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Full text of "Pascal, ou, La Dernière croisade"

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U  d'/of  OTTAWA 


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I&A-Qï 


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in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/pascalouladerniOOrhei 


PASCAL 

ou 

LA  DERNIÈRE  CROISAI)!: 


ALBERT   RHEINWALD 


r  A.  ij  vj  A  L 


ou 


LA  DERNIÈRE  CROISADE 


GENEVE 

A.  JULLIEN,   Editeur 
Bourg-dc-Four,  32 


<* 

y 


DU  MEME  AUTEUR 


La  Lumière  sur  les  Terrasses,  un  volume  grand  in-8°  .  Fr.  6.50 
Jean-Jacques  Rousseau  et  ta  campagne  genevoise,  une 

brochure  in-4° Fr.*  2. — 

L'Art  d'Alice  Bailly,  un  volume  petit  in-8°  illustré  .  .  Fr.  6. — 
Une    leçon    de    style    par    le   paysage   genevois,     une 

brochure  in-4° Fr.   2.50 


En  préparation 

Le  Paysage  genevois  dans  la  littérature  française. 
Les  Contes  de  la  Roulotte. 
Jacqueline,  roman. 


6 

l°\o2, 


Exemplaire  A7 


A 


HELENE 
TOUJOURS    PRÉSENTE 


INTRODUCTION 


Je  ne  suis  ni  un  critique  d'art,  ni  un  critique  litté- 
raire. Mais  s'il  me  plaisait  de  devenir  l'un  ou  l'au- 
tre, ou  tous  les  deux  à  la  fois,  je  pense,  en  vertu  de 
bonnes  raisons,  que  ni  la  méthode  évolutive,  ni  le 
léger  commentaire  impressionniste  ne  sauraient  me 
contenter.  Je  devrais  donc  me  rendre  à  un  autre 
point  de  vue,  découvrir  une  autre  manière  de  juger 
les  œuvres  qui  sont  sorties  de  la  main  des  hommes, 
bref,  renouveler  la  critique. 

Et  d'abord  je  m'aviserais  qu'elle  ne  doit  différer  de 
l'objet  oh  elle  s'applique,  ni  par  sa  forme,  ni  par  sa 
nature.  Quiconque,  me  dirais-je,  veut  explorer  l'in- 
connu, doit  craindre  et  l'esprit  de  système  qui  altère 
nos  rapports  avec  la  vie,  et  ce  vagabondage  rapide 
qui  s'amuse  à  des  sensations  fugitives.  H  faut  abor- 
der les  œuvres  d'art  avec  la  simplicité  de  l'enfant  qui 


—  8  — 

n'a  pas  nos  idées  de  derrière  la  tête,  et  V attention 
soutenue  de  l'homme  qui  veut,  ainsi  que  le  poète,  dis- 
tinguer la  réalité  de  ses  apparences.  Alors,  dans  l'ob- 
jet considéré,  ce  qui  est  vivant  agit  bientôt  sur  nous 
à  la  manière  d'une  musique,  et  va  de  proche  en  pro- 
che ébranler  nos  fibres  profondes.  Décrire  ces  états 
de  sensibilité  que  l'art  a  toujours  exprimés  depuis 
qu'il  y  a  des  hommes  et  qui  chantent,  sculptent  ou 
dessinent,  voilà  le  premier  devoir  du  critique.  Mais, 
ajouterais-je,  il  réclame  de  celui  qui  l'exerce  un  peu 
d'esprit  de  finesse,  cet  esprit  que  j'appelle  volontiers 
sens  musical,  et  non  sans  raison,  car  c'est  grâce  à 
lui  que  percevant  le  vrai  caractère,  l'ordre  secret,  le 
rythme  propre  de  toutes  choses,  nous  pouvons  mys- 
térieusement nous  accorder  avec  elles. 

Au  reste,  si  je  cherche  quel  est  le  caractère  distinct/' f 
de  l'homme  affiné  par  des  siècles  de  civilisation,  et 
donc  rompu  à  tous  les  exercices  de  la  pensée,  je  trouve 
en  lui  une  merveilleuse  aptitude  à  se  métamorphoser 
par  le  rêve  dans  toutes  les  formes  de  la  vie,  depuis 
les  plus  humbles,  éléments,  flore  ou  faune,  jusqu'aux 
plus  élevées  de  la  hiérarchie  des  êtres.  Le  sûr  moyen 
d'aller,  quand  il  nous  plaît,  delà  vie  moderne  à  la  vie 
primitive,  et,  peut-être,  d'entrevoir  nos  mystérieuses 
futuritions  !  Ainsi  reviennent  à  la  simplicité  des  pre- 
miers âges  les  époques  avancées  qui  font  ce  miracle 


—  9  — 

de  réconcilier  en  nous  nature  et.  culture,  ces  deux 
puissances  rivales. 

La  rhétorique  traditionnelle,  dirais-je  encore,  n'a 
guère  enseigné  jusqu'ici  que  les  moyens  de  discourir  : 
art  tout  littéraire,  livresque,  oratoire  et  qui  ne  songe 
qu'à  démontrer.  Partir  d'un  principe  et  tracer  en 
droite  ligne  la  voie  de  ses  conséquences  de  la  pre- 
mière à  la  dernière,  voilà  ce  qui  le  préoccupe.  La 
route  déductive,  ainsi  tracée,  peut  être  aussi  belle 
que  favorable  à  des  transports  rapides;  mais  l'homme 
qui  s'y  engage,  ignore  presque  tout  le  royaume 
qu'elle  traverse. 

J'imagine  un  autre  voyage. 

Sous  mes  yeux  se  découvre  un  pays  dont  je  vois 
les  horizons  et  que  je  veux  connaître.  Je  sais  les  limi- 
tes que  je  dois  atteindre.  Pourquoi  faut-il  que  tant 
de  chemins  et  de  sentiers  me  sollicitent  ?  Lequel  choi- 
sir? Prendrai-je  le  plus  court?  Guidé  par  mon  plai- 
sir et  les  conseils  de  l'heure,  je  m'aventurerai  a  gau- 
che, à  droite,  et,  revenant,  s'il  le  faut,  sur  /nés  pas, 
mais  sans  perdre  du  regard  la  lointaine  ligne  bleue 
des  horizons,  je  trouverai,  je  sentirai  de  mieux  en 
mieux  les  rapports  qui  lient  toutes  choses  dans  le 
cercle  de  ma  vision.  Ainsi  le  voyage  sera  une  lente 
conquête  et,  quand  j'arriverai  au  terme  de  mon  itiné- 
raire, je    ramènerai    mes   impressions   partielles    à 


—   10  — 

l'unité  d'une  suprême  vue  d'ensemble,  longtemps 
cherchée,  sans  cesse  entrevue,  enfin  découverte.  Puis, 
songeant  aux  voyageurs  qui  méconnaissent  les  condi- 
tions de  leur  plaisir,  je  graverai  sur  une  de  ces 
bornes  qui  marquent  les  frontières  un  Sta  Viator  et 
ces  mots  empruntés  à  Pascal  : 

Le  cœur  a  son  ordre,  l'esprit  a  le  sien. 

Tu  peux  connaître  la  vérité  non  seulement  par  la 
raison,  niais  encore  par  le  cœur. 

Et  l'ordre  du  cœur  te  permet  une  digression  sur 
chaque  point,  pourvu  que  tu  le  rapportes  à  une  fin 
toujours  présente  *. 

Si  donc  l'on  veut  parler  des  Pensées,  qui  devaient 
comprendre,  outre  des  maximes  ou  réflexions  déta- 
chées, des  lettres  et  des  dialogues,  il  faut,  je  crois, 
s'accorder  à  leurs  mouvements  variés,  et  s'en  tenir, 

1  Enfin,  pour  en  finir  une  bonne  fois  avec  les  enfantillages  de 
l'impressionnisme,  je  demanderai  à  cette  méthode  la  démonstration 
d'une  vérité  que  je  crois  inédite  et  que  j'ai  trouvée  en  étudiant 
Ratine,  Pascal  et  Jean-Jacques  Rousseau.  C'est  une  théorie  de 
la  création  artistique.  Elle  ouvrira,  si  je  ne  me  trompe,  de  nou- 
veaux horizons  à  l'histoire  et  à  la  critique  littéraires,  qui  lan- 
guissent aujourd'hui,  l'une,  dans  les  cellules  de  l'érudition  et 
l'autre,  dans  les  bas-fonds  du  journalisme.  Mais  d'abord  je  dois 
compter  avec  un  collaborateur  qui  n'en  fait  qu'à  sa  tète,  le  Temps, 

et,  pour  être  approuvés. 
De  semblables  projets  veulent  être  achevés. 


—  il  — 

quoiqu'il  en  coûte,  à  des  réflexions  détachées.  Tout 
discours  suivi  serait  une  faute  de  ton  :  laissons-la 
au  passif  des  professeurs  de  littérature  et  soyons 
soucieux  d'harmonie,  même  quand  il  s'agit  de  dis- 
puter1. Qu'on  voie  dans  les  pages  suivantes  un  recueil 
de  «  pensées  »  qui,  pour  avoir  tout  leur  sens, 
devraient  alterner  avec  certaines  «  pensées  »  des 
Pensées  2.  Au  reste,  ne  sont-elles  pas  dans  la 
mémoire  de  tous  ceux  à  qui  j'ai  le  dessein  de 
m'adresser,  et  notamment  des  protestants  qui  aiment 
Pascal  comme  un  frère  en  inquiétude  ?  Ceux  d'entre 
eux  qui  ont  lu  La  Lumière  sur  les  Terrasses,  où  j'ai 
dit  ma  confiance  dans  la  vie,  s'ils  lisent  le  présent 
ouvrage,  peut-être  s'apercevront-ils  que  j'ai  voulu 
vérifier  une  fois  pour  toutes  mes  certitudes  en  y  oppo- 
sant, avec  des  mains  respectueuses,  le  grand  livre  de 
Pascal. 

Hélas  !  c'est  le  cas  ou  jamais  de  se  rappeler  le  mot 
terrible  de  Chateaubriand,  sur  les  commentateurs  qui 


1  Au  surplus,  ce  geure  d'exposé  permet  d'éviter  ci  les  vaincs 
transitions  et  tous  les  développements  oratoires  qui  s  imposent 
à  quiconque  veut  faire  un  beau  discours  suivi.  D'autre  pari,  si  les 
éléments  d'un  ouvrage  de  1  esprit  valent  surtout  par  les  rapports 
secrets  qu'ils  entretiennent  entre  eux.  ce  genre  d'exposé  ne  contre- 
vient pas,  que  je  sache,  à  celte  loi  de  la  composition. 

i  Nous  avons  suivi  Pascal  à  travers  l'édition  de  M.  Léon 
Brunschwicg. 


—  12  — 

se  sont  gîtes  autour  des  Pensées  :  «  On  croit  voir, 
dit-il,  les  ruines  de  Palmyre,  restes  superbes  du 
génie  et  du  temps,  au  pied  desquelles  l'Arabe  du 
désert  a  bâti  sa  misérable  hutte  ».  Ah  !  rentrons  en 
nous-méme  —  ou  dans  notre  cabane.  Humilions-nous 
et,  pour  adoucir  notre  peine,  admirons  une  fois  de 
plus  l'enchanteur  qui,  d'une  seule  image,  nous 
charme  en  nous  condamnant.  Mais  faisons  mieux 
encore.  Palmyre,  le  désert,  l'Arabe  et  sa  hutte,  pour 
un  Occidental  qui  n'aborda  jamais  aux  champs  milé- 
siens,  sont  des  étrangetés  lointaines,  et  nulle  Zénobie, 
d'ailleurs,  n'a  régné  sur  Pascal.  Comme  je  vois 
mieux  ces  grands  tableaux  du  plein  air  qui  s'appel- 
lent Jouy-en-Josas,  Versailles,  Montmorency,  Loti- 
veciennes,  Marly,  Chevreuse  !  Là,  je  puis  être,  si  je 
veux,  mon  propre  enchanteur. 

Il  y  a  dans  le  voisinage  du  palais  de  Versailles  un 
immense  bassin  creusé  jadis  par  le  régiment  qui  ser- 
vait de  garde  à  Louis  XIV.  C'est  la  pièce  d'eau  des 
Suisses,  ainsi  nommée  en  souvenir  de  nos  lointains 
compatriotes  qui  voulurent,  selon  leurs  forces,  colla- 
borer à  ce  chef-d'œuvre  de  la  beauté  française  et 
qu'un  grand  roi  avait  conçu.  La  pièce  d'eau  des 
Suisses  n'appartient  pas  aux  jardins  de  Versailles 
proprement  dits  ;  elle  est  comme  en  marge  des 
avenues  tracées  par  Lenôtre  ;  mais  elle  reflète  dans 


—  13  — 

sa  limpidité  l'Orangerie  claire  et  les  bois  sombres  de 
Satory.  Ces  fluides  miroirs,  celui  de  Latone  ou  celui 
d'Apollon,  et  celui  de  Neptune  comme  celui  des 
Suisses,  et  ces  parterres  que  dominent  des  terrasses 
orgueilleuses,  ne  songent  qu'à  nous  enchanter.  Mais, 
en  même  temps  qu'un  plaisir,  quel  ordre  ces  lieux 
nous  proposent  !  Accord  sublime  d'un  instinct  avec 
la  raison,  voilà,  nous  disent-ils,  le  propre  de  la  beauté 
française.  Suis-je  trop  ambitieux,  si  je.  rêve  de  tracer 
en  marge  de  la  France  une  œuvre  où  se  reflètent, 
sinon  sa  demeure  tout  entière,  du  moins  une  de  ses 
dépendances  et  la  crête  d'une  de  ses  collines  ? 


Corly  (Haute-Savoie),  le  5  septembre  1919. 


SECTION  I 


Quand  de  Soral,  charmant  village  de  mon  pays,  <»n 
suit  la  route  de  Genève,  qui  monte  d'abord  encaissée 
entre  deux  hauts  talus,  on  peut  se  croire  dans  un  col  ;  mais 
lorsqu'elle  débouche  sur  un  plateau  toujours  aéré,  le 
regard  trouvant  libre  carrière  embrasse  le  Jura,  le  Salève 
et  les  Voirons,  toute  la  campagne  genevoise  avec  ses 
vallonnements  et  ses  collines.  Là-bas,  la  plus  lointaine 
porte  le  village  de  Ballaison  ;  cette  autre,  le  village  de 
Vandœuvres;  et  la  plus  proche,  Bernex  et  l.ully,  invisibles. 
Triangle  ébréché,  cette  dernière,  dépourvue  d'arbres  et 
de  maisons,  sauf  des  hameaux  tapis  aux  deux  extrémités 
de  sa  base,  se  dresse  et  s'allonge  parmi  la  plaine.  Apre 
et  désolée  au  point  de  ressembler  à  un  calvaire  de  Bre- 
tagne, elle  tranche  sur  la  douceur  du  paysage  qui  l'entoure 
de  ses  plans  inclinés.  Mais  la  forme  de  sa  silhouette 
s'accorde  aux  rythmes  simples  des  autres  collines  comme 
aux  mouvements  éloignés  du  Mont-de-Sion  et  du  Vuaehe 
qui  devant  elle  barrent  l'horizon.  S'opposant  à  tout  ce 
qui  de  près  l'avoisine,  elle  s'associe  à  tout  ce  qui  de  loin 
l'environne.  Que  n'y  a-t-il  à  son  sommet  le  refuge  îles 
croyants?  Une  chapelle,  un  couvent,  une  de  ces  demeures 


—  16  — 

OÙ  l'homme  se  retire  du  siècle  pour  se  rapprocher  de 
Dieu,  accentuerait  le  caractère  de  l'âpre  colline.  A  lavoir 
si  farouche,  si  désolée  et,  pourtant,  si  conforme  aux  aspi- 
rations les  plus  hautes  de  ce  pays  en  gradins,  je  songe  à 
Pascal,  âme  tourmentée,  avide  d'absolu  ;  je  perçois  le 
double  état  qui  marque  les  grandes  vocations  religieuses, 
la  double  prière  des  chrétiens  :  «  Seigneur,  disent-ils, 
affranchissez-nous  des  enchantements  du  monde  et  faites 
que  nous  nous  sou  menions  à  vos  règles  qui  les  condam- 
nent. »  O  calvaires  de  Bretagne,  quels  fidèles  vous  gravi- 
ront encore  ?  Klle  vous  ressemble,  l'âpre  colline  qui  se 
dresse  et  s'allonge  parmi  la  plaine  genevoise,  mais  c'est 
un  calvaire  tout  planté  de  ceps,  tout  ruisselant  de  vin  à 
l'automne,  et  Jacqueline,  comme  nous  suivions  au  temps 
des  vendanges  la  route  qui  va  de  Soral  à  Genève,  m'a 
dit  un  jour  :  «  Si  nous  montions  là-haut  pour  y  grappiller 
dans  les  vignes  ?  » 

2 

Les  Pensées  de  Pascal,  c'est  l'histoire  fragmentaire  de 
son  évolution  morale  et  religieuse. 

o 
O 

J'opposerai  quelquefois  à  ses  inflexibles  raisonnements 
des  états  ou  des  expériences  de  sensibilité  que  je  tiens 
pour  des  affirmations  irréfutables. 

4 
Dieu  me  garde  de  confondre  la  Pensée  éternelle  avec, 
l'intelligence,  qui  n'en  est  qu'une  manifestation  superfi- 


—  17  — 

cielle.  Que  vaut  un  raisonnement  juste,  si  mon  cœur,  du 
fond  des  âges,  le  récuse  ?  Chacun  de  nos  sentiments  est 
un  sûr  et  délicat  moyen  de  connaissance  qui  relève,  non 
de  l'esprit  géométrique,  mais  de  l'esprit  de  finesse.  Cet 
esprit,  je  l'appelle  volontiers  sens  musical,  car  c'est  grâce 
à  lui  que,  percevant  le  vrai  caractère,  l'ordre  secret,  le 
rythme  propre  de  toutes  choses,  nous  pouvons  mystérieu- 
sement nous  accorder  avec  elles.  Que  les  primitifs,  qui 
n'étaient  pas  des  primaires,  fussent  doués  de  ce  sens-là, 
je  le  croirais  volontiers;  mais,  à  dire  vrai,  je  l'ignore. 
J'affirme  en  revanche  qu'on  ne  le  trouve  guère  aujour- 
d'hui que  chez  des  hommes  si  pénétrés  de  culture  qu'ils 
savent  avec  clairvoyance  réconcilier  en  eux  nature  et 
civilisation.  Ainsi,  dans  les  paysages  que  j'aime  entre 
tous  —  de  la  Touraine  ou  du  Valois,  de  l'Ile-de-France 
ou  du  Genevois  —  se  rencontrent  et  se  mêlent  ces  deux 
puissances  rivales,  l'une  enchantant  mon  cœur,  et  l'autre 

ma  raison. 

5 

Les  géomètres  veulent  arriver  à  la  vérité  par  le  raison- 
nement ;  les  esprits  fins,  par  l'intuition.  Si  ces  derniers 
n'ont  pas  tort,  le  sentiment  de  la  beauté  peut  être  tenu 
pour  un  moyen  de  connaissance. 

6 
L'esprit  géométrique  n'est  pas  loué  de  procéder  comme 
la  volonté,  dont  Pascal  a  dit  qu'elle  est  «  un  des  princi- 
paux organes  de  la  créance,  parce  que  les  choses  sont 

■i 


—  18  — 

croies  ou  fausses  selon  la  face  par  où  on  les  regarde.  La 
volonté  qui  se  plaît  à  V une  plus  qu'à  Vautre,  détourne 
l'esprit  de  considérer  les  qualités  de  celles  quelle  n'aime 
pas  à  voir  ;  et  ainsi  l'esprit,  marchant  d'une  pièce  avec  la 
volonté,  s'arrête  à  regarder  la  face  qu'elle  aime  ;  et  ainsi 
ilen  juge  par  ce  qu'il  y  voit».  Ces  lignes  sontun  aveu  :  elles 
confirment  trois  choses  dont  nous  nous  doutions,  à  savoir 
que,  chez  Pascal,  la  volonté  intervient  dans  presque  toutes 
les  opérations  de  sa  pensée  ;  que  ces  opérations,  il  les  définit 
bien,  lorsqu'elles  relèvent  de  l'esprit  géométrique  ;  mais 
qu'en  revanche  il  n'a  guère  observé  les  habiles  démarches 
de  l'esprit  de  finesse. 

7 
Si  l'homme  passe  infiniment  l'homme,  selon  le  mot  de 
Pascal,  c'est  que  la  vie  passe  infiniment  ce  faible  moyen 
de  connaissance  qui  s'appelle  la  raison. 

8 
Ce  que  nous  pouvons  en  fin  de  compte  obtenir  de  la 
raison,  c'est  de  justifier  ou  de  satisfaire  les  exigences  de 
la  coutume,  cette  seconde  nature  ;  mais  l'autre,  la  pre- 
mière, si  nous  voulons  la  percevoir,  elle  réclame  un 
effort  de  toute  notre  pensée. 

9 

De  l'esprit  de  finesse  relève  la  science  des  mœurs,  et 
de  l'esprit  géométrique,  la  science  des  choses  extérieures. 
Deux  ordres  différents  et,  pour  y  pénétrer,  deux  méthodes 


—  19  — 

différentes.  Mais  la  question  est  de  savoir  si,  dans  la  pre- 
mière étude,  Pascal  a  toujours  suivi  la  première  méthode. 

10 

S'il  est  vrai  que  nos  facultés  ne  se  développent  qu'à 
force  d'exercices,  d'aucuns  diront  que  chez  Pascal  l'esprit 
de  finesse  est  né  trop  tard  dans  un  esprit  déjà  formé  par 
d'autres  habitudes. 

il 

La  piété  d'un  enfant  pour  sa  mère  exerce  en  lui  une 
force  qui  s'appelle  l'instinct,  et  la  nature  qui,  seule, 
favorise  le  libre  développement  de  notre  vie  intérieure, 
achève  de  l'exercer.  J'imagine  un  Pascal  élevé  par  sa 
mère,  grandissant  à  la  campagne  et  soumis  à  une  éduca- 
tion où  la  science  eût  tenu  peu  de  place.  Sa  raison,  par 
la  suite,  n'eût  pas  fait  à  son  cœur  tant  de  misères,  et 
tout,  y  compris  l'art  qui  nous  révèle  la  nature,  et  l'amour 
qui  en  pénètre  un  des  secrets,  lui  fût  devenu  moyen  de 
connaissance.  Ah  !  que  Vinet  se  trompe,  lorsqu'il  nous 
assure  que  Pascal  est  du  nombre  de  ces  hommes  qui  ont 
été  congrûment  élevés...  On  ne  voit  dans  son  »aride  jeu- 
nesse rien  qui  coule  de  source,  rien  qui  vienne  du  cœur... 

12 

Un  esprit  lin  a  souvent  plus  de  peine  à  trouver  sa  voie 
qu'un  esprit  géométrique.  Mais,  dès  qu'il  s'oriente,  le 
premier  va  de  découverte  en  découverte  et  laisse  loin 
derrière   lui    le    second.    L'extraordinaire    précocité    de 


—  20  — 

Biaise  Pascal  s'explique  par  la  nature  même  de  son  esprit, 
qui  fut  plus  habile  qu'aucun  autre  à  raisonner  juste  sur 
des  principes  bien  définis.  Que  Pascal  ait  entrevu  par  la 
suite  un  autre  moyen  de  connaissance,  on  ne  peut  en 
douter.  Je  dis  seulement  qu'alors  d'anciennes  habitudes 
l'ont  gêné,  et  qu'à  la  logique  stable  de  la  raison,  il  n'a 
pas  su  préférer  la  logique  indéterminée  du  sentiment.  Ce 
conflit  de  tendances,  qui  donne  aux  Pensées  une  beauté 
pathétique,  ils  le  connaissent  bien,  sitôt  qu'ils  s'avisent 
de  réfléchir  librement,  tous  ceux  qui  devinent  dans  la 
réalité  plus  de  choses  que  n'en  soupçonne  la  raison 
discursive,  cette  sagesse  d'école.  S'ils  n'écoutaient  que 
les  conseils  pratiques  de  leur  intelligence,  ils  suivraient 
la  coutume,  qui  sait  par  surcroit  transformer  en  avantages 
les  obligations  de  la  vie  sociale.  Mais  ils  n'ignorent  pas 
que  s'ils  s'affranchissaient  de  la  coutume,  ils  entendraient 
la  vie  profonde  qui  chante  au  fond  d'eux-mêmes.  Ils 
hésitent,  et  le  temps  passe.  Ils  se  décident,  et  les  voilà 
pour  toujours  dans  la  vérité. 

13 

Tant  qu'il  ne  s'est  pas  accordé  aux  rythmes  de  la  vie, 
grâce  à  cette  espèce  de  sens  musical  ou  d'esprit  délié 
qui  perçoit  le  vrai  caractère,  l'ordre  secret,  le  mouvement 
propre  de  toutes  choses,  l'homme  est  plus  ou  moins  tel 
que  l'a  vu  Pascal,  misérable.  Mais  cesse-t-il  de  l'être, 
quand,  faute  d'avoir  écouté  cette  voix  intérieure,  il  s'ima- 


—  21  — 

gine  que  Dieu  seul  peut  le  tirer  d'angoisse  ?  Plaignons-le, 
car  le  voilà  qui  considère  la  foi  comme  un  suprême 
expédient.  Un  homme  qui  partirait  pour  conquérir  un 
lointain  trésor  et  qui,  troublé  de  raison,  d'inquiétude 
ou  du  désir  d'un  sacrifice,  brûlerait  ses  vaisseaux  avant 
d'arriver  au  port,  n'est-ce  pas,  à  tout  prendre,  l'histoire 
de  Pascal  et  de  sa  croisade  agitée? 

14 

Pourquoi  Pascal  n'est-il  jamais  plus  pénétrant  que 
lorsqu'il  parle  de  l'éloquence  ou  de  l'art  d'écrire  ?  C'est 
que  ces  objets,  depuis  sa  naissance,  font  partie  du  cercle 
où  rayonne  sa  sensibilité,  et  qu'avant  de  les  réfléchir 
dans  son  esprit,  il  les  a,  d'une  vue  pleine,  saisis  par 
l'instinct. 

15 

Pascal,  en  dépit  de  ses  protestations  d'obéissance  au 
pouvoir  absolu  du  cœur,  veut  presque  toujours  se  rendre 
à  la  vérité  par  les  voies  détournées  du  raisonnement. 

16 

Son  «  honnête  homme  »,  qui  sans  doute  ne  porte  point 
d'enseigne,  mais  qui,  sur  commande,  vous  parlerait  de 
tout,  je  le  tiens,  lui  aussi,  pour  un  géomètre,  et  un  géo- 
mètre de  salon.  Car,  savoir  quelque  chose  de  tout,  ce 
n'est  pas  pénétrer  vivement  et  profondément  les  consé- 
quences des  principes,  mais  comprendre  un  grand  nom- 


—  22  — 

bre  de  principes  sans  les  confondre,  et  c'est  là,  comme 
dit  Pascal,  l'esprit  de  géométrie. 

17 

Il  y  a  des  cas  où  penser  par  antithèse,  c'est  fai/e  de 
fausses  fenêtres  pour  la  symétrie.  Ah  !  que  de  fausses 
fenêtres  à  la  maison  de  Pascal. 

18 

Je  vois  aussi  bien  que  personne  la  part  de  vérité  que 
renferme  cette  pensée  de  Pascal  :  «Il  y  a  un  certain  mo- 
dèle d'agrément  et  de  beauté  qui  consiste  en  un  certain 
rapport  entre  notre  nature,  faible  ou  forte,  telle  qu'elle 
est,  et  la  chose  qui  nous  plaît.  Tout  ce  qui  est  formé  sur 
ce  modèle  nous  agrée  :  soit  maison,  chanson,  discours, 
vers,  prose,  femme,  oiseaux,  rivières,  arbres,  chambres, 
habits,  etc.  Tout  ce  qui  n'est  point  sur  ce  modèle  déplaît 
à  ceux  qui  ont  le  goût  bon.  »  Mais  ici,  comme  en  beau- 
coup d'autres  endroits,  Pascal  s'arrête  à  la  surface  de  son 
idée.  La  beauté  ne  réside  pas  tout  entière,  ainsi  que  Pas- 
cal et  la  raison  se  l'imaginent,  dans  un  rapport  entre 
nous  et  les  diverses  apparences,  et  la  preuve,  c'est  qu'il 
y  a  des  choses  admirables  qui  nous  dépassent  comme  les 
forêts,  la  montagne,  les  plaines  ou  la  mer.  On  ne  peut  à 
l'homme  toujours  mesurer  la  beauté.  Il  faut  donc  aller 
plus  loin  que  Pascal  et  que  la  raison,  beaucoup  plus  loin. 
Si  nous  descendons  en  nous-mêmes,   nous  trouvons  que 


—  2.3  — 

le  sentiment  de  la  perfection  nous  est  donné  chaque  fois 
que,  grâce  à  la  nature,  l'art  ou  l'amour,  nous  percevons, 
et  de  tout  notre  instinct,  le  souple  enchaînement  des 
forces  de  l'univers.  Voilà  le  vrai  rapport  à  quoi  l'on 
reconnaît  la  beauté  d'une  œuvre  humaine,  d'un  paysage 
ou  d'un  sentiment.  Le  reste  n'est  que  gentillesses,  fiori- 
tures, bagatelles,  anecdotes,  petits  sonnets,  madrigaux, 
pretintailles,  tableaux  de  genre,  balivernes.  Mais  tout 
mouvement  qui  atteint  en  nous  un  tel  degré  d'énergie 
ou  prend  sous  nos  yeux  une  telle  puissance  de  caractère 
qu'il  se  rattache  et  s'accorde  comme  de  soi-même  à  quel- 
que chose  de  plus  haut  ou  de  plus  fort  que  nous  et  qui 
est  la  vie,  mérite  les  adorations  que  l'on  doit  à  la  beauté. 
Où  sont-ils,  ces  quatre  peupliers,  mes  voisins  de  cam- 
pagne? Au  bord  d'une  route  dont  ils  soulignent  la  ligne 
fuyante?  Non,  quelque  part,  au  milieu  des  champs,  ils  se 
dressent  et  là,  sur  ce  plateau  qu'entoure  un  cercle  de 
montagnes  éloignées,  pareils  à  des  tours  de  garde,  ils 
égalent  en  noblesse  une  demeure  humaine  qui  com- 
mande tous  les  horizons.  Et  leurs  cimes  visitées  des 
nuages  llottent  au  vent  ainsi  que  des  étendards.  Tours 
de  garde,  beaux  donjons  de  verdure  frémissante,  d'où 
partent  dans  tous  les  sens  et  où  reviennent,  comme  de 
légères  estafettes,  les  oiseaux  de  la  contrée,  ô  peupliers 
de  la  prairie,  je  vous  admire.  Mais  je  sais  aussi  dans 
votre  voisinage  un  verger  à  flanc  de  coteau  qui  dans  les 
nuits  claires  semble  se  balancer  au  bord  de  l'infini 
comme  la  mer. 


—  24  — 

19 
L'Initiation 

Au  Bois  Des  Arts,  où  il  fut  écrit, 
ce  conte  est  dédié. 

Patrice  avait  l'âge  où,  curieux  de  tout,  l'on  veut  se 
connaître  soi-même,  et  Barfleur,  afin  de  l'encourager, 
le  louait  fort  de  son  zèle.  C'était  sans  doute  un  homme 
aimable  que  ce  Barfleur,  puisqu'il  aimait  à  louer  ;  mais 
pour  le  moment,  j'ignore  autant  que  vous  l'identité  de  ce 
mystérieux  personnage  qui  vient  comme  cela  sur  le  seuil 
de  cette  histoire.  Bah!  entrons-y  à  sa  suite. 

Donc  Barfleur  tenait  à  Patrice  des  propos  tels  que 
celui-ci  : 

—  Les  hommes  se  développent  selon  une  nécessité 
intérieure.  Alors,  pourquoi  ne  s'efforceraient-ils  pas  de 
se  connaître,  afin  de  faciliter  ce  développement  ? 

Il  lui  disait  aussi  : 

—  Avez-vous  songé,  Patrice,  aux  âmes  innombrables 
qui  se  sont  tues  et  qui  étaient  dans  l'homme  comme  une 
horloge  dans  une  maison  abandonnée?  L'horloge  finit 
par  ne  plus  dire  les  heures. 

D'ordinaire,  les  vieillards  ne  nous  charment  que  par 
des  anecdotes,  ou  des  souvenirs.  Ils  n'ont  plus  ces 
rapides  intuitions  qui,  aux  jeunes  gens,  tiennent  lieu 
d'expériences.  Or,  les  années  avaient  épargné  les  éner- 
gies du  bon  vieillard. 


-  25  - 

—  C'était  donc  un  vieillard,  que  ce  Bai-fleur?  direz- 
vous.  —  Oui,  niais  que  faisait-il  ?  Etait-ce  un  général 
retraité  ?  Il  y  en  a  tant,  aujourd'hui,  qui  rongent  de  dépit 
leur  culotte  de  peau,  après  avoir  abattu  leur  monture. 
Oh  !  que  Barfleur,  ce  digne  vieillard,  leur  ressemble  peu. 

Un  jour,  comme  il  prenait  l'air  avec  Patrice,  dans  le 
voisinage  du  palais  royal  : 

—  Je  ne  vous  dis  pas.  s'écria-t-il,  de  chercher  la  face 
des  pierres  ni  les  montagnes  où  la  nature  a  sculpté  des 
figures  humaines.  Mais  à  ceux  qui  veulent  entreprendre 
de  se  connaître,  la  nature  offre  un  grand  secours.  Notre 
être  véritable  se  dérobe  et  nous  échappe  et  fuit  d'une 
fuite  continuelle.  Un  homme  projette  en  notre  esprit  des 
images  de  lui  assez  différentes  les  unes  des  autres,  et 
surtout  de  l'idée  qu'il  se  forme  de  lui-même.  Où  voir 
une  image  correspondant  à  la  réalité  ?  Nous  appelons 
réalité  justement  ce  qu'il  faudrait  connaître.  Où  trouver 
l'homme  vrai  ? 

—  Peut-être  nulle  part,  fit  Patrice. 

—  Ainsi  les  hommes,  reprit  Barfleur,  seraient  à  peu 
près  comme  s'ils  n'existaient  pas,  ou,  si  vous  préférez, 
nous  serions  les  uns  pour  les  autres  les  fantômes  de  nos 
propres  songes  ? 

Barfleur,  en  prononçant  ces  mots,  regarda  Patrice  à 
la  dérobée.  Mais  Patrice  savait  qu'un  raisonneur  a  sou- 
vent l'air  de  railler  la  raison.  Et  il  regarda  Barfleur  sans 
aucun  étonnement.  —  C'était  donc  un  raisonneur  que  ce 
mystérieux  personnage  dont   j'ignore    autant    que    vous 


—  26  — 

l'identité  ?  Oui,  sans  doute,  n'est-ce  pas  un  rôle  de 
théâtre  ?  —  Mais  dans  la  vie  ?  —  Oh  !  la  multitude  bruis- 
sante des  roseaux  doctrinaires... 

—  Faut-il  penser,  reprit  ce  vieillard  aimable  et  raison- 
neur, que  nous  soyons  les  uns  pour  les  autres  les  fan- 
tômes de  nos  propres  songes  ?  Eh  bien  !  je  ne  le  pense 
pas  une  minute.  Je  crois  qu'on  peut  trouver  l'image 
idéale  et  naturelle  de  son  esprit.  Les  hommes  se  sont 
tour  à  tour  choisi  dans  la  nature  des  images  de  grandeur, 
de  grâce  ou  de  tristesse  auxquelles  ils  se  sont  presque 
identifiés.  Ces  lieux  illustres,  ce  n'est  pas  leur  seule 
beauté  qui  m'attire.  Je  les  aime  encore  parce  qu'ils  ont 
été  chers  à  des  générations  humaines.  Même  d'autres, 
dont  nul  ne  sait  s'ils  furent  jamais  aimés  par  les  anciens 
hommes,  sans  m'imposer  le  souvenir  d'une  date  mémo- 
rable, sans  être  historiques,  me  donnent  le  sentiment 
délicieux  du  passé.  Ainsi  fait  cette  route  qui  va  du  palais 
du  roi  votre  père  aux  portes  de  la  ville.  Le  soleil  qui 
s'attarde  maintenant  aux  flancs  de  cette  montagne  couverte 
de  broussailles  et,  par  endroits,  dénudée,  éveille  l'illu- 
sion d'un  paysage  antique,  le  long  d'une  voie  romaine... 

—  Alors  vous  croyez,  monsieur,  demanda  le  jeune 
homme,  qu'il  se  trouve  des  paysages  comparables  à  notre 
âme,  et  que,  si  nous  les  découvrons,  nous  parvenons 
enfin  à  nous  connaître  ? 

—  Oui,  Patrice.  Il  y  a  révélation,  n'en  déplaise  au  phi- 
losophe Tiphagne  qui  enferme  l'homme  dans  une  igno- 
rance éternelle.  Ce  Tiphagne... 


—  27  — 

—  Je  doute  que  l'homme  en  puisse  sortir,  fit  l'ado- 
lescent qui  se  plaisait  à  contredire  son  vénérable 
compagnon. 

Mais  les  jeunes  gens  sont  comme  les  enfants  :  ils 
savent  unir  l'humeur  la  plus  indocile  à  une  grande  doci- 
lité d'esprit. 

Et  Patrice  se  promit  d'essayer  la  méthode  de  Barfleur. 

Pendant  la  nuit,  la  neige  tomba  et,  quand  Patrice 
ouvrit  les  yeux,  il  vit  son  futur  royaume  tout  blanc  sous 
le  soleil.  (Une  plaine,  avec  un  lac  au  milieu,  entre  deux 
chaînes  de  montagnes,  formait  ce  petit  royaume  qu'un 
jour  Voltaire  a  comparé  au  royaume  de  Cachemire). 

—  Oh  !  la  belle  promenade,  cette  après-midi,  songea 
Patrice. 

Quand  il  sortit  du  palais,  les  rues,  blanches  tout  à 
l'heure,  étaient  déjà  grises  de  neige  piétinée.  Il  se  hâta, 
longea  un  fleuve  qui  roulait  une  eau  claire.  Puis  ce  fut 
dans  la  campagne  la  grande  fête  blanche  de  la  neige. 

Elle  s'était  accumulée  sur  les  champs,  et,  sur  les 
pentes  des  montagnes,  éparpillée.  Elle  avait  moucheté 
sur  les  arbres  les  dernières  feuilles  obstinées,  mis  des 
liserés  aux  branches  et  jeté  ses  fleurs  dans  les  haies. 

Il  alla,  il  alla  le  long  des  chemins  fleuris  où,  de  temps 
à  autre,  des  taillis  dégarnis  laissaient  voir,  tranquille, 
une  maison  cachée  naguère  par  le  mystère  des  feuillages. 
Le  soleil  allongeait  sur  les  pelouses  éblouissantes  les 
ombres  bleues  des  troncs  et  des  branches. 


—  28  — 

—  Sans  doute,  se  dit  Patrice,  les  minutes  sont  pré- 
cieuses où  l'aspect  des  choses  les  plus  familières  nous 
surprend  comme  une  émotion  au  visage  d'un  homme. 
Mais  je  ne  trouve  pas  mon  paysage,  promesse  de  Barfleur. 

L'ombre  du  soir,  ralentie  par  la  présence  de  la  neige, 
assombrissait  les  bois  du  voisinage.  Elle  descendit  sur 
les  champs  qu'elle  nuança  de  bleu. 

Et  le  lendemain,  la  face  blonde  d'un  champ  d'herbes 
apparaissait  déjà.  (Là-bas,  au  pays  de  Bailleur  et  de 
Patrice,  le  climat  varie  comme  chez  nous,  où  l'on  voit  un 
matin  sur  le  Salève  de  longues  bandes  blanches  qui 
seront  vertes  le  matin  suivant).  Et  Patrice  connut  dès  lors 
l'ennui  des  longues  journées  où  l'on  vit  peu,  et  comme 
dépouillé  de  soi-même,  et  où  l'on  cherche  ses  amis  pour 
se  divertir  avec  eux. 

Or,  un  jour,  comme  il  se  promenait,  seul,  au  bord  du 
lac,  il  vit  un  vieillard  assis  sur  une  borne.  Il  se  regar- 
dèrent, et  le  vieillard  dit  à  Patrice  : 

—  Je  ne  suis  pas  un  mendiant,  mon  bon  monsieur. 

—  Qui  ètes-vous  ?  monsieur,  demanda  Patrice. 

—  Je  suis  Tiphagne,  répondit  le  vieillard  avec  hauteur. 
Tiphagne!  C'était  donc  là  ce  philosophe  dont  Barfleur 

avait  si  souvent  parlé  à  Patrice  comme  d'un  butor  ! 

—  Et  vous,  qui  êtes-vous,  jeune  homme,  pour  deman- 
der son  nom  à  Tiphagne  ? 

—  Je  me  nomme  Patrice. 

—  Le  lils  du  roi,  dit  le  vieillard,  sans  s'étonner. 
Et  il  ajouta  en  ricanant  : 


—  29   — 

—  L'élève  de  ce  bon  Barfleur,  qui  vous  a  appris... 
Enfin  nous  voilà  fixés  sur  l'état  social  de  Barfleur,  et 

grâce  à  Tiphagne.  Il   n'est  que  d'écouter  les  Tiphagne 
pour  en  savoir  long  sur  les  hommes... 

—  Mon  maître,  répondit  Patrice,  avant  que  Tiphagne 
eût  achevé  sa  phrase,  m'a  enseigné  d'aimer  ce  qui  est  beau. 

—  Ce  qui  est  beau  !  ce  qui  est  beau  !  répéta  le  vieil- 
lard, comme  s'il  cherchait  le  sens  inouï  de  ces  syllabes. 
Il  vous  a  sans  doute  faussé  l'esprit  par  des  histoires 
toutes  pleines  de  mensonges. 

—  Je  lui  suis  une  occasion  de  discourir,  songea  Patrice. 
Je  le  vois  venir... 

—  Des  histoires  !  reprenait  Tiphagne.  Voulez-vous  que 
je  vous  en  raconte  une,  moi  ? 

—  Vous  me  ferez  plaisir,  Tiphagne,  même  avec  des 
mensonges. 

—  Dont  je  ne  veux  pas,  dit  vivement  le  vieillard.  Une 
histoire  ?  une  histoire  ?  Tenez,  en  voici  une  :  Un  homme, 
trahi  par  ses  meilleurs  amis,  résolut  de  voyager.  Vous 
pensez  qu'il  visita  les  plus  beaux  pays  du  monde.  Cet 
homme  n'imitait  pas  les  naïfs  qui  donnent  un  sens  à  la 
vie.  Tout  au  plus  inclinait-il  à  croire  qu'elle  s'amuse 
à  ruiner  nos  espérances.  Triste,  amer  et  dégoûté,  il  fut 
le  voyageur  errant  qui  cherche  un  gîte  pour  la  nuit. 
La  seule  vue  des  horizons  changeants  le  détournait  de 
songer  au  malheur  de  sa  destinée.  Tant  d'autres  hommes 
se  divertissent  dans  la  bassesse  ou  La  frivolité!  D'ailleurs, 
comme  il  était  riche  et  suivi  de  quelques  laquais,  on  la 


—  30  — 

recevait  partout  avec  honneur.  Les  hommes  en  imposent 
par  la  force  ou  par  des  simagrées.  Ces  laquais  étaient 
une  force  !  Elle  lui  fut  enlevée,  car  il  perdit  ses  biens 
dans  un  naufrage.  Vieux  et  dénué,  n'ayant  même  pas 
comme  les  héros  des  tragédies  le  prestige  d'une  auguste 
misère,  il  mendiait  le  long  des  routes.  Parfois,  les  enfants 
poursuivaient  ce  vieillard  morne  et  sordide.  Il  aurait  pu 
les  maudire.  Mais  les  ours  ou  les  loups  ne  seraient  point 
venus  dévorer  les  enfants,  comme  on  voit  dans  de  vieux 
récits.  Alors,  à  quoi  bon  ?  11  se  contentait  de  les  frap- 
per avec  son  bâton,  en  quoi  il  eut  tort,  puisqu'on 
l'enferma. 

—  J'ai  lu,  dit  Patrice,  des  histoires  pareilles  à  la  vôtre. 
Je  la  crois  vraisemblable.  Mais  j'en  ai  lu  d'autres  qui 
me  semblent  non  moins  vraies.  Adieu  Tiphagne... 

Et  le  jeune  homme  s'en  alla.  Bientôt  il  sentit  tout  ce 
qu'il  y  avait  de  tristesse  et  de  vieille  douleur  dans  les 
paroles  solennelles  et  violentes  de  Tiphagne,  et  il  s'en 
voulut  d'avoir  quitté  si  brusquement  le  pitoyable  philo- 
sophe assis  sur  une  borne. 

Le  vent  faisait  dans  la  campagne  un  bruit  de  voiles 
gonflées  et  de  drapeaux  déployés,  et  le  ciel  glacé  lui 
sembla  (était-ce  souvenirs  d'autres  histoires  ?)  le  ciel 
des  retraites  désespérées.  Quand  il  arriva  aux  portes  de 
la  ville,  un  crépuscule  grisâtre  enveloppait  les  horribles 
maisons  des  faubourgs.  Près  du  palais,  un  arbre,  s'élan- 
cant  d'une  haie,  l'arrêta.  Deux  branches  s'écartaient  qui, 
avec  un  grand  air  de  douleur,  imitaient  le  geste  de  deux 


—  31  — 

bras  en  croix.  Alors,  sous  ce  ciel  noir,  où  s'amassaient 
des  nuages  comme  tordus  par  de  sombres  bourrasques,  il 
murmura  : 

—  Tiphagne  n'a  pas  su  voir  que  même  la  souffrance  a 
sa  beauté. 

Puis  la  terre  cessa  de  languir  sous  un  ciel  gris,  et  les 
jours  d'avril  revinrent,  les  jours  où  Ton  ne  songe  plus 
qu'à  cueillir  les  fleurs  et  les  heures  et,  en  été,  le  jeune 
homme  partit  avec  le  roi  pour  un  voyage  de  long  cours 
sur  des  mers  lointaines. 

A  son  retour,  et  voulant  s'en  consoler,  il  alla  voir,  à 
travers  la  campagne,  dans  la  brumeuse  splendeur  des 
soleils  d'octobre,  l'immobile  incendie  des  derniers  beaux 
jours,  l'automne  jaune,  l'automne  sombre  et  empour- 
pré, l'automne  écarlate,  blond  et  grenat,  l'automne  fauve, 
et  les  grands  arbres  qui  s'éteignent  soudain  au  crépus- 
cule. 

Mais  songeait-il  encore  à  la  fameuse  méthode  de  Bar- 
fleur?  Non,  plus  guère,  et  comme  il  l'avait  en  plaisantant 
avoué  à  son  maître,  le  bon  vieillard,  toujours  plus  raison- 
nable, avait  répondu  : 

—  Voyez-vous,  Patrice,  les  méthodes  ne  sont  bonnes 
que  si  l'on  oublie  quelquefois  de  les  pratiquer. 

Le  hasard  ne  justifia  qu'à  demi  cette  parole. 

Un  jour,  Patrice,  qui  marchait  à  l'aventure,  arriva 
au  beau  milieu  d'une  prairie.  Il  s'arrêta  pour  s'orienter. 
Alors,  du  point  où  il  se  trouvait,  il  vit  un  petit  bois  suivre 


—  32   — 

les  bords  d'une  rivière  avec  une  grâce  lente  et  comme  un 
mouvement  de  nonchalance  que  ralentissaient  encore  les 
contours  de  l'eau.  Oh!  le  fin  paysage  qu'avaient  ordonné 
les  caprices  d'une  rivière  et  la  force  docile  de  jeunes 
arbres.  Des  branches  s'entrecroisaient,  d'autres  s'élan- 
çaient ou,  brusques,  s'inclinaient.  Et  l'ensemble,  à  cause 
des  inflexions  légères  de  quelques  arbres,  avait  une  appa- 
rence de  fierté  qui  s'abandonne,  de  jeunesse  inquiète  et 
frémissante,  de  chose  inachevée... 

Patrice  regarda  longtemps  la  lumière  brune  et  dorée 
du  soleil  couchant  sur  le  bois  aux  couleurs  anciennes,  et 
le  souvenir  lui  vint  d'une  parole  de  son  maître.  C'était 
quelque  chose  comme  le  refrain  dont  ce  vieillard  s'accom- 
pagnait dans  la  vie. 

—  Se  faire  une  âme  belle,  afin  d'avoir  de  beaux  songes, 
disait-il  volontiers,  tout  est  là. 

Mais  Patrice,  en  revenant  sur  ses  pas,  s'amusa,  comme 
vous  le  devinez,  à  contredire  Barfleur  (les  absents  ont 
toujours  tortl,  et  telles  furent  à  peu  près  ces  paroles 
moins  sérieuses: 

—  Cette  initiation!  Suis-je  assez  touchant  d'y  croire  ! 
Barfleur,  Barfleur,  ne  croyez-vous  pas  que  les  hommes 
ont  plusieurs  âmes  ou,  si  vous  voulez,  une  âme  qui 
change?  Car  toutes  les  belles  choses  sont  changeantes, 
les  arbres  et  l'eau,  les  pierres  précieuses  et  les  yeux,  le 
ciel  et  la  lune.  La  lune,  ce  soir,  montrera  parmi  les  petites 
lumières  des  étoiles  un  visage  ennuyeux;  mais,  il  y  a  peu 
de  jours,  elle  était  effilée.   Elle  allongeait  à  la  surface  du 


—  33  — 

lac  des  rayons  si  faibles  qu'on  aurait  dit  un  pli  de  l'eau 
violette,  tandis  qu'aujourd'hui,  épanouie  et  abondante, 
elle  effeuillera  par  la  nuit  bleue,  au  fil  de  tous  les  cou- 
rants, des  fleurs  de  toutes  sortes.  Ht  les  yeux!  vous  avez 
vu  qu'ils  sont  changeants,  les  yeux,  comme  le  ciel  et 
comme  l'eau  qui  change  avec  le  ciel.  Vraiment,  Barfleur, 
j'admire  ces  mystérieuses  influences  qui  font  d'une  eau 
grise  une  eau  bleue,  et  je  trouverais  triste  qu'au  milieu 
de  tout  cela  l'âme  humaine  fût  une  petite  chose  terne,  fer- 
mée, immobile.  De  grâce,  n'isolons  pas  notre  âme  de  la 
vie,  qui  est  mouvement  et  changement.  Comme  l'eau 
coule,    Barfleur,  comme  elle  coule! 

Propos  légers,  raillerie  judicieuse.  La  méthode  de  Bar- 
fleur était  propre  à  rendre  vaniteux  un  imbécile.  Patrice 
ne  s'en  faisait  point  accroire,  puisqu'il  se  raillait. 

Quelques  jours  après,  il  voulut  conduire  son  maître  au 
petit  bois.  En  route,  il  demanda  tout  à  coup: 

—  Mon  maître,  un  coquin  doit  se  former  de  lui  des 
idées  curieuses,  s'il  lui  plaît  de  chercher  l'image  idéale 
de  son  âme? 

—  Vous  voulez  parler,  mon  enfant,  d'un  coquin  qui  se 
repent. 

—  Mais  un  coquin  qui  se  repent,  n'est  plus  un  coquin. 

—  C'est  vrai,  c'est  vrai,  accorda  le  vieillard.  Où  doue 
voulez-vous  en  venir? 

—  Mon  maître,  je  me  demandais  si  Tiphagne  a  raison. 

—  Il  faut  préférer,  dit  le  vieillard,  aux  images  dégoû- 


—  34  — 

tantes  de  Tiphagne,  l'image  de  nous-mème  qui  nous 
exalte.  La  vie  ne  serait  guère  supportable  sans  un  peu 
d'exaltation. 

—  Vous  me  rappelez,  fit  le  jeune  homme,  un  person- 
nage de  ce  poète  grec  que  nous  avons  lu  ensemble.  Il  dit 
que  parmi  les  merveilles  nombreuses  rien  n'est  plus  mer- 
veilleux que  l'homme.  Ne  serait-il  pas  plus  sage  d'opposer 
quelquefois  à  ces  paroles  trop  rassurantes  les  propos 
effrayants  d'un  Tiphagne  ? 

Patriceprononçait  tous  ces  mots  sansypenser,  regardant 
l'eau  de  la  rivière  s'égayer  entre  les  arbres  du  petit  bois. 

—  C'a  été  souvent,  répondit  Barfleur,  la  manière  des 
moralistes  de  nous  représenter,  après  l'avoir  terrible- 
ment humilié,  la  grandeur  de  l'homme.  Ils  commencent 
ainsi  que  Tiphagne,  et  ils  finissent  comme... 

—  Mon  maître,  dit  Patrice  en  souriant,  le  vers  que  je 
vous  ai  cité  tout  à  l'heure  est  de  Sophocle. 

—  Ils  commencent  ainsi  que  Tiphagne,  et  ils  finissent 
comme  Sophocle,  reprit  tranquillement  Barfleur.  Ce  che- 
min n'est  pas  mauvais.  Il  est  fâcheux  seulement  d'y  ren- 
contrer des  Tiphagne  qui  injurient  les  passants.  Ce 
Tiphagne... 

Alors  Patrice,  qui  ne  songeait  plus  qu'à  la  beauté  de 
l'heure  : 

—  Regardez,  dit-il,  la  lumière  sur  les  arbres  qui  chan- 
gent de  minute  en  minute... 

Ce  bois  où  chantait  une  rivière,  n'était-ce  pas  devant 
eux  une  personne,  et  qu'il  fallait  entendre? 


—  35  — 

Ils  s'en  approchèrent. 

L'eau  de  la  rivière  roulait  sur  les  cailloux,  inégale  et 
cahotée.  Le  ciel  tendu  de  minces  nuages  déchirés  entou- 
rait d'azurles  feuillages  d'automne.  Soudainla  brise  déta- 
cha des  branches  quelques  feuilles  mortes  qui  glissèrent 
à  la  surface  de  l'eau  fugitive,  et  disparurent  en  tournoyant. 

20 

La  nature,  avec  ses  paysages  multiples,  la  grâce  de  ses 
lignes,  ou  leur  puissance,  ses  fêtes  de  lumière  et  le  jeu 
des  vents,  ses  eaux  mortes  et  ses  eaux  vives,  les  forêts, 
les  montagnes,  les  plaines  et  les  mers,  et  leurs  richesses 
infinies,  et,  mêlé  à  toutes  ces  forces  élémentaires, 
l'homme,  souverain  des  trois  règnes,  la  nature  est  une 
âme  innombrable  de  qui  nous  relevons  comme  elle  relève 
de  nous,  qui  lui  servons  de  conscience  claire.  Lorsqu'à 
nous  elle  se  communique  par  ses  émanations,  odeurs  de 
labours  et  de  fleurs,  odeurs  de  lait  ou  de  résine,  et  par 
les  effluves  de  l'immense  désir  qui  la  travaille,  ses  ryth- 
mes sont  les  nôtres,  les  nôtres  sont  les  siens,  et  nul  ne 
peut  savoir  ce  que  nous  recevons  d'elle,  ce  qu'elle  reçoit 
de  nous.  Mais,  entre  les  divers  moments  de  son  existence 
et  nos  divers  états  de  sensibilité,  il  s'établit  de  tels  rap- 
ports, et  de  si  profonds,  que  bientôt  elle  nous  semble  une 
merveilleuse  psychologie  illustrée  par  la  main  d'un  dieu. 
Qu'est-ce  que  le  lever  du  jour,  sinon  l'image  du  plus  beau 
des  offices,  un  sentiment  qui  naît,  aspire  à  vivre  et  enfin, 
comme    les   ondes   d'un   jeu    d'orgue,    s'exalte  jusqu'au 


—  36  — 

triomphe.  Parfois  aussi,  le  soir  qui  tombe  sur  nos  pau- 
pières, nous  inspire  tout  à  coup  un  grave  consentement 
à  la  mort. 

Cette  diffusion  du  moi  dans  les  objets  qui  l'environ- 
nent, voilà  ce  qui  fait  d'un  homme  un  artiste.  Au  fond, 
tout  l'art  d'écrire  consiste  à  entrer  dans  les  idéesT  les 
sentiments  ou  les  choses  que  l'on  veut  peindre  et  définir: 
le  reste  vient  en  retour,  et  c'est  le  rythme,  qui  marque  le 
mouvement  propre  de  toutes  choses,  et  c'est  le  nombre, 
qui  reproduit  la  masse  de  leurs  rapports,  et  c'est  l'har- 
monie, qui  dit  par  de  simples  arpèges  quelles  réso- 
nances ineffables  elles  vont  éveiller  dans  notre  âme.  Art 
merveilleux  et  qui  demande  peut-être  moins  d'esprit  de 
géométrie  que  d'esprit  de  finesse.  Car,  la  raison  est  sans 
doute  habile  à  trouver  des  rapports,  mais  ce  n'est  pas 
elle  qui  perçoit  le  vrai  caractère,  l'ordre  secret  des  moin- 
dres réalités  ni  comment  elles  vibrent  en  nous,  heureuses 
ou  douloureuses.  Certains  fragments  des  Provinciales  ou 
des  Pensées  nous  permettent  d'imaginer  quel  peintre 
Pascal  aurait  été,  si  le  monde  extérieur  l'eût  plus  souvent 
diverti  du  spectacle  de  ses  idées.  Ah  !  celles-là,  comme 
il  les  voyait  nettement!  Il  les  pénétrait  si  bien,  même  les 
plus  étrangères  à  son  génie,  qu'on  risque  à  tout  moment 
de  lui  attribuer  des  convictions  autres  que  les  siennes,  et, 
comme  il  excellait  à  raisonner  après  avoir  bien  vu  les 
principes,  sa  phrase  vaut  par  le  rythme  autant  que  par 
le  nombre.  Mais  est-elle  harmonieuse  ?  Quand  elle  évoque 
ces  états  de  sensibilité  où  l'idée  mène  un  poète,  elle  jette 


—  37  — 

brusquement  des  images,  souvent  empruntées  à  la  Bible, 
et  ces  comparaisons,  ces  allégories  dont  l'intelligence 
dispose  à  son  gré;  jamais  elle  ne  chante  ces  accords  de 
syllabes  où  frémit  une  voix  intérieure.  Aussi  vous  pouvez 
citer  de  Pascal  force  pages  d'une  vigueur,  d'une  élo- 
quence et  d'une  clarté  incomparables  et,  si  j'ose  ainsi 
parler,  d'une  syntaxe  passionnée.  Je  n'en  connais  aucune 
où  tout  soit  musicalement  lié.  Et  je  n'en  connais  point 
où  brille  cette  suprême  harmonie,  la  grâce,  dont  quel- 
qu'un a  eu  raison  de  dire  qu'elle  est  plus  belle  que  la 
beauté,  si  c'est  notre  petit  geste  de  vivre  qui  soudain  s'ac- 
corde au  grand  «este  vital. 


SECTION  II 

21 

Les  jugements  de  Pascal  sur  l'homme  procèdent  tous, 
ou  presque  tous,  de  son  esprit  géométrique.  Ne  voir,  par 
exemple,  dans  la  nature  qu'une  première  coutume,  c'est 
méconnaître  tous  les  rapports  instinctifs  que  nous  entre- 
tenons avec  la  vie  universelle.  Et  d'ailleurs  Pascal,  dans 
ses  bons  moments,  ne  les  méconnaît  pas.  «  Quelquefois, 
dit-il,  la  nature  surmonte  la  coutume  et  retient  F  homme 
dans  son  instinct,  malgré  toute  coutume,  bonne  ou  mau- 
vaise. 


-  38  — 


22 


A  lire  ce  que  Pascal  écrit  sur  Montaigne,  on  sent  qu'il 

l'aime  et  le  déteste  tour  à  tour,   que  c'est  son  livre  de 

chevet  en  même  temps  que  sa  bête  noire.   De  fait,  tous 

les  deux  sont  doués  d'esprit  de  finesse,  mais  l'un  l'exerce 

à  peu  près  librement,  l'autre  lui  met  des  entraves,  et, 

tandis   que   Montaigne  lui  donne  tout  le  jeu  possible, 

Pascal  le  surveille  avec  toutes  ses  idées   de  derrière  la 

tête. 

23 

C'est  un  curieux  chapitre  que  la  page  des  Essais  inti- 
tulée :  C'est  folie  de  rapporter  le  vray  et  le  f aulx  au  juge- 
ment de  notre  suffisance.  Il  fournit  de  bonnes  indications 
à  qui  veut  définir  Montaigne  :  un  esprit  qui  se  laisse 
difficilement  persuader,  mais  qui,  sachant  que  beaucoup 
de  choses  sont  des  surprises,  ou  voulant  laisser  une  porte 
ouverte  à  la  vérité  inconnue,  ne  condamne  mie  ce  qui  ne 
lui  paraît  pas  vraisemblable,  et  qui  enfin,  parce  qu'il 
considère  que  c'est  une  hardiesse  dangereuse  de  mépriser 
ce  que  l'on  ne  conçoit  pas,  manifeste  en  matière  de  reli- 
gion les  sentiments  du  plus  simple,  du  plus  soumis  des 
fidèles. 

24 

«  J'eusse  dict  ses  vérités  à  mon  maître,  et  eusse  contre- 
roolè  ses  mœurs,  s'il  eust  voulu  ».  Montaigne  voudrait  être 
à  l'égard  d'un  seul  homme  ce  que  le  prêtre  catholique 
est  à  l'égard  d'un  grand  nombre  :  un  directeur  de  cons- 


—  39  — 

cience.  Eclairer  les  autres  à  leurs  propres  yeux,  cette 
fonction  plaira  toujours  à  ceux  qui  ont  fait  de  l'homme 
le  sujet  de  leurs  études. 


Les  hommes  se  flattent  de  toutes  manières  :  multiple  et 
vaniteuse  erreur  que  Montaigne  dénonce.  C'est  un  mora- 
liste que  son  rôle  de  justicier  amuse  visiblement.  Mais, 
pour  confondre  l'orgueil  humain,  peut-être  fallait-il 
humilier  l'homme  jusque  dans  ses  héros,  et  ce  pas, 
d'autres  le  franchiront.  Montaigne,  lui,  ne  se  lasse  pas 
d'admirer  les  bonnes  figures  de  l'histoire.  Il  les  encadre 
dans  son  texte  et,  rendant  leur  éclat  aux  figures  effacées, 
il  en  décore  toute  son  œuvre.  Son  livre  est  un  répertoire 
de  grandes  actions. 

26 

Montaigne,  qui  écrit  en  pleine  guerre  civile,  reconnaît 
que  le  parti  le  plus  sage  est  celui  qui  maintient  la  religion 
et  la  police  anciennes  du  pays.  Sans  doute  se  défie-t-il 
des  nouveautés  :  un  homme  tel  que  lui  ne  croit  pas  volon- 
tiers que  changement  signifie  progrès,  et,  puisqu'il  faul 
une  religion,  mieux  vaut  l'ancienne  qui  a  le  respectable 
mérite  de  l'ancienneté. 

Il  ne  cache  donc  pas  sa  préférence,  et  peut-être  la 
marque-t-il  bien  fort,  pour  pouvoir  blâmer,  sans  être 
accusé  d'hérésie,  les  catholiques  que  fanatise  la  passion. 
Puis,  sans  crier  gare,  il  rappelle,  ce  qui  est  sans  doute  de 


—  40  — 

l'histoire  ancienne,  la  barbarie  des  chrétiens  primitifs 
qui  détruisirent  toutes  sortes  de  livres  païens,  «  de  quoy 
les  gens  de  lettres  souffrent  une  merveilleuse  perte  ». 
Sérieux  grief  contre  l'intolérance  au  siècle  de  l'huma- 
nisme ! 

Mais  il  va  plus  loin,  et  voici  un  magnifique  éloge  de 
Julien  l'Apostat,  dont  il  dit  qu'il  n'est  aucune  sorte  de 
vertu,  de  quoi  il  n'ait  laissé  de  très  notables  exemples. 
Julien  l'Apostat  !  Sans  doute,  c'est  encore  de  l'histoire 
ancienne.  Mais  Julien  l'Apostat  fut  grand  ennemi  du 
christianisme,  et  le  louer,  c'est  louer  un  adversaire.  On 
ne  saurait  être  plus  tolérant.  La  pensée  de  Montaigne  est, 
me  semble-t-il,  assez  claire,  et  si,  à  la  fin  du  chapitre 
(Livre  II,  chap.  XIX)  il  affirme  qu'il  croit  pour  l'honneur 
de  la  dévotion  de  ses  rois,  qu'ils  n'ont  accordé  la  liberté 
de  conscience,  que  parce  qu'ils  ne  pouvaient  plus  la 
refuser,  c'est  moins  là  un  regret  qu'une  constatation 
légèrement  ironique. 

27 

L'éloquence  adore  les  magnifiques  oppositions  d'idées. 
Pascal,  grande  âme  sincère,  mais  oratoire,  aime  à  tirer  des 
effets  de  contraste  en  opposant  l'homme  à  la  nature.  Aussi 
bien  les  deux  esprits  qui  se  disputent  la  connaissance  de 
ces  deux  mondes,  s'agitent-ils  toujours  en  lui.  De  là  résulte 
le  caractère  si  pathétique  de  son  éloquence.  Mais,  il  faut 
oser  le  dire  :  peut-être  a-t-il  plus  d'une  fois  cédé  moins  à  la 
vérité  qu'à  ses  instincts  d'orateur,  en  leur  offrant  les  occa- 
sions de  se   manifester,  —  cela,    d'ailleurs,  sans  jamais 


—  41  — 

mentir  à  soi-même.  Ah  !  Pascal  n'est  pas  simple,  et  donc 
l'étiquette  de  génie  religieux  ne  le  définit  pas  tout  entier. 

28 

Chose  remarquable,  quand  Pascal  veut  nous  effrayer 

par  le  spectacle  de   notre  faiblesse,   il  établit  dans  son 

réquisitoire  une  comparaison  entre  l'homme  et  les  deux 

infinis  :  il  use  de  l'esprit  géométrique,  dont  il  dénonce 

tôt  après  l'impuissance  à  découvrir  les  premiers  principes. 

Double    erreur   de    procédure,    si  l'on    peut    ainsi    dire. 

D'abord,  Pascal  confond  ici,  après  les  avoir  distingués, 

deux  ordres  différents  :  celui  du  monde  intérieur  et  celui 

du  monde  extérieur.  Et  il  pénètre  dans  le  premier  selon 

une  méthode  qui  ne  convient  qu'à  l'autre.   Ensuite,  je 

me  demande  ce  que  vaut  la   déposition    d'un  témoin  à 

charge  que  l'on  se  voit  contraint  de   renvoyer  au   banc 

des  accusés. 

29 

Exactement,  quelles  sont  d'après  Pascal  les  mille  et 
une  misères  de  l'homme  ?  Ses  sens,  qui  le  trompent;  son 
néant  à  l'égard  de  l'infini  ;  sa  raison  impuissante  à  dé- 
couvrir les  premiers  principes  ;  son  imagination,  cette 
maîtresse  d'erreurs  et  de  faussetés  ;  ses  passions,  qui 
l'aveuglent;  la  coutume,  cette  seconde  nature  qui  détruit 
en  lui  la  première;  son  amour  propre,  qui  le  pousse  à 
haïr  la  vérité;  et  l'inquiétude,  l'inconstance,  l'instabilité 
de  sa  pensée,  qui  recourt  sans  cesse  à  des  divertissements 
pour  ne  pas  sombrer  dans  l'ennui. 


—  42  — 

30 

Sur  les  erreurs  de  nos  sens,  La  Fontaine  a  écrit  une 
bien  jolie  fable  où  il  plaisante  ce  dont  Pascal  s'attriste, 
et,  de  fait,  s'il  est  vrai  que  ces  erreurs,  nous  les  cor- 
rigeons comme  de  nous-mêmes  au  fur  et  à  mesure 
qu'elles  se  produisent,  elles  ne  tirent  pas  à  conséquence. 
Voilà  une  question  bien  posée,  bien  résolue,  et  par  qui? 
par  le  plus  sage  des  poètes. 

Pendant  qu'un  philosophe  assure 
Que  toujours  par  leurs  sens  les  hommes  sont  dupés, 

Un  autre  philosophe  jure 

Qu'ils  ne  nous  ont  jamais  trompés. 
Tous  les  deux  ont  raison;  et  la  philosophie 
Bit  vrai  quand  elle  dit  que  les  sens  tromperont 
Tant  que  sur  leur  rapport  les  hommes  jugeront. 

Mais  aussi,  si  l'on   rectifie 

L'image  de  V  oh  jet  sur  son  éloignemenl, 

Sur  le  milieu  qui  l'environne, 

Sur  l'organe  et  sur  l'instrument, 

Les  sens  ne  tromperont  personne. 

31 

Quelquefois,  parti  dune  idée  juste  et  qu'il  a  décou- 
verte grâce  à  l'intuition,  Pascal,  brusquement,  tourne 
court  et,  se  laissant  guider  par  sa  raison  qui  ne  vise 
qu'une  démonstration  particulière,  il  se  précipite  vers 
une  idée  fausse  ou  incomplète.  Que  ne  l'avoue-t-il  alors  ? 
le  propre  de  l'esprit  géométrique  est  de  ne  considérer  que 


—  43  — 

le  côté  des  choses  par  où  il  entre  en  rapport  avec  elles, 
et  d'ignorer  tous  les  autres  qui  embrassent  la  vie.  Ainsi, 
quand  Pascal  attaque  l'imagination,  il  l'appelle  une  maî- 
tresse d'erreurs  et  de  faussetés,  parce  que  cela  est  con- 
forme à  son  projet  d'humilier  l'homme,  et  juste,  au  reste, 
du  seul  point  de  vue  de  l'intelligence.  Mais  pourquoi  n'a- 
t-il  pas  reconnu  que,  presque  toujours,  appuyée  sur  un 
élément  de  vérité,  l'imagination  excelle  à  en  tirer  une 
poésie  qui,  achevant  de  lui  donner  tout  son  sens,  le 
transfigure  en  beauté  ?  Par  là  me  plaisent  les  trognes 
armées  dont  un  roi  s'entoure,  et,  pareillement,  «  le 
Grand  Seigneur  environné,  dans  son  sérail,  de  quarante 
mille  janissaires  ».  Or,  si  rien  n'est  plus  vrai  que  le  beau, 
il  appartient  à  notre  imagination  de  le  concevoir  et  de 
le  réaliser,  car  elle  se  nomme,  pour  lui  décerner  un  titre 
exact,  Y  intuition  esthétique.  C'est  une  seconde  vue  plus 
profonde   que    la   première,    et    Pascal    n'en    tient    pas 

compte. 

32 

Je  ne  puis  pas  non  plus  suivre  Pascal  quand  il  s'avise 
de  considérer  toutes  les  passions  de  l'âme  comme  des 
puissances  trompeuses.  Il  dit,  après  tant  d'autres,  qu'elles 
nous  aveuglent.  Sans  doute  le  dit-il,  parce  qu'elles  empê- 
chent la  sensibilité  de  se  subordonner,  comme  en  t <•  m p^ 
ordinaire,  à  la  raison.  Certes,  il  faut  reconnaître  que 
souvent  elles  nous  rendent  réfractai res  aux  raisonnements 
du  bon  sens,  et  même  du  sens  commun,  et  qu'elles  nous 
mettent    dans    l'impuissance    de    faire   plus    d'un    calcul 


—  44  — 

dont  un  homme  rassis  attendrait  d'excellents  résultats. 
Mais  quelle  connaissance  elles  donnent  à  l'homme  de  lui- 
même,  comme  elles  l'éclairent  à  ses  propres  yeux!  Elles 
exaltent  si  haut,  avec  ses  puissances  de  sentir,  celle  de 
prévoir  et  d'imaginer,  qu'il  en  arrive  à  se  dédoubler,  et 
alors,  dans  cet  état  où  des  intuitions  vives  comme  des 
éclairs  tiennent  lieu  de  raison  raisonnante,  il  est  du 
drame  qu'il  joue  le  spectateur.  Voyez  les  tragédies  de 
Jean  Racine.  Les  moments  les  plus  tragiques  de  ce  théâ- 
tre sont  ceux  où  la  pensée  des  personnages  découvre 
avec  une  sorte  d'horreur  sacrée,  et  comme  aux  brusques 
lueurs  d'un  orage,  toute  l'étendue  de  leur  passion  ou  de 
leur  infortune,  —  toute  leur  âme. 

Au  reste,  remarquez-le,  les  passionnés  ont  tous  le  goût 
de  l'analyse  sentimentale.  Ce  goût  leur  est  imposé  par  la 
passion  même  qui  active  et  occupe  toute  leur  pensée. 
Avec  quelle  fièvre  et  quelle  douleur  ils  le  satisfont  !  Aussi 
bien  de  quoi  se  soucie  le  malade,  sinon  de  l'organe  dont 
il  souffre  mille  morts.  Croirai-je  qu'à  définir  son  mal, 
souvent  on  le  soulage  ?  Il  existe,  dit-on,  un  plaisir,  et 
c'est  celui  de  comprendre,  qui  ne  lasse  jamais.  Mais  la 
passion  ne  comporte  pas  un  tel  dilettantisme.  L'homme 
qu'elle  possède  n'assigne  à  la  vie  aucune  autre  fin  que  la 
félicité  de  son  cœur.  Comment  n'aurait-il  pas  le  mortel 
désir  de  voir  clair  dans  la  seule  chose  du  monde  qui  lui 
importe!'  C'est  le  propre  de  la  passion  que  de  se  défier 
des  espérances  chimériques  et  des  promesses  illusoires, 
de  toutes  les  tromperies  de  l'amour.  Trop  violente  pour 


—  45  — 

ne  pas  commander  une  action  prompte,  elle  a  trop  de 
clairvoyance  pour  ne  pas  juger  décisive  la  partie  engagée. 
Dès  lors  à  quoi  bon  chercher  des  atermoiements  ?  S'il 
est  vrai,  quaryi  nous  aimons,  qu'un  dieu  se  joue  de  nous, 
la  passion  marque  l'heure  où  l'homme  le  démasque. 

Ainsi  la  passion  ne  trouble  pas  en  nous  l'ordre  de  la 
pensée.  Mais  elle  est  exclusive,  et  dans  une  sensibilité 
qu'elle  envahit,  il  n'y  a  point  de  ravages  qu'elle  ne  com- 
mette avec  fureur.  De  là  vient  que  si  souvent  elle  se 
montre  inaccessible  à  la  pitié.  Elle  ne  souffre  pas  les 
sentiments  qui  pourraient  la  contrecarrer;  elle  les  étouffe 
impitoyablement.  Elle  est  au  cœur  ce  qu'une  idée  fixe 
est  au  cerveau.  C'est  pourquoi  on  a  pu  quelquefois  la 
confondre  avec  la  folie,  bien  qu'elle  ne  porte  pas  atteinte 
à  la  partie  de  nous-mêmes  qui  pense  et  qui  juge. 

Disons  tout  :  c'est  elle  qui  nous  détermine  souvent  par 
sa  violence  à  l'acte  que  la  raison  nous  avait,  à  son  heure, 
froidement  conseillé.  Autrement  dit,  c'est  un  excès  de 
raison  qui  cause  les  crimes  passionnels.  «  Le  cœur  a  son 
ordre,  écrit  Pascal,  l'esprit  a  le  sien  ».  Le  malheur  des 
passionnés  est  qu'ils  les  confondent.  Ils  raisonnent, 
alors  qu'ils  devraient  se  laisser  conduire  par  leur  instinct. 
Mais  le  pourraient-ils,  quand  l'esprit  trouble  l'ordre  du 
cœur?  C'est  du  cœur  que  nous  viennent  les  grandes 
pensées,  s'il  faut  en  croire  un  exquis  moraliste,  et,  à 
coup  sûr,  les  sublimes  pitiés  et  toutes  les  pures  tendresses 
désintéressées.  Il  nous  conseille  les  dévouements,  les 
renoncements  et  les  pardons.  Nous  lui  devons  toutes  nos 


—  46  — 

aspirations  généreuses.  Mais  combien  souvent  la  raison 
s'ingénie  à  le  contredire  !  Comme  elle  arrête  d'un  juge- 
ment sec  et  tranchant,  ou  ironique,  ses  plus  beaux  élans  ! 
Elle  invoque  les  droits  et  les  intérêts,  lorsqu'il  parle  de 
sacrifice,  et  lorsqu'il  songe  au  pardon,  elle  parle  de  ven- 
geance. Ce  qu'il  y  a  de  haine  dans  l'amour,  elle  l'y  met. 

33 

Un  livre  que  je  voudrais  écrire:  Jean  Racine  ou  la 
passion  clairvoyante*. 

34 

Racine  n'a  pas  tout  de  suite  vu  dans  la  nature  de  la 
passion  ce  caractère  de  lucidité.  Si  l'on  voulait  chercher 
des  défauts  à  son  premier  chef-d'œuvre,  on  les  trouverait 
peut-être  dans  de  légères  concessions  à  la  psychologie 
traditionnelle  et  mondaine  de  l'amour.  Je  ne  déteste  pas 
la  «  coquetterie  »,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  d'Andromaque. 
La  malheureuse  n'a  point  d'autres  défenses.  Mais  pour- 
quoi faut-il  qu'Hermione  et  Pyrrhus,  il  leur  arrive  de  se 
tromper  eux-mêmes  comme  à  plaisir?  C'est  ce  qui  rend, 
par  exemple,  assez  comique  la  scène  où  Pyrrhus,  affec- 
tant de  ne  plus  aimer  Andromaque,  ne  cesse  de  parler 
d'elle.  Quant  à  Oreste,  laissons-le  à  ses  Furies  :  c'est  un 
malade,  et  qui  leur  fut  depuis  toujours  destiné.  Aussi 
bien   sa  folie   me  gâterait  quelque  peu,   si  j'y  songeais, 

1  Cf.  notre  étude  l'Evolution  morale  de  Jean  Racine,  dans  la 
Bibliothèque  universelle  (février  et  mars  1919). 


—  47  — 

la  divine  joie  d'admirer  Andromaque.  Bientôt,  à  partir 
de  Britannicus,  la  beauté  tragique  sera  pour  Racine  dans 
le  spectacle  des  passions  de  l'amour  qui,  troublant  de 
leurs  violences  l'ordre  de  la  vie,  ne  troublent  point 
l'ordre  de  la  pensée.  Ses  personnages  auront  dès  lors  la 
conscience  la  plus  claire  de  tous  leurs  actes.  Ils  évoque- 
ront à  nos  yeux  les  jardins  de  Versailles,  dont  les 
avenues  semblent  obéir  à  une  nécessité.  Que  de  scènes 
ils  ont  vues  !  A  combien  de  drames  ils  ont  pris  part  ! 
Mais  les  désordres  de  l'homme  n'ont  pas  dérangé  l'ordon- 
nance rigoureuse  de  ces  lieux  parfaits  comme  la  raison 
pure. 

D'ailleurs,  il  y  a  déjà  dans  Andromaque,  quand 
Pyrrhus  vient  avouer  à  Hermione  son  parjure,  une  scène 
incomparable  où  l'on  voit  qu'aux  possédés  de  l'amour, 
ce  qui  donne  une  grandeur  tragique,  c'est  moins  leur 
frénésie  que  leur  douloureuse  clairvoyance  et  l'entière 
connaissance  de  soi.  Oh  !  l'étonnante  scène  de  passion 
réfléchie... 

Pyrrhus  ne  tente  pas  de  dissimuler  ou  d'atténuer  sa 
faute  : 

Je  ne  viens  point,  armé  d'un  indigne  artifice, 

D'un  voile  d'équité  couvrir  mon  injustice  : 

Il  suffit  que  mon  cœur  me  condamne  tout  bas. 

Il  en  est  au  point  où  seule  la  franchise  peut  encore 
sauver  quelque  chose  de  l'honneur.  Aussi,  dans  son  aveu 
triste  et  cruel,  nulle  rélicence  : 


—  48  — 

Je  voulus  m'obstiner  à  vous  être  fidèle  ; 

Je  vous  reçus  en  reine,  et  jusques  à  ce  jour 

J'ai  cru  que  mes  serments  me  tiendraient  lieu  d'amour. 

Mais  cet  amour  l'emporte. .. 

Au  moins  croit-il  que  si  Andromaque  consent  à  l'épou- 
ser, c'est  qu'elle  a  cessé  de  le  haïr?  Mais  non,  cette 
illusion  lui  manque  : 

Andromaque  m'arrache  un  cœur  quelle  déteste  : 
L'un  par  l'autre  entraînés,  nous  courons  à  l'autel 
Nous  jurer,  malgré  nous,  un  amour  immortel. 

Comme  il  met  bien  dans  tout  son  jour  la  vérité  de  son 
cœur  !  Quelle  raison  éclaire  ce  passionné  qui  se  juge  et 
s'humilie  ! 

Après  cela,  madame,  éclate:  contre  un  traître, 
Qui  l'est  avec  douleur,  et  qui  pourtant  veut  l'être. 

On  se  rappelle  l'insultante  réponse  évasive  d'Hermione 
et,  sur  une  réplique  glacée  de  Pyrrhus,  qui  croit  ou  feint 
de  croire  à  son  indifférence,  le  cri  fameux  : 

Je  ne  t'ai  point  aimé,  cruel!  Qu'ai-je  donc  fait? 

Ah  !  elle  aussi  abdique  toute  fierté.  Qu'importe  à  la 
malheureuse  déjà  résolue  à  mourir?  Elle  ne  cache  plus 
qu'elle  aime  encore.  Peut-être  même  va-t-elle  faire  grâce 
à  l'homme  qu'elle  a  condamné.  Mais,  découvrant  dans 
les  yeux  de  Pyrrhus  qu'il  ne  l'écoute  déjà  plus,  et  qu'il 
rêve  à  sa  Troyenne,  elle  se  reprend  ou  plutôt  s'aban- 
donne à  sa  haine. 


—  49  — 


35 


C'est  le  danger  des  crises  passionnelles  que  souvent 
elles  nous  déterminent  à  l'acte  violent  que  notre  intelli- 
gence nous  avait,  à  son  heure,  froidement  conseillé.  Car 
l'idée  de  crime,  que  réprouve  la  conscience,  ne  répugne 
pas,  il  le  faut  avouer,  à  l'esprit  de  l'homme.  Inscrite 
dans  son  histoire,  glorifiée  par  toutes  les  littératures, 
visible  jusque  dans  notre  ordre  social,  elle  est  comme 
inhérente  à  la  vie.  Qu'est-ce  que  la  guerre,  sinon  la  vie 
élevée  à  sa  plus  haute  puissance?  Qu'est-ce  que  les 
fameuses  raisons  d'Etat,  sinon  des  mesures  exception- 
nelles, et  parfois  sanglantes,  que  paraît  justifier  le  salut 
public  ?  Qu'est-ce  que  la  peine  de  mort,  sinon  la  loi  du 
talion  approuvée  et  appliquée  ?  Qu'est-ce  que  le  duel, 
depuis  qu'il  n'est  plus  le  jugement  de  Dieu,  sinon  une 
tentative  de  meurtre  ouverte  et  réciproque  ?  Qu'est-ce 
enfin  que  le  désir  de  vengeance,  sinon  un  désir  de  justice, 
et  donc  en  soi  quelque  chose  de  raisonnable  ?  Ah  !  la 
raison  va  loin,  si  on  la  laisse  courir  toute  seule  d'un 
principe  à  ses  dernières  conséquences. 

Par  bonheur,  l'homme,  grâce  à  la  conscience,  se 
relâche  souvent  de  sa  férocité  trop  raisonnable,  et  ses 
plus  grandes  hardiesses,  du  moins  dans  le  privé,  seraient 
toutes  spéculatives,  si  la  passion  ne  le  possédait  encore 
quelquefois.  L'homme  social  se  libèiei  a-l-il  de  ses 
entraves,  tout  le  drame  est  là;  et  la  lutte,  le  plus  souvent, 
n'est    pas   longue.    Un    désir    Farouche   de    destruction 


—  50  — 

s'éveille  de  nouveau.  Et  alors,  ce  philtre  qu'est  dans  la 
raison  l'idée  du  crime,  opère... 

Lorsqu'Hermione  se  voit  délaissée  par  Pyrrhus,  elle 
rompt  aussitôt  toute  attache  avec  son  passé  et  sa  race. 
Elle  pourrait  déjà  dire  ce  qu'elle  dira,  Pyrrhus  mort  : 

Je  renonce  à  la  Grèce,  à  Sparte,  à  son  empire, 
A  toute  ma  famille... 

La  fille  royale  devient  une  fille  sauvage  qui  ne  connaît 
plus  ni  rois  ni  dieux  : 

Je  veux  qu'à  mon  départ  toute  l  Epire  pleure. 

Soyez  sûr  que  cette  décision  ne  lui  vient  pas  comme 
cela,  tout  à  coup.  Elle  y  a  longtemps  rêvé  à  tète  reposée. 
Elle  en  parlait  déjà  vaguement  avant  la  trahison  de  Pyr- 
rhus : 

Contre  mon  ennemi,  laisse-moi  m'assurer  : 
Ctéone,  avec  horreur  je  m'en  veux  séparer. 

Désir  de  vengeance,  désir  de  justice.  C'est  ainsi  :  les 
crimes  les  moins  prémédités  ne  laissent  pas  d'être  sour- 
dement préparés.  Hermione  exécute  dans  un  moment  de 
passion  le  projet  qu'en  des  heures  moins  troublées  lui  a 
suggéré  la  raison,  hélas  ! 

36 

Que  Pascal  est  injuste,  faisant  notre  procès  !  Il  veut 
nous  condamner  sur  des  preuves  qu'il  devrait  en  bonne 
justice  considérer  comme  autant  de  circonstances  atté- 


—  51  — 

nuantes.  Bien  plus,  il  abandonne  à  mi-chemin  son 
enquête.  Et  nous,  il  nous  fauta  tout  moment  la  reprendre 
où  il  l'a  laissée,  et  la  conduire  jusqu'au  point  où  nous 
touchons  par  toutes  nos  fibres  à  la  nature  elle-même  dont 
nous  sommes  issus.  On  ne  peut  se  faire  de  l'homme  une 
idée  vraie  si  l'on  ne  veut  voir  en  lui  qu'un  être  social. 
Notre  moi  extérieur,  celui  que  nous  façonnent  nos  rap- 
ports avec  nos  semblables,  en  cache  un  autre  où  se  mani- 
feste la  vie  à  l'état  pur  et  dans  ses  premiers  élans.  Ainsi 
Pascal  peut  bafouer,  tant  qu'il  lui  plaît,  notre  amour- 
propre.  Que  n'a-t-il  vu  qu'en  fin  de  compte,  c'est  notre 
instinct  de  conservation  aux  prises  avec  la  société  ? 

37 

Pascal  nous  la  baille  belle  quand,  voulant  nous  mettre 

en    présence,    non   pas   des  hommes   si  divers,  mais  de 

l'homme  toujours  identique  à  soi-même,  il  dresse  devant 

nous,  en  guise  d'épouvantail,  un  Adam  mal  arrangé  par 

la  vie  sociale.  Eh  quoi  !  n'existons-nous  qu'en  fonction 

des   autres,    et    le  milieu    qu'ils   composent,    nous  pos- 

sède-t-il  tout  entiers  ?  Pascal  méconnaît  nos  mystérieuses 

forces  instinctives. 

38 

Plus  on  est  engagé  dans- la  vie  mondaine  ou  sociale, 
plus  on  est  caparaçonné  d'amour-propre. 

39 

Y  a-t-il  dans  Pascal  une  description  de  L'Homme?  Oui, 
de  l'homme  social,  et   même  du  mondain.  Parfaitement. 


—  52  — 

Au  surplus,  cette  description  n'est  pas  nouvelle.  Pascal 
n'a  fait  que  reprendre  un  des  grands  thèmes  de  l'éloquence 
chrétienne,  lequel  devait  plaire  naturellement  à  son  âme 
oratoire.  Mais  que  l'on  se  demande  si  l'on  peut  ranger 
toute  l'humanité  dans  ces  deux  catégories. 

40 

Qu'on  relise  Y  Evangile  après  les  Pensées:  jamais  on 
n'y  trouvera  une  conception  de  l'homme  si  sombre  et  si 
désespérée  que  dans  Pascal. 

41 
En  guise  de  conte. 

Voici  quelques-unes  des  réflexions  qu'ont  échangées, 
par  les  beaux  crépuscules  du  printemps  dernier,  Lazare, 
Claude  et  Philippe.  Sans  doute  il  manque  à  ces  paroles 
ainsi  détachées,  toutes  les  atténuations  qu'apportent  les 
caprices  d'un  entretien.  Je  ne  voudrais  point  en  tout  cas 
qu'on  les  prît  pour  des  «  maximes»  ou  pour  des  «  pensées  ». 
Songez  qu'elles  étaient  dites  dans  la  lumière  du  jour 
finissant,  sous  des  arbres,  dans  une  nature  égayée  d'eau, 
en  face  d'un  paysage  d'une  heureuse  beauté.  Je  pense 
qu'on  verra  par  cette  transcription  que  Lazare  est  un 
vieillard  assez  fier  de  son  expérience,  et  que  Claude  et 
Philippe  sont  des  jeunes  gens  qui  ne  savent  peut-être  pas 
grand'chose  de  la  vie.  Mais  ils  ont  ces  merveilleuses 
intuitions  que  les  vieilles  gens  perdent  avec  l'âge. 

Si  les  réflexions  de  Claude  et  de  Philippe  sont  plus 


—  53  — 

nombreuses  que  celles  de  Lazare,  c'est  que  je  les  ai  jugées 
plus  intéressantes.  Les  vieillards  ne  nous  charment  que 
par  des  anecdotes  et  des  souvenirs.  Ils  ne  sont  plus  assez 
hardis,  et  souvent  une  idée  les  effare.  J'ajoute  que  ni 
Lazare,  ni  Claude,  ni  Philippe  (je  ne  donne  que  leurs 
prénoms,  leurs  noms  de  famille  sont  trop  connus)  ne  se 
réunissaient  afin  de  disserter  sur  tel  ou  tel  sujet,  mais 
qu'ils  discutaient,  quand  il  leur  plaisait.  Quelquefois, 
vous  les  auriez  surpris  parlant  du  beau  temps.  Aussi  bien 
je  ne  transcris  que  quelques-unes  des  réflexions  se  rap- 
portant à  un  même  ordre  d'idées. 

Ils  parlaient  le  plus  souvent  de  l'âme  comme  de  la  seule 
chose  importante;  mais  ils  avaient  le  bon  goût  de  ne  pas 
disputer  sur  l'immortalité,  de  laisser  cela  aux  philoso- 
phes de  profession,  aux  commis-voyageurs  et  aux  étu- 
diants de  brasseries.  On  les  auraitpeut-ètre  embarrassés, 
sauf  Lazare  qui  devait  à  son  âge  de  répondre  à  tout,  si 
on  leur  avait  demandé  une  définition  exacte  de  l'âme. 
Mais  pourquoi  auraient-ils  songé  à  définir  un  mot  que 
tous  les  trois  entendaient  sans  doute  de  la  même  manière  ? 

Donc  ils  se  retrouvaient  chaque  jour  entre  la  cinquième 
et  la  septième  heure  de  l'après-midi  dans  un  verger,  au 
bord  d'un  lac.  Une  route  bordée  de  peupliers  passe  tout 
près  de  là  et,  de  cet  endroit,  le  voyageur  en  se  retournant 
peut  dire  une  dernière  fois  adieu  à  la  ville 

—  Cette  ville,  dit  un  jour  Lazare,  bâtie  sur  le  penchant 
d'une    colline,  au   bord  de  ce   lac,    d'où   sort    un    grand 


—  54  — 

fleuve,  est  célèbre  dans  tout  l'univers  par  sa  beauté.  C'est 
un  lieu  de  pèlerinage,  où  des  étrangers  viennent  vivre 
quelques  heures.  Ils  viennent  du  Nord  et  du  Midi,  tra- 
versent les  Océans,  arrivent  de  l'autre  côté  du  monde.  Et 
la  Ville,  qui  exalte  en  eux  le  plaisir  d'admirer,  voit  de 
loin,  dans  la  lumière  qui  monte  des  eaux  du  lac,  ces  hom- 
mes se  dresser  à  la  proue  des  bateaux.  Elle  donne  à  ces 
passagers  la  brève  joie  qu'ils  lui  demandent.  Refuserait- 
elle  de  satisfaire  d'autres  curiosités  ?  «  Genève,  a  dit  la 
femme  que  Barrés  a  si  magnifiquement  appelée  une 
impératrice  de  la  Solitude,  c'est  mon  séjour  de  prédilec- 
tion, parce  que  je  m'y  sens  tout  à  fait  perdue  au  milieu 
des  cosmopolites;  cela  donne  l'illusion  de  la  vraie  condi- 
tion des  êtres.  »  Pour  moi,  je  veux  savoir  ce  qui  a  lié  à 
cette  colline  et  à  ce  fleuve,  qui  suit  lentement  sa  destinée, 
les  destinées  d'une  nouvelle  ville.  Plus  d'une  fois  j'ai 
cherché  les  raisons  qui  ont  déterminé  d'anciens  hommes 
à  la  fonder  en  cet  endroit,  si  ces  raisons  subsistent  encore, 
et  selon  quelle  nécessité  elle  s'est  développée  le  long  des 
siècles.  Et  me  voilà  me  promenant  dans  les  vieilles  rues 
de  la  cité  comme  dans  le  mystère  de  ses  origines. 

—  Pour  moi,  dit  Claude,  je  songe  plus  volontiers  à 
l'âme  des  vivants.  Sur  le  quai  de  Genève,  où  fut  assassinée 
l'impératrice  de  la  Solitude,  j'ai  vu  seize  ans  plus  tard 
errer,  solitaire  et  vêtue  de  deuil,  sa  sœur,  la  dernière 
reine  de  Naples  et  des  Deux-Siciles.  A  quoi  rêvait  cette 
majesté  sans  couronne  dans  son  royaume  de  douleur  ? 


—  55  — 

Un  autre  jour,  Claude,  je  ne  sais  pourquoi,  prononça 
le  nom  d'Hippolyte.  Hippolyte  !  11  y  eut  un  moment  de 
silence  qui  finit  par  étonner  Claude. 

—  Comme  nous  voilà  silencieux!  dit-il. 

—  Peut-être,  expliqua  Philippe,  parce  que  nous  pensons 
au  prince  taciturne. 

—  Il  est  remarquable,  ajouta  Lazare,  que  pour  accueil- 
lir les  morts  nous  ne  nous  hâtions  point  de  parler,  comme 
nous  taisons  lorsque  nous  rencontrons  des  vivants. 

—  Vous  venez  donc  de  voir  Hippolyte  ?  demanda 
Claude. 

—  Eh  !  pourquoi  ne  l'aurions-nous  pas  vu  ?  répondit 
Philippe.  Les  absents  ou  les  morts  ne  sont  pas  toujours 
invisibles.  Et,  pour  nous  apparaître,  ils  n'exigent  ni  le 
silence  d'une  chambre  close  ni  beaucoup  de  recueillement. 
Ils  interviennent  parmi  les  propos  qu'on  échange  avec 
des  amis,  et,  comme  leur  présence  nous  rend  oublieux, 
tout  à  coup,  des  autres  présences,  de  toutes  les  figures 
qui  sont  autour  de  nous,  l'imaginée  est  la  plus  réelle. 

—  Eh!  bien,  dit  Claude,  je  ne  suis  pas  de  ceux  qui 
reprochent  au  divin  Racine  de  nous  avoir  montré  un 
Hippolyte  soupirant.  Il  me  plaît  de  me  le  figurer  amou- 
reux ou  plein  d'une  ardeur  encore  sans  objet.  A  dire 
vrai,  je  le  vois  même,  dans  ses  longues  retraites,  songeant 
surtout  à  la  femme.  L'amour  est  pour  certains  hommes 
moins  une  inclination  passagère  (pie  le  talent  de  créer  Le 
magnifique  poème  de  leur  sensibilité.  Hippolyte  a  déve- 
loppé dans  la  solitude  ce  talent  si  rare.  Enfin,  il  rencontre 


—  50  — 

Aricie.  Sans  Aricie,  on  s'expliquerait  mal  la  passion  de 
Phèdre.  Les  natures  passionnées  n'ont  guère  désiré  que 
les  natures  ardentes,  et,  seuls,  les  hommes  furent  pas- 
sionnément aimés,  qui  étaient  eux-mêmes  capables  de 
connaître  l'amour  dans  sa  plénitude. 

Un  autre  jour,  comme  Lazare,  pour  triompher  dans 
une  discussion,  faisait  valoir  son  expérience  de  la  vie, 
Philippe  lui  dit  : 

—  11  serait  d'un  sage  de  tenir  compte  de  l'expérience 
de  nos  aînés  et  d'y  conformer  sa  vie.  Mais  vraisembla- 
blement nous  ne  venons  pas  sur  la  terre  pour  être  sages 
à  la  façon  des  sages.  Nous  y  venons  pour  vivre  (comme 
c'est  vrai,  ce  que  je  dis  !)  et  il  n'est  de  vie  intense  et  per- 
sonnelle que  celle  qui  librement  fait  ses  propres  décou- 
vertes. Voilà  la  vraie  sagesse.  On  a  raison  de  se  représen- 
ter les  sages  comme  des  tout  vieux.  La  sagesse  est  une 
vertu  d'aïeul.  Or,  le  bon  aïeul  dit  aux  enfants  :  Amusez- 
vous,  enfants  !  et  il  les  regarde  se  battre  furieusement 
sur  la  place  publique.  Certes,  il  est  un  sage  le  vieillard 
qui  n'interrompt  pas  la  bataille  furieuse,  mais,  en  vérité, 
les  enfants  sont  à  leur  manière  aussi  sages  que  lui  en  se 
battant. 

A  quoi  Lazare  répondit  : 

—  Mais  notre  vie  ne  se  dessine  dans  toute  sa  vérité  que 
sur  la  trame  des  souvenirs,  et  j'ai  peut-être  le  privilège, 
à  mon  âge,  d'avoir  de  la  vie  une  image  plus  complète 
qu'au  votre. 


—  57  — 

—  Oh  !  les  hommes,  c'est  comme  les  livres,  répliqua 
Philippe.  Il  est  rare  que  les  plus  beaux  livres  nous  aident 
à  mieux  savoir  la  vie.  C'est  la  vie  elle-même,  la  nôtre, 
qui  nous  donne  l'intelligence  de  ces  livres.  Les  hommes 
ne  se  connaissent  un  petit  peu  que  s'ils  ont  éprouvé  des 
émotions  semblables. 

...  Il  y  a  des  hommes,  disait  Lazare,  pour  qui  un  grand 
mensonge  est  devenu  en  quelque  sorte  règle  de  vie.  Sans 
cesse  ils  dissimulent  ou,  pis  encore,  simulent.  Morale- 
ment, ils  sont  malades.  Un  mensonge  persistant  agit 
dans  l'esprit  et  dans  le  coeur  à  la  manière  d'un  ferment  : 
il  désorganise  la  pensée  et  trouble  la  sensibilité.  D'abord, 
la  crainte  d'être  confondu  oblige  le  menteur  à  de  nou- 
veaux mensonges.  Peu  à  peu  il  substitue  à  la  logique 
serrée  de  la  vérité,  des  imaginations  presque  toujours 
mal  enchaînées  —  mais  dont  il  lui  faut  bien  se  contenter. 
Voilà  pour  l'esprit  un  assez  fâcheux  exercice.  Quand  il  en 
est  là,  le  menteur,  même  sensible  et  généreux,  peut  fort 
bien  ne  plus  écouter  ni  cœur  ni  conscience  et,  toujours 
pour  couvrir  son  mensonge,  sacrifier  délibérément  jusqu'à 
une  affection  vraie.  Ainsi  finit-il  par  ramener  presque 
toutes  les  valeurs,  que  constituent  ses  idées  et  ses  senti- 
ments, à  une  valeur  purement  fictive,  —  à  son  men- 
songe. 

...  L'autre  jour,  dit  Claude,  tandis  que  vous  accabliez 
les  menteurs,  je  songeais  aux   mensonges   d'amour,  el 


l'envie  me  venait  de  faire  l'éloge  de  la  colère  qui  nous 
les  dévoile. 

—  La  colère  ?  demanda  Philippe. 

—  La  colère,  reprit  Claude,  est  toujours  d'origine  sen- 
timentale. Elle  n'éclate  que  dans  les  affaires  où  notre 
cœur  se  trouve  offensé,  mais  ce  n'est  pas  sur  notre  sensi- 
bilité seule  qu'elle  agit.  Elle  active  en  même  temps  la 
pensée.  Elle  réveille  du  sommeil  ou  de  l'indifférence  le 
souvenir,  l'imagination,  la  raison.  Quand  elle  ne  nous 
induit  pas  en  erreur,  elle  nous  fait  accomplir  en  quelques 
minutes  tout  un  travail  discursif  qui  d'un  sage  exigerait 
une  attention  soutenue,  de  longues  réflexions.  Bien  plus, 
elle  nous  rend  une  liberté  de  jugement  que  notre  cœur 
nous  refusait.  Car  notre  intérêt,  dans  les  questions  de 
sentiment,  est  de  nous  abuser  sur  les  autres  et  sur  nous- 
mêmes.  La  colère  détrompe  l'intelligence,  la  délivre,  lui 
permet  déjouer  son  jeu  à  part.  Nous  cherchons  alors  si 
au  grief  actuel  il  en  faut  ajouter  d'autres.  Des  observa- 
tions, de  menus  faits,  des  détails  de  la  vie  passée,  que 
nous  avions  négligés  ou  que  nous  n'avions  pas  voulu 
voir,  prennent  soudain  leur  importance.  Nous  devons  à 
la  colère  d'être  plus  clairvoyants. 

—  Ne  faut-il  pas  être,  demanda  Philippe,  très  clair- 
voyants, pour  voir  clair  dans  le  jeu  des  femmes  ? 

—  On  peut,  répondit  Lazare,  lorsqu'on  définit  un 
homme,  marquer,  à  travers  les  apparences,  les  traits 
permanents  de  son  individualité.  On  ne  peut  guère 
caractériser  une  femme  que  par  sa  vie  passée  et  sesdiffé- 


—  59  — 

rents  états  d'existence.  C'est  que  l'homme  possède  une 
identité,  qui  manque  généralement  à  la  femme,  créature 
diverse  et  changeante,  succession  de  phénomènes. 

—  Vous  venez  de  traduire  un  peu  longuement,  dit  Phi- 
lippe, les  deux  mots  par  lesquels  Virgile  définit  la 
femme  :  vavium  et  mutabile. 

—  Mais  quoi  !  fit  Lazare  en  souriant,  n'avez-vous  pas 
remarqué,  lorsque  vous  étiez  à  l'école,  qu'il  vous  fallait 
souvent  une  kyrielle  de  mots  français  pour  traduire  deux 
mots  latins  ? 

Et,  comme  Joessa,  qui  fut  beaucoup  aimée,  passait, 
s'en  retournant  à  la  ville,  entre  les  peupliers,  aussi  char- 
mante que  ces  figures  qui  passent  dans  les  songes,  Phi- 
lippe leur  dit  : 

—  J'ai  plus  d'une  fois  rencontré  des  femmes  pour  les- 
quelles j'ai  ressenti  tout  de  suite  une  véritable  sympathie. 
Un  autre  les  aurait  suivies  et  aurait  tenté  fortune,  car  cha- 
cun se  fait  de  l'amour  une  conception  personnelle.  C'est 
même  un  point  sur  lequel  les  hommes  qui  ne  pensent  rien 
d'ordinaire,  se  font  une  opinion  cependant....  Mais  je  dois 
avouer  que  la  plupart  du  temps  il  m'importait  peu  de  les 
revoir,  ces  femmes.  Même  j'aurais  craint  de  leur  parler.  Je 
leur  en  aurais  voulu  de  ne  pas  exhaler  avec  une  voix  de 
séduction  une  âme  séduisante,  et  j'en  aurais  voulu  à  moi- 
même  de  perdre  dans  une  nouvelle  rencontre  le  souvenir 
qu'elles  m'avaient  laissé.  Je  leur  préférais  une  impression. 
Or,  celui  que  le  cruel  amour  possède  n'a  pas  d'autres 
préférences  que  son  amour  même.  Je  n'ai  jamais  aime. 


—  60  - 

C'est  pourquoi  peut-être,  ajouta  Philippe,  je  ne  hais 
point  l'amour.  J'admire  surtout  la  force  des  éternels 
désirs  qui  régnent  sur  les  hommes  et  propagent  la  vie. 
Quand  je  vois, devant  moi,  dans  le  noir  des  nuits  douces, 
des  apparitions  d'amoureux,  je  songe  que  grâce  aux 
désirs  les  races  se  succèdent  à  la  surface  de  la  terre. 
Ainsi  les  amoureux  me  semblent  accomplir  un  devoir 
auguste  et  collaborer  d'une  façon  délicieuse  et  charmante 
à  l'oeuvre  de  l'univers.  J'admire  aussi  comme  les  désirs 
peuvent  donner  aux  hommes  une  physionomie  nouvelle. 
Enfin,  la  sympathie  des  corps  m'est  un  mystère  très 
touchant  et  très  vénérable.  Je  le  vénère  d'autant  plus  que 
de  roides  philosophes  ont  pensé  m'en  inspirer  le  mépris. 
Ma  dévotion  me  semble  religieuse.  Parelle,  je  communie 
(est-ce  que  j'exagère?)  avec  l'âme  universelle  et  toutes  les 
âmes  particulières.  Car  le  soir,  lorsque  j'aperçois  dans 
les  chemins  sombres  des  ombres  fuyantes,  je  me  sens  un 
cœur  pareil  au  cœur  des  ombres  et  seul,  derrière  elles, 
je  vais  silencieux,  enchanté,  comme  si  je  serrais  dans  ma 
main  la  main  d'une  femme  désirable. 

...  Il  faut  envier  et  il  faut  plaindre,  ajouta  Claude, 
ceux  qui  ont  un  jour  connu  l'amour  dans  sa  plénitude. 
D'ailleurs,  ils  sont  rares.  S'ils  songent  à  ce  jour  passager 
qui  fut  sans  lendemain,  ils  peuvent  se  consoler,  en 
disant  :  Nous  avons  aimé  trop  profondément  ;  c'est  pour- 
quoi nous  n'aimons  plus.  Seules  les  faibles  amours  sont 
durables  ou,  pour  parler  comme  les  tout  jeunes  amou- 


—  61  — 

reux,  éternelles.  Elles  n'attendent  pas  de  l'heure  qui 
vient  les  joies  de  l'heure  qui  s'en  va.  Or,  ce  qui  fait  la 
brièveté  des  passions,  c'est  leur  intensité  même.  Il  est 
pour  elles  trop  de  désirs  qui  les  consument  et,  parce 
qu'elles  ne  souffrent  pas  de  vivre  une  moindre  vie,  elles 
se  meurent  comme  cela,  sans  raisons  précises,  d'on  ne 
sait  quel  mal.  Clodion,  qui  est  poète,  et  qui  a  vraiment 
beaucoup  aimé  sa  chère  Philinna,  avoue  dans  ses  vers  que 
s'il  avait  fleuri  le  jour  de  sa  vie*  où  il  sentit  la  joie 
d'aimer,  il  aurait  vu  les  fleurs  fragiles  survivre  encore  à 
son  amour.  En  vérité,  les  passions  les  plus  fortes  sont 
moins  fortes  que  la  mort,  et  les  âmes  ardentes  sont  veuves 
de  bonne  heure. 

—  L'inconstance,  dit  Lazare,  se  manifeste  sous  trois 
formes  différentes  :  tantôt  un  sentiment  nous  quille 
comme  de  soi-même  et,  souvent,  malgré  nos  objurga- 
tions ;  tantôt  il  s'en  va,  parce  qu'un  autre  le  supplante  ; 
enfin,  il  arrive  qu'avant  d'accepter  sa  disgrâce,  un  senti- 
ment, qui  est  tout  mêlé  à  nos  habitudes,  résiste  aux 
jeunes  forces  d'un  nouveau  désir. 

—  Il  me  semble,  dit  Claude,  que  je  préfère  la  première 
forme  d'inconstance. 

—  Je  préfère,  dit  Philippe,  la  seconde,  si  l'on  ne  peu) 
rien  au  change. 

—  Ah!  puissie/.-vous,  reprit  Lazare,  ne  jamais  con- 
naître la  troisième. 

Et  là-dessus  il  fit  à  ses  jeunes  amis  une  confidence.  11 


—  62  — 

était  bien  jeune  alors  et,   depuis  une   année,  il  aimait, 
quand  un  jour  ... 

—  Nous  pensions  trouver  dans  le  jardin,  poursuivit 
Lazare,  à  l'heure  du  dernier  angélus,  le  jour  clair  des 
longs  jours  d'été,  et  nous  avons  ouvert  la  porte  ...  Je  me 
rappelle  la  surprise  de  toute  l'ombre  où  se  noyaient  les 
grands  arbres  et  les  fleurs.  Vers  les  lueurs  de  l'horizon 
des  peupliers  minces  comme  des  quenouilles  dressaient 
leur  cime,  et  ces  lueurs,  je  les  voyais  sur  tout  ce  deuil 
comme  du  fond  de  quelque  abîme.  Nous  sommes  restés 
muets,  en  nous  serrant  la  main,  sur  le  seuil  de  notre 
maison  silencieuse.  Une  même  pensée  nous  unissait. 
Nous  songions  aux  jours  d'hier,  longs  comme  deux  jours 
d'avril,  aux  jours  moins  courts  qui  nous  donnaient,  sem- 
blait-il, des  joies  moins  brèves  et  qui  s'épanouissaient 
en  des  soirs  de  lumière.  Et  là,  devant  le  jardin  noir, 
nous  avons  senti  qu'il  s'exhalait  des  choses,  avec  la 
douce  haleine  de  la  terre,  des  regrets  et  des  craintes, 
et  que  notre  amour  passerait  ...  Nous  avons  senti  cela  ... 
Mais  sur  nos  lèvres  il  n'est  venu  que  ces  mots  :  «  Oh  ! 
les  jours  ont  diminué  »,  et  nous  sommes  entrés  dans  la 
nuit... 

—  Evidemment,  fit  Claude  après  un  moment  de  si- 
lence, il  y  a  des  hommes  qui  cessent  pour  toujours 
d'aimer.  Sait-on  pourquoi  ?  Mais  remarquez  que  de  ces 
hommes  la  plupart  ont  la  faiblesse  encore  de  ne  pas 
repousser  les  sympathies  qui  leur  viennent.  Ils  s'habi- 
tuent à  considérer  les  femmes  jolies  comme  des  passantes 


—  63  — 

avec  lesquelles  ils  auraient  tort  de  ne  pas  tromper  l'en- 
nui d'une  heure.  Sans  doute  les  femmes  n'apparaissent 
à  la  surface  de  la  terre,  parmi  les  formes  changeantes 
des  choses,  que  pour  perpétuer  les  formes  de  la  race 
humaine.  Mais  quelques-unes  vraiment  semblent  n'y  ap- 
paraître que  pour  distraire  les  hommes  deux-mêmes  et, 
avec  les  fleurs,  les  arbres  et  la  lumière  du  ciel,  ne  faire 
partie  d'un  ensemble  que  pour  cela... 

Et  Lazare,  qui  se  trouvait  debout  derrière  Claude  et 
Philippe  assis  sur  des  rochers  de  la  rive,  s'écria  : 

—  Aujourd'hui,    Claude,    vous    êtes     singulièrement 

immoral! 

42 

Dans  Pascal  que  de  vues  courtes  sur  l'art,  sur  l'amour 
et  sur  la  douleur  ! 

43 

Les  erreurs  de  Pascal  touchant  l'amour,  l'art  et  la  dou- 
leur, ont  pour  cause  la  guerre  que  se  livrent  en  lui 
l'esprit  géométrique,  assisté  de  la  théologie,  et  l'esprit 
de  finesse.  Quand  ce  dernier  l'emporte,  Pascal  est  écla- 
tant  de  vérité  ;   mais   qu'il    succombe,    et   voilà   qu'une 

erreur  triomphe. 

44 

Quand  Pascal  nous  dit  que  dans  les  comédies,  les 
scènes  contentes  sans  crainte  ne  valent  rien,  ni  les 
extrêmes  misères  sans  espérance,  ni  les  amours  brutaux, 
ni  les  sévérités  âpres,  il  se  trompe,  s'il  est  vrai  que  tout 
l'art  du  poète  consiste  à  nous  faire  concevoir  des  joies 


—  64  — 

sans  crainte  ou  d'extrêmes  misères  sans  espérance,  à 
nous  faire  admettre,  sinon  des  amours  brutaux  (argu- 
ment tout  oratoire),  du  moins  des  sévérités  âpres.  On  n'a 
le  sentiment  de  la  beauté  que  si  l'on  atteint  ce  degré  de 
plaisir,  d'horreur  ou  d'indignation.  «  Rien  ne  nous  plaît 
que  le  combat,  mais  non  pas  la  victoire  ».  Quelle  erreur 
aux  yeux  du  poète  !  Une  comédie,  c'est  pour  lui  un  enchaî- 
nement d'émotions  ;  la  dernière,  la  plus  forte,  celle  qui 
donne  un  sens  à  toutes  les  autres,  voilà  que  Pascal, 
l'inquiet  Pascal,  s'en  dégoûte. 

45 

Quand  Pascal  s'écrie  :  «  Quelle  vanité  que  la  peinture, 
qui  attire  l'admiration  par  la  ressemblance  des  choses 
dont  on  n'admire  point  les  originaux»,  ou  qu'il  déclare  : 
«  Je  mets  en  fait  que  si  tous  les  hommes  savaient  ce 
qu'ils  disent  les  uns  des  autres,  il  n'y  aurait  pas  quatre 
amis  dans  le  monde  »,  il  pense  par  boutades,  et  des 
pensées  de  ce  genre,  on  en  pourrait  citer  quatre-vingt- 
dix  autres,  qu'il  a  prises  pour  des  maximes  assurées.  Un 
raisonneur  impatient  ressemble  à  un  jardinier  brutal  qui 
secoue  avant  leur  saison  les  arbres  de  son  verger  :  celui- 
ci  ramasse  dans  l'herbe  des  fruits  qui  ne  sont  pas  mûrs  ; 
l'autre  cueille  de  petites  vérités  acides  et  qui  vont  lui 
agacer  les  gencives.  Tel  est  un  des  méfaits  de  la  raison 
livrée  à  elle-même  :  elle  devance  la  pensée  pour  qui,  le 
temps  aidant,  tout  vient  à  point,  et  elle  la  nourrit  de 
formules  indigestes.    Quelle  sensibilité  résisterait  à   ce 


—  65  — 

régime  contraire  ?  On  ne  peut  être  sûr  de  la  valeur  d'une 
idée  que  lorsqu'elle  se  détache  de  tout  un  passé  d'expé- 
riences,   comme   un    fruit    où    se    résument    les    quatre 

saisons  de  l'année. 

46 

Pascal  entend  par  divertissements  toutes  les  occu- 
pations des  hommes,  les  périls  et  les  peines  où  ils 
s'exposent  pour  échapper  à  l'ennui,  comme  l'étude  des 
sciences,  le  jeu,  la  guerre,  les  spectacles,  les  voyages,  les 
grands  emplois,  la  conversation  des  femmes,  la  chasse  et 
la  danse.  Et  il  les  condamne  tous  en  bloc.  Peut-être  y 
a-t-il  en  effet  des  divertissements  qu'il  faut  tenir  pour 
des  perversions  de  la  vie  sociale.  Je  songe  aux  jeux  de 
hasard,  aux  spectacles  affriolants  et  pimentés  que  les 
grandes,  et  même  les  petites  villes,  offrent  à  leurs  oisifs  : 
je  songe  à  toutes  les  combinaisons  de  plaisirs  rares  qu'ima- 
ginent les  viveurs.  Mais  d'ordinaire,  ce  que  Pascal  appelle 
divertissement  est  un  effort  que  l'homme  tente  pour  revenir 
à  sa  condition  naturelle.  Que  veut-il,  lorsqu'il  s'amuse  ? 
Satisfaire  une  de  ses  tendances  secrètes,  un  de  ses 
instincts  les  plus  profonds,  et  en  particulier  son  goût  du 
mouvement,  car  il  sait  bien  que   le   bonheur    n'est    pas 

dans  le  repos. 

47 

Quand  Pascal  nous  dit  (pic  la  seule  chose  qui  !!<>u> 
console  de  nos  misères  est  le  divertissement,  et  fine 
«  cependant  c'est  la  plus  grande  de  nos  misères  »  parce  «pu» 
«  c'est  cela  qui  nous  empêche  principalement  de  song 


—  m  — 

nous  et  qui  nous  fait  perdre  insensiblement  »,  il  méconnaît 

une  grande  vérité  psychologique,  à  savoir  que,  dès  leur 

naissance,    nos   sentiments  aspirent  comme  l'amour  au 

triomphe.  Ni  le  jeu  de  paume,  ni  la  chasse,  ni  tout  autre 

divertissement   que   Pascal   dénonce    ne   pourraient   les 

arrêter.  Souvent  même  un  sentiment  qu'il  nous  plaît  de 

négliger  se  développe  en  nous,   malgré  tout,  et  à  notre 

insu,  jusqu'au  jour  où  il  se  déclare.  Et  il  n'y  a  pas  alors 

de  divertissement  qui  tienne  :  notre  instinct  est  le  plus 

fort. 

48 

Hélas  !  Pascal  méconnaît  si  bien  nos  mystérieuses 
forces  instinctives  que  c'est  pitié  que  de  voir  comme  il 
juge  l'amour.  «  Qui  coudra  dit-il,  connaître  à  plein  la 
vanité  de  l'homme  n'a  qu'à  considérer  les  causes  et  les 
effets  de  l'amour.  La  cause  en  est  un  je  ne  sais  quoi 
(Corneille),  et  les  effets  en  sont  effroyables.  Ce  je  ne  sais 
quoi,  si  peu  de  chose  qu'on  ne  peut  le  reconnaître,  remue 
toute  la  terre,  les  princes,  les  armes,  le  monde  entier.  Le 
nez  de  Cléopâtre  s'il  eût  été  plus  court,  toute  la  face  de 
la  terre  aurait  changé  ». 

Un  je  ne  sais  quoi  dont  les  effets  sont  effroyables,  voilà 
en  peu  de  mots  et  à  peu  de  frais  l'amour  jugé.  Oh  !  je  sais 
bien  qu'il  y  a  dans  les  démarches  de  l'amour  quelque 
chose  de  brusque  et  de  violent,  une  sorte  de  hâte  désor- 
donnée qui  ne  s'accorde  guère  avec  le  lent  déploiement 
régulier  des  forces  vitales  auxquelles  pourtant  il  voudrait 
se  joindre.   De   là  vient   qu'il  manque  si   souvent  à  sa 


—  67  — 

royale  fonction,  qui  est  d'établir  un  intime  rapport  entre 

nous  et  la  nature.  Car  telle   est  sa  fonction   royale.   Le 

je  ne  sais  quoi  dont  se  raille  Pascal  offre  à  tous  les  êtres 

le  moyen  le  plus  facile  d'entrer  dans  les  vues  de  l'univers 

qui    sont,  par    delà    nos    luttes    et    nos    mêlées    et    nos 

malheurs,  ordre,  enchaînement,  harmonie.   Orgueil    de 

vaincre,   douceur    d'être    vaincu,    ô    double   ivresse    du 

plaisir  ! 

49 

Le  système  de  Pascal,  c'est  la  foi,  et  les  vérités  qui  n'y 
peuvent  pas  entrer,  il  les  néglige.  Ainsi,  parmi  toutes  les 
«  misères»  humaines  qu'il  s'applique  à  dénombrer,  il  y 
en  a  qui,  visiblement,  dérivent  du  christianisme.  Le 
contraire  serait  bien  étonnant;  mais  on  ne  croit  en  somme 
que  ce  que  l'on  veut,  et  Pascal  ne  se  rend  pas  toujours  à 
l'évidence.  Cette  espèce  d'inquiétude,  dont  nous  lui 
paraissons  coupables,  inquiétude  qui  nous  bannit  de 
l'heure  présente  où  nous  devrions  vivre,  ainsi  que  l'enfant, 
tout  entiers,  et  qui  nous  entraîne  vers  le  passé  comme 
vers  un  rêve  envolé,  ou  vers  l'avenir,  comme  vers  une 
espérance,  des  hommes  l'ont  sans  doute  ressentie,  qui 
n'étaient  pas  chrétiens.  Mais  le  christianisme,  par  l'idée 
de  la  mort  qu'il  nous  insinue,  et  le  mépris  qu'il  nous 
inspire  des  joies  de  ce  monde,  l'a  terriblement  favorisée. 
Au  Carpe  diem  des  Anciens  n'oppos< -t-il  pas  toutes  le >s 
litanies  du  renoncement  ?  De  là  une  instabilité  de  pensée, 
qui  est  inhérente  au  chrétien  en  particulier,  non  pas  à 
l'homme  en  général.  Vivre,  pour  ainsi  dire,   en   rupture 


—  68  — 

de  ban  et  dans  une  attente  indéfinie,  c'est  un   état  pro- 
prement évangélique. 

50 

Allons  plus  loin  :  je  lui  trouve,  à  cette  description  de 
nous-mêmes  par  Biaise  Pascal,  un  air  théorique.  Qu'elle 
s'emboîte  exactement  dans  son  système,  rien  n'est  plus 
sûr.  Mais  dans  la  vie?  Notre  connaissance  de  l'homme  ne 
vaut  que  si  elle  procède  d'une  prise  de  contact  de  nous- 
mêmes  avec  les  autres  et,  surtout,  avec  notre  moi.  Pascal, 
échappé  du  monde,  se  connaissait-il  bien  soi-même?  On 
peut  en  douter,  à  voir  sa  description    aussi  rigoureuse 

qu'incomplète. 

51 

Il  me  parait  qu'en  psychologie  il  y  a,  presque  toujours, 
plus  de  vérité  générale  dans  la  moindre  observation 
particulière  que  dans  telle  ambitieuse  théorie.  Ainsi  le 
Journal  intime  d'un  Benjamin  Constant,  qui  note  le  soir 
les  menus  faits  de  son  existence  quotidienne,  en  dit 
souvent  plus  long  sur  la  nature  humaine  que  le  livre  où 
Pascal  s'efface  à  tout  moment  derrière  un  fantôme  sorti 
de  son  imagination  et  qu'il  appelle  l'Homme,  sans  se 
demander  si  le  mot  répond  à  la  chose. 

52 
Le  sot  projet  que  nous  avons  de  peindre  l'Homme! 

53 
Ainsi,  parmi  les  misères  dont  Pascal  se  blesse  comme 


—  69  — 

d'un  cilice,  j'en  vois  qui,  tout  compte  fait,  n'en  sont  pas, 
et  d'autres  qui  relèvent  moins  de  la  nature  humaine  que 
de  notre  vie  extérieure.  Aucune,  sauf  l'impuissance  de  la 
raison  —  mais  ne  savons-nous  déjà  comment  la  secourir  ? 
—  ne  présente  le  caractère  d'une  inflexible  nécessité. 

54 

A  Tordre  du  jour. 

Récit  d'un  ami. 

A  Maurice  Barrés,  pour  l'hommage 
qu'il  a  rendu  aux  protestants  de  France. 

...  Naguère,  quand  je  lisais  quelque  ordre  du  jour  de 
l'Armée  française,  souvent  le  regret  m'a  pris  de  ne  pas 
connaître  un  des  braves  dont  elle  tirait  gloire  en  le  glori- 
fiant. Sa  famille  et  son  foyer,  ses  premières  années  et  sa 
jeunesse,  son  esprit  et  son  cœur,  son  visage  enfin,  et  ses 
yeux,  j'aurais  voulu  n'ignorer  rien  de  tout  cela.  Aujour- 
d'hui je  sais  à  qui  penser,  je  connais  autrement  que  par 
les  livres  l'enfance  d'un  héros.  Et  c'est  vraiment  une 
histoire  toute  simple. 

D'une  vieille  famille  protestante  originaire  des  Céven- 
nes,  il  est  né  à  Paris  en  1894.  Enfant  délicat,  il  dut,  après 
quelques  semestres  laborieux,  quitter  lycée,  proviseur, 
maîtres  surveillants  et  classes  poussiéreuses.  Ses  parents 
me  chargèrent  alors  de  le  conduire  lentement  jusqu'au 
baccalauréat.    Aussi   ai-je   vécu    pris    de    lui    quelques 


—  70  — 

années,  soità  Paris,  dans  un  hôtel  construit  par  Hardouin- 
Mansard,  soit  en  Normandie,  dans  un  château  restauré 
par  Yiollet-le-Duc  et  qui  n'a  plus  rien  d'ancien,  si  ce 
n'est  un  donjon  du  XI"1"  siècle.  Ces  magnifiques  rési- 
dences, ornées  de  peintures,  de  statues  et  de  tapisseries 
précieuses,  ont-elles  agi  sur  la  sensibilité  de  cet  enfant? 
Qu'elles  lui  aient  de  bonne  heure  formé  le  goût,  j'en  suis 
persuadé  ;  qu'elles  l'aient  habitué  à  sentir  noblement,  je 
le  crois  aussi  ;  qu'elles  l'aient  même  prédisposé  à  conce- 
voir sans  peine,  au-dessus  de  l'art,  un  autre  ordre  de 
beauté,  je  l'admets  encore.  Mais  enfin,  je  ne  pense  pas 
qu'il  ait  jamais  admiré  en  artiste  les  Rembrandt,  les 
Ghirlandajo,  les  Bellini,  les  Cima  et  les  Antonello  qui 
faisaient  de  ces  demeures  d'incomparables  reliquaires. 

Au  reste,  tout  ce  luxe  qui  semblait  exiger  des  déploie- 
ments de  cérémonies  mondaines,  parait  la  vie  de  famille 
la  plus  simple  et  la  plus  régulière.  Seules  quelques 
réceptions  d'intimes,  ou  quelques  dîners,  l'interrompaient 
de  temps  a  autre.  L'austérité  de  leur  religion  avait 
pénétré  jusque  chez  ces  huguenots  comblés  de  tous  les 
biens  de  la  fortune  et,  comme  sa  règle  contrastait  avec 
les  magnificences  répandues  autour  d'eux,  elle  possédait 
un  charme  que  mon  élève  a  sans  doute  ressenti  plus 
d'une  fois.  Rien  ne  vaut,  surtout  dans  nos  années  de  for- 
mation, le  mode  d'existence  qui  nous  permet  de  passer, 
sans  trop  de  heurts,  d'un  plan  de  vie  à  un  autre.  Car, 
nous  rendant  sensible,  dès  l'âge  le  plus  tendre,  l'infinie 
variété  du  monde,  il  développe  en  nous  cette  mystérieuse 


—  71  — 

faculté  où  je  vois  l'esprit  de  finesse  en  action,  et  qui  est 
l'art  de  trouver  des  rapports  toujours  nouveaux  avec  la 
vie  toujours  changeante. 

Ainsi  toutes  les  pensées  de  cette  famille  affranchie  de 
l'ambition  par  les  largesses  du  sort,  gravitaient  autour  de 
la  piété.  La  mère  partageait  sa  journée  entre  ses  enfants 
et  les  ouvroirs,  les  crèches,  les  asiles  et  les  foyers.  Le 
père,  moins  détaché  de  ses  obligations  mondaines, 
membre  du  Jockey-Club,  et  d'ailleurs  propriétaire  d'une 
écurie  de  courses,  portait  cependant,  lui  aussi,  sa  charge 
d'oeuvres  pies.  Et  l'un  et  l'autre  donnaient  aux  pauvres 
une  grosse  part  de  leurs  revenus.  Quant  aux  deux  sœurs 
de  mon  élève,  l'une,  son  aînée  de  deux  ans,  était  déjà 
prise  du  même  zèle,  l'autre,  sa  cadette,  avait  l'air  d'une 
charmante  petite  Bohémienne  qui  se  serait  amendée 
avant  l'âge.  Aussi,  parfois,  admirant  cette  bonne  volonté 
unanime  et  son  cadre  somptueux,  je  me  disais  :  —  Leur 
maison  est  plus  parée  qu'une  ravissante  église  :  c'est 
sans  doute  à  la  gloire  de  la  Providence.  —  Mais  quand, 
plus  sérieux,  je  cherchais  quelle  forme  la  piété  avait 
prise  chez  mon  élève,  je  trouvais  que  sa  foi  était  faite 
avant  tout  d'un  sentiment  de  gratitude  pour  les  nom- 
breux avantages  qu'il  tenait  de  sa  naissance. 

Donc  je  devins  son  précepteur  et,  dès  d'abord,  je  fus 
séduit  par  la  gentillesse  de  sa  piété,  son  goût  précoce  el 
son  intelligence  déjà  fine  des  choses  de  la  vi<\  ou,  m  vous 
voulez,  cet  esprit  de  discernement  après  lequel,  au  dire 
de  La  Bruyère,  ce  qu'il  y  a  de  plus   rare  au   monde,  c 


sont  les  diamants  et  les  perles.  Et  sa  physionomie  annon- 
çait tout  cela.  Grand,  mince  et  devant  par  la  suite  gagner 
en  vigueur  sans  rien  perdre  de  son  élégance  naturelle,  il 
avait  de  beaux  yeux  bruns  qui  riaient  rarement,  mais  qui 
parlaient  toujours  franc.  Si  le  regard  dit  la  race,  le  sien 
disait  le  pays  des  sentiments  vrais  et  des  idées  claires. 
Mais  que  cet  honnête  garçon  était  faible  en  latin,  en 
géographie  et  en  histoire,  et  en  français  ! 

Sa  santé  délicate  l'empêchait  de  fixer  longtemps  son 
attention  sur  le  même  objet,  et  il  ne  savait  pas  encore 
vouloir  longtemps.  Lorsqu'il  cessait  dans  nos  leçons, 
brusquement,  de  m'écouter,  et  que  ses  beaux  yeux  se 
perdaient  dans  le  vague,  je  songeais  à  ces  voyageurs  qui 
visitent  une  ville  à  fond  de  train  :  le  moment  arrive  où 
leur  cerveau  fatigué  ne  peut  plus  rien  enregistrer,  en 
sorte  qu'ils  deviennent  pareils  à  des  aveugles.  Mais  tout 
ce  que  mon  élève  pouvait  voir,  chemin  faisant,  il  le 
voyait  bien  et,  dès  que  son  goût  entrait  en  jeu,  il  s'ani- 
mait. L'ennui  est  qu'il  faut  avaler  tant  de  notions 
indigestes  pour  devenir  bachelier  de  Salamanque  ou 
même  de  la  Sorbonne  !  Je  ne  me  flatte  pas  d'avoir 
toujours  su  retenir,  par  l'intérêt  de  mon  enseignement, 
une  attention  qui  aimait  à  s'évader.  Que  devais-je  faire 
pour  la  ramener  au  travail  ?  Je  peux  du  moins  me  rendre 
cette  justice  que  j'ai  toujours  eu  soin  de  solliciter  en  lui 
cet  esprit  de  discernement  dont  je  vous  ai  parlé,  et  son 
bon  cœur. 

Il  s'ensuivit  que,  malgré  une  légère  différence  d'âge  et 


le  semblant  d'autorité  que  je  devais  me  réserver,  nous 
fûmes  bientôt  bons  camarades.  Et  nous  nous  décou- 
vrîmes pour  beaucoup  de  choses  des  inclinations  sem- 
blables, qui  achevèrent  de  nous  rapprocher.  D'ailleurs, 
sensible  comme  il  était,  il  ne  mit  pas  longtemps  à 
deviner  la  sympathie  qu'il  m'inspirait,  et  il  y  répondit 
par  une  amitié  pleine  de  déférence. 

L'agrément  de  nos  rapports  augmentait  encore  quand 
nous  allions  du  travail  au  plaisir.  Paris,  qu'en  vrai  petit 
Parisien,  il  connaissait  assez  mal,  nous  l'avons  ensemble 
parcouru,  et  je  dois  dire  qu'il  s'y  promenait  plus  volon- 
tiers qu'à  travers  Tacite,  Lanson,  Victor  Duruy  ou  Vidal 
de  la  Blache,  sans  doute  parce  que  sa  santé  y  trouvait 
mieux  son  compte.  Parfois  nous  nous  arrêtions  chez  un 
maître  d'escrime,  et  là,  après  quelques  parades,  nous 
poussions  des  bottes  l'un  à  l'autre.  Mais,  plus  que  la 
flânerie  du  badaud,  le  fleuret  ou  le  canotage  au  Bois  de 
Boulogne,  nous  aimions  les  courses  à  bicyclette,  sitôt  le 
printemps  venu.  Nous  quittions  le  petit  musée  qu'était 
notre  maison  parisienne,  pour  aller  voir  ces  grands 
tableaux  du  plein  air  qui  s'appellent  Jouy-en-Josas, 
Versailles,  Montmorency,  Louveciennes,  Marly.  Che- 
vreuse.  Ainsi  nous  devinrent  familiers  les  paysages  de 
lIle-de-France  où  des  arbres  s'isolent  comme  en  un 
parc  et  où  de  lentes  rivières  d'un  bleu  profond  coulent  à 
pleins  bords.  Nous  allions  aussi  de  temps  en  temps  à 
Bue,  où  se  trouvait  un  champ  d'aviation  militaire.  Me 
suis-je   jamais    douté,    sur  ce    plateau   d'où  s'enlevaient 


tant  de  fragiles  appareils,  qu'une  guerre  prochaine  ferait 
de  mon  compagnon  un  pilote  aérien  ?  Mais  lui,  avec  ce 
don  de  seconde  vue  que  possèdent  tous  ceux  qui  savent 
écouter  leur  instinct,  me  dit  un  jour  à  mi-voix  et  comme 
s'il  se  parlait  à  lui-même  : 

—  C'est  étrange,  quelque  chose  m'assure  que  je  serai 
aviateur. 

Et  je  vois  encore  le  regard  dont  il  suivait  dans  les  airs 
un  vol  qui  lui  annonçait  sa  destinée. 

L'été  nous  offrait  ensuite  la  Normandie  .du  Cotentin, 
ses  pâturages,  ses  caps  tourmentés  par  les  vagues,  ses 
baies  tranquilles,  ses  falaises  et  ses  grèves  de  sable  rose. 
Une  fois  nos  leçons  terminées,  nous  jouions  au  tennis 
ou,  de  préférence,  nous  partions  en  automobile.  Je  vous 
ai  déjà  dit  que  mon  élève  ne  mordait  guère  au  latin  ou  à 
l'histoire.  Ces  excursions  m'amenèrent  à  découvrir  en 
lui  des  aptitudes  que  je  ne  lui  connaissais  pas  encore. 
Non  seulement  il  devint  très  vite  habile  à  manier  le 
volant,  ce  qui  lui  valut  un  permis  de  conduire  dont  il  ne 
se  montrait  pas  peu  fier,  mais  encore,  s'il  nous  arrivait 
une  panne,  la  fâcheuse  panne,  c'était  merveille  de  voir 
comme  il  se  substituait  au  chauffeur  pour  réparer  la 
machine.  Sa  présence  d'esprit  m'étonna,  et  dès  lors  je 
m'y  confiai  sans  arrière-pensée.  Il  adorait  la  vitesse,  j'en 
faisais  le  même  cas  et,  lorsqu'il  nous  enlevait  lui,  l'auto, 
le  chauffeur  et  moi  dans  de  folles  randonnées,  je  n'ai 
j  nnais  arrêté  ou  modéré  son  audace.  Vraiment  je  lui  dois 


quelques-uns  de  mes  plaisirs  les  plus  vifs.  La  nature  est 
un  immense  système  de  forces  en  mouvement.  Or  cela» 
nous  pourrions  le  savoir,  sans  jamais  le  sentir  profon- 
dément, s'il  n'y  avait  pas  autour  de  nous  des  êtres  animés 
et  qui  se  meuvent,  des  changements  de  lumière  ou  des 
corps  mobiles.  J'admire  l'oiseau  qui  vole,  le  cheval  au 
galop,  le  lever  du  soleil  ou  le  soleil  qui  se  couche,  le 
fleuve  ou  la  mer,  comme  autant  de  manifestations 
distinctes,  les  unes  fortes,  les  autres  délicieuses,  du 
grand  mouvement  universel.  Mais,  que  dirai-je  de  dos 
voyages  en  automobile  ?  Une  trente-chevaux  qui  roule 
entre  des  paysages  toujours  fuyants,  déploie  l'énergie 
du  feu  qui  brûle  dans  sa  machine  et,  tandis  qu'elle  nous 
emporte,  nous  participons  plus  étroitement  au  mystère 
de  l'élan  vital.  Alors  il  semble  que,  nous  accordant  à  une 
puissance  favorable,  nous  déjouions  une  puissance 
contraire,  en  rivalisant  avec  elle  de  rapidité.  Ainsi,  par  une 
illusion  dont  s'amusent  les  enfants,  nous  percevons  sou- 
dain toute  la  souple  et  mouvante  réalité  du  monde  sensible. 
Souvent  le  rivage  de  la  mer  arrêtait  notre  course. 
Alors,  pour  être  encore  plus  près  de  cette  grande  chose 
vivante  qui  moutonnait  jusqu'à  l'horizon,  nous  nous 
mêlions  à  ses  vagues,  et  lui,  l'enfant  délicat,  il  les  affron- 
tait comme  il  avait  affronté  l'espaee.  11  allait,  il  allait 
selon  son  instinct  qui  lui  disait  peut-être  que  la  D attire 
doit  nous  ramener  par  delà  toutes  les  civilisation-,  a  une 
sorte  d'éternel  paradis  terrestre.  Et  quand,  pour  reprendre 
haleine,  couché  sur  le  dos  et  regardant  le  ciel  immense, 


—  76  — 

il  se  laissait,  les  bras  immobiles,  porter  par  les  eaux, 
sans  doute  cédait-il  comme  moi  au  plaisir  de  connaître 
enfin  la  vie  à  l'état  pur  et  dans  ses  premiers  élans. 

Quel  garçon  parfaitement  heureux  !  direz-vous.  Hélas! 
il  arrivait  à  l'âge  où  nous  sommes  bien  empêchés  de 
l'être.  Certes,  il  s'élançait  à  corps  perdu  vers  tout  ce  qui 
l'attirait.  Mais  chaque  époque  de  notre  existence  débute 
par  un  petit  drame  intérieur  qui  se  dénoue  comme  il  peut. 
Celui  de  la  puberté  réside  tout  entier  dans  les  premières 
luttes  que  se  livrent  nos  mystérieuses  forces  instinctives 
et  les  nécessités  sociales.  Il  s'agit  de  savoir,  cependant 
que  nos  rapports  avec  nos  semblables  commencent  à 
nous  façonner  un  moi  extérieur  tout  différent  du  moi 
primitif,  quels  rapports  nous  entretiendrons  avec  la  vie 
qui  passe  au  fond  de  nous-mêmes,  loin  du  bruit  que  fait 
le  monde  à  nos  oreilles.  Drame  émouvant  !  Nous  touchons 
encore  par  toutes  nos  fibres  à  la  nature  elle-même  dont 
nous  sommes  issus,  et  l'on  veut  nous  enrégimenter  selon 
les  petites  conventions  particulières  du  rang,  de  la  classe 
ou  du  milieu  !  Vraiment,  c'est  toute  une  affaire,  la  plus 
difficile  et  la  plus  dangereuse,  que  de  vivre  en  société. 
Nous  jouons  alors  une  partie  où  nous  sentons  qu'il  nous 
faut  risquer  le  vrai  bonheur  pour  des  succès  épisodiques. 
De  là  viennent  les  grandes  mélancolies  qui  assaillent 
toute  adolescence.  Et  je  les  avais  trop  bien  connues, 
pour  ne  pas  voir  dans  les  yeux  de  mon  élève  leur 
sombre  image. 

11  m'apparut  dès  les  premières  scènes  de  ce  petit  drame, 


dont  la  guerre  a  été  la  péripétie  foudroyante,  qu'il  ne  se 
soumettrait  pas  d'emblée  aux  exigences  de  sa  famille. 
Ce  qu'il  mit  d'abord  sur  le  tapis  vous  semblera  peut-être 
négligeable,  mais  n'oubliez  pas  que  les  moindres  diver- 
gences d'opinion  entre  les  hommes,  et  surtout  entre 
parents  ou  amis,  se  répercutent  dans  l'ordre  du  sentiment 
qu'elles  troublent  ou  modifient.  Je  vous  ai  montré  un 
garçon  avide  de  plein  air  et  passionné  de  sports.  Il  fau- 
drait maintenant  vous  montrer  un  père  et  une  mère  pour 
qui  la  santé  de  leur  fils  était  un  perpétuel  sujet  d'inquié- 
tude. Je  vous  ai  dit  son  ardeur,  il  faudrait  vous  dire  leur 
prudence  et  comment,  lorsqu'il  ne  demandait  qu'à  partir, 
lui,  ainsi  que  le  pigeon  de  la  fable,  ils  s'efforçaient,  eux, 
de  le  retenir  au  pigeonnier.  Libre  expansion  de  tout  l'être 
et  confiance  dans  la  vie,  voilà  ce  que  lui  inspirait  sa 
jeunesse;  discipline  sévère  et  défiance  du  plaisir  en 
général,  de  soi-même  en  particulier,  voilà  ce  que  leur 
commandait  la  morale  de  leur  religion.  Si,  lui,  parlait 
sentiment,  eux  parlaient  raison.  Même  ils  ne  laissaient 
pas,  s'il  s'en  rapportait,  lui,  à  quelque  expérience  per- 
sonnelle, de  s'en  rapporter,  eux,  à  quelque  préjugé.  Bref, 
il  y  avait  en  lui  cette  spontanéité  qui  nous  vient  de  la 
nature  et,  en  eux,  cette  seconde  nature  que  nous  appelons 
la  coutume. 

Un  jour,  comme  son  père  le  pressait  de  renoncer  à  un 
petit  voyage  et  lui  disait  : 

—  Nous  n'avons  pas  un  parc  pour  en  sortir  à  tout 
moment. 


—  78  — 

—  Mais  papa,  lui  répondit-il,  si  nous  y  restions  tout 
le  temps,  nous  ne  connaîtrions  pas  le  plaisir  d'y  revenir! 
Il  y  a  des  endroits  qu'il  faut  avoir  quittés  pour  mieux  s"y 
plaire. 

Un  autre  jour,  à  sa  mère  qui  lui  reprochait  son  goût 
du  plaisir,  il  répondit: 

—  Maman,  je  crois  que  votre  morale  se  trompe,  si 
elle  ignore  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  démoralisant  que 
l'ennui. 

Enfin  (et  j'arrête  là  mes  citations  qui  pourraient  durer 
jusqu'à  demain),  comme  une  dame  parlait  devant  lui,  à 
mots  couverts,  d'un  scandale  qui  venait  d'éclater  dans 
une  famille  de  la  haute  société  parisienne,  et  disait  : 

—  Ces  gens-là  ont  des  fils  qui  ne  seront  pas  des  partis 
pour  nos  filles. 

—  Eh  !  dit-il,  sont-ils  responsables  des  fautes  de  leurs 
parents  ? 

Mais  ces  sortes  de  drames  sont  moins  des  conflits  de 
personnages  que  des  luttes  d'influences  impersonnelles... 
Le  luxe  qui  entourait  mon  élève,  le  caractère  de  sa  reli- 
gion, Je  souci  de  ses  études,  ses  premiers  rapports  avec 
le  «  monde»,  autant  de  causes  qui  ramenèrent  à  tran- 
siger. Il  faudrait  avoir  l'âme  d'un  Huron,  ce  qui  devient 
de  plus  en  plus  rare,  ou  être  revenu  de  tout,  ce  qui  de- 
mande plus  de  temps  que  n'en  a  vécu  la  jeunesse,  pour 
haïr  à  la  fois  les  charmes  de  notre  civilisation  et  ceux 
qui  se  plaisent  à  cette  vie  ornée.  Un  homme  épris  ne  par- 


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donne-t-il  pas  quelques  mensonges  à  la  beauté  qui  l'en- 
chaîne? Vous  savez  quel  empire  exerce  sur  nous  notre 
goût  propre  formé  par  ces  sociétés  choisies  qui  s'appellent 
Athènes  ou  Rome,  et  que  Paris  a  remplacées.  Cet  enfant 
qui  vivait  depuis  sa  naissance  dans  des  demeures  où  la 
Grèce,  l'Italie  et  la  France  figuraient  sous  les  espèces 
d'oeuvres  d'art  adorables,  pouvait-il  être  longtemps  un 
révolté?  D'ailleurs,  la  religion  protestante  qui  contrarie 
notre  développement  naturel  en  s'adressant  moins  à  notre 
sensibilité  qu'à  notre  raison,  devait,  elle  aussi,  le  disci- 
pliner. Le  travail  régulier  auquel  je  le  soumettais  et 
qu'activait  de  plus  en  plus  l'approche  du  grand  examen 
final,  contribua  à  l'assagir.  Enfin,  comme  sa  sœur  aînée, 
qui  était  pour  lui  une  amie  et  une  confidente,  faisait  ses 
débuts  dans  le  monde,  il  l'y  accompagna  de  temps  à 
autre.  Et  ce  fut  l'ivresse  des  premiers  bals  !  J'ai  pu  obser- 
ver alors  chez  mon  élève  la  poussée  soudaine  d'un  senti- 
ment tout  nouveau,  où  il  entrait  l'esprit  de  caste  et  le 
désir  de  briller,  et  cela  ne  m'étonna  point,  car  je  savais 
déjà  que  lamour-propre  est  notre  instinct  de  conserva- 
tion aux  prises  avec  la  vie  sociale. 

Ces  divertissements  ne  l'empêchèrent  pas  d'obtenir 
son  diplôme  de  bachelier.  Il  fallut  donc  nous  séparer. 
Mon  jeune  ami,  qui  n'avait  pas  encore  dix-neuf  ans, 
comptait,  après  quelques  mois  de  vacances,  signer  un 
engagement  dans  l'armée  française,  afin  de  pouvoir  y 
choisir  son  corps.  Et  de  fait,  le  1er  octobre  1913,  il  entra 
au  9,ne  dragons  à  Epernay.  Quand  je  le  quittai,  non  Ban  a 


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un  réel  chagrin,  je  prévoyais  qu'il  se  laisserait  prendre 
tout  entier  par  les  plaisirs  superficiels  dune  existence 
trop  facile,  que  le  régiment  où  il  serait  un  officier  re- 
cherché des  salons,  puis  le  mariage,  et  toutes  les  influ- 
ences de  son  milieu  achèveraient  de  faire  de  lui  un 
homme  du  monde  comme  il  y  en  a  tant,  aumônier  sans 
doute  et  même  charitable  (je  connaissais  sa  bonté), 
membre  zélé  du  Jockey-Club,  propriétaire  diligent  d'une 
écurie  de  courses,  amateur  d'art,  grand  amateur  de 
sports  élégants,  de  spectacles,  de  dîners  et  de  raouts, 
bref  un  beau  seigneur  prisonnier  de  sa  classe,  de  ses 
préjugés  et  de  sa  fortune. 


Or,  l'année  d'après,  la  guerre,  l'horrible  guerre  qui 
ensanglante  l'Europe  et  toutes  nos  pensées,  éclata,  boule- 
versant les  coutumes  les  mieux  établies.  Vous  savez 
comme  la  France  emboîta  le  pas  à  la  Marseillaise.  Mais 
tandis  qu'elle  ordonnait  la  mobilisation  générale,  mon 
ancien  élève  souffrait  à  l'hôpital  de  sa  garnison  d'un  rhu- 
matisme articulaire  et  d'un  empoisonnement  du  sang 
causé  par  des  piqûres  antityphiques  faites  au  régiment. 
Son  père  courut  à  Epernay,  et  il  ramena  le  pauvre  malade 
en  Normandie,  où  il  avait  déjà  installé  dans  son  château 
une  ambulance  que  devaient  diriger  sa  femme  et  ses 
filles,  toutes  trois  infirmières  diplômées  de  la  Croix- 
Rouge.  Là,  son  fils  resta  au  lit  cinq  mois  durant  et, 
l'hiver  venu,  comme   il  avait  encore  les  pieds  enflés,   il 


—  81  — 

l'envoya  dans  un  climat  plus    sec,    chez   un    oncle,    en 
Touraine. 

Je  me  représente  bien  l'atmosphère  sentimentale  où  il 
a  vécu  pendant  ses  longs  mois  de  maladie.  Avoir  dès 
l'enfance  connu  toutes  les  misères  d'une  santé  délicate, 
et  les  connaître  encore  au  moment  unique  et  décisif  où 
l'on  voudrait  mettre  toutes  ses  forces  au  service  de  son 
cœur  ;  souffrir  de  sa  faiblesse  comme  d'une  faute  de 
goût  que  l'on  est  réduit  à  commettre,  alors  que  tout  le 
monde  autour  de  vous  peut  s'accorder  à  la  beauté  d'agir; 
avoir  été  élevé  dans  une  religion  qui  vous  donne  le  res- 
pect de  la  noblesse  morale  et  ne  pouvoir  rien  faire  de 
ce  que  votre  conscience  vous  ordonne;  se  rappeler  peut- 
être  les  leçons  d'histoire  où  un  maître  s'efforçait  de  vous 
inculquer  l'amour  de  la  France  et,  brutalement,  être  ex- 
clu du  livre  qu'elle  est  en  train  d'écrire;  concevoir  la  vie 
comme  un  élan  et  se  sentir  chargé  d'entraves  ;  savoir, 
enfin,  que  tous  vos  amis,  tout  un  peuple  s'illustrent,  et 
se  voir  privé  du  droit  de  les  égaler...  ah  !  que  le  pauvre 
garçon  a  dû  souffrir  !  J'ai  d'ailleurs  une  lettre  de  lui  où 
tous  les  sentiments  qui  l'agitaient  alors  se  trouvent 
comme  ramassés.  Voici  ce  qu'il  m'écrivait  de  Touraine 
en  janvier  1915  : 

«  Je  vous  remercie  de  tout  cœur  de  vos  bons  vœux,  qui 
m'ont  beaucoup  touché.  Je  ne  mérite  malheureusement 
aucune  espèce  d'intérêt.  Je  suis  inutile,  inutile  !  Imagi- 
nez-vous quelque  chose  de  plus  exaspérant  et  de  plus 
aifreux  ?  Quelques  jours  avant  la  mobilisation,  pendant 


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les  manœuvres  de  juillet,  j'ai  été  saisi  par  un  rhuma- 
tisme articulaire  terrible.  Et  cloué  sur  le  dos,  j'ai  vu 
partir  cousins,  amis,  camarades  î  C'est  inimaginable, 
quelque  chose  s'acharne  sur  moi,  m'empêche  de  guérir, 
m'empêche  de  me  battre.  Ce  rhumatisme  a  traîné,  traîné 
...  enfin  on  s'est  aperçu  qu'il  avait  produit  des  exostoses 
sous-calcanéennes  qui  m'empêchent  de  marcher.  Je  vais 
donc  être  obligé  de  me  faire  opérer  les  deux  pieds  dans 
deux  ou  trois  jours,  opération  assez  compliquée  qui  sans 
doute  me  retiendra  deux  mois  au  lit  !  J'espère  qu'alors 
je  pourrai  enfin  rejoindre  mon  cher  régiment.  Que  Dieu 
le  veuille  ! 

«  Une  bien  triste  nouvelle  :  mon  cousin  André  que 
vous  connaissiez  bien  et  dont  vous  avez  souvent  vu  la 
mère  en  Normandie  vient  d'être  tué.  Il  avait  été  blessé 
au  début  de  la  campagne  en  conduisant  une  magnifique 
charge  à  la  baïonnette.  Une  balle,  glissant  sur  une  côte, 
avait  épargné  le  cœur.  Il  voulut  repartir,  la  blessure 
n'étant  même  pas  fermée.  Nommé  lieutenant,  il  fut 
aussitôt  envoyé  dans  ce  terrible  bois  de  la  Grurie,  au 
nord  de  l'Argonne,  où  les  combats  continuels  sont  très 
meurtriers.  Sa  conduite  fut  d'un  brave.  Des  lettres  de 
ses  supérieurs  font  de  lui  un  éloge  enthousiaste.  Ce  gar- 
çon s'est  révélé  un  vrai  soldat.  Ses  lettres  à  sa  mère  for- 
ment un  journal  unique  :  des  récits  de  combats  fantas- 
tiques, corps  à  corps  incessants,  vrais  duels  au  revolver 
avec  officiers  allemands.  Menant  une  charge  à  la  baïon- 
nette, il  est  tombé  frappé  d'une  balle  au  front,  au  mo- 


—  83  — 

ment  où  il  sautait  dans  la  tranchée  ennemie.  Songez  à  sa 
pauvre  mère,  vous  qui  la  connaissez  bien,  pour  qui  ce 
fils  était  tout  le  bonheur!  Pauvre  femme,  elle  ne  vivait 
plus  depuis  le  commencement  de  la  guerre.  Ses  cheveux 
étaient  devenus  si  blancs  ! 

«  J'apprends  aujourd'hui  que  le  cousin  germain  d'An- 
dré, M...  D...,  un  gosse  de  18  ans,  reçu  à  Saint-Cyr  au 
printemps  et  envoyé  dans  un  dépôt  pour  y  apprendre  le 
métier,  vient  d'être  nommé  sous-lieutenant  et  envoyé  sur 
le  front.  Il  comptait  rejoindre  son  aîné  dans  ce  fameux 
bois  qu'ils  appelaient  déjà  «  notre  coin  ».  Il  y  fut  envoyé 
en  effet,  mais  y  arriva  le  lendemain  de  sa  mort.  Voilà  un 
gosse  qui  saura  se  conduire  aussi  bien  que  son  aîné,  et 
le  venger,  car  il  est  de  bonne  trempe,  je  vous  jure.  La 
France  ne  manque  pas  de  tels  enfants.  Lisez  ces  quelques 
lignes  que  je  découpe  dans  La  Touraine  d'aujourd'hui, 
un  fait  d'armes  entre  mille,  tout  juste  signalé  par  le 
communiqué  et  qui  remplit  d'enthousiasme  nos  alliés 
anglais,  alors  que  les  journaux  français  ne  l'ont  même  pas 
relevé  ». 

Lettre  toute  pleine  d'humanité,  lettre  admirable  où  un 
jeune  héros  désarmé  rêve  aux  exploits  qu'il  pourrait  ac- 
complir, si  Dieu  voulait.  Mais  l'article  auquel  il  fait  allu- 
sion, je  voudrais  vous  le  citer  aussi,  parce  qu'un  matin, 
là-bas,  en  Touraine,  il  a  occupé  la  pensée  de  celui  qui 
suivait  naguère,  et  d'un  si  étrange  regard,  le  vol  d'un 
fragile  aéroplane.  Peut-être,  en  le  lisant,  s'est-il  dit  que 
s'il  ne  pouvait  servir  la  France  à  même  son  sol,  dans  les 


—  84  — 

tranchées,  il  la  servirait  dans  les  airs.  Vraiment  quelque 
chose  m'assure  qu'il  faut  voir  dans  ce  récit  une  des  rai- 
sons déterminantes  de  son  futur  essor.  Cet  article  ra- 
contait l'héroïsme  de  cent  chasseurs  qui,  cernés  sur  les 
pentes  de  l'Aisne,  refusèrent  de  se  rendre  et  se  firent 
tuer  jusqu'au  dernier  en  infligeant  à  l'ennemi  de  très 
grosses  pertes  et  en  l'empêchant  de  progresser.  Et  l'ar- 
ticle ajoutait,  si  je  me  rappelle  bien  :  «  La  gloire  igno- 
rera les  cent  Français  morts  pour  leurs  camarades.  La 
gloire  ignorera  tous  les  soldats  français  qui  donnent 
leur  vie  dans  cette  guerre.  Comment  pourrait-elle  les 
dénombrer  ?  c'est  toute  la  nation  française  qui  est  prête 
à  mourir  ». 

Voilà  ce  qu'il  m'envoyait,  le  soldat  paralysé,  quelques 
jours  avant  l'opération  qui  devait  l'affranchir.  Réussit- 
elle  comme  il  l'espérait?  Quelques  mois  après,  j'appris 
que  l'état  de  ses  jambes  ne  lui  permettant  pas  de  repren- 
dre son  service  au  régiment,  il  était  devenu  aviateur  et 
qu'à  son  actif  il  avait  déjà  plusieurs  ascensions.  Puis  l'on 
m'informa  que,  retombé  malade,  il  avait  dû  faire  une 
longue  cure  à  Dax  et  que,  rétabli,  il  allait  rejoindre  son 
poste.  Enfin,  pendant  quelques  mois,  je  n'en  reçus  plus 
de  nouvelles.  Mais  je  songeais  chaque  jour  à  lui,  à  son 
ardeur  longtemps  captive,  enfin  délivrée,  et  aux  clairs 
voyages  qu'il  accomplissait  sans  doute  au-dessus  des 
lignes  ennemies.  La  guerre,  me  disais-je  parfois,  la 
guerre  qui  nous  remplit  d'horreur,  il  faut  en  voir  la 
beauté  dans  les  âmes  qu'elle  soulève  vers  la  gloire  et  qui 


—  85  — 

déploient  toutes  leurs  puissances  comme  autant  d'éten- 
dards. Un  sentiment  les  anime,  fait  de  plus  de  bonté  que 
de  haine,  et  ainsi,  bien  qu'il  y  ait  apparence  du  contraire, 
elles  rentrent  dans  les  vues  de  la  nature  qui  sont,  par 
delà  nos  luttes  et  nos  mêlées,  ordre,  enchaînement,  har- 
monie. La  bonté  qui,  au  surplus,  s'accompagne  presque 
toujours  d'une  sorte  d'intelligence  pratique,  c'est  l'ima- 
gination du  cœur  ou,  mieux  encore,  l'esprit  de  finesse 
prenant  conscience  des  mystères  de  la  vie  morale  et,  s'il 
est  vrai,  comme  je  le  pense,  que  le  véritable  héroïsme 
soit  la  forme  sublime  de  la  bonté,  cette  active  sympathie 
divinatrice  peut  aller  loin  de  découverte  en  découverte. 
Ah  !  il  est  allé  loin,  l'enfant  délicat,  mon  ancien  élève, 
si  j'en  juge  par  cet  ordre  du  jour  dont  je  viens  de  recevoir 
copie  et  où  je  le  retrouve  tel  que  je  l'ai  connu,  mais 
grandi  et  comme  de  plain-pied  avec  le  sublime  de  cette 
guerre  exécrable  et  magnifique. 

«  Le  Général  commandant  le  6me  corps  d'armée  cite  à 
l'ordre  du  jour  du  corps  d'armée  : 

«  Maréchal  des  logis  de  ...,  Jacques-François,  esca- 
drille F.  215. 

«  Pilote  remarquable  à  tous  les  points  de  vue,  ajourné 
plusieurs  fois  et  entré  dans  l'aviation  sur  sa  demande  ; 
depuis  son  arrivée  au  front  est  pour  tous  un  modèle  de 
dévouement  et  d'abnégation.  A  montré  le  plus  beau  cou- 
rage en  maintes  circonstances,  en  pénétrant  très  avant 
dans  les  lignes  ennemies  malgré  la  présence  d'avions 
allemands  et  sous  un  feu  violent  d'artillerie.   Le  23  sep- 


—  86  — 

tembre  1916  est  rentré  avec   un   appareil  très  fortement 
endommagé. 

«  A  plus  de  100  heures  au-dessus  des  lignes. 

Signé  :  Général  Paulinier.  » 

J'ajoute  qu'il  a  été  décoré  de  la  Croix  de  Guerre  sur  le 
front  de  la  Somme,  devant  Péronne,  où  j'espère  que 
bientôt  il  survolera  la  victoire  des  armes  françaises. 

55 

•«Nous  en  pourrions  connaître  de  pareils  par  cent  mille, 
écrivait,  le  28  juillet  1917,  Maurice  Barrés  à  mon  ami  ; 
mais  à  chaque  fois  c'est  avec  la  même  émotion  qu'on 
regarde  ces  enfants  qui  sauvent  la  France,  qui  s'élèvent 
si  haut  et  qui  survoleront  la  victoire.  » 


SECTION  III 

56 

Qu'un  homme  qui  n'a  pas  encore  trouvé  Dieu,  vive 
sans  inquiétude,  voilà  qui  met  Pascal  hors  de  lui  et 
l'épouvante.  —  «C'est,  dit-il,  un  monstre  pour  moi  ».  — 
A  moins,  répondrai-je,  que  ce  ne  soit  un  sage.  Qu'est-ce 
que  la  foi?  le  degré  le  plus  haut  du  sentiment  religieux. 
Or,  quiconque  a  su  percevoir  le  rythme  secret  de  nos 
sentiments,  n'ignore  pas  qu'aspirant  dès  leur  naissance 
au  triomphe,  ils  se  développent  en  nous,  malgré  tout,  et 


—  87  — 

parfois  à  notre  insu,  jusqu'au  jour  où  ils  se  déclarent. 
Cette  vérité,  s'ils  prenaient  le  temps  de  la  connaître,  cal- 
merait les  agités  qui  veulent  brûler  toutes  les  étapes.  Ils 
verraient  autour  d'eux  des  hommes  qui,  concevant  la 
religion  comme  un  état  où  l'âme  déjà  riche  de  forces 
éprouvées,  riche  encore  de  forces  inemployées,  se  sent 
à  l'étroit  dans  les  limites  d'une  vie  humaine,  attendent 
sans  fièvre  ni  impatience  le  jour  de  leur  avènement  à 
cette  nouvelle  certitude.  Et  ils  se  demanderaient  si  la 
recherche  anxieuse  que  préconise  Pascal  et  qui  implique 
une  intervention  assidue  de  l'intelligence  dans  l'ordre  du 
sentiment,  ne  va  pas  à  l'encontre  de  leur  salut  éternel. 
Nos  sentiments  obéissent  à  une  volonté  profonde  qui 
tient  en  nous  de  l'instinct  ou  du  vouloir-vivre  ;  notre 
intelligence,  qui  aime  à  pratiquer  le  doute  méthodique, 
n'a  que  des  volontés  incertaines,  surtout  quand  l'objet 
qu'elle  recherche,  échappe  à  ses  atteintes.  Si  le  cœur  a 
des  raisons  que  la  raison  ne  connaît  pas,  elle  ne  peut 
que  le  troubler  en  le  voulant  instruire,  et,  loin  de  hâter 
l'heure  de  ses  découvertes,  la  retarder  jusqu'à  la  surprise 
de  la  mort.  Le  parti  le  plus  sage  est  donc  de  nous  en 
remettre  à  la  nature  du  soin  de  diriger  notre  destinée. 
Avoir  confiance  dans  la  vie,  voilà,  sur  le  chemin  qui 
mène  à  Dieu,  le  premier  acte  de  la  foi. 

57 

D'où  nous  vient  ce  que  Pascal  appelle  notre  sensibilité 
aux  petites  choses  et  qui  contraste,  selon  lui,  avec  notre 


—  88  — 

insensibilité  pour  les  grandes  ?  Insensibilité  d'ailleurs 
toute  apparente  et  qui  n'empêche  pas  nos  sentiments  de 
se  développer  jusqu'au  jour  où  ils  se  déclarent  dans  toute 
leur  plénitude.  Ni  le  jeu  de  paume,  je  le  répète,  ni  la 
chasse,  ni  tout  autre  divertissement  que  Pascal  dénonce, 
ne  sauraient  les  arrêter.  Mais  il  est  vrai  de  dire  que  nous 
regardons  trop  souvent  le  menu  détail  de  notre  existence 
avec  des  verres  grossissants,  et  qu'ainsi  nous  nous  exa- 
gérons de  faibles  chagrins.  Ce  qui  de  nous  s'afflige  alors, 
remarquez-le,  c'est  le  pauvre  moi  extérieur  qui,  façonné 
par  l'activité  sociale,  transforme  en  amour-propre  notre 
instinct  de  conservation  ;  ce  qui  souffre,  c'est  notre  vanité. 
Or,  le  propre  de  la  vanité,  n'est-il  pas  de  fausser  nos 
rapports  avec  la  vie  qui  jaillit  au  fond  de  notre  être,  et 
d'attirer  notre  attention  sur  l'un  d'entre  eux  qui  s'arrête 
à  la  surface  de  nous-mêmes  ?  Elle  néglige  l'essentiel  poul- 
ie provisoire  et,  prenant  ceci  pour  cela,  elle  prête  au 
fugitif  le  caractère  de  la  durée.  Alors,  le  plus  faible  cha- 
grin nous  paraît  si  fort  que  nous  le  croyons  éternel. 
Mais  il  passe  au  fur  et  à  mesure  que  nous  redevenons 
sensibles  au  jaillissement  de  notre  vie  intérieure  et  que, 
remontant  de  notre  amour-propre  jusqu'à  l'instinct  dont 
il  dérive,  nous  saisissons  entre  la  nature  et  nous  plus  de 
rapports  que  n'en  soupçonne  la  vanité.  Et,  comme  le 
temps  marche  et  nous  entraine  à  sa  suite,  nous  avançons, 
surpris  de  ne  plus  voir  à  nos  cotés  ni  le  chagrin  de  tout 
à  l'heure,  ni  son  ombre. 


—  89  — 

58 

Nocturnes. 

Nuit  de  guerre  sous  le  ciel  de  France. 

J'étais  au  sommet  d'un  coteau  ;  à  ses  pieds,  et  dans  les 
profondeurs  du  silence,  une  rivière  grondait.  C'est  au 
pays  de  mes  vacances  d'été  une  rivière  qui  roule,  presque 
toujours  irritée,  sur  un  lit  hérissé  d'écueils.  Elle  accourt, 
elle  arrive  et,  rencontrant  d'énormes  pierres,  recule, 
cependant  que  d'autres  flots  pressés  arrivent  à  la  res- 
cousse. Alors,  d'un  mouvement  souple  et  brusque  comme 
une  étreinte,  elle  tourne  en  une  large  coulée  l'obstacle 
infranchissable  et,  paisible,  se  répand  plus  loin  ainsi  que 
sur  une  dalle  qu'on  laverait  à  grande  eau.  Cette  rivière 
ne  roule  qu'une  idée,  mais  si  juste  !  Douceur  et  violence, 
voilà,  dit-elle,  les  caractères  de  la  vie,  et  la  douceur  est 
tout  ce  qui  répond  à  tes  plus  beaux  désirs,  ordre,  enchaî- 
nement, harmonie.  Tout  à  coup,  la  lune  s'est  levée  en 
face  du  coteau,  et  j'ai  cru  que  les  grondements  de  la 
rivière,  c'était  le  chant  de  la  lune  qui  se  lève  ;  et  puis  j'ai 
cru  que  par  les  milliers  d'étoiles  criaient  et  pleuraient 
tous  les  hommes  qui  souffraient  à  cette  heure,  là-bas, 
dans  les  tranchées  sanglantes,  et  mouraient.  Ah!  le  ciel 
était  plein  de  cris  et  de  sanglots,  le  ciel  de  cette  nuit  de 
septembre   où   la  lune  chantait  comme  une  rivière  qui 

gronde. 

Clartés  dans  la  nuit. 

Les  heures  de  la  nuit  qui  transfigure   la    terre,  enté- 


—  90  — 

nèbrent  jusqu'aux  rapports  habituels  qu'entre  les  choses 
et  nous  établissent  les  heures  du  jour.  Tandis  que  le 
jour  est  pareil  à  une  lente  cérémonie  dont  nous  connais- 
sons l'ordre  et  la  splendeur,  la  nuit  agit  sur  nous  à  la 
façon  d'un  mystère,  Elle  s'étonne,  l'enfant  à  la  robe 
blanche  qui  chemine  au  clair  de  lune,  elle  s'étonne  de 
voir  les  formes  irréelles  qu'emprunte  la  réalité  aux 
ombres  nocturnes.  Une  main  appuyée  sur  son  cœur,  et 
l'autre  comme  en  suspens  sur  le  gouffre  d'effroi  qui  se 
meut  avec  elle,  elle  avance  à  pas  timides  et  menus.  Tout 
l'effraye  :  ces  masses  sombres  et  confuses,  vertes,  bleues 
ou  violettes,  qui  semblent  se  soulever  vers  elle,  et  les 
menaces  du  silence,  et  ces  oiseaux  qui  rôdent.  Ah  !  quelle 
lumière  lui  rendra  courage  ?  La  lune  errante  met  çà  et  là 
ses  ailes  de  clarté  dans  la  nuit,  la  lune  à  qui  répond, 
comme  du  bord  de  quelque  abîme,  cette  petite  clarté 
vagabonde  qu'est  l'enfant  à  la  robe  blanche. 

Le  silence  des  espaces  infinis. 
Eh  !  quoi,  le  silence  de  ces  espaces  infinis  vous  effraie. 
Autour  d'un  astre  jaune  et  qui  n'éblouit  pas,  des  milliers 
d'oiseaux  brillants  planent  cette  nuit  dans  un  silence 
cristallin.  Voyez  comme  le  ciel  est  peuplé  d'étoiles.  Le 
ciel  n'est  pas  un  désert.  Et  la  lune,  qui  répand  sur  les 
villages  endormis  une  muette  clarté  blanche,  illumine 
les  profondeurs  de  ce  silence.  L'humaine  beauté  de  la 
nuit  !  Elle  invite  notre  pensée  à  se  représenter  une 
multitude  de  mondes  semblables  au  nôtre,  et,  touchant 


—  91  — 

moins  nos  sens  que  notre  âme,  voici  qu'elle  agit  sur  nous 
à  la  manière  d'une  élévation.  Peu  s'en  faut  quelle  ne 
transforme  l'univers  physique  en  une  sorte  de  limpide 
univers  spirituel.  Lié  aux  forces  qui  se  jouent  ici-bas,  je 
regarde  dans  la  nuit  transparente,  ces  mêmes  forces, 
toutes  chargées  de  lumière,  se  jouer  là-haut,  très  loin, 
à  la  limite  de  mes  regards.  Mais  est-il  dans  ces  régions 
inaccessibles  quelque  Ile-de-France  ou  quelque  Tou- 
raine,  un  pays  qui  ressemble  au  mien  ?  Tout  à  l'heure,  en 
traversant  un  village  aux  volets  clos,  je  me  disais  : 
«  Quel  rapport  entre  ce  pauvre  groupe  de  maisons  et  les 
étoiles  »  ?  Il  me  semble  que  je  le  distingue  entre  les  ombres 
nocturnes.  Peut-être  à  présent,  me  dis-je,  dans  ces 
mondes  qui  étincellent,  des  êtres  voyant,  à  travers  les 
espaces,  étinceler  la  terre,  songent  à  nous,  songent  à 
moi  qui  songe  à  eux.  O  mes  frères  disséminés  dans  la 
nueet  penchés  sur  nous,  je  vous  aime.  Aux  forces  imper- 
sonnelles qui  nous  unissent  les  uns  aux  autres  s'ajoute 
la  pensée  qui  joint  à  la  terre  le  ciel  où  brillent,  comme 
des  regards,  les  étoiles. 

59 

Dieu  est,  de  l'aveu  même  des  chrétiens,  infiniment 
incompréhensible.  Allons-nous  les  blâmer  de  ce  qu'ils 
ne  peuvent  pas  prouver  la  religion  qu'ils  professent  ? 
Mais,  «  s'ils  la  prouvaient,  ils  ne  tiendraient  pas  parole  f 
c'est  en  manquant  de  preuves  qu'ils  ne  manquent  pas  de 
sens.  —  Qui,  mais  encore  que  cela  excuse  ceux  qui  l'offrent 


—  92  — 

telle,  cela  n'excuse  pas  ceux  qui  la  reçoivent.  —  Exami- 
nons donc  ce  point  et  disons  :  Dieu  est,  ou  il  n'est  pas-». 

On  se  rappelle  la  suite  :  c'est  le  fameux  Pari  de  Pascal, 
une  suprême  tentative  de  son  esprit  géométrique  aux 
abois.  Lorsqu'un  homme  se  trouve  dans  une  situation 
désespérée,  il  finit,  après  avoir  essayé  tous  les  moyens 
d'en  sortir,  par  demander  son  salut  à  la  cause  même  de 
son  malheur.  Victime  de  la  raison  qui,  impuissante  à 
connaître  les  premiers  principes,  ne  laisse  pas  en  outre 
d'entraver  et  de  paralyser  l'esprit  de  finesse  qui,  lui, 
aurait  des  chances  de  les  découvrir,  Pascal  en  arrive  à  ne 
voir  d'autre  recours  qu'un  dernier  raisonnement.  «  Il  faut 
parier,  dit-il,  cela  n'est  pas  volontaire,  vous  êtes  embar- 
qué. Lequel prendrez-vous  donc  ?...  Puisqu'il  faut  choisir, 
voyons  ce  qui  vous  intéresse  le  moins.  Vous  avez  deux 
choses  à  perdre  :  le  vrai  et  le  bien,  et  deux  choses  à  enga- 
ger :  votre  raison  et  votre  volonté,  votre  connaissance  et 
votre  béatitude  ;  et  votre  nature  a  deux  choses  à  fuir  : 
l'erreur  et  la  misère.  Votre  raison  n'est  pas  plus  blessée, 
en  choisissant  l'un  que  l'autre,  puisqu'il  faut  nécessaire- 
ment choisir.  Voilà  un  point  vidé.  Mais  votre  béatitude  ? 
Pesons  le  gain  et  la  perte,  en  prenant  croix  que  Dieu  est. 
Estimons  ces  deux  cas  :  si  vous  gagnez,  vous  gagnez  tout; 
si  vous  perdez,  vous  ne  perdez  rien.  Gagez  donc  qu'il  est 
sans  hésiter.  » 

Et  ce  raisonnement,  Pascal  en  montre  la  justesse  avec  la 
rigueur  d'un  mathématicien.  «Puisqu'il  y  a  pareil  hasard 
de  gain  et  de  perte,  si  vous  n'aviez  qu'à  gagner  deux  vies 


—  93  — 

pour  une,  vous  pourriez  encore  gager;  mais  s'il  y  en  avait 
trois  à  gagner,  il  faudrait  jouer  (puisque  vous  êtes  dans 
là  nécessité  de  Jouer),  et  vous  seriez  imprudent,  lorsque 
vous  êtes  forcé  à  Jouer,  de  ne  pas  hasarder  votre  vie  pour 
en  gagner  trois  à  un  Jeu  où  il  y  a  un  pareil  hasard  de  perte 
et  de  gain...  Mais  il  y  a  ici  une  infinité  de  vie  infiniment 
heureuse  à  gagner,  un  hasard  de  gain  contre  un  nombre 
fini  de  hasards  de  perte,  et  ce  que  vous  jouez  est  fini.  Cela 
ôte  tout  parti  :  partout  où  est  l'infini,  et  où  il  n'y  a  point 
infinité  de  hasards  de  perte  contre  celui  de  gain,  il  n'y  a 
point  à  balancer,  il  faut  tout  donner.  »  Et  voici  la  conclu- 
sion :  «  Apprenez  de  ceux  qui  ont  été  liés  comme  vous,  et 
qui  parient  maintenant  tout  leur  bien;  ce  sont  gens  qui 
savent  ce  chemin  que  vous  voulez  suivre,  et  guéris  d un 
mal  dont  vous  voulez  guérir.  Suivez  la  manière  par  où  ils 
ont  commencé  :  c'est  en  faisant  tout  comme  s'ils  croyaient, 
en  prenant  de  l'eau  bénite,  en  faisant  dire  des  messes,  etc. 
Naturellement  même  cela  vous  fera  croire  et  vous 
abêtira.  » 

Oh!  que  ce  raisonnement  est  impérieux,  mais  qu'il  es! 
peu  convaincant  !  Il  ne  tient  pas  compte  d'un  autre  moyen 
de  connaissance  qui  s'appelle  l'esprit  de  finesse  d'où  nous 
viennent  nos  meilleures  certitudes.  Mais  cet  esprit,  dont  1rs 
habiles  démarches  doivent  correspondre  au  développe- 
ment même  de  notre  vie  intérieure,  exi^e  patience  el 
longueur  de  temps.  Le  pari  de  Pascal  tient  a  la  fois  de 
l'expédient  et  du  coup  de  tête.  Kl  il  trahit  une  mécon- 
naissance des  vrais  caractères  delà  vérité.  J'appelle  vérité 


—  94  — 

toute  idée  qui  a  un  fondement  psychologique  assuré, 
toute  idée  que  mon  cœur  justifie  et  qu'impliquent  les 
moindres  phases  de  son  existence;  j'appelle  vérité  la 
nature  humaine,  et,  si  un  jour  je  sens  qu'il  me  faut  Dieu 
pour  atteindre  un  état  où  notre  être  doive  trouver  sa 
forme  accomplie,  réaliser  toutes  ses  puissances,  j'appel- 
lerai Dieu  une  vérité. 

60 

Ce  que  Pascal  appelle  la  nécessité  du   pari,  d'autres 

l'appellent  la  nécessité  du  choix,  et  ils  ont  sur  Pascal  cet 

avantage  que  le  choix  est  un  acte  tout  psychologique,  un 

mouvement  de  l'âme,  tandis  que  le  pari  n'engage  que  la 

raison. 

61 

Croire  depuis  longtemps  que  la  vie  aspire  sans  trêve 
aux  perfections  de  l'ordre,  de  l'enchaînement  et  de  l'har- 
monie ;  et,  tout  à  coup,  se  voir  sous  la  menace  d'un  mal- 
heur; mais,  à  cette  minute-là,  recourir  de  toutes  ses  for- 
ces à  l'ancienne  croyance,  et  nommer  Dieu  ces  perfec- 
tions idéales  :  il  suffit,  la  prière  est  née.  Elle  atteste  la 
fierté  d'une  âme  malheureuse  qui,  loin  de  renoncer  à  ses 
titres  de  noblesse,  en  cherche  le  garant,  le  trouve,  et 
devant  lui  s'humilie.  Joyeuse  soumission!  Certitude 
ébranlée  et  soudain  raffermie  !  La  prière,  qui  renouvelle 
ainsi  le  sentiment  de  nos  rapports  avec  des  réalités  loin- 
taines sans  doute,  et  quelquefois  invisibles,  mais  toujours 
présentes,    nous    réconcilie   avec    l'universel,    dont   elle 


—  95  — 

montre  à  nos  yeux  décillés  les  fins  pénétrables  et  les 
voies  royales  et  les  vues  infinies.  Oh  !  le  pauvre  héros 
qu'un  homme  aux  mains  jointes  !  Pourtant,  c'est  l'homme 
tout  entier,  avec  sa  faiblesse  et  sa  force,  sa  misère  et  sa 
grandeur,  car,  en  cette  minute  pathétique,  le  voilà  qui, 
reprenant  conscience  de  ses  destinées,  humble  et  fier, 
ne  s'abaisse  que  pour  se  relever. 


SECTION  IV 

62 

Que  Pascal  ait  été  satisfait  d'avoir  imaginé  son  Pari, 
on  s'en  assure,  lorsqu'on  lit  plus  loin  ces  lignes  où  perce 
(mais  une  fois  n'est  pas  coutume)  quelque  chose  qui 
ressemble  à  la  fatuité1  :  «Saint  Augustin,  dit-il,  a  vu 
qu'on  travaille  pour  l'incertain,  sur  mer,  en  bataille,  etc.; 


1  Je  réponds  ici  à  Vinet,  qui  nous  dit  :  «  Je  n'ai  su  découvrir 
dans  Pascal  aucune  trace  de  vanité,  ni  même  d'amour-propre,  au 
sens  ordinaire  du  mot...»  En  voici  une  autre,  cependant:  «La 
manière  d'écrire  d'Epictète,  de  Montaigne  et  de  Salomon  de 
Tultie,  dit  Pascal,  est  la  plus  d'usage,  qui  s'insinue  le  mieux,  qui 
demeure  le  plus  dans  la  mémoire,  et  qui  se  fait  le  plus  citer,  etc. 
etc.  »  Qui  est  ce  Salomon  de  Tultie  ?  Nous  savons  que  c'était 
l'anagramme  de  Louis  de  Montalte,  pseudonyme  sous  lequel 
avaient  paru  les  Provinciales  ;  et  que  Salomon  de  Tultie  devait 
sans  doute  signer  l'Apologie  de  la  Religion  chrétienne. .. 


—  96  — 

mais  il  n'a  pas  vu  la  règle  des  partis,  qui  démontre  qu'on 
le  doit.  Montaigne  a  vu  qu'on  s'offense  d'un  esprit  boiteux, 
et  que  la  coutume  peut  tout  ;  mais  il  n'a  pas  vu  la 
raison  de  cet  effet.  Toutes  ces  personnes  ont  vu  les 
effets,  mais  ils  n'ont  pas  vu  les  causes;  ils  sont  à  V égard 
de  ceux  qui  ont  découvert  les  causes  comme  ceux  qui 
n'ont  que  les  yeux  à  l'égard  de  ceux  qui  ont  l'esprit,  etc. 
etc.  »  Visiblement  Pascal  est  content. 

Mais  il  n'est  pas  difficile.  Lorsqu'il  nous  enjoint  de 
cultiver  nos  tendances  à  l'automatisme,  il  recourt  une 
fois  de  plus  à  cet  esprit  géométrique  qu'il  a  si  souvent 
dénoncé.  Une  même  cause,  se  dit-il,  (et  cette  vue  est  tout 
intellectuelle)  entraîne  toujours  le  même  effet  ;  si  donc 
nous  voulons  obtenir  tel  effet,  ne  craignons  pas  d'en 
reproduire  la  cause  aussi  souvent  que  possible.  Règle 
affreuse  qui  voudrait  soumettre  l'ordre  jaillissant  de  la 
vie  intérieure  à  la  tyrannie  de  la  nécessité.  Quel  abaisse- 
ment! Soyez  automates  et  vous  verrez  Dieu  !  On  ne  peut 
méconnaître  davantage  les  activités  spontanées  de  l'âme. 
Les  natures  vraiment  riches  ne  passent  jamais  deux  fois 
par  les  mêmes  phases  de  sentiment,  et,  pour  elles,  le 
terme  d'une  évolution  morale  marque  le  commencement 
d'une  autre.  Point  de  retour,  nul  recul.  Un  esprit  de 
conquête  les  anime,  qui  les  empêche  de  tourner  dans 
quelque  cercle  déjà  connu.  Elles  ne  vivent  que  pour 
vivre  davantage.  Ainsi  elles  échappent  au  machinisme 
qui  atteint  tout  ceux  où  languit  l'énergie  vitale.  Et 
l'Evangile  selon  Pascal  n'est  point  pour  elles. 


—  97  — 

63 

Qui  dira  tous  les  effets  de  la  maladie  sur  la  pensée  de 
Pascal?  Souhaiter  à  tous  les  hommes  une  diminution 
d'activité,  en  voilà  un,  —  et  il  y  en  a  d'autres. 

64 

Mais,  nous  dit  Pascal,  «  il  faut  vivre  autrement  dans  le 
monde  selon  ces  diverses  suppositions  :  1°  Si  on  pouvait  y 
être  toujours  ;  2°  s'il  est  sûr  qu'on  n'y  sera  pas  longtemps, 
et  incertain  si  on  y  sera  une  heure.  Cette  dernière  suppo- 
sition est  la  nôtre  ».  Autrement  dit,  il  faut,  pour  résoudre 
le  problème  de  la  vie,  en  dégager  cette  inconnue  qu'est 
la  mort. 

L'avouerai-je  ?  cette  opération  ne  m'est  pas  familière. 
L'idée  de  la  mort  m'échappe  dès  que  je  la  veux  saisir. 
Elle  recule  et  va  se  perdre  hors  de  moi-même  dans  des 
régions  éloignées  et  confuses  où  je  renonce  à  la  suivre, 
jugeant  plus  sage  de  m'en  tenir  à  des  réalités  prochaines. 
Au  reste,  me  dis-je,  rien  ne  vaut,  l'heure  présente,  si 
nous  savons  en  tirer  la  part  de  richesse  qu'elle  contient. 
Une  idée  dont  nous  ne  trouvons  pas  le  germe  en  nous,  et 
qui  nous  vient  d'ailleurs,  il  faut  la  repousser  comme 
inutile  et  dangereuse. 

Qu'elle  me  vienne  de  la  théologie  chrétienne  ou  du 
matérialisme  scientifique,  l'idée  de  la  mort  me  paraît 
suspecte.  C'est  que  là  où  les  uns  voient  un  tribunal  et 
les  apprêts  de  leur  condamnation,  les  autres,  quelques 


—  98  — 

tombes  au  bord  du  néant,  je  crois,  en  vertu  de  bonnes 
raisons  psychologiques,  distinguer  sur  un  autre  plan 
d'existence,  des  perspectives  mystérieuses  qui  prolon- 
gent ma  faible  durée... 

Quiconque,  me  dis-je  alors,  veut  remplir  sa  vie,  doit 
resserrer  ou  créer  des  rapports  toujours  plus  nombreux 
avec  son  pays  et  son  temps.  Ces  rapports,  je  les  appelle 
vertus  civiques,  respect  des  traditions  bienfaisantes,  souci 
généreux  des  grandes  destinées  nationales,  amour  fer- 
vent des  paysages  du  terroir.  Ainsi,  par  une  suite  de  sen- 
timents naturels,  qui  soutiennent  où^animent  l'intérêt  de 
notre  action,  se  compose  d'année  en  année  l'histoire  de 
notre  existence.  Dans  un  récit  bien  lié,  roman,  conte  ou 
nouvelle,  et  dans  les  jeux  du  théâtre,  les  caractères  se 
révèlent  grâce  aux  événements,  qui  s'expliquent  par  les 
caractères.  Qu'est-ce  que  vivre,  sinon  préparer  ou  choisir 
les  circonstances  qui  forceront  notre  nature  à  mettre  au 
jour  toutes  ses  richesses  ?  Quelles  ne  sont  pas  nos  apti- 
tudes à  persévérer  dans  l'être  !  Toutes  les  grandes  œu- 
vres de  la  littérature  française  nous  montrent  l'homme 
aux  prises  avec  le  destin  ou  dans  ses  rapports  avec  la 
société.  Aussi  entre-t-il  toujours  dans  l'émotion  qu'elles 
nous  inspirent,  le  sentiment  grave  et  profond  de  nos 
dépendances  morales  ou  sociales.  Je  rêve  une  magnifique 
histoire  et  qui,  vraie,  n'a  jamais  été  racontée,  où  le  héros, 
à  satisfaire  ses  meilleures  tendances,  trouverait  si  bien  le 
secret  de  ne  pas  vieillir  que,  sur  le  seuil  de  la  mort,  il 
connaîtrait  qu'il  doit  continuer  d'être. 


—  99    - 

—  Mais  qu'adviendra-t-il  de  vous,  dirait  Pascal,  si  vous 
mourez  aujourd'hui,  sans  avoir  donné  toute  votre  mesure  ? 
—  Encore  le  tribunal,  il  vous  obsède.  —  Songez  au  mys- 
tère des  existences  interrompues.  —  Mais  si  la  mort 
est  un  mot  qui  désigne  un  changement  d'état,  et  si  la 
survie  est  une  nécessité  psychologique,  voilà  ce  mystère 
aux  trois  quarts  éclairci,  sans  l'intervention  de  votre  tri- 
bunal. Un  jeune  homme  qui  meurt,  riche  de  forces  inem- 
ployées, n'a-t-il  pas  autant  de  titres  à  l'immortalité  qu'un 
vieillard  chargé  d'œuvres  et  d'années  ? 


SECTION  V 

65 

Pascal  ne  se  meut  à  l'aise  que  parmi  les  abstractions 
et,  comme  le  monde  n'en  est  pas  une,  il  se  scandalise. 
Après  avoir  malmené  moins  les  hommes  que  l'idée 
étroite  qu'il  s'en  faisait,  il  va  maintenant  triompher  de 
ne  point  découvrir  sur  la  terre  les  principes  d'une  politi- 
que idéale.  Ah!  la  joie  maligne  du  raisonneur  qui  se 
dresse  sur  un  tas  de  preuves  qu'il  a  amoncelées!  Mais,  de 
fait,  Pascal  ne  prouve  rien  en  dénonçant  la  variété  des 
formes  de  la  justice.  «  Plaisante  justice  qu'une  rivière 
borne,  s'écrie-t-il.  Vérité  au  deçà  des  Pyrénées,  erreur 
au  delà.  »  Que  la  justice,  qui  règle  nos  rapports  avec  DOS 
semblables,  soit  relative,  comment  s'en  étonner,  si  l'on 


—  100  — 

songe  aux  variétés  de  l'espèce  humaine  entre  lesquelles 
il  y  a,  outre  des  méridiens,  toute  une  inclinaison  de  plans 
de  vie  différents  et,  comme  qui  dirait,  des  étages  de  points 
de  vue?  Pas  plus  que  la  science,  qui  change  d'état, 
et  que  la  raison,  qui  est  successive,  la  justice  n'est 
absolue.  Mais,  si  l'on  veut  chercher,  sous  certaines  mani- 
festations particulières,  la  cause  générale  qui  les  com- 
mande, on  voit  que  le  sentiment  de  la  justice  est  univer- 
sel. Et  cela  prouve  quelque  chose  en  faveur  de  l'homme. 
«  Mon  fils,  disait  Louis  XIV  au  duc  d'Anjou,  il  n'y  a  plus 
de  Pyrénées.  »  Je  sais  une  vérité  qui  tient  le  même  lan- 
gage, plus  absolue  que  le  roi-Soleil. 

66 

Lettres  de  Claude  à  Philippe,  qu'on  lira  pour  oublier  un 

moment  de  roides  abstractions,  et  songer  au  sourire  de  la 

grandeur  française. 

Paris,  15  mai  1917. 

Je  vous  écris  de  la  terrasse  de  la  Closerie  des  Lilas. 
Beaucoup  de  soleil,  un  peu  de  vent,  que  Paris  est  allègre  ! 
Et  savez-vous  la  chose  qui  m'a  d'emblée  frappé  ?  C'est  le 
courage  joyeux  qui  est  ici  partout  dans  l'air.  Paris  est  une 
ville  qui  consent  à  la  guerre  comme  elle  consentait  au 
plaisir —  et  toujours  en  souriant.  Toutes  mes  impressions 
d'arrivée  tournent  autour  de  cette  impression-là.  Peut-être 
est-ce  le  soleil  d'aujourd'hui,  et  la  vivacité  de  cet  étonnant 
printemps  parisien,  qui  me  trompent  :  vraiment  on 
oublierait  la  guerre,  si  l'on  ne  voyait  pas  à  tout  moment 


—  101  — 

des  soldats,  quelques-uns  si  tristes,  assis  sur  des  bancs. 
Mais  c'est  surtout  le  soir  que  l'idée  fixe  se  réveille  et 
s'impose.  Ah!  la  grande  ville  sinistre,  pathétique  et  lugu- 
bre que  le  Paris  nocturne  éclairé  de  loin  en  loin  par  des 
réverbères  munis  d'un  large  abat-jour.  On  dirait  une 
immense  veillée  des  morts.  Ces  réverbères  n'éclairent, 
et  de  loin  en  loin,  les  maisons  que  jusqu'à  la  hauteur 
du  premier  étage.  Le  reste  est  comme  submergé  de 
ténèbres.  Mais  là-haut,  à  la  surface  de  ces  ombres,  le 
ciel  moins  nocturne  que  les  rues,  et,  par  contraste, 
presque   toujours    clair,    ressemble    au    ciel   des    petits 

matins. 

17  mai. 

Vous  aimez  tant  Paris  que  peut-être  je  vous  intéresse- 
rais, si  je  vous  disais  au  jour  le  jour  mes  impressions  de 
promeneur.  Aujourd'hui,  je  veux  vous  en  communiquer 
une  qui  pour  moi  n'est  pas  nouvelle,  mais  qui  n'a  jamais 
été  si  vive  que  tout  à  l'heure.  Vous  connaissez  sans  doute 
ces  idées  longtemps  confuses,  vagues,  incertaines  et  qui 
tout  à  coup  se  précisent...  J'ai  été  ce  matin  à  la  grand'- 
messe  de  Notre-Dame.  L'église  était  remplie  de  monde 
et,  naturellement,  il  y  avait  là  beaucoup  d'uniformes 
bleu-horizon.  Toutes  ces  physionomies  de  soldats  ont 
un  caractère  par  quoi  elles  se  ressemblent:  elles  sont 
nettes,  énergiques,  dépouillées  de  toute  espèce  de  bouffis- 
sures et  comme  réduites  à  leurs  traits  essentiels.  Vous 
allez  croire  que  j'ai  écouté  l'office  bien  distraitement. 
Pourtant,  je  n'ai  jamais  si  bien  senti  la  beauté  du   plain- 


—  102  — 

chant,  ces  notes  qui  se  succèdent,  se  répètent  et  qui, 
soutenues  par  la  musique  des  orgues,  se  superposent, 
pour  ainsi  dire,  jusqu'à  remplir  toute  l'église.  Jamais 
non  plus,  je  n'ai  mieux  senti,  comme  les  divers  moments 
de  la  messe  correspondent  aux  diverses  phases  d'un 
sentiment  qui  naît,  aspire  à  vivre  et  enfin  s'exalte  jusqu'au 
triomphe.  On  peut,  je  crois,  sans  être  catholique,  trouver 
ainsi  dans  la  messe  quelque  chose  à  quoi  s'accorder  plei- 
nement. Bref,  j'ai  admiré  une  fois  de  plus  tout  ce  qu'il  y 
a  de  vérité  profonde  dans  une  cérémonie  de  ce  genre. 
Après  la  messe,  j'ai  été  me  promener  aux  Tuileries  et  de 
là  j'ai  poussé  jusqu'à  la  place  Vendôme,  où  j'ai  demeuré 
jadis.  Eh  bien,  savez-vous  ce  que  j'ai  découvert?  C'est 
qu'en  changeant  de  spectacle,  je  ne  changeais  pas  de 
plaisir,  je  le  prolongeais.  Ce  jardin  si  parfaitement 
dessiné  et  ces  maisons  d'une  si  juste  architecture,  don- 
nent aussi  à  leur  manière  une  impression  de  vérité.  Après 
réflexion,  je  ne  m'étonne  plus  de  ma  découverte.  Au 
fond,  tout  est  image  de  quelque  chose,  les  offices 
catholiques  comme  n'importe  quelle  ville  du  monde,  et 
Paris,  dans  ses  beaux  endroits,  c'est  une  image  de 
l'esprit  français.  Seulement  voilà,  il  y  a  des  minutes  où 
l'on  sent  mieux  pourquoi  l'on  sent...  » 

18  mai. 

Oui,  l'on  respire  ici  du  courage.  Mais  cela  ne  veut  pas 
dire  que  Paris  s'étourdisse.  Vous  rencontrez  par  les  rues 
trop  d'écloppés,  de  mutilés  et  de  vêtements  de  deuil  qui 
vous  rappellent  ce  que  vous  seriez  tenté  d'oublier.  Vous 


—  103  — 

ne  pouvez  pas  ne  pas  entendre  la  plainte  muette  du  soldat 
défiguré  qui  songe,  assis  sur  un  banc  de  boulevard,  et, 
lorsqu'au  restaurant,  vous  voyez  un  permissionnaire  qui 
prend  avec  sa  femme  un  repas  d'adieu,  vous  devinez 
quelle  douleur  est  attablée  à  coté  d'eux,  si  ce  n'est  pas 
la  mort  en  personne.  Vraiment,  il  vous  semble  que  le 
soleil  éclaire  un  printemps  qui  pleure.  Cette  impression, 
peut-être  je  l'éprouve  d'autant  plus  vivement,  que  je 
viens  de  la  vie  par  trop  ouatée  d'un  pays  neutre.  Alors, 
parce  que  l'on  se  sent  injustement  favorisé,  on  voudrait 
recueillir  sa  part  de  tant  de  souffrances  ou,  mieux  encore, 
combattre  comme  eux  les  mêmes  ennemis. 

19  mai. 

J'ai  été  hier  soir  au  Grand  Guignol.  Vous  connaissez 
cet  ancien  atelier  de  peintre  d'un  style  fâcheusement 
gothique  et  qui  a  été  transformé  en  théâtre.  On  y  joue, 
au  lieu  des  mystères  qui  conviendraient  à  une  salle  si 
moyenâgeuse,  de  grosses  farces  et  des  scènes  atroce- 
ment violentes.  J'y  ai  vu  hier  un  coiffeur  égorger  son 
client,  un  opiomane  poignarder  sa  fiancée,  et  d'honnêtes 
bourgeois,  devenir,  par  la  vertu  d'un  héritage,  tenanciers 
d'une  maison  close.  Mais  je  dois  dire  que  c'est  surtout 
la  salle  qui  m'a  intéressé.  Elle  était  composée  en  grande 
partie  d'officiers  anglais  et  d'officiers  fiançais.  Et, 
comme  je  songeais  que  demain  peut-être  ils  seraient  sur 
le  front,  je  ne  pouvais  m'empécher  d'admirer  cette  insou- 
ciante crànerie  qui  leur  permettait  de  sourire  à  la  mort. 


—  104  — 

21  mai. 
J'ai  passé  la  matinée  aux  Tuileries.  Tantôt  je  me  figure 
que  les  statues,  dans  ce  jardin  égal  et  calme  ainsi  qu'une 
psalmodie,  les  statues  et,  là-bas,  l'Obélisque,  et  tout 
là-bas,  l'Arc  de  l'Etoile  sont  comme  des  accords  qui 
briseraient  la  monotonie  d'un  plain-chant  ;  tantôt  cette 
étendue  qui  semble  entre  l'Arc  adorable  du  Carrousel  et 
l'Arc  impérial  s'allonger  de  désir,  représente  à  mes  yeux 
le  plan  magnifique  d'une  vie  consacrée  à  la  gloire.  Mais, 
si  l'on  approche  du  Louvre,  la  vision  change,  une  voix 
vous  parle  sur  le  ton  de  la  sagesse.  Avec  quelle  puissance 
tranquille  de  volonté  rigoureuse  le  vieux  palais  avance 
sur  les  Tuileries  et  embrasse,  entre  ses  grandes  ailes 
grises  allongées,  des  vases  de  pierre  et  des  parterres 
fleuris,  des  arbres  et  des  statues,  et  l'Arc  aux  colonnes 
roses  d'où  s'élance  un  quadrige  orgueilleux!  Un  tel 
ensemble  excite  la  même  admiration  qu'un  homme  pré- 
destiné par  sa  nature  à  la  victoire.  Mais,  tandis  que  dans 
le  jardin,  l'esprit,  sur  la  foi  des  symboles  qui  ferment  à 
chaque  extrémité  une  perspective  triomphale,  s'enchante 
de  mirages,  ici,  devant  ce  fond  de  tableau  sombre  et  dur, 
il   se  convainc  que  le  désir  de  gloire  sans  la  force  est 

folie... 

23  mai. 

Se  promener  sur  les  boulevards  à  peine  éclairés,  où 
grouille  une  foule  d'ombres,  passer  ensuite  sur  la  place 
Vendôme  noire  et  déserte,  où  l'Empereur,  du  haut  de  sa 
colonne,   se  dresse  vers  un  ciel  moins   sombre   que   la 


—  105  — 

Ville,  et,  sous  les  arcades  de  la  rue  de  Castiglione,  croiser 
des  soldats  de  la  Garde  Royale  anglaise  qui  surveillent, 
au  seuil  d'un  hôtel,  l'arrivée  de  leurs  bagages,  tout  cela, 
ce  Paris  funéraire,  le  souvenir  du  grand  Empereur,  et  la 
présence  de  ces  uniformes  étrangers,  vous  donne  sou- 
dain la  sensation  de  l'universel  branle-bas,  d'autant  plus 
vive  que  ces  «  images  »  ne  correspondent  en  rien  à  la  gran- 
deur des  événements. 

27  mai. 

Il  existe  aux  horizons  des  petites  villes  une  sorte  de 
passage  mystérieux,  par  où  s'en  va  la  pensée  des  artistes 
et  des  poètes  sur  les  routes  qui  mènent  aux  grandes  capi- 
tales. A  Neuchàtel,  cela  s'appelle  d'un  nom  magnifique, 
la  Trouée  de  Bourgogne,  à  Genève,  le  Pas  de  l'Ecluse, 
ailleurs  d'un  autre  nom  encore,  —  et  toutes  ces  routes 
convergent  vers  Paris.  Qu'allons-nous  chercher  là-bas  ? 
Ni  souvenirs  du  passé,  comme  à  Rome,  ni  leçons  de  phi- 
lologie comme  à  Berlin,  ni  bazars  de  style  comme  à 
Munich.  Tout  simplement,  je  crois  (car  nous  voulons 
être,  non  pas  d'hier,  mais  d'aujourd'hui),  une  expression 
plus  intense  de  la  vie  moderne  et  aussi  (car  ne  sommes- 
nous  pas  des  enfants  de  la  civilisation  latine.'  le  sûr 
moyen  de  sentir  à  la  française  sans  abandonner  la  part 
d'originalité  que  nous  vaut  le  sol  héréditaire.  Je  suis 
comme  le  Rhône  au  bord  duquel  j'ai  pris  naissance,  je 
cours  deux  patries. 

Que  de  gens,  peintres,  sculpteurs,  architectes,  musi- 
ciens, critiques  d'art,  poètes,  vivent  aujourd'hui,  et  Boni 


—  106  — 

d'hier,  misérablement!  Les  uns  n'ont  pas  écouté  les 
appels  de  l'horizon;  les  autres,  après  avoir  renoncé  aux 
irritantes  ou  douces  lenteurs  du  pays  natal,  faute  d'agi- 
lité ou  prenant  des  fantômes  pour  des  vivants,  n'ont  rien 
su  faire  que  de  suivre  les  attardés.  Etre  de  son  époque, 
c'est  s'accorder  au  grand  mouvement  qui  la  traverse,  le 
suivre,  le  soutenir  ou  le  diriger.  Le  beau  désir,  et  si  natu- 
rel aux  âmes  bien  nées  !  Une  force  générale  double  alors 
et  multiplie  les  moindres  forces  individuelles.  Mais,  il 
faut  l'avouer,  nulle  part  ailleurs  ce  mouvement  n'est  si 
fort  qu'à  Paris,  où  coule,  plus  large  que  la  Seine,  un 
fleuve  de  sentiments  et  d'idées. 

Au  fond,  Paris,  qui  depuis  Hugues  Capet  ramène  à  soi 
toute  la  France  et,  tendant  de  plus  en  plus  à  l'absorber, 
connaît  à  son  honneur  ce  surcroit  de  vie  qui  s'appelle  la 
passion  et  qui  a  toujours  fait  de  cette  capitale  une  ville 
frondeuse,  factieuse  et  révolutionnaire  en  politique  aussi 
bien  qu'en  art  et  en  littérature,  une  ville  éperdument 
chercheuse  de  nouveautés,  Paris,  la  grande  ville  pas- 
sionnée, agit  sur  nous  comme  une  passion  qui  réveille 
du  sommeil  ou  de  l'indifférence  l'instinct  et  la  raison. 
Dès  lors,  qu'un  sentiment  nous  aborde,  nous  voulons 
le  connaître  dans  toute  sa  plénitude,  qu'une  idée  se 
présente  à  nous,  d'emblée  nous  en  acceptons  toutes  les 
conséquences.  Courage  de  sentir  jusqu'à  l'ivresse,  cou- 
rage de  penser  jusqu'à  la  révolte  ou  jusqu'au  sacrifice  et, 
pour  tout  dire,  courage  d'y  voir  clair  dans  notre  esprit  et 
dans  notre  cœur,  Paris  nous  communique  tous  ces  cou- 


—  107  — 

rages.  Quels  ne  sont  pas  ses  enseignements?  Si  pas- 
sionné, il  est  avec  cela  si  raisonnable,  sans  cesse  nous 
persuadant  que  la  raison  doit  jouer  dans  l'art  le  même 
rôle  que  dans  l'ordinaire  de  la  vie  :  la  raison  choisissant 
ici  les  circonstances  qui  serviront  nos  intérêts,  là,  les 
moyens  d'expression  qui  correspondent  à  la  forme  de 
notre  pensée,  de  part  et  d'autre  offrant  à  notre  nature  les 
occasions  de  mettre  au  jour  toutes  ses  richesses.  Cette 
triple  recherche  d'une  vie  toujours  plus  complète,  de 
grands  moyens  d'expression  toujours  plus  fidèles  et,  ne 
l'oublions  pas,  des  moyens  de  subsistance,  voilà  ce  que 
livrés  à  nous-mêmes  dans  cette  immensité,  nous  pour- 
suivons sans  trêve. 

30  mai. 

Voici  une  impression  qui  marque,  à  elle  seule,  tout  un 
changement  d'époque.  Avant  la  guerre,  quand  je  voyais 
au  cinéma  un  défilé  de  troupes  françaises,  parfois  je  me 
disais  :  «  Mon  Dieu,  si  les  autres  l'attaquent,  qu'advien- 
dra-t-il  de  la  France  »  ?  Aujourd'hui,  quand  je  vois  sur 
l'écran, non  plus  de  simples  défilés,  mais  des  scènes  de  la  vie 
du  front,  je  me  dis  :  La  France  est  sauvée.  Quel  bonheur! 

D'ailleurs  on  se  rend  compte  à  tout  moment  que  la 
guerre  est  entrée  dans  le  cercle  où  rayonne  notre  sensi- 
bilité. Le  cercle  habituel  de  notre  vision  s'est  agrandi 
jusqu'à  embrasser  les  champs  de  bataille  de  la  France. 
Quand  je  croise  des  soldats  alertes  et  vigoureux,  toujours 
je  vois  le  jeune  sang  qui  leur  court  dans  les  veines  et  qui 
donne  à  leurs  yeux  tant  d'éclat.  Le  sang!  il  va,  il  vient. 


—  108  — 

il  sourit,   il  chante  autour  de  nous.  Ah  !  la  guerre,  nous 

l'avons  dans  le  sang.  Mais  ailleurs,  là-bas,  que  de  rouges 

flaques  immobiles  ! 

1er   juin. 

Ce  que  c'est  que  d'avoir  souvent  visité  les  mêmes  en- 
droits, et  de  les  bien  connaître  !  Dans  cet  aimable  Baga- 
telle, qui  manque  peut-être  de  caractère,  mais  qui  tou- 
jours m'a  plu  par  une  certaine  grâce  nonchalante  —  le 
ton  de  quelqu'un  qui  dit:  —  Bagatelle!  il  m'a  paru  ce 
matin  que,  revenant  d'un  long  voyage,  je  faisais  le  tour 
du  propriétaire  !  Le  jardin,  avec  ses  arceaux  de  glycines, 
de  clématites  et  de  chèvrefeuilles,  ses  lilas,  ses  tulipes 
et  ses  iris,  la  fameuse  Roseraie  avec  l'Orangerie,  si  élé- 
gante d'aspect,  si  fruste  intérieurement,  le  parc,  avec 
ses  pelouses  et  ses  étangs,  la  mare  aux  canards,  la  mare 
aux  cygnes  et  la  mare  aux  nénuphars,  ici,  le  bruit  rafraî- 
chissant d'une  minuscule  cascade,  là,  tels  arbres  dont  je 
connais  la  silhouette,  ailleurs  le  bleu  des  portes  dans  le 
mur  d'enceinte,  enfin  le  château  pareil  à  une  bonbon- 
nière et  que  gardent  des  sphinx  à  tète  de  femme  montés 
par  des  amours,  et  la  terrasse  d'où  l'on  domine  le  Bois 
de  Boulogne  que  domine  le  Mont  Valérien,  tout  m'a  rap- 
pelé mes  promenades  d'avant  la  guerre.  Mais  ici  même 
la  guerre  ne  se  laisse  pas  oublier.  Il  y  avait  aujourd'hui, 
dans  cette  lumineuse  buée  bleue  qui  enveloppe  les  mati- 
nées de  l'Ile-de-France,  des  soldats  bleu-horizon  menant 
çà  et  là  partie  fine,  entre  deux  batailles,  et  dans  le  ciel 
sans  nuages  d'orageux  ronflements  d'aéroplanes. 


—  109  — 

2  juin. 

...  Le  Français,  le  peuple  le  plus  dépouillé,  je  ne  dis 

pas  de  religion,  mais  de  théologie. 

3  juin. 

Il  ne  semble  pas  que  la  Grande  Guerre  ait  modifié 
l'esprit  français.  Sans  doute  elle  a  mobilisé  toutes  les 
énergies  de  la  race.  Mais  on  ne  voit  pas  qu'elle  en  ait 
changé  le  caractère,  ni  même  qu'elle  l'ait  pliée  à  une 
morale  de  circonstance.  Sparte  à  Paris  n'effacera  jamais 
Athènes.  On  se  l'explique,  si  l'on  songe  que  cet  esprit  a 
toujours  uni  à  la  raison  la  plus  clairvoyante  une  invin- 
cible confiance  dans  la  vie.  Il  y  aura  toujours  au  pays  des 
La  Tour  d'Auvergne,  même  dans  les  moments  de  péril 
ou  de  contrainte,  quelque  chose  de  libre  et  de  spontané 
qui,  dans  l'ordre  de  l'action  comme  dans  celui  de  la 
pensée,  fait  les  chefs-d'œuvre. 

4  juin. 

Au  fond,  cette  guerre  a  opposé  plus  sauvagement  que 
jamais  les  deux  forces  immémoriales  qui  se  disputent 
l'empire  du  monde,  la  force  noble  de  la  pensée  pure,  lu 
force  ignoble  des  appétits  les  plus  grossiers,  l'une  procé- 
dant du  cœur  infaillible,  l'autre  de  la  raison  soûlée 
d'orgueil,  et  le  monde,  une  fois  encore,  s'est  rangé  sous 
deux  bannières,  la  bannière  glorieuse  et  la  bannière 
indigne,  à  parties  neutres,  les  pleutres  et  les  pacifistes 
qui,  pour  s'être  mis  hors  l'humanité,  rejoindront  ceux 
que  Dante  met  hors  l'enfer  et  hors  le  paradis.  «  Si  les 
Boches  étaient  victorieux,  me  disait  un  jour  une   femme 


—  110  — 

du  peuple,  je  ne  pourrais  plus  croire  en  Dieu.  »  Cri  sai- 
sissant d'un  être  simple  !  Mais  avec  toutes  les  variantes 
que  vous  voudrez,  c'a  été  le  cri  de  tous  les  hommes  qui 
n'ont  pas  admis  une  seule  minute  que  ceci  pût  vaincre 
cela.  Ils  sentaient  que  dans  les  pires  détresses,  notre 
pensée  doit  écarter  les  doctrines  négatives,  peur  ou 
désespoir,  et  se  conformer  à  la  vie  même,  qui  est  la  plus 

magnifique  des  affirmations. 

5  juin. 

Aujourd'hui,  j'ai  gravi  Montmartre  par  ces  rues  toutes 
villageoises  encore  et  qui  portent  des  noms  campa- 
gnards, —  est-ce  que  l'une  d'elles  n'est  pas  dédiée  à 
Saint  Rustique,  une  autre  a  des  saules,  une  autre  à 
quelque  abreuvoir?  —  et  du  sommet  de  la  Butte,  j'ai 
revu  cet  immense  paysage  de  pierres  qui  jusqu'à  l'hori- 
zon vont  chantant  la  gloire  de  Paris.  Des  cloches  son- 
naient dans  le  voisinage,  une  rumeur  montait  de  la  ville 
étalée,  et  tout  s'unissait  dans  la  lumière  du  soleil,  ces 
lignes  de  lointains  coteaux,  ces  quais  pareils  à  des 
falaises,  le  Panthéon  sur  sa  colline  où  reposent  Sainte 
Geneviève,  Pascal  et  Racine,  Saint-Sulpice  et  ses  tours 
inégales,  le  Dôme  qui  abrite  la  dernière  étape  d'un 
conquérant  fameux,  Notre-Dame  qui  regarde  un  fleuve 
courir  vers  la  mer,  et  cette  multitude  de  présences 
humaines  que  figure  une  multitude  de  maisons.  O  sou- 
veraineté sauvée  !  On  songe  qu'il  n'y  a  pas  longtemps  des 
barbares  se  ruaient  vers  elle  pour  s'y  vautrer,  quand  tout 
à  coup,  la  Victoire,  protégeant  notre  civilisation,  leur  a 


—  111  — 

cassé  les  reins.  Alors,  à  ce  souvenir  émouvant,  tout 
proche  de  nous  encore,  et  dont  les  âges  futurs  s'enivre- 
ront, une  joie  vous  saisit  et  vous  gagne,  si  profonde  et  si 
puissante  qu'elle  égale  l'immense  paysage  et  s'y  mêle 
éperdument  avec  le  soleil. 


SECTION  VI 

07 
Ce  qui  vaut  dans  un  jugement,  c'est  moins  le  jugement 
lui-même  que  les  motifs  qui  l'ont  dicté.  Je  sais  des  juge- 
ments vrais  dont  je  trouve  faux  les  considérants.  Ainsi 
le  mot  :  «  Toute  notre  dignité  consiste  en  la  pensée  ».  J'aime 
mieux  le  mot  de  Léonard  de  Vinci  :  «  //  n'y  a  pas  de  plus- 
grande  seigneurie  que  celle  de  soi-même  ». 

08 
Si  l'on  cherche  selon  quels  rythmes  la  pensée  agit  dans 
Pascal,  on  voit  qu'ils  se  brisent,  quel  que  soit  leur  élan, 
à  tous  les  degrés  de  l'inquiétude.  C'est  que  la  pensée 
n'est  pour  lui  le  principe  de  la  morale  qu'autant  qu'elle 
est  le  sentiment  de  notre  misère.  Pascal  a  donc  connu 
tous  les  degrés  de  l'inquiétude,  et  d'abord  si  «  la  raison, 
comme  il  dit,  nous  commande  bien  plus  impérieusement 
qu'un  maître  (car  en  désobéissant  à  l'un,  on  est  malheu- 
reux, et  en  désobéissant  à  l'autre,  on  est  un  sot)  »,  rien 
ne  nous  empêche  de  croire  avec  Vinet  «  que  Pascal  a 
beaucoup  redouté  la  dernière  de  ces  deux  infortunes  ». 


—  112  — 

Et  il  y  en  a  d'autres,  qu'il  a,  je  ne  dis  pas  redoutées, 
mais  ressenties.  Eprouver  que  «  ces  grands  efforts  d'es- 
prit où  l'âme  touche  quelquefois,  sont  choses  où  elle  ne 
tient  pas  »,  et  qu'elle  y  saute,  non  comme  sur  le  trône, 
pour  toujours,  mais  pour  un  instant  seulement»,  voilà 
qui  est  douloureux.  Pascal,  l'inquiet  Pascal,  toujours 
partagé  entre  deux  tendances  rivales,  —  le  cœur  et  la 
raison  —  a  souffert  de  l'instabilité  de  sa  pensée.  Lorsqu'il 
essaye  d'expliquer  son  cas,  en  affirmant  que  «  la  nature 
de  l'homme  a  ses  allées  et  venues  »,  et  que  la  nature  toute 
entière  «  agit  par  progrès,  Uns  et  reditus,  qu'elle  passe  et 
revient,  puis  va  plus  loin,  puÎ6  deux  fois  moins,  puis 
plus  que  jamais,  etc.  »,  il  suppose  une  loi  générale,  d'ail- 
leurs incertaine,  qui  parle  pour  lui  et  le  justifie,  —  mais 
l'inquiétude  est  toujours  là,  virulente. 

Elle  intervient  dès  lors  dans  toutes  les  opérations  de 
l'esprit,  qui  se  sent  lié  au  règne  du  hasard,  soumis  aux 
caprices  de  la  mémoire,  enfin  dépendant  des  moindres 
circonstances  extérieures,  telles  que  le  bruit  d'une 
girouette,  d'une  poulie  ou  d'une  mouche,  et  donc  incapa- 
ble d'acquérir  une  autre  certitude  que  le  sentiment  de  sa 
faiblesse,  d'où  lui  vient  toute  sa  dignité.  Une  fois  descen- 
due à  ce  degré  d'inquiétude,  la  pensée  ne  peut  que 
s'étonner  douloureusement  de  voiries  hommes  s'accom- 
moder de  leur  misère,  ou  l'oublier  dans  les  plaisirs,  et, 
comme  Pascal,  elle  n'approuve  «  que  ceux  qui  cherchent 
en  gémissant  ». 

Par  bonheur,  la  pensée  n'agit  pas  dans  tous  les  hommes 


—  113  — 

selon  ces  rythmes  d'inquiétude.  Beaucoup  pourraient 
dire  comme  M.  de  Roannez:  «Les  raisons  me  viennent 
après,  mais  d'abord  la  chose  m'agrée  ou  me  choque  sans 
en  savoir  la  raison,  et  cependant  cela  me  choque  par 
cette  raison  que  je  ne  découvre  qu'ensuite».  Quelle 
confiance  cet  accord  entre  l'esprit  et  le  sentiment  invo- 
lontaire ne  doit-il  pas  leur  inspirer  !  Loin  donc  de  contra- 
rier leur  premier  mouvement,  ils  s'y  abandonnent.  Ce 
sont  des  êtres  capables  d'élan  d'abord,  de  réflexion  en- 
suite, et  souvent  de  tous  les  deux  à  la  fois.  Leur  pensée 
relève  toujours  d'un  instinct  et,  au  lieu  de  précéder  l'ac- 
tion, la  suit  ou  l'accompagne.  D'emblée,  et  sans  effort, 
ils  obéissent  à  d'autres  raisons  que  la  raison.  Aussi, 
cherchant  ce  qui  favorise  le  mieux  la  connaissance  de  la 
vie,  ils  demandent  à  la  nature,  à  l'amour  et  à  l'art  de 
les  instruire. 

Le  sentiment  de  la  nature,  ils  le  regardent  comme  un 
moyen  de  percevoir  en  eux  la  vie  à  l'état  pur  et  dans  ses 
premiers  élans,  comme  une  voie  charmante  et  fleurie  qui 
les  ramène,  par  delà  toutes  les  civilisations,  à  une  sorte 
d'éternel  paradis  terrestre,  et  les  philosophes  qui  n'ont 
pas  connu  ce  plaisirsacré,  ils  s'en  défient.  Et,  parce  qu'en- 
tra ce  plaisir  et  celui  d'aimer,  il  n'y  a  qu'une  différence 
de  degré,  ils  savent  bientôt  que  l'amour  offre  aux  hommes 
le  moyen  le  plus  facile  d'entrer  dans  les  vues  de  la  nature 
qui  sont  par  dehà  nos  luttes  et  nos  mêlées  et  nos  malheurs, 
ordre,  enchaînement,  harmonie.  Enfin,  ils  tiennent  le 
sentiment  de    la    beauté    pour   un    troisième   moyen    de 


—  114  — 

connaissance.  De  fait,  les  seules  certitudes  qu'ils  aient 
acquises  jusqu'ici,  ils  les  ont  découvertes  comme  on  dé- 
couvre un  chef-d'œuvre  et  grâce  au  même  instinct.  Bien 
plus,  ils  ne  sont  devenus  sensibles  à  certaines  idées 
qu'après  avoir  trouvé  dans  la  nature  ou  dans  l'art  leurs 
formes  correspondantes. 

Ils  en  concluent  donc  que  la  pensée  est  une  sorte  de 
goût  supérieur  auquel  ils  se  réfèrent  sans  crainte  ni 
regrets  ni  doute  méthodique.  Que  cette  pensée  ait  ses 
hauts  et  ses  bas,  ils  en  conviennent,  et  ils  s'en  afflige- 
raient, s'ils  en  étaient  encore  à  chercher  une  règle  morale. 
Mais  le  sens  de  la  vie,  ils  savent  quel  il  est,  et,  comme 
un  enfant  qui  dort  heureux  de  s'être  ébattu,  ou  le  nageur 
qui  se  couche  épuisé  sur  le  sable,  ils  continuent,  jusque 
dans  les  heures  de  lassitude,  à  participer  des  forces  de 
la  nature.  Après  le  désir  et  l'effort,  quel  repos  nous  offre 
encore  la  pensée  où  se  prolongent  nos  plaisirs  !  Que  leur 
importe  désormais  le  règne  du  hasard,  puisqu'ils  savent 
créer  des  rapports  toujours  nouveaux  avec  la  vie  toujours 
changeante  ?  ou  les  caprices  de  la  mémoire,  quand  pour 
eux  le  présent  est  toujours  un  passé  qui  s'enrichit?  ou 
même,  dans  le  bruit  du  monde,  le  silence  de  la  pensée, 
s'ils  peuvent,  dans  la  solitude,  l'entendre  plus  belle  que 
jamais.  Déjà  elle  triomphe  en  eux  avec  la  force  du  vouloir- 
vivre  dont  elle  est  la  conscience  claire  ;  déjà  ils  n'ap- 
prouvent que  ceux  qui  chantent  ses  victoires. 


-  115  — 


SECTION  VII 

69 

Un  mot  de  M.  Victor  Giraud  :  «  Pascal  qui,  en  sa  qua- 
lité de  géomètre,  aime  les  simplifications  à  outrance,  par- 
tage la  philosophie  en  deux  classes  :  les  dogmatiques, 
ceux  qui  prétendent,  à  l'aide  des  seules  lumières  natu- 
relles, découvrir  l'absolue  vérité  ;  les  pyrrhoniens,  ceux 
qui  dénient  à  la  raison  le  pouvoir  d'atteindre  aucune 
vérité  certaine.  » 

70 

Quand  Pascal  nous  a  bien  montré  que  les  dogmatiques 
et  les  pyrrhoniens,  les  uns  croyant  à  la  vérité  des  prin- 
cipes naturels,  les  autres  en  doutant,  se  trompent  tous  à 
l'envi,  puisque  «  la  nature  confond  les  pyrrhoniens  »  et  que 
«  la  raison  confond  les  dogmatiques  »,  il  en  conclut  qu'il 
faut  écouter  Dieu,  seul  capable  d'expliquer  le  mystère  de 
la  nature  humaine,  a  car  enfin,  dit-il,  si  l'homme  n'avait 
été  corrompu,  il  jouirait  dans  son  innocence  et  de  la  vérité 
et  de  la  félicité  avec  assurance  ;  et  si  l'homme  n'avait 
jamais  été  que  corrompu,  il  n'aurait  aucune  idée  ni  de  la 
vérité  ni  de  la  béatitude  ».  Ainsi,  faussant  compagnie  une 
fois  de  plus  à  son  cœur,  de  qui  relève  la  connaissance 
des  premiers  principes,  et  d'ailleurs  expliquant  un 
grand  mystère  par  un  mystère  plus  grand  encore,  il  va, 
il  va,  pour  atteindre  Dieu,  sur  les  brisées  de  la  raison. 


—  116  — 

De  là,  et  à  tout  moment,  quelque  chose  de  brusque  et 
d'inquiet  dans  sa  dialectique,  une  sorte  de  hâte  désor- 
donnée. 

71 

S'il  est  vrai  que,  dans  l'ordre  pratique,  l'esprit  de 
finesse  soit  l'art  de  trouver  des  rapports  toujours  nou- 
veaux avec  la  vie  toujours  changeante,  il  nous  commande 
une  morale  à  tendances  plus  ou  moins  épicuriennes.  Libre 
expansion  de  l'instinct,  confiance  dans  la  pensée  qui 
nous  dirige,  voilà  les  règles  qu'il  nous  propose.  Or,  Pas- 
cal, qui,  le  premier,  a  si  bien  su  voir  dans  l'esprit  de 
finesse  un  nouveau  moyen  de  connaissance,  ne  les  accepte 
pas,  et  le  moment  arrive  où  il  leur  oppose  les  règles  de  la 
morale  chrétienne. 

72 

Quand  j'ai  choisi,  pour  y  passer  l'été,  cette  chambre 
où  je  travaille  à  cette  heure,  j'ai  décroché  tout  de  suite 
les  chromolithographies  qui  en  déparaient  les  murailles; 
mais  sur  la  paroi  du  fond,  celle  qui  regarde  par  une 
fenêtre  un  paysage  de  cimes  d'arbres  et  de  collines  et  de 
montagnes,  j'ai  laissé  un  pauvre  crucifix  de  bois  brun. 
Toute  cette  campagne  de  Savoie,  terre  de  piété  qui  a 
nourri  la  foi  d'un  Saint  François  de  Sales  et  d'une 
Sainte  Jeanne  de  Chantai,  tout  ce  pays  gracieux  et  sau- 
vage où  l'on  voit  çà  et  là  des  niches  au-dessus  des  portes 
des  maisons,  des  reposoirs  dans  le  feuillage,  et  des  croix 
soudaines  et  tragiques  aux  croisées  des  chemins,  toute 


—  117  - 

cette  verdoyante  étendue  qui  respire  sous  mes  yeux,  me 
semble  venir  de  village  en  village  adorer  le  Christ 
façonné  par  la  main  d'un  homme  et  qui  met  tache  som- 
bre sur  papier  clair.  Et,  comme  chaque  matin  et  chaque 
soir,  je  retrouvais  à  la  paroi  la  même  image,  et,  par  la 
fenêtre  grande  ouverte, la  même  nature  :  «  Serais-je  seul, 
me  suis-je  dit  un  jour,  à  négliger  l'objet  de  tant  d'adora- 
tions? »  Alors,  j'ai  voulu  revenir  à  l'Evangile  comme  à  un 
pays  natal  quitté  depuis  des  années  et  des  années. 

73 

Dans  le  Sermon  sur  la  montagne,  Jésus-Christ  oppose 
plus  d'une  fois  l'homme  tel  que  le  fait  la  société  à 
l'homme  tel  qu'il  serait,  s'il  vivait  d'abord  et  surtout  par 
lui-même. 

74 

Jésus-Christ  n'a  jamais  donné  de  claires  directions  tou- 
chant nos  rapports  avec  la  société.  Mais  il  semble  bien 
que,  selon  lui,  il  faut  savoir  en  affranchir  notre  âme, 
quitte  à  nous  y  soumettre  par  ailleurs,  une  fois  conquise 
cette  liberté  immatérielle.  Ainsi  ce  mot:  «Il  faut  ren- 
dre à  César  ce  qui  appartient  à  César  »  répond  à  celui-ci, 
entre  autres  :  «  Laissez  les  morts   ensevelir  les  morts.  » 

75 

Ce  ne  serait  pas  la  peine  d'avoir  reçu  l'être  si.  Comme 
une  voile  réduite  à  sa  coque  et  à  ses  mâts  dans  le  port  où 


—  118  — 

elle    mouille   immobile,   nous  devions,   réduits  à    nous- 
mêmes,  chacun  vivre  à  l'écart. 

76 

La  recherche  de  la  solitude  n'est  heureuse  que  si  l'on 
s'isole  de  la  vie  sociale  pour  mieux  s'associer  à  la  vie  pro- 
fonde telle  qu'en  nous  elle  se  manifeste  à  l'état  pur  et 
dans  ses  premiers  élans.  Vse  soli!  Malheur  à  l'homme 
seul  qui  nous  dit  :  «  //  est  injuste  qu'on  s'attache  à  moi, 
quoiqu'on  le  fasse  avec  plaisir  et  volontairement;  je  trom- 
perais ceux  à  qui  j'en  ferais  naître  le  désir,  car  je  ne  suis 
la  fin  de  personne  et  n'ai  pas  de  quoi  les  satisfaire.  Ne 
suis-je  pas  prêt  à  mourir  ?  et  ainsi  l'objet  de  leur  attache- 
ment mourra.  Donc,  comme  je  serais  coupable  de  faire 
croire  une  fausseté,  quoique  je  la  persuadasse  doucement, 
et  qu'on  la  crût  avec  plaisir,  et  qu'en  cela  on  me  fît  plai- 
sir, de  même,  je  suis  coupable  de  me  faire  aimer.  Et  si  j'at- 
tire les  gens  à  s'attacher  à  moi,  je  dois  avertir  ceux  qui 
seraient  prêts  à  consentir  au  mensonge,  qu  ils  ne  le  doi- 
vent pas  croire,  quelque  avantage  qui  m'en  revînt;  et  de 
même,  qu'ils  ne  doivent  pas  s'attacher  à  moi;  car  il  faut 
qu'ils  passent  leur  vie  et  leurs  soins  à  plaire  à  Dieu,  ou  à 
le  chercher.  » 

Cet  homme,  appelez-le  Pascal,  si  vous  voulez,  se 
séquestre,  en  vertu  d'un  raisonnement  et  pour  le  conclure, 
dans  la  pire  des  solitudes,  celle  qui  brise  tous  rapports, 
non  seulement  avec  nos  semblables,  mais  encore  avec  la 


—  119  — 

vie  même,  puisque,  devenu   pareil  à  un  couvent  ou  à  un 
sépulcre,  au  nom  de  Dieu  il  la  condamne  et  la  maudit. 

77 

Là-bas,  coulant,  invisible,  au  pied  de  hautes  falaises 
chevelues  qui  ferment  ce  paysage  circulaire,  tout  à  coup 
il  apparaît,  limpide  et  bleu,  le  Rhône,  et  dans  une  plaine 
évasée  qu'environnent,  par  delà  des  collines,  les  monta- 
gnes de  l'horizon,  il  s'épanche  d'un  virage  à  un  autre 
virage,  jusqu'au  pied  de  cette  falaise  ravinée  d'où  mes 
regards  plongent  vers  lui,  et  voici  qu'il  la  contourne 
brusquement  pour  marcher  avec  le  soleil  vers  la  France, 
sa  seconde  patrie.  Quelles  personnes  que  les  choses, 
quels  êtres  vivants  !  Ce  beau  fleuve,  dont  les  méandres 
reproduisent  tous  les  mouvements  entrecroisés  de  l'éten- 
due qu'il  traverse  et  dont  le  cours  semble  suivre  le  cours 
d'un  astre,  il  a  l'air  d'entraîner  les  énergies  cachées  de 
la  plaine  et  des  collines,  des  falaises  et  des  montagnes, 
et  du  ciel  où  flambe  le  soleil.  Ah  !  qu'il  emporte  les 
miennes  avec  elles  jusqu'aux  rives  de  mes  désirs  ou  jus- 
qu'à la  mer  illimitée  du  possible.  Que  serai -je  si, 
malheureux,  je  demeure  une  force  isolée  qui  refuse  de 
se  joindre  à  d'autres  forces  plus  expansives  ?  Il  faut  à 
mon  cœur,  pour  qu'il  palpite  sans  contrainte,  à  ma  volonté, 
pour  qu'elle  se  déploie,  ici-bas  une  patrie  et,  là-haut, 
ma  bonne  étoile. 


—  120  — 

SECTION  VIII 

78 

Une  psychologie  incomplète  ne  peut  engendrer  qu'une 
injuste  morale,  et  cette  morale,  qu'une  chétive  théologie. 
Ainsi,  dans  Pascal,  nous  l'avons  vu,  le  psychologue  nuit 
au  moraliste,  qui  va  nuire  au  théologien,  si  tant  est  que 
ce  dernier  n'ait  pas  nui  d'abord  aux  deux  autres,  la 
religion  ayant  toujours  été  pour  Pascal  ses  idées  de  der- 
rière la  tête.  Que  l'auteur  des  Pensées  veuille  aller  de 
l'homme  à  Dieu,  telle  est  son  intention,  lui-même  la  dé- 
clare. Mais  c'est  le  Moïse  de  la  théologie  chrétienne.  En 
réalité,  sa  pensée  descend  de  quelque  Sinaï  avec  des 
tables  de  lois,  et,  quand  elle  y  remonte,  après  avoir  fait 
tort  aux  hommes,  ne  va-t-elle  pas  faire  tort  à  Dieu  ? 

79 

Il  n'y  a  jamais  eu  rien  de  plus  contraire  à  Dieu  que  la 

Théologie. 

80 

O  Xoëls  de  la  petite  enfance,  adorable  théologie!  Lors- 
qu'autour  d'un  lumineux  sapin  fleuri,  enguirlandé  et  qui 
sentait  fort,  on  nous  disait  Bethléem,  la  crèche  et  l'étable, 
Marie,  le  bon  charpentier  Joseph  et  l'Enfant  qui  venait 
racheter  les  péchés  du  monde,  les  rois  mages  et  leur 
étoile,  et  leurs  présents  d'encens,  de  myrrhe  et  d'or,  et 
les  bergers  de  Judée  réveillés  par  la  voix  de  l'Ange,  nous 


—  121  — 

vivions  sans  arrière-pensée  en  plein  merveilleux.  C'était 
une  histoire  qu'on  nous  racontait,  et  qui  était  vraie,  et  où 
nous  étions  mêlés,  puisqu'elle  devait  sauver  les  hommes. 
Quelle  âme  de  croyant  ne  se  livrerait  pas  au  bonheur  de 
célébrer  la  naissance  du  Dieu  qu'il  sert? 

81 

Il  est  remarquable  qu'à  partir  du  moment  où  Pascal  se 
fait  le  porte-parole  de  Dieu,  les  Pensées  cessant  d'émou- 
voir notre  sympathie,  il  leur  arrive  de  nous  scandaliser. 

«S2 

Le  Dieu  de  Pascal  est  sans  doute  «  le  Dieu  d'Abraham, 
le  Dieu  d'Isaac,  le  Dieu  de  Jacob,  le  Dieu  des  Chrétiens, 
un  Dieu  d'amour  et  de  consolation  qui  remplit  Vaine  et  le 
cœur  de  ceux  qu'il  possède;  c'est  un  Dieu  qui  leur  fait 
sentir  intérieurement  leur  misère  et  sa  miséricorde  infinie; 
qui  s'unit  au  fond  de  leur  âme;  qui  la  remplit  d'humilité, 
de  joie,  de  confiance,  d'amour;  qui  les  rend  incapables 
d'autres  fins  que  de  lui-même  ».  Mais  c'est  aussi  un  bien 
grand  politique,  et  qui  spécule  sur  la  faiblesse  humaine, 
imperturbablement.  Si  nous  devions  en  croire  Pascal,  il 
aurait,  de  propos  délibéré,  remis  à  un  des  peuples  les 
plus  charnels  du  monde  (les  Juifs)  le  dépôt  des  prophé- 
ties qui  annoncent  la  venue  de  Jésus-Christ,  parce  qu'il 
fallait  que  les  prophéties  eussent  «  un  sens  vache,  le  spi- 
rituel, dont  ce  peuple  était  ennemi,  sous  le  charnel,  dont 
il  était  ami».   «  Si   le  sens  spirituel,  ajoule-l-il.  eût  été 


—  122   - 

découvert,  ils  n'étaient  pas  capables  de  l'aimer;  et  ne 
pouvant  le  porter,  ils  n'eussent  pas  eu  le  zèle  pour  la 
conservation  de  leurs  livres  et  de  leurs  cérémonies;  et, 
s'ils  avaient  aimé  ces  promesses  spirituelles,  et  qu'ils  les 
eussent  conservées  incorrompues  jusqu'au  Messie,  leur 
témoignage  n'eût  pas  eu  de  force,  puisqu'ils  en  eussent 
été  amis.  »  Ainsi  Dieu,  selon  Pascal,  jouerait  volontiers  à 
cache-cache  ou  pourrait  dire  comme  le  Gille  de  la  fable  : 

Venez  de  grâce  : 
Venez,  Messieurs,  je  fais  cent  tours  de  passe-passe, 

83 
Si,  dans  l'Ancien-Testament,  où  «  elle  est  mêlée  parmi 
tant  d'autres  inutiles  »,  on  ne  peut  discerner  la  généalogie 
de  Jésus-Christ,  c'est  que  Dieu  l'a  voulu,  se  proposant 
tout  à  la  fois  d'éclairer  et  d'aveugler.  Quant  aux  généa- 
logies de  Saint  Mathieu  et  de  Saint  Luc,  si  elles  sont 
différentes,  «  qu'y  a-t-il  de  plus  clair,  que  cela  n'a  pas 
été  fait  de  concert»  P  Ainsi  tout  a  l'heure  Pascal  prêtait 
à  Dieu  des  raisonnements  d'une  honnêteté  douteuse; 
maintenant  il  lui  attribue  de  faux  témoignages. 

84 
Enfin  toutes  les  contradictions  de  la  Bible  s'expliquent 
par  la  sagesse  de  Dieu  (et  des  apôtres)  qui,  «  prévoyant 
que  les  semences  d'orgueil  feraient  naître  les  hérésies,  et 
ne  voulant  pas  leur  donner  occasion  de  naître  par  des 
termes  propres,   a  mis  dans  l'Ecriture  et  les  prières  de 


—  123  — 

l'Eglise  des  mots  et  des  sentences  contraires  pour  produire 
leurs  fruits  dans  le  temps  ».  Ainsi  «  la  foi  embrassant  plu- 
sieurs vérités  qui  semblent  se  contredire,  la  source  de 
toutes  les  hérésies  est  l'exclusion  de  quelques-unes  de  ces 
vérités».  Qu'est-ce  à  dire,  sinon  que  la  foi,  c'est  l'intelli- 
gence s'efforçant,  par  une  dernière  opération,  d'atteindre 
en  Dieu  son  unité.  Le  Dieu  de  Pascal  apparaît  comme  la 
conclusion  d'un  long  raisonnement  laborieux  qui  voudrait 
comprendre  toute  la  vie  après  l'avoir,  dans  ses  prémisses 
et  chemin  faisant,  mutilée. 

85 

Ah!  quelle  belle  offrande  à  Dieu  qu'une  âme  vigou- 
reuse et  hardie,  et  qui  demande  l'infini! 


SECTION  IX 

8(3 

Quand  un  homme  serait  persuadé  que  le  Christ  a  été 
promis  dès  le  commencement  du  monde,  je  ne  le  trou- 
verais pas  beaucoup  avancé  pour  son  salut.  Et  si,  là- 
dessus,  il  se  figurait,  comme  Pascal,  que  les  vrais  Juifs 
et  les  vrais  Chrétiens  n'ont  qu'une  même  religion,  je 
douterais  plus  encore  de  son  salut.  Qu'est-ce  qui  leur 
passe  et  repasse  par  la  tête,  à  tous  ces  théologiens,  lors- 
qu'ils s'acharnent  à  confondre  l'abominable  et  l'adorable, 
je  veux  dire  le  Dieu  d'Israël  et  le  Dieu  des  Chrétiens? 


—  124 


SECTION  X 


87 

Qu'après  cela  Pascal  s'évertue  à  prouver  que  l'Ecriture 
a  deux  sens,  que  l'Ancien  Testament  est  un  chifï're,  et  la 
figure  du  Nouveau,  que  la  parole  de  Dieu,  quand  elle  est 
fausse  littéralement,  est  vraie  spirituellement,  on  ne 
peut  s'empêcher  de  rester  froid,  parce  que  rien  n'a 
plus  vieilli  que  cette  forme  d'apologétique.  Peut-être 
n'y  a-t-il  d'arguments  décisifs  que  ceux  qui  vont  à  la 
rencontre  de  notre  esprit.  Or,  nous  autres  modernes,  per- 
vertis par  des  siècles  de  philologie  et  de  critique  histo- 
rique, ou  devenus  sensibles  à  une  conception  de  Dieu 
indépendante  de  ces  vieux  textes  altérés,  tronqués, 
falsifiés,  rapetassés,  nous  demandons  des  preuves  qui  ne 
soient  pas  du  moyen  âge. 

88 

Si  la  foi,  comme  dit  Pascal,  est  Dieu  sensible  au  cœur, 
les  hommes  peuvent-ils  d'emblée  la  posséder?  Pour  moi, 
je  sais  que  le  sentiment  du  divin  ne  pénètre  en  nous  que 
si  notre  cœur  a  d'abord  été  sensible  à  la  vie  profonde 
telle  quelle  se  manifeste  dans  la  nature  ou  dans  l'amour 
ou  dans  l'art. 

89 

Les  théologiens  nous  disent  volontiers  que  le  principe 


—  125  — 

des  grandes  conversions  religieuses,  c'est  le  sentiment 
du  péché.  L'avouerai-je  ?  ce  sentiment-là  ne  me  trouble 
plus  aujourd'hui.  La  notion  du  bien  et  du  mal  s'évapore, 
dès  que  je  la  veux  saisir,  dans  la  lumière  qui  pare  de 
beauté  toute  la  vie.  Au  fond,  le  goût  me  tient  lieu  de 
conscience,  et,  quand  j'évite  de  faire  à  autrui  ce  que  je  ne 
voudrais  pas  qu'on  me  fit  à  moi-même,  c'est  moins  pour 
obéir  à  je  ne  sais  quelle  loi  morale  que  pour  ne  pas 
déranger  Tordre  où  se  plaît  ma  pensée.  Ainsi  rien  ne  me 
paraît  plus  laid  que  la  méchanceté,  même  profitable,  car 
toutes  les  fois  que,  par  malheur,  j'incline  à  la  satisfaire, 
aussitôt  il  me  semble  que  je  m'enferme  en  un  cercle 
étroit  où  plus  rien  de  moi  ne  rayonne.  Alors,  pour  le 
rompre  sans  retard,  je  recours  à  la  bonté.  Humble  morale 
qui,  née  d'un  simple  désir  d'harmonie,  s'appuie  cepen- 
dant par  là  sur  un  solide  fondement  psychologique. 

90 

Je  crois  moins  en  Dieu  qu'au  divin,  car  Dieu,  vaine- 
ment je  le  cherche  dans  l'univers;  mais  le  divin,  je  le 
trouve  partout  répandu,  et  c'est  la  Pensée  qui  s'efforce 
vers  sa  propre  perfection.  Volontiers  ce  suprême  bon- 
heur, objet  d'un  éternel  désir,  nous  l'appellerions  Dieu 
si,  par  malheur,  ce  mot  n'impliquait  pas  l'idée  d'un  être 
distinct.  Or,  nous  entrevoyons  que  la  dernière  démarche 
de  la  Pensée  sera  de  découvrir  que  son  existence  et  l'exis- 
tence de  Dieu  sont  enfin,  et  pour  toujours,  confondues. 


—  126  — 

SECTION  XI 

91 

Y  tenez-vous  tant  que  cela,  aux  prophéties?  Alors  soyez 
heureux  :  tous  les  grands  événements  de  l'histoire  ont 
été  prédits  comme  la  venue  du  Messie.  César,  Henri  IV, 
la  Révolution  française,  Napoléon  et  la  guerre  d'aujour- 
d'hui ont  eu  leurs  Jérémie  et  leurs  Daniel,  leurs  Isaïe  et 
leurs  Ezéchiel,  question  de  talent  mise  à  part.  Les  temps 
s'écoulent,  et  le  même  phénomène  reparaît.  Sans  doute, 
c'est  une  grande  perte  que  la  disparition  des  livres  sybil- 
lins,  mais  la  race  des  sybilles  n'est  pas  éteinte.  Il  s'en 
trouve  de  nos  jours  à  Paris  comme  jadis  à  Cumes.  Rien 
n'égale  en  grandeur  leur  adresse  à  justifier  l'ambiguité 
de  leurs  oracles  par  l'évidence  des  faits  réels,  rien,  —  si  ce 
n'est  les  oreilles  qui  les  écoutent. 

Au  reste,  qu'est-ce  qu'il  y  a  de  plus  malléable  qu'une 
prophétie?  Qui  l'entend  la  forge  à  son  gré  ou  l'interprète 
selon  la  clef  de  ses  propres  songes.  L'histoire  de  Jésus 
nous  l'atteste  autant  qu'une  autre.  Annoncé  pendant  près 
de  quatre  mille  ans,  il  s'est  enfin  manifesté,  mais  com- 
bien différent  de  l'image  que  l'on  s'en  était  formée! 
Qu'importe  !  Vite  on  a  donné  aux  prophéties  ni  plus  ni 
moins  qu'un  petit  coup  de  pouce.  Dès  lors,  que  prouvent- 
elles  ?  Vraiment  elles  devraient  vous  choquer  par  leur 
faux  air  de  miracles  avant  la  lettre,  quand  elles  ne  for- 
mulent,  après  tout,    que  des  aspirations  populaires  ou 


—  127  — 

nationales.  Les  Juifs  opprimés  et  déchus  rêvaient  d'un 
héros  qui  les  vengeât  et  les  relevât.  Ils  l'ont  prédit,  parce 
que  rien  n'est  meilleur  que  de  croire  à  ce  que  l'on  désire. 
Y  a-t-il  là  un  bien  grand  mystère  ?  Les  Prophéties  ont  le 
tort  de  répandre  du  merveilleux  dans  les  histoires  où  la 
vérité,  à  elle  seule,  fait  merveille. 

Là-dessus,  n'allez  pas  les  mettre  toutes  au  compte  de 
notre  imagination.  Non  seulement  elles  sont  déterminées 
par  des  circonstances  dont  elles  annoncent  comme  qui 
dirait  la  suite  nécessaire  au  prochain  numéro,  mais  en- 
core, dans  l'ordre  du  sentiment  religieux,  elles  sont  une 
sorte  d'appel  désespéré  de  la  raison  en  quête  de  preuves 
éclatantes  et  solennelles.  Ainsi  Pascal  n'aurait  pas  cru 
sans  les  Prophéties  !  Gela  est  effrayant.  Il  ne  faut  pas  que 
Nostradamus  fasse  concurrence  à  Dieu,  car,  si  Nostrada- 
mus  est  un  imposteur,  voilà  Dieu  gravement  compromis. 
Les  Prophéties,  par  les  discussions  légitimes  qu'elles 
provoquent,  loin  de  secourir  la  religion,  la  mettent  sans 
cesse  en  péril.  Elles  n'offrent  pas  à  la  foi  un  fondement 
solide.  C'est  du  sable  sur  du  sable. 


SECTION  XII 

92 

Quand  donc  Pascal  se  rendra-t-il  compte  que  le  fon- 
dement de  la  religion  est  tout  psychologique  ?  Le  re- 
proche qu'il  adresse  aux  Juifs  d'être  trop  charnels  (c'est 


—  128  — 

son  mot)  retombe  sur  lui  à  chaque  instant.  Tout  armé 
de  raisonnements,  il  cherche  sans  se  lasser  des  preuves 
de  Dieu  matérielles  et  volumineuses.  Toutefois,  il  faut 
enfin  le  reconnaître,  si  le  degré  de  vérité  d'un  senti- 
ment correspond  toujours  à  son  degré  d'intensité  ou  de 
profondeur,  rien  n'empêche  une  idée  fausse  d'engen- 
drer un  sentiment  vrai.  Ainsi  la  théologie  de  Pascal, 
on  peut  la  juger  chétive,  sa  morale,  injuste,  et  sa  psy- 
chologie, incomplète.  Mais  comment  ne  pas  admirer  leurs 
prolongements  d'émotion  dans  son  cœur  ?  Là  réside  toute 
la  force  démonstrative  des  Pensées. 

Que  de  sentiments  vrais,  profonds  et  désespérés  dans 
ce  réquisitoire  contre  l'homme,  la  nature  et  nos  plaisirs  ! 
Sentiments  vrais,  mais  négatifs.  Peut-être  faut-il,  pour 
qu'une  expérience  morale  soit  complète,  qu'elle  aille  en 
nous  éveiller  par  une  triple  affirmation  le  sentiment  de 
l'universel,  et  ces  énergies  obscures  qui  triomphent  dans 
l'amour,  et  ce  désir  d'expression  claire  que  l'art  exauce. 
Or,  à  tout  moment,  une  sombre  théologie,  alliée  à  la  rai- 
son, rétrécit  devant  Pascal  l'espace  où  rayonnerait  sa 
pensée.  La  nature,  cet  homme  la  méconnaît;  l'amour,  ce 
passionné  le  réprouve  ;  l'art  même,  ce  grand  poète  le  ba- 
foue. On  croit  voir  au  milieu  des  plus  tristes  solitudes, 
sous  des  horizons  désolés,  un  voyageur  qui  s'égare.  Mon 
Dieu,  rejoindra-t-il  bientôt,  par  les  chemins  détournés 
du  raisonnement,  la  voie  royale  de  l'absolue  connais- 
sance ? 

Peut-être  ne  lui  manque-t-il  plus  que  d'atteindre  une 


—  129  — 

de  ces  minutes  qui,  dans  la  plaine  de  nos  jours,  se  dressent 
comme  un  tertre  et  d'où  soudain  l'on  embrasse  toute 
l'étendue  de  ses  expériences.  0  minutes  riches  de  sai- 
sons et  d'années  !  Le  pèlerin  qui  vous  gravit,  bientôt, 
comme  jadis  le  Fils  de  l'Homme  sur  la  montagne,  voit, 
sous  un  ciel  qui  se  découvre,  les  royaumes  de  la  terre. 
Mais,  quand  il  est  Pascal,  n'aimant  rien  que  l'absolu, 
il  murmure  :  «  Tous  les  corps,  le  firmament,  les  étoiles, 
la  terre  et  ses  royaumes,  ne  valent  pas  le  moindre  des 
esprits;  car  il  connaît  tout  cela,  et  soi;  et  les  corps, 
rien  ».  Il  dit  encore  :  «  La  grandeur  des  gens  d'esprit 
est  invisible  aux  rois,  aux  riches,  aux  capitaines,  à  tous 
ces  grands  de  chair...  Archimede,  sans  éclat,  serait  en 
même  vénération.  Il  na  pas  donné  de  batailles  pour  les 
yeux,  mais  il  a  fourni  à  tous  les  esprits  ses  inventions. 
Oh  !  qu'il  a  éclaté  aux  esprits  !  »  Et,  songeant  au  Fils  de 
l'Homme  qui  refusa  l'empire  de  la  terre,  il  ajoute  :  «Jésus- 
Christ,  sans  biens  et  sans  aucune  production  au  dehors  de 
science,  est  dans  son  ordre  de  sainteté.  Il  n'a  point  donné 
d'invention,  il  na  point  régné  ;  mais  il  a  été  humble,  patient, 
saint,  saint  à  Dieu,  terrible  aux  démons,  sans  aucun  péché. 
Oh  !  qu'il  est  venu  en  grande  pompe  et  en  une  prodigieuse 
magnificence  aux  yeux  du  cœur,  qui  voient  la  sagesse  !  » 
Kt  l'inquiet  voyageur,  le  voici,  par  la  grâce  de  sa  pen- 
sée où  dominent  enfin  le  sentiment  de  l'universel,  et  cet  te 
forme  d'amour  qui  s'appelle  la  charité,  et  ce  désir  d'ac- 
cords qui  fait  les  grands  créateurs,  le  voici  souverain 
d'un  monde  dont  il  a  conçu  les  trois  ordres  de  grandeur. 


—  130  — 

SECTION  XIII 

93 

Que  ne  s'est-il  contenté  de  ce  point  de  vue  incompara- 
ble et  d'où  chacun  peut,  s'il  lui  plaît,  découvrir  les  vérités 
essentielles  de  la  foi  chrétienne?  Le  voici,  ce  pèlerin,  qui 
fouille  maintenant  sa  besace  où  il  a  mis,  entre  autres  pro- 
visions, le  recueil  des  miracles  sans  lesquels,  paraît-il, 
on  ne  peut  croire  Jésus-Christ,  et  qui  discernent  sa  doc- 
trine. Quel  désir  de  preuves,  hélas!  trop  réfu tables  !  Qui 
voudrait  aujourd'hui  entreprendre  une  apologie  du  chris- 
tianisme devrait  laisser  tomber  la  plupart  des  arguments 
de  Pascal  touchant  les  fondements  de  la  religion  chré- 
tienne, la  perpétuité,  les  figuratifs,  les  prophéties  et  les 
preuves  de  Jésus-Christ. 

Quant  au  miracle,  si  encore  ce  chercheur  s'en  fai- 
sait une  idée  large,  et  qu'il  entendit  par  la  tout  ce  qui 
dans  l'ordre  moral  ne  peut  s'expliquer  que  par  un 
triomphe  de  la  pensée  libre  sur  la  raison!  Mais  visible- 
ment il  désigne  de  ce  mot  toute  dérogation  aux  lois  du 
monde  physique.  «  Les  miracles,  dit-il,  prouvent  le  pou- 
voir que  Dieu  a  sur  les  cœurs  par  celui  qu'il  exerce  sur  les 
corps.  »  Il  dit  aussi  :  «  Les  miracles  et  la  vérité  sont 
nécessaires  a  cause  qu'  il  faut  convaincre  l' homme  en  entier, 
corps  et  dme.  » 


—  131  — 

Conception  moyenâgeuse,  charnelle  et,  pour  reprendre 
une  épithète  de  Pascal,  toute  juive.  Car  enfin,  les  vrais 
prodiges  de  Jésus-Christ  ne  sont  ni  ses  guérisons  de 
démoniaques,  —  quel  géomètre  songe  encore  à  les  désa- 
vouer ? —  ni  son  inutile  résurrection,  mais  bien  sa  vie, 
sa  passion  et  sa  mort.  O  couronne  du  Golgotha,  j'ignore 
si  une  de  tes  épines  adorée  comme  relique  peut  guérir 
des  enfants,  mais  n'es-tu  pas  au  front  du  Crucifié  le  signe 
du  plus  beau  des  miracles  ? 

94 

Quand  on  ne  croit  plus  à  rien,  on  finit  souvent  par  croire 

à  tout. 

95 

L'inquiet,  c'est  un  homme  qui  n'a  jamais  fini  de  chercher 

sa  voie. 

96 

«  Pascal,  nous  dit  un  de  ses  commentateurs  (M.  Léon 
Brunschwieg),  pense  par  opposition  :  toute  idée  évoque 
immédiatement  chez  lui  l'idée  contraire.  Façon  de  pen- 
ser naturelle  dont  il  a  fait  ensuite  une  condition  et  une 
méthode  pour  arriver  à  la  vérité.  »  Seulement  toute  la 
question  est  de  savoir  si  cette  méthode  convient  à  toute 

espèce  de  vérité. 

97 

Seules  les  idées  sont  profitables  qui  nous  viennent 
d'une  multiple  expérience  personnelle.  Pourquoi  faut-il 
que,  chez  les  hommes,  souvent  elles  la  précèdent?  Si, 


—  132  — 

par  malheur,  ils  sont  doués  d'une  sensibilité  trop  récep- 
tive, voilà  qu'elles  s'y  transforment  en  émotions.  Pascal 
n'a  pas  échappé  à  cette  loi  d'une  mystérieuse  chimie 
morale.  En  outre,  parce  qu'il  s'applique,  selon  le  mot 
d'un  de  ses  commentateurs,  à  penser  par  opposition,  il 
en  arrive  à  sentir  aussi  de  la  même  manière.  De  là  cette 
inquiétude  et  cette  angoisse,  que  certains  ont  prises  pour 
les  preuves  d'un  scepticisme  irréductible,  —  l'inquiétude 
et  l'angoisse  consistant  à  osciller  sans  cesse  entre  des 
états  opposés.  Que  ce  scepticisme,  Pascal  l'ait  admis  pro- 
visoirement et  comme  un  moyen  de  discussion,  il  n'en 
reste  pas  moins  que  le  doute  a  pénétré  dans  sa  pensée 
plus  avant  qu'il  ne  le  voulait,  —  jusqu'à  son  cœur. 

De  fait,  on  ne  se  prête  pas  sans  danger  à  des  idées 
contradictoires,  car,  si  les  unes  se  bornent  à  vous  traverser 
l'esprit,  d'autres,  celles-là  mêmes  qui  sont  le  plus  trou- 
blantes, s'incorporent  à  votre  sensibilité.  Et  l'on  finit, 
suprême  opposition,  par  sentir  d'une  manière,  alors  que 
l'on  pense  déjà  d'une  autre.  N'y  a-t-il  pas  eu  naguère  au 
Massachusetts  un  philosophe  qui  inclinait  doctrinale- 
ment  vers  la  foi,  et  qui  pourtant  ne  croyait  pas  ?  Sentir 
et  penser  à  l'unisson,  tout  est  là. 

98 

Quel  usage  Pascal  a-t-il  fait  de  cet  esprit  de  finesse 
dont  il  a  entrevu  toute  la  portée,  auquel  il  a  même  attri- 
bué le  pouvoir  de  sentir  les  vérités  de  la  géométrie?  Il  le 
néglige,    quand   il    ne   s'agit   que  de  lui  demander  une 


—  133  — 

méthode  psychologique,  et  même,  semble-t-il,  il  le 
combat  sourdement,  par  peur  de  quelque  idée  qui  serait 
contraire  à  sa  théologie.  Mais  sitôt  qu'il  devine  dans  le 
sentiment  du  cœur  un  chevalier  de  sa  croisade,  il  l'enrôle 
au  service  de  la  religion.  Au  fond,  il  y  a  dans  ce  cher- 
cheur angoissé  un  homme  dont  le  siège  est  tout  fait,  ou 
plutôt  une  àme  qui  se  considère  comme  une  ville  assiégée 
et  dont  les  portes  ne  s'ouvriront  qu'à  Dieu.  Mais  que  de 
brèches  à  ses  murailles  ! 

99 

Les  épis  que  la  pluie  a  mouillés,  si  le  vent  les  couche, 
ils  ne  se  relèvent  jamais. 

100 

Ni  le  Pascal  des  Romantiques,  incrédule  et  tourmenté, 
ni  le  Pascal  de  la  critique  contemporaine,  plus  assuré  sur 
la  foi  que  le  Docteur  séraphique  ou  que  le  Subtil  ou  que 
l'Ange  de  l'Ecole;  mais  un  inquiet  qui  s'accroche  à  la 
Croix,  son  mât  dans  la  tempête;  et  ce  mât  le  sauve  du 
naufrage,  sans  toutefois  le  soustraire  au  roulis  de  l'in- 
quiétude. 

101 

Si  la  foi  est  le  plus  haut  degré  d'un  sentiment  qui  ne 
s'accommode  guère  des  entreprises  de  la  raison,  les  preuves 
de  l'existence  de  Dieu  sont  toutes  morales  et  même  indi- 
viduelles, et  elles  ressortissent  à  cet  esprit  de  finesse  qui 
a  pour  principal  objet  de  connaissance  les  phénomènes 


—  134  — 

de  la  vie  intérieure.  Le  tort  de  Pascal,  de  l'inquiet  Pascal, 
est  d'avoir  sans  cesse  confondu  deux  ordres  dissembla- 
bles, en  demandant  à  l'intelligence  les  preuves  générales 
d'une  vérité  qui,  éternellement  particulière,  n'entre  pas 
dans  ses  catégories.  De  là  tout  ce  que  les  Pensées  pré- 
sentent d'inutile  et  d'incertain. 

Un  homme  qui,  sans  craindre  de  la  particulariser 
comme  un  cas  unique  et  d'en  marquer  le  caractère  spécial 
ou  distinct,  raconterait  ingénument  l'élévation  lente  de 
son  âme  à  la  foi,  aurait  des  chances,  lui,  d'écrire  la  plus 
belle  apologie  du  christianisme. 

102 

Naguère,  dans  une  solitude  à  mi-chemin  entre  Eaux- 
Mortes  et  Avully,  j'ai  entendu  tout  à  coup  une  voix  d'au- 
tant plus  étrange  qu'elle  semblait  d'une  impérieuse  dou- 
ceur. D'où  sortait  la  voix  soudaine,  et  que  m'a-t-elle  dit  ? 
Imaginez  un  ordre  qui  viendrait,  comme  une  grâce 
royale,  à  la  rencontre  de  votre  plus  cher  désir,  et  songez 
que,  s'exhalant  des  choses,  il  m'arrivait,  sans  frapper 
l'air  avec  des  mots,  tant  j'étais  devenu  le  cœur  des  choses, 
de  toutes  les  choses  qui  m'environnaient.  Qu'y  avait-il 
d'autre  en  ma  pensée  que  ces  prairies  et  ces  champs  de 
blé  ou  d'avoine  encadrés  de  haies  vives  ?  J'étais  tour  à 
tour  un  groupe  d'arbres  voisins  de  quelque  maison  basse, 
un  arbre  solitaire  et  frémissant  au  beau  milieu  d'une 
prairie,  et  tous  les  arbres  de  la  plaine  frémissante.  Vrai- 
ment je  ne  savais  plus  rien  que  les  souples  lignes  enchai- 


—  135  — 

nées  d'un  paysage  circulaire,  la  douceur  de  ses  contours 
et  l'harmonie  de  ses  mouvements  qui  m'encerclaient  de 
proche  en  proche  jusqu'aux  horizons.  Car  là-bas,  le 
Salève,  que  le  Mont  de  Sion  et  le  Yuache  unissent  comme 
d'une  accolade  au  Jura,  qui  semblait  rejoindre,  derrière 
un  soulèvement  de  l'étendue,  le  Salève,  que  prolongeait 
la  chaîne  des  Voirons,  toutes  ces  montagnes  dansaient 
une  ronde  autour  de  ma  pensée.  Et,  comme  je  songeais, 
parmi  tant  d'accords,  que  ce  cirque,  en  tournant  autour 
de  moi,  tournait  aussi,  sublime  accord,  autour  du  soleil, 
la  voix  me  disait  avec  une  impérieuse  douceur:  «  Si  la 
vérité,  j'entends  celle  qui  dicte  aux  hommes  une  règle 
morale,  n'est  un  point  de  vue  individuel  d'où  chacun, 
selon  la  force  de  son  regard,  découvre  sa  loi  propre,  ses 
propres  rapports  avec  la  vie,  tous  les  cercles  concentri- 
ques de  sa  pensée,  elle  ne  peut  pas  être,  cette  vérité,  un 
corps  de  doctrine  à  l'usage  de  tous  les  hommes.  Autant 
d'hommes,  ou  de  familles  d'hommes,  autant  de  points  de 
vue,  autant  de  doctrines,  eh  !  oui,  autant  de  vérités.  Mais 
que  dire,  de  ceux-là  qui,  faute  d'avoir  repéré  leur  point 
de  vue,  courent  jusqu'à  bout  de  souffle  après  les  vérités 
d'autrui,  ou  gravitent  sans  trêve  autour  d'une  doctrine 
conjecturale  ?  Les  malheureux  !  Ils  ne  verront  donc 
jamais  tout  ce  qui  gravite  autour  de  la  vérité  qu'ils  incar- 
nent, et  qu'ils  ignorent!  Et,  s'ils  voyaient  un  jour  ce 
paysage  fraternel,  qui  sait  comment  rayonne  une  vraie 
certitude,  ils  passeraient,  sans  le  comprendre,  nomades 
fatigués  ». 


—  136  — 


SECTION  XIV 

103 

La  sagesse  des  collines. 

Quand  au  sortir  d'Annemasse  en  Faucigny  on  prend 
sur  la  route  d'Etrembières  qui  file  vers  le  Salève  le  pre- 
mier chemin  à  gauche  qu'ombragent  déjeunes  marron- 
niers, on  aperçoit  bientôt  les  formes  pleines  d'un  ma- 
melon couvert  de  vignes  et  de  vergers  :  c'est  le  coteau  de 
Monthoux.  Derrière,  se  dressent  les  Voirons,  montagne 
allongée,  le  Mole,  pareil  à  un  volcan,  plus  loin  une 
chaîne  d'Alpes  farouches  et,  de  côté,  le  Salève  aux  vives 
arêtes,  tout  un  paysage  d'altitudes  qui  dominent,  sans 
l'écraser,  cette  petite  éminence.  Répond-elle  fortement 
par  quelques  traits  énergiques  à  la  nature  qui  l'environne  ? 
11  lui  suffit  d'être  ce  qu'elle  est,  un  mamelon  aux  formes 
pleines,  couvert  de  vignes  et  de  vergers,  et  d'aspirer  par 
toute  sa  végétation  la  lumière  du  jour.  Quelle  tranquille 
assurance!  Chaque  fois  que  je  l'admire,  je  songe  à  ceux- 
là  qui  savent  opposer  aux  discours  les  plus  impérieux  de 
simples  états  de  sensibilité  qu'ils  tiennent  pour  des  affir- 


—  137  — 

mations  irréfutables.  Telle  est  la  sagesse  des  collines  qui 
prennent  leur  place  sous  le  soleil,  de  toutes  les  collines 
que  j'ai  vues,  et  de  celle  que  voici.  Tandis  que  sur  ses 
pentes  les  arbres  s'isolent,  vers  le  sommet  ils  se  rassem- 
blent et  couvrent  une  partie  de  sa  crête  d'un  bois  qui 
descend  à  la  rencontre  du  chemin  où  je  vais  monter. 
O  vertus  secrètes  enfermées  dans  les  choses  !  Sitôt  que  je 
me  mêle  aux  ombrages  de  la  colline,  il  me  semble  qu'en 
ne  demandant  rien  de  plus  que  d'être  entièrement  ce  que 
je  suis  au  gré  de  la  saison,  de  l'heure  ou  de  la  minute, 
j'atteins  le  premier  degré  de  la  vérité.  Puis,  quand  j'arrive 
au  faîte  de  la  petite  éminence  qui  s'étale  comme  un  pla- 
teau et  où  rêve  un  étang  fleuri  de  nénuphars,  voyant 
qu'autour  de  moi,  montagnes,  plaines  et  rivières,  tout  se 
meut  sous  la  dépendance  du  soleil  et  de  mes  regards,  je 
vérifie  une  fois  de  plus  que  le  moindre  de  mes  sentiments, 
si  je  l'éprouve  dans  sa  plénitude,  m'assure  une  telle 
connaissance  de  la  vie  qu'elle  équivaut  à  la  possession  de 
l'univers. 

Au  fond,  seule  une  vérité  m'importe,  que  ni  la  science 
des  choses  extérieures  ni  la  science  des  choses  divines  ne 
peut  m'enseigner,  et  c'est  la  nature  de  mes  rapports  avec 
la  vie.  Vérité  mobile  et  changeante  et  que  j'atteins 
d'emblée,  parce  qu'elle  n'est  pas  autre  chose  qu'un  état 
de  sensibilité.  Si  je  voulais  alors  penser  par  antithèse,  je 
serais  comme  un  architecte  qui  fait  de  fausses  fenêtres 
pour  la  symétrie.  Or,  une  seule  me  sullit,  celle  d'où  je 
regarde  le  ciel  et  la  terre  et  par  où  je  sauterai,  s'il  le  faut. 


—  138  — 

de  l'ombre  au  grand  jour.  Je  veux  me  conformer  à  la  vie 
même,  qui  est  la  plus  magnifique  des  affirmations  avec 
ses  paroles  de  clarté  et  ses  strophes  de  lumière.  Quelle 
doctrine  briserait  mon  élan  ?  Mais  le  propre  d'une  émo- 
tion est  d'avoir,  outre  sa  résonance  immédiate,  de  loin- 
taines résonances  à  travers  tout  le  système  de  nos  senti- 
ments qui,  dépendant  les  uns  des  autres,  se  modifient 
plus  ou  moins  dès  que  l'un  d'eux  se  transforme.  «  11 
semble,  dit  ce  mystérieux  Discours  sur  les  passions,  qui 
n'est  peut-être  pas  de  Biaise  Pascal,  il  semble  que  l'on 
aye  toute  une  autre  âme  quand  l'on  ayme  que  quand  on 
n'ayme  pas  ;  on  s'élève  par  cette  passion  et  on  devient 
tout  grandeur.  »  O  souple  enchaînement  des  forces  de 
l'univers  !  L'homme  ressemble  à  la  nature,  et  rien  ne  nous 
donne  mieux  la  conscience  de  cette  identité  que  les  efflo- 
raisons  d'un  sentiment.  La  graine  porte  en  elle  toute  la 
plante  qui  se  réalise  dans  la  fleur  où  se  cachent  d'autres 
graines.  Que  de  réalités  perdurables,  actuelles  et  futures 
représente  la  moindre  de  nos  émotions!  L'instant  qui  la 
voit  éclore  est  riche  de  saisons  et  d'années,  car  avec  elle 
s'achève  en  nous  quelque  chose,  et  quelque  chose  de  nou- 
veau commence.  Pareille  à  ces  rythmes  distincts  qui, 
sous  la  forme  d'un  être  ou  d'un  objet  animé,  se  détachent 
du  grand  mouvement  universel,  rythmes  furtifs,  forces 
passagères  qui  semblent  interrompre  la  continuité  d'une 
force  permanente,  elle  est  un  geste  dominateur  auquel  se 
rallie  de  proche  en  proche  tout  ce  qui  de  nous  rayonne 
dans  notre  cercle  intérieur.  Ainsi  le  présent  est  un  passé 


—  139  — 

qui  toujours  s'enrichit  et  déjà  il  ordonne  tout  l'illimité 
du  possible. 

Douterais-je  de  cette  rigoureuse  continuité?  Il  a  disparu 
le  château-fort  qui  érigeait  ici  ses  tours  et  ses  droits.  Il 
s'est  effondré  comme  la  puissance  de  ces  maîtres  ;  comme 
eux  il  a  glissé  sous  terre.  Au  milieu  des  cimes  empennées 
d'un  bois  de  sapins  une  étroite  chapelle  à  pris  sa  place. 
Mais  le  village  qu'il  dominait  respire  encore  à  ciel  ouvert. 
C'est  une  longue  vieille  rue  que  de  vieux  arbres  dissi- 
mulent, un  vrai  chemin  de  garde  au  flanc  de  la  colline, 
quelque  chose  comme  une  douzaine  de  guérites  aux  abords 
du  danger.  Tantôt  elle  passe,  cette  rue,  entre  des  maisons 
bâties  sur  le  roc  et  dont  la  porte  a  pour  chambranle  des 
poutres  encastrées  dans  les  murs  ;  tantôt  elle  file  entre  des 
vergers  séculaires  montant,  ici,  vers  le  sommet  du  coteau^ 
descendant  là  vers  la  plaine,  et  qui,  tous,  semblent  allon- 
ger sur  l'herbe  les  grandes  ombres  que  fait  le  Temps  avec 
ses  ailes.  Et  partout,  au  bord  du  chemin,  autour  des  mai- 
sons, les  arbres,  noyers  ou  châtaigniers,  plus  vieux  les  uns 
que  les  autres,  et  couverts  de  mousse,  si  nombreux  ils  sont 
qu'ils  répandent  sur  le  village  en  faction  l'humide  fraî- 
cheur de  la  nuit.  Mais,  parfois,  une  cour  s'élargit  au  soleil 
comme  l'esplanade  d'un  rempart.  Alors,  on  entrevoit,  cou- 
chée au  pied  du  coteau,  la  plaine  du  Faucigny  et,  bravade 
ou  défi,  le  château  de  Langin  et,  puissance  invincible,  la 
chaîne  des  Voirons.  Ce  village,  qui  fut  jadis  taillable  et 
corvéable  à  merci,  quelle  chose  rude  en  face  de  toutes  ces 
rudesses  !   Quand  je  le  parcours,   bientôt  je  crois  tin- 


—  140  — 

garde  montante  ou  garde  descendante.  A  voir  cette  lon- 
gue vieille  rue  et,  s'y  ralliant,  des  sentiers  où  l'herbe 
pousse  ainsi  que  sur  les  tombes  abandonnées,  à  voir  aussi 
les  arbres  de  la  chapelle  aigus  comme  la  hampe  d'une 
pertuisane,  et  ces  murs  de  jardin  tout  caparaçonnés  de 
verdure,  je  respire  un  parfum  de  campagne  et  de  cheva- 
lerie. Rencontrerais-je  par  hasard  le  laboureur,  qui  trouva 
l'autre  jour,  en  remuant  sa  terre,  ce  témoignage  signé 
d'un  beau  paraphe  :  un  squelette  armé  d'une  cuirasse  et 
dont  le  crâne  était  percé  d'une  flèche  rouillée?  Verrais-je 
mieux  encore,  dans  les  feuillages  ensoleillés  briller  sou- 
dain la  lame  d'une  épée,  un  gantelet  de  fer  ?  Et  !  n'est-ce 
pas  une  poudrière,  cette  demeure  que  voilà,  isolée,  sans 
fenêtre,  et  toujours  hermétiquement  close  ?  Mais  quoi  ! 
la  valeur  du  passé  se  réduirait-elle  pour  nous  à  de  pitto- 
resques visions,  l'enlèvement  d'une  redoute,  les  orages 
d'une  mêlée  ou,  par  contraste,  sous  une  armure  ternie 
quelques  os  entrelacés  ?  S'ils  ne  savaient  s'approprier, 
pour  les  accroître,  les  vertus,  l'énergie  des  siècles  révo- 
lus, les  vivants  ne  vaudraient  pas  les  morts.  Peut-être 
ont-ils,  ces  fantômes,  adoré  ce  que  volontiers  nous  brû- 
lerions aujourd'hui...  Qu'importe,  si  notre  ferveur  égale 
au  moins  la  ferveur  qu'ils  ont  mise  à  brûler  ce  que  nous 
adorons  ! 

Je  sais  encore  au  flanc  de  ce  coteau  un  verger  qui  re- 
garde un  vaste  paysage  circulaire  formé  du  Salève,  des 
Bornes,  de  la  montagne  de  Soudine  et  des  arbres  qui 
m'abritent,  quand  je  m'y  repose.   Beau  verger  dont  les 


—  141  — 

lignes  vont  se  répétant  jusqu'aux  lignes  de  l'horizon.  Aux 
lentes  inflexions  de  cette  arête  qu'une  file  de  pommiers 
accentue,  répondent  là-bas,  aussi  lentes,  mais  plus  larges 
et  plus  hautes,  les  inflexions  entrelacées  de  Soudine,  des 
Bornes  et  du  Salève.  Et,  comme  au  bas  de  ce  verger  un 
toit  luit  rouge  dans  le  vert  des  feuillages,  on  dirait  que 
l'humble  maison  cachée  là  est  le  cœur  vivant  d'où  jaillit, 
ainsi  qu'une  voix  limpide,  l'immense  paysage.  Qu'elle  est 
riche,  la  pauvre  maison  !  Si  je  pouvais,  je  la  donnerais  à 
tel  homme  de  moi  connu  et  qui  se  dit  chaque  matin,  dès 
qu'il  voit  le  monde  renaître  sous  ses  yeux  :  «  Sois  donc 
un  point  sensible  où  converge  la  vie,  elle  t'inspirera  le 
chant  de  la  journée  ». 

Là,  j'ai  rencontré  cent  fois  l'image  du  bonheur,  quand 
les  arbres  de  ce  verger  qui  plongent  leurs  racines  dans  la 
nuit  souterraine  et  trempent  leurs  cimes  dans  la  lumière 
du  jour,  unissent  le  ciel  à  la  terre  en  leur  offrant, 
agitées  de  feuilles  et  de  fruits,  des  branches  plus  lourdes 
que  des  cornes  d'abondance.  Si  le  bonheur  est  pour  cha- 
cun de  s'épanouir  dans  ses  œuvres,  un  seul  de  ces  arbres 
porte,  avec  les  sphères  menues  et  bigarrées  qui  s'y  ba- 
lancent, une  telle  charge  de  bonheur  qu'à  l'heure  où  le 
soleil  couchant  illumine  la  crête  du  coteau,  ce  verger 
semble  monter  vers  la  nue  comme  une  action  de  grâces, 
et  dire  :  «  Les  œuvres,  les  belles  œuvres  qui  sortent  de  la 
terre  ou  de  la  main  des  hommes,  sont  des  prières  exau- 
cées ».  Dès  lors,  pour  m'expliquer  le  mystère  de  la 
beauté,  ne  venez  plus  me  faire  croire  que  le  tempérament, 


—  142  — 

c'est  l'exercice  d'une  faculté  maîtresse,  quand  au  contraire 
c'est  un  conflit  de  tendances  opposées  qui  finissent  par 
s'accorder  dans  une  émotion  unique.  Ah  !  quels  rudes 
tempéraments,  ces  arbres  qui  prennent  la  terre  par  toutes 
leurs  racines  et,  par  toutes  leurs  branches,  le  soleil  ! 

L'heure  qui  sonne  à  présent  au  clocher  d'un  village, 
elle  sonne  à  tous  les  clochers  du  pays,  et  dans  toutes  les 
maisons  où  bat  une  horloge,  et  dans  toutes  les  âmes  où 
bat  une  espérance.  Que  m'apportera  cette  heure  aux  voix 
si  proches  et  si  lointaines  ?...  Pour  ne  pas  la  perdre,  afin 
de  la  parer  de  beauté,  gagnons  la  route  qui  borde  ce 
verger  et  descend  vers  Genève,  allons  admirer  l'autre 
visage  du  coteau,  celui  qui  sourit  au  Salève.  Il  y  a  quel- 
ques jours,  le  soleil  levant,  qui  entrouvrait  des  nuages, 
l'éclairait  par  endroits.  Lumière  miraculeuse  !  A  voir 
l'éclat  brusque,  l'air  étonné  des  prairies,  plus  vives  que 
jamais  au  bord  de  la  plaine  genevoise  noyée  de  brumes, 
on  aurait  dit  qu'un  inattendu  soleil  vert  éveillait  la  sur- 
prise de  cette  matinée  de  septembre. 

Mais  de  la  route  où  j'avance  et  qui  passe  le  long  d'un 
plateau,  que  vois-je  à  ma  gauche  ?  un  objet  rare  mis  en 
valeur  par  un  artiste  inconnu,  et  c'est  une  humble  église 
de  village.  Petite  église  de  campagne  où  il  fait  dimanche 
tous  les  jours  de  la  semaine,  parce  que  tous  les  jours,  un 
peu  gauchement  parée,  elle  enferme  quelque  chose  du 
grand  repos  dominical  dans  une  atmosphère  d'attente 
indéfinie.  Posée  à  même  ce  plateau  surchargé  d'arbres 
verdoyants,  on  dirait  une  église  au  beau  milieu  des  bois. 


—  143  — 

Quel  isolement  absolu  dans  les  feuillages  !  Et  tout  le  pays 
de  collines  et  de  montagnes  que  du  haut  de  son  fin 
clocher  pointu  elle  regarde,  l'environne  de  solitudes.  Si 
fine  et  si  nette,  et  d'une  architecture  si  précise,  l'humble 
église,  clocher  pointu,  nef  allongée  au  toit  gris  clair, 
achève  d'acquérir  tout  son  prix  quand  on  la  compare 
avec  son  village,  maisons  branlantes,  toits  rapiécés,  qui 
commence  là  où  finit  l'enceinte  de  verdure.  Elle  affirme 
alors  sa  précellence.  Mais  visiblement  elle  ne  s'isole  que 
pour  mieux  s'associer  à  tout  ce  qui  l'entoure.  Les  arbres, 
qui  lui  composent  une  assemblée  de  fidèles,  la  relient  à 
son  village  qui,  la  reliant  à  d'autres  lieux,  de  proche  en 
proche  la  relie  aux  horizons,  cercle  aéré  de  collines  et 
de  montagnes.  Ainsi  l'humble  sanctuaire,  pareil  à  une 
châsse  exposée  en  plein  vent,  préside  une  assemblée  de 
paysages  et  veille,  simple  église  de  paroisse,  sur  toute 
une  province.  Peu  m'importent  son  enseignement,  le 
saint  qui  l'habite  ou  les  reliques  menues  de  son  pauvre 
trésor.  Grand  Saint  Albin  qui  l'honorez  de  votre  présence 
et  guérissez,  dit-on,  les  enfants,  pardonnez  à  ma  folle 
audace.  J'aime  dans  cette  église  un  signe  émouvant,  le 
geste  éternel  de  la  vie  qui  aspire  comme  un  poème  aux 
perfections  de  l'ordre,  de  l'enchaînement  et  de  l'har- 
monie, cette  adorable  Trinité. 

Le  merveilleux  appel  !  Si,  voulant  m'approcher  de  ces 
pierres  vivantes,  je  traversais  les  pelouses  qui  nous  sépa- 
rent, bientôt  je  reverrais  la  place  du  village.  Comme  elle 
est  charmante,  —   avec   les   six  ou   huit   nuisons   qui   la 


—  144  — 

bordent,  et  toute  l'herbe  qui  pousse  au  milieu,  et  les 
noyers  qui  l'ombragent,  elle,  son  banc  de  pierre  et  sa 
fontaine,  —  comme  elle  est  charmante  de  ressembler  à 
un  verger  ou  à  une  prairie  inclinée  !  Larges  façades,  où  le 
ciel  concentre  sa  lumière,  et  percées  de  peu  de  fenêtres, 
ces  maisons,  sauf  une  qui  tient  boutique,  ont  l'air  de 
maisons  aux  champs  et  dont  la  grange  baye  aux  récoltes. 
Elles  sont  là,  deux  par  deux,  esquissant  à  gauche,  à 
droite  et  au  fond  de  la  place,  les  premiers  traits  d'une 
figure  indéterminée  qu'envahit  de  tous  côtés  la  campagne 
environnante;  et,  s'opposant  les  uns  aux  autres,  leurs 
volumes  clairs  s'équilibrent.  Devant  elles,  sous  les  noyers 
aux  gestes  brefs  et  dans  l'herbe  drue,  des  chemins  passent, 
qui  s'en  vont  vers  de  plus  vastes  solitudes  et,  peut-être, 
cahin-caha  jusqu'aux  horizons.  Autour  de  la  petite  place, 
là-bas,  jouent,  lumineuses,  les  grandes  lignes  envelop- 
pantes des  lointains,  le  Salève  et  le  Jura,  la  montagne  de 
Soudine  et  les  Bornes.  Le  rêve  de  la  petite  place,  demi- 
verger,  demi-prairie,  rayonne  à  travers  l'espace  dans  les 
vergers  et  les  prairies  d'alentour.  Et,  par  les  chemins  qui 
la  traversent  comme  les  quatre  vents,  elle  voit  venir,  selon 
les  jours  et  selon  les  heures,  des  paysannes  en  quête  de 
provisions  ou  quelque  convoi  funèbre,  les  lourds  chars 
de  la  moisson  ou  la  voiture  légère  d'une  épousée.  Elle  est 
le  centre  raisonnable  de  la  commune.  Là,  se  rencontrent, 
après  la  messe,  les  fidèles  ;  là,  se  débattent  tous  les 
marchés  ;  là,  s'accomplissent  les  ventes,  les  trafics  et  les 
échanges;  là,  s'agitent  les  intérêts;  là,  des  forces  actives 


—  145  — 

prennent  conscience  de  leur  valeur,  jusqu'au  moment  où, 
toutes  affaires  traitées,  chacun  regagne  sa  maison  perdue 
au  milieu  des  champs.  N'est-il  pas  sage,  l'homme  qui  tient 
la  vie  sociale  pour  un  carrefour  où  les  nécessités  de  l'exis- 
tence l'obligent  à  se  rendre  et  qui,  plus  riche  de  s'être 
dépensé,  bientôt  retourne  aux  solitudes  de  soi-même  ? 
Soudain,  la  route  qui  m'entraîne  découvre  de  nouveaux 
horizons.  Rien  ne  donne  mieux  la  sensation  des  mouve- 
ments de  la  terre  que  ce  coteau  vu  d'ici  et  qui  ressemble 
au  sommet  d'une  mappemonde  inclinée  sur  son  axe. 
Comme  il  a  l'air  de  mouler  selon  la  forme  de  sa  silhouette 
le  souple  ciel  qui  l'environne  !  Un  hameau  clair,  assom- 
bri de  quelques  sapins,  l'attache  à  la  plaine  qui  monte 
vers  lui  par  degrés.  Plus  haut,  des  vignes  allongent  leurs 
rainures  semblables.  Ça  et  là,  des  champs  parsemés 
d'arbres,  chênes  ébranchés,  pommiers  ronds,  saules  che- 
velus, peupliers  minces,  étalent  leurs  diverses  couleurs 
unies.  Et  toute  la  campagne  genevoise  que  ferme  le 
Jura,  semble  graviter  autour  du  coteau  qui  gravite 
autour  du  soleil  et  se  penche  vers  elle.  Oh  !  l'unanimité 
de  l'univers  qui  se  reflète  dans  ma  conscience!  Quel  ins- 
tinct me  pousse,  lorsque  je  suis  au  milieu  d'un  paysage, 
à  l'embrasser  tout  entier  d'un  regard  circulaire,  et,  cha- 
que fois  que  j'accorde  mon  petit  geste  de  vivre  au  grand 
geste  de  l'élan  vital,  à  prolonger  le  présent  dans  le 
passé  et  dans  l'avenir  ?  Ma  pensée  aime  à  danser  comme 
un  chœur  de  jeunes  beautés  heureuses  dans  les  limites 
de  la  vie,  et  par  bonds  elle  s'enlace  à  la  lumière  du  joui-. 


—  146 


Les  heures  fugitives  qui  lui  sont  comptées,  tombent  du 
haut  des  clochers,  une  à  une,  dans  l'innombrable.  Ah  !  que 
cette  chute  d'heures  l'affligerait,  ma  pensée,  si  de  toute  la 
force  de  ses  désirs  les  plus  profonds  elle  ne  gravitait, 
joyeuse,  autour  de  l'idée  d'éternité  comme  la  terre  autour 
du  soleil. 


Un 

BIBLIOTHECÀ 


IL  A  ÉTÉ  TIRE  DE  CET  OUVRAGE  :  4  EXEMPLAIRES  SUR 
JAPON  IMPÉRIAL,  NUMEROTES  1  A  4;  30  EXEM- 
PLAIRES SUIÎ  HOLLANDE,  NUMEROTES  5  A  34  ;  500 
EXEMPLAIRES  SUR  VERGE  ANGLAIS,  NUMÉROTES  35  A  534- 
ACHEVÉ  D'iMPRIMER  LE  15  MARS  1920  PAR 
ALBERT   KUNOIG,  MAITRE    IMPRIMEUR   A   GENEVE. 


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La   Bibliothèque 

Université   d'Ottawa 

Échéance 

Celui  qui  rapporte  un  volume 
après  la  dernière  date  timbrée 
ci-dessous  devra  payer  une  amen- 
de de  cinq  sous,  plus  un  sou  pour 
chaque  jour  de   retard. 


The  Library 

Universiry  of  Ottawa 

Date    due 

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or  before  the  last  date  stamped 
below  there  will  be  a  fine  of  five 
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cent    for    each    additional    day. 


a39003     000  99^09b 

B  1903  t     R    4    4    P    3  1920 

RHEINI1JPLD1  ALBERT* 

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