U d'/of OTTAWA
i
I&A-Qï
/
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/pascalouladerniOOrhei
PASCAL
ou
LA DERNIÈRE CROISAI)!:
ALBERT RHEINWALD
r A. ij vj A L
ou
LA DERNIÈRE CROISADE
GENEVE
A. JULLIEN, Editeur
Bourg-dc-Four, 32
<*
y
DU MEME AUTEUR
La Lumière sur les Terrasses, un volume grand in-8° . Fr. 6.50
Jean-Jacques Rousseau et ta campagne genevoise, une
brochure in-4° Fr.* 2. —
L'Art d'Alice Bailly, un volume petit in-8° illustré . . Fr. 6. —
Une leçon de style par le paysage genevois, une
brochure in-4° Fr. 2.50
En préparation
Le Paysage genevois dans la littérature française.
Les Contes de la Roulotte.
Jacqueline, roman.
6
l°\o2,
Exemplaire A7
A
HELENE
TOUJOURS PRÉSENTE
INTRODUCTION
Je ne suis ni un critique d'art, ni un critique litté-
raire. Mais s'il me plaisait de devenir l'un ou l'au-
tre, ou tous les deux à la fois, je pense, en vertu de
bonnes raisons, que ni la méthode évolutive, ni le
léger commentaire impressionniste ne sauraient me
contenter. Je devrais donc me rendre à un autre
point de vue, découvrir une autre manière de juger
les œuvres qui sont sorties de la main des hommes,
bref, renouveler la critique.
Et d'abord je m'aviserais qu'elle ne doit différer de
l'objet oh elle s'applique, ni par sa forme, ni par sa
nature. Quiconque, me dirais-je, veut explorer l'in-
connu, doit craindre et l'esprit de système qui altère
nos rapports avec la vie, et ce vagabondage rapide
qui s'amuse à des sensations fugitives. H faut abor-
der les œuvres d'art avec la simplicité de l'enfant qui
— 8 —
n'a pas nos idées de derrière la tête, et V attention
soutenue de l'homme qui veut, ainsi que le poète, dis-
tinguer la réalité de ses apparences. Alors, dans l'ob-
jet considéré, ce qui est vivant agit bientôt sur nous
à la manière d'une musique, et va de proche en pro-
che ébranler nos fibres profondes. Décrire ces états
de sensibilité que l'art a toujours exprimés depuis
qu'il y a des hommes et qui chantent, sculptent ou
dessinent, voilà le premier devoir du critique. Mais,
ajouterais-je, il réclame de celui qui l'exerce un peu
d'esprit de finesse, cet esprit que j'appelle volontiers
sens musical, et non sans raison, car c'est grâce à
lui que percevant le vrai caractère, l'ordre secret, le
rythme propre de toutes choses, nous pouvons mys-
térieusement nous accorder avec elles.
Au reste, si je cherche quel est le caractère distinct/' f
de l'homme affiné par des siècles de civilisation, et
donc rompu à tous les exercices de la pensée, je trouve
en lui une merveilleuse aptitude à se métamorphoser
par le rêve dans toutes les formes de la vie, depuis
les plus humbles, éléments, flore ou faune, jusqu'aux
plus élevées de la hiérarchie des êtres. Le sûr moyen
d'aller, quand il nous plaît, delà vie moderne à la vie
primitive, et, peut-être, d'entrevoir nos mystérieuses
futuritions ! Ainsi reviennent à la simplicité des pre-
miers âges les époques avancées qui font ce miracle
— 9 —
de réconcilier en nous nature et. culture, ces deux
puissances rivales.
La rhétorique traditionnelle, dirais-je encore, n'a
guère enseigné jusqu'ici que les moyens de discourir :
art tout littéraire, livresque, oratoire et qui ne songe
qu'à démontrer. Partir d'un principe et tracer en
droite ligne la voie de ses conséquences de la pre-
mière à la dernière, voilà ce qui le préoccupe. La
route déductive, ainsi tracée, peut être aussi belle
que favorable à des transports rapides; mais l'homme
qui s'y engage, ignore presque tout le royaume
qu'elle traverse.
J'imagine un autre voyage.
Sous mes yeux se découvre un pays dont je vois
les horizons et que je veux connaître. Je sais les limi-
tes que je dois atteindre. Pourquoi faut-il que tant
de chemins et de sentiers me sollicitent ? Lequel choi-
sir? Prendrai-je le plus court? Guidé par mon plai-
sir et les conseils de l'heure, je m'aventurerai a gau-
che, à droite, et, revenant, s'il le faut, sur /nés pas,
mais sans perdre du regard la lointaine ligne bleue
des horizons, je trouverai, je sentirai de mieux en
mieux les rapports qui lient toutes choses dans le
cercle de ma vision. Ainsi le voyage sera une lente
conquête et, quand j'arriverai au terme de mon itiné-
raire, je ramènerai mes impressions partielles à
— 10 —
l'unité d'une suprême vue d'ensemble, longtemps
cherchée, sans cesse entrevue, enfin découverte. Puis,
songeant aux voyageurs qui méconnaissent les condi-
tions de leur plaisir, je graverai sur une de ces
bornes qui marquent les frontières un Sta Viator et
ces mots empruntés à Pascal :
Le cœur a son ordre, l'esprit a le sien.
Tu peux connaître la vérité non seulement par la
raison, niais encore par le cœur.
Et l'ordre du cœur te permet une digression sur
chaque point, pourvu que tu le rapportes à une fin
toujours présente *.
Si donc l'on veut parler des Pensées, qui devaient
comprendre, outre des maximes ou réflexions déta-
chées, des lettres et des dialogues, il faut, je crois,
s'accorder à leurs mouvements variés, et s'en tenir,
1 Enfin, pour en finir une bonne fois avec les enfantillages de
l'impressionnisme, je demanderai à cette méthode la démonstration
d'une vérité que je crois inédite et que j'ai trouvée en étudiant
Ratine, Pascal et Jean-Jacques Rousseau. C'est une théorie de
la création artistique. Elle ouvrira, si je ne me trompe, de nou-
veaux horizons à l'histoire et à la critique littéraires, qui lan-
guissent aujourd'hui, l'une, dans les cellules de l'érudition et
l'autre, dans les bas-fonds du journalisme. Mais d'abord je dois
compter avec un collaborateur qui n'en fait qu'à sa tète, le Temps,
et, pour être approuvés.
De semblables projets veulent être achevés.
— il —
quoiqu'il en coûte, à des réflexions détachées. Tout
discours suivi serait une faute de ton : laissons-la
au passif des professeurs de littérature et soyons
soucieux d'harmonie, même quand il s'agit de dis-
puter1. Qu'on voie dans les pages suivantes un recueil
de « pensées » qui, pour avoir tout leur sens,
devraient alterner avec certaines « pensées » des
Pensées 2. Au reste, ne sont-elles pas dans la
mémoire de tous ceux à qui j'ai le dessein de
m'adresser, et notamment des protestants qui aiment
Pascal comme un frère en inquiétude ? Ceux d'entre
eux qui ont lu La Lumière sur les Terrasses, où j'ai
dit ma confiance dans la vie, s'ils lisent le présent
ouvrage, peut-être s'apercevront-ils que j'ai voulu
vérifier une fois pour toutes mes certitudes en y oppo-
sant, avec des mains respectueuses, le grand livre de
Pascal.
Hélas ! c'est le cas ou jamais de se rappeler le mot
terrible de Chateaubriand, sur les commentateurs qui
1 Au surplus, ce geure d'exposé permet d'éviter ci les vaincs
transitions et tous les développements oratoires qui s imposent
à quiconque veut faire un beau discours suivi. D'autre pari, si les
éléments d'un ouvrage de 1 esprit valent surtout par les rapports
secrets qu'ils entretiennent entre eux. ce genre d'exposé ne contre-
vient pas, que je sache, à celte loi de la composition.
i Nous avons suivi Pascal à travers l'édition de M. Léon
Brunschwicg.
— 12 —
se sont gîtes autour des Pensées : « On croit voir,
dit-il, les ruines de Palmyre, restes superbes du
génie et du temps, au pied desquelles l'Arabe du
désert a bâti sa misérable hutte ». Ah ! rentrons en
nous-méme — ou dans notre cabane. Humilions-nous
et, pour adoucir notre peine, admirons une fois de
plus l'enchanteur qui, d'une seule image, nous
charme en nous condamnant. Mais faisons mieux
encore. Palmyre, le désert, l'Arabe et sa hutte, pour
un Occidental qui n'aborda jamais aux champs milé-
siens, sont des étrangetés lointaines, et nulle Zénobie,
d'ailleurs, n'a régné sur Pascal. Comme je vois
mieux ces grands tableaux du plein air qui s'appel-
lent Jouy-en-Josas, Versailles, Montmorency, Loti-
veciennes, Marly, Chevreuse ! Là, je puis être, si je
veux, mon propre enchanteur.
Il y a dans le voisinage du palais de Versailles un
immense bassin creusé jadis par le régiment qui ser-
vait de garde à Louis XIV. C'est la pièce d'eau des
Suisses, ainsi nommée en souvenir de nos lointains
compatriotes qui voulurent, selon leurs forces, colla-
borer à ce chef-d'œuvre de la beauté française et
qu'un grand roi avait conçu. La pièce d'eau des
Suisses n'appartient pas aux jardins de Versailles
proprement dits ; elle est comme en marge des
avenues tracées par Lenôtre ; mais elle reflète dans
— 13 —
sa limpidité l'Orangerie claire et les bois sombres de
Satory. Ces fluides miroirs, celui de Latone ou celui
d'Apollon, et celui de Neptune comme celui des
Suisses, et ces parterres que dominent des terrasses
orgueilleuses, ne songent qu'à nous enchanter. Mais,
en même temps qu'un plaisir, quel ordre ces lieux
nous proposent ! Accord sublime d'un instinct avec
la raison, voilà, nous disent-ils, le propre de la beauté
française. Suis-je trop ambitieux, si je. rêve de tracer
en marge de la France une œuvre où se reflètent,
sinon sa demeure tout entière, du moins une de ses
dépendances et la crête d'une de ses collines ?
Corly (Haute-Savoie), le 5 septembre 1919.
SECTION I
Quand de Soral, charmant village de mon pays, <»n
suit la route de Genève, qui monte d'abord encaissée
entre deux hauts talus, on peut se croire dans un col ; mais
lorsqu'elle débouche sur un plateau toujours aéré, le
regard trouvant libre carrière embrasse le Jura, le Salève
et les Voirons, toute la campagne genevoise avec ses
vallonnements et ses collines. Là-bas, la plus lointaine
porte le village de Ballaison ; cette autre, le village de
Vandœuvres; et la plus proche, Bernex et l.ully, invisibles.
Triangle ébréché, cette dernière, dépourvue d'arbres et
de maisons, sauf des hameaux tapis aux deux extrémités
de sa base, se dresse et s'allonge parmi la plaine. Apre
et désolée au point de ressembler à un calvaire de Bre-
tagne, elle tranche sur la douceur du paysage qui l'entoure
de ses plans inclinés. Mais la forme de sa silhouette
s'accorde aux rythmes simples des autres collines comme
aux mouvements éloignés du Mont-de-Sion et du Vuaehe
qui devant elle barrent l'horizon. S'opposant à tout ce
qui de près l'avoisine, elle s'associe à tout ce qui de loin
l'environne. Que n'y a-t-il à son sommet le refuge îles
croyants? Une chapelle, un couvent, une de ces demeures
— 16 —
OÙ l'homme se retire du siècle pour se rapprocher de
Dieu, accentuerait le caractère de l'âpre colline. A lavoir
si farouche, si désolée et, pourtant, si conforme aux aspi-
rations les plus hautes de ce pays en gradins, je songe à
Pascal, âme tourmentée, avide d'absolu ; je perçois le
double état qui marque les grandes vocations religieuses,
la double prière des chrétiens : « Seigneur, disent-ils,
affranchissez-nous des enchantements du monde et faites
que nous nous sou menions à vos règles qui les condam-
nent. » O calvaires de Bretagne, quels fidèles vous gravi-
ront encore ? Klle vous ressemble, l'âpre colline qui se
dresse et s'allonge parmi la plaine genevoise, mais c'est
un calvaire tout planté de ceps, tout ruisselant de vin à
l'automne, et Jacqueline, comme nous suivions au temps
des vendanges la route qui va de Soral à Genève, m'a
dit un jour : « Si nous montions là-haut pour y grappiller
dans les vignes ? »
2
Les Pensées de Pascal, c'est l'histoire fragmentaire de
son évolution morale et religieuse.
o
O
J'opposerai quelquefois à ses inflexibles raisonnements
des états ou des expériences de sensibilité que je tiens
pour des affirmations irréfutables.
4
Dieu me garde de confondre la Pensée éternelle avec,
l'intelligence, qui n'en est qu'une manifestation superfi-
— 17 —
cielle. Que vaut un raisonnement juste, si mon cœur, du
fond des âges, le récuse ? Chacun de nos sentiments est
un sûr et délicat moyen de connaissance qui relève, non
de l'esprit géométrique, mais de l'esprit de finesse. Cet
esprit, je l'appelle volontiers sens musical, car c'est grâce
à lui que, percevant le vrai caractère, l'ordre secret, le
rythme propre de toutes choses, nous pouvons mystérieu-
sement nous accorder avec elles. Que les primitifs, qui
n'étaient pas des primaires, fussent doués de ce sens-là,
je le croirais volontiers; mais, à dire vrai, je l'ignore.
J'affirme en revanche qu'on ne le trouve guère aujour-
d'hui que chez des hommes si pénétrés de culture qu'ils
savent avec clairvoyance réconcilier en eux nature et
civilisation. Ainsi, dans les paysages que j'aime entre
tous — de la Touraine ou du Valois, de l'Ile-de-France
ou du Genevois — se rencontrent et se mêlent ces deux
puissances rivales, l'une enchantant mon cœur, et l'autre
ma raison.
5
Les géomètres veulent arriver à la vérité par le raison-
nement ; les esprits fins, par l'intuition. Si ces derniers
n'ont pas tort, le sentiment de la beauté peut être tenu
pour un moyen de connaissance.
6
L'esprit géométrique n'est pas loué de procéder comme
la volonté, dont Pascal a dit qu'elle est « un des princi-
paux organes de la créance, parce que les choses sont
■i
— 18 —
croies ou fausses selon la face par où on les regarde. La
volonté qui se plaît à V une plus qu'à Vautre, détourne
l'esprit de considérer les qualités de celles quelle n'aime
pas à voir ; et ainsi l'esprit, marchant d'une pièce avec la
volonté, s'arrête à regarder la face qu'elle aime ; et ainsi
ilen juge par ce qu'il y voit». Ces lignes sontun aveu : elles
confirment trois choses dont nous nous doutions, à savoir
que, chez Pascal, la volonté intervient dans presque toutes
les opérations de sa pensée ; que ces opérations, il les définit
bien, lorsqu'elles relèvent de l'esprit géométrique ; mais
qu'en revanche il n'a guère observé les habiles démarches
de l'esprit de finesse.
7
Si l'homme passe infiniment l'homme, selon le mot de
Pascal, c'est que la vie passe infiniment ce faible moyen
de connaissance qui s'appelle la raison.
8
Ce que nous pouvons en fin de compte obtenir de la
raison, c'est de justifier ou de satisfaire les exigences de
la coutume, cette seconde nature ; mais l'autre, la pre-
mière, si nous voulons la percevoir, elle réclame un
effort de toute notre pensée.
9
De l'esprit de finesse relève la science des mœurs, et
de l'esprit géométrique, la science des choses extérieures.
Deux ordres différents et, pour y pénétrer, deux méthodes
— 19 —
différentes. Mais la question est de savoir si, dans la pre-
mière étude, Pascal a toujours suivi la première méthode.
10
S'il est vrai que nos facultés ne se développent qu'à
force d'exercices, d'aucuns diront que chez Pascal l'esprit
de finesse est né trop tard dans un esprit déjà formé par
d'autres habitudes.
il
La piété d'un enfant pour sa mère exerce en lui une
force qui s'appelle l'instinct, et la nature qui, seule,
favorise le libre développement de notre vie intérieure,
achève de l'exercer. J'imagine un Pascal élevé par sa
mère, grandissant à la campagne et soumis à une éduca-
tion où la science eût tenu peu de place. Sa raison, par
la suite, n'eût pas fait à son cœur tant de misères, et
tout, y compris l'art qui nous révèle la nature, et l'amour
qui en pénètre un des secrets, lui fût devenu moyen de
connaissance. Ah ! que Vinet se trompe, lorsqu'il nous
assure que Pascal est du nombre de ces hommes qui ont
été congrûment élevés... On ne voit dans son »aride jeu-
nesse rien qui coule de source, rien qui vienne du cœur...
12
Un esprit lin a souvent plus de peine à trouver sa voie
qu'un esprit géométrique. Mais, dès qu'il s'oriente, le
premier va de découverte en découverte et laisse loin
derrière lui le second. L'extraordinaire précocité de
— 20 —
Biaise Pascal s'explique par la nature même de son esprit,
qui fut plus habile qu'aucun autre à raisonner juste sur
des principes bien définis. Que Pascal ait entrevu par la
suite un autre moyen de connaissance, on ne peut en
douter. Je dis seulement qu'alors d'anciennes habitudes
l'ont gêné, et qu'à la logique stable de la raison, il n'a
pas su préférer la logique indéterminée du sentiment. Ce
conflit de tendances, qui donne aux Pensées une beauté
pathétique, ils le connaissent bien, sitôt qu'ils s'avisent
de réfléchir librement, tous ceux qui devinent dans la
réalité plus de choses que n'en soupçonne la raison
discursive, cette sagesse d'école. S'ils n'écoutaient que
les conseils pratiques de leur intelligence, ils suivraient
la coutume, qui sait par surcroit transformer en avantages
les obligations de la vie sociale. Mais ils n'ignorent pas
que s'ils s'affranchissaient de la coutume, ils entendraient
la vie profonde qui chante au fond d'eux-mêmes. Ils
hésitent, et le temps passe. Ils se décident, et les voilà
pour toujours dans la vérité.
13
Tant qu'il ne s'est pas accordé aux rythmes de la vie,
grâce à cette espèce de sens musical ou d'esprit délié
qui perçoit le vrai caractère, l'ordre secret, le mouvement
propre de toutes choses, l'homme est plus ou moins tel
que l'a vu Pascal, misérable. Mais cesse-t-il de l'être,
quand, faute d'avoir écouté cette voix intérieure, il s'ima-
— 21 —
gine que Dieu seul peut le tirer d'angoisse ? Plaignons-le,
car le voilà qui considère la foi comme un suprême
expédient. Un homme qui partirait pour conquérir un
lointain trésor et qui, troublé de raison, d'inquiétude
ou du désir d'un sacrifice, brûlerait ses vaisseaux avant
d'arriver au port, n'est-ce pas, à tout prendre, l'histoire
de Pascal et de sa croisade agitée?
14
Pourquoi Pascal n'est-il jamais plus pénétrant que
lorsqu'il parle de l'éloquence ou de l'art d'écrire ? C'est
que ces objets, depuis sa naissance, font partie du cercle
où rayonne sa sensibilité, et qu'avant de les réfléchir
dans son esprit, il les a, d'une vue pleine, saisis par
l'instinct.
15
Pascal, en dépit de ses protestations d'obéissance au
pouvoir absolu du cœur, veut presque toujours se rendre
à la vérité par les voies détournées du raisonnement.
16
Son « honnête homme », qui sans doute ne porte point
d'enseigne, mais qui, sur commande, vous parlerait de
tout, je le tiens, lui aussi, pour un géomètre, et un géo-
mètre de salon. Car, savoir quelque chose de tout, ce
n'est pas pénétrer vivement et profondément les consé-
quences des principes, mais comprendre un grand nom-
— 22 —
bre de principes sans les confondre, et c'est là, comme
dit Pascal, l'esprit de géométrie.
17
Il y a des cas où penser par antithèse, c'est fai/e de
fausses fenêtres pour la symétrie. Ah ! que de fausses
fenêtres à la maison de Pascal.
18
Je vois aussi bien que personne la part de vérité que
renferme cette pensée de Pascal : «Il y a un certain mo-
dèle d'agrément et de beauté qui consiste en un certain
rapport entre notre nature, faible ou forte, telle qu'elle
est, et la chose qui nous plaît. Tout ce qui est formé sur
ce modèle nous agrée : soit maison, chanson, discours,
vers, prose, femme, oiseaux, rivières, arbres, chambres,
habits, etc. Tout ce qui n'est point sur ce modèle déplaît
à ceux qui ont le goût bon. » Mais ici, comme en beau-
coup d'autres endroits, Pascal s'arrête à la surface de son
idée. La beauté ne réside pas tout entière, ainsi que Pas-
cal et la raison se l'imaginent, dans un rapport entre
nous et les diverses apparences, et la preuve, c'est qu'il
y a des choses admirables qui nous dépassent comme les
forêts, la montagne, les plaines ou la mer. On ne peut à
l'homme toujours mesurer la beauté. Il faut donc aller
plus loin que Pascal et que la raison, beaucoup plus loin.
Si nous descendons en nous-mêmes, nous trouvons que
— 2.3 —
le sentiment de la perfection nous est donné chaque fois
que, grâce à la nature, l'art ou l'amour, nous percevons,
et de tout notre instinct, le souple enchaînement des
forces de l'univers. Voilà le vrai rapport à quoi l'on
reconnaît la beauté d'une œuvre humaine, d'un paysage
ou d'un sentiment. Le reste n'est que gentillesses, fiori-
tures, bagatelles, anecdotes, petits sonnets, madrigaux,
pretintailles, tableaux de genre, balivernes. Mais tout
mouvement qui atteint en nous un tel degré d'énergie
ou prend sous nos yeux une telle puissance de caractère
qu'il se rattache et s'accorde comme de soi-même à quel-
que chose de plus haut ou de plus fort que nous et qui
est la vie, mérite les adorations que l'on doit à la beauté.
Où sont-ils, ces quatre peupliers, mes voisins de cam-
pagne? Au bord d'une route dont ils soulignent la ligne
fuyante? Non, quelque part, au milieu des champs, ils se
dressent et là, sur ce plateau qu'entoure un cercle de
montagnes éloignées, pareils à des tours de garde, ils
égalent en noblesse une demeure humaine qui com-
mande tous les horizons. Et leurs cimes visitées des
nuages llottent au vent ainsi que des étendards. Tours
de garde, beaux donjons de verdure frémissante, d'où
partent dans tous les sens et où reviennent, comme de
légères estafettes, les oiseaux de la contrée, ô peupliers
de la prairie, je vous admire. Mais je sais aussi dans
votre voisinage un verger à flanc de coteau qui dans les
nuits claires semble se balancer au bord de l'infini
comme la mer.
— 24 —
19
L'Initiation
Au Bois Des Arts, où il fut écrit,
ce conte est dédié.
Patrice avait l'âge où, curieux de tout, l'on veut se
connaître soi-même, et Barfleur, afin de l'encourager,
le louait fort de son zèle. C'était sans doute un homme
aimable que ce Barfleur, puisqu'il aimait à louer ; mais
pour le moment, j'ignore autant que vous l'identité de ce
mystérieux personnage qui vient comme cela sur le seuil
de cette histoire. Bah! entrons-y à sa suite.
Donc Barfleur tenait à Patrice des propos tels que
celui-ci :
— Les hommes se développent selon une nécessité
intérieure. Alors, pourquoi ne s'efforceraient-ils pas de
se connaître, afin de faciliter ce développement ?
Il lui disait aussi :
— Avez-vous songé, Patrice, aux âmes innombrables
qui se sont tues et qui étaient dans l'homme comme une
horloge dans une maison abandonnée? L'horloge finit
par ne plus dire les heures.
D'ordinaire, les vieillards ne nous charment que par
des anecdotes, ou des souvenirs. Ils n'ont plus ces
rapides intuitions qui, aux jeunes gens, tiennent lieu
d'expériences. Or, les années avaient épargné les éner-
gies du bon vieillard.
- 25 -
— C'était donc un vieillard, que ce Bai-fleur? direz-
vous. — Oui, niais que faisait-il ? Etait-ce un général
retraité ? Il y en a tant, aujourd'hui, qui rongent de dépit
leur culotte de peau, après avoir abattu leur monture.
Oh ! que Barfleur, ce digne vieillard, leur ressemble peu.
Un jour, comme il prenait l'air avec Patrice, dans le
voisinage du palais royal :
— Je ne vous dis pas. s'écria-t-il, de chercher la face
des pierres ni les montagnes où la nature a sculpté des
figures humaines. Mais à ceux qui veulent entreprendre
de se connaître, la nature offre un grand secours. Notre
être véritable se dérobe et nous échappe et fuit d'une
fuite continuelle. Un homme projette en notre esprit des
images de lui assez différentes les unes des autres, et
surtout de l'idée qu'il se forme de lui-même. Où voir
une image correspondant à la réalité ? Nous appelons
réalité justement ce qu'il faudrait connaître. Où trouver
l'homme vrai ?
— Peut-être nulle part, fit Patrice.
— Ainsi les hommes, reprit Barfleur, seraient à peu
près comme s'ils n'existaient pas, ou, si vous préférez,
nous serions les uns pour les autres les fantômes de nos
propres songes ?
Barfleur, en prononçant ces mots, regarda Patrice à
la dérobée. Mais Patrice savait qu'un raisonneur a sou-
vent l'air de railler la raison. Et il regarda Barfleur sans
aucun étonnement. — C'était donc un raisonneur que ce
mystérieux personnage dont j'ignore autant que vous
— 26 —
l'identité ? Oui, sans doute, n'est-ce pas un rôle de
théâtre ? — Mais dans la vie ? — Oh ! la multitude bruis-
sante des roseaux doctrinaires...
— Faut-il penser, reprit ce vieillard aimable et raison-
neur, que nous soyons les uns pour les autres les fan-
tômes de nos propres songes ? Eh bien ! je ne le pense
pas une minute. Je crois qu'on peut trouver l'image
idéale et naturelle de son esprit. Les hommes se sont
tour à tour choisi dans la nature des images de grandeur,
de grâce ou de tristesse auxquelles ils se sont presque
identifiés. Ces lieux illustres, ce n'est pas leur seule
beauté qui m'attire. Je les aime encore parce qu'ils ont
été chers à des générations humaines. Même d'autres,
dont nul ne sait s'ils furent jamais aimés par les anciens
hommes, sans m'imposer le souvenir d'une date mémo-
rable, sans être historiques, me donnent le sentiment
délicieux du passé. Ainsi fait cette route qui va du palais
du roi votre père aux portes de la ville. Le soleil qui
s'attarde maintenant aux flancs de cette montagne couverte
de broussailles et, par endroits, dénudée, éveille l'illu-
sion d'un paysage antique, le long d'une voie romaine...
— Alors vous croyez, monsieur, demanda le jeune
homme, qu'il se trouve des paysages comparables à notre
âme, et que, si nous les découvrons, nous parvenons
enfin à nous connaître ?
— Oui, Patrice. Il y a révélation, n'en déplaise au phi-
losophe Tiphagne qui enferme l'homme dans une igno-
rance éternelle. Ce Tiphagne...
— 27 —
— Je doute que l'homme en puisse sortir, fit l'ado-
lescent qui se plaisait à contredire son vénérable
compagnon.
Mais les jeunes gens sont comme les enfants : ils
savent unir l'humeur la plus indocile à une grande doci-
lité d'esprit.
Et Patrice se promit d'essayer la méthode de Barfleur.
Pendant la nuit, la neige tomba et, quand Patrice
ouvrit les yeux, il vit son futur royaume tout blanc sous
le soleil. (Une plaine, avec un lac au milieu, entre deux
chaînes de montagnes, formait ce petit royaume qu'un
jour Voltaire a comparé au royaume de Cachemire).
— Oh ! la belle promenade, cette après-midi, songea
Patrice.
Quand il sortit du palais, les rues, blanches tout à
l'heure, étaient déjà grises de neige piétinée. Il se hâta,
longea un fleuve qui roulait une eau claire. Puis ce fut
dans la campagne la grande fête blanche de la neige.
Elle s'était accumulée sur les champs, et, sur les
pentes des montagnes, éparpillée. Elle avait moucheté
sur les arbres les dernières feuilles obstinées, mis des
liserés aux branches et jeté ses fleurs dans les haies.
Il alla, il alla le long des chemins fleuris où, de temps
à autre, des taillis dégarnis laissaient voir, tranquille,
une maison cachée naguère par le mystère des feuillages.
Le soleil allongeait sur les pelouses éblouissantes les
ombres bleues des troncs et des branches.
— 28 —
— Sans doute, se dit Patrice, les minutes sont pré-
cieuses où l'aspect des choses les plus familières nous
surprend comme une émotion au visage d'un homme.
Mais je ne trouve pas mon paysage, promesse de Barfleur.
L'ombre du soir, ralentie par la présence de la neige,
assombrissait les bois du voisinage. Elle descendit sur
les champs qu'elle nuança de bleu.
Et le lendemain, la face blonde d'un champ d'herbes
apparaissait déjà. (Là-bas, au pays de Bailleur et de
Patrice, le climat varie comme chez nous, où l'on voit un
matin sur le Salève de longues bandes blanches qui
seront vertes le matin suivant). Et Patrice connut dès lors
l'ennui des longues journées où l'on vit peu, et comme
dépouillé de soi-même, et où l'on cherche ses amis pour
se divertir avec eux.
Or, un jour, comme il se promenait, seul, au bord du
lac, il vit un vieillard assis sur une borne. Il se regar-
dèrent, et le vieillard dit à Patrice :
— Je ne suis pas un mendiant, mon bon monsieur.
— Qui ètes-vous ? monsieur, demanda Patrice.
— Je suis Tiphagne, répondit le vieillard avec hauteur.
Tiphagne! C'était donc là ce philosophe dont Barfleur
avait si souvent parlé à Patrice comme d'un butor !
— Et vous, qui êtes-vous, jeune homme, pour deman-
der son nom à Tiphagne ?
— Je me nomme Patrice.
— Le lils du roi, dit le vieillard, sans s'étonner.
Et il ajouta en ricanant :
— 29 —
— L'élève de ce bon Barfleur, qui vous a appris...
Enfin nous voilà fixés sur l'état social de Barfleur, et
grâce à Tiphagne. Il n'est que d'écouter les Tiphagne
pour en savoir long sur les hommes...
— Mon maître, répondit Patrice, avant que Tiphagne
eût achevé sa phrase, m'a enseigné d'aimer ce qui est beau.
— Ce qui est beau ! ce qui est beau ! répéta le vieil-
lard, comme s'il cherchait le sens inouï de ces syllabes.
Il vous a sans doute faussé l'esprit par des histoires
toutes pleines de mensonges.
— Je lui suis une occasion de discourir, songea Patrice.
Je le vois venir...
— Des histoires ! reprenait Tiphagne. Voulez-vous que
je vous en raconte une, moi ?
— Vous me ferez plaisir, Tiphagne, même avec des
mensonges.
— Dont je ne veux pas, dit vivement le vieillard. Une
histoire ? une histoire ? Tenez, en voici une : Un homme,
trahi par ses meilleurs amis, résolut de voyager. Vous
pensez qu'il visita les plus beaux pays du monde. Cet
homme n'imitait pas les naïfs qui donnent un sens à la
vie. Tout au plus inclinait-il à croire qu'elle s'amuse
à ruiner nos espérances. Triste, amer et dégoûté, il fut
le voyageur errant qui cherche un gîte pour la nuit.
La seule vue des horizons changeants le détournait de
songer au malheur de sa destinée. Tant d'autres hommes
se divertissent dans la bassesse ou La frivolité! D'ailleurs,
comme il était riche et suivi de quelques laquais, on la
— 30 —
recevait partout avec honneur. Les hommes en imposent
par la force ou par des simagrées. Ces laquais étaient
une force ! Elle lui fut enlevée, car il perdit ses biens
dans un naufrage. Vieux et dénué, n'ayant même pas
comme les héros des tragédies le prestige d'une auguste
misère, il mendiait le long des routes. Parfois, les enfants
poursuivaient ce vieillard morne et sordide. Il aurait pu
les maudire. Mais les ours ou les loups ne seraient point
venus dévorer les enfants, comme on voit dans de vieux
récits. Alors, à quoi bon ? 11 se contentait de les frap-
per avec son bâton, en quoi il eut tort, puisqu'on
l'enferma.
— J'ai lu, dit Patrice, des histoires pareilles à la vôtre.
Je la crois vraisemblable. Mais j'en ai lu d'autres qui
me semblent non moins vraies. Adieu Tiphagne...
Et le jeune homme s'en alla. Bientôt il sentit tout ce
qu'il y avait de tristesse et de vieille douleur dans les
paroles solennelles et violentes de Tiphagne, et il s'en
voulut d'avoir quitté si brusquement le pitoyable philo-
sophe assis sur une borne.
Le vent faisait dans la campagne un bruit de voiles
gonflées et de drapeaux déployés, et le ciel glacé lui
sembla (était-ce souvenirs d'autres histoires ?) le ciel
des retraites désespérées. Quand il arriva aux portes de
la ville, un crépuscule grisâtre enveloppait les horribles
maisons des faubourgs. Près du palais, un arbre, s'élan-
cant d'une haie, l'arrêta. Deux branches s'écartaient qui,
avec un grand air de douleur, imitaient le geste de deux
— 31 —
bras en croix. Alors, sous ce ciel noir, où s'amassaient
des nuages comme tordus par de sombres bourrasques, il
murmura :
— Tiphagne n'a pas su voir que même la souffrance a
sa beauté.
Puis la terre cessa de languir sous un ciel gris, et les
jours d'avril revinrent, les jours où Ton ne songe plus
qu'à cueillir les fleurs et les heures et, en été, le jeune
homme partit avec le roi pour un voyage de long cours
sur des mers lointaines.
A son retour, et voulant s'en consoler, il alla voir, à
travers la campagne, dans la brumeuse splendeur des
soleils d'octobre, l'immobile incendie des derniers beaux
jours, l'automne jaune, l'automne sombre et empour-
pré, l'automne écarlate, blond et grenat, l'automne fauve,
et les grands arbres qui s'éteignent soudain au crépus-
cule.
Mais songeait-il encore à la fameuse méthode de Bar-
fleur? Non, plus guère, et comme il l'avait en plaisantant
avoué à son maître, le bon vieillard, toujours plus raison-
nable, avait répondu :
— Voyez-vous, Patrice, les méthodes ne sont bonnes
que si l'on oublie quelquefois de les pratiquer.
Le hasard ne justifia qu'à demi cette parole.
Un jour, Patrice, qui marchait à l'aventure, arriva
au beau milieu d'une prairie. Il s'arrêta pour s'orienter.
Alors, du point où il se trouvait, il vit un petit bois suivre
— 32 —
les bords d'une rivière avec une grâce lente et comme un
mouvement de nonchalance que ralentissaient encore les
contours de l'eau. Oh! le fin paysage qu'avaient ordonné
les caprices d'une rivière et la force docile de jeunes
arbres. Des branches s'entrecroisaient, d'autres s'élan-
çaient ou, brusques, s'inclinaient. Et l'ensemble, à cause
des inflexions légères de quelques arbres, avait une appa-
rence de fierté qui s'abandonne, de jeunesse inquiète et
frémissante, de chose inachevée...
Patrice regarda longtemps la lumière brune et dorée
du soleil couchant sur le bois aux couleurs anciennes, et
le souvenir lui vint d'une parole de son maître. C'était
quelque chose comme le refrain dont ce vieillard s'accom-
pagnait dans la vie.
— Se faire une âme belle, afin d'avoir de beaux songes,
disait-il volontiers, tout est là.
Mais Patrice, en revenant sur ses pas, s'amusa, comme
vous le devinez, à contredire Barfleur (les absents ont
toujours tortl, et telles furent à peu près ces paroles
moins sérieuses:
— Cette initiation! Suis-je assez touchant d'y croire !
Barfleur, Barfleur, ne croyez-vous pas que les hommes
ont plusieurs âmes ou, si vous voulez, une âme qui
change? Car toutes les belles choses sont changeantes,
les arbres et l'eau, les pierres précieuses et les yeux, le
ciel et la lune. La lune, ce soir, montrera parmi les petites
lumières des étoiles un visage ennuyeux; mais, il y a peu
de jours, elle était effilée. Elle allongeait à la surface du
— 33 —
lac des rayons si faibles qu'on aurait dit un pli de l'eau
violette, tandis qu'aujourd'hui, épanouie et abondante,
elle effeuillera par la nuit bleue, au fil de tous les cou-
rants, des fleurs de toutes sortes. Ht les yeux! vous avez
vu qu'ils sont changeants, les yeux, comme le ciel et
comme l'eau qui change avec le ciel. Vraiment, Barfleur,
j'admire ces mystérieuses influences qui font d'une eau
grise une eau bleue, et je trouverais triste qu'au milieu
de tout cela l'âme humaine fût une petite chose terne, fer-
mée, immobile. De grâce, n'isolons pas notre âme de la
vie, qui est mouvement et changement. Comme l'eau
coule, Barfleur, comme elle coule!
Propos légers, raillerie judicieuse. La méthode de Bar-
fleur était propre à rendre vaniteux un imbécile. Patrice
ne s'en faisait point accroire, puisqu'il se raillait.
Quelques jours après, il voulut conduire son maître au
petit bois. En route, il demanda tout à coup:
— Mon maître, un coquin doit se former de lui des
idées curieuses, s'il lui plaît de chercher l'image idéale
de son âme?
— Vous voulez parler, mon enfant, d'un coquin qui se
repent.
— Mais un coquin qui se repent, n'est plus un coquin.
— C'est vrai, c'est vrai, accorda le vieillard. Où doue
voulez-vous en venir?
— Mon maître, je me demandais si Tiphagne a raison.
— Il faut préférer, dit le vieillard, aux images dégoû-
— 34 —
tantes de Tiphagne, l'image de nous-mème qui nous
exalte. La vie ne serait guère supportable sans un peu
d'exaltation.
— Vous me rappelez, fit le jeune homme, un person-
nage de ce poète grec que nous avons lu ensemble. Il dit
que parmi les merveilles nombreuses rien n'est plus mer-
veilleux que l'homme. Ne serait-il pas plus sage d'opposer
quelquefois à ces paroles trop rassurantes les propos
effrayants d'un Tiphagne ?
Patriceprononçait tous ces mots sansypenser, regardant
l'eau de la rivière s'égayer entre les arbres du petit bois.
— C'a été souvent, répondit Barfleur, la manière des
moralistes de nous représenter, après l'avoir terrible-
ment humilié, la grandeur de l'homme. Ils commencent
ainsi que Tiphagne, et ils finissent comme...
— Mon maître, dit Patrice en souriant, le vers que je
vous ai cité tout à l'heure est de Sophocle.
— Ils commencent ainsi que Tiphagne, et ils finissent
comme Sophocle, reprit tranquillement Barfleur. Ce che-
min n'est pas mauvais. Il est fâcheux seulement d'y ren-
contrer des Tiphagne qui injurient les passants. Ce
Tiphagne...
Alors Patrice, qui ne songeait plus qu'à la beauté de
l'heure :
— Regardez, dit-il, la lumière sur les arbres qui chan-
gent de minute en minute...
Ce bois où chantait une rivière, n'était-ce pas devant
eux une personne, et qu'il fallait entendre?
— 35 —
Ils s'en approchèrent.
L'eau de la rivière roulait sur les cailloux, inégale et
cahotée. Le ciel tendu de minces nuages déchirés entou-
rait d'azurles feuillages d'automne. Soudainla brise déta-
cha des branches quelques feuilles mortes qui glissèrent
à la surface de l'eau fugitive, et disparurent en tournoyant.
20
La nature, avec ses paysages multiples, la grâce de ses
lignes, ou leur puissance, ses fêtes de lumière et le jeu
des vents, ses eaux mortes et ses eaux vives, les forêts,
les montagnes, les plaines et les mers, et leurs richesses
infinies, et, mêlé à toutes ces forces élémentaires,
l'homme, souverain des trois règnes, la nature est une
âme innombrable de qui nous relevons comme elle relève
de nous, qui lui servons de conscience claire. Lorsqu'à
nous elle se communique par ses émanations, odeurs de
labours et de fleurs, odeurs de lait ou de résine, et par
les effluves de l'immense désir qui la travaille, ses ryth-
mes sont les nôtres, les nôtres sont les siens, et nul ne
peut savoir ce que nous recevons d'elle, ce qu'elle reçoit
de nous. Mais, entre les divers moments de son existence
et nos divers états de sensibilité, il s'établit de tels rap-
ports, et de si profonds, que bientôt elle nous semble une
merveilleuse psychologie illustrée par la main d'un dieu.
Qu'est-ce que le lever du jour, sinon l'image du plus beau
des offices, un sentiment qui naît, aspire à vivre et enfin,
comme les ondes d'un jeu d'orgue, s'exalte jusqu'au
— 36 —
triomphe. Parfois aussi, le soir qui tombe sur nos pau-
pières, nous inspire tout à coup un grave consentement
à la mort.
Cette diffusion du moi dans les objets qui l'environ-
nent, voilà ce qui fait d'un homme un artiste. Au fond,
tout l'art d'écrire consiste à entrer dans les idéesT les
sentiments ou les choses que l'on veut peindre et définir:
le reste vient en retour, et c'est le rythme, qui marque le
mouvement propre de toutes choses, et c'est le nombre,
qui reproduit la masse de leurs rapports, et c'est l'har-
monie, qui dit par de simples arpèges quelles réso-
nances ineffables elles vont éveiller dans notre âme. Art
merveilleux et qui demande peut-être moins d'esprit de
géométrie que d'esprit de finesse. Car, la raison est sans
doute habile à trouver des rapports, mais ce n'est pas
elle qui perçoit le vrai caractère, l'ordre secret des moin-
dres réalités ni comment elles vibrent en nous, heureuses
ou douloureuses. Certains fragments des Provinciales ou
des Pensées nous permettent d'imaginer quel peintre
Pascal aurait été, si le monde extérieur l'eût plus souvent
diverti du spectacle de ses idées. Ah ! celles-là, comme
il les voyait nettement! Il les pénétrait si bien, même les
plus étrangères à son génie, qu'on risque à tout moment
de lui attribuer des convictions autres que les siennes, et,
comme il excellait à raisonner après avoir bien vu les
principes, sa phrase vaut par le rythme autant que par
le nombre. Mais est-elle harmonieuse ? Quand elle évoque
ces états de sensibilité où l'idée mène un poète, elle jette
— 37 —
brusquement des images, souvent empruntées à la Bible,
et ces comparaisons, ces allégories dont l'intelligence
dispose à son gré; jamais elle ne chante ces accords de
syllabes où frémit une voix intérieure. Aussi vous pouvez
citer de Pascal force pages d'une vigueur, d'une élo-
quence et d'une clarté incomparables et, si j'ose ainsi
parler, d'une syntaxe passionnée. Je n'en connais aucune
où tout soit musicalement lié. Et je n'en connais point
où brille cette suprême harmonie, la grâce, dont quel-
qu'un a eu raison de dire qu'elle est plus belle que la
beauté, si c'est notre petit geste de vivre qui soudain s'ac-
corde au grand «este vital.
SECTION II
21
Les jugements de Pascal sur l'homme procèdent tous,
ou presque tous, de son esprit géométrique. Ne voir, par
exemple, dans la nature qu'une première coutume, c'est
méconnaître tous les rapports instinctifs que nous entre-
tenons avec la vie universelle. Et d'ailleurs Pascal, dans
ses bons moments, ne les méconnaît pas. « Quelquefois,
dit-il, la nature surmonte la coutume et retient F homme
dans son instinct, malgré toute coutume, bonne ou mau-
vaise.
- 38 —
22
A lire ce que Pascal écrit sur Montaigne, on sent qu'il
l'aime et le déteste tour à tour, que c'est son livre de
chevet en même temps que sa bête noire. De fait, tous
les deux sont doués d'esprit de finesse, mais l'un l'exerce
à peu près librement, l'autre lui met des entraves, et,
tandis que Montaigne lui donne tout le jeu possible,
Pascal le surveille avec toutes ses idées de derrière la
tête.
23
C'est un curieux chapitre que la page des Essais inti-
tulée : C'est folie de rapporter le vray et le f aulx au juge-
ment de notre suffisance. Il fournit de bonnes indications
à qui veut définir Montaigne : un esprit qui se laisse
difficilement persuader, mais qui, sachant que beaucoup
de choses sont des surprises, ou voulant laisser une porte
ouverte à la vérité inconnue, ne condamne mie ce qui ne
lui paraît pas vraisemblable, et qui enfin, parce qu'il
considère que c'est une hardiesse dangereuse de mépriser
ce que l'on ne conçoit pas, manifeste en matière de reli-
gion les sentiments du plus simple, du plus soumis des
fidèles.
24
« J'eusse dict ses vérités à mon maître, et eusse contre-
roolè ses mœurs, s'il eust voulu ». Montaigne voudrait être
à l'égard d'un seul homme ce que le prêtre catholique
est à l'égard d'un grand nombre : un directeur de cons-
— 39 —
cience. Eclairer les autres à leurs propres yeux, cette
fonction plaira toujours à ceux qui ont fait de l'homme
le sujet de leurs études.
Les hommes se flattent de toutes manières : multiple et
vaniteuse erreur que Montaigne dénonce. C'est un mora-
liste que son rôle de justicier amuse visiblement. Mais,
pour confondre l'orgueil humain, peut-être fallait-il
humilier l'homme jusque dans ses héros, et ce pas,
d'autres le franchiront. Montaigne, lui, ne se lasse pas
d'admirer les bonnes figures de l'histoire. Il les encadre
dans son texte et, rendant leur éclat aux figures effacées,
il en décore toute son œuvre. Son livre est un répertoire
de grandes actions.
26
Montaigne, qui écrit en pleine guerre civile, reconnaît
que le parti le plus sage est celui qui maintient la religion
et la police anciennes du pays. Sans doute se défie-t-il
des nouveautés : un homme tel que lui ne croit pas volon-
tiers que changement signifie progrès, et, puisqu'il faul
une religion, mieux vaut l'ancienne qui a le respectable
mérite de l'ancienneté.
Il ne cache donc pas sa préférence, et peut-être la
marque-t-il bien fort, pour pouvoir blâmer, sans être
accusé d'hérésie, les catholiques que fanatise la passion.
Puis, sans crier gare, il rappelle, ce qui est sans doute de
— 40 —
l'histoire ancienne, la barbarie des chrétiens primitifs
qui détruisirent toutes sortes de livres païens, « de quoy
les gens de lettres souffrent une merveilleuse perte ».
Sérieux grief contre l'intolérance au siècle de l'huma-
nisme !
Mais il va plus loin, et voici un magnifique éloge de
Julien l'Apostat, dont il dit qu'il n'est aucune sorte de
vertu, de quoi il n'ait laissé de très notables exemples.
Julien l'Apostat ! Sans doute, c'est encore de l'histoire
ancienne. Mais Julien l'Apostat fut grand ennemi du
christianisme, et le louer, c'est louer un adversaire. On
ne saurait être plus tolérant. La pensée de Montaigne est,
me semble-t-il, assez claire, et si, à la fin du chapitre
(Livre II, chap. XIX) il affirme qu'il croit pour l'honneur
de la dévotion de ses rois, qu'ils n'ont accordé la liberté
de conscience, que parce qu'ils ne pouvaient plus la
refuser, c'est moins là un regret qu'une constatation
légèrement ironique.
27
L'éloquence adore les magnifiques oppositions d'idées.
Pascal, grande âme sincère, mais oratoire, aime à tirer des
effets de contraste en opposant l'homme à la nature. Aussi
bien les deux esprits qui se disputent la connaissance de
ces deux mondes, s'agitent-ils toujours en lui. De là résulte
le caractère si pathétique de son éloquence. Mais, il faut
oser le dire : peut-être a-t-il plus d'une fois cédé moins à la
vérité qu'à ses instincts d'orateur, en leur offrant les occa-
sions de se manifester, — cela, d'ailleurs, sans jamais
— 41 —
mentir à soi-même. Ah ! Pascal n'est pas simple, et donc
l'étiquette de génie religieux ne le définit pas tout entier.
28
Chose remarquable, quand Pascal veut nous effrayer
par le spectacle de notre faiblesse, il établit dans son
réquisitoire une comparaison entre l'homme et les deux
infinis : il use de l'esprit géométrique, dont il dénonce
tôt après l'impuissance à découvrir les premiers principes.
Double erreur de procédure, si l'on peut ainsi dire.
D'abord, Pascal confond ici, après les avoir distingués,
deux ordres différents : celui du monde intérieur et celui
du monde extérieur. Et il pénètre dans le premier selon
une méthode qui ne convient qu'à l'autre. Ensuite, je
me demande ce que vaut la déposition d'un témoin à
charge que l'on se voit contraint de renvoyer au banc
des accusés.
29
Exactement, quelles sont d'après Pascal les mille et
une misères de l'homme ? Ses sens, qui le trompent; son
néant à l'égard de l'infini ; sa raison impuissante à dé-
couvrir les premiers principes ; son imagination, cette
maîtresse d'erreurs et de faussetés ; ses passions, qui
l'aveuglent; la coutume, cette seconde nature qui détruit
en lui la première; son amour propre, qui le pousse à
haïr la vérité; et l'inquiétude, l'inconstance, l'instabilité
de sa pensée, qui recourt sans cesse à des divertissements
pour ne pas sombrer dans l'ennui.
— 42 —
30
Sur les erreurs de nos sens, La Fontaine a écrit une
bien jolie fable où il plaisante ce dont Pascal s'attriste,
et, de fait, s'il est vrai que ces erreurs, nous les cor-
rigeons comme de nous-mêmes au fur et à mesure
qu'elles se produisent, elles ne tirent pas à conséquence.
Voilà une question bien posée, bien résolue, et par qui?
par le plus sage des poètes.
Pendant qu'un philosophe assure
Que toujours par leurs sens les hommes sont dupés,
Un autre philosophe jure
Qu'ils ne nous ont jamais trompés.
Tous les deux ont raison; et la philosophie
Bit vrai quand elle dit que les sens tromperont
Tant que sur leur rapport les hommes jugeront.
Mais aussi, si l'on rectifie
L'image de V oh jet sur son éloignemenl,
Sur le milieu qui l'environne,
Sur l'organe et sur l'instrument,
Les sens ne tromperont personne.
31
Quelquefois, parti dune idée juste et qu'il a décou-
verte grâce à l'intuition, Pascal, brusquement, tourne
court et, se laissant guider par sa raison qui ne vise
qu'une démonstration particulière, il se précipite vers
une idée fausse ou incomplète. Que ne l'avoue-t-il alors ?
le propre de l'esprit géométrique est de ne considérer que
— 43 —
le côté des choses par où il entre en rapport avec elles,
et d'ignorer tous les autres qui embrassent la vie. Ainsi,
quand Pascal attaque l'imagination, il l'appelle une maî-
tresse d'erreurs et de faussetés, parce que cela est con-
forme à son projet d'humilier l'homme, et juste, au reste,
du seul point de vue de l'intelligence. Mais pourquoi n'a-
t-il pas reconnu que, presque toujours, appuyée sur un
élément de vérité, l'imagination excelle à en tirer une
poésie qui, achevant de lui donner tout son sens, le
transfigure en beauté ? Par là me plaisent les trognes
armées dont un roi s'entoure, et, pareillement, « le
Grand Seigneur environné, dans son sérail, de quarante
mille janissaires ». Or, si rien n'est plus vrai que le beau,
il appartient à notre imagination de le concevoir et de
le réaliser, car elle se nomme, pour lui décerner un titre
exact, Y intuition esthétique. C'est une seconde vue plus
profonde que la première, et Pascal n'en tient pas
compte.
32
Je ne puis pas non plus suivre Pascal quand il s'avise
de considérer toutes les passions de l'âme comme des
puissances trompeuses. Il dit, après tant d'autres, qu'elles
nous aveuglent. Sans doute le dit-il, parce qu'elles empê-
chent la sensibilité de se subordonner, comme en t <• m p^
ordinaire, à la raison. Certes, il faut reconnaître que
souvent elles nous rendent réfractai res aux raisonnements
du bon sens, et même du sens commun, et qu'elles nous
mettent dans l'impuissance de faire plus d'un calcul
— 44 —
dont un homme rassis attendrait d'excellents résultats.
Mais quelle connaissance elles donnent à l'homme de lui-
même, comme elles l'éclairent à ses propres yeux! Elles
exaltent si haut, avec ses puissances de sentir, celle de
prévoir et d'imaginer, qu'il en arrive à se dédoubler, et
alors, dans cet état où des intuitions vives comme des
éclairs tiennent lieu de raison raisonnante, il est du
drame qu'il joue le spectateur. Voyez les tragédies de
Jean Racine. Les moments les plus tragiques de ce théâ-
tre sont ceux où la pensée des personnages découvre
avec une sorte d'horreur sacrée, et comme aux brusques
lueurs d'un orage, toute l'étendue de leur passion ou de
leur infortune, — toute leur âme.
Au reste, remarquez-le, les passionnés ont tous le goût
de l'analyse sentimentale. Ce goût leur est imposé par la
passion même qui active et occupe toute leur pensée.
Avec quelle fièvre et quelle douleur ils le satisfont ! Aussi
bien de quoi se soucie le malade, sinon de l'organe dont
il souffre mille morts. Croirai-je qu'à définir son mal,
souvent on le soulage ? Il existe, dit-on, un plaisir, et
c'est celui de comprendre, qui ne lasse jamais. Mais la
passion ne comporte pas un tel dilettantisme. L'homme
qu'elle possède n'assigne à la vie aucune autre fin que la
félicité de son cœur. Comment n'aurait-il pas le mortel
désir de voir clair dans la seule chose du monde qui lui
importe!' C'est le propre de la passion que de se défier
des espérances chimériques et des promesses illusoires,
de toutes les tromperies de l'amour. Trop violente pour
— 45 —
ne pas commander une action prompte, elle a trop de
clairvoyance pour ne pas juger décisive la partie engagée.
Dès lors à quoi bon chercher des atermoiements ? S'il
est vrai, quaryi nous aimons, qu'un dieu se joue de nous,
la passion marque l'heure où l'homme le démasque.
Ainsi la passion ne trouble pas en nous l'ordre de la
pensée. Mais elle est exclusive, et dans une sensibilité
qu'elle envahit, il n'y a point de ravages qu'elle ne com-
mette avec fureur. De là vient que si souvent elle se
montre inaccessible à la pitié. Elle ne souffre pas les
sentiments qui pourraient la contrecarrer; elle les étouffe
impitoyablement. Elle est au cœur ce qu'une idée fixe
est au cerveau. C'est pourquoi on a pu quelquefois la
confondre avec la folie, bien qu'elle ne porte pas atteinte
à la partie de nous-mêmes qui pense et qui juge.
Disons tout : c'est elle qui nous détermine souvent par
sa violence à l'acte que la raison nous avait, à son heure,
froidement conseillé. Autrement dit, c'est un excès de
raison qui cause les crimes passionnels. « Le cœur a son
ordre, écrit Pascal, l'esprit a le sien ». Le malheur des
passionnés est qu'ils les confondent. Ils raisonnent,
alors qu'ils devraient se laisser conduire par leur instinct.
Mais le pourraient-ils, quand l'esprit trouble l'ordre du
cœur? C'est du cœur que nous viennent les grandes
pensées, s'il faut en croire un exquis moraliste, et, à
coup sûr, les sublimes pitiés et toutes les pures tendresses
désintéressées. Il nous conseille les dévouements, les
renoncements et les pardons. Nous lui devons toutes nos
— 46 —
aspirations généreuses. Mais combien souvent la raison
s'ingénie à le contredire ! Comme elle arrête d'un juge-
ment sec et tranchant, ou ironique, ses plus beaux élans !
Elle invoque les droits et les intérêts, lorsqu'il parle de
sacrifice, et lorsqu'il songe au pardon, elle parle de ven-
geance. Ce qu'il y a de haine dans l'amour, elle l'y met.
33
Un livre que je voudrais écrire: Jean Racine ou la
passion clairvoyante*.
34
Racine n'a pas tout de suite vu dans la nature de la
passion ce caractère de lucidité. Si l'on voulait chercher
des défauts à son premier chef-d'œuvre, on les trouverait
peut-être dans de légères concessions à la psychologie
traditionnelle et mondaine de l'amour. Je ne déteste pas
la « coquetterie », si l'on peut ainsi dire, d'Andromaque.
La malheureuse n'a point d'autres défenses. Mais pour-
quoi faut-il qu'Hermione et Pyrrhus, il leur arrive de se
tromper eux-mêmes comme à plaisir? C'est ce qui rend,
par exemple, assez comique la scène où Pyrrhus, affec-
tant de ne plus aimer Andromaque, ne cesse de parler
d'elle. Quant à Oreste, laissons-le à ses Furies : c'est un
malade, et qui leur fut depuis toujours destiné. Aussi
bien sa folie me gâterait quelque peu, si j'y songeais,
1 Cf. notre étude l'Evolution morale de Jean Racine, dans la
Bibliothèque universelle (février et mars 1919).
— 47 —
la divine joie d'admirer Andromaque. Bientôt, à partir
de Britannicus, la beauté tragique sera pour Racine dans
le spectacle des passions de l'amour qui, troublant de
leurs violences l'ordre de la vie, ne troublent point
l'ordre de la pensée. Ses personnages auront dès lors la
conscience la plus claire de tous leurs actes. Ils évoque-
ront à nos yeux les jardins de Versailles, dont les
avenues semblent obéir à une nécessité. Que de scènes
ils ont vues ! A combien de drames ils ont pris part !
Mais les désordres de l'homme n'ont pas dérangé l'ordon-
nance rigoureuse de ces lieux parfaits comme la raison
pure.
D'ailleurs, il y a déjà dans Andromaque, quand
Pyrrhus vient avouer à Hermione son parjure, une scène
incomparable où l'on voit qu'aux possédés de l'amour,
ce qui donne une grandeur tragique, c'est moins leur
frénésie que leur douloureuse clairvoyance et l'entière
connaissance de soi. Oh ! l'étonnante scène de passion
réfléchie...
Pyrrhus ne tente pas de dissimuler ou d'atténuer sa
faute :
Je ne viens point, armé d'un indigne artifice,
D'un voile d'équité couvrir mon injustice :
Il suffit que mon cœur me condamne tout bas.
Il en est au point où seule la franchise peut encore
sauver quelque chose de l'honneur. Aussi, dans son aveu
triste et cruel, nulle rélicence :
— 48 —
Je voulus m'obstiner à vous être fidèle ;
Je vous reçus en reine, et jusques à ce jour
J'ai cru que mes serments me tiendraient lieu d'amour.
Mais cet amour l'emporte. ..
Au moins croit-il que si Andromaque consent à l'épou-
ser, c'est qu'elle a cessé de le haïr? Mais non, cette
illusion lui manque :
Andromaque m'arrache un cœur quelle déteste :
L'un par l'autre entraînés, nous courons à l'autel
Nous jurer, malgré nous, un amour immortel.
Comme il met bien dans tout son jour la vérité de son
cœur ! Quelle raison éclaire ce passionné qui se juge et
s'humilie !
Après cela, madame, éclate: contre un traître,
Qui l'est avec douleur, et qui pourtant veut l'être.
On se rappelle l'insultante réponse évasive d'Hermione
et, sur une réplique glacée de Pyrrhus, qui croit ou feint
de croire à son indifférence, le cri fameux :
Je ne t'ai point aimé, cruel! Qu'ai-je donc fait?
Ah ! elle aussi abdique toute fierté. Qu'importe à la
malheureuse déjà résolue à mourir? Elle ne cache plus
qu'elle aime encore. Peut-être même va-t-elle faire grâce
à l'homme qu'elle a condamné. Mais, découvrant dans
les yeux de Pyrrhus qu'il ne l'écoute déjà plus, et qu'il
rêve à sa Troyenne, elle se reprend ou plutôt s'aban-
donne à sa haine.
— 49 —
35
C'est le danger des crises passionnelles que souvent
elles nous déterminent à l'acte violent que notre intelli-
gence nous avait, à son heure, froidement conseillé. Car
l'idée de crime, que réprouve la conscience, ne répugne
pas, il le faut avouer, à l'esprit de l'homme. Inscrite
dans son histoire, glorifiée par toutes les littératures,
visible jusque dans notre ordre social, elle est comme
inhérente à la vie. Qu'est-ce que la guerre, sinon la vie
élevée à sa plus haute puissance? Qu'est-ce que les
fameuses raisons d'Etat, sinon des mesures exception-
nelles, et parfois sanglantes, que paraît justifier le salut
public ? Qu'est-ce que la peine de mort, sinon la loi du
talion approuvée et appliquée ? Qu'est-ce que le duel,
depuis qu'il n'est plus le jugement de Dieu, sinon une
tentative de meurtre ouverte et réciproque ? Qu'est-ce
enfin que le désir de vengeance, sinon un désir de justice,
et donc en soi quelque chose de raisonnable ? Ah ! la
raison va loin, si on la laisse courir toute seule d'un
principe à ses dernières conséquences.
Par bonheur, l'homme, grâce à la conscience, se
relâche souvent de sa férocité trop raisonnable, et ses
plus grandes hardiesses, du moins dans le privé, seraient
toutes spéculatives, si la passion ne le possédait encore
quelquefois. L'homme social se libèiei a-l-il de ses
entraves, tout le drame est là; et la lutte, le plus souvent,
n'est pas longue. Un désir Farouche de destruction
— 50 —
s'éveille de nouveau. Et alors, ce philtre qu'est dans la
raison l'idée du crime, opère...
Lorsqu'Hermione se voit délaissée par Pyrrhus, elle
rompt aussitôt toute attache avec son passé et sa race.
Elle pourrait déjà dire ce qu'elle dira, Pyrrhus mort :
Je renonce à la Grèce, à Sparte, à son empire,
A toute ma famille...
La fille royale devient une fille sauvage qui ne connaît
plus ni rois ni dieux :
Je veux qu'à mon départ toute l Epire pleure.
Soyez sûr que cette décision ne lui vient pas comme
cela, tout à coup. Elle y a longtemps rêvé à tète reposée.
Elle en parlait déjà vaguement avant la trahison de Pyr-
rhus :
Contre mon ennemi, laisse-moi m'assurer :
Ctéone, avec horreur je m'en veux séparer.
Désir de vengeance, désir de justice. C'est ainsi : les
crimes les moins prémédités ne laissent pas d'être sour-
dement préparés. Hermione exécute dans un moment de
passion le projet qu'en des heures moins troublées lui a
suggéré la raison, hélas !
36
Que Pascal est injuste, faisant notre procès ! Il veut
nous condamner sur des preuves qu'il devrait en bonne
justice considérer comme autant de circonstances atté-
— 51 —
nuantes. Bien plus, il abandonne à mi-chemin son
enquête. Et nous, il nous fauta tout moment la reprendre
où il l'a laissée, et la conduire jusqu'au point où nous
touchons par toutes nos fibres à la nature elle-même dont
nous sommes issus. On ne peut se faire de l'homme une
idée vraie si l'on ne veut voir en lui qu'un être social.
Notre moi extérieur, celui que nous façonnent nos rap-
ports avec nos semblables, en cache un autre où se mani-
feste la vie à l'état pur et dans ses premiers élans. Ainsi
Pascal peut bafouer, tant qu'il lui plaît, notre amour-
propre. Que n'a-t-il vu qu'en fin de compte, c'est notre
instinct de conservation aux prises avec la société ?
37
Pascal nous la baille belle quand, voulant nous mettre
en présence, non pas des hommes si divers, mais de
l'homme toujours identique à soi-même, il dresse devant
nous, en guise d'épouvantail, un Adam mal arrangé par
la vie sociale. Eh quoi ! n'existons-nous qu'en fonction
des autres, et le milieu qu'ils composent, nous pos-
sède-t-il tout entiers ? Pascal méconnaît nos mystérieuses
forces instinctives.
38
Plus on est engagé dans- la vie mondaine ou sociale,
plus on est caparaçonné d'amour-propre.
39
Y a-t-il dans Pascal une description de L'Homme? Oui,
de l'homme social, et même du mondain. Parfaitement.
— 52 —
Au surplus, cette description n'est pas nouvelle. Pascal
n'a fait que reprendre un des grands thèmes de l'éloquence
chrétienne, lequel devait plaire naturellement à son âme
oratoire. Mais que l'on se demande si l'on peut ranger
toute l'humanité dans ces deux catégories.
40
Qu'on relise Y Evangile après les Pensées: jamais on
n'y trouvera une conception de l'homme si sombre et si
désespérée que dans Pascal.
41
En guise de conte.
Voici quelques-unes des réflexions qu'ont échangées,
par les beaux crépuscules du printemps dernier, Lazare,
Claude et Philippe. Sans doute il manque à ces paroles
ainsi détachées, toutes les atténuations qu'apportent les
caprices d'un entretien. Je ne voudrais point en tout cas
qu'on les prît pour des « maximes» ou pour des « pensées ».
Songez qu'elles étaient dites dans la lumière du jour
finissant, sous des arbres, dans une nature égayée d'eau,
en face d'un paysage d'une heureuse beauté. Je pense
qu'on verra par cette transcription que Lazare est un
vieillard assez fier de son expérience, et que Claude et
Philippe sont des jeunes gens qui ne savent peut-être pas
grand'chose de la vie. Mais ils ont ces merveilleuses
intuitions que les vieilles gens perdent avec l'âge.
Si les réflexions de Claude et de Philippe sont plus
— 53 —
nombreuses que celles de Lazare, c'est que je les ai jugées
plus intéressantes. Les vieillards ne nous charment que
par des anecdotes et des souvenirs. Ils ne sont plus assez
hardis, et souvent une idée les effare. J'ajoute que ni
Lazare, ni Claude, ni Philippe (je ne donne que leurs
prénoms, leurs noms de famille sont trop connus) ne se
réunissaient afin de disserter sur tel ou tel sujet, mais
qu'ils discutaient, quand il leur plaisait. Quelquefois,
vous les auriez surpris parlant du beau temps. Aussi bien
je ne transcris que quelques-unes des réflexions se rap-
portant à un même ordre d'idées.
Ils parlaient le plus souvent de l'âme comme de la seule
chose importante; mais ils avaient le bon goût de ne pas
disputer sur l'immortalité, de laisser cela aux philoso-
phes de profession, aux commis-voyageurs et aux étu-
diants de brasseries. On les auraitpeut-ètre embarrassés,
sauf Lazare qui devait à son âge de répondre à tout, si
on leur avait demandé une définition exacte de l'âme.
Mais pourquoi auraient-ils songé à définir un mot que
tous les trois entendaient sans doute de la même manière ?
Donc ils se retrouvaient chaque jour entre la cinquième
et la septième heure de l'après-midi dans un verger, au
bord d'un lac. Une route bordée de peupliers passe tout
près de là et, de cet endroit, le voyageur en se retournant
peut dire une dernière fois adieu à la ville
— Cette ville, dit un jour Lazare, bâtie sur le penchant
d'une colline, au bord de ce lac, d'où sort un grand
— 54 —
fleuve, est célèbre dans tout l'univers par sa beauté. C'est
un lieu de pèlerinage, où des étrangers viennent vivre
quelques heures. Ils viennent du Nord et du Midi, tra-
versent les Océans, arrivent de l'autre côté du monde. Et
la Ville, qui exalte en eux le plaisir d'admirer, voit de
loin, dans la lumière qui monte des eaux du lac, ces hom-
mes se dresser à la proue des bateaux. Elle donne à ces
passagers la brève joie qu'ils lui demandent. Refuserait-
elle de satisfaire d'autres curiosités ? « Genève, a dit la
femme que Barrés a si magnifiquement appelée une
impératrice de la Solitude, c'est mon séjour de prédilec-
tion, parce que je m'y sens tout à fait perdue au milieu
des cosmopolites; cela donne l'illusion de la vraie condi-
tion des êtres. » Pour moi, je veux savoir ce qui a lié à
cette colline et à ce fleuve, qui suit lentement sa destinée,
les destinées d'une nouvelle ville. Plus d'une fois j'ai
cherché les raisons qui ont déterminé d'anciens hommes
à la fonder en cet endroit, si ces raisons subsistent encore,
et selon quelle nécessité elle s'est développée le long des
siècles. Et me voilà me promenant dans les vieilles rues
de la cité comme dans le mystère de ses origines.
— Pour moi, dit Claude, je songe plus volontiers à
l'âme des vivants. Sur le quai de Genève, où fut assassinée
l'impératrice de la Solitude, j'ai vu seize ans plus tard
errer, solitaire et vêtue de deuil, sa sœur, la dernière
reine de Naples et des Deux-Siciles. A quoi rêvait cette
majesté sans couronne dans son royaume de douleur ?
— 55 —
Un autre jour, Claude, je ne sais pourquoi, prononça
le nom d'Hippolyte. Hippolyte ! 11 y eut un moment de
silence qui finit par étonner Claude.
— Comme nous voilà silencieux! dit-il.
— Peut-être, expliqua Philippe, parce que nous pensons
au prince taciturne.
— Il est remarquable, ajouta Lazare, que pour accueil-
lir les morts nous ne nous hâtions point de parler, comme
nous taisons lorsque nous rencontrons des vivants.
— Vous venez donc de voir Hippolyte ? demanda
Claude.
— Eh ! pourquoi ne l'aurions-nous pas vu ? répondit
Philippe. Les absents ou les morts ne sont pas toujours
invisibles. Et, pour nous apparaître, ils n'exigent ni le
silence d'une chambre close ni beaucoup de recueillement.
Ils interviennent parmi les propos qu'on échange avec
des amis, et, comme leur présence nous rend oublieux,
tout à coup, des autres présences, de toutes les figures
qui sont autour de nous, l'imaginée est la plus réelle.
— Eh! bien, dit Claude, je ne suis pas de ceux qui
reprochent au divin Racine de nous avoir montré un
Hippolyte soupirant. Il me plaît de me le figurer amou-
reux ou plein d'une ardeur encore sans objet. A dire
vrai, je le vois même, dans ses longues retraites, songeant
surtout à la femme. L'amour est pour certains hommes
moins une inclination passagère (pie le talent de créer Le
magnifique poème de leur sensibilité. Hippolyte a déve-
loppé dans la solitude ce talent si rare. Enfin, il rencontre
— 50 —
Aricie. Sans Aricie, on s'expliquerait mal la passion de
Phèdre. Les natures passionnées n'ont guère désiré que
les natures ardentes, et, seuls, les hommes furent pas-
sionnément aimés, qui étaient eux-mêmes capables de
connaître l'amour dans sa plénitude.
Un autre jour, comme Lazare, pour triompher dans
une discussion, faisait valoir son expérience de la vie,
Philippe lui dit :
— 11 serait d'un sage de tenir compte de l'expérience
de nos aînés et d'y conformer sa vie. Mais vraisembla-
blement nous ne venons pas sur la terre pour être sages
à la façon des sages. Nous y venons pour vivre (comme
c'est vrai, ce que je dis !) et il n'est de vie intense et per-
sonnelle que celle qui librement fait ses propres décou-
vertes. Voilà la vraie sagesse. On a raison de se représen-
ter les sages comme des tout vieux. La sagesse est une
vertu d'aïeul. Or, le bon aïeul dit aux enfants : Amusez-
vous, enfants ! et il les regarde se battre furieusement
sur la place publique. Certes, il est un sage le vieillard
qui n'interrompt pas la bataille furieuse, mais, en vérité,
les enfants sont à leur manière aussi sages que lui en se
battant.
A quoi Lazare répondit :
— Mais notre vie ne se dessine dans toute sa vérité que
sur la trame des souvenirs, et j'ai peut-être le privilège,
à mon âge, d'avoir de la vie une image plus complète
qu'au votre.
— 57 —
— Oh ! les hommes, c'est comme les livres, répliqua
Philippe. Il est rare que les plus beaux livres nous aident
à mieux savoir la vie. C'est la vie elle-même, la nôtre,
qui nous donne l'intelligence de ces livres. Les hommes
ne se connaissent un petit peu que s'ils ont éprouvé des
émotions semblables.
... Il y a des hommes, disait Lazare, pour qui un grand
mensonge est devenu en quelque sorte règle de vie. Sans
cesse ils dissimulent ou, pis encore, simulent. Morale-
ment, ils sont malades. Un mensonge persistant agit
dans l'esprit et dans le coeur à la manière d'un ferment :
il désorganise la pensée et trouble la sensibilité. D'abord,
la crainte d'être confondu oblige le menteur à de nou-
veaux mensonges. Peu à peu il substitue à la logique
serrée de la vérité, des imaginations presque toujours
mal enchaînées — mais dont il lui faut bien se contenter.
Voilà pour l'esprit un assez fâcheux exercice. Quand il en
est là, le menteur, même sensible et généreux, peut fort
bien ne plus écouter ni cœur ni conscience et, toujours
pour couvrir son mensonge, sacrifier délibérément jusqu'à
une affection vraie. Ainsi finit-il par ramener presque
toutes les valeurs, que constituent ses idées et ses senti-
ments, à une valeur purement fictive, — à son men-
songe.
... L'autre jour, dit Claude, tandis que vous accabliez
les menteurs, je songeais aux mensonges d'amour, el
l'envie me venait de faire l'éloge de la colère qui nous
les dévoile.
— La colère ? demanda Philippe.
— La colère, reprit Claude, est toujours d'origine sen-
timentale. Elle n'éclate que dans les affaires où notre
cœur se trouve offensé, mais ce n'est pas sur notre sensi-
bilité seule qu'elle agit. Elle active en même temps la
pensée. Elle réveille du sommeil ou de l'indifférence le
souvenir, l'imagination, la raison. Quand elle ne nous
induit pas en erreur, elle nous fait accomplir en quelques
minutes tout un travail discursif qui d'un sage exigerait
une attention soutenue, de longues réflexions. Bien plus,
elle nous rend une liberté de jugement que notre cœur
nous refusait. Car notre intérêt, dans les questions de
sentiment, est de nous abuser sur les autres et sur nous-
mêmes. La colère détrompe l'intelligence, la délivre, lui
permet déjouer son jeu à part. Nous cherchons alors si
au grief actuel il en faut ajouter d'autres. Des observa-
tions, de menus faits, des détails de la vie passée, que
nous avions négligés ou que nous n'avions pas voulu
voir, prennent soudain leur importance. Nous devons à
la colère d'être plus clairvoyants.
— Ne faut-il pas être, demanda Philippe, très clair-
voyants, pour voir clair dans le jeu des femmes ?
— On peut, répondit Lazare, lorsqu'on définit un
homme, marquer, à travers les apparences, les traits
permanents de son individualité. On ne peut guère
caractériser une femme que par sa vie passée et sesdiffé-
— 59 —
rents états d'existence. C'est que l'homme possède une
identité, qui manque généralement à la femme, créature
diverse et changeante, succession de phénomènes.
— Vous venez de traduire un peu longuement, dit Phi-
lippe, les deux mots par lesquels Virgile définit la
femme : vavium et mutabile.
— Mais quoi ! fit Lazare en souriant, n'avez-vous pas
remarqué, lorsque vous étiez à l'école, qu'il vous fallait
souvent une kyrielle de mots français pour traduire deux
mots latins ?
Et, comme Joessa, qui fut beaucoup aimée, passait,
s'en retournant à la ville, entre les peupliers, aussi char-
mante que ces figures qui passent dans les songes, Phi-
lippe leur dit :
— J'ai plus d'une fois rencontré des femmes pour les-
quelles j'ai ressenti tout de suite une véritable sympathie.
Un autre les aurait suivies et aurait tenté fortune, car cha-
cun se fait de l'amour une conception personnelle. C'est
même un point sur lequel les hommes qui ne pensent rien
d'ordinaire, se font une opinion cependant.... Mais je dois
avouer que la plupart du temps il m'importait peu de les
revoir, ces femmes. Même j'aurais craint de leur parler. Je
leur en aurais voulu de ne pas exhaler avec une voix de
séduction une âme séduisante, et j'en aurais voulu à moi-
même de perdre dans une nouvelle rencontre le souvenir
qu'elles m'avaient laissé. Je leur préférais une impression.
Or, celui que le cruel amour possède n'a pas d'autres
préférences que son amour même. Je n'ai jamais aime.
— 60 -
C'est pourquoi peut-être, ajouta Philippe, je ne hais
point l'amour. J'admire surtout la force des éternels
désirs qui régnent sur les hommes et propagent la vie.
Quand je vois, devant moi, dans le noir des nuits douces,
des apparitions d'amoureux, je songe que grâce aux
désirs les races se succèdent à la surface de la terre.
Ainsi les amoureux me semblent accomplir un devoir
auguste et collaborer d'une façon délicieuse et charmante
à l'oeuvre de l'univers. J'admire aussi comme les désirs
peuvent donner aux hommes une physionomie nouvelle.
Enfin, la sympathie des corps m'est un mystère très
touchant et très vénérable. Je le vénère d'autant plus que
de roides philosophes ont pensé m'en inspirer le mépris.
Ma dévotion me semble religieuse. Parelle, je communie
(est-ce que j'exagère?) avec l'âme universelle et toutes les
âmes particulières. Car le soir, lorsque j'aperçois dans
les chemins sombres des ombres fuyantes, je me sens un
cœur pareil au cœur des ombres et seul, derrière elles,
je vais silencieux, enchanté, comme si je serrais dans ma
main la main d'une femme désirable.
... Il faut envier et il faut plaindre, ajouta Claude,
ceux qui ont un jour connu l'amour dans sa plénitude.
D'ailleurs, ils sont rares. S'ils songent à ce jour passager
qui fut sans lendemain, ils peuvent se consoler, en
disant : Nous avons aimé trop profondément ; c'est pour-
quoi nous n'aimons plus. Seules les faibles amours sont
durables ou, pour parler comme les tout jeunes amou-
— 61 —
reux, éternelles. Elles n'attendent pas de l'heure qui
vient les joies de l'heure qui s'en va. Or, ce qui fait la
brièveté des passions, c'est leur intensité même. Il est
pour elles trop de désirs qui les consument et, parce
qu'elles ne souffrent pas de vivre une moindre vie, elles
se meurent comme cela, sans raisons précises, d'on ne
sait quel mal. Clodion, qui est poète, et qui a vraiment
beaucoup aimé sa chère Philinna, avoue dans ses vers que
s'il avait fleuri le jour de sa vie* où il sentit la joie
d'aimer, il aurait vu les fleurs fragiles survivre encore à
son amour. En vérité, les passions les plus fortes sont
moins fortes que la mort, et les âmes ardentes sont veuves
de bonne heure.
— L'inconstance, dit Lazare, se manifeste sous trois
formes différentes : tantôt un sentiment nous quille
comme de soi-même et, souvent, malgré nos objurga-
tions ; tantôt il s'en va, parce qu'un autre le supplante ;
enfin, il arrive qu'avant d'accepter sa disgrâce, un senti-
ment, qui est tout mêlé à nos habitudes, résiste aux
jeunes forces d'un nouveau désir.
— Il me semble, dit Claude, que je préfère la première
forme d'inconstance.
— Je préfère, dit Philippe, la seconde, si l'on ne peu)
rien au change.
— Ah! puissie/.-vous, reprit Lazare, ne jamais con-
naître la troisième.
Et là-dessus il fit à ses jeunes amis une confidence. 11
— 62 —
était bien jeune alors et, depuis une année, il aimait,
quand un jour ...
— Nous pensions trouver dans le jardin, poursuivit
Lazare, à l'heure du dernier angélus, le jour clair des
longs jours d'été, et nous avons ouvert la porte ... Je me
rappelle la surprise de toute l'ombre où se noyaient les
grands arbres et les fleurs. Vers les lueurs de l'horizon
des peupliers minces comme des quenouilles dressaient
leur cime, et ces lueurs, je les voyais sur tout ce deuil
comme du fond de quelque abîme. Nous sommes restés
muets, en nous serrant la main, sur le seuil de notre
maison silencieuse. Une même pensée nous unissait.
Nous songions aux jours d'hier, longs comme deux jours
d'avril, aux jours moins courts qui nous donnaient, sem-
blait-il, des joies moins brèves et qui s'épanouissaient
en des soirs de lumière. Et là, devant le jardin noir,
nous avons senti qu'il s'exhalait des choses, avec la
douce haleine de la terre, des regrets et des craintes,
et que notre amour passerait ... Nous avons senti cela ...
Mais sur nos lèvres il n'est venu que ces mots : « Oh !
les jours ont diminué », et nous sommes entrés dans la
nuit...
— Evidemment, fit Claude après un moment de si-
lence, il y a des hommes qui cessent pour toujours
d'aimer. Sait-on pourquoi ? Mais remarquez que de ces
hommes la plupart ont la faiblesse encore de ne pas
repousser les sympathies qui leur viennent. Ils s'habi-
tuent à considérer les femmes jolies comme des passantes
— 63 —
avec lesquelles ils auraient tort de ne pas tromper l'en-
nui d'une heure. Sans doute les femmes n'apparaissent
à la surface de la terre, parmi les formes changeantes
des choses, que pour perpétuer les formes de la race
humaine. Mais quelques-unes vraiment semblent n'y ap-
paraître que pour distraire les hommes deux-mêmes et,
avec les fleurs, les arbres et la lumière du ciel, ne faire
partie d'un ensemble que pour cela...
Et Lazare, qui se trouvait debout derrière Claude et
Philippe assis sur des rochers de la rive, s'écria :
— Aujourd'hui, Claude, vous êtes singulièrement
immoral!
42
Dans Pascal que de vues courtes sur l'art, sur l'amour
et sur la douleur !
43
Les erreurs de Pascal touchant l'amour, l'art et la dou-
leur, ont pour cause la guerre que se livrent en lui
l'esprit géométrique, assisté de la théologie, et l'esprit
de finesse. Quand ce dernier l'emporte, Pascal est écla-
tant de vérité ; mais qu'il succombe, et voilà qu'une
erreur triomphe.
44
Quand Pascal nous dit que dans les comédies, les
scènes contentes sans crainte ne valent rien, ni les
extrêmes misères sans espérance, ni les amours brutaux,
ni les sévérités âpres, il se trompe, s'il est vrai que tout
l'art du poète consiste à nous faire concevoir des joies
— 64 —
sans crainte ou d'extrêmes misères sans espérance, à
nous faire admettre, sinon des amours brutaux (argu-
ment tout oratoire), du moins des sévérités âpres. On n'a
le sentiment de la beauté que si l'on atteint ce degré de
plaisir, d'horreur ou d'indignation. « Rien ne nous plaît
que le combat, mais non pas la victoire ». Quelle erreur
aux yeux du poète ! Une comédie, c'est pour lui un enchaî-
nement d'émotions ; la dernière, la plus forte, celle qui
donne un sens à toutes les autres, voilà que Pascal,
l'inquiet Pascal, s'en dégoûte.
45
Quand Pascal s'écrie : « Quelle vanité que la peinture,
qui attire l'admiration par la ressemblance des choses
dont on n'admire point les originaux», ou qu'il déclare :
« Je mets en fait que si tous les hommes savaient ce
qu'ils disent les uns des autres, il n'y aurait pas quatre
amis dans le monde », il pense par boutades, et des
pensées de ce genre, on en pourrait citer quatre-vingt-
dix autres, qu'il a prises pour des maximes assurées. Un
raisonneur impatient ressemble à un jardinier brutal qui
secoue avant leur saison les arbres de son verger : celui-
ci ramasse dans l'herbe des fruits qui ne sont pas mûrs ;
l'autre cueille de petites vérités acides et qui vont lui
agacer les gencives. Tel est un des méfaits de la raison
livrée à elle-même : elle devance la pensée pour qui, le
temps aidant, tout vient à point, et elle la nourrit de
formules indigestes. Quelle sensibilité résisterait à ce
— 65 —
régime contraire ? On ne peut être sûr de la valeur d'une
idée que lorsqu'elle se détache de tout un passé d'expé-
riences, comme un fruit où se résument les quatre
saisons de l'année.
46
Pascal entend par divertissements toutes les occu-
pations des hommes, les périls et les peines où ils
s'exposent pour échapper à l'ennui, comme l'étude des
sciences, le jeu, la guerre, les spectacles, les voyages, les
grands emplois, la conversation des femmes, la chasse et
la danse. Et il les condamne tous en bloc. Peut-être y
a-t-il en effet des divertissements qu'il faut tenir pour
des perversions de la vie sociale. Je songe aux jeux de
hasard, aux spectacles affriolants et pimentés que les
grandes, et même les petites villes, offrent à leurs oisifs :
je songe à toutes les combinaisons de plaisirs rares qu'ima-
ginent les viveurs. Mais d'ordinaire, ce que Pascal appelle
divertissement est un effort que l'homme tente pour revenir
à sa condition naturelle. Que veut-il, lorsqu'il s'amuse ?
Satisfaire une de ses tendances secrètes, un de ses
instincts les plus profonds, et en particulier son goût du
mouvement, car il sait bien que le bonheur n'est pas
dans le repos.
47
Quand Pascal nous dit (pic la seule chose qui !!<>u>
console de nos misères est le divertissement, et fine
« cependant c'est la plus grande de nos misères » parce «pu»
« c'est cela qui nous empêche principalement de song
— m —
nous et qui nous fait perdre insensiblement », il méconnaît
une grande vérité psychologique, à savoir que, dès leur
naissance, nos sentiments aspirent comme l'amour au
triomphe. Ni le jeu de paume, ni la chasse, ni tout autre
divertissement que Pascal dénonce ne pourraient les
arrêter. Souvent même un sentiment qu'il nous plaît de
négliger se développe en nous, malgré tout, et à notre
insu, jusqu'au jour où il se déclare. Et il n'y a pas alors
de divertissement qui tienne : notre instinct est le plus
fort.
48
Hélas ! Pascal méconnaît si bien nos mystérieuses
forces instinctives que c'est pitié que de voir comme il
juge l'amour. « Qui coudra dit-il, connaître à plein la
vanité de l'homme n'a qu'à considérer les causes et les
effets de l'amour. La cause en est un je ne sais quoi
(Corneille), et les effets en sont effroyables. Ce je ne sais
quoi, si peu de chose qu'on ne peut le reconnaître, remue
toute la terre, les princes, les armes, le monde entier. Le
nez de Cléopâtre s'il eût été plus court, toute la face de
la terre aurait changé ».
Un je ne sais quoi dont les effets sont effroyables, voilà
en peu de mots et à peu de frais l'amour jugé. Oh ! je sais
bien qu'il y a dans les démarches de l'amour quelque
chose de brusque et de violent, une sorte de hâte désor-
donnée qui ne s'accorde guère avec le lent déploiement
régulier des forces vitales auxquelles pourtant il voudrait
se joindre. De là vient qu'il manque si souvent à sa
— 67 —
royale fonction, qui est d'établir un intime rapport entre
nous et la nature. Car telle est sa fonction royale. Le
je ne sais quoi dont se raille Pascal offre à tous les êtres
le moyen le plus facile d'entrer dans les vues de l'univers
qui sont, par delà nos luttes et nos mêlées et nos
malheurs, ordre, enchaînement, harmonie. Orgueil de
vaincre, douceur d'être vaincu, ô double ivresse du
plaisir !
49
Le système de Pascal, c'est la foi, et les vérités qui n'y
peuvent pas entrer, il les néglige. Ainsi, parmi toutes les
« misères» humaines qu'il s'applique à dénombrer, il y
en a qui, visiblement, dérivent du christianisme. Le
contraire serait bien étonnant; mais on ne croit en somme
que ce que l'on veut, et Pascal ne se rend pas toujours à
l'évidence. Cette espèce d'inquiétude, dont nous lui
paraissons coupables, inquiétude qui nous bannit de
l'heure présente où nous devrions vivre, ainsi que l'enfant,
tout entiers, et qui nous entraîne vers le passé comme
vers un rêve envolé, ou vers l'avenir, comme vers une
espérance, des hommes l'ont sans doute ressentie, qui
n'étaient pas chrétiens. Mais le christianisme, par l'idée
de la mort qu'il nous insinue, et le mépris qu'il nous
inspire des joies de ce monde, l'a terriblement favorisée.
Au Carpe diem des Anciens n'oppos< -t-il pas toutes le >s
litanies du renoncement ? De là une instabilité de pensée,
qui est inhérente au chrétien en particulier, non pas à
l'homme en général. Vivre, pour ainsi dire, en rupture
— 68 —
de ban et dans une attente indéfinie, c'est un état pro-
prement évangélique.
50
Allons plus loin : je lui trouve, à cette description de
nous-mêmes par Biaise Pascal, un air théorique. Qu'elle
s'emboîte exactement dans son système, rien n'est plus
sûr. Mais dans la vie? Notre connaissance de l'homme ne
vaut que si elle procède d'une prise de contact de nous-
mêmes avec les autres et, surtout, avec notre moi. Pascal,
échappé du monde, se connaissait-il bien soi-même? On
peut en douter, à voir sa description aussi rigoureuse
qu'incomplète.
51
Il me parait qu'en psychologie il y a, presque toujours,
plus de vérité générale dans la moindre observation
particulière que dans telle ambitieuse théorie. Ainsi le
Journal intime d'un Benjamin Constant, qui note le soir
les menus faits de son existence quotidienne, en dit
souvent plus long sur la nature humaine que le livre où
Pascal s'efface à tout moment derrière un fantôme sorti
de son imagination et qu'il appelle l'Homme, sans se
demander si le mot répond à la chose.
52
Le sot projet que nous avons de peindre l'Homme!
53
Ainsi, parmi les misères dont Pascal se blesse comme
— 69 —
d'un cilice, j'en vois qui, tout compte fait, n'en sont pas,
et d'autres qui relèvent moins de la nature humaine que
de notre vie extérieure. Aucune, sauf l'impuissance de la
raison — mais ne savons-nous déjà comment la secourir ?
— ne présente le caractère d'une inflexible nécessité.
54
A Tordre du jour.
Récit d'un ami.
A Maurice Barrés, pour l'hommage
qu'il a rendu aux protestants de France.
... Naguère, quand je lisais quelque ordre du jour de
l'Armée française, souvent le regret m'a pris de ne pas
connaître un des braves dont elle tirait gloire en le glori-
fiant. Sa famille et son foyer, ses premières années et sa
jeunesse, son esprit et son cœur, son visage enfin, et ses
yeux, j'aurais voulu n'ignorer rien de tout cela. Aujour-
d'hui je sais à qui penser, je connais autrement que par
les livres l'enfance d'un héros. Et c'est vraiment une
histoire toute simple.
D'une vieille famille protestante originaire des Céven-
nes, il est né à Paris en 1894. Enfant délicat, il dut, après
quelques semestres laborieux, quitter lycée, proviseur,
maîtres surveillants et classes poussiéreuses. Ses parents
me chargèrent alors de le conduire lentement jusqu'au
baccalauréat. Aussi ai-je vécu pris de lui quelques
— 70 —
années, soità Paris, dans un hôtel construit par Hardouin-
Mansard, soit en Normandie, dans un château restauré
par Yiollet-le-Duc et qui n'a plus rien d'ancien, si ce
n'est un donjon du XI"1" siècle. Ces magnifiques rési-
dences, ornées de peintures, de statues et de tapisseries
précieuses, ont-elles agi sur la sensibilité de cet enfant?
Qu'elles lui aient de bonne heure formé le goût, j'en suis
persuadé ; qu'elles l'aient habitué à sentir noblement, je
le crois aussi ; qu'elles l'aient même prédisposé à conce-
voir sans peine, au-dessus de l'art, un autre ordre de
beauté, je l'admets encore. Mais enfin, je ne pense pas
qu'il ait jamais admiré en artiste les Rembrandt, les
Ghirlandajo, les Bellini, les Cima et les Antonello qui
faisaient de ces demeures d'incomparables reliquaires.
Au reste, tout ce luxe qui semblait exiger des déploie-
ments de cérémonies mondaines, parait la vie de famille
la plus simple et la plus régulière. Seules quelques
réceptions d'intimes, ou quelques dîners, l'interrompaient
de temps a autre. L'austérité de leur religion avait
pénétré jusque chez ces huguenots comblés de tous les
biens de la fortune et, comme sa règle contrastait avec
les magnificences répandues autour d'eux, elle possédait
un charme que mon élève a sans doute ressenti plus
d'une fois. Rien ne vaut, surtout dans nos années de for-
mation, le mode d'existence qui nous permet de passer,
sans trop de heurts, d'un plan de vie à un autre. Car,
nous rendant sensible, dès l'âge le plus tendre, l'infinie
variété du monde, il développe en nous cette mystérieuse
— 71 —
faculté où je vois l'esprit de finesse en action, et qui est
l'art de trouver des rapports toujours nouveaux avec la
vie toujours changeante.
Ainsi toutes les pensées de cette famille affranchie de
l'ambition par les largesses du sort, gravitaient autour de
la piété. La mère partageait sa journée entre ses enfants
et les ouvroirs, les crèches, les asiles et les foyers. Le
père, moins détaché de ses obligations mondaines,
membre du Jockey-Club, et d'ailleurs propriétaire d'une
écurie de courses, portait cependant, lui aussi, sa charge
d'oeuvres pies. Et l'un et l'autre donnaient aux pauvres
une grosse part de leurs revenus. Quant aux deux sœurs
de mon élève, l'une, son aînée de deux ans, était déjà
prise du même zèle, l'autre, sa cadette, avait l'air d'une
charmante petite Bohémienne qui se serait amendée
avant l'âge. Aussi, parfois, admirant cette bonne volonté
unanime et son cadre somptueux, je me disais : — Leur
maison est plus parée qu'une ravissante église : c'est
sans doute à la gloire de la Providence. — Mais quand,
plus sérieux, je cherchais quelle forme la piété avait
prise chez mon élève, je trouvais que sa foi était faite
avant tout d'un sentiment de gratitude pour les nom-
breux avantages qu'il tenait de sa naissance.
Donc je devins son précepteur et, dès d'abord, je fus
séduit par la gentillesse de sa piété, son goût précoce el
son intelligence déjà fine des choses de la vi<\ ou, m vous
voulez, cet esprit de discernement après lequel, au dire
de La Bruyère, ce qu'il y a de plus rare au monde, c
sont les diamants et les perles. Et sa physionomie annon-
çait tout cela. Grand, mince et devant par la suite gagner
en vigueur sans rien perdre de son élégance naturelle, il
avait de beaux yeux bruns qui riaient rarement, mais qui
parlaient toujours franc. Si le regard dit la race, le sien
disait le pays des sentiments vrais et des idées claires.
Mais que cet honnête garçon était faible en latin, en
géographie et en histoire, et en français !
Sa santé délicate l'empêchait de fixer longtemps son
attention sur le même objet, et il ne savait pas encore
vouloir longtemps. Lorsqu'il cessait dans nos leçons,
brusquement, de m'écouter, et que ses beaux yeux se
perdaient dans le vague, je songeais à ces voyageurs qui
visitent une ville à fond de train : le moment arrive où
leur cerveau fatigué ne peut plus rien enregistrer, en
sorte qu'ils deviennent pareils à des aveugles. Mais tout
ce que mon élève pouvait voir, chemin faisant, il le
voyait bien et, dès que son goût entrait en jeu, il s'ani-
mait. L'ennui est qu'il faut avaler tant de notions
indigestes pour devenir bachelier de Salamanque ou
même de la Sorbonne ! Je ne me flatte pas d'avoir
toujours su retenir, par l'intérêt de mon enseignement,
une attention qui aimait à s'évader. Que devais-je faire
pour la ramener au travail ? Je peux du moins me rendre
cette justice que j'ai toujours eu soin de solliciter en lui
cet esprit de discernement dont je vous ai parlé, et son
bon cœur.
Il s'ensuivit que, malgré une légère différence d'âge et
le semblant d'autorité que je devais me réserver, nous
fûmes bientôt bons camarades. Et nous nous décou-
vrîmes pour beaucoup de choses des inclinations sem-
blables, qui achevèrent de nous rapprocher. D'ailleurs,
sensible comme il était, il ne mit pas longtemps à
deviner la sympathie qu'il m'inspirait, et il y répondit
par une amitié pleine de déférence.
L'agrément de nos rapports augmentait encore quand
nous allions du travail au plaisir. Paris, qu'en vrai petit
Parisien, il connaissait assez mal, nous l'avons ensemble
parcouru, et je dois dire qu'il s'y promenait plus volon-
tiers qu'à travers Tacite, Lanson, Victor Duruy ou Vidal
de la Blache, sans doute parce que sa santé y trouvait
mieux son compte. Parfois nous nous arrêtions chez un
maître d'escrime, et là, après quelques parades, nous
poussions des bottes l'un à l'autre. Mais, plus que la
flânerie du badaud, le fleuret ou le canotage au Bois de
Boulogne, nous aimions les courses à bicyclette, sitôt le
printemps venu. Nous quittions le petit musée qu'était
notre maison parisienne, pour aller voir ces grands
tableaux du plein air qui s'appellent Jouy-en-Josas,
Versailles, Montmorency, Louveciennes, Marly. Che-
vreuse. Ainsi nous devinrent familiers les paysages de
lIle-de-France où des arbres s'isolent comme en un
parc et où de lentes rivières d'un bleu profond coulent à
pleins bords. Nous allions aussi de temps en temps à
Bue, où se trouvait un champ d'aviation militaire. Me
suis-je jamais douté, sur ce plateau d'où s'enlevaient
tant de fragiles appareils, qu'une guerre prochaine ferait
de mon compagnon un pilote aérien ? Mais lui, avec ce
don de seconde vue que possèdent tous ceux qui savent
écouter leur instinct, me dit un jour à mi-voix et comme
s'il se parlait à lui-même :
— C'est étrange, quelque chose m'assure que je serai
aviateur.
Et je vois encore le regard dont il suivait dans les airs
un vol qui lui annonçait sa destinée.
L'été nous offrait ensuite la Normandie .du Cotentin,
ses pâturages, ses caps tourmentés par les vagues, ses
baies tranquilles, ses falaises et ses grèves de sable rose.
Une fois nos leçons terminées, nous jouions au tennis
ou, de préférence, nous partions en automobile. Je vous
ai déjà dit que mon élève ne mordait guère au latin ou à
l'histoire. Ces excursions m'amenèrent à découvrir en
lui des aptitudes que je ne lui connaissais pas encore.
Non seulement il devint très vite habile à manier le
volant, ce qui lui valut un permis de conduire dont il ne
se montrait pas peu fier, mais encore, s'il nous arrivait
une panne, la fâcheuse panne, c'était merveille de voir
comme il se substituait au chauffeur pour réparer la
machine. Sa présence d'esprit m'étonna, et dès lors je
m'y confiai sans arrière-pensée. Il adorait la vitesse, j'en
faisais le même cas et, lorsqu'il nous enlevait lui, l'auto,
le chauffeur et moi dans de folles randonnées, je n'ai
j nnais arrêté ou modéré son audace. Vraiment je lui dois
quelques-uns de mes plaisirs les plus vifs. La nature est
un immense système de forces en mouvement. Or cela»
nous pourrions le savoir, sans jamais le sentir profon-
dément, s'il n'y avait pas autour de nous des êtres animés
et qui se meuvent, des changements de lumière ou des
corps mobiles. J'admire l'oiseau qui vole, le cheval au
galop, le lever du soleil ou le soleil qui se couche, le
fleuve ou la mer, comme autant de manifestations
distinctes, les unes fortes, les autres délicieuses, du
grand mouvement universel. Mais, que dirai-je de dos
voyages en automobile ? Une trente-chevaux qui roule
entre des paysages toujours fuyants, déploie l'énergie
du feu qui brûle dans sa machine et, tandis qu'elle nous
emporte, nous participons plus étroitement au mystère
de l'élan vital. Alors il semble que, nous accordant à une
puissance favorable, nous déjouions une puissance
contraire, en rivalisant avec elle de rapidité. Ainsi, par une
illusion dont s'amusent les enfants, nous percevons sou-
dain toute la souple et mouvante réalité du monde sensible.
Souvent le rivage de la mer arrêtait notre course.
Alors, pour être encore plus près de cette grande chose
vivante qui moutonnait jusqu'à l'horizon, nous nous
mêlions à ses vagues, et lui, l'enfant délicat, il les affron-
tait comme il avait affronté l'espaee. 11 allait, il allait
selon son instinct qui lui disait peut-être que la D attire
doit nous ramener par delà toutes les civilisation-, a une
sorte d'éternel paradis terrestre. Et quand, pour reprendre
haleine, couché sur le dos et regardant le ciel immense,
— 76 —
il se laissait, les bras immobiles, porter par les eaux,
sans doute cédait-il comme moi au plaisir de connaître
enfin la vie à l'état pur et dans ses premiers élans.
Quel garçon parfaitement heureux ! direz-vous. Hélas!
il arrivait à l'âge où nous sommes bien empêchés de
l'être. Certes, il s'élançait à corps perdu vers tout ce qui
l'attirait. Mais chaque époque de notre existence débute
par un petit drame intérieur qui se dénoue comme il peut.
Celui de la puberté réside tout entier dans les premières
luttes que se livrent nos mystérieuses forces instinctives
et les nécessités sociales. Il s'agit de savoir, cependant
que nos rapports avec nos semblables commencent à
nous façonner un moi extérieur tout différent du moi
primitif, quels rapports nous entretiendrons avec la vie
qui passe au fond de nous-mêmes, loin du bruit que fait
le monde à nos oreilles. Drame émouvant ! Nous touchons
encore par toutes nos fibres à la nature elle-même dont
nous sommes issus, et l'on veut nous enrégimenter selon
les petites conventions particulières du rang, de la classe
ou du milieu ! Vraiment, c'est toute une affaire, la plus
difficile et la plus dangereuse, que de vivre en société.
Nous jouons alors une partie où nous sentons qu'il nous
faut risquer le vrai bonheur pour des succès épisodiques.
De là viennent les grandes mélancolies qui assaillent
toute adolescence. Et je les avais trop bien connues,
pour ne pas voir dans les yeux de mon élève leur
sombre image.
11 m'apparut dès les premières scènes de ce petit drame,
dont la guerre a été la péripétie foudroyante, qu'il ne se
soumettrait pas d'emblée aux exigences de sa famille.
Ce qu'il mit d'abord sur le tapis vous semblera peut-être
négligeable, mais n'oubliez pas que les moindres diver-
gences d'opinion entre les hommes, et surtout entre
parents ou amis, se répercutent dans l'ordre du sentiment
qu'elles troublent ou modifient. Je vous ai montré un
garçon avide de plein air et passionné de sports. Il fau-
drait maintenant vous montrer un père et une mère pour
qui la santé de leur fils était un perpétuel sujet d'inquié-
tude. Je vous ai dit son ardeur, il faudrait vous dire leur
prudence et comment, lorsqu'il ne demandait qu'à partir,
lui, ainsi que le pigeon de la fable, ils s'efforçaient, eux,
de le retenir au pigeonnier. Libre expansion de tout l'être
et confiance dans la vie, voilà ce que lui inspirait sa
jeunesse; discipline sévère et défiance du plaisir en
général, de soi-même en particulier, voilà ce que leur
commandait la morale de leur religion. Si, lui, parlait
sentiment, eux parlaient raison. Même ils ne laissaient
pas, s'il s'en rapportait, lui, à quelque expérience per-
sonnelle, de s'en rapporter, eux, à quelque préjugé. Bref,
il y avait en lui cette spontanéité qui nous vient de la
nature et, en eux, cette seconde nature que nous appelons
la coutume.
Un jour, comme son père le pressait de renoncer à un
petit voyage et lui disait :
— Nous n'avons pas un parc pour en sortir à tout
moment.
— 78 —
— Mais papa, lui répondit-il, si nous y restions tout
le temps, nous ne connaîtrions pas le plaisir d'y revenir!
Il y a des endroits qu'il faut avoir quittés pour mieux s"y
plaire.
Un autre jour, à sa mère qui lui reprochait son goût
du plaisir, il répondit:
— Maman, je crois que votre morale se trompe, si
elle ignore qu'il n'y a rien de plus démoralisant que
l'ennui.
Enfin (et j'arrête là mes citations qui pourraient durer
jusqu'à demain), comme une dame parlait devant lui, à
mots couverts, d'un scandale qui venait d'éclater dans
une famille de la haute société parisienne, et disait :
— Ces gens-là ont des fils qui ne seront pas des partis
pour nos filles.
— Eh ! dit-il, sont-ils responsables des fautes de leurs
parents ?
Mais ces sortes de drames sont moins des conflits de
personnages que des luttes d'influences impersonnelles...
Le luxe qui entourait mon élève, le caractère de sa reli-
gion, Je souci de ses études, ses premiers rapports avec
le « monde», autant de causes qui ramenèrent à tran-
siger. Il faudrait avoir l'âme d'un Huron, ce qui devient
de plus en plus rare, ou être revenu de tout, ce qui de-
mande plus de temps que n'en a vécu la jeunesse, pour
haïr à la fois les charmes de notre civilisation et ceux
qui se plaisent à cette vie ornée. Un homme épris ne par-
— 79 —
donne-t-il pas quelques mensonges à la beauté qui l'en-
chaîne? Vous savez quel empire exerce sur nous notre
goût propre formé par ces sociétés choisies qui s'appellent
Athènes ou Rome, et que Paris a remplacées. Cet enfant
qui vivait depuis sa naissance dans des demeures où la
Grèce, l'Italie et la France figuraient sous les espèces
d'oeuvres d'art adorables, pouvait-il être longtemps un
révolté? D'ailleurs, la religion protestante qui contrarie
notre développement naturel en s'adressant moins à notre
sensibilité qu'à notre raison, devait, elle aussi, le disci-
pliner. Le travail régulier auquel je le soumettais et
qu'activait de plus en plus l'approche du grand examen
final, contribua à l'assagir. Enfin, comme sa sœur aînée,
qui était pour lui une amie et une confidente, faisait ses
débuts dans le monde, il l'y accompagna de temps à
autre. Et ce fut l'ivresse des premiers bals ! J'ai pu obser-
ver alors chez mon élève la poussée soudaine d'un senti-
ment tout nouveau, où il entrait l'esprit de caste et le
désir de briller, et cela ne m'étonna point, car je savais
déjà que lamour-propre est notre instinct de conserva-
tion aux prises avec la vie sociale.
Ces divertissements ne l'empêchèrent pas d'obtenir
son diplôme de bachelier. Il fallut donc nous séparer.
Mon jeune ami, qui n'avait pas encore dix-neuf ans,
comptait, après quelques mois de vacances, signer un
engagement dans l'armée française, afin de pouvoir y
choisir son corps. Et de fait, le 1er octobre 1913, il entra
au 9,ne dragons à Epernay. Quand je le quittai, non Ban a
— 80 —
un réel chagrin, je prévoyais qu'il se laisserait prendre
tout entier par les plaisirs superficiels dune existence
trop facile, que le régiment où il serait un officier re-
cherché des salons, puis le mariage, et toutes les influ-
ences de son milieu achèveraient de faire de lui un
homme du monde comme il y en a tant, aumônier sans
doute et même charitable (je connaissais sa bonté),
membre zélé du Jockey-Club, propriétaire diligent d'une
écurie de courses, amateur d'art, grand amateur de
sports élégants, de spectacles, de dîners et de raouts,
bref un beau seigneur prisonnier de sa classe, de ses
préjugés et de sa fortune.
Or, l'année d'après, la guerre, l'horrible guerre qui
ensanglante l'Europe et toutes nos pensées, éclata, boule-
versant les coutumes les mieux établies. Vous savez
comme la France emboîta le pas à la Marseillaise. Mais
tandis qu'elle ordonnait la mobilisation générale, mon
ancien élève souffrait à l'hôpital de sa garnison d'un rhu-
matisme articulaire et d'un empoisonnement du sang
causé par des piqûres antityphiques faites au régiment.
Son père courut à Epernay, et il ramena le pauvre malade
en Normandie, où il avait déjà installé dans son château
une ambulance que devaient diriger sa femme et ses
filles, toutes trois infirmières diplômées de la Croix-
Rouge. Là, son fils resta au lit cinq mois durant et,
l'hiver venu, comme il avait encore les pieds enflés, il
— 81 —
l'envoya dans un climat plus sec, chez un oncle, en
Touraine.
Je me représente bien l'atmosphère sentimentale où il
a vécu pendant ses longs mois de maladie. Avoir dès
l'enfance connu toutes les misères d'une santé délicate,
et les connaître encore au moment unique et décisif où
l'on voudrait mettre toutes ses forces au service de son
cœur ; souffrir de sa faiblesse comme d'une faute de
goût que l'on est réduit à commettre, alors que tout le
monde autour de vous peut s'accorder à la beauté d'agir;
avoir été élevé dans une religion qui vous donne le res-
pect de la noblesse morale et ne pouvoir rien faire de
ce que votre conscience vous ordonne; se rappeler peut-
être les leçons d'histoire où un maître s'efforçait de vous
inculquer l'amour de la France et, brutalement, être ex-
clu du livre qu'elle est en train d'écrire; concevoir la vie
comme un élan et se sentir chargé d'entraves ; savoir,
enfin, que tous vos amis, tout un peuple s'illustrent, et
se voir privé du droit de les égaler... ah ! que le pauvre
garçon a dû souffrir ! J'ai d'ailleurs une lettre de lui où
tous les sentiments qui l'agitaient alors se trouvent
comme ramassés. Voici ce qu'il m'écrivait de Touraine
en janvier 1915 :
« Je vous remercie de tout cœur de vos bons vœux, qui
m'ont beaucoup touché. Je ne mérite malheureusement
aucune espèce d'intérêt. Je suis inutile, inutile ! Imagi-
nez-vous quelque chose de plus exaspérant et de plus
aifreux ? Quelques jours avant la mobilisation, pendant
— 82 —
les manœuvres de juillet, j'ai été saisi par un rhuma-
tisme articulaire terrible. Et cloué sur le dos, j'ai vu
partir cousins, amis, camarades î C'est inimaginable,
quelque chose s'acharne sur moi, m'empêche de guérir,
m'empêche de me battre. Ce rhumatisme a traîné, traîné
... enfin on s'est aperçu qu'il avait produit des exostoses
sous-calcanéennes qui m'empêchent de marcher. Je vais
donc être obligé de me faire opérer les deux pieds dans
deux ou trois jours, opération assez compliquée qui sans
doute me retiendra deux mois au lit ! J'espère qu'alors
je pourrai enfin rejoindre mon cher régiment. Que Dieu
le veuille !
« Une bien triste nouvelle : mon cousin André que
vous connaissiez bien et dont vous avez souvent vu la
mère en Normandie vient d'être tué. Il avait été blessé
au début de la campagne en conduisant une magnifique
charge à la baïonnette. Une balle, glissant sur une côte,
avait épargné le cœur. Il voulut repartir, la blessure
n'étant même pas fermée. Nommé lieutenant, il fut
aussitôt envoyé dans ce terrible bois de la Grurie, au
nord de l'Argonne, où les combats continuels sont très
meurtriers. Sa conduite fut d'un brave. Des lettres de
ses supérieurs font de lui un éloge enthousiaste. Ce gar-
çon s'est révélé un vrai soldat. Ses lettres à sa mère for-
ment un journal unique : des récits de combats fantas-
tiques, corps à corps incessants, vrais duels au revolver
avec officiers allemands. Menant une charge à la baïon-
nette, il est tombé frappé d'une balle au front, au mo-
— 83 —
ment où il sautait dans la tranchée ennemie. Songez à sa
pauvre mère, vous qui la connaissez bien, pour qui ce
fils était tout le bonheur! Pauvre femme, elle ne vivait
plus depuis le commencement de la guerre. Ses cheveux
étaient devenus si blancs !
« J'apprends aujourd'hui que le cousin germain d'An-
dré, M... D..., un gosse de 18 ans, reçu à Saint-Cyr au
printemps et envoyé dans un dépôt pour y apprendre le
métier, vient d'être nommé sous-lieutenant et envoyé sur
le front. Il comptait rejoindre son aîné dans ce fameux
bois qu'ils appelaient déjà « notre coin ». Il y fut envoyé
en effet, mais y arriva le lendemain de sa mort. Voilà un
gosse qui saura se conduire aussi bien que son aîné, et
le venger, car il est de bonne trempe, je vous jure. La
France ne manque pas de tels enfants. Lisez ces quelques
lignes que je découpe dans La Touraine d'aujourd'hui,
un fait d'armes entre mille, tout juste signalé par le
communiqué et qui remplit d'enthousiasme nos alliés
anglais, alors que les journaux français ne l'ont même pas
relevé ».
Lettre toute pleine d'humanité, lettre admirable où un
jeune héros désarmé rêve aux exploits qu'il pourrait ac-
complir, si Dieu voulait. Mais l'article auquel il fait allu-
sion, je voudrais vous le citer aussi, parce qu'un matin,
là-bas, en Touraine, il a occupé la pensée de celui qui
suivait naguère, et d'un si étrange regard, le vol d'un
fragile aéroplane. Peut-être, en le lisant, s'est-il dit que
s'il ne pouvait servir la France à même son sol, dans les
— 84 —
tranchées, il la servirait dans les airs. Vraiment quelque
chose m'assure qu'il faut voir dans ce récit une des rai-
sons déterminantes de son futur essor. Cet article ra-
contait l'héroïsme de cent chasseurs qui, cernés sur les
pentes de l'Aisne, refusèrent de se rendre et se firent
tuer jusqu'au dernier en infligeant à l'ennemi de très
grosses pertes et en l'empêchant de progresser. Et l'ar-
ticle ajoutait, si je me rappelle bien : « La gloire igno-
rera les cent Français morts pour leurs camarades. La
gloire ignorera tous les soldats français qui donnent
leur vie dans cette guerre. Comment pourrait-elle les
dénombrer ? c'est toute la nation française qui est prête
à mourir ».
Voilà ce qu'il m'envoyait, le soldat paralysé, quelques
jours avant l'opération qui devait l'affranchir. Réussit-
elle comme il l'espérait? Quelques mois après, j'appris
que l'état de ses jambes ne lui permettant pas de repren-
dre son service au régiment, il était devenu aviateur et
qu'à son actif il avait déjà plusieurs ascensions. Puis l'on
m'informa que, retombé malade, il avait dû faire une
longue cure à Dax et que, rétabli, il allait rejoindre son
poste. Enfin, pendant quelques mois, je n'en reçus plus
de nouvelles. Mais je songeais chaque jour à lui, à son
ardeur longtemps captive, enfin délivrée, et aux clairs
voyages qu'il accomplissait sans doute au-dessus des
lignes ennemies. La guerre, me disais-je parfois, la
guerre qui nous remplit d'horreur, il faut en voir la
beauté dans les âmes qu'elle soulève vers la gloire et qui
— 85 —
déploient toutes leurs puissances comme autant d'éten-
dards. Un sentiment les anime, fait de plus de bonté que
de haine, et ainsi, bien qu'il y ait apparence du contraire,
elles rentrent dans les vues de la nature qui sont, par
delà nos luttes et nos mêlées, ordre, enchaînement, har-
monie. La bonté qui, au surplus, s'accompagne presque
toujours d'une sorte d'intelligence pratique, c'est l'ima-
gination du cœur ou, mieux encore, l'esprit de finesse
prenant conscience des mystères de la vie morale et, s'il
est vrai, comme je le pense, que le véritable héroïsme
soit la forme sublime de la bonté, cette active sympathie
divinatrice peut aller loin de découverte en découverte.
Ah ! il est allé loin, l'enfant délicat, mon ancien élève,
si j'en juge par cet ordre du jour dont je viens de recevoir
copie et où je le retrouve tel que je l'ai connu, mais
grandi et comme de plain-pied avec le sublime de cette
guerre exécrable et magnifique.
« Le Général commandant le 6me corps d'armée cite à
l'ordre du jour du corps d'armée :
« Maréchal des logis de ..., Jacques-François, esca-
drille F. 215.
« Pilote remarquable à tous les points de vue, ajourné
plusieurs fois et entré dans l'aviation sur sa demande ;
depuis son arrivée au front est pour tous un modèle de
dévouement et d'abnégation. A montré le plus beau cou-
rage en maintes circonstances, en pénétrant très avant
dans les lignes ennemies malgré la présence d'avions
allemands et sous un feu violent d'artillerie. Le 23 sep-
— 86 —
tembre 1916 est rentré avec un appareil très fortement
endommagé.
« A plus de 100 heures au-dessus des lignes.
Signé : Général Paulinier. »
J'ajoute qu'il a été décoré de la Croix de Guerre sur le
front de la Somme, devant Péronne, où j'espère que
bientôt il survolera la victoire des armes françaises.
55
•«Nous en pourrions connaître de pareils par cent mille,
écrivait, le 28 juillet 1917, Maurice Barrés à mon ami ;
mais à chaque fois c'est avec la même émotion qu'on
regarde ces enfants qui sauvent la France, qui s'élèvent
si haut et qui survoleront la victoire. »
SECTION III
56
Qu'un homme qui n'a pas encore trouvé Dieu, vive
sans inquiétude, voilà qui met Pascal hors de lui et
l'épouvante. — «C'est, dit-il, un monstre pour moi ». —
A moins, répondrai-je, que ce ne soit un sage. Qu'est-ce
que la foi? le degré le plus haut du sentiment religieux.
Or, quiconque a su percevoir le rythme secret de nos
sentiments, n'ignore pas qu'aspirant dès leur naissance
au triomphe, ils se développent en nous, malgré tout, et
— 87 —
parfois à notre insu, jusqu'au jour où ils se déclarent.
Cette vérité, s'ils prenaient le temps de la connaître, cal-
merait les agités qui veulent brûler toutes les étapes. Ils
verraient autour d'eux des hommes qui, concevant la
religion comme un état où l'âme déjà riche de forces
éprouvées, riche encore de forces inemployées, se sent
à l'étroit dans les limites d'une vie humaine, attendent
sans fièvre ni impatience le jour de leur avènement à
cette nouvelle certitude. Et ils se demanderaient si la
recherche anxieuse que préconise Pascal et qui implique
une intervention assidue de l'intelligence dans l'ordre du
sentiment, ne va pas à l'encontre de leur salut éternel.
Nos sentiments obéissent à une volonté profonde qui
tient en nous de l'instinct ou du vouloir-vivre ; notre
intelligence, qui aime à pratiquer le doute méthodique,
n'a que des volontés incertaines, surtout quand l'objet
qu'elle recherche, échappe à ses atteintes. Si le cœur a
des raisons que la raison ne connaît pas, elle ne peut
que le troubler en le voulant instruire, et, loin de hâter
l'heure de ses découvertes, la retarder jusqu'à la surprise
de la mort. Le parti le plus sage est donc de nous en
remettre à la nature du soin de diriger notre destinée.
Avoir confiance dans la vie, voilà, sur le chemin qui
mène à Dieu, le premier acte de la foi.
57
D'où nous vient ce que Pascal appelle notre sensibilité
aux petites choses et qui contraste, selon lui, avec notre
— 88 —
insensibilité pour les grandes ? Insensibilité d'ailleurs
toute apparente et qui n'empêche pas nos sentiments de
se développer jusqu'au jour où ils se déclarent dans toute
leur plénitude. Ni le jeu de paume, je le répète, ni la
chasse, ni tout autre divertissement que Pascal dénonce,
ne sauraient les arrêter. Mais il est vrai de dire que nous
regardons trop souvent le menu détail de notre existence
avec des verres grossissants, et qu'ainsi nous nous exa-
gérons de faibles chagrins. Ce qui de nous s'afflige alors,
remarquez-le, c'est le pauvre moi extérieur qui, façonné
par l'activité sociale, transforme en amour-propre notre
instinct de conservation ; ce qui souffre, c'est notre vanité.
Or, le propre de la vanité, n'est-il pas de fausser nos
rapports avec la vie qui jaillit au fond de notre être, et
d'attirer notre attention sur l'un d'entre eux qui s'arrête
à la surface de nous-mêmes ? Elle néglige l'essentiel poul-
ie provisoire et, prenant ceci pour cela, elle prête au
fugitif le caractère de la durée. Alors, le plus faible cha-
grin nous paraît si fort que nous le croyons éternel.
Mais il passe au fur et à mesure que nous redevenons
sensibles au jaillissement de notre vie intérieure et que,
remontant de notre amour-propre jusqu'à l'instinct dont
il dérive, nous saisissons entre la nature et nous plus de
rapports que n'en soupçonne la vanité. Et, comme le
temps marche et nous entraine à sa suite, nous avançons,
surpris de ne plus voir à nos cotés ni le chagrin de tout
à l'heure, ni son ombre.
— 89 —
58
Nocturnes.
Nuit de guerre sous le ciel de France.
J'étais au sommet d'un coteau ; à ses pieds, et dans les
profondeurs du silence, une rivière grondait. C'est au
pays de mes vacances d'été une rivière qui roule, presque
toujours irritée, sur un lit hérissé d'écueils. Elle accourt,
elle arrive et, rencontrant d'énormes pierres, recule,
cependant que d'autres flots pressés arrivent à la res-
cousse. Alors, d'un mouvement souple et brusque comme
une étreinte, elle tourne en une large coulée l'obstacle
infranchissable et, paisible, se répand plus loin ainsi que
sur une dalle qu'on laverait à grande eau. Cette rivière
ne roule qu'une idée, mais si juste ! Douceur et violence,
voilà, dit-elle, les caractères de la vie, et la douceur est
tout ce qui répond à tes plus beaux désirs, ordre, enchaî-
nement, harmonie. Tout à coup, la lune s'est levée en
face du coteau, et j'ai cru que les grondements de la
rivière, c'était le chant de la lune qui se lève ; et puis j'ai
cru que par les milliers d'étoiles criaient et pleuraient
tous les hommes qui souffraient à cette heure, là-bas,
dans les tranchées sanglantes, et mouraient. Ah! le ciel
était plein de cris et de sanglots, le ciel de cette nuit de
septembre où la lune chantait comme une rivière qui
gronde.
Clartés dans la nuit.
Les heures de la nuit qui transfigure la terre, enté-
— 90 —
nèbrent jusqu'aux rapports habituels qu'entre les choses
et nous établissent les heures du jour. Tandis que le
jour est pareil à une lente cérémonie dont nous connais-
sons l'ordre et la splendeur, la nuit agit sur nous à la
façon d'un mystère, Elle s'étonne, l'enfant à la robe
blanche qui chemine au clair de lune, elle s'étonne de
voir les formes irréelles qu'emprunte la réalité aux
ombres nocturnes. Une main appuyée sur son cœur, et
l'autre comme en suspens sur le gouffre d'effroi qui se
meut avec elle, elle avance à pas timides et menus. Tout
l'effraye : ces masses sombres et confuses, vertes, bleues
ou violettes, qui semblent se soulever vers elle, et les
menaces du silence, et ces oiseaux qui rôdent. Ah ! quelle
lumière lui rendra courage ? La lune errante met çà et là
ses ailes de clarté dans la nuit, la lune à qui répond,
comme du bord de quelque abîme, cette petite clarté
vagabonde qu'est l'enfant à la robe blanche.
Le silence des espaces infinis.
Eh ! quoi, le silence de ces espaces infinis vous effraie.
Autour d'un astre jaune et qui n'éblouit pas, des milliers
d'oiseaux brillants planent cette nuit dans un silence
cristallin. Voyez comme le ciel est peuplé d'étoiles. Le
ciel n'est pas un désert. Et la lune, qui répand sur les
villages endormis une muette clarté blanche, illumine
les profondeurs de ce silence. L'humaine beauté de la
nuit ! Elle invite notre pensée à se représenter une
multitude de mondes semblables au nôtre, et, touchant
— 91 —
moins nos sens que notre âme, voici qu'elle agit sur nous
à la manière d'une élévation. Peu s'en faut quelle ne
transforme l'univers physique en une sorte de limpide
univers spirituel. Lié aux forces qui se jouent ici-bas, je
regarde dans la nuit transparente, ces mêmes forces,
toutes chargées de lumière, se jouer là-haut, très loin,
à la limite de mes regards. Mais est-il dans ces régions
inaccessibles quelque Ile-de-France ou quelque Tou-
raine, un pays qui ressemble au mien ? Tout à l'heure, en
traversant un village aux volets clos, je me disais :
« Quel rapport entre ce pauvre groupe de maisons et les
étoiles » ? Il me semble que je le distingue entre les ombres
nocturnes. Peut-être à présent, me dis-je, dans ces
mondes qui étincellent, des êtres voyant, à travers les
espaces, étinceler la terre, songent à nous, songent à
moi qui songe à eux. O mes frères disséminés dans la
nueet penchés sur nous, je vous aime. Aux forces imper-
sonnelles qui nous unissent les uns aux autres s'ajoute
la pensée qui joint à la terre le ciel où brillent, comme
des regards, les étoiles.
59
Dieu est, de l'aveu même des chrétiens, infiniment
incompréhensible. Allons-nous les blâmer de ce qu'ils
ne peuvent pas prouver la religion qu'ils professent ?
Mais, « s'ils la prouvaient, ils ne tiendraient pas parole f
c'est en manquant de preuves qu'ils ne manquent pas de
sens. — Qui, mais encore que cela excuse ceux qui l'offrent
— 92 —
telle, cela n'excuse pas ceux qui la reçoivent. — Exami-
nons donc ce point et disons : Dieu est, ou il n'est pas-».
On se rappelle la suite : c'est le fameux Pari de Pascal,
une suprême tentative de son esprit géométrique aux
abois. Lorsqu'un homme se trouve dans une situation
désespérée, il finit, après avoir essayé tous les moyens
d'en sortir, par demander son salut à la cause même de
son malheur. Victime de la raison qui, impuissante à
connaître les premiers principes, ne laisse pas en outre
d'entraver et de paralyser l'esprit de finesse qui, lui,
aurait des chances de les découvrir, Pascal en arrive à ne
voir d'autre recours qu'un dernier raisonnement. « Il faut
parier, dit-il, cela n'est pas volontaire, vous êtes embar-
qué. Lequel prendrez-vous donc ?... Puisqu'il faut choisir,
voyons ce qui vous intéresse le moins. Vous avez deux
choses à perdre : le vrai et le bien, et deux choses à enga-
ger : votre raison et votre volonté, votre connaissance et
votre béatitude ; et votre nature a deux choses à fuir :
l'erreur et la misère. Votre raison n'est pas plus blessée,
en choisissant l'un que l'autre, puisqu'il faut nécessaire-
ment choisir. Voilà un point vidé. Mais votre béatitude ?
Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est.
Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout;
si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il est
sans hésiter. »
Et ce raisonnement, Pascal en montre la justesse avec la
rigueur d'un mathématicien. «Puisqu'il y a pareil hasard
de gain et de perte, si vous n'aviez qu'à gagner deux vies
— 93 —
pour une, vous pourriez encore gager; mais s'il y en avait
trois à gagner, il faudrait jouer (puisque vous êtes dans
là nécessité de Jouer), et vous seriez imprudent, lorsque
vous êtes forcé à Jouer, de ne pas hasarder votre vie pour
en gagner trois à un Jeu où il y a un pareil hasard de perte
et de gain... Mais il y a ici une infinité de vie infiniment
heureuse à gagner, un hasard de gain contre un nombre
fini de hasards de perte, et ce que vous jouez est fini. Cela
ôte tout parti : partout où est l'infini, et où il n'y a point
infinité de hasards de perte contre celui de gain, il n'y a
point à balancer, il faut tout donner. » Et voici la conclu-
sion : « Apprenez de ceux qui ont été liés comme vous, et
qui parient maintenant tout leur bien; ce sont gens qui
savent ce chemin que vous voulez suivre, et guéris d un
mal dont vous voulez guérir. Suivez la manière par où ils
ont commencé : c'est en faisant tout comme s'ils croyaient,
en prenant de l'eau bénite, en faisant dire des messes, etc.
Naturellement même cela vous fera croire et vous
abêtira. »
Oh! que ce raisonnement est impérieux, mais qu'il es!
peu convaincant ! Il ne tient pas compte d'un autre moyen
de connaissance qui s'appelle l'esprit de finesse d'où nous
viennent nos meilleures certitudes. Mais cet esprit, dont 1rs
habiles démarches doivent correspondre au développe-
ment même de notre vie intérieure, exi^e patience el
longueur de temps. Le pari de Pascal tient a la fois de
l'expédient et du coup de tête. Kl il trahit une mécon-
naissance des vrais caractères delà vérité. J'appelle vérité
— 94 —
toute idée qui a un fondement psychologique assuré,
toute idée que mon cœur justifie et qu'impliquent les
moindres phases de son existence; j'appelle vérité la
nature humaine, et, si un jour je sens qu'il me faut Dieu
pour atteindre un état où notre être doive trouver sa
forme accomplie, réaliser toutes ses puissances, j'appel-
lerai Dieu une vérité.
60
Ce que Pascal appelle la nécessité du pari, d'autres
l'appellent la nécessité du choix, et ils ont sur Pascal cet
avantage que le choix est un acte tout psychologique, un
mouvement de l'âme, tandis que le pari n'engage que la
raison.
61
Croire depuis longtemps que la vie aspire sans trêve
aux perfections de l'ordre, de l'enchaînement et de l'har-
monie ; et, tout à coup, se voir sous la menace d'un mal-
heur; mais, à cette minute-là, recourir de toutes ses for-
ces à l'ancienne croyance, et nommer Dieu ces perfec-
tions idéales : il suffit, la prière est née. Elle atteste la
fierté d'une âme malheureuse qui, loin de renoncer à ses
titres de noblesse, en cherche le garant, le trouve, et
devant lui s'humilie. Joyeuse soumission! Certitude
ébranlée et soudain raffermie ! La prière, qui renouvelle
ainsi le sentiment de nos rapports avec des réalités loin-
taines sans doute, et quelquefois invisibles, mais toujours
présentes, nous réconcilie avec l'universel, dont elle
— 95 —
montre à nos yeux décillés les fins pénétrables et les
voies royales et les vues infinies. Oh ! le pauvre héros
qu'un homme aux mains jointes ! Pourtant, c'est l'homme
tout entier, avec sa faiblesse et sa force, sa misère et sa
grandeur, car, en cette minute pathétique, le voilà qui,
reprenant conscience de ses destinées, humble et fier,
ne s'abaisse que pour se relever.
SECTION IV
62
Que Pascal ait été satisfait d'avoir imaginé son Pari,
on s'en assure, lorsqu'on lit plus loin ces lignes où perce
(mais une fois n'est pas coutume) quelque chose qui
ressemble à la fatuité1 : «Saint Augustin, dit-il, a vu
qu'on travaille pour l'incertain, sur mer, en bataille, etc.;
1 Je réponds ici à Vinet, qui nous dit : « Je n'ai su découvrir
dans Pascal aucune trace de vanité, ni même d'amour-propre, au
sens ordinaire du mot...» En voici une autre, cependant: «La
manière d'écrire d'Epictète, de Montaigne et de Salomon de
Tultie, dit Pascal, est la plus d'usage, qui s'insinue le mieux, qui
demeure le plus dans la mémoire, et qui se fait le plus citer, etc.
etc. » Qui est ce Salomon de Tultie ? Nous savons que c'était
l'anagramme de Louis de Montalte, pseudonyme sous lequel
avaient paru les Provinciales ; et que Salomon de Tultie devait
sans doute signer l'Apologie de la Religion chrétienne. ..
— 96 —
mais il n'a pas vu la règle des partis, qui démontre qu'on
le doit. Montaigne a vu qu'on s'offense d'un esprit boiteux,
et que la coutume peut tout ; mais il n'a pas vu la
raison de cet effet. Toutes ces personnes ont vu les
effets, mais ils n'ont pas vu les causes; ils sont à V égard
de ceux qui ont découvert les causes comme ceux qui
n'ont que les yeux à l'égard de ceux qui ont l'esprit, etc.
etc. » Visiblement Pascal est content.
Mais il n'est pas difficile. Lorsqu'il nous enjoint de
cultiver nos tendances à l'automatisme, il recourt une
fois de plus à cet esprit géométrique qu'il a si souvent
dénoncé. Une même cause, se dit-il, (et cette vue est tout
intellectuelle) entraîne toujours le même effet ; si donc
nous voulons obtenir tel effet, ne craignons pas d'en
reproduire la cause aussi souvent que possible. Règle
affreuse qui voudrait soumettre l'ordre jaillissant de la
vie intérieure à la tyrannie de la nécessité. Quel abaisse-
ment! Soyez automates et vous verrez Dieu ! On ne peut
méconnaître davantage les activités spontanées de l'âme.
Les natures vraiment riches ne passent jamais deux fois
par les mêmes phases de sentiment, et, pour elles, le
terme d'une évolution morale marque le commencement
d'une autre. Point de retour, nul recul. Un esprit de
conquête les anime, qui les empêche de tourner dans
quelque cercle déjà connu. Elles ne vivent que pour
vivre davantage. Ainsi elles échappent au machinisme
qui atteint tout ceux où languit l'énergie vitale. Et
l'Evangile selon Pascal n'est point pour elles.
— 97 —
63
Qui dira tous les effets de la maladie sur la pensée de
Pascal? Souhaiter à tous les hommes une diminution
d'activité, en voilà un, — et il y en a d'autres.
64
Mais, nous dit Pascal, « il faut vivre autrement dans le
monde selon ces diverses suppositions : 1° Si on pouvait y
être toujours ; 2° s'il est sûr qu'on n'y sera pas longtemps,
et incertain si on y sera une heure. Cette dernière suppo-
sition est la nôtre ». Autrement dit, il faut, pour résoudre
le problème de la vie, en dégager cette inconnue qu'est
la mort.
L'avouerai-je ? cette opération ne m'est pas familière.
L'idée de la mort m'échappe dès que je la veux saisir.
Elle recule et va se perdre hors de moi-même dans des
régions éloignées et confuses où je renonce à la suivre,
jugeant plus sage de m'en tenir à des réalités prochaines.
Au reste, me dis-je, rien ne vaut, l'heure présente, si
nous savons en tirer la part de richesse qu'elle contient.
Une idée dont nous ne trouvons pas le germe en nous, et
qui nous vient d'ailleurs, il faut la repousser comme
inutile et dangereuse.
Qu'elle me vienne de la théologie chrétienne ou du
matérialisme scientifique, l'idée de la mort me paraît
suspecte. C'est que là où les uns voient un tribunal et
les apprêts de leur condamnation, les autres, quelques
— 98 —
tombes au bord du néant, je crois, en vertu de bonnes
raisons psychologiques, distinguer sur un autre plan
d'existence, des perspectives mystérieuses qui prolon-
gent ma faible durée...
Quiconque, me dis-je alors, veut remplir sa vie, doit
resserrer ou créer des rapports toujours plus nombreux
avec son pays et son temps. Ces rapports, je les appelle
vertus civiques, respect des traditions bienfaisantes, souci
généreux des grandes destinées nationales, amour fer-
vent des paysages du terroir. Ainsi, par une suite de sen-
timents naturels, qui soutiennent où^animent l'intérêt de
notre action, se compose d'année en année l'histoire de
notre existence. Dans un récit bien lié, roman, conte ou
nouvelle, et dans les jeux du théâtre, les caractères se
révèlent grâce aux événements, qui s'expliquent par les
caractères. Qu'est-ce que vivre, sinon préparer ou choisir
les circonstances qui forceront notre nature à mettre au
jour toutes ses richesses ? Quelles ne sont pas nos apti-
tudes à persévérer dans l'être ! Toutes les grandes œu-
vres de la littérature française nous montrent l'homme
aux prises avec le destin ou dans ses rapports avec la
société. Aussi entre-t-il toujours dans l'émotion qu'elles
nous inspirent, le sentiment grave et profond de nos
dépendances morales ou sociales. Je rêve une magnifique
histoire et qui, vraie, n'a jamais été racontée, où le héros,
à satisfaire ses meilleures tendances, trouverait si bien le
secret de ne pas vieillir que, sur le seuil de la mort, il
connaîtrait qu'il doit continuer d'être.
— 99 -
— Mais qu'adviendra-t-il de vous, dirait Pascal, si vous
mourez aujourd'hui, sans avoir donné toute votre mesure ?
— Encore le tribunal, il vous obsède. — Songez au mys-
tère des existences interrompues. — Mais si la mort
est un mot qui désigne un changement d'état, et si la
survie est une nécessité psychologique, voilà ce mystère
aux trois quarts éclairci, sans l'intervention de votre tri-
bunal. Un jeune homme qui meurt, riche de forces inem-
ployées, n'a-t-il pas autant de titres à l'immortalité qu'un
vieillard chargé d'œuvres et d'années ?
SECTION V
65
Pascal ne se meut à l'aise que parmi les abstractions
et, comme le monde n'en est pas une, il se scandalise.
Après avoir malmené moins les hommes que l'idée
étroite qu'il s'en faisait, il va maintenant triompher de
ne point découvrir sur la terre les principes d'une politi-
que idéale. Ah! la joie maligne du raisonneur qui se
dresse sur un tas de preuves qu'il a amoncelées! Mais, de
fait, Pascal ne prouve rien en dénonçant la variété des
formes de la justice. « Plaisante justice qu'une rivière
borne, s'écrie-t-il. Vérité au deçà des Pyrénées, erreur
au delà. » Que la justice, qui règle nos rapports avec DOS
semblables, soit relative, comment s'en étonner, si l'on
— 100 —
songe aux variétés de l'espèce humaine entre lesquelles
il y a, outre des méridiens, toute une inclinaison de plans
de vie différents et, comme qui dirait, des étages de points
de vue? Pas plus que la science, qui change d'état,
et que la raison, qui est successive, la justice n'est
absolue. Mais, si l'on veut chercher, sous certaines mani-
festations particulières, la cause générale qui les com-
mande, on voit que le sentiment de la justice est univer-
sel. Et cela prouve quelque chose en faveur de l'homme.
« Mon fils, disait Louis XIV au duc d'Anjou, il n'y a plus
de Pyrénées. » Je sais une vérité qui tient le même lan-
gage, plus absolue que le roi-Soleil.
66
Lettres de Claude à Philippe, qu'on lira pour oublier un
moment de roides abstractions, et songer au sourire de la
grandeur française.
Paris, 15 mai 1917.
Je vous écris de la terrasse de la Closerie des Lilas.
Beaucoup de soleil, un peu de vent, que Paris est allègre !
Et savez-vous la chose qui m'a d'emblée frappé ? C'est le
courage joyeux qui est ici partout dans l'air. Paris est une
ville qui consent à la guerre comme elle consentait au
plaisir — et toujours en souriant. Toutes mes impressions
d'arrivée tournent autour de cette impression-là. Peut-être
est-ce le soleil d'aujourd'hui, et la vivacité de cet étonnant
printemps parisien, qui me trompent : vraiment on
oublierait la guerre, si l'on ne voyait pas à tout moment
— 101 —
des soldats, quelques-uns si tristes, assis sur des bancs.
Mais c'est surtout le soir que l'idée fixe se réveille et
s'impose. Ah! la grande ville sinistre, pathétique et lugu-
bre que le Paris nocturne éclairé de loin en loin par des
réverbères munis d'un large abat-jour. On dirait une
immense veillée des morts. Ces réverbères n'éclairent,
et de loin en loin, les maisons que jusqu'à la hauteur
du premier étage. Le reste est comme submergé de
ténèbres. Mais là-haut, à la surface de ces ombres, le
ciel moins nocturne que les rues, et, par contraste,
presque toujours clair, ressemble au ciel des petits
matins.
17 mai.
Vous aimez tant Paris que peut-être je vous intéresse-
rais, si je vous disais au jour le jour mes impressions de
promeneur. Aujourd'hui, je veux vous en communiquer
une qui pour moi n'est pas nouvelle, mais qui n'a jamais
été si vive que tout à l'heure. Vous connaissez sans doute
ces idées longtemps confuses, vagues, incertaines et qui
tout à coup se précisent... J'ai été ce matin à la grand'-
messe de Notre-Dame. L'église était remplie de monde
et, naturellement, il y avait là beaucoup d'uniformes
bleu-horizon. Toutes ces physionomies de soldats ont
un caractère par quoi elles se ressemblent: elles sont
nettes, énergiques, dépouillées de toute espèce de bouffis-
sures et comme réduites à leurs traits essentiels. Vous
allez croire que j'ai écouté l'office bien distraitement.
Pourtant, je n'ai jamais si bien senti la beauté du plain-
— 102 —
chant, ces notes qui se succèdent, se répètent et qui,
soutenues par la musique des orgues, se superposent,
pour ainsi dire, jusqu'à remplir toute l'église. Jamais
non plus, je n'ai mieux senti, comme les divers moments
de la messe correspondent aux diverses phases d'un
sentiment qui naît, aspire à vivre et enfin s'exalte jusqu'au
triomphe. On peut, je crois, sans être catholique, trouver
ainsi dans la messe quelque chose à quoi s'accorder plei-
nement. Bref, j'ai admiré une fois de plus tout ce qu'il y
a de vérité profonde dans une cérémonie de ce genre.
Après la messe, j'ai été me promener aux Tuileries et de
là j'ai poussé jusqu'à la place Vendôme, où j'ai demeuré
jadis. Eh bien, savez-vous ce que j'ai découvert? C'est
qu'en changeant de spectacle, je ne changeais pas de
plaisir, je le prolongeais. Ce jardin si parfaitement
dessiné et ces maisons d'une si juste architecture, don-
nent aussi à leur manière une impression de vérité. Après
réflexion, je ne m'étonne plus de ma découverte. Au
fond, tout est image de quelque chose, les offices
catholiques comme n'importe quelle ville du monde, et
Paris, dans ses beaux endroits, c'est une image de
l'esprit français. Seulement voilà, il y a des minutes où
l'on sent mieux pourquoi l'on sent... »
18 mai.
Oui, l'on respire ici du courage. Mais cela ne veut pas
dire que Paris s'étourdisse. Vous rencontrez par les rues
trop d'écloppés, de mutilés et de vêtements de deuil qui
vous rappellent ce que vous seriez tenté d'oublier. Vous
— 103 —
ne pouvez pas ne pas entendre la plainte muette du soldat
défiguré qui songe, assis sur un banc de boulevard, et,
lorsqu'au restaurant, vous voyez un permissionnaire qui
prend avec sa femme un repas d'adieu, vous devinez
quelle douleur est attablée à coté d'eux, si ce n'est pas
la mort en personne. Vraiment, il vous semble que le
soleil éclaire un printemps qui pleure. Cette impression,
peut-être je l'éprouve d'autant plus vivement, que je
viens de la vie par trop ouatée d'un pays neutre. Alors,
parce que l'on se sent injustement favorisé, on voudrait
recueillir sa part de tant de souffrances ou, mieux encore,
combattre comme eux les mêmes ennemis.
19 mai.
J'ai été hier soir au Grand Guignol. Vous connaissez
cet ancien atelier de peintre d'un style fâcheusement
gothique et qui a été transformé en théâtre. On y joue,
au lieu des mystères qui conviendraient à une salle si
moyenâgeuse, de grosses farces et des scènes atroce-
ment violentes. J'y ai vu hier un coiffeur égorger son
client, un opiomane poignarder sa fiancée, et d'honnêtes
bourgeois, devenir, par la vertu d'un héritage, tenanciers
d'une maison close. Mais je dois dire que c'est surtout
la salle qui m'a intéressé. Elle était composée en grande
partie d'officiers anglais et d'officiers fiançais. Et,
comme je songeais que demain peut-être ils seraient sur
le front, je ne pouvais m'empécher d'admirer cette insou-
ciante crànerie qui leur permettait de sourire à la mort.
— 104 —
21 mai.
J'ai passé la matinée aux Tuileries. Tantôt je me figure
que les statues, dans ce jardin égal et calme ainsi qu'une
psalmodie, les statues et, là-bas, l'Obélisque, et tout
là-bas, l'Arc de l'Etoile sont comme des accords qui
briseraient la monotonie d'un plain-chant ; tantôt cette
étendue qui semble entre l'Arc adorable du Carrousel et
l'Arc impérial s'allonger de désir, représente à mes yeux
le plan magnifique d'une vie consacrée à la gloire. Mais,
si l'on approche du Louvre, la vision change, une voix
vous parle sur le ton de la sagesse. Avec quelle puissance
tranquille de volonté rigoureuse le vieux palais avance
sur les Tuileries et embrasse, entre ses grandes ailes
grises allongées, des vases de pierre et des parterres
fleuris, des arbres et des statues, et l'Arc aux colonnes
roses d'où s'élance un quadrige orgueilleux! Un tel
ensemble excite la même admiration qu'un homme pré-
destiné par sa nature à la victoire. Mais, tandis que dans
le jardin, l'esprit, sur la foi des symboles qui ferment à
chaque extrémité une perspective triomphale, s'enchante
de mirages, ici, devant ce fond de tableau sombre et dur,
il se convainc que le désir de gloire sans la force est
folie...
23 mai.
Se promener sur les boulevards à peine éclairés, où
grouille une foule d'ombres, passer ensuite sur la place
Vendôme noire et déserte, où l'Empereur, du haut de sa
colonne, se dresse vers un ciel moins sombre que la
— 105 —
Ville, et, sous les arcades de la rue de Castiglione, croiser
des soldats de la Garde Royale anglaise qui surveillent,
au seuil d'un hôtel, l'arrivée de leurs bagages, tout cela,
ce Paris funéraire, le souvenir du grand Empereur, et la
présence de ces uniformes étrangers, vous donne sou-
dain la sensation de l'universel branle-bas, d'autant plus
vive que ces « images » ne correspondent en rien à la gran-
deur des événements.
27 mai.
Il existe aux horizons des petites villes une sorte de
passage mystérieux, par où s'en va la pensée des artistes
et des poètes sur les routes qui mènent aux grandes capi-
tales. A Neuchàtel, cela s'appelle d'un nom magnifique,
la Trouée de Bourgogne, à Genève, le Pas de l'Ecluse,
ailleurs d'un autre nom encore, — et toutes ces routes
convergent vers Paris. Qu'allons-nous chercher là-bas ?
Ni souvenirs du passé, comme à Rome, ni leçons de phi-
lologie comme à Berlin, ni bazars de style comme à
Munich. Tout simplement, je crois (car nous voulons
être, non pas d'hier, mais d'aujourd'hui), une expression
plus intense de la vie moderne et aussi (car ne sommes-
nous pas des enfants de la civilisation latine.' le sûr
moyen de sentir à la française sans abandonner la part
d'originalité que nous vaut le sol héréditaire. Je suis
comme le Rhône au bord duquel j'ai pris naissance, je
cours deux patries.
Que de gens, peintres, sculpteurs, architectes, musi-
ciens, critiques d'art, poètes, vivent aujourd'hui, et Boni
— 106 —
d'hier, misérablement! Les uns n'ont pas écouté les
appels de l'horizon; les autres, après avoir renoncé aux
irritantes ou douces lenteurs du pays natal, faute d'agi-
lité ou prenant des fantômes pour des vivants, n'ont rien
su faire que de suivre les attardés. Etre de son époque,
c'est s'accorder au grand mouvement qui la traverse, le
suivre, le soutenir ou le diriger. Le beau désir, et si natu-
rel aux âmes bien nées ! Une force générale double alors
et multiplie les moindres forces individuelles. Mais, il
faut l'avouer, nulle part ailleurs ce mouvement n'est si
fort qu'à Paris, où coule, plus large que la Seine, un
fleuve de sentiments et d'idées.
Au fond, Paris, qui depuis Hugues Capet ramène à soi
toute la France et, tendant de plus en plus à l'absorber,
connaît à son honneur ce surcroit de vie qui s'appelle la
passion et qui a toujours fait de cette capitale une ville
frondeuse, factieuse et révolutionnaire en politique aussi
bien qu'en art et en littérature, une ville éperdument
chercheuse de nouveautés, Paris, la grande ville pas-
sionnée, agit sur nous comme une passion qui réveille
du sommeil ou de l'indifférence l'instinct et la raison.
Dès lors, qu'un sentiment nous aborde, nous voulons
le connaître dans toute sa plénitude, qu'une idée se
présente à nous, d'emblée nous en acceptons toutes les
conséquences. Courage de sentir jusqu'à l'ivresse, cou-
rage de penser jusqu'à la révolte ou jusqu'au sacrifice et,
pour tout dire, courage d'y voir clair dans notre esprit et
dans notre cœur, Paris nous communique tous ces cou-
— 107 —
rages. Quels ne sont pas ses enseignements? Si pas-
sionné, il est avec cela si raisonnable, sans cesse nous
persuadant que la raison doit jouer dans l'art le même
rôle que dans l'ordinaire de la vie : la raison choisissant
ici les circonstances qui serviront nos intérêts, là, les
moyens d'expression qui correspondent à la forme de
notre pensée, de part et d'autre offrant à notre nature les
occasions de mettre au jour toutes ses richesses. Cette
triple recherche d'une vie toujours plus complète, de
grands moyens d'expression toujours plus fidèles et, ne
l'oublions pas, des moyens de subsistance, voilà ce que
livrés à nous-mêmes dans cette immensité, nous pour-
suivons sans trêve.
30 mai.
Voici une impression qui marque, à elle seule, tout un
changement d'époque. Avant la guerre, quand je voyais
au cinéma un défilé de troupes françaises, parfois je me
disais : « Mon Dieu, si les autres l'attaquent, qu'advien-
dra-t-il de la France » ? Aujourd'hui, quand je vois sur
l'écran, non plus de simples défilés, mais des scènes de la vie
du front, je me dis : La France est sauvée. Quel bonheur!
D'ailleurs on se rend compte à tout moment que la
guerre est entrée dans le cercle où rayonne notre sensi-
bilité. Le cercle habituel de notre vision s'est agrandi
jusqu'à embrasser les champs de bataille de la France.
Quand je croise des soldats alertes et vigoureux, toujours
je vois le jeune sang qui leur court dans les veines et qui
donne à leurs yeux tant d'éclat. Le sang! il va, il vient.
— 108 —
il sourit, il chante autour de nous. Ah ! la guerre, nous
l'avons dans le sang. Mais ailleurs, là-bas, que de rouges
flaques immobiles !
1er juin.
Ce que c'est que d'avoir souvent visité les mêmes en-
droits, et de les bien connaître ! Dans cet aimable Baga-
telle, qui manque peut-être de caractère, mais qui tou-
jours m'a plu par une certaine grâce nonchalante — le
ton de quelqu'un qui dit: — Bagatelle! il m'a paru ce
matin que, revenant d'un long voyage, je faisais le tour
du propriétaire ! Le jardin, avec ses arceaux de glycines,
de clématites et de chèvrefeuilles, ses lilas, ses tulipes
et ses iris, la fameuse Roseraie avec l'Orangerie, si élé-
gante d'aspect, si fruste intérieurement, le parc, avec
ses pelouses et ses étangs, la mare aux canards, la mare
aux cygnes et la mare aux nénuphars, ici, le bruit rafraî-
chissant d'une minuscule cascade, là, tels arbres dont je
connais la silhouette, ailleurs le bleu des portes dans le
mur d'enceinte, enfin le château pareil à une bonbon-
nière et que gardent des sphinx à tète de femme montés
par des amours, et la terrasse d'où l'on domine le Bois
de Boulogne que domine le Mont Valérien, tout m'a rap-
pelé mes promenades d'avant la guerre. Mais ici même
la guerre ne se laisse pas oublier. Il y avait aujourd'hui,
dans cette lumineuse buée bleue qui enveloppe les mati-
nées de l'Ile-de-France, des soldats bleu-horizon menant
çà et là partie fine, entre deux batailles, et dans le ciel
sans nuages d'orageux ronflements d'aéroplanes.
— 109 —
2 juin.
... Le Français, le peuple le plus dépouillé, je ne dis
pas de religion, mais de théologie.
3 juin.
Il ne semble pas que la Grande Guerre ait modifié
l'esprit français. Sans doute elle a mobilisé toutes les
énergies de la race. Mais on ne voit pas qu'elle en ait
changé le caractère, ni même qu'elle l'ait pliée à une
morale de circonstance. Sparte à Paris n'effacera jamais
Athènes. On se l'explique, si l'on songe que cet esprit a
toujours uni à la raison la plus clairvoyante une invin-
cible confiance dans la vie. Il y aura toujours au pays des
La Tour d'Auvergne, même dans les moments de péril
ou de contrainte, quelque chose de libre et de spontané
qui, dans l'ordre de l'action comme dans celui de la
pensée, fait les chefs-d'œuvre.
4 juin.
Au fond, cette guerre a opposé plus sauvagement que
jamais les deux forces immémoriales qui se disputent
l'empire du monde, la force noble de la pensée pure, lu
force ignoble des appétits les plus grossiers, l'une procé-
dant du cœur infaillible, l'autre de la raison soûlée
d'orgueil, et le monde, une fois encore, s'est rangé sous
deux bannières, la bannière glorieuse et la bannière
indigne, à parties neutres, les pleutres et les pacifistes
qui, pour s'être mis hors l'humanité, rejoindront ceux
que Dante met hors l'enfer et hors le paradis. « Si les
Boches étaient victorieux, me disait un jour une femme
— 110 —
du peuple, je ne pourrais plus croire en Dieu. » Cri sai-
sissant d'un être simple ! Mais avec toutes les variantes
que vous voudrez, c'a été le cri de tous les hommes qui
n'ont pas admis une seule minute que ceci pût vaincre
cela. Ils sentaient que dans les pires détresses, notre
pensée doit écarter les doctrines négatives, peur ou
désespoir, et se conformer à la vie même, qui est la plus
magnifique des affirmations.
5 juin.
Aujourd'hui, j'ai gravi Montmartre par ces rues toutes
villageoises encore et qui portent des noms campa-
gnards, — est-ce que l'une d'elles n'est pas dédiée à
Saint Rustique, une autre a des saules, une autre à
quelque abreuvoir? — et du sommet de la Butte, j'ai
revu cet immense paysage de pierres qui jusqu'à l'hori-
zon vont chantant la gloire de Paris. Des cloches son-
naient dans le voisinage, une rumeur montait de la ville
étalée, et tout s'unissait dans la lumière du soleil, ces
lignes de lointains coteaux, ces quais pareils à des
falaises, le Panthéon sur sa colline où reposent Sainte
Geneviève, Pascal et Racine, Saint-Sulpice et ses tours
inégales, le Dôme qui abrite la dernière étape d'un
conquérant fameux, Notre-Dame qui regarde un fleuve
courir vers la mer, et cette multitude de présences
humaines que figure une multitude de maisons. O sou-
veraineté sauvée ! On songe qu'il n'y a pas longtemps des
barbares se ruaient vers elle pour s'y vautrer, quand tout
à coup, la Victoire, protégeant notre civilisation, leur a
— 111 —
cassé les reins. Alors, à ce souvenir émouvant, tout
proche de nous encore, et dont les âges futurs s'enivre-
ront, une joie vous saisit et vous gagne, si profonde et si
puissante qu'elle égale l'immense paysage et s'y mêle
éperdument avec le soleil.
SECTION VI
07
Ce qui vaut dans un jugement, c'est moins le jugement
lui-même que les motifs qui l'ont dicté. Je sais des juge-
ments vrais dont je trouve faux les considérants. Ainsi
le mot : « Toute notre dignité consiste en la pensée ». J'aime
mieux le mot de Léonard de Vinci : « // n'y a pas de plus-
grande seigneurie que celle de soi-même ».
08
Si l'on cherche selon quels rythmes la pensée agit dans
Pascal, on voit qu'ils se brisent, quel que soit leur élan,
à tous les degrés de l'inquiétude. C'est que la pensée
n'est pour lui le principe de la morale qu'autant qu'elle
est le sentiment de notre misère. Pascal a donc connu
tous les degrés de l'inquiétude, et d'abord si « la raison,
comme il dit, nous commande bien plus impérieusement
qu'un maître (car en désobéissant à l'un, on est malheu-
reux, et en désobéissant à l'autre, on est un sot) », rien
ne nous empêche de croire avec Vinet « que Pascal a
beaucoup redouté la dernière de ces deux infortunes ».
— 112 —
Et il y en a d'autres, qu'il a, je ne dis pas redoutées,
mais ressenties. Eprouver que « ces grands efforts d'es-
prit où l'âme touche quelquefois, sont choses où elle ne
tient pas », et qu'elle y saute, non comme sur le trône,
pour toujours, mais pour un instant seulement», voilà
qui est douloureux. Pascal, l'inquiet Pascal, toujours
partagé entre deux tendances rivales, — le cœur et la
raison — a souffert de l'instabilité de sa pensée. Lorsqu'il
essaye d'expliquer son cas, en affirmant que « la nature
de l'homme a ses allées et venues », et que la nature toute
entière « agit par progrès, Uns et reditus, qu'elle passe et
revient, puis va plus loin, puÎ6 deux fois moins, puis
plus que jamais, etc. », il suppose une loi générale, d'ail-
leurs incertaine, qui parle pour lui et le justifie, — mais
l'inquiétude est toujours là, virulente.
Elle intervient dès lors dans toutes les opérations de
l'esprit, qui se sent lié au règne du hasard, soumis aux
caprices de la mémoire, enfin dépendant des moindres
circonstances extérieures, telles que le bruit d'une
girouette, d'une poulie ou d'une mouche, et donc incapa-
ble d'acquérir une autre certitude que le sentiment de sa
faiblesse, d'où lui vient toute sa dignité. Une fois descen-
due à ce degré d'inquiétude, la pensée ne peut que
s'étonner douloureusement de voiries hommes s'accom-
moder de leur misère, ou l'oublier dans les plaisirs, et,
comme Pascal, elle n'approuve « que ceux qui cherchent
en gémissant ».
Par bonheur, la pensée n'agit pas dans tous les hommes
— 113 —
selon ces rythmes d'inquiétude. Beaucoup pourraient
dire comme M. de Roannez: «Les raisons me viennent
après, mais d'abord la chose m'agrée ou me choque sans
en savoir la raison, et cependant cela me choque par
cette raison que je ne découvre qu'ensuite». Quelle
confiance cet accord entre l'esprit et le sentiment invo-
lontaire ne doit-il pas leur inspirer ! Loin donc de contra-
rier leur premier mouvement, ils s'y abandonnent. Ce
sont des êtres capables d'élan d'abord, de réflexion en-
suite, et souvent de tous les deux à la fois. Leur pensée
relève toujours d'un instinct et, au lieu de précéder l'ac-
tion, la suit ou l'accompagne. D'emblée, et sans effort,
ils obéissent à d'autres raisons que la raison. Aussi,
cherchant ce qui favorise le mieux la connaissance de la
vie, ils demandent à la nature, à l'amour et à l'art de
les instruire.
Le sentiment de la nature, ils le regardent comme un
moyen de percevoir en eux la vie à l'état pur et dans ses
premiers élans, comme une voie charmante et fleurie qui
les ramène, par delà toutes les civilisations, à une sorte
d'éternel paradis terrestre, et les philosophes qui n'ont
pas connu ce plaisirsacré, ils s'en défient. Et, parce qu'en-
tra ce plaisir et celui d'aimer, il n'y a qu'une différence
de degré, ils savent bientôt que l'amour offre aux hommes
le moyen le plus facile d'entrer dans les vues de la nature
qui sont par dehà nos luttes et nos mêlées et nos malheurs,
ordre, enchaînement, harmonie. Enfin, ils tiennent le
sentiment de la beauté pour un troisième moyen de
— 114 —
connaissance. De fait, les seules certitudes qu'ils aient
acquises jusqu'ici, ils les ont découvertes comme on dé-
couvre un chef-d'œuvre et grâce au même instinct. Bien
plus, ils ne sont devenus sensibles à certaines idées
qu'après avoir trouvé dans la nature ou dans l'art leurs
formes correspondantes.
Ils en concluent donc que la pensée est une sorte de
goût supérieur auquel ils se réfèrent sans crainte ni
regrets ni doute méthodique. Que cette pensée ait ses
hauts et ses bas, ils en conviennent, et ils s'en afflige-
raient, s'ils en étaient encore à chercher une règle morale.
Mais le sens de la vie, ils savent quel il est, et, comme
un enfant qui dort heureux de s'être ébattu, ou le nageur
qui se couche épuisé sur le sable, ils continuent, jusque
dans les heures de lassitude, à participer des forces de
la nature. Après le désir et l'effort, quel repos nous offre
encore la pensée où se prolongent nos plaisirs ! Que leur
importe désormais le règne du hasard, puisqu'ils savent
créer des rapports toujours nouveaux avec la vie toujours
changeante ? ou les caprices de la mémoire, quand pour
eux le présent est toujours un passé qui s'enrichit? ou
même, dans le bruit du monde, le silence de la pensée,
s'ils peuvent, dans la solitude, l'entendre plus belle que
jamais. Déjà elle triomphe en eux avec la force du vouloir-
vivre dont elle est la conscience claire ; déjà ils n'ap-
prouvent que ceux qui chantent ses victoires.
- 115 —
SECTION VII
69
Un mot de M. Victor Giraud : « Pascal qui, en sa qua-
lité de géomètre, aime les simplifications à outrance, par-
tage la philosophie en deux classes : les dogmatiques,
ceux qui prétendent, à l'aide des seules lumières natu-
relles, découvrir l'absolue vérité ; les pyrrhoniens, ceux
qui dénient à la raison le pouvoir d'atteindre aucune
vérité certaine. »
70
Quand Pascal nous a bien montré que les dogmatiques
et les pyrrhoniens, les uns croyant à la vérité des prin-
cipes naturels, les autres en doutant, se trompent tous à
l'envi, puisque « la nature confond les pyrrhoniens » et que
« la raison confond les dogmatiques », il en conclut qu'il
faut écouter Dieu, seul capable d'expliquer le mystère de
la nature humaine, a car enfin, dit-il, si l'homme n'avait
été corrompu, il jouirait dans son innocence et de la vérité
et de la félicité avec assurance ; et si l'homme n'avait
jamais été que corrompu, il n'aurait aucune idée ni de la
vérité ni de la béatitude ». Ainsi, faussant compagnie une
fois de plus à son cœur, de qui relève la connaissance
des premiers principes, et d'ailleurs expliquant un
grand mystère par un mystère plus grand encore, il va,
il va, pour atteindre Dieu, sur les brisées de la raison.
— 116 —
De là, et à tout moment, quelque chose de brusque et
d'inquiet dans sa dialectique, une sorte de hâte désor-
donnée.
71
S'il est vrai que, dans l'ordre pratique, l'esprit de
finesse soit l'art de trouver des rapports toujours nou-
veaux avec la vie toujours changeante, il nous commande
une morale à tendances plus ou moins épicuriennes. Libre
expansion de l'instinct, confiance dans la pensée qui
nous dirige, voilà les règles qu'il nous propose. Or, Pas-
cal, qui, le premier, a si bien su voir dans l'esprit de
finesse un nouveau moyen de connaissance, ne les accepte
pas, et le moment arrive où il leur oppose les règles de la
morale chrétienne.
72
Quand j'ai choisi, pour y passer l'été, cette chambre
où je travaille à cette heure, j'ai décroché tout de suite
les chromolithographies qui en déparaient les murailles;
mais sur la paroi du fond, celle qui regarde par une
fenêtre un paysage de cimes d'arbres et de collines et de
montagnes, j'ai laissé un pauvre crucifix de bois brun.
Toute cette campagne de Savoie, terre de piété qui a
nourri la foi d'un Saint François de Sales et d'une
Sainte Jeanne de Chantai, tout ce pays gracieux et sau-
vage où l'on voit çà et là des niches au-dessus des portes
des maisons, des reposoirs dans le feuillage, et des croix
soudaines et tragiques aux croisées des chemins, toute
— 117 -
cette verdoyante étendue qui respire sous mes yeux, me
semble venir de village en village adorer le Christ
façonné par la main d'un homme et qui met tache som-
bre sur papier clair. Et, comme chaque matin et chaque
soir, je retrouvais à la paroi la même image, et, par la
fenêtre grande ouverte, la même nature : « Serais-je seul,
me suis-je dit un jour, à négliger l'objet de tant d'adora-
tions? » Alors, j'ai voulu revenir à l'Evangile comme à un
pays natal quitté depuis des années et des années.
73
Dans le Sermon sur la montagne, Jésus-Christ oppose
plus d'une fois l'homme tel que le fait la société à
l'homme tel qu'il serait, s'il vivait d'abord et surtout par
lui-même.
74
Jésus-Christ n'a jamais donné de claires directions tou-
chant nos rapports avec la société. Mais il semble bien
que, selon lui, il faut savoir en affranchir notre âme,
quitte à nous y soumettre par ailleurs, une fois conquise
cette liberté immatérielle. Ainsi ce mot: «Il faut ren-
dre à César ce qui appartient à César » répond à celui-ci,
entre autres : « Laissez les morts ensevelir les morts. »
75
Ce ne serait pas la peine d'avoir reçu l'être si. Comme
une voile réduite à sa coque et à ses mâts dans le port où
— 118 —
elle mouille immobile, nous devions, réduits à nous-
mêmes, chacun vivre à l'écart.
76
La recherche de la solitude n'est heureuse que si l'on
s'isole de la vie sociale pour mieux s'associer à la vie pro-
fonde telle qu'en nous elle se manifeste à l'état pur et
dans ses premiers élans. Vse soli! Malheur à l'homme
seul qui nous dit : « // est injuste qu'on s'attache à moi,
quoiqu'on le fasse avec plaisir et volontairement; je trom-
perais ceux à qui j'en ferais naître le désir, car je ne suis
la fin de personne et n'ai pas de quoi les satisfaire. Ne
suis-je pas prêt à mourir ? et ainsi l'objet de leur attache-
ment mourra. Donc, comme je serais coupable de faire
croire une fausseté, quoique je la persuadasse doucement,
et qu'on la crût avec plaisir, et qu'en cela on me fît plai-
sir, de même, je suis coupable de me faire aimer. Et si j'at-
tire les gens à s'attacher à moi, je dois avertir ceux qui
seraient prêts à consentir au mensonge, qu ils ne le doi-
vent pas croire, quelque avantage qui m'en revînt; et de
même, qu'ils ne doivent pas s'attacher à moi; car il faut
qu'ils passent leur vie et leurs soins à plaire à Dieu, ou à
le chercher. »
Cet homme, appelez-le Pascal, si vous voulez, se
séquestre, en vertu d'un raisonnement et pour le conclure,
dans la pire des solitudes, celle qui brise tous rapports,
non seulement avec nos semblables, mais encore avec la
— 119 —
vie même, puisque, devenu pareil à un couvent ou à un
sépulcre, au nom de Dieu il la condamne et la maudit.
77
Là-bas, coulant, invisible, au pied de hautes falaises
chevelues qui ferment ce paysage circulaire, tout à coup
il apparaît, limpide et bleu, le Rhône, et dans une plaine
évasée qu'environnent, par delà des collines, les monta-
gnes de l'horizon, il s'épanche d'un virage à un autre
virage, jusqu'au pied de cette falaise ravinée d'où mes
regards plongent vers lui, et voici qu'il la contourne
brusquement pour marcher avec le soleil vers la France,
sa seconde patrie. Quelles personnes que les choses,
quels êtres vivants ! Ce beau fleuve, dont les méandres
reproduisent tous les mouvements entrecroisés de l'éten-
due qu'il traverse et dont le cours semble suivre le cours
d'un astre, il a l'air d'entraîner les énergies cachées de
la plaine et des collines, des falaises et des montagnes,
et du ciel où flambe le soleil. Ah ! qu'il emporte les
miennes avec elles jusqu'aux rives de mes désirs ou jus-
qu'à la mer illimitée du possible. Que serai -je si,
malheureux, je demeure une force isolée qui refuse de
se joindre à d'autres forces plus expansives ? Il faut à
mon cœur, pour qu'il palpite sans contrainte, à ma volonté,
pour qu'elle se déploie, ici-bas une patrie et, là-haut,
ma bonne étoile.
— 120 —
SECTION VIII
78
Une psychologie incomplète ne peut engendrer qu'une
injuste morale, et cette morale, qu'une chétive théologie.
Ainsi, dans Pascal, nous l'avons vu, le psychologue nuit
au moraliste, qui va nuire au théologien, si tant est que
ce dernier n'ait pas nui d'abord aux deux autres, la
religion ayant toujours été pour Pascal ses idées de der-
rière la tête. Que l'auteur des Pensées veuille aller de
l'homme à Dieu, telle est son intention, lui-même la dé-
clare. Mais c'est le Moïse de la théologie chrétienne. En
réalité, sa pensée descend de quelque Sinaï avec des
tables de lois, et, quand elle y remonte, après avoir fait
tort aux hommes, ne va-t-elle pas faire tort à Dieu ?
79
Il n'y a jamais eu rien de plus contraire à Dieu que la
Théologie.
80
O Xoëls de la petite enfance, adorable théologie! Lors-
qu'autour d'un lumineux sapin fleuri, enguirlandé et qui
sentait fort, on nous disait Bethléem, la crèche et l'étable,
Marie, le bon charpentier Joseph et l'Enfant qui venait
racheter les péchés du monde, les rois mages et leur
étoile, et leurs présents d'encens, de myrrhe et d'or, et
les bergers de Judée réveillés par la voix de l'Ange, nous
— 121 —
vivions sans arrière-pensée en plein merveilleux. C'était
une histoire qu'on nous racontait, et qui était vraie, et où
nous étions mêlés, puisqu'elle devait sauver les hommes.
Quelle âme de croyant ne se livrerait pas au bonheur de
célébrer la naissance du Dieu qu'il sert?
81
Il est remarquable qu'à partir du moment où Pascal se
fait le porte-parole de Dieu, les Pensées cessant d'émou-
voir notre sympathie, il leur arrive de nous scandaliser.
«S2
Le Dieu de Pascal est sans doute « le Dieu d'Abraham,
le Dieu d'Isaac, le Dieu de Jacob, le Dieu des Chrétiens,
un Dieu d'amour et de consolation qui remplit Vaine et le
cœur de ceux qu'il possède; c'est un Dieu qui leur fait
sentir intérieurement leur misère et sa miséricorde infinie;
qui s'unit au fond de leur âme; qui la remplit d'humilité,
de joie, de confiance, d'amour; qui les rend incapables
d'autres fins que de lui-même ». Mais c'est aussi un bien
grand politique, et qui spécule sur la faiblesse humaine,
imperturbablement. Si nous devions en croire Pascal, il
aurait, de propos délibéré, remis à un des peuples les
plus charnels du monde (les Juifs) le dépôt des prophé-
ties qui annoncent la venue de Jésus-Christ, parce qu'il
fallait que les prophéties eussent « un sens vache, le spi-
rituel, dont ce peuple était ennemi, sous le charnel, dont
il était ami». « Si le sens spirituel, ajoule-l-il. eût été
— 122 -
découvert, ils n'étaient pas capables de l'aimer; et ne
pouvant le porter, ils n'eussent pas eu le zèle pour la
conservation de leurs livres et de leurs cérémonies; et,
s'ils avaient aimé ces promesses spirituelles, et qu'ils les
eussent conservées incorrompues jusqu'au Messie, leur
témoignage n'eût pas eu de force, puisqu'ils en eussent
été amis. » Ainsi Dieu, selon Pascal, jouerait volontiers à
cache-cache ou pourrait dire comme le Gille de la fable :
Venez de grâce :
Venez, Messieurs, je fais cent tours de passe-passe,
83
Si, dans l'Ancien-Testament, où « elle est mêlée parmi
tant d'autres inutiles », on ne peut discerner la généalogie
de Jésus-Christ, c'est que Dieu l'a voulu, se proposant
tout à la fois d'éclairer et d'aveugler. Quant aux généa-
logies de Saint Mathieu et de Saint Luc, si elles sont
différentes, « qu'y a-t-il de plus clair, que cela n'a pas
été fait de concert» P Ainsi tout a l'heure Pascal prêtait
à Dieu des raisonnements d'une honnêteté douteuse;
maintenant il lui attribue de faux témoignages.
84
Enfin toutes les contradictions de la Bible s'expliquent
par la sagesse de Dieu (et des apôtres) qui, « prévoyant
que les semences d'orgueil feraient naître les hérésies, et
ne voulant pas leur donner occasion de naître par des
termes propres, a mis dans l'Ecriture et les prières de
— 123 —
l'Eglise des mots et des sentences contraires pour produire
leurs fruits dans le temps ». Ainsi « la foi embrassant plu-
sieurs vérités qui semblent se contredire, la source de
toutes les hérésies est l'exclusion de quelques-unes de ces
vérités». Qu'est-ce à dire, sinon que la foi, c'est l'intelli-
gence s'efforçant, par une dernière opération, d'atteindre
en Dieu son unité. Le Dieu de Pascal apparaît comme la
conclusion d'un long raisonnement laborieux qui voudrait
comprendre toute la vie après l'avoir, dans ses prémisses
et chemin faisant, mutilée.
85
Ah! quelle belle offrande à Dieu qu'une âme vigou-
reuse et hardie, et qui demande l'infini!
SECTION IX
8(3
Quand un homme serait persuadé que le Christ a été
promis dès le commencement du monde, je ne le trou-
verais pas beaucoup avancé pour son salut. Et si, là-
dessus, il se figurait, comme Pascal, que les vrais Juifs
et les vrais Chrétiens n'ont qu'une même religion, je
douterais plus encore de son salut. Qu'est-ce qui leur
passe et repasse par la tête, à tous ces théologiens, lors-
qu'ils s'acharnent à confondre l'abominable et l'adorable,
je veux dire le Dieu d'Israël et le Dieu des Chrétiens?
— 124
SECTION X
87
Qu'après cela Pascal s'évertue à prouver que l'Ecriture
a deux sens, que l'Ancien Testament est un chifï're, et la
figure du Nouveau, que la parole de Dieu, quand elle est
fausse littéralement, est vraie spirituellement, on ne
peut s'empêcher de rester froid, parce que rien n'a
plus vieilli que cette forme d'apologétique. Peut-être
n'y a-t-il d'arguments décisifs que ceux qui vont à la
rencontre de notre esprit. Or, nous autres modernes, per-
vertis par des siècles de philologie et de critique histo-
rique, ou devenus sensibles à une conception de Dieu
indépendante de ces vieux textes altérés, tronqués,
falsifiés, rapetassés, nous demandons des preuves qui ne
soient pas du moyen âge.
88
Si la foi, comme dit Pascal, est Dieu sensible au cœur,
les hommes peuvent-ils d'emblée la posséder? Pour moi,
je sais que le sentiment du divin ne pénètre en nous que
si notre cœur a d'abord été sensible à la vie profonde
telle quelle se manifeste dans la nature ou dans l'amour
ou dans l'art.
89
Les théologiens nous disent volontiers que le principe
— 125 —
des grandes conversions religieuses, c'est le sentiment
du péché. L'avouerai-je ? ce sentiment-là ne me trouble
plus aujourd'hui. La notion du bien et du mal s'évapore,
dès que je la veux saisir, dans la lumière qui pare de
beauté toute la vie. Au fond, le goût me tient lieu de
conscience, et, quand j'évite de faire à autrui ce que je ne
voudrais pas qu'on me fit à moi-même, c'est moins pour
obéir à je ne sais quelle loi morale que pour ne pas
déranger Tordre où se plaît ma pensée. Ainsi rien ne me
paraît plus laid que la méchanceté, même profitable, car
toutes les fois que, par malheur, j'incline à la satisfaire,
aussitôt il me semble que je m'enferme en un cercle
étroit où plus rien de moi ne rayonne. Alors, pour le
rompre sans retard, je recours à la bonté. Humble morale
qui, née d'un simple désir d'harmonie, s'appuie cepen-
dant par là sur un solide fondement psychologique.
90
Je crois moins en Dieu qu'au divin, car Dieu, vaine-
ment je le cherche dans l'univers; mais le divin, je le
trouve partout répandu, et c'est la Pensée qui s'efforce
vers sa propre perfection. Volontiers ce suprême bon-
heur, objet d'un éternel désir, nous l'appellerions Dieu
si, par malheur, ce mot n'impliquait pas l'idée d'un être
distinct. Or, nous entrevoyons que la dernière démarche
de la Pensée sera de découvrir que son existence et l'exis-
tence de Dieu sont enfin, et pour toujours, confondues.
— 126 —
SECTION XI
91
Y tenez-vous tant que cela, aux prophéties? Alors soyez
heureux : tous les grands événements de l'histoire ont
été prédits comme la venue du Messie. César, Henri IV,
la Révolution française, Napoléon et la guerre d'aujour-
d'hui ont eu leurs Jérémie et leurs Daniel, leurs Isaïe et
leurs Ezéchiel, question de talent mise à part. Les temps
s'écoulent, et le même phénomène reparaît. Sans doute,
c'est une grande perte que la disparition des livres sybil-
lins, mais la race des sybilles n'est pas éteinte. Il s'en
trouve de nos jours à Paris comme jadis à Cumes. Rien
n'égale en grandeur leur adresse à justifier l'ambiguité
de leurs oracles par l'évidence des faits réels, rien, — si ce
n'est les oreilles qui les écoutent.
Au reste, qu'est-ce qu'il y a de plus malléable qu'une
prophétie? Qui l'entend la forge à son gré ou l'interprète
selon la clef de ses propres songes. L'histoire de Jésus
nous l'atteste autant qu'une autre. Annoncé pendant près
de quatre mille ans, il s'est enfin manifesté, mais com-
bien différent de l'image que l'on s'en était formée!
Qu'importe ! Vite on a donné aux prophéties ni plus ni
moins qu'un petit coup de pouce. Dès lors, que prouvent-
elles ? Vraiment elles devraient vous choquer par leur
faux air de miracles avant la lettre, quand elles ne for-
mulent, après tout, que des aspirations populaires ou
— 127 —
nationales. Les Juifs opprimés et déchus rêvaient d'un
héros qui les vengeât et les relevât. Ils l'ont prédit, parce
que rien n'est meilleur que de croire à ce que l'on désire.
Y a-t-il là un bien grand mystère ? Les Prophéties ont le
tort de répandre du merveilleux dans les histoires où la
vérité, à elle seule, fait merveille.
Là-dessus, n'allez pas les mettre toutes au compte de
notre imagination. Non seulement elles sont déterminées
par des circonstances dont elles annoncent comme qui
dirait la suite nécessaire au prochain numéro, mais en-
core, dans l'ordre du sentiment religieux, elles sont une
sorte d'appel désespéré de la raison en quête de preuves
éclatantes et solennelles. Ainsi Pascal n'aurait pas cru
sans les Prophéties ! Gela est effrayant. Il ne faut pas que
Nostradamus fasse concurrence à Dieu, car, si Nostrada-
mus est un imposteur, voilà Dieu gravement compromis.
Les Prophéties, par les discussions légitimes qu'elles
provoquent, loin de secourir la religion, la mettent sans
cesse en péril. Elles n'offrent pas à la foi un fondement
solide. C'est du sable sur du sable.
SECTION XII
92
Quand donc Pascal se rendra-t-il compte que le fon-
dement de la religion est tout psychologique ? Le re-
proche qu'il adresse aux Juifs d'être trop charnels (c'est
— 128 —
son mot) retombe sur lui à chaque instant. Tout armé
de raisonnements, il cherche sans se lasser des preuves
de Dieu matérielles et volumineuses. Toutefois, il faut
enfin le reconnaître, si le degré de vérité d'un senti-
ment correspond toujours à son degré d'intensité ou de
profondeur, rien n'empêche une idée fausse d'engen-
drer un sentiment vrai. Ainsi la théologie de Pascal,
on peut la juger chétive, sa morale, injuste, et sa psy-
chologie, incomplète. Mais comment ne pas admirer leurs
prolongements d'émotion dans son cœur ? Là réside toute
la force démonstrative des Pensées.
Que de sentiments vrais, profonds et désespérés dans
ce réquisitoire contre l'homme, la nature et nos plaisirs !
Sentiments vrais, mais négatifs. Peut-être faut-il, pour
qu'une expérience morale soit complète, qu'elle aille en
nous éveiller par une triple affirmation le sentiment de
l'universel, et ces énergies obscures qui triomphent dans
l'amour, et ce désir d'expression claire que l'art exauce.
Or, à tout moment, une sombre théologie, alliée à la rai-
son, rétrécit devant Pascal l'espace où rayonnerait sa
pensée. La nature, cet homme la méconnaît; l'amour, ce
passionné le réprouve ; l'art même, ce grand poète le ba-
foue. On croit voir au milieu des plus tristes solitudes,
sous des horizons désolés, un voyageur qui s'égare. Mon
Dieu, rejoindra-t-il bientôt, par les chemins détournés
du raisonnement, la voie royale de l'absolue connais-
sance ?
Peut-être ne lui manque-t-il plus que d'atteindre une
— 129 —
de ces minutes qui, dans la plaine de nos jours, se dressent
comme un tertre et d'où soudain l'on embrasse toute
l'étendue de ses expériences. 0 minutes riches de sai-
sons et d'années ! Le pèlerin qui vous gravit, bientôt,
comme jadis le Fils de l'Homme sur la montagne, voit,
sous un ciel qui se découvre, les royaumes de la terre.
Mais, quand il est Pascal, n'aimant rien que l'absolu,
il murmure : « Tous les corps, le firmament, les étoiles,
la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des
esprits; car il connaît tout cela, et soi; et les corps,
rien ». Il dit encore : « La grandeur des gens d'esprit
est invisible aux rois, aux riches, aux capitaines, à tous
ces grands de chair... Archimede, sans éclat, serait en
même vénération. Il na pas donné de batailles pour les
yeux, mais il a fourni à tous les esprits ses inventions.
Oh ! qu'il a éclaté aux esprits ! » Et, songeant au Fils de
l'Homme qui refusa l'empire de la terre, il ajoute : «Jésus-
Christ, sans biens et sans aucune production au dehors de
science, est dans son ordre de sainteté. Il n'a point donné
d'invention, il na point régné ; mais il a été humble, patient,
saint, saint à Dieu, terrible aux démons, sans aucun péché.
Oh ! qu'il est venu en grande pompe et en une prodigieuse
magnificence aux yeux du cœur, qui voient la sagesse ! »
Kt l'inquiet voyageur, le voici, par la grâce de sa pen-
sée où dominent enfin le sentiment de l'universel, et cet te
forme d'amour qui s'appelle la charité, et ce désir d'ac-
cords qui fait les grands créateurs, le voici souverain
d'un monde dont il a conçu les trois ordres de grandeur.
— 130 —
SECTION XIII
93
Que ne s'est-il contenté de ce point de vue incompara-
ble et d'où chacun peut, s'il lui plaît, découvrir les vérités
essentielles de la foi chrétienne? Le voici, ce pèlerin, qui
fouille maintenant sa besace où il a mis, entre autres pro-
visions, le recueil des miracles sans lesquels, paraît-il,
on ne peut croire Jésus-Christ, et qui discernent sa doc-
trine. Quel désir de preuves, hélas! trop réfu tables ! Qui
voudrait aujourd'hui entreprendre une apologie du chris-
tianisme devrait laisser tomber la plupart des arguments
de Pascal touchant les fondements de la religion chré-
tienne, la perpétuité, les figuratifs, les prophéties et les
preuves de Jésus-Christ.
Quant au miracle, si encore ce chercheur s'en fai-
sait une idée large, et qu'il entendit par la tout ce qui
dans l'ordre moral ne peut s'expliquer que par un
triomphe de la pensée libre sur la raison! Mais visible-
ment il désigne de ce mot toute dérogation aux lois du
monde physique. « Les miracles, dit-il, prouvent le pou-
voir que Dieu a sur les cœurs par celui qu'il exerce sur les
corps. » Il dit aussi : « Les miracles et la vérité sont
nécessaires a cause qu' il faut convaincre l' homme en entier,
corps et dme. »
— 131 —
Conception moyenâgeuse, charnelle et, pour reprendre
une épithète de Pascal, toute juive. Car enfin, les vrais
prodiges de Jésus-Christ ne sont ni ses guérisons de
démoniaques, — quel géomètre songe encore à les désa-
vouer ? — ni son inutile résurrection, mais bien sa vie,
sa passion et sa mort. O couronne du Golgotha, j'ignore
si une de tes épines adorée comme relique peut guérir
des enfants, mais n'es-tu pas au front du Crucifié le signe
du plus beau des miracles ?
94
Quand on ne croit plus à rien, on finit souvent par croire
à tout.
95
L'inquiet, c'est un homme qui n'a jamais fini de chercher
sa voie.
96
« Pascal, nous dit un de ses commentateurs (M. Léon
Brunschwieg), pense par opposition : toute idée évoque
immédiatement chez lui l'idée contraire. Façon de pen-
ser naturelle dont il a fait ensuite une condition et une
méthode pour arriver à la vérité. » Seulement toute la
question est de savoir si cette méthode convient à toute
espèce de vérité.
97
Seules les idées sont profitables qui nous viennent
d'une multiple expérience personnelle. Pourquoi faut-il
que, chez les hommes, souvent elles la précèdent? Si,
— 132 —
par malheur, ils sont doués d'une sensibilité trop récep-
tive, voilà qu'elles s'y transforment en émotions. Pascal
n'a pas échappé à cette loi d'une mystérieuse chimie
morale. En outre, parce qu'il s'applique, selon le mot
d'un de ses commentateurs, à penser par opposition, il
en arrive à sentir aussi de la même manière. De là cette
inquiétude et cette angoisse, que certains ont prises pour
les preuves d'un scepticisme irréductible, — l'inquiétude
et l'angoisse consistant à osciller sans cesse entre des
états opposés. Que ce scepticisme, Pascal l'ait admis pro-
visoirement et comme un moyen de discussion, il n'en
reste pas moins que le doute a pénétré dans sa pensée
plus avant qu'il ne le voulait, — jusqu'à son cœur.
De fait, on ne se prête pas sans danger à des idées
contradictoires, car, si les unes se bornent à vous traverser
l'esprit, d'autres, celles-là mêmes qui sont le plus trou-
blantes, s'incorporent à votre sensibilité. Et l'on finit,
suprême opposition, par sentir d'une manière, alors que
l'on pense déjà d'une autre. N'y a-t-il pas eu naguère au
Massachusetts un philosophe qui inclinait doctrinale-
ment vers la foi, et qui pourtant ne croyait pas ? Sentir
et penser à l'unisson, tout est là.
98
Quel usage Pascal a-t-il fait de cet esprit de finesse
dont il a entrevu toute la portée, auquel il a même attri-
bué le pouvoir de sentir les vérités de la géométrie? Il le
néglige, quand il ne s'agit que de lui demander une
— 133 —
méthode psychologique, et même, semble-t-il, il le
combat sourdement, par peur de quelque idée qui serait
contraire à sa théologie. Mais sitôt qu'il devine dans le
sentiment du cœur un chevalier de sa croisade, il l'enrôle
au service de la religion. Au fond, il y a dans ce cher-
cheur angoissé un homme dont le siège est tout fait, ou
plutôt une àme qui se considère comme une ville assiégée
et dont les portes ne s'ouvriront qu'à Dieu. Mais que de
brèches à ses murailles !
99
Les épis que la pluie a mouillés, si le vent les couche,
ils ne se relèvent jamais.
100
Ni le Pascal des Romantiques, incrédule et tourmenté,
ni le Pascal de la critique contemporaine, plus assuré sur
la foi que le Docteur séraphique ou que le Subtil ou que
l'Ange de l'Ecole; mais un inquiet qui s'accroche à la
Croix, son mât dans la tempête; et ce mât le sauve du
naufrage, sans toutefois le soustraire au roulis de l'in-
quiétude.
101
Si la foi est le plus haut degré d'un sentiment qui ne
s'accommode guère des entreprises de la raison, les preuves
de l'existence de Dieu sont toutes morales et même indi-
viduelles, et elles ressortissent à cet esprit de finesse qui
a pour principal objet de connaissance les phénomènes
— 134 —
de la vie intérieure. Le tort de Pascal, de l'inquiet Pascal,
est d'avoir sans cesse confondu deux ordres dissembla-
bles, en demandant à l'intelligence les preuves générales
d'une vérité qui, éternellement particulière, n'entre pas
dans ses catégories. De là tout ce que les Pensées pré-
sentent d'inutile et d'incertain.
Un homme qui, sans craindre de la particulariser
comme un cas unique et d'en marquer le caractère spécial
ou distinct, raconterait ingénument l'élévation lente de
son âme à la foi, aurait des chances, lui, d'écrire la plus
belle apologie du christianisme.
102
Naguère, dans une solitude à mi-chemin entre Eaux-
Mortes et Avully, j'ai entendu tout à coup une voix d'au-
tant plus étrange qu'elle semblait d'une impérieuse dou-
ceur. D'où sortait la voix soudaine, et que m'a-t-elle dit ?
Imaginez un ordre qui viendrait, comme une grâce
royale, à la rencontre de votre plus cher désir, et songez
que, s'exhalant des choses, il m'arrivait, sans frapper
l'air avec des mots, tant j'étais devenu le cœur des choses,
de toutes les choses qui m'environnaient. Qu'y avait-il
d'autre en ma pensée que ces prairies et ces champs de
blé ou d'avoine encadrés de haies vives ? J'étais tour à
tour un groupe d'arbres voisins de quelque maison basse,
un arbre solitaire et frémissant au beau milieu d'une
prairie, et tous les arbres de la plaine frémissante. Vrai-
ment je ne savais plus rien que les souples lignes enchai-
— 135 —
nées d'un paysage circulaire, la douceur de ses contours
et l'harmonie de ses mouvements qui m'encerclaient de
proche en proche jusqu'aux horizons. Car là-bas, le
Salève, que le Mont de Sion et le Yuache unissent comme
d'une accolade au Jura, qui semblait rejoindre, derrière
un soulèvement de l'étendue, le Salève, que prolongeait
la chaîne des Voirons, toutes ces montagnes dansaient
une ronde autour de ma pensée. Et, comme je songeais,
parmi tant d'accords, que ce cirque, en tournant autour
de moi, tournait aussi, sublime accord, autour du soleil,
la voix me disait avec une impérieuse douceur: « Si la
vérité, j'entends celle qui dicte aux hommes une règle
morale, n'est un point de vue individuel d'où chacun,
selon la force de son regard, découvre sa loi propre, ses
propres rapports avec la vie, tous les cercles concentri-
ques de sa pensée, elle ne peut pas être, cette vérité, un
corps de doctrine à l'usage de tous les hommes. Autant
d'hommes, ou de familles d'hommes, autant de points de
vue, autant de doctrines, eh ! oui, autant de vérités. Mais
que dire, de ceux-là qui, faute d'avoir repéré leur point
de vue, courent jusqu'à bout de souffle après les vérités
d'autrui, ou gravitent sans trêve autour d'une doctrine
conjecturale ? Les malheureux ! Ils ne verront donc
jamais tout ce qui gravite autour de la vérité qu'ils incar-
nent, et qu'ils ignorent! Et, s'ils voyaient un jour ce
paysage fraternel, qui sait comment rayonne une vraie
certitude, ils passeraient, sans le comprendre, nomades
fatigués ».
— 136 —
SECTION XIV
103
La sagesse des collines.
Quand au sortir d'Annemasse en Faucigny on prend
sur la route d'Etrembières qui file vers le Salève le pre-
mier chemin à gauche qu'ombragent déjeunes marron-
niers, on aperçoit bientôt les formes pleines d'un ma-
melon couvert de vignes et de vergers : c'est le coteau de
Monthoux. Derrière, se dressent les Voirons, montagne
allongée, le Mole, pareil à un volcan, plus loin une
chaîne d'Alpes farouches et, de côté, le Salève aux vives
arêtes, tout un paysage d'altitudes qui dominent, sans
l'écraser, cette petite éminence. Répond-elle fortement
par quelques traits énergiques à la nature qui l'environne ?
11 lui suffit d'être ce qu'elle est, un mamelon aux formes
pleines, couvert de vignes et de vergers, et d'aspirer par
toute sa végétation la lumière du jour. Quelle tranquille
assurance! Chaque fois que je l'admire, je songe à ceux-
là qui savent opposer aux discours les plus impérieux de
simples états de sensibilité qu'ils tiennent pour des affir-
— 137 —
mations irréfutables. Telle est la sagesse des collines qui
prennent leur place sous le soleil, de toutes les collines
que j'ai vues, et de celle que voici. Tandis que sur ses
pentes les arbres s'isolent, vers le sommet ils se rassem-
blent et couvrent une partie de sa crête d'un bois qui
descend à la rencontre du chemin où je vais monter.
O vertus secrètes enfermées dans les choses ! Sitôt que je
me mêle aux ombrages de la colline, il me semble qu'en
ne demandant rien de plus que d'être entièrement ce que
je suis au gré de la saison, de l'heure ou de la minute,
j'atteins le premier degré de la vérité. Puis, quand j'arrive
au faîte de la petite éminence qui s'étale comme un pla-
teau et où rêve un étang fleuri de nénuphars, voyant
qu'autour de moi, montagnes, plaines et rivières, tout se
meut sous la dépendance du soleil et de mes regards, je
vérifie une fois de plus que le moindre de mes sentiments,
si je l'éprouve dans sa plénitude, m'assure une telle
connaissance de la vie qu'elle équivaut à la possession de
l'univers.
Au fond, seule une vérité m'importe, que ni la science
des choses extérieures ni la science des choses divines ne
peut m'enseigner, et c'est la nature de mes rapports avec
la vie. Vérité mobile et changeante et que j'atteins
d'emblée, parce qu'elle n'est pas autre chose qu'un état
de sensibilité. Si je voulais alors penser par antithèse, je
serais comme un architecte qui fait de fausses fenêtres
pour la symétrie. Or, une seule me sullit, celle d'où je
regarde le ciel et la terre et par où je sauterai, s'il le faut.
— 138 —
de l'ombre au grand jour. Je veux me conformer à la vie
même, qui est la plus magnifique des affirmations avec
ses paroles de clarté et ses strophes de lumière. Quelle
doctrine briserait mon élan ? Mais le propre d'une émo-
tion est d'avoir, outre sa résonance immédiate, de loin-
taines résonances à travers tout le système de nos senti-
ments qui, dépendant les uns des autres, se modifient
plus ou moins dès que l'un d'eux se transforme. « 11
semble, dit ce mystérieux Discours sur les passions, qui
n'est peut-être pas de Biaise Pascal, il semble que l'on
aye toute une autre âme quand l'on ayme que quand on
n'ayme pas ; on s'élève par cette passion et on devient
tout grandeur. » O souple enchaînement des forces de
l'univers ! L'homme ressemble à la nature, et rien ne nous
donne mieux la conscience de cette identité que les efflo-
raisons d'un sentiment. La graine porte en elle toute la
plante qui se réalise dans la fleur où se cachent d'autres
graines. Que de réalités perdurables, actuelles et futures
représente la moindre de nos émotions! L'instant qui la
voit éclore est riche de saisons et d'années, car avec elle
s'achève en nous quelque chose, et quelque chose de nou-
veau commence. Pareille à ces rythmes distincts qui,
sous la forme d'un être ou d'un objet animé, se détachent
du grand mouvement universel, rythmes furtifs, forces
passagères qui semblent interrompre la continuité d'une
force permanente, elle est un geste dominateur auquel se
rallie de proche en proche tout ce qui de nous rayonne
dans notre cercle intérieur. Ainsi le présent est un passé
— 139 —
qui toujours s'enrichit et déjà il ordonne tout l'illimité
du possible.
Douterais-je de cette rigoureuse continuité? Il a disparu
le château-fort qui érigeait ici ses tours et ses droits. Il
s'est effondré comme la puissance de ces maîtres ; comme
eux il a glissé sous terre. Au milieu des cimes empennées
d'un bois de sapins une étroite chapelle à pris sa place.
Mais le village qu'il dominait respire encore à ciel ouvert.
C'est une longue vieille rue que de vieux arbres dissi-
mulent, un vrai chemin de garde au flanc de la colline,
quelque chose comme une douzaine de guérites aux abords
du danger. Tantôt elle passe, cette rue, entre des maisons
bâties sur le roc et dont la porte a pour chambranle des
poutres encastrées dans les murs ; tantôt elle file entre des
vergers séculaires montant, ici, vers le sommet du coteau^
descendant là vers la plaine, et qui, tous, semblent allon-
ger sur l'herbe les grandes ombres que fait le Temps avec
ses ailes. Et partout, au bord du chemin, autour des mai-
sons, les arbres, noyers ou châtaigniers, plus vieux les uns
que les autres, et couverts de mousse, si nombreux ils sont
qu'ils répandent sur le village en faction l'humide fraî-
cheur de la nuit. Mais, parfois, une cour s'élargit au soleil
comme l'esplanade d'un rempart. Alors, on entrevoit, cou-
chée au pied du coteau, la plaine du Faucigny et, bravade
ou défi, le château de Langin et, puissance invincible, la
chaîne des Voirons. Ce village, qui fut jadis taillable et
corvéable à merci, quelle chose rude en face de toutes ces
rudesses ! Quand je le parcours, bientôt je crois tin-
— 140 —
garde montante ou garde descendante. A voir cette lon-
gue vieille rue et, s'y ralliant, des sentiers où l'herbe
pousse ainsi que sur les tombes abandonnées, à voir aussi
les arbres de la chapelle aigus comme la hampe d'une
pertuisane, et ces murs de jardin tout caparaçonnés de
verdure, je respire un parfum de campagne et de cheva-
lerie. Rencontrerais-je par hasard le laboureur, qui trouva
l'autre jour, en remuant sa terre, ce témoignage signé
d'un beau paraphe : un squelette armé d'une cuirasse et
dont le crâne était percé d'une flèche rouillée? Verrais-je
mieux encore, dans les feuillages ensoleillés briller sou-
dain la lame d'une épée, un gantelet de fer ? Et ! n'est-ce
pas une poudrière, cette demeure que voilà, isolée, sans
fenêtre, et toujours hermétiquement close ? Mais quoi !
la valeur du passé se réduirait-elle pour nous à de pitto-
resques visions, l'enlèvement d'une redoute, les orages
d'une mêlée ou, par contraste, sous une armure ternie
quelques os entrelacés ? S'ils ne savaient s'approprier,
pour les accroître, les vertus, l'énergie des siècles révo-
lus, les vivants ne vaudraient pas les morts. Peut-être
ont-ils, ces fantômes, adoré ce que volontiers nous brû-
lerions aujourd'hui... Qu'importe, si notre ferveur égale
au moins la ferveur qu'ils ont mise à brûler ce que nous
adorons !
Je sais encore au flanc de ce coteau un verger qui re-
garde un vaste paysage circulaire formé du Salève, des
Bornes, de la montagne de Soudine et des arbres qui
m'abritent, quand je m'y repose. Beau verger dont les
— 141 —
lignes vont se répétant jusqu'aux lignes de l'horizon. Aux
lentes inflexions de cette arête qu'une file de pommiers
accentue, répondent là-bas, aussi lentes, mais plus larges
et plus hautes, les inflexions entrelacées de Soudine, des
Bornes et du Salève. Et, comme au bas de ce verger un
toit luit rouge dans le vert des feuillages, on dirait que
l'humble maison cachée là est le cœur vivant d'où jaillit,
ainsi qu'une voix limpide, l'immense paysage. Qu'elle est
riche, la pauvre maison ! Si je pouvais, je la donnerais à
tel homme de moi connu et qui se dit chaque matin, dès
qu'il voit le monde renaître sous ses yeux : « Sois donc
un point sensible où converge la vie, elle t'inspirera le
chant de la journée ».
Là, j'ai rencontré cent fois l'image du bonheur, quand
les arbres de ce verger qui plongent leurs racines dans la
nuit souterraine et trempent leurs cimes dans la lumière
du jour, unissent le ciel à la terre en leur offrant,
agitées de feuilles et de fruits, des branches plus lourdes
que des cornes d'abondance. Si le bonheur est pour cha-
cun de s'épanouir dans ses œuvres, un seul de ces arbres
porte, avec les sphères menues et bigarrées qui s'y ba-
lancent, une telle charge de bonheur qu'à l'heure où le
soleil couchant illumine la crête du coteau, ce verger
semble monter vers la nue comme une action de grâces,
et dire : « Les œuvres, les belles œuvres qui sortent de la
terre ou de la main des hommes, sont des prières exau-
cées ». Dès lors, pour m'expliquer le mystère de la
beauté, ne venez plus me faire croire que le tempérament,
— 142 —
c'est l'exercice d'une faculté maîtresse, quand au contraire
c'est un conflit de tendances opposées qui finissent par
s'accorder dans une émotion unique. Ah ! quels rudes
tempéraments, ces arbres qui prennent la terre par toutes
leurs racines et, par toutes leurs branches, le soleil !
L'heure qui sonne à présent au clocher d'un village,
elle sonne à tous les clochers du pays, et dans toutes les
maisons où bat une horloge, et dans toutes les âmes où
bat une espérance. Que m'apportera cette heure aux voix
si proches et si lointaines ?... Pour ne pas la perdre, afin
de la parer de beauté, gagnons la route qui borde ce
verger et descend vers Genève, allons admirer l'autre
visage du coteau, celui qui sourit au Salève. Il y a quel-
ques jours, le soleil levant, qui entrouvrait des nuages,
l'éclairait par endroits. Lumière miraculeuse ! A voir
l'éclat brusque, l'air étonné des prairies, plus vives que
jamais au bord de la plaine genevoise noyée de brumes,
on aurait dit qu'un inattendu soleil vert éveillait la sur-
prise de cette matinée de septembre.
Mais de la route où j'avance et qui passe le long d'un
plateau, que vois-je à ma gauche ? un objet rare mis en
valeur par un artiste inconnu, et c'est une humble église
de village. Petite église de campagne où il fait dimanche
tous les jours de la semaine, parce que tous les jours, un
peu gauchement parée, elle enferme quelque chose du
grand repos dominical dans une atmosphère d'attente
indéfinie. Posée à même ce plateau surchargé d'arbres
verdoyants, on dirait une église au beau milieu des bois.
— 143 —
Quel isolement absolu dans les feuillages ! Et tout le pays
de collines et de montagnes que du haut de son fin
clocher pointu elle regarde, l'environne de solitudes. Si
fine et si nette, et d'une architecture si précise, l'humble
église, clocher pointu, nef allongée au toit gris clair,
achève d'acquérir tout son prix quand on la compare
avec son village, maisons branlantes, toits rapiécés, qui
commence là où finit l'enceinte de verdure. Elle affirme
alors sa précellence. Mais visiblement elle ne s'isole que
pour mieux s'associer à tout ce qui l'entoure. Les arbres,
qui lui composent une assemblée de fidèles, la relient à
son village qui, la reliant à d'autres lieux, de proche en
proche la relie aux horizons, cercle aéré de collines et
de montagnes. Ainsi l'humble sanctuaire, pareil à une
châsse exposée en plein vent, préside une assemblée de
paysages et veille, simple église de paroisse, sur toute
une province. Peu m'importent son enseignement, le
saint qui l'habite ou les reliques menues de son pauvre
trésor. Grand Saint Albin qui l'honorez de votre présence
et guérissez, dit-on, les enfants, pardonnez à ma folle
audace. J'aime dans cette église un signe émouvant, le
geste éternel de la vie qui aspire comme un poème aux
perfections de l'ordre, de l'enchaînement et de l'har-
monie, cette adorable Trinité.
Le merveilleux appel ! Si, voulant m'approcher de ces
pierres vivantes, je traversais les pelouses qui nous sépa-
rent, bientôt je reverrais la place du village. Comme elle
est charmante, — avec les six ou huit nuisons qui la
— 144 —
bordent, et toute l'herbe qui pousse au milieu, et les
noyers qui l'ombragent, elle, son banc de pierre et sa
fontaine, — comme elle est charmante de ressembler à
un verger ou à une prairie inclinée ! Larges façades, où le
ciel concentre sa lumière, et percées de peu de fenêtres,
ces maisons, sauf une qui tient boutique, ont l'air de
maisons aux champs et dont la grange baye aux récoltes.
Elles sont là, deux par deux, esquissant à gauche, à
droite et au fond de la place, les premiers traits d'une
figure indéterminée qu'envahit de tous côtés la campagne
environnante; et, s'opposant les uns aux autres, leurs
volumes clairs s'équilibrent. Devant elles, sous les noyers
aux gestes brefs et dans l'herbe drue, des chemins passent,
qui s'en vont vers de plus vastes solitudes et, peut-être,
cahin-caha jusqu'aux horizons. Autour de la petite place,
là-bas, jouent, lumineuses, les grandes lignes envelop-
pantes des lointains, le Salève et le Jura, la montagne de
Soudine et les Bornes. Le rêve de la petite place, demi-
verger, demi-prairie, rayonne à travers l'espace dans les
vergers et les prairies d'alentour. Et, par les chemins qui
la traversent comme les quatre vents, elle voit venir, selon
les jours et selon les heures, des paysannes en quête de
provisions ou quelque convoi funèbre, les lourds chars
de la moisson ou la voiture légère d'une épousée. Elle est
le centre raisonnable de la commune. Là, se rencontrent,
après la messe, les fidèles ; là, se débattent tous les
marchés ; là, s'accomplissent les ventes, les trafics et les
échanges; là, s'agitent les intérêts; là, des forces actives
— 145 —
prennent conscience de leur valeur, jusqu'au moment où,
toutes affaires traitées, chacun regagne sa maison perdue
au milieu des champs. N'est-il pas sage, l'homme qui tient
la vie sociale pour un carrefour où les nécessités de l'exis-
tence l'obligent à se rendre et qui, plus riche de s'être
dépensé, bientôt retourne aux solitudes de soi-même ?
Soudain, la route qui m'entraîne découvre de nouveaux
horizons. Rien ne donne mieux la sensation des mouve-
ments de la terre que ce coteau vu d'ici et qui ressemble
au sommet d'une mappemonde inclinée sur son axe.
Comme il a l'air de mouler selon la forme de sa silhouette
le souple ciel qui l'environne ! Un hameau clair, assom-
bri de quelques sapins, l'attache à la plaine qui monte
vers lui par degrés. Plus haut, des vignes allongent leurs
rainures semblables. Ça et là, des champs parsemés
d'arbres, chênes ébranchés, pommiers ronds, saules che-
velus, peupliers minces, étalent leurs diverses couleurs
unies. Et toute la campagne genevoise que ferme le
Jura, semble graviter autour du coteau qui gravite
autour du soleil et se penche vers elle. Oh ! l'unanimité
de l'univers qui se reflète dans ma conscience! Quel ins-
tinct me pousse, lorsque je suis au milieu d'un paysage,
à l'embrasser tout entier d'un regard circulaire, et, cha-
que fois que j'accorde mon petit geste de vivre au grand
geste de l'élan vital, à prolonger le présent dans le
passé et dans l'avenir ? Ma pensée aime à danser comme
un chœur de jeunes beautés heureuses dans les limites
de la vie, et par bonds elle s'enlace à la lumière du joui-.
— 146
Les heures fugitives qui lui sont comptées, tombent du
haut des clochers, une à une, dans l'innombrable. Ah ! que
cette chute d'heures l'affligerait, ma pensée, si de toute la
force de ses désirs les plus profonds elle ne gravitait,
joyeuse, autour de l'idée d'éternité comme la terre autour
du soleil.
Un
BIBLIOTHECÀ
IL A ÉTÉ TIRE DE CET OUVRAGE : 4 EXEMPLAIRES SUR
JAPON IMPÉRIAL, NUMEROTES 1 A 4; 30 EXEM-
PLAIRES SUIÎ HOLLANDE, NUMEROTES 5 A 34 ; 500
EXEMPLAIRES SUR VERGE ANGLAIS, NUMÉROTES 35 A 534-
ACHEVÉ D'iMPRIMER LE 15 MARS 1920 PAR
ALBERT KUNOIG, MAITRE IMPRIMEUR A GENEVE.
566/25
7 '
A
^Côcyji
-v.
n.
v-/
l -
-£<r / .'■
3
.
, -
V
\ ;
C -c ^ '
''^t <£d
L
Sctjct C&Cé£A . <&t ^£>£Cc/ <££j 4-Ç&J , & cc^c'Jc
1
/
^^C^L^^U & ~^v' J^C6 & 6cte.ee â c -..., --c/
-1 ' - > -y
Ccz4 7
>-^
//
■
<2,6*&c et au i c o^-^c c4Lc& ?£ c&cc c+ Cl <_ ? &c c é ^ci
< ^ SéC£.£>d Ç£<£ - -^ -'<^ c <^> ££ / .
r
-
( ■ c Oc
i Occf < ,
6
- - -s ce.oc4.cc,
cV <& -'-
- 1 ~c<.
u z, ^c<^ <*^c^
*-
"- ^
&ptJ>-?ej . s ^{*~ .c(l^c(c-f J>c< ^c-c^/s,
„ - — ■ ' ■ *. J
— . _ —
~ ^ ~^~
oU^cS^e^eA. r^/ Ç £**-■&&{ ^ -c<r.w fée -^
— ■ -t — t -
/
C ^oc
c i
c &c
£■
/A
ui
- C
g
t
tT0U~A. ZoAjL ce ~ù/l, .
i . cet vc - 7<zce^cc* .'<_ r •
de
— " //
■ /o
■ tu C ï £cî - L Ci v
//
•& ^t.^LS
iecZ^i JJ1L / ?fy
* -j
-tôt -Au '</lOtScjC&Uj , *C îe<^cCC{ <£^J ^CCÀcÇC-^
te ǣC<
t e ce
.
ï-ÏAsLjâ- Ae -'ocef- ju ses ç^lï^*?^ <*£
*& £A^6c&/ ft-ace ^t^cu^ £
/ c0
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Échéance
Celui qui rapporte un volume
après la dernière date timbrée
ci-dessous devra payer une amen-
de de cinq sous, plus un sou pour
chaque jour de retard.
The Library
Universiry of Ottawa
Date due
For failure to return a book on
or before the last date stamped
below there will be a fine of five
cents, and an extra charge of one
cent for each additional day.
a39003 000 99^09b
B 1903 t R 4 4 P 3 1920
RHEINI1JPLD1 ALBERT*
PASCAL*
CE B 19Q3
.R44P3 l920
^0 RHEINWALD. A pAcrAI
ACC# 1013462 PASCAL,