celles  qui  ont  été  construites  exprés  dans  les 
quartiers  nouvellement  annexés,  ou  dans  ceux  que  l'on 
a  vivifiés  en  y  traçant  de  larges  voies  de  communication, 
sont  excellentes.  Elles  ont  été  bâties  en  vue  d'un  but 
défini  qui  a  été  parfaitement  atteint.  Les  écoles  de  la  rue 
de  Puebla,  de  la  rue  Malesherbes,  de  la  place  de  la  mai- 
rie au  XIV''  arrondissement,  la  salle  d'asile  de  la  rue 
Leclerc,  de  la  Tombe-Issoire,  sont  irréprochables;  on  y 
trouve  des  préaux,  des  cours  phintées,  de  vastes  classes, 
de  l'air  et  de  l'espace,  c'est-à-dire  de  l'hygiène  et  une 
surveillance  possible. 

Il  n'en  est  point  ainsi  partout.  Piue  Morand,  dans  le 
populeux  quartier  de  la  Hoquette,  où  les  enfants  ané- 
miques et  faibles  ont  besoin  de  soleil  et  de  verdure, 
l'école,  remarquablement  tenue  du  reste,  renfermait 
9^5  enfants  le  jour  où  je  l'ai  visitée,  —  j'en  ai  compté 
98  dans  une  seule  classe,  —  et  pour  toute  cette  mar- 


80  L'ENSEIGNEMENT 

maille  turbulente  et  joueuse,  qu'on  entasse  dans  des 
salles  étroites,  mal  distribuées,  insuffisantes  à  tous  les 
points  de  vue,  on  dispose  de  deux  petites  cours  dont  l'en- 
semble présente  447  mètres  carrés,  emplacement  bon 
pour  la  récréation  de  25  ou  de  50  enfants. 

Mais  il  est  un  arrondissement  de  Paris,  —  le  plus 
riche  peut-être,  —  où  les  écoles,  les  salles  d'asile  sont 
vraiment  lamentables  :  c'est  le  deu^iôme.,  qui  forme  une 
sorte  de  triangle  dont  la  base  est  le  boulevard  Sébasto- 
pol,  et  dont  le  sommet  aboutit  au  point  d'intersection 
des  boulevards  de  la  Madeleine  et  des  Capucines,  par  la 
rue  aux  Ours,  la  rue  Neuve-des-PetitsChamps,  les  bou- 
levards des  Italiens,  Poissonnière  et  Bonne-Nouvelle. 
Certes,  dans  le  groupe  parisien,  c'est  là  un  des  plus  ac- 
tifs, un  des  plus  commerçants,  un  des  mieux  peuplés; 
c'est  précisément  cela  qui  fait  les  écoles  si  défectueuses. 
En  effet,  s'il  n'a  pas  été  difficile  de  trouver  de  vastes  ter- 
rains dans  les  quartiers  excentriques  où  la  propriété  n'a 
qu'une  valeur  restreinte,  il  n'est  pas  commode  de  dé- 
couvrir les  emplacements  convenables  pour  une  école 
dans  cet  immense  écheveau  de  rues  étroites,  où  les  mai- 
sons à  cinq  ou  six  étages  sont  si  pressées  qu'elles  sem- 
blent empiéter  les  unes  sur  les  autres.  Aussi  a-t-on  été 
obligé  d'utiliser  les  locaux  que  la  ville  possédait,  et  ils 
sont  affreux. 

Rue  de  la  Lune,  dans  une  maison  de  physionomie 
douteuse,  on  pousse  une  porte  bâtarde,  on  gravit  un  es- 
calier fermé  d'une  petite  barrière,  et  l'on  arrive  à  une 
école  telle  qu'il  faut  le  génie  de  sœurs  de  Saint-Vincent- 
de-Paul  pour  réussir  à  l'utiliser.  Rue  du  Sentier,  grandes 
salles  il  est  vrai,  mais  pas  de  cour,  pas  de  jardin  pour 
les  enfants  ;  un  préau  sans  lumière,  qu'on  est  forcé  de 
consacrer  à  une  classe  supplémentaire,  car  il  y  a  plus 
d'écoliers  que  de  places  normales.  Cour  des  Miracles, 
dans  cette  ancienne  truanderie   du    moyen   âge ,  où 


PRIMAIRE.  81 

Louis  XVI  avait  voulu  établir  le  marché  à  la  marée  et 
aux  salines  *,  le  spectacle  est  navrant  ;  il  est  vraiment 
cruel  de  retenir  des  enfants  au  milieu  de  conditions  pa- 
reilles. La  maison  scolaire  occupe  tout  le  fond  de  la 
place  :  au  rez-de-chaussée  une  salle  d'asile  ;  au  second 
étage  deux  écoles,  les  garçons  d'un  côté,  les  filles  de 
l'autre. 

La  salle  d'asile  n'a  pas  de  jardin,  pas  même  une  de 
ces  petites  cours  de  souffrance  comme  il  en  existe  sou- 
vent à  Paris  entre  les  maisons  mitoyennes  ;  dans  un  préau 
sans  jour  et  sans  lumière,  infecté,  malgré  tous  les  soins 
imaginables,  par  le  voisinage  immédiat  d'une  certaine 
chambrette,  on  réunit  150  enfants  de  deux  à  six  ans.  On 
a  beau  les  débarbouiller  constamment,  ils  sont  toujours 
malpropres  ;  on  dirait  que  cette  vieille  masure  les  salit 
d'elle-même.  Les  exercices  qu'on  leur  fait  faire,  les 
mouvements  gymnastiques  dont  on  cherche  à  les  amu- 
ser, ne  remplacent  pas  le  jeu  au  grand  air,  qui  est  in- 
dispensable à  des  bambins  de  cet  âge.  Ils  sont  tristes, 
ils  s'ennuient,  ils  s'endorment  malgré  eux  dans  la  lourde 
atmosphère  qui  les  oppresse.  II  y  a  plus  :  le  danger  du 
séjour  dans  ce  mauvais  local  se  révèle  parfois  d'une  fa- 
çon redoutable.  Un  enfant  a  mal  aux  yeux,  puis  un  se- 
cond, puis  un  troisième,  tout  à  coup  une  épidémie 
ophlhalmique  se  déclare,  et  l'on  ne  voit  plus  que  de  pau- 
vres petites  paupières  rouges  et  tuméfiées.  On  appelle 
un  médecin,  on  le  consulte;  il  répond  :  Démolissez 
votre  salle  d'asile  et  construisez-en  une  autre.  —  Comme 
ce  sont  là  des  remèdes  qu'on  ne  trouve  pas  chez  l'apo- 
thicaire du  coin,  les  petits  continuent  à  souffrir. 

Les  écoles  sont  dans  des  conditions  semblables.  On 
gravit  deux  étages  pour  arriver  à  celle  des  filles,  et 
quand  on  demande  où  jouent  les  enfants,  on  vous  con- 

*  Voir  tome  IV,  chap.  xviii,  la  Mendicilé. 

T.  0 


82  L'ENSEIGNEMENT 

duit  dans  un  vaste  grenier,  où  les  murs  latéraux  sont 
embarrassés  de  grosses  poutres,  dont  on  a  jeté  les  re- 
fends par  terre  pour  en  l'aire  une  seule  pièce,  si  grande 
maintenant,  si  disproportionnée,  que  le  plancher  a  trop 
de  volant,  et  qu'il  s'effondrerait  sur  l'étage  inférieur  si 
les  enfants,  toujours  surveillés,  n'étaient  forcés  de  mo- 
dérer leurs  ébats,  La  directrice  demeure  dans  la  maison; 
j'ai  traversé  son  appartement,  il  y  pleuvait.  11  y  a  là  un 
danger  permanent  dont  il  est  temps  de  se  préoccuper  ; 
mie  telle  école  ne  peut  plus  subsister  dans  Paris,  elle 
est  en  contradiction  flagrante  avec  les  efforts  généreux 
que  l'on  lait  chaque  jour  pour  développer  l'enseigne- 
ment primaire.  11  faut  tout  simplement  prendre  cette 
laide  Cour  des  Miracles,  et  y  créer  un  groupe  scolaire 
modèle,  qui  est  dû  à  un  quartier  très-laborieux,  très-in- 
téressant, et  dont  les  contributions  directes  s'élèvent  à 
une  somme  considérable  (H  ,152,046  francs  84  centimes, 
pour  1873). 

Les  enfants  reçoivent  donc  dans  nos  écoles  de  Paris, 
malgré  l'état  défectueux  de  quelques-unes  d'entre  elles, 
une  instruction  très-sérieuse  et  vraiment  bonne  *.  Beau- 
coup n'en  profitent  pas  encore  :  nous  avons  cité  des 
chiffres  ;  il  suffit  du  reste  de  parcourir  certauis  arron- 
dissements, de  voir  les  gamins  jouer  dans  les  rues,  pour 
se  convaincre  que  toutes  les  familles  n'ont  pas  compris 
la  nécessité  de  l'enseignement  ;  mais  cet  enseignement 
profite  moins  qu'on  ne  pourrait  le  croire  à  ceux  qui  l'ont 
recherché.  Vers  quatorze  ou  quinze  ans,  l'enfant  quitte 
les  classes  et  entre  à  l'atelier.  D'autres  objets  sollicitent 

*  A  l'exposition  universelle  de  Vienne,  la  ville  de  Paris  a  obtenu  le 
diplôme  d'honneur  pour  l'enseignement  primaire;  deux  autres  pays  ont 
été  seuls  jugés  dignes  de  celte  haute  récompense  :  la  Saxe  et  la  Suède, 
si  célèbres  par  l'admirable  mouvement  qu'ils  ont  imprimé  depuis  long- 
temps à  l'instruction  populaire.  Le  directeur  de  l'enseignement  primaire 
en  Saxe,  M.  le  conseiller  aulique  Borneman,  écrivait  récemment,  dans 
une  lettre  publiée  par  le  journal  le  Temps,  que  depuis  l'Exposition  de 
186'!  Paris  avait  fait  des  progrès  <  vraiment  merveilleux  ». 


PRIMAIRE.  83 

•son  attention,  d'autres  soucis  l'occupent,  et  bien  souvent 
—  trop  souvent  —  le  bénéfice  des  années  scolaires  est 
anéanti,  le  souvenir  s'efface,  et  de  ce  qu'on  avait  appris 
jadis  il  ne  reste  plus  rien.  Quelques-uns,  plus  perspi- 
caces ou  plus  ambitieux  que  les  autres,  suivent  les 
classes  d'adultes,  ouvertes  le  soir  pour  les  ouvriers; 
mais  le  cabaret  et  le  reste  ont  tant  de  sollicitations  qu'il 
faut  presque  admirer  les  jeunes  gens  qui,  libres,  ne  dé- 
sertent pas  tout  à  fait  l'école.  Pourtant  la  ville  de  Paris 
ne  marchande  guère  les  encouragements;  si  elle  a  trouvé 
un  écolier  studieux  et  bon  sujet,  elle  le  fait  entrer  à 
l'école  Chaptal,  d'où  il  peut  entrer  à  l'École  centrale  ou 
même  à  l'École  polytechnique.  Dans  les  deux  cas,  la  ville 
n'abandonne  pas  son  pupille  :  conjointement  avec  le  mi- 
nistre de  l'agriculture  et  du  commerce  ou  le  ministre 
de  la  guerre,  elle  lui  fournit  une  bourse  qui  lui  permet 
de  sortir  de  ce  long  apprentissage  gratuit  avec  le  diplôme 
€U  le  grade  d'ingénieur. 

Mercier  écrivait  de  son  temps  :  «  Avec  des  nourrice?, 
des  gouvernantes,  des  précepteurs,  des  collèges  et  des 
couvents,  certaines  femmes  ne  s'aperçoivent  presque  pas 
qu'elles  sont  mères.  »  Mercier  ne  pouvait  parler  que  des 
femmes  riches;  que  dirait-il  aujourd'hui  en  voyant  que 
Paris  accepte,  recherche  cette  délégation  de  maternité. 
A  l'enfant  qui  vient  de  naître,  elle  ouvre  les  crèches  *  et 
l'y  garde  jusqu'à  l'âge  de  deux  ans  ;  de  deux  ans  à  six  ans, 
elle  l'admet  dans  les  salles  d'asile;  de  six  ans  à  quatorze, 
elle  lui  donne  l'enseignement  dans  ses  écoles;  plus  tard, 
elle  peut  l'initier  à  l'enseignement  secondaire  à  Turgot, 
à  Chaptal,  à  Rollin,  et  le  suivre,  en  subvenant  à  ses  be- 
soins, sur  les  bancs  des  écoles  supérieures.  En  réalité 
on  ne  peut  mieux  faire. 

*  Les  crèches  sont  une  fondation  due  à  l'initiative  individuelle;  la  vlUe 
ne  leur  donne  qu'une  modeste  subvention  annuelle  de  600  francs.  Cette 
œnvre  a  été  établie  à  Paris  en  1844  par  M.  Harbeau. 


84  L'ENSEIGNEMEIST 

Les  maires,  de  leur  côté,  ne  sont  pas  restés  oisifs;  ils 
se  sont  associés  dans  la  mesure  des  ressources  dont  ils 
pouvaient  disposer  aux  efforts  accomplis  par  l'autorité 
dirigeante.  Dans  presque  tous  les  arrondissements,  on 
est  parvenu  à  créer,  à  l'aide  de  dons  volontaires,  une 
caisse  des  écoles.  Cette  institution,  si  elle  est  développée 
avec  persistance,  rendra  de  grands  services.  Grâce  à 
elle,  on  pourra  augmenter  l'outillage  scolaire  et  distri- 
buer partout  ces  tableaux  d'histoire  naturelle  élémen- 
taire dont  j'ai  déjà  parlé  ;  on  pourra  donner  aux  enfants 
des  vêtements,  des  chaussures  et  certains  médicaments, 
tels  que  l'huile  de  foie  de  morue  et  le  vin  de  quinquina, 
dont  ils  n'ont  que  trop  besoin  pour  combattre  leur  dé- 
bilité constitutive  ;  on  pourra  leur  remettre,  au  lieu  de 
livres  de  prix,  des  livrets  de  caisse  d'épargne  qui  seront 
un  encouragement  pour  eux  et  pour  leurs  parents  ;  on 
les  fera  soigner  gratuitement  lorsqu'ils  seront  malades, 
et  l'on  arrivera  même  à  leur  ouvrir  des  carrières  indus- 
trielles que  la  pauvreté  leur  interdit. 

Malheureusement,  pour  remplir  la  caisse,  c'est  à 
l'initiative  individuelle  qu'on  s'adresse,  —  avec  discré- 
tion afin  de  ne  point  l'effaroucher,  car  on  sait  qu'elle  est 
volontiers  récalcitrante.  C'est  là  cependant  une  œuvre 
sérieuse  et  très-bonne,  à  laquelle  il  est  généreux  et  oppor- 
tun de  s'associer.  Il  m'est  pénible  de  dire  qu'elle  est 
accueillie  avec  indifférence,  et  que  dans  certains  arron- 
dissements, malgré  le  dévouement  et  l'appel  réitéré  des 
maires,  elle  ne  produit  pas  ce  qu'on  est  légitimement  en 
droit  d'attendre.  Je  prendrai  pour  exemple  le  Vlll''  arron- 
dissement, —  je  le  connais  spécialement,  et  je  n'avance 
rien  d'excessif  en  disant  que  c'est  un  des  plus  riches  de 
Paris;  —  en  1872,  on  n'y  a  récolté  que  20,590  francs 
offerte  par  251  donateurs;  c'est  fort  médiocre  et  peu  en 
rapport  avec  les  grandes  habitations  des  Champs-Elysées, 
du  boulevard  llaussmann,  du  boulevard  Malesherbcs  et 


PRIJI.VIRE.  85 

du  faubourg  5îaint-IIonoré.  L'œuvre  cependant  est  plus 
intéressante  que  nulle  autre,  car  c'est  sauver  les  hommes 
que  de  protéger  l'enfance  *. 

Ce  grand  mouvement,  qui  part  de  la  direction  de  l'en- 
seignement primaire  à  la  ville,  qui  est  noblement 
encouragé  par  le  conseil  municipal  et  favorisé  par  les 
maires,  atteindra-t-il  son  entier  développement  sans 
rencontrer  d'obstacles  ?  Je  voudrais  pouvoir  l'affirmer, 
mais  nous  avons  vu  poindre  une  question  qui  peut 
paralyser  tant  de  beaux  efforts.  Beaucoup  d'esprits 
sérieux  veulent  que  l'instruction  soit  exclusivement  laï- 
que. 11  ne  faut  pas  se  faire  illusion,  il  ne  s'agit  pas  seu- 
lement de  rapporter  la  loi  du  45  mars  1850  et  de  dépos- 
séder les  congréganistes  du  droit  d'enseigner;  on  veut 
aller  beaucoup  plus  loin,  et  supprimer  de  l'éducation 
tout  ce  qui  a  trait  à  la  religion  catholique,  car  l'en- 
seignement laïque  actuel  comporte  l'étude  de  l'histoire 
sainte  et  du  catéchisme. 

Or  je  crois  qu'à  tous  degrés  l'enseignement  doit  être 
libre,  parce  que  la  liberté  crée  la  concurrence,  que  la 
concurrence  détermine  l'émulation,  et  que  l'émulation 
engendre  le  progrès.  Tout  corps  privilégié  s'endort  fata- 
lement dans  ce  qu'il  appelle  la  tradition,  c'est-à-d're 
dans  la  paresse,  etneproduitplus;onsasse,  on  resscs  e, 
et  l'on  tourne  dans  le  même  cercle  où  les  esprits  les 
plus  vifs  ne  tardent  pas  à  s'étioler.  Il  est  donc  fort  utile 
que  l'Université  et  le  clergé  se  trouvent  face  à  face,  ne 
serait-ce  que  pour  se  réveiller  mutuellement;  mais,  à  un 
autre  point  vue,  on  peut  être  surpris  que  cette  question 
ait  été  soulevée,  car  il  ya  autant  d'intolérance  à  empêcher 
un  homme  d'aller  à  la  messe  qu'aie  forcer  d'y  aller.  Ce 
qu'il  y  a  d'inconcevable,  c'est  que  ceux  qui  demandent 

*  Le  zèle,  déjà  fort  tiède  des  premiers  jours,  s'est  encore  ralenli  ;  du 
1"  décembre  iH'ii  au  1"  décembre  1873,  la  caisse  des  Écoles  du  Vill*  ar- 
rondissement n'a  reçu  que  15,571  fr.  45  ceniimes. 


8i)  L'ENSEIGNEMENT 

l'enseignement  exclusivement  laïque  se  disent  volontiers- 
libres  penseurs.  La  liberté  est  une  ;  on  fait  acte  de  libre 
pensée  en  croyant  à  une  religion  quelconque,  tout  aussi 
bien  qu'en  ne  croyant  à  rien  du  tout.  On  semble  n'avoir 
jamais  compris,  en  France,  que  la  liberté  est  le  droit 
qui  appartient  à  chacun  de  se  conduire  selon  ses 
inspirations  intimes  en  se  conformant  aux  lois.  Décréter 
un  enseignement  spécialement  laïque  ou  spécialement 
religieux,  c'est  commettre  un  attentat  contre  la  li- 
berté de  conscience,  la  plus  précieuse  de  toutes,  car 
c'est  elle  qui  forge  l'homme  pour  le  grand  combat  de 
la  vie. 

Je  crois,  en  outre,  que  les  promoteurs  de  ce  mauvais 
projet  vont  diamétralement  contre  le  but  qu'ils  pour- 
suivent. Il  est  facile  de  dire,  comme  un  savant  célèbre, 
que  Dieu  est  une  hypothèse;  mais  le  néant  aussi  est  une 
hypothèse,  et  entre  les  deux  on  nhésitera  pas.  —  Lorsque 
j'entre  dans  une  école  tenue  par  des  sœurs  de  Saint- 
Vincent-de-Paul,  je  ne  leur  demande  pas  quel  Dieu  elles 
adorent  ;  j'écoute  la  morale  qu'elles  professent ,  je 
m'incline,  j'admire  et  j'estime  que  celte  morale  n'a 
jamais  fait  que  du  bien  aux  enfants.  Les  gens  de  foi 
médiocre,  les  indifférents  même  se  rejetteront  vers  l'en- 
seignement religieux  dès  qu'on  tentera  de  le  supprimer. 
Si  l'on  veut  imposer  l'école  où  l'on  démontrera  que  l'a- 
venir de  l'au-delà  n'est  fait  que  de  néant,  chacun  recher- 
chera la  doctrine  qui  affirme  que  l'effort  sur  soi-même, 
la  victoire  sur  ses  mauvais  instincts,  le  redressement 
de  sa  propre  nature,  les  bonnes  actions  trouveront  plus 
tard  une  récompense  éclatante  ;  on  se  dira  qu'à  tout 
prendre,  et  dans  l'incertitude  où  flotte  lapenséchumaine, 
il  vaut  encore  mieux  essayer  de  gagner  le  paradis  et  de 
retrouver  ses  chers  morts,  que  de  marcher  vers  l'anéan- 
tissement. Si  ce  mouvement  s'accentue,  ce  seront  les 
congréganistes  qui  en  profiteront,  car  on  ira   "crs  l'école: 


SECOIS'DAinE.  87 

qui  enseigne  la  vie  futuro  et  promet  des  cûmpensations 
à  cette  vie  terrestre. 


II.    —   SECONDAIRE. 

Crise.  —  Le  vers  latin  et  la  question  ministérielle.  —  Pesanteur  de  la 
tradition.  —  Reconstitution  de  l'L'niversité.  —  Les  pères  jésuites.  — 
Méthode  superficielle.  —  Enseignement  mécanique.  —  La  mémoire 
substituée  au  raisonnement.  —  Savantasses.  —  Absurdités  des  métho- 
des. —  Le  que  retranché.  —  Conséquences  du  système.  —  Nul  ne  tra- 
vaille. —  Vévangile  de  l'enfance.  —  Subslituer  les  conférences  aux 
classes.  —  Le  concours  général.  —  Origine.  —  Prix  en  1703.  —  Rivalité 
des  chefs  de  collèges  et  d'institutions.  —  Les  plus  forts.  —  Question 
vitale  pour  les  maîtres  de  pension.  —  Les  racoleurs.  —  1200  francs  de 
rente.  —  Résultats  du  concours  général.  —  Tentative  Fortoul.  —  La 
bifurcation.  —  On  est  résolu  à  supprimer  l'Lniversilé.  —  M.  Foitoul 
la  sauve.  —  «  Changer  ou  mourir.  »  —  Les  recteurs. —  Circulaire  du 
15  novembre  1854.  —  M.  Jules  Simon.  —  Circulaire  du  2"  septembre 
1872.  —  Haro.  —  Conséquences  forcées.  —  Encore  le  vers  latin.  —  La 
circulaire  est  trop  réservée.  —  Elle  désigne  le  but  et  n'ose  y  toucher. 
—  Le  discours  latin.  — Nulle  concordance  entre  les  idées  et  les  voca- 
bles. —  Métaphores.  —  Vice  matériel.  —  Agglomération  périlleuse.  — 
Le  collège  Louis-le-Grand.  —  29  professeurs,  117:»  élèves.  —  Le  bacca- 
lauréat es  lettres.  —  Matières  d'examen.  —  Le  doyen  des  lettres  fran- 
çaises. —  Ignoiance.  —  Il  faut  excuser  —  Indulgence.  —  Le  phéni- 
coptére  est  un  poisson.  —  Langues  vivantes.  —  Deux  baccalauréats.  — 
Pas  de  cours  d'arabe  à  Sainl-Cyr.  —  Résultais  généraux  de  l'enseigne- 
ment secondaire.  —  Les  goùls  des  classes  éclairées.  —  Les  pelits- 
crevés.  —  Orphée  aux  enfers.  —  Homère  aux  Quinze-Vingts. 

L'enseignement  secondaire  ressemble  en  ce  moment 
à  certains  malades  :  il  subit  une  crise  ;  il  en  sortira 
vivifié  ou  mort.  Si  l'enseignement  primaire  est  destiné  à 
développer  l'enfant,  le  but  de  l'enseignement  secondaire 
est  de  former  l'homme  ;  on  peut  reconnaître,  sans  être 
pessimiste,  qu'il  remplit  fort  mal  sa  tâche  depuis  long- 
temps déjà.  Plus  que  toute  autre  chose,  jusqu'à  présent 
du  moins,  il  est  une  arme  entre  les  mains  des  partis  ;  le 
Gratins  ad  Pamassum  a  été  tout  à  coup  élevé  à  la  hau- 
teur d'une  institution  et  la  question  des  vers  latins  est 
devenue  une  question  ministérielle;  on  aurait  pu  en 
sourire  si,  en  présence  de  l'Europe  qui  regarde  sour- 


88  L'ENSEIGNEMENT 

noisement  comment  nous  essayons  à  sortir  de  nos  ruines, 
ce  n'avait  été  un  spectacle  pitoyable.  Bien  des  fois  on  a 
cherché  à  introduire  des  modifications  importantes  dans 
le  mode  d'enseigner;  mais  il  faut  croire  que  l'on  a  fait 
fausse  route,  car  les  tentatives  n'ont  abouti  à  rien.  Ce 
qui  pèse  sur  l'enseignement  secondaire, c'est  un  système, 
une  tradition  si  lourde,  qui  parait  si  imposante,  qu'elle 
neutralise  tous  les  efforts  et  que  les  ministres  y  perdent 
leur  latin.  En  effet,  si  dans  ce  siècle-ci  on  a  pu  créer 
l'enseignement  primaire,  qui  n'existait  réellement  pas, 
on  a  reçu  du  passé  une  méthode  d'enseignement  secon- 
daire qui  lut  célèbre,  qui  a  été  aveuglément  suivie,  et 
qui  est  absolunuMi,  insuffisaute  aujourdhui. 

Ceci  demande  une  explication. 

Lorsque,  de  1806  à  1808,  Napoléon  reconstitua  l'Uni- 
versité, il  n'y  avait  plus  de  corps  enseignant  en  France  ; 
les  ordres  religieux  s(  olaires,  détruits  et  dispersés  par 
la  révolution,  ne  s'étaient  point  reconstitués;  on  avait 
ouvert  par-ci  par-là  de  médiocres  pensions  libres  où  l'on 
apprenait  quelques  bribes  de  latin  et  de  français.  On  se 
souvint  alors  que  les  pères  jésuites  avaient  eu  de  grands 
succès  dansl'enseignement pendant  le  dix-huiti'ème  siècle 
et  que  tout  homme  qui  avait  eu  une  valeur  quelconque 
était  sorti  de  leurs  mains.  En  effet,  ils  avaient  excellé  à 
faire  ce  que  Ton  appelait  des  sujets  brillants,  fds  de  la 
noblesse,  de  la  iinance,  de  la  robe,  de  la  bourgeoisie, 
qui,  devant  entrer  fort  jeunes  dans  le  monde  et  parler  de 
tout  sans  dire  trop  de  sottises,  effleuraient  la  surface  des 
clioses  et  n'approfondissaient  rien.  C'est  aux  jésuites 
qu'on  doit  les  résumés,  les  conciones,  les  excerpta,  les 
selcclce,  qu'il  sufiit  de  lire  attentivement  pour  avoir  l'air 
de  savoir  quelque  chose:  méthode  très-facile,  mais  déce- 
vante au  premier  chef,  car  elle  est  tout  extérieure,  abso- 
lument superficielle  et  ne  touche  jamais  à  la  réalité  des 
choses. 


SECONDAinE.  89 

Ce  système  d'éducation  sembla  une  merveille  dans 
un  pays  où  le  «  pour  paraître  »  du  baron  de  Fœneste  a  tou- 
jours été  le  mot  d'ordre  le  mieux  obéi.  Par  ce  moyen  les 
professeurs  et  les  élè\  es  trouvent  leur  besogne  toute  mâ- 
chée dans  les  livres  et  dans  une  série  de  dictionnaires  qui 
excellent  à  résoudre  les  difficultés.  Ce  mode  d'enseigner 
fut  imposé  à  l'Université;  il  a  prévalu,  il  prévaut  encore. 
En  définitive,  c'est  l'enseignement  mécanique  et  machi- 
nal qui  substitue  l'action  de  la  mémoire  à  celle  du  rai- 
sonnement. La  grammaire,  la  syntaxe,  l'histoire,  le  grec, 
le  latin,  les  sciences  exactes  même,  tout  fut  «  appris  par 
cœur  i>.  La  mémoire,  surchargée  de  mots,  de  règles 
abstraites,  de  phrases  isolées,  de  faits  dégagés  des  causes 
et  des  conséquences,  compte  sur  elle-même  et  se  fait 
défaut  ;  l'enfant  auquel  on  n'a  pas  enseigné  que  toute 
éducation  doit  avoir  pour  principe  trois  termes  corrélatifs 
qui  sont:  attention,  comparaison,  raisonnement,  l'enfant 
oublie  à  mesure  qu'il  apprend,  et  en  général  les  écoliers 
sortent  du  collège  dans  un  état  d'ignorance  qu'on  ne 
soupçonne  pas,  mais  que  nous  aurons  à  constater  en  par- 
lant des  examens  pour  le  baccalauréat  es  lettres.  11  y  a 
longtemps  que  Montaigne  a  dit  :  «  Savoir  par  cœur,  ce 
n'est  pas  savoir.  » 

C'est  là  le  vice  fondamental  de  notre  enseignement 
secondaire  :  il  surmène  la  mémoire  tout  en  négligeant 
l'esprit  et  l'intelligence.  Il  ne  procède  ni  par  observa- 
tion, ni  par  réflexion  ;  il  entasse  aphorismes  sur  exercices 
mnémotechniques  et  ne  s'inquiète  pas  si  on  les  comprend, 
pourvu  qu'on  puisse  les  répéter  à  peu  près  textuellement. 
Aussi,  au  lieu  de  former  des  hommes  ayant  des  notions 
générales  et  pouvant  en  tirer  les  conséquences  logiques, 
il  fait  des  savantasses  qui  ne  savent  rien  et  sont  incapa- 
bles, deux  ans  après  leur  sortie  des  écoles,  d'expliquer 
un  vers  de  Yirgile  ou  de  citer  une  date  d'histoire'. 

*  Cet  état  de  choses  ne  date  pas  d'hier  ;  Évelyn,  dans  le  Journal  de 


90  L'ENSEIGNEMENT 

Si  la  méthode  générale  est  vicieuse,  la  méthode 
particulière  appliquée  à  l'enseignement  des  différentes 
facultés  que  l'enfant  doit  s'approprier  n'est  pas  meil- 
leure :  est-il  croyable  que  l'on  apprenne  encore  la  régie 
dite  du  que  retranché,  c'est-à-dire  une  règle  en  vertu  de 
laquelle  les  Latins  supprimaient  un  vocable  qui  n'existait 
pas  dans  leur  langue?  11  est  vraiment  cruel  de  fourrer 
un  tel  galimatias  dans  la  tête  des  enfants.  C'est  un 
ancien  professeur,  ufi  membre  de  l'Académie  française, 
qui,  parlant  de  l'enseignement  distribué  dans  les  col- 
lèges, l'a  appelé  l'éducation  homicide.  Le  mot  est  dur, 
mais  juste. 

La  conséquence  du  système  adopté  est  assez  singu- 
lière :  personne  ne  fait  rien,  ni  l'élève,  ni  le  maître  d'é- 
tude, ni  le  professeur.  On  sait  comment  les  choses  se 
passent  :  pendant  les  classes,  le  professeur  dicte  les  de- 
voirs à  faire  et  indique  le«  leçons  à  apprendre;  pendant 
l'étude,  les  élèves  apprennent  leurs  leçons  et  font  leurs 
devoirs.  Donc  le  professeur  leur  donne  à  travailler,  le 
maître  les  regarde  travailler,  mais  en  réalité,  sauf  quel- 
ques honorables  exceptions,  personne  ne  les  fait  tra- 
vailler, ce  qui  pourtant  est  le  but  suprême  de  l'ensei- 
gnement. 

Ah!  combien  la  méthode  usitée  dans  les  écoles  pri- 
maires est  meilleure  et  plus  féconde  !  Au  lieu  de  lais- 
ser l'enfant  en  présence  d'une  dictée  maussade,  de  le- 
çons dont  il  retient  les  mots  sans  en  pénétrer  le  sens, 
de  livres  dont  la  vue  seule  l'ennuie,  on  cause  avec  lui, 
on  l'interroge,  on  le  met  tout  doucement  sur  la  voie 
des  réponses,  on  excite  son  jeune  esprit  à  la  recherche, 
au  raisonnement,  on  le  force,  pour  ainsi  dire,  à  faire 

son  voyage  à  Paris,  écrit  en  1652,  dit  :  <  Les  exercices  scolaires  n'attei- 
gnent à  aucune  prorondeur,  »  et  Mercier  dit,  en  1782:  «  Il  y  a  dix  col- 
lèges de  plein  exercice;  on  y  emploie  sept  ou  huit  ans  pour  apprendre 
la  langue  latine,  et  sur  cent  écoliers,  quatre-vingt-dix  en  sortent  sans 
la  savoir.  * 


SECONDAIRE.  91 

constamment  des  découvertes  personnelles  dont  il  est 
très-fuT,  qui  l'encouragent  et  lui  prouvent  qu'avec  de 
la  réflexion  on  parvient  à  dénouer  bien  des  difficultés. 

Il  y  a  dans  les  apocryphes,  au  chapitre  xlvui  de  1'^- 
vangile  de  l'enfance,  un  passage  qu'il  est  bon  de  citer, 
car  il  renferme  une  méthode  complète  d'enseignement. 
Jésus  veut  aller  à  l'école,  on  l'y  conduit.  «  Quand  le 
maître  vit  Jésus,  il  écrivit  un  alphabet  et  il  lui  dit  de 
prononcer  Aleph;  quand  Jésus  l'eut  fait,  il  lui  dit  de 
prononcer  Beth.  Le  seigneur  Jésus  lui  dit  :  «Dis-moi 
d'abord  quelle  est  la  signification  à'Aleph,  et  alors  je 
prononcerai  Beth.  »  C'est  là  en  effet  l'élément  même  de 
l'instruction  :  expliquer  à  l'enfant  ce  qu'il  est  en  train 
d'apprendre,  et  s'assurer  qu'il  a  bien  compris  avant  de 
passer  à  une  autre  démonstration.  Pour  parvenir  à  ce 
but,  les  classes,  les  études  de  nos  lycées,  devraient  être 
des  sortes  de  conférences  où  le  prolesseur,  le  maître 
d'étude,  les  élèves,  toujours  en  communication,  en 
conversation,  tiendraient  ^ans  cesse  les  esprits  en  alerte, 
et  éclairciraient  ensemble  les  points  obscurs  de  toutes 
les  matières  enseignées.  Loin  de  fatiguer  les  écoliers, 
on  les  reposerait  de  la  rêche  discipline,  de  l'uniformité 
de  la  vie  de  caserne,  par  des  exercices  intellectuels 
combinés  de  manière  à  ne  faire  entrer  dans  la  mémoire 
que  ce  qui  aurait  déjà  passé  par  le  raisonnement.  Ce 
qu'un  enfant  a  raisonné,  il  le  retient,  et  plus  tard,  de- 
venu homme,  il  s'en  souvient  encore. 

Une  autre  cause  a  eu  sur  l'enseignement  secondaire 
une  influence  désastreuse  :  c'est  ce  qun  l'on  appelle  le 
concours  général.  Tous  les  ans,  les  différents  lycées  de 
Paris  envoient  leurs  élèves  les  plus  foits  à  la  Sorbonne; 
là  ils  composent  ensemble,  et  les  plus  habiles  reçoi- 
vent des  prix  dans  une  cérémonie  solennelle,  publique, 
qui  s'ouvre  invariablement  par  un  discours  latin,  dont 
la  confection  est  confiée  à  un  professeur  de  rhétorique. 


92  L'ENSEIGNEMENT 

L'origine  de  cet  usage  mérite  d'être  rapportée.  Un  an- 
cien chanoine  de  Notre-Dame  de  Paris,  nommé  Louis 
Legendre,  morl  en  1733,  fit  donation  au  chapitre  d'une 
somme  dont  la  rente  devait  être  employée  à  donner 
tous  les  quatre  ans  des  prix  aux  écoliers  auteurs  des 
meilleures  pièces  de  vers  latins  et  français;  dans  le  cas 
où  le  chapitre  n'accepterait  pas,  les  cordeliers  de  Paris 
devaient  lui  être  substitués.  Le  chapitre  et  les  corde- 
liers refusèrent,  et  le  testament  fut  attaqué  par  des  col- 
latéraux; le  parlement  débouta  ceux-ci  et  accorda  la 
jouissance  du  legs  à  l'Université,  qui  fut  chargée  d'exé- 
cuter les  volontés  du  testateur. 

Le  procès  avait  duré  longtemps,  car  la  première  dis- 
tribution n'eut  lieu  que  le  '23  août  1747.  Elle  se  renou- 
vela sans  interruption,  excepté  de  1794  à  1800.  En 
1795,  chaque  lauréat  reçut  une  couronne  de  chêne  et 
un  exemplaire  de  la  constitution!  Depuis  1801,  cette 
cérémonie  s'est  régulièrement  continuée  tous  les  ans. 
C'est  la  grande  fêle  de  l'enseignement  secondaire,  et 
c'est  de  là  malheureusement  que  les  maisons  scolaires 
publiques  ou  privées  tirent  leur  bonne  ou  leur  mau- 
vaise réputation.  Le  résultat  est  à  signaler,  car  il  est 
fort  grave. 

Plus  une  institution  ou  un  lycée  obtient  de  prix  au 
concours  général,  plus  il  voit  de  familles  lui  confier 
d'enfants.  Aussi  ce  n'est  pas  entre  les  élèves,  c'est  entre 
les  chefs  d'élablissements  que  le  concours  excite  plus 
que  de  l'émulation;  les  proviseurs  de  collège  et  les 
chefs  de  pension  rivalisent  de  zèle,  car  pour  les  uns 
c'est  une  question  de  gloriole,  pour  les  autres  c'est  une 
question  d'argent.  A  cela  il  n'y  aurait  pas  grand  mal, 
si,  afin  de  parvenir  à  ces  prix  tant  enviés,  on  ne  négli- 
geait absolument  la  masse  des  élèves  pour  ne  s'occuper 
exclusivement  que  de  ceux  qui,  par  leur  intelligence 
plus  développée  ou  leur  travail  plus  assidu,  sont  aptes 


SECONDAIRE.  93 

à  être  couronnés  de  la  main  du  ministre  lui-même,  au 
son  de  la  musique,  dans  la  grande  salle  de  la  Sorbonne. 
Dans  une  classe  composée  en  moyenne  de  cinquante 
élèves,  le  professeur  en  soigne  attentivement,  en  chauffe 
sept  ou  huit  qui  ont  chance  de  réussir  dans  les  compo- 
sitions solennelles.  «  Aller  au  concours  »  est  une  locu- 
tion qui  revient  incessamment  dans  le  langage  de  tous 
les  pédagogues  de  l'enseignement  secondaire.  Les  au- 
tres élèves,  pendant  qu'on  bourre  leurs  camarades  fa- 
vorisés de  grec  et  de  latin,  font  ce  qu'ils  veulent  ;  de 
mon  temps,  on  lisait  les  romans  de  Paul  de  Kock  ;  au- 
jourd'hui on  lit  les  Mémoires  d'une  biche  anglaise^. 

Pour  les  maîtres  de  pensions  particulières,  avoir  des 
prix  au  concours  devient  l'affaire  vitale;  et,  plus  en- 
core que  dans  les  collèges,  tout  y  est  sacrifié.  L'âpreté 
au  gain  les  surexcite  à  tel  point  qu'il  n'est  pas  d'efforts 
dont  ces  marchands  de  soupe,  —  c'est  ainsi  que  les  ap- 
pelle le  vert  langage  des  écoliers ,  —  ne  soient  capa- 
bles, afin  de  pouvoir  faire  insérer  des  réclames  reten- 
tissantes à  la  troisième  page  des  grands  journaux,  où 
ils  ènumérent  complaisamment  les  succès  que  leurs 
élèves  ont  remportés.  C'est  pour  eux  une  sorte  de  né- 
cessité, ils  y  gagnent  leur  vie  et  bien  souvent  y  font 
fortune. 

Cette  excessive  ambition  a  du  moins  un  bon  côté 
qu'on  ne  soupçonne  guère  :  comme  il  faut  que  leur 
maison  soit  célèbre,  du  moins  qu'elle  ait  meilleur  re- 
nom que  la  maison  voisine,  ils  ont  des  racoleurs  qui 
sont  aux  aguets,  voyagent  en  province  et  leur  amènent 
des  enfants  intelligents,  ouverts  à  l'étude,  mais  dont  les 
parents  ne  sont  pas  assez  riches  pour  acquitter  le  prix 

*  En  1847,  M.  Saisset,  professeur  de  philosophie  au  collège  d'Henri  IV, 
quittait  sa  chaire,  venait  s'asseoir  devant  le  premier  gradin,  où  il  avait 
réuni  les  six  plus  forts,  et  leur  faisait  la  leçon  à  voix  basse;  quand  les 
autres  écoliers  parlaient  trop  haut,  il  s'interrompait  pour  leur  dire  : 
«  Ne  faites  donc  pas  tant  de  Lruit,  vous  nous  empêchez  de  causer.  » 


94  L'ENSEIGNEMENT 

de  la  pension  et  les  frais  universitaires.  Ces  jeunes 
phénix  sont  reçus,  élevés ,  instruits  pour  rien  ;  ils 
payent  en  prix  et  accessits.  Certes,  c'est  un  grand  bien- 
fait pour  eux;  mais  quel  labeur  et  à  quelle  existence 
sont-ils  condamnés!  Pas  de  sortie  le  dimanche,  pas  de 
promenade  le  jeudi  :  du  grec,  du  latin,  du  latin,  du 
grec,  toujours  et  sans  trêve.  Un  jour,  un  de  ces  mal- 
heureux demandait  à  passer  la  fête  de  la  Pentecôte  dans 
sa  famille;  on  lui  répondit:  «  Y  pensez-vous?  Le  con- 
cours approche;  sachez  au  moins  reconnaître  les  sacri- 
fices qu'on  fait  ici  pour  vous.  »  J'en  ai  connu  plusieurs 
qui  sont  devenus  célèbres  et  qui  ne  parlent  de  ce  temps- 
là  qu'avec  horreur.  Parfois  cela  tourne  assez  mal  pour 
le  chef  d'institution.  Une  mère  fort  adroite  et  peu  scru- 
puleuse avait  fait  entrer  son  fils  au  pair,  —  cela  se  dit 
ainsi,  —  dans  un  établissement  privé;  l'enfant,  dès  la 
première  année,  obtint  trois  prix  au  concours  général. 
La  mère  fit  mine  de  vouloir  le  placer  dans  une  maison 
rivale,  et  elle  joua  si  bien  son  rôle,  que  le  directeur  lui 
constitua  une  pension  annuelle  de  1,200  francs  à  la 
condition  qu'elle  ne  retirerait  pas  son  fils. 

On  voit  le  résultat  le  plus  clair  du  concours  général: 
l'instruction  des  neuf  dixièmes  des  écoliers  est  outra- 
geusement négligée  au  profit  du  très-petit  nombre  qui 
peut  augmenter  la  réputation  ou  la  vogue  d'un  établis- 
sement scolaire;  mais  qui  oserait  parler  de  le  suppri- 
mer? On  peut  affirmer  que  les  7,500  élèves  qui  suivent 
les  cours  de  nos  six  grands  lycées  et  du  petit  lycée  de 
Vanves,  que  les  15,000  qui  sont  dans  les  pensions  parti- 
culières et  les  2,200  qui  sont  répandus  dans  les  insti- 
tutions relevant  de  l'autorité  ecclésiastique,  donnent  un 
contingent  studieux  singulièrement  restreint.  Ceux-là 
seuls  travaillent  qui  se  destinent  aux  écoles  spéciales, 
et  encore  ils  se  limitent  strictement  aux  connaissances 
exigées  par  les  examens.  Les  autres  traînent  une  enfance 


SECO>'DAIRE.  95 

oiseuse  et  pen-ertie  sur  les  gradins  des  classes,  où  ils 
peuvent  végéter  à  la  condition  de  ne  pas  trop  troubler 
la  discipline.  Quand  l'âge  d'avoir  terminé  leurs  études 
aura  sonné,  ils  apprendront  par  cœur  un  manuel  de 
baccalauréat  afin  de  subir  sans  échec  cette  formalité 
aussi  facile  que  superflue,  puis  ils  entreront  dans  la 
vie,  et  Dieu  seul  peut  savoir  à  quoi  leur  servira  cet  en-^ 
seignement,  dont  ils  n'auront  retiré  qu'un  ennui  sans 
compensation,  qui  a  duré  huit  ans. 

Plus  d'une  fois  on  a  essayé  de  modifier  les  méthodes, 
de  les  rendre  plus  pratiques,  plus  vivantes,  et  de  don- 
ner une  sérieuse  utilité  au  long  apprentissage  de  l'en- 
fance. Une  tentative  surtout,  très-hardie  et  radicale,  est 
restée  célèbre  par  l'animositè  qu'elle  a  soulevée  :  c'est 
la  fameuse  bifurcation  entreprise  par  M.  Fortoul  en 
1852.  Cet  essai  paraissait  rationnel  cependant,  et  de 
nature  à  satisfaire  aux  exigences  des  différentes  car- 
rières qui  s'ouvrent  devant  les  jeunes  gens  au  sortir  du 
collège.  Vers  le  milieu  de  leurs  études  scolaires,  il  leur 
était  permis  de  bifurquer,  c'est-à-dire  de  choisir  la 
voie  des  lettres  ou  celle  des  sciences,  en  prévision  de  la 
fonction  sociale  qu'ils  voulaient  exercer  plus  tard.  Rien 
n'était  plus  simple  ni  plus  légitime,  et  il  faut  se  repor- 
ter aux  passions  latentes  de  l'époque  pour  comprendre 
l'opposition  presque  générale  que  souleva  cette  mesure. 
On  n'y  alla  pas  de  main  morte,  on  accusa  M.  Fortoul 
d'avoir  porté  un  coup  mortel  à  l'Université. 

Loin  de  là,  il  la  sauva;  car  à  ce  moment  précis  et 
trés-troublé  de  notre  histoire  elle  était  condamnée  à 
disparaître.  Les  trois  principaux  acteurs  du  drame  où 
se  joua  l'existence  d'une  des  plus  respectables  institu- 
tions de  notre  pays  sont  morts,  et  l'on  peut  raconter 
des  faits  qui  alors  furent  ignorés.  Après  le  coup  d'État 
du  2  décembre  1851,  le  comte  de  Montalembert  fut  un 
des  premiers  à  se  rallier  à  la  politique  nouvelle,  et  il 


96  L'EIsSEIGNEMElNT 

eut  de  fréquents  entretiens  avec  le  président.  11  obtint 
de  lui  que  l'Université,  qu'il  lui  représentait  comme  un 
foyer  d'opposition  permanente,  comme  la  réserve  où  se 
recrutaient  les  adversaires  de  tout  pouvoir  régulier,  de 
toute  religion,  serait  supprimée,  que  les  collèges  même 
deviendraient  des  institutions  particulières,  et  l'on  de- 
vine le  parti  que  pouvaient  en  tirer  ceux  qui  se  croient 
exclusivement  appelés  à  diriger  l'enseignement,  en 
vertu  de  l'axiome:  Ad  eiim  qui  régit  christianam  rem- 
publicam,  scholariim  regimen  pertinet. 

Jamais  l'Université  n'avait  couru  un  tel  danger,  et  l'on 
pouvait  croire  que  c'en  était  fait  de  cette  vieille  mère 
dont  nous  sommes  tous  sortis.  Le  décret  de  confisca- 
tion des  biens  de  la  famille  d'Orléans  éloigna  M.  de  Mon- 
talembert  do  Louis-Napoléon  ;  avec  une  grande  habileté, 
M.  Fortoul  profita  de  cet  incident.  Il  déclara,  il  prouva 
que  l'Université  seule  était  en  mesure  de  donner  l'ensei- 
gnement scientifique,  vers  lequel  se  portaient  tous  les 
esprits;  il  démontra  que,  si  on  la  supprimait,  toutes  les 
écoles  spéciales  allaient  être  bientôt  désertes,  au  grand 
détriment  de  la  jeunesse  et  du  pays  ;  il  ébranla  une  con- 
viction qui,  dans  l'espèce,  s'appuyait  plutôt  sur  la  pas- 
sion d'autrui  que  sur  une  opinion  personnelle;  il  invo- 
qua le  souvenir  du  premier  empire,  qui  avait  recréé 
l'Université  ;  il  proposa  comme  moyen  terme  la  bifurca- 
tion, qui  fut  acceptée,  et  par  le  fait  il  conserva  un  ordre 
de  choses  si  gravement  en  péril  qu'il  fallait  «  changer 
ou  mourir  »  ;  le  mot  a  été  dit. 

Les  adversaires  immédiats  de  l'Université  ont  deviné 
ce  qui  s'était  passé  ;  ils  se  sont  mis  en  mesure  de  profi- 
ter d'une  occurrence  pareille,  si  jamais  elle  se  repré- 
sentait, et  avec  un  succès  croissant  que  nul  ne  peut  nier, 
ils  donnent  l'enseignement  spécial  qui  ouvre  l'entrée  de 
nos  grandes  écoles  scientifiques.  M.  Fortoul  fit  plus:  la 
loi  de  1850  avait  singulièrement  amoindri  l'influence 


SECONDAIRE.  97 

de  l'Université  en  détruisant  les  académies  de  province 
pour  constituer  un  rectorat  départemental  dont  les  89  ti- 
tulaires n'avaient  qu'une  importance  administrative 
presque  infime.  Par  la  loi  de  1854,  il  rétablit  16  acadé- 
mies provinciales  et  en  plaça  les  recteurs  dans  une  si- 
tuation élevée  qui  leur  permit  de  marcher  de  pair  avec 
les  autres  agents  supérieurs  de  l'autorité;  les  préfets, 
les  procureurs  généraux,  les  évèques  se  plaignirent  ;  le 
ministre  ne  se  laissa  pas  émouvoir  et  maintint  la  haute 
position  qu'il  avait  faite  aux  fonctionnaires  qui  avaient 
l'honneur  de  représenter  l'Université.  On  a  accusé  M.  Foi*- 
toul  d'avoir  porté  préjudice  à  ces  lettres  classiques  qui 
jusqu'à  présent  sont  le  fond  même  de  l'éducation  fran- 
çaise ;  je  voudrais  que  ceux  qui  témoignent  ainsi  contre 
lui  pussent  lire  Vînstruclion  générale  sur  Veréciition  du 
plan  (V études  des  lycées  du  15  novembre  1854.  C'est  un 
chef-d'œuvre,  à  la  rédaction  duquel  les  plus  hauts  per- 
sonnages de  l'enseignement  ont  concouru;  si  celte 
instruction  avait  été  suivie,  la  littérature  et  les  scien- 
ces auraient  jeté  un  éclat  dont  nous  voudrions  les  voir 
briller  ^ 

Avec  d'autres  formules  et  par  d'autres  moyens,  M.  Jules 
Simon,  ministre  de  l'instruction  publique,  a  repris  les 
idées  de  M.  Fortoul  ;  j'ai  bien  peur  que  la  circulaire  du 

'  M.  Fortoul,  très-curieux  de  nos  propres  origines,  avait  proposé  de 
former  un  ftecueil  des  poésies  populaires  de  la  France  :  il  obtint  du 
Président  de  la  Réputilique  un  décret  conforme  en  date  du  15  septembre 
I8ô2,  et  le  17  septembre  de  la  même  année,  il  adressa,  sur  cet  objet, 
aux  recteurs  une  circulaire  qui  contenait  des  instructions  excellentes 
rédigées  par  M.  Ampère.  Les  chansons  que  l'on  doit  recueillir  sont 
divisées  en  treize  catégories  différentes.  L'auteur  du  mémoire  cite  des 
exemples  choisis  avec  un  rare  discernement.  Qu'en  a-t-il  été  de  ce 
projet  et  pourquoi  n'a-t-il  pas  été  mis  à  exécution?  IV'ous  croyons  pou- 
voir affirmer  qu'un  nombre  considérable  de  chants  a  été  réuni.  Toutes 
ces  vieilles  poésies  sont  sans  doute  enfouies  aujourd'hui  dans  quelques 
cartons  du  ministère:  pourquoi  ne  pas  les  en  faire  sortir  et  les  mettre 
au  jour?  Cela  ne  vaudrait-il  pas  mieux  que  le  Pied  qui  r'mue,  les  Botles 
de  Bastien,  Bu  qui  s'avance,  et  tant  d'autres  inepties  sans  excuses  dont 
on  s'est  sottement  engoué? 


98  L'ENSEIGNEMENT 

27  septembre  1872  n'ait  le  sort  de  l'instruction  du  15  no- 
vembre 1854*.  11  faut  peut-être  une  nouvelle  généra- 
tion pour  qu'une  révolution  sérieuse  et  féconde  soit  ac- 
complie dans  l'enseignement  secondaire.  Cette  circulaire 
n'a  pas  eu  le  don  de  plaire  à  tout  le  monde  ;  elle  a  sou- 
levé des  animosités  qui,  on  serait  tenté  de  le  croire,  vi- 
saient l'bomme  politique  beaucoup  plus  que  les  réformes 
scolaires  essayées  par  lui.  Dés  qu'elle  eut  paru,  un 
évèque  qui  doit  beaucoup  à  ses  succès  pédagogiques  dé- 
clara dans  une  lettre  publique  qu'il  fallait  «  n'en  tenir 
aucun  compte  ».  Il  y  a  là  un  désarroi,  je  le  répète,  dont 
l'enseignement  souffre  cruellement  et  qui,  pendant  de 
longues  années,  peut  lui  causer  un  mal  irréparable. 

Il  est  inutile  d'analyser  cette  circulaire  ;  elle  est  con- 
nue, tous  les  journaux  s'en  sont  occupés,  et  la  tribune 
de  l'Assemblée  en  a  violemment  retenti.  Elle  poursuit 
le  but  que  M.  Fortoul  avait  tenté  de  toucher;  elle  ne 
laisse  pas  aux  élèves  la  liberté  de  bifurquer,  mais,  en 
décidant  que  nul  ne  pourra  passer  d'une  classe  infé- 
rieure dans  une  classe  supérieure  sans  avoir  subi  un 
examen  d'aptitude,  elle  arrive  naturellement  au  même 
résultat  ;  car  l'effet  de  cette  mesure,  si  toutefois  elle  est 
appliquée,  —  ce  qui  est  douteux,  —  sera  de  rejeter  hors 
des  humanités  les  enfants  pour  lesquels  celles-ci  n'ont 
point  d'attrait  et  de  les  pousser  vers  les  sciences,  où 
peut-être  ils  rencontreront  une  voie  qu'ils  chercheraient 
en  vain  ailleurs. 

De  ceci  on  n'a  trop  rien  dit,  peut-être  parce  qu'on  n'a 
pas  vu  jusqu'où  s'étendaient  les  conséquences  des  pré- 
misses. Mais  la  circulaire  supprime  les  vers  latins,  et  il 

*  La  circulaire  du  27  septembre  1872  est  aujourd'hui  lettre  morte  ;  un 
rapport  de  M.  l'atin  (voir  Moniteur  universel,  30  septembre  1875)  ramène 
l'enseignement  secondaire  aux  errements  du  passé.  Les  vers  latins,  le 
thème  latin,  prosciits  à  la  suite  d'une  révolution  politique,  sont  rétablis 
à  la  suite  d'une  révolution  parlementaire.  La  réforme  tentée  n'a  pu  pro- 
duire aucun  résultat  ;  elle  n'a  pas  duré  un  an. 


SECONDAIRE.  99 

n'y  a  pas  assez  d'anathèmes  contre  le  ministre  qui  ose 
porter  la  main  sur  l'arche  sainte,  en  débarrassant  les 
écoliers  d'un  exercice  purement  mécanique,  aussi  fasti- 
dieux qu'inutile.  On  n'a  point  ménagé  les  expressions; 
on  a  parlé  de  «  la  ruine  des  humanités  et  du  renverse- 
ment de  la  haute  éducation  intellectuelle  en  France  »  ; 
ce  n'est  que  puéril  ;  le  sort  du  pays  n'est  compromis  en 
rien  parce  que  des  enfants  ne  termineront  plus  des  vers 
boiteux  et  inintelligibles  par  des  omnia  tandem  ou  des 
denique  jam-jam.  Nous  avons  tous  fait  des  vers  latins  au 
collège,  et  nous  savons  que  pour  être  un  bon  notaire,  un 
avoué  habile,  un  honorable  marchand  de  vins,  il  est  su- 
perflu d'avoir  juxtaposé  des  dactyles  et  des  spondées  qui 
ne  savent  pas  pourquoi  on  les  met  les  uns  prés  des  autres 
à  coups  de  dictionnaire. 

Loin  de  trouver  cette  circulaire  trop  radicale,  quel- 
ques réformateurs  ont  estimé  qu'elle  était  trop  réser- 
vée, qu'elle  ne  va  pas  jusqu'au  but,  et  qu'au  moment  de 
l'atteindre  elle  hésite,  se  détourne  et  s'arrête.  En  effet, 
«lie  passe  devant  le  discours  latin,  mais  elle  n'ose  pas 
le  renverser,  et  cependant  elle  laisse  deviner  ce  qu'elle 
en  pense.  On  dit  que  c'est  se  payer  de  mots,  et  qu'en 
réalité  le  discours  latin ,  qui  pouvait  avoir  sa  raison 
d'être  au  siècle  dernier  à  cause  des  vieux  usages  uni- 
Tersitaires  si  longtemps  conservés  pour  les  examens,  n'a 
plus  rien  à  faire  de  notre  temps  ;  on  dit  encore  qu'il 
soumet  l'élève  à  une  sorte  de  casse-tête  chinois  sans 
profit,  et  que  le  dernier  des  portefaix  romains  de  l'époque 
césarienne  se  pâmerait  de  rire  en  écoutant  nos  meil- 
leures phrases  latines.  Sans  être  aussi  absolu,  on  peut 
reconnaître  que  de  nos  jours  il  est  difficile  de  parler  la- 
tin. En  effet,  si  le  discours  reproduit  des  idées  moder- 
nes, on  ne  peut  le  faire  convenablement,  par  l'excellente 
raison  que  les  vocables  font  défaut  S  puisqu'il  exprime 

*  M.  Michel  Bréal,  dans  son  excellent  livre,  cite  à  ce  sujet  le  début 


100  L'ENSEIGNEMENT 

des  pensées,  des  considérations,  des  découvertes  scien- 
tifiques que  l'antiquité  n'a  point  connues  ;  si  au  contraire 
le  discours  porte  sur  des  idées  anciennes,  c'est  nous  qui 
sommes  pris  au  dépourvu,  car  ces  idées  ne  sont  pas  nô- 
tres, nous  ne  pouvons  nous  en  pénétrer,  ni  même  nous 
les  assimiler,  par  suite  d'un  fait  dont  on  ne  semble  tenir 
aucun  compte,  à  savoir  que  le  christianisme  a  modifié 
la  morale,  la  philosophie,  la  logique,  c'est-à-dire  la  ma- 
nière d'être  de  l'entendement  humain. 

Aussi  les  métaphores  imaginées  par  les  élèves  ne  sont 
plus  qu'une  sorte  de  jeu  d'esprit  ;  la  télégraphie  élec- 
trique devient  «  le  fil  forgé  par  Vulcain,  tendu  par  Iris, 
sur  lequel  glisse  la  foudre,  enfin  domptée  et  obéis- 
sante »,  et  la  montre  est  «  l'aiguille  intelligente  qui  ré- 
pète les  pulsations  du  cœur  de  Chronos  ».  Il  est  proba- 
ble que  l'Université  elle-même  finira  par  renoncer  à  ce 
vieil  usage  ;  tôt  ou  tard  on  reconnaîtra  que,  si  la  trans- 
lation du  français  en  latin  est  indispensable  pour  fixer 
dans  l'esprit  de  l'enfant  l'économie  de  certaines  règles 
grammaticales,  c'est  la  translation  du  latin  en  français 
qui  doit  être  l'occupation  principale  de  l'écolier,  car 
elle  tiendra  son  esprit  éveillé,  lui  apprendra  des  faits 
(|u'il  ignore,  et  lui  révélera  des  idées  qu'il  ne  connaît 
pas. 

Notre  enseignement  secondaire  a  un  défaut  matériel 
qu'il  faut  signaler,  car  il  en  reçoit  un  préjudice  grave  : 
je  veux  parler  de  l'agglomération.  700  ou  800  élèves  et 
plus  dans  un  seul  collège,  c'est  beaucoup  trop.  La  vie 
a  beau  être  réglée  comme  celle  d'un  couvent,  les  maî- 
tres ont  beau  se  promener  pendant  la  récréation  au  mi- 
lieu de  ces  cours  si  tristes,  si  dénudées,  entourées  de 


d'un  thème  qui  mérite  d'être  rapporté.  «  L'humanité  était  un  sentiment 
si  étranger  au  peuple  romain,  que  le  mot  qui  l'exprime  manque  daus 
la  langue.  »  Quelques  mots  sur  l'instruction  publique  en  France,  p.  207. 
—  C'est  vraiment  dépas>er  la  mesure. 


SECONDAIRE.  101 

hautes  murailles  à  fenêtres  grillées  qui  évoquent  l'idée 
de  prison,  le  veilleur  a  beau  parcourir  la  nuit  les  dor- 
toirs où  soixante  enfants  sont  réunis,  tout  souffre  d'un 
tel  encombrement,  l'émulation,  la  discipline,  la  morale. 
Sans  insister  sur  des  périls  qui  ne  sont  que  trop  réels, 
on  peut  affirmer  que  ce  serait  un  grand  bienfait  pour 
les  élèves  admis  à  l'enseignement  secondaire  s'ils  étaient 
dispersés  dans  des  maisons  ne  contenant  pas  plus  de  cin- 
quante écoliers,  dont  il  serait  facile  de  surveiller  la  con- 
duite et  de  diriger  le  travail,  ce  qui  est  impossible  avec 
la  population  de  nos  lycées. 

Je  prendrai  pour  exemple  le  plus  célèbre  de  nos  col- 
lèges, Louis-le-Grand,  qu'aujourd'hui  l'on  nomme  le 
lycée  Descartes.  Il  y  a  vingt-neuf  classes  quotidiennes 
pour  1,179  élèves,  dont  527  internes;  il  est  inadmissible 
que  vingt-neuf  professeurs,  quels  que  soient  leur  mérite 
et  leur  bon  vouloir,  puissent  donner  un  enseignement 
suffisant  à  prés  de  1 ,200  écoliers.  Pour  sa  part  le  col- 
lège n'a  rien  négligé  ;  les  dortoirs  sont  très-aérés,  lej 
quartiers  bien  disposés  ;  l'infirmerie  est  un  modèle  de 
propreté,  le  gymnase  couvert  est  outillé  presque  avec 
luxe,  la  nourriture  est  plus  qu'abondante,  le  recrute- 
ment des  maîtres  d'étude  a  lieu  dans  des  conditions  con- 
venables ;  mais  tout  cela  ne  fait  pas  qu'un  seul  homme 
puisse  s'employer  utilement  auprès  d'un  nombre  trof 
considérable  d'enfants. 

On  ne  peut  bien  pénétrer  les  résultats  du  système  d'é 
tudes  suivi  jusqu'à  ce  jour  qu'en  assistant  aux  examens 
du  baccalauréat  es  lettres.  L'enseignement  secondaire 
s'y  montre  dans  toute  sa  stérilité.  Ce  n'est  pas  sans  émo- 
tion que  j'ai  vu  des  hommes  du  plus  sérieux  mérite , 
professeurs  en  Sorbonne,  membres  de  l'Institut,  perdre 
un  temps  précieux,  qu'ils  emploieraient  si  bien  ailleurs, 
à  interroger  des  enfants  ahuris  qui  semblent  même  ne 
pas  savoir  ce  qu'on  leur  demande.  Dans  cette  petite  salle, 


102  L'ENSEIGNEMENT 

si  humble,  si  terne,  où  les  examinateurs  eux-mêmes 
sont  obligés  de  se  lever  de  temps  à  autre  pour  aller  jeter 
une  bûcbe  dans  le  feu,  car  la  faculté  des  lettres  est  trop 
pauvre  pour  attacher  un  domestique  à  leur  service,  j'ai 
vu  défiler  ces  jeunes  gens  qui  ont,  dit-on,  fini  leurs  étu- 
des, et  qui  semblent  ne  les  avoir  même  pas  commencées. 
Les  matières  de  l'examen  ne  sont  pas  bien  compliquées 
cependant;  quelques  fragments  de  latin  et  de  grec, 
quelques  auteurs  français  qui  sont  toujours  Corneille, 
Boileau,  Racine,  La  Fontaine  et  Molière,  un  peu  de  phi- 
losophie, quelques  mots  d'histoire  et  de  géographie, 
des  mathématiques,  assez  pour  prouver  que  l'on  sait 
compter.  L'histoire  est  limitée  à  celle  de  la  France  et  ne 
commence  qu'à  Louis  XIV,  de  sorte  que  si  l'on  demande 
à  l'un  de  ces  enfants  quel  est  le  roi  qui  eut  l'honneur 
d'avoir  Sully  pour  ministre,  il  peut  refuser  de  répondre, 
car  la  question  est  en  dehors  du  programme  fixé  par  un 
règlement. 

J'ai  vu  le  doyen  des  lettres  françaises,  un  vieillard 
dont  la  vie  entière  a  été  consacrée  au  travail  et  qui  re- 
trouve chaque  jour  une  vigueur  nouvelle  dans  le  culte 
des  grandes  choses  de  l'esprit,  faire  des  efforts  inima- 
ginables, multiplier  les  questions,  aider  les  candidats, 
les  encourager,  les  «  souffler  »  lui-même,  sans  réussir 
à  tirer  d'eux  une  réponse  passable.  J'ai  appris  là,  dans 
la  même  journée,  bien  des  choses  que  j'ignorais;  par 
exemple  que,  dans  la  conquête  de  la  toison  d'or,  Jason 
fut  aidé  par  Andromède,  qii  A7nphitryon  est  une  pièce 
de  Racine,  et  que  le  Lutrin  est  une  comédie  de  La  Fon- 
taine ;  je  sais  maintenant  que  le  vers  de  l'Art  poétique 
d'Horace,  ne...  verlaiur  Cadmiis  in anguem,  signifie  que 
Cadmus  ne  doit  pas  être  changé  en  poisson.  —  Ne  leur 
parlez  ni  de  Ronsard,  ni  de  Le  Sage;  l'un  est  trop  an- 
cien, l'autre  est  trop  moderne.  Eux  aussi,  ils  pren- 
draient Milo  pour  un  sculpteur,  car  ils  n'ont  pas  mis- 


SECONDAIRE.  103 

le  pied  dans  nos  musées,  et  ils  diraient  que  la  Sainte- 
Chapelle  a  été  bâtie  par  Louis  XIV,  car  jamais  ils  n'ont 
entendu  parler  d'archéologie. 

Faut-il  plaindre  ou  blâmer  ces  jeunes  gens?  Il  faut 
les  excuser,  car  ils  apportent  là  le  fruit  des  méthodes 
d'enseignement  qui  les  ont  fatigués  sans  les  instruire. 
On  les  reçoit  néanmoins,  malgré  leur  médiocrité  en 
toutes  choses  et  leur  flagrante  ignorance  ;  d'abord  parce 
que  l'examen  de  bachelier  es  lettres  n'est  qu'une  sim- 
ple formalité  qui  équivaut  à  un  certificat  d'études,  et 
qui  n'ouvre  la  porte  d'aucune  carrière;  ensuite  parce 
qu'aujourd'hui  la  loi  militaire  les  talonne,  que  le  régi- 
ment va  les  prendre,  les  éloigner  de  tout  travail  intel- 
lectuel, qu'ils  sont  arrivés  à  la  limite  d'âge  fixée  pour 
les  débuts  du  service,  qu'il  faut  leur  assurer  le  bénéfice 
du  volontariat  d'un  an,  et  qu'en  présence  de  ces  motifs, 
qui  se  fortifient  l'un  par  l'autre,  les  examinateurs  ont 
une  indulgence  de  nourrice.  Et  puis,  ils  n'ignorent  pas, 
ces  hommes  savants  entre  tous,  qu'on  ne  peut  avoir 
tout  appris;  ils  se  rappellent  peut-être  qu'un  des  leurs, 
qui  fut  maitre  de  conférences  à  l'École  normale  et  lau- 
réat de  l'Institut,  a  mis  une  note  spéciale  à  un  livre 
qu'il  traduisait  pour  expliquer  au  lecteur  étonné  que 
le  phénicoptère  est  un  poisson  ;  cependant,  comme  pro- 
fesseur de  grec,  il  avait  certainement  lu  Aristophane, 
et  il  aurait  pu  se  souvenir  du  personnage  emplumé  qui, 
dans  les  Oiseaux,  fait  sou  entrée  à  la  grande  joie  de 
Pisthetœrus,  en  disant  :  Torotix!  Torotix!  Si  les  maî- 
tres sont  sujets  à  de  telles  erreurs,  il  est  juste  de  ne 
pas  être  trop  sévère  pour  les  élèves. 

11  me  semble  que  cet  examen  de  bachelier  es  lettres, 
qui  met  fin  à  l'enseignement  secondaire,  est  bien  mal 
combiné  ;  il  n'est  pas  à  détruire,  il  est  à  modifier.  Tout 
le  monde  parait  d'accord  aujourd'hui  pour  reconnaître 
que,  si  l'étude  des  langues  mortes,  —  des  langues  im- 


104  L'ENSEIGNEMENT 

mortelles,  comme  on  les  a  bien  nommées,  —  est  excel- 
lente, celle  des  langues  vivantes  est  indispensable,  et 
qu'elle  doit  occuper  une  place  importante  dans  l'in- 
struction de  la  jeunesse.  On  a  déjà  commencé  à  les  in- 
troduire dans  nos  lycées  ;  mais  ce  n'est  là  encore  qu'un 
germe  qui  recevra  certainement  plus  tard  le  dévelop- 
pement qui  lui  est  nécessaire. 

Je  voudrais  que  le  baccalauréat  fût  divisé  en  deux 
examens  parfaitement  distincts  et  indépendants  l'un  de 
l'autre.  L'enfant  reste  en  moyenne  pendant  huit  ans  au 
collège.  Six  années  suffisent  amplement  pour  lui  faire 
apprendre  ce  qu'il  doit  savoir  de  grec,  de  latin  et  d'his- 
toire, surtout  si  l'on  consent  à  diminuer  le  nombre  des 
jours  de  congé,  qui  est  excessif,  car  il  dépasse  celui 
des  jours  de  travail  :  anomalie  singulière,  qui  s'explique 
par  cette  considération  assez  médiocre  et  peu  avouée, 
que,  pendant  que  l'élève  n'est  pas  au  lycée  ou  à  la  pen- 
sion, son  entretien  et  sa  nourriture  sont  à  la  charge  de 
sa  famille.  Au  bout  de  six  ans,  vers  la  seizième  année, 
l'écolier  passerait  un  premier  examen  portant  sur  les 
matières  des  humanités,  et  à  dix-huit  ans  il  aurait  à 
subir  une  seconde  épreuve,  qui  constaterait  sa  force 
en  histoire  naturelle,  dans  les  langues  vivantes  et  en 
géographie. 

J'insiste  sur  les  langues,  qui  sont  un  instrument  de 
travail  et  d'avenir  rigoureusement  nécessaire  à  notre 
époque;  nous  les  avons  toujours  trop  négligées,  négli- 
gées à  ce  point  que  nous  possédons  l'Algérie  depuis 
quarante  ans,  que  c'est  là  —  malheureusement  —  notre 
école  de  guerre,  que  tous  nos  officiers  y  séjournent  à 
tour  de  rôle,  et  qu'on  n'a  pas  encore  eu  l'idée  d'instal- 
ler un  cours  de  langue  arabe  à  l'école  militaire  de 
Sainl-Cyr. 

Ce  n'est  pas  seulement  aux  examens  de  la  Sorbonne 
que  l'on  peut  apprécier  les  résultats  de  notre  enseigne- 


SECO>;DAmE.  105 

ment  secondaire;  cet  arbre  de  la  science,  tel  que  nous 
le  cultivons,  a  eu  des  fruits  amers.  Il  n'y  a  qu'à  voir  le 
degré  d'instruction  et  les  goûts  des  «  classes  éclairées  » 
qui  ont  passé  par  les  collèges  ou  par  des  institutions 
analogues  pour  s'en  convaincre  et  devenir  modeste. 
Sans  parler  de  cet  académicien  grand  seigneur  qui  re- 
grettait de  faire  partie  d'une  commission  chargée  de 
juger  une  nouvelle  traduction  de  Térence,  parce  que, 
disait-il,  «  il  était  un  peu  brouillé  avec  son  grec,  »  on 
peut  reconnaître  que  la  bonne  compagnie  a  déserté  le 
goût  de  ce  que  l'on  nomme  si  justement  les  belles-let- 
tres. On  s'est  épris  de  romans  obscènes  qui  chatouil- 
laient les  fibres  les  moins  nobles  de  l'âme,  on  s'est  en- 
goué de  farces  de  la  foire,  de  pantalonnades  indignes 
d'amuser  des  Ho'ttentots;  on  s'est  pressé  dans  des  esta- 
minets interlopes  pour  applaudir  une  chanteuse  épi- 
leptiqiie  qui  débitait  des  sottises  grivoises;  des  femmes 
du  monde  accompagnées  par  des  hommes  comme  il 
fciut  ont  été  dans  les  bals  publics  voir  sauter  des  filles 
dégingandées;  des  fils  de  bourgeois  enrichis  ont  mis 
des  talons  rouges  aux  souliers  ferrés  de  leur  père  et 
ont  cru  faire  acte  de  vie  élégante  en  donnant  voiture  à 
quelque  ancienne  blanchisseuse. 

Il  y  a  longtemps  qu'un  homme  d'un  grand  bon  sens 
et  de  beaucoup  d'esprit,  Edouard  Thouvenel,  me  disait 
avec  tristesse  :  «  Le  succès  d'Orphée  aux  Enfers  me  fait 
douter  de  l'avenir  de  la  France!  »  —  Il  avait  raison  : 
répudier  l'amour  du  beau,  se  complaire  au  médiocre, 
rechercher  l'amusant  à  tout  prix,  c'est  entrer  dans  la 
voie  où  il  n'y  a  pas  de  salut.  Tous  ces  gens,  dont  les 
fils  se  sont  appelés  les  petits-crevés,  à  qui  le  sérieux 
faisait  horreur,  ne  se  doutaient  guère  que  l'écrivain 
qui  traduisait  le  plus  fidèlement  leurs  pensées  et  qui 
répondait  le  mieux  à  leur  coupable  entraînement  vers 
la  bassesse  des  plaisirs,  était  ce  «  réfractaire  »,  futur 


106  L'ENSEIGNEMENT 

membre  de  la  Commune,  lorsque,  à  propos  d'une  pas- 
quinade  ridicule  intitulée  Barbe-Bleue,  il  renvoyait  le 
vieil  Homère  aux  Quinze-Vingts.  —  Peut-être  ces  mêmes 
hommes  auraient-ils  admiré  les  chants  du  grand  Im- 
mortel autant  qu'ils  les  ont  dédaignés,  si,  sur  les  bancs 
du  collège,  on  leur  eût  enseigné  à  en  comprendre  la 
splendeur  incomparable. 


III.    —   SUPERIEUR. 

La  source.  —  Facultés  et  établissements  scientifiques.  —  Anémie  de  l'en- 
seignement supérieur.  —  La  politique.  —  La  faute  en  est  aux  profes- 
seurs. —  Jlauvaise  volonté  du  pouvoir  ;  mauvais  vouloir  des  auditeurs. 

—  M.  E.  Renan.  —  Abandon  du  concours.  —  Y  revenir.  —  .4mbilion 
légitime  —  Enseignement  délaissé.  —  Pâtissier,  ancien  élève  de  l'É- 
cole normale.  —  Les  cours  du  Collège  de  France.  —  Nombre  des  étu- 
diants. —  Pauvreté  de  l'enseignement  supérieur.  -=-  L'École  de  méde- 
cine. —  La  bibliothèque.  —  Le  laboratoire  de  chimie.  —  Ce  qu'il  est. 

—  Ce  qu'il  devrait  être.  —  Collections  dans  les  tiroirs  et  dans  les  esca- 
liers. —  L'École  pratique  est  un  charnier.  —  Intection.  —  Superposi- 
tion substituée  à  la  superficie.  —  Pas  même  une  glacière.  —  Le  Mu- 
séum d'histoire  naturelle.  —  Il  meurt.  —  Procès-verbaux  de  l'enquête 
de  1838.  —  La  salle  des  pachydermes.  —  L'alcool.  —  Le  croup  des 
boas.  —  L'herbier  général.  —  Le  budget  de  la  bibliothèque.  —  La  cul- 
ture. —  Les  serres.  —  Rien  n'a  été  modifié  depuis  1838.  —  On  a  cepen- 
dant acheté  de  l'alcool.  —  La  collection  d'anthropologie.  — 25,0U01rancs 
pour  voyageurs  naturalistes.  —  Faute  d'outillage,  la  science  est  annulée. 

—  Tout  est  à  reconstruire.  —  Emplacement  indiqué.  —  Institut  scienti- 
fique à  créer.  —  La  reconstruction  de  la  Sorbonne.  —  Jlission  de 
M.  W'urtz  en  Allemagne.  —  Les  études  scientifiques  au  delà  du  Rhin. 

—  La  Saxe  et  l'Autriche  après  Sadowa.  —  Greifswald.  —  La  science 
abstraite  rapporte  à  la  France  plus  de  100  millions  par  an.  —  La 
science  et  l'orthodoxie.  —  L'enseignement  supérieur  rend  au  budget 
Targent  qu'il  en  reçoit.  —  Tableau  comparatil.  —  Parole  de  M.  Diuuy. 

—  La  Prusse  après  léna.  —  Exemple  à  suivre.  —  La  bataille  suprême. 

—  Loi  du  maréchal  Niel.  —Être  ou  ne  pas  être.  —  Un  mot  de  Bacon. 

—  La  régénération. 

Il  en  est  de  l'enseignement  comme  de  la  distribution 
des  eaux  en  agriculture.  Il  est  bon  de  faire  des  canaux 
d'irrigation  dans  les  prairies,  il  est  utile  de  protéger  la 
pente  du  ruisseau,  mais  il  est  indispensable  d'entietenir 
avec  soin  la  source  qui  surgit  en  haut  de  la  montagne, 
car  c'est  d'elle  que  vient  toute  fécondité  ;  si  on  la  né- 


SUPÉRIEUR.  lOT 

glige,  elle  s'oblitère  et  tarit;  les  terrains  traversés  par 
le  ruisselet  deviendront  stériles,  la  prairie  ne  sera  plus 
qu'un  marécage.  —  La  source,  c'est  l'enseignement  su- 
périeur :  on  n'a  d'élèves  qu'à  la  condition  d'avoir  des 
professeurs. 

Ce  ne  sont  pas  les  grandes  institutions  qui  nous 
manquent;  nos  facultés  sont  nombreuses,  et  les  éta- 
blissements scientifiques  ne  nous  font  pas  défaut  :  fa- 
culté de  théologie,  faculté  des  lettres,  faculté  des  scien- 
ces en  Sorbonne  ;  faculté  de  droit,  faculté  de  médecine, 
École  supérieure  de  pharmacie.  École  pratique  des 
hautes  études,  Collège  de  France,  Muséum  d'histoire 
naturelle;  École  de  langues  orientales  vivantes.  École 
des  chartes,  École  des  mines,  École  des  ponts  et  chaus- 
sées, École  de  médecine  et  de  pharmacie  militaires. 
École  polytechnique.  École  normale  supérieure,  d'où 
sortent  les  professeurs  des  enseignements  littéraire  et 
scientifique.  C'est  complet,  et  il  y  a  là  de  quoi  féconder 
le  cerveau  de  la  France,  afin  qu'il  puisse  agir  sur  le 
corps  tout  entier. 

11  est  triste  d'avouer  que,  dans  cette  douloureuse 
question  de  l'instruction  publique,  plus  on  s'élève,  plus 
on  est  exposé  aux  désillusions  pénibles.  L'enseignement 
primaire  à  Paris  est  très-bon,  l'enseignement  secon- 
daire est  médiocre,  l'enseignement  supérieur  s'engour- 
dit de  plus  en  plus,  il  paraît  atteint  d'anémie  ;  il  meurt 
de  pauvreté.  Les  hommes  d'élite  sont  impuissants  à  le 
vivifier,  car  l'argent  lui  manque;  il  ne  vit  plus  que 
d'expédients.  11  a  été  bien  brillant  jadis,  sous  la  Res- 
tauration, pendant  les  premières  années  de  la  dynastie 
de  Juillet;  il  a  fait  parler  de  lui,  il  a  réuni  autour  de 
ses  chaires  les  intelligences  du  pays  et  les  savants 
étrangers.  Certaines  voix  parties  de  la  Sorbonne,  du 
CoUéye  de  France,  de  l'École  de  médecine,  ont  éveillé 
des  échos  jusqu'au  bout  du  monde;  quel  vent  mauvais 


103  L'ENSEIGNEMENT 

a  donc  desséché  cette  moisson  superbe?  La  politique, 
qui  s'est  infiltrée  dans  l'enseignement,  l'a  pénétré,  l'a 
vicié  en  son  principe  même  et  lui  a  enlevé  le  caractère 
d'utilité  générale,  quoique  abstraite,  qu'il  doit  toujours 
conserver  sous  peine  de  s'altérer  et  de  périr. 

A  qui  la  faute  ?  Je  n'hésite  pas  à  répondre  :  Aux  pro- 
fesseurs qui  de  leur  chaire  ont  absolument  voulu  faire 
une  tribune  au  pied  de  laquelle  les  partis  adverses  se 
donnaient  rendez-vous  pour  applaudir  ou  pour  siffler, 
et  bien  souvent,  —  je  l'ai  vu  jadis,  —  pour  échanger 
des  injures,  qui  le  lendemain  amenaient  des  rencontres 
meurtrières.  Les  gouvernements,  qui,  après  tout,  sont 
dans  leur  droit  de  légitime  défense  en  ne  voulant  pas  se 
laisser  renverser,  ont  réagi  avec  excès  en  sens  contraire. 
Bien  des  hommes  de  haut  mérite,  dont  la  place  était  in- 
diquée, n'ont  point  été  appelrs  à  l'enseignement  supé- 
rieur parce  que  l'on  se  méfiait  d'eux.  Tout  individu 
suspect,  quelle  que  fût  du  reste  sa  capacité  personnelle, 
se  vit  éloigné  des  cours;  les  élèves,  ou,  pour  mieux 
dire,  les  auditeurs  ont  regimbé,  et  ils  ont  sifflé  a  priori 
des  professeurs  de  la  valeur  de  Sainte-Beuve  ;  la  jeu- 
nesse ne  voulait  accepter  que  les  adversaires  du  pouvoir, 
et  le  pouvoir  se  refusait  à  les  admettre. 

On  a  pris  un  moyen  terme  qui  n'a  satisfait  personne 
et  dont  l'enseignement  surtout  a  pâti  :  on  a  choisi  des 
hommes  qui  n'inspiraient  ni  crainte  aux  uns.  ni  enthou- 
siasme aux  autres.  L'indifféience  générale  leur  a  ré- 
pondu. Le  dernier  effort  libéral  de  la  part  du  gouverne- 
ment a  été  fait  en  faveur  de  M.  Renan,  qu'il  y  avait  un 
certain  courage,  en  présence  de  l'irritation  du  clergé, 
à  installer  dans  une  chaire  du  Collège  de  France.  Une 
phrase  anodine  en  elle-même,  mais  hétérodoxe  en  son 
essence,  commentée,  grossie,  amplifiée  outre  mesure, 
souleva  l'exaspération  de  tout  le  parti  religieux.  Le  pro- 
fesseur de' langue  hébraïque  paya  pour  le  futur  auteur 


SUi'ÉlilEUR.  109 

Je  la  Vie  de  Jésus;  il  avait  fait  une  hardiesse  inutile, 
on  commit  un  abus  de  pouvoir  peu  généreux  ;  personne 
n'y  a  gagné,  et  les  auditeurs  studieux  ont  perdu  un 
cours  qui  eût  été  trè.^-remarquable  et  très-intéressant. 

Pour  éviter  qu'on  ne  leur  imposât  des  professeurs 
dont  les  doctrines  leur  eussent  été  hostiles,  les  gouver- 
nements ont  renoncé  à  la  voie  du  concours  et  se  sont 
réservé  le  droit  de  nommer  aux  chaires  vacantes  sur 
présentation  par  les  coi-ps  compétents  ;  de  sorte  que  les 
candidats  à  ces  hautes  fonctions  de  l'enseignement  ont 
plutôt  cherché,  pour  parvenir  à  leur  but,  à  se  créer  des 
relations  influentes  qu'à  augmenter  la  somme  de  leur 
savoir,  et  cela  n'a  pas  peu  contribué  à  empêcher  les 
hautes  études  de  s'élever  au-dessus  d'une  moyenne  in- 
suffisante. Cependant,  si  le  concours  est  mauvais  et  pé- 
rilleux pour  l'enseignement  secondaire,  qui,  avant  tout, 
doit  façonner  la  masse  des  écoliers,  il  est  excellent  lors- 
qu'il s'agit  de  déterminer  une  sélection  parmi  les  chefs 
de  l'enseignement  supérieur,  car  il  force  au  travail,  il 
donne  par  la  publicité  du  débat  une  émulation  trés-vive, 
et  il  arrive  à  ce  résultat  inappréciable  de  faire  surgir 
les  individualités.  La  Sorbonne,  le  Collège  de  France, 
les  facultés  en  général  sont  affaissées  et  comme  somno- 
lentes ;  le  rétablissement  du  concours  pour  les  chaires 
réveillerait  bien  du  monde  et  donnerait  un  coup  de 
fouet  salutaire  à  plus  d'une  ambition  ;  mais  ce  serait  à 
cette  condition  expresse  que  toute  politique  serait  abso- 
lument bannie  du  cours,  sous  peine  d'interdiction  im- 
médiate, car  elle  n'a  rien  à  y  faire  et  ne  peut  qu'y  créer 
des  dangers  sans  compensation. 

L  I  politique  a  eu  également  sur  le  recrutement  des 
professeurs  une  influence  prépondérante;  la  gloire  de 
M.  Cousin  et  de  M.  Guizot,  la  fortune  parlementaire  de 
51.  lioyer-CoUard  et  de  M.  Yillemain,  étaient  faites  pour 
tenter  bien  des  hommes  qui,  parce  qu'ils  ont  eu  quelques 


HO  L'ENSEIGNEMENT 

prix  au  grand  concours  et  qu'ils  ont  passé  trois  ans  à 
l'École  normale,  se  croient  volontiers  aptes  et  destinés  à 
gouverner  le  monde.  Cette  idée  n'a  rien  d'excessif  chez 
des  jeunes  gens  qui,  par  les  succès  qu'ils  ont  obtenus, 
ont  prouvé  une  supériorité  sérieuse  sur  leurs  condisci- 
ples, et  elle  est  naturelle  en  France,  où,  tout  en  recon- 
naissant qu'il  faut  un  apprentissage  pour  être  cordon- 
nier, on  admet  qu'il  n'est  besoin  d'aucune  éducation 
préalable  pour  être  un  homme  politique.  Le  résultat 
d'une  pareille  opinion  saute  aux  yeux  et  il  est  inutile 
d'insister.  Une  telle  ambition,  qui  n'a  rien  que  de  légi- 
time, éloigne  de  la  carrière  pédagogique  ceux  qui  au- 
raient pu  y  rendre  des  services  signalés.  Tout  ce  qui  se 
sentait  ou  se  croyait  une  valeur  quelconque,  tout  ce  qui 
se  trouvait  mal  à  l'aise  dans  les  liens  étroits  de  la  direc- 
tion administrative,  se  jeta  dans  le  journalisme,  dans  la 
politique  militante,  et  l'enseignement  ne  garda  que  les 
esprits  les  moins  aventureux.  Nous  y  avons  gagné  des 
écrivains  de  talent,  des  polémistes  remarquables,  et  en 
lisant  leurs  œuvres,  la  jeunesse  regrette  peut-être  de 
n'avoir  pas  été  dirigée  par  eux. 

Ceux  qui  ont  résisté  aux  tentations  de  cette  sorte  sont 
entrés  dans  la  route  tracée  ;  ils  s'y  sont  engagés  avec  ré- 
signation, cherchant  dans  le  culte  des  lettres,  dans  les 
joies  intimes  et  profondes  qu'on  y  trouve,  une  compen- 
sation au  désagréable  métier,  ingrat  entre  tous  et  mal 
rétribué,  qu'ils  sont  obligés  de  faire  ;  à  moins  que,  pris 
de  dégoût  à  leur  tour  pour  une  carrière  qui  a  toutes  les 
déceptions,  ils  n'aient  ouvert,  sur  une  place  fréquen- 
tée, une  boutique  où  l'on  débite  des  boîtes  de  croquets, 
ornées  d'une  étiquette  où  l'on  peut  lire  :  X...,  an- 
cien élève  de  l'École  normale  supérieure,  section  des 
sciences. 

Les  cours  du  Collège  de  France  ne  conduisent  à  rien 
celui  qui  les  écoute.  Entre  qui  veut  ;  il  n'y  a  point  d'n-i 


SUPÉRIEUR.  m 

scriptions  préalables,  et  comme  ils  ne  servent  à  l'obten- 
tion d'aucun  diplôme,  ils  sont  fort  peu  suivis  par  la 
jeunesse  studieuse  ;  les  auditeurs  sont  en  général  des 
oisifs ,  quelques  femmes ,  quelques  rares  personnes 
ayant  conservé  le  goût  des  choses  de  l'esprit;  on  y  a  re- 
marqué un  fait  déjà  observé  pour  les  bibliothèques  pu- 
bliques :  quand  il  fait  mauvais  temps,  l'auditoire  est 
plus  nombreux,  car  les  passants  sont  venus  se  mettre  à 
l'abri.  11  faut  retenir  ce  personnel  mobile  et  chez  qui  la 
futilité  domine  ;  on  tâche  alors  de  rendre  la  leçon  «  amu- 
sante »,  on  multiplie  les  anecdotes,  et  ces  cours,  qui 
devraient  toujours  se  tenir  sur  les  hauteurs  voisines  de 
l'abstraction,  finissent  par  devenir  ce  que  les  Anglais 
appellent  des  «  lectures  »  et  ressemblent  à  d'agréables 
causeries  dont  un  seul  interlocuteur  tiendrait  le  dé  ^ 

Il  n'y  a  pas  à  morigéner  les  professeurs,  ni  à  les  rap- 
peler à  la  grandeur  très-réelle  de  leur  mission  :  ils  savent 
à  quoi  s'en  tenir  à  cet  égard  ;  mais  pour  ne  pas  voir 
leur  amphithéâtre  absolument  désert,  ils  ont  été  forcés 
d'abaisser  successivement  le  degré  de  leur  enseigne- 
ment, afin  de  se  mettre  au  niveau  du  public  qui  les 
écoute.  L'étude  des  sciences  mathématiques  n'attire 
qu'un  nombre  d'étudiants  bien  restreint,  car  elle  n'ouvre 
aucune  voie  aboutissant  à  une  carrière  certaine  ;  cela  se 
comprend  :  tous  les  jeunes  gens  qui  se  sentent  des  apti- 


•  M.  Michel  Bréal,  dans  le  livre  que  j'ai  déjà  cité,  établit  très-nettement 
que  la  médiocrité  de  l'auditoire  force  le  professeur  à  baisser  le  niveau  de 
ses  leçons,  et  à  l'appui  de  cette  opinion,  que  l'expérience  justifie  tous 
les  jours,  il  cite  le  passage  suivant ,  emprunté  à  .  des  Institutions 
■d'instruction  en  France,  par  Cournot  :  «  On  a  des  cours  de  littérature 
ancienne  où  il  faut  sauver  par  toutes  les  grâces  du  langage,  par  toutes 
les  finesses  oratoires,  la  citation  de  quelques  lignes,  de  quelques  mots 
de  latin  ou  de  grec  ;  ou  des  cours  de  physique  où  rien  n'est  épargné 
pour  l'effet  agréable  des  expériences,  mais  où  l'on  n'oserait  écrire,  ni 
surtout  discuter  une  formule  trigonométrique  :  car  on  a  affaire  à  un 
auditoire  auquel  il  faut  plaire  et  de  qui  l'on  ne  peut  raisonnablement 
attendre  une  attention  fatigante.  »  (Michel  Bréal,  Quelques  mots,  etc., 
p.  539,  340.) 


112  L'E>SEIGNEME>T 

tildes  spéciales  sont  accaparés  par  l'École  polytechnique. 
11  n'en  est  pas  moins  douloureux  de  constater,  par 
exemple,  que  le  cours  de  mécanique  céleste,  professé 
aujourd'hui  par  Alfred  Serret,  un  des  plus  grands  ma- 
thématiciens qui  aient  existé,  ne  réunit  que  douze  au- 
diteurs, dont  six  appartiennent  à  la  section  des  sciences 
de  1  École  normale. 

Dans  les  facultés  qui  délivrent  des  diplômes  pour  la 
licence  et  le  doctorat,  il  y  a  un  empressement  nécessité 
par  les  exigences  mêmes  de  la  carrière  choisie;  il  est 
impossible  de  déterminer  le  nombre  des  auditeurs^que 
mille  circonstances  étrangères  aux  études  font  incessam- 
ment varier,  mais  par  le  nombre  des  inscriptions  prises 
on  peut  conclure  qu'il  s'est  élevé,  pendant  l'année  sco- 
laire 1871-1872,  au  chiffre  de  182  pour  la  théologie,  de 
402  pour  les  sciences,  de  4,340  pour  les  lettres,  de  5,034! 
pour  le  droit  et  de  2,120  pour  la  médecine,  ce  qui  donne 
un  total  de  12,278  jeunes  gens  se  destinant  à  passer  des 
examens. 

Si  pour  enseigner  les  lettres  il  n'est  besoin  que  d'une 
chaire  et  de  quelques  bancs,  s'il  suffit,  à  cet  ameuble- 
ment rudimentaire,  d'ajouler  un  tableau  noir  pour  dé- 
montrer des  problèmes  de  mathématique,  il  n'en  est 
plus  de  même  dés  qu'on  touche  à  ces  grandes  sciences 
qui  ont  pour  but  de  pénétrer,  de  lévéler  les  secrets  de 
la  nature,  et  qui  chaque  jour,  aidées  par  la  mélhode  ex- 
[)érimentale,  font  des  découvertes  nouvelles.  La  chimie, 
la  physique,  la  physiologie,  1  histoire  naturelle,  deman- 
dent un  giand  attirail,  et,  sous  peine  d'être  réduites  à 
l'état  de  théorie  platonique,  doivent  posséder  des  labo- 
ratoires, des  instruments,  des  matières  à  cxpèiience, 
des  collections,  en  un  mot,  un  outillage  particulier  et 
fort  dispendieux. 

Quand,  au  commencement  de  ce  siècle,  on  a  organisé 
Paris  la  plupart  de  ces  iiisliluts  de  haut  cnseigncmciit, 


SUPÉRIEUR.  113 

l'appareil  de  la  science  était  fort  modeste  ;  il  en  est  de 
cela  comme  du  rouet  de  nos  grand'mères,  qui  est  de- 
venu l'énorme  machine  à  filer  que  l'on  sait.  Si  Lavoisier 
revenait  aujourd'hui,  reconnaîtrait-il  dans  la  chimie, 
telle  qu'elle  est  professée  à  cette  heure,  la  science  qu'il 
a  fondée  avant  de  mourir? 

C'est  en  étudiant  la  Faculté  de  médecine  et  le  Muséum 
d'histoire  naturelle  qu'on  détermine  avec  le  plus  d'évi- 
dence le  mal  dont  souffre  l'enseignement  supérieur;  on 
reconnaît  qu'il  est  non  pas  neutralisé,  mais  étrangement 
amoindri  par  sa  pauvreté  excessive.  Là  où  il  faudrait  de 
vastes  salles,  de  grandes  galeries,  des  laboratoires  spa- 
cieux, nous  trouvons  des  chambrettes  sans  jour  et  radi- 
calement insuffisantes.  Sauf  le  grand  amphithéâtre,  tout 
est  à  reconstruire  à  l'École  de  médecine  ;  la  place  est 
tellement  mesurée,  qu'on  passe  des  thèses  et  qu'on  fait 
des  cours  dans  le  cabinet  du  doyen.  Entrons  à  la  biblio- 
thèque ;  elle  est  fort  riche  et  possède  plus  de  40,000  vo- 
lumes; mais  elle  ne  les  renferme  pas,  car  on  ne  saurait 
où  les  y  mettre.  Dans  des  chambres  voisines  de  la  salle 
de  lecture,  qui  est  trop  basse  et  où  l'on  n'y  voit  goutte, 
on  a  mis  des  casiers  les  uns  près  des  autres,  laissant  à 
peine  entre  eux  un  espace  suffisant  pour  livrer  passage 
au  bibliothécaire.  Il  me  semblait  revoir  les  magasins  du 
Mont-de-Piété  ;  les  volumes  ont  été  fourrés  partout  où 
l'on  a  pu  les  caser;  il  y  en  a  derrière  les  portes,  il  y  en 
a  devant  les  fenêtres  ;  on  a  été  obligé  de  faire  cinq  dé- 
pôts extérieurs  :  chez  le  conservateur,  dans  des  greniers, 
dans  un  ancien  bûcher. 

La  chimie  joue  un  rôle  considérable  dans  la  thérapeu- 
tique actuelle,  elle  est  indispensable  aux  médecins,  et 
notre  École  de  médecine,  qui  eut  une  si  grande  réputa- 
tion dans  le  monde  savant  il  y  a  une  quarantaine  d'an- 
nées ,  devrait  être ,  à  cet  égard  ,  organisée  de  main 
de  maître  ;  c'est  le  vœu  de  tous  les  intéressés  :  des  élè- 
V.  8 


114  L'ENSEIGNEMENT 

ves,  des  professeurs,  des  ministres.  Pas  de  place,  pas- 
d'argent.  Au  petit  laboratoire  où  Orfila  a  distillé  tant  de 
poisons,  on  a  annexé  une  grande  chambre  où  brûlent 
les  fourneaux  à  gaz,  où  les  cornues  suspendues  aux  mu- 
railles, où  les  baguettes  de  verre  brillent  sur  les  tables. 
Cela  est  suffisant  pour  faire  des  expérimentations  à  huis 
clos,  mais  ce  n'est  point  ainsi  qu'il  faut  procéder  dans 
l'enseignement;  préparer  une  expérience  dans  le  labo- 
ratoire et  l'apporter  aux  élèves  comme  preuve  d'une  dé- 
monstration théorique,  c'est  pour  ainsi  dire  faire  un 
tour  de  passe-passe  ;  l'expérience  tout  entière  doit  être 
faite  sous  les  yeux  des  étudiants  ;  ils  doivent  en  suivre 
les  phases,  et,  s'ils  peuvent  y  mettre  la  main,  cela  ne 
vaudra  que  mieux  ;  car  on  accordera  que  la  manipula- 
tion chimique  est,  dans  bien  des  cas,  d'une  importance 
exceptionnelle. 

Le  laboratoire  d'une  école  de  médecine  sérieuse  doit 
se  composer  de  trois  parties  distinctes,  quoique  concou- 
rant au  même  but  :  un  laboratoire  pour  les  commen- 
çants, dans  lequel  le  professeur  expérimente  en  leur 
présence  ;  un  laboratoire  pour  les  élèves  plus  avancés, 
où  ils  font  eux-mêmes  les  manipulations  ;  enfin  un  labo- 
ratoire de  recherches  réservé  au  professeur  et  à  ses  pré- 
parateurs, qui  y  trouvent  le  recueillement  nécessaire 
pour  opérer  les  découvertes  dont  les  nations  s'enrichis- 
sent. Dans  l'état  actuel  des  choses,  on  montre  bien  plus 
le  résultat  de  l'expérience  que  l'expérience  elle-même 
aux  étudiants  entassés  dans  un  amphithéâtre  dont  le  der- 
nier gradin  touche  presque  le  plafond. 

J'ai  fort  mal  cherché  le  laboratoire  de  physique  sans 
doute,  car  je  ne  l'ai  point  trouvé.  La  moitié  de  la  col- 
lection très-complète  de  tous  les  instruments  de  chirur- 
gie inventés  en  France  est  dans  des  tiroirs,  faute  de 
place.  On  a  mis  où  l'on  a  pu  des  pièces  pathologiques, 
des  animaux  empaillés,  quelques-uns  dans  une  sorte  de 


SUPÉRIEUR.  115 

musée,  d'autres  dans  des  couloirs  ;  j'en  ai  vu  le  long  des 
murs  d'un  escalier  de  service.  Telle  est  notre  école  théo- 
rique de  médecine,  où  3,000  jeunes  gens  environ  se  pres- 
sent chaque  jour. 

Quant  à  l'école  pratique,  c'est  un  charnier.  Établie 
sur  une  petite  portion  de  l'ancien  couvent  des  corde- 
liers,  elle  s'ouvre  sur  la  rue  de  l'École-de-Médecine  et 
s'étend  jusqu'aux  Cliniques  dont  elle  est  mitoyenne.  La 
chapelle  a  été  utilisée  tant  bien  que  mal  ;  on  y  a  installé 
un  musée  pathologique  extrêmement  intéressant,  mais 
où  les  objets  sont  tellement  entassés  qu'ils  échappent 
forcément  à  l'observation.  Dans  une  cour,  qui  n'est  pas 
plus  ample  qu'il  ne  faut,  on  a  construit  des  pavillons 
destinés  aux  nécropsies  et  aux  dissections  ;  sur  les  tables, 
les  cadavres  en  décomposition  ou  conservés  à  l'aide 
d'injections  d'acide  pbénique  répandent  une  épouvan- 
table odeur  qui  empoisonne  le  quartier  et  va  souvent 
troubler  jusque  sur  leur  lit  de  souffrance  les  malades 
couchés  dans  l'hôpital  voisin.  Mettre  un  tel  établisse- 
ment, particulièrement  insalubre,  dans  une  rue  très- 
populeuse,  au  milieu  d'un  groupe  de  maisons  qui  le 
dominent  et  qu'il  infecte,  c'est  une  idée  tellement  sin- 
gulière qu'elle  est  inexplicable. 

Deux  ou  trois  professeurs  ont  là  leurs  laboratoires  de 
physiologie,  dont  l'un  est  situé  au  second  étage;  on  peut 
se  figurer  co  que  c'est  que  le  transport  des  cadavres  et 
des  débris  humains  dans  des  conditions  pareilles.  Ces 
inconvénients  ne  sont  ignorés  de  personne  ;  tout  le 
monde  sait  qu'un  laboratoire  de  physiologie  doit  être 
de  plain-picd  avec  le  sol,  orienté  au  nord,  muni  de  larges 
fenêtres  et  ventilé  à  outrance.  Soit  :  mais  lorsqu'on  n'a 
pas  de  place  pour  mettre  une  salle  au  rez-de-chaussée, 
on  la  construit  sur  une  autre  ;  où  la  superficie  fait  dé- 
faut, on  a  recours  à  la  superposition.  Dans  ces  sortes 
d'endroits,  où  la  décomposition  rapide  offre  le  double 


IIG  L'ENSEIGNEMENT 

danger  de  nuire  à  la  sanlé  publique  et  de  paralyser  les 
études  des  élèves,  il  est  utile  d'obtenir  une  atmosphère 
froide,  maintenue,  autant  que  possible,  à  une  tempéra- 
ture invariable.  L'agent  réfrigérant  par  excellence,  c'est 
la  glac3.  Il  n'est  pas  un  laboratoire  de  physiologie 
d'outre-Rhin  qui  n'ait  une  ou  plusieurs  glacières  ;  je  ne 
vois  rien  de  semblable  à  notre  École  de  médecine  pra- 
tique, et,  quand  même  on  voudrait  y  organiser  une  gla- 
cière, je  cherche  en  vain  dans  quel  coin  on  pourrait 
l'installer. 

Le  Muséum  d'histoire  naturelle  est  plus  à  plaindre 
encore;  il  est  littéralement  paralysé,  et,  dans  les  condi- 
tions qu'il  est  obligé  de  subir,  il  ne  végète  même  plus, 
il  meurt.  Ici  nous  avons  pour  nous  guider  un  docu- 
ment ofiiciel  de  la  plus  haute  importance.  C'est  la  col- 
lection des  Procès-verbaux  de  la  commission  chargée 
d'étudier  V organisalion  du  Muséum  d'histoire  naturelle. 
Celte  commission,  instituée  par  M.  Rouland,  ministre 
de  l'inslructiou  publique,  en  vertu  d'un  arrêté  du  21  mai 
1858,  était  composée  de  personnages  compétents,  choisis 
dans  les  sciences,  dans  le  haut  enseignement  et  dans  les 
grands  corps  de  l'Etat.  Tout  ce  qui  a  été  constaté  alors 
dans  ces  pages  douloureuses  existe  encore  à  l'heure  qu'il 
est  ;  il  est  facile  d'aller  s'en  assurer.  Dans  la  salle  des 
pachydermes,  le  local  est  tellement  humide  qu'en  hiver 
il  est  nécessaire  d'éponger  tous  les  matins  les  animaux 
empaillés  ;  les  madrépores  sont  placés  dans  un  ancien 
couloir  :  au  printemps  et  en  automne  l'eau  ruisselle  sur 
les  vitres  des  armoires  qui  les  contiennent  ;  dans  un  ca- 
binet situé  sous  les  combles  et  où  l'on  est  forcé  de  re- 
miser des  réserves  et  des  parties  de  collection,  il  pleut 
en  hiver  et  l'on  suffoque  en  été;  «  la  conservation  des 
objets  est  impossible  dans  un  pareil  milieu.  » 

En  1851,  l'Assemblée  nationale,  en  voie  d'économie, 
supprime  55,000  francs  sur  la  subvention  du  Muséum  ; 


SUPÉRIIUR.  117 

l'alcool  coûtant  cette  année-là  plus  cher  que  d'habitude, 
on  ne  peut  en  acheter;  les  collections  en  bocaux  se  per- 
dent, deviennent  inutiles,  et  ne  servent  plus  qu'à  en- 
combrer les  rayons  des  casiers.  La  ménagerie  des  reptiles 
est  moins  bien  disposée  que  les  baraques  foraines  où  l'on 
montre  des  serpents;  tous  les  boas  y  meurent  prompfe- 
ment,  atteints  par  le  croup,  maladie  qui  paraît  inhé- 
rente au  local  qui  leur  est  affecté,  car  on  ne  la  letrouve 
pas  dans  les  établissements  zoologiques  de  l'étranger  ; 
l'espace  réservé  aux  animaux  y  est  tellement  restreint 
qu'ils  ne  peuvent  atteindre  leur  développen.ent  nor- 
mal. 

Partout  il  en  est  ainsi.  «  La  commission,  avant  de 
quitter  ces  locaux,  croit  devoir  en  constater  l'insuffi- 
sance et  le  délabrement.  Les  planchers  et  plafonds  ont 
fléchi,  des  infdtrations  pluviales  tachent  et  détériorent 
les  murs.  Les  employés  et  les  collections  sont  également 
à  l'étroit.  »  Dans  une  salle  de  l'herbier  général,  en  hi- 
ver, la  toiture  vitrée  laisse  pénétrer  la  neige,  qui  alors 
couvre  les  tables  de  travail  ;  100,000  espèces  de  plantes 
sont  renfermées  dans  2,356  cases;  il  n'existe  ni  inven- 
taire ni  catalogue,  ce  qui  doit  peu  faciliter  les  recher- 
ches. La  bibliothèque  a  vu  en  1848  son  budget  de 
10,000  fr.  réduit  à  7,500  fr.;  cette  somme  misérable 
doit  suffire  aux  achats  et  à  la  reliure. 

Quant  aux  cultures,  on  jugera  du  travail  surhumain 
qu'elles  exigent  :  aux  environs  de  Paris,  un  hectare 
maraîcher  occupe  quotidiennement  six  ouvriers  ;  le  Mu- 
séum est  tellement  pauvre  que  pour  la  même  étendue 
de  terrain  il  ne  peut  employer  que  trois  hommes  payés, 
de  2  à  3  fr.  par  tête.  Pour  le  service  des  serres,  le  budget 
des  achats  est  de  600  fr.  par  an  ;  il  n'est  donc  pas  éton- 
nant que  nos  collections  soient  singulièrement  dépassées 
par  celles  des  industriels  qui  font  métier  de  vendre  des 
plantes  rares.  Ces  cages  vitrées,  si  vastes  qu'elles  soient, 


«18  L'ENSEIGNEMENT 

ne  sont  pas  assez  élevées  ;  on  a  été  forcé  à'étêter  des 
palmiers  qui,  avant  d'avoir  atteint  leur  taille  normale, 
allaient  défoncer  les  vitrages  supérieurs;  les  fougères 
sont  grillées  par  le  soleil  ou  déformées  par  la  pression 
contre  la  toiture.  Les  appareils  de  chauffage  sont  bons, 
<(  mais  ces  appareils  quadrangulaires,  placés  au-dessous 
du  niveau  du  sol,  en  sont  isolés,  des  deux  côtés  seule- 
ment, par  une  tranchée  si  étroite,  que  l'on  comprend 
malaisément  d'abord  comment  un  homme  peut  s'y  intro- 
duire, et  moins  encore  comment  il  peut  s'y  mouvoir.  Le 
remaniement  de  ces  réduits  serait  un  acte  d'huma- 
nité. »  Tous  les  professeurs,  interrogés  les  uns  après  les 
autres,  répondent  invariablement  :  Ce  qui  manque  au 
Muséum,  c'est  de  la  place  et  de  l'argent  ;  si  l'on  ne  vient 
sérieusement  à  son  secours,  il  périt. 

Une  nouvelle  commission,  instituée  en  I860,  repro- 
duit dans  des  termes  moins  accentués  toutes  les  obser- 
vations présentées  dans  le  rapport  de  1859  ;  rien  n'était 
changé,  rien  n'est  changé.  Aujourd'hui  on  éponge  en- 
core les  pachydermes  empaillés,  l'eau  tombe  encore  du 
plafond,  coule  le  long  des  murailles,  suinte  sur  le  plan- 
cher. Cependant  on  a  acheté  de  l'alcool  ;  en  parcourant 
les  salles  en  décembre  1872,  j'ai  vu  qu'on  remplissait 
les  bocaux  :  mais  les  collections  sont  invisibles,  tant  les 
animaux  sont  pressés  les  uns  contre  les  autres.  Les  ru- 
minants empaillés  sont  littéralement  en  troupeaux , 
tassés  comme  des  moutons  qui  sentent  le  loup  ;  les  oi- 
seaux, si  plaisants  à  regarder,  si  intéressants  à  étudier, 
sont  placés  en  retrait  sur  dix  rangs  de  profondeur  ;  les 
sauriens  conservés  en  bocaux  sont  empilés  dans  d'ad- 
mirables armoires  en  bois  sculpté  qui  jadis  ont  contenu 
la  bibliothèque  de  Buffon,  mais  dont  les  larges  cadres 
empêchent  de  voir  ce  qu'elles  renferment.  La  collection 
d'anthropologie,  toute  récente,  si  curieuse,  formée  à 
grand'peine  par  un  savant  amoureux  des  belles  notions 


SUPÉRIEUR.  119 

■qu'il  professe,  est  non  pas  réunie,  mais  dispersée,  dans 
une  vingtaine  de  pièces  situées  à  différents  étages,  dans 
trois  corps  de  logis  distincts  ;  elle  est  d'hier,  et  déjà  elle 
manque, d'espace.  En  somme  et  d'un  mot,  les  galeries 
sont  des  magasins  ;  il  n'y  a  pas  de  collections,  il  n'y  a 
que  des  entassements. 

Qui  croirait  que  le  Muséum  d'histoire  naturelle,  ce 
grand  établissement  scientifique  que  Buffon,  Cuvier, 
Geoffroy  Saint-Ililaire,  les  Jussieu,  ont  illustré  à  jamais, 
qui  plus  que  tout  autre  doit  se  tenir  au  courant  des  dé- 
couvertes nouvelles  et  les  provoquer,  n'a  qu'une  somme 
de  25,000  fr.  inscrite  à  son  budget  pour  >(  voyageurs 
naturalistes?  » 

C'est  assez  ;  le  lecteur  doit  être  édifié  et  comprendre 
que,  si  les  instituts  de  l'enseignement  supérieur  sont 
•  dans  cet  état,  l'enseignement  supérieur  lui-même  ne 
vaut  guère  mieux.  Ne  pas  donner  aux  professeurs  les 
moyens  matériels  de  démonstration,  ou  livrer  une  ba- 
taille sans  être  armé,  c'est  tout  un.  Si  le  laboratoire  de 
l'université  de  Heidelberg  n'avait  pas  été  convenable- 
ment outillé,  MM.  Bunsen  et  Kirchhoff  n'auraient  point 
découvert  l'analyse  spectrale,  à  laquelle  on  doit  déjà 
deux  nouveaux  métaux,  et  M.  Helmholtz  n'aurait  pas  pu 
faire  les  expériences  qui  déterminent  les  lois  de  l'a- 
coustique. A  Paris,  je  ne  vois  que  trois  laboratoires 
convenables  et  munis  d'appareils  sérieux  :  un  pour 
la  physique,  à  la  Faculté  des  sciences  ;  deux  pour  la 
chimie,  à  l'École  normale  supérieure  et  au  Jardin  des 
Plantes. 

Il  est  question,  et  depuis  très-longtemps  déjà,  d'agran- 
dir le  Muséum  d'histoire  naturelle  et  l'École  de  médecine. 
Ces  deux  établissements  ne  sont  pas  à  modifier,  ils  sont 
à  remplacer.  On  ne  peut  augmenter  l'un  qu'en  faisant 
des  constructions  dans  les  jardins,  qui  lui  sont  indispen- 
sables; on  ne  peut  accroître  l'autre  qu'en  le  laissant 


120  L'ENSEIGNEMENT 

dans  un  quartier  d'où  il  devrait  disparanre,  ei  en  lui 
donnant  les  terrains  occupés  actuellement  par  les  clini- 
ques, qu'on  reporterait  alors  à  Necker,  à  Saint-Antoine 
ou  à  Saint-Louis. 

11  y  aurait  mieux  à  faire  et  un  parti  radical  à  prendre. 
Il  ne  faut  pas  se  dissimuler  cependant  que  l'heure  est 
douloureuse  et  qu'elle  est  mal  choisie  pour  demander  à 
la  France  un  si  gros  sacrifice;  mais  le  jour  viendra  oiî, 
rentrés  dans  notre  richesse  normale,  nous  pourrons  nous 
tourner  tout  entiers  vers  les  fécondes  entreprises  de  la 
paix.  11  sera  bon  alors  de  regarder  du  coté  de  ces  grands 
nistiluts  scientifiques  dont  nous  avons  été  si  fiers,  qui 
ont  été  et  qui  doivent  redevenir  notre  honneur  même,  et 
peut-être  ferions-nous  bien  de  commettre  la  sage  folie 
de  ne  i  ien  réparer  et  de  tout  reconstruire.  Ce  n'est  pas 
l'emplacenitnlqui  manquera;  il  est  tout  indiqué;  je  l'ai 
signalé;  j'y  insiste  de  nouveau  en  prévision  de  temps 
plus  prospères. 

L'entrepôt  des  vins  et  liquides  n'a  plus  de  raison  d'être, 
puisqu'il  est  remplacé  par  l'immense  entrepôt  créé  à 
Bercy;  la  Salpêtriére,  qui  contient  trente  et  un  hectares, 
abrite  des  folles,  qu'on  peut  bien  transporter  ailleurs,  et 
des  vieilles  femmes  qui  seraient  beaucoup  mieux  dans 
un  hospice  établi  à  la  campagne.  C'est  là,  sûr  l'emplace- 
ment de  l'Entrepôt  et  sur  celui  du  vieil  hôpital,  qu'on 
devrait  construire  un  institut  pour  les  sciences  naturelles 
et  physiologiques,  qui  n'aurait  point  de  rival  au  monde; 
les  collections,  les  ménageries,  les  serres,  les  cultures 
du  Muséum  trouveraient  enfin  l'espace  qui  leur  manque; 
l'École  de  médecine  pourrait  avoir  l'ampleur  qui  est 
nécessaire  à  ses  amphithéâtres,  à  sa  bibliothèque,  à  ses 
musées,  à  ses  pavillons  de  dissection,  à  ses  laboratoires 
de  chimie,  de  physique,  de  pathologie,  à  ses  cliniques 
même,  qui,  au  lieu  d'être  comme  aujourd'hui  une  sorte 
d'infirmerie  banale,  devraient  réunir,  pour  l'instruction 


SUPÉIilEUR.  121 

des  étudiants,  tous  les  cas  curieux  et  particuliers  dissé- 
minés dans  nos  différents  hôpitaux. 

On  créerait  là  facilement  une  sorte  de  cité  scientifique' 
où  les  élèves  trouveraient  tous  les  éléments  qui  rendent 
l'enseignement  fécond  et  le  travail  attrayant.  On  verrait 
alors  quel  beau  développement  nous  prendrions,  et 
comme  promptement  nous  ressaisirions  ce  rôle  d'initia- 
teurs, qui  a  été  le  nôtre  pendant  si  longtemps,  car  ce 
n'est  ni  l'esprit  d'invention,  ni  les  hommes,  ni  le  bon 
vouloir  qui  nous  ont  manqué  ;  ce  sont  tout  simplement 
les  ressources  matérielles.  Parfois  on  a  pu  croire  que 
nous  allions  enfin  nous  élancer  sur  cette  voie  où  d'autres 
nous  précédent  aujourd'hui,  mais  nous  nous  arrêtions 
tout  à  coup  sans  cause  apparente.  Il  en  a  été  de  cela 
comme  de  la  reconstruction  de  la  Sorbonne,  qui  avait 
été  décidée;  solennellement,  en  1855,  on  posa  la  pre- 
mière pierre  :  la  première  pierre  attend  toujours  la 
seconde^. 

L'exemple  nous  a  été  donné  par  nos  adversaires  eux- 
mêmes  ;  il  faut  savoir  le  suivre,  et  leur  disputer,  au  grand 
bénéfice  de  l'esprit  humain,  une  supériorité  que  nous  sau- 
rons peut-être  leur  ravir.  Le  5  juin  1868,  M.  Duruy,  alors 
ministre  de  l'instruction  publique,  chargea  M.  Wurtz, 
membre  de  l'Académie  des  sciences  et  doyen  de  la  Fa- 
culté de  médecine,  d'aller  étudier  les  établissements 
scientifiques  des  principales  universités  allemandes.  Le 
rapport  de  l'éminent  professeur  fut  publié  en  1870^.  Il 
nous  montre  ce  que  nous  avons  à  faire.  Partout,  dans 

*  La  valeur  considérable  des  terrains  occupés  par  l'École  de  médecine, 
l'École  pratique  et  la  Clinique  arriverait  naturellement  en  défalcation 
d'une  pallie  des  dépenses  nécessitées  par  les  reconstructions  que  nous 
proposons. 

*  Tout  le  monde  a  pu  voir  le  plan  de  reconstruction  de  la  Sorbonne, 
à  l'École  des  beaux-arts,  dans  l'exposition  des  œuvres  de  Vaudoyer,  en 
février  lb'5. 

'  Les  liantes  éludes  pratiques  dans  les  universités  allemandes,  par 
Adolphe  Wurtz  j  Paris,  1870. 


122  L'ENSEIGNEMENT 

l'Allemagne  du  Sud  comme  dans  l'Allemagne  du  Nord, 
chez  les  catholiques  et  chez  les  protestants,  il  trouve  la 
science  à  l'œuvre,  poursuivant  les  reclierches  dont  le 
champ  est  illimité,  ne  descendant  pas  des  hauteurs 
abstraites  où  elle  doit  toujours  planer,  honorée  par  les 
gouvernements  qu'elle  honore,  encouragée  par  eux 
et  mise  en  état  de  ne  pas  rester  une  stérile  spéculation 
de  l'esprit.  A  Heidelberg,  à  Munich,  à  Berlin,  à  Leipsig, 
à  Bonn,  à  Gœttingiie,  à  Vienne,  il  voit  des  laboratoires 
de  chimie,  de  physique,  de  physiologie  construits  exprès, 
et  outillés  sur  les  indications  des  professeurs  eux- 
mêmes. 

Ce  rapport  a  précédé  la  déclaration  de  guerre;  j'y  lis 
•cette  phrase  dont  les  événements  allaient  si  douloureuse- 
ment constater  la  vérité:  «  Il  s'agit  d'un  intérêt  de  pre- 
mier ordre,  car  la  vie  intellectuelle  d'un  peuple  ali- 
mente les  sources  de  sa  puissance  matérielle,  et  son  rang 
est  marqué  aussi  bien  par  l'ascendant  qu'il  sait  prendre 
dans  les  choses  de  l'esprit  que  par  le  nombre  et  la  va- 
leur de  ses  défenseurs.  »  Dès  le  printemps  de  1867,  les 
chambres  saxonnes,  après  les  désastres  qui  avaient  anéanti 
l'autonomie  de  leur  pays,  volent  sans  hésiter  les  sommes 
nécessaires  à  la  reconstruction  du  laboratoire  de  Leipzig, 
qui  s'élève  aujourd'hui  sur  une  superficie  de  5,000  mètres 
carrés;  l'Autriche  cherclie  à  se  relever  de  Sadowa,  et 
consacre  5  millions  de  florins  (12  millions!  2  de  francs) 
à  la  construction  de  ses  instituts  scientifiques.  De  tels 
faits  ne  sont-ils  pas  propres  à  exciter  notre  émulation? 

Nous  n'avons  rien  de  semblable  même  à  ce  que  je  vois 
dans  une  pauvre  petite  ville  de  Poméranie,  située  triste- 
ment sur  les  liords  de  laBaltiq!  e;  Greifswald,  qui  n'a  guère 
plus  de  10,000  habitants,  possède  un  institut  anatoniique 
et  physiologique,  un  laboratoire  de  chimie,  un  hôpital 
académique;  ce  n'était  pas  assez:  on  vient  d'y  organiser 
un  institut  pathologique.  Après  avoir  cnuméré  toutes  ces 


SUPÉRIEUR.  123 

richesses  qu'il  envie  et  qu'il  voudrait  trouver  en  France, 
M.  A.  Wurtz  conclut  :  «  C'est  la  science  qui  féconde  aujour- 
d'hui le  travail  des  nations.  Ce  sont  donc  des  dépenses 
productives  que  ces  sommes  consacrées  au  perfectionne- 
ment des  études  scientifiques  ;  c'est  un  capital  placé  à 
gros  intérêt,  et  le  sacrifice,  comparativement  léger, 
qu'il  aura  imposé  à  une  génération,  vaudra  aux  généra- 
tions suivantes  un  surcroît  de  lumières  et  de  hien-être.  » 

Les  générations  contemporaines  en  profitent  les  pre- 
mières, et  l'on  aurait  tort  de  croire  que  les  décou- 
vertes abstraites  restent  longtemps  dans  le  domaine  de 
la  science  pure.  Toutes  les  découvertes  qui  ont  enrichi 
notre  commerce  et  développé  notre  industrie  sont  sorties 
de  l'enseignement  supérieur  ;  c'est  là  un  fait  qu'on 
semble  négliger  et  qui  est  d'une  extrême  importance. 
Les  travaux  des  Dumas,  des  Chevreul,  Pasteur,  Wurtz, 
Berthelot,  Sainte-Claire  Deville,  ont  amené  dans  la  fabri- 
cation des  teintures,  des  vins,  des  bières,  des  corps  gras, 
dans  l'exploitation  des  vers  à  soie,  dans  les  combinai- 
sons métallurgiques,  des  modifications  qui  rapportent  à  la 
France  un  revenu  net  de  100  millions.  En  regard  de  ce 
chiffre  énorme,  il  convient  de  remarquer  que  les  chaires 
expérimentales  ont  pour  frais  de  cours  un  crédit  annuel 
qui  varie  de  200  à  1,500  francs. 

La  situation  faite  aux  savants  désintéressés  n'est 
vraiment  pas  digne  d'envie  ;  on  ne  les  paye  pas,  on  leur 
dispute  les  moyens  de  travail,  et  on  les  invective  volon- 
tiers; dés  qu'ils  ne  commencent  pas  leur  leçon  par  une 
profession  de  foi  orthodoxe,  on  les  traite  de  matérialistes, 
et  on  les  accuse  d'attaquer  la  morale  chrétienne,  comme 
si  la  religion  et  la  science  n'étaient  point  choses  essen- 
tiellement distinctes,  comme  si  elles  ne  pouvaient  mar- 
cher parallèlement  sans  se  heurter  dans  des  champs  clos 
où  elles  ne  font  que  se  blesser  mutuellement  sans  profit 
pour  personne. 


Ui 


L'ENSEIGNEMENT 


Par  ce  qui  précède  on  a  pu  juger  de  la  misère  qui 
accable  notre  enseignement  supérieur;  mais  il  est  bon 
néanmoins  de  citer  quelques  chiffres,  car  les  facultés 
rendent  au  trésor  une  partie  de  l'argent  qu'elles  en 
reçoivent.  En  effet,  les  rétributions  versées  par  les  étu- 
diants pour  inscriptions,  examens,  certificats  d'aptitude, 
diplômes,  n'appartiennent  pas  à  l'instruction  publique, 
elles  sont  versées  dans  les  caisses  de  l'État.  J'ai  sous  les 
yeux  les  comptes  de  dix  années  antérieures  à  1873;  il 
est  intéressant  d'en  mettre  le  tableau  comparatif  sous  les 
yeux  du  lecteur,  afin  que  celui-ci  puisse  juger,  au  pre- 
mier coup  d'œil,  quelles  ressources  misérables  et  illu- 
soires la  France  met  au  service  de  son  enseignement 
supérieur. 


ANNÉES. 

CRÉDITS 
LÉGISLATIFS. 

RECETTES 

DE  l'État. 

DÉPENSES 
IIESTANT  A  LA  CHARGE 

DE  l'État. 

18C3 

1864 

1805 

186; 

1867 

18C8 

1869 

1870 

1871 

1872 

fr. 
3,749,721 
5,764,721 
5,778,5".8 
3,828,821 
5,933,821 
3, 940, .-,21 
4,187,281 
4,215,521 
4,549,721 
4,402,921 

fr.    c. 
3,154,563  00 
3,295,.S43  00 
3,597,529  00 
3,597,647  00 
3,675,26S  50 
5,860,459  50 
4,015,727  00 
5,525,509  50 
3,149,442  50 
4,316,610  00 

fr.  c. 
595,556  00 
470,876  00 
180,849  00 
231,174  00 
258,552  50 

80,061  50 

171,531  00 

891,951  50 

1,200,278  50 

86,311  00 

Donc  un  peu  plus  de  1,200,000  francs  dans  une  année 
exceptionnelle  où  nos  facultés  sont  désertes,  c'est  là  le 
maximum;  le  minimum  ne  s'élève  pas  à  81,000  francs. 
Cela  est  de  nature  à  nous  faire  refléchir.  M.  Duruy,  visi- 
tant l'École  pratique  de  médecine  le  3  février  1864,  a 
dit  :  «  U  faut  que  le  budget  cède  à  la  science  et  non  la 
science  au  budget.  »  C'est  là  un  mot  d'ordre  auquel  dé- 


SUPÉRIEUR.  125 

sormais  il  serait  sage  d'obéir.  Faut-il  procéder  par  an- 
nuités? faut-il  au  contraire  avoir  le  courage  de  faire  une 
large  dépense  immédiate?  c'est  ce  que  les  pouvoirs  pu- 
plics  auront  à  décider.  Qu'ils  sachent  bien  seulement 
qu'ils  se  trouvent  en  présence  d'une  vieille  construction 
qui  se  lézarde,  qui  menace  de  s'écrouler,  qui  ne  tient 
plus  qu'à  force  d'étançons,  et  qu'il  est  urgent  de  la  re- 
prendre depuis  les  fondations  jusqu'au  faitage. 

Dans  cette  grosse  question,  j'ai  peur  qu'on  ne  sacrifie 
l'enseignement  supérieur  à  l'enseignement  primaire,  et 
qu'on  ne  lâche  la  proie  pour  l'ombre.  11  en  est  de  l'in- 
struction comme  des  pluies  fécondantes,  elle  tombe  de 
haut  et  ne  remonte  jamais.  Après  léna  ,  lorsque  la 
Prusse  n'existait  réellement  plus,  elle  n'alla  pas  cher- 
cher des  maîtres  d'école;  elle  fit  venir  Fichte,  et  lors- 
qu'elle vit  que  le  grand  philosophe  acceptait  la  direction 
de  l'enseignement  supérieur,  elle  se  crut  sauvée,  et  elle 
l'était. 

La  solution  du  problème  se  pose  aujourd'hui  devant 
la  France  avec  une  énergie  redoutable  ;  tous  ceux  qui 
par  fonction  ont  la  main  à  la  manœuvre  sont  pleins  d'ar- 
deur ;  ils  sentent  trés-netlement  que  c'est  affaire  de  vie 
ou  de  mort,  et  ils  sont  prêts;  partout  j'ai  constaté,  à 
tous  les  degrés  de  l'échelle,  un  élan  sérieux  et  réfléchi; 
ils  savent  parfaitement  que  notre  pays  va  livrer  sur  ce 
terrain-là  sa  suprême  bataille,  celle  dont  on  sort  réelle- 
ment régénéré  ou  vaincu  pour  toujours  ;  ils  ne  doutent 
pas  de  la  victoire  ;  mais  leur  donnera-t-on  les  moyens 
de  la  remporter  et  comprendra-t-on,  comme  disent  les 
bonnes  gens,  qu'il  faut  se  saigner  aux  quatre  mem- 
bres ? 

Ne  retombons  pas  dans  les  fautes  que  nous  avons  com- 
mises et  que  nous  expions  si  rudement.  Lorsque  en  1867 
on  a  discuté  la  loi  militaire  présentée  par  le  maréchal 
JN'iel,  il  n'a  pas  manqué  de  gens  très-autorisés  qui  di- 


126  L'ENSEIO'EMENT. 

saient  :  Prenez  garde,  vous  désorganisez  l'armée;  telle 
qu'elle  est,  elle  suffit  à  toutes  les  éventualités;  n'y  tou- 
chez pas  !  —  On  les  a  écoutés  ;  où  en  sont  les  petits-fils* 
des  vainqueurs  d'iéna  et  d'Auerstsedt? 

Si  en  matière  d'enseignement  l'on  veut  conserver  les- 
vieilles  méthodes,  ne  pas  rajeunir  les  matières  d'instruc- 
tion et  la  discipline,  ne  pas  faire  aux  professeurs  une 
situation  qui  leur  permette  de  résister  sans  peine  aux 
sollicitations  des  éducations  particulières  ou  de  l'indus- 
trie, si  nous  ne  rendons  pas  le  ministère  de  l'instruction 
publique  absolument  indépendant  de  la  politique,  si 
chaque  changement  ministériel  amène  des  modifications 
dans  le  système  pédagogique,  si  l'incohérence  et  l'hési- 
tation continuent  à  fatiguer  les  élèves  tout  en  paralysant 
les  maîtres,  si  la  France  ne  consent  pas  un  sacrifice  con- 
sidérable en  faveur  de  ce  qui  constitue  en  somme  les 
plus  grandes  gloires  de  1  esprit  humain,  si  nous  ne  rom- 
pons pas  avec  les  habitudes  prises,  si  nous  n'appelons 
pas  l'intelligence  de  tous  au  goût  des  choses  sérieuses, 
si  nous  continuons  à  nous  contenter  de  savoir  «  uni 
peu  de  chaque  chose  et  rien  du  tout,  à  la  françoise  », 
comme  dit  Montaigne,  nous  courons  risque  de  ne  pas 
reconquérir  le  rang  que  nous  avaient  fait  nos  anciennes 
destinées. 

On  aura  beau  chercher  à  concilier  les  intérêts,  ce  qui 
est  le  but  de  toute  politique  intérieure  respectable,  on 
aura  beau  avoir  une  politique  extérieure  prudente  et 
ferme,  mettre  les  budgets  en  équilibre,  diminuer  les 
impôts,  accroître  les  revenus,  avoir  des  armées  innom- 
brables et  embellir  les  villes,  on  n'aura  rien  fait  tant 
que  l'on  n'aura  pas  forgé  à  nouveau  le  moral  de  la  na- 
tion par  une  loi  d'enseignement  à  la  fois  très-sévère  et 
très-large.  Le  mot  de  Bacon  a  la  force  d'un'*  *érité  éter- 
nelle :  Quantum  scit,  tantum  polest;  tant  i  homme  sait, 
tant  il  peut.  Si  nous  pouvions  adopter  cette  grande  pa- 


APPENDICE.  127 

rôle  comme  devise  et  avoir  le  courage  de  tirer  toutes  les 
conséquences  qu'elle  renferme,  on  pourrait  regarder 
tranquillement  du  côté  de  l'avenir  et  croire,  sans  illu- 
sion, à  cette  régénération  dont  jusqu'à  présent  l'on 
s'est  contenté  de  trop  parler. 


Appendice.  —  L'enseignement  primaire  continue  à  être  à 
Paris  l'objet  des  sollicitudes  de  la  préfecture  de  la  Seine,  qui 
semble  prendre  à  tâche  de  lui  donner  une  ampleur  iri'éprochable; 
mais  ce  n'est  là,  pour  ainsi  dire,  qu'un  effort  individuel  et  local;  la 
France  n'a  point  fait  de  grands  progrés  sous  ce  rapport.  L'Assem- 
blée nationale  aura  vécu  cinq  années  sans  trouver  le  loisir  d'abor- 
der sérieusement  la  question  de  l'enseignement  oLlieatoire,  qui, 
malgré  les  vœux  unanimes  des  conseils  généraux,  ■  Igré  le  cri 
poussé,  après  nos  défaites,  par  la  population  tout  enlicie,  se  trouve 
ajournée,  sinon  rejetée  à  l'oubli.  Il  y  a  là  un  dédain  du  devoir,  un 
abandon  du  mandat  que  l'histoire  jugera  avec  sévérité  et  dont  la 
nation  aura  singulièrement  à  pùtir. 

L'enseignement  secondaire  distribué  par  l'Université  et  par 
quelques  ordres  religieux  n'est  pas  encore  parvenu  à  sortir  de  sa 
vieille  ornière;  il  se  traîne  toujours  entre  les  vers  latins  et  le  dis- 
cours latin  pour  aboutir  au  concours  général.  Cependant  le  mode 
des  examens  du  baccalauréat  es  lettres  a  été  modifié;  un  décret 
du  Président  de  la  République,  en  date  du  25juillet  1874,  détermine 
les  conditions  nouvelles  imposées  aux  candidats  qui,  à  partir  du 
l'' octobre  1875,  sei'ont  soumis  à  deux  séries  d'épreuves,  séparées 
par  une  année  d'intervalle. 

Nous  devons  signaler,  dans  l'enseignement  secondaire,  une  tenta- 
tive des  plus  importantes  issue  de  l'initiative  privée.  Quelques 
hommes  de  cœur  et  de  savoir,  frappés  de  l'insulfisance  des  mé- 
thodes qui  fatiguent  les  entants  sans  les  instruire,  se  sont  réunis 
et  ont  fondé  une  institution  sur  des  principes  absolument  nouveaux 
et  différents  de  ceux  qui  servent  de  base  à  l'enseignement  univer- 
sitaire. Entreprise  en  1871,  dans  les  proportions  les  plus  modestes, 
VÉcule  Mange  a  pris  un  développement  extraordinaire  et  mérité. 
Mettant  en  œuvre  les  grands  préceptes  pédagogiqui  s  de  Pestalozzi 
et  de  Frebœl,  on  vit  avec  les  enfants  dans  un  échange  d'idées  per- 
pétuel; passant  du  simple  au  composé,  du  concret  à  l'abstrait,  ne 
sortant  jamais  d'un  sujet  sans  l'avoir  approfondi  et  éclairé  sous 
toutes  ses  faces,  on  s'adresse  toujours  à  l'observation,  au  raisonne- 
ment, et  l'on  ne  demande  à  la  mémoire  que  de  venir  en  aide  à  la 
réflexion.  Il  n'y  a  pas  de  classe,  à  proprement  pai  Irr,  il  n'y  a  que 
des  conférences,  où  maîtres  et  élèves  sont  en  communication  perrna- 


128  L'ENSEIGNEMENT. 

nente.  On  comprendra  facilement  la  révolution  pédagogique  qui 
s'accomplit  à  l'École  îlonge,  en  apprenant  que  l'usage  des  diction- 
naires y  est  interdit;  toute  explication  y  est  orale.  On  y  commence 
l'étude  du  latin  à  douze  ans,  lorsque  l'esprit  des  enfants  est  déjà 
façonné  par  toutes  sortes  de  notions  préliminaires,  et  le  premier 
livre  que  l'on  met  entre  leurs  mains  est  celui  des  Commentaires  de 
César;  la  traduction  du  texte,  l'analyse  grammaticale,  les  données 
bistorique^%  les  incidences  archéologiques,  topographiques  et  mo- 
rales se  côtoient  dans  la  même  leçon  et  s'éclairent  mutuellement; 
au  bout  de  dix-huit  mois  d'un  travail  semblable,  à  la  fois  un  et 
multiple,  un  élève  d'intelligence  ordinaire  lit  Tite-Live  à  livre  ou- 
vert et  fait  verbalement  un  récit  latin  sur  un  acte  quelconque  de 
l'histoire  romaine.  J'en  ai  fait  l'expérience,  à  ma  grande  surprise, 
sur  des  enfants  de  douze  à  treize  ans;  j'y  ai  mis  quelque  malice, 
et,  comme  l'un  d'eux  m.'cxpliquait  le  système  d'armement  des  sol- 
dats romains,  je  lui  ai  brusquement  demandé  ce  que  c'était  que 
Vamentum?  Il  a  répondu  sans  hésiter.  Là,  les  conférences  ne  durent 
jamais  plus  d'une  heure  et  demie,  car  on  a  remarqué  que  c'était 
la  somme  de  temps  pendant  laquelle  un  enfant  pouvait  demeurer 
fructueusement  attentif.  Des  récréations  libres  et  des  récréations 
gymnastiques  interrompent  l'étude  par  une  sorte  de  travail  physique 
qui  amène  une  rénovation  des  forces  intellectuelles.  Les  promonades 
hors  du  pensionnat  sont  combinées  de  façon  à  donner  aux  enfants 
des  notions  d'art,  d'industrie,  de  géologie,  de  minéralogie,  de  zoo- 
logie ou  de  botanique.  J'ai  visité  l'institution  après  les  congés  de 
Pâques  (1875)  ;  le  directeur  arrivait  de  Hollande  avec  quelques 
élèves,  auxquels  il  avait  été  montrer  les  musées  et  le  système  de  cana- 
lisation. Les  lésuliats  obtenus  sont  admiraliles;  cette  institution,  à 
peine  née,  est  dans  un  tel  état  de  prospérité,  qu'elle  ne  sait  plus  où 
loger  ses  élèves,  et  qu'elle  est  obligée  de  faire  une  sévère  sélection 
parmi  ceux  qu'on  lui  présente.  Elle  fera  des  hommes,  mais  je 
voudrais  qu'elle  fût  école  normale  et  qu'elle  formât  des  professeurs, 
car  elle  distribue  un  enseignement  qu'on  ne  saurait  trop  propager 
dans  l'intérêt  même  du  pays. 

L'enseignement  supérieur  n'est  pas  plus  riche  que  par  le  passé  : 
en  1875  une  somme  de  4,44i,921  francs  votée  par  l'Assemblée  a  été 
portée  à  son  budget;  ses  recettes  ont  été  de  4,  .'55,5 't7  francs  50  cen- 
times: la  dépense  de  l'État  n'a  donc  été  que  de  191,575  fr.  50  cent. 
Pour  être  rigoureusement  exact,  il  convient  d'ajouter  à  ce  total 
dérisoire  un  crédit  additionnel  de  168,000  francs,  obtenu,  à  titre  de 
restitution,  d'une  somme  correspondante  avancée  par  le  ministre 
de  l'instruction  publique  pour  droits  de  présence  aux  examens;  la 
France  a,  en  1875,  dépensé  559,575  fr.  50  cent,  pour  son  enseigne- 
ment supérieur;  ce  serait  ridicule,  si  ce  n'était  lamentable.  Cepen- 
dant on  a  fini  par  se  préoccuper  des  mauvais  aménagements  de 
nos  instituts  d'eiiseignement  supérieur;  on  a  construit,  au  Muséum 


APl'ENDICE.  12'J 

d'histoire  naturelle,  un  nouvel  édifice  pour  les  reptiles  vivants;  les 
conditions  nécessaires  à  leur  existence  n'ont  sans  doute  pas  été  étu- 
diées avec  soin,  car  ils  y  meurent  comme  des  mouches  :  la  mortali'é 
frappe  de  préférence  sur  lesopliidiens;  grâce  au  concours  empre?si 
et  toujours  présent  de  la  direction  des  bâtiments  civils,  les  quatre 
chaires  de  zoologie,  la  chaire  de  culture,  la  chaire  de  hotanique  ont 
été  pourvues  de  vastes  laboratoires  approiiriés  à  l'enseignement  et 
enfin  dignes  d'une  nation  qui  se  respecte.  La  prolongation  du  bouh^- 
vard  Saint-Germain  va  permettre  de  donner  plus  d'ampleur  à  l'École 
de  médecine  ;  on  ne  la  déplacera  pas,  ce  qui  est  un  tort  grave  ; 
l'École  pratique  sera  agrandie  au  détriment  des  maisons  voisines  et 
des  Cliniques.  On  eût  mieux  fait  de  prendre  dès  à  présent  un  parti 
radical,  auquel  on  sera  forcé  d'avoir  recours  avant  vingt  ans. 

De  par  la  loi  délibérée  en  séance  publique  le  5  décembre  1874, 
le  17  juin  et  le  12  juillet  1875.  l'enseignement  supérieur  est  actuel- 
lement libre  en  France.  Il  suffit  d'être  Français,  d'avoir  vingt-cinq 
ans,  et  de  n'être  pas  frappé  de  certaines  incapacités,  pour  professer 
urbi  et  orbi  tout  ce  que  l'on  voudra,  excepté  la  médecine  et  la  phar- 
macie, dont  l'enseignement  exige  un  diplôme  préalablement  obtenu. 
Quoique  cette  loi  soit  le  résultat  de  compromis  politiques  trop  mé- 
diocres pour  trouver  place  ici,  le  principe  en  est  bon,  et  nul  aujour- 
d'hui ne  pourra  plus  se  croire  le  droit  d'en  appeler  au  bras  sécu- 
lier pour  frapper  un  professeur  hétérodoxe,  comme  nous  l'avons  vu 
autrefois  pour  MM.  Slichelet,  Quinet  et  Ernest  Renan.  Est-ce  bien 
réellement  la  liberté  que  l'on  a  accordée  à  l'enseignem.ent  supérieur, 
et  n'est-ce  point  plutôt  un  partage  que  l'on  a  consenti  entre  l'uni- 
versité qui  le  détenait  et  le  clergé  qui  voulait  l'accaparer?  L'avenir 
répondra  à  cette  question,  mais  jusqu'à  présent  les  universités 
libres  en  création  sont  des  universités  exclusivement  cléricales.  Un 
des  maîtres  de  l'enseignement  religieux,  le  l'ère  E.  Marquigny,  de 
la  Société  de  Jésus,  a  formulé  une  opinion  qu'il  est  bon  de  retenir, 
car  nous  serons  sans  doute  appelés  à  en  voir  l'application  :  «  Oui, 
a-t-il  dit,  nous  avons  demandé  la  liberté  de  l'enseignement  supé- 
rieur, mais  en  affirmant  les  droits  de  l'Kglise,  tels  qu'ils  ont  été 
définis  par  elle-même,  et  nous  ne  permettrons  pas  qu'on  puisse  se 
méprendre  sur  notre  désir  de  voir  les  nouvelles  générations  for- 
mées, dans  des  universités  libres,  à  l'infaillible  doctrine  du  Vatican.  » 
Cette  déclaration  est  grave,  car  elle  implique  l'enseignement  de 
l'astronomie  jusqu'à  Galilée  exclusivement  et  elle  promet  l'incapa- 
cité d'hériter  aux  enfants  issus  du  mariage  civil. 

Mais  il  est  avec  le  ciel  des  accommodements  et  tout  s'arrangera  pour 
le  mieux;  on  posera  les  prémisses,  on  n'en  tirera  pas  les  consé- 
quences, la  terre  continuera  de  tourner  et  les  enfants  légitimes  ne 
seront  pas  bâtards.  L'enseignement  libre  donnera  à  l'université  une 
impulsion  dont  chacun  profitera  et  il  sortira  de  là  une  émulation 
propice  aux  grandes  choses  de  l'esprit.  Cependant  on  a  fait  preuve 
V.  0 


130  L'ENSEIGNEMENT. 

d'une  faiblesse  coupable  :  tout  en  votant  la  liberté  de  l'enseigne- 
111  ont  supérieur,  il  fallait  maintenir  imperturbablement  le  droit 
exclusif  de  l'État  à  la  collation  des  grades.  L'État  peut  seul  être 
assez  impartial  pour  tenir  la  balance  d'une  main  ferme  et  désinté- 
ressée. On  pouvait  élever  une  rivale  en  face  de  notre  vieille  univer- 
silé  sans  déconsidérer  celle-ci  et  la  diminuer.  Les  Commissions 
mixtes  qui  prononceront  sur  la  capacité  des  candidats  sont  une  in- 
stitution vicieuse  et  dont  le  résultat  sera  funeste.  Le  député  qui  a 
soutenu,  défendu,  fait  adopter  cette  mauvaise  disposition  législative 
est  un  fils  de  l'université  et  un  lettré  ;  il  s'est  souvenu  de  Tacite  et  il 
a  cru  sans  doute  que,  comme  Agrippine,  l'université  lui  disait  ; 
Vcntrem  ferit 


CHAPITRE   XXYI 

LES   SOURDS-MUETS 

—   ENSEIGNEMEKT  EXCEPIlOMMEt  — 


*•   —   L'ABBÉ    DE    L'ÉPÉE. 


Jnfinnité  incurable.  -  Miracle.  -  Transposition  des  sens   -la  n, 
"Tr^-.l  ''  ^f/y'o>°gie.  -  Les  précurseurs    -  Eodrigui;  Perei  e' 

-  Emaud.  -  ralphabet  labial.  -  L'abbé  de  lÉpée.  -  Les  jumel  es" 

-  Vocation.  -  CréduUté.  -  Si.^nes  naturels.  -Mobile  de  Sf 

Sseph  n""wt'd~  '"*'.  '/'r'  ■^"^""^••"-  Rue  des  Mou^ns'.  I 
Joseph  U.  -  Arrêt  du  conseil  du  21  novembre  1778.  -  Au  couvent  de. 

A  l'-Ahhr  ""V'  l'^S  ''^'■"-   -  -^'aison-mère.  -  Uabbé  Sicard 
rrlTrrgél  ''--'  '-  '^'-~  «°  ^^^  eTvïlaltaïe- 

Le  devoir  de  toute  civilisation  est  de  donner  aux 
hommes  la  plus  grande  somme  d'instruction  que  leur 
intelligence  et  leur  état  social  peuvent  comporter.  Dans 
le  chapitre  précédent,  nous  avons  vu  comment  l'ensei- 
gnement à  tous  degrés  est  distribué  à  Paris  ;  mais  il 
exise  des  êtres  que  l'on  croirait  destinés  à  échapper 
aux  bienfaits  du  développement  intellectuel,  car  ils  sont 
frappes  d  une  infirmité  incurable  qui  les  clôt  dans  une 


1Ô2  LES  SOURDS-MUETS. 

obscurité  cérébrale  que  longtemps  on  a  crue  sans  remède. 
Pour  ceux-là,  il  a  fallu  inventer  des  méthodes  exception- 
nelles, afin  de  leur  rendre  dans  l'humanité  la  part  dont 
ils  semblaient  déchus  pour  toujours.  Deux  hommes  de 
bien,  Français  tous  les  deux,  mettant  en  œuvre  des  pro- 
cédés fort  simples,  sont  parvenus  à  neutraliser  les  effets 
d'une  maladie  localisée  qui  le  plus  souvent  est  la  con- 
séquence d'un  état  général  défectueux  :  l'abbé  de  l'Épée 
et  Valentin  llaùy  ont  des  noms  immortels;  leur  génie 
et  leur  charité  ont  fait  ce  miracle  de  rendre  la  parole 
aux  muets  et  la  vue  aux  aveugles.  Profitant  avec  une 
patiente  habileté  des  sens  qui  subsistent  chez  ces  mal- 
heureux répudiés  par  la  nature,  ils  ont  obtenu  dans 
l'organisme  une  sorte  de  transposition  qui  permet  aux 
yeux  de  remplacer  l'oreille,  et  au  toucher  de  remplacer 
la  vue.  Il  y  a  un  siècle  à  peine  que  ces  découvertes  ont 
été  faites  pour  le  plus  grand  honneur  de  l'esprit  humain  ; 
elles  ont  produit  de  très-sérieux  résultats,  qu'on  peut 
constater  en  visitant  l'Institution  des  sourds-muets  et 
celle  des  jeunes-aveugles. 

L'art  de  parler  à  laide  de  signes  a  dû  exister  de  tout 
temps.  Des  hommes  de  langage  étranger,  mis  face  à 
face  par  le  hasard  de  la  vie,  ont  toujours  pu  exprimer 
des  propositions  simples  et  se  faire  comprendre  en  exé- 
cutant certains  gestes  indicatifs  :  c'est  la  mimique.  En 
outre,  lorsque  des  enfants  ont  été  réunis  sous  la  disci- 
pline d'une  règle  silencieuse,  ils  ont  cherché  un  moyen 
de  causer  à  distance  sans  faire  de  bruit,  et  ils  ont  in- 
venté un  alphabet  visible  dont  chaque  lettre  est  repré- 
sentée par  un  geste  particulier  des  doigts  :  c'est  la  dacty- 
lologie; nous  l'avons  tous  «  parlée  »  au  collège.  La  com- 
binaison raisonnée  de  la  dactylologie  et  de  la  mimique 
constitue  le  langage  des  sourds-muets.  Ce  langage  arti- 
ficiel est  un  bienfait  inappréciable  pour  ces  infortunés, 
qui  peuvent  communiquer  méthodiquement  entre  eux, 


L'ABBÉ  DE  L'ÉPÉE.  133 

et,  comme  il  sert  de  base  à  l'enseignement  de  l'écriture 
et  de  la  lecture,  il  leur  fournit  un  instrument  de  relation 
avec  les  autres  hommes.  Grâce  à  lui,  le  sourd-muet 
échappe  à  l'isolement  et  peut,  dans  une  certaine  mesure, 
participer  à  la  vie  générale  jusqu'à  subvenir  sans  trop 
de  peine  aux  besoins  de  sa  propre  existence. 

Avant  l'apostolat  de  l'abbé  de  l'Épée  on  trouve  dans 
l'histoire  trace  de  quelques  efforts  individuels  qui  sem- 
blent avoir  eu  pour  but  plutôt  de  frapper  l'imagination 
publique  que  d'appeler  toute  une  catégorie  d'individus 
déshérités  à  la  jouissance  des  droits  communs.  Rodol- 
phe Agricola,  professeur  de  philosophie  à  Heidelberg 
(1480),  raconte  dans  son  livre  de  Inventione  dialectica 
qu'il  a  connu  un  sourd-muet  qui  lisait  et  écrivait.  Jérôme 
Cardan  (1591)  pose  dans  ses  Paralipomèiies  la  question 
de  savoir  si  l'on  peut  instruire  les  sourds-muets,  et  la 
résout  affirmativement.  Le  bénédictin  Pedro  de  Ponce 
(1.580)  publie  une  méthode  pour  leur  instruction  ;  ses 
idées  sont  reprises  par  .1.  Bonnet,  secrétaire  du  conné- 
table de  Castille,  qui  fait  paraître  en  1610  l'Arte  para 
ensenar  a  hablar  los  mudos.  Dans  le  dix-septième  siècle, 
Fabrizio  d'Acquapondente,  professeur  à  Padoue,  les  An- 
glais Bulwer,  J.  Wallis,  W.  Iloldt  r,  le  Hollandais  van  Hel- 
mont,  Conrad  Amman  de  Schaffhouse,  s'occupent  de  ce 
sujet  et  formulent  des  théories  que  la  pratique  ne 
justifie  pas  :  leur  principe  parait  avoir  été  de  forcer  les 
sourds-muets  à  articuler  des  sons  ;  le  livre  de  van  llel- 
mont  est  intitulé  :  Surdus  loquens  (1692).  G.  Raphel, 
d'Allemagne,  instruit  ses  trois  enfants  frappés  de  surdi- 
mutilé, et  publie  en  1718  la  méthode  qu'il  a  employée. 

11  est  difficile  de  savoir  jusqu'où  furent  poussées  ces 
tentatives  isolées,  qui  ne  s'adressaient  qu'à  des  indivi- 
dualités. C'est  à  Paris  même  que  le  premier  succès  fut 
scientifiquement  prouvé  ;  il  est  dû  à  un  Espagnol  de 
l'Estramadure,  nommé  Jacob  Rodriguès  Pereire.   Le 


Î3Î  LES  SOURDS-MUETS. 

il  juin  1749,  il  présente  un  sourd-muet  instruit  à  l'Aca- 
clémie  des  Sciences  ;  le  13  janvier  1751,  il  en  produit 
un  second  ;  encouragé  par  Buffon,  par  Mairan,  par  Di- 
derot, par  Jean-Jacques  Rousseau,  il  continue  son  œuvre 
sans  vouloir  révéler  le  secret  de  sa  méthode,  et  donne 
l'enseignement  à  douze  sourds-muets.  Il  se  servait  do 
la  dactylologie  et  de  l'articulation  ;  il  obtient  du  roi  une 
pension  de  800  livres  et  fut  nommé  son  interprète  pour 
les  langues  espagnole  et  portugaise.  Il  offrit  de  vendre 
son  procédé  au  gouvernement;  la  négociation  fut  enta- 
mée et  n'aboutit  pas. 

L'idée  ambiante  gagnait  de  proche  en  proche  :  faire 
parler  les  muets  ne  semblait  plus  une  œuvre  miracu- 
leuse; c'était  de  quoi  tenter  plus  d'une  ambition.  Le 
succès  de  Perei re  excita  l'émulation  d'un  nommé Ernaud , 
qui,  lui  aussi,  parvint  à  instruire  deux  sourds-muets, 
qu'il  conduisit  en  1757  devant  l'Académie.  Il  ne  savait 
rien  du  système  de  Pereire  et  ne  se  servit  guère  que  do 
l'articulation  ;  les  malheureux  qu'il  exhiba  en  public 
répétaient  sans  doute  des  phrases  toutes  faites,  apprises 
par  cœur,  qu'on  leur  avait  enseigné  à  lire  sur  les  lèvres 
qui  les  prononçaient  très-lentement  :  c'est  l'alphabet 
labial. 

L'abbé  de  l'Épée  entendit-il  parler  de  Pereire  et  d'Er- 
naud  ?  C'est  fort  douteux,  car,  à  l'époque  même  où  celui- 
ci  recevait  l'éloge  du  monde  savant,  il  perfectionnait  la 
méthode  à  laquelle  son  nom  reste  attaché  pour  toujours. 
Il  Aàvait  assez  pauvrement  à  Paris  ;  il  s'était  soumis  à  la 
bulle  Unigenitus,  mais  il  avait  confessé  en  même  temps 
qu'il  croyait  aux  miracles  du  cimetière  Saint-Médard;  il 
n'en  fallut  pas  plus  pour  lui  faire  interdire  le  droit  do 
prêcher  et  de  confesser.  Vers  1753,  il  se  rendit,  pour 
une  affaire  insignifiante,  chez  une  femme  veuve  qui  ha- 
bitait rue  des  Fossés-Saint-Victor;  elle  était  absente,  il 
l'attendit  dans  une  chambre  où  se  trouvaient  deux  sœurs 


L'ARBÉ  DE  L'ÉPEE.  155 

jumelles.  Vainement  il  essaya  de  causer  avec  celles-ci, 
elles  gardèrent  un  silence  absolu.  Quand  la  mère  ren- 
Ira,  le  mystère  fut  promptement  dévoilé  à  l'abbé  de 
l'Épée  ;  il  apprit  qu'il  était  en  présence  de  deux  sourdes- 
muettes,  et  qu'elles  étaient  désolées,  car  récemment  la 
mort  avait  enlevé  leur  professeur,  un  père  de  la  Doc- 
trine chrétienne,  nommé  Vanin,  qui  les  instruisait  à 
l'aide  d'estampes  qu'il  essayait  de  leur  expliquer.  Cet 
instant  décida  du  sort  des  sourds-muets  et  de  la  vocation 
de  l'abbé  de  l'Épée  :  il  se  sentit  appelé,  et  de  cette  heure 
jusqu'à  celle  de  sa  mort,  il  se  consacra  exclusivement  à 
son  œuvre. 

C'était  un  homme  très-doux  et  d'une  extrême  bien- 
veillance, ses  portraits  en  font  foi  :  l'œil  saillant,  la 
joue  pleine,  la  lèvre  épaisse  et  souriante,  le  menton  carré 
et  le  front  haut  indiquent  une  grande  ténacité,  une 
bonté  et  une  charité  inépuisables  ;  mais  au  milieu  de 
ces  belles  qualités  apparentes  on  démêle  quelque  chose 
de  naïf  et  même  de  crédule  qui  explique  avec  quel  en- 
traînement il  se  laissa  duper  dans  la  fameuse  mystifi- 
cation du  faux  comte  de  Solar.  Celte  aventure  fit  bien 
du  bruit  en  son  temps,  elle  prit  à  l'abbé  de  l'Épée  des 
loisirs  qu'il  eût  mieux  occupés  ailleurs,  et  fournil  à 
Bouilly  le  sujet  d'une  comédie  mélodramatique  qui  eut 
quelque  succès  jadis.  Il  fallait  peut-être  cette  foi 
aveugle,  —  la  foi  qui  soulève  les  montagnes,  —  pour 
n'être  point  découragé  dés  le  début  par  des  obsta- 
cles qui  pouvaient  être  considérés  comme  insur- 
montables. Reprenant  la  dactylologie,  que  Bonnet  avait 
publiée  en  1610,  et  dont  chaque  signe  correspondait  à 
une  lettre  de  l'alphabet,  mais  s'attachant  surtout  à  réu- 
nir en  un  groupe  méthodique  et  raisonné  tous  les  signes 
dits  naturels*  à  l'aide  desquels  les  sourds-muets  expri- 

»  L'expression  «  signes  naturels  »  est  impropre.  Il  n'y  a  pas  de  signes 
naturels:  chaque  peuple  ou  plutôt  chaque  race  a  les  siens.  Nous  secouons 


136  LES  SOUUDS-MUETS. 

ment  leurs  besoins  et  leurs  impressions,  il  inventa  un 
langage  réel,  facile  à  comprendre,  facile  à  enseigner,  et 
qui  devint  un  moyen  de  communication  très-suffisant 
pour  les  malheureux  dont  il  s'était  fait  le  père,  et  que 
de  tous  côtés  il  appelait  autour  de  lui. 

Lorsqu'il  entreprit  cette  tâche,  admirable  entre  tou- 
tes, de  rendre  l'exercice  de  l'intelligence  à  des  êtres  que 
l'oblitération  d'un  sens  en  avait  privés,  obéit-il  à  l'idée 
de  les  mettre  à  même  de  gagner  leur  vie  sans  recourir  à  la 
bienfaisance  publique?  Je  ne  le  crois  pas.  11  était  surtout 
préoccupé  de  leur  faire  connaître  Dieu,  de  leur  donner 
des  notions  de  métaphysique  chrétienne  et  de  leur  révéler 
les  mystères  de  la  religion  catholique.  Pour  beaucoup 
de  docteurs  d'esprit  pharisaïque  et  étroit,  le  sourd- 
muet  ne  pouvait  faire  son  salut  ;  on  citait  un  texte  posi- 
tif, car  saint  Paul  a  dit  au  verset  17  du  chapitre  dixième 
de  l'Épitre  aux  Romains  :  «  Ergo  fides  ex  auditu  :  —  La 
foi  vient  donc  de  ce  qu'on  entend.  »  Ce  texte  suffisait  à 
rejeter  les  sourds-muets  hors  de  la  communion  des 
fidèles,  el,  dans  beaucoup  de  cas,  leur  interdisait  même 
les  actes  authentiques  ;  on  a  cité  comme  un  fait  excep- 
tionnel et  sans  précédent  qu'en  1679  le  parlement  de 
Toulouse  eût  validé  le  testament  qu'un  sourd-muet 
avait  écrit  de  sa  main  '. 

11  est  certain  qu'une  telle  opinion  troublait  fort  un 
homme  aussi   profondément  convaincu  que  l'abbé  de 

la  tête  pour  dire  non,  l'Arabe  la  lève.  Sans  sortir  d'Europe,  il  suffit 
d"avoir  diné  aune  table  d'hôte  pour  constater  que  les  Slaves  ne  tiennent 
point  leur  lourchette  comme  les  Lalins  et  les  Anglo-Saxons. 

'  Certaines  lois  religieuses  ont  repoussé  le  sourd-muet  hors  du  droit 
commun  :  «  Les  aveugles  et  les  sourds-muets  de  naissance,  les  muets  et 
les  estropiés,  ne  sont  point  aptes  à  hériter  ;  mais  il  est  juste  que  tout 
homme  sensé  qui  hérite  leur  donne,  autant  qu'il  est  en  son  pouvoir,  de 
quoi  se  couvrir  et  subsister  jusqu'à  la  fin  de  leurs  jours  ;  s'il  ne  le  fai- 
sait pas,  il  serait  criminel.  >i  {Lois  de  Manou,  livre  IX,  vers.  'iOl  et  203.) 
—  De  nos  jours,  on  a  cherché  à  faire  invalider  une  élection  parce  qu'un 
sourd-muet  avait  pris  part  au  vote  ;  le  motif  ne  fut  pas  admis  par  la 
Chambre  des  députés  dans  la  séance  du  25  décembre  1855. 


L'ABBE  DE  L'EPEE.  137 

l'Épée.  Un  passage  de  saint  Augustin  lui  montra  la  route 
qu'il  avait  à  suivre  pour  sauver  ces  pauvres  âmes  qu'on 
pouvait  croire  condamnées  à  l'avance.  «  Sunlus  hiatus 
lilteras,  quitus  lectis  (idem  concipiat,  discere  non  potest  : 
Le  sourd-muet  de  naissance  ne  peut  apprendre  à  lire  les 
livres  qui  lui  feraient  concevoir  la  foi.  «  Donc,  pour 
croire,  il  n'est  point  nécessaire  d'entendre,  lorsque 
l'on  peut  lire,  puisque  la  foi  peut  pénétrer  dans 
l'âme  par  les  yeux  aussi  bien  que  par  les  oreilles. 
La  voie  était  tracée  :  à  la  mimique,  à  la  dactylo- 
logie, il  fallait  ajouter  la  lecture  et  l'écriture,  et  il 
n'y  avait  alors  notions  si  abstraites,  mystères  si  com- 
pliqués, que  l'on  ne  pût  expliquer  et  peut-êlre  faire  com- 
prendre à  un  sourd-muet.  Cette  conception,  la  plus 
élevée  de  toutes  pour  une  âme  fervente,  devait  avoir  des 
conséquences  pratiques  que  l'abbé  de  l'Kpée  n'avait 
sans  doute  pas  entrevues  et  dont  tout  ce  peuple  infirme 
a  profilé. 

L'abbé  n'était  point  riche.  Il  avait  distribué  dans  qua- 
tre pensionnats  ceux  qu'il  nommait  ses  enfants,  et  aux- 
quels il  avait  réussi  à  intéresser  quelques  personnes 
charitables.  Deux  fois  par  semaine,  de  sept  heures  du 
matin  à  midi,  on  les  lui  amenait,  au  nombre  de  soixante- 
quinze  environ,  dans  l'appartement  qu'il  habitait  au 
second  étage  d'une  maison  sise  rue  des  Moulins,  n°  14  ; 
c'est  là  qu'il  les  instruisnit,  qu'il  leur  apprenait  à  atta- 
cher aux  mêmes  gestes  une  signification  toujours 
semblable,  signification  qu'il  traduisait  par  l'écriture, 
de  façon  à  leur  donner  un  signe  écrit  correspondant 
au  signe  mimé.  En  un  mot,  il  les  douait  d'un  lan- 
gage que,  sans  lui,  ils  n'auraient  peut-être  jamais 
connu. 

Les  progrès  étaient  lents,  mais  déjà  remarquables,  et 
cependant  nul  ne  se  préoccupait  de  l'abbé  de  l'Épée,  qui 
succombait  sous  le  double  fardeau  de  son  labeur  et  de 


138  LES  SOURDS-MUETS. 

sa  pauvreté.  Ce  fut  un  étranger  qui,  attirant  sur  lui  les 
yeux  de  la  cour,  comme  on  disait  alors,  le  fit  sortir  de 
son  humble  position.  Le  comte  de  Falkenstein,  c'est-à-dire 
Joseph  II,  visita  l'école  de  l'abbé  de  l'Épée,  s'y  intéressa, 
et  en  parla  à  sa  sœur  Marie-Antoinette.  On  n'eut  pas  de 
peine  à  entraîner  Louis  XVI,  dont  le  cœur  était  volon- 
tiers ouvert  aux  œuvres  de  bienfaisance,  et  un  arrêt  du 
conseil  en  date  du  21  novembre  4  778  déclara  que  le  roi 
prenait  sous  sa  protection  l'établissement  fondé  en  faveur 
des  sourds-muets.  Le  présent  et  l'avenir  de  l'institution 
étaient  assurés.  Le  25  mars  4785,  un  nouvel  arrêt  auto- 
risait l'abbé  de  l'Épée  à  installer  son  pensionnat  dans 
l'ancien  couvent  des  Célestins,  et  attribuait  une  rente 
de  3,400  livres  à  l'entretien  des  élèves.  On  quitta  la 
butte  des  Moulins,  et  l'on  vint  prendre  gîte  au  quartier 
de  l'Arsenal. 

Ce  petit  institut  en  chambre,  que  l'on  transportait  dans 
de  vastes  bâtiments  aujourd'hui  convertis  en  caserne, 
fut  en  réalité  la  maison-mére  et  le  protolype  des  écoles 
de  sourds-muets  qui  s'élevèrent  successivement  dans 
toutes  les  parties  du  mondée  La  gloire  en  revient  tout 
entière  à  l'initiative  persistante  d'un  homme  pauvre, 
humble,  obscur,  dont  rien  ne  lassa  le  courage  et  que 
guidait  l'amour  du  bien.  La  seconde  maison  française 
fut  fondée  à  Bordeaux  en  4785  par  l'archevêque  Cham- 
pion de  Cicé,  qui  envoya  l'abbé  Sicard  à  Paris,  afin  que 
celui-ci  pût  recevoir  les  leçons  et  apprendre  la  méthode 
de  labbé  de  l'Épée.  Sicard  revint  à  Bordeaux  en  4  785  et 
fut  rappelé  à  Paris  en  avril  4790  pour  prendre  la  succes- 

*  Voici  les  dates  de  la  création  des  différents  établissements  auxquels 
l'institution  de  l'abbé  de  l'Épée  a  servi  de  modèle  :  Autriche,  1779; 
Wurtemberg,  17S0  ;  Italie,  1784;  Russie,  Suède,  1806;  Danemark,  1807; 
Suisse,  1809;  Irlande,  Toscane,  1816;  États-Unis  d'Amérique,  1817; 
Ecosse,  1819;  Kœnigsberg,  Liège,  New-York,  1820;  Portugal,  1824; 
Francfort,  Brunswick,  18^7;  Bengale,  1828;  Hanovre,  1829;  Norvège, 
1844;  Grèce,  18iG;  Turquie,  1850;  Canada,  1852. 


L'AEDE  DE  L'ÈPÉE.  1Ô9 

sion  de  l'abbé  del'Épée,  qui  était  mort  le  25  décembre 
d789. 

Le  nouveau  directeur  était  un  prêtre  fort  intelligent 
•et  passionné  pour  l'œuvre  à  laquelle  il  allait  se  vouer. 
11  parait  avoir  été  fort  ardent  en  toutes  choses  et  avoir 
•conservé  dans  ses  façons  d'être  la  vive  impulsion  qu'il 
avait  reçue  de  son  origine  méridionale.  11  ne  tarda  pas 
à  reconnaître  le  terrain  sur  lequel  il  avait  à  se  mouvoir, 
et  il  excella  bientôt  dans  une  mise  en  scène  qui  sans 
doute  est  nécessaire  à  Paris,  où  la  curiosité  blasée  a  tou- 
jours besoin  d'être  surexcitée,  même  lorsqu'il  s'agit  de 
venir  en  aide  aux  entreprises  les  meilleures.  Toutefois  il 
ne  put  échapper  aux  poursuites  dont  la  plupart  des 
membres  du  clergé  étaient  l'objet.  11  était  à  l'Abbaye 
pendant  les  sinistres  journées  de  septembre  1792  ;  il 
n'échappa  aux  massacres  que  par  une  sorte  de  mi- 
racle; la  relation  qu'il  a  écrite  de  sa  captivité,  malgré 
le  côté  personnel  et  trop  extérieur  qui  la  dépare,  est 
une  des  pages  les  plus  curieuses  de  notre  histoire  ur- 
baine ^ 

Pourtant  la  Révolution  n'avait  point  dépossédé  les 
sourds-muets  ;  loin  de  là,  une  loi  des  21-29  juillet  1791 
les  avait  confirmés  dans  la  jouissance  de  l'ancien  cou- 
vent des  Célestins,  mais  en  leur  adjoignant  les  jeunes 
aveugles  par  une  contradiction  que  l'on  s'explique  diffi- 
cilement, car  l'enseignement  qui  convient  aux  uns  est 
fatalement  stérile  pour  les  autres.  Cette  étrange  et  déplo- 
rable confusion  ne  fut  pas  de  longue  durée  :  le  25  plu- 
viôse an  11  (13  février  1794'),  un  décret  prononça  la 
séparation  des  deux  écoles,  qui  n'auraient  jamais  dû 
être  réunies,  et  le  séminaire  de  Saint-Magloire  fut  attri- 


*  Relation  adressée  par  M.  l'abbé  Sicard,  instituteur  des  sourds- 
muets,  à  un  de  ses  amis  sur  les  dangers  qu'il  a  courus  les  2  et  5  sep- 
tembre 1792.  —  Collection  des  mémoires  relatifs  à  la  Révolution  fran- 
çaise, t.  XXII,  p.  83. 


143  LES  SOURDS-MUETS. 

bué  à  l'institution  des  sourds-muets  ;  la  même  année,  le 
15  ventôse  (5  mars),  les  comités  d'aliénation  et  de  bien- 
i'aisance  publique  ordonnent  la  translation,  qui  ne 
devient  déiinitive  qu'après  une  nouvelle  loi  du  15  nivôse 
a  111  (5  janvier  1795).  Les  sourds-muets  prirent  alors 
possession  du  local  qu'ils  occupent  aujourd'hui. 

La  maison  où  ils  venaient  de  s'installer  a  une  histoire 
qui  n'est  pas  indigne  d'intérêt.  Ce  fut  d'abord  un  hôpi- 
tal dans  le  sens  originel  de  lieu  de  refuge  pour  les  voya- 
geurs, les  pèlerins  et  les  malades  ;  il  avait  été  fondé  par 
des  moines  appartenant  au  couvent  de  Saint-Jacques  du 
Haut-Pas,  dont  le  chef-lieu  était  situé  à  Lucques  en  Ita- 
lie ;  c'étaient  ceux  que  le  peuple  appelait  vulgairement 
frères  pontifes,  et  auxquels  on  doit  l'édification  de  pres- 
que tous  les  ponts  construits  dans  l'Europe  occidentale 
pendant  le  moyen  âge  '.  Leurs  abbés  prenaient  le  titre 
de  commandeurs  et  portaient  sur  l'épaule  «  la  croix 
potencée  »,  comme  s'ils  avaient  été  combattants  en  Terre 
sainte.  Ils  restèrent  tranquilles  possesseurs  de  leur  do- 
maine jusqu'en  1572.  A  cette  époque,  Catherine  de  Mé- 
dicis,  voulant  faire  bâtir  un  nouveau  palais,  qui  devint 
l'hôtel  de  Soissons  et  fit  place  à  la  Halle  au  blé,  dé- 
logea les  filles  repenties  et  les  installa  au  logis  des  reli- 
gieux qui  occupaient  l'abbaye  Saint-Magloire  de  la  rue 
Saint-Denis  ;  ces  derniers  furent  envoyés  à  Saint-Jacques 
du  Haut-Pas  et  n'eurent  pas  de  peine  à  supplanter  les 
frères  pontifes,  car  il  n'en  restait  plus  que  deux.  Les 
nouveaux  hôtes  ne  menaient  pas,  il  faut  le  croire,  une 
conduite  irréprochable  ;  ils  furent  expulsés  en  1618  par 
l'évèque  de  Paris,  qui  établit  dans  leur  demeure  le  pre- 
mier séminaire  de  prêtres  de  l'Oratoire  qui  ait  existé  à 


Los  frères  pontifes  auraient  eu  leur  premier  établissement  dès  H64, 

dans  le  diocèse  de  Cavaillon  ;  Petit-Benezet  (Benedict  ou  Benoît)  aurait 
été  leur  clief  ;  il  aurait  coiiirneiicè  en  1178  et  terminé  dix  ans  après  le 
fameux  pont  d'Avignon,  que  l'on  appelle  encore  le  pont  Saint-Benezet, 


L'ADBÉ  DE  L'ÉPÉE.  141 

Paris;  il  fallut  la  Révolution  pour  le  détruire;  les  sourds- 
muets  leur  succédèrent. 

L'institution,  prenant  façade  sur  la  rue  Saint-Jacques, 
forme  un  quadrilatère  qui  s'appuie  sur  les  jardins  de 
l'ancien  hôtel  de  Chaulnes,  sur  la  rue  d'Enfer  et  sur  la 
rue  de  l'Abbé-de-rÉpée,  qu'on  appelait  autrefois  la  rue 
des  Deux-Éj,4ises  ;  elle  est  isolée  de  l'ancienne  chapelle 
des  frères  hospitaliers  qui,  après  avoir  été  érigée  en  suc- 
cursale des  paroisses  du  quartier  par  sentence  de  l'of- 
ficial  de  Paris  datée  de  1566,  fut  reconstruite  de  1650 
à  1688  ;  on  a  ainsi  employé  un  demi-siècle  à  faire  un 
des  plus  laids  monuments  extérieurs  qui  se  puissent  ima- 
giner. 

Après  avoir  franchi  la  porte  de  l'institution,  on  se 
trouve  dans  une  vaste  cour  où  s'élève  un  arbre  célèbre, 
le  fameux  ormeau  que  l'on  voit  de  tout  Paris,  et  qu'on  a 
surnommé  «  le  panache  de  la  montagne  Sainte-Gene- 
viève ».  Sa  tige  file  droit  à  une  hauteur  de  cinquante 
mètres  et  est  couronnée  d'une  touffe  de  verdure  en  forme 
de  bouquet.  11  a  sa  légende  :  on  prétend  que  Sully  lui- 
même  l'a  planté  en  venant  un  jour  faire  ses  dé  volions  à 
Saint-Magloire  ;  cette  historiette  n'est  rien  moins  que 
certaine,  mais  la  tradition  qui  le  fait  remonter  à  1600 
n'est  pas  dénuée  de  vraisemblance.  On  est  étonné,  non 
pas  en  admirant  cet  arbre  géant,  non  pas  en  regardant 
les  constructions,  qui  ont  un  caractère  vague  d'hospice, 
de  caserne,  de  collège  ou  de  couvent,  mais  en  n'aper- 
cevant pas  là,  à  la  place  d'honneur,  au  seuil  de  cette 
institution ,  qui  est  un  sujet  d'orgueil  pour  l'humanité 
entière,  au  sommet  de  celte  colline  que  le  moyen  âge 
appelait  Mons  scolarum,  devant  la  maison  où  l'on  renou- 
velle chaque  jour  le  plus  grand  miracle  que  l'enseigne- 
ment ait  jamais  pu  faire,  on  est  étonné  de  chercher  en 
vain  une  statue  de  l'abbé  de  l'Épée.  La  surprise  est  pé- 
nible, presque  douloureuse,  surtout  lorsque  l'on  se  rap- 


Ii2  LES  SOURDS-MUtil'S. 

pelle  les  marbres  qu'on  a  taillés,  le  bronze  qu'on  a  coulé 
pour  des  hommes  dont  le  nom  n'est  resté  dans  aucune 
mémoire  ^. 


II.    —    L'INSTITUTION. 

Engouement  et  réaction.  —  Deux  courants  contraires.  —  Le  sens  de  l'ouïe 
esl-il  indispensable  au  développement  de  l'intelligence?  —  Opinion  des 
pessimistes.  —  In  principio  erat  verbum.  —  C'est  un  infirme.  —  Opi- 
nion des  optimistes.  —  Lire  ou  entendre,  c'est  tout  un.  —  L'infirmité 
est  locale.  —  Le  sourd-muet  est  égal  aux  autres  hommes.  —  Les  deux 
opinions  concordent.  — Infirmité  accidentelle.  —  Infirmité  congénitale. 

—  L'animalité  domine.  —  Origine  terrestre.  —  Nullité  du  cerveau.  — 
Plutôt  hospice  qu'institution,  c'est  un  tort.  —  Dédoublement.  —  Les 
sourdes-muettes  envoyées  à  Bordeaux.  —  Vie  réglée.  —  Le  tambour.  — 
Trépidation.  —  Sept  années.  —  Gesticuler  patois.  —  Lenteur  forcée  de 
renseignp;aent.  —  L'école.  —  Le  baptême.  —  Procédé  d'instruction. 

—  Orthographe  irréprochable.  —  Langage  familier.  —  La  mimique. 

—  Inversions.  —  Confusion.  —Dactylologie.  —  Fables  de  la  Fontaine.  — 
Stérilité.  —  Les  trois  adverbes.  —  Imagination  musculaire.  —  Le  gym- 
nase devrait  leur  être  toujours  ouvert.  —  Les  exercices  violents  les 
disciplinent. 

Aux  débuts  de  l'institution  et  sous  la  direction  de 
Tabbé  Sicard,  les  sourds-muets  ont  excité  un  intérêt  qui 
parfois  dégénéra  en  engouement.  Ces  jours  heureux  sont 
passés,  une  sorte  de  réaction  s'est  faite,  et  aujourd'hui 
ils  inspirent  un  sentiment  qui  souvent  dépasse  l'indiffé- 
rence, tant  il  nous  est  difficile  de  rester  dans  un  juste 
milieu  sincère  et  positif.  Il  est  assez  difficile,  lorsqu'on 
n'a  pas  longtemps  vécu  avec  ces  malheureux,  de  s'en 
former  une  opinion  désintéressée.  Deux  courants  d'idées 
contraires  se  heurtent  actuellement  et  semblent  être  une 
cause  du  malaise  dont  la  maison  est  atteinte.  La  ques- 
tion qui  s'agite  sous  toute  sorte  de  formes  peut  se  ré- 
duire à  un  terme  fort  simple  :  le  sens  de  l'ouïe  est-il 

■  Ce  déni  de  justice  a  été  enfin  réparé  ;  le  15  juin  1875  on  a  inauguré, 
dans  la  cour  de  l'Institution,  un  busle  de  l'abbé  de  l'Épée,  sculpté  par 
m.  Davray. 


L'INSTITUTION.  143 

indispensable  au  développement  de  l'intelligence?  Les 
savants,  les  philosophes,  les  professeurs,  les  adminis- 
trateurs, tous  ceux  en  un  mot  qui,  par  fonction  ou  par 
goût,  se  sont  occupés  des  sourds-muets,  sont  divisés  à 
cet  égard  et  s'appuient  sur  des  arguments  qu'il  est  utile 
de  faire  connaître. 

Pour  les  uns,  que  j'appellerai  pessimistes,  l'infirmité 
domine,  elle  oblitère  les  voies  intellectuelles  et  enferme 
l'enfant  dans  des  limbes  obscurs  dont  jamais  il  ne  par- 
vient à  sortir  complètement.  Selon  eux,  le  sourd-muet 
côtoie  les  choses  et  ne  les  pénètre  pas,  car  l'ouïe  est 
l'ouverture  de  l'entendement  ;  l'action  d'entendre  con- 
duit à  l'action  de  concevoir  :  les  yeux  voient,  l'esprit 
conçoit  et  ne  conçoit  que  par  la  parole,  dont  le  champ 
est  illimité.  Les  premières  idées  naissent  chez  l'enfant 
en  même  temps  que  se  forme  son  vocabulaire,  et  l'édu- 
cation cérébrale  se  fait  au  fur  et  à  mesure  que  ce 
vocabulaire  est  augmenté.  Il  faut  peut-être  avoir  bé- 
gayé les  puériles  onomatopées  du  premier  langage 
pour  pouvoir  dans  la  suite  s'élever  à  la  conception  de 
l'idée  de  Dieu,  et  à  la  compréhension  des  phénomènes 
naturels. 

Un  sourd -muet  qui  recouvrerait  miraculeusement 
l'ouïe,  et  par  conséquent  la  parole,  à  l'âge  de  vingt  ans, 
ne  pourrait  jamais  s'assimiler  un  cartain  nombre  d'idées 
abstraites.  C'est  le  don  de  la  parole  qui  fait  de  l'homme 
un  être  humain.  Saint  Jean  a  dit  :  In  principio  erat  ver- 
bum;  en  exagérant  le  sens,  on  peut  dire  que  le  verbe 
est  principe  de  tout;  sans  lui,  le  monde  physique  est 
souvent  incompréhensible  et  le  monde  moral  ne  s'ouvre 
pas.  On  n'élève  le  sourd-muet  que  bien  difficilement  au- 
dessus  de  la  sensation;  l'idée,  avec  toutes  ses  consé- 
quences, lui  échappe  le  plus  souvent.  Le  sens  de  la  vue 
ne  transmet  que  des  images  ;  celles-ci  sont  expliquées, 
commentées  par  une  série  de  signes  conventionnels. 


144  LES  SOURDS-MUETS. 

écrits  ou  mimés,  qui  eux-mêmes  ne  sont  aussi  que  des 
images,  et  s'il  confond  l'une  avec  l'autre,  il  entre  dans 
un  dédale  dont  il  a  grand'peine  à  sortir. 

C'est  là  le  vice  radical  auquel  il  n'y  a  pas  de  remède  ; 
le  sourd-muet  est  un  malade  :  on  l'amène  progressive- 
ment à  une  convalescence  qui  sera  perpétuelle,  car  il 
ne  parvient  jamais  à  la  guérison  complète.  La  mimique, 
la  lecture,  lui  rendent  une  partie  de  la  parole,  la  partie 
visible,  tangible,  pour  ainsi  dire,  la  partie  matérielle; 
mais  la  partie  métaphysique,  celle  qui,  à  l'aide  de  dé- 
ductions logiques,  conduit  sans  peine  à  l'abstraction  et 
à  l'absolu,  lui  est  interdite  à  jamais,  et,  par  cela  seul, 
il  reste  confiné  dans  un  rang  inférieur  qui  le  réduit 
à  n'être  qu'une  sorte  de  créature  intermédiaire,  intéres- 
sante, capable  de  recevoir  une  éducation  limitée,  qu'un 
accident  pathologique  enferme  dans  des  ténèbres  rela- 
tives, dont  l'instinct  pourra  ressembler  à  de  l'intelli- 
gence et  sur  lequel  pèsera  toujours  la  fatalité  d'une  ori- 
gine viciée  ;  en  un  mot,  ce  ne  sera  jamais  qu'un  infirme, 
une  sorte  d'à-peu-près. 

Les  optimistes  au  contraire,  sans  nier  l'infirmité,  dé- 
clarent qu'elle  n'est  plus  qu'apparente,  puisque  la  mé- 
thode de  l'abbé  de  l'Épèe,  émondée  par  Sicard,  vivifiée 
par  Bebian  *,  fécondée  chaque  jour  par  les  professeurs 
spéciaux,  parvient  facilement  à  la  neutraliser.  L'écri- 
ture est  le  langage  écrit,  de  même  que  la  parole  est 
l'écriture  parlée  :  lire  ou  entendre,  c'est  tout  un.  Les 
notions  qui  pénétrent  dans  le  cerveau  par  le  sens  de 
l'ouïe,  on  peut  les  acquérir  par  le  sens  de  la  vue.  L'opé- 
ration matérielle  seule  est  plus  longue,  ce  qui  imprime 
une  certaine  lenteur  à  l'enseignement,  mais  le  dévelop- 


*  Bebian  fut  répétiteur  (1817)  et  censeur  à  l'institution,  qu'il  fut  obligé 
de  quitler  en '1821  à  la  suite  d'une  discussion  dégénérée  en  querelle;  le 
plus  important  de  ses  ouvrages  est  le  Manuel  d'enseignement  pratique 
des  sourds-muets,  1827. 


L'INSTITUTION.  i45 

pement  intellectuel  du  sourd-muet  peut  être  poussé  au 
moins  aussi  loin  que  celui  des  entendants-parlants  :  — 
c'est  une  simple  affaire  de  temps  et  de  patience.  L'effort 
même  que  l'infirme  est  obligé  de  faire  pour  échapper 
aux  conséquences  de  son  infirmité  est  une  preuve  pé- 
remptoire  de  l'acuité  de  son  intelligence. 

Le  mal  qui  l'atteint  est  local  et  ne  touche  en  rien  aux 
facultés  du  cerveau.  Certes  cette  oblitération  complète 
d'un  sens  le  paralyse  en  plus  d'un' cas  et  le  rend  im- 
propre à  bien  des  fonctions  ;  mais  le  cas  est  le  même 
pour  les  boiteux,  les  aveugles  et  les  manchots  ;  ceux-là 
aussi  sont  rejetés  à  un  plan  inférieur,  mais  c'est  par 
suite  d'un  accident  physique  :  le  sourd-muet  est  comme 
eux.  Donc  les  sourds-muets,  sauf  l'action  d'entendre  qui 
leur  est  interdite,  occupent  parmi  les  hommes  un  rang 
égal  à  celui  des  autres.  11  y  a  parmi  eux  des  êtres  plus 
ou  moins  intelligents,  plus  ou  moins  bien  doués  par  la 
nature;  il  y  a  des  malades,  des  faibles,  des  inconsis- 
tants ;  si  quelques-uns  sont  fermés  à  un  développement 
normal,  la  moyenne  est  ouverte  à  toute  instruction,  et 
plusieurs  même  ont  pu  s'élever  à  un  niveau  remarqua- 
ble; parmi  ces  derniers  on  compte  des  écrivains,  des 
sculpteurs,  des  peintres,  des  ouvriers  habiles.  En  un 
mot,  l'infirmité  cesse  de  prédominer,  puisque  l'intelli- 
gence du  malade  devient,  par  l'enseignement,  semblable 
à  celle  des  autres  membres  de  la  famille  humaine,  et 
qu'elle  peut  s'approprier  n'importe  quelles  notions,  ex- 
cepté celles  qui  ont  trait  à  l'acoustique. 

Ce  procès  est  débattu  depuis  longtemps,  et  n'est  pas 
près  d'être  jugé.  11  me  semijle  qu'on  ferait  bien  de  tran- 
siger et  qu'il  ne  s'agit  que  de  s'entendre.  Ces  deux  opi- 
nions adverses  concordent  plus  qu'elles  n'en  ont  l'air  : 
il  faut  seulement  savoir  de  quel  genre  de  sourds-muets 
l'on  parle.  On  croit  généralement  que  ces  malheureux 
ont  tous  été  frappés  pendant  l'obscure  période  de  la 
y,  10 


140  LES  SOURDS-MUETS. 

gestation,  ou  dès  l'heure  même  de  la  naissance;  c'est 
une  erreur. 

Plusieurs  d'entre  eux  ont  entendu,  ont  parlé  pendant 
leurs  premières  années  et  sont  devenus  sourds-muets  à 
la  suite  de  fièvre  cérébrale,  de  fièvre  typhoïde,  de  fièvre 
nerveuse,  de  rougeole,  de  scarlatine,  de  chutes  ;  quel- 
ques-uns ne  sont  pas  absolument  sourds  ;  d'autres,  — 
le  cas  n'est  pas  fréquent,  —  entendent  parfaitement, 
mais  sont  aphasiques,  et  ne  peuvent  émettre  une  seule 
parole,  comme  si  toutes  leurs  cordes  vocales  avaient  été 
brisées.  Ici  le  mal  est  accidentel  ;  il  n'a  frappé  qu'une 
âme  déjà  ouverte,  et,  s'il  l'a  fermée  tout  à  coup,  il  n'en 
a  pas  chassé  certaines  notions  acquises.  A  l'époque  où 
le  sens  de  l'ouïe  subsistait  encore,  ces  enfants  avaient 
«  emmagasiné  »  un  certain  nombre  d'idées  dont  l'em- 
bryon développé  par  l'âge,  par  l'enseignement,  leur  con- 
stitue un  état  intellectuel  qui  les  fait  égaux  à  la  moyenne 
des  entendants-parlants.  Nulle  spéculation  de  l'esprit 
ne  leur  semble  refusée  et  ils  parviennent  à  briser  les 
liens  qui  les  enchaînent.  Ceux-là  sont  très-intéressants; 
les  efforts  qu'ils  accomplissent  pour  ressaisir,  malgré 
des  obstacles  sans  nombre,  la  part  d'intelligence  et  de 
savoir  à  laquelle  ils  sentent  qu'ils  ont  droit,  sont  très- 
touchants  à  voir  ;  je  crois,  en  effet,  qu'ils  peuvent  par- 
courir toutes  les  routes  où  l'intelligence,  la  réflexion  et 
la  vue  suffisent  pour  se  guider. 

Je  n'en  dirai  pas  autant  de  ceux  qui  sont  enveloppés 
dans  une  surdi-mutité  congénitale,  dont  le  nerf  auditif 
n'a  jamais  porté  aucun  son  jusqu'au  cerveau.  Ils  se 
dénoncent  d'eux-mêmes  :  leur  tête  mal  conformée,  leur 
front  et  leur  menton  fuyants,  leurs  oreilles  très-saillan- 
tes, les  tics  nerveux  que  beaucoup  ne  peuvent  modérer, 
prouvent  que  l'animalité  domine;  certes  elle  a  été  dimi- 
nuée considérablement  par  l'enseignement,  mais  elle 
n'a  pas  été  détruite,  elle  subsiste  toujours  à  l'élat  latent  : 


linstiti;tio>',  m: 

on  la  reconnaît  aux  gestes  irréfléchis  et  à  ces  accès  de 
colère  qui  semblent  le  résultat  d'une  impulsion  irrésis- 
tible. 

De  notre  double  origine,  ces  pauvres  enfants  ont  sur- 
tout gardé  souvenir  de  l'origine  terrestre  ;  le  souffle  divin 
ne  les  a  pas  touchés  tout  entiers.  On  sait  combien  il  est 
facile  de  trouver  des  points  de  rapport  entre  le  visage 
humain  et  la  tête  de  certains  animaux;  c'est  là  un  élé- 
ment comique  dont  la  caricature  a  souvent  tiré  bon  parti  ; 
chez  les  sourds-muets  de  naissance,  cette  similitude 
pénible  s'accentue  parfois  d'une  façon  extraordinaire  : 
ils  ont  des  figures  de  lièvre,  de  singe  et  de  taureau  ;  par- 
fois avec  leur  nez  crochu  et  leurs  gros  yeux  arrondis, 
avec  les  mouvements  rapides  de  leur  tète  qui  parait 
pivoter  sur  les  vertèbres  de  leur  cou  engoncé,  ils  ont 
l'air  d'énormes  chouettes.  Là,  il  y  a  plus  que  la  surdité, 
il  y  a,  je  le  crains,  lésion  des  facultés  de  l'entendement; 
ils  sont  non-seulement  infirmes,  ils  sont  malades;  l'in- 
telligence, aussi  incomplète  que  les  sens,  semble  ne  plus 
être  que  de  l'instinct.  On  redouble  d'efforts  envers  eux, 
efforts  stériles  qu'on  renouvelle  sans  cesse  avec  un 
dévouement  dont  on  ne  saurait  trop  faire  l'éloge. 

L'obstacle  n'est  pas  dans  la  surdi-mutité  :  ces  êtres 
chétifs  auraient  beau  entendre  et  parler,  ils  n'acquer- 
raient jamais  un  développement  que  leur  construction 
rudimentaire  repousse  à  jamais.  Dans  ce  cas,  la  surdi- 
mutité n'est  pas  une  cause,  elle  est  un  effet,  et  si  le  nerf 
acoustique  est  paralysé,  c'est  que  la  cervelle  ne  vaut 
guère  mieux.  Rentreront-ils  jamais  dans  l'humanité?  On 
peut  en  douter  et  croire  qu'ils  resteront  toujours  sur  le 
seuil.  Tous  ne  sont  point  ainsi,  je  me  hâte  de  le  dire; 
parmi  eux  on  rencontre  des  exceptions  qu'il  est  juste  de 
signaler;  mais  cette  impression  m'a  saisi  très-vivement 
ei,  malgré  mes  efforts,  je  n'ai  pu  m'y  soustraire. 

Selon  qu'on  se  trouve  en  présence  des  uns  ou  des  au- 


148  LES  SOUhDS-MUETS. 

très,  l'impression  varie,  et  l'on  penche  alternativement 
vers  l'opinion  des  optimistes  et  vers  celle  des  pessimis- 
tes. Il  n'en  serait  point  ainsi,  et  l'institution  y  gagnerait 
singulièrement,  si  l'on  n'y  admettait  que  des  enfants 
aptes  à  recevoir  un  enseignement  rationnel  et  normal. 
Au  lieu  d'en  faire  une  sorte  de  lieu  de  refuge  destiné  à 
lecueillir  des  enfants  infirmes,  souvent  grossiers,  parfois 
vicieux,  on  aurait  pu  constituer  là  un  institut  modèle  qui 
eût  attiré  les  sourds-muets  riches,  dont  la  présence,  tout 
en  dégrevant  le  petit  budget  spécial,  aurait  imprimé  à 
l'établissement  une  activité  sérieuse  et  en  quelque  sorte 
élégante.  Une  autre  partie  de  la  maison  ou  une  de  nos 
nombreuses  institutions  de  bienfaisance  eût  reçu,  soigné, 
façonné  ceux  qui,  frappés  aux  sources  profondes,  sont 
pour  le  professeur  un  embarras  sans  compensation. 
Aujourd'hui,  en  réalité,  l'institution  des  sourds-muets 
n'est  qu'un  hospice  dans  lequel,  sous  la  haute  direction  de 
l'administration,  on  distribue  un  enseignement  approprié 
aux  êtres  incomplets  qui  l'habitent. 

L'établissement  contenait  autrefois  deux  divisions, 
l'une  pour  les  garçons,  l'autre  pour  les  filles;  mais,  en 
vertu  d'un  décret  du  11  septembre  1859  celles-ci  ayant 
été  transportées  à  Bordeaux,  il  est  maintenant  réservé 
aux  sourds-muets  ;  il  est  emménagé  de  façon  à  en  abri- 
ter 250,  et  en  renfermait  177  lorsque  je  l'ai  visité  au 
mois  de  janvier  1875*.  Vastes  jardins,  larges  préaux 
découverts,  gymnase,  bibliothèque  proprette,  chapelle, 
salle  d'apparat  pour  les  exercices  publics  et  les  distri- 
butions de  prix,  réfectoire,  dortoirs,  infirmerie  gardée 
par  trois  sœurs  de  Bon-Secours  et  visitée  par  deux  méde- 
cins, classes,  ateliers,  salon  orné  de  quelques  bustes  et 
de  tableaux  représentant  liodrigués  Pereire  et  l'abbé 
Sicard  avec  leurs  élèves,  grands  escaliers  à  belle  rampe 

*  Sur  ce  nombre,  18  seulement  payent  pension,  demi-pension  ou  quart 
de  pension  ;  les  autres  sont  boursiers. 


L'INSTITUTION.  ICO 

en  ferronnerie  Louis  XVI,  admirable  vue  sur  tout  Paris, 
que  l'institution  domine  :  la  maison  est  bien  distribuée, 
quoique  l'on  reconnaisse  facilement  qu'elle  a  été  installée 
dans  des  bâtiments  que  l'on  a  dû  approprier  après  coup. 
La  vie  y  est  réglée  comme  dans  une  caserne  ;  on  se  lève 
à  cinq  heures  et  demie,  on  se  couche  à  neuf;  la  journée 
est  distribuée  d'une  façon  uniforme  entre  la  prière, 
l'étude,  les  repas,  les  récréations  et  l'apprentissage; 
comme  dans  une  caserne  aussi,  tous  les  signaux  indi- 
quant une  évolution  générale  sont  donnés  à  l'aide  du 
tambour. 

Cela  peut  paraître  étrange,  rien  cependant  n'est  plus 
rationnel  ;  le  sourd-muet  n'entend  pas  le  son  ;  mais  il 
perçoit  les  vibrations  que  le  jeu  des  baguettes  frappant 
sur  la  peau  d'âne  imprime  aux  couches  de  l'air  envi- 
ronnant ;  cette  perception  le  frappe  à  l'épigastre,  mais 
le  plus  souvent  à  la  paume  des  mains  et  à  la  plante  des 
pieds.  C'est  une  loi  physiologique  que  les  centres  ner- 
veux renvoient  la  sensation  aux  extrémités  ;  si  nous  nous 
heurtons  le  coude,  nous  éprouvons  immédiatement  un 
«  fourmillement  «  au  bout  du  petit  doigt.  La  trépidation 
physique  qu'ils  ressentent  est  assez  forte  pour  les 
réveiller  lorsqu'ils  dorment  ;  dans  les  classes,  quand 
les  élèves  sont  distraits  et  ne  regardent  pas  le  professeur, 
on  agite  vivement  une  table  ;  l'ébranlement  atmosphé- 
rique suffit  pour  rappeler  leur  attention. 

Le  séjour  dans  l'institution  est  réglementairement 
limité  à  sept  ans  ;  mais  jamais  on  ne  refuse,  surtout 
pour  un  écolier  studieux,  une  prolongation  d'une  année. 
L'âge  le  plus  favorable  pour  commencer  cette  pénible 
éducation  est  dix  ans  ;  plus  jeune,  l'enfant  comprend 
fort  peu  et  n'est  guère  qu'un  élément  de  trouble  pou! 
ses  camarades;  plus  âgé,  il  a  déjà  de  mauvais  principes; 
ou,  pour  mieux  dire,  de  mauvaises  habitudes  de  chiro- 
logie,  qu'il  substitue  involontairement  à  la  mimique 


1o3  LES  SOURDS-MUETS. 

raisonnée  qu'on  lui  enseigne  ;  en  un  mot,  il  gesticule 
patois  et  ne  peut  plus  que  très-difficilement  arriver  à 
gesticuler  français.  Avec  le  sourd-muet,  dont  un  écrivain 
administratif  a  dit  :  «  C'est  une  sorte  de  malade  dont 
la  guérison  n'est  pas  toujours  possible,  »  l'instruction 
est  bien  lente  ;  il  faut  quatre  ans  avant  de  commencer 
l'explication  du  système  métrique,  et  sept  années  pour 
parvenir  à  des  exercices  sur  les  formes  de  la  conversation 
et  de  la  correspondance. 

La  première  année  est  consacrée  à  enseigner  les  for- 
mes du  présent,  du  passé,  du  futur,  et  à  compter  jusqu'à 
mille.  Il  suffit  parfois  d'une  heure  pour  faire  comprendre 
à  un  entendant-parlant  ce  qui  exigera  plusieurs  mois 
lorsqu'on  s'adresse  à  un  sourd-muet.  La  plupart  de  ces 
malheureux  arrivent  à  l'institution  dans  un  état  de  santé 
fort  compromis  ;  ils  sont  nés  dans  de  mauvaises  condi- 
tions sociales,  sortent  de  familles  ordinairement  très- 
pauvres;  ils  ont  pâti  dès  l'enfance,  ils  sont  anémiques, 
scrofuleux,  rhumatisants,  malsains  et  paraissent  avoir 
une  disposition  innée  vers  les  affections  des  voies  respi- 
ratoires et  de  l'encéphale*.  lisse  refont  assez  vite,  exté- 
rieurement du  moins,  avec  la  vie  régulière  de  la  maison, 
les  jeux  violents  au  grand  air  et  la  nourriture  qui  paraît 
suflisante.  C'est  là  le  côté  physique,  il  n'est  point  négligé; 
l'hospice  fait  son  œuvre,  et  l'enfant  s'en  trouve  bien; 
mais  le  but  poursuivi  est  le  développement  intellectuel, 
et  le  rôle  de  l'école  va  commencer. 

Les  méthodes  d'enseignement  des  abbés  de  l'Épée  et 
Sicardont  été  successivement  modifiées,  améliorées,  sur- 
tout par  Bebian,  qui  leur  a  donné  une  sorte  de  corps 
philosophique  en  partant  d'un  principe  qu'on  peut  for- 
muler ainsi  :  l'instruction  distribuée  aux  sourds-muets 


*  Une  statistique  datant  de  1832  indique  i  sourd-muet  sur  40  atteint 
de  trouble  mental.  Troisième  circulaire  de  l' Institution  royale  des- 
sourds-muets  de  Paris,  1852,  p.  123. 


L'INSTITUTION.  151 

doit  faîre  naître  les  circonstances  concordant  à  l'idée 
qu'on  veut  fixer  chez  l'élève.  L'enfant  qui  entre  à  l'insti- 
tution ne  sait  rien,  on  ne  lui  a  enseigné  ni  à  lire  ni  à 
écrire  ;  dans  sa  famille,  on  l'appelait  en  le  touchant  du 
doigt.  Le  premier  acte  est  de  lui  apprendre  comment  il 
se  nomme. 

Dès  qu'il  est  admis  dans  la  classe,  où  trois  pans  de 
murailles  sont  couverts  par  d'immenses  tableaux  noirs, 
on  le  prend,  on  le  place  devant  un  de  ces  tableaux,  sur 
lequel  on  écrit  son  nom  en  caractères  bien  formés,  puis 
on  lui  fait  comprendre  à  l'aide  de  la  mimique  que  ce 
signe  lui  est  attribué  spécialement;  il  doit  donc  le 
reconnaître  pour  sien  et  se  présenter  toutes  les  fois  qu'il 
le  verra  tracé  sur  le  tableau.  C'est  là  la  première  opé- 
ration, le  baptême  scolaire  du  sourd-muet.  Ce  nom  est 
purement  officiel  ;  entre  eux,  les  enfants  se  désignent,  — 
je  n'ose  dire  par  des  surnoms,  —  par  un  geste  qui  indi- 
que toujours  un  fait  exclusivement  physique  :  une  dent 
de  moins,  une  surdent,  une  cicatrice,  une  claudication, 
une  déformation  du  visage  ou  d'un  membre.  Une  fois 
que  le  sourd-muet  est  nommé,  on  procède  à  son  instruc- 
tion, et  on  lui  apprend  du  même  coup  à  lire,  à  écrire, 
à  se  servir  de  la  mimique  et  de  la  dactylologie. 

On  emploie  une  proposition  fort  simple,  d'abord  à 
l'impératif  ;  on  écrit  sur  le  tableau  :  saute.  Quand  l'en- 
fant a  bien  regardé,  qu'il  s'est  bien  «  imprégné  »  du 
dessin  qu'il  a  sous  les  yeux  et  qui,  pour  lui,  n'a  encore 
aucune  signification,  le  professeur  fait  un  saut,  et  par 
cela  seul  explique  à  l'enfant  la  concordance  qui  existe 
entre  le  mot  et  l'action  ;  puis,  à  l'aide  de  la  dactylologie, 
il  dicte  le  mot  en  désignant  les  lettres  les  unes  après 
les  autres,  s,  a,  u,  t,  e;  il  essuie  le  tableau,  remet  la 
craie  à  l'enfant,  qui  reproduit  le  dessin  qu'il  a  vu  et 
saute  à  son  tour  pour  prouver  qu'il  a  compris.  Tel  est  le 
principe  de  cet  enseignement  exceptionnel  ;  il  procèdo 


15'i  LES  SOURDS-MUETS. 

avec  lenteur,  mais  avec  certitude,  et  produit  un  résultat 
excellent,  car  il  éveille  les  idées  latentes  et  fait  naître 
celles  qui  n'existent  pas  encore. 

En  général,  un  sourd-muet  apprend  à  lire  et  à  écrire 
presque  instantanément.  Il  voit  un  mot,  le  considère 
attentivement  et  le  reproduit.  Cela  s'explique  ;  pour  lui, 
c'est  un  dessin  qui  a  un  sens  complet,  absolu.  Ces  sortes 
de  jeux  de  mots  que  nous  appelons  calembours  n'exis- 
tent pas  pour  lui,  il  ne  connaît  pas  la  similitude  des 
sons,  sot  et  saut,  fêle  et  faite,  qui  pour  notre  oreille  vi- 
brent de  la  même  manière  et  n'ont  une  acception  diffé- 
rente que  par  la  distribution  même  d'une  phrase  entière, 
sont  devant  ses  yeux  des  objets  qui  n'ont  entre  eux  aucun 
rapport.  Aussi  il  est  sans  exemple  que  les  sourds-muets 
fassent  une  faute  d'orthographe,  qui  est  la  faute  phoné- 
tique par  excellence.  Ils  ignorent  la  valeur  abstraite  et 
relative  des  lettres  dont  la  tonalité  se  modifie  selon 
qu'elles  sont  isolées  ou  juxtaposées  ;  si  on  leur  expli- 
quait sur  le  tableau  que  a  et  ii  réunis  font  o,  ils  ne  le  croi- 
raient pas  et  se  mettraient  à  rire.  Il  suffit  qu'un  mot  soit 
écrit  d'une  façon  irrégulière  pour  qu'ils  ne  puissent  pas  le 
comprendre.  Cela  est  tellement  vrai  qu'on  est  obligé,  à 
la  direction,  de  traduire  «  en  orthographe  »  les  lettres 
souvent  fort  illettrées  qu'ils  reçoivent  de  leurs  familles  ; 
sans  cette  précaution,  ils  se  fatigueraient  vainement  et 
n'en  devineraient  pas  le  sens. 

Le  langage  qu'ils  emploient  de  préférence  entre  eux, 
et  qu'on  ne  saurait  développer  avec  trop  de  soin,  car  il 
est  bien  réellement  pour  eux  un  admirable  moyen  de 
communication  et  d'instruction,  c'est  la  mimique.  Il  a 
sur  la  dactylologie  un  inappréciable  avantage,  celui  d'une 
rapidité  extraordinaire.  Quelles  que  soient  l'activité, 
l'habileté  des  doigts,  on  n'opère  que  lentement.  Je  cite- 
rai le  mot  homme  et  le  mot  femme  :  la  mimique  le  dit 
d'un  geste  ;  la  main  portée  à  hauteur  du  front   comme 


L'INSTITUTIO::^.  155 

pour  saisir  un  chapeau  et  saluer,  c'est  homme;  femme  se 
dit  en  passant  le  pouce  entre  l'oreille  et  la  pommette 
(indication  de  la  bride  du  bonnet).  La  mimique  peut 
ainsi,  par  un  premier  signe,  expliquer  de  quoi  il  s'agit  ; 
la  dactylologie  laisse  l'attention  en  suspens,  et  il  laut 
par  exemple  attendre  un  temps  appréciable  avant  de 
reconnaître  si  l'on  parle  d'un  chapelier,  d'un  chapeau, 
d'une  chapelle  ou  d'un  chapelet.  Dans  la  mimique,  on 
procède  du  connu  à  l'inconnu,  et  1  on  gesticule  d'abord 
le  fait,  le  point  sur  lequel  on  veut  appeler  l'attention, 
ce  qui  amène  des  inversions  perpétuelles  et  forcées.  — 
J'ai  été  hier  à  la  maison  se  mime  hier  moi  allé  être  à 
maison.  Pourtant,  malgré  toutes  les  ressources  de  la 
mimique,  malgré  la  précision  mathématique  de  la  dac- 
tylologie, ces  malheureux  enfants  font  des  confusions  de 
mots  bien  plus  fréquemment  que  les  écoliers  ordinaires. 

Un  exercice  utile  consiste  à  leur  faire  écrire  sur  le 
tableau  différentes  opérations  réfléchies  que  l'on  met 
en  action  devant  eux.  Faisant  rendre  compte  d'une  série 
de  mouvements  que  j'avais  exécutés,  j'ai  obtenu  celte 
phrase  étrange  :  «  D'abord  vous  avez  sorti  votre  monlre, 
ensuite  vous  avez  regardé  votre  montre,  enfin  vous  avez 
rentré  votre  montre  dans  votre  gilet  de  votre  gousset.  » 
J'ai  brusquement  effacé  cette  phrase  pour  prouver  que 
je  la  trouvais  incorrecte,  et  je  demandai  ce  que  je  venais 
de  faire  ;  l'élève  écrivit  :  «  Vous  avez  essuyé  l'éponge 
avec  le  tableau.  »  Un  sourd-muet  dira  qu'il  a  nettoyé  la 
brosse  avec  son  habit,  qu'il  a  mangé  la  cuiller  à  l'aide 
de  sa  soupe,  sans  faire  sourciller  ses  camarades. 

A  les  regarder  attentivement  «  causer  »  entre  eux,  on 
parvient  facilement  à  distinguer  des  gestes  fréquemment 
renouvelés  qui  correspondent  à  ces  locutions  que  nous 
employons  de  préférence  ;  comme  nous,  ils  ont  des 
phrases  toutes  faites,  des  lieux-communs,  des  paradoxes. 
Selon  les  natures,  la  gesticulation  est  accentuée,  vive, 


154  LES  SOURDS-MUETS. 

éteinte,  élégante  ou  grossière.  Ils  ont  à  leur  façon  des 
voix,  —  des  gestes,  —  de  ténor  ou  de  basse.  Rarement, 
pour  désigner  un  objet,  ils  se  servent  de  l'index  ;  ils  ne 
1g  montrent  pas,  on  dirait  plutôt  qu'ils  le  présentent  par 
la  main  tout  entière,  étendue  la  paume  vers  le  ciel.  Leur 
manière  de  saluer  est  un  peu  théâtrale;  le  corps  demeure 
presque  immobile,  et  le  bras  droit  décrit,  de  haut  en 
bas,  un  quart  de  cercle  emphatique. 

J'ai  assisté  à  des  dictées  faites  à  l'aide  de  la  dactylo- 
logie; elles  ne  donnent  pas  toujours  des  résultats  irré- 
prochables. Si  l'enfant  n'a  pas  été  initié  d'abord  au  sujet 
dont  on  va  l'entretenir,  si  le  professeur  se  hâte,  s'il  ne 
sépare  pas  chaque  mot  par  un  mouvement  suspensif,  si 
par  une  trop  rapide  inflexion  des  doigts  les  lettres  ne 
sont  pas  exactement  formées,  l'élève  ressemble  à  un 
écolier  qui  serait  obligé  d'écrire  des  phrases  prononcées 
dans  un  langage  qu'il  ignore  ;  il  se  trouble,  se  préoc- 
cupe uniquement  de  suivre  de  l'œil  les  signes  isolés,  n'a 
plus  le  temps  de  saisir  la  corrélation  qui  existe  entre 
eux,  et  il  commet  des  erreurs  qui  parfois  sont  de  véri- 
tables non-sens;  mais  dès  que  les  sourds-muets  repren- 
nent possession  de  la  mimique,  c'est-à-dire  de  leur  lan- 
gage naturel,  de  celui  que  leur  infirmité  même  perfec- 
tionne de  la  façon  la  plus  ingénieuse,  comme  ils  sont 
maîtres  d'eux  et  quelle  sagacité  ils  déploient  ! 

On  m'a  «  récité  »  des  fables  ;  j'ai  vu  jouer  le  Renard 
et  le  Corbeau,  le  Bouc  et  le  Renard,  le  Savetier  et  le  Fi- 
nancier; le  geste  avait  des  inflexions  comme  la  voix  :  la 
finesse  du  renard,  la  vanité  du  corbeau,  la  bêtise  du 
bouc,  la  gaieté,  l'inquiétude,  le  marasme  du  savetier, 
l'importance  du  financier,  étaient  rendus  avec  des 
nuances  quelquefois  très-fines.  C'était  là  le  résultat  d'une 
étude,  je  le  sais  :  on  apprend  à  mimer,  comme  on 
apprend  à  déclamer;  je  n'en  restai  pas  moins  frappé 
de  voir  avec  quelle  précision  la  mimique  parvenait  à 


L'INSTITUTION.  155 

faire  comprendre  dans  tous  les  détails  un  petit  drame  à 
deux  personnages. 

Les  exercices  de  français  qu'on  leur  impose  pour  les 
forcer  à  émettre  leurs  idées,  leur  enseigner  à  raconter 
un  fait,  à  écrire  une  lettre,  sont  intéressants  à  parcou- 
rir, car  ils  prouvent  combien  la  plupart  de  ces  pauvres 
âmes  sont  arides  et  dénuées  ;  c'est  d'une  stérilité  qu'on 
ne  peut  que  très-difficilement  se  figurer.  J'ai  entre  les 
mains  plusieurs  de  ces  «  compositions  »  où  rien  n'est 
composé  :  jamais  je  n'ai  vu,  même  dans  les  administra- 
lions  les  moins  lettrées,  des  procès-verbaux  plus  secs. 
Ce  sont  des  récits  de  promenade,  de  voyage,  l'emploi 
d'une  journée  :  la  date,  l'heure,  le  fait,  rien  de  plus  ; 
un  seul  temps  de  verbe,  le  prétérit  défini  :  «  nous  nous 
levâmes,  nous  sortîmes,  nous  jouâmes,  nous  mangeâmes, 
nous  nous  couchâmes.  »  Trois  adverbes  reviennent  in- 
cessamment, (Vabord,  ensuite,  enfin;  on  cherche  une 
impression,  un  mouvement  quelconque,  une  réflexion, 
une  pensée,  un  éclair,  rien  !  Dans  une  seule  de  ces  nar- 
rations, je  trouve  une  observation  :  «  le  temps  paraissait 
favorable  ;  »  c'est  peu  de  chose,  et  cela  détonne  sur  l'uni- 
formité générale,  comme  une  couche  de  vermillon  sur 
une  grisaille. 

S'ils  ont  peu  d'imagination  intellectuelle,  ils  possè- 
dent, par  compensation,  une  sorte  d'imagination  mus- 
culaire qui  semble  être  pour  la  plupart  une  prédomi- 
nance organique.  Il  n'y  a  pas  d'exercices  corporels,  de 
tours  de  force  et  d'adresse  qu'ils  n'inventent  pour  satis- 
faire ce  besoin  qui,  bien  dirigé  et  utilisé,  en  ferait  des 
gymnastes  de  premier  ordre.  Le  gymnase  de  l'institution 
est  grand  et  bien  approprié,  mais  il  est  interdit  aux 
élèves,  qui  ne  peuvent  s'y  rendre  que  pendant  une  heure 
chaque  semaine  sous  la  surveillance  d'un  professeur 
spécial.  Autrefois  les  cordes  lisses,  les  cordes  à  nœuds, 
les  perches  pendantes,  les  trapèzes,  flottaient  en  liberté 


156  LES  SOURDS-MUETS. 

accrochés  au  portique;  il  n'en  est  plus  ainsi  aujour- 
d'hui :  tous  ces  engins,  sévèrement  serrés,  ne  sont  remis 
en  place  qu'au  moment  de  la  leçon.  On  a  cru  devoir 
prendre  ce  parti  cruel  pour  décourager  les  enfants  qui 
se  sauvaient  de  la  classe  et  s'en  allaient  seuls  grimper 
le  long  des  mâts,  se  balancer  dans  les  airs  et  manœu- 
vrer les  haltères.  La  plus  grande  récompense  qu'on 
puisse  accorder  à  un  sourd-muet,  c'est  de  l'autoriser  à 
se  rendre  à  la  gymnasticpie.  N'est-ce  pas  là  une  indica- 
tion trés-sérieuse  et  dont  il  faut  tenir  compte  ?  Ces  pau- 
vres êtres  trouvent,  dans  ces  exercices  à  la  fois  violents  et 
habilement  combinés,  une  jouissance  salutaire  qui  les 
apaise  et  les  fortifie. 

Je  voudrais,  au  double  point  de  vue  de  l'hygiène  et 
de  la  morale,  que  les  leçons  de  gymnastique  fussent 
multipliées  jusqu'à  devenir  quotidiennes  et  que  pendant 
les  récréations  réglementaires  le  gymnase ,  outillé  de 
tous  ses  agrès,  ne  fût  jamais  fermé.  Il  en  est  de  même 
de  la  natation,  qui  constitue  pour  eux  un  plaisir  très- 
salutaire  et  qu'il  est  bon  de  leur  procurer  sans  restric- 
tion. Les  professeurs  savent  bien  que  leurs  élèves  les 
plus  turbulents,  les  plus  portés  à  toute  sorte  de  désor- 
dres, deviennent  patients,  attentifs  et  convenables  lors- 
qu'ils ont  pu  dépenser  aux  bains  froids  ou  au  gymnase 
le  trop-plein  matériel  qui  les  étouffe. 


III.    —   LBS    ATELIERS. 

L'apprentissage.  —  Choix  restreint.  —  Contre-maîtres.  —  Lithographie.  — 
Reliure.  —  Sculpture  sur  bois.  —  Cordonnerie.  —  Salle  de  dessin.  — 
Dénùment.  —  L'élément  plastique  est  indispensable;  il  fait  défaut.  — 
Carte  en  relief  à  faire  exécuter.  —  Délaissement.  —  Pas  de  livres  .spé- 
ciaux. —  bains  de  mer  à  Cerck.  —  Tristesse  de  la  maison.  —  Éciire 
ou  parler  de  souvenir.  —  L'articulation.  —  Cruauté.  —  Très-pénible  i 
entendre.  —  Le  tact.  —  Saisons  moyennes.  —  Rêveries.—  Professeurs 
dévoués.  —  La  société  de  secours  devrait  être  société  de  patronage.  — 


LES  ATELIERS.  157 

Le  traitement  des  professeurs.  —  Publications  étrangères.  —  Acquit  de 
conscience.  —  Le  laut  qu'on  doit  poursuivre. 

Le  but  de  l'institution  n'est  pas  seulement  de  donner 
une  instruction  théorique  à  ces  infirmes.  C'est  déjà  beau- 
coup, en  leur  montrant  à  lire  et  à  écrire,  de  leur  fournir 
un  moyen  de  communication  générale,  mais  ce  n'est  pas 
assez,  et  l'on  s'efforce  de  leur  apprendi'e  un  bon  état, 
qui  plus  tard  sera  leur  gagne-pain.  Après  quatre  ans 
de  classe ,  lorsque  l'enfant  commence  à  sortir  de  sa 
gangue,  on  l'étudié  au  point  de  vue  de  ses  aptitudes,  on 
l'interroge  sur  la  carrière  qu'il  veut  embrasser,  on  con- 
sulte sa  famille,  et  on  le  fait  entrer  dans  un  atelier,  de 
façon  à  partager  son  temps  entre  l'apprentissage  et  la 
continuation  des  études. 

L'hésitation  ne  doit  pas  être  longue,  car  le  choix  est 
singulièrement  limité  et  ne  peut  s'exercer  que  sur  sept 
métiers  différents  :  jardinier,  cordonnier,  menuisier, 
lithographe,  tourneur,  relieur  et  sculpteur  sur  bois. 
Les  trois  premières  professions  sont  généralement  ré- 
servées aux  sourds-muets  destinés  à  vivre  à  la  campa- 
gne ;  les  quatre  dernières  sont  gardées  au  contraire 
pour  ceux  qui  habiteront  Paris  ou  une  grande  ville.  Je 
suis  surpris  qu'on  n'ait  pas  essayé  de  leur  donner  un 
enseignement  professionnel  plus  étendu;  tous  les  états 
où  l'adresse  et  l'attention  suffisent  peuvent  leur  conve- 
nir. Il  y  a  des  métiers,  celui  de  vannier  par  exemple,  où 
l'outillage  ne  coûte  rien,  et  qui  rapportent  un  salaire 
acceptable  ;  ils  pourraient  devenir  sans  peine  de  bons 
ouvriers  tailleurs,  ébénistes,  dessinateurs  de  broderie, 
forgerons,  cloutiers,  et  voir  s'ouvrir  ainsi  devant  eux 
un  avenir  plus  large  et  meilleur  *. 


*  On  peut  en  faire  aussi,  pour  peu  qu'ils  aient  quelque  aptitude,  des 
professeurs  de  calligraphie  et  des  employés  copistes;  plusieurs  ont  été 
utilisés,  sous  ce  dernier  rapport,  à  l'administiatiou  des  postes  et  y  ont 
laissé  de  bons  souvenirs. 


158  LES  SOURDS-MUETS. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ils  sont  dirigés  dans  les  ateliers  par 
des  contre-maîtres  extérieurs  appartenant  à  des  patrons 
qui  fournissent  les  instruments  et  les  éléments  de  tra- 
vail, touchent  les  bénéfices,  de  plus  reçoivent  une  idem- 
nité  pour  les  notions  indispensables  qu'ils  donnent  aux 
élèves  et  pour  les  matières  premières  que  ceux-ci  ont 
détériorées.  11  n'y  a  d'exception  que  pour  le  jardinage, 
qui  est  enseigné  par  le  jardinier  même  de  l'institution, 
et  pour  l'atelier  de  cordonnerie,  dont  le  chef  trouve  sa 
rémunération  en  fabriquant  les  souliers  nécessaires  aux 
écoliers.  Les  sourds-muets  m'ont  paru  attentifs  à  leur 
besogne  et  bien  à  leur  affaire  quand  ils  rabotent  une 
planche  ou  battent  une  semelle.  Ils  font  tout  par  imita- 
tion; on  travaille  devant  eux,  ils  essayent  de  reproduire 
ce  qu'ils  ont  vu  et  parfois  y  parviennent  adroitement.  A 
l'atelier  de  lithographie,  on  obtient  de  bons  résultats  ; 
on  écrit,  on  dessine  avec  pureté  et  précision,  on  imprime 
avec  soin.  J'y  ai  vu  des  estampes  à  la  chromolithogra- 
phie qui  avaient  nécessité  l'emploi  de  plus  de  douze 
pierres  différentes  et  qui  étaient  bien  réussies. 

L'atelier  de  reliure  aurait  fait  sourire  Bauzonnet  et 
Cape;  mais  les  ouvriers  ne  sont  point  responsables  de  la 
qualité  défectueuse  des  cartons  employés.  J'ai  remarqué 
que  l'assemblage  était  soigné,  que  la  couture  était  so- 
lide, que  le  laminage  ne  causait  point  de  maculatures. 
Les  sculpteurs  sur  bois  sont  habiles  ;  ils  savent  dé- 
rouler gracieusement  une  branche  de  laurier  sur  la 
baguette  d'un  cadre  ;  les  cordonniers  fabriquent  des 
chaussures  où  il  m'a  semblé  qu'il  y  avait  plus  de  clous 
que  de  cuir  ;  ce  n'est  certainement  pas  parmi  eux  que 
ce  bottier  qui  faisait  des  souliers  pour  aller  en  voiture, 
et  non  pas  pour  marcher,  aurait  été  chercher  des  ou- 
vriers. 

Il  est  une  classe-atelier  que  je  m'attendais  à  trouver 
organisée  d'une  façon  supérieure  et  que  j'ai  été  doulou- 


LES  ATELIERS.  -159 

reusement  surpris  de  trouver  moins  bien  outillée  que  la 
dernière  de  nos  écoles  primaires  :  c'est  la  salle  de  des- 
sin. Quelques  vieux  modèles  en  ronde  bosse,  deux  ou 
trois  bustes  à  pans  coupés,  épaves  de  cette  méthode  Du- 
puis,  dont  le  temps  a  heureusement  fait  justice,  quel- 
ques mauvaises  estampes  sans  style  ni  caractère,  qu'on 
dirait  achetées  au  hasard  et  au  rabais  sur  les  quais, 
c'est  là  tout  ce  qu'on  offre  à  des  enfants  pour  qui  l'étude 
du  dessin  devrait  être  poussée  aussi  loin  que  possible. 
Il  y  a  là  certainement  une  erreur,  un  oubli  qu'il  est  fa- 
cile de  réparer.  Les  modèles  d'ornementation  sont  aussi 
pauvres  que  les  modèles  d'art;  toutes  ces  vieilleries  doi- 
vent être  jetées  au  panier  sans  délai  et  renouvelées  au 
plus  tôt. 

C'est  là  du  reste  le  vice  très-apparent  de  l'institu- 
tion ;  l'élément  plastique,  utile  à  tout  le  monde,  indis- 
pensable à  des  enfants  qui  demandent  tout  au  sens  de  la 
vue,  fait  radicalement  défaut.  Je  n'y  ai  aperçu  que  deux 
ou  trois  vieilles  cartes  géographiques.  Un  seul  tableau 
emphatique  et  prétentieux  occupe  le  fond  d'un  couloir  ; 
sous  prétexte  d'histoire ,  il  représente  un  fait  roma- 
nesque, absolument  faux,  emprunté  non  pas  à  la  bio- 
graphie de  l'abbé  de  l'Épée,  mais  à  la  comédie  de  Bouilly. 
Je  ne  demande  pas  que  l'on  fasse  de  l'Institut  des  sourds- 
muets  une  succursale  du  musée  de  Versailles,  mais  il 
faut  parler  aux  yeux  de  ceux  qui  ne  peuvent  entendre. 
Sur  ces  vastes  murailles  dont  la  nudité  est  désolante,  je 
voudrais  voir  des  séries  de  gravures  et  de  lithographies, 
do  cartes  et  de  planches  d'histoire  naturelle  ;  je  voudrais 
qu'on  pût  montrer  à  ces  malheureux  les  principaux  épi- 
sodes de  notre  histoire  nationale,  Taspect  des  diverses 
contrées  du  globe,  l'image  des  différentes  nations,  et 
qu'ils  eussent,  une  fois  par  semaine,  une  séance  de  mi- 
croscope à  gaz. 

Ne  pourrait-on  pas  utiliser  une  portion  du  jardin  à 


1G0  LES  SOURDS-MUETS. 

faire  modeler  une  carte  de  France  en  relief  par  les 
sourds-muets  eux-mêmes?  Quelques  tombereaux  de  terre 
glaise  suffiraient,  et  l'on  obtiendrait  ainsi  un  double  ré- 
sultat qu'il  est  bon  de  signaler.  Ce  serait  d'abord  pour 
les  élèves  un  exercice  excellent  qui  développerait  leur 
adresse,  exciterait  leur  émulation  et  leur  donnerait  des 
notions  positives  sur  la  configuration  de  notre  pays  ;  en- 
suite, ce  travail,  une  fois  terminé,  attirerait  l'attention 
du  public  et  exciterait  son  intérêt  en  faveur  d'une  insti- 
tution qui ,  après  avoir  joui  pendant  de  longues  années 
d'une  réputation  universelle,  semble  actuellement  ne 
plus  éveiller  aucune  curiosité  et  être  atteinte  d'une  sorte 
de  ruine  morale  qu'il  est  assez  difficile  de  définir  Elle 
est  comme  délaissée;  on  dirait  qu'elle  n'a  plus  de  vita- 
lité propre,  et  qu'elle  ne  subsiste  qu'en  vertu  de  l'im- 
pulsion reçue  jadis. 

Elle  est  la  maison-mère,  et  elle  n'a  aucun  rapport 
avec  les  quarante  établissements  qui  abritent  environ 
1,500  sourds-muets  en  France,  où  les  statistiques  en 
constatent  plus  de  30,000.  Les  théories  d'enseignement 
pratiquées  dans  ces  différents  instituts  sont  vagues  et 
sans  liens  entre  elles  ;  ici  c'est  la  dactylologie  qui  pré- 
vaut, là  c'est  la  mimique,  ailleurs  c'est  l'articulation  ; 
pourquoi  ne  pas  former  un  corps  de  doctrines  expéri- 
mentées, et  ne  pas  mettre  tous  les  professeurs  en  rela- 
tion les  uns  avec  les  autres  par  un  journal  mensuel,  afin 
que  chacun  pût  formuler  les  améliorations  dont  ces  pau- 
vres enfants  profileraient?  C'est  une  école,  et  je  n'y  vois 
aucun  livre  spécial ,  pas  même  le  dictionnaire  indiqué, 
obligatoire,  où  la  gravure,  venant  en  aide  à  l'impri- 
merie, expliquerait  le  sens  de  tous  les  mots  par  la  figu- 
ration de  l'objet  ou  de  l'action,  comme  cela  existe  en 
Angleterre.  C'est  un  hospice  où  l'on  reçoit  des  enfants 
que  le  lymphatisme  et  l'anémie  épuisent;  il  y  a  une 
salle  de  bains,  il  est  vrai,  mais  comment  expliquer  que 


LES  ATELIERS.  161 

l'on  n'ait  pas  traité  avec  l'Assistance  publique  pour 
avoir  le  droit  d'envoyer  les  sourds-muets  à  l'établisse- 
ment des  bains  de  mer  de  Berck?  Ne  sait-on  pas  qu'en 
lortifiant  leur  constitution,  on  raffermirait  leur  sys- 
tème nerveux  affaibli,  et  que,  par  ce  seul  fait,  on 
les  rendrait  moins  violents,  plus  attentifs  et  plus  intel- 
ligents? 

La  maison  est  triste,  et  malgré  ses  deux  cents  habi- 
tants elle  paraît  solitaire  ;  on  croirait  volontiers  que 
l'institution  subit  une  crise,  qu'elle  n'est  plus  ce  qu'elle 
était,  qu'elle  n'est  pas  encore  ce  qu'elle  doit  être.  Elle 
paye  en  ce  moment  les  erreurs  passées,  car  il  faut  recon- 
naître que  pendant  longtemps  on  a  fait  fausse  route.  Au 
lieu  de  se  contenter  de  donner  aux  sourds-muets  de 
sérieuses  notions  élémentaires,  on  a  voulu  en  faire  des 
prodiges.  Ils  s'y  sont  prêtés  dans  une  certaine  mesure, 
entraînés  par  la  vanité,  qui  est  un  de  leurs  caractères 
distinctifs.  On  n'a  obtenu  que  des  résultats  négatifs,  et  l'on 
a  peut-être  contribué  ainsi  à  décourager  l'intérêt  public. 
On  s'est  acharné  à  les  faire  parler,  ou,  pour  mieux  dire, 
à  leur  faire  prononcer  des  mots  dont  ils  lisaient  la  forme 
visible  sur  les  lèvres  du  professeur.  Ce  n'était  guère  là 
qu'un  tour  de  passe-passe  fait  pour  étonner  les  gens 
naïfs.  Pour  comprendre  la  parole,  il  ne  suffit  pas  de  la 
voir,  il  faut  l'entendre  ;  on  est  arrivé  à  former  quelques 
perroquets  humains  qui  ont  pu  répondre  des  phrases 
remarquables  sur  Dieu  et  sur  les  destinées  de  l'âme  ; 
mais  ils  ne  les  répondaient  pas,  ils  les  récitaient,  car 
on  les  leur  avait  fait  apprendre  par  cœur.  L'abbé  de 
l'Epée  écrivait  à  l'abbé  Sicard  :  «  Ne  vous  flattez  pas, 
mon  cher  ami,  de  pouvoir  amener  le  sourd-muet  à  écrij^e 
de  lui-même  et  spontanément;  il  n'écrira  jamais  que  de 
souvenir.  »  Ceci  est  bien  plus  vrai  encore  pour  la  parole 
que  pour  l'écriture. 

On  eut  la  manie  de  l'articulation,  on  l'eut  jusqu'à  la 

T.  11 


162  LES  SOURDS-JiUETS. 

cruauté.  Le  malheureux  enfant  que  l'on  condamnait  à 
suivre  ces  inflexions  labiales  qui  ne  sont  que  la  forme 
extérieure,  l'apparence  de  la  parole,  revenait  malgré  lui 
à  son  langage  naturel,  à  celui  qui  naît  de  son  infirmité 
même,  à  la  mimique,  car,  avant  d'essayer  d'articuler, 
il  traduisait  en  gestes,  compréhensibles  pour  lui,  les 
vocables  qu'il  avait  regardés.  On  lui  infligea  alors  un 
martyre  réellement  barbare  :  on  lui  lia  les  pieds,  on  lui 
attacha  les  mains  derrière  le  dos,  et  on  n'arriva  qu'à  le 
dégoûter  d'une  méthode  qui  commençait  par  un  supplice. 
11  y  a  quarante  ans  de  cela,  et  il  est  inutile  de  nommer 
le  fonctionnaire  obtus  qui  se  livrait  à  des  actes  pareils. 

Quelques  sourds-muets  parlent,  quoique  la  parole 
leur  soit  antipathique  et  qu'ils  lui  préfèrent  toujours  la 
gesticulation  et  l'écriture.  Je  ne  sais  rien  de  plus  dou- 
loureux à  entendre:  si  on  les  questionne,  on  peut  recon- 
naître les  efforts  qu'ils  sont  obligés  de  faire  avant  de  ré- 
pondre, pour  traduire  la  mimique  du  geste  en  mimique 
des  lèvres,  car  pour  eux  la  parole  n'est  pas  autre  chose, 
puisqu'ils  ne  se  rendent  pas  compte  du  son  qu'ils  émet- 
tent. 11  y  en  a  qui,  à  force  de  labeur  et  de  patience, 
parviennent  à  réciter  une  fable  :  ils  ne  parlent  pas  ;  quelque 
chose  parle  en  eux  dont  ils  n'ont  pas  conscience,  quelque 
chose  de  guttural,  de  rauque,  d'inflexible.  Si  la  méca- 
nique parvenait  à  faire  parler  un  automate,  il  parlerait 
ainsi. 

Est-ce  à  dire  qu'il  faut  bannir  l'articulation  et  la  sup- 
primer de  l'enseignement  spécial  réservé  aux  sourds- 
muets?  Non  pas  ;  mais  il  faut  l'appliquer  avec  une 
extrême  réserve  et  une  sagacité  prévoyante  :  elle  doit 
être  un  complément  d'éducation  pour  le  malade  qui  a 
entendu  et  parlé  aux  premières  années  de  son  enfance 
et  pour  lequel  le  phonétisme  n'est  pas  un  mystère  inson- 
dable. Celui-là  pourra  peut-être  s'en  servir  et  y  trouver 
un  secours  dans  quelques  rares  occasions;  mais  essayer 


LES  ATELIERS.  1G3 

d'enseigner  la  parole  au  sourd-muet  de  naissance,  c'est 
semer  sur  le  roc  ;  c'est  fatiguer  un  malheureux  enfant 
sans  profit,  c'est  le  troubler  d'une  façon  cruelle  et  peut- 
être  dangereuse  ;  en  un  mot,  c'est  vouloir  enseigner  l'art 
de  la  peinture  à  un  aveugle-né.  On  a  été  très-loin  dans 
celte  théorie,  et  l'on  a  prétendu  que  le  tact  pouvait  suf- 
fire aux  sourds-muets  pour  apprendre  à  parler.  Le  toucher 
remplace  l'ouïe  ;  en  vérité  rien  n'est  plus  simple  :  on 
met  la  main  devant  la  bouche  d'un  parlant,  on  compte  les 
vibrations  produites  par  le  son  particulier  à  chaque  mot 
—  que  dis-je? —  à  chaque  syllabe  ;  on  répète  exactement 
le  nombre  des  vibrations  observées,  et  le  tour  est  fait  ; 
on  parle,  et  «  voici  pourquoi  votre  fille  est  muette  ».  La 
température  joue  un  grand  rôle  dans  ce  genre  d'ensei- 
gnement qu'on  a  tenté  de  préconiser  ;  son  auteur  a  écrit  : 
«  Nos  expériences  ont  démontré  que  le  tact  commence  à 
s'affaiblir  au-dessous  de  lU  à  12  degrés  centigrades  et 
au-dessus  de  18  ou  20  degrés.  »  C'est  un  mode  d'instruc- 
tion qui  ne  convient  qu'aux  saisons  moyennes;  l'hiver 
et  l'été  ne  lui  sont  pas  favorables.  Si  l'on  n'avait  eu  que 
de  telles  rêveries  pour  briser  l'obstacle  des  sourds-muets, 
ils  en  seraient  encore  aux  temps  qui  précédèrent  l'abbé 
del'Épée^ 

Tout  sourd-muet  qui  se  sent  des  dispositions  réelles 
pour  l'articulation  et  qui  croit  pouvoir  en  tirer  bon 
parti,  tout  sourd-muet  qui,  ayant  une  intelligence  plus 
ouverte  que  celle  de  ses  compagnons,  voudra  pousser 
ses  études  au  delà  du  programme  officiel,  trouvera  à 
l'institution  des  professeurs  dévoués,  très-disposés  à 

'  II  existe  —  à  Paris  et  ailleurs  —  bien  des  méthodes  différentes  pour 
instruire  les  sourds-muets.  A  l'aide  de  ces  modes  d'enseignement  l'on 
obtient,  dit-on,  des  résultats  satisfaisants;  je  n'en  doute  pas,  mais  j'ai 
dû  les  négliger,  car,  selon  mon  invariable  coutume,  je  laisse  de  coté 
les  institutions  privées  ;  ne  ra'occupant  que  des  établissements  relevant 
de  l'État  ou  de  la  Ville,  je  n'avais  à  parler  que  de  l'Institution  nationale 
des  sourds-muets. 


1G4  LES  SOURDS-JIUETS. 

favoriser  les  tentatives  de  développement  intellectuel,  et 
qui  y  réussiront  d'autant  mieux  qu'ils  seront  parlants, 
car  en  matière  d'instruction  il  faut  savoir  beaucoup  pour 
enseigner  un  peu  ;  sous  ce  double  rapport,  l'aide  ne 
manquera  pas  à  ceux  qui  viendront  la  réclamer.  Quoique 
les  sourds-muets  ne  soient  point  aimables,  on  les  aime 
dans  leur  institut,  et  quelques  professeurs  intelligents 
ont  pour  eux  une  touchante  commisération. 

11  est  fâcheux  qu'il  n'existe  pas  une  sorte  de  société 
ayant  son  point  de  départ  et  de  ralliement  à  l'institution 
même,  qui  serait  chargée  de  surveiller  le  sourd-muet 
quand  il  a  terminé  son  apprentissage  et  de  le  suivre 
dans  la  vie,  où  tant  de  difficultés  l'attendent,  où  tant 
d'obstacles  peuvent  le  jeter  dans  la  misère.  Une  société 
s'est,  il  est  vrai,  fondée  en  1850  ;  elle  a  été  reconnue 
d'utilité  publique  par  décret  impérial  du  16  mars  1870; 
mais  elle  est  par-dessus  tout  société  d'assistance  et  de 
bienfaisance.  C'est  un  grand  mérite  de  secourir  les  mala- 
des, de  donner  du  pain  à  ceux  qui  en  manquent  et  de 
faire  l'aumône  à  ceux  qui  ont  besoin  ;  mais  le  mérite  est 
peut-être  supérieur  de  mettre  un  individu  à  même  de 
gagner  honorablement  sa  vie  en  exerçant  le  métier  qu'on 
lui  a  enseigné.  Héparer  est  bien,  prévenir  est  mieux.  Ne 
pourrait-on  s'entendre  avec  les  patrons  et  exercer  con- 
jointement avec  eux  une  action  décisive  sur  la  destinée 
du  sourd-muet,  lui  faciliter  l'entrée  de  certains  ateliers 
et  le  maintenir  au  rang  de  l'homme  en  lui  fournissant 
les  moyens  de  se  procurer  le  pain  quotidien  ?  —  Le 
groupe  très-bienfaisant  qui  s'est  réuni  pour  porter 
secours  aux  sourds-muets  s'appelle  actuellement  la 
Société  centrale  d'éducation  et  d'assistance  ;  si  à  ce  der- 
nier mot  on  substituait  celui  de  patronage,  on  serait 
plus  utile,  et  on  atteindrait  un  but  plus  élevé. 

11  y  aurait  lieu  de  songer  au  sort  des  professeurs,  car 
il  n'est  vraiment  pas  trop  heureux.  Il  faut  beaucoup  de 


LES  ATELIERS.  165 

dévouement,  de  perspicacité,  une  patience  sans  égale,  et 
parfois  même  une  grande  ténacité  pour  forcer,  l'une 
après  l'autre,  toutes  les  barrières  que  l'infirmité  a  dres- 
sées entre  l'enseignement  et  l'intelligence  de  ces  écoliers 
d'une  nature  si  particulièrement  spéciale.  Un  professeur 
titulaire  touche  au  début  2,400  francs  par  an,  et  de  quatre 
années  en  quatre  années  voit  son  traitement  augmenter 
jusqu'à  un  maximum  infranchissable  de  3,800  francs  ; 
c'est  dérisoire.  11  semble  quel'administration  pèse  un  peu 
sur  l'enseignement  ;  celui-ci  devrait  être  plus  libre  ; 
c'est  par  l'effort  individuel  encouragé  que  l'on  arrivera 
à  perfectionner  desméthodes  excellentes,  mais  qui  n'ont 
point  encore  dit  leur  dernier  mot.  A  ce  sujet  je  regrette 
que  l'on  ne  réunisse  pas  à  la  bibliothèque  les  diverses 
publications  étrangères  qui  s'occupent  des  sourds-muets. 
Cela  est  de  toute  nécessité  pour  les  professeurs,  pour 
les  administrateurs,  qui  de  cette  façon  pourraient  pro- 
fiter des  progrès  accomplis  ailleurs  dans  cette  matière 
difficile.  Il  en  était  ainsi  autrefois  ;  la  guerre  a  naturel- 
lement interrompu  ce  genre  de  service  qui  était  réguliè- 
rement fait  ;  pourquoi  n'y  pas  revenir  et  ne  pas  nous 
mettre  à  même,  par  l'étude  comparative  des  différents 
systèmes,  d'améliorer  les  destinées  intellectuelles  et 
ph\siques  de  ces  pauvres  enfants  ? 

L'institution,  telle  qu'elle  est  organisée  aujourd'hui, 
malgré  son  double  caractère  qui  a  quelque  chose  de 
déplaisant ,  est  .ippelée  à  rendre  de  sérieux  services  aux 
jeunes  infirmes  qu'elle  accueille,  si  l'on  consent  à  l'ou- 
tiller des  livres  et  des  modèles  plastiques  dont  elle  a 
impérieusement  besoin  ;  mais  il  est  bon  que  la  leçon  du 
passé  profite  et  que  l'on  ne  rentre  pas  dans  des  erre- 
ments que  la  raison  et  l'expérience  ont  condamnés.  Un 
programme  limité  aux  notions  de  l'enseignement  pri- 
maire doit  suffire  au  plus  grand  nombre  des  écoliers, 
car  ceux  qui  dénotent  une  intelligence  supérieure  trou- 


166  LES  SOURDS-MUETS. 

veront  toujours  à  compléter  leurs  études  en  suivant  un 
cours  supplémentaire. 

L'enseignement  professionnel  au  contraire  réclame 
les  soins  les  plus  attentifs  ;  il  faut  le  développer,  le  sur- 
veiller, le  fortifier,  l'éclairer  par  la  connaissance  et 
l'exemple  des  hommes  spéciaux  ;  il  languit  un  peu  à 
cette  heure,  il  est  confiné  dans  des  corps  de  métiers  trop 
peu  nombreux,  il  ne  pousse  pas  l'enfant  dans  des  voies 
assez  larges  et  ne  cherche  peut-être  pas  à  faire  naître 
des  aptitudes  qui  s'ignorent.  Il  n'est  pas  aussi  fécond 
que  je  voudrais  et  ressemble  trop  à  ce  que  l'on  pourrait 
appeler  «  un  acquit  de  conscience  ».  Il  faut  ne  pas  ou- 
blier que  le  but  de  l'institution  n'est  pas  d'obtenir  des 
tours  de  force  propres  à  étonner  des  curieux  réunis  en 
séance  solennelle  ;  l'objet  qu'elle  poursuit  est  meilleur 
et  plus  humain.  Elle  doit,  par  l'enseignement  scolaire, 
éclairer  des  intelligences  que  la  nature  semble  avoir 
obscurcies,  et  former  des  ouvriers  laborieux,  adroits, 
qui,  subvenant  honorablement  à  leurs  besoins,  ne  tom- 
bent jamais  en  charge  à  la  charité  publique. 


CHAPITRE  XXYII 

LES  JELNES-AVEUGLES 

—   ESSEIGXEUEST  EXCEPTION.NEL   — 


ï.  —  VALENTIN    HADY. 

Les  deux  frères.  —  Concert  d'aveugles.  —  Le  relief.  —  Quinze-Vingts. 

—  Les  crieurs  des  aveugles.  —  Privilèges.  —  Enchères.  —  Le  premier 
élève  de  Valentin  Haûy.  —  François  Lesueur.  —  Saunderson. —  Made- 
moiselle Paradis.  —  Weissenbourg  de  Manheim.  —  Détermination  du 
caractère  saillant.  —  Écriture.  —  Lesueur  devant  IWcadèmie  des 
sciences.  —  Rapport  officiel.  —  Piue  Coquillière.  —  Séances  publiques. 

—  Les  aveugles  travailleurs  à  Versailles.  —  Rue  ^otre-Dame-des- 
Victoires.  —  L'absurde.  —  La  révolution.  —  Les  jeunes  aveugles  jetés 
aux  Quinze-Vingts.  —  C'est  détruire  l'institution.  —  Théophilanthrope. 

—  Muséum  des  aveugles.  —  Valentin  Haûy  quitte  la  France.  —  Entre- 
vue de  Mittau.  —  Prophétie,  r—  Retour.  —  .Abandon.  —  Mort.  —  Les 
jeunes  aveugles  au  séminaire  Saint-Firmin.  —  Installation  déplorable. 

—  Loi  du  14  mai  1858.  —  Maison  construite  exprès  pour  les  jeunes 
aveugles. 

Un  pauvre  tisserand  de  Saint-Just-en-Chaussée,  petite 
bourgade  de  Picardie,  fut  le  père  de  deux  hommes  dont 
la  France  peut  s'enorgueillir  :  l'un,  René  Haûy,  décou- 
vrit la  loi  constitutive  de  la  formation  des  cristaux  natu- 
rels; l'autre,  Valentin,  inventa  la  méthode  d'enseigne- 
ment qui  devait  rendre  en  partie  aux  aveugles  le  rang 
•dont  leur  infirmité  les  avait  exclus.  Celui-ci  était  une 


iG8  LES  JEUNES-AVEUGLES. 

nature  singulièrement  douce  et  naïve  ;  à  distance,  lors- 
qu'on lit  ses  ouvrages,  sa  biographie,  les  quelques  lettres 
autographes  que  l'on  possède  encore,  il  apparaît  comme 
un  théoricien  ingénieux  et  persistant,  mais  s'oubliant 
toujours  lui-même  et  incapable  de  résoudre  les  pro- 
blèmes les  plus  simples  de  l'administration  la  moins 
compliquée.  On  reconnaît  que,  s'il  eut  l'honneur  de 
fonder  la  première  institution  d'aveugles  travailleurs 
qui  existât  au  monde,  il  ne  put  jamais  parvenir  à  la  di- 
riger convenablement. 

Il  a  raconté  lui-même  dans  quelle  circonstance  l'idée 
lui  vint  de  faire  pour  les  aveugles  ce  que  l'abbé  de 
l'Épée  faisait  pour  les  sourds-muets.  Passant,  le  18  mai 
1782,  sur  la  place  Louis  XV,  «  j'aperçus,  dit-il  S  dans 
un  café,  dix  pauvres  aveugles,  affublés  d'une  manière 
ridicule,  ayant  des  bonnets  de  papier  sur  la  tête,  des 
lunettes  de  carton  sans  verre  sur  le  nez,  des  parties  de 
musique  éclairées  devant  eux  et  jouant  fort  mal  le  même 
air  à  l'unisson.  On  vendait  à  la  porte  du  café  une  gra- 
vure représentant  cette  scène  atroce.  Au  bas  de  l'estampe 
étaient  huit  vers  dans  lesquels  on  se  moquait  de  ces 
infortunés  -.  »  Tout  en  écoutant  ce  charivari,  il  se  sou- 
vint qu'un  jour,  lorsqu'il  venait  de  faire  l'aumône  à  un 
aveugle,  celui-ci  l'avait  appelé  et  lui  avait  dit  :  «  Vous 
avez  cru  me  donner  un  sou  tapé,  et  vous  m'avez  remis 
un  petit  écu  ;  »  il  en  conclut  que  les  êtres  privés  de  la 
vue  acquéraient  facilement  une  délicatesse  de  toucher 
qui  leur  permettait  de  distinguer  les  objets  presque  à 
coup  sûr. 

C'était  là  une  observation  que  tout  le  monde  avait  déjà 
faite;  mais  il  en  tira  celte  conséquence  que,  si  un  aveu- 
gle reste  aveugle  en  présence  d'une  surface  exactement 

Voir  Pièces  justificatives,  3. 

J'ai  vainement  recherché  cette  gravure  ;  je  n'ai  pu  la  découvrir  au 
cabinet  des  estampes  de  la  Bibliothèque  nnlionale. 


VALENTIN  HAUY.  169 

plane,  il  peut  devenir  voyant  lorsqu'on  lui  met  sous  les 
doigts  un  relief  appréciable.  Une  lettre  imprimée  est 
sans  signification  pour  un  aveugle,  une  lettre  gaufrée 
lui  offrirait  un  sens.  11  s'agissait  donc  d'avoir  à  l'usage 
des  hommes  frappés  de  cécité  des  livres  imprimés  en 
lettres  saillantes  qui  remplaceraient  pour  eux  les  livres 
en  lettres  colorées  dont  se  servent  les  voyants.  Les 
exemples  de  lecture,  au  lieu  d'être  exposés  aux  yeux  des 
élèves,  seraient  placés  sous  leurs  doigts.  Ce  fut  là  l'idée 
d'où  sortit  une  série  d'exercices  raisonnes  qui  devaient 
donner  corps  à  une  nouvelle  théorie  d'enseignement  ex- 
ceptionnel. 

Cette  conception  s'empara  de  Valentin  Haùy  avec  une 
extrême  intensité;  mais  la  théorie  qu'il  avait  été  deux 
ans  à  formuler  ne  suffisait  pas  ;  il  voulut  se  prouver  à 
lui-même,  par  la  pratique,  qu'il  était  sur  la  voie  d'une 
découverte  réellement  féconde.  En  1784,  il  se  mit  en 
quête  de  son  premier  élève  ;  naturellement  ce  fut  aux 
portes  des  églises  qu'il  fit  ses  recherches.  En  effet,  à 
celle  époque  les  aveugles  sans  ressources,  ne  pouvant  ni 
travailler  ni  s'instruire,  en  étaient  réduits  à  s'adresser 
à  la  charité  publique  ;  ils  n'avaient  qu'une  seule  profes- 
sion, celle  de  mendiants.  Ils  appartenaient  presque  tous 
à  celte  vaste  corporation  dont  le  conseil  capitulaire  sié- 
geait aux  Quinze-Vingts,  dans  l'hôpital  célèbre  que  saint 
Louis  avait  non  pas  fondé,  mais  considérablement  aug- 
menté par  les  constructions  qu'il  avait  fait  élever  sur 
l'emplacement  du  Champ-Pourri.  Ils  avaient,  depuis 
l'origine  même  de  l'établissement,  des  crieurs  spéciaux 
qui  s'en  allaient  par  les  rues  et  sollicitaient  à  haute  voix 
la  commisération  des  passants  en  faveur  de  l'œuvre.  Dans 
ses  Contes  et  fabliaux,  Guillaume  de  la  Villeneuve  a  dit: 

A...  crier  mêlent  grant  paine, 
Et  li  avugle  a  haute  halaine  : 
Du  pain  à  cels  de  champ-porri! 


170  LES  JEUNES-AVEUGLES. 

Les  pensionnaires,  les  associés  des  Quinze-Vingts  por- 
taient une  tirelire  à  la  main,  et  sur  la  poitrine,  à  droite, 
une  fleur  de  lis  qui  leur  avait  été  concédée  par  acte  au- 
thentique de  Philippe  le  Bel  en  1512^;  ils  avaient  le 
privilège  de  placer  un  tronc  à  leur  profit  dans  toutes 
les  églises  de  France  ;  de  plus  on  leur  adjugeait  aux 
enchères  le  portail  des  églises  de  Paris.  Ils  n'étaient 
donc  pas  tolérés  «  au  bénitier  »  à  titre  courtois,  comme 
on  pourrait  le  croire  et  comme  on  le  voit  de  nos  jours; 
ils  y  étaient  en  vertu  d'un  droit  acquis  à  beaux  deniers 
comptants  ;  mais  toutes  les  sommes  que  les  délégués  des 
Quinze-Vingts  recevaient  des  fidèles  devaient  être  re- 
mises à  la  caisse  centrale  de  l'hospice  et  servaient  à  se- 
courir les  aveugles  dénués  ^. 

Valentin  Haùy  découvrit  à  Saint-Germain  des  Prés  un 
jeune  mendiant  de  seize  ans,  nommé  François  Lesueur, 
dont  l'intelligence  paraissait  assez  vive  et  qui  était  aveu- 
gle depuis  l'âge  de  dix-huit  mois.  Ce  ne  fut  pas  sans 
peine  qu'il  lui  persuada  de  le  suivre;  l'enfant  faisait  de 
bonnes  recettes  et,  avant  de  jeter  la  tirelire  aux  orties, 
il  se  fit  assurer  par  son  futur  bienfaiteur  une  somme 
quotidienne  égale  aux  aumônes  que  chaque  jour  il  re- 
cueillait. Valentin  Haùy  avait  eu  la  main  heureuse  :  en 
six  mois,  Lesueur  lisait,  calculait  et  savait  un  peu  de 
musique. 

Tout  en  débrouillant  les  premières  idées  de  son  élève, 
tout  en  lui  apprenant  à  reconnaître  par  le  toucher  la 
forme  des  lettres  en  relief  qu'il  avait  fait  exécuter  et  à 
l'aide  desquelles  il  lui  enseignait  à  composer  des  phrases, 
Valentin  Haùy  étudiait  les  procédés  que  quelques  aveu- 
gles avaient  inventés  pour  eux-mêmes,  entre  autres  celui 


*  Article  8  du  serment  prêté  par  les  Quinze-Vingts  :  «  Vous  promettez 
de  porter  toujours  et  en  tous  lieux,  tant  dedans  que  dehors  l'hôpital, 
la  robe  et  la  fleur  de  lis  attachée  au  côté  droit.  » 

*  Mémoires  de  l'abbé  Georgel,  Paris,  1820, 1. 1",  p.  45. 


YAI.ENTIN  HAUY.  17Î 

de  l'aveugle  du  Puiseaux  et  celui  de  Saunderson ,  dont 
Diderot  a  parlé,  qui  avait  imaginé  une  véritable  machine 
à  calculer  à  Cambridge,  où  il  était  professeur  de  mathé- 
matiques; mais  il  était  surtout  attiré  par  une  demoiselle 
Paradis,  née  à  Vienne  en  Autriche,  pianiste  assez  remar- 
quable, et  qui  était  alors  fort  à  la  mode  à  Paris,  où  elle 
était  arrivée  en  1785.  De  larges  pelotes  en  forme  de  vo- 
lume in-quarto,  dans  lesquelles  elle  piquait  dos  épin- 
gles, lui  servaient  à  noter  les  sonates  qu'on  lui  dictait, 
et  qu'ensuite  elle  apprenait  par  cœur  à  l'aide  de  ses 
doigts.  Ses  connaissances  en  géographie  étaient  assez 
étendues  ;  elle  les  devait  à  un  nommé  ^Yeissenbourg, 
aveugle  de  Manheim,  homme  ingénieux  qui  avait  fait 
confectionner  pour  lui  des  cartes  en  relief,  où  les  limites 
des  États  étaient  indiquées  par  des  chenilles  de  soie, 
les  villes  par  des  perles  de  différentes  grosseurs,  les 
mers  par  un  verni  très-poli,  les  terrains  par  du  grès 
pilé.  Mademoiselle  Paradis  excitait  une  grande  curiosité; 
la  lettre  de  Diderot  sur  les  aveugles  était  encore  dans 
toutes  les  mémoires  ;  Valentin  Haùy  s'appropria  une 
partie  de  ces  procédés,  qu'il  ignorait,  il  les  développa 
et,  tant  par  expérience  que  par  invention,  il  créa  sa  mé- 
thode. Telle  qu'elle  est,  elle  nous  paraîtrait  bien  primi- 
tive, car  elle  a  été  singulièrement  améliorée  ;  elle  n'en 
est  pas  moins  l'œuf  même,  car  elle  contenait  en  germe 
tous  les  perfectionnements  qui  la  rendent  si  précieuse 
aujourd'hui. 

Haùy  commença  par  déterminer  le  caractère  dont  la 
forme  est  le  plus  facilement  perceptible  au  toucher  ;  il 
élimina  le  romain,  qui  est  carré  et  amène  des  confu- 
sions entre  certaines  lettres,  telles  que  l'm,  l'n.  Vu;  il 
rejeta  l'italique,  dont  les  longues  queues  et  l'attitude 
penchée  peuvent  être  une  cause  d'erreur,  et  il  s'arrêta 
à  une  bâtarde  droite,  qu'on  appelait  alors  l'écriture  fran- 
çaise et  à  laquelle  nous  devons  les  beaux  manuscrits  du 


172  LES  JEUNES-AYEOGLES. 

dix-septième  siècle.  Il  avait  remarqué  que  l'épreuve 
d'imprimerie  faite  à  la  brosse  porte  au  verso  un  relief 
assez  accentué,  qui  reproduit  à  l'envers  les  lettres  noires 
du  recto  ;  il  comprit  dés  lors  qu'il  était  facile  de  donner 
aux  caractères  une  saillie  qui  suffirait  à  les  rendre  dis- 
tincts au  toucher.  11  fit  donc  fondre  des  caractères  di- 
rects,—  c'est-à-dire  présentant  la  lettre  telle  qu'elle  doit 
être  posée  pour  être  lue;  — mis  en  forme  et  placés  sous 
la  presse,  ils  se  moulaient  sur  un  papier  fort,  préala- 
blement trés-mouillé  et  maintenu  par  deux  ou  trois 
feutres  épais  qui  permettaient  à  la  pénétration  de  s'exer- 
cer en  toute  liberté.  Il  imprimait  la  musique  de  la  même 
façon. 

11  voulut  aussi  apprendre  à  écrire  aux  aveugles  ;  là  il 
fut  moins  heureux.  11  eut  beau  inventer  un  cadre  qui 
contenait  la  feuille  de  papier,  une  règle  mobile  qui  servait 
de  point  d'appui  à  la  main,  une  encre  très-épaisse  mêlée 
de  gomme  adragante  et  qu'on  saupoudrait  de  grès  por- 
phyrisé,  il  ne  réussit  jamais  qu'imparfaitement.  L'aveu- 
gle écrivait  tout  de  travers,  les  lettres  chevauchaient  les 
unes  par-dessus  les  autres,  et  le  plus  souvent  il  ne  par- 
venait pas  à  se  relire.  C'était  donc  là  un  tour  de  force 
plus  curieux  pour  les  spectateurs  qu'utile  à  l'infirme 
lui-même.  Aussi  presque  tous  les  aveugles  préféraient 
se  servir  de  lettres  mobiles  qu'ils  assemblaient  sur  des 
tablettes  disposées  de  telle  sorte  que  la  queue  des  ca- 
ractères pouvait  être  engagée  dans  des  entailles.  Ces  di- 
verses inventions  étaient  immédiatement  expérimentées 
par  Lcsueur,  dont  les  progrès  confirmaient  les  théories 
du  maître.  La  période  des  tâtonnements  avait  pris  fin  ; 
il  fallait  appeler  le  public  à  juger  l'œuvre  entreprise,  et 
les  aveugles  à  en  profiter.  Valentin  Ilaùy  obtint  que 
l'Académie  des  sciences ,  avec  laquelle  il  fut  mis  en 
rapport  par  son  frère,  examinerait  son  élève.  Lesueur 
lut,  écrivit  et  calcula. 


vale:stin  iiauy.  1:3 

Une  commission,  composée  de  Desmarets,  Demours, 
Vicq  d'Azyr  et  Larochefoucauid-Liancourt,  rapporteur, 
fut  chargée  d'apprécier  le  mémoire  et  la  méthode  pré- 
sentés par  Valentin  Haùy.  Le  rapport  fut  lu  le  16  février 
1785;  la  copie  que  j'ai  sous  les  yeux  est  certifiée  con- 
forme et  signée  par  «  le  marquis  de  Condorcet  ».  Il  est 
élogieux  sans  restriction  :  il  rappelle  les  procédés  dont 
quelques  aveugles  ont  fait  usage  pour  eux-mêmes,  et  il 
ajoute  :  «  Mais  personne  n'avait  encore  songé  à  rassem- 
bler ces  différents  moyens,  à  les  discuter  et  à  former  une 
méthode  suivie  et  complète  pour  faciliter  à  une  portion 
malheureuse  de  l'humanité  l'acquisition  des  connais- 
sances que  la  privation  du  sens  le  plus  nécessaire  leur 
refusait  et  pour  leur  ouvrir,  s'il  est  permis  de  parler 
ainsi,  l'entrée  de  la  société  des  autres  hommes.  »  Ce  fut 
là  en  effet  la  mission  de  Valentin  Haûy,  et  elle  suffit  à 
consacrer  sa  gloire. 

L'attention  du  public  était  excitée  par  la  nouvelle 
découverte;  laSociété philanthropique,  qui  fonctionnait  à 
cotte  époque,  accorda  une  pension  de  12  livres  par  tête 
et  par  mois  à  quelques  aveugles  qu'elle  confia  à  Valentin 
Haùy.  Celui-ci  ouvrit  rue  Coquilliére  une  école  qui  ne 
tarda  pas  à  être  connue  dans  Paris.  Aux  études  de  la 
grammaire,  de  la  géographie  et  de  la  musique,  le  fonda- 
teur ajouta  l'apprentissage  de  quelques  métiers  faciles, 
le  tricot,  le  filet,  la  corderie,  la  sparterie,  l'empaillage 
des  chaises,  la  fabrication  des  fouets  au  boisseau,  et  même 
l'imprimerie.  On  donnait  quelques  séances  publiques 
qui  attiraient  la  foule.  Bachaumont  cite  celle  du  1«''  mars 
1785  et  rappelle  un  impromptu  de  Théveneau  sur  les 
sourds-muets  et  les  aveugles-nés,  qui  se  termine  ainsi  : 

Mais  dans  ce  siècle  ingénieux, 
Où  riiomme  enfante  des  merveilles. 
Les  yeux  remplacent  les  oreilles, 
Le  toucher  remplace  les  yeux. 


174  LES  JEUNES-AVEUGLES. 

A  cette  date,  on  connaît  le  personnel  de  l'école  :  il 
se  compose  de  treize  enfants,  dont  quatre  filles  et  neuf 
garçons.  Un  an  après,  il  était  presque  doublé;  en  effet, 
le  lieutenant  de  police  Lenoir,  dont  le  nom  se  trouve 
mêlé  à  tant  de  bonnes  œuvres,  parla  de  cette  «  nou- 
veauté »  à  M.  de  Vergennes;  Louis  XVI  fut  prévenu,  il 
désira  voir  les  aveugles  travailleurs.  Valentin  Ilaiiy  ne  se 
fîtpasprier  et  se  transporta  en  décembre  1786,  avec  ses 
vingt-quatre  élèves,  à  Versailles;  ils  furent  hébergés 
pendant  quinze  jours  et  étonnèrent  tout  le  monde  par 
leurs  exercices. 

Cependant  l'espoir  conçu  par  Valentin  Haùy  que  le  roi 
prendrait  l'institution  sous  sa  protection  ne  fut  pas 
réalisé;  elle  restait  toujours  à  la  charge  de  la  Société 
philanthropique,  et  avait  été,  pour  cause  d'agrandisse- 
ment, transportée  rue  Notre-Dame-des-Victoires,  dans 
l'espace  qui  s'étend  aujourd'hui  derrière  la  Bourse.  On 
y  ouvrit  une  imprimerie  ordinaire,  qu'il  fallut  bientôt 
fermer,  car  elle  coûtait  plus  qu'elle  ne  rapportait,  et  l'on 
ne  conserva  que  les  ateliers  où  se  faisait  l'estampage  des 
caractères  en  relief.  L'émotion  causée  à  celte  époque  par 
les  résultats  des  méthodes  de  l'abbé  de  l'Épée  et  de  Va- 
lentin llaùy  fut  assez  vive  pour  qu'on  agitât  cette  ques- 
tion de  savoir  si  la  suppression  d'un  sens  ne  constituait 
pas  à  l'infirme  une  supériorité  inlellectuelle  sur  les  au- 
tres hommes  ;  c'était  aller  loin  dans  l'absurbe. 

La  Révolution  décida  du  sort  de  l'institution  des  aveu- 
gles travailleurs,  et,  la  plaçant  sous  la  direction  de 
l'État,  la  mit  à  même  de  traverser  les  mauvais  jours  qui 
l'attendaient.  Une  loi  du  21  juillet  1791  déclara  que 
l'institution  serait  désormais  un  établissement  pubhc; 
une  seconde  loi  du  28  septembre  y  fonda  des  bourses, 
et  attribua  une  subvention  à  Valentin  Haùy.  Nous  avons 
vu  déjà  que  l'on  réunit  sottement  et  momentanément  les 
aveugles  aux  sourds-muets  dans  l'ancien  couvent  des 


VALENTiN  HAUY.  175 

Célestins  ;  mais  en  1 794  on  les  installa  rue  des  Lombards, 
au  coin  de  la  rue  Saint-Denis,  dans  la  maison  des  Filles 
Sainte-Catherine.  Ils  n'y  restèrent  pas  longtemps. 

Dès  1800,  aux  premiers  jours  du  Consulat,  on  les 
jette  aux  Quinze-Vingts,  où  ils  occupent  un  quartier  à 
part;  l'école  devenait  hospice,  c'était  la  détruire.  Valen- 
tin  Ilaûy  n'était  point  un  homme  de  lutte,  sa  nature 
presque  timide  s'effrayait  promptement.  Il  sollicita  une 
destinée  meilleure  pour  ses  enfants  et  ne  put  rien  obte- 
nir. Bonaparte  n'aimait  point  ceux  qu'il  appelait  des 
idéologues  ;  or  le  doux  Yalentin  Haiiy  en  était  un  ;  il  avait 
été  théophilanthrope,  il  avait  porté  la  robe  blanche  et 
avait  marché  derrière  le  grand  pontife  Lareveillère-Lé- 
peaux  dans  les  puériles  cérémonies  dont  Notre-Dame 
avait  été  le  théâtre.  Lareveillére  avait  tenu  rigueur  au 
Consulat.  Valentin  Haùy  fut-il  soupçonné  d'opposition? 
prouva-t-il  une  incapacité  administrative  trop  absolue? 
On  ne  sait;  mais  le  sort  ne  fut  clément  ni  pour  ceux  qui 
avaient  inspiré  tant  d'intérêt  dix  ans  auparavant,  ni  pour 
leur  maître. 

Celui-ci,  fort  attristé,  n'ayant  d'autres  ressources 
qu'une  pension  de  2,000  francs,  ouvrit  une  école  parti- 
culière rue  Sainte-Avoye,  sous  le  titre  un  peu  préten- 
tieux de  Muséum  des  Aveugles,  et  ne  réussit  qu'à  faire 
des  dettes  qui  aggravèrent  sa  situation  déjà  fort  gênée. 
Il  fut  pris  de  découragement  et  quitta  la  France  en 
compagnie  d'un  de  ses  élèves  nommé  Fournier,  qu'il 
aimait  beaucoup.  A  Berlin,  il  fonda  une  école  qui  pros- 
péra, et,  se  rendant  à  Saint-Pétersbourg  où  il  était  appelé, 
il  s'arrêta  à  Mittau  pour  rendre  ses  devoirs  au  comte  de 
Provence.  C'était  le  7  septembre  1806;  Fournier,  qui  ne 
quittait  point  son  maître,  après  avoir  exécuté  différents 
exercices  en  présence  de  Monsieur,  écrivit  celte  phrase 
aussi  incorrecte  que  prophétique  :  «  Saint  Louis  ayant 
fondé  un  hôpital  pour  trois  cents  aveugles  invalides  qui 


176  LES  JEUNES-AVEUGLES. 

avaient  perdu  la  vue  en  Egypte,  Louis  XVI  fonda  un  hos- 
pice en  faveur  des  jeunes  aveugles  que  l'on  apprenait  à 
s'occuper  utilement.  Ce  second  établissement  ayant  été 
détruit  par  le  consul  Bonaparte,  ce  sera  sous  le  règne  de 
Louis  XVIII  qu'il  sera  rétabli.  » 

Revenu  en  France  après  la  seconde  restauration, 
Valentiu  llaiiy  s'adressa  au  duc  de  Richelieu  et  lui  de- 
manda pour  toute  faveur  d'être  nommé  instituteur  hono- 
raire des  jeunes  aveugles.  Ce  trés-modeste  rêve  ne  paraît 
pas  avoir  été  réalisé.  Ruiné  par  les  excès  de  bienfaisance 
qu'il  avait  faits  toute  sa  vie,  il  vivait  fort  retiré  chez  son 
frère  au  Jardin  des  Plantes.  On  ne  fit  guère  attention  à 
lui;  sa  modestie  devint  de  l'humilité,  et,  dans  une  lettre 
datée  du  18  février  1818,  il  écrivait  ;  «  Je  sais  qu'on 
dit  de  moi  :  c'est  un  vieil  imbécile  qui  n'est  plus  bon  à 
i^ien.  »  Il  végéta  pendant  quelques  années  et  mourut  le 
18  mars  1822,  précédant  son  frère,  qui  le  rejoignit  le 
o  juin  suivant. 

Louis  XVIll,  de  retour  en  France,  n'avait  point  oublié 
la  scène  de  Mittau,  et,  par  ordonnance  royale  du  7  fé- 
vrier 1815,  il  arracha  les  jeunes  aveugles  à  l'hospice  des 
Quinze-Vingts,  leur  créa  une  existence  indépendante, 
et  fit  mettre  à  leur  disposition,  dans  la  rue  Saint-Victor, 
l'ancien  collège  des  Bons-Enfants,  qu'on  nommait  aussi 
le  séminaire  Saint-Firmin.  Là  du  moins  ils  étaient  sous- 
traits au  contact  périlleux  des  mendiants,  ils  étaient  chez 
eux,  et  pouvaient  reprendre  les  études  qui,  pendant  une 
quinzaine  d'années,  avaient  été  singulièrement  négligées. 
Toutefois  il  s'en  fallait  de  beaucoup  que  leur  nouvo'j 
maison  fût  convenablement  disposée  pour  eux.  On  les 
avait  installés,  vaille  que  vaille,  dans  de  vieux  bâtiments 
humides,  mal  aérés,  utilisés  après  coup,  étroits,  et  par- 
ticulièrement malsains  pour  des  enfants  naturellement 
faibles  et  presque  toujours  maladifs.  Des  rapports  offi- 
ciels, rédigés  par  des  savants  autorisés,  constatent  l'in- 


LA  CÉCITÉ.  177 

salubrilé  de  l'institution  de  Saint-Victor  à  plusieurs 
reprises,  notamment  le'8  mai  1821  et  le  4  décembre 
1828  ;  on  paraît  s'émouvoir,  on  propose  plusieurs  em- 
placements, celui  entre  autres  qui  est  maintenant  occupé 
par  le  collège  Stanislas,  rue  Notre-Dame-des-Champs  ; 
la  révolution  de  Juillet  emporte  les  idées  vers  d'autres 
sujets,  et  l'on  oublie  les  jeunes  aveugles.  Le  29  février 
1852,  le  ministre  des  travaux  publics  déclare  pourtant 
que  «  l'établissement  est  dans  une  situation  déplorable 
et  qu'il  tombe  en  ruines  » .  Un  tel  état  de  choses  demande 
un  remède  immédiat;  celui  qu'on  imagine  est  pire  que 
le  mal  :  on  propose  de  réintégrer  ces  malheureux  aux 
Quinze-Vingts,  non  pas  transitoirement,  jusqu'à  ce  que 
l'on  ait  découvert  un  local  convenable  pour  eux,  mais 
d'une  façon  définitive.  La  lutte  fut  longue  et  assez  vive; 
fort  heureusement  la  raison  et  l'humanité  triomphèrent. 
Le  14  mai  1858,  M.  de  Montalivet  fit  passer  une  loi 
que  Lamartine  appuya  de  son  éloquence  ;  l'État  était 
autorisé  à  acquérir  des  terrains  sur  le  boulevard  des 
Invalides  et  à  y  faire  élever  un  établissement  qui  serait 
spécialement  consacré  aux  jeunes  aveugles;  M.  Dufaure, 
minisire  des  travaux  publics,  posa  solennellement  la 
première  pierre  le  22  juin  1859,  et  les  élèves  purent 
prendre  possession  de  leur  nouvelle  demeure  le  9  no- 
vembre 1845.  C'est  un  des  rares  monuments  de  Paris 
qui  aient  été  construits  dans  un  dessein  défini  et  qui  aient 
été  appropriés  aux  besoins  qu'ils  devaient  spécialement 
satisfaire. 


II     —  LA    CÉCITÉ. 

La  statue.  —  L'escalier.  —  La  boite  à  musique.  —  Bonne  (1i>tribution.— 
La  bibliothèque.  —  Les  obus.  —  Relief.  —  .Ancien  sysièine  d'abrévia- 
tion. —  Faire  écrire  Taveugle.  —  Essais  de  Charles  Harbier.  —  Le 
point  substitué  à  la  ligne.  —  Louis  Braille,  inventeur  de  récriture 
nocturne.  —  Son  système.  —  La  grille.  —  Le  poinçonnage.  —  L'infir- 

V.  12 


178  LES  JEUNES-AVEUGLES. 

mité.  —  Le  point  de  vue.  —  Les  araaurotiques.  —  Expérience.  — 
Ceux  qui  ont  vu.  —  Les  boxes.  —  Ils  se  tassent.  —  L'attitude.  — 
Tic   nerveux.  —  Le  réfectoire.  —  Prudence  féline.  —  La  récréation. 

—  Jeux  violents.  —  Les  batailles.  —  Agitation  musculaire.  —  Le  bruit 
est  la  lumière  de  l'aveugle.  —  Confusion.  —  Finesse  de  l'ouïe.  — 
Quel  joli  son  !  —  Puâibonderie.  —  La  vue  est  le  toucher  à  distance. 

—  Salle  de  bains.  —  Propreté.  —  Ordre.  —  Orgueil.  —  Entêtement.  — 

—  Température.  —  Le  tact.  —  Toucher  général.  —  L'aérographie. 

L'Institution  est  absolument  isolée  ;  elle  est  sertie 
dans  un  cadre  formé  par  le  boulevard  des  Invalides,  la 
rue  de  Sèvres,  la  rue  Duroc  et  la  rue  Masseran.  L'école 
des  jeunes  aveugles  a  été  plus  favorisée  que  la  maison 
des  sourds-muets,  car  au  milieu  de  la  cour  d'entrée 
s'élève  la  statue  de  Valentin  Haûy  regardant  François 
Lesueur,  qui  èpelle  le  nom  du  bienfaiteur.  Un  bâtiment 
destiné  aux  services  généraux  sépare  l'établissement 
en  deux  parties  égales  ;  celle  de  droite  est  attribuée 
aux  garçons,  celle  de  gauche  est  réservée  aux  filles.  Une 
longue  galerie,  qui  a  quelque  chose  de  claustral  et  qui 
par  hasard  n'est  pas  peinte  en  jaune,  donne  accès  aux 
quartiers  des  élèves.  Dès  qu'on  a  franchi  la  porte  de 
l'école  proprement  dite,  il  suffit  de  regarder  le  grand 
escalier  pour  reconnaître  qu'on  est  chez  des  aveugles. 
En  effet,  les  degrés  ne  sont  pas,  comme  d'habitude,  usés 
dans  la  partie  moyenne  :  ils  sont  fatigués,  amincis  aux 
extrémités;  on  comprend  que  ceux  qui  les  gravissent 
cherchent  unpoint  d'appui,  un  guide-main  versia  rampe 
et  vers  la  muraille. 

Lorsqu'on  arrive  pour  la  première  fois  aux  heures  de 
certaines  études,  on  subitune  impression  assez  étrange: 
on  se  croit  dans  une  vaste  boite  à  musique  ;  de  tous  les 
coins  sortent  des  bruits  d'orgues,  de  pianos,  de  clari- 
nettes, de  violons,  de  contre-basses,  de  cornets  à  pis- 
tons, de  flûtes  et  d'ophiclèides.  C'est  le  palais  de  la 
cacophonie,  car  chacun  y  travaille  pour  son  compte, 
apprend  son  morceau,  manie  son  instrument  et  perfec- 
tionne sa  propre  instruction  sans  se  préoccuper  des  au- 


LA  CÉCITÉ.  179 

très.  La  maison  est  parfaitement  distribuée,  sans  luxe, 
mais  avec  un  certain  conforlable  de  boiseries  et  de 
parquets  ;  de  larges  fenêtres  ne  ménagent  point  l'air  à 
des  êtres  qui  en  ont  d'autant  plus  besoin  qu'ils  sont 
privés  de  lumière.  Les  classes,  les  ateliers,  les  dortoirs, 
le  réfectoire,  sont  bien  aménagés.  Tout  a  été  fait  pour 
les  infirmes  spéciaux  qui  vivent  là  et  s'y  plaisent. 

La  première  pièce  qu'il  convient  de  visiter,  c'est  la  bi- 
bliothèque, car  elle  renfei*me  l'outillage  ingénieux  dont 
on  arme  l'aveugle,  dont  on  lui  enseigne  à  se  servir  avant 
de  l'initier  à  l'instruction  qu'il  est  apte  à  recevoir  ;  elle 
garde  aussi,  à  titre  de  reliques,  les  premiers  alphabets 
composés  par  Valentin  Haùy,  et  à  titre  de  documents  histo- 
riques les  éclats  des  obus  que  l'Institution,  convertie  en 
ambulance,  a  reçus  le  12,  le  20  et  le  21  janvier  1871.  Ces 
projectiles  n'ont  tué  que  des  soldats  déjà  blessés,  car 
les  jeunes  aveugles  avaient  été  évacués  sur  Bordeaux 
avant  que  l'inveslissement  de  Paris  fût  complet.  La 
bibliothèque  même  a  été  formée  avecun  fond  de  volumes 
donnés  autrefois  par  François  de  Neufchâteau  ;  elle  est 
pauvre,  ne  compte  guère  plus  de  700  volumes  et  est 
surtout  fournie  de  vieux  bouquins  dont  il  n'y  a  plus 
guère  moyen  de  tirer  parti.  Là  le  système  d'enseigne- 
ment apparaît  d'un  coup  :  voilà  des  sphères  et  des  cartes 
en  relief  pour  la  géographie,  voilà  un  système  plané- 
taire composé  de  billes  de  différentes  grosseurs  se  mou- 
vant le  long  d'une  ellipse  en  fer.  Sur  des  étagères  on 
aperçoit  des  animaux,  —  cheval,  éléphant,  girafe,  —  qui 
semblent  appartenir  à  la  faune  deLilliput.On  avait  ima- 
giné d'enseigner  l'histoire  naturelle  aux  aveugles  en 
estampant  des  figures  très-saillantes  sur  des  plaques  de 
bronze,  mais  on  n'avait  pas  réfléchi  que  l'œil  seul  peut 
faire  comprendre  la  perspective  et  que  le  toucher 
est  insuffisant  pour  s'en  rendre  compte  ;  il  y  a  là  une 
série  de  tablettes  représentant  des  sarigues,  des  opos- 


180  LES  JEU.NES-AYEUGLES. 

sums,  des  tatous,  des  fourmiliers,  qui  ne  servent  plus 
aujourd  lîui  qu'à  orner  les  murailles. 

Dans  les  premiers  essais  d'impression  en  relief  com- 
posés spécialement  pour  linslilution  des  aveugles,  on 
voit  le  système  d'abréviation  qui  avait  été  adopté  par 
Valentin  Haùy,  et  qui  tentait  d'éviter  la  confusion  que 
devait  faire  naître  la  similitude  de  certaines  lettres  entre 
elles.  J'ai  copié  cette  phrase  :  «  Un  bon  père  donne  tou- 
jours à  ses  enfants  la  nourriture  et  le  désir  du  bien  en 

tout  ;  »  elle  est  estampée  ainsi  :  ii  ho  père  doue  tojors  à 
ses  efas  la  noriture  et  le  désir  du  bie  e  lot.  Donc  la  lettre 

redoublée  s'indiquait  par  un  point  souscrit,  \n  par  un 
tiret  supérieur,  Vu  par  un  tiret  inférieur.  Pendant  long- 
temps on  s'est  servi  de  ces  caractères  qui,  sauf  cette 
modification ,  reproduisaient  notre  écriture  usuelle  ; 
mais  le  problème  de  faire  écrire  l'aveugle  d'une  façon 
sérieuse,  et  surtout  de  lui  permettre  de  se  relire  lui- 
même,  n'avait  point  été  résolu. 

Pour  arriver  à  ce  résultat  si  enviable  et  si  vainement 
cherché,  il  eût  fallu  tracer  des  caractères  en  relief,  et 
c'était  là  une  difficulté  qui  paraissait  insurmontable  avec 
les  lettres  de  notre  alphabet  ordinaire.  On  s'obstinait 
cependant  à  conserver  celui-ci,  et  tous  les  efforts  res- 
taient stériles.  En  1821,  un  officier  de  cavalerie  nommé 
Charles  Barbier,  passionné  pour  la  sténographie  et  cher- 
chant toute  sorte  de  modes  d'écriture,  imagina,  à  l'usage 
des  aveugles,  une  méthode  basée  sur  un  système  absolu- 
ment nouveau.  Il  négligea  l'orthographe,  les  mots,  les 
lettres,  et  ne  se  préoccupa  que  des  sons;  il  composa  une 
série  de  trente-six  sons  qui  pouvaient  reproduire  tous 
les  vocables  de  la  langue  française  ;  il  divisa  la  série  en 
six  lignes  composées  chacune  de  ïw  sons  ;  chaque  son 
était  représenté  par  un  certain  nombre  de  points  dis- 
posés d'une  façon  particuliè*'ï>  \,e  point  devenait  donc  le 


LA  CÉCITÉ.  181 

principe  de  l'écriture  aveugle,  comme  la  ligne  est  le 
principe  de  l'écriture  voyante. 

L'invention  de  Charles  Barbier  constituait  un  progrès, 
mais  elle  était  loin  de  répondre  à  toutes  les  exigences. 
Son  écriture  phonétique  était  souvent  d'une  application 
douteuse,  elle  amenait  des  confusions  fréquentes  et 
était  bien  plus  compliquée  qu'il  n'aurait  fallu;  en  outre 
elle  était  impropre  à  la  numération  et  à  la  notation  mu- 
sicale, grave  inconvénient  pour  des  hommes  qui  ont 
d'assez  vives  dispositions  vers  le  calcul  et  qui  ont  la  passion 
de  la  musique.  Ce  fut  un  aveugle,  ancien  élève  de  l'In- 
stitution où  il  était  resté  comme  professeur,  qui,  s'in- 
spirant  des  idées  de  Barbier,  donna  enfin  aux  aveugles 
l'écriture  qui  leur  manquait.  Cet  homme,  exceptionnel- 
lement intelligent  et  d'une  sagacité  rare,  se  nommait 
Louis  Braille  ;  il  était  fils  d'un  bourrelier  de  province  et 
se  creva  les  yeux,  à  ITige  de  trois  ans,  en  jouant  avec 
une  serpette.  Son  buste  est  placé  aujourd'hui  dans  le 
vestibule  de  l'Institution;  ce  n'est  que  justice  :  après 
Valentin  Haûy,  c'est  lui  qui  a  le  plus  fait  pour  les  aveu- 
gles. 

Par  la  combinaison  de  points  alignés  horizontalement 
et  verticalement,  il  parvint  à  trouver  l'équivalent  des 
lettres  de  l'alphabet,  des  chiffres  simples,  des  figures  de 
la  ponctuation  et  des  notes  de  musique.  Les  combinai- 
sons sont  rationnelles  ;  il  n'y  a  en  réalité  que  dix  signes  ; 
mais  si  à  chacun  de  ces  signes  on  ajoute  un  point  placé 
à  gauche,  on  crée  dix  signes  nouveaux;  un  point  mis  à 
droite  donne  encore  dix  formes  nouvelles  ;  on  voit  par 
là  jusqu'où  l'on  pourrait  étendre  cette  méthode,  qui 
suffit  à  tous  les  besoins  et  n'est  point  compliquée, 
car  la  lettre  la  plus  chargée  se  compose  de  trois  points 
en  hauteur  et  de  deux  points  en  largeur.  Mais  pour  gui- 
der la  main,  pour  éviter  que  les  points  ne  fussent  tracés 
les  uns  sur  les  autres  et  ne  de  v  inssent  illisibles  au  toucher. 


182  LES  JEUNES-AYEUGLES. 

il  fallait  un  appareil  tout  à  fait  spécial.  Louis  Braille 
l'inventa  et  créa  du  premier  coup  un  chef-d'œuvre  de 
simplicité  pratique.  Qu'on  se  figure  une  planchette  de 
zinc  réglée  de  lignes  creuses  et  munie  d'un  cadre  de 
bois  plat  :  sur  le  cadre  on  adapte  une  grille  en  cuivre 
ouverte  dans  le  sens  de  la  longueur  de  deux  bandes  de 
vingt-six  trous  rectangulaires,  disposés  les  uns  au-dessus 
des  autres  ;  cette  règle  grillée  représente  la  hauteur  de 
deux  lignes  d'écriture  ;  elle  est  mobile  sur  le  cadre, 
auquel  elle  n'adhère  que  par  une  saillie  du  métal  péné- 
trant dans  l'entaille  du  bois.  Entre  la  planchette  d'étain 
et  la  grille,  on  place  une  feuille  de  papier  épais  et  très- 
résistant.  A  l'aide  d'un  poinçon  émoussé,  on  fait  dans 
chacun  des  trous  rectangulaires  le  nombre  de  points 
nécessaires  pour  écrire  les  mots  ou  figurer  les  sons; 
lorsque  deux  lignes  sont  écrites,  on  détache  la  grille, 
on  la  fait  glisser  sur  le  cadre,  on  la  fixe  dans  l'entaille 
inférieure,  et  ainsi  jusqu'en  bas  de  la  page. 

Par  ce  moyen,  l'écriture,  —  le  poinçonnage,  —  est 
toujours  d'une  irréprochable  régularité;  les  lignes  sont 
forcément  droites,  et  les  lettres,  ne  pouvant  être  tracées 
que  par  l'ouverture  même  de  la  grille,  n'empiètent  ja- 
mais sur  les  voisines.  —  Mais  de  cette  façon  les  aveugles 
écrivent  en  creux,  et  c'est  en  touchant  le  relief  qu'ils 
peuvent  lire.  —  L'objection  n'a  point  de  valeur  :  ils 
écrivent  de  droite  à  gauche,  retirent  la  feuille  de  papier, 
la  retournent,  promènent  leurs  doigts  de  gauche  à 
droite,  et  par  conséquent  n'ont  plus  à  tâter  que  des 
lignes  saillantes.  L'espace  qui  sépare  les  points,  les 
lettres,  les  mois,  est  réglé  par  la  disposition  même  des 
ouvertures  de  la  grille  mobile;  cette  écriture  nocturne, 
—  c'est  ainsi  qu'on  la  nomme,  —  est  donc  très-nette, 
très-commode  à  tracer,  très-lisible,  lorsqu'on  a  appris  à 
la  pointer,  ce  qui  n'est  ni  long  ni  pénible  ;  il  est  telle- 
ment facile  de  se  l'approprier,  que  la  plupart  des  pa- 


LA  CECITE.  183 

rcnts  qui  ont  des  enfants  aux  Jeunes-Aveugles  se  mettent 
Irès-rapidement  en  correspondance  avec  eux  par  ce 
moyen. 

Tous  les  élèves  de  l'institution  sont  frappés  de  cécité, 
mais  cela  ne  veut  pas  dire  qu'ils  vivent  tous  dans  une 
nuit  absolue;  pour  quelques-uns,  l'obscurité  n'est  pas 
complète  :  sur  les  145  garçons  que  j'ai  trouvés  dans 
l'établissement  lorsque  je  l'ai  visité,  6  pouvaient  se  di- 
riger, 1 1  parvenaient  à  distinguer  les  couleurs,  58  re- 
connaissaient le  jour,  88  étaient  fermés  à  toute  percep- 
tion. Ceux-là  sont  pour  la  plupart  atteints  d'amaurose  ; 
le  nerf  optique  est  paralysé.  Les  autres  disent  qu'ils  ont 
un  «  point  de  vue  »  ;  si  faible  qu'il  soit,  ils  en  tirent  va- 
nité; mais  les  couches  de  brouillard  qui  les  enveloppent 
sont  trop  épaisses  et  les  rejettent  au  rang  des  infirmes. 
Ceux  qui  parviennent  à  déterminer  les  couleurs  se  trom- 
pent bien  souvent  :  le  bleu  leur  parait  noir,  le  jaune 
leur  paraît  blanc,  à  moins  qu'on  n'ait  soin  de  placer  ces 
deux  tons  sur  des  nuances  absolument  différentes,  telles 
que  le  rouge  ou  le  vert.  Presque  tous  du  reste  ont  la 
prétention  de  voir  les  éclairs  ;  il  ne  faut  point  s'y  fier, 
car  le  plus  souvent  ils  ne  les  reconnaissent  qu'au  mo- 
ment môme  où  le  tonnerre  éclate. 

Ce  sont  en  général  les  aveugles  incomplets  qui  ont  été 
le  plus  défigurés  par  la  maladie  ;  l'opacité  de  la  cornée 
transparente  leur  fait  de  gros  yeux  blancs,  toujours  agi- 
tés, saillants  hors  des  paupières  et  qui  ressemblent  à 
des  billes  de  porcelaine  bleuâtre  ;  quelques-uns  ont  au 
milieu  de  l'iris  une  large  tache  laiteuse  qui  leur  donne 
un  horrible  regard  de  hibou  effaré.  D'autres  ont  l'orbite 
vide  et  les  paupières  toujours  rapprochées;  lorsque 
celles-ci  s'entr'ouvrent  par  suite  d'une  de  ces  contrac- 
tions nerveuses  de  la  face  auxquelles  ils  sont  sujets,  on 
aperçoit  un  filet  d'argent  veiné  de  rose.  Les  amauro- 
tiques  ont  des  yeux  comme  les  nôtres  :  point  de  défor- 


184  LES  JEUNES-AVEUGLES. 

malion  du  globe,  point  de  taie,  point  de  mouvements 
irrégulicrs;  c'est  l'habitude  ordinaire  du  corps  qui  dé- 
nonce leur  cécité;  le  regard  toujours  fixe,  toujours 
perdu,  comme  disent  les  peintres,  est  d'une  indicible 
tristesse.  Leur  œil  est  insensible  à  la  douleur  comme  à 
la  lumière;  j'ai  vu  autrefois  à  l'hôpital  de  la  Charité 
une  jeune  fille  charmante  qui  avait  une  amaurose; 
pour  se  rendre  compte  du  degré  de  paralysie  dont  elle 
était  atteinte,  on  la  soumit  à  une  expérience  qui  parut 
cruelle  et  qui  était  inoffensive.  A  l'aide  d'une  loupe  on 
fit  converger  les  rayons  solaires  précisément  sur  l'iris 
limpide  d'un  de  ses  yeux  :  c'était  de  quoi  allumer  in- 
stantanément de  l'amadou,  elle  ne  s'en  aperçut  même 
pas. 

Tous  ne  sont  pas  des  aveugles-nés;  sur  les  145  élèves 
que  j'ai  vus,  20  seulement  étaient  frappés  de  cécité  con- 
génitale, 55  avaient  perdu  la  vue  aux  premières  heures 
de  la  vie;  ceux-ci,  pour  la  plupart,  ont  été  clos  dans  une 
obscurité  perpétuelle  par  suite  d'un  ophthalmic  puru- 
lente dont  ils  peuvent  faire  remonter  la  cause  à  leurs 
parents  ;  51  se  sont  fermés  à  toute  lumière  entre  l'âge 
de  quinze  jours  et  celui  de  six  ans  ;  22  entre  six  et  dix 
ans  ;  17  enfin  ne  sont  devenus  aveugles  qu'après  l'âge  de 
dix  ans^ 

Nous  avons  dit  que  les  sourds-muets  qui  ont  entendu 
et  parlé  sont  plus  intelligents  que  les  sourds-muets-nés, 
il  en  est  de  même  des  aveugles  :  ceux  qui  ont  vu  gar- 
dent dans  le  souvenir  certaines  notions  qui  les  font  su- 
périeurs à  leurs  camarades  ;  ils  savent  ce  que  c'est  que 
l'espace;  ils  ont  des  idées  presque  justes  sur  la  per- 
spective, ils  se  rappellent  les  couleurs  et  aiment  à  en  par- 

*  La  proportion  est  identique  pour  les  filles  :  sur  75  que  contenait 
l'Institution  en  mars  1873,  U  étaient  aveugles-nées;  22  avaient  été  frap- 
pées de  cécité  aux  premières  heures  de  la  vie;  27  entre  l'âge  de  quinze 
jours  et  celui  de  six  ans;  15  entre  six  et  dix  ans;  4  après  la  dixième 
année. 


LA  CÉCITÉ.  185 

1er.  De  plus  ils  peuvent  par  la  pensée,  aidés  de  la  mé- 
moii  e ,  reconstituer  l'ensemble  d'un  objet  dont  les 
dimensions  dépassent  celles  de  la  main,  ce  qui  est  très- 
difficile  pour  un  aveugle-né.  Celui-ci  a  beau  tâter  le 
tronc  d'un  arbre,  grimper  entre  les  premières  branches, 
les  palper,  passer  ses  doigts  sur  les  feuilles  réunies  en 
bouquets,  il  n'arrivera  jamais  que  très-imparfaitement 
à  se  figurer  l'arbre  entier.  De  même  pour  les  grands 
animaux  :  un  cheval  nu  le  déroute,  il  ne  parvient  guère 
à  en  délimiter  la  forme  que  par  le  harnachement.  Il 
suffit  du  reste  de  regarder  les  aveugles  attentivement 
lorsqu'ils  sont  réunis  pour  reconnaître  presque  à  coup 
sûr  ceux  qui  ont  «  un  point  de  vue  »,  ou  qui  ont  con- 
servé quelque  vague  souvenir  de  la  lumière.  Ils  sont 
moins  affaissés  que  les  autres,  ils  ont  des  gestes  moins 
rudimentaires  ;  ils  portent  la  tête  d'une  façon  plus 
voyante  et  ont  même  parfois  quelque  coquetterie  dans  la 
manière  dont  ils  disposent  leurs  cheveux  ou  le  nœud  de 
leur  cravate. 

Ils  sont  intéressants  à  voir,  lorsqu'ils  se  rassemblent 
dans  la  grande  classe  où  on  leur  fait  des  lectures  ;  ils 
arrivent  marchant  les  uns  derrière  les  autres  en  se  te- 
nant ordinairement  par  l'épaule,  sans  désordre;  avec 
une  sorte  de  clairvoyance  interne  que  produit  l'habi- 
tude, chacun  gagne  son  poste  assigné.  Les  bancs  sont 
disposés  d'une  façon  particulière  ;  toute  place  y  est  di- 
visée par  deux  bras  en  fer,  comme  un  fauteuil  sans 
dossier.  Cette  précaution,  qui  donne  aux  classes  l'aspect 
d'une  série  de  petits  boxes,  est  indispensable  avec  des 
aveugles.  Les  enfants  voyants  se  regardent  et  se  parlent 
des  yeux;  les  aveugles  se  rapprochent  invinciblement 
les  uns  des  autres,  jamais  ils  ne  sont  assez  pressés.  Si 
l'on  n'y  mettait  bon  ordre,  ils  finiraient  par  s'entasser 
tous  sur  le  même  banc,  sans  souci  de  la  gêne  extrême 
qu'ils  pourraient  en  éprouver.  Leur  attitude  seule  pcn- 


186  LES  JEUNES-AVEUGLES. 

dantque  le  professeur  parle  ou  lit,  révèle  leur  infirmité.  La 
tête  est  généralement  penchée  en  avant  et  légèrement  in- 
clinée sur  le  côté,  avec  ce  mouvement  bien  connu  des 
oiseaux  branchés  qui  écoutent  au  loin  un  bruit  anor- 
mal. Ils  tendent  l'oreille,  et,  si  la  voix  qu'ils  entendent 
est  naturellement  harmonieuse,  ils  y  prennent  un  plai- 
sir qui  se  reflète  sur  leur  physionomie  toujours  un  peu 
éteinte.  Quelques-uns  ont  des  mouvements  nerveux  in- 
volontaires qu'ils  ne  parviennent  pas  à  réprimer;  leurs 
yeux,  —  ces  gros  yeux  sans  âme,  —  semblent  doués 
d'une  vie  particulière  et  confuse  qui  se  traduit  par  une 
agitation  permanente  ou  par  des  battements  de  paupières 
incessants.  Ces  malheureux  en  ont-ils  conscience?  Qn 
peut  en  douter. 

Les  nouveaux  venus  se  reconnaissent  promptement  ; 
ils  ont  un  geste,  —  un  tic,  —  qui  est  insupportable  à 
voir.  Constamment  ils  se  foulent  les  yeux  avec  les  mains 
et  parfois  s'enfoncent  les  doigts  si  profondément  dans 
l'orbite  qu'ils  déplacent  le  globe  de  l'œil.  Il  faut  deux 
ans,  trois  ans  de  réprimandes,  de  soins,  pour  les  guérir 
de  cette  manie,  qui  est  une  maladie  réelle.  Lorsqu'on 
les  interroge,  lorsqu'on  leur  dit  :  «  Est-ce  que  vous  souf- 
frez des  yeux?  »  Ils  répondent  invariablement  :  «  Non. 
—  Mais  pourquoi  les  frottez-vous  sans  cesse?  —  Je  ne 
sais  pas  ;  c'est  plus  fort  que  moi.  » 

Dans  le  grand  réfectoire,  —  que  l'on  a  tort  de  ne  pas 
disposer  de  telle  façon  qu'il  soit  possible  de  leur  faire 
une  lecture  pendant  les  repas,  —  ils  s'assoient  à  de  lon- 
gues tables  en  marbre  rouge  et  mangent  silencieuse- 
ment, sans  gloutonnerie.  La  défiance,  qui  est  le  fond 
même  de  leur  caractère,  apparaît  là  dans  toute  son  in- 
tensité :  au-dessous  de  la  table  règne  une  tablette  divisée 
en  compartiments  où  chaque  élève  doit  serrer  son  cou- 
vert et  sa  serviette;  c'est  là  qu'ils  posent  leur  timbale, 
à  l'abri  de  tout  contact,  tant  ils  redoutent  qu'un  voisin 


LA  CECITE,  187 

facétieux  ne  jette  quelque  ordure  dans  la  pâle  abon- 
dance qu'ils  se  versent  eux-mêmes  en  tàtant  avec  le  doigt 
le  niveau  du  liquide  dans  leur  gobelet.  Si  la  timbale 
n'est  pas  cachée,  elle  est  prudemment  abritée  par  leur 
main  ;  en  un  mot,  ils  la  défendent.  Il  en  est  de  même 
pour  leur  pain  :  ils  le  tiennent  ordinairement  sous  le  bras, 
loin  de  tout  contact  étranger.  Ils  sont  fort  dégoûtés  :  si 
le  morceau  de  pain  qu'on  leur  donne  a  été  touché  par 
une  goutte  de  liquide,  si  au  lieu  d'être  coupé  il  a  été 
cassé,  ils  le  refusent,  ils  s'en  méfient;  lorsqu'on  insiste 
et  que  l'on  veut  les  contraindre,  ils  préfèrent  ne  pas 
manger.  Ils  ont  pour  leur  nourriture  une  prudence  toute 
féline,  et  ils  l'étudient  très-attentivement  avant  de  l'ac- 
cepter. 

Après  les  repas,  ils  prennent  leur  récréation  dans  une 
vaste  cour  sablée  et  plantée  d'arbres.  On  pourrait  croire 
que  leur  infirmité  les  réduit  à  se  réunir  en  groupes  et  à 
causer  entre  eux  :  nullement;  les  jeux  les  plus  violents 
sont  les  jeux  qu'ils  préfèrent.  On  joue  au  cheval  fondu, 
aux  quatre  coins,  presque  aussi  lestement  que  si  l'on 
voyait;  on  court,  sans  jamais  se  heurter  aux  arbres^ 
qu'on  sait  éviter  avec  une  sagacité  surprenante  ;  mais 
le  jeu  favori,  c'est  la  bataille,  car  tout  aveugle  est  essen- 
tiellement belliqueux.  On  se  sépare  en  deux  bandes  ad- 
verses, et  en  se  livre  de  grands  combats,  à  la  vive  joie 
des  assistants,  j'allais  dire  des  spectateurs,  qui  écoutent 
de  quel  côté  sera  la  victoire. 

Quelques  enfants  restent  cependant  volontiers  soli- 
taires, dans  un  coin  du  jardin,  à  l'angle  des  murs  qui 
les  protègent,  et  là  ils  se  livrent  à  une  sorte  de  gymnas- 
tique sur  place  qui  rappelle  le  mouvement  rhylhmique 
et  toujours  semblable  des  animaux  encagés.  Ceux-là  sont 
des  nouveaux  qui  apportent  à  l'institution  les  habitudes 
prises  dans  la  maison  maternelle  où,  timides,  environ- 
nés de  nuit,  claquemurés  dans  une  chambre  étroite,  ils 


188  LES  JEUNES-AVEUGLES. 

remplaçaient  l'exercice  par  un  balancement  perpétuel 
promptement  dégénéré  en  manie  nerveuse.  11  faut  du 
temps  et  beaucoup  de  prudence  pour  les  amener  à  se 
débarrasser  de  celte  agitation  musculaire  à  laquelle 
la  volonté  semble  ne  plus  prendre  part  ;  peu  à  peu  ils 
étendent  le  champ  de  leurs  promenades,  le  long  des 
murs  d'abord,  puis  à  travers  les  arbres,  et  enfin  ils  se 
mêlent  sans  réserve  aux  jeux  de  leurs  camarades. 

En  dehors  des  récréations  réglementaires,  après  cha- 
que heure  déclasse,  on  laisse  aux  aveugles  deux  ou  trois 
minutes  pendant  lesquelles  ils  peuvent  remuer  et  bruire 
à  leur  aise.  Ilygiéniquement  et  moralement,  l'immobilité 
est  mauvaise  et  le  silence  leur  est  funeste.  Un  aveugle 
aime  le  bruit  comme  un  voyant  aime  la  lumière  ;  pour 
lui  c'est  l'emblème  de  la  vie  ;  lorsque  le  silence  se  fait 
subitement  autour  d'un  enfant  aveugle,  le  pauvre  petit 
prend  peur  et  se  met  à  pleurer;  la  punition  la  plus  grave 
consiste  à  enfermer  un  élève  récalcitrant  dans  une  cham- 
bre absolument  isolée  de  tout  bruit;  c'est  là  un  supplice 
réel  qu'on  n'applique  que  dans  des  circonstances  excep- 
tionnelles, et  qu'on  ne  prolonge  jamais  au  delà  d'une 
heure.  11  ne  faut  pas  cependant  que  le  bruit  dégénère 
en  tumulte,  car  alors  la  confusion  se  fait  dans  l'oreille 
de  l'aveugle,  qui  ne  sait  plus  rien  distinguer  au  milieu 
des  vibrations  entremêlées,  et  qui  perd  la  tramontane. 
Un  aveugle  parfaitement  apte  à  se  diriger  par  l'ouïe  dans 
les  rues  de  Paris,  suivant  une  route  dont  il  a  l'habitude, 
s'égare  immédiatement  et  parfois  se  retrouve  au  fond 
d'une  cour  ou  d'une  allée,  si  le  hasard  de  son  chemin  le 
fait  tomber  au  milieu  d'un  de  ces  brouhahas  si  fréquents 
dans  une  grande  ville. 

Leur  ouïe,  du  reste,  est  d'une  finesse  exquise  :  ils  en 
ont  fait  l'éducation  avec  un  soin  intéressé  ;  ce  sens  ne 
supplée  qu'imparfaitement  à  celui  qui  leur  manque,  mais 
il  leur  rend  du  moins  des  services  que  bs  voyants  ne 


LA  CÉCITÉ.  189 

soupçonnent  guère;  souvent,  en  entrant  dans  une  cham- 
bre qu'ils  ne  connaissent  pas,  il  leur  suffit  de  tousser 
légèrement  pour  savoir  si  elle  est  habitée,  où  sont  placés 
les  gros  meubles,  où  s'ouvrent  les  fenêtres.  Dans  la  voix 
humaine,  ils  découvrent  des  inflexions,  des  nuances 
multiples  qui  nous  échappent  ;  ils  disent  d'un  homme  : 
il  a  mauvaise  voix,  comme  nous  dirions  :  il  a  un  mau- 
vais regard.  C'est  à  l'ouïe  qu'ils  demandent  ces  impres- 
sions sentimentales  que  nous  recevons  par  la  vue.  Me 
parlant  d'une  femme  qu'il  avait  aimée,  un  aveugle-né 
m'a  dit  ce  mot  charmant:  «  Ah  !  quel  joli  son  elle  avait!  » 

Diderot  a  donné  cours  à  cette  erreur,  que  les  aveugles 
étaient  absolument  dénués  de  pudeur  ^  S'il  avait  pu 
connaître  ceux  qui  vivent  dans  l'Institution  du  boule- 
vard des  Invalides,  il  aurait  promptement  changé  d'opi- 
nion. Il  est  difficile,  en  effet,  d'imaginer  une  pudibon- 
derie pareille  ;  jamais  Diane  au  bain  ne  fut  plus  chaste, 
plus  effarouchée,  plus  soupçonneuse.  Il  faut  les  voir  se 
lever  le  matin  et  sortir  du  lit  avec  mille  précautions 
précieuses,  se  cacher  au  moindre  bruit  et  tendre  l'oreille 
pour  n'être  jamais  pris  au  dépourvu.  C'est  là  probable- 
ment le  fruit  de  l'éducation  austère  et  très-morale  qu'ils 
reçoivent,  mais  c'est  aussi  le  résultat  de  cette  défiance 
qui  ne  les  abandonne  jamais,  même  dans  les  actes  les 
plus  simples  de  la  vie  et  qui  semble  faire  partie  de  leur 
nature.  Ignorant  ce  que  c'est  que  la  vue,  ils  lui  attri- 
buent une  sorte  de  puissance  diabolique;  pour  eux,  c'est 
un  loucher  à  distance,  mais  singulièrement  pénétrant, 
rayonnant  et  perspicace;  ils  la  redoutent  et  ne  savent 
parfois  qu'inventer  pour  s'y  soustraire. 

Dans  leur  salle  de  bains,  qui  est  très-belle,  très-bien 
disposée,  suffisamment  outillée  d'instruments  d'hydro- 
thérapie, et  où  on  les  conduit  très-souvent,  ils  sont 

•  Lettre  sur  les  aveugles,  Londres,  1749. 


190  LES  JEUNES-AVEUGLES. 

visiblement  mal  à  l'aise  et  se  dissimulent  le  mieux  qu'ils 
peuvent  à  des  regards  qu'ils  soupçonnent  et  qui  ne  s'oc- 
cupent guère  d'eux.  On  fait  bien  de  les  baigner  fréquem- 
ment et  de  les  fortifier  par  des  lotions  d'eau  froide  ;  la 
plupart  sont  anémiques,  de  chair  blanche  et  molle  ;  les 
scrofules  déforment  les  garçons,  la  chlorose  affaiblit  les 
filles;  on  agit  sagement  et  humainement  en  réagissant 
contre  cet  état  général  qui  parfois,  et  malgré  tous  les 
soins,  les  conduit  à  la  mélancolie,  à  ce  tœdium  vitœ  où 
périt  toute  vaillance.  Cependant,  quoique  cette  maladie 
soit  commune  chez  les  aveugles,  il  est  sans  exemple 
qu'un  d'eux  ait  essayé  d'y  échapper  par  le  suicide,  comme 
cela  se  voit  si  souvent  chez  les  autres  hommes. 

Non-seulement  les  aveugles  sont  très-pudiques,  mais 
ils  sont  d'une  propreté  remarquable.  Il  est  vrai  que  la 
grande  cause  de  la  saleté  ordinaire  des  écoliers,  l'encre, 
n'existe  pas  pour  eux  à  l'Institution;  néanmoins  il  est 
facile  de  reconnaître  qu'ils  se  soignent  avec  plaisir,  que 
le  contact  de  la  poussière,  de  la  graisse,  que  toute  tache 
perceptible  au  toucher  leur  est  pénible.  Leur  costume  fort 
simple,  —  un  pantalon  de  drap  noir  et  une  blouse  de 
siamoise,  —  n'est  jamais  déchiré,  et,  lorsque  par  hasard 
ils  se  laissent  tomber  pendant  la  récréation,  ils  s'épous- 
settent  partout  et  longtemps  avant  de  reprendre  leurs 
jeux.  Ils  sont  en  outre  extrêmement  ordonnés,  et  cela 
se  comprend,  car  s'ils  ne  retrouvent  pas  immédiatement 
les  objets  sous  la  main  à  une  place  déterminée,  ils  sont 
déroutés  et  ne  savent  que  devenir.  La  plus  mauvaise 
plaisanterie  que  l'on  pourrait  faire  à  un  écolier  aveugle 
serait  de  bouleverser  son  pupitre. 

Ces  bonnes  qualités  ont  leur  contre-poids;  l'homme 
n'est  point  parfait,  même  à  l'Institution  des  jeunes-aveu- 
gles. Comme  les  sourds-muets,  ceux-ci  ont  un  insuppor- 
table orgueil  ;  on  dirait  que  leur  infirmité  leur  constitue 
une  supériorité  dont  ils  sont  fiers,  et  peut-être  pensent- 


LA  CÉCITÉ.  lai 

ils  sincèrement  qu'il  faut  un  génie  particulier  pour  réus- 
sir à  percer  les  ténèbres  dont  ils  sont  enveloppés  et  pour 
parvenir  à  s'assimiler  quelquesnotions  des  choses  de  ce  bas 
monde  ;  on  doit  aussi  reconnaître,  dans  ce  défaut,  l'effet 
d'une  réaction  naturelle  contre  la  commisération  dont 
ils  sont  l'objet;  ils  s'irritent  du  sentiment  de  pitié  qu'ils 
inspirent,  et  exagèrent  parfois  la  résistance  jusqu'à  sou- 
tenir qu'ils  sont  heureux  sans  réserve  et  qu'ils  ne  regret- 
tent rien.  Pour  quelques-uns  d'entre  eux,  cette  vanité  se 
double  d'entêtement;  souvent  lorsqu'un  aveugle  s'est 
chaussé  une  idée  dans  le  cerveau,  si  sotte,  si  imprati- 
cable qu'elle  soit,  il  n'en  démordra  jamais.  Je  m'étonnais 
de  ces  dispositions  d'esprit  chez  des  enfants  qui,  dans 
presque  toutes  les  circonstances  de  la  vie,  ont  besoin 
d'une  aide  extérieure  ;  un  homme  qui  les  connaît  bien 
me  répondit:  «Cela  est  naturel,  ils  ne  peuvent  changer 
de  manière  de  voir.  »  -:—  Le  mot  est  spirituel,  mais  il 
est  surtout  profond. 

La  maison  est  admirablement  chauffée  ;  on  est  parvenu 
à  y  entretenir  une  température  tiède  et  toujours  égale. 
Cela  est  indispensable  pour  des  aveugles  :  s'ils  ont  froid 
aux  mains,  ils  n'y  voient  plus;  en  effet,  ce  sont  leurs 
doigts  qui  sont  leurs  yeux.  Quelques-uns  sont  arrivés  à 
posséder  un  tact  d'une  délicatesse  extraordinaire.  Nous 
avons  tous  remarqué,  du  reste,  que  dans  l'obscurité  le 
sens  du  toucher  est  plus  développé  que  pendant  le  jour, 
comme  si  la  nature  elle-même  venait  à  notre  secours 
par  une  sorte  d'ingénieuse  substitution  ;  chez  les  aveu- 
gles, cette  interveision  prend  parfois  les  proportions 
d'un  phénomène.  Ils  jouent  facilement  aux  dominos,  aux 
cartes,  aux  dames,  un  signe  saillant  à  peine  perceptible 
pour  nous  leur  permet  de  s'y  reconnaître  à  coup  sûr. 
On  a  dit  que  quelques-uns  étaient  assez  habiles  pour 
pouvoir  distinguer  la  couleur  de  différents  écheveaux  de 
laine  en  y  passant  la  main  :  le  fait  n'est  pas  impossible, 


192  LES  JEUiNES-AVEUGLES. 

car  chaque  nuance  modifie  le  tissu  d'une  façon  appré- 
ciable ;  mais  je  n'ai  point  été  témoin  d'une  telle  expé- 
rience. Je  sais  seulement  qu'il  suffit  à  un  aveugle  de 
palper  du  doigt  une  montre  ordinaire  pour  indiquer 
immédiatement  l'heure  et  de  poser  la  main  sur  le  bras 
d'un  de  ses  camarades  pour  le  désigner  par  son  nom. 
C'est  là  le  toucher  spécial  qui  est  exercé  avec  un  soin  per- 
sistant à  l'Institution  ;  on  le  régularise,  on  le  dirige  en 
vertu  de  théories  qui  sont  le  résultat  d'une  longue  expé- 
rience, et  l'on  parvient  à  de  véritables  tours  de  force; 
mais  il  y  a  aussi  ce  qu'on  peut  appeler  le  toucher  géné- 
ral, qui,  pour  les  objets  placés  à  distance,  correspond 
très-exactement  à  la  vue  :  sous  ce  rapport,  il  existe 
parmi  les  aveugles  des  myopes  et  des  presbytes  comme 
parmi  les  voyants. 

Souvent  dans  les  couloirs  de  l'Institution,  apercevant 
un  élève  qui  venait  vers  moi,  je  me  suis  arrêté  immobile, 
afin  d'éviter  de  le  prévenir  de  ma  présence  par  le  bruit 
de  mes  pas.  L'enfant  marchait  droit  démon  côté  ;  arrivé 
à  cinq  ou  six  pas,  il  ralentissait  sa  marche,  levait  la 
tête  comme  pour  chercher  une  impression  plus  accen- 
tuée, faisait  encore  un  pas  ou  deux  avec  précaution,  puis 
tout  à  coup,  prenant  son  parti,  obliquait  vers  sa  droite 
et  passait  rapidement  près  de  moi,  en  ayant  soin  de  me 
frôler  légèrement  pour  tâcher  de  reconnaître  qui  je  pou- 
vais être.  La  résistance  plus  ou  moins  vive  de  l'air  am- 
biant est  l'indication  de  l'obstacle,  mais  cet  obstacle 
est  d'autant  mieux  perçu  qu'il  est  plus  élevé  ;  il  est 
presque  sans  exemple  qu'un  aveugle  se  soit  heurté  con- 
tre un  objet  qui  dépasse  sa  tête  ou  qui  seulement  est 
situé  à  la  hauteur  de  ses  mains,  tandis  qu'il  butera  con- 
tre un  banc,  contre  une  table,  placés  au  niveau  des  ge- 
noux ou  des  hanches. 

Ou  peut  faire  cette  expérience  :  un  enfant  vient  d'être 
admis  à  l'Institution  ;  on  le  place  sur  le  boulevard,  le 


riNSTITl'TION.  105 

dos  tourné  à  la  porte  d'entrée,  et  on  lui  dit  :  Va  droit 
devant  toi  ;  il  traverse  un  trottoir,  la  chaussée ,  un 
second  trottoir,  se  trouble,  étend  la  main,  s'arrête  : 
il  est  à  un  mètre  du  mur  du  couvent  des  Oiseaux.  Un 
aveugle  va  seul  dans  Paris,  il  y  fait  une  longue  course, 
et  ne  se  trompe  jamais  de  chemin.  A  quoi  distingue-t-il 
si  bien  sa  route?  Au  nombre  de  rues  transversales  devant 
lesquelles  il  doit  passer  et  qui  poussent  vers  lui  une 
nappe  d'air  qu'il  sait  parfaitement  reconnaître.  A  l'aide 
de  l'aéiographie,  il  reconstruit,  à  ne  pas  s'y  tromper,  la 
topographie  de  la  ville. 


m.    —    L'INSTITUTION. 

Le  règlement.  —  La  nn''inoire.  —  Les  dictées.  —  Sténographie.  —  Les 
compositions.  —  .N'jne  langue  n'est  pas  laite  pour  eux.  —  «  Écouter 
le  soleil.  »  —  Goût  des  voya^^es.  —  Gustave  Lambert.  —  Bonnes  qua- 
lités morales.  —  Les  filles  aveugles.  —  Amour  pour  la  maison.  — 
C'est  une  patrie.  —  Révélation  de  l'infirmité.  —  Une  évasion.  — 
Enseignement  professionnel.  —  Les  ateliers.  —  Imprimerie.  —  Les 
oiseaux.  —  Les  filets.  —  Le  professeur.  — La  musique.  —  Les  logettes. 

—  École  d'organistes.  — École  d'accordeurs.  —  \irtuose.  —  Concerts 
publics.  —  Prix  au  l'onservatoire.  —  Ce  que  pourrait  être  l'institution. 

—  Ce  que  deviennent   les  jeunes  aveugles.  —  Budget.  —  Desideratum. 

—  Vieille    bouquiiieiie    à    remiilacer.   —  Société   de   placement.    — 
Action  trèb-lar  e  de  l'institution.  —  3,000  jeunes  aveugles,  400  places. 

—  Pour  l'aveugle,  Tinstruction  est  le  premier  des  bienfaits. 

L'institution  a  la  régularité  d'un  collège  :  on  s'y  lève 
à  cinq  heures  et  demie,  on  s'y  couche  à  neul  ;  le  temps 
est  divisé  entre  les  classes,  les  récréations,  l'étude  de 
la  musique  ou  l'apprentissage  d'un  métier.  On  y  est 
reçu  de  dix  à  quatorze  ans  ;  plus  tôt,  l'enfant  est  trop 
jeune  ;  plus  tard,  il  est  trop  vieux  :  ses  habitudes  prises 
le  rendent  rebelle  à  l'enseignement.  L'enfant  ne  f.iitpas 
grand'chose  au  début;  on  lui  met  aux  mains  la  plan- 
chette de  zinc,  la  grille,  le  poinçon,  du  papier  :  c'est 
une  façon  de  lui  «  ouvrir  les  yeux  »,  de  le   laisser 

15 


194  LES  JEUxNES-AVEUGLES. 

apprendre  à  se  servir  de  ces  précieux  instruments  avant 
de  s'adresser  à  sa  mémoire  et  à  son  intelligence. 

Dans  cette  méthode  d'instruction  absolument  excep- 
tionnelle, la  mémoire  doit  naturellement  jouer  le  prin- 
cipal rôle,  puisque  ces  pauvres  enfants  ne  peuvent  guère 
retenir  que  ce  qu'on  leur  dit  et  que  le  nombre  de  livres 
imprimés  à  leur  usage  est  singulièrement  restreinte 
Pour  les  mathématiques  par  exemple,  tout  est  expliqué 
de  vive  voix,  commenté,  répété  pendant  de  longs  jours 
avant  qu'on  mette  à  leur  disposition  une  table  à  calculer 
ou  qu'ils  soient  parvenus  à  résoudre  le  problème  sur  le 
papier. 

On  leur  enseigne  en  même  temps  l'orthographe  et  la 
grammaire  ;  le  professeur  aveugle ,  promenant  ses 
doigts  sur  les  feuillets  du  gros  registre  poinçonné  qui 
lui  sert  de  livre,  lit  une  phrase  ;  il  la  uaI  épeler  lettre 
à  lettre  par  l'élève,  puis  il  passe  à  l'analyse  gramma- 
ticale, qui  est  détaillée  mot  à  mot  ;  le  lendemain,  il  fait 
répéter  la  leçon  de  la  veille.  C'est  bien  long  ;  nul  point 
de  repère  que  le  souvenir  ;  aussi  il  faut  six  années 
d'études  suivies  pour  acquérir  les  notions  de  l'ensei- 
gnement primaire.  La  mémoire  de  quelques-uns  de  ces 
enfants  est  prodigieuse,  et  parfois  il  leur  suffit  d'avoir 
entendu  un  acte  de  Racine  ou  de  Corneille  pour  ne  le 
jamais  oublier. 

Le  premier  défrichement  se  fait  assez  vite  :  en  trois 
ou  quatre  mois  un  enfant  d'une  intelligence  moyenne 
sait  lire  et  écrire.  Dès  qu'ils  sont  un  peu  grands  et  qu'ils 
ont  franchi  les  étapes  élémentaires,  on  leur  fait  écrire 
beaucoup  de  dictées,  qui  restent  pour  eux  des  volumes 
qu'ils  peuvent  relire.  Je  les  ai  vus,  la  tablette  au  genou, 

'  Au  15  mars  18"ô,  l'Institution  possédait,  en  livres  ponctués  à  l'usage 
exclusif  des  aveugles,  51  ouvrages  de  religion,  de  morale,  de  littérature, 
de  gramiiKiire  et  d'histoire,  W  ouvrages  ou  recueils  de  musique.  Ce 
n'est  pas  la  ilixiéme  partie  de  ce  qui  serait  slricteraent  nécessaire  à 
l'enseignement.  \oir  Pièces  juslificalives,  i. 


L'INSTITUTION.  195 

piquant  les  signes  conventionnels  avec  une  grande  régu- 
larité, silencieux,  très- attentifs  et  ayant  vraiment  l'air 
de  faire  effort  pour  déchirer  la  nuit  qui  les  enveloppe. 
Ils  lisent  sans  ânonner,  lestement,  l'extrémité  des  doigts 
sur  les  points  saillants  et  aussi  rapidement  qu'un  voyant 
qui  lirait  à  haute  voix.  Ils  ont  d'eux-mêmes  abrégé  leur 
écriture  ;  à  moins  qu'ils  ne  fassent  un  devoir  de  gram- 
maire, ils  négligent  l'orthographe,  qui  n'est  utile  que 
pour  les  yeux,  et  ils  se  servent  d'une  sorte  de  sténographie 
exclusivement  phonétique  :  ils  ne  reproduisent  que  le 
son.  Ainsi,  au  lieu  d'écrire  lentement  et  en  détail  :  fai 
bu  de  l'eau,  —  ce  qui  exige  27  coups  de  poinçon,  —  ils 
écrivent  en  17  points  :  j  bu  cllo.  Ils  vont  ainsi  beaucoup 
plus  vite  et  avec  une  sûreté  égale,  car  le  système  gra- 
phique de  Louis  Braille,  qui  actuellement  est  adopté 
dans  le  monde  entier,  excepté  par  l'Allemagne  du  Xord, 
a  cela  d'admirable  qu'il  se  prête  à  toutes  les  abréviations 
possibles  et  qu'il  correspond  à  la  fois  aux  besoins  de  la 
vue,  de  l'ouïe  et  du  toucher. 

Lorsque  les  enfants  parviennent  à  la  seizième  année 
et  que  déjà  ils  ont  des  notions  sérieuses  de  grammaire, 
de  littérature,  de  géographie  et  d'histoire,  on  les  laisse 
très  habilement  livrés  à  eux-mêmes  pour  le  choix  des 
compositions  qu'ils  ont  à  faire.  Au  lieu  de  leur  donner 
une  matière  à  amplifier,  discours  ou  narration,  on  leur 
dit  à  peu  çrès  :  Faites  ce  que  vous  voudrez.  C'est  un 
moyen  excellent  de  leur  permettre  de  développer  eux- 
mêmes  leurs  facultés  dominantes  et  de  lire  plus  facile- 
ment dans  ces  âmes  qui  semblent  toujours  redouter 
d'être  pénétrées.  Le  devoir  est  généralement  indiqué  de 
cette  façon  vague  :  une  lettre  à  écrire.  Quelques-uns 
choisissent  un  sujet  de  morale,  mais  alors  ce  n'est 
guère  qu'une  réminiscence  des  sermons  entendus  à  la 
chapelle  ou  des  lectures  écoutées  à  la  classe.  D'autres 
racontent  des  aventures  de  voyage,  des  naufrages,  des 


196  LES  JEUNES-AVEUGLES. 

excursions  à  la  campagne.  Ces  compositions  fourmillent 
de  lieux  communs  et  de  phrases  toutes  faites,  mais  elles 
donnent  la  clef  des  rêveries  qui  les  occupent. 

Ils  voudraient  parcourir  ce  monde  qu'ils  ne  connaî- 
tront jamais;  c'est  le  voyage  qui  les  sollicite.  Ils  font  des 
descriptions  de  paysages  et  s'efforcent  d'y  rendre  des 
sensations  qu'ils  n'ont  pu  éprouver.  Ils  parlent  des 
claires  fontaines,  de  l'azur  du  ciel,  ils  tâchent  en  un 
mot  de  parler  comme  des  voyants,  mais  leur  infirmité 
est  plus  forte  qu'eux,  et  les  ramène  promptement  à  la 
réalité  ;  alors  il  n'est  plus  question  que  du  murmure  de 
la  brise,  du  chant  des  oiseaux,  de  la  voix  du  vent  à  tra- 
vers les  arbres,  de  la  plainte  des  vagues,  du  bêlement 
des  troupeaux.  C'est  qu'en  effet  notre  langue  n'est  pas 
faite  pour  eux,  elle  ne  traduit  qu'approximativement 
leurs  sensations;  ils  se  l'approprient,  il  est  vrai,  jusqu'à 
employer  les  termes  dont  nous  nous  servons,  mais  dans 
une  tout  autre  acception.  —  Si  dans  un  corridor  deux 
élèves  se  heurtent  par  maladresse,  l'un  dira  infaillible- 
ment à  l'autre  :  Es-tu  donc  aveugle?  —  Cela  signifie:  Ne 
m'as-tu  pas  entendu  ou  senti  venir  ?  Si  les  aveugles  in- 
ventaient un  langage,  il  ne  serait  guère  semblable  au 
nôtre,  qui  emprunte  les  trois  quarts  des  vocables  au 
phénomène  de  la  vision.  «  Que  fais-tu  là  ?  »  demandai- 
je  à  un  enfant  d'une  dizaine  d'années  qui  tenait  ses  yeux 
fixement  tournés  vers  le  ciel;  il  me  répondit  :  «  J'écoute 
le  soleil,  »  comme  si  la  lumière  et  la  chaleur  avaient  un 
bruissement  perceptible  pour  lui.  Cela  leur  fait  un  voca- 
bulaire étrange  et  parfois  aride.  Us  pensent  ouïe  et 
toucher,  ils  parlent  vue.  Les  rapports  de  similitude  qui 
existent  entre  ces  trois  sens  sont  inexacts,  douteux,  déce- 
vants, et  doivent  bien  souvent  jeter  quelque  confusion 
dans  leur  esprit. 

Le  besoin  d'échapper  au  milieu  obscur  dans  lequel 
ils  vivent,  apparaît  surtout  lorsqu'on  leur  fait  des  lec- 


L'INSTITUTION.  197 

tures;  après  l'audition  de  la  musique,  c'est  là  leur  plus 
vil  et  plus  pénétrant  plaisir.  Lorsqu'on  leur  lit  quelque 
ouvrage  de  morale ,  d'histoire  ou  d'imagination  ,  ils 
sont  très-attentifs  et  visiblement  satisfaits  ;  mais  lorsque 
c'est  un  récit  de  voyage,  ils  ne  se  tiennent  pas  de  joie,  ils 
sont  tout  oreille  comme  on  dit.  Semblables  aux  petits  en- 
fants auxquels  on  fait  un  conte,  ils  diraient  volontiers  : 
encore!  lorsque  déjà  l'aventure  est  finie.  Ils  ont  donné 
une  preuve  touchante  de  ce  goût  dans  une  circonstance 
qu'il  est  bon  de  rappeler.  Ils  s'étaient  beaucoup  préoc- 
cupés de  Gustave  Lambert  et  de  son  projet  de  tenter  une 
nouvelle  route  vers  le  pôle  nord  pour  découvrir  la  mer 
libre.  Afin  de  leur  donner  une  idée  approximative  des 
difficultés  et  des  périls  de  toute  sorte  qui  attendaient  le 
futur  navigateur,  on  leur  lut  le  Voyage  du  capitaine  Nat- 
teras; leur  enthousiasme  fut  exalté  au  plus  haut  point, 
et  ces  enfants,  pauvres  pour  la  plupart,  fort  dénués, 
réunirent  une  somme  relativement  considérable  pour 
cette  souscription,  qui  ne  fut  jamais  couverte,  quoiqu'il 
ne  s'agît  que  d'une  misérable  somme  de  600,000  francs. 
Lorsque  plus  tard  ils  apprirent  la  mort  de  Gustave  Lam- 
bert qui  se  fit  tuer  à  Montretout  sans  bénéfice  pour  la 
cause  qu'il  délendait  et  au  grand  préjudice  de  l'entre- 
prise qu'il  avait  projetée,  ils  furent  tristes;  ils  en  parlè- 
rent avec  regret;  pas  un  ne  dit  :  Et  notre  argent?  — 
Tous  dirent  :  Et  son  voyage? 

En  dehors  de  leur  infirmité  qui  les  diminue  et  pèsera 
sur  leur  existence  entière,  ces  enfants  sont  intéressants; 
ils  sont  assez  dociles,  curieux  de  s'instruire,  fort  doux 
en  général,  d'une  extrême  bonne  foi  dans  leurs  rela- 
tions. Les  disputes,  les  batailles,  si  fréquentes  chez  les 
collégiens,  incessantes  chez  les  sourds-muets,  sont  très- 
rares  entre  eux.  Les  plus  calmes  sont  les  amaurotiques  ; 
on  dirait,  à  les  étudier,  que  la  paralysie  dont  le  nerf 
optique  est  frappé  exerce  une  action  un  peu  stupéfiante 


19S  LES  JEUNES-AVEUGLES. 

sur  le  cerveau  ;  ceux-là  semblent  plus  rêveurs  que  les 
autres,  ils  ne  sont  peut-être  que  plus  engourdis.  Con- 
trairement à  ce  que  l'on  remarque  chez  les  enfants  or- 
dinaires, les  petites  filles  aveugles  sont  bien  moins 
éveillées  que  les  garçons  ;  en  classe,  à  l'atelier,  pendant 
les  récréations,  elles  sont  languissantes,  taciturnes; 
elles  n'ont  que  des  jeux  silencieux,  et  c'est  à  peine  si 
elles  parlent.  Gela  s'explique.  La  femme  est  avant  tout 
une  créature  d'impression  :  or  c'est  la  vue  qui  nous 
donne  des  impressions  multiples ,  incessantes  ;  une 
femme  aveugle  est  littéralement  privée  de  son  aliment 
intellectuel  favori  ;  elle  manque  de  ce  qui  renouvelle 
sa  vie  nerveuse,  son  existence  particulière  :  l'impres- 
sion reçue  et  l'impression  produite.  Aussi  ces  petites 
aveugles  sont  lamentables  à  voir  :  tristes,  pâles,  retom- 
bées en  elles-mêmes  où  elles  ne  trouvent  pas  ce  qu'elles 
cherchent,  elles  ressemblent  à  des  âmes  en  peine  décou- 
ragées. 

Les  filles  et  les  garçons  se  réunissent  du  reste  dans 
un  sentiment  commun  :  tous  les  élèves  de  l'Institution 
des  Jeunes-Aveugles  adorent  la  maison  qui  les  abrite. 
C'est  une  patrie,  une  sorte  de  pays  que  l'on  a  fait  exprès 
pour  eux.  Ils  savent  que  là  nul  danger,  nul  accident  ne 
peut  les  atteindre,  que  tout  a  été  prévu  pour  neutraliser 
leur  infirmité.  Ils  ne  s'en  éloignent  qu'avec  peine  ;  les 
sorties  du  dimanche  sont  peu  suivies;  le  jeudi  on  a 
renoncé  à  les  conduire  en  promenade  :  ils  aiment  bien 
mieux  la  longue  récréation  dans  leur  préau  dont  ils  sa- 
vent les  limites  et  où  chaque  arbre  est  une  vieille  con- 
naissance. 

Lorsqu'ils  sont  dehors,  même  dans  leur  famille,  ils 
sont  mal  à  l'aise,  inquiets,  sans  sécurité  ;  le  péril  est 
I)artout,  on  ne  sait  par  où  il  peut  venir.  Et  puis,  pen- 
dant longtemps,  ils  se  sont  crus  semblables  aux  autres 
hommes;  comment  auraient-ils  pu  imaginer  un  sens 


L'INSTITUTION.  199 

qu'ils  n'ont  pas,  ceux  qui  sont  sortis  des  ténèbres  de  laj 
gestation  pour  entrer  dans  les  ténèbres  de  la  vie?  Le  jour  i 
où  ils  ont  eu  la  révélation  douloureuse,  où  ils  se  sont 
convaincus  par  une  expérience  personnelle,  qu'on  pou- 
vait se  rendre  compte  de  leurs  gestes  muets  sans  les 
toucher,  ils  ont  conçu  l'idée  qu'ils  sont  des  êtres  excep- 
tionnels, et  depuis  lors  ils  s'imaginent  que  chacun  les 
regarde,  qu'on  se  moque  de  leurs  allures,  qu'on  rit  de 
leur  infirmité.  Celte  pensée,  qui  est  très-intense  chez 
les  aveugles  et  qu'il  est  bien  difficile  de  modifier,  leur 
rend  le  contact  du  monde  insupportable.  Dans  leur  In- 
stitution, ils  sont  entre  eux,  entre  compatriotes,  comme 
ils  disent  parfois  en  plaisantant;  ils  la  quittent  avec  ap- 
préhension, ils  y  reviennent  avec  joie,  et  les  plus  heu- 
reux sont  ceux  qui,  leurs  études  terminées,  peuvent  y 
rester  comme  professeurs. 

Les  natures  récalcitrantes  et  rebelles  sont  extraordi- 
-nairement  rares  ;  il  s'en  rencontre  cependant ,  et  en 
1875  l'Institution  a  été  mise  en  émoi  par  suite  d'une 
petite  aventure  à  laquelle  elle  n'est  point  accoutumée. 
Ln  aveugle  d'une  douzaine  d'années,  venu  de  l'hospice 
des  Enfants  assistés ,  avait  pris  la  maison  en  déjdai- 
sance,  rêvait  de  liberté  et  cherchait  partout  la  clef  des 
champs.  Il  sut  grimper  sur  le  toit  d'une  gloriette,  atta- 
cher une  corde  au  chaperon  du  mur  d'enceinte  et  se 
laisser  glisser  sans  accident  sur  le  trottoir  de  la  rue 
Duroc  :  —  une  véritable  évasion  de  prisonnier  d'État.  — 
Ce  jeune  drôle  avait  peur  des  brigands,  et  à  l'aide  d'une 
corde  à  violon,  d'un  demi-cerceau  et  de  quelques  ba- 
guettes, il  s'était  fabriqué  un  arc  et  des  flèches  pour 
pouvoir  repousser  les  attaques  à  main  armée  qu'il  re- 
doutait. Une  fois  dans  Paris ,  il  s'y  promena  ;  mais 
l'éveil  avait  été  donné  à  la  préfecture  de  police,  et  six 
'heures  après  l'instant  de  sa  fuite,  il  était  arrêté  par 
■des  gardiens  de  la  paix,  conduit  au  poste,  installé  près 


'iOO  LES  JEU.>ES-AVEliGLES. 

du  poêle,  et  par  ordre  supérieur  réintégré  à  l'Insti- 
tution. 

L'Institution  n'a  pas  seulement  pour  but  de  donner 
aux  aveugles  une  instruction  quelconque  :  elle  doit  aussi 
les  mettre  à  même  d'exercer  un  métier  qui  les  fasse  vi- 
vre ;  il  faut  avouer  que  cela  n'est  pas  aisé,  car,  s'il  est 
relativement  facile  de  découvrir  un  état  convenable 
pour  un  sourd-muet  pourvu  de  deux  bons  yeux ,  on  se 
trouve  singulièrement  empècbé  en  présence  d'un  homme 
qui  vit  dans  la  nuit.  Aussi  le  nombre  des  métiers  qu'on 
leur  enseigne  se  trouve  nécessairement  limité  à  quel- 
ques occupations  où  le  toucher  peut,  jusqu'à  un  certain 
point,  suppléer  à  la  vue.  Cet  enseignement  professionnel 
est  très-lent,  très-fastidieux,  et  doit  fatiguer  ceux  qui  le 
pratiquent.  Il  faut  que  l'enfant  soit  parvenu  à  retenir 
dans  sa  mémoire  les  différentes  combinaisons  des  gestes 
qu'il  doit  faire  avant  d'essayer  de  les  appliquer.  Il  y  a 
là  des  jeunes  aveugles  qui  empaillent  les  chaises  ou  qui 
tressent  les  bandes  de  rotin  pour  former  le  siège  ;  il  y  a 
des  tourneurs  qui  sont  adroits  et  suivent  avec  le  pouce 
de  la  main  gauche  toutes  les  formes  que  le  ciseau  doit 
donner  à  la  pièce  de  bois  mise  en  mouvement  par  le 
tour;  quelques-uns  déploient  une  véritable  adresse  et 
font  de  menus  objets,  flambeaux  et  bougeoirs,  qui  sont 
d'une  exécution  irréprochable. 

Ce  sont  les  aveugles  qui  impriment  les  livres  pointés 
spécialement  réservés  à  leur  usage  ;  ils  composent  rapi- 
dement sur  un  composteur  coupé  de  lignes  à  jour  où  le 
caractère  s'engage  en  partie  ;  la  main  ne  se  trompe  point 
de  case  lorsqu'elle  saisit  les  lettres  dans  la  casse  ;  elle 
passe  légèrement  sur  le  cadre  de  chaque  compartiment 
et  cela  lui  suffit  pour  ne  pas  commettre  d'erreur.  La 
correction  des  épreuves  exige  deu\  personnes  :  l'une 
palpe  la  copie  et  lit  à  haute  voix,  l'autre  tàte  la  forme 
d'imprimerie  et  répète  la  ligne  déjà  lue.  La  presse  à  bras 


L'INSTITUTION.  201 

est  manœuvrée  par  un  aveugle,  mais  le  papier  est  placé 
sur  la  frisquette,  il  en  est  retiré  et  mis  au  séchoir  par 
des  enfants  voyants  dont  les  yeuv,  au  milieu  des  regards 
éteints  que  l'on  aperçoit,  brillent  comme  des  escarbou- 
cles.  C'est  une  grande  joie  pour  les  élèves  de  l'institu- 
tion de  pouvoir  venir  dans  l'imprimerie,  car  des  cages 
suspendues  le  long  de  la  muraille  contiennent  quelques 
serins  et  deux  ou  trois  chardonnerets.  Ils  sont  passionnés 
pour  les  oiseaux  chanteurs,  ils  les  soignent  avec  amour, 
c'est  à  qui  leur  apportera  quelque  mie  de  pain  ou  un 
peu  de  sucre.  Si  l'on  tolérait  un  rossignol  dans  une 
classe,  le  professeur  aurait  beau  parler,  nul  ne  l'écoute- 
rait  plus. 

Un  métier  assez  suivi  est  celui  de  filetier,  qui  cepen- 
dant exige  parfois  des  combinaisons  multiples  et  très- 
compliquées.  Il  ne  s'agit  pas  effet  de  produire  simple- 
ment ces  filets  à  mailles  toujours  semblables  qui  servent 
à  faire  des  pêchettes  ou  dans  lesquels  les  collégiens 
mettent  du  pain  et  des  cerises  lorsqu'on  les  conduit  aux 
bains  froids  ;  il  faut  pouvoir  agencer  tous  les  filets  pos- 
sibles, l'épervier  qu'on  jette  en  rivière,  le  panneau  dont 
on  entoure  les  enceintes  à  lapins  pendant  les  battues, 
l'énorme  filet  qu'on  tend  sous  la  corde  roide  ou  le  tra- 
pèze des  gymnastes,  le  fichu  de  laine,  la  capeline  dont 
les  femmes  s'enveloppent  au  sortir  du  bal,  les  appuie- 
tête  dont  la  petite  bourgeoisie  garantit  économiquement 
le  dossier  de  ses  fauteuils.  On  n'en  finirait  pas  si  l'on 
voulait  énumérer  tout  ce  que  l'on  peut  faire  avec  un 
bout  de  ficelle,  une  navette  et  un  moule.  Le  professeur 
de  filet  a  été  élevé  à  l'Institution;  c'est  un  aveugle  défi- 
guré en  outre  par  un  de  ces  nœvi  materni,  qu'on  appelle 
communément  une  tache  de  vin,  qui  lui  couvre  et  lui 
tuméfie  une  partie  du  visage  ;  habile  homme  en  son  art 
et  fort  expert,  il  a  fondé  une  importante  maison  de 
commerce,  qu'il  dirige  à  la  grande  satisfaction  de  ses 


'202  LES  JEUNES-AYEUGLES. 

associés.  Si  enchevêtré  que  soit  un  dessin,  il  lui  suffit 
de  passer  la  main  dessus  pour  découvrir  la  maille  trop 
lâche  ou  trop  serrée.  Il  est  ingénieux,  entreprenant,  et 
il  rendit  un  grand  service  aux  Parisiens  pendant  la  pé- 
riode d'investissement,  car  il  fabriqua  les  filets  à  l'aide 
desquels  on  put  pêcher  les  poissons  dans  la  Seine. 

C'est  un  peu  à  contre-cœur  que  l'Institution  donne  ce 
genre  d'enseignement  professionnel  ^  et  elle  n'y  soumet 
ses  élèves  qu'après  s'être  assurée  par  des  épreuves  réi- 
térées qu'ils  sont  réfraclaires  à  toute  faculté  musicale. 
Lorsque  Valentin  Ilaûy  fit  apprendre  la  musique  aux 
premiers  aveugles  qu'il  recueillit,  il  croyait  ne  mettre  à 
leur  disposition  qu'un  art  d'agrément  et  il  ne  se  doutait 
pas  que  ce  serait  leur  gagne-pain  le  plus  sérieux.  L'en- 
seignement musical  prit  des  proportions  considérables 
en  1815,  quand  les  jeunes  aveugles  furent  distraits  des 
Quinze -Vingts  ;  l'Institution  était  alors  dirigée  par  un 
médecin,  le  docteur  Guillié,  qui  reconnut  promptement 
que  ses  élèves  avaient  pour  la  plupart  une  sorte  d'ins- 
tinct musical  qu'il  était  possible  de  développer  et  de 
faire  fructifier.  Dès  lors  il  se  consacra  très-ardemment 
à  cette  tâche,  dans  laquelle  il  fut  généreusement  aidé  à 
titre  courtois  par  des  artistes  éminents,  tels  que  Duport, 
Dacosta,  Ilabeneck.  Les  résultats  obtenus  furent  excel- 
lents, et  depuis  cette  époque  ce  genre  d'instruction  s'est 
élevé  de  jour  en  jour  jusqu'à  constituer  une  école  de 
premier  ordre. 

L'enfant,  après  avoir  été  initié  au  solfège,  choisit  l'in- 
strument pour  lequel  il  se  sent  le  plus  d'aptitude;  il  ap- 
prend à  l'aide  du  toucher  les  notes  pointées  en  relief, 
puis  il  les  joue  sous  la  direction  d'un  professeur,  pres- 
que toujours  aveugle,  qui  rectifie  les  mouvements,  donne 

'  On  a  calculé  qu'un  aveugle  ouvrier  filetier  ga^ne,  par  journée  de 
douze  heures,  1  fr.  50  cent,  ou  2  francs;  un  rerapaiUeur-canneur  de 
chaises,  un  tourneur,  3  ou  4  francs. 


L'INSTITUTION.  203 

des  conseils  et  enseigne  le  parti  qu'on  peut  tirer  d'un 
outil  musical.  Tout  un  corps  de  bâtiment,  coupé  de  trois 
étages,  est  réservé  à  ces  études  spéciales  :  au  premier 
l'orgue,  au  second  les  instruments  d'orchestre,  au  troi- 
sième le  piano.  De  longs  couloirs,  divisés  en  cliam- 
breltes,  isolées  les  unes  des  autres  par  des  murailles  en 
briques  creuses,  forment  cette  classe  bruyante  ;  l'enfant 
est  clos  dans  sa  logette  et  étudie  seul.  Pour  les  morceaux 
d'ensemble,  chacun  apprend  sa  partie,  puis  tous  les 
exécutants  se  réunissent  dans  une  vaste  salle  consacrée 
aux  exercices  publics  et  répètent  sous  la  direction  d'un 
chef  d'orchestre.  Celui-ci  ne  bat  pas  la  mesure,  il  la 
frappe  à  l'aide  de  deux  spatules  concaves,  dont  la  partie 
supérieure  produit  par  le  choc  contre  la  main  un  bruit 
sec  parfaitement  perceptible. 

La  musique  qu'on  leur  enseigne  est  sérieuse  et  sa- 
vante :  Gluck,  Beethoven,  Weber,  sont  les  auteurs  de 
prédilection.  Il  faut  du  temps  pour  qu'ils  puissent  jouer 
irréprochablement  une  symphonie  complète  :  —  trois 
mois;  mais  ils  ne  consacrent  qu'une  heure  cinq  fois  par 
semaine  à  la  musique  d'ensemble  :  c'est  donc  une 
moyenne  de  soixante-dix  heures.  Ils  m'ont  paru  avoir 
beaucoup  d'entrain  pour  l'étude  instrumentale;  je  me 
suis  promené  dans  le  couloir  sur  lequel  s'ouvre  la  porte 
vitrée  des  loges,  et  j'ai  vu  que  tout  le  monde  était  à  l'œu- 
vre, sauf  un  pauvre  enfant  très-troublé  qui,  malgré  le 
bruit  ambiant,  était  en  proie  à  une  sorte  d'angoisse  ma- 
ladive, parce  que  d'un  coin  de  sa  chambrette  il  «  voyait  » 
sortir  un  fantôme  vêtu  de  blanc. 

En  dehors  de  cette  école  générale,  il  existe  deux 
classes  particulières  dont  on  ne  rencontre  l'analogue 
nulle  part  ailleurs  :  l'une  est  destinée  à  créer  des  orga- 
nistes, l'autre  forme  des  accordeurs  de  pianos.  Ceci  est 
excellent  et  très-pratique.  J'ai  écouté  des  élèves  manœu- 
vrer de  grandes  orgues  d'église  pendant  qu'un  de  leurs 


:,  i  LES  JELNES-AVEUGLES. 

petits  compagnons  «  piétinait  »  les  soufflets,  et  j'ai  été 
émerveillé  de  ce  que  j'ai  entendu.  Un  de  ces  virtuoses 
prenait  évidemment  un  plaisir  extrême  à  l'harmonie  qui 
jaillissait  sous  ses  doigts  et  montait  autour  de  nous; 
c'était  un  grand  garçon  blond  et  pâle  dont  les  gros  yeux 
blancs  restaient  immobiles.  Je  le  regardais;  à  certains 
accents  de  l'orgue,  à  ces  notes  plaintives  qui  ressem- 
blent aux  lamentations  de  la  voix  humaine,  un  nuage 
rose  passait  sur  sa  face  et  un  léger  frémissement  agitait 
ses  lèvres.  Celui-là  est  un  artiste,  et,  si  jamais  il  est 
placé  au  buffet  d'orgues  d'une  cathédrale,  il  ravira  les 
foules.  Évidemment,  chez  lui  tout  se  formule  en  sym- 
phonie, il  chante  son  rêve  :  ne  sait-on  pas  qu'il  faut 
crever  les  yeux  aux  rossignols  pour  en  faire  d'incom- 
parables chanteurs? 

On  enseigne  à  ces  enfants  toutes  les  ressources  et  fous 
les  secrets  de  la  composition;  ceux  dont  l'imagination 
stérile  reste  fermée  à  la  génération  des  mélodies,  devien- 
nent accordeurs  de  pianos,  et  acquièrent  dans  cet  art, 
que  l'on  dit  assez  difficile  à  bien  pratiquer,  une  habileté 
sans  pareille.  Ils  sont  extraordinaires  d'adresse  et  de 
précision  :  c'est  à  croire  que  les  yeux  sont  inutiles  pour 
une  œuvre  semblable.  Ils  rattachent  une  corde,  rempla- 
cent un  marteau,  manient  la  clef  avec  une  habileté  qui 
remplit  d'ètonnement,  et  c'est  en  les  voyant  que  j'ai 
compris  ce  mot  d'un  clianteur  célèbre  :  «  Les  aveugles 
sont  les  premiers  accordeurs  du  monde.  »  La  finesse  de 
leurouïe  les  aide  singulièrement  et  leur  permet  d'arriver 
au  ton  absolument  juste. 

Le  public  est  parfois  appelé  à  juger  de  la  valeur  de 
l'enseignement  musical  distribué  à  l'Instilution.  On  y 
donne  des  concerts  qui  ont  une  réelle  valeur.  Dans  la 
chapelle,  dont  le  sanctuaire  est  voilé  par  de  larges 
rideaux,  on  réunit  les  invités  ;  les  enfants  sont  placés 
sur  une  estrade,  les  garçons  d'un  côté,  les  filles  de  l'au- 


L'INSTITUTION.  2C5 

tre.  J'ai  assisté  à  l'une  de  ces  fêles  ;  l'impression  est 
triste  :  c'est  l'infirmité  qui  domine;  ces  faces  immobiles 
et.  sans  regard  sont  douloureuses  à  contempler.  La  sen- 
sation s'efface  promptement,  et  l'on  reste  étonné  de  l'en- 
semble des  exécutions  difficiles.  11  n'y  a  pas  une  hési- 
tation dans  la  rentrée  des  parties  secondaires,  pas  une 
note  douteuse.  Le  chef  d'orchestre  conduit  en  sourdine, 
et  le  bruit  de  sa  spatule  ne  parvient  même  pas  à  l'oreille 
des  auditeurs.  Plusieurs  anciens  élèves,  actuellement 
professeurs  à  l'Institution,  ont  fait  entendre  des  compo- 
sitions remarquables,  à  la  fois  sérieuses  et  très-mélodi- 
ques. Lorsque  les  filles  se  lèvent  pour  chanter,  tous  les 
garçons  penchent  la  tête  de  leur  côté  comme  pour  mieux 
écouter  «  les  jolis  sons  »  qu'ils  vont  entendre.  La  partie 
vocale  est  la  moins  irréprochable,  par  la  simple  raison 
que  ces  enfants  sont  trop  jeunes  et  qu'ils  n'ont  point 
encore  la  voix  formée.  Au  reste,  on  ne  néglige  rien  pour 
développer  en  eux  le  goût  et  la  science  de  la  musique  ; 
ils  ont  leur  loge  au  Conservatoire,  des  places  à  l'Opéra- 
Comique,  des  sièges  réservés  aux  concerts  du  Grand- 
Ilôtel.  L'Opéra,  qui  les  accueillait  autrefois,  leur  a  fermé 
ses  portes  :  la  grosse  subvention  qu'il  reçoit  devrait 
cependant  l'engager  à  être  moins  inhospitalier  pour  des 
enfants  infirmes  à  qui  l'audition  de  la  musique  est  une 
joie  exquise  et  un  très-utile  enseignement.  L'excellence 
des  études  musicales  de  l'institution  se  démontre  par  ce 
fait,  que  depuis  vingt  ans  les  jeunes  aveugles  ont  obtenu 
cinq  prix  et  treize  accessits  aux  concours  du  Conser- 
vatoire ^ 

*  Les  mérites  généraux  de  l'instilution  ont  été  reconnus  et  récom- 
pensés aux  Evposiiioiis  de  l'industrie  :  médailles  de  bronze  en  182!^, 
1827,  18Ô4  ;  mi^daille  d'argent  à  l'Exposition  universelle  de  Paris,  I800; 
grande  médaille  à  l'Exposition  universelle  de  Londres,  18G2;  médaille 
d'or  à  rExpositiciii  universelle  de  Paris,  1867.  Pe  plus  à  la  même 
exposition  :  mention  honorable  à  M.  Levitte  ;  médaille  d'argent  à  ma- 
demoiselle Maria  Cailhe,  à  M.  Siou,  à  M.  Guadet,  professeurs  à  l'Insii- 
tulioa. 


206  LES  JEUNES-AVEUGLES. 

L'Institution  voudrait  bien  se  débarrasser  de  Tappren- 

tissaj^e  professionnel,  afin  de  pouvoir  se  consacrer 
exclusivement  à  renseignement  scolaire  el  musical.  Ce 
serait  évidemment  fort  heureux  pour  elle  ;  il  faudrait 
lui  accorder  le  droit  d'évacuer  sur  nos  rares  maisons  de 
province  les  enfants  inhabiles  à  la  musique,  et  l'auto- 
riser à  y  prendre  les  élèves  doués  de  dispositions  parti- 
culières comme  virtuoses  ou  comme  compositeurs.  On 
obtiendrait  ainsi,  je  crois,  des  résultats  importants,  et 
l'institution  serait  promptement  à  même  de  fournir  des 
organisles  aux  principales  églises  de  France  ;  c'est  là 
un  avantage  qui  n'est  pas  à  dédaigner.  Aujourd'hui  les 
efforts  s'éparpillent  un  peu  sur  ces  petits  métiers,  qui 
ne  sont  qu'un  pis-aller  stérile;  il  serait  bon  de  les  con- 
centrer sur  cet  art  nmltiple  et  charmant  pour  lequel  la 
vue  n'est  point  de  nécessité  rigoureuse.  L'Institution 
deviendrait  alors  une  sorte  de  conservatoire  réservé  à 
une  classe  particulière  d'individus  choisis  avec  discer- 
nement ;  les  autres,  que  leur  médiocrité  intellectuelle 
réduit  à  l'état  d'ouvriers  inférieurs,  recevraient  en  pro- 
vince l'apprentissage  dont  ils  ont  besoin. 

On  a  dit,  dans  cet  esprit  d'opposition  quand  même 
que  nos  administrations  ont  toujours  eu  le  triste  privi- 
lège de  susciter,  que  l'Institution  des  Jeunes-Aveugles 
ne  réussissait  guère  qu'à  produire  des  mendiants  joueurs 
de  clarinette  ou  d'accordéon.  Qu'il  soit  sorti  quelque 
mauvais  drôle  de  l'Institution,  cela  n'a  rien  d'extraor- 
dinaire ;  nos  collèges,  nos  écoles  en  produisent,  et  il  ne 
suffit  pas  d'être  infirme  pour  devenir  impeccable.  Je  n'ai 
pas  à  raconter  ici  quelle  puérile  compétition  se  cache 
derrière  ces  assertions  trop  intéressées  pour  être  sin- 
cères, mais  je  puis  dire  ce  que  sont  devenus  depuis 
vingt-cinq  ans  les  élèves  qui  ont  traversé  l'établissement; 
c'est  là  une  pièce  qui  permet  de  juger  le  procès.  Du 
1"  janvier  1848  au  31  décembre  1872,  514  garçons  ont 


L'INSTITUTION.  207 

été  admis  à  l'Institution  :  39  sont  décédés  ;  21  ont  été 
retirés  par  leurs  parents  avant  l'achèvement  de  leurs 
études;  16  ont  été  rendus  à  leur  famille  parce  que  leur 
état  sanitaire  ou  mental  ne  leur  permettait  pas  de  pro- 
fiter de  l'enseignement;  6  sont  sortis  après  avoir  été 
mis  à  même  de  se  servir  de  leur  vue  améliorée  ;  50, 
presque  idiots,  ont  été  exclus  parce  qu'ils  étaient  abso- 
lument inhabiles  aux  travaux  dont  les  aveugles  sont 
capables  ;  41  ont  été  renvoyés  pour  fautes  graves,  par 
suite  d'une  décision  ministérielle. 

Si,  à  ce  total  de  175,  on  ajoute  les  143  élèves  actuel- 
lement présents  à  l'Institution,  on  obtiendra  un  chiffre 
de  516;  il  reste  donc  à  savoir  ce  que  sont  devenus  les 
198  enfants  qui  ont  terminé  leurs  études  :  6  ont  été  nom- 
més aspirants-professeurs  à  l'Institution  même;  2  y  sont 
pourvus  d'un  emploi  ;  55  sont  capables  d'exercer  la  dou- 
ble fonction  de  professeur  organiste  et  d'accordeur  de 
pianos;  54  sont  organistes  maîtres  de  chapelle;  45  sont 
accordeurs  de  pianos;  20  sont  employés  dans  une  fabri- 
que de  filets  ;  26  gagnent  leur  vie  comme  empailleurs  et 
canneurs  de  chaises;  4  sont  tourneurs  et  4  brossiers; 
enfin  4,  sortis  sans  profession  déterminée,  ont  trouvé 
dans  leur  famille  une  aisance  ijui  ressemble  à  de  la  for- 
tune. Sur  ce  nombre  de  198,  trois  seulement  n'ont  pas  ré- 
pondu aux  espérances  qu'ils  avaient  fait  concevoir,  et 
évitent  avec  soin  tout  ce  qui  pourrait  les  rappeler  au 
souvenir  de  leurs  anciens  maîtres;  il  est  fort  possible 
que  ceux-là  deviennent  des  mendiants  ou  obtifmient  leur 
entrée  aux  Quinze-Vingts  s'ils  sont  sans  ressources  per- 
sonnelles. Cette  moyenne  est  incontestablement  infé- 
rieure à  celle  des  élèves  qui  «  tournent  mal»  à  l'issue- 
du  collège  *. 


'  Sur  2IÎ4  jeunes  filles  mises  à  l'Institution  du  i"  .JTiivier  18i8  au 
51  décembre  IS'Î^,  je  trouve  :  10  retirées  par  leurs  parents;  11  rendues 
pour  cause  de  santé;   24  exclues  comme  inhabiles;  9  renvoyées  pour 


208  LES  JEUNES-AVEUGLES. 

Aujourd'hui  (4873),  la  maison  contient  218  pension- 
naires, dont  75  filles*;  elle  est  remarquablement  tenue, 
d'une  propreté  qu'on  rencontre  rarement  dans  les  lieux 
habités  par  des  enfants,  munie  d'une  infirmerie  spacieuse 
dirigée  par  des  sœurs  augustines  de  Sainte-Marie,  par- 
faitement disposée  en  tous  ses  aménagements,  quoique 
un  peu  petite,  puisque  le  quartier  des  garçons  ne  pour- 
rait contenir  un  élève  de  plus.  Autant  l'institution  des 
sourds-muets  est  morne  et  comme  mourante,  autant 
celle  des  jeunes  aveugles  est  vivante,  active,  occupée. 
Elle  ne  coûte  pas  cher  :  son  budget  pour  1875  est  de 
250,000  francs,  dont  28,000  francs  de  rentes  sur  l'État, 
54,000  francs  résultant  des  bourses,  pensions  et  trous- 
seaux, 14,000  francs  de  recettes  diverses  et  150,000 
francs  de  subvention  allouée  par  l'État.  C'est  s'en  tirer  à 
bon  compte,  car  elle  produit  des  résultats  remarquables 
et  est  un  réel  honneur  pour  notre  pays. 

Les  bienfaiteurs  véritables  des  aveugles  sont  deux 
Français  :  Valenlin  Ilaiiy,  qui  a  réuni  tous  les  systèmes 
épars  en  un  seul  corps  de  doctrine,  et  Louis  Braille,  qui 
les  a  dotés  d'une  merveilleuse  écriture.  L'Institution  suit 
l'impulsion  donnée,  elle  perfectionne  son  programme  et 
limite  son  action  sur  des  points  déterminés,  étudiés  avec 
soin  et  enseignés  par  l'expérience.  Les  facultés  naturel- 
lement restreintes  de  l'aveugle  étant  données,  elle  les  fé- 
conde et  en  tire  le  meilleur  parti  possible.  Je  ne  vois  guère 
qu'un  mince  desideratum  à  signaler,  et  il  est  bien  facile 
d'y  porter  remède:  la  bibliothèque  estabsoluuient  insuf- 
fisante. C'est  par  la  lecture  surtout  que  l'on  instruit  ces 
enfants,  ils  aiment  à  entendre  les  récits  d'aventures  et 

fautes  graves;  21  décédées;  75  présentes  actuellement;  84  sorties,  dont 
2  noniinées  pi-offsseurs  à  l'Institution;  44  organistes  ou  niailresses  de 
musique;  54  ouvrières  en  filets  et  tricots;  4  dans  leur  famille  aisée.  La 
conduite  des  jeunes  filles  aveugles  est  ordinairement  à  l'abri  de  tout 
reproche.- 
*  Sur  ce  nombre,  il  n'y  a  que  6  élèves  payant  intégralement  la  pension. 


L'INSTITUTION.  209 

de  voyages  ;  il  faut  au  moins  que  leurs  professeurs  aient 
sous  la  main  de  quoi  satisfaire  cette  curiosité  intelli- 
gente et  saine.  Le  fonds  donné  par  Neufchâteau  est  encore 
la  vraie  richesse  bibliographique  de  la  maison  ;  les  dic- 
tionnaires de  Bayle,  de  Moréri,  de  Trévoux,  la  vieille 
Encyclopédie,  n'ont  plus  grand'chose  à  enseigner  aujour- 
d'hui ;  il  faudrait  rajeunir  cette  bouquinerie  surannée. 
Le  dépôt  des  livres  au  ministère  de  l'instruction  publi- 
que ne  pourrait-il  pas  faire  quelque  largesse  au  boule- 
vard des  Invalides?  Ne  pourrait-on  pas,  ce  qui  vaudrait 
mieux,  consacrer  une  somme  spéciale  à  l'achat  des  ou- 
vrages qui  sont  de  nature  à  intéresser,  à  éclairer  ces 
malheureux?  1,000  francs  par  an  suffiraient;  c'est  une 
bien  faible  somme  ;  le  ministère  de  l'intérieur,  dont 
l'Institution  relève  hiérarchiquement,  ne  la  refusera 
certainement  pas. 

L'aveugle  qui  sort  de  cette  excellente  école  n'est  point 
abandonné  ;  on  ne  le  jette  pas  sans  défense  aux  hasards 
pénibles  de  la  vie.  Une  société  de  placement,  qui  a  ses 
racines  dans  l'institution  même,  veille  sur  lui  et  le  pro- 
tège :  elle  le  guide.  Elle  n'intervient  que  bien  rarement 
pour  lui  donner  des  secours;  elle  fait  mieux,  elle  s'em- 
ploie activement  à  lui  trouver  une  situation  qui  l'aide  à 
créer  son  indépendance  par  le  travail;  dans  ce  but,  elle 
s'occupe  surtout  de  nouer  des  relations  avec  les  facteurs 
d'instruments  de  musique,  avec  les  fabriques  des  égli- 
ses, avec  les  patrons  qui  peuvent  utiliser  la  science  ac- 
quise par  l'enseignement  professionnel.  Son  but  est  élevé  ; 
il  est  philanthropique  au  vrai  sens  du  mot,  car  c'est 
aimer  l'homme  que  de  le  suivre  avec  intérêt,  de  le  pous- 
ser dans  des  fonctions  convenablement  rémunérées,  et 
de  ne  pas  se  tenir  quitte  envers  lui  avec  une.  aumône 
toujours  aussi  facile  à  offrir  qu'humiliante  à  accepter. 
La  liste  des  donataires  est  très-instructive  à  parcourir; 
elle  prouve  quelle  reconnaissance  les  anciens  élèves  ont 


210  LES  JEUNES-AVEUGLES. 

gardée  au  fond  du  cœur  pour  la  bienveillante  institution 
qui  les  a  abrités  et  en  a  fait  des  hommes.  Les  souscrip- 
teurs sont  nombreux  ;  presque  tous  ils  sont  aveugles  ou 
attachés  à  la  maison  par  un  lien  quelconque  ;  la  somme 
versée  est  minime  :  en  général,  trois  francs.  C'est  donc 
un  sacrifice  réel  prélevé  péniblement  sur  la  paye  ou  sur 
les  maigres  émoluments.  Cela  en  dit  bien  long  en  faveur 
de  ceux  qui  donnent  :  ils  ont  la  rare  vertu  du  souvenir 
et  démontrent  ainsi  le  bon  aloi  de  l'éducation  morale 
qu'ils  ont  reçue. 

Cette  institution  est  à  encourager  sous  tous  les  rap- 
ports ;  elle  est  utile  au  premier  chef,  très-bien  conduite 
et  il  m'a  paru  que  chacun  y  était  dévoué  à  l'œuvre  col- 
lective. Le  champ  d'action  en  est  plus  large  qu'on  ne 
croit:  elle  est  maison  d'éducation  religieuse,  d'instruc- 
tion primaire  et  secondaire,  d'enseignement  profession- 
nel, industriel  et  musical;  de  plus  —  et  c'est  là  un  ca- 
ractère extrêmement  précieux —  elle  est  école  normale  : 
elle  recrute  et  forme  des  professeurs  qu'elle  choisît 
parmi  ses  élèves  d'élite,  et  elle  ne  les  admet  aux  honneurs 
de  la  chaire  qu'après  un  stage  déterminé  et  des  épreu- 
ves subies  devant  des  examinateurs  appartenant  à  l'Uni- 
versité et  au  Conservatoire.  Non- seulement  elle  façonne 
ainsi  elle-même  les  maîtres  dont  elle  a  besoin,  mais  elle 
a  pu  en  fournir  aux  divers  établissements  fondés  sur  le 
modèle  de  celui  de  Paris,  en  Europe  et  même  en  Améri- 
que, notamment  à  Copenhague  et  à  Rio-Janeiro.  Elle 
répand  ainsi,  et  de  son  mieux,  l'âme  aimante  de  Valen- 
lin  Haùy  dont  elle  s'est  si  profondément  pénétrée. 

On  peut  regretter  qu'elle  ne  soit  pas  plus  ample  ou 
qu'elle  n'ait  pas  quelques  succursales  propres  à  recueillir 
les  enfants  auxquels  son  exiguïté  l'empêche  d'ouvrir  la 
porte  à  deux  battants.  Il  y  a  en  France  environ  3,000 
jeunes  aveugles  en  âge  d'être  instruits,  et  nos  établis- 
sements spéciaux  n'en  peuvent  guère  contenir  que  400. 


L'INSTITUTION.  211 

Que  deviennent  les  autres?  En  1855,  lorsque  M.  Guizot 
discutait  la  loi  sur  l'enseignement,  il  disait  :  «  L'ensei- 
gnement primaire  est  la  dette  du  pays  envers  tous  ses 
enfants.  »  Bien  des  aveugles  restent  encore  créanciers 
éconduits.  L'instruction  est  cependant  pour  eux,  plus 
encore  peut-être  que  pour  les  voyants,  un  bienfait  qui 
n'a  pas  d'équivalent.  A  l'aveugle  pauvre  elle  donne  un 
métier  où  il  trouve  des  ressources  suffisantes  ;  elle  l'ar- 
rache à  la  mendicité  et  à  l'hospice  ;  à  l'aveugle  riche 
elle  apporte  des  satisfactions  profondes,  toujours  renou- 
velées, qu'il  ne  peut  attendre  que  de  la  culture  de  son 
esprit  ;  pour  tous  deux,  elle  ouvre  le  monde  fermé,  dis- 
sipe les  ténèbres  qui  les  enveloppent,  neutralise  l'infir- 
mité dans  une  mesure  très-étendue,  et  les  crée  à  une  vie 
nouvelle.  Aussi,  en  étudiant  cette  institution  mère,  en 
constatant  les  résultats  qu'elle  obtient,  on  déplore  qu'elle 
ne  soit  pas  assez  vaste  pour  accueillir  tous  ceux  qu'un 
mal  irréparable  condamne  à  la  double  nuit  de  l'igno- 
rance et  de  la  cécité. 


CHAPITRE  XXVIII 

LE  SERVICE  DES  EAUX 


I.    —   EE   TEMPS    DE    LA    SOIF. 

Salubrité   matérielle.    —   Abreuvoir  général.    —   Kive  droite.  —  Rive 
gauche.  —  Les  moines  de  Saint  Laurent.  —  Saint-Martin-des-Champs. 

—  Point  de  départ.  —  Philippe-Auguste.  —  La  Maubuée.  —  Expro- 
priation pour  cause  d'utilité  publique.  —  Le  roi  substitué  aux  abbayes. 

—  Concessions  courtoises.  —  Edit  du  9  octobre  1392.  —  Substitution 
de  la  commune  à  la  royauté.  —  Lettre  de  François  I".  —  c  La  gros- 
seur d'un  pois  tant  seulement.  »  —  Abus.  —  Réduction  des  conces- 
sions. —  Origine  de  la  vente  de  l'eau.  —  Sully.  —  La  Samaritaine  — 
Le  palais  du  Luxembourg.  —  Jean  Coing.  —  Solennité.  —  Les  eaux 
d'Arcueil.  —  La  machine  du  pont  Sainte-Anne.  —  Fouquet.  —  Con- 
sommation en  1655.  —  Pénurie.  —  Les  moulins  du  pont  Notre-Dame. 

—  Sondages  inutiles.  —  On  reste  stationnaire.  —  Fontaines  sans  eau. 

—  Projet  de  Deparcieux.  —  Les  frères  Périer.  —  Les  pompes  à  feu. 

—  Agiotage.  —  La  Révolution.  —  La  Beuvroune  et  l'Ourcq.  —  Revemi 
hydraulique  de  la  ville  au  commencement  du  dix-neuvième  siècle.  — 
L'eau  à  la  portée  de  tous. 

Parallèlement  aux  organes  de  salubrité  morale  à 
l'aide  desquels  on  surveille  les  malfaiteurs,  on  secourt 
les  indigents,  on  répand  l'instruction,  il  existe  dans 
toute  agglomération  humaine  des  organes  de  salubrité 
matérielle  qui  sont  nécessaires  à  la  vie  commune  des 
grandes  villes.  Sous  ce  rapport,  Paris  peut  à  bon  droit 


214  LE  SERVICE  DES  EAUX. 

être  proposé  comme  modèle.  Dès  l'origine  de  notre  his- 
toire urbaine,  malgré  l'ignorance  des  temps,  on  constate- 
les  efforts  accomplis  pour  assainir  la  cité,  distribuer  à 
chacun  l'eau  et  la  lumière,  et  améliorer  sans  cesse  les 
conditions  hygiéniques  extérieures  au  milieu  desquelles 
vit  notre  population.  L'eau  qui  sert  aux  usages  domes- 
tiques, à  la  boisson,  élément  indispensable  à  l'existence, 
emblème  de  pureté  qui  est  symbolisé  dans  nos  églises 
par  le  bénitier  substitué  au  lavabo  des  ablutions  anti- 
ques, instrument  d'industrie  et  de  locomotion  artifi- 
cielle, a  été  de  tout  temps  considérée  comme  une  né- 
cessité de  premier  ordre.  Les  villes,  les  gouvernements, 
les  rois  ont  tenu  à  honneur  de  la  donner  en  abondance, 
souvent  au  prix  de  sacrifices  excessifs,  et  Paris  n'est 
pas  arrivé  du  premier  coup  à  satisfaire  d'une  façon^ 
correcte  aux  légitimes  exigences  de  son  peuple  à  cet: 
égard. 

Il  nous  suffit  aujourd'hui  de  tourner  un  robinet  pour 
avoir  de  l'eau  en  quantité  suffisante  ;  il  n'en  a  pas  tou- 
jours été  ainsi.  Avant  d'être  doté  de  l'admirable  système 
d'aqueducs,  de  réservoirs,  de  fontaines  dont  nous  jouis- 
sons actuellement,  Paris,  comme  un  voyageur  au  dé- 
sert, a  traversé  ce  que  les  Arabes  appellent  les  heures 
de  la  soif.  Lorsque  la  ville  tout  entière  gisait  dans  l'île 
de  la  Cité,  le  procédé  était  très-simple:  on  allait  à  la 
rivière  puiser  directement  une  eau  qui  ne  devait  pas 
être  d'une  limpidité  irréprochable,  car,  à  cette  époque, 
la  Seine  recevait  et  charriait  toutes  les  immondices  ri- 
veraines; c'était  à  la  fois  l'abreuvoir  et  l'égout  général. 
Plus  tard,  quand,  trop  étouffée  dans  son  enceinte,  la 
ville  eut  franchi  la  rive  droite  du  fleuve,  qu'elle  eut 
défriché  le  bois  des  Cbarbonniers,  où  le  Louvre  s'élève 
aujourd'hui,  qu'elle  eut  consolidé  les  marais  qui  por- 
tent l'Arsenal,  qu'elle  eut  construit  le  bourg  Thiboust, 
le  Beau-Bourg,  le  Bourg-l'Abbé,  qui  prenait  son  nom  de 


I 


LE  TEMPS  DE  LA  SOIF.  215 

l'abbaye  Saint-Martin,  qu'elle  eut  jeté  comme  une  ve- 
dette sur  les  dernières  inflexions  du  mont  des  Martyrs 
la  maladrerie  de  Saint-Lazare,  à  laquelle  s'adjoignit  la 
paroisse  de  Saint-Laurent,  elle  trouva  que  la  Seine  étail 
bien  loin,  et  elle  eut  soif. 

Les  Parisiens  qui  avaient  enjambé  la  berge  gauche 
de  la  Seine  étaient  moins  malheureux.  Ils  avaient  d'a- 
bord la  rivière  de  Bièvre,  qui  alors  se  jetait  en  amont 
du  Petit-Pont,  à  peu  près  en  face  de  Notre-Dame  ;  ce  fu- 
rent les  embellissements  de  Charles  V  qui  la  repoussè- 
rent vers  l'est  et  lui  creusèrent  un  lit  nouveau  qui  la  fit 
aboutir  au-dessus  du  point  où  nous  voyons  le  pont 
d'Austerlitz.  En  outre,  ils  avaient  les  eaux  d'Arcueii, 
amenées  par  un  aqueduc  romain  dont  on  fait  remonter 
la  construction  à  Julien,  et  qui  fut  renversé,  dit-on, 
pendant  le  neuvième  siècle  par  une  incursion  normande  ; 
ce  ne  fut,  du  reste,  qu'en  1544  qu'on  en  retrouva  les 
vestiges. 

Les  moines  de  Saint-Laurent  trouvèrent  moyen  de 
boire  sans  avoir  recours  à  la  Seine.  Ils  découvrirent  ce 
que  l'on  nomme  encore  fort  improprement ,  comme 
nous  aurons  à  le  dire,  les  sources  du  nord,  prises  sur 
les  hauteurs  de  Romainville,  des  Bruyères,  de  Ménil- 
monlant,  et  les  réunirent  dans  un  réservoir  commun 
aux  Près-Saint-Gervais,  d'où  elles  s'écoulaient  par  des 
tuyaux  de  plomb  dans  la  direction  déterminée.  L'abbaye 
de  Saint-Martin-des-Champs,  qui  est  aujourd'hui  le  Con- 
servatoire des  arts  et  métiers,  capta  plus  tard  les  eaux 
de  Belleville  et  construisit  un  aqueduc  souterrain  de 
1,200  mètres  environ  qui  les  amena  jusqu'au  lieu  de 
consoiiimation.  C'est  là  le  point  de  départ  très-humble 
de  notre  système  de  distribution  des  eaux.  Les  travaux 
exécutés  par  les  moines  ont  été  souvent  réparés;  il  ne 
reste  plus  rien  des  constructions  primitives;  mais  les 
sources  ne  sont  point  taries,  elles  donnent  toujours  un 


210  lu  SERVICE  DES  EAUX. 

faible  contingent  que  nous  apprécierons  lorsque  nous 
conduirons  le  lecteur  à  Belleville  et  aux  Prés-Saint- 
Gervais. 

Celte  eau  était  sans  doute  exclusivement  consacrée  au 
service  des  deux  monastères  et  des  bourgades  bâties  à 
leur  ombre;  ce  fut  Philippe-Auguste  qui  en  généralisa 
l'usage  et  y  fit  participer  la  population  parisienne.  Il 
avait  ach(Mé  aux  religieux  de  Saint-Lazare  la  foire  qu'il 
transporta  aux  Halles  en  1183^;  en  même  temps,  il  fit 
établir  trois  fontaines,  l'une  sur  le  nouveau  marché 
même,  l'autre  au  cimetière  des  Innocents  qu'on  venait 
d'ouvrir:  elles  étaient  alimentées  par  l'eau  des  Prés- 
Saint-Gervais;  la  troisième  provenait  de  la  source  de 
Belleville  :  le  sobriquet  que  le  peuple  lui  donna  et  qui 
subsiste  encore  prouve  combien  l'eau,  chargée  de  sels 
calcaires,  était  aigre,  rude,  et  combien  peu  elle  pre- 
nait le  savon,  ainsi  que  disent  les  ménagères  :  on  la 
nomma  la  Maubiiée,  —  la  mauvaise  lessive. 

Par  le  l'ait,  Philippe-Auguste  n'avait  pas  seulement 
rendu  un  grand  service  aux  Parisiens,  il  avait  expro- 
prié les  moines  «  pour  cause  d'utilité  publique  »,  et 
avait  déclaré  que  la  distribution  des  eaux  était  de  pri- 
vilège royal.  11  tuait  un  abus,  mais  pour  en  faire  naître 
un  autre  qui  aura  parfois  de  graves  conséquences,  con- 
tre lequel  on  réagira  souvent  en  vain,  et  qui  ne  prendra 
fin  qu'aux  premières  heures  de  la  Révolution.  Cet  abus 
est  celui  des  concessions  courtoises,  dont  le  premier 
exemple  est  donné,  en  1265,  par  Louis  IX,  qui  accorde 
une  prise  d'eau  au  couvent  des  Filles-Dieu;  c'était  di- 
minuer d'autant  la  ration  déjà  fort  restreinte  du  public. 
La  mode  s'y  mit;  il  n'y  eut  pas  de  maisons  religieuses, 
pas  de  grands  seigneurs,  qui  n'obtinssent  des  conces- 
sions pour  leur  usage  exclusif;  le  mal  devint  tel,  que  les 
fontaines  tarirent  et  que  plusieurs   quartiers  furent 

*  Voir  t.  II,  chap.  vmj  les  Halles  centrales. 


LE  TEMPS  DE  LA  SOIF.  217 

abandonnes  parce  que  l'on  y  mourait  de  soif.  Il  fallut 
porter  remède  à  cet  état  de  choses,  et  un  édit  de  Char- 
les VI,  en  date  du  9  octobre  1592,  révoqua  toutes  les 
concessions  privées,  excepté  celles  dont  jouissaient  les 
logis  du  roi  et  des  princes  du  sang.  Un  considérant  de 
l'ordonnance  royale  mérite  d'être  cité;  il  peint  l'épo- 
que :  «  Car  de  tant  comme  nostre  bonne  ville  de  Paris 
sera  mieulx  pueplée  et  habitée  de  plus  de  gens,  et  que 
nostre  dict  pueple  sera  mieulx  pourveu  de  ce  qui  est 
nécessaire  pour  leur  sustentacion,  la  renommée  d'icelle 
sera  plus  grant,  laquelle  renommée  redonde  à  l'aug- 
mentation de  nostre  gloire  et  exaltation  de  nostre  hau- 
tesse  et  seigneurie.  »  C'était  le  roi  alors  qui  entretenait 
les  réservoirs,  les  aqueducs  et  les  fontaines;  les  muni- 
cipalités ne  sont  point  encore  intervenues  :  leur  rôle  va 
commencer. 

Pendant  l'exécrable  querelle  des  Bourguignons  et  des 
Armagnacs,  pendant  la  longue  guerre  que  nous  eûmes 
à  supporter  contre  les  Anglais  implantés  sur  notre  sol, 
on  vécut  au  jour  le  jour,  et  l'on  ne  pensa  guère  à  con- 
server en  bon  état  les  conduites  d'eau  qui  alimentaient 
les  fontaines.  L'aqueduc  de  Belleville  s'écroulait,  le 
prévôt  des  marchands  le  fit  réparer  sur  une  longueur 
de  96  toises  (187  mètres).  Pour  célébrer  cet  acte  de 
bonne  administration  municipale,  on  fît  graver  sur 
marbre  une  inscription  que  l'on  peut  lire  encore  au  re- 
gard «  de  la  Lenterne  ».  Elle  est  composée  de  vingt 
vers  qui  riment  assez  bien  entre  eux,  donnent  la  date 
précise  (1457),  les  dimensions  de  l'œuvre,  le  nom  du 
prévôt,  Mathieu  de  Nanterre,  celui  des  échevins,  F'ierre 
Gallie,  Michel  Granche,  Philippe  Lalemant,  Jacaues  de 
Hacqueville,  et  se  termine  ainsi  : 

Car,  se  brefTement  on  ne  l'eust  fait, 
La  fontaine  tai'ie  estoit*. 

*  Voir  Pièces  justificatives,  5. 


218  LE  SERVICE  DES  EAUX. 

En  somme,  ce  fut  une  prise  de  possession  ;  la  commune 
dépouillait  la  royauté  à  son  profit  :  puisqu'elle  accep- 
tait charge  d'entretien,  elle  devenait  propriétaire,  et  ce 
fut  elle  qui  distribua  les  concessions  courtoises.  Elle  ne 
s'en  fit  pas  faute,  et  retomba  dans  les  errements  que 
Charles  YI  avait  combattus.  Le  droit  de  la  ville  sur  la 
distribution  des  eaux  ne  lui  fut  jamais  disputé;  la 
royauté  le  reconnut,  on  en  a  la  preuve  dans  une  lettre, 
datée  du  22  novembre  1528,  par  laquelle  François  I" 
demande  au  prévôt  des  marchands  et  aux  échevins 
d'octroyer  de  l'eau  à  l'évêque  de  Castres  qui  va  faire 
bâtir  une  maison  à  La  Villette,  «  la  grosseur  d'un  pois 
tant  seulement.  »  Le  bureau  de  la  ville,  comme  on  di- 
sait alors,  se  fit  tirer  l'oreille;  le  roi  renouvela  sa  de- 
mande, qui  ne  fut  prise  en  considération  que  le  11  fé- 
vrier 1529,  et  l'on  a  soin  de  stipuler  que  messire  Pierre 
de  Monligny,  évoque  de  Castres  et  abbé  de  Ferriéres, 
fera  les  frais  d'installation,  et  ne  pourra  tirer  «  qu'un 
fil  d'eau  vive  de  la  grosseur  d'une  graine  de  vesce  *.  » 
Plus  tard,  en  1549,  Henri  11  obtient,  non  sans  peine, 
des  concessions  pour  la  duchesse  de  Valentinois  et  le 
maréchal  de  Saint-André. 

Si  le  prévôt  et  les  échevins  tenaient  autant  que  pos- 
sible le  gobelet  liant  pour  les  grands  seigneurs,  ils  l'a- 
baissaient volontiers  pour  eux  et  y  puisaient  à  pleines 
lèvres.  Les  concessions  qu'ils  marchandaient  au  roi,  ils 
se  les  attribuaient  sans  vergogne  pour  services  rendus 

*  Sous  le  rrgne  de  François  I"  on  répara  l'aqueduc  de  BelleviUe.  «  En 
cette  dicte  année  (15'27)  tut  commencé  par  les  pievost  et  eschevins  de 
la  ville  de  Paris,  à  faire  faire  tout  de  neuf  les  voultes,  conduilz  et 
tuyaulx  pour  la  fontaine  de  la  ville  de  Paris,  qui  ont  couslé  à  faire  plus 
de  trente  mil  livres.  Et  furent  commencées  à  faire  dedans  terre  les 
voultes,  de  Delleville  sur  Sablon,  jusques  à  Paris,  et  lurent  icelles 
voultes  parfaicles  de  pierres  de  taille,  en  manière  qu'on  pouvait  aisé- 
ment aller  par  dedans,  pour  mettre  les  dicts  tuyaulx.  Et  a  duré  l'œuvre 
à  faire  plus  de  quatre  ans,  et  partaicte  en  l'an  1^50,  et  le  tout  pour  le 
bien  puljlic.  »  Journal  d'un  bourgeois  de  Paris  sous  le  règne  de  Fran- 
fois  1",  p.  550. 


LE  TEMPS  DE  LA  SOIF.  219 

OU  à  rendre,  et  les  fontaines  banales  n'en  coulaient  pas 
mieux.  Le  moyen  imaginé  pour  calmer  les  plaintes  du 
public  fut  étrange.  Une  ordonnance  municipale  du  28 
novembre  1353,  qui  eut  besoin  d'être  appuyée  par  let- 
tres patentes  du  15  mai  1534,  rapporta  toutes  les  con- 
cessions faites  et  les  rétablit  immédiatement  au  profit 
de  nouveaux  titulaires.  Malgré  l'érection  de  la  fontaine 
de  Birague  en  1579,  Paris  était  fort  altéré,  et  il  fallut 
attendre  la  fin  de  la  Ligue  et  l'entrée  de  Henri  IV  à  Pa- 
ris pour  que  l'on  s'occupât  sérieusement  de  cette  ques- 
tion vitale.  Une  série  de  mesures  provoquées  par  le  roi 
et  adoptées  de  1594  à  1598  réduisirent  à  quatorze  le 
nombre  des  concessions. 

A  cette  époque  un  fait  nouveau  se  produisit  dont  il 
faut  tenir  compte,  car  il  constitue  l'origine  d'un  revenu 
qui  est  aujourd'hui  considérable.  Martin  Langlois,  pré- 
vôt des  marchands,  offre  dans  cette  même  année  1598 
une  rente  de  55  livres  10  sous  à  la  ville  de  Paris  en 
échange  d'une  concession  qu'il  demande  ;  de  plus,  à 
quelques  années  de  là,  le  chancelier  de  Bellievre  reçoit 
deux  lignes  d'eau  en  compensation  d'un  terrain  aban- 
donné par  lui.  Le  principe  est  donc  admis,  il  appar- 
tiendra à  notre  temps  de  l'appliquer  d'une  façon  régu- 
lière et  normale.  C'est  encore  sous  le  règne  de  Henri  IV 
que  les  habitants  de  la  rive  gauche  eurent  leur  première 
fontaine,  qui  fut  construite  au  Palais  de  Justice  en  1606 
par  ordre  de  François  Miron.  Elle  était  alimentée  par 
l'eau  des  Prés-Saint  Gervais,  qui  passait  dans  une  con- 
duite placée  sous  le  tablier  du  pont  au  Change. 

Les  mauvaises  habitudes  avaient  repris;  des  conces- 
sions courtoises  avaient  encore  été  octroyées,  l'eau  man- 
quait. Henri  IV  fit  un  coup  d'autorité  :  il  examina  lui- 
même  l'état  des  distributions  et,  par  lettres  patentes  du 
19  décembre  1608,  il  annula  toutes  les  concessions,  à 
l'exception  de  celles  dont  jouissaient  le  comte  de  Sois- 


220  LE  SERVICE  DES  EAUX. 

Gons,  les  dames  de  Guise  et  de  Montmorency,  la  duchesse 
d'Angoulême,  les  religieuses  de  Sainle-Claire,  les  Filles- 
Dieu,  les  Filles-Pénitentes,  l'hôpital  de  la  Trinité  et  les 
Récollets  Saint-Martin.  Ce  n'était  que  de  l'empirisme,  et 
l'on  ne  pouvait  ainsi  remédier  à  une  disette  d'eau  que 
l'accroissement  de  la  population  rendait  plus  sensible  de 
jour  en  jour.  Sully,  qui  fut  avec  Turgot  le  seul  grand 
ministre  économiste  qu'ait  possédé  la  France,  comprit 
promptement  que  les  sources  de  Beileville  et  des  Prés- 
Saint-Gervais  ne  rendaient  point  un  volume  d'eau  cor- 
respondant aux  besoins  publics.  Il  fallait,  si  l'on  ne 
modifiait  l'alimentation  même  des  fontaines,  ou  que  le 
peuple  se  passât  d'eau,  ou  que  le  Louvre  et  les  Tuileries 
en  fussent  privés.  11  imagina  alors  de  puiser  en  pleine 
Seine  une  quantité  d'eau  qui,  reçue  dans  des  réservoirs 
placés  au-dessus  du  pont  Neuf  que  l'on  venait  d'achever, 
pût  être  facilement  distribuée  dans  les  deux  logis  du  roi. 

Il  s'entendit  avec  un  ingénieur  flamand  nommé  Jean 
Lintlaer,  et,  en  1606,  malgré  la  réclamation  des  mar- 
chands, qui  redoutaient  quelques  embarras  pour  la 
facile  navigation  du  fleuve,  on  éleva  en  aval,  sur  la 
deuxième  arche  de  droite  du  pont  Neuf,  la  première 
machine  hydraulique  que  connut  Paris.  Cemt  la  Sama- 
ritaine, qui  eut  rang  de  château  et  qui  fut  dirigée  par 
un  agent  décoré  du  titre  de  gouverneur.  Elle  se  déver- 
sait dans  le  Louvre  et  dans  les  Tuileries,  et  par  ce  fait 
rendait  libre  la  fontaine  que  François  I"  avait  fait  ériger 
sur  la  place  de  la  Croix-du-Trahoir'. 

Henri  IV  disparaît;  Sully  rentre  dans  la  retraite,  l'ali- 
menlationdes  fontaines  est  en  péril,  car,  sous  l'influence 
de  la  cour,  on  revient  au  système  des  concessions  gra- 


*  La  fontaine  de  François  I"  a  subsisté  longtemps  ;  elle  a  été  remplacée 
au  siècle  dernier  parcelle  que  l'on  voit  au  coin  de  la  rue  de  l'Aibre-Sec 
et  de  lu  rueSaiiu-Honoré.  —  La  Samaritaine,  reconstruite  en  1T!2,  a  été 
supprimée  en  1S13. 


LE  TEMPS  DE  LA  SOIF.  221 

tuites;  et  cependant  on  exécuta,  pendant  la  régence  de 
Marie  de  Médicis,  un  travail  hydraulique  qui  fut  d'un 
grand  secours  pour  Paris.  On  reprit  un  projet  que  la 
mort  de  Henri  IV  avait  empêché  de  mettre  à  exécution. 
En  effet,  dès  1C09,  Sully  avait  fait  faire  des  tran- 
chées dans  la  plaine  de  Longboyau  pour  retrouver,  s'il 
se  pouvait,  les  conduites  romaines  qui  autrefois  ame- 
naient l'eau  de  Rungis  jusqu'au  palais  des  Thermes. 
Heureusement  la  reine-mère  voulut  avoir  un  palais  à 
elle,  et  elle  acheta  les  terrains  qu'elle  réservait  à  la 
construction  du  Luxembourg.  Placé  sur  un  point  élevé, 
fort  éloigné  de  la  Seine,  ce  palais  futur  devait  être  privé 
d'eau,  et,  pour  remédier  à  cet  inconvénient,  on  pensa 
de  nouveau  aux  sources  relativement  abondantes  des 
territoires  de  Rungis,  d'Arcueil  et  deCachan.  Différents 
entrepreneurs  se  présentèrent  ;  par  délibération  du 
27  octobre  1612,  le  bureau  de  la  ville  accepta  l'offre  de 
Jehan  Coing,  maitre-inaçon,  qui  s'engageait  à  capter  les 
eaux  et  à  les  amener  par  aqueduc  à  Paris  pour  la  somme 
de  460,000  livres.  On  donna  une  grande  solennité  à  l'ou- 
verture des  travaux  :  la  première  pierre  du  principal 
regard  de  Hungis  fut  posée  par  le  jeune  roi  Louis  XIII, 
accompagné  de  sa  mère  régente  et  de  toute  la  cour,  le 
17  juillet  1613^ 

Il  fallut  onze  ans  pour  terminer  l'œuvre  entière,  qui 
existe  encore  et  que  tous  les  Parisiens  connaissent;  l'eau 
fut,  pour  la  première  fois,  mise  dans  les  conduites  des- 
tinées à  la  recevoir  le  18  mars  1624,  en  présence  du 
prévôt  des  marchands  et  des  échevins.  Ces  eaux,  qu'on 
a  toujours  nommées  les  eaux  d'Arcueil,  une  fois  la  prise 
du  Luxembourg  opérée,  furent  distribuées  dans  qua- 
torze fontaines  publiques  nouvellement  construites.  La 
proportion  était  fort  inégale  :  sur  trente  pouces  d'eau 

*  Voir  Pièces  juitificatives,  6. 


222  LE  SERVICE  DES  EAUX. 

que  l'aqueduc  versait  dans  les  réservoirs,  dix-huit 
étaient  attribués  à  la  maison  royale  et  douze  seulement 
aux  besoins  de  la  population  *. 

En  1652,  Barbier,  contrôleur  général  des  forêts  de 
nie- de-France^,  voulant  mettre  les  Tuileries  et  le  fau- 
bourg Saint-Germain  en  communication  facile  et  sup- 
primer le  bac  qui  servait  de  va-et-vient  entre  les  deux 
rives  de  la  Seine,  construisit  ce  pont  de  bois  que  les 
historiens  nomment  indifféremment  le  pont  Barbier,  le 
pont  Sainte-Anne  et  le  pont  Rouge.  On  y  installa  une  ma- 
chine hydraulique  dont  parle  John  Evelyn,  qui  visita 
Paris  en  1643  :  «  C'est,  dit-il,  une  statue  de  Neptune  qui 
fait  sortir  de  l'eau  par  la  gueule  d'une  baleine  :  le  tout 
est  en  plomb,  mais  fort  inférieur  à  la  Samaritaine.  »  Le 
groupe  était  sans  doute  contenu  dans  la  maison  bâtie 
sur  pilotis  que  Gomboust  a  figurée  dans  son  plan  de 
Paris.  Les  poutres,  les  madriers,  le  Neptune  et  la  baleine 
disparurent  le  20  février  1684,  dans  une  crue  de  la 
Seine  qui  emporta  le  pont  de  bois  auquel  le  pont  Royal 
allait  succéder.  L'eau  montée  par  l'appareil  avait  été 
réservée  à  l'arrosage  du  jardin  des  Tuileries  et  aux 
usages  du  «  logement  de  Mademoiselle  ».  La  population 
n'en  profita  donc  pas,  mais  elle  reçut  vers  la  même 
époque,  1651,  de  nouvelles  sources  découvertes  entre 
Arcueil  et  Cachan,  et  dont  le  produit  s'élevait  à  vingt- 
quatre  pouces  environ. 

Cependant  les  concessions,  auxquelles  on  ne  parve- 
nait pas  à  mettre  fin,  diminuaient  chaque  jour  la  portion 
congrue  attribuée  au  public.  Le  22  janvier  1655,  le 
prévôt  des  marchands  rend  une  ordonnance  qui  déclare 

*  On  mesurait  l'eau  alors  par  pouce  et  par  ligne,  système  de  jauge 
Irès-défectueux  et  qui  enlraiiiait  à  blendes  erreurs.  Le  pouce  tonlaiiiier 
équivalait  en  chiffres  ronds  à  20  mêlres  cubes  en  vingl-quatre  heures 
(exactement  19°,19o).  Le  mètre  correspond  à  1,000  litres;  Arcueil  versait 
donc  quolidiennement  600,000  litres  d'eau  à  Paris. 

*  Voir  t.  I,  cliap.  v  ;  la  Seine  à  Paris. 


LE  TEMPS  DE  LA  SOIF.  223 

que  désormais  toute  concession  nouvelle  sera  faite  à  prix 
d'argent.  L'exemple  de  la  soumission  fut  donné  de  haut, 
mais  ne  servit  guère  ;  le  surintendant  Fouquet  paye 
40,000  livres  pour  un  pouce  d'eau  qui  lui  est  accordé, 
le  4  juin  1655,  sur  les  sources  de  Bellevilie  et  des 
Prés-Saint-Gervais.  On  a  beau  rassembler  à  l'Hôtel  de 
Ville  les  clefs  de  tous  les  regards,  menacer  de  peines 
sévères  ceux  dont  la  consommation  dépasserait  le  droit 
de  prise,  on  ne  peut  parvenir  à  régulariser  la  distribu- 
tion. L'eau  est  littéralement  au  pillage,  et  les  contesta- 
tions sont  aussi  fréquentes  qu'elles  seraient  fastidieuses 
à  rapporter.  Grâce  pourtant  à  ces  arrêts  toujours  sem- 
blables, à  ces  interdictions  éludées,  à  ces  règles  défi- 
nitives qui  ne  duraient  pas  vingt-quatre  heures,  on  sait 
exactement  la  somme  d'eau  répandue  dans  Paris.  Un 
état  de  distribution  arrêté  le  22  mai  1669,  désignant 
séparément  Arcueil,  Bellevilie,  les  Prés-Saint-Gervais, 
mais  omettant  intentionnellement  le  produit  de  la 
Samaritaine,  consacré  aux  logis  royaux,  nous  apprend 
que  le  nombre  des  fontaines,  ou  regards  publics,  était 
de  trente-cinq  ;  vingt-trois  pouces  d'eau  étaient  distri- 
bués dans  la  ville  :  treize  pouces  alimentaient  les  fon- 
taines banales,  dix  pouces  étaient  attribués  à  cent  cin- 
quante-deux concessions  privées.  Paris  consommait  donc 
à  cette  époque  460,000  litres  d'eau  de  source,  dont 
200,000  étaient  soustraits  en  faveur  des  particuliers  et 
des  couvents. 

En  présence  d'une  pénurie  pareille ,  il  fallait  aviser, 
d'autant  plus  que  la  sécheresse  extraordinaire  des  an- 
nées 1667,  1668  et  1669  avait  singulièrement  appauvri 
le  rendement  des  sources;  aussi  ce  fut  encore  à  la  Seine, 
à  ses  eaux  contaminées,  que  l'on  eut  recours.  Au-des- 
sous de  la  troisième  arche  du  pont  Notre-Dame,  il  exis- 
tait alors  un  moulin  à  blé.  Daniel  Jolly,  chargé  de 
diriger  les  machines  de  la  Samaritaine,  proposa  en  1670 


224  LE  SERVICE  DES  EAUX. 

d'utiliser  les  échafaudages  du  moulin  pour  organiser 
quatre  pompes  aspirantes  et  foulantes  qui  donneraient 
à  Paris  un  produit  quotidien  de  quarante  pouces;  en 
même  temps,  un  certain  Guillaume  Fondrinier,  qui  n'é- 
tait que  le  prête-nom  de  Jacques  de  Mance,  trésorier  de 
la  fauconnerie,  offrit  de  construire,  à  un  second  moulin 
du  même  pont  Notre-Dame,  huit  corps  de  pompes  qui 
élèveraient  cinquante  pouces,  qu'on  pourrait,  avec  quel- 
ques ouvrages  supplémentaires,  porter  facilement  à 
cent.  La  ville  accepta  ;  Jolly  et  de  Mance  se  mirent  à 
l'œuvre  chacun  de  son  côté  ;  le  travail  était  terminé  en 
1671.  Les  résultats  ne  furent  pas  aussi  brillants  qu'on 
était  en  droit  de  l'espérer,  mais  ils  furent  néanmoins 
considérables,  puisqu'ils  produisaient  1,600,000  litres, 
c'est-à-dire  quati  e-vingts  pouces,  qui  furent  reçus  dans 
quinze  nouvelles  fontaines  accessibles  au  public. 

Ces  mécaniques  hydrauliques  étaient  bien  rudimen- 
taires;  les  personnes  qui  ont  vu  fonctionner  la  machine 
de  Marly  peuvent  se  figurer  ce  que  valait  ce  grossier  ou- 
tillage ;  on  faisait  en  réalité  plus  de  bruit  que  de  beso- 
gne, et  les  réparations  incessantes  coûtaient  fort  cher. 
De  plus  on  se  plaignait  de  la  qualité  de  l'eau  de  Seine  , 
on  enviait  les  eaux  d'Arcueil  et  des  Prés-Sainl-Gervais, 
quoique  cependant  elles  soient  bien  calcaires;  on  ne 
parlait  que  de  nouvelles  sources  à  découvrir;  on  sonda 
les  coteaux  de  Meudon,  de  Clamart,  de  Vaugirard,  de 
Châtillon,  d'Issy,  mais  sans  succès.  On  fut  forcé  de  se 
contenter  de  ce  que  l'on  avait  et  l'on  resta  stationnaire 
pendant  un  siècle  *. 

Ce  n'est  pas  que  les  projets  fassent  défaut  ;  il  ne  se 

*  On  peut  facilement  se  rendre  compte  de  la  disette  dont  Paris  avait 
à  souffrir,  en  consultant  le  plan  de  distribution  des  eaux  que  l'abbé  de 
Lagrive  a  dressé  en  1735;  on  y  voit  les  «  tuiaux  du  roy  pour  les  eaux  de 
source,  —  pour  les  eaux  de  Seine,  —  pour  les  eaux  de  source  et  de 
Seine,  —  et  les  tuiaux  de  la  ville  pour  les  eaux  de  source,  —  pour  les 
eaux  de  Seine.  > 


LE  TEMPS  DE  LA  SOIF.  225 

passe  pas  dix  ans  sans  que  l'on  en  présente  ;  ils  sont  étu- 
diés et  repoussés;  on  semble  se  contenter  des  appa- 
rences, et  l'on  édifie  beaucoup  de  fontaines  sans  trop  se 
préoccuper  d'y  amener  de  l'eau.  On  prodigue  les  sculp- 
tures, les  attributs;  le  public  n'en  est  pas  plus  satisfait. 
Après  l'inauguration  de  la  fontaine  de  la  rue  de  Gre- 
nelle, en  1759,  on  ne  s'arrête  guère  à  admirer  les 
statues  de  Bouchardon,  et  on  la  surnomme  la  Trom- 
peuse, car  elle  a  promis  de  l'eau  et  n'en  a  point  donné. 
Une  sorte  d'indifférence  qui  ressemble  bien  à  de  l'apa- 
thie neutralise  toutes  les  bonnes  intentions  qui  se  font 
jour  ;  on  voit  inutilement  poindre  des  idées  qui  plus 
tard  trouveront  une  réalisation  facile  et  qui  alors  pa- 
raissent téméraires. 

En  1762,  Deparcieux  offre  d'amener  à  Paris  les  eaux 
de  la  petite  rivière  de  l'Yvette,  qui  sort  de  terre  entre 
Versailles  et  Rambouillet;  deux  ingénieurs  célèbres, 
Perronet  et  de  Chezy,  donnèrent  corps  à  l'idée  de  De- 
parcieux, en  dressant  le  plan  de  l'aqueduc  de  l'Yvette- 
Trois  ans  après,  en  1765,  une  compagnie  propose  d'éle- 
ver les  eaux  de  la  Seine  de  façon  à  les  distribuer  dans 
toutes  les  maisons  de  Paris  moyennant  une  taxe  propor- 
tionnelle. Les  deux  projets  opposés  l'un  à  l'autre  se  par- 
tagent si  bien  l'opinion  publique,  que  ni  l'un  ni  l'autre 
ne  sont  adoptés.  Vers  ce  moment,  1769,  les  premiers 
mémoires  sont  publiés  en  faveur  des  pompes  à  ,feu  ; 
mais  les  inventeurs  se  disputent  au  lieu  de  s'associer. 
Auxiron  réclame  la  priorité;  les  frères  Périer  présentent 
un  groupe  d'actionnaires  sérieux  et  obtiennent  par  let- 
tres patentes  du  7  février  1777,  enregistrées  au  parle- 
ment le  16  juillet  1778,  l'autorisation  de  construire  à 
leurs  frais  des  machines  à  feu  propres  à  élever  l'eau  de 
la  Seine  et  à  la  faire  parvenir  dans  des  réservoirs  placés 
à  une  telle  altitude,  qu'il  serait  facile  de  la  diriger  sur 
les  différents  quartiers  de  la  ville.  Restait  l'emplacement 
V.  15 


226  LE  SERVICE  DES  EAUX. 

à  choisir;  ce  fut  la  prévôté  des  marchands  qui  le  déter- 
mina :  elle  désigna  Chaillot, 

La  pompe  à  feu  y  existe  encore,  mais  elle  n'a  plus 
rien  de  commun  avec  la  machine  que  les  Périer  y  avaient 
établie  et  qui  donna  de  l'eau  pour  la  première  fois  dans 
Paris  au  faubourg  Saint-Honoré  en  juillet  1782  ^  Mer- 
cier en  parle  ;  il  admire  et  s'étonne  :  «  La  simple  vapeur 
d'eau  en  ébullition  est  l'agent  du  mouvement  prodigieux 
que  nulle  autre  force  connue  ne  pourrait  produire;  elle 
élève  l'eau  à  110  pieds  au-dessus  des  basses  eaux  de  la 
Seine,  et  fait  monter  en  vingt-quatre  heures  400,000  pieds 
cubes  d'eau,  pesant  28,800,000  livres.  Ainsi  voilà  de 
quoi  abreuver,  laver  et  inonder  à  souhait  tous  les  quar- 
tiers de  la  ville.  »  Malheureusement  l'affaire  était  avant 
tout  financière  ;  les  actions  devinrent  l'objet  d'un  agio- 
tage effréné  ;  les  joueurs  à  la  hausse  et  à  la  baisse  se 
souciaient  fort  peu  des  besoins  de  la  population  qu  on 
laissait  en  souffrance.  Gela  fit  grand  bruit  en  son  temps  : 
Mirabeau ,  payé  par  Galonné ,  attaquait  la  compagnie 
concessionnaire,  Beaumarchais  la  défendait,  et  le  public 
fort  lésé  disait  tout  haut  que  cette  fameuse  pompe  à  feu 
n'était  en  réalité  qu'une  machine  à  pamphlets.  On  revint 
à  l'idée  de  détourner  l'Yvette  par  un  canal  ;  le  5  novem- 
bre 1787,  un  ingénieur  nommé  de  Fer  fut  autorisé  à  exé- 
cuter les  travaux  à  ses  frais;  il  lui  fallait  de  l'argent,  il 
en  chercha  :  mais  avant  qu'il  en  eût  trouvé,  la  Piévolution 
était  survenue  et  avait  mis  tous  ses  projets  à  néant.  A  la 
veille  du  jour  où  le  vieil  état  de  choses  allait  s'écrouler, 
la  compagnie  des  pompes  à  feu  s'écroulait  aussi  cl  était 
obligée  de  céder  son  privilège  à  la  ville  de  Paris  par 
contrat  du  14  avril  1788. 

Jusqu'à  la  fin  du  siècle,  on  ne  tenta  rien  ;  l'esprit  était 

*  On  construisit  en  même  temps  une  pompe  à  feu  au  Gros-Cnillou, 
sur  une  partie  de  l'emplacement  occupé  par  la  Manufacture  des  tabacs; 
j'en  ai  dit  quelques  mots  lorsque  j'ai  parlé  de  celle-ci. 


LE  TEMPS  DE  LA  SOIF.  227 

sollicité  par  des  passions  qui  ne  laissaient  guère  le  loi- 
sir de  s'intéresser  aux  questions  de  salubrité  ;  bien  des 
projets  furent  présentés  cependant,  mais  c'est  à  peine 
s'ils  furent  examinés  avant  d'être  repoussés  et  Paris  en 
était,  sur  presque  tous  les  points,  réduit  à  «  la  sangle  » 
des  porteurs  d'eau  qui  allaient  puiser  l'eau  en  rivière. 
Le  Consulat,  dès  qu'il  fut  établi,  s'occupa  avec  empres- 
sement de  pourvoir  à  tout  ce  qui  était  nécessaire  à  l'ali- 
mentation de  la  grande  ville.  La  question  fut  reprise 
dans  tous  les  détails,  approfondie  par  des  hommes  com- 
pétents, en  dehors  de  toute  ingérence  des  financiers;  les 
projets  qui  avaient  été  mis  en  avant  furent  consultés,  on 
entreprit  des  travaux  topographiques  sérieux,  et  enfin 
on  s'arrêta  à  l'idée  de  dériver  les  rivières  de  la  Beuvronne 
et  de  l'Ourcq  pour  les  amener  à  Paris  par  une  large 
tranchée  à  ciel  ouvert  qui  serait  à  la  fois  aqueduc  et 
canal  de  navigation.  La  prise  d'eau  devait  être  effectuée 
sur  la  lisière  des  départements  de  l'Oise  et  de  l'Aisne, 
au  bief  du  moulin  de  Mareuil,  à  96  kilomètres  de  Paris. 
Le  décret  approbateur  est  du  29  floréal  an  X  (19  mai 
1802).  Un  second  décret  du  1"  vendémiaire  an  XI 
(25  septembre  1802)  prescrit  l'ouverture  des  travaux, 
charge  le  préfet  de  la  Seine  de  les  administrer,  et 
en  confie  l'exécution  aux  ingénieurs  des  ponts  et  chaus- 
sées. 

En  1809,  le  canal,  terminé  jusqu'à  la  Beuvronne,  se 
dégorgeait  dans  le  bassin  de  la  Yillette  nouvellement 
creusé;  10,000  ou  12,000  mètres  cubes  d'eau  potable 
étaient  mis  à  la  disposition  des  Parisiens  '.  Ils  en  profi- 
tèrent dans  une  mesure  que  des  chiffres  officiels  nous 
permettent  d'apprécier.  En  1800,  les  abonnements  d'eau 
rapportaient  à  la  ville  une  somme  annuelle  de  585  francs  ; 

'  Le  projet  né  reçut  une  complète  réalisation  qu'entre  lb:22  et  1830, 
lorsque  les  canaux  de  l'Ourcq,  de  Saint-Denis  et  de  Saint -Martin  eurent 
été  creusés. 


228  LE  SERVICE  DES  EAUX. 

en  1805,  il  y  a  déjà  un  accroissement  notable  :  le  pro- 
duit total  a  donné  4,666  francs  ;  en  1808,  les  conduites 
ont  été  branchées  sur  l'aqueduc  qui  fait  pénétrer  la  Beu- 
vronne  dans  Paris  :  on  perçoit  167,570  francs;  l'usage 
se  répand  ;  des  fontaines  marchandes  sont  construites, 
et  l'encaisse  «  hydraulique  »  de  l'Hôtel  de  Ville  ao- 
cuse  229,253  francs  en  1810.  Malgré  la  modicité  des 
sommes,  c'est  en  dix  années  un  progrès  extraordinaire. 
Les  contingents  réunis  des  sources,  des  pompes  d'é- 
lévation et  du  canal  de  l'Ourcq  ont,  pendant  longtemps, 
à  peu  prés  suffi  aux  exigences  du  groupe  parisien; 
pourtant,  si  nous  en  étions  réduits  là,  nous  nous  trou- 
verions singulièrement  à  plaindre.  Les  efforts  du  temps 
passé  ont  lentement ,  mais  incessamment  produit  de 
bons  résultats;  ceux  qui  ont  été  accomplis  de  nos  jours 
ont  amené  une  révolution  dans  nos  habitudes  ména- 
gères, ils  ont  permis  de  donner  quelque  salubrité  à  nos 
rues,  dont  Mercier  a  dit  que  «  le  pavé  était  le  plus  in- 
fect et  le  plus  immonde  de  toutes  les  villes  du  royau- 
me ».  Ils  ont  détruit^  il  est  vrai,  en  grande  partie,  l'in- 
dustrie des  porteurs  d'eau  qui,  il  y  a  vingt  ans  encore, 
nous  fatiguaient  de  leurs  cris;  en  revanche,  ils  ont  con- 
duit l'eau  dans  nos  demeures  et  l'ont  mise  à  la  portée 
de  tous.  En  étudiant  le  régime  actuel  des  eaux  potables 
de  Paris,  nous  dirons  par  quels  travaux,  souvent  gigan- 
tesques, on  est  arrivé  à  satisfaire,  d'une  façon  presque 
complète,  aux  besoins  des  particuliers,  de  l'industrie 
et  de  l'assainissement. 


II.    —    LES    AQUEDUCS. 

515  miUions  316,000  lilres  d'eau  quotidiens,  mis  actuellement  à  la  dispo- 
sition de  Paris.  —  100  millions  de  litres  arriveront  bientôt.  —  Les 
sources  du  Nord.  —  Le  drainage.  —  Les  pierrées.  —  Variations.  — 
Mauvaise  qualité.  —  Les  regards.  —  La  fontaine  des  Prés-Saint-Gervais. 
—  La  vieille  jauge.        Un  musée  en  formation.  —  L'eau  des  Très- 


LES  AQUEDUCS.  220 

Saint-Gervais  est  jetée  à  l'égout.  —  Les  sources  royales.  —  L'aqueduc 
d'Arcueil.  —  Végétation.  —  Marques  des  tâcherons.  —  Ruine  romaine. 

—  Les  bornes  de  repère.  —  Le  regard  n"  13.  —  Cloître.  —  Efferves- 
cence. —  Trop-plein  jeté  à  la  Bièvre.  —  Deux  aqueducs  l'un  sur  l'autre. 

—  La  Vanne.  —  Souvenirs  insupportables.  —  L'aqueduc  d'Arcueil  pen- 
dant la  guerre.  —  Les  pompes  à  l'eu.  —  Cliaillot.  —  La  machine.  — 
Son  travail  en  vingt-quatre  heures.  —  M.  de  Pourceaugnac.  —  La  prise 
de  rOurcq.  —  Les  grilles.  —  La  chute  des  feuilles.  —  Le  compteur 
hydraulique.   —  L'aqueduc  de  ceinture.  —   Le  regard  de  la  Cordeiie. 

—  La  cunette,  la  banquette,  le  radier.  —  Rhizomorpha  subterranea, 

—  Contraction  du  ciment. —  Caniveau.  —  Goudron  liquide.  —  Rtser- 
voirs  de  l'Ourcq.  —  Dispositions  défectueuses.  —  Le  canal  de  l'Ourcq 
saigné  par  les  Allemands,  en  septembre  1870. 

Paris  emprunte  aujourd'hui  ses  eaux  à  la  Seine,  à 
l'Ourcq,  à  la  Marne,  qui  lui  fournissent  un  volume 
quotidien  de  281,500  mètres  cubes,  —  aux  sources 
d'Arcueil,  de  la  Dhuys,  des  puits  artésiens  de  Grenelle 
et  de  Passy,  qui  donnent  55,600  mètres;  —  il  faut 
ajouter  à  ce  contingent  ce  que  produisent  encore  les 
sources  du  Nord,  qui,  en  moyenne,  peuvent  suer,  — 
c'est  le  vrai  mot,  —  216,000  litres  par  vingt-quatre 
heures.  —  515,516,000  litres  d'eau  potable  sont  donc 
mis  chaque  jour  à  la  disposition  de  la  population  pari- 
sienne, qui  peut  boire,  laver  ses  rues,  nettoyer  ses 
égouts,  faire  ses  blanchissages  et  sa  cuisine,  alimenter 
ses  machines  à  vapeur  fixes  ou  mobiles,  embellir  ses 
jardins,  avoir  des  rivières  factices  et  des  lacs  dans  ses 
promenades,  faire  jaillir  les  gerbes  des  fontaines  mo- 
numentales et  prendre  des  bains  tout  à  son  aise.  Nous 
voilà  bien  loin  déjà  du  temps  où  Mercier  admirait  la 
pompe  à  feu  deChaillot;  mais  nous  n'en  resterons  pas 
là  :  d'immenses  travaux  entrepris  à  la  fin  de  l'hiver 
1867-1868,  interrompus  par  les  événements  de  1870, 
sont  actuellement  poussés  avec  vigueur  et  nous  amène- 
ront dans  quelques  mois  un  renfort  quotidien  de  100 
millions  de  litres  d'eau  de  source  pure  et  limpide. 

Pour  suivre  en  quelque  sorte  un  ordre  chronologi- 
que, il  faut  visiter  d'abord  ce  que  l'on  nomme  les 


230  LE  SERVICE  DES  EAUX. 

sources  du  Nord,  c'est-à-dire  celles  qui  s'écoulent  à 
Bellnville  et  aux  Prés-Saiiit-Gcrvais.  En  réalité,  ce  ne 
sont  point  des  sources  :  c'est  de  l'eau  recueillie  goutte 
à  goutte  au  milieu  des  terrains  qu'elle  traverse.  Les 
moines  de  Saint-Laurent  et  de  Saint-Martin  avaient  re- 
marqué que  la  pluie  tombée  sur  les  coteaux  ne  descen- 
dait pas  tout  entière  dans  les  vallées;  ils  en  conclurent 
que  la  terre  en  absorbait  une  bonne  partie  qui,  péné- 
trant les  coucbes  successives,  se  perdait  à  des  profon- 
deurs où  elle  disparaissait  à  toujours.  Ils  résolurent  de 
réunir  ces  suintements  partiels,  de  prendre  la  source, 
pour  ainsi  dire,  en  formation  et  de  l'arrêter  au  passage 
avant  qu'elle  ait  été  rejoindre  les  nappes  souterraines 
que  nul  alors  ne  savait  atteindre.  Sur  les  hauteurs  sep- 
tentrionales de  Belleville  et  des  Prés-Saint-Gervais,  ils 
construisirent  ce  que  l'on  appelle  des  pierrées,  sorte  de 
conduites  carrées  pour  la  plupart,  bâties  en  moellons 
mal  reliés,  ouvertes  çà  et  là  par  des  fissures  intention- 
nellement ménagées  et  appelées  barbacanes,  qui  per- 
mettent à  l'eau  de  filtrer  à  travers  les  parois,  pour  glis- 
ser jusqu'à  un  petit  canal  dont  le  lit  est  ordinairement 
en  terre  glaise,  —  en  imperméable,  comme  disent  les 
gens  du  métier.  C'est  là  tout  le  système  de  captation, 
qui  est  fort  simple,  mais  qui  aussi  est  très-défectueux. 
Ces  sources  factices,  n'étant  alimentées  que  par  l'hu- 
midité du  sol,  sont,  bien  plus  que  les  sources  naturel- 
les, sujettes  à  des  variations  extraordinaires  ;  avec 
elles,  on  ne  sait  jamais  sur  quoi  compter  :  s'il  a  plu,  la 
terre  saturée  jette  une  grande  quantité  d'eau  dans  la 
pierrée;  si  le  ciel  est  pur,  si  le  vent  du  nord-est  em- 
porte les  nuages  et  brûle  les  terrains,  le  réservoir  est  à 
sec  ou  peu  s'en  faut.  Par  les  hivers  humides,  pendant 
les  mois  de  mars  pluvieux,  la  jauge  des  Prés-Saint- 
Gervais  est  de  250  litres  par  minute  ;  en  été,  elle  dé- 
passe rarement  90,  et  parfois,  dans  les  jours  de  grande 


LES  AQUEDUCS.  231 

sécheresse,  elle  est  tombée  à  40.  L'eau  que  l'on  recueille 
ainsi  n'est  point  irréprochable  :  elle  est  très-chargée 
de  carbonate  et  surtout  de  sulfate  de  chaux;  elle  est 
rèche  à  boire,  impropre  à  la  cuisson  des  légumes, 
qu'elle  durcit,  et  réfractaire  au  savon  ;  c'est  bien  elle 
qui  produit  «  la  maubuée  » . 

De  distance  en  distance,  on  a  élevé  des  regards,  es- 
pèces de  chambres  où  aboutissent  et  d'où  partent  les 
conduites;  l'eau  y  fait  relais  dans  un  bassin  et  s'écoule 
ensuite  vers  la  direction  des  fontaines  qu'elle  doit  des- 
servir. A  Belleville,  elle  chemine  sur  une  gouttière  en 
plomb,  où  elle  laisse  après  elle  un  dépôt  calcaire  adhé- 
rent; les  pierrées  ne  sont  point  belles:  très-basses  de 
voûte,  d'aspect  triste  et  misérable,  elles  ressemblent  à 
de  vieux  égouts;  une  vase  blanchâtre  encombre  les  bar- 
bacanes  et  l'on  ne  sait  guère  où  mettre  les  pieds.  En 
revanche,  on  a  essayé  de  donner  au  regard  une  appa- 
rence monumentale  :  il  a  l'air  d'un  mausolée;  une  sorte 
de  rotonde  à  jour,  soutenue  par  des  colonnettes,  le  sur- 
monte et  lui  a  valu  le  nom  inscrit  au-dessus  de  la  porte  : 
«  la  Lenterne.  »  Il  est  remarquablement  bâti  en  fortes 
pierres  de  taille  qui,  sur  le  toit,  s'agencent  comme 
d'énormes  tuiles;  c'est  massif  et. brutal.  Les  lichens  se 
sont  collés  aux  parois  et  leur  font  un  vêtement  de  deuil. 

Les  regards  des  Prés-Saint-Gervais  sont  construits 
dans  le  même  appareil;  ils  se  dressent  à  mi-côte,  com- 
me des  tombeaux  au  milieu  des  ruines,  car  ils  touchent 
presque  aux  fortifications,  et  ils  sont  entourés  par  les 
décombres  des  maisonnettes  que  l'on  a  démolies  sur  la 
zone  militaire  au  moment  où  les  armées  allemandes 
prenaient  position  sur  les  hauteurs  du  Raincy.  Tous 
ces  regards  ont  subi  parfois  des  réparations  complètes; 
les  plus  importantes  datent  du  siècle  dernier  :  sur  celui 
du  Bernage,  j'ai  lu  la  date  J74o.  Les  eaux  des  Prés- 
Saint-Gervais  sont  centralisées  à  la  fontaine  qui  occupe 


232  LE  SERVICE  DES  EAUX. 

le  milieu  de  la  place  du  village;  elle  porte  une  inscrip- 
tion rappelant  qu'elle  a  été  édifiée  sous  le  règne  de 
Louis  XIllI  (sic),  pendant  que  Le  Féron  était  prévôt  des 
marchands.  Là,  dans  l'intérieur,  après  avoir  gravi  un 
étroit  escalier  de  bois  accolé  à  la  muraille,  on  se  trouve 
dans  la  chambre  de  jauge.  De  petits  bassins  en  plomb 
semi-circulaires,  superposés,  reçoivent  l'eau  et,  par 
une  série  de  chutes  calculées,  lui  rendent  sa  pente  nor- 
male ;  elle  passe  par  des  trous  qui  ont  un  pouce  de  dia- 
mètre et  servent  à  la  mesurer;  quelques  petits  réci- 
pients carrés,  percés  d'une  étroite  ouverture,  représen- 
tant une  ou  deiix  lignes,  déterminent  le  volume  attribué 
à  des  concessions  particulières. 

C'est  la  vieille  jauge  de  nos  pères;  elle  sera  certaine- 
ment remplacée  quelque  jour.  Que  l'on  se  garde  bien 
de  la  détruire  ;  elle  est  un  spécimen  curieux  de  nos. 
anciens  usages,  et,  comme  telle,  elle  doit  trouver  sa 
place  dans  un  de  nos  musées,  dans  ce  musée  dont  tous 
les  éléments  existent  déjà,  disposés  chronologiquement 
par  catégories  admirablement  combinées,  et  qu'il  faut 
espérer  voir  sortir  intact  et  complété  des  chambres 
ignorées  où  il  est  actuellement  relégué  dans  une  vieille 
maison  du  quai  de  Béthune.  Rien  ne  serait  plus  inté- 
ressant que  de  réunir  dans  un  local  spécial  et  approprié 
tous  ces  vieux  témoins  de  notre  histoire  urbaine  '. 

Cette  eau  des  sources  du  Nord,  dont  le  drainage  fut 
célébré  par  nos  ancêtres,  n'est  plus  jugée  digne  de  dés- 
altérer les  Parisiens,  à  qui  l'on  offre  une  boisson  bien 
autrement  pure  et  abondante.  Jadis  on  a  bâti  des  fon- 
taines pour  la  recevoir,  et  nous  avons  vu  que  Fran- 
çois I"  en  sollicitait  quelque  peu  pour  un  de  ses  fa- 


'  Une  partie  des  objets  réunis  quai  de  Béthune,  dans  le  vieil  hôtel 
Bietonvilliers,  a  été  portée  au  musée  municipal  de  Thôtel  Carnavalet; 
une  autre  partie,  que  l'administration  a  jugé  inutile  de  conserver,  a  été 
vendue  aux  enchères  publiques  (1S75). 


LES  AQUEDUCS.  2j3 

voi  is.  Elle  est  bien  déchue  de  son  ancienne  gloire  :  au- 
jourd'hui on  la  jette  à  l'égout.  Elle  a  été  retirée  de  l'a- 
limentation, mais  elle  n'a  pis  été  inutilisée  :  on  la  ré- 
pand dans  nos  rues  au  moment  du  balayage;  elle  nous 
rend  encore  un  grand  service,  car  elle  assainit  la  voie 
publique  en  purifiant  les  ruisseaux,  en  lavant  les  trot- 
toirs et  en  nettoyant  les  pavés.  La  naïade  qui  la  verse 
de  ses  urnes  souterraines  ne  doit  pas  être  humiliée  de 
cette  destinée  nouvelle,  car,  en  feuilletant  les  vieilles 
chroniques  du  pays  des  nymphes,  elle  découvrira  que 
Turgot,  prévôt  des  marchands,  concentra  en  1737  et 
en  4740  toutes  les  eaux  de  Belleville  dans  un  réservoir 
construit  vis-à-vis  la  rue  des  Filles-du-Calvaire,  et  que 
souvent  il  les  faisait  lâcher  dans  le  grand  égout,  qui 
plus  d'une  fois  alors  eut  besoin  d'être  violemment 
balayé  par  un  courant,  rapide  et  profond. 

Les  sources  du  Sud,  celles  que  par  excellence  on  ap- 
pelait autrefois  les  sources  royales,  ont  aussi  bien  perdu 
de  leur  importance;  elles  n'entrent  guère  dans  le  total 
de  la  consommation  parisienne  que  pour  une  moyenne 
d'un  million  de  litres  quotidiens.  Elles  sont  fournies 
par  les  territoires  de  Pauigis,  de  l'Ilay,  de  Cachan,  d'Ar- 
cueil,  et  par  le  drainage  du  sol.  L'aqueduc  qui  nous 
les  apporte,  au  moment  où  il  doit  franchir  la  vallée  de 
la  Bièvre,  prend  un  aspect  grandiose  qui  ne  déparerait 
pas  la  campagne  romaine.  11  fut  construit  par  Salomon 
de  Brosse,  qui  a  fait  œuvre  durable.  Il  a  400  mètres  en 
arcades  et  il  produit  un  effet  imposant  dans  le  paysage. 
Je  me  le  rappelle,  au  temps  de  mon  enfance,  tout  em- 
panaché de  verdure,  habillé  de  lierre  et  fleuri  de  ra- 
venelles; des  ormeaux,  des  frênes,  des  érables  avaient 
trouvé  moyen  de  pousser  sur  le  toit  de  pierre,  en 
avaient  descellé  les  dalles,  entre  lesquelles  ils  glis- 
saient leurs  racines  qui  allaient  boire  au  courant;  sous 
les  arches  on  r.vait  bâti  de  petites  maisons  auxquelles 


234  LE  SERVICE  DES  EAUX. 

les  piliers  servaient  de  façades  latérales  ;  tout  ce  monde 
semblait  vivre  là  en  famille  :  la  nature,  le  monument 
et  les  hommes. 

On  y  mit  bon  ordre  et  l'on  eut  raison,  car  ce  pêle- 
mêle  compromettait  la  construction  elle-même ,  qui  se 
lézardait,  se  désagrégeait  et  parfois,  en  guise  d'avertis- 
sement, laissait  choir  quelque  gravois  sur  la  tête  des 
passants.  De  1854  à  1836,  on  déblaya  l'aqueduc;  on  jeta 
bas  les  bâtisses  parasites,  on  arracha  les  herbes  folles, 
on  abattit  les  arbres  et  l'on  pansa  toutes  les  plaies  que 
le  temps  avait  faites  à  l'édifice  de  Marie  de  Médicis.  Au- 
jourd'hui il  est  fort  propret,  et  si  les  bourrasques  du 
nord  n'avaient  noirci  sa  face  septentrionale,  on  le  croi- 
rait neuf.  Les  parties  contemporaines  de  Salomon  de 
Brosse  se  reconnaissent  facilement  aux  larges  blocs  de 
pierre  équarris  et  assemblés  portant  tous  les  marques 
particulières  des  tâcherons  qui  les  ont  taillés  :  ici  un 
maillet,  là  un  ciseau,  ailleurs  un  compas,  signature 
naïve  de  ceux  qui  ne  savaient  point  écrire. 

Au  fond  de  la  vallée  il  a  22  métrés  d'élévalion  et  sem- 
ble regarder  avec  mépris  la  vilaine  petite  rivière  de 
Bièvre  qui  passe  sous  l'une  de  ses  arcades.  11  ne  suit  pas 
exactement  le  trajet  de  l'aqueduc  de  Julien  dont  un  pan 
de  ruines  est  encore  debout  dans  le  voisinage;  ce  vestige 
de  l'ancienne  conquête  a  résisté  à  tout  ;  le  temps  n'est 
pas  parvenu  à  l'égrener  de  ses  doigts  inflexibles.  11  est 
composé  de  couches  alternatives  de  moellons  et  de  tuiles 
rouges  dont  le  revêtement  est  tombé  ;  à  l'heure  qu'il  est, 
il  ne  sert  plus  que  d'espalier  à  un  lierre  gigantesque  *. 

On  gravit  un  terrain  en  pente  où  végète  un  jardin  po- 
tager ;  le  long  de  la  muraille  on  voit  des  bornes  gerbées 
les  unes  par-dessus  les  autres,  verdies,  moisies,  dévo- 

'  Était-il  enduit  à  l'intérieur  de  ce  fameux  ciment  nommé  vialtha, 
qui,  d'après  les  écrivains  antiques,  était  composé  de  cliaux  vive  pulvé- 
risée et  mêlée  à  du  vin,  du  saindoux,  de  la  poix,  de  la  cire,  de  riiuile 
€t  des  figues? 


LES  AQUEDUCS.  235 

rées  par  les  mousses  :  ce  sont  les  bornes  de  repère  qui 
jadis  indiquaient  le  trajet  des  conduites  souterraines 
dans  les  champs  et  à  travers  les  rues  de  Paris  jusqu'au 
grand  réservoir  de  la  Vieille-Estrapade  ;  on  les  a  arra- 
•cliées  il  y  a  une  trentaine  d'années  et  depuis  cette 
<îpoque  elles  gisent  sans  utilité  à  l'abri  du  grand  aque- 
duc dont  elles  furent  jadis  les  sentinelles  avancées. 
Toujours  marchant  au  milieu  de  plates-bandes  cernées 
de  buis,  on  arrive  à  la  porte  du  regard  n°  15,  qui  est 
situé  à  7,163  mètres  90  centimètres  du  point  de  capta- 
tion  ;  on  ouvre  la  porte  et  l'on  se  trouve  dans  une  cham- 
bre pleine  de  rumeurs  ;  l'eau  y  bruit  avec  des  glouglous 
retentissants.  Un  large  tuyau  en  fonte  rampe  au-dessus 
d'un  petit  canal  taillé  dans  la  pierre  et  escorté  de  deux 
trottoirs;  une  longue  galerie  voûtée,  striée  par  des  jours 
blanchâtres  et  blafards  projetés  à  travers  des  ouvertures 
étroites  comme  des  meurtrières,  s'enfonce  dans  la  nuit 
et  semble  se  briser  tout  à  coup  à  un  angle  éloigné.  C'est 
comme  un  immense  cloître  abandonné  auquel  il  ne 
manque  que  le  silence. 

Je  l'ai  visité  le  15  mars  1873  et  jamais  peut-être  il 
n'avait  été  en  telle  effervescence.  Les  pluies  tombées  en 
abondance  avaient  grossi  les  rivières,  gonflé  les  sources, 
pénétré  le  sol,  et  l'eau  ruisselait  violemment  à  travers 
l'aqueduc;  la  conduite  métallique  d'un  diamètre  de 
50  centimètres,  insuffisante  à  contenir  l'eau  qui  s'y  vou- 
lait précipiter,  laissait  échapper  dans  le  canal  qu'elle 
surmonte  tout  ce  qu'elle  ne  pouvait  accepter.  Celui-ci 
roulait  une  eau  rapidement  entraînée  par  la  pente,  mais 
qui,  malgré  le  courant,  déposait  en  hâte  tous  les  calcai- 
res qui  la  chargent  et  se  faisait  ainsi  un  lit  épais  de 
carbonate  de  chaux.  Ce  canal  servait  donc  de  déversoir 
au  trop-plein  qui  était  considérable,  puisque  la  moyenne 
du  rendement  des  sources  du  Sud  est  de  1,200  litres 
par  minute  et  qu'il  était  alors  de  6,000.  De  mémoire 


^ZO  LE  SERVICE  DES  EAUX. 

d'homme  on  n'avait  vu  un  pareil  volume  cf'eau  glisser 
dans  le  vieil  édifice  de  Salomon  de  Crosse  ;  mais  cette 
eau  que  les  conduites  normales  ne  peuvent  amener  jus- 
qu'à Paris,  que  devient-elle?  Elle  s'en  va  entre  les  bords 
polis  du  canal  jusqu'à  ce  qu'elle  trouve  l'orifice  d'un 
tuyau  de  fonte  vertical,  —  un  dauphin,  —  dans  lequel 
elle  s'engouffre  avec  des  mugissements  d'Encelade 
écrasé;  par  cette  route  à  pic,  elle  tombe  dans  la  Bièvre, 
qui  s'étonne  d'être  baignée  d'une  eau  limpide  à  laquelle 
elle  n'est  point  accoutumée. 

Comme  ces  temples  antiques  sur  lesquels  les  chré- 
tiens ont  bâti  des  églises,  l'aqueduc  d'Arcueil  sert,  en 
plus  d'un  endroit,  de  soubassement  à  une  construction 
gigantesque  qui,  au  point  inférieur  de  la  vallée,  le  dé- 
passe de  18  métrés.  L'heure  n'est  pas  éloignée  où  toutes 
ces  sources  réunies  à  grand'pcine  entendront  passer  un 
fleuve  au-dessus  de  leur  tête  :  100  millions  de  litres  en 
vingt-quatre  heures.  L'aqueduc  d'Arcueil  soutient  l'a- 
queduc de  la  Vanne.  L'œuvre  de  l'architecte  des  Médicis 
porte  l'œuvre  de  nos  ingénieurs.  Très-habilement  ceux-ci 
ont  profité  du  monument  de  Salomon  de  Brosse  pour 
appuyer  l'immense  édifice  qui  guide  à  travers  l'espace 
le  canal  aérien  par  où  les  sources  de  Champagne  doi- 
vent venir  jusqu'à  nous.  Cela  fait  un  aqueduc  à  deux 
étages  dont  les  piliers  ont  parfois  été  obligés  d'aller 
chercher,  au  milieu  de  carrières  exploitées,  des  fonda- 
tions solides  à  15  métrés  de  profondeur.  D'une  montagne 
à  l'autre,  un  kilomètre  d'arcades  s'avance  en  demi- 
cercle  et  franchit  le  val  de  la  Bièvre  comme  une  suite 
d'arcs  de  triomphe.  Cela  grandit  singulièrement  le  pay- 
sage, qui  est  affreux,  nu,  troué  d'excavations,  et  qui 
évoque  d'insupportables  souvenirs.  Voilà  le  fort  de  Mont- 
rouge  effondré  par  les  bombes  ;  voici  la  maison  des  do- 
minicains, qui  ont  été  ce  que  la  Commune  appela  des 
otages. 


LES  AQUEDUCS.  237 

L'aqueduc  a  eu  aussi  son  petit  rôle  pendant  la  guerre. 
Le  '20  septembre  1870,  l'eau  cessa  d'y  couler  et  pendant 
toute  la  période  d'investissement  les  conduites  furent  à 
sec.  Les  Allemands  l'avaient  barré  sur  le  territoire  de 
Fresnes,  au  regard  n°  4,  où  correspond  une  concession 
particulière  dirigée  sur  Berny;  un  très-fort  mur  en 
briques  et  en  ciment,  —  très-bien  bâti,  car  on  eut 
quelque  peine  à  le  démolir,  —  força  l'eau  à  changer  de 
cours;  elle  se  répandit  sur  la  grand'route  et  alla  se 
perdre  dans  la  Bièvre;  le  27  févjcier  1871,  le  dégât  était 
réparé  et  les  sources  de  Rungis  rentraient  à  Paris  à  dix 
heures  du  matin  par  leur  chemin  ordinaire. 

Pendant  le  siège ,  l'eau  ne  nous  a  point  manqué ,  les 
pompes  à  feu  de  la  Seine  ont  travaillé  sans  relâche  ;  il 
en  existe  six  aujourd'hui  :  au  Port-à-l'Anglais,  à  Mai- 
sons-Alfort,  au  quai  d'Auslerlitz,  à  Auteuil,  à  Saint-Ouen 
et  à  Chaillot  ;  celle-ci  est  l'aïeule  ;  c'est  une  machine  à 
vapeur  :  elle  attire  l'eau,  mais  n'en  contient  pas.  Une 
petite  maison  basse  et  trapue,  qui  se  ressent  du  goût  de 
l'époque,  est  assise  en  contre-bas  du  quai  de  Billy  et 
renferme  quelques  bureaux  d'administration.  Une  vaste 
cour  où  s'élèvent  des  monceaux  de  houille  est  occupée 
sur  un  des  côtés  par  une  construction  garnie  d'un  large 
vitrage;  c'est  la  demeure  de  la  machine,  qui  ne  ressem- 
ble guère  à  celle  dont  les  frères  Périer  se  servaient  jadis. 
La  machine  est  double,  ou,  pour  mieux  dire,  il  y  en  a 
deux,  isolées  l'une  de  l'autre,  agissant  indépendamment 
et  alimentées  spécialement  par  trois  foyers  qui  mettent 
en  œuvre  pour  chacune  d'elles  150  chevaux- vapeur.  A 
regarder  l'énorme  piston  monter,  faire  un  temps  d'ar- 
rêt comme  s'il  se  reposait  après  un  effort,  et  redescen- 
dre dans  sa  gaîne  de  métal,  on  comprend  promptement 
le  jeu  du  mécanisme.  Le  piston,  relevé  par  l'action  du 
balancier  obéissant  à  la  vapeur,  fait  le  vide  dans  un  tube 
communiquant  avec  la  rivière  et  où  l'eau  se  précipite  ; 


238  LE  SERVICE  DES  EAUX. 

pour  laisser  à  celle-ci  le  nombre  de  secondes  nécessaires 
à  l'ascension,  il  reste  un  moment  immobile  ;  puis,  en- 
traîné par  son  propre  poids,  qui  est  de  36,000  kilo- 
grammes, il  glisse  verticalement  en  repoussant  l'eau 
avec  une  telle  puissance  qu'il  la  chasse  jusqu'aux  grands 
réservoirs  de  Passy,  situés  entre  l'avenue  d'Eylau  el 
l'avenue  du  Roi-de-Rome. 

La  machine  travaille  jour  et  nuit  :  lorsque  je  l'ai  vi- 
sitée, le  procès-verbal  indiquait  que,  pendant  les  der- 
nières vingt-quatre  heures,  elle  avait  brûlé  11,700  kilo- 
grammes de  charbon,  donné  11,248  coups  de  piston, 
et  que  sa  «  montée  »  avait  été  de  21,709  mètres  cubes 
d'eau.  En  la  voyant  fonctionner,  il  est  bien  difficile  de 
se  défendre  d'une  comparaison  saugrenue  :  son  action 
est  tellement  identique  à  celle  d'un  instrument  très-pro- 
saïque, qu'on  ne  peut  s'empêcher  de  penser  que  si,  dans 
le  pays  des  géants,  on  représentait  les  pièces  de  Molière, 
ce  serait  un  excellent  accessoire  pour  jouer  Monsieur  de 
Pourceau gnac. 

Il  n'est  pas  besoin  de  machines  à  vapeur  pour  aspirer 
rOurcq  et  la  jeter  dans  nos  réservoirs;  elle  y  vient  na- 
turellement dans  le  lit  que  Girard  a  creusé  pour  elle. 
C'est  au  bassin  de  la  Villette,  à  côté  des  grands  bateaux 
amarrés  aux  quais,  que  la  prise  s'effectue.  L'eau,  avant 
de  pénétrer  dans  le  canal  particulier  qui  lui  est  réservé 
et  la  conduit  au  point  où  elle  prend  direction,  est  forcée 
de  passer  à  travers  des  «  grilles  » ,  sortes  de  tamis  à 
mailles  moyennes  en  fil  de  fer  dont  le  cadre  a  précisé- 
ment la  dimension  de  la  baie  d'entrée  ;  de  cette  façon, 
elle  est  non  pas  filtrée,  mais  purgée  des  éléments  les 
plus  grossiers  qu'elle  charrie  avec  elle;  en  temps  ordi- 
naire, les  grilles  sont  changées  trois  fois  par  jour;  à 
voir  les  chiens  crevés,  les  débris  de  légumes,  les  im- 
mondices de  toutes  sortes  qui  s'accumulent  près  du  bar- 
rage, on  trouve  que  la  précaution  n'est  pas  superflue  ; 


LES  AQUEDUCS.  239 

mais  à  certaines  époques  de  l'année,  aux  moments  de  la 
fenaison  et  de  la  chute  des  feuilles,  il  y  a  là  une  équipe 
d'employés  qui  se  relayent  le  jour  et  la  nuit,  car  c'est 
de  demi-heure  en  demi-heure  qu'il  faut  relever  les 
grilles,  sans  cela  elles  seraient  oblitérées  par  les  détri- 
tus végétaux,  puis  rompues  par  le  poids  de  ceux-ci,  et 
ne  livreraient  passage  qu'à  une  eau  devenue  prompte- 
ment  putride  et  malsaine. 

L'eau  de  l'Oiircq,  après  avoir  franchi  un  court  canal 
couvert,  apparaît  dans  un  bassin  carré,  fermé  avec  des 
vannes  et  muni  d'une  lourde  roue  à  amples  palettes. 
C'est  le  compteur  hydraulique  ;  nous  n'en  sommes  plus 
à  la  jauge  des  Prés-Saint-Gervais.  On  a  calculé  qu'il  est 
nécessaire  que  11,200  litres  d'eau  passent  sous  la  roue 
pour  faire  faire  à  celle-ci  une  révolution  complète.  On 
lève  la  vanne,  l'eau  suit  sa  pente.  La  roue  est  mise  en 
mouvement,  un  bras  de  fer  articulé,  emmanché  au 
moyeu,  fait  jaillir  dans  un  tableau  accroché  à  la  mu- 
raille un  numéro  toutes  les  fois  qu'un  tour  est  révolu. 
Si  l'on  calcule  le  nombre  de  secondes  et  la  quantité 
connue  d'eau  exigée  pour  un  tour  de  roue,  on  obtient 
facilement  la  jau^e  de  vingt-quatre  heures. 

En  sortant  de  l'établissement  de  la  Yillette,  l'Ourcq  se 
dirige  par  une  condidte  sous  terre  vers  le  faubourg  Saint- 
Martin,  et  par  l'aqueduc  de  ceinture  sur  les  réservoirs  de 
Monceaux.  Cet  aqueduc  n'apparaît  jamais  au-dessus  du 
sol  ;  il  suit  la  rue  de  l'Aqueduc,  la  place  Roubaix,  l'avenue 
Trudaine,  la  rue  de  Laval,  la  rue  de  Douai;  là  il  remonte 
vers  la  place  Clichy  et  gagne  «l'épanouissement»  par  le 
boulevard  des  Batignolies.  Lorsque  l'on  est  rue  Lafayette, 
sur  ce  pont  qui  domine  le  rail-way  de  Tiist,  on  le  voit 
très-nettement  passer  au-dessus  de  la  voie  dans  une  forte 
cage  de  pierre  appuyée  sur  des  poutres  de  ï^n\  Du  point 
de  départ  au  point  d'arrivée,  il  mesure  4,208  mètres  59. 
11  faut  y  descendre  par  le  regard  de  la  Gorderie  qui  s'ou- 


240  LE  SERVICE  DES  EAUX. 

vre  au  fond  d'une  cour,  dans  la  rue  Lafayette.  Il  n'est 
plus  tel  qu'il  était  au  commencement  de  ce  siècle.  Girard 
l'avait  construit  en  pierres  meulières  reliées  à  la  chaux 
hydraulique;  de  nos  jours  on  en  a  abandonné  l'ancien 
tracé,  on  l'a  élargi  sur  les  trois  quarts  du  parcours,  et  on 
l'a  revêtu  d'un  bel  enduit  inaltérable;  il  a  l'air  d'être  en 
stuc  grisâtre.  On  peut  s'y  promener,  et  j'y  ai  fait  une 
longue  course. 

L'eau  coule  dans  un  petit  canal,  qui  est  la  cunette; 
celle-ci  est  accostée  par  un  trottoir  qu'on  nomme  la  ban- 
quette et  où  l'on  trouve  assez  de  place  pour  mettre  les 
pieds  d'aplomb.  On  y  va  dans  la  nuit;  la  lueur  d'une  lan- 
terne ou  d'un  rat-de-cave  brille  sur  l'humidité  des  voûtes 
et  tire  des  reflets  argentés  de  l'eau  qui  va  lentement  sur 
le  lit  qu'on  lui  a  préparé  et  qu'on  appelle  le  radier.  Le 
bruit  des  voitures  qui  passent  au-dessus  retentit  lugu- 
brement comme  les  roulements  d'un  tonnerre  lointain. 
C'est  d'une  propreté  extrême  ;  l'eau  est  nette,  les  murail- 
les sont  en  sueur;  nulle  ordure,  nul  animal;  c'est  mort; 
la  lumière  n'éclaire  qu'un  cercle  trés-restreint;  au  deL'i 
et  en  deçà,  tout  disparaît.  La  vie  obscure  des  crypto- 
games s'y  développe  cependant,  mais  seulement  dans  les 
parties  nouvellement  réparées.  Sur  les  parois,  on  aper- 
çoit à  certaines  places  une  sorte  de  nœud  central,  brun 
sombre,  plat,  et  d'où  s'élancent  des  ramifications  fili- 
formes si  parfaitement  appliquées  au  revêtement,  qu'il 
est  impossible  de  les  en  détacher  et  qu'elles  semblent 
en  faire  partie;  on  dirait  une  araignée  végétale  qui  au- 
rait tissé  là  une  trame  circulaire  pour  une  toile  en  soie 
noire.  Celte  plante  singulière,  qui  aime  l'obscurité, 
l'humidité  et  le  ciment  neuf,  qui  affecte  des  attitudes 
baroques  et  multiplie  tellement  ses  minces  ramures  que 
celles-ci  font  tache  sur  la  muraille,  est  tout  simplement 
un  champignon,  le  Rhizoniorpha  subterranea. 

Quoique  la  température  soit  en  général  peu  variable 


LES  AQUEDUCS.  241 

dans  ces  longues  galeries  souterraines,  celle  de  l'eau 
subit  cependant  quelquefois  des  soubresauts  assez  vifs, 
—  de  26  degrés  à  0,  —  ce  qui  suffit  pour  produire  dans 
le  ciment  des  contractions,  et  par  conséquent  des  fissu- 
res. Or  nul  n'ignore  qu'un  vase  fêlé  laisse  échapper  l'eau 
qu'il  contient  ;  il  faut  donc  réparer  en  toute  hâte  l'aque- 
duc. On  use  alors  d'un  moyen  fort  ingénieux  :  au  lieu 
de  refaire  la  paroi  détériorée,  on  y  creuse  un  caniveau 
intérieur  en  briques  que  l'on  conduit  à  même  hauteur 
dans  la  paroi  placée  vis-à-vis  ;  cela  fait  une  sorte  d'arc 
creux  qui  passe  sous  la  cunette  ;  par  l'une  des  ouvertu- 
res on  verse  du  goudron  liquide  qui  prend  niveau  et 
oblitère  la  fissure.  L'eau  coule  donc  de  nouveau  sur  un 
corps  absolument  imperméable  et  gagne  ainsi  sans  dé- 
perdition les  larges  bassins,  où  elle  se  repose  avant 
d'être  distribuée  dans  les  différents  quartiers  de  la  ville. 

L'Ourcq  aboutit  à  l'angle  de  la  rue  du  Rocher  et  du 
boulevard  des  Batignolles,  dans  deux  vastes  réservoirs 
accolés  qui  jaugent  facilement  9,000  mètres.  La  con- 
struction en  est  vicieuse,  car  ils  sont  à  ciel  ouvert;  l'eau 
y  subit  toute  sorte  de  mauvaises  influences,  elle  peut  y 
geler  en  hiver,  y  tiédir  en  été  ;  la  poussière  y  arrive  à 
Ilots  par  les  vents  d'est;  le  voisinage  d'une  gare  de  che- 
min de  fer  lui  envoie  des  escarbilles  et  de  la  suie  ;  par- 
fois elle  «  surit  » ,  se  couvre  de  pointillés  verdâtres  et  ne 
tarderait  pas  à  être  envahie  par  des  végétations  de  mau- 
vais aloi  si  l'on  n'y  veillait  attentivement.  Aussi  les  ré- 
servoirs de  Monceaux  exigent  des  soins  incessants.  Tous 
les  deux  ou  trois  mois,  il  faut  les  mettre  à  sec  ;  on  en 
jette  le  contenu  dans  un  égout  à  l'aide  d'une  vanne  de 
communication;  on  récure  les  bassins,  on  les  débarrasse 
des  dépôts  qui  les  encombrent,  puis  on  ramène  l'eau,  et 
c'est  bientôt  à  recommencer. 

Pendant  le  siège,  l'Ourcq  nous  manqua  ;  le  25  sep- 
tembre 1870,  il  n'y  avait  plus  assez  d'eau  dans  le  comp- 
V.  16 


242  LE  SERVICE  DES  EAUX. 

leur  hydraulique  pour  agir  sur  la  roue.  L'eau  cessa  de 
venir;  le  canal  avait  été  saigné  par  les  Allemands  dans 
la  forêt  de  Bondy  ;  mais  nous  avions  d'autres  ressources 
sous  la  main.  L'aqueduc  de  ceinture  et  les  réservoirs  de 
Monceaux  furent  alors  alimentés  par  les  eaux  de  la  Seine, 
de  la  Marne  et  du  puits  artésien  de  Passy.  Le  service  de 
rOurcq  put  être  rétabli  en  partie  le  5  février  1871,  mais 
il  ne  reprit  une  régularité  normale  que  pendant  le  mois 
de  mars. 


III.   —   LES    RESERVOIRS. 

Puits  artésien  de  Grenelle.— Premier  coup  desonde  donné  le24décembre 
1833.  —  Monsieur  Mulot  père  et  fils.—  Les  accidents.  —  26  lévrier  1841, 

—  27  degrés  de  chaleur.  —  Château  d'eau  de  la  place  Breteuil.  — 
Ébranlement.  —  Soufre.  —  Appauvrissement.  —  Le  puits  de  Passy.  — 
On  fore  deux  nouveaux  puits,  à  la  Bulte-aux-Cailles,  à  la  Chapelle.  — 
Éboulement.  —  Outillage.  —  Progrès.  —  La  caracole.  —  L'enfance  de 
l'art.  —  But  des  grands  travaux  hydrauliques  de  notre  temps.  —  Les 
sources  de  la  Dhuis  et  de  la  Vanne.  —  Le  trajet  de  la  Dhuis.  —  Ménil- 
montant.  —  La  prairie.  —  Les  hublots.  —  Grotte  en  rocaille.  —  La 
rivière.  —  La  bavarde.  —  La  Dhuis  cesse  d'arriver  le  to  septembre 
-1870.  —  Angoisses.  —  L'œuvre  est  intacte.  —  Retour  de  la  Dhuis  à 
Paris.  —  Le  palais  des  eaux  tranquilles.  —  Le  réservoir  souterrain  de 
la  Dhuis.  —  Deux  hectares.  —  624  piliers. —  Température  invariable. 

—  Deux  bassins.   —  L'escalier.  —  Surprise.  —  Réservoir  de  la  Marne. 

—  Deux  lacs  supeiposés.  —  Œuvre  unique.  —  Les  deux  réservoirs 
séparés  par  une  voûte  de  40  centimètres  d'épaisseur.  —  Monsieur 
Delgrand. 

Sous  le  gouvernement  de  Louis-Philippe,  toutes  les 
eaux  dont  nous  venons  de  parler  ne  semblèrent  pas  suf- 
fisantes à  l'alimentation  régulière  de  Paris,  et  l'on  se 
résolut  à  en  capter  d'autres;  mais  cette  fois,  loin  de 
s'adresser  à  des  rivières  ou  à  des  sources  connues,  on 
voulut  aller  chercher  les  eaux  qui,  s'infiltrant  sur  les 
hauts  plateaux  de  la  Champagne,  forment  un  fleuve  sou- 
terrain coulant  au-dessous  de  la  cuvette  où  Paris  est 
assis.  On  décida  qu'on  forerait  un  puits  artésien;  Arago 
affirmait  qu'on  atteindrait  la  nappe  jaillissante  sans  d'in- 


LES  RESERVOIRS.  243 

surmontables  difficultés.  L'emplacement  désigné  fut  la 
cour  des  abattoirs  de  Grenelle.  M.  Mulot,  chargé  de 
l'opération,  donna  le  premier  coup  de  sonde  le  24  dé- 
cembre 1855.  Les  savants  n'hésitaient  point.  La  théorie 
géologique  leur  prouvait  qu'on  réussirait  ;  mais  il  n'en 
fut  pas  de  même  du  public,  qui  n'avait  pas  assez  de  rail- 
leries pour  l'œuvre  entreprise.  M.  Mulot  eut  beau  décla- 
rer, dès  le  principe,  qu'il  lui  faudrait  traverser  au  moins 
400  métrés  de  couches  de  terrain  avant  de  rencontrer 
l'eau,  l'on  riait  de  sa  persévérance,  de  ce  que  l'on  nom- 
mait son  entêtement,  et  l'on  ne  se  gênait  pas  pour  tour- 
ner en  dérision  «  l'aveuglement  ministériel  qui  sacri- 
fiait le  budget  de  la  France  à  des  chimères  ».  Le  théâtre 
s'en  mêla  et,  dans  une  revue  de  fin  d'année,  le  principal 
personnage  se  nommait  Monsieur  Mulot  père  et  fils. 

Le  travail  avançait  cependant,  mais  non  sans  peine, 
et  il  fallut  bientôt  compter  avec  les  accidents  qui  se 
produisirent  et  furent  d'autant  plus  graves  que  la  pro- 
fondeur était  plus  grande.  Au  mois  de  mai  1857,  comme 
on  était  déjà  arrivé  à  une  profondeur  de  580  mètres, 
qu'on  avait  traversé  les  terrains  de  transport,  le  calcaire 
à  moellons,  et  que  l'on  se  trouvait  au  milieu  d'un  énorme 
banc  de  craie  compacte  mêlée  de  silex,  un  bout  de  tige  de 
80  mètres  portant  la  cuiller  de  forage  se  détacha  et  tomba 
au  fond  du  puits.  Il  fallut  retirer  ce  débris,  qui  s'était 
rompu  en  plusieurs  fragments  dans  sa  chute.  On  n'y 
réussit  qu'en  taraudant,  —  tarauder,  c'est  faire  un  pas 
de  vis,  —  l'un  après  l'autre  tous  les  morceaux  de  fer,  et 
en  les  vissant  à  l'aide  d'une  tige  «  femelle  »  correspon- 
dante. Il  ne  fallut  pas  moins  de  quinze  mois  pour  me- 
ner à  bien  une  telle  besogne,  à  tâtons,  par  1,140  pieds 
de  profondeur.  On  était  parvenu  à  548  mètres,  malgré 
d'autres  accidents  qui  auraient  découragé  un  homme 
moins  convaincu  que  Mulot;  le  public  continuait  à  haus- 
ser les  épaules,  lorsque  le  26  février  1841,  après  un 


244  LE  SERVICE  DES  EAUX. 

labeur  de  huit  années,  la  sonde  tomba  tout  à  coup.  Était- 
ce  encore  un  nouveau  malheur,  qui  cette  fois  serait 
peut-être  irréparable?  Non;  c'était  l'eau,  qui  lentement 
monta  à  travers  le  tube  et  s'élança  toute  fumante  à  une 
hauteur  de  soixante  pieds.  La  victoire  restait  aux  prévi- 
sions de  la  science  et  à  la  courageuse  perspicacité  des 
ingénieurs*. 

La  source,  à  son  apparition  à  la  lumière,  avait  une 
température  exacte  de  27°, 67.  Ce  fut  un  succès  qui  dé- 
généra vite  en  engouement  ;  on  se  mit  à  rêver  d'eaux 
thermales,  bienfaisantes  à  toutes  maladies  :  aux  raille- 
ries avait  succédé  un  enthousiasme  que  fort  heureu- 
sement l'on  n'écouta  pas,  car  chacun  proposait  de  nou- 
veaux forages.  Un  regard  solidement  construit  couvre 
l'emplacement  où  la  source  même  a  jailli;  l'eau,  captée 
dans  une  conduite,  est  dirigée  à  quelques  pas  de  là  au 
milieu  de  la  place  Breteuil,  où  elle  trouve  deux  tuyaux 
placés  verticalement  et  dans  lesquels  elle  s'engage  pour 
épuiser  sa  force  d'ascension. 

Ce  château  d'eau,  tout  le  monde  le  connaît  ;  il  est  en 
fonte,  s'élève  à  une  hauteur  de  42"\85,  est  couronné 
d'une  sorte  de  coupole  ornée  de  trois  galeries  circulaires 
à  pans  coupés,  accosté  d'un  escalier  en  vrille  et  posé 
sur  un  large  socle  de  pierres  de  taille  ;  avec  de  grandes 
prétentions  à  la  légèreté,  c'est  fort  lourd  et  tout  à  fait 
disgracieux  ;  cela  ressemble  à  ces  chefs-d'œuvre  de 
confiserie  qu'on  appelle  des  pièces  montées.  Lorsque 
l'on  pénétre  dans  le  monument,  on  reste  surpris  de  voir 
que  les  voussures  du  spacieux  caveau  qui  forme  l'inté- 
rieur du  soubassement  sont  disjointes,  et  que  le  ciment 
dont  on  essaye  de  les  relier  entre  elles  ne  cache  guère 
récartement  dont  elles  sont  séparées.  C'est  que  le  vent, 

*  M.  Mulot  est  décédé  le  11  avril  1872;  jusqu'au  jour  de  sa  mort,  il 
touclin  une  pension  de  trois  mille  francs  qu'une  délibération  du  conseJ) 
munici^ial  de  l'aiis,  en  date  du  15  mars  1841,  lui  avait  attribuée. 


LES  RÉSERVOIRS.  245 

lorsqu'il  souffle  avec  violence,  fait  osciller  cet  immense 
tire-bouchon,  qui  pèse  100,000  kilogrammes,  et  qu'un 
tel  poids  mobilisé  suffit  à  ébranler  les  bases  les  plus 
solides.  Cela  du  reste  n'a  rien  d'inquiétant,  et  il  faudra 
probablement  quelques  siècles  avant  que  tout  cet  écha- 
faudage en  fer  s'abatte  par  un  jour  d'orage. 

Le  bassin  qui  reçoit  la  source  souterraine  est  à 
41"", 75  au-dessus  du  sous-sol.  L'eau  y  arrive  belle, 
limpide,  en  une  large  nappe  qui  ressemble  à  un  im- 
mense diamant  cabochon.  Elle  est  très-agréable  au 
toucher,  tiède  et  comme  savonneuse  ;  mais  elle  dégage 
une  odeur  très-accentuée  d'hydrogène  sulfuré.  La  vas- 
que qui  la  reçoit  est  tapissée  d'une  sorte  de  crème  jau- 
nâtre qui  est  du  soufre.  L'eau  en  contient  une  portion 
appréciable  dont  elle  se  débarrasse  dans  ce  récipient, 
où  elle  prend  aussi  la  quantité  d'oxygène  qui  lui  est 
nécessaire  ;  elle  redescend  par  deux  tuyaux  qui  la  mè- 
nent dans  des  conduites  aboutissant  aux  réservoirs  de  la 
Vieille-Estrapade,  où  elle  n'arrive  jamais,  car  les  bran- 
chements particuliers  la  prennent  au  passage.  Le  volume 
était  considérable  au  début,  mais  le  puits  ne  donne 
guère  actuellement  que  574  mètres  cubes  par  jour,  ce 
qui  est  fâcheux,  car  l'eau  qu'il  produit  est  excellente  et 
d'une  douceur  incomparable.  La  nappe  souterraine  où  le 
tubage  va  la  chercher  n'a  point  diminué  d'imporfance, 
mais  M.  Constant  Say  y  a  fait  un  emprunt  en  lorant  le 
puits  de  sa  raffinerie  du  boulevard  de  la  Gare,  et  le  puits 
artésien  du  bois  de  Boulogne  s'y  abreuve,  de  sort;^  que 
le  puits  de  Grenelle  se  trouve  appauvri  par  ses  voisins. 
Que  lui  rcstera-t-il  lorsque  les  puits  commencés  auront 
rencontré  l'eau  ? 

Le  puits  de  Passy,  qui  a  586"", 50  de  profondeur,  four- 
nit 500  à  600  mètres  en  vingt-quatre  heures.  Il  a  de- 
mandé bien  des  travaux  :  de  septembre  ]  855  jusqu'au 
24  septembre  1861,  l'opération  ne  marcha  pas  toujours 


246  LE  SERVICE  DES  EAUX. 

toute  seule  ;  l'eau,  à  une  lempérature  de  28  degrés  1/2, 
est  exclusivement  réservée  à  l'alimentation  des  rivières 
vaseuses  du  bois  de  Boulogne. 

Aujourd'hui,  deux  puits  artésiens  nouveaux  sont  en 
train  :  l'un,  sur  la  Butte-aux-Cailles,  est  arrivé  à  une 
profondeur  de  556  mètres  ;  l'autre,  à  la  Chapelle,  place 
Hébert,  est  à  677  mètres.  Pour  ce  dernier  on  est  tombé 
dans  une  vallée  souterraine  ;  on  espère  rencontrer  à 
700  mètres  la  nappe  d'eau  de  Grenelle,  et  à  720  la  nappe 
d'eau  plus  profonde  que  l'on  cherche;  on  pense  même 
pénétrer  plus  bas  encore,  jusqu'aux  terrains  jurassiques  ; 
le  volume  d'eau  que  l'on  obtiendrait  alors  pourrait  bien 
dépasser  toutes  les  prévisions.  Voici  longtemps  que  l'on. 
y  travaille  :  l'installation  préparatoire  date  du  6  mai 
1865  ;  le  premier  coup  de  forage  a  été  donné  le  1"  juin 
1865,  et  l'ouest  aujourd'hui  (avril  lS75j  occupé  à  des- 
cendre des  tubes  pour  vaincre  un  éboulement  qui  s'op- 
pose momentanément  à  ce  que  l'on  passe  outre  et  qu'on> 
a  vainement  cherché  à  broyer  pendant  trois  mois. 

L'outillage  qui  agit  dans  le  puits  pèse  seul  24,000 
kilogrammes ,  soulevés  à  chaque  pulsation  d'une  petite 
macliinede  26  chevaux;  ce  moteur  m'a  paru  bien  faible 
pour  porter  une  telle  masse  à  bras  tendus.  On  se  fait  un 
jeu  actuellement  des  difficultés  qui  arrêtaient  Mulot; 
l'art  du  forage  artésien  a  fait  d'immenses  progrés,  et,  à 
telle  profondeur  que  ce  soit,  on  opère  avec  autant  de 
précision  que  si  l'on  était  à  découvert  et  de  niveau.  Un. 
contre-maitre  me  disait  en  plaisantant  :  «  A  600  mètres, 
nous  pouvons  raser  un  homme  sans  le  blesser.  »  Cela  est 
exagéré,  mais  on  accomplit  de  véritables  tours  de  force. 
Quand  une  tige  se  détache  et  tombe  au  fond  de  la  longue 
gaine  circulaire,  on  ne  cherche  pas  à  la  ressaisir  à  tâtons 
comme  autrefois,  avec  des  pinces;  on  procède  scienti- 
fiquement :  de  la  cire  appliquée  sur  un  disque  moule 
«  l'accident   »  de   façon  à  reproduire  l'obstacle  qu'il. 


LES  RÉSERVOIRS.  247 

faut  vaincre  et  à  indiquer  la  manière  d'opérer  à  coup 
sûr.  Il  y  a  là,  pour  cet  objet,  des  instruments  de  secours 
qui  ont  des  formes  inaccoutumées,  —  l'un,  qui  a  quatre 
maips  de  fer  agissant  d'ensemble  pour  ramasser  un 
fragment  d'appareil  détaché,  —  un  autre,  qu'on  nomme 
la  caracole,  qui  saisit  avec  certitude  au-dessus  du  bour- 
relet une  tige  brisée  et  la  rapporte.  Je  parlai  aux  hom- 
mes d'équipe  du  taraudage  célèbre  de  Mulot  ;  ils  ont 
souri  et  m'ont  répondu  :  C'est  l'enfance  de  l'art!  Tous 
ces  procédés  n'étonnent  guère  les  ingénieurs  qui  les 
ont  inventés,  mais  il  est  difficile  à  un  profane  de  ne 
point  les  admirer. 

Les  grands  travaux  hydrauliques  de  notre  temps  ont 
eu  pour  but  de  donner  aux  Parisiens  de  l'eau  de  source 
à  boire,  eau  très-pure,  choisie  avec  discernement,  cap- 
tée à  l'endroit  même  où  elle  sort  de  terre,  et  tenue, 
par  conséquent,  à  l'abri  de  toute  influence  pernicieuse. 
On  a  fait  de  longues  études,  de  nombreux  essais,  on  a 
dégusté,  analysé  bien  des  eaux  diverses,  et  l'on  s'est 
enfin  arrêté  au  projet  de  dériver  la  source  de  la  Dhuis 
en  la  prenant  à  Pargny,  dans  le  département  de  l'Aisne, 
et  les  sources  qui  forment  la  Vanne,  rivière  qui  sort  du 
déparlement  de  l'Aube  pour  aller  tomber  dans  l'Yonne 
auprès  de  Sens  ^;  les  sources  de  la  Dhuis  et  de  la  Vanne 
offraient  cette  condition  indispensable  d'être  situées  à 
une  altitude  qui  leur  permettait  d'arriver,  en  suivant 
une  pente  pour  ainsi  dire  naturelle,  sur  un  des  points 
culminants  de  Paris,  d'où  il  ne  resterait  plus  qu'à  les 
faire  parvenir  dans  la  ville. 

Les  décrets  du  4  mars  1862  et  du  19  octobre  1866, 
qui  ordonnaient  l'expropriation  pour  cause  d'utilité  pu- 
blique des  terrains  que  les  aqueducs  devaient  traverser. 

Les  sources  qui  donnent  naissance  à  la  Vanne  sont  au  nombre  de 
onze  :  la  Souillarde,  Arinenlièrcs,  Bimede  Cerilly,  Flacy,  Chigy,  le  Maroy, 
Saint-Pliilibert,  Malhortie,  Caprais-Roy,  Theil  et  INoé. 


248  LE  SERVICE  DES  EAUX. 

soulevèrent  des  objeclions  sans  nombre  de  la  part  des 
populations  qui  se  disaient  ou  se  trouvaient  lésées.  Des 
péliiions  très-vives  furent  adressées  au  Sénat,  qui,  après 
discussion  publique,  estima  qu'il  n'y  avait  pas  lieu,  d'en 
tenir  compte.  La  Vanne  est  à  173  kilomètres  83  mètres 
de  Paris;  les  travaux  sont  en  partie  achevés,  et,  en  vi- 
sitant l'aqueduc  d'Arcueil,  nous  avons  vu  quelle  gran- 
diose apparence  ils  revêtent  parfois.  La  Dhuis  est  moins 
éloignée,  mais  elle  est  cependant  encore  aune  distance 
de  130  kilomètres.  Nous  la  buvons,  car  elle  a  fait  son 
entrée  solennelle  à  Paris  le  15  août  1865.  Pour  arriver 
jusqu'à  nous,  elle  traverbr»  104,178  mètres  d'aqueduc 
en  tranchée,  9,572  mètres  d'aqueduc  souterrain  et 
47,150  mètres  de  siphons  en  fonte.  Elle  aboutit  aux  ré- 
servoirs de  iMénilmontanf,  creusés  sur  la  hauteur,  près 
de  la  rue  Ilaxo  de  sinistre  mémoire,  à  côté  de  l'ancien 
parc  Saint-Fargeau,  oii  Chappe  fit  les  premières  et  con- 
cluantes expériences  de  télégraphie  aérienne.  Cette  col- 
line est  affreuse,  couverte  de  masures,  mal  percée  de 
chemins  bordés  de  haies,  d'aspect  misérable  et  déplai- 
sant. 

On  franchit  une  porte  et  l'on  se  trouve  dans  une  prai- 
rie, large  plateau  d'où  la  vue  embrasse  un  immense 
paysage  sillonné  d'un  ruban  d'argent  qui  est  la  Seine. 
Sur  l'herbe  drue  nul  arbre  n'a  poussé,  mais  çà  et  là,  à 
des  distances  régulières,  on  aperçoit  de  grandes  pla- 
ques en  verre  très-épais,  serties  dans  un  cadre  circu- 
laire en  pierre  :  ce  sont  des  hublots,  fenêtres  qui  lais- 
sent parvenir  un  peu  de  jour  à  l'eau  de  la  Dhuis,  car 
cette  prairie  verdoie  sur  la  voûte  même  du  réservoir, 
auquel  elle  sert  de  toiture.  Une  grotte  en  rocaille,  dont 
la  disposition  un  peu  puérile  ne  répond  pas  à  la  gran- 
deur des  travaux  accomplis,  donne  accès  dans  une  lon- 
gue galerie  creusée  d'un  canal  où  coule  la  Dhuis,  qui 
sort  d'un  aqueduc  souterrain,  portant   dans   l'œuvre 


LES  RÉSERVOIRS.  '  249 

1",40  de  largeur  et  1™,70  de  hauteur  sous  clef.  C'est 
une  rivière;  elle  vient  sans  se  presser,  avec  une 
sorte  de  majesté  lente  qui  ne  lui  permet  de  faire  qu'un 
kilomètre  par  heure.  Elle  est  limpide,  d'un  gris 
bleuâtre,  et  glisse  silencieusement  sur  un  lit  de  ciment 
inaltérable.  La  galerie  est  large  et  très-éclairée,  mais 
je  ne  crois  pas  qu'il  existe  au  monde  une  bavarde  plus 
insupportablement  indiscrète.  Dès  qu'on  parle,  elle 
vous  répond  et  se  répond  à  elle-même;  elle  a  l'air  de 
se  moquer  de  vous,  elle  imite  votre  voix,  et,  si  vous  êtes 
enrhumé,  elle  tousse.  Lorsque  plusieurs  personnes  cau- 
sent ensemble,  elle  les  contrefait  en  même  temps  et 
produit  un  tel  vacarme  qu'on  lui  quitte  la  place.  Elle  a 
malignement  niché  des  échos  dans  tous  les  coins,  et 
dès  qu'on  prononce  un  mot,  elle  le  répète  à  satiété  jus- 
qu'à ce  qu'elle  vous  ait  fait  taire. 

Le  12  septembre  1870,  on  s'aperçut  que  le  volume 
d'eau  sortant  de  l'aqueduc  pour  entrer  dans  la  galerie 
baissait  sensiblement  ;  le  lendemain,  le  niveau  avait 
encore  fléchi,  et  le  15  on  fut  obligé  d'interrompre  le 
service  :  le  canal  était  à  sec.  On  s'y  attendait  bien,  mais 
en  n'en  fut  pas  moins  poigne  par  une  dure  inquiétude. 
Toute  communication  avec  l'extérieur  était  fermée  ;  Pa- 
ris, comme  un  vaisseau  saisi  dans  les  glaces,  ne  savait 
plus  rien  du  monde  entier.  Qu'avait  fait  l'ennemi? 
Avait-il  arraché  les  siphons,  comblé  les  tranchées,  bou- 
leversé le  canal,  fait  sauter  l'aqueduc?  C'était  son  droit, 
—  le  droit  absurde  de  la  guerre.  Pendant  cette  dou- 
loureuse période,  on  fut  dans  des  transes  cruelles,  car 
ceux  qui  ont  mis  la  main  à  de  tels  travaux  finissent  par 
les  aimer  avec  un  sentiment  où  il  y  a  quelque  chose  de 
paternel.  Dès  qu'il  fut  possible  de  traverser  les  lignes 
allemandes,  l'inspecteur  des  aqueducs  courut  vérifier 
les  dégâts  présumés  :  ils  étaient  nuls  ;  de  Pargny  à  Pa- 
ris l'œuvre  était  restée  intacte.  Vers  le  9  ou  le  10  sep- 


250  LE  SERVICE  DES  EAUX. 

tembre,  un  détachement  de  cavalerie  appartenant  à 
l'armée  qui  poursuivit  inutilement  le  13^  corps  se  pré- 
senta au  premier  regard  de  la  Dhuis,  à  celui  où  la 
source  même  est  captée.  L'officier  commandant  rédigea 
un  procès-verbal  constatant  que  l'agent  de  l'adminis- 
tration française,  incapable  de  résister  seul  à  une  com- 
pagnie de  soldats,  avait  été  contraint,  par  un  cas  de 
force  majeure;  puis,  aidé  de  deux  de  ses  hommes,  il 
leva  la  vanne  de  retenue,  et  la  source  fut  précipitée  au 
ravin,  oîi  elle  retrouva  l'ancien  lit  qu'elle  parcourait 
autrefois.  Les  regards  avaient  seulement  été  comblés 
avec  de  la  terre  pour  éviter  qu'ils  ne  servissent  de  re- 
fuge ou  d'embuscade  à  des  francs-tireurs;  les  gelées 
d'un  hiver  qui  fut  trés-rude  avaient  fendillé  çà  et  là 
quelques  parties  de  l'aqueduc;  cela  fut  promptemenl 
réparé,  et,  le  18  avril  1871,  la  Dhuis  nous  revint  par  le 
chemin  qu'elle  doit  à  nos  ingénieurs. 

Sur  la  prairie,  deux  kiosques  médiocres  s'élévenl, 
semblables  à  ceux  où  l'on  vend  des  journaux  le  long 
des  boulevards;  ils  abritent  un  escalier  en  vrille  qui 
aboutit  au  réservoir  de  la  Dhuis.  On  descend,  et  l'on 
s'arrête  stupéfait  en  présence  d'un  des  plus  imposants 
spectacles  qu'il  soit  donné  à  l'homme  de  contempler. 
C'est  le  palais  des  eaux  tranquilles,  et  cela  dépasse  de 
cent  coudées  tous  les  décors  à  grand  spectacle  où  les 
féeries  de  lOpéra  entassent  les  naïades  et  les  tritons. 
Un  jour  faible  et  gris,  tamisé  par  les  hublots,  se  ré- 
pand sur  l'immense  nappe  absolument  immobile  qui 
reflète,  en  les  doublant,  les  piliers  qu'elle  baigne  et  la 
voûte  qui  la  couvre.  Ce  réservoir  a  deux  hectares,  c'est- 
à-dire  20,000  mètres  carrés  de  surface  et  cinq  mètres 
de  profondeur;  il  renferme  100,000  mètres  cubes  d'eau 
équivalant  à  100  millions  de  litres.  C'est  une  forêt  de 
piliers  :  je  crois  en  avoir  compté  624  ;  ils  soutiennent 
une  voûte  qui  a  75  centimètres  d'épaisseur  et  que  re- 


LES  RÉStRYOmS.  251 

couvrent  50  centimètres  de  terre  gazonnée,  —  système 
excellent  qui  maintient  l'eau  à  une  fraîcheur  salubre, 
très-peu  sujette  à  l'influence  des  variations  atmosphé- 
riques. On  a  fait  à  cet  égard  une  expérience  concluante. 
Le  réservoir  est  resté  plein  pendant  toute  la  période  de 
l'investissement  :  on  le  gardait  comme  dernière  res- 
source pour  un  en-cas  désespéré  ;  la  température  exté- 
rieure a  été  très-froide  et  est  descendue,  le  24  décem- 
bre 1870  et  le  o  janvier  1871,  à  11  degrés  au-dessous 
de  zéro;  —  celle  de  l'eau  se  maintint  entre  12  et  6  de- 
grés. 

Un  mur  sépare  le  réservoir  en  deux  parties  égales  et 
en  fait  ainsi  deux  bassins  distincts,  de  sorte  que,  lors 
du  nettoyage  qui  s'opère  une  fois  par  an,  on  ne  les  vide 
que  successivement,  pour  pouvoir  conserver  toujours 
une  provision  d'eau  suffisante.  Je  ne  me  lassais  pas 
d'admirer  ce  travail  colossal,  mais  je  n'étais  pas  au 
bout  de  mes  surprises.  Mon  guide  alluma  une  lanterne, 
me  mit  une  bougie  en  main,  et,  après  avoir  fait  une 
cinquantaine  de  pas  sur  la  large  banquette  qui  entoure 
et  domine  la  nappe  d'eau,  il  s'engagea  dans  un  esca- 
lier en  maçonnerie.  Je  le  suivais  sans  souffler  mot, 
m'imaginant  qu'il  voulait  me  montrer  quelque  conduite 
directe  ou  quelque  robinet  de  forme  spéciale.  Après 
avoir  descendu  quelques  degrés,  il  s'arrêta.  —  Savez- 
vous  où  nous  sommes?  —  Non.  —  Dans  le  réservoir 
même  de  la  Dhuis ,  que  cet  escalier  traverse  ;  nous 
sommes  au  milieu  de  l'eau.  —  Où  allons-nous  donc? 
—  Vjir  la  Marne,  qui  est  au-dessous  de  nous. 

Piien  n'était  plus  vrai.  Ce  réservoir,  —  ces  réservoirs 
ont  deux  étages  :  —  au  premier  ils  reçoivent  la  Marne, 
au  second  ils  reçoivent  la  Dhuis  :  deux  lacs  superposés. 
Cette  œuvre  est  unique.  J'ai  beau  remonter  dans  mes 
souvenirs  de  voyages,  me  rappeler  la  citerne  aux  mille 
et  une  colonnes  de  Constantinople,  le  barrage  de  la 


252  LE  SERVICE  DES  EAUX. 

vallée  de  Belgrade,  la  Piscina  mirabile  de  Naples,  les 
puits  de  Salomon  à  Raz-el-Aïn,  entre  Bethléem  et  Maar- 
Saba,  la  citerne  d'Ézéchias  à  Jérusalem,  je  ne  retrouve 
aucun  analogue,  et  l'antiquité  n'a  rien  produit  de  pa- 
reil. Nous  pouvons,  sans  pécher  par  excès  d'orgueil, 
nous  dire,  en  présence  d'une  telle  merveille,  que  nous 
ne  sommes,  sous  certains  rapports,  inférieurs  à  aucun 
peuple  ni  à  aucun  temps.  La  Marne,  puisée  à  Saint-Maur 
par  des  pompes  hydrauliques  mises  en  mouvement  à 
l'aide  de  huit  machines  installées  aux  anciens  moulins 
Darblay,  arrive  dans  le  réservoir  en  montant  dans  une 
large  conduite  verticale  d'où  elle  s'échappe  en  champi- 
gnon, «  à  gueule  bée.  » 

Les  deux  réservoirs  sont  séparés  par  une  voûte  : 
quelles  pierres  de  taille  énormes,  quels  blocs  de  granit 
indestructible  est-on  parvenu  à  entasser  les  uns  sur  les 
autres  pour  supporter  un  poids  qui  n'est  pas  inférieur 
à  100  millions  de  kilogrammes?  —  La  voûte  a  40  cen- 
timètres d'épaisseur,  et  la  solidité  dont  elle  fournit 
chaque  jour  une  preuve  éclatante  est  uniquement  due 
à  la  série  d'arcs  qu'elle  forme  en  s'appuyant  sur  les  pi- 
liers. La  voûte  du  réservoir  supérieur  est  en  briques, 
les  autres  parties  de  la  construction  sont  en  pierres 
meulières  revêtues  de  ciment  hydraulique,  dit  de  Yassy  ^ 
Tout  est  brillant  comme  un  marbre  poli.  La  disposition 
des  bassins  est  admirablement  combinée  pour  pourvoir 
au  nettoyage;  il  suffit  de  manœuvrer  une  vanne  pour 
laisser  écouler  la  Marne  dans  les  égouts,  et  de  lever 
des  bondes  pour  faire  tomber  la  Dhuis  dans  les  citernes 
inférieures.  Afin  de  donner  place  à  ce  merveilleux  édi- 
fice souterrain,  on  a  enlevé  200,000  mètres  cubes  de 
déblais  et  construit  70,000  mètres  cubes  de  maçon- 
nerie. 

*  Les  éléments  essentiels  de  ce  ciment  sont  la  chaux,  la  silice  et  l'alu- 
mine ;  il  renferme  aussi  une  petite  quantité  de  1er  et  de  magnésie. 


LES  FO>'TAINES.  253 

#  Il  faudrait  être  du  métier  pour  comprendre  et  pour 
expliquer  ce  qu'un  tel  labeur  représente  de  conception 
hardie,  de  difficultés  vaincues,  d'intelligence  et  de 
science  acquise.  Le  travail  a  été  très-rondement  con- 
duit :  il  n'a  fallu  que  deux  années  pour  en  voir  la  fin  ; 
l'étal  du  règlement  de  compte  prouve  qu'il  a  coûté 
5,700,000  francs;  c'est  peu  de  chose  en  présence  du 
résultat  obtenu.  L'homme  qui  a  imaginé,  dirigé,  fait 
exécuter  un  tel  projet,  peut  être  en  repos  sur  sa  mé- 
moire et  dire  comme  Horace  :  Non  omnis  moriar.  Ce- 
pendant cela  ne  suffît  pas  à  M.  Belgrand;  il  estime 
qu'il  peut  se  surpasser  lui-même,  car  le  réservoir  qu'il 
prépare  en  ce  moment  à  Montrouge,  sur  les  hauteurs  de 
Montsouris,  pour  recevoir  les  eaux  de  la  Vanne,  aura 
trois  hectares  :  un  de  plus  qu'à  Ménilmontant. 


IV.    —   LES   FONTAINES. 

Seize  réservoirs  à  Paris.  —1,741  kilomètres.  —  Atlas  administratif  de 
lS-21  ;  plan  général  de  1867.  —  Comparaison.  —  En  cas  d'incendie.  — 
L'eau  publique  et  l'eau  privée.  —  Progrès  accomplis.  —  Fontaines 
monumentales.  —  Œuvres  de  hasard.  —  Gerbe  du  Palais- Royal.  — 
L'éléphant.  —  Fontaines  banales.  —  Robinet  à  repoussoir.  —  Bornes- 
fontaines.  —  Bouches  d'arrosage.  —  Service  à  rendre  à  la  population 
indigente.  —  Bouches  d'arrosement:  à  la  lance,  au  tonneau.  —  Stations 
de  voitures.  —  Fontaines  Wallace.  —  Gobelets  volés.  —  Conditions  à 
imposer  aux  constructeurs  de  maisons.  —  La  Compagnie  générale  des 
eaux.  — Transaction.  —  Progression  des  abonnements  particuliers. — 
Porteurs  d'eau.  —  Ce  qu'il  en  reste.  —  Remise  des  tonneaux.  —  Fon- 
taines marchandes.  —  Le  filtre.  —  400  pour  100  de  bénéfices.  —  Fon- 
taines à  la  sangle.  —  Le  revenu  hydraulique.  —  Les  puits  particuliers. 
—  Souvenirs  des  poids  publics.  —  La  bonne  mesure.  —  Moyenne  de 
la  consommation.  —  L'eau  à  Rome  sous  Kerva.  —  Un  désir  de  Napo- 
léon I". 

Parler  des  autres  réservoirs  de  Paris  après  celui-là 
serait  puéril;  qu'il  suffise  de  dire  que  nous  avons  seize 
grands  «  épanouissements  »  où  l'eau  est  centralisée, 
où  elle  fait  étape  avant  de  prendre  une  route  défini- 


254  LE  SERVICE  DES  EAUX. 

tive  *.  Ils  sont,  tous  situés  sur  des  points  élevés,  oîi 
quelquefois  l'eau  ne  peut  parvenir  que  sous  la  pression 
d'une  machine  à  vapeur;  mais,  lorsqu'elle  est  arrivée 
dans  ces  vastes  bassins,  il  s'en  faut  de  beaucoup 
qu'elle  soit  à  destination;  elle  pénètre  alors  méthodi- 
quement dans  des  conduites  en  fonte  qui,  longeant  les 
parois  des  égouts  ou  cheminant  sous  terre,  la  font 
aboutir  au  point  précis  qu'elle  doit  desservir.  Mises  les 
unes  au  bout  des  autres,  ces  conduites  atteignent  une 
longueur  de  1,418,058  mètres;  si,  à  ce  chiffre  déjà 
considérable,  on  ajoute  l'étendue  des  aqueducs  de 
ceinture,  de  Belleville,  des  Prés-Saint-Gervais,  d'Ar- 
cueil,  de  la  Dhuis  et  de  la  Vanne,  qui  équivaut  à 
5'23,549  mètres  81,  on  arrive  à  un  tolal  extraordinaire. 
11  faut  d, 741  kilomètres  1/2  de  conduites,  de  tuyaux, 
de  canaux  de  toute  sorte  pour  que  Paris  ait  à  boire. 
C'est  un  tiers  de  plus  que  la  distance  qui  nous  sépare 
de  Vienne. 

Si  l'on  veut,  du  reste,  se  rendre  compte  des  incon- 
cevables progrès  qui  ont  été  faits  depuis  cinquante  ans 
pour  la  distribution  des  eaux,  il  suffit  de  comparer 
l'Atlas  administratif  publié  par  Maire  en  1821  et  le 
Plan  général  des  conduites  que  M.  Haussmann  a  fait  le- 
ver en  1867.  D'un  coup  d'oeil  on  verra  combien  la  toile 
d'araignée  s'est  étendue,  quel  périmètre  elle  entoure 
et  jusqu'où  elle  pousse  ses  ramifications  les  plus  éloi- 
gnées, qui  maintenant  pénètrent  toutes  les  rues  et  peu- 
vent entrer  dans  chacune  de  nos  maisons.  En  outre, 
tous  les  robinets  par  où  l'eau  s'échappe  sont  disposés  de 
telle  sorte  que  l'on  peut  y  brancher  la  pompe  à  incen- 
die des  pompiers,  et  l'on  a  modifié  la  fermeture  de  cer- 


Ces  seize  réservoirs  sont  situés  à  Passy  (deux),  à  Monceaux,  rue 
Racine,  rue  Saint- Victor,  à  Vauyirard  (deux),  au  Panthéon,  à  Ménilmon- 
tant,  à  Belleville,  à  Gentilly  (deux),  à  Charonne  (deux),  à  Montmartre 
(deux). 


LES  FONTAINES.  255 

laines  conduites  importantes,  afin  qu'il  soit  possible, 
en  cas  de  sinistre,  d'y  adapter  des  pompes  à  vapeur. 

L'eau  que  Paris  possède  aujourd'hui  n'est  pas  exclu- 
sivement employée  au  service  des  particuliers  :  on  peut 
dire  qu'il  y  a  l'eau  publique  et  l'eau  privée;  mais  l'une 
et  l'autre  ne  coulent  que  dans  l'intérêt  de  la  popula- 
tion. Il  faut  non-seulemenl  alimenter  les  besoins  do- 
mestiques, mais  il  faut  satisfaire,  dans  de  larges  pro- 
portions, aux  exigences  de  la  voirie  d'où  résulte  la  sa- 
lubrité même  de  la  cité.  Il  est  bon  aussi  que  les  villes 
aient  des  fontaines  monumentales  qui  jettent  la  fraî- 
cheur autour  d'elles  et  plaisent  aux  yeux.  Sous  ce  triple 
rapport,  Paris  n'est  plus  comparable  à  ce  qu'il  était 
jadis,  et  les  efforts  accomplis  ne  sont  point  restés  sté- 
riles. 

Sur  nos  places,  dans  nos  carrefours,  au  milieu  de 
nos  squares,  dans  tous  les  lieux  de  promenade,  on  a 
élevé  des  fontaines  monumentales.  Il  en  existe  soixante 
et  une  aujourd'hui,  qui  ne  sont  point  irréprochables; 
l'architecture  semble  ne  s'être  jamais  occupée  de  créer 
des  fontaines;  si  l'eau  n'y  coulait  pas,  ce  ne  serait  le 
plus  souvent  qu'un  édifice  d'apparat  orné  de  sculptures 
plus  ou  moins  agréables,  mais  dont  la  destination  ne  se 
manifeste  pas  par  l'agencement  des  lignes  et  la  forme 
extérieure.  Que  ce  soit  un  charmant  profil  antique 
comme  la  fontaine  Gaillon ,  une  médiocre  copie  en 
bronze  d'un  personnage  de  Raphaël  comme  la  fontaine 
Saint-Michel,  trois  élégantes  statues  comme  la  fontaine 
■de  Grenelle,  un  Osiris  porte-cruche  comme  la  fontaine 
de  la  rue  de  Sèvres,  que  ce  soit  un  immense  plat  monté 
comme  l'ancienne  fontaine  du  Château-d'Eau  qui  est 
actuellement  au  marché  aux  bestiaux  de  la  Villette,  — 
ce  ne  sont  que  des  œuvres  de  hasard  sans  caractère 
spécial,  et  que  laissent  bien  loin  derrière  elles  les  ad- 
mirables fontaines  que  construisit  la  Rome  de  la  pa- 


256  LE  SERVICE  DES  EAUX. 

pauté.  Frognall  Dibdin,  dans  son  Voyage  en  France  en 
1818,  admire  surtout  la  gerbe  d'eau  du  Palais-Royal  ;  il 
a  raison  :  de  toutes  les  fontaines  de  Paris,  c'est  encore 
la  plus  agréable  à  voir  et  la  plus  logique. 

Paris  fut  longtemps  menacé  d'une  fontaine  dont  heu- 
reusement l'exécution  a  été  abandonnée.  On  avait  ima- 
giné d'élever  sur  la  place  de  la  Bastille  un  éléphant  en 
bronze  haut  de  cinquante  pieds  et  qui  aurait  jeté  de 
l'eau  avec  sa  trompe  dans  le  bassin  qui  devait  lui  servir 
de  soubassement;  je  me  rappelle  avoir  vu  le  modèle  en 
plâtre  autrefois  :  c'était  hideux.  Lorsqu'on  démolit  ce 
colosse  informe  pour  faire  place  à  la  colonne  de  Juillet, 
il  s'en  échappa  quelques  milliers  de  rats  qui  y  avaient 
élu  domicile. 

Les  fontaines  auxquelles  le  public  peut  puiser  gra- 
tuitement à  toute  heure  sont  assez  rares  à  Paris;  je 
n'en  compte  que  208  :  38  dans  l'ancienne  ville  et  170 
dans  la  zone  annexée.  C'est  peu.  Toutes  sont  disposées 
sur  le  même  modèle  ;  ce  sont  des  bornes-fontaines  mu- 
nies d'un  robinet  à  repoussoir,  c'est-à-dire  d'un  robinet 
qui  se  referme  de  lui-même  dés  que  l'on  cesse  de  tour- 
ner le  bouton  ;  de  cette  sorte  on  empêche  l'eau  de  cou- 
ler inutilement  et  d'aller  se  perdre  à  l'égout,  précau- 
tion indispensable  avec  l'insouciante  population  pari- 
sienne. 

Pour  laver  les  rues,  jeter  dans  les  ruisseaux  un  vo- 
lume d'eau  capable  d'entrahier  les  ordures  qui  les  en- 
combrent ou  la  fange  qui  les  empeste,  il  faut  des  fon- 
taines nombreuses,  multipliées  le  long  des  trottoirs,  et 
dont  la  libre  disposition  appartienne  aux  cantonniers 
chargés  de  faire  chaque  matin  la  toilette  de  Paris.  .Au- 
trefois, ces  bouches  d'écoulement  étaient  toutes  des 
bornes-fontaines  qui,  pendant  un  temps  déterminé, 
coulaient  à  gros  bouillons.  Elles  étaient  dressées  sur 
la  marge  des  trottoirs  :  il  est  vrai  qu'elles  éclabous- 


LES  F0?<TAINES,  5o7 

saienl  les  passants  et  qu'elles  encombraient  la  voie  pu- 
blique; presque  partout  on  les  a  supprimées,  il  n'en 
reste  plus  que  725,  et  on  les  a  remplacées  par  des  bou- 
ches de  lavage  qui  sonl  aujourd'hui  au  nombre  de 
4,595.  Une  plaque  en  tôle  couvre  l'orifice  où  apparaît 
la  tête  d'un  robinet  dont  le  cantonnier  a  la  clef;  il  ou- 
vre, l'eau  s'écoule  de  niveau  avec  le  pavé  qu'elle  bai- 
gne, dans  le  ruisseau  qu'elle  purifie;  elle  est  donc  im- 
médiatement souillée.  Ce  système  a  évidemment  des 
avantages;  mais  je  trouve  que  la  borne-fontaine  était 
bien  plus  généreuse,  je  dirai  bien  plus  humaine;  l'eau 
en  tombait  d'une  certaine  hauteur  et  gardait  toute  sa 
pureté  tant  qu'elle  n'avait  pas  touché  le  sol  ;  les  femmes 
du  voisinage  venaient  avec  la  marmite,  avec  la  carafe, 
et  avaient  là,  sans  bourse  délier,  l'eau  quotidienne  qui 
est  aussi  nécessaire  que  le  pain  quotidien;  les  enfants  y 
buvaient,  et  plus  d'un  ouvrier  altéré  y  a  trempé  ses  lè- 
vres. Il  n'en  est  plus  ainsi  à  cetie  heure  :  l'eau  s'élance 
de  la  bouche  de  lavage  pour  s'en  aller  à  la  bouche  de 
l'égout  par  un  chemin  fort  sale. 

Que  de  fois  je  me  suis  arrêté  à  regarder  de  pauvres 
femmes  trop  dénuées  pour  payer  la  «  voie  »  d'eau,  trop 
occupées  à  garder  la  marmaille  pour  courir  jusqu'à  la 
borne  à  repoussoir,  attendre  que  le  ruisseau  ait  perdu 
ses  impuretés  les  plus  apparentes  et  se  précipiter  alors 
avec  une  casserole  pour  ramasser  la  provision  d'eau  né- 
cessaire! Ce  spectacle  est  pénible,  et,  dussent  les  bien- 
faisantes bornes-fontaines  d'autrefois  obstruer  un  peu 
les  trottoirs  et  causer  quelques  embarras  aux  piétons,  je 
voudrais  les  voir  rétablir.  La  ville  n'en  vendra  pas  un 
seau  d'eau  de  moins,  et  elle  aura  rendu  un  sérieux  ser- 
vice à  la  population  indigente. 

Il  ne  suffit  pas  de  balayer  nos  rues  et  de  les  «  laver  à 
grande  eau  »,  il  est  indispensable  par  ce  temps  de  ma- 
cadam d'arroser  nos  promenades,  nos  quais,  nos  boule- 
».  17 


258  LE  SERVICE  DES  EAUX. 

vards  et  d'abattre  la  poussière  qui  s'y  forme  ïncessam- 
ment  sous  le  pied  des  passants  et  des  chevaux  ;  il  existe 
pour  ce  seul  objet  deux  systèmes  de  bouches  d'eau  qui, 
tout  en  concourant  au  même  but,  n'ont  rien  de  commun 
entre  eux.  11  y  a  2,818  bouches  d'arrosement  à  la  lance; 
la  disposition  en  est  semblable  à  celle  des  bouches  de 
lavage,  mais  elles  sont  munies  d'un  pas  de  vis  pouvant 
s'adapter  à  un  long  tuyau  que  le  cantonnier  promène  çà 
et  là  pour  diriger  où  il  convient  le  jet  qui  s'en  écliappe; 
cela  ressemble  à  un  serpent  monté  sur  roulettes.  En 
outre,  100  bouches  d'arrosement  au  tonneau  permettent 
de  remplir  l'énorme  tonne  placée  sur  un  chariot  traîné 
par  un  cheval  et  qui  laisse  couler  l'eau  par  une  grille 
longitudinale  percée  de  petits  trous.  C'est  le  vaste  arro- 
soir portatif  que  l'on  conduit  dans  nos  grandes  voies  de 
communication,  qui  mouille  indifféremment  le  terrain, 
les  promeneurs,  et  dont  on  ne  saurait  se  garer  avec  trop 
de  soin.  Ce  n'est  pas  tout,  il  faut  penser  aux  fiacres,  à 
ces  pauvres  chevaux  que  l'on  surmène,  qui  font  un  mé- 
tier de  damné,  et  qui  bien  souvent  arrivent  à  «  la  place  » 
haletants  et  mourants  de  soif;  155  fontaines  sont  spécia- 
lement destinées  aux  stations  de  voitures  et  les  chevaux 
peuvent  se  désaltérer  à  leur  aise  pendant  que  les  cochers 
s'abreuvent  chez  le  marchand  de  vin. 

En  Orient,  lorsqu'un  homme  veut  plaire  à  Dieu,  il 
fait  construire  une  fontaine,  y  attache  un  gobelet  par 
une  chaînette  de  fer  et  la  voue  aux  voyageurs ,  à  l'in- 
connu qui  passe  et  qui  a  soif.  Un  étranger  bienfaisant 
qui  habite  Paris  a  fait  cadeau  à  sa  ville  d'adoption  de 
cinquante  fontaines,  dont  quarante  isolées  sont  déjà  en 
service,  et  dont  dix,  qui  doivent  être  appliquées  contre 
les  murailles,  ne  sont  pas  encore  placées.  11  a  offert  le 
monument  en  fonte,  qui  est  uniforme,  et  rappelle,  quoi- 
qu'il soit  composé  do  quatre  personnages,  le  groupe 
des  trois  Grâces  que  Germain  Pilon  avait  sculptées  pour 


LES  FO>'TAINES.  259 

porter  l'urne  où  devait  reposer  à  toujours  le  cœur  de 
Henri  II,  et  qui  sont  les  portraits  de  Catherine  de  Médi- 
cis,  de  la  marquise  d'Étampes  et  de  madame  de  Yille- 
roi.  La  ville  fournit  l'eau  et  le  filtre  placé  au  bas  de  la 
fontaine  afin  que  le  jet  arrive  toujours  pur.  C'est  là  une 
idée  Irès-charitable  et  ingénieuse.  L''appareil  est  assez 
élégant  pour  ne  pas  déparer  nos  rues,  et  le  passant  al- 
téré peut  sans  peine  boire  un  bon  coup  d'eau  fraîche. 
Chacune  de  ces  fontaines  est  munie  de  chaînettes  aux- 
quelles des  vases  en  fer  sont  attachés.  Yeut-on  savoir 
combien  on  avait  déjà  volé  de  gobelets  au  mois  de  mars 
1875?  —  Soixante-trois. 

La  part  réclamée  pour  les  usages  privés  augmente  de 
jour  en  jour,  et  l'on  est  en  droit  d'espérer  que  d'ici  à 
quelques  années  toute  maison  aura  son  réservoir  spécial 
et  l'eau  nécessaire  aux  personnes  qui  l'habitent.  La  ville 
impose  la  condition  de  prendre  une  concession  d'eau 
aux  entrepreneurs  qui  font  bâtir  sur  des  terrains  vendus 
par  elle  ;  cette  mesure  excellente  devrait  être  indistinc- 
tement étendue  à  toute  construction  nouvelle.  Les  pro- 
priétaires n'y  perdraient  rien ,  car  ils  sauraient ,  sans 
aucun  doute,  augmenter  les  baux  en  conséquence. 

Bien  des  compagnies  industrielles  se  sont  successive- 
ment formées  pour  distribuer  l'eau  à  prix  d'argent  dans 
les  maisons  de  Paris  ;  toutes  ont  fini  par  sombrer,  et  la 
ville  a  recueilli  leur  héritage  ;  mais  lorsque  le  décret 
du  16  juin  1859  eut  annexé  à  Paris  les  communes  sub- 
urbaines, on  se  trouva  en  présence  d'une  compagnie 
sérieuse,  qui  avait  fait  de  grands  frais  d'installation,  qui 
était  propriétaire  d'établissements  hydrauliques  impor- 
tants, et  qui  desservait  ce  qu'alors  on  appelait  la  ban- 
lieue. Ne  pouvant  la  déposséder  sans  commettre  une 
grave  injustice,  la  ville  transigea  avec  elle.  Un  traité  in- 
tervenu le  11  juillet  1860  transforma  la  Compagnie  gé- 
nérale des  eaux  en  régie  intéressée.  La  ville  se  substitua 


î:  0  LE  SKRVICE  DES  EAUX. 

à  elle  dans  la  possession  des  établissements  et  dans  le 
droit  de  vendre  l'eau  ;  en  échange,  la  compagnie  re- 
çoit pendant  cinquante  ans  une  somme  annuelle  de 
1,160,000  francs,  payée  mois  par  mois;  à  titre  de 
prime,  le  quart  de  la  somme  excédant  une  recette  de 
5,600,000  francs  à  6  millions  et  le  cinquième  de  la 
somme  excédant  6  millions.  Elle  est  chargée  de  faire 
les  abonnements,  de  surveiller  la  distribution  des  eaux 
dans  les  propriétés  particulières,  de  filtrer  l'eau  vendue 
dans  les  fontaines  marchandes,  de  faire  les  perceptions 
et  d'opérer  toutes  les  semaines  entre  les  mains  de  qui  de 
droit  le  versement  des  sommes  encaissées.  Ces  condi- 
tions me  semblent  excessives  et  très-onéreuses  pour  la 
ville  de  Paris. 

Les  abonnements  particuliers  s'accroissent  dans  de 
notables  proportions;  on  en  comptait  21,9:21  en  1860; 
au  51  décembre  1872,  ils  étaient  au  nombre  de  57,889. 
Le  total  des  maisons  de  Paris  est  de  65,965  :  il  y  en  a 
donc  prés  de  la  moitié  qui  ne  reçoivent  pas  encore  d'eau 
et  qui  en  sont  réduites  à  la  demander  à  des  hommes 
qui  l'achètent  à  l'administration  pour  la  revendre  aux 
particuliers.  Ce  sont  les  porteurs  d'eau,  qui  font  un  mé- 
tier pénible,  mais  assez  lucratif.  Qui  ne  se  les  rappelle 
parcourant  nos  rues,  la  sangle  aux  épaules,  les  seaux  en 
main  et  criant  d'une  voix  lamentable  :  A  Veau-aul  Nous 
sommes  débarrassés  de  leurs  clameurs,  et  eux-mêmes 
ne  tarderont  pas  à  disparaître.  La  diminution  est  rapide  : 
1,255  en  1860;  aujourd'hui  800,  sur  lesquels  79  ont  des 
tonneaux  traînés  par  un  cheval  ou  par  un  âne,  et  721  des 
tonneaux  à  bras,  auxquels  il>  s'attellent  et  qu'ils  manœu- 
vrent avec  effort.  Ils  ne  sont  pas  libres  de  remiser  pen- 
dant la  nuit  leurs  tonneaux  où  bon  leur  semble;  on  a 
dû  pe.iser  aux  incendies  et  savoir  où  l'on  pourrait  trou- 
ver une  réserve  d'eau  pour  porter  les  premiers  secours. 
On  leur  a  donc  assigné  soixante-trois  emplacements  où 


LES  FONTAINES.  261 

chaque  soir  ils  doivent  conduire  leurs  tonneaux  pleins. 
La  matière  a  été  réglée  par  une  ordonnance  de  police  du 
7  août  1860.  Il  y  a  à  Paris  vingt-six  fontaines  dites  mar- 
chandes où  les  porteurs  d'eau  vont  remplir  leurs  ton- 
neaux. Un  poteau,  un  large  tuyau  de  cuir,  une  clef  tour- 
nante, c'est  là  tout  le  matériel.  L'eau  que  l'on  déhile 
dans  ces  fontaines  y  est  directement  amenée  des  réser- 
voirs de  la  ville;  mais  on  la  filtre  avant  de  la  livrer  à 
ceux  que  l'on  appelle  indistinctement  les  «  Auvergnats  », 
quelle  que  soit  leur  nationalité.  L'eau  traverse  deux  ré- 
cipients d'où  elle  ne  peut  sortir  qu'en  passant  par  les 
mailles  d'un  tamis  garni  d'épongés,  de  cailloux  et  de 
laine  effilochée.  Comme  tous  les  tonneaux  ont  été  préa- 
lablement jaugés  à  la  préfecture  de  police,  que  le  jau- 
geage est  inscrit  en  grosses  lettres  sur  la  face  posté- 
rieure, il  n'y  a  jamais  de  discussion  sur  la  contenance  : 
les  i  ,000  litres  se  payent  un  franc  et  sont  vendus  cinq 
par  le  porteur  :  400  pour  KiO  de  bénéfice.  Est-ce  trop? 
Non.  Qu'on  pense  au  nombre  de  voyages  que  ces  pauvres 
diables  sont  obligés  de  faire  à  travers  les  escaliers  obs- 
curs ou  <;lissants,  en  soutenant  à  l'aide  de  la  «  courbe  » 
deux  seaux  pleins  en  équilibre  sur  leur  épaule,  et  l'on 
ne  trouvera  pas  que  leur  gain  soit  excessif  ^ 

Les  porteurs  ne  sont  point  forcés  de  puiser  l'eau  aux 
fontaines  marchandes,  ils  ont  le  droit  d'aller  la  chercher 
à  vingt-huit  fontaines  publiques,  dites  à  la  sangle.  On  les 
appelle  ainsi  parce  qu'il  est  défendu  de  s'en  approcher 
avec  des  tonneaux  et  que  l'on  ne  peut  y  remplir  que  des 
seaux  qui  se  portent  à  l'aide  d'une  sangle  passée  sur 
les  épaules  ;  un  crochet  de  fer  aboutit  à  chaque  anse  des 

'  En  1S26,  le  comte  de  Chabrol,  préfet  de  la  Seine,  lut  un  rapport  au 
Conseil  général  sur  un  projet  d'aménagement  des  eaux  qui  n'eut  pas  de 
suite.  Dans  ce  document  l'on  trouve  un  renseignement  curieux  qui  doit 
trouver  place  ici  :  «  On  vend  à  Paris,  dit  M.  de  Chabrol,  169,500  voies 
d'eau  par  jour,  à  raison  de  dix  centimes,  dépense  qui  équivaut  à 
17,000  francs  par  jour  et  à  6,182,000  francs  par  an.  » 


2G2  LE  SERVICE  DES  EAUX. 

seaux,  qui  sont  écartés  du  corps  par  un  cercle  et  qui 
sont  garnis  d'une  rondelle  de  bois  dont  le  but  est  d'em- 
pêcher l'eau  de  vaciller  et  de  se  répandre.  Cette  eau 
arrive  des  réservoirs  et  des  conduites  telle  qu'elle  y  est 
entrée,  chargée  de  sels  terreux,  grisâtre,  trouble  et  peu 
ragoûtante  à  boire;  on  n'en  use  guère,  et  les  fontaines 
les  plus  fréquentées  il  y  a  trente  ans,  celle  de  la  rue 
Saint-Honoré,  celle  de  la  rue  de  Grenelle,  sont  presque 
désertées  aujourd'hui.  L'abonnement  et  les  fontaines 
marchandes  sont  pour  la  ville  une  source  de  revenus  qui 
ne  pourront  que  s'accroître  avec  le  temps.  Nous  avons 
vu  qu'au  début  du  siècle  le  prix  de  l'eau  vendue  entrait 
dans  le  budget  municipal  pour  une  somme  de  385  francs; 
nous  sommes  loin  de  là  à  cette  heure,  et  pour  l'année 
iST2  le  produit  a  été  de  6,111,295  francs;  c'est  un  joli 
denier. 

En  dehors  de  l'eau  que  l'administration  nous  procure, 
il  existe  encore  à  Paris  environ  30,000  puits  particulier^ 
qui  ne  servent  plus  à  grand  usage.  Pendant  le  siège, 
comme  on  craignait  de  manquer  d'eau,  on  en  remit  à 
peu  prés  20,000  en  bon  état;  les  autres  n'ont  même  pas 
été  visités.  Placés  presque  toujours  à  une  profondeur  et 
dans  un  voisinage  compromettants,  ils  ne  fournissent  en 
général  qu'une  eau  mauvaise  et  fréquemment  souillée. 
Ils  étaient  fort  nombreux  jadis  et  ont  dû  être,  dans  bien 
des  quartiers,  une  ressource  importante,  sinon  unique. 
Dans  les  Cris  de  Paris,  «  achevé  d'imprimer  le  cinquième 
jour  de  may  mil  cinq  cent  et  quarante-cinq,  »  on  trouve 
la  preuve  que  les  puisatiers  parcouraient  les  rues  cl 
offrant  leurs  services  à  haute  voix  : 

A  curer  le  puys, 
C'est  peu  de  practique; 
La  g-aigne  est  petite, 
Plus  gaigner  ne  puis. 

Ces  puits  subsistent,  c'est  fout  ce  que  l'on  en  pout  dire, 


LES  FONTAINES.  263 

et  ils  ne  tarderont  pas  sans  doute  à  être  remplacés  par 
des  fontaines  dont  le  tuyau  ira  se  brancher  sur  les  lar- 
ges conduites  où  coulent  la  Seine,  l'Ourcq,  la  Dhuis,  où 
va  couler  la  Vanne,  et  ils  disparaîtront  sans  même  lais- 
ser le  souvenir  légendaire  qui  a  survécu  à  nos  anciens 
puits  publics  que  tant  d'ordonnances  royales,  d'arrêtés 
de  la  prévôté,  recommandaient  de  ne  jamais  laisser  dé- 
couverts. 

Quelques  rues  ont  conservé  le  nom  de  ceux-ci,  quoique 
le  plus  célèbre  d'entre  eux,  le  Puits  d'Amour,  qui.  était 
situé  non  loin  des  halles,  dans  la  rue  de  la  Truanderie, 
ait  été  tari,  comblé,  rasé,  sans  laisser  de  traces.  Il  n'en 
est  point  ainsi  de  ce  puits  à  écho  dont  le  sobriquet  a  été 
donné  à  la  rue  du  Puits-qui-Parle,  ni  du  puits  que  le 
tanneur  Adam-l'Hermite  avait  fait  creuser  dans  le  quar- 
tier Saint-Victor  ;  nous  avons  connu  les  rues  du  Puits- 
Mauconseil,  du  Puifs-de-Fer,  du  Puits-du-Chapitre,  du 
Puits-Certain,  du  Bon-Puits,  et  enfin  la  rue  du  Puits  qui, 
après  avoir  été  la  rue  du  Bout-du-Monde,  est  devenue 
l'impasse  Saint-Claude-Montmartre.  Les  fontaines  mar- 
chandes, les  fontaines  à  la  sangle,  les  porteurs  d'eau 
iront  rejoindre  les  puits  publics, et  nos  enfants,  qui  auront 
de  l'eau  avec  facilité  aux  derniers  étages  des  maisons 
les  plus  élevées  de  Paris,  s'étonneront  que  nous  ayons 
conservé  si  longtemps  ces  moyens  primitifs  de  pourvoir 
à  l'un  des  plus  impérieux  besoins  de  l'homme. 

On  prend  à  la  ville  beaucoup  plus  d'eau  qu'elle  n'en 
vend,  mais  elle  n'y  regarde  pas  de  trop  près  et  fait  bien  ; 
la  proportion  dépasse  cependant  quelque  peu  ce  que  les 
marchands  appellent  «  la  bonne  mesure  » .  Les  abonnés 
à  l'eau  de  l'Ourcq  par  exemple  payent  pour  56,822  mè- 
tres cubes  quotidiens;  mais,  comme  ils  consomment  à 
robinet  libre,  ils  versent  par  jour  70,000  mètres  :  c'est 
presque  le  double  de  la  quantité  à  laquelle  ils  ont  droit. 
Si  la  jauge  était  régulière  ou  possible,  la  ville  augmen- 


264  LE  SERVICE  DES  EAUX. 

terait  singulièrement  son  revenu.  Actuellement,  et  en 
Jiltendant  que  la  Vanne  nous  ait  apporté  un  contingent 
de  100  millions  de  litres,  Paris  dispose  d'un  volume 
d'eau  qui  varie  d'un  maximun  de  150  litres  à  une 
moyenne  de  74  litres  par  tête,  pour  une  population 
évaluée  en  chiffres  ronds  à  1,800,000  âmes. 

C'est  beaucoup,  si  nous  nous  reportons  seulement  à 
une  centaine  d'années  en  arrière;  c'est  suffisant,  si  l'on 
ne  tient  compte  que  des  exigences  indispensables  de  la 
vie  privée  et  de  la  vie  urbaine  ;  c'est  peu,  si  l'on  réfléchit 
que  l'eau  est  un  instrument  de  salubrité  et  de  bien-être 
que  l'on  ne  saurait  prodiguer  trop  abondamment  dans 
les  grandes  villes;  c'est  presque  dérisoire,  si  l'on  se 
souvient  de  l'antiquité.  Sous  Nerva,  Rome  comptait  un 
million  d'habitants  et  pouvait  recevoir  de  8n0,000  à 
900,000  mètres  cubes  en  vingt-quatre  heures,  —  prés 
d'un  milliard  de  litres,  plus  de  800  par  tète,  c'est-à-dire 
presque  dix  fois  plus  que  notre  part  actuelle;  mais  nous 
n'en  resterons  pas  là.  Les  embellissements  de  Paris  et 
l'hygiène  réclament  l'eau  et  l'exigent.  Un  jour  viendra 
où  l'on  ne  la  ménagera  pas  et  où  elle  pourra  couler  sans 
interruption,  comme  une  source  intarissable. 

Le  10  avril  1806,  Napoléon  écrivait  :  «  11  est  honteux 
qu'on  vende  de  l'eau  aux  fontaines  de  Paris...  Le  but 
auquel  je  veux  arriver  est  que  les  cinquante  fontaint  s 
actuelles  coulent  jour  et  nuit,  depuis  le  1"  mai  prochain, 
qu'on  cesse  d'y  vendre  de  1  eau  et  que  chacun  puisse  en 
prendre  autant  qu'il  en  veut'.  »  C'est  là  une  idée  juste, 
et  quoique  depuis  l'époque  où  l'empereur  parlait  ainsi 
à  son  ministre  Crétet,  Paris  ait  vu  tripler  sa  population 
et  reculer  ses  vieilles  limites,  il  faut  espérer  que,  dans 
un  avenir  plus  ou  moins  rapproché,  la  capitale  de  la 

'  Correspondance,  l.  XII,  p.  205.  «  Cinquaiile  fontaines,  »  c'est  là  un 
chiffre  atunoximatif,  car,  dès  1760,  Paris  comptait  soixanle-Irois  fontaines 
publiques;  en  voii-  le  déiioml)rernent  et  l'emplacement  dans  :  £lat  ou 
tableau  de  la  ville  de  Paris,  M.LCC.LX,  p.  26. 


APPENDICE.  205 

France  aura  autant  d'eau  à  sa  disposition  que  la  Rome 
des  Césars. 


Appendice.  —  La  recette  hydraulique  a  été  de  7,279,890  francs 
pour  l'exercice  1875.  Le  6  juillet  1874,  la  Vanne  a  fait  son  entrée 
à  Paris;  elle  est  une  cause  de  très-légitime  orgueil  pour  l'éininent 
ingénieur  auquel  nous  la  devons;  le  8  mars  1875,  M.  Beigrand 
m'écrivait  :  «  Puisque  vous  vous  intéressez  à  nos  affaires,  venez  si 
vous  êtes  libre,  me  prendre  chez  moi  demain  malin  ;  je  vous  atten- 
drai jusqu'à  huit  heures  et  demie.  Si  vous  ne  venez  pas,  j'irai,  seul 
voir  la  plus  belle  source  qui  jamais  ait  lui  au  soleil.  » 

Au  bout  de  la  rue  de  la  Tombe-Issoire,  près  des  fortifications,  entre 
les  portes  d'Ârcueil  et  d'Orléans,  on  aperçoit  une  immense  pyramide 
tr<is-tronquée,  bâtie  en  pierres  meulières  et  serlie  au  sommet  d'une 
margelle  en  pierres  de  taille;  c'est  le  réservoir  bâti  pour  aménager  ce 
fleuve  qui  nous  arrive  sur  les  épauks  d'un  aqueduc  long  de  155  kilo- 
mètres, auxquels  il  faut  ajouter  20  kilomètres  d'aqueducs  collecteurs 
quiraïsemblent  les  sources.  Plus  amp.'e  et  plus  extraordinaire  encore 
que  le  réservoir  de  la  Dhuis,  le  réservoir  c'e  la  Vanne  peut  conte- 
nir 500,000  mètres  cubes  d'eau;  il  a  270  mètre?  de  longueur,  140 
mètres  de  largeur;  il  est  à  deux  étages;  à  chaque  étage  il  est  di- 
visé par  un  mur  de  séparation  en  deux  compartiments,  dont  cha- 
cun forme  un  carré  de  150  mètres  de  côté;  le  réservoir  supérieur 
est  à  la  cote  80,  c'est-à-dire  à  80  mètres  au-dessus  du  niveau  de  la 
mer;  le  réservoir  inférieur  est  à  la  cote  74;  5,G00  piliers  sou- 
tiennent les  voûies,  revêtues  d'un  beau  ciment  qui  brille  comme  du 
stuc  argenté.  On  semble  avoir  accumulé  les  diflicultés  pour  mieux 
s'en  jouer;  celte  énorme  construction,  destinée  à  supporter  sans 
fléchir  un  poids  exorbitant,  est  élevée  sur  nos  anciennes  carrières, 
sur  les  catacombes;  les  seuls  travaux  de  consolidation  ont  coûté 
900,000  francs.  L'eau  sortant  de  son  canal  tombe  en  une  large 
nappe  dans  un  bassin  semi-circulaire  revêtu  de  fuïence  blanche; 
elle  est  bleu  pâle,  admirable,  limpide  et  mérite  l'inscription  que 
sa  belle  transparence  laisse  facilement  lire  :  Sploulore  et  rigore 
gratissima.  — Pourquoi,  sur  une  plaque  commémorative,  n'a-t-on 
pas  gravé  le  nom  des  ingénieurs,  .MM.  Beigrand  et  Buffet,  qui  ont 
accompli  ce  chef-d'œuvre  et  ce  tour  de  force? 

Un  projet  à  l'étude  aurait  pour  résultat,  s'il  était  réalisé,  de  ré- 
server les  eaux  de  la  Dhuis  et  de  la  V;inne  pour  la  consommation 
et  d'empl'ver  les  eaux  de  Seine,  d'Ourcq,  du  Midi  et  du  iNord,  au 
service  de  la  salubrité  et  à  l'alimentation  des  fontaines  monumen- 
tales. Pour  parvenir  à  ce  but  hygiénique,  il  serait  nécessaire  d'éta- 
blir partout  une  double  canalisation,  ce  qui  entraînerait  une  dé- 
pense devant  laquelle  on  aura  peut-être  le  tort  de  reculer. 


CHAPITRE  XXIX 

L'ÉCLAIRAGE 


I.   —   LES   LANTERNES. 

La  bonne  police.  —  L'éclairage  est  moderne.  —  Témoignage  contempo- 
rain de  Louis  XIV.  —  Anciennes  prescriptions.  —  Défaite  de  Pavie.  — 
Placards  injurieux.  —  Arrêt  du  29  octobre  1538.  «  Ardentes  et  allu- 
mantes. »  —  Pois  à  feu.  —  Veilleuses  perpétuelles.  —  La  Ligue  éteint 
les  falots.  —  Les  ténèbres.  —  Laudali  Caraffa.  —  Lettres  patentes  de 
1662.  —  Les  poi  te-llambeaux.  —  Conditions.  —  Nicolas  de  La  Reynie. 

—  Le  mot  d'ordre.  —  Édit  de  septembre  1667.  —  Éclairage  temporaire. 

—  On  gagne  40  nuits.  —  Madame  de  Sévigné.  —  Les  lanternes  en  1698. 

—  Les  galères.  —  6,500  lanternes  à  la  fin  du  dix-septième  siècle.  — 
Le  sonneur. —  La  taxe.  —  La  mort  de  Louis  XIV.  —  Ouragan.  —  L'Opéra- 
Comique.  —  Sterne  à  Paris.  —  Les  réverbères.  —  Clair  de  lune.  — 
Cinq  heures  et  demie.  — Arrêté  du  12  messidor  an  VIII.  —  A  la  lanlernel 

—  La  lampe  antique.  —  Argand.  —  L'usurpateur  Quinquet.  —  Nombre 
des  réverbères  en  1817  et  1820.  —  Vivien.  —  Les  allumeurs.  —  Les 
cochers.  —  Le  21  janvier  1813.  —  Les  funérailles  de  Napoléon.  —  Les 
émeutes.  —  A  la  fin  du  règne  de  Louis-Philippe. 

Il  est  d'un  intérêt  supérieur  pour  la  bonne  police  des 
villes  que  les  rues  soient  éclairées  pendant  la  nuit,  afin 
qu'on  puisse  y  circuler  sans  peine,  et  que  les  gens  de 
mauvais  desseins  y  soient  surveillés.  L'idée  si  simple 
d'allumer  des  lanternes  ou  des  flambeaux  pour  com- 
battre l'intensité   des  ténèbres   et   répandre  quelque 


2j3  L'ECLAIRAGE. 

clarté  sur  la  voie  publique  est  relativement  moderne. 
Dès  que  le  jour  était  tombé,  Paris  se  remplissait  jadis 
d'obscurité  et  de  larrons;  les  habitants  ne  sortaient  le 
soir  qu'à  leur  corps  défendant;  ils  se  faisaient  accom- 
pagner, quand  ils  le  pouvaient,  par  des  gens  armés  qui 
portaient  des  falots,  et  l'on  s'applaudissait  lorsque  l'on 
rentrait  sans  encombre.  MM.  de  Villiers  écrivent  à  la 
date  du  6  février  1657  :  «  Après  le  souper  nous  fismes 
mettre  les  chevaux  aux  deux  carrosses  et  nous  donnas- 
mes  aux  laquais  des  pistolets  et  des  mousquetons  pour 
nous  escorter...  Nous  nous  retirasmes  sur  les  quatre 
heures  du  matin  sans  avoir  fait  aucune  mauvaise  ren- 
contre ^  »  Nous  n'en  sommes  plus  là:  quoiqu'il  y  ait 
encore  plus  d'un  malfaiteur  à  Paris,  nous  pouvons  nous 
promener  la  nuit  sans  lusil  sur  l'épaule.  Nos  boule- 
vards, nos  quais,  nos  rues,  nos  ruelles,  —  encore  trop 
nombreuses,  —  s'illuminent  presque  instantanément 
dés  que  le  crépuscule  s'assombrit.  Les  mille  constella- 
tions qui  brillent  au  sommet  de  nos  candélabres  ne 
valent  pas  la  lumière  du  soleil,  que  Dubartas  appidait 
«  le  grand-duc  des  chandelles  »,  mais  elles  projettent 
du  moins  des  lueurs  rassurantes  et  donnent  à  la  ville 
une  sécurité  que  les  temps  anciens  n'ont  point  connue. 
L'éclairage  actuel,  que  nos  pères  n'auraient  même 
pas  osé  soupçonner,  suffit  largement  à  tous  les  besoins 
d'une  capitale  en  activité,  et  il  dépasse  les  espérances 
que  l'on  avait  pu  concevoir  au  moment  où  Ion  com- 
mençait à  le  faire  fonctionner.  11  a  en  outre  ceci  de 
fort  remarquable  dans  notre  pays,  où  l'État  est  presque 
toujours  forcé  de  se  substituer  à  l'initiative  individuelle 
en  défaut,  qu'il  est  produit  par  une  compagnie  indus- 
trielle particulière  dont  l'ampleur  égale  celle  de  nos 
grandes  administrations  publiques.  Mais  avant  de  par- 

'  Journal  d'un  votjagc  à  Paris  en  liJ57-1658,  publié  par  A.-P.  Faugùre, 
p.  C5-(ili. 


LES  LANTERiNES.  2G'J 

venir  à  être  éclairé  chaque  soir  a  giorno,  Paris  a  long- 
temps vécu  dans  les  ténèbres;  il  n'en  est  sorti  qu'avec 
effort  et  par  une  série  de  tâtonnements  que  nous  es- 
sayerons de  faire  connaître. 

Autrefois ,  pendant  les  moments  de  trouble ,  qui 
étaient  bien  plus  fréquents  alors  que  de  nos  jours,  les 
Parisiens  étaient  teims,  en  vertu  de  vieilles  ordonnan- 
ces royales,  d'antiques  arrêts  du  parlement,  de  mettre 
sur  leur  fenêtre  de  la  lumière  et  au  seuil  de  leur  porte 
un  seau  d'eau.  C'était  ce  que  l'on  avait  imaginé  de  plus 
ingénieux  pour  déjouer  les  surprises  à  main  armée  et 
parer  aux  incendies  possibles.  Dés  qu'un  danger,  si 
éloigné  qu'il  fût,  menaçait  Paris,  on  tâchait  de  faire 
allumer  des  chandelles.  Lorsque,  le  7  mars  1525,  le 
parlement  de  Paris  reçut  la  lettre  que  la  reine  mère 
lui  avait  écrite  le  4  de  Lyon  pour  lui  annoncer  la  dé- 
faite de  Pavie  et  la  captivité  de  François  I",  il  décréta 
séance  tenante,  que  «  les  lanternes  et  lumières  qui 
avaient  été  ordonnées  être  mises  par  cette  dicte  ville 
seront  remises  ». 

On  n'écoutait  guère,  il  faut  le  croire,  de  tels  arrêts, 
et  l'insouciance  parisienne  n'était  guère  alors  plus  at- 
tentive qu'aujourd'hui,  car,  le  24  octobre  de  la  même 
année,  le  parlement  renouvela  sa  prescription,  et  le 
16  novembre  1526  le  prévôt  des  marchands  demande 
que  les  habitants  soient  forcés  de  placer  des  lanlernes 
à  leurs  fenêtres.  Pendant  vingt-sept  ans,  la  question  est 
oubliée;  elle  reparait  tout  à  coup  et  très-vivement  sous 
Henri  II,  le  28  septembre  1553.  On  avait  profité  de  l'obs- 
curité des  rues  pour  coller  sur  les  murailles  des  pla- 
cards injurieux  contre  le  prévôt  des  marchands;  celui- 
«i,  qui  paraît  n'avoir  eu  qu'un  goût  médiocre  pour  la 
liberté  de  la  presse  pratiquée  de  cette  façon,  intervint 
auprès  du  parlement,  qui  édicta  que  le  lieutenant  cri- 
minel serait  tenu  de  faire  mettre  «  lanternes  et  chan- 


270  L'ÉCLAIRAGE. 

délies  ardentes  »  aux  fenêtres  des  maisons.  Il  n'en  fut 
que  cela,  et  Paris  n'en  vit  pas  plus  clair. 

La  première  tentative  faite  pour  doter  la  ville  d'un 
éclairage  à  peu  près  régulier  date  de  1558.  Un  am'f, 
rendu  le  29  octobre  par  le  parlement  et  dirigé  contre 
«  les  larrons,  voleurs,  effracteurs  de  portes  et  huis  y, 
ordonne  qu'il  y  aura  un  falot  ardent  au  coin  de  chaque 
rue,  de  dix  heures  du  soir  à  quatre  heures  du  matin  ; 
tt  où  les  dictes  rues  seront  si  longues  que  le  dict  falot 
ne  puisse  éclairer  d'un  bout  à  l'autre,  il  en  sera  mis  un 
au  milieu  des  dictes  rues.  »  On  fit  un  «  cri  public  »  de 
l'ordonnance,  qui  fut  lue  et  publiée  à  son  de  trompe. 
Le  24  novembre  suivant,  les  commissaires  du  Chàtelet, 
les  quarteniers,  les  cinquanteniers,  les  dizainiers,  ac- 
costés de  deux  notables  bourgeois  de  chaque  rue,  sont 
chargés  de  faire  le  devis  des  frais  probables  et  de  dé- 
signer les  endroits  où  devront  être  placées  «  les  lan- 
ternes ardentes  et  allumantes  ».  Cette  fois,  on  s'exécuta 
sans  trop  de  mauvaise  grâce,  et  nous  savons  à  quoi 
nous  en  tenir  sur  ce  mode  d'éclairage,  qui  est  encore 
en  action  dans  quelques  villes  de  l'extrême  Orient.  Un 
poteau  en  bois,  muni  de  distance  en  distance  de  bar- 
rettes libres  qui  faisaient  office  d'échelons,  portait  au 
sommet  un  bras  de  potence  auquel  pendait  une  chaî- 
nette soutenant  un  lourd  panier  de  fer  rempli  de  résine 
et  d'étoupes  qu'on  allumait.  C'était  simplement  un  pot 
à  feu  qui  ressemblait  fort  au  fanal  que  les  pêcheurs  à 
la  fouenae  mettent  à  l'avant  de  leur  bateau.  Quelque 
mince  que  fût  le  progrès,  c'en  était  un  :  si  la  flamme 
goudronneuse  dégageait  bien  de  la  fumée,  elle  proje- 
tait du  moins  une  lueur  rougeâtre  vers  laquelle  il  était 
possible  de  se  diriger;  elle  était  supérieure  à  la  mèche 
vacillante  de  ces  veilleuses  perpétuelles  brûlant  der- 
rière une  grille  fermée,  au  pied  des  statues  de  saints 
et  de  madones  dont  Paris  était  plein  à  cette  époque, 


LES  LANTERNES.  271 

clarté  douteuse  qu'éteignait  le  vent,  et  qui  pendant 
tant  de  siècles  fut  le  seul  éclairage  de  la  grande  ville. 

Ce  furent  nos  troubles  politiques  qui  éteignirent  les 
falots.  La  Ligue  vint  :  toute  prescription  tomba  en  dé- 
suétude ,  et ,  pour  mieux  faire  acte  d'indépendance, 
chacun  s'empressa  de  désobéir  aux  lois.  Ce  que  fut  Pa- 
ris à  cette  époque,  ce  que  l'obscurité  des  rues  pendant 
la  nuit  ajoutait  à  l'impunité  qu'on  laissait  volontiers  à 
toute  violence,  le  journal  de  l'Estoile  nous  l'a  raconté. 
Les  chandelles  paraissent  mortes  pour  toujours  ;  on  est 
plus  d'un  siècle  sans  en  entendre  parler.  Sous  le  régne 
de  Henri  IV,  sous  la  régence,  sous  Louis  XIII,  pendant 
la  Fronde,  nul  soin  public  à  cet  égard  ;  on  marche  à 
l'aveuglette,  Paris  ne  s'est  pas  encore  rallumé.  La  nuit, 
les  gens  riches  sortent  escortés  de  laquais  portant  des 
torches,  les  bourgeois  s'en  vont  la  lanterne  à  la  main, 
les  gens  pauvres  se  glissent  à  tâtons  le  long  des  mu- 
railles. Les  guerres,  les  discordes  civiles  ont  jeté  sur  le 
pavé  des  troupes  de  malandrins  qui  s'embusquent  au 
coin  des  ruelles  sordides  où  l'on  pateaugeait  alors,  et 
font  main  basse  sur  les  passants  attardés.  Nous  ne 
voyons  guère  ce  temps  qu'à  travers  des  récits  romanes- 
ques et  les  aventures  peu  édifiantes  où  excellaient  les 
coureuses  de  la  Fronde.  Ce  fut  une  époque  misérable 
entre  toutes;  Paris  était  un  cloaque  sans  lumière  et 
sans  eau,  il  n'y  avait  que  de  la  fange.  «  Nous  sommes 
arrivés  à  la  lie  de  tous  les  siècles,  »  dit  Guy  Patin. 

Ce  fut  un  abbé  napolitain  nommé  Laudati  Caraffa, 
qui,  s'apercevant  que  les  Parisiens  n'avaient  pour  se 
guider  la  nuit  que 

Cette  obscure  clarté  qui  tombe  des  étoiles, 

dont  le  Cid  a  parlé,  imagina  un  moyen  de  s'enrichir 
tout  en  aidant  les  Parisiens  à  sortir  le  soir  sans  trop  de 
malencontres.  Il  obtint  le  privilège  exclusif  d'établir  à 


272  L'ECLAIRAGE. 

ses  frais  des  porte-flambeaux  et  des  porte-lanternes  qui, 
moyennant  une  rétribution  fixée  et  payée  à  l'avance, 
accompagneraient  les  gens  dans  leurs  courses  noc- 
turnes. Les  lettres  royales  sont  du  mois  de  mars  106:2. 
Le  début  en  est  curieux,  c'est  une  peinture  de  nos  an- 
ciennes mœurs  qui  n  est  pas  sans  intérêt  pour  l'his- 
toire :  ce  Les  vols,  meurtres  et  accidents  qui  arrivent 
journellement  en  nostre  bonne  ville  de  Paris  faute  de 
clarté  suffisante  dans  les  rues,  et  d'ailleurs  la  plupart 
des  bourgeois  et  des  gens  d'affaires  n'ayant  pas  les 
moyens  d'entretenir  des  valets  pour  se  faire  éclairer  la 
nuit,  pour  vaquer  à  leurs  affaires  et  négoce,  souffrant 
une  très-grande  incommodité  et  principalement  l'Iiiver, 
que,  les  jours  estant  courts,  il  n'y  a  pas  de  temps  plus 
commode  à  y  vaquer  que  la  nuit,  et  n'osant  pour  lors 
à  se  hasarder  d'aller  et  venir  par  les  rues  faute  de  clar- 
té, et  sur  ce  nostre  cher  et  bien-aimé  abbé  Laudati  Ca- 
ralfeS  etc.  »  Le  26  août  suivant,  le  parlement  enre- 
gistra les  lettres  de  Louis  XIV,  et  imposa  au  conces- 
sionnaire certaines  conditions  qui  ressemblaient  à  ce 
'u^  nous  appellerions  aujourd'hui  un  «  cahier  des 
charges  ». 

Les  iutlres  avaient  été  communiquées  au  prévôt  des 
marchands  et  aux  échevins  qui,  après  enquête  de  com- 
modo  et  incommoda,  n'avaient  point  fait  objection  à  la 
volonté  royale.  Le  parlement  enregistra  l'acte  de  pri- 
vilège, qui  devait  durer  vingt  ans;  il  déclara  que  les 
llambeaux-bougies  ne  pourraientêtre  fournis  que  par  1rs 
épiciers  de  Paris,  qu'ils  seraient  du  poids  de  1  livre  i/2. 
(le  bonne  cire  jaune,  timbrés  des  armes  de  la  ville  c! 
divisés  en  dix  parties  égales;  chacune  de  ces  portions, 


*  Les  lettres  patenies  écrivent  Caraffe,  selon  l'usage  du  temps,  qui 
IVancisail  les  noms  éi rangers  :  Concini,  Coiichin,  —  Ruccellaï,  Rous- 
kclet,  etc.  Ce  Caralfa  était  originaire  de  Naples,  où  sa  famille  s'était 
compromise  dans  l'écliaulïourée  du  duc  de  Guise. 


LES  LA^•TERNES.  273 

même  si  elle  n'a  été  qu'entamée,  sera  payée  cinq  sous. 
Les  porte-lanternes  auront  des  lanternes  à  l'huile  à  «  si^ 
gros  lumignons  »;  ils  seront  distribués  par  postes  dis- 
tants de  huit  cents  pas  les  uns  des  autres  ;  on  les  payera 
à  raison  de  cinq  sous  le  quart  d'heure  quand  on  sera 
en  carrosse  ou  en  chaise,  de  trois  sous  lorsqu'on  sera  à 
pied;  ils  auront  une  lanterne  peinte  au-dessus  de  leur 
poste  en  guise  d'enseigne,  et  à  la  ceinture  «  un  sable  » 
d'un  quart  d'heure  aux  armes  de  la  ville.  Lorsqu'on  les 
prendra,  ils  allumeront  leurs  mèches,  recevront  la  taxe, 
retourneront  leur  sablier,  et  se  mettront  en  marche. 
C'était  encore  là  de  l'empirisme;  ces  lumières  ambu- 
lantes ne  donnaient  guère  de  sécurité  à  la  ville,  et  les 
porteurs  assommèrent  plus  d'une  fois  les  personnes 
qu'ils  accompagnaient.  On  les  employait  néanmoins 
faute  de  mieux,  et  on  les  employa  si  longtemps,  que 
nous  les  retrouverons  au  commencement  du  dix-neu- 
vième siècle. 

Le  véritable  promoteur  de  l'éclairage  public  à  Paris 
fut  le  fondateur  même  de  notre  police  urbaine,  Nicolas 
de  La  Reynie.  Lorsque  le  15  mars  1667  il  fut  nommé 
lieutenant  général  de  police,  Louis  XIV,  qui  savait  à 
quoi  s'en  tenir  sur  l'état  moral  et  physique  de  sa  bonne 
ville,  lui  donna  trois  substantifs  pour  mot  d'ordre  :  net- 
teté, clarté,  sûreté.  Il  y  avait  fort  à  faire  pour  remplir  un 
tel  programme  dans  une  ville  qu'on  ne  balayait  jamais, 
qu'on  n'éclairait  pas ,  et  que  les  voleurs  infestaient. 
La  Reynie  y  réussit  pourtant  dans  une  certaine  me- 
sure; il  prescrivit  l'enlèvement  des  boues,  il  organisa 
des  gardes  de  nuit,  et  créa  un  service  d'éclairage  ré- 
gulier. 

Il  s'était  hâté  de  se  mettre  à  l'œuvre,  car  l'édit  qui 
prescrit  l'établissement  des  lanternes  est  du  mois  de 
;  eptembre  1667.  C'étaient  des  chandelles  enfermées 
('ans  une  cage  de  verre  suspendue  par  des  cordes  à  la 

T.  18 


274  L'ECLAIRAGE. 

hauteur  du  premier  étage  des  maisons*.  L'éclairage 
n'était  que  temporaire,  car  l'on  estimait  qu'il  n'y  avait 
pas  d'inconvénient  à  laisser  Paris  dans  l'obscurité  pen- 
dant les  courtes  nuits  d'été.  Ce  ne  fut  point  l'avis  des 
bons  bourgeois,  qui  en  cette  circonstance  se  montrèrent 
plus  perspicaces  et  plus  généreux  que  la  lieulenance  de 
police,  que  la  prévôté  des  marchands  et  que  le  parle- 
ment lui-même.  Si  faible  que  fût  la  lueur  des  chandelles 
qui  charapignonnaient  en  brûlant  au  milieu  des  rues, 
elle  avait  suffi,  le  guet  et  la  maréchaussée  aidant,  à  di- 
minuer le  nombre  des  attaques  nocturnes  ;  c'était  une 
amélioration  que  les  Parisiens  avaient  su  apprécier  avec 
gratitude. 

Les  rues  étaient  à  peu  près  sûres  pendant  l'iuver; 
mais,  dès  que  le  printemps  arrivait,  les  coupeurs  de 
bourses  se  remettaient  en  route,  et  chaque  nuit  on  en- 
tendait crier  à  Taide.  En  effet,  les  lanternes  n'étaient 
allumées  que  pendant  quatre  mois,  du  !«''  novembre  au 
4^'"mars;  c'était  une  économie  fort  mal  imaginée.  Les 
bourgeois  firent  requête  sur  requête  pour  obtenir  que 
la  ville  fût  éclairée  toute  l'année.  On  réunit  en  assem- 
blée les  notables  des  seize  quartiers  qui  formaient  alors 
les  divisions  municipales,  et  on  les  consulta.  Au  mo- 
ment d'émettre  un  avis  qui  pouvait  entraîner  une  dé- 

*  Une  gravure  du  temps  qui  se  vendait  à  Paris,  chez  N.  Guérard,  gra- 
veur, rue  Saint-Jacques,  proche  Saint-Yves,  A  la  reine  du  clergé;  G.  P.  H. 
{cmn  privilégia  régis),  représente  l'allumage  des  lanternes;  j'en  dois 
communication  à  l'obligeance  de  M.  Amédée  Berger,  président  de  chambre 
à  la  Cour  des  comptes,  qui  possède  une  collection  iconographique  des 
plus  précieuses  sur  l'ancien  Paris.  Le  sonneur  passe  en  agitant  sa  clo- 
chette; un  homme  détache  la  corde,  retenue  dans  une  boîte  de  bois 
fixée  à  la  muraille;  la  lanterne,  qui  a  la  forme  d'un  baril,  s'abaisse; 
une  servante  y  place  une  chandelle  allumée,  tandis  qu'un  enfant  en 
prend  d'autres  dans  un  panier  placé  à  terre.  A  côté  flambe  une  rôtis- 
serie. Un  quatrain  accompagne  l'estampe  : 

La  sonnette  a  snnnè, 

Abaisse  ta  lanterne  ; 
Quoique  l'usage  on  soit  moderne, 
Il  n'en  est  pas  moins  estinu<< 


LES  LANTERNES.  275 

pense  annuelle  assez  importante,  ils  hésitèrent  et  furent 
moins  affirmatifs  que  dans  leurs  pétitions.  Dix  quartiers 
opinèrent  pour  que  l'éclairage  durât  du  1"  octobre  au 
1"  avril  ;  six  déclarèrent  qu'il  serait  suffisant  entre  le 
15  octobre  et  le  15  mars.  Le  prévôt  donna  son  opinion 
personnelle  au  parlement,  qui,  l'adoptant,  ordonna  par 
arrêt  du  23  mai  1671  que  dorénavant  l'éclairage  com- 
mencerait le  20  octobre  et  serait  prolongé  jusqu'au 
.51  mars.  On  gagnait  quarante  jours,  ou,  pour  mieux 
dire,  quarante  nuits. 

Si  médiocre  que  fût  ce  système  d'éclairage,  il  est  le 
principe  des  illuminations  quotidiennes  dont  nous  pro- 
fitons aujourd'hui  ;  il  fit  une  véritable  révolution  qui  ne 
déplut  pas  à  ceux  qui  en  furent  témoins.  Le  4  décem- 
bre 1675,  madame  de  Sévigné  écrit  à  sa  fille  :  «  Nous 
soupâmes  encore  hier  avec  madame  Scarron  et  l'abbé 
Têtu  chez  madame  de  Coulanges  ;  nous  trouvâmes  plai- 
sant (le  l'aller  remener  à  minuit  au  fin  fond  du  faubourg 
Saint-Germain,  fort  au  delà  de  madame  de  La  Fayette, 
quasi  auprès  de  Vaugirard,  dans  la  campagne.  Nous  re^ 
vînmes  gaîment  à  la  faveur  des  lanternes  et  dans  la  su. 
reté  des  voleurs  K  »  On  s'y  était  si  vite  accoutumé,  qu'on 
se  plaignait  dès  qu'elles  n'éclairaient  pas  suffisamment, 
ce  qui  arriva  plus  d'une  fois;  il  faut  croire  que  les 
plaintes  montaient  haut,  car  en  janvier  1688  Seignelay 
écrit  à  La  Reynie,  de  la  part  du  roi,  qu'il  ait  à  veiller  au 

*  Lettres  de  madame  de  Sévigné,  etc.,  t.  III,  p.  298,  édit.  Hachette. 
Deux  médailles  furent  frappées  en  commémoration  de  l'établissement  de 
l'éclairage  public  ;  la  première  est  de  1667  :  à  la  face,  le  roi,  Ludovicus  XIV 
rex  christianiss.;  au  revers,  la  ville  de  Paris,  représentée  par  une  femme 
coiffée  de  la  couronne  murale,  debout  sur  une  voie  pavée,  tenant  à  la 
main  droite  une  lanterne  rayonnante  :  Urbs  niundata  et  nocturnis  fa- 
cibus  illiistrala.  La  seconde  est  de  1669  :  à  la  face,  le  roi,  comme  ci- 
dessus;  au  revers  la  Ville,  tenant  une  lanterne  lumineuse  de  la  main 
droite  et  portant  de  la  main  gauclie  une  bourse  pleine  que  la  clarté  des 
rues  ne  permettra  plus  aux  voleurs  de  lui  enlever  :  Urbis  seciiritas  et 
nitor.  Au-dessus  de  la  date  MDCLXIX  et  de  la  signature  Hupiére  f.,  on  lit  : 
Providentia  opt.  pr.  {pptimi  principis). 


276  L'ÉCLAIRAGE. 

bon  entretien  «  des  chandelles,  dont  plusieurs  ne  brû- 
lent pas  à  cause  de  leur  mauvaise  qualité  ». 

On  a,  sur  la  disposition  des  lanternes  dans  les  rues, 
le  témoignage  précieux  d'un  contemporain.  Le  docteur 
Martin  Lister,  qui  vint  à  Paris  en  1698,  a  écrit  dans  la 
relation  de  son  voyage  :  «  Les  rues  sont  éclairées  tout 
l'hiver,  aussi  bien  quand  il  fait  clair  de  lune  que  pen- 
dant le  reste  du  mois,  et  je  le  remarque  surtout  à  cause 
du  sot  usage  où  l'on  est  à  Londres  d'éteindre  les  réver- 
bères ^  durant  la  moitié  du  mois,  comme  si  la  lune  était 
bien  sûre  de  briller  assez  pour  éclairer  les  rues,  et  qu'il 
fût  sans  exemple  de  voir  en  hiver  le  ciel  nébuleux.  Les 
lanternes  sont  suspendues  ici  au  beau  milieu  des  rues, 
à  vingt  pieds  en  l'air  et  à  une  vingtaine  de  pas  de  dis- 
tance. Elles  sont  garnies  de  verres  d'environ  deux  pieds 
en  carré,  recouvertes  d'une  large  plaque  de  tôle,  et  la 
corde  qui  les  soutient  passe  par  un  tube  de  fer  fermant 
à  clef  et  noyé  dans  le  mur  de  la  maison  la  plus  voisine. 
Dans  les  lanternes  sont  des  chandelles  de  quatre  à  la 
livre,  qui  durent  jusqu'après  minuit.  Ceux  qui  les  bri- 
seraient seraient  passibles  des  galères  ;  trois  jeunes 
gens  de  bonne  maison  qui  par  plaisanterie  s'étaient 
amusés  à  en  casser  récemment,  furent  mis  en  prison 
et  ne  furent  relâchés  au  bout  de  plusieurs  mois  que 
grâce  à  la  sollicitation  des  bons  amis  qu'ils  avaient  à  la 
cour.  » 

A  la  fin  du  dix-septième  siècle,  Paris  était  éclairé  par 
6,500  lanternes,  qui  consommaient  1,625  livres  de  chan- 
delles par  nuit.  Toutes  les  lanternes  étaient  marquées 
d'un  coq,  emblème  de  vigilance;  à  la  nuit  tombante, 
un  homme  passait  par  les  rues,  agitant  une  sonnette; 
à  ce  signal,  les  bourgeois  étaient  tenus  de  lâcher  la 
corde  fixée  au  mur  de  leur  maison ,   de  descendre 

•  Je  laisse  le  mot  réverbère,  qui  a  été  employé  par  le  traducteur  ;  il 
me  parait  inexact,  car  les  réverbères  n'ont  été  inventés  qu'en  l'io. 


LES  LANTERNES.  277 

la  lanterne  et  d'allumer  les  chandelles  ,  qui  régle- 
mentairement devaient  brûler  jusqu'à  deux  heures  du 
matin. 

Jusqu'alors  la  bourgeoisie  parisienne  avait  fourni  aux 
frais  nécessités  par  le  nettoiement  et  l'éclairage  des 
rues  à  l'aide  d'une  taxe  consentie  qui  s'élevait  annuel- 
lement à  la  somme  de  500,000  livres;  mais  en  1704,  à 
l'heure  la  plus  ardente  de  la  guerre  de  Succession, 
Louis  XIV  eut  besoin  d'argent,  et,  quoi(iu'on  fût  encore 
bien  loin  du  traité  d'Utrecht,  il  en  demanda  sous  pré- 
texte de  donner  la  paix  à  ses  peuples,  tout  en  déclarant 
qu'il  offrait  «  un  moyen  qui  pouvait  donner  des  fonds 
commodes  pour  les  besoins  de  la  guerre  ».  Le  «  moyen  » 
qu'il  proposa  aux  Parisiens  est  fort  simple.  11  leur  per- 
mit de  racheter  la  taxe  des  300,000  livres  au  denier  18, 
c'est-à-dire  pour  5,400,000  livres,  somme  énorme  si  l'on 
a  égard  au  temps.  Entre  la  royauté  et  Paris  fut  conclu 
en  réalité  ce  que  les  hommes  de  loi  nomment  un  con 
trat  synallagmatique  et  bilatéral ,  car  par  l'édit  du 
1"  janvier,  «  perpétuel  et  irrévocable,  »  la  royauté  s'en- 
gageait à  nettoyer  et  à  éclairer  la  ville  à  ses  propres 
frais,  moyennant  un  capital  déterminé  une  fois  versé. 
Les  bourgeois  propriétaires  reçurent  l'autorisation  de 
faire  payer  la  taxe  à  leurs  locataires,  afin  de  recouvrer 
de  cette  façon  l'intérêt  de  l'argent  qu'ils  avaient  remis 
au  roi,  mais  il  est  fort  douteux  qu'ils  aient  pu  en  profi- 
ter. Si,  comme  il  en  a  été  question,  l'État  voulait  frap- 
per les  habitants  d'une  imposition  sur  l'éclairage  public, 
il  serait  intéressant  de  remonter  aux  origines  et  de  se 
demander  si  le  traité  intervenu  entre  Louis  XIV  et  les 
Parisiens  n'a  plus  aucune  valeur  aujourd'hui,  malgré  le 
caractère  de  perpétuité  dont  il  fut  revêtu  et  qui  en  as- 
sura l'exécution. 

Pendant  le  terrible  hiver  de  1709,  on  n'alluma  pas 
souvent  les  lanternes  dans  Paris  :  la  disette  des  bestiaux 


278  L'ÉCLAIRAGE. 

était  telle  qu'on  n'avait  plus  de  suif  pour  faire  les  chan- 
delles; on  avait  du  reste  augmenté  un  peu  le  temps 
d'éclairage  fixé  par  l'arrêt  du  25  mai  1671,  On  enlevait 
les  lanternes  au  mois  d'avril,  on  les  remisait  dans  les 
magasins  de  la  prévôté,  et  dès  le  l*""  septembre  on  les 
remettait  en  place.  Dans  la  nuit  du  27  au  28  août  1715, 
Louis  XIV,  qui  touchait  à  sa  fin,  fut  si  mal  qu'on  crut 
qu'il  allait  trépasser.  Le  duc  d'Orléans  envoya  un  cour- 
rier à  d'Argenson  pour  lui  donner  l'ordre  de  faire  im- 
médiatement poser  et  allumer  les  lanternes,  dans  le  cas 
où  le  dauphin  serait  obligé  de  traverser  Paris  pour  se 
rendre  à  Vincennes,  «  à  quoi  les  vitriers  travaillèrent 
sans  relâche,  dit  Buvat,  —  à  qui  j'emprunte  l'anecdote, 
—  parce  qu'elles  ne  devaient  être  posées  que  les  pre- 
miers jours  de  septembre.  )>  Quatre  ans  après,  on  fut 
çbligé  de  les  renouveler,  car  un  ouragan  tellement  vio- 
lent s'abattit  sur  Paris  pendant  la  nuit  de  16  au  17  jan- 
vier 1719,  que  presque  toutes  les  lanternes  furent  bri- 
sées; «  les  branches  de  fer  qui  les  soutenaient,  sur  le 
pont  Neuf,  dit  le  même  Buvat,  en  furent  courbées  et 
même  rompues,  quoiqu'elles  eussent  trois  pouces  en 
carré  de  grosseur.  » 

Ce  genre  d'éclairage  était  bien  insuffisant,  et  plus  de 
la  moitié  des  rues  restait  dans  l'ombre  ;  Sterne  le  con- 
state dans  le  livre  charmant  que  tout  le  monde  a  lu.  Il 
est  venu  deux  fois  en  France  :  en  1762  d'abord,  puis  en 
1 764  ;  il  a  raconté  sa  seconde  visite  dans  le  Voyage  sen- 
timental. Depuis  le  19  avril  1763,  la  troupe  de  l'Opéra- 
Comique  avait  quitté  la  foire  Saint-Germain  pour  se  réu- 
nir aux  Italiens,  qui  donnaient  leurs  représentations  rue 
Mauconseil,  à  l'hôtel  de  Bourgogne.  C'était  un  lliéàfre 
très-fréquenté  :  tout  Paris,  comme  l'on  disait  déjà,  y 
courait  pour  voir  les  Trois  sultanes.  11  est  donc  probable 
que  les  alentours  étaient  éclairés  avec  quelque  soin  et 
qu'on  avait  pris  des  précautions  pour  en  rendre  les 


LES  LANTERNES.  279 

abords  faciles.  «  Il  y  a,  dit  Sterne,  un  passage  fort  long 
et  fort  obscur  qui  va  de  l'Opéra-Coraique  à  une  rue  for 
étroite.  Il  est  ordinairement  fréquenté  par  ceux  qui  at- 
tendent liumblement  l'arrivée  d'un  fiacre,  ou  qui  veu- 
lent se  retirer  tranquillement  quand  le  spectacle  est  fini. 
Le  bout  de  ce  passage,  vers  la  salle,  est  éclairé  par  une 
petite  chandelle,  dont  la  faible  lumière  se  perd  avant 
qu'on  arrive  à  l'autre  bout.  Cette  chandelle  est  peu  utile, 
mais  elle  sert  d'ornement  ;  elle  paraît  de  loin  comme 
une  étoile  fixe  de  la  moindre  grandeur  :  elle  brûle  et  ne 
fait  aucun  bien  à  l'univers.  »  Si  les  environs  d'un  théâ- 
tre à  la  mode  étaient  éclairés  de  la  sorte,  que  penser  du 
reste  de  la  ville  ? 

Ce  fut  un  peu  plus  tard,  en  1766,  que  parurent  les 
premiers  réverbères  pour  l'invention  desquels  des  let- 
tres patentes  avaient  été  délivrées,  le  28  décembre  1745, 
à  l'abbé  Mathérot  de  Preigney  et  à  Bourgeois  de  Châ- 
teau-Blanc. Une  mèche  de  coton  baignant  dans  l'huile 
était  substituée  aux  chandelles,  et  un  réflecteur  éten- 
dait le  champ  atteint  par  la  lumière.  Lorsque  l'on  se 
décida  à  remplacer  les  anciennes  lanternes,  qui  étaient 
presque  centenaires,  il  en  existait  8,000  à  Paris  et  dans 
les  faubourgs;  elles  disparurent  devant  1,200  réver- 
bères, dont  la  clarté  était,  dit  un  auteur  du  temps, 
égale,  vive  et  durable.  On  croyait  être  arrivé  au  nec 
])lus  ultra,  et  l'on  railla  les  lanternes,  comme  aujour- 
d'hui nous  nous  moquons  des  réverbères,  comme  nos 
enfants  sans  doute  riront  de  nos  candélabres.  Ce  n'é- 
tait pas  seulement  le  public  banal  qui  était  dans  l'ad- 
miration; Sartines  lui-même  ne  peut  s'en  taire;  il  fait 
écrire  :  «  La  très-grande  lumière  qu'ils  donnent  ne  per- 
met pas  de  penser  que  l'on  puisse  jamais  rien  trouver 
de  mieux  *.  »  Et  cependant  les  réverbères  étaient  placés 

*  Mémoire  sur  l'administration  de  la  police  en  France,  rédigé  suivant 
les  ordres  de  M.  de  Sartines,  par  Jean-Baptiste  Lernaire,  conseiller  du 


280  L'ECLAIRAGE. 

à  16  pieds  de  haut  et  à  50  toises  (58  mètres  470)  de 
distance  les  uns  des  autres. 

On  les  laissait  allumés  toute  l'année,  excepté  pen- 
dant les  nuils  de  pleine  lune;  qu'il  y  eût  des  nuages 
ou  non,  qu'où  y  vil  ou  qu'on  n'y  vît  pas,  la  mèche  était 
morte,  et  les  passants  avaient  tout  loisir  de  se  casser  le 
cou.  On  revint  de  ce  sot  usage  quelques  années  avant 
la  Révolution,  sur  l'initiative  de  Lenoir,  le  lieutenant 
de  police;  on  se  contenta  d'éteindre  un  réverbère  sur 
deux  lorsque  la  nuit  était  dans  sa  plus  grande  période 
de  croissance.  Cette  médiocre  économie  a  duré  assez 
longtemps  pour  permettre  à  Scribe  de  chanter  : 

Un  réverbèie  éteint 

Qui  comptait  sur  la  lune. 

On  généralisa  tant  que  l'on  put  l'emploi  des  réverbères: 
les  goûts  de  la  nouvelle  cour  y  contribuèrent.  «  Marie- 
Antoinette  et  le  comte  d'Artois,  dit  Bachaumont,  étant 
spécialement  souvent  en  route,  la  nuit,  de  Versailles  à 
Paris  et  de  Paris  à  Versailles,  »  on  fit  éclairer,  d'une 
fa"çon  permanente,  le  chemin  depuis  Versailles  jusqu'à 
la  porte  de  la  Conférence.  C'est  pendant  1  hiver  de  1777 
que  ce  travail  lui  fait,  de  sorte  que  l'on  pouvait  aller  de 
la  résidence  royale  à  la  grande  avenue  de  Vincennes 
sur  une  route  munie  de  lumières  :  cinq  lieues  et  demie 
de  réverbères  1  on  n'avait  jamais  été  à  pareille  fête. 
Mercier,  tout  fiondeur  qu'il  est,  ne  s'en  tient  pas,  et  il 
s'écrie  :  «  Aucune  ville  ancienne  ni  moderne  n'a  offert 
ce  genre  de  magnificence  utile.  » 

Tant  de  réverbères  se  balançant  sur  la  corde,  tant  de 
clarté  jetée  dans  les  rues,  n'avaient  point  ruiné  l'indus- 
trie des  porte-flambeaux,  qu'avait  créée  jadis  Laudati  Ca- 
raffa  :  ils  encombrent  la  porte  des  hôtels  où  l'on  reçoit, 

Roy,  commissaire  au  Châtelcl  de  Paris,  sur  la  demande  de  Mgr  l'am- 
bassadeur de  Vienne.  (Manuscril.) 


LES  LANTERNES.  281 

ils  sont  à  la  sortie  des  théâtres,  ils  vaguent  sur  la  voie 
publique,  tenant  à  la  main  leur  lanterne  numérotée  par 
la  police,  criant  à  tue-tête  :  Voilà  le  falot!  Us  vont  cher- 
cher des  fiacres,  ils  aboient  les  voitures  de  maître,  ils 
accompagnent  les  passants  attardés  jusqu'à  leur  domi- 
cile, montent  à  leur  appartement  et  y  allument  les  bou- 
gies. On  prétend  qu'ils  rendaient  volontiers  compte,  le 
matin,  au  lieutenant  général  de  police  de  tout  ce  qu'ils 
avaient  remarqué  pendant  la  nuit,  et  qu'en  cas  d'alerte 
ils  couraient  avertir  le  guet.  Cela  est  fort  possible  et 
n'est  point  fait  pour  nous  surprendre;  de  vieilles  es- 
tampes nous  les  montrent  portant  Id  lanterne  de  la  main 
gauche,  tenant  un  fort  gourdin  de  la  main  droite,  et 
précédant  un  jeune  couple  qui  n'a  pas  l'air  de  penser 
aux  voleurs.  Ils  traversent  toute  la  Révolution,  et  je  les 
retrouve  encore  aux  premiers  jours  du  dix-neuviéme 
siècle,  car  dans  l'arrêté  du  12  messidor  an  VllI,  qui  dé- 
termine les  fonctions  du  préfet  de  police,  il  est  dit  (sec- 
tion ni,  article  52)  :  «  11  fera  surveiller  spécialement 
les  places  où  se  tiennent  les  voitures  publiques  pour  la 
ville  et  la  campagne,  et  les  cochers,  postillons,  char- 
retiers, brouetteurs,  porteurs  de  charges,  porte-fa- 
lots. » 

Pendant  toute  la  durée  de  la  période  révolutionnaire, 
on  ne  s'occupa  guère  de  l'éclairage  ;  le  mot  ne  se 
trouve  même  pas  sur  les  répertoires  du  Moniteur  uni- 
versel. Cependant  le  réverbère  jouera  son  rôle,  un  rôle 
sinistre  ;  le  cri  :  A  la  lanterne  !  a  retenti  plus  d'une 
fois,  et  plus  d'une  fois  aussi  la  corde  passée  autour  du 
cou  d'un  malheureux  a  servi  à  hisser  celui-ci  au  som- 
met des  immenses  F  de  fer  qui  s'élevaient  sur  les  ponts 
et  sur  la  place  de  Grève.  Nous  précédions  les  Améri- 
cains dans  l'application  de  la  loi  de  Lynch,  loi  cruelle, 
absurde,  aussi  inexorable  pour  le  bourreau  que  pour 
la  victime,  car  elle  conduit  infailliblement  les  peuples 


282  L'ÉCLAIRAGE. 

à  la  barbarie  et  à  l'abrutissement.  Le  mot  de  l'abbé 
Maury  dépasse  l'instant  où  il  a  été  prononcé,  il  atteint 
l'avenir,  et  n'a  encore  rien  perdu  de  sa  froide  vérité  : 
«  A  la  lanterne  !  —  En  verrez-vous  plus  clair?  » 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  faits,  les  réverbéras  res- 
taient d'assez  ternes  lumières,  que  déjà  l'industrie  pri- 
vée avait  fait  en  matière  d'éclairage  un  progrès  consi- 
dérable. Les  lampes  n'étaient  autrefois  qu'un  récipient 
plein  d'huile  dans  lequel  trempait  un  écheveau  de  co- 
ton ;  l'huile,  agissant  par  voie  de  capillarité,  mouillait 
les  fibres,  mais  n'entraînait  avec  elle  qu'un  volume  d'air 
trop  mince  pour  brûler  le  carbone  qui  se  déposait  sur 
les  filaments;  alors  la  mèche  charbonnait,  fumait  et  ne 
produisait  qu'une  clarlé  insuffisante.  C'est  la  lampe  an- 
tique; elle  existe  encore  dans  l'Italie  méridionale  et  en 
Orient.  Un  Genevois,  nommé  Aimé  Argand,  imagina  de 
tisser  des  mèches  en  fil  de  coton,  de  les  placer  entre 
deux  tubes  dans  l'intervalle  desquels  circule  incessam- 
ment un  courant  d'air  qui  active  la  combustion,  nourrit 
la  flamme  et  vivifie  la  clarté.  Une  cheminée  de  verre» 
posée  sur  la  lampe  et  enveloppant  les  tubes,  servait  à 
augmenter  le  tirage  et  à  empêcher  tout  dégagement  de 
fumée.  Le  5  janvier  1787,  Argand  reçut  du  parlement 
des  lettres  patentes  équivalant  à  un  brevet  d'invention 
et  au  droit  d'exploitation  exclusif.  La  nouvelle  décou- 
verte fit  fortune,  chacun  prétendit  y  avoir  des  droits,  et 
un  apothicaire  intrigant,  appelé  Quinquet,  donna  son 
nom  à  la  lampe  d'Argand,  un  peu  comme  Americo  Ves- 
pucci  avait  baptisé  les  terres  pressenties  et  trouvées  par 
Colomb  *. 
Ces  améliorations,  qui  eurent  pour  résultat  de  faire 


'  La  lampe  d'Argand  avait  un  inconvénient  majeur  :  le  réservoir 
d'huile,  dispose  de  façon  à  être  plus  haut  que  la  mèche,  faisait  ombre 
d'un  côté  ;  ce  fut  Carcel  qui,  en  inventant  un  mouvement  d'horlogerie 
installé  dans  le  pied  même,  créa  réellement  la  lampe  modei'ne  en  1802. 


LES  LANTERNES.  283 

substituer  presque  partout  l'usage  des  lampes  à  celui 
des  chandelles  et  des  bougies,  n'atteignirent  point  les 
réverbères;  ceux-ci,  fumeux  et  peu  éclairants,  étaient 
toujours  alimentés  par  l'ancien  système.  On  en  avait 
successivement  augmenté  le  nombre  :  ils  étaient  à  une 
ou  plusieurs  mèches.  En  1817,  on  en  compte  4,645, 
renfermant  10,941  becs;  en  1820,  13,540  becs  sont 
contenus  dans  5,035  lanternes.  Le  17  février  1821,  on 
fit,  place  du  Louvre,  l'essai  d'un  nouvel  éclairage  in- 
venté par  un  ferblantier-lampiste  nommé  Vivien  ;  c'était 
simplement  l'application  du  courant  d'air  d'Argand  aux 
tubes  qui  portaient  la  mèche  allumée.  Tous  les  réver- 
bères de  Paris  furent  renouvelés  sur  un  modèle  uni- 
forme. Ce  sont  ceux-là  qui  ont  duré  jusqu'à  la  vulgari- 
sation de  l'éclairage  au  gaz;  nous  les  avons  connus,  et 
sans  grand'peine  nous  en  pourrions  voir  encore,  car  il 
s'en  faut  qu'ils  aient  tous  disparu.  Us  se  balançaient 
au-dessus  des  ruisseaux,  qui  alors  coulaient  au  milieu 
des  voies  publiques.  Des  hommes  embrigadés  par  la 
préfecture  de  police,  à  laquelle  le  service  d'éclairage 
de  Paris  appartint  jusqu'au  décret  du  10  octobre  1859, 
qui  le  fit  passer  dans  les  attributions  de  la  préfecture 
de  la  Seine,  et  qu'on  nommait  les  allumeurs,  étaient 
exclusivement  chargés  des  soins  à  donner  aux  réver- 
bères. Protégés  par  une  serpillière  qui  garantissait 
leurs  vêtements  contre  les  taches  d'huile,  coiffés  d'un 
chapeau  très-plat  sur  lequel  ils  portaient  une  vaste  boîte 
de  zinc  contenant  leurs  ustensiles  indispensables,  ils 
ouvraient  chaque  matin  la  serrure  qui  fermait  le  tube 
de  fer  où  glissait  la  corde  de  suspension.  Le  réverbère 
descendait  avec  un  bruit  désagréable  et  arrivait  à  hau- 
teur d'homme.  On  le  nettoyait  alors,  on  récurait  la  pla- 
que des  réflecteurs,  on  essuyait  les  verres,  on  coupait 
la  mèche,  et  dans  le  récipient  on  versait  la  ration  d'huile 
de  navette  ou  de  colza  ;  puis  chaque  soir,  à  la  tombée 


-S4  L'ÉCLAIRAGE. 

de  la  nuit,  on  les  allumait.  C'était  sale,  lent  et  fort  in- 
commode pour  les  voitures  qui  étaient  obligées  d'at- 
tendre que  la  toilette  de  la  lanterne  fût  terminée. 

Les  cochers  n'aimaient  point  les  réverbères  et  pes- 
taient contre  eux;  en  effet,  les  conducteurs  de  fiacre, 
les  postillons  de  diligence  et  de  malle-poste  y  accro- 
chaient leur  fouet,  et  bien  souvent  n'ernporlaient  qu'un 
manche,  car  la  lanière  entortillée  autour  de  la  corde  y 
restait  suspendue.  Four  certains  enterrements  d'apparat, 
lorsque  le  corbillard  surmonté  d'un  catafalque  attei- 
gnait une  hauteur  anormale,  il  fallait  que  la  police  fît 
enlever  les  réverbères  et  détacher  les  cordes.  Deux  fois, 
dans  des  circonstances  analogues,  pour  des  funérailles 
souveraines,  on  s'est  trouvé  fort  empêché.  Le  21  janvier 
1815,  lorsqu'on  exhuma  du  cimetière  de  la  Madeleine 
les  restes  de  Louis  XVI  et  de  Marie-Antoinette  pour  les 
transporter  aux  caveaux  de  Saint-Denis,  on  avait  né- 
gligé de  relever  les  réverbères  ;  le  char  funèbre  s'ac- 
crocha dans  les  cordes,  on  eut  quelque  peine  à  le  dé- 
gager. L'accident  se  renouvela  successivement  plusieurs 
fois;  Savary  affirme,  dans  ses  Mémoires,  que  la  foule 
était  très  en  gaieté,  et  que  l'on  ne  se  gêna  guère  pour 
crier  en  riant  :  A  la  lanterne  !  Au  mois  de  décembre 
1840,  lorsqu'on  rapporta  aux  Invalides  la  dépouille  de 
Napoléon  l"',  toute  précaution  avait  été  prise,  et  l'im- 
mense cénotaphe  parti  de  Courbevoie  arriva  sans  en- 
combre à  la  cour  d'honneur  où  les  vieux  soldats  l'at- 
tendaient ;  mais,  lorsqu'il  fallut  reconduire  le  char  mo- 
numental aux  magasins  des  pompes  funèbres,  on  se 
trouva  arrêté  tout  net  par  le  premier  réverbère  que  l'on 
rencontra;  personne  n'avait  pensé  à  faire  dégager  la 
route  qui  conduisait  à  la  remise.  On  fut  obligé  de  l'a- 
bandonner sur  le  boulevard  des  Invalides,  où  il  passa 
la  nuit. 

Pendant  les  jours  d'émeute,  —  ils  furent  nombreux 


L'USINE  A  GAZ.  285 

SOUS  la  Restauration  et  le  gouvernement  de  Louis-Phi- 
lippe, —  les  réverbères  étaient  le  point  de  mire  de  tous 
ces  incorrigibles  gamins  qu'on  cherche  à  poétiser  au- 
jourd'hui, qui  ne  méritent  que  le  fouet,  et  qui  bour- 
donnent autour  des  émotions  populaires  comme  des 
mouches  autour  d'un  levain  de  fermentation.  A  coups 
de  pierres  ils  cassaient  les  verres  des  lanternes;  les 
plus  lestes  grimpaient  sur  les  épaules  de  leurs  cama- 
rades, coupaient  la  corde,  et  se  sauvaient  ensuite  à 
toutes  jambes  pour  éviter  les  patrouilles  qui  arrivaient 
au  bruit  de  la  lourde  machine  rebondissant  et  se  bri- 
sant sur  le  pavé.  Il  suffisait  parfois  d'un  quart  d'heure 
à  ces  drôles  pour  mettre  une  rue  dans  l'obscurité.  Si 
les  archives  de  la  préfecture  de  police  n'avaient  point 
été  incendiées  au  mois  de  mai  1871,  j'aurais  pu  dire 
quelle  somme  les  gouvernements  issus  de  1815  et  de  la 
révolution  de  Juillet  ont  eu  à  payer  pour  réparations  de 
réverbères. 

A  la  fin  du  règne  de  Louis-Philippe,  Paris  était  éclairé 
par  2,008  réverbères  fournissant  5,880  becs  et  par 
8,600  lanternes  à  gaz.  Une  découverte  scientifique,  ex- 
clusivement française ,  avait  donné  à  l'éclairage  une 
puissance  inconnue,  tout  en  permettant  de  le  multiplier 
dans  des  proportions  que  l'on  croyait  hyperboliques  et 
dont  nous  jouissons  à  notre  aise.  11  était  réservé  au  gaz 
d'apporter  dans  nos  villes  une  clarté  qui  en  fait  l'orne- 
ment et  la  sécurité. 


II.    —    L'USINE    A    GAZ. 

Le  rabbin  ÉzéchieL  —  La  lampe  des  philosophes.  —  Philippe  Le  Bon.  —  Sa 
découverte.  —  Brevet  du  6  vendémiaire  an  VllL  —  Le  moteur  Lenoir. 
—  Thcrmolampe.  —  Le  goudron.  —  La  forêt  de  Rouvray.  —  La  pais 
d'Amiens.  —  Philippe  Le  Bon  refuse  les  offres  de  la  Russie.  —  Le  cou- 
ronnement. —  Assassinat  mystéiieux.  —  Ingratitude.  —  Madame  veuve 
Le  Bon.  —  1815.  —  Winsor.  —  Sic  vos  non  vobis.  —  Essais  faits  en 


286  L'ÉCLAIRAGE. 

Angleterre.  —  Le  passage  des  Panoramas.  —  Quinze  ans  d'hésitations. 

—  La  rue  de  la  Paix.  —  Opposition.  —  Charles  Nodier.  —  La  Compagnie 
Parisienne.  —  Les  dix  usines.  —  La  Villette.  —  Le  pays  où  l'on  fait  les 
nuages.  —  Collines  de  coke.  —  En  deuil.  —  Les  chemins  de  fer.  — 
Opinion  d'un  Arabe.  —  La  cornue.  —  Briqueterie.  —  Le  malaxeur.  — 
Le  moulage.  —  Les  fours.  —  18  jours  de  chauffe.  —  Atelier  de  distilla- 
tion. —  Les  batteries.  —  Le  volcan.  —  Dispositions  générales.  —  La 
houille  sèche.  —  Les  serviteurs  de  la  batterie.  —  Adresse  et  précision. 

—  Les  tamponneurs.  —  L'œuvre  invisible.  —  Arrivée  d'un  train  de 
charbon.  —  Le  coke.  —  Consommation  de  la  houille.  —  L'épuration.  — 
Produits  et  sous-produits.  —  Le  barillet.  —  La  Jour  Malakoff.  —  La 
distillerie. —  L'usine  à  goudron.  —  Les  jeux  d'orgues.  —  Les  laveurs. 

—  Peroxyde  de  fer.  —  Bleu  de  Prusse.  —  Les  essais.  —  Les  gazo- 
mètres. 

Sous  le  règne  de  saint  Louis,  il  existait  à  Paris  un 
rabbin  célèbre,  nommé  Ézéchiel  ;  grand  liseur  de  gri- 
moires, familier  du  diable,  expert  en  toutes  sorcelleries, 
il  se  servait  d'une  lampe  qui  brûlait  sans  mèche  et  sans 
huile.  Le  peuple  le  savait  et  parlait  souvent  de  la  lampe 
merveilleuse.  Elle  éclaire  aujourd'hui  nos  rues,  nos 
maisons  et  nos  appartements.  Plus  d'un  souffleur  de 
fourneaux  initié  au  grand  œuvre  a  tenté  de  retrouver  la 
lampe  du  vieux  rabbin ,  nul  d'entre  eux  n'a  réussi. 
Leur  grande  trouvaille  a  été  ce  tour  de  physique  amu- 
sante qu'on  appelle  «  la  lampe  des  philosophes  »  ;  si 
dans  une  fiole  on  verse  de  la  limaille  étendue  d'eau,  et 
qu'on  y  ajoute  de  l'acide  sulfurique,  il  se  dégage  du 
gaz  hydrogène ,  qui  peut  s'enflammer  et  donne  une 
lueur  bleuâtre.  C'est  bon  tout  au  plus  à  amuser  des  en- 
fants. L'admirable  découverte  à  laquelle  nous  devons  le 
gaz,  avec  toutes  les  forces  éclairantes,  chauffantes  et 
motrices  qu'il  comporte,  est  dtie  à  un  Français,  à  Phi- 
lippe Le  Bon. 

C'était  un  ingénieur  des  ponts  et  chaussées  très-intcl- 
ligeiit,  travaillé  par  des  idées  pratiques  empruntées  aux 
sciences  abstraites,  inventeur  de  génie,  car  il  savait 
apercevoir  toutes  les  conséquences  d'un  problème  ré- 
solu. Il  ne  découvrit  pas  le  gaz  ;  on  savait  avant  lui  que 
le  gaz  hydrogène  était  inflammable,  mais  il  indiqua  le 


L'USINE  A  GAZ.  287 

premier,  et  d'une  façon  magistrale,  les  moyens  de  le 
préparer,  de  l'épurer  et  de  l'utiliser.  Sa  destinée  fut 
celle  de  la  plupart  des  grands  bienfaiteurs  de  l'huma- 
nité ;  il  dota  le  monde  d'une  découverte  admirable  qu'on 
lui  disputa,  vécut  pauvre  et  périt  misérablement. 

Le  Bon  était  né  le  29  mai  1767,  prés  de  Joinville, 
dans  cette  partie  de  la  Champagne  qui  devint  plus  tard 
le  département  de  la  Haute-Marne.  11  avait  trente  ans  et 
professait  à  Paris  le  cours  de  mécanique  à  l'École  des 
ponts  et  chaussées,  lorsqu'il  imagina  d'étudier  la  nature 
des  gaz  produits  par  la  combustion  du  bois.  Du  premier 
coup ,  avec  une  sagacité  réfléchie  extraordinaire ,  il 
trouva  le  principe  sur  lequel  la  fabrication  du  gaz  hy- 
drogène carboné  est  fondée.  Brûlant  du  bois  en  vase 
clos,  il  fit  passer  la  fumée  qui  s'en  dégageait  à  travers 
une  nappe  d'eau  ;  le  liquide  condensait  immédiatement 
toutes  les  parties  bitumineuses  et  ammoniacales  dont  la 
fumée  était  chargée,  et  laissait  échapper  un  gaz  pur  qui, 
enflammé,  donnait  une  vive  lumière  accompagnée  d'une 
chaleur  intense. 

11  perfectionna  ses  moyens  d'action,  et  le  6  vendé- 
miaire an  YIII  (28  septembre  1799),  il  prit  un  brevet 
d'invention  ayant  pour  objet  «  de  nouveaux  moyens 
d'employer  les  combustibles  plus  utilement,  soit  pour 
la  chaleur,  soit  pour  la  lumière,  et  d'en  recueillir  les 
divers  produits.  »  Comme  combustibles,  il  indiqua  le 
bois  et  la  houille.  Deux  ans  plus  tard,  — et  ceci  est  fort 
remarquable,  —  le  25  août  1801,  il  demanda  et  obtint 
un  certificat  d'addition  pour  la  construction  de  machi- 
nes mues  par  la  force  expansive  du  gaz.  C'est  le  prin- 
cipe de  ce  moteur  Lenoir  qui  partout  est  utilisé  au- 
jourd'hui. 

Le  Bon  s'était  établi  rue  Saint-Dominique-Saint-Ger- 
main, dans  l'ancien  hôtel  Seignelay,  et  y  avait  fait  con- 
struire des  appareils  qu'il  nommait  thermolampes,  car 


288  L'ÉCLAIRAGE. 

il  cherchait  à  utiliser  à  la  fois  la  production  de  la  cha- 
leur et  celle  de  la  lumière.  11  fit  des  expériences  publi- 
ques, et  d'après  la  description  qui  en  a  été  publiée,  on 
voit  que  c'était  une  illumination  complète  des  apparte- 
ments, des  cours,  des  jardins,  par  mille  points  lu- 
mineux qui  affectaient  la  forme  de  rosaces,  de  gerbes 
et  de  fleurs.  Tout  l'aris  cria  au  miracle,  et  le  rapport 
officiel  adressé  au  ministre  déclare  que  les  résultats 
ont  dépassé  «  les  espérances  des  amis  des  sciences  et 
des  arts  ». 

Ce  qui,  dans  cette  invention  nouvelle,  frappa  le  mi- 
nistre de  la  marine  et  le  Premier  Consul  ne  fut  pas  l'a- 
vantage qu'on  en  pouvait  facilement  retirer  pour  l'éclai- 
rage public,  ce  fut  que  la  distillation  du  bois  produisait 
du  goudron  à  bon  marché.  Qu'on  se  reporte  à  l'époque  ; 
notre  marine  était  détruite,  on  ne  rêvait  que  de  la  res- 
taurer, de  faire  des  navires  à  tout  prix  et  de  reconsti- 
tuer une  flotte  qui  permit  sur  mer  une  lutte  presque 
égale.  On  accorda  à  Philippe  Le  Bon  la  concession  d'une 
partie  de  la  forêt  de  Rouvray,  près  du  Havre,  pour  qu'il 
y  fabriquât  du  goudron.  La  paix  d'Amiens  avait  attiré 
des  Anglais  en  France  ;  quelques-uns  s'associèrent  à  Le 
Bon,  partagèrent  ses  travaux  et  trouvèrent  dans  ses  pro- 
cédés une  simplicité  pratique  qu'ils  n'oublièrent  pas 
lorsque  la  reprise  des  hostilités  les  eut  rejelés  de  l'autre 
côté  de  la  Manche.  D'un  naturel  confiant,  Philippe  Le 
Bon  admettait  volontiers  les  étrangers  à  visiter  la  grande 
exploitation  qu'il  dirigeait  et  qui  fournissait  à  la  marine 
des  quantités  de  brai  considérables.  11  reçut  les  princes 
Galitzin  et  Dolgorouki  ;  ceux-ci  lui  offxirent  de  venir  ex- 
ploiter sa  découverte  en  Russie,  aux  conditions  qu'il 
fixerait  lui-même  ;  il  refusa  en  déclarant  qu'il  n'était 
qu'à  son  pays. 

Les  principaux  fonctionnaires  de  France  furent  man- 
dés à  Paris  vers  la  fin  du  mois  de  novembre  1804  pour 


LUSI.NE  A  GAZ.  289 

assister  aux  fêtes  du  sacre  de  Napoléon,  sur  le  front  du- 
quel le  pape  allait  poser  la  couronne  éphémère  de  l'em- 
pire. Philippe  Le  Bon  fut  invité  ;  le  jour  même  du  cou- 
ronnement, 2  décembre  1804,  il  sortit  le  soir  dans  les 
Champs-Elysées  et  y  fut  assassiné.  On  a  prétendu  que 
quelques  hommes  de  la  bande  de  Cadoudal ,  restés  à 
Paris,  l'avaient  pris  pour  l'empereur  et  l'avaient  mis  à 
mort  ;  c'est  là  une  des  mille  rumeurs  contradictoires 
qui  coururent  à  cette  époque  sur  un  événement  dont  nul 
encore  n'est  parvenu  à  percer  le  mystère.  Philippe  Le 
Bon  avait  trente-sept  ans,  et  l'on  peut  dire  qu'il  mourut 
tout  entier,  emportant  dans  la  tombe  un  nom  qui  fût 
devenu  illustre  entre  tous,  et  que  l'on  est  surpris  de  ne 
pas  lire  sur  les  murs  de  cette  halle  construite  aux 
Champs-Elysées  pour  y  loger  l'Exposition  universelle 
de  1855. 

La  veuve  de  Philippe  Le  Bon  essaya  en  i  811  de  renou- 
veler, rue  de  Bercy,  dans  le  faubourg  Saint-Antoine,  les 
expériences  du  thermolampe  ;  elle  y  réussit  et  attira  la 
foule,  qui  s'émerveilla.  L'Académie  des  sciences  fit  un 
rapport  auquel  prirent  part  Gérando  et  Darcet  ;  l'empe- 
reur, par  décret  du  2  décembre  1811,  accorda  une  pen- 
sion de  1 ,200  francs  à  madame  Le  Bon,  qui  n'en  put 
jouir  longtemps,  car  elle  mourut  en  1813.  La  décou- 
verte échappait  à  la  France  ;  elle  ne  devait  y  revenir 
qu'en  1815  avec  les  alliés,  car  le  brevet  de  Philippe  Le 
Bon  expirait  en  1 814,  et  l'on  n'avait  point  songé  à  le  renou- 
veler au  nom  de  son  fils  mineur.  Le  brevet  fut  pris  par 
un  Allemand  naturalisé  Anglais,  nommé  Winsor,  qui 
dans  une  polémique  postérieure,  dont  on  peut  trouver 
trace  dans  le  Journal  des  Débats  du  9  juillet  1823,  re- 
connaît «  avoir  été  un  des  premiers  en  1802  à  rendre 
un  tribut  d'éloges  à  M.  Le  Bon  » .  C'était  encore  une  ap- 
plication du  Sic  vos  non  vobis  dont  l'histoire  des  inven- 
tions est  faite.  La  famille  de  Philippe  Le  Bon  était 
V.  19 


290  L'ÉCLAIRAGE. 

ruinée,  mais  du  moins  l'iiumanité  allait  profiter  des  dé- 
couvertes de  notre  compatriote  ^ 

Winsor  avait  offert  d'éclairer  Londres  par  le  gaz  hy- 
drogène en  1805,  mais  il  ne  reçut  les  autorisations  né- 
cessaires qu'en  1810  et  ce  fut  seulement  en  1812  qu'une 
société  s'organisa  pour  exploiter  ce  qu'il  appelait  son 
invention  ;  pendant  ce  temps,  différents  essais  avaient 
été  tentés,  principalement  par  Murdoch  à  Birmingham 
en  1805.  Le  hrevet  d'importation  de  Winsor  pour  Paris 
est  daté  du  !«''  décembre  1815  ;  au  mois  de  janvier  1817, 
le  passage  des  Panoramas  fut  éclairé  ;  une  société  se 
forma  qui  liquida  forcément  en  1819,  après  avoir  exé- 
cuté l'éclairage  d'une  petite  partie  du  Luxembourg  et 
du  pourtour  de  l'Odéon.  Les  premiers  efforts  des  com- 
pagnies ne  furent  point  heureux;  la  population  semblait 
réfractaire  à  ce  genre  d'éclairage  ;  on  en  redoutait  les 
dangers,  on  l'accusait  de  vicier  l'air  respirable,  et,  avec 
l'esprit  de  routine  qui  chez  nous  a  tant  de  puissance,  on 
faisait  une  résistance  sourde  et  continue  à  cet  admirable 
progrés. 

A  la  Société  Winsor  succède  la  Compagnie  Pauwels; 
une  société  parallèle  se  forme  sous  le  nom  de  Compa- 
gnie royale;  elle  est  soutenue  par  la  liste  civile  :  ses 
affaires  n'en  vont  pas  mieux,  elle  est  sur  le  point  de 
mettre  la  clef  sous  la  porte  et  ne  se  sauve  qu'en  se  réu- 
nissant à  une  nouvelle  compagnie  anglaise  formée  à 
Paris  par  Manby-Wilson.  On  fut  bien  lent  avant  de 
prendre  un  parti  sérieux,  et  l'on  attendit  quinze  ans,  de 
1815  à  1850,  pour  donner  aux  Parisiens  une  fête  de  lu- 

'  On  lit  sur  une  tombe  (concession  à  perpétuité)  du  Père-Lachaise  : 
«  Ici  repose  Frédéric  Albert  Winsor,  fondateur  de  l'éclairage  des  villes 
par  le  gaz,  mort  à  Paris  le  11  mai  1850,  âgé  de  68  ans.  —  L'application 
qu'il  fit  à  Londres  de  cet  éclairage  en  grand  date  de  1803  ;  il  l'importa 
à  Paris  en  1815,  et  de  cette  époque  date  la  propagation  de  ce  système.  » 
Cette  épitaphe  contient  une  erreur;  Winsor  parla  à  Londi'es  en  1S03  de  la 
possibilité  d'employer  le  gaz  à  l'éclairage  des  villes;  mais  en  1812  seule- 
ment une  société  fut  autorisée  à  tenter  des  essais  sérieux  et  publics. 


L'USI>"E  A  GAZ.  201 

inière  qui  pût  leur  prouver  la  supériorité  évidente  de 
ce  genre  d  éclairage;  enfin,  dans  la  nuit  du  51  décem- 
bre 1829  au  1"  janvier  1850,  la  rue  de  la  Paix  fut  éclai- 
rée au  gaz  ;  six  mois  après,  c'était  le  tour  de  la  rue  Vi- 
vienne.  Le  procès  était  gagné;  très-prudemment,  un  à 
un  pour  ainsi  dire,  on  décrocha  les  vieux  réverbères  et 
on  les  remplaça  par  des  candélabres.  L'opposition  du 
reste  fut  des  plus  ardentes,  et  bien  des  hommes  d'un 
vif  esprit,  d'une  grande  intelligence,  firent  à  l'établisse- 
ment du  nouveau  mode  d'éclairage  une  guerre  achar- 
née. Charles  Nodier  se  distingua  par  une  violence  ex- 
trême :  les  arbres  meurent ,  les  peintures  des  cafés 
noircissent,  des  gens  sont  asphyxiés,  des  voitures  ver- 
sent dans  un  trou  creusé  au  milieu  de  la  chaussée,  le 
feu  a  pris  à  la  maison,  la  devanture  d'une  boutique  a 
sauté,  le  choléra  s'abat  sur  la  ville.  —  A  qui  la  faute? 
Au  gaz  hydrogène.  11  ne  tarit  pas,  il  y  revient  sans  cesse; 
les  sept  plaies  d'Egypte  lui  semblent  préférables.  Le 
gouvernement  de  Juillet  n'en  tint  compte,  passa  outre  et 
fit  bien.  Nous  avons  dit  qu'à  l'heure  de  la  révolution  de 
Février  Paris  comptait  déjà  plus  de  8,000  lanternes 
à  gaz. 

Plusieurs  compagnies  s'étaient  organisées;  une  pre- 
mière fusion  les  rapprocha  en  1855;  mais  après  le  décret 
d'annexion  de  la  banlieue  à  Paris  on  se  trouva  en  présence 
de  diverses  exploitations  industrielles  qui  alimentaient 
les  communes  suburbaines.  L'unité  de  service  et  de  fa- 
brication, si  utile  en  pareil  cas,  n'existait  plus.  Pour 
remédier  à  cet  inconvénient,  on  réunit  toutes  les  sociétés 
en  une  seule,  sous  le  titre  de  Compagnie  parisienne  (Vé- 
clairoge  et  de  chauffage  par  le  gaz.  C'est  celle  qui  fonc- 
tionne aujourd'hui.  Elle  éclaire  Paris  et  pousse  même 
ses  conduites  à  plusieurs  kilomètres  au  delà  des  murs 
d'enceinte. 

Son  siège  administratif  est  rue  Condorcet,  sur  l'empla- 


292  L'ÉCLAIRAGE. 

ccmenl  qu'occupait  jadis  l'usine  à  gaz  établie  par  Pau- 
wels.  C'est  une  vaste  maison  qui  ressemble  à  un  petit 
ministère  et  qui  n'a  rien  de  curieux.  Pour  fabriquer  le 
gaz  nécessaire  à  la  consommation  de  Paris,  il  ne  faut  pas 
moins  de  dix  grandes  usines,  qui  sont  situées  aux  Ter- 
nes, à  Saint-Denis,  à  Maisons-Alfort,  à  Passy,  à  Boulogne, 
à  Ivry,  à  Saint-Mandé,  à  Vaugirard,  à  Belleville  et  à  La 
Villette.  C'est  celle-ci  que  nous  visiterons,  car  elle  est 
plus  vaste,  plus  active,  plus  populeuse  que  les  autres. 
Elle  est  énorme  et  couvre  un  terrain  superficiel  de  53 
hectares. 

Tout  en  haut  de  la  rue  d'Aubervilliers,  au  delà  d'une 
maison  peinte  en  rouge,  qui  est  un  hôtel  garni  à  l'ensei- 
gne du  grand  Molière,  et  qui  est  décorée  d'un  buste  de 
Racine,  dans  une  contrée  perdue,  triste  et  pleine  de  ma- 
sures, l'usine  s'élève  à  côté  des  fortifications.  Dés  qu'on 
a  franchi  la  grille,  on  croit  pénétrer  dans  le  pays  mysté- 
rieux dont  parlent  les  Arabes,  dans  le  pays  où  l'on  fait  les 
nuages.  En  effet,  du  milieu  de  la  grande  cour  s'échap- 
pent d'énormes  panaches  de  vapeur  blanche  que  le  vent 
tord,  éparpille  et  dissipe,  tandis  que  les  hautes  chemi- 
nées des  fourneaux  poussent  vers  le  ciel  des  torrents  de 
fumée.  Des  hommes  vêtus  de  souquenilles  couleur  de 
charbon,  en  sueur  et  noirs  de  poussière,  passent  en  char- 
riant des  houilles  incandescentes  qu'on  répand  sur  les 
pavés  et  qu'on  éteint  à  l'aide  de  quelques  seaux  d'eau. 
Des  collines  de  coke,  si  hautes  que  pour  pouvoir  les 
exploiter  on  a  été  obligé  d'y  tracer  des  chemins,  se  dres- 
sent dans  des  chantiers  réservés  ;  devant  des  bâtiments  où 
flambent  les  fours  serpentent  des  tuyaux  qui  ressemblent 
à  de  gigantesques  tuyaux  d'orgues.  Nul  bruit,  si  ce  n'est 
peut-être  celui  d'une  charrette  qui  traverse  la  cour  ou 
d'un  chien  qui  aboie.  Ce  n'est  pas  cependant  que  l'acti- 
vité fasse  défaut;  mais  on  agit  et  l'on  ne  parle  pas.  Bâ- 
timents en  briques,  pavillons  d'habitation  en  pierres 


L'USINE  A  GAZ.  'i93 

meulières,  uniformément  tapissés  d'une  nuance  sombre 
empruntée  à  la  suie  et  à  la  houille,  tout  cela  a  l'air  en 
deuil,  et  c'est  fort  laid. 

L'usine  est  très-complète  ;  elle  a  de  vastes  ateliers  où 
elle  construit  les  appareils  en  fer  dont  elle  a  besoin,  une 
briqueterie  où  elle  fait  ses  cornues,  une  distillerie  où 
elle  utilise  les  eaux  ammoniacales  et  une  goudronnerieoù 
elle  fabrique  le  brai.  Le  chemin  de  fer  de  ceinturetraverse 
l'établissement  et  lui  permet  d'expédier  directement  ses 
produits  dans  toute  la  France,  tandis  qu'un  embranche- 
ment spécial  du  chemin  de  fer  du  Nord  lui  apporte  les 
charbons  d'Angleterre  et  de  Belgique.  Dans  l'ensemble 
de  toutes  ces  industries,  de  toutes  ces  forces  concourant 
au  même  but,  il  y  a  une  grandeur  imposante  et  pratique 
dont  il  est  difficile  de  ne  pas  être  frappé.  Paris  ne  se 
doute  guère  de  la  somme  d'efforts,  du  nombre  d'hommes, 
de  la  quantité  de  trains  de  wagons,  de  la  longueur  des 
galeries  de  mines  qu'il  faut  pour  que  chaque  soir,  lors- 
qu'il se  promène  sur  ses  boulevartls,  il  puisse  s'arrêter 
etliresonjournalàla  clarté  d'un  bec  de  gaz. —  «Qu'est- 
ce  que  tu  as  le  plus  admiré  à  Paris?  »  demandais-je  à  un 
Arabe  d'Ouinkaled-em-Moukalid  que  j'avais  piloté.  11  me 
répondit  :  «  Les  étoiles  que  vous  mettez  la  nuit  dans  des 
lanternes.  » 

Pour  obtenir  du  gaz  hydrogène  carboné  propre  à  la 
combustion  et  fournissant  une  belle  lumière,  il  est  in- 
dispensable de  distiller  la  houille  en  vase  clos.  Après 
s'être  procuré  les  charbons  de  terre  dont  elle  a  besoin, 
la  compagnie  fabrique  les  vases  clos  qui  lui  sont  néces- 
saires :  ce  sont  des  cornues  ;  elles  ne  rappellent  en  rien 
les  ballons  de  verre  terminés  par  un  tube  horizontal  qui 
portent  ce  nom  et  dont  on  fait  usage  dans  les  labora- 
toires de  chimie.  La  cormie  où  doit  brûler  la  houille  est 
énorme;  si  l'on  y  ouvrait  une  porte,  elle  servirait  faci- 
lement de  guérite  à  un  soldat  :  debout  elle  mesure  ordi- 


294  L'ECLAIRAGE. 

nairement  2™, 95  de  haut  sur  0'",6-4  de  large  ;  elle  a  la 
forme  d'un  D  majuscule  retourné,  a  :  dos  plat  et  ventre 
légèrement  rebondi.  Comme  on  en  use  à  peu  près^ 
5,000  par  an  dans  les  usines  de  la  compagnie,  on  com- 
prend que  celle-ci  les  fasse  elle-même  :  aussi  a-t-elle 
installé  à  La  Villette  une  briqueterie  modèle.  Des  mon- 
ceaux de  terres  argileuses,  venues  de  Champagne,  blan- 
châtres et  assez  friables,  sont  amassés  à  portée  des  ate- 
liers, où  on  les  amène  dans  des  brouettes.  On  les  écrase 
à  l'aide  d'un  broyeur  mécanique;  deux  lourdes  roues  de 
fonte,  mues  à  la  vapeur,  tournent  incessamment  dans  une 
auge  et  pulvérisent  la  glaise  desséchée  ;  quand  celle-ic 
est  réduite  en  poussière,  qu'elle  a  été  tamisée  au  blutoir, 
on  la  jette  dans  la  cuvette  d'un  malaxeur,  après  l'avoir 
mêlée  à  quelques  débris  de  vieilles  cornues  cuites  et 
recuites,  mises  hors  de  service  par  les  feux  d'enfer  qui 
en  ont  brûlé  les  flancs. 

Le  malaxeur  est  une  roue  verticale  en  fonte  qui 
tourne  dans  une  ornière  où  un  soc  ramène  toujours  les 
parties  de  terre  que  le  mouvement  centrifuge  repousse 
vers  les  bords;  quelques  gouttes  d'eau  ajoutées  au  mé- 
lange permettent  de  le  rendre  homogène  et ,  en  le 
broyant  sans  repos,  d'en  faire  un  seul  corps  qui  est  «  la 
pâte  ».  11  faut  une  heure  un  quart  environ  pour  donner 
à  l'argile  et  aux  fragments  de  cornues  un  degré  conve- 
nable de  trituration.  Ce  malaxeur,  instrument  fort  sim- 
ple, économique  et  très-utile,  est  d'invention  récente. 
Il  n'y  a  pas  douze  ans  que  ce  travail  était  confié  à  des 
ouvriers,  qui,  pieds  nus  et  jambes  découvertes,  piéti- 
naient les  terres  humides  par  un  mouvement  de  talon 
incessamment  répété  :  opération  très-lente  qui  pour 
chaque  «  airée  de  pâte  »  exigeait  seize  ou  dix-huit 
heures  d'une  gymnastique  en  place,  horriblement  fati- 
gante, pénible  à  voir,  et  qui  rendait  l'homme  prompte- 
ment  impotent,  car  elle  délerminait  aux  membres  infé- 


L'USINE  A  GAZ.  295 

rieurs  des  chapelets  de  varices  dont  on  ne  guérissait 
jamais. 

La  pâte  est  ensuite  divisée  en  pavés  carrés  qui  sont 
remis  aux  mouleurs.  Ceux-ci  sont  chargés  de  confec- 
tionner la  cornue.  L'argile  est  étendue  sur  la  face  in- 
terne de  moules  en  bois  composés  de  plusieurs  pièces 
que  l'on  superpose  facilement  jusqu'à  la  hauteur  ré- 
glementaire. C'est  à  coups  de  marteau  qu'on  l'applique, 
car  on  ne  saurait  prendre  trop  de  soins  pour  donner  à 
la  terre  une  cohésion  parfaite  et  une  épaisseur  aussi 
égale  que  possible.  Une  simple  feuille  de  papier  mouillé 
suffu  à  éviter  toute  adhérence  entre  le  moule  et  la  ma- 
tière plastique.  Lorsque  la  cornue  sort  de  là,  elle  est 
grise,  luisante  et  d'un  poids  considérabje.  On  lui  fait 
alors  au  sommet  une  série  de  rainures  assez  profondes 
en  forme  de  T  retourné  destinées  à  fixer  plus  tard  les 
boulons  de  l'armature  de  fer  qui  en  feront  réellement 
un  vase  clos.  Terminées,  les  cornues  ressemblent  à 
de  petites  tourelles  couronnées  de  créneaux.  On  les 
place  dans  un  courant  d'air  pour  qu'elles  perdent  l'hu- 
midité qu'elles  contiennent  encore,  puis,  lorsqu'on  les 
croit  suffisamment  sèches,  on  les  fait  cuire.  C'est  une 
grosse  opération,  qui  exige  dix-huit  journées  de  vingt- 
quatre  heures.  On  les  porte  dans  le  four  immense;  on 
les  dispose  de  telle  sorte  que  la  chaleur  puisse  circuler 
autour  et  en  pénétrer  toutes  les  faces;  puis  on  mure 
l'ouverture  à  l'aide  de  briques  réfractaires  et  l'on  al- 
lume le  feu. 

Il  faut  ne  pas  «  saisir  »  l'argile  encore  humide,  qui 
se  briserait  en  se  rétractant  sous  un  souffle  trop  chaud; 
on  procède  donc  avec  une  prudente  lenteur.  Pendant 
six  jours,  on  entretient  un  feu  moyen;  piiis  on  active  le 
foyer,  et  pendant  six  autres  jours  le  fourneau  dégage 
la  température  du  rouge-cerise.  Les  six  derniers  jours 
sont  employés  à  ralentir  progressivement  la  chauffe, 


206  L'ÉCLAIRAGE. 

pour  éviter  qu'un  refroidissement  trop  prompt  n'amène 
des  accidents.  Grâce  à  ces  précautions,  les  cornues  ne 
sont  jamais  brisées;  je  les  ai  vues  sortir  du  four  encore 
tièdes,  jaunes  comme  de  la  paille,  sonores  sous  le  doigt, 
cuites  à  point  et  aptes  à  supporter  sans  faiblesse  les 
feux  qui  les  attendent  dans  les  ateliers  de  distillation. 

Ces  ateliers  sont  une  immense  halle  ronge  et  noire, 
feu  et  char]}on  :  énormes  fourneaux  en  briques  ri'frac- 
taircs  d'où  s'élancent  des  tuyaux  de  fonte  ;  on  n'y  en- 
tend que  le  ronflement  des  flammes  et  le  raclement  des 
pelles  sur  le  pavé.  La  chaleur  n'y  est  pas  positivement 
tempérée;  on  y  rôtit.  Équipe  de  jour,  équipe  de  nuit, 
cela  n'arrête  jamais.  Paris  est  un  gros  brûleur  de  gaz, 
il  faut  savoir  n%pas  se  reposer,  si  l'on  veut  lui  en  four- 
nir à  discrétion.  Haletants,  en  nage,  toujours  en  ac- 
tion, des  hommes  surveillent  la  grande  machine  in- 
candescente, et,  comme  des  salamandres,  semblent  se 
jouer  à  travers  les  feux.  Lorsque  tous  les  fourneaux 
sont  en  activité,  c'est  un  spectacle  grandiose,  et  je 
suis  surpris  qu'il  n'ait  encore  tenté  aucun  peintre  de 
talent. 

La  halle  abrite  huit  batteries;  chaque  batterie  est 
composée  de  seize  fours,  chaque  four  contient  sept  cor- 
nues. L'énorme  foyer,  —  un  volcan,  —  est  alimenté 
avec  du  coke.  Lorsque  à  l'aide  d'une  longue  gafie  en  fer 
on  ouvre  la  porte  d'un  des  fourneaux,  on  aperçoit  une 
masse  éclatante  et  vermeille,  piquée  de  points  lumineux 
d'une  insupportable  blancheur  :  de  l'or  en  fusion.  Sur 
la  face  extérieure  des  fours  apparaissent  des  parties 
saillantes  en  fonte  :  ce  sont  les  tètes  des  cornues,  fer- 
mées à  l'aide  d'un  obturateur  qui  a  la  forme  d'un  bou- 
clier et  qui  oblitère  hermétiquement  l'ouverture.  De 
chaque  tête  de  cornue  part  un  tuyau  particulier  qui, 
après  avoir  dépassé  ce  que  l'on  pourrait  appeler  le  toit 
de  la  batterie,  se  coude  et  va  aboutir  dans  une  sorte  de 


L'USINE  A  GAZ.  297 

huche  en  forte  tôle  boulonnée  que  l'on  nomme  le  ba- 
rillet. Le  barillet  est  surmonté  d'une  série  de  tuyaux 
qui  se  dégorgent  dans  une  immense  conduite  traversant 
tout  l'atelier  à  hauteur  du  plafond  :  c'est  le  collecteur  ; 
en  outre,  un  tuyau  vertical  partant  également  du  ba- 
rillet, et  descendant  le  long  de  la  muraille  du  four- 
neau, semble  se  perdre  dans  le  sol  et  correspond  à  un 
canal  souterrain.  Dès  à  présent  on  peut  deviner  ce  qui 
se  passe  :  les  matières  gazeuses,  montant  par  les  tuyaux 
d'ascension,  se  réunissent  dans  le  collecteur;  les  ma- 
tières solides  ou  liquides,  déversées  dans  le  barillet, 
s'en  échappent  et  coulent  vers  la  terre  par  la  conduite 
qui  leur  est  réservée. 

Devant  les  batteries,  des  tas  de  charbon  de  terre  sont 
répandus;  la  houille  est  mise  face  à  face  avec  le  foyer 
qui  va  la  dévorer.  C'est  là  une  précaution  naturelle  ; 
mais  il  est  de  première  nécessité  dans  les  usines  à  gaz 
de  ne  jamais  employer  que  des  charbons  secs.  Seul  le 
charbon  sec  fournit  un  gaz  léger,  pur,  éclairant  ;  s'il 
était  imprégné  d'humidité,  il  ne  donnerait  que  des  pro- 
duits de  qualité  si  médiocre  qu'il  serait  difficile  de  les 
utiliser.  C'est  pour  cette  raison  qu'à  La  Villette  les 
monceaux  de  houille  sont  abrités  par  des  hangars,  et 
que  les  provisions  nécessaires  à  la  distillation  sont  tou- 
jours amassées  dans  l'atelier  même,  plusieurs  jours  à 
l'avance,  afin  d'atteindre  une  siccité  presque  complète. 
Chaque  demi-batterie  de  huit  fours  est  servie  par  huit 
hommes:  un  chauffeur,  deux  chargeurs,  un  tampon- 
neur, quatre  déluteurs.  La  cornue  est  ouverte;  les  deux 
chargeurs  arrivent,  ramassent  à  l'aide  de  larges  pelles 
la  houille  étalée  devant  eux,  et  la  lancent  dans  la  cor- 
nue. L'inflammation  est  instantanée;  dès  que  le  char- 
bon de  terre  a  touché  l'argile  rougie  au  feu,  il  flambe. 
En  deux  minutes,  une  cornue  est  chargée;  elle  a  reçu 
environ  1-40  kilogrammes  de  houille.  L'adresse  de  ces 


298  L'ÉCLAIRAGE. 

hommes  est  extraordinaire  :  pas  un  fragment  de  char- 
bon, pas  une  escarbille  ne  s'écarte  de  la  route  tracée. 
Quand  la  cornue  qu'il  faut  nourrir  est  placée  à  1  mè- 
tre 1/2  du  sol,  l'acte  se  décompose  en  trois  mouve- 
ments :  l'homme  se  baisse,  remplit  sa  pelle,  se  relève 
droit,  donnant  à  sa  taille  toute  la  hauteur  qu'elle  com- 
porte ;  puis,  par  un  geste  absolument  horizontal  des 
bras,  il  lance  la  pelletée  noire  dans  la  gueule  embra- 
sée; la  précision  est  si  parfaite  qu'elle  a  quelque  chose 
d'automatique  et  d'antihumain. 

Dès  que  la  cornue  a  reçu  sa  ration,  le  tamponneur 
saisit  un  obturateur,  —  un  tampon,  —  garni  dargile 
délayée  à  la  face  interne  ;  la  barre  de  fer  qui  le  sur- 
monte transversalement  s'engage  dans  des  oreillettes 
saillant  aux  deux  extrémités  de  la  tête  de  la  cornue  ;  un 
pas  de  vis,  qui  se  manœuvre  à  l'aide  d'un  tourniquet, 
permet  de  l'appliquer  exactement  sur  l'ouverture,  qu'il 
oblitère.  La  langue  effilée  d'une  flamme  passe  encore  ; 
l'homme  donne  un  tour  de  vis  de  plus,  et  l'œuvre  de 
transformation  devient  invisible.  On  saura  où  est  le  gaz, 
on  suivra  attentivement  les  diverses  opérations  qu'il 
doit  subir  encore,  mais  nul  ne  l'apercevra  avant  le  mo- 
ment où  il  brillera  dans  nos  candélabres.  Entre  l'ins- 
tant où  il  est  jeté  au  vase  clos  sous  forme  de  charbon 
et  celui  où  il  reparaît  éclatant  de  lumière,  il  n'a  plus 
qu'une  vie  souterraine  et  mystérieuse. 

Pendant  que  j'étais  là,  m'éloignant  des  fours  qui  me 
brûlaient  le  visage,  admirant  la  façon  de  faire  des  char- 
geurs, que  je  ne  me  lassais  pas  de  regarder,  j'ai  en- 
tendu le  coup  de  sifflet  d'une  locomotive,  et  j'ai  vu  ar- 
river à  côté  des  fourneaux  un  train  de  charbon  mar- 
chant sous  l'impulsion  de  la  machine  qui  le  poussait. 
Les  wagons  se  sont  arrêtés,  se  sont  vidés  dans  l'atelier 
même.  Ils  arrivaient  directement  de  Belgique,  où  très- 
probablement  ils  avaient  été  chargés  à  la  mine  même 


L'USINE  A  GAZ.  '290 

et  venaient  se  ranger  à  côté  des  cornues  qui  les  atten- 
daient. Ah  !  si  les  Parisiens  du  temps  de  Louis  XIV,  qui 
bénissaient  La  Reynie  quand  le  sonneur  passait  le  soir 
dans  les  rues  pour  donner  le  signal  de  l'allumage  des 
chandelles,  pouvaient,  subitement  ressuscites,  voir 
quels  miracles  on  accomplit  sans  peine  aujourd'hui 
pour  avoir  un  éclairage  suffisant,  ils  croiraient  volon- 
tiers que  cela  n'est  qu'œuvre  du  démon.  Jadis  on  a 
brûlé  des  gens  pour  moins  que  cela. 

Au  bout  de  quatre  heures,  on  retire  le  tampon  de  la 
cornue;  l'opération  première  est  terminée,  la  distilla- 
tion est  complète.  Le  charbon  de  terre  s'est  débarrassé 
du  gaz  qu'il  contenait  et  il  est  devenu  du  coke;  il  est 
d'un  rose  vif  pailleté  d'escarboucles.  A  l'aide  d'un  cro- 
chet de  fer,  les  déluteurs  le  retirent  de  la  cornue  ;  il 
tombe  sur  le  sol  couvert  de  poussière,  n'y  brille  pas 
longtemps,  et  au  contact  de  l'air  froid  prend  prompte- 
ment  une  teinte  neutre  et  noirâtre.  A  coups  de  pelle  on 
le  recueille,  on  le  jette  dans  des  chariots  en  tôle,  et  l'on 
va  le  verser  dans  la  cour,  où  il  est  rapidement  éteint 
sous  l'eau  dont  on  l'asperge.  Amoncelé  dans  les  chan- 
tiers à  coke,  il  chauffera  les  batteries  à  gaz,  s'en  ira 
alimenter  la  cuisine  des  restaurants,  brûlera  dans  les 
chemhiées  économiques  et  dans  les  poêles  manomètres 
qui  enlaidissent  l'atelier  des  peintres. 

La  consommation  de  la  houille  est  énorme  :  l'usine 
de  La  Yillelte,  pendant  l'hiver,  lorsque  la  nuit  est  lon- 
gue, en  absorbe  environ  720,000  kilogrammes  par 
jour;  en  été,  350,000  kilogrammes  suffisent.  Pendant 
l'année  1872,  la  Compagnie  parisienne  en  a  brûlé  pour 
la  somme  de  12,562,000  francs.  Les  houilles  que  l'on 
emploie  sont  de  diverses  provenances,  on  les  mêle  ap- 
proximativement dans  des  proportions  que  l'expérience 
a  indiquées;  on  a  calculé  que  1,000  kilogrammes  de 
charbon  produisent  520  kilogrammes  de  coke  et  une 


300  L'ÉCLAIRAGE. 

quanti!  é  de  gaz  qui  varie  entre  255  et  275  mètres  cubes  *. 

Quoique  devenu  invisible,  le  gaz  n'échappe  pas  à  l'ac- 
tion méthodique  qui  doit  le  rendre  pur  et  lui  donner 
les  qualités  spéciales  qu'on  est  en  droit  d'en  exiger. 
Pour  qu'il  soit  propre  aux  usages  publics  et  domesti- 
ques, on  doit  le  purger  des  matières  étrangères  qui 
l'alourdissent  et  neutraliseraient  en  partie  ses  propriétés 
éclairantes.  Ces  matières  ne  sont  point  à  dédaigner  ;  on 
les  récolte  avec  soin,  et  depuis  quelques  années  la 
science  est  parvenue  à  leur  arracher  une  quarantaine 
de  produits  et  de  sous-produits,  qui  sont  une  source  de 
richesses  considérables  pour  notre  industrie  et  même 
pour  la  thérapeutique ,  car  à  côté  des  teintures  on 
trouve  les  alcalis,  et  le  brai  n'est  pas  loin  de  l'acide  pho- 
nique. 

Le  gaz,  s'échappantde  la  houille  en  ignition,  entraine 
avec  lui  des  eaux  ammoniacales  et  des  goudrons  qui, 
réunis  dans  le  barillet,  conduits  dans  un  canal  souter- 
rain par  le  tuyau  vertical ,  sont  centralisés  dans  une 
large  citerne  construite  en  pierres  meulières,  et  que 
sans  doute  quelque  ancien  soldat  de  Crimée,  employé  à 
l'usine,  a  baptisée  la  tour  Malakof.  Là  les  parties  li- 
quides et  solides  sont  séparées  :  les  unes  s'en  iront  toutes 
seules,  par  une  canalisation  cachée  dans  le  sous-sol, 
jusqu'à  la  distillerie,  où  elles  deviendront  des  alcalis  de 
premier  choix  et  des  sulfates  d'ammoniaque  très-recher- 
chés comme  engrais  par  l'agriculture  ;  les  autres,  diri- 
gées de  la  même  façon  vers  l'usine  à  goudron,  remar- 
quablement outillée,  se  débarrasseront  des  huiles  lourdes 

'  Voici,  du  reste,  les  calculs  moyens  sur  lesquels  on  base  rassiette  de 
rimpôt  dont  la  fabrication  du  gaz  est  frappée  :  une  tonne  (l.OOU  kil.)  de 
houille  distillée  ioiirnit  à  la  vente  26ï  mètres  cubes  de  gaz,  13  hectolitres 
de  coke  pesant  520  kilos  et  50  kilos  <le  goudron.  Cliacune  de  ces  matières 
étant  soumise  à  un  impôt  particulier,  il  en  résulte  que  la  tonne  de 
houille  distillée  acquitte  des  droils  équivalant  à  '29  fr.  80  c,  ce  qui  est 
énorme  et  représente  le  quadruple  de  ce  que  paye  la  houille  destinée 
au  chauffage  domestique  et  industriel. 


L'USINE  A  GAZ.  501 

qu'elles  conservaient  encore  et  feront  un  brai  d'une 
grande  puissance.  Jamais  l'axiome  de  l'industrie  mo- 
derne, —  il  ne  doit  pas  y  avoir  de  résidu,  —  n'a  été 
mieux  mis  en  pratique  qu'à  La  Villette.  Tout  y  est  uti- 
lisé, et  il  faut  qu'un  morceau  de  houille  ait  été  absolu- 
ment vitrifié  par  le  feu  pour  qu'on  ne  trouve  pas 
moyen  d'en  extraire  quelques  parcelles  de  coke  com- 
bustible. 

11  ne  suffit  pas  au  gaz  d'avoir  «  barboté  »  dans  l'eau 
qui  remplit  la  partie  inférieure  du  barillet  pour  s'être 
purgé  de  tous  les  éléments  qu'il  doit  perdre.  Cette  pre- 
mière opération  ne  lui  enlève  que  les  matières  les  plus 
encombrantes;  il  est  gras  encore,  et  ne  produirait 
qu'une  clarté  fumeuse.  Du  collecteur  où  il  s'est  élevé, 
il  descend  dans  une  série  de  tuyaux  recourbés  au  som- 
met, communiquant  les  uns  avec  les  autres  et  qu'on 
nomme  les  condenseurs;  en  style  d'usinier  cela  s'ap- 
pelle des  jeux  d'orgues.  Si  ce  gros  instrument  était 
muni  de  clefs  et  d'une  embouchure,  il  pourrait  servir 
d'ophicléide  à  Gargantua.  Le  gaz  s'y  promène  et  s'y 
refroidit  en  passant  le  long  des  surfaces  de  fonte  qui  sont 
en  contact  avec  l'air  extérieur;  là  il  ne  se  purifie  pas,  il 
se  condense. 

Une  machine  pneumatique  qui  a  le  grand  avantage  de 
besogner  en  silence,  fait  le  vide  dans  des  conduits  sou- 
terrains aboutissant  au  condenseur  et  attire  le  gaz  dans 
des  colonnes  cylindriques  ayant  1  mètre  50  de  dia- 
mètre et  dont  l'intérieur  est  garni  de  corps  rugueux, 
coke ,  fragments  de  briques ,  de  pierres  meulières- 
Ce  sont  les  laveurs  :  viveiuent  aspiré  par  l'action  de 
la  machine,  le  gaz  y  pénètre  avec  une  certaine  force,  se 
glisse  à  travers  toutes  les  aspérités  qui  oblitèrent  la  ca- 
vité et,  en  les  frôlant,  abandonne  les  parties  goudron- 
neuses et  solides  dont  il  est  encore  alourdi.  Cette  fois  le 
voilà  devenu  léger,  a  maigre,  »  comme  l'on  dit;  cepen- 


302  L'ECLAIRAGE. 

dant  il  est  encore  imprégné  d'ammoniaque,  élément 
mauvais  pour  la  combustion  et  dont  il  faut  le  délivrer. 
On  y  parvient  facilement  en  le  poussant  dans  de  grandes 
cuves  en  tôle  fermées,  où  il  circule  à  travers  des  claies 
couvertes  de  sciure  de  bois  mêlée  de  peroxyde  de  fer 
qui  se  combine  avec  les  produits  alcalins  et  sulfureux, 
s'en  empare  et  l'en  débarrasse.  Quand  ce  mélange  est 
trop  cbargé  d'ammoniaque,  on  l'étend  au  grand  air,  où 
il  se  révivifie  et  reprend  les  qualités  épuratives  qui  lui 
sont  propres.  Cela  sent  fort  mauvais,  et  Rabelais  dirait  : 
«  Ça  pue  bien  comme  cinq  cents  charretées  de  diables.  » 
L'inhalation  de  cette  acre  et  pénétrante  odeur  a  été 
très-recommandée  pour  les  maladies  de  la  poitrine  ;  ce 
fnt  la  mode  pendant  un  temps,  et  tous  les  enrhumés  en- 
combraient l'usine  à  gaz.  Lorsque  le  peroxyde  de  fer  est 
devenu  tellement  infect  qu'on  ne  peut  plus  l'utiliser,  on 
le  livre  à  l'industrie,  qui  en  fait  du  bleu  de  Prusse. 

Le  gaz  est  à  point;  les  goudrons,  les  eaux  ammonia- 
cales l'ont  abandonné  ;  il  est  pur  et  prêt  à  nous  éclairer. 
On  en  a  fait  l'essai  :  sous  une  cloche  de  verre  qu'il  rem- 
plit, on  a  suspendu  une  fiche  de  papier  trempée  dans 
une  solution  d'acétate  de  plomb  concentrée  ;  le  papier 
n'a  pas  bruni,  donc  l'épuration  est  complète.  On  en  a 
mesuré  le  pouvoir  éclairant  :  100  mètres  de  gaz  et 
10  grammes  d'huile  fine  de  colza  ont  produit  une  lumière 
absolument  semblable  et  ont  été  consommés  dans  le 
même  laps  de  temps.  Le  gaz  hydrogène  carboné  répond 
donc  à  toutes  les  conditions  requises,  il  est  conforme 
aux  stipulations  du  cahier  des  charges  imposé  par  la 
préfecture  de  la  Seine  et  accepté  par  la  compagnie  ;  il 
n'y  a  plus  qu'à  l'emmagasiner  pour  pouvoir  le  livrer  ré- 
gulièrement à  la  consommation  publique.  Franchissant 
une  assez  longue  distance  par  des  conduites  enfouies 
sous  terre,  il  pénétre  dans  les  réservoirs  qu'on  a  ima- 
ginés et-construits  spécialement  pour  lui. 


LES  CANDELABRES.  303 

Qui  ne  connaît  les  gazomètres?  Qui  n'a  vu  ces  énormes 
cloches  en  fer  boulonné  baignant  par  la  partie  inférieure 
dans  une  citerne  en  maçonnerie,  armées  de  bras  arti- 
culés qui  leur  permettent  de  s'élever  ou  de  s'abaisser 
selon  que  le  gaz  qu'elles  contiennent  est  plus  ou  moins 
abondant?  Il  y  en  a  quatorze  à  l'usine  de  La  Yillette, 
dont  l'un ,  de  dimensions  colossales ,  peut  recevoir 
30,000  mètres  cubes;  le  gaz  y  arrive  d'un  côté  cl  s'en 
échappe  de  l'autre  pour  prendre  route  vers  les  larges 
tuyaux  qui  le  distribuent  dans  Paris  tout  entier. 


III.   —   LES    CANDELABRES. 

Obus  dans  les  gazomètres.  —  Les  ouvriers  de  Tusine  pendant  la  Commune. 
—  Propagande  inutile.  —  Consommation  du  gaz  à  Paris.  —  Les  con- 
duites. —  Trajet  obligatoire.  —  Location  du  sous-sol.  —  Ce  que  le  gaz 
rapporte  à  la  ville  de  Paris.  —  l'aris  éclairé  en  quarante  minutes.  — 
56,o75  becs  de  gaz.  —  Le  vieux  réverbère.  —  Il  subsiste.  —  A  décrocher 
au  plus  vite.  —  Lumière  réfléchie.  —  Lumière  électrique.  —  La  cui- 
sine au  gaz.  —  Le  gaz  entre  de  plus  en  plus  dans  nos  habitudes.  — 
L'auxiliaire  de  la  guerre.  —  Les  ballons  du  siège.  —  Tentatives  d'in- 
cendie. 

Placée  contre  les  fortifications,  l'usine  a  couru  quel- 
ques dangers  pendant  la  guerre.  Dès  le  mois  d'août,  le 
gouverneur  de  Paris  se  préoccupait  des  dégâts  qu'une 
explosion  de  gazomètre  pourrait  produire  dans  le  mur 
d'enceinte.  On  rassura  le  général  Trochu,  qui  s'était 
trop  hâté  de  s'effrayer,  et  les  ingénieurs  spéciaux  vécu- 
rent dans  une  sécurité  que  les  faits  n'eurent  pas  à  dé- 
mentir. A  l'usine  d'ivry,  un  obus  traversa  un  des  réci- 
pients, le  gaz  s'enflamma,  brûla  extérieurement  en  une 
forte  gerbe  de  feu  pendant  huit  minutes,  et  s'éteignit  de 
lui-même  faute  d'aliment.  A  La  Yillette,  un  obus  tomba 
et  éclata  dans  un  des  gazomètres;  le  revêtement  do  tôle 
fut  perforé,  le  gaz  profita  des  ouvertures  pour  s'en  aller, 
et  ce  fut  tout.  Lorsque  aux  dernières  heures  de  la  bataille 


304  L'ÉCLAIRAGE. 

des  sept  jours  la  France  réussit  enfin  à  reconquérir  Paris, 
l'usine,  placée  entre  deux  batteries  hostiles,  ne  fut  point 
épargnée;  en  une  heure,  le  27  mai  1871,  il  n'y  tomba 
pas  moins  de  quatre-vingt-quinze  projectiles  explosibles. 

Pendant  cette  époque  détestable,  tout  le  personnel  de 
l'usine  fut  à  son  poste,  chargeant  les  cornues,  brûlant 
le  coke  et  épurant  le  gaz.  Ce  n'est  pas  qu'on  ne  l'ait  sol- 
licité de  se  joindre  à  l'insurrection,  mais  il  fut  inébran- 
lable. On  savait  que  pendant  les  mois  actifs  de  l'hiver 
l'usine  emploie  environ  1,100  ouvriers,  et  qu'en  été, 
lors  de  la  morte-saison,  elle  trouve  d'ingénieux  moyens 
pour  en  occuper  encore  au  moins  600.  C'était  là  de  quoi 
former  quelques-uns  de  ces  bons  bataillons  de  «  ven- 
geurs »  qui  défilaient  dans  nos  rues  précédés  de  canti- 
nières  et  suivis  d'omnibus  chargés  de  tonneaux  de  vin. 
On  ne  manqua  pas  d'essayer  l'embauchage  ;  le  régisseur 
de  l'usine  laissa  pénétrer  des  insurgés  sans  armes. 
Ceux-ci  se  rendirent  dans  les  ateliers,  ils  invoquèrent  les 
droits  du  peuple  outragés,  la  fraternité  humaine,  l'In- 
ternationale, la  haute-paye,  les  distributions  d'eau-de- 
vie,  la  gloire  d'émanciper  les  cinq  parties  du  monde, 
qui  n'attendaient  qu'un  signal  pour  proclamer  la  Com- 
mune universelle  fondée  sur  l'abolition  du  capital  et  sur 
l'ivrognerie  obligatoire  ;  les  ouvriers  gaziers  levèrent  les 
épaules,  mirent  les  faiseurs  de  propagande  à  la  porte 
et  les  engagèrent  à  n'y  plus  revenir. 

Les  travaux  ne  furent  interrompus  qu'au  moment  le 
plus  ardent  du  combat,  lorsque  nul  ne  pouvait  se  ha- 
sarder dans  les  cours  sans  risquer  d'être  tué;  ils  furent 
repris  dès  que  la  lutte  se  déplaça.  En  effet,  s'il  est  une 
usine  qui  ne  peut  jamais  chômer,  c'est  celle-là,  car  elle 
nous  donne  la  vie  et  la  sécurité  nocturnes.  Paris,  qui  a 
tant  regimbé  autrefois  contre  le  gaz,  s'y  est  fort  accou- 
tumé, et  la  consommation  qu'il  en  fait  augmente  chaque 
année  dans  des  proportions  qu'il  est  utile  de  connaître  : 


LES  CVNDÉI.ADRES.  305 

40,777,400  mètres  cubes  en  1855,  —  116,171,727  en 

1865,  et  147,668,530  en  1872  ;  en  seize  ans,  l'augmen- 
tation est  de  107  millions  de  mètres  cubes.  Pour  envoyer 
cette  énorme  quantité  de  gaz  sur  le  lieu  même  où  il  doit 
être  employé  aux  usages  publics  et  particuliers,  il  faut 
■des  conduites  circulant  sous  le  sol  de  Paris,  suivant  le 
trajet  de  toutes  les  rues,  et  pouvant  recevoir  les  bran- 
chements des  maisons  riveraines.  Cette  canalisation, 
avec  les  ramifications  innombrables  qu'elle  comporte, 
atteignait  au  1"  janvier  1875  le  total  de  1,152,022  mè- 
tres, et  de  1,545,029,  si  l'on  tient  compte  de  411,007  mè- 
tres de  tuyaux  qui,  franchissant  les  fortifications,  vont 
porter  la  lumière  aux  villages  voisins  '. 

La  compagnie  n'est  pas  libre  de  placer  ses  conduites 
où  bon  lui  semble  ;  l'ingénieur  éminent  chargé  du  Paris 
souterrain  lui  indique  le  tracé  qu'elle  doit  suivre.  Bien 
des  précautions  sont  à  prendre  que  la  théorie  indique  et 
que  l'expérience  a  confirmées;  il  faut  éviter  de  se  rap- 
procher des  aqueducs  et  des  conduites  qui  nous  amènent 
l'eau,  car  on  pourrait  communiquer  à  celle-ci  une  saveur 
insupportable;  il  faut  s'éloigner  des  égouts,  ne  jamais 
profiter  de  cette  grande  route  ouverte  pour  s'y  loger, 
car  il  suffirait  d'une  fuite  pour  les  remplir  de  gaz  qui, 
s'enfiammant  au  contact  de  la  première  lampe  apportée 
par  un  ouvrier,  ferait  sauter  tout  un  quartier.  Les  con- 
duites de  gaz  doivent  donc  cheminer  par  une  route  par- 
ticulière et  isolée,  de  façon  à  donner  aux  accidents  le 
moins  de  chances  possible  de  se  produire.  Sous  ce  rap- 
port, il  n'y  a  pas  à  se  plaindre  :  les  explosions  devien- 
nent de  plus  en  plus  rares. 

L'administration  de  la  ville,  qui  tire  parti  de  tout,  et 
qui  fait  bien  en  présence  des  charges  écrasantes  qui  lui 
incombent,  n'abandonne  pas  son  sous-sol  sans  profit  : 

*  1,100,000  mètres  de  ces  conduites  sont  en  tnle  et  bitume;  le  reste, 
apparienant  aux  canalisations  primitives,  est  en  fonte. 

V.  20 


30G  L'ECLAIRAGE. 

elle  le  loue  à  forfait  pour  la  somme  de  200,000  francs, 
que  la  compagnie  lui  verse  chaque  année.  De  plus, 
celle-ci  rembourse  tous  les  frais  de  pavage  que  nécessite 
la  pose  dos  tuyaux;  ces  frais  se  sont  élevés  à  179,667  fr. 
en  1869,  et  sont  évalués  à  100,000  francs  dans  le  budget 
municipal  de  1875.  La  compagnie  parisienne  est  privi- 
légiée, il  est  vrai,  mais  son  privilège  lui  coûte  cher.  Au 
li eu  de  payer  l'impôt  dont  l'entrée  des  houilles  est  frappée 
à  Paris,  elle  acquitte  un  droit  fixe  de  deux  centimes  par 
métré  cube  de  gaz  fabriqué  ;  de  ce  seul  chef  elle  a  payé 
2,508,955  francs  en  1872;  de  plus,  un  traité  intervenu 
le  7  février  1870  l'oblige  à  verser  sur  ses  bénéfices, 
à  la  caisse  de  la  ville,  une  part  proportionnelle  qui  a 
été  de  cinq  millions.  La  ville  de  Paris  a  donc,  en  1872, 
touché  7,708,955  francs  de  la  compagnie  du  gaz;  c'est 
là  une  grosse  somme  :  elle  représente  la  taxe  de  l'éclai- 
rage public. 

Celui-ci  fonctionne,  il  faut  le  reconnaître,  d'une  fa- 
çon irréprochable.  Le  système  de  l'allumage  est  com- 
biné de  telle  sorte  que  Paris  entier  est  éclairé  presque 
subitement.  Les  750  allumeurs,  portant  en  main  la 
perche  brisée  surmontée  d'une  petite  lampe  que  pro- 
tège une  robe  de  tôle  percée  de  trous,  se  mettent  eu 
marche,  ouvrent  le  robinet  de  chaque  candélabre,  en- 
flamment le  bec,  qui  produit  un  jet  de  lumière  en  forme 
de  papillon,  et  ont  fourni  en  40  minutes  un  trajet 
équivalant  à  1,500  kilomètres  environ.  L'extinction  va 
plus  vite  encore,  et  n'exige  pas  môme  une  demi-heure. 
Le  nombre  des  appareils  lumineux  répandus  aujourd'hui 
dans  Paris  contient  56,575  becs  exclusivement  réservés 
à  l'éclairage  public.  Pendant  la  nuit  des  fêtes  publiques, 
—  lorsqu'il  y  en  avait,  —  le  spectacle  des  illumina- 
tions par  le  gaz,  où  de  longs  rubans  de  feu  dessinaient 
le  couronnement  de  l'Arc  de  Triomphe,  reproduisaient 
les  contours  de  l'Hôtel  de  Ville,  s'allongeaient  en  colliers 


LES  CA^^DÉ LABRES.  307 

de  perles  étincelanles  dans  les  Champs-Elysées,  était 
réellement  féerique.  C'était  par  millions  alors  qu'il  fal- 
lait compter  les  «  trous  »  par  où  le  gaz  poussait  la 
flamme  agile  qui  ressemble  à  une  fleur  d'or  pâle  sor- 
tant d'un  calice  bleu. 

Croirait-on  qu'à  l'heure  qu'il  est,  avec  des  usines  ou- 
tillées de  main  de  maître  et  produisant  un  volume  de 
gaz  presque  illimité,  on  trouve  encore  dans  Paris  le 
vieux  réverbère,  le  réverbère  graisseux,  n'éclairant  pas, 
pendu  comme  un  malfaiteur  et  représentant  le  dernier 
vestige  d'un  âge  oublié?  Pourquoi  ce  fossile  de  l'éclai- 
rage n'a-t-il  pas  été  rejoindre  les  coucous,  les  porte- 
falots  et  les  chapeaux  Bolivar  dont  il  fut  le  contempo- 
rain? Que  fait-il  au-dessus  de  nos  voies  publiques?  il 
proteste  en  faveur  d'un  passé  qui  ne  reviendra  pas  et 
n'a  plus  de  raison  d'être;  on  peut  s'étonner  que  le  per- 
sonnage important  qui  est  chargé  de  la  direction  des 
travaux  de  Paris  n'ait  pas  fait  remplacer  par  des  candé- 
labres à  gaz  les  924  lanternes  à  huile  dont  nous  étions 
encore  sottement  encombrés  au  !<=•' janvier  1875.  11  va 
progrés  cependant;  au  1"  mai  il  ne  restait  plus  à  Paris 
que  898  réverbères,  auxquels  il  convient  d'ajouter  sept 
lanternes  rouges  fixées  aux  portes  de  sept  commissaires 
de  police  et  neuf  réverbères  suspendus  dans  les  rues  de 
l'Entrepôt  des  vins;  c'est  encore  un  total  de  914  qu'il 
faut  se  hâter  de  décrocher.  En  présence  des  sept  mil- 
lions et  demi  que  la  ville  reçoit  pour  notre  éclairage, 
Paris  a  droit  au  gaz  jusque  dans  ses  ruelles  les  moins 
habitées. 

Nous  ne  profitons  pas  seulement  de  l'éclairage  public, 
nous  jouissons  aussi  pour  une  bonne  part  de  l'éclairage 
des  cafés  et  des  magasins  ;  nos  anciens  boulevards,  les 
passages,  les  galeries  du  Palais-Pioyal ,  quelques  rues 
appartenant  aux  quartiers  riclies,  reçoivent,  jusqu'à  dix 
ou  onze  heures  du  soir,  plus  de  clarté  des  particuliers 


308  L'ECLAIRAGE. 

que  de  radministration  municipale;  certaines  places 
sont  encore  fort  obscures,  et  l'on  ferait  bien  d'y  multi- 
plier les  candélabres;  l'absence  de  boutiques  semble 
les  condamner  à  une  ombre  perpétuelle,  et  l'éloigne- 
ment  de  toute  maison  conlribue  à  y  entretenir  Tobscu- 
rilé.  En  effet,  la  lumière  qui  pénétre  nos  rues  est  bien 
moins  directe  que  l'on  ne  croit  ;  elle  est  surtout  réfléchie. 
Le  point  éclairant  des  candélabres  frappant  sur  les  mu- 
railles planes  et  blanches  des  constructions  voisines  est 
renvoyé  par  celles-ci  sous  forme  de  nappes  lumineuses 
qui  diffusent  la  clarté  et  en  augmentent  singulièrement 
l'effet.  Toute  lumière,  pour  être  convenablement  em- 
ployée à  des  services  généraux  et  publics,  doit  pouvoir 
s'éparpiller,  se  fractionner  à  l'infini  ;  sans  cela,  elle  reste 
un  foyer  restreint,  éclatant,  mais  impropre  à  satisfaire 
aux  exigences  d'une  grande  ville.  Il  en  est  ainsi  de  la 
lumière  électiique  :  elle  éblouit  et  n'éclaire  pas;  dans 
bien  des  circonstances,  elle  peut  être  utilisée,  mais  on 
n'est  pas  encore  parvenu  à  en  faire  un  agent  d'éclairage 
régulier. 

Le  gaz  entre  chaque  jour  de  plus  en  plus  dans  nos 
habitudes  domestiques  ;  avant  cent  ans,  —  si  Paris  vit 
encore,  —  il  n'y  aura  si  petite  mansarde  qui  n'ait  son 
bec  lumineux  et  son  robinet  d'eau.  Ce  sera  un  grand 
progrès,  mais  on  ne  s'arrêtera  pas  là,  on  reconnaîtra  que 
c'est  un  mode  de  chauffage  économique  et  plus  préser- 
vateur d'incendie  qu'aucun  autre;  il  remplacera  les 
fourneaux  insupportables  de  chaleur  que  l'aris  installe 
dans  ses  cuisines  trop  étroites.  Sous  ce  rapport  et  de- 
puis longtemps,  les  Anglais  nous  ont  montré  ce  qu'il  y 
avait  à  faire.  Presque  tous  les  marchands  de  Londres 
habitent  la  campagne;  ils  arrivent  à  leur  boutique  le 
malin,  et  le  soir  s'en  vont  dîner  chez  eux.  Ils  ont  tous 
dans  leur  arrière-magasin  un  petit  appareil  à  trois 
compartiments:  avec  une  allumette,  il  est  eu  feu;  dix 


LES  CANDELABRES.  509 

minutes  après,  la  côtelette  est  cuite,  et  il  y  a  de  l'eau 
bouillante  pour  les  œufs  à  la  coque  et  pour  le  thé. 

Nous  n'en  sommes  pas  encore  là  ;  mais  cela  viendra, 
car  les  abonnements  particuliers  augmentent  singu- 
lièrement; ils  étaient  au  1"  janvier  1873  de  94, 774*. 
Presque  toutes  les  maisons  neuves  ont  le  gaz  aujour- 
d'hui ;  il  brûle  dans  les  cours  intérieures  et  dans  l'esca- 
lier, il  n'a  pas  encore  le  droit  de  cité  dans  les  apparte- 
ments; on  l'admet  dans  l'antichambre,  quelquefois 
même  dans  la  salle  à  manger,  mais  on  ne  le  reçoit  pas 
dans  le  salon.  Pourquoi?  Il  fane  les  tentures.  C'est  le 
seul  motif  qu'on  ait  pu  me  donner,  et  ce  motif  n'a 
aucune  valeur  :  je  connais  un  homme  hardi  qui  n'est 
éclairé  qu'au  gaz,  et  ses  rideaux  ne  s'en  portent  pas  plus 
mal. 

Le  gaz  fut  notre  auxiliaire  pendant  la  guerre;  lorsque 
Paris  subissait  le  blocus  des  armées  allemandes,  ce  fut 
lui  qui  nous  permit  de  parler  à  la  province.  Si  nous 
n'apprîmes  rien  des  événements  extérieurs,  au  moins 
nous  fut-il  possible  de  raconter  ce  qui  se  passait  ici. 
Ce  fut  la  Compagnie  parisienne  qui  fournit  la  quantité 
de  gaz  hydrogène  nécessaire  pour  gonfler  ces  ballons 
courageux  où  l'on  mit  parfois  tant  et  de  si  poignantes 
espérances,  que  les  événements  ont  déçues.  L'histoire 
expliquera  sans  doute  par  suite  de  quelles  circon- 
stances particulières  on  ne  put  profiter  de  ce  moyen  de 
communication  pour  combiner  une  action  commune 
destinée  à  faire  un  effort  d'ensemble  qui  pût  offrir  au 
moins  quelques  chances  de  succès. 

L'usine  de  La  Villette,  où  j'ai  conduit  le  lecteur,  se 
signala  par  une  activité  pleine  de  dévouement.  *  Quand 

*  Au  31  décembre  1873  il  existait  à  Paris  87,688  compteurs,  dont  1,494 
pour  les  établissements  municipaux  et  militaires,  et  86,194  pour  les 
particuliers;  les  premiers  réponJaienl  à  50,790  becs  de  gaz  et  les  seconds 
4  763,701.  La  consommation  des  théâtres  pour  la  même  année  a  été  de 
2,400,000  mètres  cubes. 


310  L'ECLAIRAGE. 

nous  étions  prévenus  qu'un  ballon  devait  partir,  me 
disait-on,  on  redoublait  d'efforts  pour  obtenir  un  gaz 
d'une  pureté  irréprochable.  »  Ces  services  rendus  à  la 
grande  cause  paraissent  n'avoir  laissé  qu'un  souvenir 
bien  fugitif  dans  la  mémoire  d'une  certaine  portion  de 
la  population  de  Paris,  car  aux  derniers  jours  de  la 
Commune  ce  fut  par  miracle  et  grâce  à  l'indomptable 
énergie  des  employés  que  l'usine  put  échapper  à  la  folie 
des  incendiaires. 


Appendice.  —  La  consommation  du  gaz  augmente  dans 
une  mesure  constante  et  prouve  que  la  population  s'accoutume 
de  plus  en  plus  à  ce  mode  de  cliauffage  et  d'éclairage.  En 
1875  les  dix  usines  de  la  Compagnie  parisienne  ont  Cabriqué 
154,597,118  mètres  cubes  de  gaz,  qui  ont  produit  la  somme  de 
38,081,519  francs  45  centimes;  le  nombre  des  abonnés  s'est  élevé 
au  chiffre  de  99,665  et  les  appareils  d'éclairage  public,  y  compris 
ceux  de  la  banlieue,  sont  au  nombre  de  56,575.  La  proporlion  tend 
toujours  à  s'accroître  et  deviendra  réellement  imposante  lorsque 
le  chauffage  et  la  cuisine  au  gaz  seront  définitivement  entrés  dans 
nos  mœurs. 


CHAPITRE    XXX 

LES  ÉGOUTS 


I.    —    LES    CLOAQUES. 

Eau  versée  chaque  année  dans  le  périmètre  de  Paris.  —  Aliment  mor- 
bide. —  Souvenir  de  Home.  —  Cloaca  niaxima.  —  Le  moyen  âge.  — 
Les  pourceaux.  —  Le  premier  pavé  de  Paris.  —  Oubliettes.  —  Le  ruis- 
seau de  M('nilmontant.  —  Le  grand  ég-out.  —  Les  trous  punais.  — 
Eugues  Aubriot. —  Le  premier  égout  couvert.  —  Le  Pont-Perrin.  —  La 
Culture  Sainte-Catherine.  —  L'égout  et  le  palais  des  Tournelles.  —  Les 
Tuileries.  —  Projets  de  Gilles  Desfroissis.  —  Le  fossé  de  A'esles.  — 
François  Miron  et  l'égout  du  Ponceau.  —  Exemple  unique.  —  Inter- 
vention de  la  régente.  —  Projet  de  Louis  XIII.  —  Totalité  des  égouts 
en  1651.  —  Le  basilic.  —  La  Reynie.  —  Pavage  des  rues.  —  Engorgement 
du  grand  égout.  —  Proposition  aux  bourgeois  de  Paris.  —  Les  mauvai- 
ses années.  —  Sur  le  plan  de  Goraboust.  —  La  régence  à  Paris.  — 
Création  des  boulevards  par  Louis  XIV.  —  Un  nouveau  quartier.  — 
Infection.  —  Michel-Etienne  Turgot.  —  Le  grand  égout  reconstruit. — 
Sur  le  plan  de  Deharme.  —  Joseph  de  La  Borde.  —  La  chaussée  ri'.An- 
tin.  —  Totalité  des  égouts  sous  le  Consulat.  —  M.  de  Rambnteau  fait 
construire  78,67ô  mètres  d'égouts.  — Les  rues  de  Paris  il  y  a  quarante 
ans.  —  Les  grilles  d'égout.  —  Inondation.  —  Passez,  beauté  !  —  L'é- 
gout Amelot.  —  Parent-Duchâtelet.  —  6,450  tombereaux.  —  Personnel 
dérisoire. 

Dans  un  des  chapitres  précédents,  nous  avons  parlé 
du  service  des  eaux  et  raconté  par  suite  de  quels  efforts 
Paris  était  régulièrement  pourvu  d'eau  potable.  Cette 
€au,  qui  est  un  puissant  agent  de  salubrité  lorsqu'elle 


312  LES  ÉGOUTS. 

nous  arrive,  devient  au  contraire,  après  avoir  servi  aux 
usages  publics  et  particuliers,  un  élément  dangereux, 
plein  de  germes  morbides  qu'il  faut  savoir  éliminer  au 
plus  vite  et  rejeter  loin  de  la  ville,  sous  peine  d'être 
cnvabi  par  des  maladies  épidémiques.  La  masse  d'eau 
qui  se  répand  sur  la  surface  des  7,800  hectares  qui 
sont  enclos  par  les  fortifications  est  énorme.  En  prenant 
des  moyennes,  on  voit  que  l'eau  distribuée  à  Paris  en 
vingt-quatre  heures  représente  218,000  mètres  cubes, 
et  que  la  pluie  tombée  dans  le  même  espace  de  temps 
équivaut  à  106,000,  ce  qui  fait  524,000  mètres  cubes 
par  jour,  —  un  peu  plus  de  118  milliards  de  litres 
chaque  année  :  un  déluge  ! 

Celte  eau,  contaminée  par  le  contact  avec  nos  rues, 
avec  les  toits  couverts  de  poussière,  avec  nos  murailles 
vêtues  defflorescences  de  salpêtre,  souillée,  infectée 
dans  les  cuisines,  les  écuries  et  ailleurs,  a  perdu  en- 
viron 20  pour  100  de  la  masse  totale  par  évaporalion 
ou  par  absorption;  mais  il  reste  encore  262,000  mètres 
cubes  quotidiens,  dont  il  est  nécessaire  de  nous  débar- 
rasser. Par  les  gouttières,  par  les  éviers,  par  les  con- 
duites verticales  dressées  le  long  des  maisons,  elle  a 
glissé  dans  les  gargouilles  aboutissant  à  la  chaussée; 
elle  coule  dans  les  ruisseaux,  qui  la  mènent  à  une  oif- 
verture  placée  sous  la  marge  des  trottoirs;  par  une 
pente  rapide,  elle  s'y  précipite  et  tombe  dans  un  im- 
mense réseau  de  canaux  souterrains,  disposés  scienti- 
fiquement selon  la  configuration  du  sol  sous  lequel  ils 
se  ramifient.  Ceux-ci  l'emportent  grand  train,  pour  la 
verser,  loin  de  Paris,  dans  la  Seine,  qui  la  pousse  à  la 
mer.  Ces  canaux  souterrains  sont  les  égouls,  complé- 
ment nécessaire  des  aqueducs  et  des  conduites  d'eau, 
qu'ils  abritent  souvent  contre  la  paroi  des  voûtes. 

Comme  le  corps  humain,  les  cités  populeuses  ont 
leurs  organes  secrets  qui,  pour  être  cachés,  n'en  sont 


LES  CLOAQUES.  313 

pas  moins  indispensables  à  la  vie.  Celui-là  est  un  des 
plus  importants  :  il  fait  la  police  des  choses  matérielles 
et  purge  la  ville  de  tous  les  éléments  impurs;  il  combat 
la  peste  et  chasse  loin  de  nous  les  gaz  délétères  qui 
peuvent  l'engendrer;  il  pourvoit  à  l'assainissement  et 
entretient  la  salubrité.  La  longue  canalisation  circule 
sous  nos  rues  et  vient  jusque  dans  nos  maisons  rece- 
voir nos  eaux  ménagères.  Les  égouts  dont  Paris  a  été 
doté  depuis  quinze  ans  sont  les  plus  complets  et  les  plus 
beaux  qui  existent  au  monde.  On  les  montre  avec  un 
orgueil  qui  n'a  rien  d'excessif;  bien  des  curieux  les  ont 
\isités,  et  ont  pu  constater  par  eux-mêmes  qu'il  est  fa- 
cile de  les  parcourir  en  bateau  et  même  en  wagon.  Il 
n'en  a  pas  été  toujours  ainsi. 

Un  jour  que  j'étais  à  Rome,  flânant  par  les  rues, 
bayant  au  soleil,  m'arrêtant  pour  voir  passer  les  belles 
filles  du  Transtevère,  dont  les  cheveux  d'ébène  sont 
épingles  d'argent  comme  ceux  de  Proserpine,  perdant 
mon  temps  à  mille  choses  fort  utiles,  et 

...  Nescio  quid  meditans  nugarum, 

j'arrivai  prés  de  l'arc  des  Argentiers,  et  j'aperçus  de- 
vant moi  un  grand  trou  sombre  au  fond  duquel  une  fla- 
que d'eau  me  regardait  d'un  œil  aussi  limpide  que  le 
cristal  de  roche  le  plus  pur.  La  petite  source  était  Veaic 
argentine,  et  le  trou  s'ouvrait  dans  la  voûte  effondrée  de 
la  Cloacamaxima.  C'est  là  tout  ce  qui  reste  aujourd'hui 
des  grands  égouts  de  Rome.  Ceux  d'Auguste  et  de  Nerva 
ont  disparu;  seul  il  subsiste  celui  que  construisirent 
les  deux  Tarquins  pour  drainer  le  Vélabre  et  assainir  la 
ville.  Ainsi,  plus  de  cinq  cents  cais  avant  lère  chré- 
tienne, Rome  avait  compris  la  nécessité  des  canalisa  - 
tions  souterraines,  et  les  avait  faites  si  solides  que  vingt- 
trois  siècles  ont  passé  sans  pouvoir  les  détruire.  Paris 
n'eut  pas  une  telle  fortune;  les  rues  dont  la  pente  abou- 


314  LES  ÉGOUTS. 

tissait  à  la  Seino  ou  à  la  Bièvre  y  versaient  leurs  eaux 
les  autres  étaient  des  marécages  stagnants  qui  seuls  suf- 
firaient à  expliquer  les  pestes,  les  lèpres,  le  mal  des  ar- 
dents dont  nos  ancêtres  ont  tant  et  si  souvent  souffert. 

Au  moyen  âge,  l'égout  coulait  à  ciel  ouvert,  car  pres- 
que toujours  c'était  la  voie  publique  elle-même  qui 
était  l'égout;  on  la  creusait  dans  l'axe  pour  dégager  les 
côtés,  sur  lesquels  on  essayait  de  marcher  à  pied  sec; 
de  distance  en  distance  on  jetait  des  planches  trans- 
versales, parfois  un  petit  ponceau  pour  communiquer 
d'une  rive  à  l'autre  du  bourbier,  où  les  porcs  se  vau- 
traient et  vaguaient  si  bien  que  le  prince  Philippe,  fils 
aîné  de  Louis  VI,  passant  rue  des  Martrois,  près  de  la 
Grève,  fut  jeté  bas  de  son  cheval,  effrayé  par  un  pour- 
ceau, et  mourut  des  suites  de  sa  chute. 

En  1184,  Philippe-Auguste  s'étant  mis  à  la  fenêtre 
du  Palais,  regardait  des  chariots  qui  traversaient  la 
Cité;  les  roues  s'engageaient  dans  une  fange  épaisse 
d'où  s'échappait  une  odeur  tellement  fétide  que  le  roi 
n'y  put  tenir.  Il  convoqua  le  prévôt  des  marchands,  les 
échevins,  et  leur  ordonna  de  garnir  de  larges  pierres 
les  rues  de  la  ville.  On  procéda  sans  doute  avec  len- 
teur, car  sous  Louis  XIII  la  moitié  de  Paris  à  peine 
était  pavée;  il  ne  l'est  même  pas  encore  complètement 
à  l'heure  qu'il  est  :  on  peut  s'en  assurer  en  allant  se 
promener  vers  la  Butte-aux-Cailles,  qui  cependant  ftiit 
partie  de  notre  agglomération  urbaine  depuis  la  loi  du 
16  juin  1859». 

On  a  retrouvé  sous  le  Palais  de  Justice  et  sous  les 
terrains  où  s'élevait  l'Archevêché  avant  la  journée  du 
15  février  1851   des  restes  d'égouts  en  bons  appareils 

•  Ce  qui  prouve  que  le  pavé  a  été  longtemps  une  exception,  c'est 
qu'une  rue,  dès  qu'elle  était  garnie  de  pierres,  —  le  plus  souvent  de 
molasse  de  Fontainebleau,  —  recevait  un  surnom  qui  le  constatait  : 
rue  l'avée-au-Marais,  rue  Pavée-Saint-André,  rue  Pavée -Saint -Sau- 
veur, etc. 


LES  CLOAQUES.  315 

datant  de  saint  Louis  et  de  Philippe  le  Bel;  mais  ils 
n'avaient  rien  de  public  et  étaient  exclusivement  con- 
sacrés à  recevoir  les  immondices  des  grandes  demeures 
qu'ils  desservaient.  Ils  s'ouvraient  fort  probablement 
auprès  des  cuisines  et  se  dégorgeaient  dans  la  Seine  ; 
lorsqu'on  les  eut  découverts,  on  ne  manqua  pas  de  les 
prendre  pour  des  oubliettes,  ce  qui  est  le  sort  commun 
réservé  à  toutes  les  excavations  rencontrées  dans  les 
vieux  châteaux. 

La  Cité  se  vidait  dans  la  Seine;  la  portion  de  Paris 
assise  sur  la  rive  gauche  et  qu'on  nommait  alors  l'Uni- 
vei'sité  s'épanchait  dans  la  Biévre;  les  habitations  grou- 
pées sur  la  rive  droite,  que  par  excellence  on  appelait 
la  Ville,  avaient  pour  exutoire  le  ruisseau  de  Ménil- 
montant.  Les  collines  de  Charonne,  de  Mênilmontant, 
de  Belleville  et  de  Montmartre  sont  revêtues  d'un  ter- 
rain sablonneux  qui  fait  éponge  et  boit  l'eau  pluviale  ; 
mais  celle-ci  ne  peut  pénétrer  profondément  dans  le 
sol,  car  elle  est  arrêtée  par  des  couches  argileuses  qui 
sont  directemenj  posées  sur  les  bancs  de  pierre  à  plâ- 
tre. Forcées  de  se  frayer  une  route  à  travers  des  ter- 
rains perméables,  les  eaux  s'écoulaient  en  sources  au 
pied  des  collines  et  se  réunissaient  au  fond  de  la  vallée 
dans  un  gracieux  ruisseau  qu'elles  avaient  creusé  et 
qui,  partant  de  l'endroit  où  s'ouvre  aujourd'hui  le  bou- 
levard des  Filles-du-Calvaire,  se  dirigeait  vers  la  Seine, 
qu'il  atteignait  au  quai  actuel  de  Billy,  sur  l'emplace- 
ment de  la  Manutention  militaire.  Lorsque  l'on  se  mit  à 
exploiter  sérieusement  les  carrières  à  plâtre,  l'eau  ne 
fut  plus  contrariée  dans  sa  marche  verticale,  elle  glissa 
à  travers  les  fissures  du  gypse  et  se  perdit  dans  les  pro- 
fondeurs, où  elle  se  mêla  à  la  nappe  souterraine  de  la 
Seine.  Dés  lors  le  ruisseau  de  Mênilmontant  fut  tari  et 
devint  pendant  des  siècles  «  le  grand  égout  de  Paris  ». 
11  fut  ce  que  nous  appellerions  un  collecteur,  car  c'est 


316  LES  EGOUTS. 

vers  lui  qu'on  essaya  de  diriger  la  pente  des  égouts  que 
l'on  creusait,  tant  bien  que  mal,  pour  débarrasser  la 
ville  des  eaux  croupissantes  qui  l'empoisonnaient.  Sau- 
vai cite  les  noms  des  cloaques  :  le  trou  Bernard,  le  trou 
Gaillard,  le  trou  Punais;  c'est  d'un  seul  mot  nous  dire 
ce  qu'ils  pouvaient  être  ^ 

Le  premier  magistrat  royal  qui  s'occupa  intelligem- 
ment des  égouts  dans  un  intérêt  d'assainissement  fut 
Hugues  Aubriot,  que  Charles  V  avait  appelé  à  la  pré- 
vôté et  à  la  capitainerie  de  Paris.  La  nouvelle  enceinte' 
dont  on  enveloppait  la  ville  ayant  englobé  en  partie  la 
rigole  fangeuse  qui  portait  les  eaux  du  quartier  Mont- 
martre au  grand  égout,  Aubriot  fit  voûter  celle-ci  et  la 
revêtit  de  maçonnerie;  c'est  le  premier  égout  couvert 
que  nous  ayons  possédé.  L'infection  de  ces  «  trous  » 
était  telle  qu'en  1412  l'hôtel  Saint-Paul,  résidence  du 
roi,  était  devenu  inhabitable  à  cause  des  émanations 
d'un  égout  que  l'on  nommait  le  Pont-Perrin  et  qui,  for- 
mant mare  sur  le  terrain  actuel  de  la  place  Birague, 
s'écoulait  dans  les  fossés  de  la  Bastille.  On  le  détourna 

•  Je  copie  Sauvai  {Antiquités  de  Paris,  1. 1,  p.  253)  ;  mais  ce  n'est  cer- 
tainement pas  «  le  trou  Bernard  »  qu'il  faut  lire;  on  a  joué  sur  le  mot, 
et  l'on  a  fait  un  nom  propre  d'un  adjectif  qualificatif  dont  la  sigiiilica- 
tion  se  devine  aisément. 

*  Chaque  fois  que  l'on  reculait  la  limite  de  l'enceinte  fortifiée,  on 
réunissait  au  territoiie  de  Paris  les  dépôts  de  voirie  où  les  habitants 
étaient  tenus  d'aller  jeter  les  immondices  et  qui  maintenant,  couverts 
de  construclions,  appartiennent  à  la  configuration  même  du  sol  parisien. 
C'est  ainsi  que  successivement  on  absorba  cette  portion  orientale  de  la 
Cité  qu'on  appelait  indifféremment  :  le  terrain  ou  la  motte  aux  Pape- 
lards; —  l'amas  Saint-Gcrvais,  où  est  l'église  de  ce  nom;  —  les  émi- 
nences  de  la  rue  Daillif  et  de  la  rue  Montmartre;  —  la  longue  colline 
sur  laquelle  est  bâtie  la  rue  Meslay  ;  —  la  butte  des  Copeaux,  où  ser- 
pente le  labyrinthe  du  Jardin  des  Plantes  ;  —  le  monticule  sur  lequel 
s'élève  l'église  Bonne-Nouvelle;  —  la  butte  des  Moulins,  qui  a  conservé 
ce  nom  et  d'où  Jeaime  d'Arc  adjura  vainement  les  Parisiens  pendant 
l'assaut  infructueux  du  8  septembre  1429.  Tous  ces  exhaussements  de 
terrain,  ainsi  que  ceux  que  l'on  remarque  rue  Saint-Guillaume,  rue  de 
l'Estrapade,  ceux  que  le  nivellement  des  boulevards  a  lait  disparaître 
prés  des  portes  Saint-Denis  et  Saint-.Martin,  sont  factices  et  furent  autre- 
lois  les  dépôts  d'immondices  de  la  grande  ville. 


LES  CLOAQUES.  317 

à  travers  la  Culture  Sainte-Catherine  et  on  le  conduisit 
au  ruisseau  Ménilmontant,  au  delà  du  fossé  de  circon- 
vallation,  qu'il  franchissait  dans  un  canal  de  pierre. 
C'était  plus  qu'on  n'avait  fait  pour  l'égout  Montmartre, 
qui  traversait  le  fossé  dans  une  de  ces  auges  de  bois 
que  l'on  nomme  techniquement  une  buse. 

L'égout  Sainte-Catherine  devait  avoir  pour  destinée 
d'être  particulièrement  désagréable  aux  demeures  sou- 
veraines; il  empoisonnait  le  palais  des  Tournelles,  qui 
s'élevait  où  nous  voyons  aujourd'hui  la  place  Royale. 
Louis  XII  et  Fninçois  1",  qui  l'habitèrent,  se  plaignirent 
en  vain  d'un  tel  voisinage;  le  prévôt  des  marchands  fit 
la  sourde  oreille,  et  le  roi  fut  réduit,  pour  offrir  à  sa 
mère  un  logement  moins  insalubre  que  les  Tournelles, 
à  échanger  sa  terre  de  Chanteloup,  prés  Montlliéry,  con- 
tre une  maison  appartenant  à  Nicolas  Neuville  de  Ville- 
roy  ;  le  contrat  est  daté  du  12  février  1518;  Louise  de 
Savoie  prit  possession  de  sa  maison,  qui  s'appelait  déjà 
l'hôlcl  des  Tuileries  à  cause  des  fabriques  de  tuiles  dont 
elle  était  environnée.  Henri  11  ne  fut  pas  plus  heureux  ni 
mieux  écouté  que  François  1^'';  il  a  beau,  en  1550,  man- 
der le  prévôt  des  marchands  et  les  échevins  à  Saint-Ger- 
main, et  leur  intimer  l'ordre  de  s'entendre  avec  Philibert 
Delormc  pour  détourner  l'égout  pestilentiel  de  la  Culture 
Sainte-Catherine;  il  a  beau,  le  25  mars  1553,  renouveler 
ses  instances  par  des  lettres  pressantes,  il  n'obtient  rien 
qu'une  délibération  en  vertu  de  laquelle  «  le  maître  des 
œuvres  de  la  ville  »  sera  tenu  de  faire  nettoyer  une  fois 
par  an  le  cloaque  dont  se  plaignent  tous  les  habitants 
du  logis  royal.  Ce  fut  le  palais  des  Tournelles  et  non 
l'égout  qui  quitta  la  place.  Après  le  tournoi  du  50  juin 
1559  et  le  malheureux  coup  de  lance  de  Montgomery,  le 
palais  fut  abandonné  et  démoli  en  1564,  ainsi  que  le 
prescrivaient  les  lettres  patentes  que  Charles  IX  signa  le 
28  janvier  1565. 


518  LES  ÉGOUTS. 

Il  y  eut  sous  Henri  II  une  tentative  très-importante 
d'assainissement  de  la  ville  ;  un  maître  de  forges,  nommé 
Gilles  Desfroissis,  voulut  faire  admettre  une  idée  qui 
nous  paraît  bien  simple  aujourd'hui,  et  qui  fut  alors 
considérée  comme  impraticable.  Au  lieu  de  jeter  les 
égouts  dans  la  Seine,  qu'ils  infectaient,  il  voulait  ame- 
ner la  Seine  dans  les  égouts,  afin  que  ceux-ci  fussent 
toujours  nettoyés  par  un  courant  d'eau  vive;  de  plus  il 
proposait  de  rendre  navigables  les  fossés  de  l'enceinte  de 
Charles  V  en  y  introduisant  un  bras  de  la  Seine  pris  à 
l'Arsenal  et  conduit  jusqu'à  la  porte  du  Louvre  ouverte 
sur  la  berge.  Dans  cette  rivière,  il  eût  détourné  au  besoin 
les  égouts  de  la  ville,  et  eût  du  même  coup  vivifié  cette 
portion  des  fossés  qui,  traversant  la  place  actuelle  du 
Carrousel,  recevait  toutes  les  immondices  des  environs 
et  n'était  plus  qu'un  bourbier  putride.  Philibert  Delorme 
appuyait  le  projet;  on  discuta  pendant  deux  années, 
1550,  1551,  et  la  proposition  fut  définitivement  repous- 
sée par  le  bureau  de  la  ville.  A  cette  époque,  la  rive 
gauche  n'était  guère  mieux  partagée  que  la  rive  droite  ; 
tout  ce  qui  n'était  pas  absorbé  par  la  Bièvre  tombait  dans 
les  fossés,  à  la  hauteur  de  la  porte  Bucy,  et  glissait  vers 
la  Seine,  au  pied  de  la  tour  de  Kesles,  quand  la  vase 
trop  épaisse  n'oblitérait  pas  complètement  le  canal,  dont 
la  pente  était  presque  insensible  ^ 

Sous  Henri  IV,  il  se  passa  à  propos  des  égouts  un  fait 
qui  doit  être  unique.  François  Miron,  prévôt  des  mar- 
chands, à  qui  Paris  doit  tant,  fît  en  1605  voûter  à  ses  frais 
l'égout  du  Ponceau,  depuis  la  rue  Saint-Denis  jusqu'à 
la  rue  Saint-Martin;  il  est  probable  que,  rencontrant  de 
l'opposition  de  la  part  des  échevins,  qui  se  refusaient  à 


*  Avant  de  se  dégorger  dans  la  Seine,  le  fossé  Bucy  franchissait  un 
pont  en  bois  à  trois  arclies  qui  donnait  accès  à  la  porte  de  IS'esIes;  la 
ville  de  la  rive  gauche  s'arrêtait  donc  alors  à  l'endroit  où  nous  voyons 
acluellenient  la  place  Conti. 


LES  CLOAQUES.  319 

faire  une  dépense  qu'il  jugeait  indispensable,  il  résolut 
de  la  prendre  à  sa  charge  pour  purger  un  quartier  im- 
portant des  exhalaisons  qui  en  rendaient  le  séjour  dan- 
gereux. Le  bureau  de  la  ville  s'occupait  au  reste  si  peu 
de  celte  question,  d'où  dépendait  pourtant  en  partie  la 
salubrité  publique,  que  dès  1610  la  régente  Marie  de 
Médicis  est  obligée  d'intervenir  directement  et  d'ordon- 
ner au  lieutenant  du  grand  voyer  de  France  de  faire 
opérer  d'autorité  le  nettoiement  des  égouts.  L'année 
suivante,  en  161 1,  Hugues  Cosnier,  qui  était  directeur 
du  canal  de  la  Loire,  reprend  le  projet  de  Desfroissis  et 
n'est  pas  mieux  écouté  que  celui-ci.  Le  roi  veut  agrandir 
la  ville  el  enclore  dans  l'enceinte  des  Tuileries  le  fau- 
bourg Saint-llonoré  jusqu'à  notre  rue  Royale,  le  faubourg 
Montmartre  jusqu'aux  boulevards  actuels^.  Pierre  Pidou 
est  chargé  de  ce  travail  en  1651  ;  de  plus  il  doit  rendre 
les  fossés  navigables  depuis  l'Arsenal  jusqu'à  la  porte  de 
la  Conférence,  et  construire  entre  le  canal  de  navigation 
et  la  muraille  de  la  ville  un  grand  égout  de  12  pieds  de 
large  qui  eût  récolté  tous  ceux  où  stagnaient  les  eaux  du 
Paris  septentrional.  La  première  partie  de  cet  excel- 
lent projet  fut  seule  exécutée,  et  le  ruisseau  de  Ménil- 
montant  continua  à  faire  l'office  de  cloaque  universel. 

On  sait  exactement  ce  que  notre  ville,  qui  déjà  aimait 
à  se  nommer  la  capitale  de  toute  civilisation,  possédait 
d'égouts  à  cette  époque  :  4,121  toises  d'égouts  décou- 
verts, 1,207  toises  d'égouts  voûtés,  —  en  langage  mo- 
derne 10,590  mètres.  Dés  qu'on  y  touchait,  on  courait 
risque  d'asphyxie;  mais  la  science  de  cette  époque 
ignore  la  nature  des  gaz  méphitiques.  En  1653,  cinq 
ouvriers  sont  foudroyés  au  moment  où  ils  mettaient  la 
palette  dans  l'égout  du  Ponceau.  Des  médecins  réunis 

i  *  A  cette  époque,  la  porte  Saint-IIonoré  était  située  dans  l'axe  prolongé 
de  la  rue  de  Richelieu  actuelle,  et  la  poi  le  Montmartre  occupait  le  point 
d'intersection  de  la  rue  Montmartre  et  de  la  rue  d'Aboukir. 


520  LES  ÉGOUTS. 

discutent  sur  le  fait,  en  recherchent  attentivement  les 
causes,  et  tombent  d'accord  pour  déclarer  que  les  ou- 
vriers ont  été  tués  par  le  regard  d'un  basilic  qui  sans 
doute  est  blotti  dans  une  excavation  de  l'égout. 

En  1667,  la  lieutenance  de  police  est  créée.  La  Reynie 
s'occupe  d'assainir  la  ville;  fiés  sa  première  année 
d'exercice,  il  consacre  187,000  livres  au  pavage  des 
rues  ^  Un  changement  de  costume  indique  immédiate- 
ment le  résultat  obtenu;  on  substitue  le  soulier  à  la 
forte  botte  montante  que  l'on  portait  depuis  si  long- 
temps. Un  arrêté  de  police  ordonne  que,  tous  les  ans,  le 
prévôt  des  marchands,  en  personne,  accompagné  des 
échevins  et  du  maître  des  œuvres,  fera  la  visite  des 
égouts  et  s'assurera  qu'ils  sont  en  bon  état  ;  les  procès- 
verbaux  de  ces  visites  seront  trnnscrits  sur  les  registres 
de  la  ville.  Lorsque  l'on  élève  l'hôtel  des  Invalides,  on 
n'oublie  pas  de  construire  un  égout  qui,  sous  l'espla- 
nade, va  se  jeter  à  la  Seine. 

Le  grand  égout  n'en  allait  pas  mieux;  le  lit,  exhaussé 
par  les  matières  solides  qui  tombaient  au  fond,  n'avait 
plus  la  pente  nécessaire;  il  était  engorgé,  encombré,  et 
ressemblait  à  un  dépôt  de  voirie.  Les  égouts  voûtés  de 
la  rue  Saint-Louis,  de  la  rue  Vieille-du-Temple  ne  fonc- 
tionnaient plus  ;  les  riverains  en  demandent  la  suppres- 
sion, et  offrent  spontanément  de  contribuer  pour  une 
large  part  à  la  dépense  que  de  tels  travaux  devront  né- 
cessiter. Un  arrêt  du  conseil  en  date  du  24  avril  1691 
chargea  une  commission  compétente  d'étudier  ce  qu'il 
y  avait  à  faire.  Tout  était  à  faire,  on  le  reconnut.  On  fut 
elfrayé  des  sommes  énormes  que  les  rectifications  de 
pente  et  de  parcours  allaient  absorber,  —  et  puis  les 


•  La  méd  lille  commémorative  a  pour  revers  :  La  ville  de  Paris,  ap- 
puyant les  pieds  sur  une  voie  pavée,  élevant  un  niveau  de  la  main  droite 
et  maintenant  de  la  main  gauche  une  roue  en  équilibre  :  Urbs  nova  la- 
pide slraia,  1667. 


LES  CLOAQUES.  521 

mauvaises  années  venaient,  la  vieille  monarchie,  malgré 
ses  grandioses  apparences,  allait  s'appauvrissant  de  jour 
en  jour;  on  ferma  l'oreille  aux  doléances,  on  éconduisit 
les  bourgeois,  et  rien  ne  fut  changé. 

On  peut  voir  le  trajet  du  ruisseau  de  Ménilmontant 
sur  le  plan  de  Gomboust  (1652)  :  des  talus  de  terre  en 
forment  les  rives  et  sont  plantés  d'arbres  ou  de  haies  ; 
il  reçoit,  comme  des  confluents  immondes,  l'égout  qui 
vient  de  la  rue  des  Égouts,  située  entre  la  rue  Saint- 
Martin  et  la  rue  Saint-Denis,  l'égout  Montmartre,  l'égout 
Gaillon,  qui  bientôt  sera  la  rue  de  la  Chaussée-d'Antin. 
Il  traverse  des  jardins,  des  marécages  où  il  bave  et  où 
chantent  les  grenouilles  ;  la  rue  Chanteraine  en  garde  le 
souvenir  *.  Nulle  maison  sur  les  bords  ;  il  souffle  la  peste 
et  chacun  le  fuit. 

En  s'installant  à  Paris  et  en  y  maintenant  le  jeune  roi, 
la  régence  prépara  l'assainissement  et  l'agrandissement 
de  la  ville  plus  que  tous  les  règnes  précédents.  L'intérêt 
personnel  mis  en  jeu  fit  des  efforts  qu'on  n'aurait  jamais 
pu  obtenir  du  corps  timide  des  échevins.  La  cour  avait 
suivi  Louis  XV;  les  seigneurs  et  quantité  de  personnages 
trouvaient  difficilement  à  se  loger  dans  une  ville  de- 
venue presque  exclusivement  bourgeoise  depuis  que 


*  L'orthographe  usitée  «  Chantereine  »  est  vicieuse;  il  faut  écrire 
«  Chanteraine  »  (Rana,  grenouille).  La  rue  remplaçait  la  ruellelte  au 
marais  des  Porcherons  ;  cela  seul  serait  une  indication  suffisan'e,  mais 
les  noms  de  Chanteraine,  Canteraine  sont  fort  communs  en  Fraijce  et 
s'appliquent  toujours  à  des  localités  situées  prés  d'étangs,  de  marécages, 
de  prairies  où  les  raines  chantent.  Sous  le  Directoire  on  lit  la  même 
confusion;  l'arrêté  suivant  en  est  la  preuve:  «  L'administration  centrale 
du  département,  considérant  qu'il  est  de  son  devoir  de  faire  disparaître 
tous  les  signes  de  royauté  qui  peuvent  se  trouver  encore  dans  son  arron- 
dissement; voulant  aussi  consacrer  le  triomphe  des  armées  françaises 
par  un  de  ces  monuments  qui  rappellent  la  simplicité  des  mœurs  anti- 
ques; ouï  le  commissaire  du  pouvoir  exécutif,  arrête  que  la  rue  Chante- 
reine  prendra  le  nom  de  rue  de  la  Victoire.  »  Séance  du  8  nivôse  an  VL 
On  sait  que  le  général  Bonaparte  habilait  la  rue  Chanteraine;  l'arrêté 
départemental  était  une  flatterie  à  l'adresse  du  vainqueur  qui  venait  de 
*igner  le  traité  de  Campo-Formio. 

T,  21 


322  LES  EGOUTS. 

Louis  XIV,  qui  se  souvenait  des  mauvais  jours  de  la 
Fronde,  avait  établi  ses  demeures  à  Versailles.  Paris 
avait  brisé  l'enceinte  de  murailles  qui  Tétreignait  ; 
Louis  XIV  victorieux,  ayant  reculé  les  frontières  de  la 
France,  estima  qu'une  capitale  placée  au  centre  du 
royaume  n'avait  plus  besoin  de  fortifications.  De  1670  à 
1671,  les  remparts  furent  aplanis  et  planlés  d'arbres 
depuis  la  porte  Saint-Antoine  jusqu'à  l'extréniité  de  la 
rue  Poissonnière;  en  1686,  ce  travail  fut  continué  jus- 
qu'à la  porte  de  la  Conférence.  C'est  là  Pacte  de  nais- 
sance de  nos  boulevards  intérieurs.  La  ville  n'avait  donc 
plus  de  limites,  elle  s'étendait  ou  pouvait  s'étendre  à 
son  aise  dans  la  campagne,  car  le  mur  d'octroi  qui 
fit  tant  crier  les  Parisiens  ne  fut  élevé  que  de  1784 
à  1787. 

La  municipalité,  espérant  retenir  les  gens  de  cour  et 
voulant  leur  permettre  d'habiter  des  maisons  à  jardins 
faites  spécialement  pour  eux,  obtint  le  4  décembre  1 720 
des  lettres  royales  qui  l'autorisaient  à  construire  un 
quartier  nouveau  entre  la  Grange-Batelière  et  la  Ville- 
l'Évèque.  Il  ne  suffisait  pas  d'avoir  des  terrains,  il  était 
même  facile  d'y  bâtir  des  maisons  ;  mais  qui  viendrait 
les  occuper?  Qui  ne  serait  repoussé  par  l'horrible  odeur 
que  le  grand  égout  répandait  autour  de  lui  ?  On  avait 
ordonné  de  voûter  le  confluent  de  l'égoiit  Gaillon  qui , 
traversant  le  boulevard,  longeait  le  côté  gauche  de  la 
rue  actuelle  de  la  Chaussée-d'Antin  et  se  jetait  dans  le 
grand  égout,  dont  le  tracé  suivait  alors  la  rue  Saint- 
Nicolas,  où  il  recevait  l'égout  descendant  du  château 
des  Percherons  ,  qu'on  appelait  aussi  le  château  du 
Coq. 

Le  grand  égout  devait  également  être  voûté  depuis  la 
Grange-Batelière  jusqu'à  la  rue  d'Anjou.  La  ville  recula 
devant  de  tels  travaux,  et  les  choses  restèrent  en  l'état. 
Elles  s'aggravèrent  fort  heureusement  au  point  de  né- 


LES  CLOAQUES.  523 

«essiter  une  mesure  radicale ,  une  mesure  de  salut  pu- 
blic; le  mot  n'a  rien  d'excessif,  car,  lorsque  le  vent  du 
nord  soufflait,  Paris  entier  était  sous  l'haleine  empestée 
de  l'immense  cloaque  qui  l'enveloppait,  de  la  Bastille  à 
Chaillot,  d'une  demi-ceinture  d'immondices  et  de  pu- 
tréfaction. Un  arrêt  du  conseil  en  date  du  26  mars  1 757 
enjoignit  au  prévôt  des  marchands  de  hâter  l'œuvre  de 
salubrité,  d'acheter  les  terrains  nécessaires  et  de  re- 
construire le  grand  égout. 

Michel-Etienne  Turgot,  —  père  du  grand  ministre,  — 
•occupait  alors  la  prévôté  des  marchands;  c'était  un 
homme  de  bien,  actif  et  intelligent.  11  mit  les  fers  au 
feu,  comme  on  dit,  et  en  1740  il  avait  terminé  le  grand 
égout,  qu'il  avait  reporté  un  peu  plus  au  nord.  Il  avait 
fait  un  canal,  revêtu  de  forte  maçonnerie  et  ayant  un  lit 
de  pierres  de  taille;  les  murs  avaient  environ  cinq  pieds 
de  hauteur  et  formaient  des  trottoirs  d'où  il  était  facile 
de  le  nettoyer,  mais  il  coulait  toujours  à  ciel  découvert. 
Turgot  fit  plus  :  il  creusa  un  réservoir  à  la  tête  de  l'é- 
gout,  boulevard  des  FiUes-du-Calvaire,  y  réunit  les  eaux 
de  Belleville  et  les  lâcha  dans  le  canal,  qu'elles  curaient 
sans  peine.  Le  travail  fut  jugé  d'une  beauté  incompa- 
rable, et  le  roi  Louis  XV,  accompagné  de  tout  le  corps 
municipal,  vint  en  grande  cérémonie  assister  à  l'entrée 
de  l'eau  du  réservoir  dans  i'égout.  Le  procès-verbal  dit  : 
<{  Le  roi  resta  dans  cet  endroit  environ  une  grosse 
demi-heure,  pendant  laquelle  il  ne  cessa  de  parler  à 
M.  le  prévôt  des  marchands  sur  la  beauté  de  cet  ou- 
vrage^. » 

*  H  en  fut  de  I'égout  Turgot  comme  des  réverbères  de  Sartines  :  uo 
crut  avoir  atteint  le  plus  haut  degré  de  perfection.  Voici  ce  que  l'on  en 
disait  vingt  ans  après  l'achèvement  :  «  Le  réservoir  de  la  ville  auprès  du 
Pont-aux-Chous  sur  le  boulevard  reçoit  les  eaux  qu'on  y  élève  par  le 
moyen  des  pompes  et  les  fournit  dans  un  canal  de  pierres  de  taille  qui 
a  été  construit  pour  porter  les  immondices  de  la  ville  dans  la  rivière- 
Ce  canal  commence  au  réservoir  et  tombe  dans  la  Seine  au-dessus  du 
petit  Cours.  C'est  un  ouvrage  digne  des  Bomains  :  nous  le  devons  à  un 


ZU  LES  EGOUTS. 

Le  plan  de  Paris  gravé  par  Deharme  en  1763  nous  in- 
dique le  cours  exact  de  l'égout  et  prouve  que  la  construc- 
tion des  quartiers  projetés  n'avait  point  marché  aussi 
vite  qu'on  l'avait  espéré;  depuis  longtemps,  en  effet,  le 
roi  s'était  établi  de  nouveau  à  Versailles  et  avait  entraîné 
tout  son  monde  à  sa  suite.  L'égout,  ouvert  à  l'entrée  de 
la  rue  Ménilmontant  et  presque  appuyé  contre  le  réser- 
voir des  eaux  de  Belleville,  est  canalisé;  il  suit  la  rue 
des  Fossés-du-Temple,  s'enfonce  sous  voûte,  et  reparait 
pour  recevoir,  entre  la  porte  du  Temple  et  la  porte 
Saint-Martin ,  les  égouts  rectifiés  du  Temple  et  de  la 
Croix  ;  il  remonte  alors  vers  le  nord,  franchit  les  fau- 
bourgs Saint-Martin,  Saint-Denis,  Montmartre  et  Pois- 
sonnière ;  il  est  couvert  et  planté  d'arbres  sur  l'espace 
de  quelques  métrés  à  la  naissance  de  ce  qui  est  actuel- 
lement la  rue  de  Provence;  il  revient  à  fleur  de  terre, 
reçoit  l'égout  descendant  de  la  rue  Saint-Lazare  sur 
l'emplacement  de  la  rue  Laffitte,  passe  sous  la  rue  de 
la  Chaussée-d'Antin,  qui  a  caché  son  égout,  qui  est  en 
partie  construite  et  qu'on  nomme  indifféremment  le 
chemin  de  la  Grand'-Pinte,  de  Gaillon,  de  l'Hôtcl-Dieu, 
à  cause  d'une  ferme  que  l'hôpital  possédait  près  du  châ- 
teau des  Percherons;  après  avoir  parcouru  toute  la  voie 
qui  s'appela  longtemps  la  rue  Saint-Nicolas  et  qui  pro- 
longe la  rue  de  Provence,  il  traverse  sous  un  ponceau 
la  rue  de  l'Arcade,  la  rue  d'Anjou,  s'avance  parallèle- 
ment à  la  rue  de  la  Pépinière,  dépasse  le  faubourg 
Saint-Honoré  au-dessous  de  Saint-Philippe  du  Roule, 
s'incline  vers  le  sud,  et,  au  milieu  des  Champs- 
Elysées,  gagne  Chaillot,  où  la  Seine  l'absorbe.  Sur  le 
plan  de  Verniquet,  qui  fut  terminé  en  1788,  il  n'en 

illustre  prévôt  des  marfliaiids,  dont  le  gnùt,  le  zèle  et  l'amour  pour  le 
bien  public  et  pour  l'einbellissement  de  la  ville  nous  laissent  des  mo- 
numents imniorlels  à  sa  gloire,  dans  presque  tous  les  quartiers  de 
Taris.  »  Voir  État  ou  tableau  de  la  ville  de  Paiis;  MDCCLX. 


LES  CLOAQUES.  525 

reste  plus  de  trace;  en  effet,  dans  l'intervalle  il  a  dis- 
paru ^ 

Un  financier  célèbre  en  son  temps,  Joseph  de  Laborde, 
qui  habitait  un  hôtel  entouré  d'un  vaste  jardin  là  où  nous 
voyons  actuellement  l'Opéra,  était  propriétaire  des  ter- 
rains voisins;  il  voulut  les  mettre  en  valeur,  et,  par  ce 
seul  fait,  rendit  à  la  ville  un  service  considérable,  car 
ce  fut  lui  qui  réellement  créa  le  quartier  de  la  Chaussée- 
d'Anlin.  Des  lettres  patentes  du  15  mai  1770,  enregis- 
trées au  parlement  le  6  septembre  1771 ,  l'autorisaient  à 
ouvrir  deux  rues  nouvelles  :  l'une,  partant  du  faubourg 
Montmartre  et  aboutissant  au  chemin  de  laGraud'-Pinte, 
devait  être  appelée  la  rue  de  Provence;  —  l'autre,  pre- 
nant naissance  à  cette  dernière  rue  et  débouchant  sur  le 
boulevard,  recevait  le  nom  du  comte  d'Artois  ;  c'est  au- 
jourd'hui la  rue  Laffitte.  Or  les  deux  voies  dont  il  est 
question  étaient  le  grand  égout  et  la  suite  de  l'égout 
Saint-Lazare;  on  les  voûta,  on  les  couvrit,  des  maisons 
s'élevèrent,  la  mode  s'y  mit,  on  y  courut.  L'exemple 
donné  ne  fut  point  stérile.  Les  rues  nouvelles  avaient 
été  terminées  en  1776  ;  la  spéculation  se  jeta  sur  ces  ter- 
rains. En  1778,  on  ouvre  la  rue  Neuve-des-Mathurins  ; 
en  1780,  la  rue  Neuve-des-Capucines,  qui  est  la  rue  Jou- 
bert,  et,  en  1784,  la  rue  Saint-Nicolas.  Le  grand  égout 
est  rentré  sous  terre  pour  n'en  jamais  sortir  ;  la  ville  est 
assainie  et  compte  un  magnifique  quartier  de  plus , 

*  Ceci  n'est  pas  rigoureusement  exact  ;  Tégout  apparaît  encore  sur  le 
plan  de  Verniquel,  sur  les  plans  de  Le  Maire  (I80S-18-21)  entre  l'avenue 
des  Champs-Elysées  et  la  Seine.  Il  côtoyait  une  sorte  de  chemin  nommé 
la  ruelle  des  Marais,  qui  devint  la  rue  des  Gourdes,  et  bordait  les  fa- 
meux Bosquets  d'idalie.  C'était  un  ruisseau  profond  et  fangeux  qui 
charria  plus  d'un  cadavre;  car,  à  cette  époque,  les  Champs-Elysées, 
moitié  promenade  et  moitié  jardin  maraîcher,  mal  percés,  nullement 
éclairés,  étaient  un  véritable  coupe-gorge.  Cet  étal  de  choses  dura  jusqu'à 
la  fin  delà  Restauration;  une  décision  ministérielle  du  19  octobre  1829 
prescrivit  de  rectifier  la  rue  des  Gourdes  et  lui  donna  le  nom  de  rue 
Marbeuf  qu'elle  porte  aujourd'hui.  Mais  ce  ne  fut  guère  qu'en  1831  que 
l'on  fit  disparaître  le  dernier  reste  du  ruisseau  Ménilmontant. 


326  LES  EGOUTS. 

qu'on  reliera  plus  tard  à  un  nouveau  groupe  de  con- 
structions auquel  on  ne  pourra  conserver  le  nom  pré- 
tentieux de  Nouvelle-Athènes,  qu'on  lui  avait  ridicule- 
ment donné. 

Pendant  la  période  de  la  Révolution,  la  municipalité 
parisienne  s'occupa  fort  peu  de  l'assainissement  ;  ces 
grandes  questions  d'édilité  qui  sont  si  fécondes  et  si  in- 
téressantes avaient  fait  place  aux  décevantes  discussions 
d'une  politique  à  outrance  ;  les  égouts  devinrent  ce 
qu'ils  purent  et  les  pluies  du  ciel  furent  seules  char- 
gées de  les  nettoyer.  Lorsque  l'on  s'employa  à  faire  ar- 
river à  Paris  les  eaux  de  la  Beuvronne  et  de  l'Ourcq,  il 
fut  nécessaire  de  reconnaître  avec  soin  les  égouts,  afin 
de  voir  s'il  serait  possible  d'y  loger  les  conduites  d'eau; 
un  travail  spécial  fut  exécuté  à  cette  fin  par  les  ordres 
de  Girard,  et  l'on  sait  qu'en  1806  il  existait  24,297  mè- 
tres d'égouts,  dont  282  mètres  pour  la  Cité  et  l'île  Saint- 
Louis,  4,648  métrés  pour  la  rive  gauche  et  19,567  mè- 
tres pour  la  rive  droite.  Ils  étaient  tous  couverts ,  à 
l'exception  de  quelques  portions  équivalant  à  une  lon- 
gueur totale  de  1,645  mètres.  C'était  bien  peu  pour  une 
ville  peuplée  comme  Paris,  et  c'était  fort  insuffisant  sous 
un  climat  aussi  pluvieux  que  le  nôtre. 

Les  gouvernements  qui  se  succédèrent  mirent  de 
l'empressement  à  remédier  à  ces  inconvénients;  celui 
de  Louis-Philippe,  pendant  la  magistrature  du  comte  de 
Rambuteau,  fit  entre  autres  de  grands  efforts  pour  amé- 
liorer la  canalisation  souterraine  de  Paris  :  on  lui  doit 
la  construction  de  78,675  mètres  d'égouts  nouveaux. 
Ces  travaux  ne  produisaient  cependant  qu'un  résultat 
médiocre,  car  tout  ce  qui  touchait  à  la  viabilité  d'alors 
était  défectueux.  Les  trottoirs,  qu'on  avait  commencé  à 
poser  dans  quelques  quartiers  riches  dès  la  fin  de  la 
Restauration,  et  qui,  à  l'heure  qu'il  est,  n'existent  pas 
encore  dans  toutes  nos  rues,  n'étaient,  en  somme,  qu'une 


LES  CLOAQUES.  327 

commodité  pour  les  piétons;  mais  ils  n'avaient  modifié 
on  rien  la  forme  des  voies  publiques,  qui  était  vicieuse 
au  plus  haut  degré. 

Je  me  rappelle  très-nettement  les  rues  de  Paris  au 
commencement  du  règne  de  Louis-Philippe.  Elles  sem- 
blaient disposées  exprès  pour  amener  l'engorgement 
des  égouts.  Creusées  en  cuvette,  traversées  dans  le  sens 
de  la  longueur  par  un  ruisseau,  elles  centralisaient 
l'eau  tombée  qu'elles  divisent  aujourd'hui  par  une 
chaussée  bombée  qui  la  rejette  de  chaque  côté,  le  long 
des  trottoirs.  De  distance  en  distance,  l'eau  se  déversait 
dans  l'égout  par  une  grille  en  fer,  dont  bien  souvent  les 
ouvertures  étaient  oblitérées  sous  des  paquets  de  paille 
et  d'immondices  entraînées  avec  le  courant;  de  plus, 
si,  en  passant,  la  roue  d'un  fardier  ou  d'une  voiture 
pesamment  chargée  pinçait  un  des  angles  de  la  grille, 
celle-ci,  descellée,  échappait  à  la  margelle  qui  la  re- 
tenait et  allait  tomber  à  travers  la  rue  ;  «  la  chute  » 
n'était  plus  alors  qu'un  trou  béant.  Parfois  la  bouche 
d'égout  était  latérale  et  ressemblait  à  l'entrée  d'une 
cave;  la  herse  qui  la  défendait  ne  touchait  pas  terre, 
afin  de  ne  point  arrêter  les  grosses  ordures  au  passage; 
la  distance  ainsi  ménagée  au-dessus  du  pavé  était  telle, 
que  des  enfants  jouant  et  roulant  au  milieu  des  rues 
sont  tombés  dans  des  égouts  et  y  ont  péri. 

La  disposition  des  gouttières  ne  contribuait  pas  mé- 
diocrement non  plus  à  noyer  les  rues^;  de  longues  gar- 
gouilles de  fer-blanc  emmanchées  dans  le  chéneau  qui 
borde  les  toits  vomissaient  l'eau  à  pleine  bouche,  inon- 
daient les  passants  et  gonflaient  les  ruisseaux.  Dés 
qu'un  orage  s'abattait  sur  Paris,  nos  rues,  comme  au 
temps  de  Boileau,  étaient  des  rivières  qui  débordaient 

*  La  mauvaise  disposition  des  gouttières  était  si  manifeste,  qu'une 
ordonnance  de  police  rendue  par  Sartines,  le  13  juillet  1764,  interdisait 
d'en  construire  de  nouvelles. 


528  LES  EGOUTS. 

jusque  dans  les  boutiques  et  dans  la  cour  des  maisons; 
les  égouts,  immédiatement  comblés,  rejetaient  l'eau 
qu'ils  ne  pouvaient  plus  contenir;  les  commission- 
naires, les  porteurs  d'eau,  les  charbonniers  tiraient 
bon  parti  de  ces  torrents,  qui  interrompaient  toute 
communication;  ils  accouraient,  pataugeant  dans  l'eau 
boueuse,  portant  sur  leur  épaule  une  énorme  planche 
montée  sur  roulettes;  ils  posaient  celle-ci  aux  carre- 
fours, aux  endroits  où  deux  rues  s'entre-croisaient,  et, 
moyennant  un  sou,  il  était  permis  de  traverser  à  pied 
sec.  11  y  avait  une  phrase  qui  était  de  tradition  chez  ces 
braves  gens,  plus  gais  parfois  qu'il  n'aurait  été  conve- 
nable; selon  qu'ils  avaient  affaire  à  une  femme  jeune 
ou  vieille,  ils  lui  disaient  en  lui  offrant  la  main  :  «  Pas- 
sez, beauté,  »  ou  «  Beauté,  passez.  »  — Carie  Vernet  a 
pris  cette  scène  pour  sujet  d'un  de  ses  dessins  popu- 
laires*. 

Ce  qu'étaient  les  égouts  à  cette  époque,  on  le  sait,  et 
il  est  bon  de  le  dire,  ne  serait-ce  que  pour  faire  mieux 
apprécier  les  progrés  que  nous  avons  accomplis  dans 
cette  matière  si  importante  à  la  vie  urbaine.  Il  existait, 
rue  Amelot,  un  égout  voûté  de  850  mètres  de  long; 
commençant  à  la  descente  du  boulevard  Beaumarchais, 
il  se  rendait  à  la  gare  de  l'Arsenal  :  dans  le  principe, 
c'était  un  ruisseau  qui  aboutissait  en  Seine  à  l'endroit 
où  le  boulevard  Mazas  prend  naissance.  Vers  la  fm  de 
la  Restauration,  les  exhalaisons  qui  s'en  dégageaient 
devinrent  si  insupportables,  qu'il  fallut  aviser  à  le  cu- 
rer. Les  sept  premiers  ouvriers  qui  essayèrent  d'y  des- 
cendre tombèrent  asphyxiés.  C'était  de  quoi  décourager 
les  autres.  L'Académie  des  sciences  et  l'Académie  de 
médecine  furent  consultées  et  elles  déléguèrent  le  doc- 
teur Parent-Ducbûlelet  pour  surveiller  l'opération  et, 

•  La  légende  de  l'estampe  de  Carie  Vernet  porte  :  Passez,  payez. 


LES  COLLECTEURS.  529 

s'il  était  possible,  pour  la  rendre  inoffensive.  Il  y  réussit. 
Le  nettoyage  dura  sept  mois,  car  il  ne  fallut  pas  enlever 
moins  de  G, 430  tombereaux  de  matières  molles  ou  so- 
lides; l'odeur  était  si  particulièrement  redoutable,  que 
les  habitants  de  la  rue  Amelot  émigrèrent  en  masse 
pendant  le  temps  que  durèrent  les  travaux  d'assainis- 
sement. Autour  des  regards  d'extraction ,  on  brûlait 
des  bois  résineux  qu'on  aspergeait  de  vinaigre  et  où 
l'on  jetait  des  baies  de  genévrier  et  du  soufre,  comme 
dans  les  lazarets  d'Orient.  On  ne  savait  comment  neu- 
traliser ces  émanations  délétères  ;  l'hypochlorife  de 
soude,  qu'on  appelle  le  chlorure  Labarraque,  n'était 
point  encore  bien  connu,  et  il  n'était  guère  question 
d'acide  phénique.  Les  murailles  des  maisons  avaient 
été  pénétrées  si  profondément,  qu'on  fut  obligé  dans 
plus  d'un  endroit  de  les  recrépir  à  nouveau. 

Certes  on  avait  péché  par  négligence  ;  pour  qu'un 
égout  fût  arrivé  à  être  empoisonné  au  point  de  devenir 
un  danger  public,  on  avait  dû  n'y  pas  regarder  de  bien 
près;  mais  les  inspecteurs  chargés  de  ce  soin  étaient 
en  quelque  sorte  excusables,  car  ils  ne  disposaient  que 
d'un  personnel  vraiment  dérisoire,  et  à  l'insuffisance 
duquel  il  est  difficile  de  croire  lorsque  l'on  n'en  a  pas 
eu  la  preuve  entre  les  mains  ;  sous  la  Restauration, 
pour  pourvoira  l'entretien  de  oo, 846  mètres  d'égouts, 
Las,  étroits,  s'engorgeant  avec  une  facilité  désastreuse, 
refoulés  par  les  eaux  de  la  Seine  lors  des  grandes  crues, 
remplis  et  au  delà  par  une  ondée  un  peu  forte,  les  ins- 
pecteurs avaient  sous  leurs  ordres  une  brigade  do 
vingt-quatre  hommes! 


ZI.   —   LES    COLLECTEURS. 

Longueur   totale  des  anciens  égouts.  —  JI.  Belgrand.  —  Plan  scienti- 
fique. —  772,840  mètres.  —  Les  catégories.  —   ("ollecteur  départe- 


530  LES  ÉGOUTS. 

mental.  —  Grand  collecteur  de  la  rive  droite.  —  Collecteur  des  co- 
teaux. —  Collecteur  de  la  rive  gauche.  —  La  Bièvre.  —  Plan  général. 

—  En  dis  ans  le  second  Empire  fait  construire  plus  de  600  kilomètres 
d'égouts.  —  Moellons  et  pierres  meulières.  —  Ciment  hydraulique.  — 
Salubrité.  —  6,T6i  bouches  d'égout.  —  Promenade.  —  Paris  souterrain. 

—  Eau  et  télégraphie.  —  La  chambre  du  Châtelet.  —  Température.  — 
Le  vieil  ègout  Saint-Denis.  —  En  wagon.  —  En  bateau.  —  Le  Lac  de 
Lamartine.  —  12  types  différents.  —  Les  orages.  —  Sauve  qui  peut!  — 
6,750  regards.  —  Sonorité.  —  Téléphonie.  —  De  la  Pépinière  à  Asnié- 
res.  —  La  montée.  —  Moyenne  du  débit  journalier.  —  Les  bateaux- 
vannes.  —  Le  cureur.  —  Les  écluses.  —  Les  bouchons.  —  Ponts  de  sau- 
vetage. —  Petit  égout.  —  La  voûte.  —  Les  barbacanes.  —  Confluent.  — 
Paysage.  —  L'embouchure.  —  «  Nés  viables.  »  —  Les  égouts  pendant  le 
siège.  —  L'opinion  publique.  —  Les  armes  dans  les  égouts  après  la 
Commune.  —  Le  budget  de  la  ville.  —  Les  égoutiers.  —  Gascons.  — Le 
plomb.  —  Les  bottes.  —  Le  rat  d'égout.  —  Le  ciment  l'a  chassé.  — 
Invasion  kirghize  au  dix-huitième  siècle.  —  Ridiculus  mus.  —  Sur- 
mulot. —  Le  rat  hindou. 

Lorsque  l'heure  fut  enfin  venue  de  transformer  Paris, 
on  s'occupa  des  égouts  et  l'on  reconnut  qu'ils  avaient 
une  étendue  de  143,586  métrés  pour  desservir  -425,600 
mètres  de  rues.  C'était  misérable,  et  un  tel  état  de  cho- 
ses offrait  des  dangers  au.vquels  il  était  urgent  de  por- 
ter remède.  L'étude  du  problème  à  résoudre  fut  confiée 
à  M.  Belgrand,  ingénieur  des  ponts  et  chaussées;  il  fut 
le  grand  maître  du  Paris  souterrain,  et  c'est  à  lui  que 
nous  devons  ce  système  d'égouts  et  de  collecteurs  qui, 
sous  ce  rapport  du  moins,  fait  de  Paris  une  ville  unique 
au  monde.  Ce  que  l'on  a  retrouvé  des  égouts  de  l'an- 
cienne Rome  prouve  qu'ils  ne  peuvent  soutenir  la 
comparaison  avec  les  nôtres.  Les  travaux  furent  com- 
mencés en  1855;  mais  ce  fut  seulement  à  partir  de 
18o7  que  l'on  entreprit  l'exécution  d'un  plan  scienti- 
fique longuement  étudié,  sagement  conçu,  disposé  se- 
lon la  topographie  du  sol  parisien,  et  destiné  à  glisser 
sous  la  ville  un  réseau  d'assainissement  qui  la  débar- 
rassât presque  à  son  insu  de  toutes  ses  impuretés.  C'est 
le  plus  immense  drainage  qui  existe,  car  pour  850,000 
mètres  de  voies  publiques  nous  possédons  772,846  mè- 
tres d'égouts,  dont  146,878  métrés  représentent   les 


LES  COLLECTEURS.  331 

embranchements  réservés  au  service  des  maisons  par- 
ticulières. 

iXos  canaux  souterrains  sont  divisés  en  deux  catégo- 
ries parfaitement  distinctes  :  les  égouts  et  les  collecteurs. 
Les  égouts  passent  sous  nos  rues,  en  recueillent  les 
eaux  souillées  et  les  conduisent  dans  les  collecteurs 
qui  les  emportent  au  loin.  Les  égouts  sont  des  rivières 
qui  se  jettent  dans  les  collecteurs,  qui  sont  des  fleuves. 
On  peut  comparer  l'ensemble  à  un  squelette  de  pois- 
son :  l'épine  dorsale  c'est  le  collecteur,  les  arêtes  qui 
s'y  emmanchent  sont  les  égouts.  On  a  construit  les  col- 
lecteurs dans  les  vallées  qui  traversent  le  terrain  où  Pa- 
ris est  assis,  afui  qu'ils  puissent  recevoir,  par  une  pente 
naturelle,  les  eaux  écoulées  des  coteaux.  On  en  compte 
trois  principaux  :  sur  la  rive  droite,  le  collecteur  dé- 
partemental, qui,  prenant  naissance  au  point  d'inter- 
section de  la  rue  Oberkampf  et  de  la  chaussée  de  Mé- 
nilmontant,  passe  sous  les  anciens  boulevards  extérieurs 
et  sous  la  route  d'Allemagne;  le  trajet  en  est  brisé  par 
trois  coudes  successifs  qui  l'aident  à  franchir  le  bassin 
de  La  Villette,  les  fortifications,  lui  font  suivre  la  grande 
route  de  Saint-Denis  et  le  conduisent  à  la  Seine,  où  il 
se  déverse  à  la  hauteur  de  l'île  Saint-Ouen.  Il  reçoit  des 
eaux  particulièrement  infectées,  car  elles  lui  viennent 
du  marché  aux  bestiaux,  des  abattoirs,  des  usines  à 
gaz,  de  tous  les  établissements  industriels  de  La  Vil- 
lette, de  Montmartre,  de  Belleville,  de  Saint-Denis,  et 
même  le  trop-plein  de  la  voirie  de  Bondy. 

Le  grand  collecteur  de  la  rive  droite  part  du  bassin 
de  l'Arsenal,  suit  les  quais,  s'engage  sous  la  rue  Royale, 
sous  le  boulevard  et  la  rue  Malesherbes,  et  suit  la  route 
d'Asuières  jusqu'à  la  Seine,  où  il  se  perd  en  aval  du  pont 
du  chemin  de  fer.  Place  du  Châtelet,  il  est  grossi  par  l'é- 
coiilomentde  la. galerie  de  Sébastopol;  place  de  la  Con- 
corde, il  reçoit  l'affluent  de  l'égout  Piivoli,  qui  lui  arrive 


332  LES  ÈGOUTS. 

directement  de  la  Bastille  après  avoir  drainé  tous  les 
quartiers  traversés;  place  de  la  Madeleine,  il  absorbe  le 
grand  égout  des  Petits-Champs',  et  sur  le  boulevard  Ma- 
lesherbes,  à  l'angle  de  la  rue  de  la  Pépinière,  il  est  re- 
joint par  un  canal  qu'on  nomme  le  collecteur  des  coteaux, 
qui,  venant  du  cours  de  Yincennes  et  parcourant  la  rue 
de  Charenton,  a  repris  exactement  le  tracé  de  l'ancien 
ruisseau  de  Ménilmontant,  et  accepte  au  passage  les  dé- 
tritus des  pays  sillonnés  par  les  boulevards  de  la  Cba- 
pelle,  Piocbcchouart  et  Clicby. 

La  rive  gauche  n'a  qu'un  seul  collecteur  ;  à  sa  source 
il  capte  une  rivière  tout  entière,  la  Bièvre,  qui  aupara- 
vant allait  se  jeter,  au-dessus  du  pont  d'Austcrlilz,  dans 
la  Seine  qu'elle  empoisonnait.  Ce  ruisseau  fangeux, 
entre  les  rives  amollies  duquel  coulait  un  liquide  multi- 
colore et  nauséabond,  a  enfin  l'eçu  la  seule  destination 
qu'il  méritait  :  il  est  devenu  un  égout  ;  la  galerie  qui  le 
saisit  rue  Geoffroy-Saint-lIilaire,  derrière  le  Jardin  des 
Plantes,  se  dirige  vers  le  boulevard  Saint-Michel,  y  fait 
un  coude  et  longe  les  quais  jusqu'au  pont  de  l'Aima  ;  là 
un  double  siphon  métallique  plongeant  dans  la  Seine 
aspire  tout  le  tribut  du  faubourg  Saint-Marceau,  du 
quartier  latin,  du  faubourg  Saint-Germain,  le  porte  de 
l'autre  côté  de  la  rivière  et  le  déverse  dans  une  galerie 
qui,  prenant  route  sous  les  hauteurs  de  Chaillot,  évite 


*  Cet  égout  a  une  extrême  importance.  Il  part  de  la  place  des  Victoires, 
suit  la  rue  des  Petits- Champs,  la  rue  et  le  boulevard  des  Capucines.  C'est 
ime  sorle  de  collecteur,  car  il  dégage  l'cgout  Richelieu,  qui,  avant  ces 
diverses  constructions,  était  singulièiement  dangereux  :  à  la  moindre 
pluie,  il  s'engorgeait.  Peu  de  temps  avant  l'ouverture  des  travaux  de 
l'égout  des  Petits-Champs,  six  ouvriers  y  furent  surpris  par  un  orage; 
leau  monta  avec  une  rapidité  extraordinaire.  Les  six  malheureux  se  pri- 
lent  par  la  main  et  marchèrent  contre  le  courant  qui  les  baignait  au 
visage  ;  cinq  purent  atteindre  une  galerie  plus  élevée  ;  le  sixième,  battu 
par  le  flot,  lâcha  prise;  le  lendemain,  son  cadavre  fut  retrouvé  en  Seine, 
où  l'égout  l'avait  porté.  C'est  pour  éviter  de  tels  accidents  qu'on  a  tracé  la 
galerie  qui  dessert  la  vallée  creusée  entre  la  butte  des  Moulins  et  la  levée 
des  boulevards. 


LES  COLLECTEURS.  533 

l'Arc  de  Triomphe,  qu'elle  frôle,  passe  sous  l'avenue  Wa- 
gram,  traverse  le  village  de  Levallois-Perret,  tourne  au 
nord  et  se  réunit  au  grand  collecteur  de  la  rive  droite, 
556  mètres  avant  l'embouchure  en  Seine.  A  la  hau- 
teur du  pont  de  l'Aima,  sur  la  rive  gauche,  il  reçoit  l'é- 
gout  Montparnasse  et  recevra  plus  tard  le  collecteur  de 
Grenelle,  dont  l'amorce  est  déjà  construite;  sur  la  rive 
droite  il  sera  augmenté  par  le  collecteur  d'Autenil. 

Ce  sont  là  les  trois  grandes  artères  souterraines  de 
Paris;  on  ne  peut  décrire  l'énormo  quantité  de  branche- 
ments qui  s'y  rendent  et  s'y  vident;  il  faut  regarder 
attentivement  les  vingt  et  une  feuilles  du  Plan  général 
des  égoiits  de  la  ville  de  Paris,  pour  comprendre  l'impor- 
tance, l'habile  distribution  de  ce  réseau  sans  fin,  dont 
les  ramifications  s'étendent  partout  et  viennent  au  besoin 
jusqu'aux  parties  les  plus  mystérieuses  de  nos  maisons. 
Un  tel  travail  ne  s'est  point  accompli  en  un  jour  ;  on  n'en 
reste  pas  moins  surpris  en  se  rappelant  que  dix  années 
environ  ont  suffi  pour  nous  donner  plus  de  600  kilo- 
mètres dégoûts  nouveaux  ou  modifiés  de  fond  en  comble. 
La  méthode  de  construction  a  été  singulièrement  amé- 
liorée. Autrefois  les  égouts  étaient  bâtis  en  simples  moel- 
lons, pierre  molle  comme  son  nom  l'indique,  facilement 
pénétrée  par  l'humidité,  qui  la  désagrégeait  et  néces- 
sitait des  réparations  continuelles.  Vers  1832,  on  sub- 
stitua la  pierre  meulière,  fort  abondante  aux  environs  de 
Paris  et  qui  offre  de  remarquables  qualités  de  résis- 
tance. En  18i4,on  employa  le  mortier  de  ciment  romain 
pour  la  voûte  seulement  ;  ce  fut  un  progrès  considérable, 
car  la  rapidité  d'exécution  est  quintuplée. 

Depuis  1855,  la  galerie  entière  des  égouts  est  revêtue 
d'un  parement  de  ciment  hydraulique,  grâce  auquel  on 
obtient  une  solidité  et  une  propreté  que  l'on  ne  connaissait 
pas  jadis.  Les  cas  d'asphyxie  ne  se  présentent  plus  dans 
nos  nouveaux  égouts;  il  faudrait  des  circonstances  abso- 


334  LES  ÈCOUT.S. 

îument  exceptionnelles  pour  que  l'on  eût  à  redouter  des 
accidents  pareils;  on  a  chassé  «  les  basilics  »  qui  savaient 
si  bien,  sous  Louis  XIII,  tuer  les  ouvriers  d'un  coup  d'œil. 
Les  engorgements,  les  amoncellements  de  détritus  sem- 
blables à  ceux  qu'a  supportés  l'égout  Amelot  ne  sont  plus 
à  craindre;  les  pentes,  ménagées  avec  soin  et  scientifi- 
quement déterminées,  une  surveillance  active,  la  masse 
d'eau  entraînée  chaque  jour,  remédient  d'avance  à  ces 
inconvénients.  Les  grilles  qui  jadis  protégeaient  l'ouver- 
ture des  chutes  au  milieu  des  rues  ont  été  jetées  au  tas 
des  vieilles  ferrailles;  elles  sont  remplacées  par  des 
bouches  d'égout  dissimulées  sous  la  margelle  du  trot- 
toir. On  ne  les  a  pas  ménagées:  au  51  décembre  1872, 
Paris  en  comptait  6,764;  elles  suffisent  même  dans  les 
orages  les  plus  violents  à  recevoir  le  trop-plein  de  nos 
rues,  de  nos  places,  de  nos  quais  et  de  nos  boulevards. 

C'est  devenu  une  sorte  de  partie  de  plaisir  de  visiter 
les  égouts;  tous  les  mois  on  y  fait  une  promenade  publi- 
que, et  les  billets  distribués  par  l'administration  sont 
fort  recherchés.  Le  trajet  n'est  pas  bien  long,  mais  il  suf- 
fit pour  amxuser  les  curieux,  que  l'on  mène  d'abord  en 
wagon  et  ensuite  en  bateau.  Le  voyage  est  limité;  il 
commence  place  du  Châtelet  et  finit  à  la  place  de  la  iMa- 
deleine.  Dés  que  l'on  a  descendu  l'escalier  de  fonte  en 
vrille  et  que  l'on  a  pénétré  dans  la  vaste  chambre,  le 
Paris  souterrain  se  dévoile;  il  livre  son  secret  d'un  seul 
coup.  Ces  énormes  conduites  métalliques,  brillantes  et 
polies  comme  un  marbre  noir,  qui  s'appuient  sur  de 
fortes  béquilles  de  fer,  portent  les  eaux  de  l'Ourcq,  de 
la  Seine,  et  attendent  celles  de  la  Vanne  ;  elles  poussent 
sous  chaque  trottoir  du  pont  au  Change  deux  tuyaux  qui 
partent  d'un  tronc  commun  et  ressemblent  aux  jambes 
d'un  géant  nègre  couché  sur  le  dos;  plus  loin  les  con- 
duites moins  amples,  et  par  conséquent  moins  pesantes, 
peuvent  être  «  agrafées  »  aux  parois  de  Ja  muraille, 


LES  CULLLCTELT.S.  3."5 

qu'elles  suivent  en  détachant  çà  et  là  des  branchements 
particuliers;  sur  la  voûte  même,  ces  faisceaux  grisâtres 
qui  ont  l'air  de  fagots  de  sarments  sont  les  gaines  de 
plomb  où,  dans  une  enveloppe  de  gutta-percha,  les  fils 
du  télégraphe  électrique  bavardent  en  silence  à  l'abri 
de  l'humidité.  Un  long  tuyau,  trop  étroit  pour  conduire 
de  l'eau,  trop  large  pour  porter  un  fil  de  métal,  glisse 
le  long  des  murs  ;  que  contient-il  ?  Écoutez  :  un  bruit 
rapide  et  acéré  comme  un  sifflement  de  javelot  vient  d'y 
passer;  c'est  le  chariot  de  cuivre,  chargé  de  dépèches, 
qui  franchit  l'espace  dans  le  tube  du  télégraphe  pneu- 
matique. Paris  est  bien  réellement  un  corps  vivant  : 
les  organes  cachés  de  ses  fonctions  ne  se  reposent  ja- 
mais. 

La  chambre  s'ouvre  sur  la  berge  de  la  Seine  par  une 
large  voûte  ;  dans  l'épaisseur  du  mur,  on  a  ménagé  un 
bureau  pour  les  employés,  une  officine  pour  les  lam- 
pistes, des  cabinets  où  l'on  enferme  les  palettes,  les  ba- 
lais, les  pelles,  les  bottes  nécessaires  aux  égoutiers.  Sur 
des  piliers  de  fer  fichés  dans  le  trottoir  qui  domine  la 
cunette  où  l'égout  roule  ses  eaux  limoneuses,  on  a  placé 
des  lampes  munies  de  globes  en  porcelaine;  c'est  une 
petite  illumination.  Les  hommes  d'équipe,  vêtus  de 
blouses  blanches,  sont  à  leur  poste.  Les  curieux  arri- 
vent avec  des  cache-nez  et  de  gros  paletots  pour  parer 
aux  rigueurs  d'une  température  qui  n'est  cependant 
point  redoutable,  car  elle  reste  presque  invariablement 
fixée  entre  11  et  15  degrés.  Pendant  que  l'on  attend  les 
retardataires,  on  peut  gagner  lestement  l'embranche- 
ment de  la  rue  Saint-Denis.  C'est  un  vieil  égout  à  sec  ; 
la  voûte  est  de  moellons  moisis,  comme  la  muraille;  il 
n'y  a  ni  trottoir  ni  cunette.  Le  radier  (le  lit)  est  formé 
de  pavés;  on  a  peine  à  s'y  tenir  debout,  c'est  une  ruelle 
couverte.  Lorsque  l'on  s'échappe  de  ce  caveau  pour 
rentrer  dans  l'égout  Rivoli,  c'est  comme  lorsque  l'on 


oJG  LES  EGOUTS. 

sort  de  la  rue  de  l'École-de-Médecine  pour  déboucher 
sur  le  boulevard  Saint-Michel. 

Tout  le  monde  est  arrivé,  on  amène  les  wagons  re- 
misés dans  le  grand  collecteur,  on  les  fait  pivoter  sur 
des  plaques  tournantes,  comme  dans  une  gare  de  che- 
min de  fer,  et  on  les  met  dans  l'axe  de  l'égout  Rivoli, 
dont  les  deux  trottoirs  sont  armés  de  bandes  métalli- 
ques faisant  office  de  rails.  Des  lampes  brûlent  aux 
quatre  coins  des  wagons,  qui  sont  découverts  et  garnis 
de  bancs  en  canne  tressée.  On  s'assoit,  les  femmes  ont 
un  peu  peur;  s'il  y  a  des  pick-pockets,  ils  courent 
quelques  risques  de  mésaventure,  car  je  reconnais  un 
agent  du  service  de  sûreté  qui  s'installe  de  façon  à 
mieux  voir  les  promeneurs  que  la  promenade.  Un  coup 
de  sifflet  donne  le  signal,  et  l'on  part.  Deux  hommes  à 
l'avant,  deux  hommes  à  l'arriére,  les  mains  appuyées 
sur  une  barre  de  bois  transversale,  prennent  leur 
course,  et  très-grand  train  font  rouler  le  wagon  qui 
bruit  au-dessus  de  la  cunelte.  La  rapidité  du  mouve- 
ment détermine  un  courant  d'air  frais  qui  frappe  au 
visage.  On  va  vite  sous  une  voûte  obscure,  c'est  à  peu 
près  tout  ce  que  l'on  peut  remarquer;  du  reste  nulle 
odeur  fâcheuse  :  à  peine,  en  passant  sous  les  casernes 
du  Louvre,  a-t-on  perception  d'une  senteur  ammonia- 
cale un  peu  accentuée.  La  marche  est  ralentie,  on  ar- 
rive place  de  la  Concorde,  à  l'endroit  où  l'égout  Rivoli 
apporte  «  le  tribut  de  ses  eaux  »  au  grand  collecteur. 

On  descend  sur  la  banquette,  et  l'on  aperçoit  une 
flottille  de  cinq  ou  six  bateaux  peu  pavoises,  mais  éclai- 
rés d'une  lampe;  on  s'y  embarque,  et,  sous  la  conduite 
de  «  mariniers  »  vêtus  d'une  blouse  bleue,  on  gagne  au 
fil  de  l'eau  la  chambre  de  la  place  de  la  Madeleine.  On 
gravit  l'escalier,  et  l'on  sort  au  milieu  des  badauds,  qui 
paraissent  extraordinairement  surpris.  Il  faut  croire 
qu'une  navigation,  si  courte  et  si  prosaïque  qu'elle  soit, 


LES  COLLECTEURS.  337 

éveille  toujours  une  douce  impression  dans  les  âmes 
rêveuses;  pendant  (jue  nous  descendions  au  cours  de 
l'égout  dans  la  rue  Royale,  un  monsieur  placé  derrière 
mon  banc  chantait  à  demi-voix  : 

Un  soir,  t'en  souviens-tu?  nous  voguions  en  silence... 

On  se  tromperait,  si  l'on  jugeait  tous  les  égouts  de 
Paris  d'après  (;eux  que  l'on  montre  aux  Parisiens  et  aux 
étrangers;  on  leur  fait  voir  «  le  dessus  du  panier  »  ; 
mais,  pour  n'avoir  pas  un  caractère  de  grandeur  aussi 
imposant,  ceux  où  l'on  ne  se  promène  guère  ne  sont 
pas  moins  excellemment  construits  et  disposés  pour  le 
service  qu'on  en  exige.  11  y  a  douze  types  d'ègouts  dif- 
férents, depuis  le  grand  collecteur  de  la  rive  droite  au- 
quel de  largos  trottoirs,  une  voûte  élevée,  une  cunette 
profonde,  donnent  l'apparence  d'un  véritable  canal 
sous  tunnel,  jusqu'à  l'égout  qui  pénètre  dans  les  mai- 
sons privées,  et  dont  la  forme  ressemble  à  celle  d'un 
œuf  dont  on  aurait  abattu  la  pointe.  Sur  ces  douze  mo- 
dèles, trois  seulement  sont  dépourvus  de  banquettes, 
les  autres  en  ont  ;  ces  banquettes  sont  plus  ou  moins 
amples,  mais  toujours  suffisantes  pour  faciliter  le  net- 
toyage. 

Si  vastes  que  soient  les  dimensions  d'une  galerie  d'é- 
gout,  on  y  courrait  risque  de  la  vie,  si  toute  précau- 
tion n'avait  été  prise  pour  éviter  le  danger.  On  ne  peut 
s'imaginer  avec  quelle  rapidité  foudroyante  un  égout  se 
remplit  lorsque  éclate  un  orage.  Le  27  juillet  1872,  une 
trombe  d'eau  s'abattit  sur  Paris;  en  moins  de  cinq  mi- 
nutes l'eau  baignait  la  voûte  de  l'égout  Rivoli  et  de  l'é- 
gout Sébastopol;  la  date,  peinte  sur  plaque  de  porce- 
laine, est  incrustée  dans  les  murailles.  Dans  ce  cas  les 
ouvriers  surpris  sont  perdus;  quelques  efforts  qu'ils 
fassent,  le  tourbillon  les  emportera.  On  a  donc  disposé 
des  puits  qu'on  appelle  des  regards,  à  l'aide  desquels 
V.  22 


338  LES  EGOUTS. 

un  ouvrier,  grimpant  à  des  échelons  de  fer  scellés  dans 
la  muraille,  parvient  facilement  à  cette  plaque  de  fonte 
bien  connue  qu'on  nomme  indifféremment  la  bonde  ou 
le  tampon,  et  qui  donne  accès  sur  le  sol  de  la  voie  pu- 
blique. Selon  que  l'égout  est  plus  ou  moins  large,  que 
la  pente  est  plus  ou  moins  inclinée,  qu'il  peut  être,  en 
un  mot,  inondé  plus  ou  moins  promptement,  on  a  mul- 
tiplié les  regards  de  50  en  50  mètres,  de  100  en  100' 
mètres,  et  l'on  a  réussi  de  cette  façon  à  éviter  tout  ac- 
cident. Le  nombre  de  ces  regards  est  considérable  :  il 
en  existe  aujourd'hui  6,730.  Du  reste,  dès  que  le  temps 
menace,  un  signal  est  donné  et  tous  les  ouvriers  em- 
ployés dans  les  égouts  ont  ordre  de  remonter  immédia- 
tement. 

Pour  bien  apprécier  l'ampleur  du  grand  collecteur^ 
comprendre  l'ingénieux  système  de  curage  mis  en 
œuvre  aujourd'hui,  il  faut  descendre  à  la  chambre  de 
la  Pépinière  et  s'en  aller  jusqu'à  l'embouchure  en  Seine: 
c'est  une  course  de  six  kilomètres,  mais  elle  est  ins- 
:iuctive  et  mérite  d'être  faite.  La  voûte  de  l'énorme  ga- 
lerie est  en  ciment  poli;  elle  paraît  en  stuc.  Cette  voûte 
est  d'une  sonorité  sans  pareille  ;  elle  augmente  les 
bruits  et  les  porte  si  loin,  qu'un  coup  de  cornet  donné 
au  regard  de  la  Pépinière  est  entendu  distinctement  à 
l'issue  même  de  l'égout.  Tout  un  système  de  signaux 
sonnés  de  cette  manière  constitue  une  téléphonie  qui 
permet  de  correspondre  à  de  très-grandes  distances. 
Dans  les  égouts  dont  la  voûte  est  en  pierres  meulières, 
il  n'en  est  point  ainsi  :  le  son  laisse  quelque  chose  de 
lui-même  à  chacune  des  aspérités  de  la  muraille,  il 
s'appauvrit  à  mesure  qu'il  avance,  et  meurt  de  faiblesse 
à  200  ou  300  mètres.  Tous  les  chefs  d'équipe  sont  mu- 
nis d'un  liuchet  comme  les  aiguilleurs  de  chemin  de 
fer,  et  peuvent  ainsi  commander  la  manœuvre  sur  plu- 
sieurs points  à  la  fois. 


LES  COLLECTEURS.  3Ô9 

La  chambre  d'entrée  est  assez  grande  et  accostée  des 
cabinets  nécessaires  à  la  garde  des  instruments  de  tra- 
vail; elle  aboutit  à  la  banquette  d'où  l'on  peut  voir  l'af- 
fluent du  collecteur  des  coteaux,  —  que  Turgot  ne  re- 
connaîtrait guère  aujourd'hui,  —  arrivant  des  environs 
du  bastion  n°  7  et  de  la  barrière  Picpus  ;  il  se  précipite 
avec  une  rapidité  extrême,  comme  s'il  avait  hâte  de  se 
débarrasser  de  son  contingent,  qui  représente  les  dé- 
tritus d'un  tiers  de  Paris.  Le  courant  du  collecteur  est 
assez  vif;  il  est  neuf  heures  du  matin,  c'est  l'instant  de 
la  montée.  En  effet,  les  cantonniers  ont  ouvert  les  bou- 
ches d'arrosage  et  le  robinet  des  bornes-fontaines;  dans 
les  maisons  on  vide  les  eaux  ménagères,  dans  les  mar- 
chés on  lave  les  légumes;  «  il  est  flot,  »  comme  disent 
les  gens  de  mer,  l'égout  bat  son  plein.  On  connaît  la 
jauge  d'un  égout,  comme  on  connaît  celle  d'un  aqueduc; 
mais,  selon  les  saisons,  le  débit  journalier  varie  sin- 
gulièrement :  d'ordinaire  le  mois  de  mars  est  celui  qui 
donne  la  plus  grande  quantité  d'eau,  et  le  mois  de  juil- 
let celui  qui  fournit  la  plus  faible,  La  moyenne  est  fort 
incertaine,  car  elle  subit  naturellement  l'influence  des 
années  plus  ou  moins  pluvieuses;  en  général  on  peut 
dire  que  le  grand  collecteur  vomit  220,000  mètres 
cubes  par  jour. 

De  grands  bateaux,  couvrant  presque  toute  la  lar- 
geur de  la  cunette,  sont  amarrés  à  la  muraille  par  des 
chaînes  passées  dans  des  anneaux  de  fer;  ils  ne  sont 
point  destinés  à  des  promenades  d'agrément,  ils  sont 
d'une  utilité  bien  autrement  importante,  car  ils  font  le 
métier  de  cureurs  d'égouts,  et  s'en  acquittent  avec  une 
prestesse,  une  précision  extraordinaires.  Le  travail  d'un 
seul  bateau  équivaut  au  travail  d'une  escouade  de  100 
hommes.  Ces  bateaux  sont  munis  à  l'avant  d'une  vanne 
en  fer  percée  à  l'extrémité  inférieure  de  trois  trous  re- 
présentant à  peu  près  les  dimensions  d'un  volume  in- 


340  LE  S  ÉGOUTS. 

quarto;  cette  vanne  est  assez  large  pour  oblitérer  pres- 
que complètement  le  chenal  et  assez  haute  pour  des- 
cendre jusqu'au  radier  de  la  cunette.  Un  mécanisme 
fort  simple  permet  de  l'abaisser;  elle  retient  l'eau  qui 
est  derrière  elle;  celle-ci,  ne  trouvant  plus  d'autre  issue 
que  les  trois  ouvertures  ménagées  à  la  base  de  l'obsta- 
cle, s'y  précipite  avec  violence,  entraînant  toutes  les 
parties  solides  qu'elle  tient  en  suspension,  et  par  ce  seul 
fait  nettoie  absolument  le  lit  même  de  l'égout;  le  cou- 
rant qu'elle  détermine  fait  glisser  le  bateau,  qui  s'a- 
vance poussant  devant  lui  la  masse  vaseuse  jusqu'à  l'em- 
bouchure de  la  galerie  même.  C'est  d'une  puissance 
irrésistible. 

Dans  les  égouts  trop  étroits  pour  contenir  ces  gros 
bateaux-vannes,  on  fait  une  manœuvre  identique  avec 
des  wagons  que  l'on  dirige  sur  les  bords  des  trottoirs. 
X'économie  de  temps  et  d'argent  réalisée  par  ce  moyen 
est  considérable;  les  bateaux  et  les  wagons  ont  déjà 
rendu  au  centuple  le  prix  que  la  construction  en  a 
coûté.  L'égout  est  disposé  de  telle  sorte  qu'on  peut  fa- 
cilement en  mettre  certaines  parties  à  sec,  comme  l'on 
fait  dans  les  ports  de  mer  lorsqu'on  veut  réparer  un 
bassin;  des  écluses  spécialement  réservées  à  cet  objet 
sont  disposées  le  long  du  parcours  à  un  kilomètre  de 
distance;  elles  figurent  de  loin  assez  exactement  la  moi- 
tié d'un  disque  de  chemin  de  fer  qui  serait  dressé  à 
hauteur  de  la  voûte  par  deux  bras  articulés  plantés  de 
chaque  côté  de  la  banquette.  Tout  l'appareil  est  en  fer  ; 
un  treuil  muni  d'une  manivelle  fait  descendre  ou  re- 
monter l'écluse,  selon  qu'il  en  est  besoin. 

Je  continuais  ma  route,  suivant  les  rives  de  ce  torrent 
de  couleur  désagréable,  et  je  remarquais  que  le  courant 
est  si  rapide,  que  toutes  les  matières  légères  étaient  in- 
visibles, car  elles  coulaient  entre  deux  eaux.  Pour  les 
laire  apparaître,  on  manœuvra  une  écluse;  elle  s'abaissa, 


LES  COLLECTEURS.  341 

produisit  à  l'avant  un  remous  bruyant  et  bondissant, 
mais,  à  l'arrière,  calma  l'eau,  qui  fut  immédiatement 
couverte  de  brins  de  paille,  de  chais  gonflés,  de  chiens 
noyés,  de  plumes  de  volailles  et  d'une  telle  quantité  de 
bouchons,  que  j'en  restai  stupéfait.  A  mon  exclamation 
involontaire,  un  des  hommes  qui  m'accompagnaient  ré- 
pondit :  «  C'est  un  bon  métier  que  celui  de  marchand 
de  vin.  »  Je  le  crois  sans  peine;  le  grand  collecteur  de 
la  rive  droite  en  pourrait  témoigner  ^ 

Parfois  on  entend  un  choc  violent  dont  le  bruit,  à  la 
fois  sourd  et  brutal,  se  répercute  dans  la  galerie  :  c'est 
une  voilure  qui,  passant  au-dessus  de  nos  têtes,  frôle  et 
soulève  une  des  plaques  de  fonte  qui  ferment  l'issue  des 
regards.  Ceux-ci  n'ont  point  été  épargnés  dans  ce  vaste 
égout,  où  l'on  a  établi  en  outre  des  ponts  de  secours, 
notamment  sur  les  portions  qui,  franchissant  les  hau- 
teurs du  boulevard  Malesherbes,  sont  creusées  à  une 
grande  profondeur.  Deux  escaliers  placés  en  face  l'un 
de  l'autre  et  s'enfonçant  dans  l'épaisseur  des  parois  la- 
térales donnent  un  accès  facile  dans  une  chambre  placée 
en  soupente  au-dessous  de  la  voûte  même;  toute  compa- 
raison gardée,  cela  ressemble  au  pont  du  Rialto  qui  est 
à  Venise  sur  le  Grand  Canal  ;  en  cas  d'orage  et  d'invasion 

*  Le  siphon  qui,  passant  sous  le  lit  de  la  Seine,  en  amont  du  pont  de 
l'Aima,  reçoit  le  collecteur  de  la  rive  gauche  et  le  porte  sur  la  rive  droite, 
est,  —  je  l'ai  dit,  —  composé  de  deux  tubes  fonclionnant  alternativement 
ou  conjoinlement,  selon  le  volume  des  eaux  il'égout.  On  comprend  que 
les  wagons  ou  les  bateaux-vannes  sont  impropres  à  le  cuier.  Le  système 
que  l'on  emploie  pour  le  débarrasser  des  ordures  qui  risqueraient  de 
l'encombrer,  est  tellement  simple  et  tellement  ingénieux,  qu'il  a  fallu  un 
peu  plus  que  de  l'intelligence  pour  l'imaginer.  Chaque  tube  a  un  mètre 
de  diamètre;  à  l'ouverture  d'amont  (rive  gauche)  on  y  l'ait  glisser  une 
boule  en  bois  de  sapin  dont  le  diamètre  est  de  86  centimètres.  Plus 
légère  que  l'eau,  elle  flotte  au  gré  du  courant;  mais  si  elle  rencontre 
un  amas  de  détritus,  elle  est  arrêtée  ;  l'eau,  forcée  de  se  frayer  une 
issue,  se  presse  à  la  partie  inférieure  du  tube,  s'y  précipite  et  entraine 
avec  elle  l'obstacle  sur  lequel  la  boule  avait  pris  point  d'appui  ;  celle-ci, 
dégagée,  reprend  sa  route  et  fait  ainsi  l'office  d'une  vanne  mobile  qui 
cure  le  tube  au  fur  et  à  mesuré  qu'elle  avance. 


S42  LES  ÉGOUTS. 

des  eaux,  les  hommes  trouvent  là  un  refuge  assuré.  On 
ne  peut  se  défendre  d'un  sentiment  d'admiration  en 
voyant  avec  quels  soins  ingénieux  et  perspicaces  on  a 
prévu  et  neutralisé  tous  les  dangers. 

On  entend  un  bruit  de  cascade  qui  rappelle  les  voya- 
ges en  Suisse;  on  approche,  et  l'on  voit  un  égout  de 
quartier  qui  dégringole  du  haut  d'un  escalier  de  pierre 
et  se  jette  au  collecteur.  Si  l'on  gravit  les  degrés,  on  se 
trouve  en  présence  d'une  galerie  représentant  les  types 
40  ou  12,  c'est-à-dire  d'un  simple  canal  sans  trottoir  et 
où  l'eau  baigne  directement  les  murs  de  l'œuvre  ;  c'est 
pour  se  promener  là  qu'il  faut  ces  fortes  bottes  dont  nous 
aurons  bientôt  à  parler.  11  suffit  de  lever  les  yeux  vers 
la  voûte  d'un  égout  pour  reconnaître  si  la  chaussée  qui 
forme  la  voie  publique  est  en  bon  état,  si  le  macadam 
est  bien  massé,  si  les  pavés  ne  sont  pas  trop  disjoints,  si 
l'asphalte  n'est  point  lézardé.  Partout  où  la  rue  est  bien 
entretenue,  la  voûte  est  nette,  brillante,  unie  comme 
un  marbre  ;  partout  au  contraire  où  le  chemin  est  dé- 
fectueux, elle  laisse  transsuder  des  fdtrations  qui  dépo- 
sent sur  l'enduit  des  moisissures  noirâtres  et  moussues. 
La  marge  des  trottoirs  est  ouverte  de  dix  en  dix  mètres 
de  petits  trous  circulaires,  tuyaux  de  drainage  qui  pé- 
nètrent dans  le  sol  et  en  recueillent  l'humidité  ;  quel- 
ques-unes de  ces  barbacanes  sont  incrustées  d'une  ma- 
tière blanchâtre,  dépôt  d'une  source  minuscule  chargée 
de  calcaire. 

Lorsque  déjà  l'on  aperçoit  tout  au  bout  de  la  galerie 
un  jour  verdàtre  qui  annonce  la  fin  du  voyage,  on  en- 
tend une  rumeur  sourde,  continue,  qui  mugit  comme 
un  taureau  captif:  c'est  le  collecteur  de  la  rive  gauche, 
c'est  la  Biévre  qui  arrive.  Si  l'on  monte  l'escalier  du 
grand  regard  établi  à  cet  endroit,  on  voit  un  triste  pay- 
sage :  la  rue  Gide  s'ouvre  sur  la  route  de  Paris  à  Asniè- 
rcs  ;  le  chemin  de  fer  de  l'Ouest,  élevé  en  remblai,  s'ar- 


LES  COLLECTCLT.F.  :>\Z 

rôle  à  la  station  de  Clichy-Levallois  ;  sur  la  route  apparaît 
une  petite  maison  en  plâtre  où  un  marbrier  expose  des 
modèles  de  tombeaux  et  des  couronnes  funéraires  ;  çà 
et  là  on  aperçoit  quelques  masures  lépreuses;  c'est  gris 
et  presque  déshabité.  Les  deux  fleuves  se  réunissent  et 
roulent  de  concert  leurs  flots  jaunâtres  jusqu'à  la  Seine, 
où  ils  débouchent  par  une  vaste  baie  cintrée;  une  grille 
retient  au  passage  les  immondices  les  plus  grosses,  que 
l'on  enlève  à  l'ècope  pour  aller  les  porter  dans  une  touc 
rangée  le  long  du  chemin  de  halage  ;  ces  détritus  ne 
sont  point  perdus  :  un  industriel  sait  en  tirer  parti.  Je 
suis  monté  dans  une  barque  chargée  de  toutes  sortes  de 
choses  qu'on  ne  sait  plus  comment  nommer;  que  de 
bouchons!  que  de  bouchons!  Il  parait  qu'on  les  retaille 
et  qu'on  les  utilise  encore;  une  fois  repassés  au  couteau 
et  «  parés  »,  ils  sont  excellents  pour  boucher  les  petits 
flacons  de  parfumerie.  Que  trouve-t-on  à  cette  grille  tou- 
j  )urs  surveillée?  Beaucoup  d'animaux  morts  et  aussi,  il 
raut  l'avouer,  de  frêles  avortons,  enveloppés  dans  des 
1  uiges  sanglants  et  qu'on  porte  alors  chez  le  commis- 
s  lire  de  police,  qui  les  envoie  à  la  Morgue,  où  un  méde- 
cin légiste  saura  dire  s'ils  étaient  «  nés  viables  ». 

Au  début  de  la  guerre  de  1870,  lorsque  la  défaite  de 
Wœrth  nous  eut  ouvert  les  yeux  sur  notre  faiblesse  et 
fait  succéder  un  effarement  sans  pareil  à  une  con- 
fiance sans  excuse,  le  peuple  de  Paris  pensa  aux  égouts, 
et  se  sentit  fort  troublé.  Certains  journaux  sonnaient 
l'alarme,  et,  se  souvenant  que  Duguesclin  s'était  emparé 
du  château  de  Fougeray  en  faisant  jeter  une  charretée 
de  bois  contre  la  porte,  ils  s'imaginaient  volontiers  que 
les  armées  allemandes,  sortant  tout  à  coup  d'un  regard 
avec  armes  et  bagages,  allaient  apparaître  au  milieu  de 
Paris.  On  dédaigna  tant  que  l'on  put  cette  niaiserie  qui, 
en  d'autres  moments,  eût  fait  sourire;  on  savait  que  le 
^rand  collecteur  était  invinciblement  protégé  par  les 


344  LES  EGOUTS. 

coudes  de  la  Seine,  qui  à  cet  endroit  même  lui  font  un 
rempart  de  trois  rivières  dont  tous  les  ponts  étaient  rom- 
pus ;  on  savait  que  ces  moyens  d'attaque,  bons  tout  au 
plus  à  surprendre  un  village  dépeuplé,  étaient  illusoires 
et  ridicules  avec  une  capitale  qui  comptait  plus  de 
500,000  hommes  armés.  Il  n'en  fallut  pas  moins  céder 
à  ce  que  l'on  nomme  l'opinion  publique  ;  pour  lui  don- 
ner une  satisfaction  apparente,  on  mura  la  galerie  à 
deux  ou  trois  places,  de  façon  à  n'y  laisser  qu'un  étroit 
passage  par  où  les  ouvriers  pouvaient  au  besoin  se  glis- 
ser un  à  un.  Cette  maçonnerie  inutile  fut  démolie  aussi- 
tôt après  la  signature  de  l'armistice  ;  l'égout  était  libre, 
et  pendant  la  Commune,  lorsque  déjà  les  troupes  de  la 
France  étaient  maîtresses  d'Asniéres,  elles  n'ont  point 
songé  à  prendre  cette  route  souterraine  pour  s'introduire 
au  cœur  de  la  place  qui  les  attendait. 

Lorsqu'elles  eurent  vaincu  l'insurrection  la  plus  sa- 
crilège et  la  plus  longuement  préparée  que  jamais  l'on 
ait  vue,  lorsque  en  présence  des  Allemands  campés  aux 
portes  de  Paris  nos  soldats  eurent  abattu  le  drapeau 
rouge  qui  maculait  nos  édifices,  on  visita  attentivement 
les  égouts.  La  légende  populaire,  immédiatement  formée, 
affirmait  que  des  bandes  d'insurgés  s'y  étaient  réfugiées 
et  qu'on  s'y  livrait  des  combats  à  outrance.  Ceci  est  une 
fable  qui  ne  mérite  même  pas  qu'on  la  réfute;  on  n'y 
trouva  personne,  mais  en  revanche  on  y  découvrit  un 
arsenal  complet.  Les  bouches  d'égout  avaient  reçu  les 
armes  de  ceux  qui  fuyaient  et  qui  ne  se  souciaient  point 
de  pousser  l'aventure  jusqu'au  dénoûment.  En  outre, 
pendant  le  règne  de  la  Commune,  lorsque  les  visites 
domiciliaires  commencèrent,  bien  des  honnêtes  gens  de- 
meurant à  Paris  et  possédant  quelque  fusil,  reçu  ou 
acheté  pour  lutter  contre  les  bataillons  de  la  Prusse, 
craignirent  d'être  inquiétés,  arrêtés,  otages,  et  se  débar- 
rassèrent comme  ils  purent  des  engins  de  guerre  dont 


LES  COLLECTEURS.  345 

ils  étaient  détenteurs.  Ils  eurent  recours  à  l'égout  voisin. 
Pendant  la  bataille,  la  plupart  de  ceux  qui  évacuaient 
une  barricade  poussaient  leur  fusil  et  lançaient  leurs 
munitions  par  les  regards  dont  ils  avaient  soulevé  le 
tampon.  J'ai  assisté  à  une  retraite  de  fédérés  et  j'ai  com- 
pris plus  tard  pourquoi  je  les  avais  presque  tous  vus  se 
baisser  au  même  endroit,  le  long-  d'un  trottoir  où  s'ou- 
vrait l'embouchure  d'une  chute. 

On  visita  les  banquettes,  on  cura  les  cunettes,  et,  au 
milieu  des  dépôts  vaseux ,  on  ramassa  une  quantité 
énorme  d'armes,  de  cartouches,  de  képis,  de  ceintures 
rouges.  Toutes  ces  épaves  de  nos  discordes  civiles  furent 
réunies  dans  la  chambre  du  siphon  de  l'Aima,  sur  la 
rive  gauche,  et  l'on  put  en  charger  six  chariots  du  train 
des  équipages,  attelés  chacun  de  six  chevaux  qui  les 
versèrent  au  Musée  d'artillerie.  On  les  avait  trouvées 
dans  deux  cent  quarante-trois  galeries  *;  à  lire  les  noms 
de  celles-ci,  on  comprend  sans  peine  que  l'insurrection 
embrassait  la  ville  entière,  et  que  le  combat  ne  fut  épar- 
gné à  aucun  quartier;  le  centre  et  les  extrémités  ont  été 
agités  des  mêmes  convulsions. 

Pour  soigner  les  égouts  et  en  surveiller  l'entretien, 
on  a  calculé  qu'il  fallait  un  homme  par  kilomètre  ;  cette 
moyenne  n'est  pas  observée  aujourd'hui,  car  la  ville  de 
Paris,  malgré  son  énorme  budget,  qui  pour  1875  était 
de  328, 515, 582  francs  66  centimes*,  est  obligée  de  faire 
des  économies  ;  le  personnel  des  égoutiers  est  donc  ré- 
duit, et  se  compose  actuellement  d'un  petit  corps  de 
627  hommes,  divisés  en  brigades  volantes  qu'on  dirige 
selon  les  besoins  du  service.  Par  une  anomalie  singu- 
lière, presque  tous  sont  du  Midi  et  nous  arrivent  de  Gas- 
cogne; c'est  un  dur  métier,  et  quoique  quelques  égou- 

*  Voir  Pièces  justificatives,  7. 

»  Budget  ordinaire    :  197    millions  815,582  fr.  66  c.   Budget  spécial 
130  millions  500.000  fr. 


546  LS  EGOLTS. 

tiers  soient  fort  vieux,  il  est  rare  qu'on  puisse  le  faire 
impunément  plus  d'une  quinzaine  d'années.  Au  bout  de 
ce  temps  les  ouvriers  sont  atteints  de  langueur,  de  dou- 
leurs articulaires;  ils  appellent  cela  le  plomb,  c'est  le 
vieux  mot  traditionnel  par  lequel  leurs  devanciers  dési- 
gnaient l'asphyxie;  en  somme,  c'est  un  état  anémique, 
dû  en  grande  partie  à  l'humidité  et  à  l'obscurité  où  ils  se 
meuvent  constamment  ;  on  a  fait  cette  observation  que  les 
quelques  hommes  du  Nord  qui  travaillent  aux  égouts 
sont  bien  plus  résistants  que  les  méridionaux. 

Tout  le  monde  les  connaît  et  les  a  vus  passer  en  es- 
couades, le  balai  à  l'épaule  et  la  grosse  botte  à  la  jambe. 
Comme  autrefois,  on  les  surnomme  encore  les  rats 
d'égout.  L'administration  ne  néglige  rien  pour  qu'ils 
soient  chaussés  d'une  façon  irréprochable  et  qu'ils  puis- 
sent barboter  à  pieds  secs  dans  les  cunettes  les  plus 
engorgées  ;  elle  leur  fournit  donjc  des  bottes  hautes, 
très-solides,  armées  de  clous,  et  les  renouvelle  tous  les 
six  mois;  au  bout  de  ce  temps,  les  bottes  sont  bien 
malades,  brûlées,  corrodées,  tirant  la  langue,  et  il 
est  même  rare  qu'elles  puissent  faire  service  jusqu'à 
l'heure  de  la  mort  réglementaire.  Quand  elles  ont  traîné 
dans  tous  les  égouts  et  fouillé  dans  toutes  les  fanges, 
que  deviennent-elles?  J'ai  eu  la  curiosité  de  les  suivre, 
car  il  en  est  des  bottes  comme  de  toutes  choses  en  ce 
bas  monde  :  habent  sua  fata  * .' 

On  les  envoie  aux  magasins  généraux  de  la  ville,  quai 
Morland;  lorsqu'il  y  en  a  une  quantité  suffisante,  800  ou 
900  paires  par  exemple,  ce  qui  est  un  chiffre  annuel  à 
peu  près  normal,  on  les  divise  en  tas  de  100  qu'on  gerbe 
les  unes  par-dessus  les  autres,  puis  on  les  vend  à  la 
criée,  au  plus  offrant  et  dernier  enchérisseur;  le  lot 
atteint  un  prix  qui  varie  entre  120  et  125  francs.  C'est 

*  Le  compte  général  des  recettes  et  dépenses  de  la  ville  de  Paris  (exer- 
cice 1873)  porte  une  somme  de  40,273  francs  pour  bottes  d'égoutiers. 


LES  COLLECTEURS.  347 

presque  toujours  le  même  industriel  qui  se  rend  acqué- 
reur. Les  pieds  sont  coupés  au-dessus  de  la  cheville  et 
expédiés  dans  l'Oise,  à  Méru,  où  l'on  en  fait  des  galoches 
pour  les  ouvriers  qui  exploitent  les  nombreuses  tour- 
bières du  département;  quant  à  la  tige,  elle  est  traitée 
par  des  procédés  dont  je  n'ai  point  demandé  le  secret, 
et  elle  produit  le  cuir  le  plus  souple,  le  plus  fin,  le  plus 
beau  qu'on  puisse  imaginer;  plus  d'une  femme  élé- 
gante, qui  ne  s'en  doute  guère,  le  porte  sous  forme  de 
brodequins. 

11  est  bien  difficile  de  quitter  les  égouts  sans  s'occu- 
per de  ces  fameux  rats  dont  on  a  tant  parlé  et  que 
l'anecdote,  parfaitement  authentique,  racontée  par  Ma- 
gendie,  a  rendus  populaires.  11  eut  besoin  de  rats  pour 
ses  études,  il  en  fit  prendre  à  Montfaucon  douze  que  l'on 
enferma  dans  une  boîte;  lorsqu'il  ouvrit  celle-ci  au 
Jardin  des  Plantes,  il  n'en  trouva  plus  que  trois,  fort 
gonflés  et  tout  à  fait  repus;  dans  le  trajet  les  survivants 
avaient  mangé  leurs  neuf  camarades.  C'est  un  animal 
féroce  dans  toute  la  force  du  terme  ;  il  tient  facilement 
tète  au  chat  et  le  tue.  Le  rat  tend  à  disparaître  aujour- 
d'hui de  nos  égouts.  On  ne  le  rencontre  plus  que  dans 
de  vieilles  galeries  en  meulières  ou  en  moellons,  où  il 
a  pu  se  creuser  une  tanière;  l'enduit  de  ciment  lisse  et 
inattaquable  qui  revêt  les  nouveaux  égouts  l'en  a  chassé, 
car  il  ne  peut  trouver  à  s'y  loger  ;  il  habite  surtout  la 
voie  publique,  dans  les  resserres  des  halles,  des  mar- 
chés, aux  abattoirs,  dans  les  gargouilles  faisant  suite 
«  au  dauphin  »  des  maisons  particulières,  dans  les  ate- 
liers d'équarrissage  et  aux  voiries  de  Bondy. 

C'est  un  nouveau  venu  parmi  nous;  il  a  envahi  la 
France  dans  la  seconde  moitié  du  dix-huitième  siècle. 
Pallas  fixe  la  date  de  l'entrée  du  rat  en  Europe;  il  pé- 
nétra à  Samara  dans  l'été  de  1766.  C'était  une  émi- 
gration déterminée  sans  doute  par  une  chaleur  excès- 


348  LES  EGOUTS. 

sive,  et  qui  venait  de  ces  steppes  kirghizes  qu'on  appelle 
Kara-Kum,  les  sables  noirs.  Les  hordes  traversèrent  le 
Volga  à  la  nage,  et,  malgré  la  grande  quantité  qui  dut  y 
périr,  s'emparèrent  de  l'Europe,  qu'elles  ne  tardèrent  pas 
à  couvrir,  grâce  à  leur  désespérante  fécondité.  Parvenus 
en  France,  les  rats  tartares  commencèrent  par  mettre 
à  mort  et  par  dévorer  tous  les  rats  domestiques  qu'ils 
rencontrèrent;  ils  firent  si  bien  leur  besogne,  que  ceux- 
ci  ont  disparu.  C'est  une  invasion  qui  succédait  à  une 
autre,  car  notre  rat  domestique  n'était  point  autoch- 
thone;  il  nous  était  arrivé  vers  le  douzième  siècle,  fort 
probablement  d'Asie,  par  des  navires  croisés  revenant 
de  Palestine.  L'Europe  antique  n'a  connu  que  la  souris, 
le  ridiculus  mus  dont  parle  le  poète.  Le  rat  d'égout  ac- 
tuel est  le  surmulot  ;  il  a  passé  la  Manche,  il  ravage 
l'Angleterre,  qui  le  nomme  le  rat  allemand;  il  y  tue  le 
rat  breton.  D'après  la  tradition,  il  a  été  apporté  dans  les 
lies  Britanniques  par  le  vaisseau  qui  amenait  le  chef 
de  la  dynastie  de  Hanovre.  Espérons  que  cette  invasion 
sera  la  dernière,  et  que  nous  n'aurons  pas  un  jour  à 
lutter  contre  le  rat  hindou,  ce  rat  géant,  qui  a  un  pied 
de  long,  mange  les  volailles  et  combat  les  chiens;  heu- 
reusement qu'il  constitue  un  gibier  fort  estimé,  et  que 
les  chasseurs  des  bords  du  Gange  lui  font  une  guerre 
à  outrance. 

III.  —  L'ENGRAIS. 

La  Seine  parisienne  débarrassée  des  eaux  d'égout.  —  Inconvénient  dé- 
placé. —  Dragage.  —  120  millions  de  kilogramnnes  de  détritus.  —  Va- 
leur de  15  millions  jetée  à  la  mer.  —  Situation  fausse.  —  Trait  de 
génie.  —La  presqu'île  de  Gennevilliers.  —  Stérilité.  —  Jardin  maraî- 
cher. —  Expérience  décisive. —  Réservoir  des  Grésillons.  —  Les  canali 
salions.—  ï'écondilé.  —  La  menthe  poivrée.  —  L'as))erge.  —  Belleraves 
phénoménales. —  Un  nouveau  village.  —  Le  marcliand  de  vin  pioimier. 
—  Les  paysans.  —  Ingratitude.  —  Tout  le  collecteur  va  être  capté.  — 
Nouvelles  machines.  —  Projet.  —  Les  fonds  sont  volés.  —  2,000  hecta- 
res fertilisés.  —  La  Seine  est  purgée.  —  Travaux  nocturnes.  —  Objec- 


L'ENGRAIS.  549 

tion.  —  Le  trop-plein.  —  Clarification.  —  Le  sulfate  d'alumine.  —  Les 
hassins  d'épuration.  —  Les  pêches  de  Montreuil.  —  Eau  limpide.  — 
Analyse  chimique.  — Fabrique  d'engrais  sec.  —  L'Eucalyptus  globulus 
et  les  eaux  d'égout.  —  Richesse  à  acquérir. 


Par  les  deux  grands  collecteurs  qui  se  déversent  à 
Asnières  et  à  Saint-Denis,  la  Seine  parisienne  a  été  pur- 
gée de  toutes  les  immondices  dont  elle  était  souillée  ; 
aujourd'hui  elle  ne  reçoit  plus  que  les  égouts  insigni- 
fiants de  la  Cité  et  de  l'ile  Saint-Louis;  mais  c'est  en- 
core trop.  On  l'a  donc  débarrassée  pendant  son  trajet 
au  milieu  de  la  ville,  tout  en  lui  demandant  secours 
pourtant  et  en  se  ménageant  la  possibilité  d'y  envoyer 
le  trop-plein  des  pluies  d'orage,  qui  sans  cela  regorge- 
rait dans  nos  rues.  Malheureusement  l'inconvénient 
n'était  que  reporté  plus  loin  ;  il  subsistait  pour  les 
rives  de  la  Seine,  qui,  au-dessous  de  Clichy  et  de  Saint- 
Ouen,  se  trouvent  envasées  sur  le  parcours  du  flot  col- 
lecteur. Les  matières  lourdes  tenues  en  suspension  par 
le  courant  rapide  de  l'égout  gagnent  le  fond  et  se  ran- 
gent contre  les  berges  de  droite  aussitôt  qu'elles  pénè- 
trent dans  le  cours  plus  lent  de  la  rivière. 

La  ville  de  Paris  était  dans  son  droit  de  rejeter  loin 
d'elle  les  éléments  nuisibles  aux  habitants;  mais  l'État, 
qui  a  charge  de  faire  fonctionner  régulièrement  l'orga- 
nisme de  la  France,  trouve  fort  mauvais,  et  avec  raison, 
que  l'on  engrave  d'une  façon  dangereuse  le  canal  de 
navigation  par  où  nos  bateaux  de  fleuve  gagnent  la  Nor- 
mandie et  la  mer.  De  là  des  contestations  sans  nombre 
et  des  dépenses  considérables,  car  il  fallait,  —  car  il 
faut  encore,  —  draguer  sans  cesse  le  lit  de  la  Seine  au- 
dessous  de  l'embouchure  des  collecteurs,  afin  d'en  ex- 
traire les  120  millions  de  kilogrammes  de  dépôt  solide 
qu'ils  y  jettent  chaque  année,  ce  qui  équivaut  à  une 
dépense  qui  peut  s'élever  à  100  ou  150,000  francs.  En 
outre  toutes  les  matières  solubles,  précieuses  comme  en- 


550  LES  ÊGOUTS. 

grais  et  que  le  commerce  peut  facilement  utiliser,  les 
alcalis,  les  phosphates,  l'azote,  représentant  une  valeur 
minima  de  \  5  millions,  sont  entraînées  par  la  Seine 
qui  les  jette  à  la  mer.  Donc  obstacle  à  la  libre  naviga- 
tion du  fleuve,  dépenses  forcées,  pertes  de  produits 
chimiques  dont  la  valeur  est  considérable;  c'était  là 
une  situation  à  la  fois  fausse  et  maladroite,  dont  il  fal- 
lait savoir  se  tirer  avec  honneur.  On  en  est  sorti  par  un 
trait  de  génie,  en  créant  une  œuvre  nouvelle  très-gran- 
diose, très-simple,  démocratique  au  premier  chef,  qui  a 
déjà  donné  des  résultats  surprenants. 

L'espace  de  terrain  enveloppé  par  l'énorme  second 
coude  que  fait  la  Seine  en  se  repliant  sur  elle-même 
depuis  Neuilly  jusqu'à  Ghatou,  s'appelle  la  presqu'île 
de  Gennevilliers.  Il  est  difficile  de  rencontrer  des  terres 
plus  stériles  ;  c'est  le  pays  de  prédilection  des  orties, 
du  chardon  et  de  la  polite  euphorbe;  sable  et  cailloux 
à  peine  recouverts  d'une  mince  pellicule  de  terre  végé- 
tale qui  ne  peut  même  conserver  l'humidilé  que  la 
pluie  lui  apporte,  car  l'eau  pénètre  immédiatement  le 
lit  de  gravier  et  y  disparaît.  Les  noms  que  l'on  a  donnés 
aux  divers  lopins  qui  divisent  cette  vaste  plaine  prou- 
vent combien  elle  est  improductive:  les  Grésillons,  le 
Trou  aux  Lapins,  l'Arbre  sec,  le  Fossé  blanc,  rÉchaiulé, 
la  Grosse  Pierre.  Quelques  chasseurs  d'alouettes  s'y 
hasardaient  de  temps  en  temps  et  y  faisaient  étinceler  le 
miroir. 

L'hectare  se  louait  en  moyenne  de  78  à  86  francs  par 
année.  On  y  cultivait,  tant  bien  que  mal,  des  betteraves 
qui  faisaient  volontiers  figure  de  navets;  lorsqu'elles 
atteignaient  un  poids  de  700  grammes,  on  criait  au  mi- 
racle. C'était  une  sorte  de  petit  désert;  on  eût  dit  que  le 
vent  mortel  que  les  Arabes  appellent  semoun,  —  les  poi- 
sons, —  avait  soufllc  là.  De  cette  plaine  maudite  où  l'on 
ne  récoltait  que  des  coups  de  vent  en  hiver  et  des  coups 


L'ENGRAIS.  551 

de  soleil  en  été,  on  est  en  train  de  faire  un  jarcBin  maraî- 
cher d'une  fertilité  inexprimable ,  grâce  à  nos  eaux 
d'égouts  que  l'on  y  conduit  et  que  l'on  y  distribue.  L'ex- 
périence dure  depuis  le  1"  mai  1869  ;  elle  est  décisive 
et  concluante.  Les  détritus  de  Paris  sont  une  richesse 
agricole  de  premier  ordre  ;  ils  transmuent  le  sable  en 
terre  promise. 

A  l'embouchure  même  du  grand  collecteur,  un  pui- 
sard est  creusé  qui  reçoit  une  partie  des  eaux  de  la  cu- 
nette.  Deux  siphons,  animés  par  une  machine  à  vapeur 
de  quarante  chevaux,  aspirent  les  eaux,  qui  s'engagent 
dans  une  conduite  de  fonte.  Celle-ci  suit  le  chemin  de 
halage,  traverse  la  Seine  aux  îles  Robinson  et  Vaillard 
sur  le  pont  de  Clichy,  prend  le  chemin  d'Asnières  à  Saint- 
Denis  et  aboutit  à  un  large  réservoir  en  pierres  meu- 
lières qui  s'élève  comme  une  tour  trapue  à  l'entrée  des 
terrains  nommés  les  Grésillons.  Le  réservoir  se  vide 
méthodiquement  dans  un  canal  droit  qui  ressemble  à 
une  petite  digue  construite  parallèlement  à  la  rivière; 
la  même  opération  se  fait  en  face  de  l'île  Saint-Ouen,  où 
un  siphon  amène  les  eaux  du  collecteur  départemental; 
l'égout  venu  d'Asnières,  l'égout  venu  de  Saint-Denis  se 
rencontrent  et  se  mêlent  dans  le  canal,  qui  est  la  grande 
artère  où  coule  la  fécondité.  Ce  canal  est  le  principe  et 
le  maître  de  l'irrigation.  Tous  les  cannelets  et  toutes  les 
rigoles  d'arrosement  viennent  s'y  brancher;  il  suffit  de 
lever  une  petite  vanne  pour  que  l'engrais  liquide  se  ré- 
ponde sur  les  terres  voisines,  qui  l'absorbent,  se  modi- 
fient et  acquièrent  une  telle  valeur,  que  l'hectare  se  loue 
actuellement  600  francs  par  année. 

L'eau  d'égout  ainsi  distribuée  donne  par  évaporation 
un  terreau  noir  absolument  inodore  et  d'une  richesse 
extrême.  On  s'attend,  en  parcourant  ces  jardins  maraî- 
chers exploités  et  couverts  de  verdure,  à  être  saisi  au 
passage  par  des  senteurs  d'un  aloi  douteux  ;  nulle  odeur. 


352  LES  EGOUTS. 

si  ce  n'est  le  parfum  pénétrant  des  absinthes,  des  camo- 
milles et  des  sauges.  Un  parfumeur  célèbre  de  Paris  a 
établi  là  une  grande  usine  ;  il  a  loué  des  terres  et  y  cul- 
tive, entre  autres  plantes  odorantes,  la  menthe  poivrée, 
que  nous  étions  obligés  de  demander  à  l'Angleterre,  qui 
la  récolte  dans  les  marais  de  la  Tamise.  L'ardeur  de 
production  que  développent  ces  terrains  ainsi  arrosés 
est  si  puissante,  que  l'asperge,  ce  légume  paresseux  par 
excellence  et  qui  partout  demande  trois  ans  et  même 
quelquefois  cinq  ans  pour  être  en  état  de  paraître  sur 
nos  tables,  arrive  en  deux  ans  à  peine  à  maturité  par- 
faite. Les  betteraves  semblent  empruntées  à  ces  jardins 
des  Mille  et  une  Nuits  où  les  oranges  sont  grosses  comme 
des  melons  :  elles  pèsent  ordinairement  8  kilogrammes; 
j'en  ai  vu  deux  exceptionnelles  qui  en  pesaient  14.  Les 
artichauts,  les  choux,  les  rhubarbes  prennent  prompte- 
ment  des  proportions  colossales.  Au  printemps  de  1872, 
quelques  jardiniers  piquèrent  des  laitues;  on  en  expé- 
diait environ  trois  mille  pieds  par  jour  aux  halles  de 
Paris;  malgré  cette  consommation,  l'activité  de  la  crois- 
sance était  si  vive,  que  la  plupart  moiitôrciit  en  graines, 
ne  purent  être  vendues  et  furent  inutiles  pour  l'alimen- 
tation *.  J'ai  vu  là,  aux  premiers  jours  du  printemps, 
des  arbres  fruitiers  qui  littéralement  ployaient  sous  le 
poids  des  grappes  de  fleurs  dont  ils  étaient  chargés;  on 
a  semé  des  céréales,  et,  sur  les  cailloux  où  quelques 
pauvres  orties  mouraient  de  faim  et  de  soif  autrefois, 
les  champs  de  blé  ressemblent  à  des  taillis.  Au  milieu 
de  ces  sables  déserts  et  troués  de  quelques  carrières 
béantes,  il  semble  qu'un  village  se  forme  :  trente-quatre 
maisons  déjà  construites  serviront  de  centre  à  un  groupe 

*  La  production  est  telle,  que  l'on  obtient  facilement  70,000  kil.  de 
choux,  60,000  de  carottes,  150,000  de  navets  par  hectare.  \oir  Situation 
de  la  quesliuti  des  eaut  d'égout  et  de  leur  emploi  agricole  en  France 
et  à  l'étranger,  par  Alfred  Durand-Claye;  Aîinales  des  ponts  et  chaus- 
ȃes,  t.  V,  p.  S5. 


L'ENGRAIS.  553 

d'habitations.  Jusqu'à  présent,  c'est  le  marchand  de  vin 
qui  domine  ;  mais  dans  les  terres  en  friche  le  cabaret 
fait  bien  souvent  œuvre  de  pionnier.  C'est  un  spectacle 
des  plus  intéressants  ;  on  surprend  pour  ainsi  dire  lo 
vie  en  formation,  et  l'on  voit  ce  que  peut  la  nature  quani 
."homme  intelligent  vient  à  son  aide.  Là  où  s'arrête  l'ii- 
rigation,  là  commence  la  stérilité.  Involontairement  je 
me  rappelais  les  pays  d'Egypte  et  de  Nubie  que  la  mort 
dessèche  partout  où  le  Nil  n'a  pas  porté  son  limon  bien- 
faisant. 

A  voir  cette  transformation  prodigieuse,  on  pourrait 
croire  que  les  paysans,  fort  entendus  ordinairement  à 
tout  ce  qui  touche  leurs  intérêts,  ont  accepté  comme  un 
bienfait  sans  pareil  cet  engrais  qu'on  apporte  sur  leurs 
terres  mêmes  et  qu'on  leur  donne  gratuitement  ;  on  se 
tromperait.  Ils  ont  vivement  regimbé  dans  le  principe  ; 
ils  ont  crié  à  l'injustice,  à  la  persécution,  à  l'empoison- 
nement, à  l'oppression  des  campagnes  par  l'égoïsme  et 
la  tyrannie  de  Paris.  On  les  a  laissés  se  démener  et  on 
les  a  convaincus  par  l'exemple,  en  achetant  la  plus  mau- 
vaise portion  de  terrain  du  pays,  en  l'irriguant  et  en 
cultivant  sous  leurs  yeux  des  légumes  comme  jamais  la 
plaine  de  Gennevilliers  n'avait  imaginé  qu'il  pût  en 
exister.  Qiumd  ils  reconnurent  que  leurs  cailloux  deve- 
naient promplement  des  jardins  potagers,  ils  regardè- 
rent attentivenîent,  se  grattèrent  l'oreille  et  se  dirent 
(ju'après  tout  on  n'en  mourrait  pas  pour  essayer  de  cette 
méthode  nouvelle.  Ils  demandèrent  des  eaux  d'égout; 
on  leur  en  fournit  tant  qu'ils  en  voulurent,  et  la  richesse 
succéda  rapidement  à  la  stérilité.  On  croirait  du  moins 
([u'après  une  expérience  personnelle  si  concluante  ils 
éprouvent  quelque  gratitude  pour  ceux  qui  leur  ont  mis 
cette  fortune  entre  les  mains  et  qu'ils  apprécient  le  ca- 
deau qu'on  leur  fait.  J'en  doute.  Je  causais  avec  un 
paysan,  et  je  lui  exprimais  l'émotion  très-sincère  que  je 


354  LES  EGOUTS. 

ressentais  en  voyant  ce  miracle  accompli  ;  il  me  répon- 
dit :  «  Ces  gens-là  sont  bien  heureux  d'avoir  nos  terres 
pour  y  jeter  leurs  eaux  sales;  sans  nous,  ils  ne  sauraient 
qu'en  faire,  et  ils  ne  nous  payent  rien  pour  cela  ;  ne  fau- 
drait-il pas  les  remercier  encore?  » 

Ces  grands  et  féconds  travaux  n'ont  été  qu'un  essai  ; 
l'irrigolion  et  le  colmatage  des  terres  stériles  ont  été 
faits  dans  une  mesure  restreinte;  on  va  étendre  le  champ 
de  l'action  et  procéder  bientôt  avec  une  ampleur  extra- 
ordinaire. Actuellement,  le  collecteur  de  la  rive  droite 
produit  un  cube  moyen  de  218,664  mètres  ;  or  la  pompe 
aspirante  et  foulante  qui  prend  l'eau  et  la  pousse  vers 
les  réservoirs  d'engrais  ne  monte  que  160  litres  par  se- 
conde, ce  qui  équivaut  à  15,824  mètres  en  vingt-quatre 
heures;  le  reste  coule  en  Seine.  Cette  masse  énorme 
de  produits  fertilisants  va  être  utilisée,  ce  fleuve  sera 
capté  à  son  embouchure  :  —  de  nouvelles  machines, 
fortes  de  150  chevaux,  viennent  d'être  installées  à  cet 
effet  ;  —  on  lui  fera  traverser  la  Seine  dans  de  larges 
conduites  de  fonte,  qui  déjà  sont  couchées  sur  l'herbe 
comme  d'immenses  canons  tombés  de  leur  affût.  Des  ré- 
servoirs appropriés  seront  construits  et  deux  canaux 
traverseront  la  plaine  en  répandant  la  lécondité  au  pas- 
sage. Ils  représentent  un  angle  très-ouvert,  dont  le  som- 
met est  placé  sur  les  terrains  actuellement  exploités. 
Un  de  ces  canaux  doit  aboutir  près  de  la  Seine,  à  peu 
près  en  face  de  l'extrémité  aval  de  l'île  Saint-Denis  ; 
l'autre,  laissant  Gennevilliers  à  droite,  s'avance  paral- 
lèlement à  la  route  de  Paris  à  Argenteuil,  fait  brusque- 
ment un  coude  vers  le  sud  et  longe  les  rives  de  la  Seine,^ 
qu'il  aborde  à  la  tête  de  l'île  Marante.  De  celte  façon,  la 
plaine  entière  pourra  être  facilement  irriguée  :  elle  ne 
contient  pas  moins  de  2,000  hectares  de  terrains  sablon- 
neux, qui  en  deux  ou  trois  ans  seront  devenus  le  plus 
beau  jardin  maraîcher  que  l'on  puisse  voir  —  à  la  porte 


L'ENGRAIS.  555 

môme  de  Paris,  avec  l'insatiable  marché  des  Halles  pour 
débouclié  certain.  Le  conseil  municipal  de  Paris  a  com- 
pris l'importance  d'un  si  beau  projet,  et  les  fonds  néces- 
saires à  l'exécution  ont  été  votés. 

Le  résultat  sera  considérable  ;  non-seulement  il  vi- 
vifie une  terre  morte  et  fertilise  la  stérilité  même, 
mais  il  débarrasse  la  Seine  de  ces  détritus  qui  l'en- 
combrent, il  rend  la  navigation  plus  facile  et  écono- 
mise tous  les  frais  que  le  dragage  forcé  entraîne  au- 
jourd'hui. En  outre  il  peut  nous  rendre,  à  nous  autres 
Parisiens,  un  service  fort  appréciable  :  du  moment  que 
les  eaux  des  collecteurs  ne  se  versent  plus  en  rivière, 
l'égout  peut  sans  danger  et  avec  avantage  pour  la  sa- 
lubrité publique  venir  jusque  dans  nos  maisons  cher- 
cher toutes  les  immondices,  de  quelque  nature  qu'elles 
soient,  et  remporter  celles-ci  mystérieusement  sans  que 
nul  s'en  aperçoive.  Nous  serions  ainsi  délivrés  de  ces 
lourdes  voitures  qui  ébranlent  le  pavé  de  nos  rues  pen- 
dant que  tout  sommeille,  de  ces  travaux  désagréables 
qui  ne  commencent  qu'après  minuit,  et  l'on  pourrait 
fermer  à  toujours  les  voiries  écœurantes  de  Bondy. 
Rien  ne  serait  plus  simple  que  de  réaliser  ce  projet, 
dont  tous  les  détails  ont  été  étudiés  depuis  longtemps, 
qui  n'offre  aucune  difficulté  pratique  ,  et  qui  serait 
pour  Paris  une  cause  d'assainissement  très-précieuse'^ 

Une  objection  se  présente  naturellement  à  l'esprit  : 
cette  masse  d'eau  souillée  peut  arriver  dans  les  réser- 
voirs des  Grésillons  en  quantité  tellement  énorme  qu'il 
soit  matériellement  impossible  de  l'utiliser;  il  faudra 
donc  la  rejeter  à  la  Seine,  et  l'on  n'aura  fait  alors  que 
déplacer  un  inconvénient,  on  l'aura  transporté  de  la 

*  Paris  possède  actuellement  (avril  1873),  8o,27o  fosses  d'aisances; 
19,203  sont  mobiles  ;  6,444  ont  des  appareils  diviseurs  branchés  sor 
égout;  o"2,128  nécessitent  les  travaux  nocturnes  que  l'on  sait;  8,000 
échappent  à  tout  nettoyage. 


35C  LES  ÉGOUTS. 

rive  droite  à  la  rive  gauche.  En  effet,  dans  bien  des 
circonstances,  sinon  presque  toujours ,  il  y  aura  un 
«  trop-plein  »,  et  c'est  à  la  Seine  qu'on  le  rendra,  mais 
sans  péril  d'aucune  sorte,  car  l'eau  qu'on  sera  forcé  de 
verser  à  la  rivière  sera  revenue  à  l'état  de  limpidité  pre- 
mière. Bien  souvent,  et  par  toute  sorte  de  procédés,  on  a 
essayé  de  clarifier  les  eaux  d'égout,  et  on  n'y  était  jamais 
parvenu  d'une  façon  satisfaisante.  Ce  problème,  si  im- 
portant pour  la  salubrité  des  grandes  villes,  est  résolu 
aujourd'hui  grâce  aux  travaux  de  M.  Le  Chàtelier  et  de 
M.  Léon  Durand-Claye,  qui  ont  trouvé  le  moyen  de  pré- 
cipiter toutes  les  matières  que  les  eaux  souillées  tien- 
nent en  suspension.  C'est  une  sorte  de  collage;  on  cla- 
rifie maintenant  un  égout  aussi  facilement  et  plus  rapi- 
dement qu'on  ne  clarifie  une  pièce  de  vin.  Du  sulfate 
d'alumine  étendu  d'eau  suffit.  Un  litre  de  ce  mélange 
coulant  goutte  à  goutte  sur  deux  mille  litres  d'immon- 
dices liquides  entraine  au  fond  toutes  les  parties  so- 
lides. 

Les  bassins  de  clarification  sont  instructifs  à  exami- 
ner. Ils  sont  remplis  d'une  eau  limpide;  si  on  la  laisse 
écouler,  elle  découvre  un  lit  de  vase  grisâtre,  compacte, 
homogène,  qu'on  enlève  à  la  pelle,  qu'on  réunit  en  tas, 
et  qui  forme  un  terreau  de  première  qualité  ^  Les  pay- 
sans savent  si  bien  aujourd'hui  en  apprécier  la  valeur, 
qu'un  jardinier  de  Montrcuil  est  venu  s'établir  aux 
Grésillons,  a  fait  construire  des  murs  à  espaliers  et  y 
cultive  des  pêchers  qui  doivent  à  ce  nouvel  engrais  une 
croissance  anormale.  L'eau  ainsi  traitée  est  claire  et 
absolument  inodore,  —  résultat  d'autant  plus  remar- 
quable qu'on  a  scientifiquement  étudié  les  différents 
éléments  qui  la  composent  et  que  ceux-ci  sont  infects. 

On  donné  ce  terreau  aux  paysans,  qui  n'ont  que  la  peine  de  venir  le 
clipiclier.  Croirait-on  que  quelques-uns  en  font  commerce  et  venilent 
aisti  cher  cet  engrais  (lu'ils  re(,uivent  graluitenienl  1 


L'ENGRAIS.  5o7 

car  ils  sont  rejetés  par  des  fabriques  de  produits  chi- 
miques, des  usines  à  gaz,  des  teintureries,  des  savon- 
neries, des  fabriques  de  colle,  de  blanc  de  céruse,  et 
des  tanneries.  Le  dépôt  sec  a  été  analysé  par  des  chi- 
misles  éminents;  1,000  kilogrammes  contiennent: 

kil. 

Azote 45,01 

îlaiières  organiques 2G5.61 

Acide  pliospliorique 5,85 

Chaux 119,20 

Magnésie 5,46 

Matières  minérales  diverses.    .   .   .  592,87 

Total 1000,00 

Cette  composition  constitue  un  engrais  des  plus  puis- 
sants. A  ne  tenir  compte  que  du  prix  courant  de  l'azote 
et  de  l'acide  phosphorique,  c'estune  valeur  de  34  francs 
56  cent.  Or  il  faut  savoir  qu'un  mètre  cube  de  terreau 
produit  par  les  eaux  d'égout  ne  revient  pas  en  moyenne 
au  quart  de  cette  somme.  Au  point  de  vue  de  tous  les 
avantages  que  l'on  peut  en  retirer,  c'est  donc  une  opé- 
ration irréprochable. 

On  voit  par  quels  moyens  simples  et  peu  dispendieux 
on  parvient  à  donner  à  l'agriculture  une  terre  exlraor- 
dinairement  productive ,  et  à  ne  repousser  dans  le 
fleuve  qu'une  eau  rendue  inoffensive  par  la  clarification 
qu'elle  a  subie.  Cette  exploitation  est  trés-digne  d'inté- 
rêt; tous  ceux  qui  ont  quelque  souci  de  l'agriculture 
devraient  la  visiter  en  détail;  elle  est  d'un  haut  ensei- 
gnement et  démontre  quel  secours  les  villes  populeuses 
pourraient  apporter  aux  campagnes  qui  les  environ- 
nent. D'ici  à  quelques  années  la  plaine  de  Gennevilliers 
ne  sera  plus  reconnaissable,  et  il  y  aura  là,  prés  de  la 
Seine,  une  fabrique  d'engrais  sec  qui  saura  au  besoin 
expédier  ses  produits  dans  la  France  entière.  Paris  ren- 
dra ainsi  en  fécondité  à  la  province  une  partie  de  l'ali- 


558  LES  ÉGOUTS. 

mentation  qu'il  en  reçoit  et  donnera  un  exemple  qui 
mérite  d'être  compris. 

Si  notre  pays  savait  le  parti  que  l'on  peut  tirer  de 
VEucalyptus  glohulus  pour  dessécher  les  marais  du 
Midi,  et  s'il  ne  perdait  pas  par  insouciance  et  routine 
les  richesses  fécondantes  de  ses  eaux  d'égout,  il  quin- 
tuplerait facilement  sa  production  et  augmenlcrait  son 
bien-être  d'autant.  Il  est  à  désirer  que  l'expérience  si 
victorieusement  entreprise  aux  Grésillons  soit  énergi- 
quement  poursuivie ,  qu'elle  transforme  rapidement 
tout  ce  désert,  et  qu'elle  fournisse  ainsi  une  preuve 
de  ce  que  peut  la  science  animée  par  l'amour  du  bien 
public. 


Appendice.  —  Les  travaux  pour  la  dérivation  des  eaux  dégoût 
dans  la  plaine  de  Gennevilliers  se  poursuivent  activement;  les  nou- 
velles machines  installées  à  Clicliy,  sur  le  bord  de  la  Seine,  ont 
fonctionné  pour  la  première  fois  au  mois  de  juillet  1875  ;  le  service 
journalier  répand  maintenant  40,000  mètres  cubes  d'eau  impure 
qui  féconde  les  sables  de  la  pres([u'île  ;  lorsque  les  machines  fonc- 
tionneront jour  et  nuit  sans  intermittence,  la  montée  sera  de 
80,000  mitres  cubes,  correspondant  aux  résidus  liquides  d'une 
ville  de  500,000  âmes;  c'est  donc  environ  le  sixième  du  cube  total 
des  collecteurs;  c'est  beaucoup,  mais  ce  n'est  point  assez,  et  il  faut 
espérer  que,  malgré  des  réclamations  trop  intéressées  pour  êire 
sincères,  la  Seine  sera  bientôt  complètement  débarrassée  des  dé- 
tritus que  Paris  y  verse  encore  en  abondance  à  Asnières. 


FIS   DU   C1^■C!UIEME   VOLUME. 


PIÈGES  JUSTIFICATIVE? 


NUMERO    i 


Arrêt  de  la  cour  de  Parlement 

•on  COTTOAMNE  MARIE  LACXAY  ,  FILLE  CFISINIÈRE  ,  A  ÊTRE  PENDUE  ET  ÉTRANGLÉE, 
JUSQD'a  ce  ode  mort  s'ensuive,  par  l'eXÉCCTECR  DE  LA  UACTE  JCSTICE,  A  UXE 
POTENCE  QUI.  PODR  CET  EFFET,  SERA  PLANTÉE  DANS  LA  PLACE  DE  GRÈVE,  POUR 
VOL  DOMESTIQUE  d'c.NE  MON'flE  D'OR  ET  DE  COUVERTS  d'aRGENT,  DONT  ELLE  A 
ÉTÉ  TROUVÉE  SAISIE  AC  MOMENT  OD  ELLE  SE  DISPOSAIT  A  LES  MEURE  EN  GAGK 
AD  MONT-DE-PIÉTÉ. 


EXTRAIT  DES  REGISTHES  DU  PARLEMENT. 

Du  quatre  juillet  mil  sept  cent  quatre-vingt. 

Vu  par  la  cour,  le  procès  criminel  fait  par  le  prévôt  de  Paris, 
ou  son  lieutenant  criminel  au  Chàtelet,  à  la  requête  du  substitut 
■du  procureur  général  du  Roi  audit  siège,  demandeur  et  accusa- 
teur, contre  Marie  Launay,  fille  cuisinière,  défenderesse  et  accu- 
sée, prisonnière  es  prison  de  la  Conciergerie  du  Palais,  à  Paris,  et 
appelante  de  la  sentence  rendue  sur  ledit  procès  le  23  mai  1780, 
par  laquelle  ladite  Marie  Launay  a  été  déclarée  dûment  atteinte  et 
convaincue  du  vol  domestique  de  la  montre  d'or  et  des  couverts 
d'argent  dont  elle  a  été  trouvée  saisie  au  moment  où  elle  se  dispo- 
sait à  les  mettre  en  gage  au  Mont-de-Piété,  ainsi  qu'il  est  mentionné 
au  procès  :  pour  réparation  de  quoi,  ladite  Marie  Launay  a  été 
condamnée  à  être  pendue  et  étrangléejusqu'àceque  mort  s'ensuive, 


SCO  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

par  l'exécuteur  de  la  haute  justice,  à  une  potence  qui,  pour  cet 
eflet,  ferait  plantée  dans  la  (ilace  de  Grève  ;  ses  Liens  ont  été  décla- 
rés acquis  et  confisqués  au  Roi,  ou  à  qui  il  appartiendrait,  sur  iceux 
préalablement  pris  la  somme  de  deux  cents  livres  d'amende  envers 
le  Roi.  au  cas  que  confiscation  n'ait  pas  lieu  au  profit  de  Sa  Majesté. 
Il  a  été  dit  aussi  que  ladite  sentence  serait,  à  la  diligence  du  sub- 
stitut du  procureur  général  du  Roi,  imprimée,  publiée  et  affichée 
dans  tous  les  lieux  et  carrefours  accoutumés  de  la  ville,  faubourgs 
et  banlieue  de  Paris,  et  partout  où  besoin  serait.  Ouie  et  interrogée 
en  la  cour,  ladite  Marie  Launay,  sur  les  causes  d'appel  et  cas  à  elle 
imposés.  Tout  considéré  : 

La  cour  dit  qu'il  a  été  bien  jugé  par  le  lieutenant  criminel  du 
Cliàtelet,  mal  et  sans  griefs  appelé  par  ladite  Marie  Launay  et 
l'amendera;  ordonne  qu'à  la  re<iuête  du  proi;ureur  général  du 
Roi,  le  présent  arrêt  sera  imprimé,  publié  et  affiché  dans  les 
lieux  indiqués  par  ladite  sentence,  et  partout  où  besoin  sera;  et 
pour  le  faire  niellre  à  exécution,  renvoie  ladite  Marie  Launay 
prisonnière  par-devant  le  lieutenant  criminel  du  Cliàtelet.  Fait 
en  Parlement,  le  quatre  juillet  mil  sept  cent  quatre-vingl.  CuUa- 
tiouné,  Maasieii. 

Signé  :  Lucoustuhieh. 


PIÈCES  JL'STI^"1CAT1VES. 


HUMERO   2 
) 

1  Rapport  de  la  commission  du  travail  et  de  l'échange 

sur  la  liquidation  des  monts-de-piété. 


On  ne  peut  assigner  une  date  précise  àl'usure.  Dès  que  les  hommes 
eurent,  à  l'échange  pure  et  simple,  substitué  une  monnaie,  la  pas- 
sion du  lucre  engendra  le  prêt  usuraire. 

Au  moyen  âge,  les  peuples  se  déballaient  sous  l'étreinte  des  prê- 
teurs d'argent,  juifs,  lombards,  caorsins,  qui,  de  pair  avec  l'Église, 
les  écrasaient  d'impôts,  de  redevances  et  d'intérêts;  aux  temps  les 
plus  reculés,  on  voit  pratiquer  l'usage  de  la  contrainte  par  corps, 
ÛM  prêt  sur  gages  et  de  Vhijpothègue. 

Dans  une  charte  de  1254,  Louis  IX  s'exprime  ainsi  : 

«  Il  fut  commandé  destroitement  à  toz  les  baillis  que  li  cors 
des  Crestiens  ne  soient  pris  de  ci  en  avant  par  la  dete  des  Juifs, 
et  que  li  Crestiens  ne  soient  pas  contraints  de  vaindre  por  ce  leur 
héritage.  » 

D'autres  ordonnances  royales  tenJirent  à  réglementer  l'usure, 
et  de  nombreuses  proscriptions  vinrent  alleindre  les  usuriers. 
Mais  ces  mesures  n'eurent  pas  d'effets  bien  efficaces,  car  les  abus 
et  les  exactions  se  perpétuèrent  sous  tous  les  règnes;  et,  le  plus 
souvent,  ces  persécutions,  commandées  par  les  seigneurs,  le 
clergé,  ou  les  rois,  n'avaient  d'autres  motifs  que  la  confiscation, 
à  leur  profit,  des  fortunes  que  les  Juifs  ou  les  lombards  avaient 
amassées. 

Des  lettres  patentes  du  mois  de  mai  1582  concèdent  aux  lom- 
bards et  à  leurs  facteurs  le  droit  d'organiser  des  maisons  de 
prêt  sur  gages,  limitent  le  taux  des  intérêts  et  légifèrent  en 
26  articles  le  monstrueux  privilège  d'extfirquer  la  fortune  pu- 
blique et  le  produit  du  travail.  [Les  intérêts  furent  fixés  à  45  5/5 
p.  100.) 

Dans  ses  ordonnances  du  Louvre,  Louis  XI  confirme  pure- 
ment et  simplement  les  lettres  de  1582;  mais  ce  furent  les  der- 
nières. 

Les  monts-de-piété  prennent  leur  origine  en  Italie,  et  l'exemple 
est  suivi  dans  les  Pays-Bas  :  Pérouse,  1467;  Savone,  1479;  Ceséne, 
1488,  etc.;  P>ome,  1590.  Ce  dernier  établissement  prit  un  tel  déve- 
loppement, (ju'il  put  même  faire  TofOce  d'une  banque  de  prêts  pour 
des  sommes  considérables. 


362  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

Leurs  débuts  furent  scandaleux.  Ainsi  dit  un  écrivain  parlant  des 
livres  es  docteurs  redondant  d'erreurs. 

«  rcrmollent  aux  dils  Juifs  de  prêter  à  usure  à  lem-s  sujets 
et  d'en  tenir  banque  publiiiue  non-senlement  d'usuic.  inai<  aussi 
d'usure  d'usure  et  icelies  usures  d'usures  d'usures  exercer  et 
«xiger.  » 

Les  papes  et  les  ordres  religieux  dogmatisèrent  sur  les  monls- 
de-piéié,  et,  au  concile  de  Latran  (1512-1517),  une  huile  pon- 
tificale consacra  d'une  manière  définitive  les  prêts  sur  nantis- 
sement. 

A  cette  époque,  le  commerce  s'étendit  rapidement,  et  de  récontes 
découvertes  donnèrent  un  essor  aux  transactions.  La  bourgeoisie 
qui,  il  est  vrai,  n'existait  que  de  fait,  tout  en  écrasant  le  peuple, 
chercha,  d'un  autre  côté,  à  échapper  aux  serres  des  Juifs,  et  les  mai- 
sons de  prêts  furent  en  réalité  des  maisons  de  change. 

Ce  ne  lut  qu'en  1G26  que  les  états  généraux,  convoqués  à  Paris, 
promulguèrent  une  ordonnance  établissant  les  monls-de-piété. 
L'exécution  de  cette  ordonnance  fut  bien  incomplète;  mais  l'idée 
fut  reprise  par  Louis  XIV  en  16i3,  et  c'est  de  cette  époque  bien 
réellement  que  date  l'institution  des  monts-de-piété  à  Paris. 

Le  9  décembre,  sous  le  ministre  Necker,  une  nouvelle  ordonnance 
détermine  plus  particulièrement  l'administration  et  l'organisme 
des  monts-de-piété  et  de  leurs  succursales,  bien  que  Neclccr  lui- 
même  regarde  les  monts-de-piété  comme  une  «  sorte  de  conciliation 
avec  les  vices  ». 

Déjà  le  peuple  supportait  péniblement  un  excès  de  misère  que 
certes  ne  parvenait  pas  à  atténuer  la  facilité  d'emprunter  «.quelques 
sous  sur  les  nippes  ».  Aussi  Louis  XVI,  donnant  satisfaction  à  des 
demandes  pressantes,  réitérées,  menaçantes,  ordonna-t-il  la  resti- 
tution des  LINGES  DE  CORPS  et  VÊTEMENTS  d'hiver  engagés  pour  une 
somme  au-dessous  de  quatre-vingts  francs. 

Un  autre  décret  de  la  Convention  nationale,  du  4  pluviôse  an  II, 
vient  encore  en  aide  à  la  misère  publique  et  accorde  aux  porteurs 
de  reconnaissances  ne  dépassant  pas  vingt  livres  le  droit  de  retirer 
gratuitement  les  effets  déposés  au  mont-de-piété.  L'article  l>  portait: 
«  Les  comilcs  de  secours  publics  et  des  finances  feront  incessamment 
leur  rapport  à  la  Convention  sur  la  question  de  savoir  s'il  est  utile 
au  bien  général  de  conserver  les  établissements  connus  sous  la  dé- 
nomination de  monts-de-piété.  « 

Un  troisième  décret,  du  1"  pluviôse  an  III,  ordonne  de  remettre 
aux  propi  iétaires  indigents  les  nantissementsdéposés  par  eux  jusqu'à 
concurrence  de  cent  livres  [assignats). 

Puis  le  souffle  révolutionnaire  emporta  l'institution  même, 
sans  avoir  la  puissance  cependant  de  rétablir  le  crédit  et  de  don- 
ner aux  travailleurs  ce  qu'il  leur  faut  pour  vivre  :  les  ixstruji£.nts 

DE  TRAVAIL. 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  Ô03 

Sous  le  Directoire,  alors  qu'un  césar  apparaissait  avec  rintention 
formelle  de  réglementer  le  monde,  l'usure  avuit  pris  des  allures 
tellement  scandaleuses,  que  Regnault  de  Saint-Jean-d'Angély  ne 
trouva  d'autres  moyens  de  remédier  à  ces  nouvelles  exactions  que 
le  rétablissement  des  monts-de-piélé;  et,  le  24  messidor  an  XII,  un 
décret  impérial  sanctionna  les  conclusions  du  sénateur. 

De  Bonaparte  1"  à  nos  jours,  l'historique  des  monts-de-piété 
lie  présente  de  faits  importants  qu'une  réglementation  diverse 
dont  l'étude,  intéressante  à  coup  sûr,  dépasserait  le  cadre  de  ce 
4'apport. 


LIQUIDATION  DES  MOSTS-DE-PIETE  ;  I.ECR  SITCATIOS  ECONOMIQUE  ,  LEUR  VA- 
LEUR MORALE.  —  APPRÉCIATIONS  SUR  LES  SERVICES  Qu'lLS  RENDENT  AUX 
TRAVAILLEURS. 

Comme  toutes  les  institutions  flnancières  établies  sous  la  monar- 
chie, les  monts-de-piété  sont  un  monopole.  A  ce  titre,  l'intervention 
de  la  Commune  est  nécessaire. 

Les  monts-de-piélé  se  classifient  eux-mêmes  dans  l'ordre  des 
administrations  de  bienfaisance;  ils  ont  une  corrélation  intime  avec 
les  bureaux  de  bienfaisance,  l'administration  des  hospices,  les  caisses 
d'épargnes,  la  société  du  prince  impérial.  Ces  cinq  organes  de  la 
charité  publique  font  entre  eux  des  virements  de  fonds  journaliers. 

Les  opérations  financières  du  niont-dc-piétésont  les  suivantes  : 

Ils  empruntent  au  moyen  de  billets  au  porteur  ou  de  billets  à 
ordre,  à  raison  de  3  p.  100  d'intérêts  en  moyenne  ;  ces  emprunts 
proviennent,  pour  la  plupart,  des  dépositaires  à  la  caisse  d'é- 
pargnes. 

Les  bénéfices  résultant  de  la  balance  des  opérations  sont  attribués 
à  l'administration  des  hospices,  dont  les  propriétés  foncières  sont 
hypothéquées  du  montant  des  billets  souscrits. 

La  garantie  effective  des  avances  au  mont-de-piété  est  donc  basée 
sur  des  propriétés  appartenant  à  I  État. 

En  18G9,  les  bénéfices  ont  été  de  784,757  fr.  53  c.  Il  résulte  du 
compte  administratif  de  18G9  que  les  droits  perçus  en  moyenne  par 
le  mont-de-piété  auraient  été  de  G  p.  100  ;  mais  les  droits  indiqués 
aux  reconnaissances  s'élevant  à  12  ou  14  p.  lOU,  il  s'ensuit  que  le 
rapport,  pour  des  motils  qu'il  nous  a  été  impossible  de  connaître, 
est  muet  sur  une  p;irlie  des  opérations. 

Donc  cette  administration,  agissant  sous  une  sorte  de  commandite 
des  hospices,  n'alloue  que  3  p.  100  d'intérêt  aux  prêteurs;  mais, 
afin  de  laisser  un  aléa  pour  les  bénéfices  des  commanditaires,  lad- 


5G4  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

ministrotion  frappe  les  prêts  de  droits  divers,  afin  de  diminuer 

d'autant  le  prélèvement  des  frais  généraux. 

Dans  ces  irais  généraux  ne  figurent  pas,  bien  entendu,  les  loyers 
des  locaux,  qui  sont  à  la  charge  de  l'Etat. 

Les  billets  à  ordre  et  les  billets  au  porteur  sont,  pour  la  plupart, 
souscrits  au  profit  d'une  classe  trcs-niodeste,  la  même  absolument 
qui  crédite  la  caisse  d'épargnes.  La  confiance  sans  limite  qu'ins- 
pire l'administration  du  mont-de-piété  explique  ce  placement  à  in- 
térêts modiques. 

Les  intérêts  ne  forment  donc  qu'une  très-faible  partie  des  frais 
généraux,  qui  dans  l'organisation  complète  de  cette  institution  at- 
teignent un  taux  scandaleux;  les  appointements  des  divers  employés 
s'élèvent  à  environ  900,000  fr.  par  an. 

L'État  régularisant  les  prêts  sur  gages  avec  prélèvement  d'intérêts 
a,  par  son  approbation,  sanctionné  les  opérations  usuraires,  quels 
qu'en  soient  la  forme  ou  le  mobile. 

En  lait,  les  prêts  sur  gages  soulagent  momentanément  les  classes 
laborieuses  dans  les  cas  de  chômage  ou  de  maladie,  cas  fréquents, 
qu'une  organisation  sociale  équitable  doit  prévoir,  et  qu'elle  a 
pour  mission  de  prévenir  et  de  soulager  elfectivemcnt  sans  en  bé- 
néficier. 

Ils  n'ont  pas  davantage  leur  raison  d'être  dans  les  moments  de 
crise  générale,  où  les  charges  que  supporte  la  société  doivent  être 
réparties  d'une  laçon  normale. 

Les  classes  laborieuses  ont,  il  est  vrai,  pu  subvenir  aux  nécessités 
du  moment  par  l'intervention  du  mont-de-piété;  mais  les  familles 
sont  dépossédées  d'objets  qu'elles  ne  peuvent  remplacer,  et  qui  sont 
vendus  à  vil  prix. 

Voici,  pour  mémoire  seulement  et  sans  plus  de  développements, 
quelques-uns  des  nombreux  abus  que  protégeait  l'institution  du 
mont-de-piété  : 

Le  commerce,  pour  retarder  la  faillite,  détournant  des  marchan- 
dises afin  de  parfaire  le  chiffre  de  ses  échéances  ; 

L'agiotage  sopérant  en  grand  sur  la  vente  par  l'administration 
des  objets  non  dégagés,  et  sur  la  vente  des  reconnaissances  par  les 
emprunteurs  ; 

Dans  le  ménage,  l'économie  troublée  par  cette  facilité  d'un  em- 
prunt inutile  pour  le  travail  et  ruineux  pour  l'intérieur; 

Etc  ,  etc 

La  Commune,  par  ces  institutions  sincèrement  sociales,  par  l'appui 
qu'elle  donnera  au  travail,  au  crédit  et  à  l'échange,  doit  tendre  à 
rendre  inutile  l'institution  des  monts-  de-piété,  (ju!  sont  une  res- 
source offerte  au  désordre  économique  çt  à  la  débauche. 

Mais  revenant  au  fait  actuel,  la  commission  conclut  ainsi: 

Lemont-de-piété  détient  une  quantité  considérable  de  gages,  sur 
lesquels  il  a  prêté  une  somme  de  58  millions,  ce  qui,  vu  l'infério- 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  3ÏÏb 

rite  du  prêt  pendant  la  période  du  siège,  repi'esente  une  valeur 
réelle  d'environ  180  millions,  la  moyenne  du  prêt  ne  dépassant  pas 
le  cinquième  de  la  valeur  de  l'objet  déposé. 

Les  ventes  arrêtées  par  le  décret  de  la  Commune,  les  crédits 
ajournés,  la  dispersion  de  l'épargne  pendant  le  siège,  vont  forcé- 
ment  interrompre  les  opérations  des  monfs-de-piété,  qui  ne  sont 
plus  effectivement  que  les  gardiens  des  gages  en  magasin  et  qui 
privent  une  partie  considérable  de  la  population  d'objets  de  première 
nécessité. 

Il  faudrait,  pour  que  les  monts-de-piété  puissent  continuer  leurs 
opérations  usuraires  sous  le  gouvernement  de  la  Commune,  qu'ils 
recourussent  à  d'autres  établissements  de  crédit,  ce  qui,  en  en 
admettant  la  possibilité,  augmenterait  de  4  p.  100  au  moins  les 
contrilmtions  ou  préparerait  une  liquidation  annuelle  avec  un  cbiffre 
énorme  de  pertes. 


La  liquidation  des  monts-de-piété  est  donc  indispensable,  au 
double  point  de  vue  de  l'immoralité  de  leur  principe  et  de  la  nul- 
lité absolue  de  leur  fonctionnement  économique. 

La  liquidation  se  heurte  tout  d'abord  à  une  difficulté  qui  semble 
colossale  :  celle  de  rembourser  les  58  millions  de  francs,  dont  sont 
débiteurs  les  monts-de-piété  envers  une  classe  qui  a  engagé  là  les 
fruits  d'un  labeur  de  plusieurs  années. 

Il  serait  injuste  de  jeter  le  trouble  dans  la  vie  économique  de 
«iloyens  qui  ont  peut-être  fait  acte  de  prévoyance  e.xagérée,  mais 
non  d'agiotage. 

D'iui  autre  côté,  l'état  des  finances  ne  permet  pas  d'effacer  la 
dette  au  moyen  d'une  dépense  spéciale. 

Mais  si  l'on  place  la  question  sur  son  véritable  terrain,  il  ressort 
des  faits  que  l'administration  des  monts-de-piété  détient  et  immobi- 
lise une  valeur  de  180  millions  pour  prêts  de  38  milli('ns  ; 

Que  les  renouvellements,  s'ils  étaient  possibles  dans  l'état  actuel 
des  choses,  frapperaient  d'un  impôt  très-lourd  une  classe  particu- 
lièrement atteinte  ; 

Que  toute  liquidation  partielle,  dans  cette  période,  porterait  at- 
teinte aux  gages  du  prêteur  et  de  l'emprunteur. 

En  sorte  que  les  garanties  des  souscripteiu's  de  billets  n'ont 
d'autre  valeur  que  celle  que  leurprcsenle  le  crédit  des  monts-de- 
pièlé,  garantie  aléatoire. 

Cette  garantie  qu'offre  le  crédit  de  l'établissement  peut  être  rem- 
placée par  toute  autre,  et  la  Commune  se  mettant  au  lieu  et  place 
des  monts-de  piété,  supprimés  en  vertu  des  considérations  dévelop 
péesplus  haut,  aucun  intérêt  ne  sera  lésé. 


3C6  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

La  Commune  aurait  à  déléguer  un  syndicat  de  liquidation,  qui 
examinerait  scrupuleusement,  sous  les  yeux  de  la  Commission  du 
travail  et  de  l'échange,  les  titres  des  créanciers  des  monts-de-piélé. 
Ceux  qui  ne  donneraient  prise  à  aucune  accusation  de  fraude  ou 
d'opérations  irrégulières  seraient  échangés  contre  une  valeur  nonu- 
nale  garantie  par  la  Commune,  et  remboursable  en  cinq  ans,  par 
trimestre  et  par  voie  de  tirage  au  sort. 

Les  débiteurs  du  mont-de-piété  recevraient  leurs  gages  repré- 
sentés par  des  effets  d'/iabiltcmeiit,  literie;  objets  mobiliers  et 
outillage.  Ils  souscriraient,  au  profit  de  la  Commune,  un  engage- 
ment de  la  totalité  de  leur  dette,  remboursable  en  cinq  ans  et  par 
coupons  mensuels. 

Celte  confiance  accordée  au  peuple  consacrerait  le  principe  du 
droit  des  travailleurs  au  crédit. 

Sans  doute,  le  syndicat  de  liquidation  resterait  à  découvert  d'une 
certaine  somme  d'engagements  impayés,  résultat  forcé  des  événe- 
ments politiques  passés,  et  dont  la  société  est  solidaire. 

Cette  expérience  de  crédit  et  de  confiance  accordés  aux  travail- 
leurs sera  concluante;  et  alors  tomberont  toutes  les  calomnies  qui 
ont  tenté  d'entacher  leur  honorabiliié. 

Les  objets  d'or  et  d'argent,  qui  n'ont  qu'une  valeur  «ccessoire, 
seraient  conservés  comme  garantie,  tout  en  laissant  aux  emprun- 
teurs la  faculté  de  se  libérer  par  fractions. 

Les  marchandises  engagées  par  les  commerçants  seraient  égale- 
ment  conservées,  pour  ce  fait  qu'elles  sont  elles-mêmes  la  garantie 
des  créanciers.  Toutefois,  le  syndicat  serait  admis  à  faire  l'échange 
de  ces  marchandises  contre  d'autres  garanties. 

Les  reconnaissances  détenues  par  des  tiers  ne  seraient  pas  admises 
au  bénéfice  de  la  restitution;  elles  seraient  rangées  dans  la  caté- 
gorie des  matières  d'or  et  d'argent. 

Enfin,  un  an  après  l'ouverture  de  la  liquidation,  tout  gage  restant 
en  possej-sion  complète  du  syndicat  sera  vendu,  après  publicité 
suffisante,  au  profit  de  la  liquidation. 


Considérant  que  les  lois  et  ordonnances  qxii  régissent  les  monts- 
de-piété  constituent  un  privilège  en  faveur  d'une  exploitation 
privée  ; 

Que  la  Commune  ne  peut  continuer  la  tradition  de  l'ancien 
légime,  protégeant  un  établissement  de  crédit  dans  ses  opérations 
usuraires ;  _ 

Considérant  que  les  monts-de-piété  ne  sauraient  remplacer  le  droit 
des  travailleurs  aux  instruments  de  travail  et  au  crédit; 


PIÈCES,  JUSTIFICATIVES.  36T 

Que  les  ressources  momentanées  qu'ils  trouvent  clans  les  prêts 
sur  gages  sont  souvent  une  cause  de  misère  dans  la  lamille,  qui 
voit  disparaître  peu  à  peu  le  fruit  de  ses  économies  ; 

Qu'il  est  d'iiabitude,  pour  le  commerçant  gêné,  de  recourir  à 
l'expédient  de  l'emprunt  au  mont-de-piélé;  opérations  que  l'on 
retrouve  dans  le  plus  grand  nombre  des  faillites,  et  qui  eussent 
dû  être  considérées  comme  une  fraude  au  moyen  de  laquelle  les 
gages  des  créanciers  avaient  été  détournés  ; 

Considérant,  en  outre,  qu'après  la  crise  que  vient  de  subir  la 
population  de  Paris,  la  majorité  des  familles  ayant  des  engagements 
au  mont-de- piété  sont  privées  d'objets  indispensables,  qu'elles  ne 
pourront  remplacer  de  longtemps; 

La  Commiiue 


Art.  1".  La  liquidation  des  monts-de-piété  est  prononcée. 
Art.  2.11  est  nommé  un  syndicat  de  liquidation,  composé  des  ci- 
toyens   

agissant  sous  la  surveillance  de  la  Commission  du  travail  et  de 
réchange. 

Art.  3.  Les  créanciers  du  mont-de-piété  recevront,  en  échange 
de  leurs  titres,  ime  reconnaissance  garantie  par  la  Commune  et 
remboursable  en  cinq  années,  par  trimestre  et  par  voie  de  tirage 
au  sort. 

Art.  4.  Les  objets  mobiliers,  vêtements,  literie,  outillage,  seront 
rendus  contre  l'engagement  que  souscrii-a  le  débiteur  de  rembour- 
ser au  syndicat  le  montant  du  prêt  en  cinq  années  et  par  mois. 

Toutefois,  les  objets  appartenant  aux  familles  des  citoyens  morts 
pour  la  Commune  seront  rendus  gratuitement. 

Pareille  exception  sera  faite  pour  les  gardes  nationaux  dont  les 
blessures  sont  assez  graves  pour  motiver  une  cessation  de  travail. 

Art.  5.  Les  objets  d'or  et  d'argent  seront  conservés  à  titre  de  ga- 
rantie jusqu'à  complet  remboursement  de  l'emprunt,  q-yï  pourra 
s'effectuer  par  versement  minima  de  1  fr.  par  jour. 

Art.  6.  Les  marchandises  provenant  des  magasins  de  ven  "  tseront 
également  conservées,  mais  pourront  être  échangées  contre  toute 
autre  garantie. 

Art.  7.  Les  titulaires  des  reconnaissances  bénéficieront  seuls  du 
présent  décret.  Ils  devront  prouver  que  leur  identité  est  confoime 
à  la  déclaration  contenue  dans  les  livres  du  mont-de-piété. 

Art.  8.  .\u  délai  d'un  an,  les  objets  indiqués  par  l'article  4  seront 
sendus  publiquement  et  à  l'enchère. 

Art.  9.  Ceux  qui  ont  été  indiqués  par  les  articles  5  et  6,  et  qui 


Ô68  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

ii'aviraient  pas  été  retirés,  seront  vendus  à  l'expiration  des  opéra- 
tions syndicales. 


INN'EIE    AU   PROJET    1  E    LIQUIDATION    DES   MONTS-CE-PIÉTE. 

Les  considérations  précédentes  se  résument  ainsi: 

1°  Rendre  tous  les  gages,  outillage,  vêtements,  couvertures,  lite- 
rie, détenus  par  les  monts-de-piété. 

Afin  que  les  marchands  qui  trafiquent  sur  l'achat  des  recon- 
naissances ne  profitent  pas  du  décret  de  la  Commune,  il  faut  que 
les  bénéficiaires  porteurs  de  la  reconnaissance  prouvent  leiu'  iden- 
tité, et  qu'elle  soit  conforme  à  la  déclaration  reçue  au  bureau  d'en- 
gagement. 

Les  veuves  ou  orphelins  des  gardes  nationaux  tués  au  service  de 
la  Commune  recevront  gratuitement  leurs  gages; 

De  même,  les  gardes  assez  griévemeni  blessés  pour  être  dans  Tim- 
possibilité  de  reprendre  leur  état. 

Les  municipalités  pourront,  sous  la  garantie  des  membres  de  la 
Commune;  rendre  gratuitement  les  gages  aux  nécessiteux 


Mais  combien  de  travailleurs,  fjardcs  nationaux  sans  aucune 
rc>^source  actuelle,  et  ayant  des  objets  de  première  nécessité  enga- 
ges au  inont-de-piélé,  hésiteront  à  se  déclarer  nécessiteux  et  ne 
profiteront  pas  du  décret  ! 

C'est  en  faveur  de  cette  catégorie,  fort  nombreuse,  que  le  rapport 
de  la  Commission  propose  le  retrait  des  gages,  contre  engagement 
de  rembourser  en  cinq  années  et  par  mois. 

Cette  mesure  serait  d'autant  plus  socialiste  que  l'homme  convaincu 
est  fier,  et  qu'il  ne  se  résout  pas  facilement  à  solliciter  une  aumône, 
môme  déguisée. 

Donc,  gratuité  absolue  aux  veuves  et  orphelins  des  gardes  moi  ts 
en  défendant  la  Commune; 

Gratuité  absolue  aux  blessés  ; 

Gratuité  absolue  aux  nécessiteux. 

Reste  à  résoudre  la  question  au  profit  do  ceux  qui  n'ont  pas  de 
ressources,  mais  qui  ne  voudraient  pas  se  déclai'er  nécessiteux. 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  369 

Matières  d'or  et  d'argent  retenues  jusqu'à  parfait  remboursement 
du  prêt; 

Marcljandises  neuves  sortant  des  magasins  retenues  également. 

En  dehors  de  ces  opérations,  il  faut  songer  à  liquider  radicale- 
ment les  monts-de-piété,  qui  ne  sont  qu'une  officine  d'usure,  et 
dont  les  actes,  mis  au  grand  jour  par  le  conseil  de  liquidation, 
fourniront  sans  doute  des  révélations  importantes. 

Liquider,  parce  que  l'établissement  ne  sera  plus  en  mesure  de 
continuer  ses  opérations,  faute  de  crédit. 

Liquider,  parce  que  le  prêt  officiel  sur  gages  est  immoral. 

Liquider,  parce  que  le  crédit  est  un  droit  acquis  à  chaque  travail- 
leur, droit  qui  doit  se  manifester  autrement  que  par  la  privation 
d'objets  qui  lui  sont  indispensables. 

Liquider,  parce  que  les  prêteurs  sont  eux-mêmes  des  nécessileux, 
et  que  leurs  intérêts  pourraient  être  compromis  par  les  manœuvres 
d'une  administration  hostile  au  peuple  et  à  la  Commune. 

II  est  bien  entendu  qu'à  la  liquidation  du  mont-de-piété  doit 
succéder  une  organisation  sociale  qui  donne  au  travailleur  des  ga- 
ranties réelles  de  secours  et  d'appui,  en  cas  de  chômage  et  de  ma- 
ladie. Certes,  la  suppression  de  cette  institution  ne  devra  causer 
aucune  appréhension  à  qui  que  ce  soit,  et,  nous  devons  en  être 
bien  convaincus,  l'établissement  de  la  Commune  commande  de 
nouvelles  institutions,  réparatrices,  susceptibles  de  mettre  le  tra- 
vailleur à  l'abri  de  l'exploitation  par  le  capital,  à  l'abri  des 
nécessités  d'emprunts  usuraires,  et  d'installer  à  son  foyer  le 
calme  et  la  tranquillité,  qui  retrempent  les  courages  et  moi-alisent 
l'individu. 

La  Commission  du  travail  et  de  Véchange  : 

CHALAIX,    L0>'GUET,    MALOX,    SERAILLEU,   TIIEISZ. 

Le  délégué  : 
LÉO  fra:<kel. 


(Extrait  du  Journal  officiel  de  la  République  française,  n*  12i  ; 
l"mai  1871.) 


370  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 


NUMERO    5 


Lettre  inédite  de  Valentin  Hafly. 

Chez  l'abbé  IlaUy,  membre  de  l'Académie  française,  professeur  de 
minéralogie,  chevalier  de  la  Légion  d'honneur,  etc.,  etc.,  au 
Jardin  du  Roi  à  Paris,  dimanche  28  mai  1820. 

Je  saisis,  mon  cher  fils  bien-aimé,  l'occasion  du  voyage  de  la 
respectable  madame  de  Forville  en  Russie  pour  mettre  sous  tes 
yeux  des  renseignements  relatifs  au  séjour  que  tu  fais  toi-même 
dans  cet  empire,  et  qui  pourront  t'aider  à  fixer  sur  toi  l'attention 
gracieuse  du  bon  empereur  Alexandre,  à  la  recommandation  de 
plusieurs  seigneurs  de  sa  bienveillante  noblesse  si,  comme  je  l'es- 
père, madame  la  princesse  de  Volkonsky  veut  bien  prêter  une 
oreille  attentive  à  la  prière  de  mademoiselle  de  Forville  dans 
cette  circonstance.  Ils  te  sont  déjà  connus  en  partie  les  renseigne- 
ments dont  je  viens  de  te  parler.  Lis  à  cet  eflet  toute  cette  lettre 
bien  attentivement. 

Je  vivois  du  produit  de  mon  cabinet,  sous  le  régne  de  notre  in- 
fortuné souverain  feu  Louis  XVI,  honoré  que  j'étois  du  titre  de  secré- 
taire-interprète du  roi  pour  la  traduction  des  langues  étrangères  et 
des  écritures  en  caractères  illisibles  au  commun  des  hommes,  etc. , etc. , 
voulant  en  outre  employer  mes  loisirs  5  quelque  objet  utile  au 
soulagement  et  à  la  consolation  de  l'infortune  (1782,  mai  28),  un 
jour  où  la  grande-duchesse  de  Piussie  (aujourd'hui  l'impératrice- 
mère)  venait  de  passer  sur  le  boulevard  de  la  place  Louis  XV,  avec 
le  grand-duc,  son  époux,  j'aperçus  dans  un  café  dix  pauvres  aveugles, 
affublés  d'une  manière  ridicule,  ayant  des  bonnets  de  papier  sur 
la  tête,  des  lunettes  de  carton  sans  verre  sur  le  nez,  des  parties  de 
musique  éclairées  devant  eux,  et  jouant  fort  malle  même  air  toi.s  à 
l'unisson.  On  vendoit  à  la  porte  du  café  une  gravure  représentant 
cette  scène  atroce.  Au  bas  de  l'estampe  étoient  huit  vei's  dans  lesquels 
on  se  moquoit  de  ces  infortunés.  J'achetai  cette  gravure;  et  l'es- 
prit encore  frappé  des  regards  bienveillants  de  la  princesse  Marie 
Féodoi'owna,  je  conçus  le  projet  de  secourir  et  de  consoler  les  mal- 
heureux aveugles  (1784).  11  me  vint  dans  l'idée  d'imprimer  des 
paroles  et  de  la  musique  en  relief  sur  le  papier,  pour  les  mettre  à 
portée  d'apprendre  chacun  sa  partie  par  cœur  à  l'aide  du  tact. 

Je  ne  fus  pas  découragé  par  le  premier  obstacle  qui  se  rencon- 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  571 

tra  (le  défaut  de  finances),  secours  si  nécessaire  dans  une  entre- 
prise sujetie  à  beaucoup  d'avances  pour  faire  des  essais  multiplias, 
te  produit  de  mon  cabinet  de  secrétaire-interprète  du  roi  ne  suffi- 
sant pas,  je  fis  des  emprunts.  Ces  sacrifices  furent  d'autant  plus  in- 
dispensables de  ma  part,  qu'ayant  prié  la  compagnie  de  bienfaisance 
[l"  mai)  connue  sous  le  nom  de  Société  philanthropique,  de  m'a- 
vancer  à  cet  effet  les  fonds  dont  j'avois  besoin  et  de  me  confier 
l'éducation  de  douze  pauvres  enfants  aveugles  qui  étoient  au  nombre 
de  ses  pensionnaires,  elle  en  fut  détournée  pendant  quelque  temps 
par  l'annonce  qu'on  lui  fit  de  moyens  bien  supérieurs  aux  miens, 
pour  l'instruction  des  enfants  qui  seroient  tout  à  la  fois  aveugles-nés 
ainsi  que  sourds-muets  (1784,  décembre  5).  C'est  ce  qu'attestent  le 
Journal  de  Paris  du  5  décembre  1784  et  autres  écrits  publiés  posté- 
rieurement. 

Je  commençai  donc  mon  institution  avec  un  seul  sujet  (le  nommé 
Le  Sueur),  pauvre  aveugle  demandant  à  la  porte  d'une  église.  J'eus 
soin  avant  tout  de  lui  assurer  tout  au  moins  l'équivalent  de  ce  que 
lui  accordait  par  jour  la  bienfaisance  publique.  Puis  je  lui  mis 
€ntre  les  mains  une  petite  machine  fort  simple  à  faire  du  ruban, 
qu'un  voyageur  avoit  rapportée  d'Angleterre.  Ensuite,  voulant  l'es- 
sayer par  d'autres  parties  d'éducation,  je  lui  appris  à  lire,  à  écrire, 
à  compter,  à  imprimer,  à  déchiffrer  la  musique  et  appliquer  au 
piano  à  l'aide  d'un  maître  les  pi'incipes  de  cet  art.  Je  joignis  à  ces 
premières  connoissances  celles  de  la  grammaire,  de  la  géographie 
€t  de  l'histoire,  etc. 

Des  livres  de  morale  et  de  religion  furent  la  base  de  sa  biblio- 
thèque (1785,  janvier).  Ce  fut  alors  que  la  Société  philanthropique 
me  confia  l'éducation  de  ses  douze  pauvres  enfants  aveugles.  A  peine 
les  premiers  succès  de  cette  institution  furent-ils  connus,  que  des 
journaux  en  rendirent  un  compte  favorable.  L'Académie  des  sciences 
«xamina  mes  procédés  et  m'en  délivra  des  rapports  avantageux. 
Les  encyclopédies  française  et  anglaise  en  firent  mention  au  mot 
Aveugles, 

(1786,  décembre  11.)  S.  M.  feu  le  roi  Louis  XVI,  informée  par 
différents  seigneurs  de  sa  cour  de  la  naissance  de  cette  institution, 
me  fit  transporter  avec  mes  vingt-quatre  premiers  élèves  en  son 
château  de  Versailles;  nous  y  garda  quinze  jours  (20)  ;  vit  deux  fois 
l'exposition  de  leurs  moyens  d'industrie  ;  la  première  seule,  la  se- 
conde environnée  de  toute  sa  cour,  aux  yeux  de  laquelle  ce  bien- 
veillant monarque  daigna  même  m'aider  à  les  faire  valoir.  Sa  Ma- 
jesté voulut  bien  accepter  la  dédicace  de  mon  Essai  siu"  l'éducation 
de  mes  intéressants  élèves,  leur  donna  un  premier  témoignage  de 
sa  bienfaisance  et  nous  fit  reconduire  à  Paris,  où  elle  fonda  la 
première  institution  royale  des  aveugles  travailleurs.  A  la  prière  de 
ces  infortunés,  présentée  au  roi  par  M.  le  duc  de  Villeciuier,  Sa  Ma- 
jesté daigna  promettre  de  m'honorer  du  premier  cordon  de  Saint- 


372  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

Micliol  qui  deviendroit  vacant.  (Faveur  dont  me  priva  la  Révolution 
par  la  suppression  des  ordres  de  chevalerie.) 

Le  premier  établissement  royal  des  jeunes  aveugles  travailleurs, 
ce  monument  de  la  bienfaisance  de  Louis  XVI,  fut  respecté,  s'accrut 
et  se  perfeclioima  sous  toutes  les  espèces  de  gouvernement  qui  sui- 
virent celui  de  ce  bon  roi,  malgré  les  efforts  continuels  de  mon  en- 
nemi pour  le  renverser. 

(1790,  décembre  2i.)  Le  corps  des  musiciens  de  ces  infortunés 
fut  même  employé  par  ordre  des  gouvernements  dans  les  cérémo- 
nies civiles  ou  religieuses,  et  jusques  au  service  du  culte  établi  à  l'é- 
poque où  les  églises  catholiques  étoient  fermées.  Ils  exécutèrent 
une  messe  de  requiem  au  service  de  l'abbé  de  l'Épée,  au  commen- 
cement de  cette  année  (1791,  mars  13). 

Pour  être  déchargé  de  la  dépense  d'un  logement  nécessaire  à  mon 
institution,  j'avois  obtenu  du  gouvernement  la  permission  de  la 
placer  dans  un  édifice  public.  On  m'empêcha  pendant  quelques  mois 
de  jouir  de  cet  avantage. 

Les  fonds  pour  son  entrelien  étant  également  refusés,  le  bien- 
faisant Louis  XVI,  à  ma  prière,  les  alloua  sur  la  trésorerie  nationale. 

(1801.)  Malgré  le  compte  satisfaisant  que  l'administration  de  bien- 
faisance rendit  au  ministre  d'instruction  publique  du  produit  des 
travaux  de  mes  élèves  aveugles,  sous  la  direction  de  leurs  répéti- 
teurs et  chefs  d'ateliers,  ainsi  que  de  la  recette  et  dépense  de  leur 
économe,  qui  tous  étoient  privés  de  la  lumière,  leur  ennemi  juré,  les 
taxant  d'inutiles  et  onéreux,  en  demanda  la  suppression. 

Enfin  ÎSapoléon  Bonaparte,  alors  consul  de  la  République  fran- 
çoiso,  cédant  aux  intrigues  de  l'égo'iste  malveillant  qui  nous  persé- 
cutoit,  détruisit  la  première  institution  royale  des  jeunes  aveugles 
travailleurs  fondée  par  Louis  XYI  et  composée  alors  de  cent  vingt 
élèves,  et  les  fit  placer  à  l'hôpital  des  Quinze-Vingts,  fondé  par  saint 
Louis,  où  vivoient  de  leur  pension  trois  cents  aveugles  avancés  en 
âge.  Il  me  fit  donner  ma  démission  par  le  ministre  de  l'instruction 
publique,  qui  motiva  la  suppression  de  mon  emploi  sur  la  nécessité 
de  l'économie.  Et  cependant  le  ministre  dit  positivement  dans  un 
autre  acte  public  n'avoir  fait  remplacer  que  deux  sujets  (censés  pré- 
sentés par  moi,  quoique  je  ne  les  connusse  pas,  et  que  les  aveugles 
eux-mêmes  les  jugeassent  incapables  de  les  diriger). 

{1802.)  Sorti  de  l'établissement  où  feu  Sa  Majesté  Louis  XVI  m'a- 
voit  honoré  de  la  place  de  directeur,  je  fis  annoncer  dans  les 
journaux  que  j'allois  former  en  mon  particulier  un  pensicflnat  en 
laveur  des  enfants  aveugles  appartenant  à  des  familles  aisées.  Il 
me  vint  d'abord  tout  à  coup  cinq  élèves,  savoir,  un  de  Paris,  un  de 
Flandre,  un  d'Amérique,  un  d'Angleterre  et  un  d'Allemagne.  Je 
m'empressai,  nion  bon  ami,  de  commencer  à  les  instruire,  opéra- 
tion dans  laquelle  Fournier,  le  premier,  parmi  ces  élèves,  ayant 
déjà  abordé  mes  premiers  principes  au  sein  même  de  ta  famille, 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  573 

et  ctnnt  secondé  par  toi,  (|iioique  tu  ne  fusses  alors  âgé  que  de  trois 
ans  (1805,  j:iii\ier),  ne  tarda  pas  à  m'oLtenir  des  succès.  Je  con- 
serve avec  soin  une  pièce  de  ton  écriture  à  celte  date  (1803, 
août  '24). 

Le  public  continua  d'honorer  de  son  intérêt,  même  ma  petite 
institution  particulière,  quoique  à  cette  époque  parût  la  deuxième 
édition  d'un  ouvrage,  dans  lequel  un  auteur  méprisoit,  encore  plus 
qu'il  l'avoitfait  dans  sa  première  publication,  mes  infortunes  élèves, 
leur  instituteur  et  les  procédés  qu'il  avoit  imaginés  pour  les  soula- 
ger et  les  consoler  de  leur  malheur. 

(1805,  lévrier  28.)  Entre  les  personnages  de  distinction  qui  visi- 
tèrent alors  mon  pensionnat  particulier,  je  ne  te  parlerai  pas  de 
S.  S.  Pie  VII,  qui  avoit  daigné  me  promettre  d'y  venir,  mais  que 
l'intrigue  attira  ailleurs,  où  on  lui  fit  voir  mes  procédés  d'écritures. 
Je  te  rappellerai  seulement  M.  le  duc  de  Sommerset  et  madame 
l'épouse  de  Son  Excellence  l'ambassadeur  de  Russie  en  Espagne, 
qui  m'honora  de  sa  présence  en  passant  à  Paris.  Je  suis  attaqué, 
jusqu'à  la  lin  de  mes  jours,  sans  m'en  plaindre,  d'une  incommodité 
grave,  dont  mon  zèle  à  démontrer  mes  procédés  devant  cette  prin- 
cesse fut  la  cause.  Un  de  mes  aides  n'étant  pas  assez  vite  une 
casse  d'miprimeriefort  pesante,  je  voulus  la  transporter  moi-même, 
et  mes  elforts  lurent  suivis  d'une  double  descente  devenue  très-in- 
commode. S.  M.  le  bon  empereur  .\lcxandre,  informée  des  injus- 
tices dont  j'étois  la  victime,  me  fit  proposer  par  S.  Exe.  le  général 
ililroif  de  venir  à  Saint-Pétersbourg  former  en  faveur  des  aveugles 
russes  vuie  insliiulion  pareille  à  celle  qu'avoil  fondée  Louis  XVI 
dans  Paris.  J'accejitai  ses  offres  gracieuses. 

(1800,  mai  2.)  .\lfligé  que  j'étois  par  ma  descente  et  par  un  mal 
à  la  jambe,  pour  la  guérison  duquel  il  fallut  me  faire  l'opération, 
nous  ne  partîmes  pour  la  Paissic,  ta  mère,  toi,  mon  cher  fils,  et  le 
bon  Fournier,  l'un  de  nos  plus  habiles  élèves  aveugles  (que  l'em- 
pereur avoit  permis  de  m'accompagner),  qu'au  commencement  de 
mai  1800.  Plusieurs  journaux  parlèrent  de  l'éducation  des  aveugles 
et  notamment  le  Ciccronc  parlsicnse,  qui  mit  sous  les  yeux  du  pu- 
blic les  injustices  dont  j'étois  la  victime  en  France.  >ous  fûmes 
invités  à  donner  chez  divers  personnages  distingués  une  idée  de 
mon  genre  d'institution.  Nous  opérâmes  chez  la  princesse  de  Wil- 
helmsbad,  chez  S.  M.  le  roi  de  Prusse,  à  l'.^cadémie  dessciences  de 
Berlin  et  autres  parts.  Ta  mère,  mon  cher  fils,  fera  sans  doute  en- 
trer dans  ton  présent  de  noces  la  belle  boîte  ornée  du  chilfre  F.  G. 
en  brillants  que  le  monarque  prussien  m'envoya  de  Cliarlotten- 
tourg. 

(Septembre  7.)  Nous  crûmes  de  notre  devoir  d'aller  en  passant 
saluer  à  Mittau  Louis  XVIII,  notre  souverain  légitime.  Sa  Majesté 
m'ayant  invité  à  faire  opérer  Fournier  en  présence  de  toute  sa 
maison,  comme  avoient  fait  mes  premiers  élèves  aveugles  20  années 


374  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

auparavant  à  Versailles,  sous  les  yeux  de  son  frère  Louis  XVI  et  de- 
toute  sa  famille  (c'étoit  le  26  décembre  1786).  Lorsque  nous  en 
fûmes  à  la  partie  de  l'écriture,  mon  élève  aveugle  écrivit  tout  à  la 
fois  du  même  coup  de  son  style  d'acier,  sous  les  yeux  de  l'auguste 
assemblée,  deux  copies  semblables,  l'une  en  relief,  l'autre  en  noir, 
des  paroles  ci-après  :  «  Saint  Louis  ayant  fondé  un  hôpital  pour 
trois  cents  aveugles,  invalides,  qui  avoient  perdu  la  vue  en  Egypte. 
Louis  XYI  fonda  un  hospice  en  faveur  des  jeunes  aveugles  que  l'on 
apprenoit  à  s'occuper  utilement.  Ce  second  établissement  ayant  été 
détruit  par  le  consul  Bonaparte,  ce  sera  sous  le  règne  de  Louis  XVIII 
qu'il  sera  rétabli.  » 

(180G,  septembre  7.)  Notre  souverain  légitime  ayant  lu  cette  pré- 
diction de  mon  prophète,  aveugle  des  yeux  du  corps,  nous  dit  : 
«  J'ai  suivi  dans  les  journaux  le  compte  de  vos  travaux  pour  la  con- 
solation de  l'infortune;  j'exhorte  votre  cher  fils,  ici  présent,  à  con- 
tinuer de  vous  y  aider.  Dans  quelque  position  que  je  me  trouve, 
je  ne  vous  oublierai  pas.  »  Dernières  paroles  bienveillantes  que  nous- 
répéta  S.  A.  Pi.  le  duc  d'Angoulême  au  nom  de  la  famille  royale. 
Je  t'ai  vu  avec  plaisir,  mon  cher  Juste,  suivre  l'avis  sage  de  notre 
digne  roi,  quoique  dans  une  autre  carrière  que  celle  que  j'ai  em- 
brassée. En  nous  quittant  Sa  Majesté  me  dit  en  particuher  :  «  Vous 
profiterez  sans  doute  de  votre  accueil  en  Russie  pour  servir  nos 
bons  François.  —  Sire,  répondis-je,  je  le  dois  à  double  titre:  ils 
sont  vos  sujets  et  mes  compatriotes,  e  Après  avoir  cédé  mon  éta- 
blissement, nous  partons  pour  Saint-Pétersbourg.  Déjà  la  malveil- 
lance y  avoit  répandu  des  calomnies  sur  mon  compte.  J'étois,  sui- 
vant son  témoignage,  un  espion  envoyé  par  Bonaparte,  pour 
l'informer  de  ce  qui  s'y  passeroit.  D'ailleurs  la  deuxième  édition 
que  j'ai  citée  le  2  janvier  1803,  y  étoit  répandue  depuis  plus  de 
trois  ans.  Les  relations  de  son  auteur  avec  S.  M.  l'impératrice- 
mère  et  celles  qu'y  avoit  aussi  le  protégé  de  ce  malveillant,  n'avoient 
pas  peu  contribué  à  m'indisposer  celte  souveraine.  Quant  au  ver- 
tueux empireur  Alexandre,  las  d'entendre  des  suggestions  défavo- 
rables, Sa  Majesté  finit  par  répondre  :  «  Qu'on  ne  me  parle  plus  mal 
de  ces  étrangers,  tant  qu'ils  se  plairont  près  de  moi,  je  les  garde- 
rai. »  Il  me  parut  donc  démontré  qu'on  vouloit  empêcher  l'insti- 
tution des  aveugles  de  réussir  à  Saint-Pétersbourg.  Alors  j'y  dé- 
ployai d'autres  facultés  dont  heureusement  pour  moi  on  me  savoit 
possesseur. 

(1810).  Sur  l'invitation  de  diverses  personnes  distinguées,  sans 
quitter  mon  objet  principal,  à  mes  moments  de  loisir  je  donnai  des 
leçons  à  des  sourds-muels,  à  des  bègues,  à  des  enfants  dont  l'intel- 
ligence était  dérangée;  et  puis  après  avoir  adressé  à  S.  M.  l'empe- 
reur un  mémoire  imprimé  sur  l'art  télégraphique  dont  il  accepta 
la  dédicace  d'une  manière  favorable,  j'exerçai  successivement  des 
Soldats  à  transmettre  la  jiarole  par  ma  théorie,  de  l'agrément  de- 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  375 

Leurs  Excellences  Mgrs  de  Tchitchakof,  ministre  de  la  marine,  et  de 
Balatchef,  ministre  de  la  police  générale  de  l'empire  de  Russie, 
opération  dans  laquelle  tu  m'aidas.  Enfin,  n'ayant  point  oublié  la 
promesse  que  je  fis  à  S.  M.  Louis  XVIII,  dans  Mittau,  le  7  septembre 
1806,  d'être  utile  dans  Saint-Pétersbourg  à  tous  les  François  qui 
réclameroient  mes  services,  je  cédai  à  diverses  époques  au  désir 
d'environ  une  douzaine  d'entre  eux,  en  faisant  sur  leur  invitation 
de  petites  pièces  de  vers  adressées  en  leur  nom  à  Leurs  Majestés 
l'empereur  et  les  impératrices  ainsi  qu'à  plusieurs  seigneurs  de  la 
noblesse  de  Russie,  circonstance  dans  laquelle  je  me  suis  fait  un 
plaisir  d'exprimer  leurs  sentiments,  d'autant  que  les  person- 
nages de  distinction,  qui  étoient  les  objets  de  ces  éloges,  ont 
donné  à  ceux  qui  les  leur  présentoient  des  marques  de  leur  bienfai- 
sance  

Si  donc,  à  la  prière  de  mademoiselle  de  Forville,  ton  aimable  pré- 
tendue, madame  la  princesse  de  Volkonsky  avoit  la  bonté  de  te  faire 
parmi  les  seigneurs  que  je  viens  de  te  nommer,  quelques  protec- 
teurs auprès  de  Sa  Majesté  l'empereur,  qui  voulussent  bien  ap- 
puyer ma  pétition  à  Sa  Majesté,  qu'a  emportéeM.  le  chevalier  Ba- 
zaine  à  son  départ  de  Paris  le  15  mars  dernier,  et  qui  sera  encore 
recommandée  par  M.  le  docteur  Chreichton,  médecin  de  l'empereur, 
ainsi  qu'il  l'a  promis  à  mon  frère,  tu  pouiTois,  dans  le  résultat  de 
la  bienfaisance  de  Sa  Majesté,  trouver  un  secours  favorable  à  votre 
union  ;  te  recommandant  de  profiter  de  cette  occasion  pour  être 
agréable  à  ta  belle-sœur  Justine  Varlemot,  à  laquelle  mon  cœur 
paternel  est  aussi  redevable. 

L'influence  de  notre  ennemi  sur  le  gouvernement  m'a  bien  em- 
pêché de  reprendre  à  Paris  la  direction  des  aveugles  travailleurs, 
mais  Louis  XVllI  a  rétabli,  le  7  février  1815,  l'institution  royale  de 
Louis  XVI,  détruite  par  Bonaparte  il  y  avoit  quatorze  ans.  Et  cette 
institution  continue  de  mériter  aux  yeux  de  l'Europe,  dans  l'exercice 
des  travaux  manuels  de  l'imprimerie,  de  la  musique,  etc.,  etc.  C'est 
sans  doute  aussi  le  crédit  de  la  malveillance  qui,  comme  je  te  l'ai 
indiqué  ci-dessus  (fin  d'octobre  180(5),  a  assimilé  l'établissement  de 
Saint-Pétersbourg  à  l'hôpital  des  Quinze-Vingts  de  Paris,  qui  sont 
seulement  logés  et  nourris,  sans  qu'on  exige  de  travail  de  leur  part. 
Si  ma  vieillesse  et  mes  infirmités  me  le  permettoient,  j'irois  voir 
mes  deux  enfants  à  Odessa.  Puisses-tu  obtenir  la  permission  de  ve- 
nir me  serrer  dans  vos  bras.  Adieu,  mon  cher  fils,  je  t'embrasse 
bien  tendrement  ainsi  que  ton  aimable  promise. 

Ton  père  :  Uaot. 


376 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 


MINISTÈRE  DE  L'INTERIECI 


INSTITUTION  NATIONALE 
DES 


VUMÉRO    4 


JEUNES-AVEUGLES    Livres  (types  Braille)  servant  à  l'enseigne- 

ment  des  aveugles,  en  vente  à  l'économat 

de   l'Institution,    56,   boulevard   des   Inva- 
Mars  1873.  lides,  à  Paris. 


Caffet  et  Fournier.  Méthode  de  lecture 2  50 

—  Recueil  de  prières 2  75 

—  Catéchisme  du  diocèse  de  Paris G    » 

De  Genoude.  Évangile  selon  saint  Matthieu 7     » 

—  —           saint  Jean 5  50 

—  Office  du  matin  et  du  soir 2  50 

De  Lamennais.  Imitation  de  Jésus-Christ,  IV  livres  .    ...  6     » 

Noël  et  Chapsal.  Grammaire  française,  l''   vol.   .   .  rudi.  G    » 

—  —                      —                    2°    vol.  ...  —  5    » 

—  —                      —                    5°    vol.   .   .   synt.  6    » 

—  —                     —                    4*    vol.  ...  —  5    » 

Boniface.  Vocabulaire 4    » 

Guadet.  Éléments  de  rhétorique  française,  d'après  Filon  .    .  5    » 

—  Choix  de  morceaux  en  prose 3  50 

—  Littérature  française,  prose,  1"   vol 2  50 

—  —                      —             2«    vol 2  50 

—  —                       —             5'    vol 2  50 

—  —                      _             4=    vol ti  50 

—  Choix  de  morceaux  en  vers 5    » 

La  Fontaine.  Fables  choisies,  1"  vol 5  50 

—                     _              2"  vol 4  50 

Florian.  Fables  choisies,  l"vol 2     » 

—  —             2«  vol 2     » 

—  Rulh  et  Tobie 2    » 

Boilean.  Art  poétique  et  Lutrin 5  50 

Guadet.  Tableau  chronol.  de  l'histoire  ancienne 3  50 

—  —                        —        du  moyen  âge.  ...  5  50 

—  —                        —        moderne 5    » 

—  —                        —        de  France,  l"  \ol.   .  G    » 

—  —                        __               _        2"  vol.   .  G    » 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  077 

Meissas  et  Michelot.  Géographie  méthodique 4    a 

Cortatnbert.  Géographie  de  la  France  l^'vol 4    s 

—  —                 —           2°  vol 4     » 

_                      _                 _           3«  vol 3  00 

—  Cosmographie  élémentaire 2    » 

Deliile.  Cosmographie  l"voI 5    » 

_                 ._            2»  vol 5    » 

—  —            3»  vol 5     » 

Dufour.  Arithmétique  élémentaire,  1"  vol 4    » 

_                            _                      2«  vol 5  50 

—  Histoire  naturelle 6    » 

Coltat.  Eléments  de  géométrie,  1"  vol 5    » 

—  —                    2'  vol 5    B 

—  —  5»  vol 

Saigey.  Éléments  de  physique,  !«' vol 4    > 

—  —                     2°  vol. 4    » 

Guadet.  Résumé  de  législation  usuelle,  1"  vol 4  50 

—  —                      —                  2-  vol 4  50 

—  —                      —                  3»  vol 4  50 

Coltat,  etc.  Principes  de  musique 2     » 

—  Méihode  de  musique 5    » 

—  Tahieau  des  signes  de  la  notation  vulgaire 1     » 

Roussel,  etc  Solfège  pratique,  l"vol G    » 

_                        —                    2«  vol G     » 

Roussel.  Cours  d'harmonie  à  deux  parties 2    » 

—  Cours  d'harmonie 5    » 

<Sarcia.  Exercices  de  vocalisation »  85 

Rnssine.  Exercices  mélodiques  de  vocalisation 1  oO 

Spobr.  Étude  pour  le  violon 3  50 

Kreutzer.  Élude  pour  le  violon 4     » 

Stiastny,  etc.  Étude  pour  le  violoncelle 5    y 

Franchomme,  etc.  Étude  pour  le  violoncelle 5    » 

Durier.  Méthode  de  contre-basse 3  50 

Meifred.  Méthode  de  cor  à  pistons  l"vol 5    » 

_               —               —                 2»  vol 5    » 

l^ecarpentier.  Méthode  de  piano 4     i> 

Lemoine.  Méthode  de  piano,  1"  vol 5     » 

_                        _               2«  vol 5     M 

Kalkbrenner.  Méthode  de  piano 5     » 

—  Études  pour  le  piano,  1"  vol 4    » 

_                    _                2«  vol 4    » 

Czerny.  Exercices  journaliers  en  40  études  op.  357  ....  4    » 

Cramer.  Études  pour  le  piano,  l"vol.. 5  50 

_                          _                 2*  vol 4    » 

Bertini.  Éludes  pour  le  piano,  op.  100 2  50 

—  —                op.  29 2  50 


378  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

Bertini.  Études  pour  le  piano,  op.  32  .  . 2  50' 

—  Les  mêmes  réunies  en  1  vol 5  50 

Gauthier,  etc.  Morceaux  pour  l'orgue 5     » 

—  Offices  notés  [rit  parisien),  l'^vol 5    s 

—  —  _  2'  vol 6    p 

—  —  —  3'  vol 6    » 

—  —  —  4«  vol 6    » 

Gauthier.  Ofûce  du  matin  en  faux-bourdon 3    > 

—  —    du  soir  —  3    » 

Gauthier,  etc.  Recueil  de  cantiques,  l«'vol.  à  Jésus.  ...  5  50 

—  —                 —          2'  vol.  à  Marie.  ...  4  50 
Hermann.  Recueil  de  cantiques,  l«'vol.  à  Marie 4  50 

—  —  —         2»  vol.  à  Jésus 5    » 

Bach.  Seconde  gavotte »  40 

Beethowen.  Valse  en  la  6 »  40 

Chopin.  Nocturne  en  mi  6 »  70 

—  Valse  en  ut  mineur »  70 

Dolher.  Nocturne  en  ré  6 1     » 

Lefébure.  Les  cloches  du  monastère »  70 

Quidant.  Souvenir  du  petit  enfant, 1    » 

Rosellen.  Rêverie  en  sol »  70 

Schulof.  Galop  en  ré  6 1     » 

Weber.  Dernière  pensée  musicale »  40 

—  Invitation  à  la  valse 1  50 

Wittoria.  Jesu  dulcis,  motet »  70 

Osborne.  La  pluie  de  perles,  valse 1    » 

Kalkbrenner.  Rondo  pastoral  en  la 1  00 

Louis.  Les  étoiles,  quadrille »  70 

Ravina.  Dernier  souvenir 1     » 

Desgranges.  Il  baccio  d'Arditi,  valse »  85 

Littolff.  Le  chant  de  la  fileuse 1     » 

Kalkbrenner.  Ronde  pastorale  en  mi  & 1  30 

Ascher.  Danse  espagnole 1    » 

Hœdel.  Air  varié »  70 

—  Chaconne 1     » 

Godefroid.  Songes  dorés 415 

Neldy.  Voix  du  ciel 4  50 

—  Office  de  la  Conception  de  la  Vierge 1     » 

Lebel.  Kyrie  à  quati  e  voix 1  55 

Blumenthal.  La  Source,  caprice 1  30 

Arcadeit.  .\ve  Maria  pour  quatre  voix »  40 

Gauthier.  0  salutaris  pour  ti'ois  voix »  50 

—  Messe  brève  pour  les  morts »  70 

Roussel.  0  crux  ave,  motet  à  deux  chœurs »  50 

Liszt.  Trois  mélodies  hongroises »  75 

Mendeissohn,  Rondo  capriccioso 1  50 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  Z19> 

O'Kelly.  La  vague  et  la  perle »  50 

V.  Paul.  Inviolata »  40 

Weber.  Rondo,  op.  62 

Roussel.  Étude  en  octaves 

Amie.  Nocturne 

Blendelssohn.  1"  fantaisie 

—  2*        —        

—  3»        —       • 


PIÈCES  JLSTiriC.VTIYES. 


NUMERO    5 


Inscription  du  regard  de  ((  la  Lenterne  »,  à  BelIeviU^ 


Entre  les  moys,  bien  me  remembre, 
De  inay  et  celui  de  novembre 
Cinquante-sept,  mil  quatre  cents, 
Qu'estoit  lors  prevost  des  marchands 
De  Paris,  honorable  homme, 
Maistre  Mathieu  qui,  en  somme, 
Estoit  surnommé  de  ^allterre, 
Et  que  Gallie,  maistre  Pierre, 
Sire  Michel  qui,  en  surnom, 
Avoit  d'une  Granche  le  nom  ; 
Sire  Philippe  aussi  Lalemant, 
Le  bien  publique  fort  aimant; 
Sire  Jacques  de  llacqueville. 
Le  bien  désirant  de  la  ville, 
Estoyent  d'icelle  eschevins. 
Firent  trop  plus  de  quatre-vingts 
Et  seize  toises  de  cette  œuvre 
P>esfaire  en  bref  temps  et  heure; 
Car,  se  brefvement  on  ne  l'eust  lait, 
La  lontaine  tai'ie  estoit. 


PIÈCLS  .,'lSiiriCATiVCS. 


NUMicno  6 


Assise  par  le  Roi  de  la  première  pierre  du  §rand  regard 
de  Rungis. 


Le  jeudi,  onzième  jour  de  juillet  1613,  M.  de  Liancourt,  gouver- 
neur de  Paris,  est  venu  en  l'hôtel  d'icelle  ville  avertir  MM.  les  pré- 
vôt des  marchands  et  échevins  que  le  roi  désiroit  aller  samed; 
prochain  voir  les  sources  des  fontaines  de  Piungis,  à  ce  que  mes- 
dits  sieurs  eussent  à  donner  ordre  aux  préparatifs  nécessaires;  de 
quoi  mesdits  sieurs  se  réjouissant  de  l'honneur  que  Sa  Majesté  feroit 
à  la  dite  ville,  ont  aussitôt  envoyé  quérir  Martial  Coeffier,  cuisinier 
ordinaire  de  la  ville,  et  le  sieur  Marin  Yillier,  tapissier,  tant  pour 
faire  le  festin  que  pour  préparer  les  meubles  précieux  où  Sa  Majesté 
prendra  son  dîner;  et  suivant  ce,  le  lendemain  vendredi,  douzième 
du  dit  mois,  mes  dits  sieurs  les  prévôt  des  marchands  et  éche- 
vins furent  au  Louvre  prier  Sa  Majesté  d'aller  aux  dites  fontaines, 
et  si  elle  avoit  agréable  de  prendre  son  dîner  au  château  de  Ca- 
chant; ce  qu'ayant  été  promis  par  sa  dite  Majesté,  mes  dits  sieurs 
de  la  ville,  ayant  donné  ordre  à  tout  ce  qui  étoit  nécessaire,  tant 
pour  le  dîner,  meubles,  que  toute  autre  chose,  partirent  de  cette 
ville,  le  samedi,  treizième  du  dit  mois,  avec  messieurs  les  procu- 
reurs du  roi,  greffier  et  receveur  de  la  dite  ville,  et  allèrent  jus- 
qu'à La  Saussoye,  attendre  sa  dile  Majesté,  laquelle  vint  incontinent, 
suivie  de  monseigneur  le  duc  de  Montbason,  mondit  sieur  le  gou- 
verneur, M.  de  Souveray  et  autres  seigneurs,  avec  aussi  sa  compa- 
gnie de  chevau-légers.  Mesdits  sieurs  firent  la  révérence  au  roi;  ce 
fait,  poursuivirent  leur  chemin  jusques  aux  dites  fontaines  de 
lUingis,  où  étant.  Sa  Majesté  mit  pied  à  terre  pour  voir  les  sources 
des  dites  fontaine-,  où  il  avoit  cinq  ou  six  cents  ouvriers  qui  tra- 
vailloient  à  faire  les  dites  tranchées  et  autres  ouvrages  pour  la  con- 
duite des  dites  eaux,  dont  Sa  Majesté  reçut  un  fort  grand  conten- 
tement, disant  que  son  peuple  en  recevroit  bien  de  la  commodité  : 
ce  fait,  mesdits  sieurs  de  la  ville  supplièrent  Sa  Majesté  de  prendre 
son  chemin  vers  le  dit  Cachant,  où  se  faisoient  les  préparatifs  du 
dîner  ;  ce  qu'il  leur  accorda,  et  en  y  allant,  fit  quelque  exercice  de 
de  la  chasse.  Arrivés  au  dit  Cachant,  mesdits  sieurs  de  la  ville  fi- 
rent mettre  sur  table,  où  il  y  avoit  quatre  tables  et  quatre  plats  pré- 
parés pour  le  dit  festin,  et  étoient  les  chambres,  salles  et  cabinets 
du  château  fort  bien  parés  en  meubles,  tant  de  tapisseries  d'or  et 


382  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

d'argent,  comme  les  hauts  dais  et  le  lit  où  devoit  reposer  le  roi, 
aussi  d'or  et  d'argent.  Sa  Majesté  se  mit  à  table,  où,  pendant  son 
dîner,  mes  dits  sieurs  de  la  ville  furent  autour  de  la  dite  table 
pour  entretenir  sa  dite  Majesté,  pendant  lequel  temps  les  seigneurs 
qui  étoient  à  la  suite  de  sa  dite  Majesté,  se  mirent  aussi  à  table  dans 
une  autre  salle  à  part,  où  ils  étoient  plus  de  quatre-vingts  ou  cent 
seigneurs  à  table,  le  tout  aux  frais  et  dépens  de  la  dite  ville  ;  et 
ayant  sa  dite  Majesté  dîné,  alla  prendre  son  plaisir  de  la  chasse 
dans  le  parc  du  château  de  Cachant,  où  étant  pris  congé  p.ir  mes 
■dits  sieurs  les  prévôt  des  marchands  et  échevins,  sa  dite  Mnjesté  les 
remercia,  et  leur  demanda  quand  l'on  feroit  l'assiette  de  la  première 
pierre,  qu'elle  entendoit  et  désiroit  y  être  présente  ;  à  quoi  mes 
dits  sieurs  de  la  ville  firent  réponse  que  c'étoit  trop  d'honneur 
qu'elle  recevoit  de  sa  dite  Majesté;  et  ayant  fait  appeler  les  ouvriers 
et  entrepreneurs  des  dites  fontaines  pour  savoir  en  quel  temps  on 
commenceroit  à  poser  la  première  pierre  du  grand  regard,  lesquels 
firent  réponse  qu'ils  étoient  prêts  quand  il  plairoit  à  sa  dite  Ma- 
jesté, et  au  plus  tard  dans  cinq  ou  six  jours,  afin  de  ne  retarder 
leur  besogne  ;  et  lors  mes  dits  sieurs  les  prévôt  des  marchands  et 
échevins  prirent  de  rechef  congé  de  sa  dite  Majesté,  pour  s'en  reve- 
nir en  cette  dite  ville,  où  étant,  attendu  que  la  dite  Majesté  dési- 
roit mettre  la  première  pierre  aux  dites  fontaines,  firent  aussitôt 
faire  de  grandes  médailles  d'or  et  d'argent,  pour  mettre  et  poser 
sous  la  dite  première  pierre,  où  sa  dite  Majesté  étoit  représentée 
d'un  côté,  et  de  l'autre  côté  la  reine  régente,  sa  mère,  sur  un  arc 
en  ciel  signifiant  sa  régence.  Et  le  lundi,  quinzième  du  dit  mois  de 
juillet  mil  six  cent  treize,  mes  dits  sieurs  les  prévôt  des  mar- 
chands et  échevins  furent  encore  avertis  par  mon  dit  sieur  le  gou- 
verneur, que  le  roi  et  la  reine  régente,  sa  mère,  désiroient  aller 
aux  dites  fontaines  de  Rungis,  pour  asseoir  la  première  pierre  le 
mercredi  ensuivant,  à  ce  que  toutes  choses  fussent  prêtes  pour 
cet  effet,  et,  suivant  ce,  furent  au  Louvre  prier  Leurs  Majestés  de 
faire  l'honneur  à  la  dite  ville  de  poser  la  dite  première  pierre  et  de 
prendre  leur  dîner  au  dit  château  de  Cachant,  ou  en  tel  autre 
lieu  qu'il  leur  plaira,  lequel  seigneur  roi  fit  réponse  qu'il  iroit 
encore  dîner  au  dit  Cachant,  et  après  le  dîner,  il  ii'oit  poser  la 
première  pierre;  et  la  dite  dame  reine,  s'excusant  du  dîner,  dit 
qu'elle  se  trouvei'oit  aux  dites  fontaines  de  Rungis  l'après-diner, 
dont  mes  dits  sieurs  de  la  ville  remercièrent  très-humblement 
leurs  dites  Majestés;  et  étant  mesdits  sieurs  de  la  ville  revenus  au 
dit  Hôtel  de  la  ville,  avisèrent  entre  eux  à  tous  les  préparatifs  né- 
cessaires, tant  pour  les  festins  nécessaires,  meubles  précieux, 
collations,  tentes,  truelle  d'argent,  trompettes,  tambours,  médailles, 
vin  pour  défoncer  en  signe  de  réjouissance  et  largesse  que  toute 
autre  chose  requise,  que  mandant  au  dit  Cocffier  de  pi'éparer  quatre 
beaux  plats  des  viandes  les  plus  exquises,  et  à  Joachini  Dupont, 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  383 

épicier  de  la  ville,  d'avoir  à  préparer  les  plus  belles  et  exquises  con- 
fitures qu'il  soit  possible  de  trouver  pour  faire  les  ditei;  collations. 
Avenu  lequel  jour  de  mercredi,  dix-septième  du  dit  mois  de  juil- 
let au  matin,  mesdits  sieurs  de  la  ville  étant  avertis  que  le  roi  étoit 
déjà  parti  pour  aller  au  dit  Cachant  et  se  donner  le  plaisir  de  la 
chasse  en  chemin,  partirent  dudit  Hôtel  de  Ville  avec  les  dits  sieurs 
procureurs  du  roi,  greffier  de  la  ville  et  receveur,  et  plusieurs  au- 
tres officiers  pour  le  service  d'icelle,  et  allèrent  au  dit  Cachant,  où 
ayant  trouvé  sa  dite  Majesté,  lui  firent  la  révérence,  la  remercièrent 
de  tant  de  peines  qu'elle  prenoit  et  de  l'honneur  qu'elle  iaisoit  à 
ladite  ville  ;  et  ayant  été  par  mesdits  sieurs  pris  garde  si  tout  étoit 
bien  préparé,  l'heure  étant  venue  pour  diner,  mesdits  sieurs  sup- 
plièrent Sa  Majesté  de  vouloir  bien  se  mettre  à  table,  ce  qu'elle  fit, 
pendant  lequel  temps  mesdits  sieurs  de  la  ville  furent  autour  de  la 
table,  l'entretenant  pendant  son  dîner,  tant  au  sujet  desdites  fon- 
taines que  de  plusieurs  autres  beaux  discours,  pendant  lesquels 
'les  seigneurs  et  autres  gentilshommes  qui  étoient  de  la  suite  de 
sadite  Majesté,  jusqu'au  nombre  de  plus  de  cent,  dînèrent  dans 
une  autre  salle  à  part  ;  le  tout  aux  frais  et  dépens  de  la  dite 
ville;  après  lequel  dîner,  tant  sadite  Majesté  que  mesdits  sieurs 
de  la  ville  prirent  leur  chemin  pour  aller  aux  dites  fontaines  de 
Piungis,  où  étant,  mesdits  sieurs  de  la  ville  reconnurent  que 
tout  ce  qu'ils  avoient  commandé  étoit  bien  préparé,  et  aussi  deux 
tentes  pour  mettre  Leurs  Majestés  à  couvert,  crainte  du  soleil, 
meublées,  garnies  de  chaises  de  velours,  brodées  d'or  et  d'ai'gent, 
et  où  étoit  dressée  une  fort  belle  collation  de  toutes  fort  belles  con- 
fitures exquises  et  en  grande  quantité  ;  comme  aussi  les  ouvriers  et 
entrepreneurs  des  dites  fontaines  étoient  préparés  pour  faire  asseoir 
la  dite  première  pierre.  Et  environ  les  trois  heures  de  relevée, 
arriva  aux  dites  fontaines  de  Rungis  la  reine  régente,  suivie  de 
M.  le  duc  de  Guise,  de  M.  de  Janville,  de  M.  de  Piheims,  de  M.  le 
duc  de  Montbason,  et  d'autres  seigneurs  et  gentilshonmies,  prin- 
cesses, dames  et  demoiselles  au-devant  de  laquelle  dame  reine 
mesdits  sieurs  de  la  ville  furent,  et  la  remercièrent  de  tant  de 
peines  qu'elle  prenoit  pour  la  dite  ville  :  et  aussitôt  les  trompettes 
étant  en  grand  nombre  avec  des  tambours,  commencèrent  à  son- 
ner; même  fut  défoncé  trois  muids  de  vin  que  mesdits  sieurs  de  la 
ville  avoient  fait  préparer,  qui  furent  dispersés,  tant  aux  ma- 
nœuvres et  autres  ouvriers  desdites  fontaines,  étant  au  nombre  de 
plus  de  six  cents,  qu'à  plusieurs  autres  personnes,  le  tout  en  signe 
de  réjouissance  d'un  si  bel  œuvre  pour  le  public  que  lesdites  fon- 
taines, et  à  l'instant  mondit  sieur  le  prévôt  des  marchands,  suivi 
de  mesdits  sieurs  les  échevins,  procureur  du  roi,  greffier  et  rece- 
veur, présenta  au  roi  une  truiUe  d'argent,  et  aussitôt,  le  grand 
trompette  sonnant,  le  dit  seigneur  roi  a  été  conduit  à  l'endroit  où 
se  commence  le  dit  regard,  suivi  de  la  dite  dame  reine  et  de  tous 


584  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

les  princes  et  seigneurs  ci-dessus  :  sa  dite  Majesté  a  assis  et  posé 
ladite  première  pierre,  sur  laquelle  a  été  mis  par  sadite  Majesté, 
assis  et  posé  cinq  desdites  médailles  ci-dessus,  l'une  d'or  et  quatre 
d'argent,  baillées  par  lesdits  prévôt  des  marchands  et  échevins, 
lesquelles  ont  été  couvertes  d'une  autre  pierre,  qui  ont  été  liées  en- 
semble par  sadite  Majesté  ;  laquelle,  pour  ce  faire,  avec  ladite  truelle 
d'argent,  a  pris  du  mortier  dans  un  bassin  d'argent  qui  étoit  à 
cette  lin  préparé  et,  à  l'instant,  les  dites  trompettes  et  tambours  ont 
recommencé  à  sonner  avec  de  grandes  acclamations  de  joie  et  cris 
de  :  Vive  le  Roi  !  par  tout  le  peuple. 

Ce  fait,  mesdits  sieurs  de  la  ville  ont  présenté  au  roi  et  à  la  dame 
reine,  à  chacun  une  desdites  médailles  d'or  fort  belles  et  pesantes,, 
et  à  mondit  seigneur  le  gouverneur  et  autres  princes  et  seigneurs 
leur  a  été  baillé  d'argent,  de  quoi  leurs  dites  Majestés  ont  été  fort 
aises  et  contentes  des  libéralités  de  la  dite  ville  ;  ce  fait,  leur  a  été 
présenté  la  collation  qui  leur  avoit  été  préparée  des  dites  exquises 
et  excellentes  confitures,  que  leurs  dites  Majestés  ont  trouvées  fort 
belles,  et  de  tout  ont  remercié  mesdits  sieuis  les  prévôt  des  mar- 
chands et  échevins  ;  et  ayant  pris  congé  de  leurs  dites  Majestés, 
chacun  s'est  retiré,  et  sont  mesdits  sieurs  de  la  ville  revenus  en 
cette  ville.  (Extrait  des  registres  de  la  ville,  vol.  XIX,  fol.  156.) 


PIECES  JUSTIFICATIVES. 


PRÉFECTURE  DE  LA  SEINB 

SEUVICE    MUNICIPAL 
DES 

TRAVAUX    PUBLICS 

direction 
e::s  eavx  et  égouts 

2'  divisio.x 


NUMERO    7 


Armes  et  munitions  trouvées  dans  l3i 
égouts  publics. 


Paris,  le  1"  mai  1ST3. 


Le    soussigné    a    riionncur    d'inrorinor 
monsieur  l'inspecteur  que  six  cliariuh  du 
train  d'équiparjes ,  attelés  de  six   ch(.\,ni\ 
chacun,  ont  été  cliarf;és  d'armes  et  de  niu- 
iiiiions   provenant   des   reclurclies    laites 
après  la  Gomuiune  dans  les  égonls  publics. 
Ces  objets,  qui  avaient  été  déposés  dans 
la  chambre  du  siplicii  du  pont  de  l'Aima 
(rive  fjauclie),  avaient  été  trouvés  dans  les  paieries  ci-dessous  dési- 
gnées et  Oiit  étij  portés  au  Musée  d'artillcri  ',  par  le  génie  militaire 
qui  les  avait  lait  prendre. 


aSSA1NISSE.ME.NT 

BCr.EAn  DE  LlNSI'ECTEl'R 
1  5»  Quai  lEourboDf    1  & 

(lie  Siiiiil-Louis) 


DESr.NATlON  DES   GALEIUES   OU    LES  ARJIËb    ET  MUMTlÛXb   OM    ETE    Tr.OlVEES. 


RueLavandiêres-Sainte- 
Opporiuiie. 

—  des  liiiioco.iils. 

—  des  l)i'thargeurs. 

—  di!  la  Lingerie. 

—  des  Halles. 

—  du  Poiil-Neuf. 
Place  du  Palais-Iioyil . 
I>ue  Saiiil-lluiioré. 

—  de  Valois. 

I  (ndevail  SL-bastOjiol. 
Liie  Sa:iil-l)eii;s. 

—  a'ix  Ours. 

—  Tuibiîfi. 

—  Mon  I  orgueil. 

—  lliciiéla. 

--  des  Deu.K-Pones-Sl- 
Sauveur. 


des- 


Piue  TiquetoiHie. 

—  d'AIjoidiir. 

—  l'oi  l-.Malion. 

—  Kcyde.iu. 

—  .Noue -baille 

Viciuiies. 

—  Saint-Josepli. 

—  du  Cioissaiit. 

—  de  la  Paix. 

—  l'aiil-Lelong. 

—  .MonlinaïUe. 

—  Verbois. 

—  Pe'i  -Tliouars. 

—  du  Temple. 

—  Cliailol. 

—  de  Uretagiie. 

—  SaiiU-Martin. 

—  Vieille-du-Temple 


lîue  Sainl-Aiituiue. 

—  Jlaubiiée. 
boulevard  bourdon. 

—  Malesliei  bcs. 

—  llaussinaun. 

—  deConrcclles. 
Avenue  Maii:;iiy. 

3'oiilaigiie. 
Place  de  la  Concorde, 
luie  Troncliel. 

—  de  boule. 

—  l''auliOMr-;-Saiiil-IIi)- 

noié. 

—  Jliioaiéidl. 

—  Penlhicvre. 

—  Berry. 

—  Sauil-Elorcatia. 

—  du  liocliei . 


oSG 


PIECES  JUSTIFICATIVES. 


Hue  du  Colisée. 

—  .Abbatucci. 

—  Cambacérès. 

—  de  rÉlysée. 
Doulevard  de  la  Gare. 

—  de  rilôpital. 

—  Sainl-5Iarcel. 

—  Aiago. 
Avenue  des  Cobeliiis. 
Quai  d'Austerlitz. 
liue  Clisson. 

—  Jeanne-d'Arc. 

—  du  Clicvaleret. 
-  Deaudiicouit. 

—  du  Gt'nie, 

—  du  Gaz. 

—  de  Palay. 

—  Saint-IIipiiolytc. 

—  Sainle-Eiigénie. 

—  du  Terrier-aus-La- 

pins. 

—  de  Vanves. 

—  d'Alésia. 

—  Vandamme. 

—  Daguerre. 

—  du  Chanip-d'Asile. 

—  de  la  GaUé(14ar.). 

—  delaTombe-Isboire. 

—  de  la  Sanlé. 

—  de  rOuicine. 
Avenue  d'Orléans. 

—  de  Chàtillon. 

—  Chans.duMaine. 
Boulevard  d'En  1er. 

—        du  Montpar- 
nasse. 
Rue  Saint-Jacques. 

—  Gay-Lussac. 

—  Censier. 

—  Bulfon. 

—  Monge. 

—  des  Écoles. 

—  Galande. 

—  Cardinal-Lomoine. 

—  de  la  llaqie. 

—  d'Enfer. 

—  de  Seine. 

—  Tounion. 

—  de  Vaugirard. 

—  -  de  Sèvres. 

—  (le  liennes. 

—  de  Buci. 


Rue  du  Four-Saint-Ger- 
niain. 

—  Saint-Benoit. 

—  Jacob. 

—  des  Saints-Pères. 

—  Coudé. 
Boulevard  Saint-Micbcl. 

—  Saint-Germain. 
Place  Maubert. 
Roule  de  Versailles. 

—  du  Poinl-du-Jour. 
Avenue  du  Roi-de-Rume. 

—  de    la    Grande 

Armée. 

—  d'ièna. 
Rue  Lafontaine. 

—  Boileau. 

—  de  l'assy. 

—  Boulainvilliers. 

—  Boetlioven. 

—  de  la  Pompe. 

—  de  Chaillot. 

—  de  Piesbourg. 

—  d'Allemagne. 

—  Bouret. 

—  de  Flandre. 

—  de  Meaux. 

—  du  Maroc. 

—  de  Ribeauval. 

—  de  Puebla. 

—  des  Amandiers. 

—  de  BellevUle. 

—  Julien-Lacroix. 

—  de  la  Mare. 

—  des  Maronites. 

—  de  Ménilmontant. 

—  de  Bagnolet. 

—  de  Lagny. 
Grande    rue    de    Mon- 

treuil. 

Boulevard  de  laVillette. 

Rue  .Neuve -des -Petits- 
Champs. 

Collecteur  des  Batignol- 
les. 

Quai  d'Orsay. 

—  de  Voltaire. 

—  Malaquais. 

—  Conti. 

—  des  Augusiins. 
Boulevard  Sainl-Micliel. 

—  Saint-Germain. 


Rue  Monçre. 

—  des  Écoles. 

—  Jussieu. 

—  GLoffroy-St-IIilaire. 
Avenue  Bosquet. 
Boulevard     de    Stras  - 

bourg. 

—  Morland. 
Quai  de  l'Ilotel-de-Ville. 

—  des  Célestins. 
Rue  de  Rivoli. 

—  Rambuleau. 
Boulevard  de  Belleville. 

—  de  la  Villette. 
Rue  d'Allemagne. 

—  de  Crimée. 
Boulevard  de  Clichy. 

—  des  Capucines, 

—  Magenta. 

—  Haussniann. 
Rue    de    la   Chaussée- 

d'Antin. 

—  de  Clichy. 

—  Lafayetle. 

—  Faubourg  -  Saint  - 

Martin. 

—  Provence. 

—  Drouot. 

—  Sainl-Maur. 

—  de  Dunkerque. 

—  Maubeuge. 

—  Faubourg-Poisson- 

nière. 

—  Faubourg-Montmar- 

tre. 

—  Faubourg-Saint-De- 

nis. 

—  Rochechouart. 

—  Saint-Lazare. 
Quai  Valmy. 

Rue  du  Faubonrg-Saint- 
Aiitoine. 

—  de  Charenton. 

—  Saint-Maur. 

—  de  Bercy. 

—  de  rOrillon. 
Boulevard  Voltaire. 

—  Beaumarchais. 

—  des  Filles-du- 
Calvaire. 

—  Richard  -  Le  - 
noir. 


PIECES  JUSTIFICATIVES. 


387 


Boulevard  du  Temple. 
Avenue  Daumesiiil. 

—    des  Amandiers. 
Quai  de  l;i  lîàiiée. 
Cours  de  Vincennes. 
l'iue  Saiiit-Cliarles. 

—  de  Javel. 

—  des  Entrepreneurs. 
Boulevard  de  Grenelle. 

—        Latonr-Mau- 
bourg. 
Avenue  de  Breleuil. 

—  lîosquet. 

—  l'.app. 

—  lièvre. 

iJe  la  rue  Geoffroy-Saint- 
llilaire  à  la  rue  .Monge 
et  des  Forlilicalions 
à  la  rue  Moiiye, 


Rue    de  Courcelles-Le- 

vallois. 
Boulevard   Berihier. 

—  des  Baliynulles. 

—  de  la  Chapelle. 

—  Uochechouart. 

—  de  Clichy. 

—  Oinano. 
Avenue  de  Clichy. 

—  de  Saint-Ouen. 
Rue  d'Asnières. 

—  Cardinet. 

—  Cherain-des-Bœufs. 

—  des  Abbesses. 
■  —  Lepic. 

—  Stephenson. 

—  Mai'cadet. 

—  Oudot. 

—  Pré-Maudit. 


Rue  de  la  Chapelle. 

—  rajol. 

—  Jlichel-Bizot. 

—  Marceau. 

—  de  Cliarenton. 

—  Crozatier. 

—  de  Citeaux. 

—  Saint-Bernard. 

—  Basiroid. 

—  Popincourt. 

—  de  la  Douane. 

—  du  Chàteau-d'Eau. 

—  des  Petites-Écuiie> 

—  Riclier. 

—  du  Faubourg-Mont- 

martre. 

—  Saint-Lazare. 

—  de  la  l'épinière. 
Quai  Jemniapes. 


Le  contrôleur  principal  soussigné  . 
L.  Louis, 


FIS  rr?  riicrs  jcsilic^hvcs. 


TACLE   DES  MATIERES 


CHAPITÛE  XXIV 

LE    MONT-DE-PIÉTÉ 

I.    —    LES     LOMBARDS. 

Harpaiinn.  —  150  pour  100.  —  Les  débiteurs.  —  Barnabe  de  Terni  — 
Effet  d'un  sermon.  —  Guerre  entre  couvents.  —  Décision  du  concile  de 
Lalran.  —  Renaudot.  —  Douet  de  F.omp-Croissant  —  Iljbit  sanglant  et 
soc  de  charrue.  —  Lettres  patentes  de  1777.  — Économie  du  système. 

—  Les  Blancs-llantiaux.  —  Le  lo£is  Barbette.  —  L'Art  de  vérifier  les 
dates.  —  Ouverture  du  Mont-de-Piete.  —  Quarante  tonnes  de  montres. 

—  Opérations  de  1778.  —  Emprunt.  —  Prêt  par  procuration.  —  Les 
commissionnaires.  —  Abus  persistant.  —  Satisfaction  du  public.  — 
1789.  —  Papier-monnaie.  —  Mesures  inquisitoriales.  —  P>usle  de  MaraU 

—  Cacophonie  financière.  —  Affaissement  du  Mont-de-Piètè.  —  Le  Di- 
rectoire. —  Beau  temps  de  l'usure.  —  Un  avis  des  Petites  affiches.  — 
StiU  pour  100.  —  Le  Bureau  des  améliorations.  —  Décret  du  24  mes- 
sidor an  XIL  —  Reconstitution  du  Mont-de-Piété.  —  Les  succursales. 

—  Lettre  morte.  —  Contradiction  législative.  —  Appioclic  de»  années 
allemandes  en  1870.  —  Engagements  trop  nombreux.  —  Inquiétude. 

—  Mesure  aussi  radicale  qu'illusoire  prise  par  le  maire  de  Paris.  — 
réserve  épuisée.  —  Prêt  de  trois  millions  consenti  par  PÉiat.  —  Le 
18  mars  1871.  —  Stock  de  100  millions.  —  La  Commune  se  décide  à 
liquider  le  Mont-de-Piété.  —  Vermorel.  —  Dégagements  gratuits.  — 
On  s'en  tire  à  bon  marché.  —  Reprise  des  opérations.  —  Les  prêts 
clandestins.  —  Le  chef-lieu 1 

M.  —   LES   OPÉRATIONS. 

Le  Mont-de-Piélé  emprunte.  —  Bons  au  porteur.  —  40,000,000.  —  Dépôt 
au  Trésor.  —  Quatorze  commissionnaires.  —  Rémunération  et  respon- 


390  TADLE  DES  MATIÈRES. 

sabilité.  —  Première  et  seconde  division.  —  Les  bijoux.  —  La  salle 
d'attente.  —  La  salle  de  prisée.  —  Un  public.  —  L'engagisle.  —  Le 
bulletin.  —  Emprunteur.  —  Papiers  d'identité.  —  Le  boîtier.  —  M.  D.  P. 

—  Le  couseur.  —  Contrôle.  —  Hequis.  —  Évaluation.  —  L'avance.  — 
Irrégularité.  —  Les  paquets.  —  Minimum  du  prêt.  —  Les  engagements 
seciets.  —  Les  magasins.  —  Les  quatre  couleurs.  —  Les  casiers.  — 
Pair  et  impair.  —  Les  adirés.  —  Les  caisses.  —  Les  quatre-chiffres.  — 
Les  points  de  repère.  —  1200  montres  par  jour.  —  Objets  fragiles.  — 
Le  menton  d'argent. —  Les  nippes.  —  Les  matelas.  —  La  succursale  de 
la  rue  Servan.  —  Meubles.  —  Gros  appareils.  —  Les  étaux.  —  Une 
jambe  de  bronze.  —  Les  dégagements.  —  Salle  de  rendition.  — L'appel. 

—  Mystère.  —  La  reconnaissance  du  Mont-de-Piété  est  un  titre  au  por- 
teur. —  Les  renouvellements.  —  Un  parapluie  et  un  rideau.  —  Enga- 
gements périmés.  —  Les  ventes.  —  La  rotonde.  —  In  articula  mortis. 

—  Revendeuses.  —  La  bande  noire.  —  L'auverpin.  —  Le  coutançais.  — 
Balancer  la  punaise.  —  Le  débet.  —  Les  bonis.  —  Opérations  de 
l'année  1869 20 


III.  —    LA   CLIENTELE. 

La  prospérité  du  Mont-de-Piété  est  un  indice  de  la  prospérité  publique.  — 
Banquier  du  petit  commerce.  —  Le  jour  de  l'an.  —  Les  écbéances.  — 
Les  iiiarcliandisps  neuves.  —  Clie:  ma  lante.  —  Les  gens  de  plaisir. 

—  Un  joueur  peu  scrupuleux.  —  L'indigence  ne  s'adresse  pas  au  Mont- 
de-Piété.  —  6,450  francs  sans  emploi  sur  20,000.  —  Dégagements  gra- 
tuits. —  9  octobre  1789.  —  Les  voleurs.  —  Affaire  scandaleuse.  — 
Intervention  de  l'Empereur.  —  Suicide.  —  Les  chineurs.  —  Le  doublé 
d'or.  —  50,000  fr.  de  faux  galons.  —  Chineur  par  procuration.  —  Le 
piquage  d'once.  —  Plaintes  des  négociants.  —  Coupons  de  robe.  —  Les 
faillis.  —  Engagement  interdit.  —  Pillage  chez  l'abbé  Deguerry.  — 
Précaution   et  surveillance.   —  Le  Mont-de-Piélé  ne  s'appartient  pas. 

—  Taux  exorbitant.  —  Constitution  absurde.  —  Les  hospices  touchent 
la  rente  d'un  capital  qu'ils  n'ont  jamais  fourni.  —  Plus  de  22,000,000 
depuis  1806.  —  Le  Mont-de-Piété  devrait  être  délivré  des  hospice?,  des 
commissionnaires  et  des  commissaires-priseurs.  —  11  faut  dégrever  le 
nantissement.  —  Droits  de  commission  en  1836  et  en  1869.  —  Loi  du 
27  ventôse  an  IX.  —  En  vingt  ans  les  commissaires-priseurs  ont  coûté 
près  de  5,000,000  aux  emprunteurs.  —  Décret  du  12  août  1865.  —  A 
rapporter,  car  il  est  éludé.  — Confusions  de  la  loi  de  1831.  —  Projet  de 
loi.  —  Taxe  usuraire.  —  Les  opérations  actuelles  du  Mont-de-Piélé  sont 
en  contradiction  avec  la  loi  du  3  septembre  1807 53 


CII.APIÏUE  XXV 
L'ENSEIGNEMENT 

I.   —    PRIMAIRE. 

•  Peu  à  dire,  tout  à  faire.  »  —  Question  vitale.  —  Tour  de  Babel.  —  Le 
clcr^ré.  —  L'université.  —  Les  trois  maladies  de  la  France.  —  Heméde. 
—  But  de  l'instruction.  —  Le  suffrage  universel  et  l'enseignement 


TABLE  DES  MATIÈRES.  oOl 

obligatoire.  —  En  Alsace.  —  Lord  Brougham.  —  Le  général  maitie 
d'école.  —  Jean  Iluss.  —  États  d'Orléans  en  laGO.  —  Pendant  la  Révo- 
lution. —  État  des  écoles  en  1796.  —  Loi  dn  '28  juin  1835.  —  Victor 
ilousin  partisan  de  l'obligation. —  Loi  Falloux.  —  Carte  statistique.  — 
Ignorance.  —  66  illettrés  sur  100  habitants.  —  Indiltérence  et  apathie. 

—  La  Commune.  —  Budget  misérable.  —  L'Etat  de  New-Yoi  k.  —  Opi- 
nion compétente  —  Instituleirs. —  Dévouement  et  pauvreté.  —  40  sous 
par  tête.  —  Atïaire  d'argent.  —  180,000.000  de  besoins,  1,^:00,000  francs 
de  ressources.  —  Paris  maternel.  —  Gratuité  des  écoles  munici|iales. 

—  Le  budget  de  l'école  jjrimaire  porté  à  30,000,000.  —  Bon  emploi  de 
la  richesie.  —  Le  magasin  scolaire.  —  Oulillage  de  l'école  et  de  l'éco- 
lier. —  St:ilislique.  —  46,000  enfants  parisiens  ne  suivent  pas  l'école. 

—  Salles  d'asile.  —  La  chanson.  —  L'école.  —  La  clause.  —  Causerie. 

—  Les  caries  géographiques  de  l'école  laïque  de  la  rue  Coquenard.  — 
Instincts  pédagogiques  delà  femme.  —  Les  sœurs  de  Saint-Vincent-de- 
Paul.  —  Une  supérieure.  —  Trés-bon  personnel.  —  Les  nouvelles  éco- 
les. —  Les  vieilles  écoles.  —  9S3  enfants  dans  un  jardin  de  44"  mètres. 

—  Le  deuxième  arrondissement.  —  Rue  de  la  Lune.  —  Rue  du  Sentier. 

—  Cour  des  Miracles.  — Ophthalmie  épidémique.  — Le  préau-grenier. 

—  Tout  est  à  reconstruire.  —  Abandon  de  l'étude  après  la  période 
scolaire.  —  Générosité  de  la  ville.  —  Les  bourses.  —  Aclion  des  maires. 

—  Caisse  des  écoles.  —  Le  huitième  arrondissement.  —  Luxe  et  indif- 
férence. —  Laïque.  —  Concurrence  indispensable.  —  Libres-penseurs. 

—  La  lilerté.  —  Si  le  mouvement  laïque  s'accentue,  les  congréganistes 
en  profiteront 57 


II.    —   SECONDAIRE. 

Crise.  —  Le  vers  latin  et  la  question  ministérielle.  —  Pesanteur  de  la 
tradition.  —  Reconstitution  de  l'Université.  —  Les  pères  jésuites.  — 
Méthode  supeiTi'ielle.  —  Enseignement  mécanique.  —  La  mémoire 
substituée  au  raisonnement.  —  Savantasses.  —  Absurdité  des  métho- 
des. —  Le  que  retranché,.  —  Conséquences  du  système.  —  Nul  ne  tra- 
vaille. —  L'Évangiie  ae  l'enfance.  —  Subslituer  les  conférences  aux 
classes.  —  Le  concours  général.  —  Origine.  —  Prix  en  1705.  —  Rivalité 
des  chefs  de  collèges  et  d'institutions.  —  Les  plus  forts.  —  Question 
vitale  pour  les  maîtres  de  pension.  —  Les  racoleurs.  —  1200  francs  de 
rente.  —  Résultats  du  concours  général.  —  Tentative  Fortoul.  —  La 
bifurcation.  —  On  est  résolu  à  supprimer  l'Université.  —  M.  Fortoul 
la  sauve.  —  "  Changer  ou  mourir.  »  —  Les  recteurs.  —  Circulaire  du 
13  novembre  1854.  —  M.  Jules  Simon.  —  Circulaire  du  27  septefmbre 
1872.  —  Haro.  —  Conséquences  forcées.  —  Encore  le  vers  lalin.  —  La 
circulaire  est  trop  réservée.  —  Elle  désigne  le  but  et  n'ose  y  toucher. 
—  Le  discours  lalin.  —  Nulle  concordance  entre  les  idées  et  les  voca- 
bles. —  Métaphores.  —  Vice  matériel.  —  Agglomération  périlleuse.  — 
Le  collège  Louis-le-Grand.  —  29  professeurs,  1179  élèves.  —  Le  bacca- 
lauréat es  lettres.  —  Matières  d'examen.  —  Le  doyen  des  letties  fran- 
çaises. —  Ignorance.  —  Il  faut  excuser.  —  Indulgence.  —  Le  phéni- 

coptère  est  un  poisson.  —  Langues  vivantes.  —  Deux  baccalauréats. 

Pas  de  cours  d'arabe  à  Saint-Cyr.  —  Résultais  généraux  de  l'enseigne- 
ment secondaire.  —  Les  goûts  des  classes  éclairées.  —  Les  petits- 
crevés.  —  Orphée  aux  en^'ers.  —  Homère  aux  Quinze-Vingts.  .  .      Hl 


TACLE  DES  MATIÈRES. 


III.   —   SUPERIEUR. 

La  source.  —  Facultés  et  établissements  scientifiques.  —  Anémie  de  l'en- 
seignement suptrieiir.  —  La  politique.  —  La  laute  en  est  aux  profes- 
seurs. —  Mauvaise  volonté  du  pouvoir  ;  mauvais  vouloir  des  auditeurs. 

—  M.  E.  Renan.  —  Abandon  du  concours.  —  V  revenir.  —  Ambition 
légitime.  —  Enseignement  délaissé.  —  Pâtissier,  ancien  élève  de  l'E- 
cole normale.  —  Les  cours  du  Collège  de  France.  —  Nombre  des  étu- 
diants. —  Pauvreté  de  l'enseignement  supérieur.  —  L'École  de  méde- 
cine. —  La  bibliothèque.  —  Le  laboratoire  de  chimie.  —  Ce  qu'il  est. 

—  Ce  qu'il  devrait  être.  —  Collections  dans  les  tiroirs  et  dans  les  esca- 
liers. —  L'École  pratique  est  un  charnier.  —  Infection.  —  Superposi- 
tion substituée  à  la  superficie.  —  Pas  même  une  glacière.  —  Le  Mu- 
séum d'hislone  naturelle.  —  Il  meurt.  —  Procès-verbaux  de  l'enquête 
de  1858.  —  Lfl  salle  des  pachydermes.  —  L'alcool.  —  Le  croup  des 
boas.  —  L'herbier  général.  —  Le  budget  de  la  bibliothèque.  —  La  cul- 
ture. —  Les  serres.  —  Rien  n'a  été  modifié  depuis  1838.  —  On  a  cepen- 
dant acheté  de  l'alcool.  — La  collection  d'anthropologie.  — 2j,000francs 
pour  voyageurs  naturalistes.  —  Faute  d'outillage,  la  science  est  annulée. 

—  Tout  est  à  reconstruire.  —  Emplacement  indiqué.  —  Institut  scienti- 
fique à  créer.  —  La  reconstruction  de  la  Sorbonne.  —  Mission  de 
M.  Wurtz  en  Allemagne.  —  Les  études  scientifiques  au  delà  du  Rhin. 

—  La  Saxe  et  l'Autriche  après  Sadovva.  —  Greifswald.  —  La  science 
abstraite  rapporte  à  la  France  plus  de  100  millions  par  an.  —  La 
science  et  l'orthodoxie.  —  L'enseignement  supérieur  rend  au  budget 
l'argent  qu'il  en  reçoit.  —  Tableau  comparatif.  —  Parole  de  M.  Duruy. 

—  La  Prusse  après  léna.  —  Exemple  à  suivre.  —  La  bataille  suprême. 

—  Loi  du  maréchal  Kiel.  — Être  ou  ne  pas  être.  —  Un  mot  de  Bacon. 

—  La  régénération 106 


CIl.UMTRE   XXVI 

LES    SOURDS-MUETS 

I.  —  l'abbé  de  l'epée. 

li.firmitê  incurable.  —  Miracle.  —   Transposition  des  sens.  —  La  mi- 
mique. —  La  dactylologie.  —  Les  précurseurs.  —  Rodriguès  Pereire. 

—  Ernaud.  —  L'alphabet  labial.  —  L'abbé  de  l'Épée.  —  Les  jumelles. 

—  Vocation.  —  Crédulité.  —  Signes  naturels.  —  Mobile  de  l'abbé.  — 
Texte  de  saint  Paul.  —  Texte  de  saint  .Augustin.  —  Rue  des  Moulins.  — 
Joseph  II.  — Arrêt  du  conseil  du  21  novembre  1778.  —  Au  couvent  des 
Célestins.  —  Rente  de  3,400  livres.  —  Maison-mèie.  —  L'abbé  Sicard. 

—  A  l'Abbaye.  —  Loi  des  21-21)  juillet  171)1     —  Confusion  di'jdorable. 

—  Les  sourds-mueis  à  Saint-Magloire.  —  Les  frères  pontifes.  —  l'rê- 
ires  de  l'Oratoire.  —  L'orme  de  Sully.  —  On  cherche  en  vain  la  statue 
de  l'abbé  de  l'Épée 151 


TADLE  DES  MATIÈRES. 


II.    —    L'INSTITUTION. 


Enîîoiiement  et  réaction.  —  Deux  courants  contraires.  —  Le  sens  de  l'ouïe 
est-il  indispensable  au  développement  de  rinlelligenee?  —  Opinion  des 
pessimistes.  —  In  priiicipio  eral  verbum.  —  C'est  un  infirme.  —  Opi- 
nion des  optimistes.  —  Lire  ou  entendre,  c'est  tout  un.  —  L'iiifirmilé 
est  locale.  —  Le  sourd-muet  est  égal  aux  autres  hommes.  —  Les  deux 
opinions  concordent.  — Infirmité  accidentelle.  —  Infirmité  congénitale. 

—  L'animalité  domine.  —  Origine  terrestre.  —  Kullité  du  cerveau.  — 
PlutcM  hospice  qu'institution,  c'est  un  tort.  —  Dédoublement.  —  Les 
souides-muelles  envoyées  à  Cordeaux.  —  Vie  réglée. —  Le  tambour. — 
Trépidation.  —  Sept  années.  —  Gesticuler  patois.  —  Lenteur  forcée  de 
l'enseignement.  —  L'école.  —  Le  baptême.  —  Procédé  d'instruction. 

—  Orlliographe  irréprochable.  —   Langage  familier.  —  La  mimique. 

—  Inversions.  —  Confusion.  —  Dactylologie.  —  Fables  de  la  Fontaine.  — 
Stérilité.  —  Les  trois  adverbes.  —  Imagination  musculaire.  —  Le  gym- 
nase devrait  leur  être  toujours  ouvert.  —  Les  exercices  violents  les 
disciplinent 14-2 


III.    —    LES    ATELIERS. 

L'apprentissage.  —  Choix  restreint.  —  Contre-maitres. —  Lithographie.  — 
lieliuie.  —  Sculpture  sur  bois.  —  Cordonnerie.  —  Salle  de  dessin.  — 
Léuùment.  —  L'élément  plastique  est  indispensable;  il  fait  défaut.  — 
Carie  en  relief  à  faire  exécuter.  —  Délaissement.  —  Pas  de  livres  spé- 
ciaux. —  liaius  de  mer  à  Cerck.  —  Tristesse  de  la  maison.  —  Écrire 
ou  parler  de  souvenir.  —  L'articulation.  —  Cruauté.  —  Tré.s-pénible  à 
entendre.  —  Le  tact.  —  Saisons  moyennes.  —  Hêveries. —  Irolesseurs 
dévoués.  —  La  société  de  secours  devrait  être  société  de  patronage.  — 
Le  traitement  des  professeurs.  —  Publications  étrangères.  —  Acquit  de 
conscience.  —  La  but  qu'on  doit  poursuivre Icili 


CH.\PlTr.E   XXVII 
LCS    JEUNES-AVEUGLE3 

I.    —    VALENTIN    HAÙY. 

Les  deux  fiàes.  — Concert  d'avouglcs. —  Le  relief.—  Quinze-Vingts.  — 
Les  crieius  des  aveugles.  —  Privilèges.  —  Enchères.  —  Le  jiremier 
élève  de  Valentin  Haûy.  —  François  Lesueur.  —  Saunderson.  —  Made- 
moiselle Paradis.  —  Weissenbourg  de  Manheim.  —  Détermination  du 
caractère  saillant.  —  Écriture.  —  Lesueur  devant  l'.^cadémie  des 
sciences.  —  Rapport  officiel.  —  I!ue  Coquillière.  —  Séances  publiques. 
Les  aveugles-travailleurs  à  Versailles.  —  Rue  NoIre-Dame-des- Victoires. 

—  L'absurde.  —  La  Révolution.  —  Les  jeunes  aveugles  jetés  aux  Ouiuze- 
Vingts.  —  C'est  détruire  l'institution.  —  Théophilanlhrope.  —  Jluséum 
des  aveugles.  —  Valentin  Haiiy  quitte  la  France.  —  Entrevue  de  Jlittau. 

—  Propiiétie.  —  Retour.  —   Abandon.  —  llort.  —  Lts  jeunes  aveugles 


Zi  TABLE  DES  MATIÈRES. 

;ui  séminaire  Saiiit-I''ii'min.  —  Installatiuii  déplorable.  — Loi  du  14  nini 
1S58. —  Maison  conslruile  exprès  pour  les  jeunes  aveugles.  .   .  .     11)7 


[,a  statue.  —  L'escalier.  —   La  boite  à  musique.  —  Bonne  distriliution. 

—  La  bibliolhèque.  —  Les  obus.  —  Relief.  —  Ancien  système  d'abré- 
viation. —  Faire  écrire  l'aveugle.  —  Essais  de  Charles  Barbier.  —  Le 
point  substiiué  à  la  ligne.  —  Louis  Braille.  — Inventeur  de  l'écriture 
nocturne.  —  Son  système.  —  La  grille.  —  Le  poinçonnage.  —  L'infir- 
mité. —  Le  point  de  vue.  —  Les  amaurotiques.  —  Expérience.  —  Ceux 
qui  ont  vu.  —  Les  boxes.  —  Ils  se  tassent.  —  L'attitude.  —  Tic  nerveux. 

—  Le  réfectoire.  — Prudence  féline.  —  La  récréation. —  Jeux  violents. 

—  Les  batailles.  —  Agitation  musculaire.  —  Le  bruit  est  la  lumière  de 
l'aveugle.  —  Confusion.  —  Finesse  de  l'ouïe.  —  Quel  joli  son  !  —  Pudi- 
bonderie. —  La  vue  est  le  toucher  à  dislance.  —  Salle  de  bains.  — 
Propreté.  —  Ordre.  —  Orgueil.  —  Enlèfement.  —  Température.  —  Le 
tact.  — Toucher  général.  —  L'aéroërai)liie 177 

l'I.    —    L'INSTITUTION. 

Le  règlement.  —  La  mémoire.  —  Les  dictées.  —  Sténographie.  —  Les 
compositions.  —  Notre  langue  n'est  pas  faite  pour  eux.  —  «  Écouter  le 
soleil.  »  —  Goût  des  voyages.  —  Gustave  Lambert.  —  Bonnes  qualités 
morales.  —  Les  filles  aveugles.  —  Amour  pour  la  maison.  —  C'est  une 
patrie.  —  Révélation  de  l'infirmité.  —  Une  évasion.  —  Enseignement 
professionnel.  —  Les  ateliers.  —  Imprimerie.  —  Les  oiseaux.  —  Les 
filets.  —  Le  professeur.  —  La  musique.  —  Les  logeltes.  —  École  d'or- 
ganistes. —  École  d'accordeurs.  —  Virtuose.  —  Concerts  publics.  —  Prix 
au  Conservatoire.  —  Ce  que  pourrait  être  l'institution.  —  Ce  que  de- 
viennent les  jeunes  aveugles.  —  Budget.  —  Desideratum.  —  Vieille 
bouquinerie  à  remplacer.  —  Société  de  placement.  —  Action  très-large 
de  l'institution.  —  5,000  jeunes  aveugles;  400  places.  —  Pour  l'aveugle 
l'instruction  est  le  premier  des  hieul'ails ^    195 


ClIAriTRE   XXVIII 

LE   SERVICE   DES   EAUX 

!.    —   LE  TEMPS   DE  LA  SOIF. 

Salubrité  matërielle.  —  Abreuvoir  général.  —  Rive  droite.  —  Rive  gauche. 

—  Les  moines  de  Saint-Laurent.  —  Saint-Martin  des  Champs.  —  Point 
de  départ.  —  Philippe-Auguste.  —  La  Jlaubuée.  —  Expropriation  pour 
cause  d'utilité  publique.  —  Le  roi  substitué  aux  abbayes.  —  Concessions 
courtoises.  —  Édit  du  9  octobre  1392.  —  Substitution  de  la  commune 
à  la  royauté.  —  Lettre  de  François  I".  —  «  La  grosseur  d'un  pois  tant 
seulement.  »  —  Abus.  —  Réduction  des  concessions.  —  Origine  de  la 
vente  de  l'eau.  —  Sully.  —  La  Samaritaine.  —  Le  palais  du  Luxembourg. 

—  Jean  Coing.  —  Solennité.  —  Les  eaux  d'Arcueil.  —  La  machine  du 


TABLE  DES  MATIERES.  395 

;pont  Sainte-Anne.  —  Foiiqnet.  —  Consommnlion  en  lG"i5.  —  Pénurie. 
—  Les  moulins  du  pont  Notre-Dame. —  Sondages  inuliles. —  On  reste 
«la'.ionnaire.  —  Fonlaines  sans  eau.  —  Projet  de  Deparcieux.  —  Les 
frères  Périer.  —  Les  pompes  à  feu.  —  Agiotage.  —  La  Piévolulion.  —  La 
Beuvronne  et  l'Ourcq.  —  Revenu  hydraulique  de  la  ville  au  commence- 
Jnent  du  dix-neuvième  siècle.  —  L'eau  à  la  portée  de  tous.  .  .  .    213 

M.    —    LES    AQUEDUCS. 

■'  millions  516,000  litres  d'eau  quotidiens,  mis  actuellement  à  la  dispo- 
sition de  Paris.  —  100  millions  de  litres  arriveront  bientôt.  —  Les 
sources  du  Nord.  —  Le  drainage.  —  Les  pierrées.  —  Variations.  — 
Mauvaise  qualité  —  Les  regards.  —  La  fontaine  des  Prés-Sain'-Gervais. 

—  La  vieille  jauge.  —  Un  musée  en  formation.  —  L'eau  des  Prés-Saint- 
Gervais  est  jetée  à  l'égout.  —  Les  sources  royales.  —  L'aqueduc  d'Ar- 
cueil.  —  Végétation.  —  Marques  des  tâcherons.  —  Ruine  romaine.  — 
Les  bornes  de  repère.  —  Le  regard  n°  13.  —  Cloître.  —  Effervescence.  — 
Trop-plein  jeté  à  la  Bièvre.  —  Deux  aqueducs  l'un  sur  l'autre.  —  La 
Vanne.  —  Souvenirs  insupportables.  —  L'aqueduc  d'Arcueil  pendant  la 
guerre.  —  Les  pompes  à  feu.  —  Chaillot.  —  La  machine.  —  Son  travail 

n  vingt-quatre  heures.  —  M.  de  Pourceaugnac.  —  La  prise  de  l'Ourcq. 

—  Les  grilles.  —  La  chute  des  feuilles.  —  Le  compteur  hydraulique. 

—  L'aqueduc  de  ceinture.  —  Les  regards  de  la  Corderie.  —  La  cunette, 
la  banquette,  le  radier.  —  Rhiioinorpha  sulterranea.  —  Contraction 
du  ciment.  —  Caniveau.  —  Goudron  liquide.  —  Réservoirs  de  l'Ourcq, 

—  Dispositions  défectueuses.  —  Le  canal  de  POurcq  saigné  par  les  Al- 
lemands, en  septembre  1870 228 

III.    —    LES    RÉSERVOIRS. 

Puits  artésien  de  Grenelle.  —  Premier  coup  de  sonde  donné  le  24  dé- 
cembre 1833.  —  Monsieur  Mulot  père  et  fils.  —  Les  accidents.  —  26  fé- 
vrier 1841.  —  27  degrés  de  chaleur.  —  Château  d'eau  de  la  place  Bre- 
teuil.  —  Ébranlement.  —  Soufre.  —  Appauvrissement.  —  Le  puits  de 
Passy. —  On  fore  deux  nouveaux  puits,  à  la  Butte-aux-Cailles,  à  la 
Chapelle.  —  Éboulement.  —  Outillage.  —  Progrès.  —  La  caracole.  — 
L'enfance  de  l'art.  —  But  des  grands  travaux  hydrauliques  de  notre 
temps.  —  Les  sources  de  la  Dhuis  et  de  la  Vanne.  —  Le  trajet  de  la 
Dhuis.  —  Mènilmontant.  —  La  prairie.  —  Les  hublots.  —  Grotte  en 
rocaille.  —  La  rivière.  —  La  Bavarde.  —  La  Dhuis  cesse  d'arriver  le 
15  septembre  1870.  —  Angoisses.  —  L'œuvre  est  intacte.  —  Retour  de 
la  Dhuis  à  Paris.  —  Le  palais  des  Eaux-Tranquilles.  —  Le  réservoir 
souterrain  de  la  Dhuis.  —  Deux  hectares.  —  C24  piliers.  —  Tempéra- 
ture invariable.  —  Deux  bassins.  —  L'escalier.  —  Surprise.  —  Réser- 
voir de  la  Marne.  —  Deux  lacs  superposés.  —  Œuvre  unique.  —  Les 
deux  réservoirs  séparés  par  une  voûte  de  40  centimètres  d'épaisseur. 

—  Monsieur  Uelgrand 242 


IV.    —   LES    FONTAINES. 

Seize  réservoirs  à  Paris. —  1,741  kilomètres.  —  Atlas   administratif  de 
1S21  ;  plan  général  de  1867.  —  Comparaison.  —  En  cas  d'incendie.  — 


330  TABLE  DES  MATIÈRES. 

L'eau  publique  et  l'eau  privée.  —  Progrès  accomplis.  —  Fontaines 
monumentales.  —  Œuvres  de  hasard.  —  Gerbe  du  Palais-lioyal.  — 
L'éléphant.  —  Fonlaiues  banale;  —  lîobinel  à  repoussoir.  —  Bornes- 
loiitaines.  —  Bouches  d'arrosage.  —  Service  à  rendre  à  la  populatio;i 
indigente.  —  Bouches  d'arrosement  :  à  la  lance,  au  tonneau.  —  Sialioiis 
de  voitures.  —  Fontaine?  Wallace.  —  Gobelets  volés.  —  Conditions  a 
imposer  aux  constructeurs  de  maisons  —  La  Compagnie  générale  dis 
eau.x.  —  Transaction.  —  Progression  des  abonnements  particuliers.  — • 
Porteurs  d'eau.  —  Ce  qu'il  en  reste.  —  Remise  des  tonneaux.  —  Fon- 
taines marchandes.  —  Le  filtre.  —  400  pour  100  de  bénélices.  —  Fon- 
taines à  la  sangle.  —  Le  revenu  hydraulique.  —  Les  puits  particuliers. 
—  Souvenirs  des  puits  publics.  —  La  bonne  mesure.  —  Moyenne  de  la 
conbommalion.  —  L'eau  à  Home  sous  iNerva.  —  Un  désir  de  .^apu- 
léon  I" ,  .    io3 


CUAPiTRE   XXIX 

L'ÉCLAIRAGE 

I.  —    LES    LANTERNES. 

La  bonne  police.  —  L'éclairage  est  moderne.  —  Témoignage  contempo- 
rain de  Louis  XIV.  —  Anciennes  prescriptions.  —  Délaiie  de  Pavie.  — 
Placards  injurieux.  —  Ariêt  du  29  octobre  I.jjS.  —  «  Ardentes  et  allu- 
mantes. »  —  Pots  à  feu.  —  Veilleuses  |)erpétuelles.  —  La  Ligue  éteint 
les  falots.  —  Les  ténèbres.  —  Laudati  Caraffa.  —  Lettres  patentes  de 
16G2.  —  Les  porte-flambeaux.  —  Conditions.  — Nicolas  de  La  l'ieynie. — 
Le  mol  d'ordre.  —  Édit  de  septembre  1G67.  —  Éclairage  temporaire. 

—  On  gagne  40  nuits.  —  Madame  de  Sévigné.  —  Les  lanternes  en  1098. 

—  Les  galères.  —  C,jOO  lanternes  à  la  fin  du  dix- septième  siècle.  —  Le 
sonneur.  —  La  taxe.  —  La  mort  de  Louis  XlV.  —  Ouragan.  —  L'Ojiéra- 
Comique.  —  Sterne  à  Paris. —  Les  réverbères.  —  Clair  de  lune.  —  Cinq 
heures  et  demie.  —  Arrêté  du  12  messidor  an  VIll.  -    A  la  Lanterne! 

—  La  lampe  antique.  — Argand.  —  L'usurpateur  Quinquel.  --  Mombrc 
des  réverbères  en  tëll  et  IS'20.  —  Vivien.  —  Les  allumeurs.  —  Les  co- 
chers. —  Le  21  janvier  1813.  —  Les  funérailles  de  Napoléon.  —  Les 
éiiieiiles.  —  .\  la  fin  du  règne  de  Louis-Philippe 267 

II.  —  l'usine  a  gaz. 

rabbin  Lzéchiel.  —  La  lampe  des  philosophes.  —  Philippe  Le  Bon.  — 
a  découverte.  — Brevet  du  G  vendémiaire  an  V;;i.  —  Le  moteur  Le- 
iicir.  —  Thermolampe.  —  Le  gcuidron.  —  La  forêt  de  r\0uvray.  —  La 
paix  d'Amiens.  —  Philippe  Le  lion  refuse  les  offres  de  la  Russie.  —  Le 
couronnement.  —  Assassinat  luyslérieux.  —  Ingratitude.  —  Madame 
veuve  Le  Bon.  —  1815.  —  Winsor.  —  Sic  vos  non  vobis.  —  Essais  faits 
en  Angleterre.  —  Le  passage  des  Panoramas.  —  Quinze  ans  d'hésita- 
tions. —  La  rue  de  la  Paix.  —  O|iposition.  —  Charles  INodier.  —  La 
Coin])agnie  Parisienne.  —  Les  dix  usines.  —  La  Villette.  —  Le  pays  où 
l'on  lait  les  nuages.  —  Collines  de  coke.  —  En  deuil.  —  Les  chemins 


TABLE  DES  MATIERES.  :07 

de  fer.  —  Opinion  d'un  Arabe.  —  La  cornue.  —  Briqueterie.  —  le 
malaxeur.  —  Le  moulage.  —  Les  fours.  —  18  jours  de  cliaude.  — 
Aielier  tie  dislillation.  —  Les  batteries.  —  Le  volcan.  —  Disposilions 
f;énérales.  — ^  La  houille  sèche.  —  Les  serviteurs  de  la  batterie.  — 
Adresse  et  précision.  —  Les  tamponneurs.  —  L'œuvre  invisible.  — 
Arrivée  d'un  train  de  charbon.  —  Le  coke.  —  Consommation  de  l.i 
houille.  —  L'épuration.  —  Produils  et  sous-produits.  —  Le  bai  illct.  — 
—  La  tour  Malakoff.  —  La  distillerie.  —  L'usine  à  goudron.  —  Les  ji  u\ 
d'orgues.  —  Les  laveurs.  —  Peroxyde  de  fer.  —  bleu  de  Prusse.  —  L'  s 
essais.  —  Les  gazomètres -Sj 


III.    —    LES    CANDÉL&eRES. 

Obus  dans  les  gazomètres.  —  Les  ouvriers  de  l'usine  pendant  la  Com- 
mune. —  Propagande  inutile.  —  Consommai  ion  du  gaz  à  Paris.  —  Les 
conduites.  —  Trajet  obligatoire.  —  Localion  du  sous-sol.  —  Ce  que  le 
gaz  rap)ioite  à  la  \illede  Paris.  —  Pari<  éclairé  en  quarante  minutes. 

—  56,5'j  becs  de  gaz.  —  Le  vieux  réverbère.  —  li  subsiste.  —  A  dé- 
crocher au  plus  vite.  —  Lumière  lélléiliie.  —  Lumière  éleiirique.  — 
La  cuisine  au  gaz.  —  Le  gaz  entre  de  pins  en  plus  dans  nos  habitudes. 

—  L'auxiliaire  de  la  guerre.  —  Les  ballons  du  siège.  —  Tentatives 
(l'incendie 303 


CIIAPITUE   XXX 

LES    É60UTS 

I.  LES    CLOAQUES. 

Caii  versée  chaque  année  dans  le  périmètre  de  Paris.  —  Élément  mor- 
bide. —  Souvenir  de  Rome.  —  Cloaca  inaxima.  —  Le  moyen  .ige.  — 
Les  pourceaux.  —  Le  premier  pavé  de  Paris.  —  Onldiett<s.  —  Le  ruis- 
seau de  iSIènilmontanl.  —  Le  grand  égout  —  Les  trous  punais.  —  Hu- 
gues Aubiiût.  —  Le  premier  égout  convi  rt.  —  Le  Pont-l'ei  rin.  —  La 
Culture  Sainte-Callicnne.  —  L'égout  et  le  palais  des  Tounielles.  —  Les 
Tuileries.  —  Projets  de  Gilles  Desfroissis.  —  Le  Ibssé  de  iNesles.  — 
lisiiois  Jliron  et  lègout  du  Ponceau.  —Exemple  unique.  —  Inler- 
M,;.i  .  delà  régente.  —  Projet  de  Louis  XIII.  —  Totalité  des  ègouls 
I  :i  w  i.  —  Le  basilic.  —  La  Reynie.  —  Pavage  des  mes.  —  Eiigorgn- 
icient  du  grand  égout.  —  Propos! lion   aux  bourgeois  de  P;iris.  —  Les 

mauvaises  années.  —  ?ur  le  plan  deGombousI.  —  La  régence  à  Pniis. 

Cjèation  des  boulevards   par   Louis   .\IV.  —  Un  nouveau  quai  lier.  

Iiiiection.—  Micliel-Éticnue  Turgot.  —  Le  grand  ègont  leconslrnit. — 
Sur  le  plan  de  Deharme.  —Joseph  de  Laborde.  —  La  Chaussée  d'Ar.- 
lin.  —  Totalité  des  égouts  sous  le  Consulat.  —  M.  de  RainLuleau  fait 
ciin-truire  7S,G75  mèlies  d'ègouls.  —  Les  rues  de  Paris  il  y  a  quarante 
ans.  —  Les  grilles  d'ègout.  —  Inondatiiui.  —  Passez,  lieaulé  !  —  L'égout 
Ainelot.  —  Parent-Ducliâlclet.  —  C,4iJ0  tombereaux.  —  Personnel  déri- 
soire  511 


:d8  table  des  matièues. 


II.    —    LES   COLLECTEURS. 

Longueur  totale  des  anciens  égouts.  —  M.  Belgrand.  —  Plan  scientifique. 

—  772,84G  mètres.  —  Les  catégories.  —  Collecteur  déparlemental.  — 
Grand  collecteur  de  la  rive  droite.  —  Collecteur  des  coteaux.  —  Col- 
lecteur de  la  rive  gauche.  —  La  Bièvre.  —  Plan  (jénéraL  —  En  dix 
ans  le  second  Empire  fait  construire  plus   de  600  kilomètres  d'cgout. 

—  Moellons  et  pierres  meulières.  —  Ciment  liydrauliiiue.  —  Salubrité. 

—  6,704  bouches  d'égout.  —  Promenade.  —  Paris  souterrain.  —  E;iu  el 
télégraidiie.  —  La  chambre  du  Chàtelet.  —  Température.  —  Le  vieil 
égout  Saint-Denis.  —  En  wagon.  —  En  bateau.  —  Le  Lac  de  Lamartine. 

—  M  types  différents.  —  Les  orages.  —  Sauve  qui  peut!  —  6, 750 re- 
gards. —  Sonorité.  —  Téléphonie.  —  De  la  Pépinière  à  .Asnières.  —  La 
montée. —  Moyenne  du  débit  journalier. —  Les  bateaux-vannes.  —  Le 
cureur.  —  Les  écluses.  —  Les  bouchons.  —  Ponts  de  sauvetage.  —  Petit 
égout.  —  La  voûte.  —  Les  barbacanes.  —  Continent.  —  Paysage.  — 
L'embouchure.  —  «  Nés  viables.  »  —  Les  égouts  pendant  le  siège.  — 
L'opinion  publique. —  Les  armes  dans  les  égouts  après  la  Commune.  — 
Le  budget  de  la  ville.  —  Les  égoutiers.  —  Gascons.  —  Le  plomb.  —  Les 
bottes.  —  Le  rat  d'égout.  —  Le  ciment  l'a  chassé.  —  Invasion  kirghi/e 
au  di.K-huilième  siècle.  —  Ridiculus  mus.  —  Surmulot.  —  Le  rat 
hindou 329 


III.    —    L  ENGRAIS. 

La  Seine  parisienne  débn  rassée  des  eaux  d'égout.  —  Inconvénient  dé- 
placé. —  Dragajje.  —  l'IO  millions  de  kilogrammes  de  détritus.  —  Va- 
leur de  la  millions  jetée  à  la  mer.  —  Situation  fausse.  —  Trait  di> 
génie.  —  La  iiresqu'ile  île  Gennevilliers.  —  Stérilité.  —  Jardin  maraî- 
cher. —  Expérience  liècisive.  —  Réservoir  des  Grésillons.  —  Les  cana- 
lisations. —  Fécondité.  —  La  menthe  poivrée.  —  L'asperge.  —  Bette- 
raves phénoménales.  —  Un  nouveau  village.  —  Le  maichand  de  vin 
pionnier.  —  Les  paysans.  —  Ingratitude.  —  Tout  le  collecteur  va  êtie 
capté.  —  Nouvelles  machines.  —  Projet.  —  Les  Ibnds  sont  votés.  — 
2,000  hectares  fertilisés.  —  La  Seine  est  purgée.  —  Travaux  nocturnes. 

—  Objection.  —  Le  trop-plein.  —Clarification.  —  Le  sulfate  d'alumine. 

—  Les  bassins  d'épuration.  —  Les  pêches  de  Montreuil.  —  Eau  limpide. 

—  Analyse  chimique.  —   Fabrique  d'engrais  sec.   —  L'eucalyptus  glo- 
bulus  et  les  eaux  d'égout.  —  Richesse  à  acquérir o-iS 


PIHCBS     JUSTIFICATIVES 


^'  i.  —  Arrêt  de  la  cour  du  Parlement  qui  condamne  Marie  Launay, 

tille  ciiisiiiière,  à  être  pendue  et  étranglée 5o9 

N°  2.  —  Rapport  de  la  commission  du  travail  et  de  l'échange  sur  la 

liquidation  des  nionts-de-piété 5G1 


TABLE  DES  MATIÈRES.  399 

N"  3.  —  Letire  inédite  de  Valentin  Haûy 370 

t\°  A.  —  Livres  (types  Braille)  servant  à  l'enseignement  des  aveu- 
gles, en  vente  à  l'économat  de  l'institution,  56,  boule- 
vard des  Invplides,  à  Paris 376 

K"  o.  —  Inscription  du  regard  de  «  la  Lanterne»,  à  Belleville.* .   .  5S0 
ÎS'°  6.  —  Assise  par  le  roi  de  la  première  pierre  du  grand  regard  de 

liungis 381 

^•  7.  —  Armes  et  munitions  trouvées  dans  les  égouts  publics.  .  .  585 


FIN    DE   LA  TABLE    DD   CiNQClÈME    VOLCilS. 


Typographie  Lahure,  rue  de  Fleurus,  9,  à  Paris. 


ë 


(M 
CO 


CD 

e 

•H 


e 

Q 

o 


Ui 


o 


•iH 


;^