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Full text of "Passé et présent : mélanges"

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PASSÉ   ET   PRÉSENT. 


PAHIS.    IMPRIME    PAU    PLON    FKEUES, 

Itli:    OF.    VAl'CIRAIit),    36. 


PASSÉ 

ET  PRÉSENT 


MELANGES 


CHARLES   DE   REMUSAT. 


Velerîs  veslîgiu  flamnifo. 

VlRClLl. 


TOME    PREMIER 


PARIS 
LIBRAIRIE    DE   LADRANGE 

Qiiai  des  Augustins  ,  19 

1847 


ATHENAEUM 
CANCELLEft, 

LJBRARY. 


PC^  n^]  R39 


PRÉFACE. 


Les  fragments  qui  composent  ce  recueil  sont  presque 
tous  d'ancienne  date;  quelques-uns  pourraient  bien 
avoir  été  écrits  il  y  a  trente  ans ,  et  ils  doivent  se  res- 
sentir de  l'inexpérience  d'un  auteur  qui  n'était  pas  des- 
tiné à  jamais  devenir  fort  habile  ;  d'autres  plus  récents 
se  rapportent  cependant  à  des  circonstances  qui  ne  sont 
plus,  à  des  questions  qui  ont  perdu  de  leur  nouveauté. 
Le  prophète  dit  au  Seigneur  :  «  Ne  vous  souvenez  pas 
des  fautes  et  des  ignorances  de  ma  jeunesse!  »  D'où 
vient  que  je  ne  suis  pas  cet  exemple  et  que  je  semble 
adresser  au  public ,  notre  seigneur,  la  supplication  con- 
traire? J'avais  obtenu  l'oubli ,  que  gagnerai-je  à  me  faire 
oublier  une  seconde  fois? 

Je  pourrais  m' appuyer  de  plus  d'une  autorité.  Pres- 
que tous  les  gens  de  lettres  ont  publié  des  mélanges ,  et 
je  n'ose  m'en  remettre  à  l'avenir  du  soin  de  recueillir  les 
miens.  Mais,  j'aime  mieux  l'avouer,  ce  qui  m'attache  à 
ces  essais  choisis  parmi  beaucoup  d'autres ,  c'est  le  passé 
dont  ils  sont,  je  ne  veux  pas  dire  un  monument,  mais 
un  témoignage.  Mon  erreur  est  grande  peut-être,  il  m'a 
semblé  qu'on  y  retrouverait,  sans  trop  d'ennui*,  les 
I.  1 


2  PRÉFACE. 

idées  et  les  sentiments  d'une  époque  qui  commence  à  de- 
venir historique.  L'auteur  appartient  à  une  génération 
qui  s'est  cru  le  di-oit  et  presque  la  mission  de  résumer 
toutes  les  recherches  et  tous  les  progrès  de  la  raison 
humaine  sur  les  questions  qui  l'intéressent  le  plus, 
d'arrêter  et  d'établir  sous  leur  forme  dernière  ce  qu'on 
peut  appeler  les  opinions  du  siècle.  Quoi  qu'on  pense 
de  cette  prétention,  ou  conviendra  du  moins  que  cette 
vénération,  qui  va  bientôt  quitter  peu  à  peu  la  scène,  a 
très -activement  manifesté  l'esprit  qui  l'animait.  Or, 
quand  on  veut  bien  connaîti'e  l'esprit  d'un  temps,  il  ne 
faut  pas  le  chercher  de  préférence  dans  les  hommes  su- 
périem's;  en  eux  domine  l'originalité,  ils  ne  sont  qu'eux- 
mêmes.  On  ne  doit  pas  non  plus  descendre  trop  au-des- 
sous d'eux,  ni  observer  seulement  la  foule  irréfléchie 
qui  passe  son  chemin  sans  le  regarder,  et  ne  s'avoue  ni 
ce  qu'elle  fait  ni  ce  qu'elle  sent.  Mais,  s'il  se  rencon- 
tre ,  à  une  époque  instructive ,  un  jeune  homme  attentif 
à  tout  ce  qui  se  passe ,  h  tout  ce  qui  se  pense ,  à  tout  ce 
qui  s'écrit,  curieux,  animé,  flexible,  et  cependant  ainsi 
fait  qu'il  lui  faut  des  croyances  pour  agir  et  des  raisons 
pour  croire  :  si ,  se  précipitant  avec  ardeur  dans  le  mou- 
vement général  de  la  société  où  le  sort  l'a  placé ,  il  a 
employé  son  intelligence  à  décrire,  à  mesurer,  à  propa- 
ger ce  mouvement  sans  aspirer  à  le  conduire ,  sans  pré- 
tendre envers  aucune  cause  à  un  autre  rôle  que  celui 
d'un  serviteur  fidèle,  on  pourra,  ce  semble,  l'écouter 
avec  un  peu  de  confiance  en  sa  qualité  de  témoin ,  don- 
ner à  ses  écrits  la  valeur  d'une  déposition ,  et  prendre 
sa  pensée  comme  une  image  assez  ressemblante  de  la 
pensée  de  ses  contemporains.  Ainsi,  je  voudrais  me  per- 


PRÉFACE.  3 

suader  que  les  fragments  que  je  publie  peuvent  servir  à 
faire  connaître  la  France  de  ma  jeunesse. 

Les  hommes  ont  toujours  dans  leur  souvenir  paré 
leurs  jeunes  années;  à  mesure  qu'on  approche  du  déclin 
de  l'âge,  la  mémoire  devient  flatteuse,  on  dirait  qu'elle 
hérite  de  l'imagination  dont  elle  seule  garde  les  vives 
couleurs.  Ce  ne  sont  pas  seulement  les  événements  de 
notre  vie  individuelle  qui,  vus  à  distance,  s'embellis- 
sent ou  s'exagèrent  ;  il  en  arrive  autant  quelquefois  aux 
faits  d'un  intérêt  plus  général,  et  il  est  rare  que  nous  ne 
regrettions  pas  la  société  telle  qu'elle  s'est  montrée  à  nos 
premiers  regards.  On  lui  prête  volontiers  tantôt  plus 
d'agrément,  tantôt  plus  de  grandeur  qu'elle  n'en  eut 
peut-être  ;  il  semble  que  la  patrie  ait  dégénéré  unique- 
ment parce  qu'on  a  vieilli.  Il  faut  donc  se  défier  un  peu 
de  quiconque  nous  entretient  du  passé,  car  les  souvenirs 
aussi  peuvent  être  des  illusions.  C'est  ce  que  je  me  ré- 
pète toutes  les  fois  (fue  je  compare  les  temps  divers  que 
j'ai  traversés.  Ce  n'est  pas  seulement  le  spectacle  qui 
change,  c'est  le  spectateur,  et  Galilée  marche  pendant 
que  la  terre  tourne. 

Avec  quelle  rapidité  le  passé  rentre  dans  la  nuit!  A 
peine  de  ce  côté  de  l'horizon  historique  qui  fut  le  levant 
pour  nous  voit -on  briller  encore  sur  un  fond  obscur 
quelques  points  lumineux,  quelques  vagues  lueurs; 
l'ombre  gagne  ou  plutôt  tout  recule  dans  un  lointain 
où  rien  n'apparaît  distinctement  aux  yeux  de  ceux  qui 
.sont  venus  après  nous.  ?se  pourrait-on  pas  lever  le  voile 
qui  leur  dérobe  ou  leur  assombrit  tout  ce  que  nous 
voyons  si  clairement  dans  notre  mémoire?  Ne  pourrait- 
on  pas ,  un  moment  encore ,  remettre  le  passé  en  pleine 


4  PREFACE. 

lumière,  ou  du  moins  ramener  la  pensée  de  tous  au  point 
d'où  nous  sommes  partis,  pour  qu  elle  refit  avec  nous  la 
route  que  nous  avons  parcourue  ?  Essayons  de  revenir  à 
nos  premiers  pas  et  de  retracer  le  spectacle  qui  nous  a 
frappés  dès  que  nous  avons  commencé  à  ouvrir  les  yeux 
de  l'esprit. 

C'était  dans  ces  jours  remplis  à  la  fois  de  douleur  et 
d'espérance  où  la  France,  succombant  sans  honte  dans 
une  lutte  inégale,  vit  s'ouvrir  pour  elle  un  champ  nou- 
veau, heureuse,  consolée  du  moins  si  elle  transportait 
à  ses  idées  la  puissance  perdue  par  ses  armes.  Il  me  sem- 
ble que  la  chute  de  l'Empire  clôt  la  seconde  période  de 
cette  longue  série  d'événements  désignée  sous  le  nom  de 
Révolution  française ,  et  que  la  Restauration  commence 
une  période  mémorable  encore  et  qui  paraît  à  peine 
ilnie;  car  après  1830 ,  du  moins  dans  les  premières  an- 
nées, il  ne  s'est  guère  développé  que  les  semences  je- 
tées en  terre  durant  la  Restauration.  L'ère  de  juillet 
qous  trouva  tels  que  nous  avaient  faits  quinze  ans  d'un 
utile  apprentissage.  Mais ,  pour  juger  les  effets ,  il  faut 
connaître  les  causes;  il  faut  remonter  à  ce  solennel  mo- 
ment où  la  France  en  deuil  reçut  comme  par  force  la 
paix  et  même  la  liberté,  deux  grands  biens  achetés  trop 
cher  pour  être  d'abord  estimés  à  leur  prix.  Il  me  semble 
que  je  vois  encore  l'aspect  du  monde  tel  qu'alors  et  pour 
la  première  fois  il  m'apparut.  Je  pourrais  raconter  une 
à  une  les  sensations  qui  m'assaillirent ,  les  idées  qui  s'é- 
veillèrent en  moi  ;  je  retrouverais ,  empreints  dans  ma 
mémoire,  comme  des  pas  sur  la  poudre  d'un  chemin,  les 
vestiges  de  ma  pensée.  Et  ce  que  je  pensai ,  des  milliers 
d'hommes  le  pensèrent  comme  moi.  .le  me  tairais  sur 


PREFACE.  o 

mes  souvenirs,  s'ils  n'étaient  ceux  d'une  génération  tout 
entière.  Vous  tous  qui  n'avez  guère  plus  que  l'âge  du 
siècle,  dites,  ne  vous  rappelez-vous  pas  bien  vivement 
tout  ce  que  vous  avez  senti ,  alors  que ,  soumis  à  la  plus 
rude  épreuve ,  livrés  en  proie  a  des  émotions  bien  di- 
verses, combattus  entre  l'humiliation  et  l'orgueil,  vous 
entendîtes,  au  bruit  des  clairons  de  l'ennemi,  retentir 
quelques  premiers  mots  de  liberté?  [Ne  vous  sembla  t-il 
pas  que  la  France  relevait  un  peu  son  front  courbé  par 
la  fortune ,  en  concevant  quelque  chose  de  meilleur  en- 
coi-e  que  la  gloire  ? 

La  situation  des  esprits  à  la  fin  de  l'Empire  est  ou- 
bliée. Je  ne  sais  si  elle  sera  jamais  fidèlement  dépeinte. 
Jl  arrive  à  la  mémoire  de  l'Empereur  une  réaction  qui 
lui  était  due,  réaction  de  justice  ou  plutôt  retour  d'ad- 
miration qui  permettrait  difficilement  à  la  vérité  de  se 
faire  jour.  Il  le  fallait  ainsi  ;  pendant  d'assez  longues 
années,  on  a  failli  envers  cette  grande  mémoire.  >on- 
seulement  la  î"rance  l'a  laissé  insulter,  mais  elle  s'est 
exagéré  le  mal  mêlé  au  bien  dans  le  régime  impérial, 
peut-être  pour  diminuer  dans  ce  mal  sa  part  de  respon- 
sabilité propre  ;  elle  a  mis  une  partie  de  ses  torts  sur  le 
compte  de  son  chef.  Mais  aujourd'hui,  comme  pour 
faire  réparation  à  une  gloire  un  instant  méconnue ,  on 
lui  prête  un  éclat  plus  vif  et  plus  pur  que  l'éclat  de  la 
réalité.  C'est  le  sort  des  grands  hommes ,  de  ceux  surtout 
qui  ont  un  génie  original  et  des  conceptions  gigantes- 
ques ;  ils  s'emparent  de  l'esprit  des  peuples  par  l'imagi- 
nation. Or,  une  fois  que  l'on  a  pris  place  dans  l'imagination 
des  hommes ,  c'en  est  fait  ;  la  gloire  peut  défier  le  temps. 
La  succession  des  années ,  les  ri^  alités  que  réserve  l'a- 

1. 


6  PREFACE. 

venir,  la  critique  des  historiens  ne  lui  font  subir  au- 
cune vicissitude.  Il  serait  aussi  peu  utile  que  peu  digne 
de  contester  une  renommée  ainsi  établie.  Il  faut  la  pren- 
dre telle  qu'elle  est  et  que  l'acceptera  la  postérité.  Il  y  a 
deux  classes  d'hommes  supérieurs  :  les  uns  destinés  à  un 
nom  seulement  historique,  les  autres  à  un  nom  poéti- 
que. Ceux-ci,  quoi  qu'en  puisse  penser  le  philosophe, 
sont  hors  de  toute  atteinte ,  et  pour  ainsi  dire  au-dessus 
du  jugement  humain.  Pour  eux  se  reproduit  au  milieu 
de  nos  sociétés  mécréantes  cette  transformation  des  hé- 
ros des  temps  primitifs;  ils  passent  à  ce  qu'on  pourrait 
appeler  l'état  fabuleux.  On  croit  en  eux,  on  ne  les  juge 
plus.  Je  doute  que  pour  bien  peu  d'hommes  cette  apo- 
théose par  la  poésie  ait  commencé  aussi  vite  que  pour 
l'empereur  ?sapoléon. 

Mais  nous  conservons  le  droit  de  juger  la  société 
française  et  ce  qu'elle  devint  avec  lui.  Les  dernières  an- 
nées de  sod  règne  avaient  produit  une  disposition  géné- 
rale qui  ne  doit  pas  faire  envie.  Le  temps  de  ces  rapides 
et  heureuses  créations,  bases  de  l'ordre  administratif 
sous  lequel  nous  vivons ,  était  passé.  Celles  qui  souvent 
encore  attestaient  la  fécondité  de  cet  infatigable  esprit 
offraient  quelque  chose  d'excessif,  cpielque  chose  d'ul- 
tra-monarchique, qui,  s'il  n'offensait  le  pays,  l'étonnait 
sans  le  satisfaire,  et  le  trouvait  même  incrédule  et  mo- 
queur. La  politique  du  dehors  autorisait  une  double 
crainte,  celle  de  l'excès  de  la  victoire  conduisant  à  l'abus 
de  la  grandeur,  celle  de  l'inconstance  inévitable  d'une 
fortune  épuisée  jusque  dans  ses  dernières  complaisan- 
ces. L'inciuiétude  de  l'avenir  s'alliait  à  une  ignorance 
absolue  de  ce  qui  pouvait  en  conjurer  les  périls.  La 


PRÉFACE.  7 

France  attristée  ne  se  détournait  pas  cependant  du  gou- 
vernement pour  chercher  son  salut  en  dehors  de  lui; 
elle  en  était  venue  à  manquer  de  l'illusion  des  souhaits. 
Son  fïouvernementralarmait  et  ne  l'irritait  pas.  Elle  n'en 
désirait  pas  la  chute ,  elle  n'en  espérait  pas  la  réforme , 
elle  le  regardait  comme  nécessaire  et  dangereux,  et  se 
sentait  dans  une  égale  impuissance  de  lui  faire  du  mal 
ou  du  hien ,  de  l'éclairer,  de  le  contenir  ou  de  le  renver- 
ser ;  elle  n'avait  pas  de  but.  >i  dans  les  souvenirs  de 
l'ancien  régime ,  ni  dans  ceux  de  la  Révolution ,  elle  ne 
trouvait  à  se  former  même  un  mode  imaginaire  de  gou- 
vernement qu'elle  pût  opposer  ou  préférer  à  la  réalité. 
Dès  longtemps  revenue  des  théories,  elle  conservait 
une  aversion  vague  pour  tous  les  systèmes  pris  hors  des 
faits,  et,  quoique  froide  et  peu  dévouée,  elle  se  défiait 
de  toutes  les  oppositions;  elle  ne  croyait  plus  aux  idées, 
mais  aux  événements. 

Cette  disposition  des  esprits  en  politique  répondait  à 
une  disposition  analogue  sur  toutes  les  choses  de  l'ordre 
moral.  La  philosophie,  la  littérature,  les  arts,  pour 
tout  dire  en  un  mot ,  les  opinions  étaient  resserrées  dans 
d'étroites  limites  :  on  mettait  la  sagesse  dans  la  con- 
trainte. Peu  de  mouvement,  point  de  nouveauté ,  beau- 
coup de  prudence.  On  se  défiait  du  raisonnement  dans 
les  choses  de  raisonnement,  de  l'imagination  dans  les 
choses  d'imagination.  Quelqu'un  disait  vers  ce  temps-là 
à  M.  Sieyès  :  Que  pensez-vous  ?  —  Je  ne  pense  pas , 
répondait  le  vieux  métaphysicien  dégoûté  et  intimidé , 
et  il  disait  le  mot  de  tout  le  monde.  L'esprit  humain  a 
rarement  été  moins  qu'alors  fier  de  lui-même  :  c'est  un 
temps  où  il  fallait  être  soldat  ou  géomètre. 


8  PREFACE. 

Cependant  l'université  existait,  et,  quoiqu'elle  eût  sa 
part  de  ce  découragement  intellectuel ,  il  suffisait  qu'elle 
fût  par  état  vouée  aux  intérêts  de  l'intelligence  pour 
qu'elle  la  préparât  sans  le  savoir,  sans  le  vouloir,  à  des 
destinées  toutes  différentes.  Sur  toutes  les  questions  il 
fallait  bien  nous  départir,  avec  l'instruction  littéraire  de 
tous  les  temps,  les  idées  du  nôtre.  On  nous  les  donnait 
avec  réserve,  avec  froideur,  mais  on  nous  les  donnait. 
D'ailleurs  on  a  beau  faire ,  la  littérature  de  tous  les  siè- 
cles prise  dans  son  ensemble  est  libérale;  elle  habitue 
l'esprit  à  se  compter  pour  beaucoup.  C'est  assez  pour 
qu'il  subsiste  un  levier  qui  soulève  le  monde.  Mais,  si 
l'on  donnait  ainsi  à  nos  facultés  des  besoins  et  des  habi- 
tudes qui  pouvaient  un  jour  nous  porter  à  faire  d'elles- 
mêmes  un  emploi  neuf  et  hardi ,  on  ne  songeait  pas  plus 
à  les  exciter  qu'à  les  contenir  par  des  croyances  fortes, 
par  des  principes  décidés.  On  nous  préparait  à  l'action, 
à  une  action  quelconque  ;  mais  on  ne  déterminait  pas  le 
sens  où  il  faudrait  agir.  Pour  qui  n'ambitionnait  pas  les 
honneurs  de  l'Ecole  polytechnique,  bien  comprendre 
Virgile  et  Cicéron  ,  entendre  un  peu  Homère  et  savoir  la 
philosophie  de  Condillac,  tel  était  le  fond  de  l'éducation. 
Mais  aussi,  pour  tous  les  élèves  des  lycées  de  l'Empire, 
la  France  du  passé  n'avait  pas  existé. 

Nous  ne  savions  même  pas  la  Révolution,  c'est  la 
Restauration  qui  nous  l'apprit.  Avec  une  rapidité  singu- 
lière la  première  vue  de  la  Restauration  lit  comprendre, 
même  à  ceux  qui  l'accueillaient  sans  vive  inimitié, 
pourquoi  l'ancien  régime  avait  dû  périr,  pourquoi  la  Ré- 
volution s'était  faite.  La  France  se  reconnut  elle-même, 
et  pour  ce  qu'elle  était,  pour  une  nation  lenouvelée;  les 


PRÉFACE.  9 

jeunes  générations  comprirent  le  secret  de  leur  temps  ; 
elles  sentirent  à  quelle  fin  elles  étaient  au  monde ,  elles 
ne  voulurent  pour  ancêtres  que  les  hommes  de  89. 
L'Empire  n'avait  été  qu'une  halte  hrillante,  nécessaire 
peut-être  pour  que  la  Révolution  rajeunît  son  armée. 
A'oilà  plus  de  trente  ans  que  s'établit  dans  nos  esprits 
cette  idée  qui  ne  devait  plus  nous  quitter. 

Cette  idée  de  la  Révolution  à  continuer  était  d'abord 
purement  politique.  Suscitée  par  les  événements,  elle 
répondait  à  des  passions  nationales ,  et  pouvait  devenir 
le  principe  d'une  opposition  active  et  puissante.  jNIais 
par  ses  conséquences  elle  devait  dépasser  la  sphère  de  la 
politique,  et  peu  à  peu  engendrer  de  fécondes  contro- 
^  erses  sur  tous  les  objets.  En  effet,  la  Révolution,  après 
avoir  été  originairement  le  produit  d'une  certaine  manière 
de  penser  sur  les  choses  générales ,  a  plus  tard  enfanté 
de  nouvelles  doctrines,  de  nouvelles  théories,  un  nou- 
veau mouvement  de  l'esprit  humain.  Nous  tous  qui 
avons  pris  part  aux  débats  philosophiques  des  quinze 
années  de  la  Restauration ,  ce  sont  nos  opinions ,  ou ,  si 
l'on  veut,  nos  passions  patriotiques,  qui  nous  ont  fait 
tout  ce  que  nous  avons  été.  Elles  ont  contenu  l'inspira- 
tion première  qui  nous  a  poussés  ensuite  dans  toutes  les 
A  oies  où  le  talent  a  conduit  la  raison. 

La  politique  de  la  Révolution,  même  corrigée  par  l'ex- 
périence, trouvait  d'abord  dans  la  Restauration  un  ob- 
stacle et  une  censure  redoutable.  Pour  en  triompher, 
pour  ravir  à  la  cause  victorieuse  ses  plus  forts  arguments 
et  ses  plus  spécieux  prétextes ,  il  fallait  que  cette  poli- 
tique s'épurât  et  s'assouplît,  qu'en  effaçant  la  rouille  des 
préjugés  révolutionnaires,  elle  achevât  de  se  réconcilier 


10  PRÉFACE. 

avec  l'humanité ,  la  justice,  la  sagesse.  On  rétorquait 
conti'e  elle  le  mal  fait  en  son  nom.  Elle  avait  à  prouver 
que  le  mal  n'était  pas  nécessaire ,  qu'elle  était  capable 
de  modération  et  compatible  avec  l'ordre.  C'était  un 
premier  mérite  pratique  qu'elle  devait  acquérir  ou  re- 
vendiquer, et  tout  le  monde  sait  par  quel  long  travail 
la  politique  libérale  s'est  peu  à  peu  convertie  en  une 
politique  de  gouvernement. 

Ce  n'est  pas  tout.  La  Restauration  n'était  pas  un  fait 
seulement ,  mais  une  doctrine  ;  des  publicistes  ingénieux 
ou  véhéments  lui  a^  aient  après  coup  retrouvé  des  titres 
dans  leurs  officieuses  théories ,  soutenues  avec  subtilité , 
avec  force,  même  avec  éloquence.  M.  de  Maistre  mettait 
au  service  de  cette  cause  la  verve  d'un  esprit  brillant  et 
paradoxal ,  fertile  en  aperçus  originaux ,  en  traits  impré- 
vus, possédant  l'art  des  embûches  et  le  talent  des  surpri- 
ses ,  habile  à  donner  une  apparence  d'élévation  à  d'assez 
vulgaires  principes,  et  cachant  sous  l'éclat  des  détails  et 
la  hardiesse  des  sentences ,  une  petite  philosophie  de 
salon ,  qui ,  je  crois ,  n'a  pas  eu  raison  une  seule  fois 
dans  l'espace  de  ces  cinquante  années.  M.  de  Bonald, 
plus  grave ,  plus  contenu ,  critique  et  moraliste  péné- 
trant quand  la  passion  ou  la  logique  ne  l'entraîne  pas, 
raisonneur  froid  et  méthodique ,  qui  embarrasse  l'esprit 
sans  le  convaincre,  et  argumente  avec  sévérité  sur  des 
principes  gratuits  et  des  faits  inexacts,  passait  pour  avoir 
découvert ,  dans  l'intimité  de  ses  méditations ,  les  bases 
profondes  de  la  plus  superficielle  des  doctrines ,  l'abso- 
lutisme spéculatif.  Enfin,  un  élève,  un  émule,  un  ad- 
versaire de  Rousseau ,  un  écrivain  du  premier  ordre,  qui 
sait  concilier  avec  un  art  suprême  la  dialectique  et  la 


PREFACE.  H 

passion ,  esprit  excessif  et  misanthropique ,  qui  a  sondé 
avec  complaisance  les  plaies  les  plus  tristes  de  l'homme 
moral,  prétait  aux  traditions,  aux  préjugés  même,  l'au- 
torité d'une  argumentation  pathétique ,  et  donnait  à  l'É- 
glise, contre  la  philosophie,  l'arme  d'une  hautaine  offen- 
sive. Il  fallait  donc  suivre  sur  ce  terrain  ces  nouveaux 
adversaires ,  démêler  leurs  sophismes ,  mettre  à  nu  leurs 
côtés  faibles,  leur  arracher  leurs  meilleures  raisons,  op- 
poser enfin  à  ces  doctrines  de  circonstance ,  qui ,  ayant 
fait  défaut  à  la  vieille  monai'chie  en  péril ,  venaient  un 
peu  tard  la  réhabiliter  en  théorie ,  une  philosophie  poli- 
tique plus  vraie  sans  être  moins  élevée,  et  tout  à  la  fois 
plus  pratique  et  plus  profonde. 

Comme  ce  fut  une  tactique  des  partis  que  de  lier,  au 
moins  en  apparence ,  les  intérêts  de  la  religion  à  ceux  du 
pouvoir  absolu ,  que  de  rendre  à  dessein  le  christianisme 
contre-révolutionnaire,  il  fallut  bien  que  la  philosophie 
politique  devînt  une  philosophie  religieuse.  Et  ainsi,  de 
proche  en  proche ,  le  débat  s'étendit  au  domaine  entier 
de  la  philosophie  même.  Une  nouvelle  métaphysique  dut 
s'élever,  appropriée  aux  besoins  du  temps.  Kxcité,  comme 
à  l'ordinaire,  par  une  nécessite  ou  par  une  émotion,  l'es- 
prit humain  remonta  ainsi  par  degrés  dans  cette  sphère 
haute  et  pure  ou  l'émotion  devrait  disparaître  et  les  né- 
cessités d'un  jour  faire  place  à  la  puissance  éternelle  de 
la  vérité. 

Mais ,  en  dehors  de  cet  ordre  d'idées  où  se  plaisent 
certaines  intelligences  qui  ont ,  pour  ainsi  parler,  la  spé- 
cialité de  l'universel,  l'esprit  moderne  avait  dû  se  replier 
sur  des  questions  non  moins  importantes,  non  moins  dif- 
ficiles, qu'il  avait  à  résoudre  sur  nouveaux  frais.  La  con- 


12  PREFACE. 

tre-révolution  faisait  au  temps  son  procès,  elle  accusait 
ses  mœurs ,  et  avec  elles  ses  lois.  Elle  entreprenait  de 
prouver  à  la  société  nouvelle  que  la  société  nouvelle  avait 
tort  d'exister,  et  devait  s'annuler  par  scrupule  de  con- 
science en  confessant  que  c'était  par  fraude  ou  du  moins 
par  mégarde  qu'elle  était  venue  au  monde.  Sur  ce  point 
s'élevait  nécessairement  un  débat  historique.  Les  mœurs 
d'une  nation  viennent  de  son  passé  ;  les  institutions  ci- 
viles naissent  presque  d'elles-mêmes,  comme  les  veut 
l'état  effectif  de  la  société.  Obligé  à  retrouver  la  raison 
d'être  de  la  société  moderne,  on  de^ait  donc  rechercher 
de  nouveau  les  origines  de  ses  mœurs  et  de  ses  lois ,  et 
rapprendre  le  passé  aux  champions  du  passé.  Ainsi,  pour 
expliquer  ou  justifier  le  présent,  on  rouvrait  tout  le 
champ  de  l'histoire.  Le  genre  humain  est  un,  et  l'his- 
toire des  révolutions  est  celle  de  l'humanité.  C'est  un  des 
résultats  les  plus  certains  des  travaux  contemporains  que 
le  renouvellement  total  de  la  science  historique.   . 

Je  ne  sais  point  de  pensée  qui  ait  fait  plus  grande  for- 
tune que  celle-ci  :  «  La  littérature  est  l'expression  de  la 
société.  »  Il  était  donc  impossible  de  reprendre  l'histoire 
de  la  société,  celle  de  ses  mœurs,  de  ses  lois,  de  ses 
idées,  sans  toucher  à  l'histoire  des  lettres.  L'histoire  des 
lettres  est  inséparable  de  la  critique  littéraire,  qui,  sans 
elle,  est  abstraite  et  hypothétique,  comme  sans  la  criti- 
que l'histoire  des  lettres  est  une  nomenclature  bibliogra- 
phique, le  catalogue  d'un  musée.  D'ailleurs,  la  politique, 
la  religion,  la  philosophie,  l'histoire,  quand  elles  sont 
écrites,  sont  déjà  de  la  littérature.  Les  auteurs,  que  des 
vocations  di\  erses  entraînaient  vers  ces  différents  sujets, 
ne  pouvaient  manquer,  à  la  longue,  d  engager  dans  la 


PREFACE.  13 

querelle  l'art  même  qu'ils  pratiquaient.  La  comparaison 
des  sociétés  ou  des  époques  entre  elles  ne  pouvait  être 
complète  sans  celle  des  littératures.  Institutions,  lois, 
cultes,  si  tout  est  monument  de  l'esprit  humain,  comment 
ne  pas  étudier  et  décrire  ce  monument  plus  durable  qu'il 
s'élève  à  lui-même  ?  Les  livres  sont  la  pierre  du  témoi- 
gnage qu'il  laisse ,  en  passant ,  toute  couverte  de  carac- 
tères ineffaçables  ;  le  génie  de  quelques  hommes  y  dépose 
pour  tous  et  s'adresse  à  tous.  Mais  la  critique  seule  n'é- 
tait pas  appelée  à  résoudre  les  questions  d'art  et  de  goût. 
Une  société  toute  nouvelle  dans  ses  formes  et  dans  ses 
allures ,  agitée  par  de  grands  événements,  émancipée  par 
des  lois  inouïes  avant  elle,  devait  produire  à  son  tour 
une  littérature  qui  lui  fût  propre.  Comme  le  flambeau  qui 
éclaire  le  monde  semble  apporter  l'existence  aux  objets 
en  ajoutant  aux  formes  les  couleurs,  ainsi  l'imagination 
prête  le  relief  et  l'éclat  aux  pures  idées,  formes  invisibles 
de  la  société,  qu'elle  rend  plus  vivante  en  l'exprimant. 
L'âme  de  la  société  ne  s'atteste  que  par  l'éloquence; 
c'est  l'art  qui  donne  vraiment  au  genre  humain  la  con- 
science de  lui-même.  Il  s'ignorerait  s'il  n'écrivait  pas. 

Ainsi,  le  mouvement  excité  par  une  première  impul- 
sion politique  se  prolongea  jusque  dans  la  littérature,  qui 
s'émut  la  dernière,  parce  qu'elle  touche  de  moins  près 
aux  réalités ,  parce  qu'elle  se  compose  d'inspirations  in- 
dividuelles au  moins  autant  que  de  sentiments  généraux , 
parce  qu'elle  n'est  pas  la  première  affaire  d'une  société 
agissante  qui ,  faisant  incessamment  descendre  l'idéal 
sur  la  terre,  n'a  pas  le  loisir  de  remonter  de  la  terre  à 
l'idéal. 

Voilà  l'esquisse  de  cette  grande  lutte  intellectuelle  qui, 
'.  3 


14  PRÉFACE. 

déterminée  primitivement  par  la  politique,  devait  aboutir 
encore  à  une  révolution. politique.  C'est  là,  non  la  comé- 
die, mais  le  drame  des  quinze  ans.  Il  ne  manqua  ni  de 
sérieux,  ni  de  vivacité,  ni  d'attrait.  Acteurs  et  specta- 
teurs ,  il  instruisit  tout  le  monde.  Quand  se  sont  formés, 
si  ce  n'est  alors,  les  plus  grands  esprits  qui  nous  restent? 
D'où  nous  vient  le  sel  de  la  terre  et  la  lumière  du  monde? 
Si  jamais  on  a  pu  abonder  dans  le  sens  de  cet  optimisme 
historique  qui  tient  tous  les  événements  pour  des  néces- 
sités et  des  progrès,  c'est  en  voyant  la  chute  de  la 
France ,  la  victoire  de  l'étranger,  le  triomphe  du  parti  de 
l'absolu  pouvoir,  inaugurer  une  période  d'affranchisse- 
ment, de  dignité,  de  conquête  pour  l'esprit  humain.  La 
Charte  de  1814,  qu'on  l'attribue  à  la  prudence,  à  la  fai- 
blesse ou  à  la  générosité ,  est  un  des  accidents  les  plus 
heureux  dont  parlera  l'histoire.  La  Restauration  a  fait 
mieux  qu'elle  n'a  voulu.  Selon  ce  que  dit  l'Ecriture,  elle 
a  recueilli  ce  qu'elle  n'avait  pas  semé.  Comme  toutes  les 
puissances  destinées  à  périr,  ce  qui  devait  honorer  son 
souvenir  est  ce  qui  l'a  perdue  ;  elle  n'a  pu  souffrir  l'in- 
stitution qui  faisait  son  salut  et  sa  gloire,  et  elle  s'est 
précipitée  dans  les  Ilots  du  haut  de  la  digue  qu'elle  avait 
élevée  pour  s'en  défendre. 

A  cette  politique,  réagissant  sur  les  idées  philosophi- 
ques, religieuses,  sociales,  littéraires',  appartiennent  gé- 
néralement tous  les  fragments  qu'on  va  lire.  L'avenir, 
qui  nous  jugera  tous,  les  acceptera  peut-être,  non  comme 
un  livre  bien  entendu,  mais  comme  des  pièces  justifica- 
tives d'un  ouvrage  à  faire.  Kn  les  publiant,  je  solde,  pour 
ainsi  dire,  mon  compte  a\ec  le  passé.  .>on  que  je  pré- 
tende désormais  rajeunir  mes  idées  et  dévouer  le  reste  de 


PRÉFACE.  15 

ma  vie  à  une  autre  cause.  Cette  fécondité  ou  cette  flexi- 
bilité d'esprit  n'appartient  pas  à  tout  le  monde.  Mais  les 
mêmes  pensées  peuvent  recevoir  des  formes  et  des  appli- 
cations nouvelles ,  et  l'on  ne  doit  pas  incessamment  en- 
tretenir les  gens  de  ce  qui  ne  les  intéresse  plus.  J'ai 
cru  seulement  qu'en  faveur  de  la  cause  à  laquelle  ils  ont 
été  consacrés ,  ces  écrits  pourraient  se  faire  lire  encore 
des  personnes  curieuses  de  savoir  ce  que  nous  étions  sous 
cette  bonne  Restauration  : 

Qualis  eram  honœ 
Sub  regno  Cynarœ. 

Cependant,  qu'on  se  rassure,  pour  venir  d'une  pensée 
politique,  ces  essais  en  général  ne  sont  point  politiques.  Je 
me  garderais  bien  d'aller  remuer  des  cendres  éteintes.  C'est 
pourtant,  je  le  sais,  dans  les  improvisations  de  la  polémique 
qu'il  s'est  déployé  le  plus  de  verve  et  de  talent.  Les  jour- 
naux ont  publié  des  chefs-d'œuvre  de  logique  éloquente 
et  d'argumentation  passionnée.  De  grandes  idées ,  des 
traits  admirables  ont  été  jetés  en  passant  dans  ces  feuilles 
fugitives,  et  le  génie  national  ne  s'est  montré  nulle  part 
plus  à  l'aise.  Pour  moi,  j'ai,  comme  nous  tous,  dix  fois 
plus  écrit  sur  les  affaires  et  les  hommes  de  mon  temps, 
pendant  mes  quinze  ans  d'opposition ,  que  sur  les  choses 
philosophiques  et  littéraires.  C'est  assurément  ce  que  j'ai 
fait  de  mieux  et  ce  que  je  dois  abandonner  à  jamais.  La 
presse  politique,  plus  encore  que  la  tribune,  est  inca- 
pable d'assurer  à  ses  productions  la  durée;  il  en  est  du 
talent  des  journalistes  comme  de  l'héroïsme  des  soldats  : 
il  ne  donne  pas  de  renommée  individuelle ,  mais  une  sorte 
de  gloire  collective ,  où  chacun  de  nous  se  rêvera  la  part 


«6  PRÉFACE. 

qu'il  voudra.  Mais,  quant  à  nos  œuvres,  résignons-nous, 
elles  seront  oubliées. 

D'autres  résumeront  la  grande  controverse  dont  je  rap- 
pelle le  souvenir.  Je  raconte,  je  ne  fais  point  de  système; 
non  qu'il  fût  difficile  d'extraire  un  système  des  recher- 
ches de  philosophie,  des  compositions  historiques,  des 
travaux  de  critique  littéraire ,  des  essais  de  politique  spé- 
culative et  de  politique  appliquée ,  auxquels  je  viens  de 
faire  allusion.  Bornons-nous  à  dire  que  l'esprit  de  l'en- 
semble fut  profondément  libéral.  11  y  eut  alors  comme  un 
effort  général  de  mettre  d'accord  la  science  humaine  et  la 
révolution  française ,  sans  que  l'une  y  perdit  son  univer- 
salité, l'autre  sa  nationalité;  on  voulut  que  celle-ci,  dans 
tout  ce  qu'elle  eut  de  nécessaire ,  c'est-à-dire  de  primitif 
et  de  définitif,  fût  démontrée  conforme  aux  principes  de 
celle-là,  et  qu'en  somme  le  fait  eût  raison.  Au  moment 
où  les  révolutions  vont  éclater,  au  sein  des  orages  de 
l'action ,  la  science  est  nécessairement  partiale ,  se  faisant 
d'ordinaire  agressive.  Mais,  lorsque  le  but  principal  est 
atteint ,  tout  se  modère  et  se  rectifie  ;  et  la  science ,  re- 
venant à  son  impartialité  naturelle,  rétablit  toutes  les 
vérités  défigurées  ou  sacrifiées  par  la  brutalité  des  évé- 
nements. La  science  donc ,  ou  la  réflexion  désintéressée , 
s'est,  au  temps  de  la  Restauration,  proposé  non  pas  de  de- 
venir neutre  et  indifférente,  mais  de  poursuivre  un  but  en 
restant  équitable.  Elle  a  fait  une  tentative  assez  singulière, 
celle  d'être  à  la  fois  dévouée  à  une  cause  et  à  la  vérité, 
.lamais  l'esprit  philosophique  n'avait,  avec  une  conscience 
aussi  claire  de  son  dessein ,  entrepris  de  consommer  l'al- 
liance du  fait  et  du  droit,  de  l'action  et  de  l'idée,  de  l'abs- 
traction et  de  la  réalité  ;  jamais  il  n'avait  ambitionné  à  ce 


PRÉFACE.  17 

point  de  réunir  tous  les  caractères  d'un  pouvoir  ensemble 
spirituel  et  temporel.  A  lui  désormais  les  deux  glaives, 
à  lui  les  deux  couronnes.  11  rend  la  pareille  à  l'esprit  du 
moyen  âge;  il  aspire  aussi  à  la  domination  universelle. 

A-t-il  réussi?  Est-il  vrai  qu'il  ait  obtenu  un  double 
succès?  A-t-il  su,  en  même  temps,  expliquer  un  grand 
événement  historique  et  en  légitimer  les  résultats,  dé- 
montrer et  fonder  des  institutions,  donner  le  mot  d'une 
époque  et  d'une  société  réelles,  et  cependant  conserver 
dans  la  sphère  du  vrai ,  du  beau ,  de  l'absolu ,  ce  déta- 
chement de  tout  ce  qui  n'est  qu'utile  et  passager,  cette 
élévation  désintéressée  qui  appartient  à  la  science  et  à 
l'art  lui-même?  Pour  moi ,  je  le  crois.  Je  ne  veux  point 
flatter  mon  temps  ;  mais  il  me  semble  qu'à  prendre  les 
choses  en  masse ,  ce  grand  effort  de  l'intelligence  n'a  pas 
échoué.  Tout  dans  son  œuvre  n'est  pas  également  achevé  ; 
il  y  a  des  lacunes,  des  défaillances ,  des  écarts;  si  la  po- 
litique et  l'histoire  ont  réussi,  l'art  n'a  pas  en  tout  égalé 
la  critique  ;  la  métaphysique  n'a  pas  été  poussée  aussi 
loin  que  les  autres  parties  de  la  philosophie.  La  science 
humaine  restera  toujours  bien  en  deçà  de  l'idéal  qu'elle 
aspire  à  réaliser.  Enfin ,  d'autres  siècles  ont  été  signalés 
pai"  de  plus  frappantes  découvertes ,  par  des  chefs-d'œu- 
vre plus  éclatants;  mais  alors  le  génie,  agissant  dans  son 
entière  spontanéité,  ignorait  les  causes  secrètes  aux- 
quelles il  servait  d'instrument ,  le  but  caché  vers  lequel 
il  conduisait  le  monde  des  choses  et  des  esprits.  L'homme 
marchait  devant  lui ,  pour  ainsi  dire ,  et  n'avait  point 
conscience  de  l'œuvre  dont  il  était  l'intelligent  artisan. 
C'est  dans  ces  moments  que  l'humanité  est  inspirée. 
D'autres  fois,  la  rétlexion,  prenant  la  place  de  ce  mer- 

2. 


18  PRÉFACE. 

veilleux  instinct,  a  suggéré  et  l'objet  qu'il  fallait  at- 
teindre et  le  plan  qu'il  fallait  exécuter  ;  l'homme  a  voulu 
tout  ce  qu'il  a  fait;  mais,  dominé  par  la  passion,  em- 
prisonné dans  une  idée  exclusive ,  il  n'a  pas  su  lever  les 
yeux  au-dessus  du  sol  ou  regarder  à  ses  côtés,  pour  voir 
le  ciel  ou  embrasser  du  moins  tout  l'horizon.  Il  a  sacrifié 
la  vérité  à  l'intérêt,  la  science  à  l'action;  cherchant  un 
bien  relatif,  il  ne  s'est  point  soucié  de  ce  qui  est  uni- 
versel et  impérissable.  Une  préméditation  intéressée  a 
coupé  les  ailes  de  la  pure  pensée.  De  notre  temps  enfin , 
l'esprit  humain  s'est  efforcé  d'éviter  les  deux  extrêmes, 
de  combiner  les  deux  manières ,  et  il  est  parvenu ,  mieux 
qu'il  ne  l'avait  fait  encore,  à  maintenir  son  influence 
dans  le  monde  des  affaires  ,  en  exerçant  tous  ses  droits 
dans  le  monde  des  idées.  C'est,  je  crois,  en  l'envisageant 
sous  ce  point  de  vue  qu'il  faut  juger,  en  bien  comme  en 
mal,  le  mouvement  des  intelligences  entre  1815  et  1830. 

Descendons  de  ces  généralités  à  leurs  moindres  appli- 
cations, et  revenons  aux  fragments  qui  vont  suivre. 
Dans  l'esprit  qui  les  a  dictés ,  on  reconnaîtra  ces  trois 
choses  :  un  point  de  départ  tout  politique ,  ou  une  réso- 
lution prise  de  soutenir  la  cause  libérale  ;  puis  un  effort 
continu  de  la  rattacher  par  des  conséquences  variées  à 
tout  ce  qui  mérite  d'intéresser  les  hommes;  enfin,  la 
ferme  espérance  de  réconcilier  les  vérités  de  notre  époque 
avec  les  vérités  de  tous  les  temps.  Par  là,  ces  petits  écrits 
appartiennent  à  un  esprit  général  dont  ils  ne  peuvent 
nullement  s'attribuer  le  mérite,  et  je  ne  voudrais  pas 
qu'en  les  lisant  on  fît  avec  trop  d'exactitude  la  part  de 
l'auteur  et  celle  de  son  temps. 

J'ai,  ainsi  que  je  l'ai  dit,  retranché  presque  tout  ce 


PRÉFACE.  49 

qui  rappellerait  la  politique  militante.  Quant  a  la  po- 
litique générale ,  ce  que  j'en  ai  laissé  n'a  guère  pour  but 
que  d'établir  la  position;  c'est  un  point  de  départ.  Le 
reste  touche  a  l'observation  de  la  société  dans  ses  mœurs 
et  ses  opinions ,  à  la  critique  littéraire ,  à  la  biographie 
contemporaine.  Dans  tous  ces  essais,  on  retrouvera,  je 
pense ,  l'esprit  que  j'ai  essayé  de  définir  et  dont  il  me  reste 
à  retracer  le  développement. 

Appelons-le .  pour  lui  donner  un  nom,  l'esprit  libéral  ; 
j'entends  l'esprit  dont  le  principe  est  la  liberté  de  la  rai- 
son humaine,  principe  qui  suppose  nécessairement  qu'au- 
cime  ti'adition  n'a  une  autorité  absolue  et  définitive ,  et 
qu'eu  toute  matière  un  progrès  est  toujours  possible. 

La  première  forme  que  cet  esprit  ait  revêtue  parmi 
nous  est  celle  qu'il  reçut  du  dernier  siècle  et  cfiii  domina 
dans  la  Révolution.  L'amour  de  l'humanité,  la  foi  dans  la 
civilisation ,  la  confiance  dans  la  raison ,  un  sens  prati- 
que, une  grande  clarté  d'idées  et  surtout  d'expression, 
une  haine  de  la  tyrannie  qui  pouvait  aller  jusqu'à  la  li- 
cence ,  une  indépendance  du  passé  qui  pouvait  arriver  au 
cynisme,  une  ardeur  de  prosélytisme  qui  pouvait  des- 
cendre à  l'injustice,  un  sentiment  médiocre  de  l'antiquité 
qui  donnait  au  goût  littéraire  une  correction  étroite  et  une 
élégance  un  peu  factice,  une  sorte  d'infatuation  de  soi- 
même  qui  rendait  insensible  à  tout  ce  qui  n'avait  pas  le 
cachet  du  temps  et  du  pays ,  une  puissance  rapide  de  pro- 
pagation, le  don  de  se  rendre  aisément  populaire;  tout, 
dans  cette  première  école  libérale ,  se  ressentait  de  l'as- 
cendant d'un  homme  de  génie  sur  le  xviii*  siècle. 

Mais  ^'oltaire  ne  fut  pas  tout  son  siècle.  Le  mouvement 
qui  produisit  et  Voltaire ,  et  son  école ,  et  son  siècle',  fut 


•20  PRÉFACK. 

un  mouvement  fécond;  il  jeta  plus  d'un  germe  dans  le 
sillon  que  creuse  l'humanité.  Juge  non  moins  superbe  du 
passé,  plus  novateur  encore,  et  cependant  plus  respec- 
tueux ;  non  moins  hardi,  mais  moins  prompt  dans  ses  con- 
clusions; méditatif,  recueilli,  solitaire,  plus  souvent  do- 
miné par  l'imagination  ou  la  sensibilité,  et  soumettant 
parfois  à  l'une  comme  à  l'autre  la  raison  même ,  un  des 
maîtres  du  xviii^  siècle  a  créé  une  secte  au  sein  de  la 
grande  secte  qui  envahissait  tout ,  une  philosophie  à  côté 
de  la  philosophie ,  une  politique  en  avant  de  la  politique. 
De  là,  une  école  moins  pratique,  plus  spéculative,  plus 
sentimentale,  et  qu'on  pourrait  appeler  l'école  de  Rous- 
seau. 

Enfin,  il  y  eut,  en  plein  xviii'  siècle,  un  homme  qui 
obtint  plus  d'admiration  que  d'influence ,  mais  qui  se 
distingua,  au  sein  de  la  famille  philosophique,  par  une 
brillante  individualité.  Celui-là  n'a  point  de  dédain  pour 
ce  qui  est,  il  ne  se  fait  point  honneur  d'ignorer  le  passé; 
il  le  néglige  si  peu ,  qu'il  emploie  tout  son  génie  à  le 
comprendre  et  à  l'expliquer.  En  se  montrant  çà  et  là  ca- 
pable de  s'élever  aux  principes  absolus,  il  s'abat  constam- 
ment sur  les  faits,  et  s'efforce  de  pénétrer  le  sens  caché 
des  événements  et  des  institutions  ;  il  se  plait  au  spectacle 
des  choses  humaines;  il  le  reproduit,  mais  il  le  juge,  et 
c'est  par  un  examen  approfondi  de  ce  qui  est  qu'il  réussit 
à  entrevoir  ce  qui  doit  être  ;  c'est  des  faits  que  sort  pour 
lui  la  pensée,  comme  des  ténèbres  jaillit  la  lumière.  L'é- 
cole de  Montesquieu  est  historique. 

Dans  le  sein  de  la  philosophie  du  xviii'  siècle,  la  com- 
munauté des  principes,  le  concert  des  efforts,  la  conver- 
gence des  directions  n'empêchent  point  de  distinguer 


PRÉFACE.  21 

trois  écoles.  Toutes  trois  marchent  à  la  révolution.  Elles 
peuvent  invoquer  ces  noms  Immortels,  Voltaire,  Rous- 
seau, Montesquieu. 

De  notre  temps,  on  a  pu  retrouver  des  nuances  ana- 
logues, et  dans  l'esprit  libéral  apercevoir  plus  d'un 
esprit.  La  grande  école  au  sein  de  laquelle  le  siècle  a  été 
élevé,  c'est  celle  qui  a  propagé  plus  puissament,  mais  plus 
témérairement  qu'aucune  autre  le  mouvement  qui  em- 
porte les  sociétés.  Elle  subsistait  encore  il  y  a  trente  ans, 
plutôt  contenue  que  modifiée  par  les  événements ,  ayant 
appris  de  l'expérience  à  se  défier  de  son  pouvoir  plus 
([ue  de  ses  idées. 

La  liberté  et  la  raison  étaient  aussi  fidèlement,  quoi- 
que autrement  servies  par  une  autre  classe  d'esprits 
éminents  que  l'empire  des  circonstances  avait  écartés  da- 
vantage du  grand  courant  des  sentiments  nationaux.  Ils 
unissaient  un  élément  exotique  à  ces  principes  dont  Paris 
avait  été  depuis  Voltaire  la  métropole  toute-puissante. 
Les  traditions  de  la  réformation  française,  proscrite  par  le 
despotisme,  avaient  pu  affaiblir  chez  eux  le  ressort  du 
patriotisme  en  fortifiant  celui  de  l'indépendance.  Ceux-là 
possédaient  moins  l'art  de  se  faire  entendre  de  la  foule, 
mais  ils  savaient  ce  qu'elle  ignore,  et  leur  curiosité  voya- 
geuse avait  interrogé  l'Europe  entière.  A  la  tendance  rê- 
veuse et  pourtant  philosophique,  à  l'originalité  des  aper- 
çus, à  une  manière  sérieuse  et  morale  déjuger  les  choses, 
à  une  élévation  qui  touchait  à  l'exaltation,  on  reconnais- 
sait dans  cette  école  encore  française,  bien  que  par  mo- 
ments genevoise,  l'influence  ou  le  souvenir  de  Rousseau. 
Si  le  bon  sens  prompt  et  pratique  brillait  d'un  côté,  de 
l'autre  c'étaient  la  méditation  et  le  sentiment.  Au-dessus 


a  PRÉFACE. 

de  tous  les  écrivains  de  cette  nuance  s'élevait  le  grand 
nom  de  madame  de  Staël. 

Enfin,  au  cœur  de  l'enseignement  public,  là  où  l'essor 
parfois  capricieux  de  l'esprit  est  sans  cesse  contenu  par 
l'étude  des  textes  et  la  responsabilité  du  professorat,  il 
s'était  formé  peu  à  peu,  sagement,  gravement,  une  école 
tout  observatrice,  qui,  sans  faire  gloire  d'obéir  au  mou- 
vement de  la  Révolution,  quelquefois  même  en  affichant 
la  prétention  contraire,  devait  avec  le  temps  le  rejoindre, 
et  arriver  par  l'examen  de  tous  les  systèmes ,  par  la  cri- 
tique de  tous  les  faits,  à  ce  qu'on  pourrait  appeler  une 
édition  revue  des  principes  de  l'esprit  libéral.  Là  on  fai- 
sait gloire  de  respecter  l'expérience,  de  n'insulter  aucune 
tradition  ;  mais  on  professait  non  moins  haut  la  liberté 
absolue  du  jugement.  Cet  esprit,  qui  devait  par  degrés 
s'associer  à  l'esprit  général ,  date  certainement  de 
M.  Royer-CoUard;  j'ai  dit  ailleurs  comment  il  donna  à  la 
philosophie  une  impulsion  qu'il  n'eût  pas  voulu  suivre 
jusqu'au  bout,  mais  qu'il  protégea  toujours.  Cette  haute 
critique ,  M.  Guizot  la  porta  dans  l'histoire  avec  une  su- 
périorité incomparable;  ce  fut  lui  qui,  le  premier  peut- 
être  ,  eut  une  pleine  conscience  de  ce  qui  manquait  à  l'es- 
prit du  temps,  savoir  :  l'union  d'une  direction  déterminée 
avec  une  étendue  égale  à  la  diversité  des  choses.  Ce  qu'il 
iit  par  l'histoire  pour  la  politique,  M.  Cousin  le  fit  pour 
la  philosophie ,  par  l'histoire  de  la  philosophie.  Jamais 
avant  eux  la  critique  n'avait  montré  qu'elle  pût  être  à  ce 
point  puissante  et  créatrice. 

Serait-ce  forcer  les  rapprochements  que  de  dire,  en  com- 
parantces  trois  écoles,  que  dans  la  première  se  reconnaît 
l'infiuenee  de  Voltaire,  dans  la  seconde  celle  de  Rous- 


PREFACE.  23 

seau ,  dans  la  troisième  celle  de  ^rontesquieu  ?  Quoi  qu'il 
en  soit,  toutes  trois  devaient  peu  à  peu  se  confondre  dans 
le  grand  mouvement  libérai  de  la  Restauration,  comme 
les  affluents  d'uu  grand  fleuve,  qui  ne  doit  avoir  sa 
force  irrésistible  qu'après  qu'il  les  a  tous  réunis  dans  son 
cours.  Ce  fut  l'ouvrage  du  temps,  ce  fut  en  quelque 
sorte  l'apport  de  ces  générations  nouvelles  qui,  libres  des 
entraves  du  passé ,  purent  entendre  toutes  les  leçons, 
accueillir  des  vérités  d'origine  différente,  rallier  dans 
une  foi  commune  les  variations  d'une  même  créance, 
purifier  séparément  et  fondre  ensemble  les  divers  métaux 
qui  composeraient  cet  airain  de  Corinthe  dont  nous  avons 
à  notre  tour  essayé  de  former  la  statue  de  la  A  érité. 

^[es  amis,  mes  contemporains,  moi-même,  nous  fûmes 
les  disciples  de  toutes  ces  écoles.  On  pourrait  raconter 
comment  il  est  advenu  à  chacun  de  nous  de  recevoir  suc- 
cessivement l'inspiration  commune ,  comment ,  partis  de 
points  différents ,  nous  sommes  arrivés  au  même  rendez- 
vous.  Ce  serait  un  récit  de  quelque  intérêt,  et,  comme 
on  dit  aujourd'hui ,  un  roman  psychologique  que  de  re- 
présenter un  jeune  homme 

Ne  pensant  point  encor,  mais  cherchant  à  penser, 

([ui  se  sentirait  tout  d'abord ,  et  uniquement  pour  avoir 
respiré  l'air  de  son  temps,  envahi  par  les  idées  de  ce 
coin  du  monde  où  les  traditions  nouvelles  s'étaient  fi- 
dèlement conservées,  par  exemple,  de  cette  société  d'Au- 
teuil,  le  Port-Royal  de  la  philosophie  du  xvrii'^  siècle. 
Puis  un  jour  viendrait  où  le  noble  esprit  qui  sur  les 
bords  du  Léman  émut  lord  Byron  ,  en  face  des  sites  ma- 
jestueux décrits  par  l'auteur  d'Emile,  lui  apparaîtrait 


24  PRÉFACE. 

en  quelque  sorte ,  et  par  un  charme  puissant  ferait  péné- 
trer dans  l'intelligence  ces  idées  qui  vont  jusqu'au  cœur 
et  qui  s'y  gravent  parmi  les  souvenirs;  car  il  peut  y 
avoir  dans  la  vie  des  moments  qui  font  presque  mentir 
le  mot  de  Platon  :  r,  cppowiitç  6u/  ôpaxai.  Il  faudrait  peindre 
alors  quel  transport  s'empare  de  l'àme,  le  jour  où  elle  dé- 
couvre que  nulle  incompatibilité  ne  s'élève  entre  les  joies 
de  l'imagination  et  les  exigences  de  la  raison,  entre  les 
louables  émotions  et  les  idées  exactes ,  alors  qu'elle  décou- 
vre que  la  lumière  l'échauffé.  Enfin,  il  faudrait  montrer 
cet  appui  solide  et  nouveau  que  les  recherches  et  les  mé- 
thodes sévères  de  la  critique  appliquée  à  la  philosophie,  à 
l'histoire,  à  la  politique,  prêtent  à  l'esprit  inquiet  et 
curieux  de  la  vérité.  Du  milieu  des  tempêtes  de  l'histoire 
et  des  orages  des  systèmes,  il  est  beau  de  voir  s'élever  une 
raison  calme  qui  semble  contempler  et  dominer  les  flots. 
Rien  ne  remplace ,  et  je  dirai  même  rien  ne  rompt  les 
fortes  amitiés  des  intelligences  qui  ont  été  ainsi  associées 
par  la  vérité.  Les  erreurs  et  les  passions,  tout  ce  qui 
passe,  ne  séparent  que  les  personnes;  les  intelligences 
restent  unies  par  ce  qui  ne  périt  pas. 

Cette  histoire  serait  celle  de  beaucoup  d'entre  nous. 
Klle  expliquerait  hi  formation  de  certaines  opinions,  elle 
développerait  la  filiation  de  certains  esprits.  Elle  ferait 
assister  par  le  souvenir  à  cette  fusion  successive  de  sen- 
timents et  d'idées  qui  vers  le  dernier  tiers  de  la  Restaura- 
tion finit  par  réaliser  la  puissante  unité  de  l'esprit  libéral. 
Si  c'était  le  lieu  de  citer  des  noms,  des  livres,  des  dates, 
ou  écrirait  une  histoire  à  la  fois  sérieuse  et  piquante,  et 
plus  elle  serait  vraie,  moins  peut-être  on  y  \oudrait 
rroire. 


PRÉFACE.  25 

Si  maintenant  un  sceptique  chagrin  me  demandait  ce 
qu'a  produit  tout  ce  mouvement  si  complaisamment  dé- 
crit, je  n'hésiterais  pas,  et  je  répondrais  :  Il  nous  a  rendus 
capables  de  la  révolution  de  1830,  et  je  croirais  assez 
dire.  En  effet,  il  est  remarquable  que  tout  ce  grand  mou- 
vement intellectuel,  provenu  d'une  impulsion  politique, 
a  de  même  abouti  à  la  politique.  Aussi  ai-je  toujours 
pensé  que  le  meilleur  côté  de  notre  temps,  c'est  la  poli- 
tique ;  sa  force  est  là.  Là  est  à  mes  yeux  l'honneur  de  la 
France  ;  et,  pour  le  dire  franchement,  des  que  je  verrai 
se  refi'oidir  le  sentiment  politique,  je  tremblerai  pour  mon 
pays. 

Voilà  donc  le  résultat  de  quinze  années,  une  révolution 
irréprochable  1  Cela  est  beau  sans  doute  ;  mais  enfin  une 
révolution  n'est  qu'un  moyen,  et  ceux  qui  l'ont  faite  sont 
responsables  aussi  de  ce  qu'elle  a  produit.  Je  n'écris  pas 
dans  un  journal,  je  ne  parle  pas  à  la  tribune  :  il  ne  peut 
donc  être  ici  question  des  affaires  de  l'État  ;  mais  il  y 
aurait  bien  un  mot  à  dire  des  affaires  de  l'esprit.  C'est 
un  difficile  sujet  qu'un  plus  prudent  n'aborderait  pas. 
Manquons  un  peu  de  prudence. 

Ce  n'est  point  par  la  littérature  seule  que  se  témoigne 
l'esprit  d'une  nation.  La  religion,  la  pofitique,  les  insti- 
tutions, la  guerre,  enfin  le  commerce  lui-même,  ont, 
aussi  souvent  pour  le  moins  que  la  littérature,  mani- 
festé le  rôle  d'un  peuple  sur  la  terre ,  et  fait  connaître 
à  tous  comment  il  devait  contribuer  à  l'éducation  gé- 
nérale de  l'humanité.  N  ers  la  naissance  du  christianisme, 
à  l'époque  de  la  réforme,  on  vit  de  grandes  missions  re- 
ligieuses remplies  même  par  de  petits  pays.  La  poli- 
tique et^la  guerre  ont  été  le  partage  de  Rome  et  de  toutes 


26  PRÉFACE. 

les  nations  qu'on  lui  ose  comparer.  Les  États-Unis  d'A- 
mérique ont  instruit  le  monde  par  leurs  institutions; 
l'Angleterre  par  les  institutions,  par  la  politique,  par  le 
commerce  et  l'industrie.  La  navigation  fut  jadis  le  prin- 
cipal moyen  échu  à  l'Espagne  pour  montrer  son  génie  et 
propager  son  influence.  Aidée  par  des  formes  républi- 
caines, elle  a  fait  encore  Gènes,  Venise,  la  Hollande.  Les 
arts  ont  été  la  douce  part  de  l'Italie;  la  guerre  et  puis  la 
science  ont  grandi  la  Prusse.  Le  génie  des  sociétés  revêt 
plus  d'une  forme,  parle  plus  d'un  langage.  Sans  parcou- 
rir toute  la  terre  et  toute  l'histoire,  venons  à  la  France, 
et  répétons,  ce  qui  ne  se  conteste  guère,  que  depuis 
soixante  ans  l'oeuvre  qui  lui  est  assignée  est  de  donner 
l'exemple  d'une  révolution  sociale  qui  se  constitue  en 
gouvernement.  Mais,  telle  est  de  nos  jours  l'empire  de  la 
presse,  que  cette  mission,  lorsque  la  France  ne  l'accom- 
plit point  par  les  événements,  elle  doit  travailler  à  la 
remplir  par  sa  littérature.  En  temps  calme,  l'activité  pa- 
cifique étant  la  seule  permise ,  la  France  n'a  plus  de  rôle 
à  jouer  que  dans  le  domaine  de  l'intelligence.  Naviga- 
tion ,  commerce ,  industrie ,  sous  aucun  de  ces  rapports , 
elle  n'est  la  première;  sous  tous  ces  rapports,  elle  a  plus 
que  des  rivales.  Quand  la  France  n'est  pas  révolution- 
naire ou  guerrière ,  elle  est  peu  chose  dans  le  monde ,  si 
elle  ne  se  montre  puissante  par  l'esprit  :     . 


Tu  regere  ingenio  populos. 


Remplit-elle  aujourd'hui  sa  mission?  exerce-t-elle  l'em- 
pire intellectuel?  Ln  tel  empire  ne  s'exerce  que  par  des 
écrits.  C'est  donc  étudier  la  situation  de  la  France  que 
d'observer  sa  littérature. 


PREFACE.  -27 

Ici  l'on  me  pardonnerait  d'être  sévère.  L'opinion  com- 
mune n'est  pas  favorable  à  la  littérature  actuelle  ;  on  la 
goûte  sans  l'estimer,  et  il  est  de  mode  d'en  dire  grand 
mal  et  de  ne  pouvoir  s'en  passer.  Mais  ce  pessimisme 
critique  me  semble  lui-même  un  des  travers  littéraires  de 
notre  époque,  et,  à  ne  considérer  que  le  talent,  je  trouve 
que  mon  temps  prête  plus  à  l'admiration  qu'à  la  cen- 
sure. 

Gardons-nous  de  confondre,  en  effet,  l'art  et  la  pensée, 
ou ,  si  l'on  veut,  la  forme  et  le  fond.  On  aimerait, 'je  le 
sais,  à  supposer  une  éternelle  alliance  entre  la  vérité  ou 
la  moralité  des  idées  et  l'habileté  de  l'écrivain  ou  de  l'ar- 
tiste; mais  c'est  là  une  illusion  honnête  à  laquelle  l'expé- 
rience de  tous  les  temps  ne  permet  pas  de  croire.  Il  est 
trop  vrai  que  l'éloquence  et  la  poésie  ont  mille  fois  con- 
sacré avec  un  merveilleux  succès  l'erreur  ou  la  passion. 
Lucrèce  est  un  gi-and  poète  apparemment,  et  il  n'y  a  rien 
de  pire  pour  le  fond  que  son  poème.  Demandez  à  Platon 
ce  qu'il  pense  des  tragiques  d'Athènes,  il  en  parle  comme 
de  pestes  publiques,  et  le  génie  de  Sophocle  et  d'Euripide 
a  fait  l'admiration  de  tous  les  âges.  On  absoudrait  diffi- 
cilement le  comique  Aristophane,  quand  même  on  l'in- 
nocenterait de  la  mort  de  Socrate,  et  c'est  Platon  encore 
qui  dit  que  les  Grâces  mêmes  avaient  pour  temple  l'àme 
d'Aristophane.  Supprimons  les  exemples,  ils  s'offrent  en 
foule  et  prouvent  qu'ainsi  que  la  peinture  fait  peu  dé- 
pendre du  choix  des  sujets  le  mérite  de  ses  œuvres,  l'art 
d'écrire  possède  en  lui-même  sa  beauté  et  sa  vérité  pro- 
pres, qu'il  peut  prêter,  parure  éclatante  et  trompeuse,  à 
des  idées  fausses  et  à  des  fictions  dangereuses.  On  le  re- 
gretterait vainement  ;  l'imagination  n'est  pas  la  raison,  le 


28  PUKFACE. 

goût  n'est  pas  la  conscience,  et  il  y  aurait  plus  de  sûreté 
dans  le  monde  de  l'intelligence  si  le  bien-dire  était  l'at- 
tribut exclusif  et  le  signe  certain  du  bien-penser.  Les 
hommes  ont  beau  vouloir  approuver  ce  qu'ils  admirent, 
tantôt  c'est  l'admiration  du  talent  qui  suborne  leur  con- 
viction, tantôt  c'est  la  manière  de  penser  qui  leui-  fait  ad- 
mirer ce  qu'ils  aiment  à  croire.  Souvent  aussi  on  critique 
par  hypocrisie,  et  l'on  rougit  d'avouer  ce  qui  a  su  plaire. 
.Técarte  donc  bien  des  jugements  rigoureux  prononcés 
contre  la  littérature  contemporaine. 

.le  m'accuse  d'un  goût  très-vif. pour  le  talent,  et  je 
trou\e  nombreux  aujourd'hui  ceux  qui  ont  reçu  le  don 
de  charmer  ou  d'émouvoir  par  la  parole  écrite.  Mais,  sans 
imiter  cette  sévérité  banale  et  intolérante  qui  ne  distin- 
gue pas  dans  ce  qu'elle  juge,  j'avoue  qu'en  ce  moment  la 
mission  des  écrivains  me  parait  mal  remplie;  ils  sont  en 
faute  envers  leur  temps ,  ils  le  tlattent  et  ne  le  servent 
pas. 

On  reproche  d'abord  à  la  littérature  actuelle  d'être 
mercantile  et  d'être  improvisatrice.  11  y  a  du  vrai  dans 
le  reproche;  seulement  il  ne  retombe  pas  de  tout  soi;i 
poids  sur  ceux  auxquels  il  s'adresse. 

Las  de  voir  que  tous  les  métiers  enrichissaient,  excepte 
le  métier  de  l'esprit ,  il  est  trop  certain  que  des  écrivains 
ont  voulu  prendre  leur  revanche  et  faire  leurs  preuves  de 
noblesse  financière,  l'^n  vérité  la  tentation  était  forte. 
L'industrie ,  grâce  à  la  grandeur  de  ses  opérations ,  à 
l'habileté  de  ses  calculs,  peut-être  aussi  à  un  certain  art 
de  se  faire  valoir  elle-même  aussi  bien  que  sa  marchan- 
dise, joue  un  premier  rôle  dans  les  sociétés  modernes. 
Klle  conduit  maintenant  à  l'honneur.  On  a  pu  se  de- 


PRÉFACE.  29 

mander  pourquoi  le  talent  ne  mènerait  pas  à  la  foitune. 
Réellement  la  société  est  plaisante  quand  elle  reproche  à 
la  littérature  de  se  faire  industrielle.  Qu' est-elle  donc 
elle-même?  et  la  politique  n'a-t-elle  pas  fait  exactement 
comme  la  littérature? 

On  ajoute  que  la  rapidité  de  la  vapeur  est  enviée  de 
nos  écrivains;  en  s'appliquant  à  la  presse  qui  imprime, 
elle  semble  avoir  gagné  jusqu'à  l'esprit  qui  fait  impri- 
mer. Mais  de  tout  temps  l'improvisation  a  tenu  une 
grande  place  dans  les  lettres;  elle  a  toujours  régné 
dans  la  controverse  ;  elle  est  le  seul  procédé  qui  convienne 
et  suffise  à  la  polémique.  Rarement  aussi,  bien  rarement, 
ce  qui  était  improvisé  a  été  durable  ;  non  que  le  talent 
manquât,  il  y  a  des  œuvres  du  moment  qui  valent  des 
productions  lentement  achevées.  Comme  dans  certaines 
occasions  de  la  vie  la  présence  d'esprit  sans  la  réflexion 
fait  des  merveilles,  il  y  a  une  présence  de  talent  qui  en- 
fante parfois  des  chefs-d'œuvre.  Mais  cependant  les  ou- 
vrages ainsi  faits  n'offrent  pas  ordinairement  un  attrait 
durable  à  l'esprit;  ils  n'ont  presque  jamais  cette  forme 
pft'fectionnée ,  ce  fini  d'exécution  qui  contente  seul  un 
goût  difficile,  qui  place  les  compositions  littéraires  au 
rang  des  modèles ,  et  les  fait  admettre  comme  spécimen 
approuvés  dans  l'enseignement  de  l'art.  Difficilement  ils 
peuvent  devenir  ce  qu'on  appelle  classiques.  Si  les  Lettres 
Provinciales  n'avaient  pas  été  recommandées  par  le  pa- 
tronage de  la  meilleure  et  de  la  plus  puissante  école  litté- 
raire, si  Port-Royal  enfin  ne  les  eût  protégées  après  les 
avoir  dictées,  je  ne  sais  si  elles  auraient  conservé  dans  la 
postérité  l'admiration  qui  leur  était  due;  bien  leur  a  pris 
que  les  maitres  du  \mi*  siècle  aient  été  pour  la  plupart 


30  PRÉFACE. 

jansénistes.  L'esprit  de  parti  cette  fois ,  contre  sa  cou- 
tume, a  puissamment  servi  la  justice. 

Mais  en  général,  tous  les  improvisateurs  littéraires  doi- 
vent se  résigner  à  voir  leurs  œuvres  périr  avant  eux  ;  sauf 
quelques  exceptions  heureuses ,  ils  laissent  un  nom  plus 
connu  que  leurs  écrits.  Que  dis-je?  c'est  le  sort  de  ceux 
mêmes  qui  fout  du  talent  d'exprimer  la  pensée  l'emploi 
le  plus  difficile  et  le  plus  éclatant ,  les  orateurs.  En  vain 
parviennent-ils  à  la  gloire,  leurs  discours  restent  peu  dans 
la  mémoire  des  hommes.  Ceux  de  Cicéron  lui-même  sont 
les  moins  lus  de  ses  ouvrages,  et  les  oraisons  imaginaires 
que  les  grands  historiens  prêtent  à  leurs  personnages, 
compositions  méditées  avec  art  et  calculées  pour  l'effet 
littéraire,  produisent  peut-être  plus  d'impression  à  la  dis- 
tance des  siècles  que  les  harangues  vraies  qu'inspirèrent 
l'émotion  et  la  nécessité,  et  qui,  du  haut  d'une  tribune 
réelle,  dominèrent  les  frémissements  d'une  assemblée  vi- 
vante. 

Cet  exemple,  le  plus  frappant  de  tous,  peut  servir  à  jus- 
tifier une  appréciation  plus  indulgente  de  la  littérature , 
ou,  pour  mieux  parler,  des  talents  littéraires  de  ce  temps- 
ci.  Avant  toute  autre  improvisation,  en  effet,  il  faut 
placer  celle  de  la  tribune  politique.  C'est  un  talent  litté- 
raire ,  en  ce  sens  que  les  plus  rares  et  les  plus  précieux 
dons  de  l'écrivain  y  sont  nécessaires,  hormis  l'art  d'écrire 
lui-même,  mais  avec  un  surcroit  d'autres  énergiques  qua- 
lités de  l'âme  que  ne  réclame  nullement  la  composition 
d'un  ouvrage.  Et  cependant  ces  œuvres  d'esprit,  où 
il  entre  tant  d'autres  choses  que  de  l'esprit,  ne  sont 
pas  estimées  dans  les  lettres  pour  ce  qu'elles  valent,  elles 
y  figurent  à  peine,  et  l'on  ne  fait  pas  compte  à  une  épo- 


PREFACE.  31 

que  de  ce  qui  se  dépense  à  la  tribune  de  pensées  et  d'ex- 
pressions, d'imagination,  de  mouvement,  de  fécondité, 
d'habileté  dans  l'exposition,  de  vigueur  dans  les  déduc- 
tions, toutes  qualités  cependant  fort  prisées  dans  les  livres. 
Il  m'a  été  donné  d'entendre,  depuis  ti-ente  ans,  mais  sur- 
tout depuis  seize,  des  choses  qui,  je  n'en  doute  pas, 
égalent  ou  surpassent  en  mérite  ce  qu'aucune  assemblée 
publique  a  pu  entendre.  Qui  ne  croit  pourtant  que  les 
éloges  immodérés  dont  la  presse  salue  les  orateurs  qui 
lui  sont  chers  ne  soient  des  hyperboles  de  parti?  Qui  met 
sérieusement  dans  son  esprit  nos  grands  orateurs  au  rang 
des  maîtres  classiques  de  la  pensée?  On  ne  l'ose  pas,  et 
pourquoi?  C'est  une  première  injustice  envers  notre 
temps. 

Après  l'improvisation  de  la  tribune  vient,  à  une  grande 
distance,  l'improvisation  du  journal,  La  presse  périodique 
aussi  consomme  beaucoup  d'esprit  et  ne  produit  pas  de 
renommée.  Dans  un  pays  où  tout  se  discute  en  public, 
où  l'art  d'écrire  esf  devenu  l'instrument  universel  des 
intérêts  et  des  affaires,  combien  ne  doit-il  pas  se  montrer 
de  talent ,  et  du  meilleur,  en  des  occasions  où  l'on  n'ira 
pas  le  chercher!  Qui  pourrait  garantir  que,  sur  la  rédac- 
tion d'un  article  de  loi,  le  sens  des  dispositions  d'un 
traité ,  la  direction  d'un  chemin  de  fer,  il  ne  se  sera  pas 
souvent  publié  un  mémoire  comparable  pour  l'élégance 
ou  la  clarté ,  pour  la  force  ou  la  méthode ,  pour  la  verve 
ou  le  raisonnement,  à  quelque  chapitre  d'un  ouvrage 
immortel?  J'ai  lu  sur  les  haras  telle  brochure  qui  attes- 
tait un  écrivain. 

Tout  ce  qu'on  peut  dire  contre  l'improvisation  s'adresse 
donc  en  partie  aux  institutions  et  aux  mœurs,  et  ne  pré- 


32  PRÉFACE. 

juge  rieu  contre  l'existence  et  la  qualité  du  talent.  La  tri- 
bune et  la  presse  politique  peuvent  donner  une  richesse 
intellectuelle  qui  ne  compte  pas ,  mais  ce  n'en  est  pas 
moins  une  richesse  intellectuelle.  Enfin,  de  la  harangue 
et  du  pamphlet  si  nous  passions  à  la  poésie,  à  la  critique, 
à  la  philosophie,  à  l'histoire,  nous  dresserions  aisément 
à  notre  siècle  un  brillant  inventaire,  en  ayant  soin  de  ne 
pas  fauT,  comme  tant  d'autres,  abstraction  des  défauts 
pour  les  livres  du  passé ,  abstraction  des  beautés  pour  les 
ouvrages  contemporains. 

Ce  n'est  donc  pas  l'art  qui  me  parait  en  déclin,  ce  n'est 
point  par  la  forme  que  la  littérature  périclite  ;  mais  le 
fond  m'inquiète ,  et  l'esprit  qui  peu  à  peu  s'introduit  dans 
le  monde  littéraire  ne  me  rassure  pas.  Ici,  il  est  vrai,  il 
faudrait  s'en  prendre  moins  aux  auteurs  qu'à  ceux  qui 
les  jugent,  et  accuser  d'abord  le  public. 

On  peut  remarquer  que  les  gens  qui  traitent  le  plus 
sévèrement  nos  écrivains  sont  de  ceux  qui  donnent  au 
talent  et  à  l'intelligence  le  moins  de  place  dans  les  choses 
humaines.  La  critique  dénigrante  se  rencontre  surtout 
chez  qui  ne  fait  nul  cas  des  livres.  C'est  depuis  qu'on  s'est 
épris  de  la  matière  qu'on  est  le  plus  exigeant  pour  l'es- 
prit. On  commence  par  le  trouver  inutile,  puis  on  nie 
qu'il  existe.  Les  utilitaires  qui  nous  font  aujourd'hui  la 
loi  sont  parfaitement  convaincus  qu'il  ne  se  pense  ni  ne 
s'écrit  rien  qui  vaille  la  peine  qu'on  y  regarde.  S'ils  trou- 
vaient le  manuscrit  dont  parle  La  Fontaine,  ils  préfére- 
raient bien  le  moi/itliv  diirnion ,  mais  je  ne  sais  s'ils  ac- 
coideraieut  que  le  manuscrit  fût  don.  \  oilà  les  gens  qui 
ont  force  les  faiseurs  de  manuscrits  à  leur  prou>  er  qu'on 
en  |)0u\ait  tirer  des  ducats. 


PRÉFACE.  33 

Si  donc  la  littérature  est  loin  d'être  irréprochable , 
c'est  qu'elle  a  trop  suivi  le  courant.  A  quelques  années 
d'une  révolution ,  à  la  suite  de  ce  premier  déchaînement 
d'idées  et  de  passions  qui  ne  pouvait  rien  produire  de 
bon  ni  de  vrai,  et  dont  le  résultat  naturel  devait  être 
une  période  d'humiliation  pour  la  raison  humaine,  une 
réaction  vient  d'éclater,  enfantée  par  la  peur  et  le  dé- 
goût, réaction  de  défiance,  d'incrédulité,  d'aversion 
pour  tout  ce  qui  peut  à  la  fois  ennoblir  et  égarer  l'hu- 
manité. La  société  a  jugé  à  propos  d'opposer  ses  in- 
térêts à  ses  idées;  elle  a  mis  en  suspicion  tous  les 
principes  de  croyance  et  d'action  qui  l'aA  aient  animée 
et  recommandée  à  l'iiistoire.  Elle  a  forcé  ceux-là  mêmes 
qui  ont  l'ambition  de  la  gouverner  à  dissimuler  leur 
grandeur  native  pour  se  faire  bienvenir  d'elle,  a  épouser 
non-seulement  la  cause  des  biens  matériels,  mais  celle 
des  sentiments  vulgaires,  à  s'abaisser  pour  régner.  Cette 
déroute  d'une  société  intimidée,  qui  fuit  devant  le  fan- 
tôme de  l'esprit  humain  pour  se  retrancher  derrière  ses 
intérêts,  qui  même  essaie  de  relever  comme  une  re- 
doute supplémentaire  les  préjugés  détruits,  qui  au  lieu 
de  penser  pour  mieux  croire ,  feint  de  croire  pour  évi- 
ter de  penser ,  qui  n'adopte  des  traditions  saintes  que 
comme  des  garanties  de  tranquillité,  et  qui  rebcitirait  le 
temple  de  Salomon  pour  y  mettre  en  sûreté  le  veau  d'or, 
c'est  un  spectacle  corrupteur  dont  peut-être  les  hommes 
d'intelligence  et  d'étude  n'ont  pas  bien  compris  la  sévère 
leçon  ;  la  contagion  quelquefois  a  paru  les  gagner  ou  les 
effrayer  ;  tous  n'ont  pas  vu  quel  grave  devoir  naissait 
pour  eux  dans  cette  dispersion  funeste  des  forces  morales 
de  la  société. 


34  PRÉFACE. 

Les  plus  sages  se  sont  retirés  de  la  lice  pour  attendre 
de  meilleurs  jours  ;  mais  d'autres,  ou  plus  faibles,  ou 
plus  ardents ,  se  sont  d'abord  abandonnés  à  l'entraîne- 
ment universel.  Que,  dans  les  premières  années  après 
1830,  livré  aux  excès  de  la  pensée,  l'esprit  humain  ait  af- 
fiché l'insensée  prétention  de  refaire  l'essence  même  de  la 
société ,  de  créer  de  toutes  pièces  une  morale  et  une  reli- 
gion ,  d'abolir  la  propriété ,  la  famille  et  le  mariage ,  de 
retrancher  de  ce  monde  la  liberté  de  l'individu ,  tolérée 
jusqu'ici  par  la  divine  toute-puissance;  ces  preuves  de 
folie  spéculative,  ces  puérilités  menaçantes  d'une  science 
superficielle  et  d'une   philosophie  irréfléchie  devaient 
faire  à  l'esprit  humain  une  obligation  de  se  contenir  et 
de  se  dominer,  c'est-à-dire  de  reconnaître  ses  limites  et 
de  respecter  ses  propres  lois.  Mais  plus  tard,  mais  au- 
jourd'hui, à  l'aspect  de  cette  panique  sociale,  produite  à 
la  fois  par  l'émeute  des  intelligences  et  par  l'émeute  des 
factions,  il  fallait  se  découvrir  un  autre  devoir,  celui  de 
résister  encore.  La  résistance,  voilà  aujourd'hui  la  mission 
de  l'esprit  humain  ;  en  veillant  sur  lui-même ,  en  s'atta- 
chant  intimement  à  la  vérité ,  en  s'unissant  aux  nobles 
passions  qui  peuvent  l'animer,  il  fallait  tout  à  la  fois 
qu'il  luttât  contre  le  matérialisme  quand  il  attaque  sous 
les  formes  de  l'anarchie,  et  quand  il  se  défend  par  les 
armes  d'une  réaction.  Mais  non,  la  pensée  troublée  ou 
séduite  a  cédé  au  temps;  elle  s'est  rendue  la  complai- 
sante ou  l'interprète  de  cette  inimitié  craintive  de  la 
raison ,  de  cette  misologiv  que  raillait  Socrate ,  et ,  pour 
suivre  la  mode,  elle  a  voulu  faire  des  affaires.  Se  regar- 
dant comme  une  branche  du  travail  national,  elle  a 
demande  pour  ses  produits  un  prix  rémuuérateui*;  et. 


PRÉFACE.  35 

par  voie  de  conséquence,  elle  a  fait  chœur  avec  le  tner- 
cantil'isme  pour  prôner  à  l'envi  l'incertitude  de  la  raison 
et  les  illusions  de  l'intelllirence.  Des  artistes  ont  laissé, 
soupçonner  que  le  talent  n'était  après  tout  qu'un  moyen 
neutre  de  réussir,  que  la  pensée  écrite  était  une  denrée 
dont  la  production  pouvait  se  régler  par  l'offre  et  la 
demande,  et  qui  devait  être  servie  au  goût  des  consom- 
mateurs. Les  uns  ont  fourni  les  paroles  et  les  autres 
la  musique  à  cette  Marseillaise  de  l'industrialisme  qui 
retentit  dans  tous  les  rangs  de  la  société. 

On  trouve  des  raisons  pour  tout ,  et  la  théorie  se  sou- 
met en  esclave  au  despotisme  des  passions  humaines. 
Le  fatalisme  historique  est  là  tout  prêt  à  justifier,  comme 
des  transitions  nécessaires,  les  erreurs  de  chaque  épo- 
que, et  à  faire  un  progrès  de  la  décadence  même.  Il 
vous  dira  qu'il  faut  une  compensation  à  tout,  il  ira 
chercher  dans  les  Principes  de  Newton  une  règle  de  mé- 
canique sur  l'égalité  de  la  réaction  à  l'action ,  décou- 
verte fort  à  propos  pour  expliquer  tous  les  excès  et 
ajourner  sans  terme  le  moment  de  l'équilibre  véritable. 
Mais  enfin ,  métaphore  pour  métaphore ,  c'est  une  autre 
idée  qu'on  devrait  emprunter  à  la  mécanique,  celle  de 
la  résultante  des  forces.  Ainsi  que  deux  forces  en  s'op- 
posant  l'une  à  l'autre  déterminent  une  direction  moyenne, 
loi  merveilleuse  qui  fait  à  la  fois  marcher  les  planètes 
dans  l'espace  et  les  navires  sur  les  flots ,  il  peut  y  avoir 
dans  la  société  moderne,  non  pas  deux  limites  extrêmes 
entre  lesquelles  elle  oscillerait  éternellement,  mais  deux 
forces  qui  semblent  opposées  et  doivent  s'unir  en  une 
commune  et  puissante  impulsion.  Oui,  je  le  reconnais, 
l'activité  sociale  prend  deux  grandes  formes  que  nous 


36  PREFACE. 

appellerons  l'industrie  et  la  pensée,  l'une  qui  sert  plus 
l'intérêt,  l'autre  la  vérité;  l'une  qui  a  plus  besoin  de 
l'ordre,  l'autre  de  la  liberté.  L'une  ne  doit  pas  être  sa- 
crifiée à  l'autre ,  chacune  ne  doit  pas  tour  à  tour  préva- 
loir et  tout  emporter.  La  lutte  éternelle  n'est  pas  leur 
position  définitive  ;  mais ,  en  se  résistant  jusqu'à  un 
certain  point,  elles  peuvent  engendrer  une  force  com- 
mune, un  mouvement  commun,  le  vrai  progrès,  celui 
dont  profite  et  se  glorifie  la  société  tout  entière ,  celui 
qui  ne  s'accomplit  pas  aux  dépens  de  la  dignité  ou  du 
bonheur  de  l'humanité.  Pour  réaliser  un  tel  progrès,  il 
faut  sans  doute  que  le  travail  de  l'homme  sur  la  matière, 
ce  travail  qui  a  pour  but ,  non  -,  comme  on  l'a  dit ,  de  la 
réhabiliter,  mais  de  l'asservir  en  la  transformant  et  d'assu- 
rer à  l'esprit  un  triomphe  de  plus ,  soit  prospère  et  pro- 
tégé; mais  il  faut  aussi  que  le  travail  de  l'esprit  pour 
lui-même,  de  l'esprit  cherchant  à  s'éclairer  par  le  vrai, 
à  s'enchanter  par  le  beau ,  soit  pratiqué  et  récompensé 
comme  il  doit  l'être ,  c'est-à-dire  tout  autrement  que  les 
œuvres  destinées  au  bien-être  des  hommes.  11  faut  qu'un 
certain  accord,  qu'une  mutuelle  entente  s'établisse  en- 
tre ceux  (jui  enrichissent  et  ceux  qui  illustrent  la  so- 
ciété, et  que  l'estime,  l'influence,  la  gloire  même  ne 
passent  point  tout  d'un  côté.  VA  ici  se  révèle  dans  sa 
grandeur  la  mission  de  quicon([ue  se  dévoue ,  même  en 
un  rang  obscur,  à  la  cause  de  l'esprit.  Ce  n'est  pas  des 
travailleurs  qu'il  faut  attendre  qu'une  Juste  part  soit 
faite  aux  écrivains,  c'est  à  ceux-ci,  (jui  sont  obligés  de 
tout  comprendre,  à  régler  la  part  de  tous,  à  révéler  à  l'in- 
dustrie ses  propres  destinées,  à  lui  marquer  dans  l'estime 
des  peuples Ja  pirtce  (|ui  lui  est  due,  à  revendiquer  pour 


PRÉFACE.  37 

tout  ce  qui  n'est  pas  elle  une  inviolable  prérogative. 
L'intelligence  pure  ne  relève  que  des  lois  qu'elle  tient  de 
Dieu;  mais  on  n'apprendra  ce  qu'elle  vaut  que  si  elle  le 
sait  elle-même.  L'amour  désintéressé  de  la  vérité,  l'en- 
thousiasme de  la  beauté  dans  tous  les  genres ,  un  senti- 
ment de  l'idéal  enfm  qui  est  nécessaire  dans  tous  les 
arts,  dans  la  poésie,  dans  la  philosophie,  dans  la  po- 
litique elle-même,  voilà  ce  qui  doit  perpétuellement 
animer  les  hommes  du  parti  de  l'intelligence,  voilà  les 
intérêts  sacrés  commis  à  leurs  faibles  mains. 

J'ai  prononcé  ce  mot  le  sentiment  de  [idéal.  L'expres- 
sion n'est  pas  très-usitée ,  et  l'on  pourrait  bien  accuser 
tout  ceci  de  métaphysique  ou  de  poésie.  Ce  seraient  deux 
grands  crimes  dont  il  m'importe  de  me  défendre. 

Il  y  a  sans  doute  un  monde  idéal  oii  un  esprit  méta- 
physique peut  seul  porter  le  regard.  Il  y  a  une  beauté 
idéale  qui  ne  se  révèle  que  par  inspiration  à  l'âme  du 
grand  artiste.  Ce  n'est  pas  de  cet  idéal  suprême  que  je 
veux  parler;  il  n' apparaît,  si  l'on  ose  dire,  qu'à  des 
intelligences  divinement  élues  ;  mais  un  idéal  plus  acces- 
sible, plus  familier  pour  ainsi  parler,  ou  plutôt  le  même 
sous  des  formes  plus  saisissables,  est  ou  doit  être  présent 
à  toutes  les  intelligences  capables  de  quelque  réflexion . 
C'est  celui-là  qu'il  importe  que  la  littérature  ne  laisse 
jamais  s'effacer  et  se  perdre,  en  cessant  d'en  épurer,  d'en 
a^1ver  l'image  dans  le  miroir  de  l'intelligence. 

Il  est  difficile  de  contester  que  l'effort,  ou  si  l'on  veut 
la  tendance  de  l'esprit  humain  ait  été ,  depuis  l'âge  de 
la  Renaissance,  de  se  gouverner  par  la  raison  seule;  ce 
fut  certainement  sa  prétention  avouée,  son  entreprise 
manifeste,  depuis  la  fin  du  dernier  siècle.  Les  ennemis 
I.  4 


38  PRÉFACE. 

de  la  philosophie  et  de  la  révolution  le  lui  ont  assez  re- 
proché. A  mesure  que  l'on  renonce  à  se  laisser  doucement 
aller  à  l'empire  absolu  des  traditions,  on  tombe  dans 
l'obligation  de  se  faire  sur  chaque  chose  que  la  tradition 
réglait  une  règle  que  dicte  la  raison.  C'est-à-dire  qu'on 
remplace  insensiblement  en  tout  un  fait  par  une  idée, 
œuvre  délicate  et  dangereuse  qui  ne  s'achève  pas  en  un 
jour,  et  dont  le  cours  est  souvent  interrompu  par  des 
déviations ,  par  des  réactions ,  suites  nécessaires  peut- 
être  de  l'infirmité  mobile  de  l'esprit  humain.  Mais  ce- 
pendant que  faire?  Le  mouvement  est  donné ,  il  faut  le 
suivre.  On  est  en  route ,  il  faut  marcher.  Je  sais  qu'on 
se  lasse,  je  sais  qu'on  s'égare;  on  trouve  qu'il  y  a  plus 
d'obstacles  et  de  dangers  qu'on  ne  l'avait  cru.  Alors 
vient  le  découragement,  on  s'arrête,  et  comme  l'immobi- 
lité est  devenue  impossible,  on  est  tenté  de  retourner  sur 
ses  pas.  Il  y  a  des  moments  dans  les  voyages,  où  l'on  ne 
sait  plus  que  deux  choses,  languir  ou  revenir.  Nous 
sommes,  je  le  crains  un  peu,  dans  un  de  ces  moments-là. 

Il  faut  citer  quelques  exemples.  J'en  prendrai  deux, 
l'un  dans  l'ordre  le  plus  élevé,  l'autre  touche  à  ce  qu'il 
y  a  de  moins  sublime,  le  monde  de  la  vanité. 

La  religion,  malgré  l'immutabilité  de  ses  dogmes,  ne 
peut  entièrement  échapper  aux  variations  de  l'esprit  hu- 
main. Son  essence  éternelle  est  exposée,  en  passant  dans 
l'entendement  des  hommes,  à  s'y  envelopper  des  formes 
que  lui  prêtent  leur  imagination,  leur  faiblesse,  leur  pas- 
sion. Comme  vérité,  elle  est  immuable;  comme  croyance, 
elle  ne  l'est  pas.  Elle  n'est  pas  nécessairement  conçue 
comme  elle  est,  ou  bien  les  hommes  seraient  infaillibles. 
On  doit  donc  distinguer  en  elle  une  partie  essentielle  ou 


PRÉFACE.  39 

invariable,  ce  que  la  philosophie  recherche,  une  partie 
accessoire  et  changeante,  ce  que  l'histoire  raconte.  Avec 
plus  ou  moins  de  sagesse  et  de  liberté,  l'esprit  humain 
s'efforce,  et  c'est  son  devoir,  de  se  rapprocher  sans  cesse 
de  cette  vérité  religieuse,  ou  de  cette  religion  vraie  qui 
n'est  pas  exactement  celle  de  la  pensée  populaire,  qui  n'est 
pas  même  toujours  celle  des  hommes  que  le  monde  donne 
au  ciel  pour  ministres.  Atteindi'e  ce  point  de  perfection 
fut  dans  tous  les  temps  ram])ition  des  meilleurs  parmi  les 
grands  esprits.  Les  temps  modernes  croyaient  en  général 
que  cet  effort  n'avait  pas  été  tout  à  fait  stérile,  et  qu'au 
sein  des  sociétés  cultivées,  il  s'était  depuis  un  ou  deux 
siècles  accompli  un  progrès  dans  l'ordre  religieux  autant 
que  dans  l'ordre  philosophique.  Pai'  exemple,  il  semblait 
jusqu'ici  que  la  religion  des  sages  du  temps  de  Louis  XIV 
était  plus  éclaii-ée  (ce  qui  en  définitive  signifie  plus 
vraie)  que  celle  des  moines  du  dixième  siècle.  Les  gens 
sensés  croyaient  et  croient,  j'espère,  encore  que,  lors- 
qu'on est  chrétien,  il  faut  essayer  de  l'être  dans  le  sens  de 
ceux  qui  cherchent  à  dégager  la  foi  de  toute  variation 
historique,  de  toute  addition  superstitieuse,  et  que,  lors- 
qu'on est  purement  philosophe,  il  faut  tâcher  d'être 
animé  à  l'égard  du  christianisme  des  sentiments  de  Leib- 
nitz,  ou  du  moins  de  Kant,  ou,  pour  citer  deux  noms  plus 
familiers,  des  sentiments  exprimés  dans  quelques  pages 
de  Rousseau  ou  dans  les  lettres  de  Turgot  sur  la  tolé- 
rance. Eu  un  mot,  la  raison  poursuivait  constamment  et 
elle  doit  continuer  à  poursuivre  une  foi  religieuse  dont 
elle  a  l'idée,  qui  ne  doit  coûter  aux  hommes  la  perte 
d'aucune  espérance  et  d'aucune  vertu,  mais  qui,  de  plus 
en  plus,  doit  s'élever  au-dessus  des  fictions  passionnées  de 


40  PRÉFACE. 

l'imagination,  toujours  accessible  aux  séductions  des  sens. 
C'est  là  ce  que  j'appelle  l'idéal  religieux.  C'est  ce  qu'on 
appelait  dès  le  xvii'^  siècle  une  religion  éclairée.  C'est 
une  manière  sérieuse  et  pure  d'être  chrétien  ;  c'est  une 
foi  qui  tend  au  vrai  et  qui  dédaigne  toutes  ces  fables, 
tous  ces  préjugés,  tous  ces  intérêts  de  la  terre,  survenus 
dans  la  religion  comme  les  abus  dans  un  bon  gouverne- 
ment. Mais  il  est  arrivé  que,  pendant  qu'on  cherchait  cet 
idéal,  dépassant  bientôt  non-seulement  la  foi  raisounée, 
mais  le  pur  rationalisme ,  l'esprit  humain ,  si  rarement 
maître  de  lui-même,  a  tantôt  violemment  attaqué  les 
bases  de  toute  religion,  tantôt  paisiblement  mis  en  oubli 
ses  antiques  besoins  de  saintes  espérances.  L'impiété  est 
venue,  l'indifférence  a  fleuri.  C'était  un  mal;  pour  y  re- 
médier, que  fallait-il  faire?  Persister  dans  le  bien.  On  ne 
guérit  pas  d'un  excès  par  un  autre.  Aux  esprits  téméraires 
ou  moqueurs  il  fallait  rappeler  sans  cesse,  rappeler  avec 
force  que  l'intelligence  qui  conçoit  l'union  de  la  raison  et 
de  la  foi  doit  continuellement  travailler  sur  elle-même 
pour  la  réaliser.  Mais  c'est  là  un  idéal;  en  le  poursuivant 
on  a  échoué,  ou  s'est  égaré.  Que  fait  la  littérature?  ^  ous 
le  savez;  pour  s'épargner  des  frais  d'invention  ,  elle  es- 
saie de  l'archaïsme.  Vous  la  connaissez ,  cette  littérature 
sacrée  de  nom,  profane  de  fait,  qui  de  la  religion  ne  sem- 
ble comprendre  que  les  légendes.  On  lui  parlait  des  abus 
de  l'Église,  elle  les  place  au-dessus  de  ses  bienfaits.  Ce 
(qu'elle  aime  de  l'institution ,  c'est  l'inquisition  et  l'ul- 
tramontanisme.  Les  saints  qu'elle  recommande  sont  des 
saints  douteux  du  moyen  âge,  ou  ces  saints  d'origine 
claustrale,  dont  la  Sorbonne,  il  y  a  cent  cinquante  ans, 
aurait  trouvé  mauvais  qu'on  vînt  l'entretenir.  S'il  y  a 


PRÉFACE.  41 

quelque  part  des  liturgies  bizarres  ou  des  symboles 
hasardés,  qui  n'ont  pas  même  été  admis  par  rÉgiise ,  si 
surtout  il  se  rencontre  des  croyances  excessives,  des  allé- 
gories outi'ées,  bien  dépourvues  de  tout  caractère  évan- 
gélique,  bien  empreintes  du  caractère  des  grossières  ima- 
ginations humaines ,  c'est  là  dans  le  culte  de  nos  pères  ce 
qu'elle  révère  ou  glorifie.  Demandez-leur,  à  ces  écrivains 
d'un  goût  corrompu  et  dont  l'orthodoxie  n'est  qu'un  long 
paradoxe ,  ce  qui  vaut  mieux  pour  la  religion  du  traité 
de  l'existence  de  Dieu  de  Fénelon  ou  des  fables  des  Bol- 
landistes,  ils  n'hésiteront  pas;  ce  sont  des  gens  qui  trou- 
vent Fleury  suspect  et  ïillemont  incrédule.  Ils  tiennent 
à  mettre  le  christianisme  eu  guerre  avec  le  bon  sens. 

Je  ne  veux  voir  dans  tout  cela  que  de  la  mauvaise  lit- 
térature. Mais  ne  serai-je  pas  bien  compris  maintenant 
si  je  répète  qu'il  mauque  à  la  nouvelle  école  de  littéra- 
ture religieuse  le  sentiment  de  l'idéal  chrétien? 

Venons  à  de  moins  graves  sujets.  Un  principe  passe 
pour  avoir  dominé  ce  pays-ci ,  et  j'espère  même  qu'il  y 
domine  toujours,  quoi  qu'il  en  semble  :  c'est  l'égalité. 
Ou  sait  apparemment  ce  que  je  veux  dire.  Si  on  l'avait 
oublié,  qu'on  veuille  bien  relire  une  lettre  jadis  assez 
fameuse  de  Jean-Jacques  Rousseau  à  Christophe  de  Beau- 
mont,  on  me  comprendra.  L'égalité,  depuis  un  temps 
>déjà  long,  avait  pénétré  et  dans  nos  lois  et  dans  nos 
mœm-s.  Mais,  comme  toutes  les  choses  de  ce  monde, 
elle  ne  s'établit  pas  sans  quelque  dommage.  Dans  une 
société  démocratique,  non -seulement  des  distinctions 
jadis  éclatantes  ou  agréables  s'effacent ,  mais  il  se  ma- 
nifeste des  goûts  et  des  habitudes  qui  manquent  d'élé- 
gance,   surtout  d'affectation    d'élégance.   L'uniformité 

4. 


H  pr;éface. 

d'éducation  ne  suit  pas  l'égalité  des  droits,  même  une 
instruction  pareille  n'amène  pas  des  mœurs  semblables. 
Des  préjugés  subversifs ,  des  représailles  grossières  ac- 
compagnent souvent  une  émancipation  sociale;  il  peut 
enfin  se  répandre  dans  les  classes  nouvellement  affran- 
chies un  esprit  impatient  de  toute  supériorité  et  que 
tour  à  tour  l'ignorance  ou  l'envie  soulève  contre  les 
pouvoirs  légitimes  ou  contre  le  mérite  véritable.  Mais 
c'est  la  faute  des  hommes,  ce  n'est  pas  celle  de  l'é- 
galité, c'est-à-dire  de  la  justice.  Il  demeure  vrai  que 
l'on  peut  concevoir  une  société  où,    sans  qu'aucune 
classification  odieuse  ou  surannée  soit  maintenue,  règne 
la  seule  subordination  légitime,  celle  que  la  loi  établit 
entre  les  magistrats  et  les  individus,  celle  que  la  raison 
fonde  sur  l'inégalité  du  mérite  ou  de  l'éducation.  Ce 
n'est  point  un  être  chimérique  qu'un  citoyen  soumis  aux 
lois ,  respectant  à  la  fois  ses  droits  et  l'autorité ,  rendant 
hommage  de  par  la  raison  aux  choses  respectables ,  riant 
des  préjugés  puérils ,  fuyant  l'insolence ,  dédaignant  l'en- 
vie. C'est  là  le  vrai  citoyen  de  la  société  moderne  et 
d'un  pays  libre.  A  le  former,  à  le  rendre  chaque  jour 
plus  commun  et  plus  imitable,  devrait  incessamment 
travailler  une  littérature  jalouse  de  répandre  la  lumière. 
Tout  au  rebours,  la  littérature  a  subi  une  singulière 
métamorphose;  elle  s'est  faite  aristocratique.  Feuilletez 
les  livres,  elle  affectionne  les  titres,   les  armoiries,  le 
blason;  elle  préconise  les  manières  de  cour,  l'imperti- 
nence, la  frivolité.  Si  dans  un  roman  à  la  mode  il  y  a 
un  bourgeois  libéral ,  c'est  à  coup  sûr  un  sot,  probable- 
ment un  fripon.  On  y  parle  doctement  de  naissance  et  de 
race;  on  appli((ue  à  l'espèce  humaine  des  idées  de  stnd- 


PREFACE.  43 

book.  Ce  mot  d'aristocratie ,  sans  cesse  employé  dans  les 
livres  du  jour,  n'y  est  plus  jamais  pris  qu'en  bonne  part. 
Chose  étrange  en  vérité!  réaction  ridicule!  Littérature 
de  parvenus  ! 

On  n'a  pas  su  rester  dans  ce  milieu  si  facile  à  tenir 
entre  un  retour  fantasque  à  de  vieilles  niaiseries  et  une 
explosion  de  passions  ou  de  préjugés  niveleurs.  On  a 
cessé  de  fixer  le  regard  sm*  cet  idéal  de  l'honnête  homme 
et  de  l'homme  sensé  que  nos  pères  avaient  dans  l'esprit 
un  certain  jour  qu'ils  s'avisèrent  d'une  certaine  déclara- 
tion des  droits. 

Ces  exemples  (on  en  pourrait  donner  mille)  suffi- 
ront pour  indiquer  ce  qui ,  suivant  moi ,  manque  à 
la  littérature  du  moment.  Ces  vains  efforts  pour  refaire 
de  la  raison  avec  des  préjugés,  de  la  religion  avec  des 
légendes ,  de  la  société  avec  des  abus ,  de  la  vérité  avec 
de  l'erreur,  ce  n'est  pas  l'œuvre  d'une  fausse  doctrine, 
comme  celle  des  publicistes  de  l'émigration;  d'un  fana- 
tisme sincère,  comme  celui  des  hommes  de  1815;  d'une 
passion  vindicative,  comme  vous  pouviez  l'éprouver, 
vous  qui  aviez  senti  le  sang  d'un  père  tomber  goutte 
à  goutte  sur  vos  tètes  à  travers  les  fentes  du-  plancher 
d'un  échafaud.  ]Non,  c'est  lassitude  et  prétention  d'es- 
prit, c'est  artifice  ou  mode  d'une  littérature  qui  cour- 
tise les  plus  mesquines  faiblesses  d'un  public  blasé. 
Les  écrivains  ont  cessé  de  se  croire  une  cause  à  défen- 
dre ,  un  but  à  atteindre.  Ils  s'appellent  eux-mêmes  de 
purs  artistes  et  se  comparent  au  musicien  qui  ne  veut 
que  plaire  avec  des  sons.  Ce  qui  n'est  vrai  que  de  quel- 
ques poésies  destinées  uniquement  à  produire  de  douces 
et  vagues  sensations ,  on  l'applique  à  tous  les  emplois  de 


44  PREFACE. 

la  parole  écrite,  ne  fût-ce  que  pour  justifier  la  prétention 
si  commune  au  nom  tentant  de  poète.  Romancier,  cri- 
tique ,  historien ,  philosophe ,  tout  le  monde  l'accepte  ou 
le  brigue  aujourd'hui,  et  sous  prétexte  de  poésie  la  foi 
dans  les  idées  s'éteint  ou  s'énerve,  et  la  raison  fait  place 
à  une  sorte  d'idolâtrie  pour  l'imagination ,  qui ,  malheu- 
reusement, s'accorde  très-bien  avec  les  calculs  de  l'intérêt 
privé,  et  transforme  aisément  le  goût  du  luxe  en  amour 
du  beau. 

Vous  tous  que  le  ciel  a  doués  de  la  faculté  merveilleuse 
de  rendre  la  pensée  émouvante  ou  pittoresque,  vous  en- 
core qu'un  peu  d'étude  a  formés  à  l'art,  au  difficile  art 
d'écrire,  souvenez-vous  que  le  talent  oblige,  et  que  vous 
êtes  comptables  envers  l'esprit  humain  de  l'usage  des 
forces  qui  vous  ont  été  données.  Si  autour  de  vous  tout 
s'abaisse ,  si  l'amour  du  bien-être  devient  le  mobile  uni- 
versel des  actions  des  hommes ,  si  la  société  tend  à  ne  plus 
estimer  que  des  vertus  économiques  ou  lucratives ,  ne 
vous  laissez  pas  entraîner  ni  séduire  ;  luttez  contre  le  tor- 
rent, et  ne  vous  réduisez  pas  de  gaieté  de  cœur  au  métier 
de  donneurs  de  divertissements  ;  songez  à  l'avenir  qui,  en 
grande  partie,  sera  ce  que  vous  le  ferez  ;  souvenez-vous 
de  cette  noble  cause  de  la  dignité  humaine  que  vos  de- 
A  anciers  ont  mise  dans  le  monde ,  et  dont  ils  ont ,  par 
d'immortels  écrits,  propagé  autour  d'eux  l'intelligence  et 
l'amour.  Les  œuvres  de  pure  imagination,  les  fantaisies 
de  l'art  ne  vous  sont  pas  interdites  ;  mais  que  de  temps 
à  autre  une  page,  un  mot  du  moins ,  un  mot  vienne  at- 
tester votre  lidéHté  aux  grandes  pensées  qui  relèvent 
l'humanité.  ]\c  vous  faites  pas  une  fausse  gloire  de  mé- 
riter les  arrêts  sévères  de  Platon  contre  les  poètes.  Vous 


PRÉFACE.  45 

le  savez  bien,  le  génie,  à  suivre  ses  conseils,  ne  risque  de 
perdre  ni  l'éclat ,  ni  la  grâce.  Son  exemple  est  là  pour 
nous  apprendre  que  le  culte  de  la  pensée,  que  l'amour 
laborieux  de  la  vérité,  ne  fait  pas  tomber  une  seule  fleur 
de  la  couronne  de  l'artiste,  et  que  sur  les  lèvres  des  maî- 
tres de  la  sagesse  les  abeilles  de  l'Hymette  déposent  leui- 
miel  le  plus  doux. 


PASSÉ  ET  PRÉSENT. 


DE  LA  JEUNESSE. 


Nescio  quid  majus. 

Properce. 


(inédit.  1817.) 


Que  la  jeunesse  est  une  douce  chose  !  Les  enfants  la 
désirent,  les  vieillards  la  regrettent,  ceux  qui  l'accusent 
l'envient  et  la  voudi-aient  retrouver  au  moment  où  ils  s'en 
plaignent.  Rien  ne  la  remplace  quand  on  la  perd,  puis- 
qu'elle n'exclut  aucun  bien.  Elle  est  elle-même  un  bien 
qui  tient  lieu  de  bonheur  ;  je  voudrais  qu'elle  fût  une  ex- 
cuse. 

Cependant,  comme  de  tant  d'autres  biens  de  ce  monde, 
ou  en  a  médit,  médit  jusqu'à  la  calomnie.  Mais  on  n'a  pas 
toujours  eu  tort  d'en  médire,  elle  valait  trop  pour  qu'il 
n'en  fût  point  abusé.  En  somme,  les  éloges  ont  dépassé 
les  critiques;  on  l'a  louée  jusqu'à  la  flatterie.  Les  Grecs 
ne  l'adoraient-ils  pas  sous  le  nom  de  la  déesse  qui  versait 
l'ambroisie  aux  dieux? 

•fe  ne  sais  toutefois  comment  expliquer  deux  opinions 
assez  généralement  répandues  sur  la  jeunesse  ;  car  elles 
me  semblent  un  peu  contradictoires ,  ce  qui  arrive  d'ail- 
leurs assez  souvent  aux  idées  reçues.  Ainsi  il  est  convenu 


iS  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

que  ce  temps  de  la  vie  est  un  âge  d'étourderie  et  de  légè- 
reté ,  li\Té  à  tous  les  amusements  du  monde ,  à  tous  les 
caprices  de  l'inconséquence,  à  toutes  ces  distractions  ex- 
térieures qui  semblent  inconciliables  avec  les  sérieuses 
pensées  et  les  sentiments  profonds.  En  même  temps ,  il 
n'est  pas  rare  d'entendre  représenter  les  jeunes  gens 
comme  enthousiastes  du  beau ,  comme  obsédés  des  idées 
de  grandeur  indéfinie ,  de  perfection  imaginaire ,  comme 
agités  sans  cesse  d'un  besoin  de  s'élever  au-dessus  des 
frivolités  ou  des  intérêts  du  présent  pour  réaliser  un  avenir 
que  seule  garantit  l'audace  de  leurs  espérances.  Ces  deux 
opinions  qui  paraissent  se  combattre  seraient-elles  vraies 
à  la  fois?  Cela  se  pourrait,  si  l'on  veut  bien  ne  pas  les  rendre 
trop  absolues.  Il  se  pourrait  que  les  jeunes  gens  fussent, 
les  uns  légers  et  futiles ,  les  autres  enthousiastes  et  rê- 
veurs. Il  se  pourrait  même  que  beaucoup  d'entre  eux  fus- 
sent à  la  fois  tout  cela.  Quand  il  s'agit  de  l'homme,  les 
opposés  ne  sont  pas  incompatibles,  et  ce  qui  se  contredit 
peut  être  absurde  sans  être  invraisemblable.  Dans  la  jeu- 
nesse surtout,  l'union  des  deux  natures  pourrait  n'être 
pas  encore  bien  faite ,  l'esprit  et  le  corps  se  disputant  en- 
core chacun  leur  part,  et  de  la  lutte  naîtrait  l'incohé- 
rence. Jouet  de  ses  sens,  dupe  de  son  esprit,  l'homme  a 
plus  d'une  raison  de  n'être  pas  d'accord  avec  lui-même, 
^lais  à  ses  disparates  naturelles,  l'éducation  et  la  société 
en  ont  ajouté  bien  d'autres. 

Comment  s'ouvre  la  jeunesse  des  hommes?  Quelles 
circonstances  la  précèdent  et  l'amènent?  A  peine  déli- 
vrés des  premiers  soins  dus  à  la  première  enfance,  ils  en- 
trent au  collège.  Là,  privés  de  la  vue  même  des  jouis- 
sances du  monde,  ils  n'en  éprouvent,  ils  n'en  conçoivent 


DE  LA  JEUNESSE.  49 

même  pas  le  besoin  ;  voués  à  des  occupations  abstraites, 
à  des  travaux  qui  ne  produisent  rien  de  positif  ni  de  du- 
rable que  leui'S  effets  sur  l'intelligence ,  les  moins  appli- 
qués ,  les  plus  légers  des  écoliers  sont  poussés  et  retenus 
constamment  dans  le  monde  de  la  réflexion,  dans  la 
sphère  des  idées.  Ils  apprennent  à  penser  pour  penser, 
à  écrire  pour  écrire,  sans  autre  but  que  de  savoir  penser 
et  écrire.  Leur  esprit  est  excité  sans  cesse ,  captivé  plus 
de  douze  heures  par  jour  ;  c'est  trois  ou  quatre  fois  au- 
tant que  l'esprit  de  la  plupart  des  gens  du  monde.  Ainsi 
se  prend  l'habitude  d'une  contention  intellectuelle  qui 
n'est  interrompue  que  par  la  violence  momentanée  des 
exercices  et  des  jeux.  La  vie  d'un  écolier  un  peu  attentif 
est  aux  trois  quarts  une  vie  spirituelle;  il  tombe  dans 
une  sorte  d'ascétisme  littéraire.  Le  collège  est  un  couvent 
de  novices  dont  il  semble  que  la  profession  définitive  soit 
de  parler  et  d'écrire  sur  ce  que  les  autres  ont  pensé. 

Mais  tandis  que  notre  intelligence,  toujours  en  haleine, 
s'y  développe  et  s'y  assouplit,  notre  cœur,  qui  n'a  rien  à 
faire,  est  bien  moins  avancé  qu'elle.  Les  passions  sont  ra- 
res au  collège;  les  sentiments  de  l'àme  y  sont  rarement 
excités;  on  y  est  peu  encouragé  à  en  montrer  quand  on  en 
éprouve.  Maîtres  et  camarades  n'aiment  que  l'égalité  d'hu- 
meur, une  disposition  uniforme,  une  sérénité  constante. 
Le  mieux  est  d'y  parler  et  d'y  agir  toujours  de  même  avec 
tout  le  monde  ;  c'est  à  ce  prix  qu'on  est  un  bon  élève  et 
un  bon  enfant.  Les  caprices  de  l'imagination  n'y  sont  pas 
plus  encouragés  que  les  émotions  de  l'àme.  Les  choses 
mêmes  qui  dans  les  livres  seraient  de  nature  à  nous  tou- 
cher, on  nous  habitue  à  les  apprécier  surtout  avec  notre 
esprit.  Des  événements  dramatiques,  nous  examinons  s'ils 


50  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

sont  bien  racontés;  des  sentiments  touchants,  s'ils  sont 
bien  rendus;  des  leçons  morales,  si  elles  sont  bien  dites. 
L'expression  nous  importe  beaucoup  plus  que  le  sens,  et 
ce  qu'on  cherche  à  former  en  nous ,  c'est  moins  la  con- 
science que  le  goût.  J'ai  longtemps  traduit  Sénèque  sans 
rechercher  s'il  avait  raison;  j'étais  plus  touché  de  ses  an- 
tithèses que  de  ses  maximes,  et  si  l'on  m'eût  demandé  ce 
qu'il  faut  penser  de  sa  morale,  j'aurais  répondu  :  Le  style 
en  est  trop  haché.  Au  collège,  nous  ne  recueillons  les  pré- 
ceptes qu'à  titre  de  lieux  communs,  pour  en  faire  usage 
quand  nous  composerons  en  rhétorique. 

Ces  habitudes  ne  sont  pas  celles  de  la  maison  pater- 
nelle. Là,  l'éducation  marche  à  peu  près  en  sens  inverse. 
Les  premières  études  y  sont  presque  toujours  tournées  au 
profit  de  l'instruction  morale.  Dès  qu'on  y  lit  les  vies  de 
Plutarque,  on  s'intéresse  aux  hommes  et  aux  choses.  Les 
enfants  commencent  par  se  passionner  pour  les  héros  et 
pour  les  peuples.  Combien  n'en  voit-on  pas  demander  à 
leurs  parents  lequel  avait  plus  de  courage  d'Alexandre 
ou  de  César,  et  déclarer  nettement  qu'ils  préfèrent  les 
Spartiates  aux  Athéniens?  Mais,  avec  le  temps,  on  s'ha- 
bitue à  considérer  l'historien  plus  que  le  héros.  Quand 
on  avance  dans  ses  études,  les  récits  les  plus  instructifs, 
les  plus  attachants,  deviennent  des  thèmes  pour  la  criti- 
que; les  parallèles  ne  sont  plus  que  des  occasions  d'écrire 
des  phrases  bi'illantes.  On  apprend  la  manière  de  louer 
convenablement  Aristide  ou  ïhémistode,  et  non  de  juger 
lequel  est  le  plus  louable.  C'était  là  une  de  ces  grandes 
(|uestions  qu'un  enfant  traitait  a\ec  sa  mère,  quand  elle 
commençait  à  lui  parler  de  la  Grèce.  On  ne  lui  en  dit  plus 
rien,  quand  il  est  tout  près  d'être  un  homme. 


DE  LA  JEUNESSE.  Si 

Cependant  le  temps  passe,  la  jeunesse  arrive,  et  l'on 
ne  sait  rien  du  vrai  de  la  vie.  On  jette  les  yeux  sur  ce 
monde  où  l'on  est  au  moment  d'entrer;  on  ne  le  conuait 
pas;  intérêts  et  passions,  tout  est  nouveau,  tout  est  obs- 
cur. Il  faudra  bientôt  faire  ou  sentir  ce  que  jusque-là  on 
n'a  su  que  lire ,  conter  ou  peindre.  La  rhétorique ,  on 
s'en  doute  d'avance,  n'est  point  la  science  du  monde,  et 
l'art  d'écrire  correctement  est  pour  la  conduite  le  moindre 
des  arts.  Et  cependant  où  puiser  ailleurs  que  dans  ce 
qu'on  sait  la  notion  de  ce  qu'on  ignore?  Que  faire,  sinon 
se  rappeler  tout  ce  qu'on  a  lu,  comparer  les  exemples  que 
fournit  l'histoire,  les  maximes  cju'enseigne  la  philosophie? 
Il  faut  absolument  de  tout  cela  se  composer ,  tant  bien 
que  mal ,  un  système  et  comme  une  expérience  anticipée. 
•  11  faut  se  mettre  en  voyage  avec  cette  carte  qu'on  s'est 
faite  d'un  pays  qu'on  n'a  point  "vii.  Mais  ordinairement 
c'est  une  carte  détachée  du  monde  connu  des  anciens, 
avec  une  foule  de  terrœ  incognkœ,  et  leur  géographie  n'est 
pas  la  nôtre. 

Les  livres  de  morale  donnent  les  principes  dans  une 
simplicité  qui  plait ,  dégagés  de  toutes  circonstances  par- 
ticulières, de  toute  difficulté  qui  les  obscurcisse,  de 
tout  ce  qui  peut  en  rendre  l'application  douteuse  ou  ma- 
laisée. On  vous  dit ,  par  exemple ,  qu'il  faut  savoir  se 
vaincre,  c'est-à-dire  qu'il  faut  faire  triompher  un  senti- 
ment sur  un  autre  ;  mais  entre  des  sentiments  divers  et 
mêlés,  lequel  choisir,  auquel  donner  la  préférence?  Faut-il 
vaincre  le  désir  au  profit  de  la  crainte,  l'orgueil  dans  l'in- 
térêt de  la  faiblesse,  la  mollesse  pour  satisfaire  à  la  colère? 
Ne  faut-il  pas  craindre  d'être  patient  par  indolence,  gé- 
néreux par  vanité,  prudent  pai*  timidité ,  com*ageux  par 


52  PASSE  ET  PRÉSENT. 

vengeance?  Tout  est  compliqué  dans  ce  qu'on  éprouve; 
et  ce  n'est  pas  la  morale  des  livres,  c'est  le  discernement 
naturel  dans  la  conscience  qui  nous  enseigne  le  chemin 
qu'il  faut  suivre.  Les  préceptes  sont  vagues  de  leur  na- 
ture ;  absolus  et  abstraits,  ils  ne  peuvent  servir  de  règles 
pratiques,  si  le  bon  sens  ne  les  juge  et  ne  les  concilie;  or, 
le  bon  sens  ne  se  forme  que  par  l'expérience;  il  lui  faut 
du  temps. 

L'histoire  aussi  ne  nous  présente  les  héros  que  comme 
la  philosophie  ses  maximes.  Dégagés  de  mille  circon- 
stances personnelles ,  ramenés  à  leurs  traits  généraux , 
placés  dans  le  vide,  ils  nous  apparaissent  sous  un  jour 
infidèle  ;  il  semble  que  pour  les  imiter  il  suffise  de  le  vou- 
loir, et  qu'il  soit  aisé  d'égaler  ce  qu'il  est  si  facile  de  con- 
cevoir et  de  peindre.  Ou  ne  se  représente  pas  exactement 
sous  quel  fardeau  de  préjugés,  de  faiblesses,  de  passions, 
dans  quel  dédale  d'objections,  de  tentations  et  de  résis- 
tances, ils  ont  dû  se  mouvoir  et  marcher.  Eux  aussi,  ils 
sont  une  pure  abstraction,  comme  la  sagesse  philosophi- 
que. Essayez  donc  de  vous  conduire  dans  le  monde  sans 
autre  appui  que  les  conseils  de  celle-ci,  et  avec  la  préten- 
tion de  pratiquer  les  vertus  historiques! 

Ce  serait  là  une  morale  toute  d'imagination;  elle  pour- 
l'ait  se  soutenir  par  l'enthousiasme,  si  l'enthousiasme  pou- 
vait durer.  Qu'elle  séduise,  cela  se  comprend;  elle  vient 
d'une  haute  origine,  elle  semble  destinée  à  réaliser  une 
beauté ,  une  perfection  qui  convient  à  des  esprits  encore 
tout  pleins  des  images  poétiques  de  l'antiquité.  Si  donc 
au  sortir  du  collège  nous  nous  mettons  à  réfiéchir  sur  le 
but  de  la  vie,  sur  les  principes  de  la  conduite,  si  nous  ne 
nous  contentons  pas  de  marcher  au  hasard  et  de  suivre 


DE  LA  JEUNESSE.  53 

le  vent  de  nos  impressions  passagères,  si  enfin  nous  som- 
mes assez  sérieux  pour  nous  poser  une  règle,  le  souvenir 
de  nos  études  ne  nous  permet  de  lui  donner  qu'un  nom, 
c'est  la  vertu  ;  et  comme  on  nous  a  dit  qu'il  faut  une  fai- 
blesse au  cœur  de  l'homme,  auprès  delà  veitu  nous  met- 
tons la  gloire,  et  nous  nous  croyons  quittes  envers  l'hu- 
manité. Par  malheur,  le  monde  a  peu  à  faire  de  la  gloire 
ni  de  la  vertu.  Pour  lui,  ces  deux  mots  sont  remplacés 
par  d'autres  moins  brillants  ,  une  bonne  conduite  et  l'es- 
time des  honnêtes  gens. 

Dans  les  sociétés  actuelles,  d'innombrables  liens  gênent 
l'action  des  grandes  qualités.  Ces  liens,  tout  faibles  qu'ils 
sont,  tirent  de  leur  nombre  une  certaine  force  ;  celui  qui 
voudrait  les  briser  pour  ne  suivre  que  l'instinct  d'une 
àme  exaltée  pourrait  bien  ressembler  au  géant  Gulliver, 
quand  il  prétend  se  lever,  et  se  sent  invinciblement  retenu 
par  les  fils  déliés  que  des  pygraées  ont  attachés  a  chacun 
de  ses  cheveux.  Dans  les  sciences  physiques  ,  il  arrive 
souvent  cpie,  sans  beaucoup  examiner  eu  eux-mêmes  les 
phénomènes,  ou  se  borne  a  les  mesurer,  et  par  suite  à  les 
prévoir  au  moyen  seulement  du  calcul.  On  les  sépare 
alors  de  toutes  les  circonstances  pai'ticulières  ,  de  toutes 
leurs  limitations  matérielles,  et  on  eu  traduit  l'expression 
dans  une  langue  infiniment  simple ,  qui  semble  donner 
des  résultats  plus  exacts.  Mais  cette  précision  est  trop 
grande  pour  être  fidèle.  Ainsi  la  vitesse  calculée  de  la 
chute  des  corps  n'est  pas  conforme  à  la  vitesse  observée. 
C'est  que  dans  le  calcul  on  fait  abstraction  de  la  ré?istance 
que  l'air  oppose  a  la  pesanteur.  De  même  quand  on  cal- 
cule les  lois  morales  du  monde,  on  peut  simplifier  trop  la 
vie,  on  omet  les  résistances  et  les  frottements ,  on  oublie 

5. 


oi  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

que  dans  cette  science  aussi  il  ne  faut  arriver  à  la  théorie 
que  par  l'observation. 

Comment  demander  aux  jeunes  gens  de  se  plier  à  cela? 
Ils  aiment  mieux  supposer  les  choses  que  les  observer. 
Habitués  à  n'en  croire  que  les  conceptions  de  l'esprit, 
ils  se  préoccupent  de  lois  imaginaires,  ils  ne  veulent  trou- 
ver ici-bas  que  de  hautes  vertus  à  étaler ,  que  de  nobles 
combats  à  rendre.  Ils  se  croient  uniquement  nés  pour  ce 
qui  est  grand ,  et ,  ne  rencontrant  rien  de  grand  à  faire , 
ils  s'étonnent  et  se  découragent.  Toutes  les  situations  où 
le  sort  commun  nous  place  sont  hérissées  d'obligations 
assez  mesquines,  mais  cependant  importantes;  la  société 
exige  des  ménagements,  commande  des  égards.  Rien  n'est 
simple,  et  même  sur  les  scènes  les  plus  élevées,  dans  l'or- 
dre politique,  par  exemple,  peu  de  positions  sont  assez 
hautes  pour  être  indépendantes.  Il  est  rare  que  l'àme  n'y 
puisse  prendre  conseil  que  d'elle-même;  c'est  un  privi- 
lège dévolu  seulement  à  quelques  êtres  supérieurs.  Il 
n'appartient  qu'aux  Alexandre  de  couper  le  nœud  gor- 
dien. 

Il  eu  coûte  d'abord  de  se  ranger  à  la  condition  ordi- 
naire. On  tient  pour  commun  à  tous  le  droit  de  se  distin- 
guer de  tous.  On  le  réclame  avec  confiance,  on  s'indigne 
contre  l'injustice  qui  le  refuse  à  qui  veut  en  user.  On  at- 
taque, on  nie,  comme  des  opinions  de  convention,  toutes 
les  nécessités  de  l'existence  sociale.  Si  l'on  se  soumet  pro- 
visoirement dans  la  pratique,  car  on  est  rarement  assez 
fort  pour  agir  comme  on  pense,  on  proteste  au  fond  du 
cœur;  le  sentiment  résiste  à  défaut  de  l'action;  il  s'in- 
surge moralement  contre  la  société  qui  ne  s'en  doute  seu- 
lement pas.  En  vain  va-t-on  jusqu'à  la  braver  en  pa- 


DE  LA  JEUNESSE.  35 

rôles,  elle  est  habituée  à  ne  pas  mettre  grande  importance 
à  ce  qu'on  dit;  elle  tient  les  opinions  extraordinaires  pour 
des  jeux  d'esprit,  les  protestations  contre  ses  usages  pour 
des  chimères,  et  ne  conçoit  rien  a  ce  ton  de  révolté  qu'on 
prend  avec  elle,  n'ayant  aucune  conscience  qu'elle  soit 
oppressi\e.  Elle  ne  sait  pas  quel  effort  on  a  fait  pour  lui 
rompre  en  visière,  quel  poids  on  croit  avoir  soulevé,  quel 
pouvoir  on  pense  avoir  bravé.  Communément  elle  ne  songe 
pas  même  à  réprimer  d'aussi  faibles  rebelles.  >e  soup- 
çonnant jamais  une  conviction  profonde ,  elle  n'oppose 
point  de  résistance  sérieuse  ;  elle  continue  sans  répondre. 
Pour  nous,  ses  préjugés  nous  apparaissent  comme  des  en- 
nemis, nous  nous  évertuons  à  les  combattre.  Mais,  sem- 
blables à  des  ombres,  ils  ne  se  défendent  point.  Ils  rap- 
pellent ce  géant  de  l'Ailoste  qui  reçoit  gaiement  les  coups 
redoublés  d'un  chevalier  armé  de  toutes  pièces,  et  qui, 
lorsqu'on  le  croit  abattu,  va  ramasser  sa  tète  en  éclatant 
de  rii-e. 

Le  poète  dit  que  le  chevalier  était  fort  impatienté.  Au- 
tant nous  en  arrive  ;  cette  indifférence  opiniâtre  de  la  so- 
ciété nous  dépite;  nous  tenons  a  tout,  elle  a  l'air  de  ne 
se  soucier  de  rien.  Lassés  bientôt  d'une  lutte  inutile, 
d'une  activité  sans  fruit,  nous  quittons  l'attaque  pour  la 
défensive ,  et  nous  voilà  en  neutralité  armée  contre  les 
idées  reçues.  Il  faut  cependant  s'accommoder  peu  à  peu 
d'une  situation  qui  se  prolonge.  L'action  de  l'opinion  gé- 
nérale est  lente,  insensible,  mais  toute-puissante.  La  so- 
ciété nous  discipline  à  la  longue ,  nous  entrons  dans  ses 
rangs  ;  alignés  par  elle,  nous  ne  songeons  plus  à  en  sortir, 
et  voilà  comme  tout  le  monde  se  ressemble. 

Ces  premières  erreurs  de  la  jeunesse  me  paraissent  ex- 


56  PASSÉ' ET  PRÉSENT. 

pliquer  tous  ses  torts.  Peut-être  ne  la  reudraient-elles  pas 
incapable  d'un  noble  effort,  d'un  beau  dévouement.  Elles 
pourraient  satisfaire  à  quelqu'une  de  ces  circonstances  où 
l'enthousiasme  est  à  sa  place.  On  serait  trop  heureux  si 
l'on  pouvait  se  tirer  de  tout  avec  de  l'héroïsme.  Ce  qu'il 
faut  dans  le  monde,  c'est  une  patience  toujours  présente, 
c'est  une  tenue  de  caractère  qui  dépense  son  énergie  en 
détail  et  ne  la  prodigue  jamais,  c'est  une  persévérance 
sans  éclat  que  rien  ne  rebute  ni  ne  lasse,  c'est  la  force  de 
résister  aux  contrariétés,  de  surmonter  les  embarras ,  de 
ménager  à  la  fois  ses  intérêts  et  les  convenances  ;  c'est  le 
courage  des  petites  choses. 

Au  début  de  la  vie  on  fait  trop  ou  trop  peu.  Trop, 
parce  qu'on  s'exagère  des  riens  et  qu'on  veut  déployer 
toutes  les  puissances  de  son  âme  dans  de  médiocres  oc- 
casions ;  plus  souvent  trop  peu ,  parce  qu'on  dédaigne  les 
circonstances  usuelles  et  qu'on  les  juge  indignes  de  cette 
force  surabondante  qui  ne  trouve  pas  d'emploi,  de  ces 
qualités  brillantes  qu'on  s'attribue  et  dont  on  ne  sait  que 
faire.  Ainsi  l'on  s'accoutume  à  prendre  en  mépris  la  vie 
commune.  On  en  néglige  les  soins,  les  devoirs  même, 
comme  inférieurs  à  ce  ([u'on  vaut,  et  l'orgueil  conduit  à 
mille  faiblesses.  Ou  néglige  des  vertus  qui  ne  seraient 
pas  admirées  ;  l'on  reste  en  deçà  du  bien  praticable  pour 
avoir  recherché  le  bien  idéal.  Il  ne  faut  pas,  en  effet, 
trop  mépriser  ce  monde  si  l'on  veut  valoir  autant  que 
lui;  autrement  on  linit  par  s'abandonner  aux  frivo- 
lités dont  il  e^  rempli.  Satisfait  de  cette  activité  stérile 
([u'il  autorise,  ou  abandonne  le  gouvernement  de  sou 
àme.  On  vil  au  hasard,  attendant  le  jour,  qui  ne  vient 
pas ,  où  le  champ  s'ouvrira  pour  un  noble  essor.  Au 


DE  LA  JEUNESSE.  57 

milieu  des  distractions  et  quelquefois  des  fautes,  l'âge 
fuit,  les  belles  années  se  perdent,  la  vie  se  gaspille  sans 
qu'on  renonce  à  la  pensée  de  l'honorer  mieux ,  sans 
qu'on  dépose  cette  espérance  d'un  beau  jour  lointain 
qui  viendi'a  tout  racheter;  car  l'espérance  dure  autant 
que  la  jeunesse. 

11  est  vrai  qu'elles  décroissent  ensemble.  Avec  le  temps 
cet  enthousiasme,  resté  oisif  dans  l'àme,  s'affaiblit  et  s'é- 
teint ;  l'homme  refroidi  se  résigne  à  cette  existence  pro- 
visoire ,  à  ses  défauts ,  à  ses  misères ,  qu'il  ne  relève 
plus  par  aucune  illusion  sur  lui-même  et  sur  l'avenir; 
heureux  si,  revenant  à  la  vérité  qui  calme,  il  revient 
à  la  raison  qui  fait  le  bien  de  sang-froid.  Mais  je  n'ose  le 
suivre  dans  la  route  de  la  vie,  ma  vue  ne  s'étend  pas  si 
loin  devant  moi. 

Je  ne  voulais  qu'appeler  l'indulgence  sur  les  fautes  de 
la  jeunesse.  On  les  pardonnera  plus  aisément  si  l'on  re- 
marque qu'elles  sont  accompagnées  souvent,  amenées 
même  quelquefois  par  une  idée  excessive  et  chimérique 
de  la  vertu.  Il  faut  excuser  des  enfants  qui  sortent, 
pour  ainsi  dire ,  de  la  société  des  Grecs  et  des  Romains , 
s'ils  demandent  aux  temps  modernes  un  peu  de  gran- 
deur. Entre  eux  et  le  monde,  le  malentendu  est  naturel. 
Ils  risquent  d'être  en  dissonance  avec  ce  qui  les  entoure. 
Ne  se  trouvera-t-il  pas  quelque  bonne  àme  pour  leur  répé- 
ter ce  qu'on  disait  à  cet  acteur  célèbre  qui  le  premier  a  re- 
produit parmi  nous  toute  la  beauté  du  costume  antique? 
Le  jour  qu'il  descendit  sur  le  théâtre  avec  la  toge  ro- 
maine ,  ses  amis  l'entourèrent  avec  inquiétude  :  «  Preuds- 
y  garde,  lui  disaient-ils,  tu  as  l'air  d'une  statue.  » 

Cette  illusion  que  l'histoire  fait  à  la  jeunesse  sur  les 


58  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

choses  sociales,  les  romans  retendent  à  d'autres  ob- 
jets. Ils  représentent  la  vie  dans  un  singulier  état  d'ab- 
straction. Des  événements  étranges  y  sont  donnés  comme 
Yraisemblables ,  les  exceptions  comme  fréquentes ,  les 
singularités  comme  faciles.  On  y  exagère  souvent  les 
maux  et  les  revers,  mais  on  y  peint  en  beau  la  liberté 
de  vouloir  et  d'agir.  Les  sentiments  y  exercent  un  em- 
pire illimité;  l'imagination  y  gouverne  la  conduite.  Je 
ne  recherche  pas  s'il  serait  bon  d'écouter  toujours  le 
sentiment  et  l'imagination;  je  dis  seulement  que  cela 
n'est  pas  aisé ,  et  que  les  choses  sont  arrangées  de  façon 
dans  la  nature  et  dans  la  société  qu'il  ne  suffit  pas  de  le 
vouloir  pour  mener  la  vie  romanesque.  C'est  une  fiction 
à  laquelle  la  réalité  résiste  de  toutes  parts.  Il  faudrait  un 
bouleversement  dans  l'ordre  établi  pour  que  la  plupart 
des  romans  fussent  possibles.  Je  ne  leur  fais  ici  qu'un 
reproche,  c'est  de  nous  tromper. 

Le  goût  de  la  guerre  vient  de  la  même  source  que  le 
goût  des  romans  :  c'est  à  beaucoup  d'égards  une  vie  ro- 
manesque que  la  vie  militaire.  Là,  le  joug  des  petites 
contraintes  est  brisé;  on  est  délivré  d'ime  foule  de  bien- 
séances ou  de  ménagements.  Lne  résolution  forte ,  celle 
du  sacrifice  de  la  vie ,  peut  s'y  renouveler  à  tous  les  in- 
stants. L'àme  est  jetée  hors  des  sentiments  médiocres; 
elle  peut  faire  emploi  de  toute  son  énergie.  Et  encore 
il  y  a  bien  des  moments  soustraits  à  l'héroïsme.  Tout 
ne  se  borne  pas  aux  émotions  du  champ  de  bataille; 
chaque  jour  a  des  difficultés  qui  ne  sont  pas  empor- 
tées d'enthousiasme  comme  une  redoute.  La  marche, 
la  nourriture,  la  santé  exigent  mille  efforts,  impo- 
sent mille  soins  qui  n'exaltent  point  l'imagination.  11 


DE  LA  JEUNESSE.  59 

faut  une  fermeté  de  tous  les  instants ,  plus  difficile  et 
moins  récompensée  que  ces  accès  d'intrépidité  d'une  àme 
sensible  à  la  gloire.  On  admire  les  soldats  à  la  tranchée  ; 
on  oublie  ceux  qui  meurent  sur  un  chemin,  dans  un 
fossé.  Yauvenargues  dit  de  belles  choses  là-dessus ,  lors- 
qu'il propose  pour  exemple  au  philosophe  stoïcien  une 
sentinelle  en  temps  de  guerre  par  une  nuit  glacée. 

Dans  les  temps  de  troubles  civils,  ces  temps  éminem- 
ment historiques,  où  les  barrières  sociales  rompues  ou 
renversées  laissent  le  champ  libre  aux  passions  extraor- 
dinaires, une  âme  encore  forte  de  jeunesse  et  d'espé- 
rance devrait  au  moins  ne  relever  que  d'elle-même  et 
développer  librement  les  ressources  que  Dieu  lui  donna. 
Ce  sont  là ,  il  le  semble ,  des  circonstances  où  tout  est 
permis,  même  les  vertus  héroïques.  Et,  sans  doute, 
pendant  la  Révolution,  il  s'est  manifesté  bien  des  cou- 
rages inattendus.  Des  caractères  formés  dans  la  molle 
inaction  du  règne  de  Louis  X^  se  sont  découvert  de 
grandes  ressources  d'énergie  et  de  dévouement.  Tel  qui 
n'avait  pas  la  foi  du  confesseur  s'est  trouvé  la  fermeté 
du  martyr.  Mais  alors  même  qui  pourrait  affirmer  que 
la  magnanimité  ait  toujours  eu  sa  liberté  d'action?  Les 
motifs  secondaires ,  les  obligations  domestiques ,  les  con- 
sidérations de  famille  se  mêlent,  en  dépit  qu'on  en  ait, 
aux  inspirations  du  patriotisme ,  aux  passions  publiques. 
Un  secret  qu'il  faut  taire ,  une  personne  qu'il  faut  sau- 
ver, une  réputation  à  ménager,  une  faute  à  dissimuler, 
que  de  circonstances  peuvent entra\er  les  grands  élans 
de  l'âme  !  On  n'est  pas  toujours  maître  de  se  dévouer,  et 
ne  meurt  pas  qui  veut. 

Mais  écartons  les  hypothèses  et  les  exceptions;   ne 


60  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

cherchons  pas  des  remèdes  pour  les  cas  rares,  revenons 
aux  chances  ordinaires  de  la  vie.  La  destinée  de  tout  le 
monde  est  la  nôtre,  et  c'est  elle  seule  qui  nous  donne  à 
réfléchir.  C'est  contre  ce  dégoût  du  train  commun  des 
choses  que  nous  voudrions  prémunir  la  jeunesse  ;  c'est 
contre  cette  erreur  dédaigneuse  qui  l'entraîne  à  regarder 
l'existence  de  tous  les  jours  comme  un  vain  remplissage , 
indigne  d'effort  et  d'attention.  De  là  naissent  bien  des 
écarts,  des  désordres  même,  encouragés  ou  du  moins 
palliés  par  l'amour  même  du  bien.  On  se  croit  excusé 
par  ce  culte  intérieur  de  la  beauté  morale  auquel  l'ima- 
gination ne  renonce  pas ,  et  l'on  abandonne  sa  vie  aux 
suggestions  de  la  faiblesse  et  de  roisiv€té.  On  pense  que 
des  vertus  de  droit  suppléent  des  vertus  de  fait.  L'exal- 
tation de  l'esprit  engendre  quelquefois  l'indifférence  du 
cœur,  et  peut  se  concilier  avec  l'insensibilité  de  l'é- 
goisme. 

Cléon  avait  dès  ses  premières  années  donné  de  grandes 
espérances;  élevé  avec  soin,  même  avec  éclat,  il  sem- 
blait prêt  à  les  réaliser.  Entré  dans  le  monde  fort  jeune, 
prévenu  de  l'idée  qu'une  haute  destinée  l'attendait,  il  s^e 
liuura  que  ses  obligations  n'étaient  pas  celles  des  autres, 
et  que  ses  vertus  devaient  avoir  un  caractère  de  gran- 
deur et  de  rareté.  11  ennoblit  donc  toutes  ses  pensées;  il 
se  fit  une  morale  élevée,  mais  abstraite,  et  se  plaça  par 
la  pensée  dans  une  sphère  intellectuelle  où  la  vertu  ne 
devait  être  servie  que  par  le  génie.  C'est  les  yeux  fixés 
sur  ce  monde  imaginaire  qu'il  fit  ses  premiers  pas  dans 
la  société.  A  peine  daignait-il  quelquefois  abaisser  ses 
regards  sur  les  soins  et  les  efforts  vulgaires  de  ses  sem- 
blables, tout  cela  lui  paraissait  trop  aisé;  et,  quoique 


DE  LA  JEUNESSE.  61 

sa  vie  fût  à  peu  près  pareille  à  la  leur,  c'était  par  des 
motifs  d'un  autre  ordre  cfu'il  se  décidait ,  il  avait  des 
raisons  différentes  pour  faire  les  mêmes  choses.  Jusque- 
là  cependant  il  n'en  résultait  rien  qu'une  roideur  mysté- 
rieuse dans  ses  manières ,  et  son  dédain  se  cachait  der- 
rière un  silence  dont  on  faisait  un  mérite  à  sa  jeunesse. 

Mais  son  imafiination  toujours  active  succomhait  par 
intervalles.  On  ne  peut  éternellement  se  passionner  pour 
des  rêveries.  Las  de  cette  sorte  de  tension  intellec- 
tuelle ,  il  sentit  que  ses  propres  conceptions  ne  lui  suffi- 
saient plus.  Son  cœur,  agité  de  besoins  nouveaux ,  cher- 
chait au  dehors  de  plus  réelles  émotions.  Il  fut  amoureux. 

Toutes  ses  pensées  antérieures  lui  parurent  aussitôt  des 
songes  ;  il  crut  avoir  trouvé  la  vérité.  Celle  qu'il  aimait 
réalisait  pour  lui  toutes  ses  idées  confuses  de  beauté  et 
de  perfection.  L'amour  qui  pénétrait  dans  son  àme  par 
l'imagination  devint  le  centre  où  aboutissaient,  comme 
autant  de  rayons,  tant  de  nobles  désirs,  tant  de  vagues 
espérances.  Il  lui  parut  que  le  beau  idéal  avait  une  exis- 
tence ;  la  promesse  de  Platon  était  accomplie ,  l'objet  du 
merveilleux  anwur  était  trouvé. 

Charmé,  enorgueilli,  il  sentit  le  besoin  d'élever  tout 
son  être  à  la  hauteur  de  son  amour.  Tout  lui  parut  ac- 
cessible, puisqu'il  avait  été  capable  d'aimer  ainsi.  Il 
n'est  point  de  succès  qu'il  ne  se  promit ,  qu'il  ne  récla- 
mât comme  à  lui ,  puisqu'il  aimait.  L'image  gravée  dans 
son  cœur  devenait  pour  lui  ce  que  la  muse  est  pour  le 
poète.  Quelque  carrière  qu'il  choisit,  il  se  figurait  que  la 
palme  lui  était  assurée  ;  il  mesurait  et  ses  talents  et  ses 
vertus  sur  cette  grandeur  particulière  à  un  sentiment 
exclusif  et  passionne,  fl  se  sentait  comme  une  puissance 
I.     "  c, 


62  PASSÉ  ET  PRÉSEiNT. 

illimitée  qui  ne  redoutait  aucune  tentative;  mais  il  ne 
tentait  rien. 

Dans  cette  inaction  volontaire ,  persuadé  qu'il  sortirait 
du  repos  quand  il  voudrait ,  indifférent  aux  heures  per- 
dues jusqu'au  jour  où  il  jugerait  à  propos  d'agir  enfin ,  il 
se  contentait  de  pouvoir  ;  et ,  peu  impatient  d'entrepren- 
dre, il  regardait  à  peine  autour  de  lui.  Sa  vie  était 
comme  une  extase  éternelle.  ^lais  un  sentiment  non  par- 
tagé accable  à  la  fin  le  cœur  qu'il  soutenait  d'abord.  Il 
faut  sortir  d'ivresse ,  il  faut  éprouver  la  réalité  de  tant 
de  confuses  espérances,  il  faut  du  moins  se  montrer  digne 
de  celle  qu'on  aime.  Cléon  songea  enfin  à  quitter  les  lan- 
gueurs d'une  supériorité  oisive ,  et  réclama  de  lui-même 
l'effet  des  promesses  de  son  amour  ou  de  son  orgueil. 

Autrefois  il  eût  fait  la  guerre;  dans  ce  temps-ci  il  n'y 
a  d'autre  exploit  possible  que  le  travail  d'esprit.  Il  com- 
mença donc  quelques  études,  il  fit  quelques  efforts, 
mais  il  ne  savait  trop  dans  quel  but;  en  cela  aussi  il  lui 
manquait  de  la  détermination  et  du  positif.  L'esprit  ne 
suffit  pas  même  pour  écrire,  il  faut  une  volonté  arrêtée. 
Il  hésita,  il  tâtonna;  mais,  incapable  de  persistance,  il 
s'arrêta  bientôt.  Soutenu  uniquement  par  une  présomp- 
tion vague,  il  faiblit.  Cette  force  irrésistible  n'était 
f[u'une  orgueilleuse  impuissance.  L'amour,  en  se  mêlant 
à  toutes  ses  pensées ,  avait  tout  exagéré  pour  lui.  Cou- 
rage, vertu,  génie,  tout  cela  n'était  que  de  l'amour,  et 
sa  vanité  s'y  était  facilement  méprise.  Étonné  et  décou- 
ragé, il  accusa  cet  amour  sans  espoir;  il  ne  se  dit  plus 
qu'il  fallait  agir  pour  être  aimé,  mais  être  aimé  pour 
agir.  Il  se  trompa,  car  l'amour  heureux,  comme  tous  les 
bonheurs  du  monde,  doit  être  paresseux  et  stérile.  Il 


DE  LA  JEUNESSE.  63 

fallut  bien  s'avouer  enfin  qu'une  contemplation  rêveuse 
ne  produit  rien  que  de  vain  comme  elle ,  et  que  la  condi- 
tion de  la  vertu  aussi  bien  que  du  génie,  c'est  la  patience 
dans  l'action.  Or,  c'est  à  quoi  Cléon  était  parfaitement 
inhabile.  Ne  sachant  ni  se  fixer  ni  se  contraindre,  il 
avait  comme  perdu  la  faculté  de  concentrer  ses  forces.  Il 
entreprit  peu  et  n'accomplit  rien.  Il  lui  restait  un  parti  à 
prendre,  celui  de  faire  comme  tout  le  monde.  Mais,  soit 
amour-propre ,  soit  faiblesse,  il  ne  sut  point  rentrer  dans 
la  voie  étroite,  épineuse  et  courte  que  la  société  nous  a 
tracée.  Il  continua  de  se  croire  une  exception  ,  malheur 
grave  pour  qui  n'est  pas  une  supériorité.  Il  s'obstina  à 
négliger  l'opinion ,  à  décliner  le  commun  jugement  ;  il  fit 
sentir  à  qui  l'approchait  un  dédain  que  ne  justifiait  au- 
cun succès  brillant.  Sou  ton  était  sec,  son  langage 
amer.  Il  se  jouait  de  tous  les  sentiments  naturels ,  rail- 
lait toutes  les  croyances ,  prenait  pitié  de  tous  les  scru- 
pules, insultait  à  toutes  les  idées  reçues.  Rien  n'échap- 
pait à  son  ironie,  rien  ne  la  faisait  excuser.  Il  semblait 
défier  la  malveillance  qui  répondit  à  l'appel.  Il  s'en  trou- 
bla peu,  et  redoubla  de  mépris.  Puis,  après  tant  d'illu- 
sions qui  pouvaient  venir  d'un  cœur  noble  et  bon,  il 
s'endurcit  par  souffrance  et  se  dessécha  par  calcul.  11 
n'eut  bientôt  de  sensible  que  l'amour-propre  ;  et,  ne  pré- 
tendant qu'à  la  possibilité  du  succès ,  non  au  succès  lui- 
même  ,  il  lui  fallut  s'entendre  contester  cette  dernière  et 
futile  prétention.  C'était  le  seul  reproche  qui  le  touchât, 
et  qui  pût  lui  inspirer  parfois  des  regrets  sur  lui-même; 
car  il  ne  cessa  pas  de  tout  imputer  à  la  société ,  rien  à  sa 
nature.  Il  devint  sur  tout  le  reste  insouciant,  il  disait, 
lui,  désespéré.  En  définitive,  il  s'ennuya;  pour  n'avoir 


64  PASSE  ET  PRESENT. 

pas  su  être  bon,  il  ne  fut  pas  heureux.  Haï,  quoique 
mal  connu ,  souffrant ,  quoique  insensible ,  il  traversa  le 
monde  en  le  blessant  ;  il  froissa  les  autres  sans  parvenir 
au  triste  honneur  de  les  humilier;  il  mourut  jeune,  mais 
cependant  ayant  assez  vécu  pour  décevoir  jusqu'à  la 
dernière  espérance  et  tai'ir  d'avance  jusqu'au  dernier 
l'egret. 

Une  telle  destinée  n'est  possible  que  de  nos  jours.  Que 
ceux  qui  commencent  la  vie  y  réfléchissent  ;  qu'ils  s'at- 
tachent ,  avant  de  se  décider,  à  bien  connaître  ce  que 
leurs  forces ,  ce  que  leur  temps  comportent.  >e  vous  ob- 
stinez pas  à  poursuivre  un  je  ne  sais  quvï  pins  grand  que 
vous-même  ou  que  votre  époque  ;  ou,  si  vous  voulez  ab- 
solument chercher  quelque  chose  de  grand ,  sachez  quoi. 


SLR 

LA  SITUATION  DU  GOUVERNEMENT'. 

(inédit,    1818.) 


«Le  présent  est  gi'os  de  l'avenir,  »  a  dit  Leibnitz.  Cette 
pensée ,  si  elle  est  vraie ,  doit  être  une  vgrité  générale , 
constante ,  perpétuellement  applicable ,  puisque  nous  ne 
pouvons  guère  concevoir  une  existence  sans  durée ,  en 
d'autres  termes,  sans  présent  et  sans  avenir.  Le  moment 
actuel  contient  toujours  en  germe  le  moment  futur,  qui 
lui-même  recèle  celui  qui  le  doit  suivre.  Le  temps  n'est 
ainsi  qu'une  série  d'instants  successivement  produits  et 
producteurs.  Mais  dans  cette  filiation  des  instants ,  ou 

1  Je  n'aurais  peut-être  pas  publié  ce  morceau,  péniblement  écrit  et 
qui  ue  contient  plus  rien  de  neuf,  s'il  ne  me  rappelait  le"  résultat  spon- 
tané demies  premières  réflexions  sur  la  Révolution  et  sur  mon  temps. 
On  voudra  bien  se  souvenir  qu'alors  aucune  des  plus  célèbres  histoires 
de  la  Révolution  n'avait  paru.  Ce  grand  événement  n'avait  guère  été 
jugé  qu'au  point  de  vue  des  girondins  ou  à  celui  des  royalistes.  L'ou- 
vrage même  de  madame  de  Staël  était  encore  inédit  ;  ce  fut  le  spectacle 
seul  de  la  société  qui  me  suggéra  tout  ce  qu'on  va  lire.  Cela  fut  écrit 
au  commencement  de  la  dernière  année  du  premier  ministère  du  duc 
de  Richelieu. 


66  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

plutôt  des  faits  qui  les  remplissent ,  comme  dans  les  races 
humaines,  aucune  génération  n'est  étrangère  à  celle  qui 
l'a  précédée.  Le  présent  participe  du  passé,  et,  à  son  tour, 
il  réagira  sur  l'avenir. 

Les  époques ,  les  années ,  en  se  succédant ,  se  lèguent 
donc  les  unes  aux  autres  certaines  ressemblances;  mais, 
dans  leur  progression  que  rien  n'arrête,  elles  s'éloignent 
pai"  degrés  du  caractère  primitif ,  et  si  Ion  rapproche  l'é- 
poque récente  d'une  époque  son  ancêtre,  les  traces  de  pa- 
renté ne  se  laissent  pas  toujours  apercevoir,  et  les  siècles 
changent  peu  à  peu  de  physionomie. 

Les  époques,  alternativement  effet  et  cause,  forment 
une  grande  chaîne  dont  les  anneaux  ne  peuvent  être  iso- 
lés. Cependant,  parmi  les  siècles,  les  uns  paraissent  plus 
particulièrement  appelés  à  être  causes ,  les  autres  résul- 
tats. Je  sais  que  ces  derniers  renferment  en  eux  le  prin- 
cipe d'un  âge  nouveau  ;  je  sais  qu'ils  ne  donnent  jamais 
du  définitif;  le  résultat  final  de  l'histoire  de  l'espèce  hu- 
maine est  une  grande  dette  idéale  dont  l'échéance ,  qui 
semble  toujours  prochaine ,  est  incessamment  et  indéfi- 
niment ajournée;  mais  on  peut  dire  qu'à  divers  inter- 
valles le  destin  nous  donne  des  à-compte  dont  la  briè- 
veté de  notre  existence  nous  fait  une  loi  de  nous  con- 
tenter. 

An  nombre  des  siècles  prépai'ateurs  a  sans  doute  été  le 
siècle  dernier;  ce  fut  le  temps  d'une  grande  tentative.  Le 
temps  où  nous  vivons  devrait  être  un  effet ,  et  il  serait 
désirable  qu'il  fût  digne  d'avoir  été  un  but. 

Ce  désir  n'est  pas  insensé,  cette  espérance  est  plausi- 
ble. Je  dirais  plus,  si  l'infaillible  convenait  aux  choses  de 
ce  monde.  Toutefois,  ce  que  nous  espérons  peut  être  plus 


SUR  LA  SITUATION  DU  GOUVERNEMENT.        67 

ou  moins  retardé  ;  de  nous  dépend  la  durée  du  délai  ; 
ainsi  l'œuvre  des  hommes  doit  être  à  présent  de  l'abré- 
ger le  plus  possible  ;  et  tel  est  le  devoir  spécial  de  la  phi- 
losophie, heureuse  si  la  puissance  daignait  l'y  aider  ! 

Le  dernier  siècle,  tant  attaqué,  tant  loué,  héritier  des 
travaux  et  des  lumières  de  son  prédécesseur,  s'est  trouvé 
le  droit  et  la  force  de  juger  le  passé  et  le  siècle  même  qui 
lui  avait'  préparé  le  terrain ,  en  se  chargeant  de  rassem- 
bler pour  lui  les  matériaux  et  de  créer  les  instruments. 
De  là  cet  esprit  de  critique  qui  se  porta  sur  tous  les  ob- 
jets :  toutes  les  crojances  furent  citées  au  tribunal  de  la 
raison  nouvelle ,  et  sommées  de  rendre  compte  d'elles- 
mêmes.  Presqu'aucune  ne  satisfit  son  juge  inexorable , 
presque  toutes  sortirent  de  ce  procès,  frappées  d'un  ai'rêt 
sans  appel  et  marquées  du  titre  infamant  de  préjugés. 

Ces  préjugés,  ou,  si  l'on  veut,  ces  opinions,  quoiqu'el- 
les cessassent  d'avoir  leurs  racines  dans  l'esprit  général, 
étaient  reçues  et  consacrées;  la  plupart  demeuraient  réa- 
lisées dans  les  institutions,  ou  plutôt  dans  les  usages.  Eu 
attaquant  leur  valeur  morale,  la  philosophie  ne  pouvait 
manquer,  pour  être  conséquente ,  de  porter  atteinte  aux 
formes  de  leur  existence  positive,  et,  quoique  plus  réser- 
vée ou  plus  timide  dans  ce  genre  d'agression,  elle  ébranla 
peu  à  peu  les  préjugés  constitués,  elle  mit  peu  à  peu  en 
péril  tout  cet  assemblage  fortuit  de  coutumes  et  de  lois 
dont  ou  n'a  essayé  de  faire  un  système  que  depuis  qu'il 
a  été  brisé. 

Ces  préjugés  (il  faut  me  passer  ce  mot ,  qui  peut  se  dé- 
finir :  opinion  reçue  sans  examen),  ces  préjugés  n'étaient 
au  fond  que  la  théorie  non  raisonnée  de  certains  intérêts 
très-réels.  Ils  avaient  pour  eux  la  sanction  du  temps , 


68  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

l'autorité  de  l'habitude,  l'aTantage  d'exister.  Ils  durent 
faire  une  vive  et  forte  résistance;  attaqués  à  titre  d'ab- 
surdes, ils  durent  être  défendus  par  l'orgueil,  que  ce  mot 
blessa.  Le  pouvoir  paraissait  jaloux  de  leur  conservation; 
ils  furent  donc  soutenus  par  les  amis  du  pouvoir.  11 
était  dur  pour  bien  du  monde  d'abjurer  tant  de  choses  à 
la  fois.  Ce  qui  retient  le  plus  les  hommes,  c'est  leur  passé; 
s'ils  avaient  plus  souvent  ou  la  force,  ou  la  faiblesse 
d'y  renoncer,  l'inconstance  humaine  multiplierait  bien 
plus  encore  que  nous  n'en  avons  l'idée  les  conversions  et 
les  apostasies. 

Quoi  qu'il  eu  soit ,  routine,  expérience,  intérêt ,  amour- 
propre  ,  se  réunirent  pour  défendre  le  domaine  des  doc- 
trines existantes  contre  l'invasion  des  doctrines  novatri- 
ces. La  lutte  fut  vive,  mais  inégale;  les  préjugés,  qui  ne 
s'attendaient  pas  à  l'attaque ,  ne  se  trouvèrent  que  des 
armes  usées  et  hors  de  ser^ice.  Ils  produisirent  contre 
l'esprit  philosophique  les  vieux  raisonnements  qu'ils  au- 
raient pu  s'opposer  entre  eux.  Ils  arguaient  d'eux-mêmes 
pour  se  prouver.  Comment  auraient-ils  pu  comprendre 
seulement  les  objections  de  leurs  adversaires?  il  aurait 
fallu  qu'ils  pussent  se  juger,  s'élever  ainsi  au-dessus 
d'eux-mêmes,  c'est-à-dire  changer  de  nature;  pour  se 
sauver,  il  leur  aurait  fallu  se  transformer. 

.le  me  bâte,  de  peur  qu'on  ne  m'accuse  de  faire  l'apo- 
logie de  la  philosophie  du  dix-huitième  siècle.  Si  les  opi- 
nions reçues  furent  défendues  avec  superstition,  elles  fu- 
rent attaquées  avec  violence.  Les  agresseurs  eurent  sou- 
vent, il  est  vrai ,  l'esprit  pour  eux  ;  mais,  aveugles  comme 
la  révolte,  dédaigneux  comme  le  plus  fort,  impitoyables 
comme  la  victoire ,  ils  ne  surent  rien  épargner.  Depuis 


SUR  LA  SITUATION  DU  GOUVEILNEMENT.         69 

l'erreur  la  plus  grave  jusqu'à  la  plus  frivole,  tout  fut 
poursuivi  à  outi-ance,  avec  une  aniraosité  obstinée  et  mi- 
nutieuse. Les  plaintes,  les  réclamations  les  plus  justes, 
ne  furent  accueillies  que  pai"  le  mépris,  l'ironie,  l'injiu-e. 
On  contestait  aux  adversaires  jusqu'à  leur  conviction , 
on  leur  disputait  jusqu'au  modeste  avantage  de  la  bonne 
foi  dans  l'erreur;  on  les  accusait  d'être  crédules,  et  on 
leur  refusait  d'être  sincères. 

Tout  tend  à  la  réalité  parmi  les  hommes.  La  société, 
quand  des  idées  sont  jetées  dans  son  sein,  les  rend  domi- 
natrices. Les  puissances  intellectuelles  ne  tardent  pas  à  se 
mettre  au  rang  des  puissances  de  la  terre.  Aussi  la  philo- 
sophie fut-elle  bientôt  une  autorité;  en  même  temps  le 
pouvoir  réel  perdit  chaque  jour  de  sa  force.  Effrayé  des 
conquêtes  que  l'opinion  faisait  sur  lui ,  il  essaya  de  la 
combattre,  et,  lorsque,  reconnaissant  son  infériorité,  il 
tenta  de  faire  alliance  avec  l'opinion  victorieuse,  cette  al- 
liance fut  maladroite  et  tardive.  Le  vainqueur  déjà  n'était 
plus  maître  de  la  victoire.  Il  ne  dominait  plus  son  armée  ; 
ce  fut  l'armée,  et  non  ses  chefs,  qui  profita  et  abusa  du 
succès.  Aucun  pouvon,  aucune  force  ne  tint  devant  elle. 
Entraînés  par  des  routes  diverses  dans  un  même  abime, 
le  vainqueur  et  le  vaincu  périrent,  et  le  monde  de  la 
conquête  fut  livré  aux  soldats  d'Alexandre. 

D'autres  peindront  ces  jours  de  désordre  où  le  meurtre 
fut  décrété  au  nom  de  l'humanité,  ou  la  barbarie  semblait 
renaître  au  nom  des  lumières.  On  peut  dire  que  ce  temps 
de  notre  histoire  n'a  pas  été  bien  jugé,  ni  même  bien 
connu.  L'erreur,  le  ressentiment,  le  regret,  les  vertus 
mêmes  nuisaient  à  la  libre  appréciation  d'une  époque 
qui  a  tout  compromis  et  tout  confondu.  On  n'ose  pas 


70  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

même  en  parler  de  sang-froid;  il  n'y  aurait  pas  sûreté 
d'être  vrai  en  la  décrivant.  Espérons  qu'un  jour  quelque 
esprit  élevé  et  clairvoyant  saura  expliquer  l'apparente 
contradiction  d'un  siècle  civilisé  et  d'une  crise  barbare, 
montrer  que  l'une  ne  dépose  pas  contre  l'autre,  et  que  la 
raison  est  aux  excès  de  1793  comme  l'Évangile  à  la  Saint- 
Barthélémy.  Cette  tâche  serait  longue,  elle  dépasserait  les 
limites  que  nous  nous  sommes  tracées. 

Sortie  à  peine  des  convulsions  de  la  terreur,  longtemps 
comprimée  par  l'anarchie,  le  premier  usage  que  l'opinion 
parut  faire  de  sa  liberté  fut  de  s'en  plaindi'e.  Trompée  un 
moment ,  elle  sévit  contre  les  doctrines  auxquelles  elle 
devait  le  droit  de  parler  et  presque  d'exister.  Des  souf- 
frances trop  récentes  égaraient  la  raison  même.  La 
réaction  fut  d'autant  plus  vive  que  tous  les  sentiments 
nobles  du  cœur,  la  générosité,  la  pitié,  le  dévouement, 
l'indépendance  même  du  caractère ,  semblaient  autoriser 
un  retour  à  des  traditions  de  servitude.  Une  expérience 
trop  douloureuse  pour  avoir  été  comprise  paraissait  un 
argument  irrésistible.  L'esprit  d'ailleurs  vint  au  secours 
du  sentiment  pour  lui  fournir  des  raisons.  Alors  parurent 
ces  apologies  timides  d'abord  des  siècles  passés,  des  ins- 
titutions et  des  croyances  détruites  ;  alors  se  montrèrent 
plus  hardiment  ces  théories  singulières  où  la  métaphysi- 
que la  plus  hasardée  érigeait  les  préjugés  eu  systèmes,  et 
supposait  une  doctrine  là  où  il  n'y  avait  eu  que  des  ha- 
sards. Alors  on  prétendit  démontrer  philosophiquement 
l'avantage  des  idées  non  philosophiques  ;  on  enseigna  l'a- 
veuglement ,  on  démontra  l'ignorance  ;  on  oublia  que 
c'était  dénaturer  certaines  idées  que  les  mettre  en  argu- 
ments ,  et  les  détriùie  que  les  dénaturer  ;  on  oublia  que 


SUR  LA  SITUATION  DU  GOU\ŒRNEMENT.        71 

certaines  institutions  ne  sont  guère  possibles  qu'autant 
qu'elles  existent.  L'oppression  de  l'intelligence  n'est  pas 
un  théorème  à  démontrer,  mais  un  fait  à  subir. 

Contre  cette  opinion  un  peu  factice,  qui  réprouvait  si 
hardiment  les  efforts  récents  de  l'esprit  humain,  luttait 
sans  doute  une  opinion  contraire  ;  mais  celle-ci  ne  sem- 
blait que  la  défense  de  quelques  intérêts  compromis,  l'au- 
tre avait  pour  elle  des  sentiments  offensés ,  elle  avait 
meilleure  grâce ,  et  recrutait  habilement  toutes  les  affec- 
tions douces  ou  nobles  du  cœur;  bientôt  elle  devint  une 
mode  qui ,  servant  du  même  coup  la  double  prétention  à 
la  sensibilité  et  au  dédain,  satisfit  admirablement  la  va- 
nité. 

Sous  prétexte  de  rappeler  les  hommes  des  vertus  géné- 
rales aux  vertus  individuelles,  on  jetait  du  ridicule  et  de 
l'odieux  sur  les  idées  soupçonnées  de  philosophie,  on  dé- 
créditait tous  les  mots  qui  avaient  servi  d'intitulé  à  des  li- 
vres innocents  et  à  de  coupables  décrets.  L'indépendance 
des  idées  fut  déclarée  suspecte ,  et  concluant  de  la  sou- 
mission intellectuelle  à  la  soumission  politique ,  on  dé- 
fendit en  principe  le  pouvoir  absolu;  c'était  comme  pour 
en  provoquer  l'apparition.  On  sait  si  l'évocation  réussit. 
Secondé  par  le  mouvement  des  esprits  mêmes  qui  ne  l'at- 
tendaient pas ,  recueillant  les  idées  semées  pour  d'autres 
que  pour  lui,  il  se  chargea  d'appuyer  la  nouvelle  sagesse 
par  la  preuve  d'exemple.  Les  écrivains  en  faveur  s'em- 
pressèrent de  lui  rendre  l'appui  qu'il  leur  apportait,  les 
uns  sans  le  vouloir,  les  autres  en  le  voulant,  je  crois. 
L'obéissance  passive,  le  dévouement  illimité,  le  despo- 
tisme, en  un  mot,  furent  plaides  de  la  meilleure  foi  du 
monde.  La  peur  et  la  flatterie  ne  négligèrent  pas  une  si 


72  PASSE  ET  PRÉSENT. 

belle  occasion  de  parler  comme  la  bonne  foi.  Jamais  il  ne 
fut  plus  aisé  de  plier  sans  abaissement ,  de  faiblir  sans 
honte  ;  l'esclave  de  l'arbitraire  devenait  un  ami  de  l'or- 
dre ;  l'absence  de  toute  idée  originale  ou  seulement  indé- 
pendante était  préconisée  sous  le  nom  de  bon  sens  ;  on 
nous  enseigna  à  respecter  même  l'erreur,  à  regarder  les 
lumières  comme  les  abus  de  la  pensée.  C'est  ainsi  que, 
servi  en  même  temps  par  la  foi  et  par  l'hypocrisie,  ral- 
liante lui  tous  les  préjugés  les  plus,  divers,  domptant  les 
esprits  par  l'admiration ,  les  cœurs  par  la  lassitude,  les 
caractères  par  la  crainte,  le  génie  du  pouvoir  absolu, 
pour  élever  son  trône,  amoncela  les  ruines  de  l'ancien  ré- 
gime sur  les  fondements  jetés  par  la  révolution. 

De  là  les  complications  du  présent ,  de  là  le  caractère 
ambigu  et  la  situation  indécise  des  divers  partis. 

Le  parti  contre  lequel  fut  dirigée  la  révolution  (et  je 
prends  ce  dernier  mot  surtout  dans  son  seiis  philosophi- 
que], ce  parti,  dis-je,  s'il  a  récemment  inquiété  les  puis- 
sances du  monde  au  point  de  les  forcer  à  se  défendre  con- 
tre lui ,  ne  peut  tenir  beaucoup  de  place  dans  des  consi- 
dérations toutes  générales.  Condamné  à  une  extinction 
plus  ou  moins  prochaine,  mais  infaillible,  il  ne  retarde- 
rait pas  d'un  moment  la  marche  de  la  société ,  s'il  était 
seul  et  s'il  arborait  toujours  franchement  ses  couleurs. 
Lorsqu'il  est  lui-même,  lorsqu'il  vient  avec  une  naïveté 
dont  l'habitude  ne  peut  affaiblir  le  ridicule ,  redemander 
tout  ce  qui  n'est  plus,  institutions,  coutumes,  modes, 
langage,  tout  le  passé  enfin,  il  n'obtient  qu'un  sourire  de 
pitié.  Pourquoi  même  prendre  la  peine  de  lui  disputer  la 
convenance  des  regrets  ou  des  éloges  qu'il  donne  à  ce  qui 
n'est  plus?  Qu'importe  que  tout  valût  mieux  autrefois; 


SUR  LA  SITUATION  DU  GOUVERNE.MENT.         73 

on  avoue  que  tout  a  changé ,  que  l'esprit  de  la  société 
n'est  plus  le  même  ;  cela  suffit.  Les  réalités  sociales  ne 
subsistent  que  par  l'assentiment  ou  du  moins  par  la  to- 
lérance de  tous.  Du  moment  qu'elles  ont  perdu  cet  assen- 
timent, il  y  a  une  certaine  chose  qui  leur  manque ,  c'est 
l'existence.  On  peut  se  figurer  qu'on  les  fera  revivre;  ou 
peut  croire  aux  revenants  ;  soit ,  pourvu  qu'on  n'oublie 
pas  que  les  revenants  sont  des  ombres. 

Le  parti  contraire ,  ou  plutôt ,  comme  on  l'a  éloquem- 
ment  appelé ,  la  nation  nouvelle  est  tout  autrement  digne 
d'être  observée.  C'est  à  elle  qu'il  faut  parler,  pour  elle 
qu'il  faut  écrire. 

Quel  est  le  caractère  général  de  cette  grande  portion 
de  la  société?  L'attachement  à  ce  qui  est,  à  ce  qu'elle  re- 
garde comme  son  bien,  ou,  si  l'on  veut,  comme  sa  con- 
quête. Ajoutera-t-elle  à  ce  qu'elle  a  déjà  gagné,  fera-t- 
elle  des  pas  nouveaux  dans  cette  route  qu'elle  a  si  péni- 
blement commencée?  Ici  la  société  se  partage;  point  de 
doute  que  la  majorité  ne  veuille  poursuivre  son  ouvrage  ; 
elle  n'a  point  l'orgueil  de  le  supposer  parfait;  elle  se  croit 
toujours  à  même  de  le  perfectionner;  elle  est  sûre  que  les 
générations  à  venir  trouveront  encore  à  faire. 

Mais  quels  sont-ils ,  ces  biens  dont  elle  désire  la  con- 
servation? Avant  tout,  des  opinions  dont  quelques-unes 
ont  été  déjà  réalisées  par  des  institutions  politiques.  Ces 
opinions  sont  fort  connues  sous  le  nom  d'idées  libérales. 
Mais  il  y  a  beaucoup  de  gens  qui  choisissent  parmi  ces 
idées  :  nouvelle  division  dans  la  société.  L'un  ne  réclame 
que  la  tolérance  religieuse,  l'autre  que  la  liberté  d'écrire; 
j'en  sais  beaucoup  d'assez  vains  pour  ne  demander  que 
l'égalité. 

I.  7 


74  PASSE  ET  PRÉSENT. 

On  a  souvent  ënuméré,  classé,  défini  ces  idées  ;  je  sup- 
pose reconnu  que,  malgré  les  divers  éclectismes,  la  géné- 
ralité de  la  société  les  adopte  et  les  professe  toutes.  J'ad- 
mets aussi,  parce  que  je  le  pense,  que  cette  croyance  est 
la  plus  raisonnable,  du  moins  la  plus  utile  qui  ait  jamais 
régné  sur  l'esprit  humain.  Mais,  quelle  que  soit  l'excel- 
lence d'une  opinion,  de  ce  qu'elle  est  vraie,  il  ne  s'ensuit 
pas  que  celui  qui  la  professe  ait  l'esprit  juste;  le  plus 
souvent,  il  l'a  acceptée  sans  examen,  par  intérêt,  pas- 
sion ,  convenance.  Or,  une  opinion  ainsi  reçue  est  un  pré- 
jugé, pas  autre  chose.  Chez  les  hommes  ignorants  ou  pas- 
sionnés ,  une  idée  libérale  peut  donc  prendre  toutes  les 
allures  d'un  préjugé;  c'est-à-dire  qu'elle  peut  être  exclu- 
sive, obstinée,  intolérante,  hostile,  et  c'est  en  effet  ce  qui 
arrive. 

Tandis,  par  exemple,  qu'un  homme  éclairé,  qui  peut 
avoir  conçu  la  religion  avec  une  indépendance  hasar- 
deuse, trouve  dans  l'ignorance  humaine  l'excuse  des 
croyances  qui  répugnent  le  plus  à  sa  raison  ;  le  sectaire 
des  idées  modernes  rejettera  et  poursuivra  avec  achar- 
nement toutes  les  religions  spéciales,  et  ne  verra  pas 
qu'une  impiété  offensive  ôte  le  droit  de  parler  de  tolé- 
rance. Tandis  qu'un  esprit  méditatif,  reconnaissant  que 
la  société  a  le  droit  de  participer  à  son  gou^ernement, 
aura  trouvé  dans  la  division  du  pouvoir  la  seule  combi- 
naison qui  sauve  un  grand  pays  du  despotisme  ;  un  esprit 
vulgaire  verra  l'esclavage  partout  où  il  y  a  de  l'ordre,  et 
la  tyrannie  partout  où  il  y  a  de  l'autorité.  Il  serait  facile 
de  multiplier  les  exemples. 

Ces  préjugés  existent  :  ils  ne  sont  pas  les  moins  dérai- 
sonnables de  tous;  lisseraient  aujourd'hui  les  plus  fu- 


SUR  LA  SITUATION  DU  GOUVERNEMENT.         75 

nestes,  pouvant  devenir  les  plus  puissants.  On  les  a  sou- 
vent combattus ,  mais  rarement  s'y  est-on  bien  pris.  On 
s'est  contenté  de  leur  répondre  par  cet  axiome  :  «  11  faut 
de  la  modération.  »  Que  d'éloges  de  la  modération  depuis 
le  commencement  de  ce  siècle  ! 

Cet  axiome  n'a  point  de  sens,  pris  absolument.  La  dif- 
ficulté est  de  savoir  ou  placer  la  modération.  Par  une 
suite  de  l'empire  redoutable  que  les  métaphores  exercent 
sur  notre  esprit ,  parce  qu'il  a  été  écrit  que  la  vertu  est 
au  milieu,  in  medio  viitus ,  on  a  toujours  cherché  le  mi- 
lieu entre  les  deux  extrêmes,  comme  s'il  n'y  avait  jamais 
en  toutes  choses  que  deux  extrémités,  comme  si  l'on  ne 
pouvait  se  tromper  que  de  deux  manières. 

Il  est ,  en  effet ,  des  gens  qui ,  ne  supposant  que  deux 
routes  ouvertes  à  l'esprit  humain,  ont  cru  qu'une  route 
intermédiake  était  nécessairement  celle  de  la  raison,  ^'e 
voyant  aujourd'hui  que  deux  partis,  celui  du  passé  et  ce- 
lui du  présent ,  ils  adoptent  ainsi  la  moitié  des  idées  de 
chacun,  espérant  terapérei-  les  unes  par  les  autres,  et  for- 
mer une  opinion  mixte  qui  exclut  les  deux  autres ,  en 
paraissant  les  admettre  toutes  deux,  et  qui  n'est  excusée, 
comme  elles,  ni  par  la  puissance  des  souvenirs,  ni  par  celle 
de  l'espérance.  A  cette  neutralité  viennent  se  rattacher 
toutes  ces  opinions  indécises  qui ,  se  prétendant  fondées 
sur  l'expérience,  insultent  du  haut  d'une  raison  médiocre 
aux  croyances  des  uns ,  aux  conceptions  des  autres ,  et 
qui,  échappant  à  toute  discussion,  se  passent  de  preuves, 
puisciu'elles  rejettent  celles  de  sentiment  comme  de  l'exal-  • 
tation,  et  celles  de  raisonnement  comme  de  la  métaphy- 
sique, espèce  d'empirisme  sceptique  qui  négocie  et  com- 
bat à  la  fois  avec  tous  les  partis,  et  qui,  les  opposant  les 


76  PASSE  ET  PRÉSENT. 

ims  aux  autres  et  les  trahissant  tour  à  tour,  semble  en- 
courager leurs  excès,  leurs  écarts,  et  croit ,  en  les  perpé- 
tuant, assurer  sa  supériorité,  éterniser  son  empire  ;  satis- 
fait si,  arrêtant  d'une  main  ceux  qui  voudraient  reculer 
dans  le  passé,  et  de  l'autre  ceux  qui  s'avancent  dans  l'a- 
Acnir,  aigrissant  ainsi  le  dépit  des  premiers  et  irritant 
l'impatience  des  seconds,  il  parvient  à  maintenir  la  so- 
ciété dans  une  sorte  de  station  pénible  et  forcée,  où,  sus- 
pendue entre  un  mouvement  rétrograde  qu'elle  redoute 
et  un  mouvement  progressif  qu'elle  désire,  elle  souffrirait 
à  la  fois  toute  la  fatigue  de  l'effort  et  tout  le  malaise  de 
l'immobilité. 

Si  je  sortais  un  moment  de  la  généralité  de  vues  que  je 
me  suis  prescrite,  combien  d'opinions  de  cette  espèce 
indéterminée  se  présenteraient  à  moi  ! 

Je  trouverais  sous  mes  yeux  tous  les  partisans  de 
ces  doctrines  que  le  beau  monde  approuve  et  recom- 
mande. Et  ceux  qui,  n'ayant  pas  le  bonheur  de  croire  à  la 
religion,  s'épargnent  la  peine  d'examiner,  se  contentent 
d'une  indifférence  prudente  et  n'en  vont  pas  moins  pro- 
fessant la  nécessité  d'une  religion  comme  une  institution 
mondaine  qui  fait  du  bien  au  peuple;  et  ceux  qui,  in- 
capables de  fixer  leur  pensée  sur  elle-même ,  mourront 
sans  avoir  cherché  l'énigme  de  leur  être  moral ,  et  qui, 
se  jouant  des  nombreux  essais  tentés  par  les  plus  puis- 
sants esprits  pour  se  connaître,  rient  de  la  métaphysique, 
parce  qu'il  leur  est  commode  d'appeler  chimère  te  qu'ils 
ne  comprennent  pas. 

Ces  hommes,  cependant,  et  ceux  qui,  dans  d'autres 
ordres  d'idées ,  tiennent  un  langage  analogue,  prétendent 
au  privilège  exclusif  de  la  modération.   Mais  ne  nous 


SUR  LA  SITUATION  DU  GOUVERNEMENT.         " 

trompent-ils  pas?  Il  est  vrai  qu'ils  ne  sont  pas  persécu- 
teurs. Incrédules  et  indifférents  pour  la  plupart,  il  serait 
singulier  qu'ils  se  permissent  l'intolérance.  Cette  modé- 
ration ,  qui  dépend  du  caractère,  est  un  mérite  sans  doute, 
une  vertu  même;  mais  c'est  une  question  de  savoir  si 
celle  de  leur  esprit,  celle  qui  consiste  à  tout  écouter,  mais 
à  ne  vouloir  rien  entendre ,  est  une  supériorité.  L'impar- 
tialité entre  les  doctrines  pourrait  bien  ne  prouver  qu'une 
intelligence  incapable  de  comparer  et  de  choisir.  En  ac- 
cordant que,  par  ce  pyrrhonisme  irrélléchi,  on  évite  l'er- 
reur, on  se  résigne  en  même  temps  à  se  passer  de  la  vé- 
rité. Et,  s'il  est  excusable  de  ne  pas  la  connaitre ,  certes  il 
est  honteux  de  ne  pas  la  chercher. 

Il  y  a  une  grande  différence  entre  l'esprit  de  parti  et 
la  conviction  :  être  exempt  de  l'un  est  un  devoir,  se  pas- 
ser de  l'autre  est  un  tort.  Le  devoir  est  si  difficile ,  qu'il 
est  une  vertu;  le  tort  est  si  aisé,  qu'il  devrait  être  une 
honte.  C'est  une  obligation  pour  tout  le  monde  que  de 
n'avoir  point  ce  fanatisme  d'opinion  qui  persécute  ;  il  est 
permis  à  tous  d'avoir  cette  chaleui"  de  conviction  qui 
cherche  à  persuader. 

Ce  n'est  pas  tout:  il  arrive  quelquefois  que  l'esprit 
de  parti  se  rencontre  là  où  la  conviction  n'existe  pas.  Il 
se  trouve  des  gens  dont  l'indifférence  est  agissante  et  qui 
ne  laissent  jamais  en  repos  les  convictions  décidées  :  tant 
il  est  vrai  que  la  modération  pratique  dépend  beaucoup 
plus  du  caractère  que  de  l'esprit  ! 

Où  donc  serait  la  véritable  modération ,  celle  qui  n'ex- 
clurait ni  la  volonté  ni  la  constance?  >"on  pas  dans  les 
hommes  qui,  d'un  coté  ou  d'un  autre ,  haïssent  et  persé- 
cutent, qui  soutiennent  des  opinions  à  la  manière  des  in- 

7. 


78  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

térèts  ;  mais ,  comme  elle  est  une  qualité ,  une  disposition 
de  l'àme,  dans  ceux  de  toute  opinion  qui  chercheront 
de  bonne  foi  la  source  de  l'opinion  contraire  pour  l'excu- 
ser en  même  temps  que  pour  la  mieux  vaincre. 

Où  sera  la  raison  ?  j\on  pas  certes  dans  tous  les  partis, 
ni  dans  tous  les  individus  d'un  parti  ;  mais  dans  celui 
qui ,  modéré  de  caractère ,  c'est-à-dire  sans  passion  ; 
éclairé,  c'est-à-dire  sans  prévention,  concevra  les  senti- 
ments différents  du  sien  et  apercevra  jusqu'aux  fautes  de 
ceux  qui  pensent  comme  lui.  Celui-là  profitera  de  sa  po- 
sition, quelle  qu'elle  soit,  pour  combattre  l'erreur  avec 
zèle,  avec  force,  avec  courage;  accueillant  les  idées  nou- 
velles, non  parce  qu'elles  sont  nouvelles,  mais  parce 
qu'elles  sont  bonnes ,  et ,  reconnaissant  que  des  préjugés 
peuvent  s'élever  dans  leur  sein,  il  ne  verra  point  de  dan- 
ger dans  leur  développement ,  mais  seulement  dans  leurs 
déviations.  Persuadé  que  la  résistance  surtout  amène  ces 
écarts ,  et  que  l'oppression  est  la  première  cause  de  l'es- 
prit de  parti,  il  embrassera  la  vérité  tout  entière  et  crain- 
dra toujours  que,  reconnue  à  regret  ou  repoussée  avec 
défiance ,  elle  ne  se  corrompe  et  n'appelle  à  son  secours 
l'erreur  et  la  violence. 

En  effet ,  chacune  des  idées  modernes  les  plus  inno- 
centes peut  dégénérer  en  un  préjuge  dangereux;  nous 
l'avons  vu,  auprès  de  la  tolérance  est  l'impiété;  auprès 
de  l'indépendance  morale,  le  mépris  des  prmcipes;  au- 
près de  l'indépendance  politique,  la  révolte;  auprès  de 
la  liberté  de  penser,  l'impudence  de  l'esprit.  Or,  s'il  existe 
une  prévention  générale,  une  défiance  hostile  qui  re- 
pousse la  vérité  pour  se  préserver  du  préjugé  dangereux, 
elle  encourage  celui-ci  aux  dépens  de  la  première;  elle 


SUR  LA  SITUATION  DU  GOUNTHNEMENT.        79 

produit  le  mal  de  peui'  du  bien.  Une  opinion  en  deçà  du 
juste  amène  aussitôt  l'opinion  au  delà.  Où  la  persécution 
commence  naît  le  fanatisme,  et  le  plus  sur  moyen  d'avoir 
la  licence,  c'est  de  refuser  la  liberté. 

Puisque  j'ai  prononcé  ces  mots,  je  suivrai  mon  idée. 
Si ,  par  exemple ,  à  l'époque  où  nous  sommes ,  un  pou- 
voir établi,  voyant  la  société  qu'il  dirige  renaître  au 
sentiment  de  ses  droits ,  prenait  cette  disposition  des 
peuples  pour  un  obstacle  et  non  pour  un  moyen  ;  s'il  la 
combattait  au  lieu  de  s'en  servir;  si,  persuadé  que  l'état 
naturel  du  gouvernement  et  des  gouvernés  est  un  état 
de  lutte,  il  ne  savait  pas  que  la  force  qui  commande  a 
plutôt  pour  auxiliaire  que  pour  antagoniste  celle  qui 
obéit  ;  s'il  oubliait  que  cbez  un  peuple  qui  n'a  plus  d'il- 
lusion, mais  qui  raisonne ,  le  gouvernement  ne  peut  être 
que  l'opinion  générale  en  action;  enfin  si,  trop  effrayé 
des  abus  qu'une  nation  peut  faire  de  ses  droits ,  il  en 
refusait  l'usage  ou  seulement  la  garantie ,  la  prévention 
du  pouvoir  contre  le  peuple  produirait  la  prévention  du 
peuple  contre  lui  :  une  fois  nées  et  coexistantes,  ces 
deux  erreurs  grandiraient  et  se  fortifieraient  l'une  l'au- 
tre, se  servant  l'une  à  l'autre  de  preuve  et  de  prétexte; 
la  défiance  enfanterait  la  défiance ,  le  soupçon  exciterait 
le  soupçon.  Rien  ne  serait  mutuellement  pardonné,  et 
bientôt  les  deux  forces,  poussant  chacune  en  sens  op- 
posé ,  briseraient  le  lien  qui  unit  le  faisceau  de  la  société. 
Or,  une  fois  ce  lien  rompu,  ce  ne  sont  plus  des  idées  qui 
dominent;  les  opinions  générales  disparaissent  devant 
les  passions  individuelles;  celles-ci  ne  triomphent  que 
par  la  force ,  elles  ne  régnent  que  par  la  terreur  ;  et  la 
société  est  remise  en  question,  et  les  nations  périssent 


80  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

d'autant  plus  misérables  qu'elles  oat  entrevu  la  lumière 
d'un  jour  plus  beau  : 

«  Quœsivit  cœlo  Iw.em,  ingemuitque  reperla,  v 


DE 

LA  BON^E  FOI  DANS  LES  0P1A10.\S. 

(l.NÉDIT.     1818.) 


Il  est  très-commun  d'entendre  les  hommes  d'un  avis 
différent  s'accuser  réciproquement  de  mauvaise  foi.  C'est 
un  reproche  que  presque  tout  le  monde  se  permet  facile- 
ment, quelque  hasardé  qu'il  puisse  être.  Les  uns,  en 
effet,  ont  une  si  grande  confiance  dans  lem-s  lumières, 
qu'ils  n'admettent  point  chez  les  autres  la  possibilité 
d'être  insensibles  à  ce  qui  les  touche;  ils  croient  si  fort  en 
eux-mêmes  qu'ils  ne  souffrent  point  d'incrédules  ;  à  leurs 
yeux  le  dissentiment  est  toujours  un  artifice,  et  ils  attri- 
buent la  contradiction  à  la  malveillance.  Les  autres ,  au 
contraire,  mettent  en  général  si  peu  de  prix  aux  idées 
qu'ils  regardent  toujours  une  opinion  comme  le  mot 
d'ordre  d'un  intérêt  ou  d'une  passion  qui  se  déguise,  et 
se  refusent  à  penser  qu'elle  puisse  être  autre  chose  qu'un 
moyen  de  réussir. 

Si  cependant ,  au  lieu  de  suspecter  si  promptemeut  la 
sincérité  des  autres,  ils  s'observaient  eux-mêmes,  ils 
verraient  que  leurs  propres  opinions  sont  pour  la  plupart 
enracinées  dans  les  habitudes  de  leur  esprit,  provien- 


82  PASSE  ET  PRÉSENT. 

nent  de  cent  causes  éti'angères  à  toute  vue  intéressée, 
telles  que  l'éducation,  les  liaisons,  les  lectures,  tous  les 
accidents  de  la  vie  ;  qu'enfin ,  bien  loin  que  l'existence 
des  intérêts  précède  toujours  celle  des  opinions,  ce  sont 
eux  au  contraire  qui  viennent  ordinairement  se  groupei' 
autour  d'elles,  se  ranger  à  leur  suite,  et  que  l'esprit 
choisit  d'abord  librement  la  croyance  à  laquelle  se  ratta- 
chent plus  tard  tous  les  liens  de  la  personnalité. 

Il  faut  donc  se  tenir  en  garde  contre  ceux  qui ,  dans 
une  discussion,  commençant  par  révoquer  en  doute  la 
conviction  de  leur  adversaii-e,  infirment  ainsi  d'avance 
son  témoignage  pour  se  dispenser  de  lui  répondre,  affai- 
blissent l'effet  de  ses  raisonnements  pour  ne  pas  èti'e 
obligés  de  raisonner  eux-mêmes,  et,  faute  de  savoir  com- 
battre l'opinion,  s'attaquent  à  la  personne.  Les  arguments 
ad  hominem,  d'un  succès  si  tentant  et  si  facile,  sont  les 
moins  forts  de  tous.  Un  esprit  éclairé  s'en  abstient  et 
s'en  défie;  car  ils  viennent  aisément  au  secours  d'une 
mauvaise  cause ,  et ,  lorsqu'ils  sont  seuls ,  ils  dénotent  à 
coup  sûr  un  mauvais  avocat. 

C'est  une  des  manies  des  gens  médiocres  que  de  ne 
jamais  soupçonner  qu'il  puisse  y  avoir  une  conscience 
pour  les  idées  comme  pour  les  sentiments;  et  c'est  par 
une  conséquence  de  cette  manie  qu'ils  aiment  mieux 
vous  imputer  un  mensonge  qu'une  erreur,  singulier  bom- 
mage  qu'ils  rendent  à  votre  jugement,  pour  se  donner  le 
droit  d'accuser  votre  caractère. 

.l'avoue  que  je  n'estime  pas  assez  la  raison  humaine 
pour  refuser  de  croire  qu'une  sottise  puisse  être  dite  en 
conscience.  Je  sais  qu'à  cet  égard  l'incrédulité  est  plus 
en  usage  et  passe  pour  moins  fondée.  Ainsi ,  tantôt  on 


DE  LA  BONNE  FOI  DANS  LES  OPINIONS.         83 

invoque  contre  votre  opinion ,  si  l'on  veut  seulement  la 
présenter  comme  fausse,  la  justesse  habituelle  de  votre 
esprit ,  si  l'on  prétend  la  faire  passer  pour  dangereuse,  la 
pureté  connue  de  vos  sentiments;  tantôt  on  arguë  des 
faiblesses  de  votre  caractère  ou  des  fautes  de  votre  vie 
contre  les  maximes  que  vous  voulez  étal)lir.  Dans  l'im- 
puissance d'entamer  votre  opinion ,  on  sape  par  une 
sorte  de  contre-mine  votre  autorité  personnelle. 

Ces  deux  tactiques,  dont  l'une  est  perfide  et  l'autre 
offensante,  sont  de  plus  assez  mauvaises. 

Que  prouve  en  effet  la  première?  à  quoi  mène-t-elle? 
Au  lieu  de  soutenir  à  mon  adversaire  qu'il  a  trop  de  lu- 
mières et  l'âme  trop  bien  placée  pour  adopter  de  bonne 
foi  une  proposition  erronée  ou  funeste ,  en  d'autres  ter- 
mes qu'il  est  homme  de  trop  d'esprit  et  trop  honnête 
homme  pour  ne  pas  être  un  menteur,  je  devrais  com- 
mencer par  lui  prouver  la  fausseté  ou  le  danger  de  sa 
proposition,  Y  fussé-je  parvenu,  je  ne  serais  en  droit 
de  rien  conclure  contre  sa  sincérité  ;  en  effet ,  plus  l'er- 
reur qu'il  avance  paraît  grossière,  plus  il  y  a  à  parier 
qu'il  est  de  bonne  foi.  C'est  ici  le  cas  d'appliquer  le 
Credo  quia  absmxhim  ;  car  un  sceptique  ne  se  déter- 
minerait pas  de  préférence  pour  l'absurde,  et  un  im- 
posteur choisirait  mieux  ses  sophismes.  En  général,  les 
opinions  extrêmes  prouvent  l'aveuglement  et  non  la 
fausseté;  l'exagération  est  l'écueil  de  toute  conviction 
profonde,  comme  une  foi  vive  est  toujours  voisine  de  la 
superstition.  Il  me  semble  même  que  l'homme  le  meilleur 
peut  avoir  une  opinion  susceptible  de  paraître  criminelle. 
Son  honnêteté  peut  devenir  une  cause  d'illusion  de  plus. 
Autrement  il  faudrait  toujours  traiter  un  préjugé  sur  le 


84  •       PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

pied  d'un  mensonge.  L'espèce  humaine  serait  alors  trop 
méprisable.  On  serait  conduit,  par  exemple,  à  dire  avec 
Rousseau  que  tout  prêtre  intolérant  est  de  mauvaise  foi. 
Et  pourtant,  dans  les  temps  passés  et  dans  le  nôti-e  en- 
core, un  chrétien  a  pu  être  exclusif,  persécuteur  même, 
sans  qu'on  doive  eu  inférer  autre  chose  que  l'infirmité  de 
son  esprit.  Le  contraste  de  ses  opinions  et  de  ses  ^  ertus 
prouve  précisément  l'énergie  de  sa  conviction.  J'ai  con- 
fiance aux  opinions  qui  ont  coûté  cher.  >' est-il  pas  sorti 
de  la  bouche  de  saint  Louis  des  mots  terribles  contre  les 
liérétiques?  et  faut-il  conclure  de  ce  qu'il  les  a  prononcés 
qu'il  n'était  pas  relideux,  ou  de  ce  qu'il  était  religieux 
qu'il  ne  les  a  pas  prononcés?  Il  est  plus  doux  de  suppo- 
ser dans  les  autres  la  contradiction  que  l'imposture.  Le 
fanatisme  est  préférable  à  l'hypocrisie,  et  le  martyr  d'une 
erreur  à  l'apostat  de  toutes  les  vérités. 

La  conséquence  de  ceci  n'est  point  le  maintien  des  pré- 
jugés, le  respect  des  superstitions  et  du  fanatisme.  Parce 
que  je  crois  à  la  puissance  de  la  raison  et  à  la  réalité  des 
opinions,  je  désire  qu'on  les  attaque  en  elles-mêmes, 
mais  en  elles  seules.  Ma  devise  serait  :  Paix  aux  hommes, 
et  guerre  aux  idées. 

Que  dire  maintenant  de  ceux  qui  cherchent  dans  la 
personne  ou  dans  la  vie  passée  de  celui  qui  opine  dans 
la  chaire,  à  la  tribune,  au  barreau,  dans  un  salon,  dans  un 
livre,  des  arguments  contre  ses  assertions?  Ressource  à 
la  fois  odieuse  et  inutile  1  Elle  est  inutile  sans  doute ,  car 
les  noms  propres,  dans  toute  discussion,  ne  peuvent  être 
comptés  que  comme  un  vain  chiffre,  une  lettre  morte. 
Les  idées  n'ont  de  valeur  que  par  elles-mêmes,  elles  ne 
doivent  point,  comme  les  monnaies,  quelque  chose  de 


DE  LA  BONNE  FOI  DANS  LES  OPINIONS.         85 

leur  prix  au  nom  et  à  la  face  de  celui  qui  les  émet;  on 
les  juge  au  poids  et  au  titre.  Le  commerce  de  la  pensée 
est  un  commerce  libre  où  toute  marchandise  est  reçue  et 
appréciée  sans  distinction  d'origine.  Le  triste  travail, 
d'ailleurs ,  que  d'attaquer  ainsi  l'homme  à  défaut  de  sa 
cause,  que  d'aller  soigneusement  recueillir  dans  le  passé 
de  chacun  des  motifs  de  défiance,  des  prétextes  d'incré- 
dulité! La  vérité  y  gagne-t-elle?  Quel  est,  pour  ne  parler 
ici  que  des  écrivains,  celui  qui  pourrait  appeler  toutes  ses 
actions  en  garantie  de  ses  ouvrages?  Dans  quelle  vie  ne 
trouverait-on  pas  une  faiblesse,  un  écart,  un  oubli? 

La  conduite  de  tel  homme  est  moins  bonne  que  ses 
opinions.  Pourquoi  en  inférer  sa  mauvaise  foi?  Sommes- 
nous  donc  des  créatures  si  fortes,  si  raisonnables,  que 
l'inconséquence  nous  soit  étrangère?  Y  a-t-il  beaucoup 
de  gens  qui  agissent  aussi  bien  qu'ils  pensent?  Je  dis  plus, 
celui  dont  les  idées  et  les  actions  sont  sur  la  même  ligne 
est  ordinairement  médiocre  en  tout.  Puisqu'il  ne  ti'ouve 
pas  dans  ses  conceptions  un  modèle  supérieur  à  lui,  il  n'y 
a  guère  pour  lui  de  perfectionnement  possible.  Car,  au 
milieu  de  nos  fautes  et  de  nos  faiblesses,  c'est  par  le  sen- 
timent du  bien  que  nous  valons  encore  mieux  que  nous- 
mêmes;  c'est  grâce  à  ce  sentiment  inextinguible  que, 
même  dans  nos  écarts  les  moins  excusables,  notre  âme 
peut  retenir  encore  quelque  chose  de  sa  céleste  origine. 

Prouver  à  quelqu'un  que  ses  doctrines  valent  mieux 
fiue  ses  œuvres,  c'est  donc  ne  rien  prouver  contre  les  pre- 
mières. Il  s'ensuit  seulement  qu'il  y  a  inconséquence 
dans  sa  manière  d'être;  or,  l'inconséquence  est  un  vice 
originel  de  l'homme;  car,  ce  semble,  il  serait  parfait 
s'il  était  conséquent. 

I.  8 


86  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

C'est  donc  méconnaître  sa  nature  que  de  le  supposer 
systématique  dans  ses  idées  et  dans  ses  actes,  homogène 
pour  ainsi  dire  dans  tout  son  être  moral.  Nous  devons 
désirer  seulement  que  nos  pensées ,  nos  discours  et  nos 
actions  soient  d'accord,  sinon  de  niveau.  D'ordinaire  il 
s'établit  entre  ces  trois  manifestations  de  l'existence  une 
certaine  hiérarchie,  dont  les  pensées  occupent  le  sommet, 
et  les  actions  le  dernier  degré.  La  plus  ou  moins  grande 
distance  qui  sépare  ces  deux  extrêmes  est  la  mesure  de 
la  valeur  morale  de  chaque  individu.  Chez  ceux  dont  l'es- 
prit est  distingué  et  l'àme  commune,  alliance  qui  devrait 
être  impossible,  la  distance  est  immense.  Elle  est  pres- 
que nulle  chez  les  hommes  médiocres. 

Je  ne  sais  rien  de  moins  utile  ni  de  si  déplacé  que  cette 
enquête  de  vie  et  moeurs  dont  aujourd'hui  l'on  fait  sou- 
vent précéder  l'examen  des  opinions  d'un  écrivain  ou 
d'un  orateur.  Et  quel  temps  choisit-on  pour  établir  cette 
inquisition?  est-ce  après  une  succession  de  circonstances 
si  dissemblables ,  après  des  événements  qui  se  sont  con- 
tinuellement démentis  eux-mêmes ,  qu'on  peut  exiger 
dans  les  hommes  une  constance  que  la  suite  des  in- 
cidents ordinaires  de  la  vie  suffit  souvent  pour  dé- 
ranger ? 

J'accorde ,  quant  à  moi ,  une  telle  latitude  à  l'inconsé- 
quence que  je  rejette  le  droit  prétendu  de  chercher  dans 
les  écrits  passés  d'un  même  individu  la  réponse  à  son  écrit 
du  moment.  Ne  peut-on,  à  des  épotjues  différentes,  être 
de  bonne  foi  dans  deux  opinions  contraires?  Des  cir- 
constances, des  épreuves,  des  réllexions  nouvelles  ne 
peuvent-elles  renouveler  nos  idées?  Frétendrait-on  nous 
interdire  les  conversions?  Alors  pourquoi  écrire,  plaider, 


DE  LA  BONNE  FOI  DANS  LES  OPINIONS.         87 

professer,  prêcher?  Est-ce  qu'on  se  rendrait  la  justice  de 
croire  qu'on  n'est  point  en  état  de  persuader?  Cela  serait 
bien  humble. 

Je  déclare  ici  formellement  que  j'ai  souvent  changé 
d'opinion  et  que  j'en  changerai  encore  :  puisse  la  présente 
déclaration  me  valoir  ce  que  de  raison. 

La  conclusion  de  tout  ceci  est  que,  s'il  paraît  peu  con- 
venable d'opposer  les  actions  d'un  homme  à  ses  opinions, 
il  peut  être  permis  de  se  servir  de  celles-ci  pour  redresser 
celles-là,  et  de  s'appuyer  sur  ses  principes  pour  en  exiger 
de  lui  les  conséquences. 

D'un  autre  côté,  on  peut  sans  doute  relever  nos  erreurs 
ou  nos  contradictions,  mais  il  faut  au  moins  les  comprendre 
afin  de  leur  parler  une  langue  intelligible  ;  il  faut  entrer 
dans  toutes  les  infirmités  de  notre  nature,  au  lieu  de  la 
blesser  en  la  frappant  sans  égard  et  sans  choix.  Qu'on 
prenne  en  pitié,  en  mépris,  tant  qu'on  voudra,  la  raison 
humaine  ;  mais  qu'on  hésite  à  mépriser  le  cœur  humain , 
et  surtout  le  cœur  d'un  homme,  parce  que  son  esprit  n'est 
pas  le  nôtre. 

D'après  ces  explications ,  je  ne  pense  pas  avoir  encouru 
le  reproche  trivial  de  voir  les  hommes  sous  un  jour  trop  fa- 
vorable. Je  me  suis  interdit  à  dessein  toutes  les  raisons  que 
j'aurais  pu  puiser  dans  le  besoin  de  notre  propre  dignité  qui 
devrait  seul  nous  porter  à  estimer  notre  semblable  ;  mais, 
en  dehors  même  de  ce  sentiment,  qui  pourrait  paraître  une 
illusion,  sachons  convenir  que  les  intelligences  aussi  ont 
leurs  droits,  et  que  les  opinions  méritent  qu'on  s'occupe 
d'elles.  On  dit  le  contraire  ;  on  veut  que  les  hommes  ne 
soient  conduits  que  par  des  intérêts  ou  des  passions.  C'est 
là  une  de  ces  généralités  répétées  par  les  gens  du  monde 


88  PASSE  ET  PRESENT. 

avec  cet  air  de  profondeur  et  de  finesse  qui  semble  tou- 
jours présenter  comme  le  produit  d'une  expérience  éclai- 
rée des  maximes  banales  dont  la  société  a  fait ,  depuis 
longtemps,  les  avances  au  bénéfice  de  la  médiocrité. 

Il  n'est  pas  inutile  de  montrer,  toutes  les  fois  que  l'oc- 
casion s'en  présente ,  combien  ces  éternels  axiomes  de 
l'ignorance  et  du  babil  sont ,  la  plupart  du  temps ,  incom- 
plets, faux,  inapplicables.  Les  esprits  incapables  d'une 
observation  on  d'un  raisonnement  qui  leur  soit  propre 
ne  manquent  jamais  d'avoir  pour  cliaque  question  une 
de  ces  formules  toutes  prêtes.  Ils  s'imaginent  clore  par 
là  toute  discussion ,  et  poser  la  borne  de  la  raison  dans 
chacune  des  routes  où  marche  l'esprit  humain.  Et ,  eu 
effet,  ils  n'iront  jamais  plus  loin;  pauvres  gens  qui  ne 
voient  pas  que  cette  limite  ne  pourra  jamais  être  fixée  et 
que  la  raison  ne  saurait  être  stationnaire ,  par  suite  de 
notre  imperfection  même. 

Ainsi  on  entend  dire  continuellement  :  Tous  les  hom- 
mes sont  faux ,  intéressés ,  et  mille  autres  choses  de  ce 
genre;  propositions  trop  communes  pour  être  vraies. 
Elles  supposent,  en  effet,  dans  l'homme  une  unité  qu'il 
n'a  pas,  elles  le  font  plus  fort  qu'il  n'est.  Chacune  de  nos 
actions  résulte  de  plusieurs  motifs  qui  se  combinent  en- 
semble; et  voilà  pourquoi  il  est  si  rare  qu'elles  soient  dé- 
cisives. Si  l'homme  était  une  machine  simple  mue  par 
une  force  unique,  il  serait  possible  de  calculer  tous  ses 
mouvements  ;  l'art  de  vivre  avec  les  honmies ,  d'agir  sur 
eux ,  de  les  gouverner,  viendrait  se  réduire  à  la  connais- 
sance d'un  seul  principe.  Car,  la  cause  étant  connue,  les 
effets  seraient  facilement  prévus. 

Mais,  bien  loin  que  cette  cause  soit  unique,  il  y  en  a 


DE  LA  BONNE  FOI  DANS  LES  Ol'LMONS.    89 

mille  qui  uous  mettent  en  jeu.  Il  est  même  très-rare 
qiïun  acte  quelconque  découle  d'un  seul  principe,  en- 
core plus  rare  que  ce  principe  soit  l'intérêt.  Sommes-nous 
en  effet  assez  clairvoyants  pour  n'être  jamais  séduits? 
marchons-nous  d'un  pas  si  ferme  que  nous  ne  puissions 
être  entraînés  ?  est-il  si  aisé  de  se  dégager  de  tous  ses 
scrupules,  de  tous  ses  préjugés,  de  toute  illusion,  d'en 
imposer  à  son  imagination ,  de  comprimer  son  amour- 
propre  ,  ses  ressentiments ,  ses  goûts ,  pour  écouter  ex- 
clusivement la  voix  de  l'intérêt,  en  prenant  ce  mot  dans 
son  sens  propre,  c'est-à-dire  le  besoin  des  avantages 
matériels  de  la  société?  Comment  abdiquer  d'ailleurs 
sa  raison  au  point  de  régler  uniquement  ses  opinions 
d'après  l'utilité,  abstraction  faite  de  l'évidence?  L'avo- 
cat le  plus  vil  adopte  au  moins  en.  partie  la  cause  qu'il 
plaide;  l'écrivain  le  plus  mercenaire  pense  quelque  chose 
de  ce  qu'il  écrit;  on  finit  même  par  croire  ce  que  dicte 
la  peur. 

A  une  époque  récente  ,  il  s'est  développé  au  milieu  de 
nous  un  parti  qu'on  est  parvenu  à  rendre  redoutable,  et 
dont  la  tendance  n'allait  à  rien  moins  qu'à  détruire  l'ou- 
vrage du  temps ,  c'est-à-dire  à  replacer  la  société  sur  des 
bases  dont  la  Révolution  a  consommé  la  ruine.  Il  est  cer- 
tain que  la  plupart  de  ceux  qui  composent  ce  parti  pour- 
raient gagner  quelque  chose  au  rétablissement  de  ce  qui 
n'est  plus  ;  cependant ,  lorsqu'ils  l'ont  tenté ,  l'intérêt  n'a 
point  été  leur  seul  mobile  :  parmi  eux,  un  grand  nombre 
ne  sait  pas  pour  la  France  d'autre  moyen  de  salut  ;  chez 
eux  l'amour  du  passé  est  une  superstition.  J'en  vois 
quelques-uns  qui ,  bien  que  très-désintéressés  au  retour 
de  l'ancien  ordre  social ,  le  désirent,  l'appellent  de  tous 


90  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

leurs  vœux ,  de  tous  leurs  efforts.  Et  cette  manière  de 
voir  est  une  suite  de  la  nature  de  leur  esprit ,  de  la  di- 
rection de  leurs  idées ,  et  non  le  résultat  d'un  calcul  :  c'est 
une  absurdité  toute  gratuite. 

En  fait  d'opinion  politique,  on  est  habitué  à  n'accor- 
der l'honneur  de  l'indépendance  et  du  désintéressement 
qu'à  celle  qui  parait  hors  de  l'influence  du  pouvoir  ;  je 
suis  loin  d'être  aussi  exclusif.  Parmi  ceux  qui  se  soumet- 
tent le  plus  aveuglément  à  la  volonté  des  puissants ,  qui 
courent  au-devant  de  leurs  caprices ,  qui  épousent  jus- 
qu'aux intérêts  de  leur  amour-propre,  beaucoup  obéissent 
à  la  conscience.  Cette  docilité  est  le  lot  d'une  certaine 
classe  d'esprits  subalternes  par  essence. Tout  homme  qu'un 
exemple  détermine,  qu'une  citation  persuade,  fait  partie 
de  cette  classe.  Pour  celui-là,  en  effet,  toutes  les  ques- 
tions se  décident  par  les  autorités  ;  le  gouvernement  est 
pour  lui  ce  que  Pascal  appelle  un  docteur  grave. 

Ainsi,  parmi  les  sectes  ou  les  partis,  quels  qu'ils  soient, 
aucun  ne  peut  s'adjuger  le  privilège  du  désintéressement, 
de  l'indépendance,  de  la  bonne  foi.  Ces  qualités,  loin 
d'être  inhérentes  à  telle  ou  telle  opinion ,  appartiennent 
aux  individus.  J'ai  dit  qu'elles  sont  plus  communes 
qu'on  ne  le  suppose  ordinairement  ;  j'ajoute  qu'elles 
ne  préjugent  rien  pour  ou  contre  la  justesse  des  vues 
de  celui  qui  les  possède;  car  l'erreur  peut  être  pro- 
clamée par  une  voix  libre,  la  vérité  se  trouver  sous 
une  plume  vénale. 

Les  personnes  et  les  circonstances  ne  doivent  être 
comptées  pour  rien.  —  Les  opinions  ne  sont  justiciables 
que  de  la  raison.  —  Elles  doivent  être  jugées  en  elles- 
mêmes.  —  Telle  est  la  conclusion  de  tout  ceci.  On  dira 


DE  LA  BONNE  FOI  DANS  LES  OPINIONS.         91 

peut-êti-e  qu'un  si  long  développement  n'était  pas  néces- 
saire pour  une  vérité  qui  parait  simple;  mais  toute  sim- 
ple ,  en  effet ,  cette  vérité  est  par  sa  nature  d'un  ordre  su- 
périeur, par  ses  conséquences  d'une  grande  portée.  Elle 
touche  au  dogme  qui  doit  aujourd'hui  servir  de  base  à 
toute  notre  foi  politique  et  morale ,  au  dogme  sur  lequel 
devrait  être  fondée  la  constitution  actuelle  de  la  société , 
celui  de  la  souveraineté  de  la  pensée. 


LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

(1818.) 


I. 

,  AVANT    l'empire. 

La  Révolution  française  ne  fut  point  un  accident, 
mais  le  résultat  nécessaire  de  tout  le  siècle  passé.  On  la 
voit,  dès  les  dernières  années  du  règne  de  Louis  XIV, 
poindre  dans  les  opinions  de  quelques  philosophes,  s'an- 
noncer ensuite  dans  la  littérature,  gagner  ainsi  l'opinion 
publique,  et  s'emparer  bientôt  delà  société  tout  entière. 
Sa  marche,  comme  l'a  dit  un  écrivain  déjà  célèbre',  était 
de  substituer  partout  les  idées  aux  croyances.  Ainsi, 
dans  la  religion,  la  foi  non  raisonnée;  dans  les  lettres, 
l'imitation  servile  des  anciens;  dans  la  politique,  l'o- 
béissance passive,  furent  altérées  par  l'esprit  de  criti- 
que et  de  discussion.  On  a  beaucoup  parlé  des  dangers 
de  cet  esprit.  Il  semble  cependant  qu'il  ne  pouvait  être  à 
craindre  pour  la  vérité. 

Soumis  à  une  inquisition  sévère,  les  usages  établis, 
les  préjugés  reçus ,  en  conservant  une  puissance  de  fait , 

'    M.  Villeuiain. 


LA  RÉVOLUTION  FKANÇAISE.  93 

ne  régnèrent  bientôt  plus  de  droit.  On  continua  de  s'y 
conformer  par  habitude  et  bienséance;  mais  on  ne  s'y 
soumit  plus  de  cœur  et  d'âme  ;  on  ne  cessa  point  de 
s'astreindre  à  de  certaines  formes  en  leur  refusant  un 
assentiment  intime;  et,  dans  la  conversation  ou  dans  les 
livres,  l'esprit  ne  laissa  échapper  aucune  occasion  de 
protester  contre  la  conduite  extérieure.  Aucune  action 
ne  se  lit  donc  en  conscience;  l'homme  fut  double,  et  ses 
démarches  presque  entièrement  indépendantes  de  sa  rai- 
son. 11  n'attacha,  d'une  part,  aucune  conviction  à  ses 
actes,  de  l'autre,  aucune  importance  à  ses  idées;  et  tan- 
dis qu'il  asservit  les  uns  à  des  habitudes  de  convenance, 
à  des  intérêts  positifs,  il  condamna  les  autres  à  n'être 
qu'un  amusement  oiseux  et  vain.  Les  contemporains  de 
Voltaire ,  élevés  à  une  autre  école ,  formés  à  d'autres 
opinions  que  leurs  pères,  n'en  suivirent  pas  moins  les 
mêmes  règles  qu'eux  dans  la  pratique;  c'est  là  ce  qui 
explique  ce  mélange  de  philosophie  et  de  frivolité  qui 
caractérise  la  société  de  ce  temps-là ,  et  donne  à  toute  sa 
manière  d'être  quelque  chose  de  factice.  Voilà  comment, 
avec  des  idées  plus  justes  sur  bien  des  points,  avec  une 
raison  plus  éclairée,  j'ose  le  dire,  que  les  hommes  du 
siècle  de  Louis  XIV,  ceux  du  xviii^  siècle  furent  moins 
sérieux  et  moins  vrais. 

C'est  que  les  âmes  n'étaient  pas  alors  à  beaucoup  près 
aussi  fortes  que  les  esprits;  et  cette  maladie  des  siècles 
civilisés,  funeste  dans  les  individus,  est  mortelle  pour 
les  nations. 

Le  gouvernement  de  son  côté  s'obstinait  à  ne  point 
prendre  part  au  mou^ement  de  l'esprit  général.  Il  main- 
tenait toutes  ses  habitudes ,  se  dirigeait  d'après  ses  an- 


94  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

ciens  principes ,  et  conservait  les  mêmes  institutions , 
qui  supposaient  les  mêmes  croyances.  Qu'arriva -t-il? 
On  regarda  la  réalité  et  la  pensée  comme  deux  choses 
isolées  l'une  de  l'autre;  on  se  dit  que  si,  dans  le  domaine 
des  idées,  il  ne  fallait  relever  que  de  la  raison,  sur  le 
terrain  des  faits,  on  ne  devait  dépendre  que  de  l'intérêt. 
De  là  une  contradiction  perpétuelle  entre  les  lois  et  les 
opinions;  de  là  un  détachement  de  toutes  choses,  ex- 
cepté de  soi-même,  fruit  d'un  scepticisme  insouciant  qui 
ne  permit  qu'à  l'égoïsme  d'être  passionné. 

On  faisait  des  fautes  sans  entraînement ,  on  remplis- 
sait des  devoirs  sans  vertu.  Aucune  exagération  n'était 
excusée  par  aucun  enthousiasme;  les  prêtres  étaient  in- 
tolérants sans  être  croyants ,  la  noblesse  faisait  la  guerre 
sans  tenir  à  la  gloire  ;  le  trône  n'était  pas  respecté ,  mais 
on  l'encensait.  La  religion  était  insultée  et  pratiquée;  les 
philosophes  allaient  à  la  cour,  et  les  citoyens  obéissaient 
aux  lois  sans  les  aimer  ni  les  conuaitre.  La  gloire,  la  re- 
ligion ,  la  patrie ,  tous  ces  sentiments  étaient  ignorés  ;  de 
peur  des  préjugés  on  se  passait  de  conviction.  Telle  était 
la  France  éclairée  au  commencement  de  la  seconde  moi- 
tié du  dernier  siècle. 

Cette  disposition  appartint  d'abord  exclusivement  à 
la  bonne  compagnie.  Elle  est  en  effet  le  chef-d'œuvre  de 
l'art  du  salon;  elle  constitue  la  grâce  indispensable,  la 
qualité  transcendante  de  l'homme  du  monde,  l'air  dégagé. 

Passant  bientôt  dans  les  rangs  inférieurs,  elle  devint 
générale.  Alors  tout  fut  rôle  joué,  personne  ne  se  soucia 
plus  de  croire  ni  d'être  cru.  Cette  incrédulité  gagna  le 
gouvernement,  qui  n'ajouta  plus  que  peu  de  foi  à  sa 
volonté  et  aucune  à  ses  principes.  On  sait  la  réponse 


LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE.  95 

d'un  homme  d'esprit  à  ce  prélat  qui  lui  demandait  s'il 
avait  lu  son  mandement.  «  Et  vous,  monseigneur?»  Ce 
mot  peint  la  France  de  cette  époque.  Le  moment  allait 
arriver  où ,  dans  l'indifférence  universelle ,  on  ne  devait 
plus  trouver  personne  assez  sûr  de  soi  pour  commander. 

Cette  bizarre  situation  devait  durer  jusqu'à  ce  qu'une 
voix  sincère  dit  à  la  société,  comme  ce  personnage  d'une 
comédie  :  «  Mais  qui  est-ce  donc  qu'on  trompe  ici  ?  tout 
le  monde  est  dans  le  secret?  »  Ce  rôle  était  réservé 
à  la  génération  qui  venait  de  naître.  Elevée  dans  les 
opinions  de  ses  pères,  la  jeunesse  participait  de  l'in- 
dépendance de  leur  esprit,  mais  elle  ne  pouvait,  comme 
eux,  être  soumise  à  cet  empire  de  l'habitude,  qui  seul 
avait  maintenu  l'ordre  existant,  ni  porter  aussi  loin  cette 
singulière  facilité  de  penser  une  chose  et  d'en  faire  une 
autre. 

Trop  impatiente  pour  vivre  en  repos ,  mais  ne  sachant 
comment  satisfaire  un  ardent  besoin  d'activité ,  elle  cou- 
rut le  monde.  L'Europe  se  vit  traversée  dans  tous  les 
sens  par  de  jeunes  Français  inquiets  et  brillants.  Ils  par- 
coururent la  terre ,  cherchant  partout  du  mouvement  et 
de  l'occupation  ;  ils  franchirent  même  l'Océan  ,  et  ce  fut 
l'oisiveté  française  qui  donna  des  défenseurs  à  la  liberté 
américaine. 

Les  esprits  furent  enfin  conduits  à  cette  conséquence, 
qu'au  lieu  de  s'élancer  au  loin ,  il  était  possible  d'agir 
chez  soi  et  pour  soi.  Une  fois  conçue ,  cette  idée  fut  toute- 
puissante  :  les  faits  n'avaient  plus  aucune  valeur,  toute 
la  force  était  allée  du  côté  de  la  pensée.  Il  suffit  donc 
d'une  parole  pour  renverser  l'échafaudage  des  préjugés 
et  des  coutumes.  Cette   parole  fut  dite;  la  génération 


96  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

nouvelle  se  souleva  contre  ces  formes  officielles  qui  ne 
cachaient  rien  de  solide ,  contre  ces  faussetés  convenues , 
qui  n'étaient  plus  même  des  mensonges,  puisque  per- 
sonne n'en  était  dupe.  De  ce  moment  la  révolution  fut 
mise  en  action. 

On  ne  saurait  faire  connaître  ici  ni  le  détail  des  évé- 
nements ,  ni  les  idées  dominantes  de  la  nation  à  cette 
époque.  On  peut  dire,  en  général,  qu'elles  avaient  un 
but  fixe,  mais  abstrait,  c'était  d'obtenir  un  gouverne- 
ment rationnel,  la  seule  chose,  eu  effet,  qui  soit  désirable 
pour  les  peuples.  La  question  si  vaine  et  si  débattue,  quel 
est  le  meilleur  gouvernement?  doit  être  remplacée  par 
celle-ci  :  quel  est  le  gouvernement  le  mieux  en  harmonie 
avec  la  raison  humaine,  dans  un  pays  et  dans  un  temps 
donnés?  ou,  en  d'autres  termes ,  quel  est  le  gouverne- 
ment rationnel  relatif? 

En  1 7S9 ,  l'application  du  raisonnement  au  fait  pouvait 
seule  donner  à  la  nation  cette  connaissance  du  possible  , 
cette  politique  expérimentale  dont  elle  manquait  alors. 
Elle  avait  plutôt  des  désirs  qu'une  volonté  positive.  Les 
moyens  d'exécution  étaient  inconnus,  indéterminés,  et 
livrés  par  conséquent  à  l'arbitraire  de  l'esprit.  Cette  in- 
certitude ,  que  le  temps  seul  pouvait  fixer ,  sans  exclure 
aucune  chance  favorable ,  multipliait  les  chances  péril- 
leuses. 

Toutefois,  il  fallut  bien  aller  de  l'avant;  l'hésitation 
n'eût  rien  valu  ,  car  le  moyen  de  gagner  de  l'expérience 
n'est  pas  d'attendre,  mais  d'agir. 

La  nation  ne  fut  donc  pas  alors  aussi  imprudente  qu'on 
l'a  répété.  Elle  fit  ce  qu'elle  avait  à  faire;  elle  marcha 
avec  sa   force  dans  son  espérance,   .lamais  plus  vaste 


LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE.  97 

carrière  ne  s'ouvrit   devant  une  réunion  d'hommes;  il 
s'agissait  de  créer  une  nouvelle  France. 

Quand  la  première  assemblée  nationale  eut  été  con- 
voquée, alors  seulement  se  manifesta  la  grandeur  de 
l'ouvrage  qu'on  venait  d'entreprendre.  On  était  parti, 
sachant  bien  ce  qu'on  voulait  détruire ,  non  ce  qu'on 
devait  édifier.  Lorsqu'il  fallut  se  rendre  raison  des  désirs 
et  des  espérances  conçues  par  tout  le  monde ,  établir  des 
théories  complètes  et  applicables,  on  en  vit,  pour  la 
première  fois ,  se  développer  les  conséquences  ;  on  me- 
sura l'étendue  du  changement  qui  allait  s'opérer.  Beau- 
coup de  ceux  même  qui  l'avaient  préparé  étaient  loin  de 
l'avoir  prévu  ;  adoptant  les  idées  du  siècle ,  à  condition 
de  ne  jamais  les  réaliser ,  ils  n'y  cherchaient  jusqu'alors 
qu'un  moyen  de  faire  briller  leur  esprit,  sans  compro- 
mettre leurs  intérêts.  Une  doctrine ,  mise  en  avant  dans 
la  conversation,  n'engage  à  rien.  Les  privilégiés,  il  y  a 
trente  ans,  pouvaient,  en  conservant  les  profits  de 
l'aristocratie  dans  leurs  domaines ,  se  donner  la  bonne 
grâce  de  la  libéralité  dans  un  salon  ;  mais  lorsque  la 
nation  s'est  avisée  de  les  prendre  au  mot,  lorsqu'elle  a 
consacré  constitutionnellement  l'égalité  des  droits,  alors 
plusieurs  ont  ^  u  avec  regret  qu'ils  allaient  expier  un  peu 
chèrement  leurs  conversations  depuis  vingt  années.  La 
plupart  étaient  de  ces  esprits  qui  acceptent  toutes  les" 
vérités  qu'on  veut,  jusqu'à  la  pratique  exclusivement, 
et  qui  diraient  volontiers  :  "  Faites  ce  que  je  fais ,  et 
non  pas  ce  que  je  dis.  » 

Ils  réunirent  à  eux  tous  ces  gens  de  bonne  fci  dont 
le  sort  est  de  rester  constamment  en  arrière  de  leur  siècle , 
tous  ceux  qu'une  timidité  excessive  met  en  défiance  de 

I.  9 


98  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

la  raison  humaine  et  qui  s'attachent  à  ce  qui  est ,  lors 
même  que  ce  qui  est  périt;  semblables  à  ces  animaux 
craintifs  que  l'incendie  effraie,  et  qui,  de  peur  de  voir 
le  feu ,  restent  ol^stinément  dans  la  maison  en  flammes. 

Telle  fut  la  ligue  qui  se  forma  contre  les  idées  nou- 
velles ;  mais  cette  ligue  ne  réussit  qu'à  nuire  à  ce  qu'on 
voulait  établir ,  et  elle  ne  sauva  rien ,  car  il  n'y  avait  rien 
à  sauver. 

En  effet ,  ces  champions  du  passé  cherchaient  vaine- 
ment a  donner  quelque  consistance  aux  choses  de  l'an- 
cien régime.  Le  sol  qu'ils  défendaient  s'abîmait  sous 
leurs  pieds;  les  institutions  anciennes  s'écroulaient  au 
premier  choc ,  comme  ces  momies  d'Egypte ,  qui  con- 
servent une  apparence  de  réalité  et  tombent  en  pous- 
sière dès  qu'on  y  touche. 

On  ne  saurait  trop  déplorer  les  effets  de  cette  résis- 
tance imprudente.  Elle  est  excusable  sans  doute,  mais 
qu'elle  a  été  funeste  ! 

Malheureusement  le  parti  de  la  révolution,  c'est-à- 
dire  la  France,  fit  aussi  des  fautes.  L'inexpérience  et  la 
vanité  peuvent  y  réclamer  la  plus  grande  part.  Chez  les 
hommes  de  ce  parti ,  comme  chez  leurs  adversaires , 
l'esprit  de  l'ancien  régime  faisait  sentir  son  influence. 
TIs  n'étaient  pas  exempts  de  cette  légèreté  dangereuse 
que  je  reprochais  tout  à  l'heure  à  leurs  pères;  ils  avaient 
de  plus  qu'eux  un  enthousiasme  honorable,  mais  cet 
enthousiasme  n'avait  point  régénéré  leur  caractère;  leur 
volonté  n'était  pas  au  niveau  de  leurs  lumières.  D'ail- 
leurs, trompés  par  la  pureté  intentionnelle  de  leurs  doctri- 
nes, ils  ne  croyaient  pas  qu'elles  pussent  servir  à  masquer 
des  passions  intéressées  et  violentes  ;  et  parce  que  leurs 


LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE.  99 

opinions  étaient  favorables  au  peuple  ,  ils  supposaient 
que  le  peuple  pensait  comme  eux  et  que  leur  raison  lui 
suffisait. 

Parmi  les  fautes  qui  furent  commises,  quelques-unes 
étaient  inévitables.  On  a  reproché  à  l'Assemblée  Natio- 
nale d'avoir  trop  fait  :  devait-il  en  être  autrement?  On 
ne  pouvait  remuer  une  pierre  de  l'édifice  sans  l'ébranler 
en  entier.  Il  fallut  donc  improviser  tout  un  ordre  de 
choses  pour  le  substituer  au  précédent,  et  la  facilité  avec 
laquelle  cette  opération  fut  faite  prouve  bien  qu'elle 
n'était  pas  insensée;  car  la  volonté  générale  rend  tout 
possible. 

On  était  sauvé  si  le  nouveau  système  eût  été  bien 
conçu  ;  son  plus  grand  vice  fut  d'être  intitulé  monarchie, 
et  de  receler  la  république.  C'est  ainsi  qu'il  justifia  à 
quelques  égards  les  craintes  et  les  reproches  des  enne- 
mis du  siècle ,  dont  la  résistance  en  devint  plus  opiniâ- 
tre. D'ailleurs,  les  législateurs  de  la  France  avaient, 
sans  le  vouloir,  ouvert  la  porte  aux  hommes  qui  défigu- 
raient leurs  principes  par  de  fausses  conséquences,  et  ne 
voyaient  dans  une  révolution  qu'une  revanche  à  prendre 
par  le  grand  nombre  sur  le  petit.  Voilà  comment  la  lutte 
honorable,  ouverte  entre  la  raison  et  les  préjugés ,  de- 
vint un  honteux  combat  entre  les  intérêts,  les  vanités  et 
les  passions  personnelles  qui,  se  créant  des  buts  divers, 
s'éloignèrent  peu  à  peu  du  grand  but  de  la  révolution , 
dénaturèrent  son  vrai  caractère,  substituèrent  la  réac- 
tion à  l'égalité,  et  les  représailles  à  la  justice.  Le  peuple 
se  vengea ,  sur  la  frivolité  inoffensive  du  xviii^  siècle , 
des  cruautés  féodales  ou  fanatiques  du  xv*  ;  la  barbarie 
acheva  l'édifice  commencé  par  la  civilisation,  comme  les 


100  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

Turcs  élèvent  uii  monument  informe  sur  les  restes  d'un 
beau  temple  grec. 

Que  le  souvenir  de  ces  tristes  temps  est  pénible  !  Qu'il 
est  affreux  de  penser  que  ce  peuple  qui  nous  entoure,  ce 
peuple  dont  le  sort  occupe  tant  de  nobles  cœurs  et  de 
grands  esprits ,  peut  cacher  sous  un  calme  apparent  tant 
de  facilité  par  instants  à  faire  ou  à  souffrir  le  mal  !  Cette 
idée  serait  désespérante,  si  la  raison  ne  rappelait  en  même 
temps  que  l'unique  moyen  de  préserver  la  multitude  de 
sa  propre  fureur  est  encore  tout  simplement  de  la  rendre 
plus  heureuse,  et  que  la  prudence  conseille  ce  que  com- 
mande l'humanité. 

La  terreur  fut  très-funeste  à  la  révolution.  Elle  en  ar- 
rêta la  marche,  elle  la  fit  rétrograder;  il  y  a  pourtant  des 
gens  qui  croient  qu'elle  en  était  la  suite  nécessaire  :  idée 
fausse  et  dangereuse.  C'est  bien  la  terreur  au  contraire 
qui  fut  un  accident.  Elle  eut  pour  causes  des  circonstan- 
ces qui  auraient  pu  ne  pas  se  rencontrer,  et  non  l'esprit 
du  siècle  qui  ne  pouvait  ne  pas  être. 

Quoi  qu'il  en  soit,  elle  détacha  beaucoup  de  Français 
de  la  révolution;  elle  inspira  même  à  une  partie  du 
peuple  une  singulière  défiance  de  toutes  les  promesses 
populaires.  Telle  devint  la  haine  de  quelques-uns  pour 
la  démocratie,  qu'afin  de  s'en  préserver,  ils  se  seraient 
volontiers  jetés  aux  bras  du  despotisme  d'un  seul.  Et  il 
n'a  fallu  rien  moins  que  la  cruelle  leçon  que  nous  avons 
reçue  depuis,  pour  guérir  de  cette  méprise  une  partie  de 
la  France.  C'est  ainsi  que,  jusqu'à  un  certain  point,  la 
terreur  a  nécessité  Bonaparte. 

Aussi,  quelles  facilités  ce  dernier  ne  trouva-t-il  pas  dans 
les  dispositions  de  la  France?  Tant  d'essais  malheureux, 


LA  REVULUTIUN  FRANÇAISE.  401 

d'espérances  frustrées ,  de  réputations  ternies,  avaient 
presque  dégoûté  les  honnêtes  gens  de  l'esprit  d'indépen- 
dance. Les  mots  qui  expriment  les  plus  belles  choses  de 
ce  monde,  prostitués  par  l'hypocrisie,  avaient  perdu 
leur  charme  et  leur  empire.  Une  lassitude  profonde,  une 
certaine  froideur,  qui  suit  d'ordinaire  la  perte  des  illu- 
sions, un  amour  aveugle  du  repos ,  avaient  brisé  l'éner- 
gie de  la  nation.  Les  individus,  d'ailleurs,  persécutés, 
blessés,  frappés  à  mort  dans  leurs  affections  personnelles, 
ne  demandaient  qu'à  sauver  celles  qui  restaient  encore 
intactes,  et  bornaient  leur  ambition  au  libre  exercice  des 
vertus  privées.  Enfin,  tandis  que  la  sensibilité  rappelait 
aux  émotions  douces,  l'esprit,  fatigué  des  excès  grossiers 
de  1793,  revenait  au  goût  des  arts  et  des  plaisirs  polis. 

Parmi  les  auteurs  ou  les  acteurs  de  nos  troubles ,  les 
plus  méchants  et  les  plus  vertueux  étaient  morts.  Mais  i^ 
restait  en  grand  nombre  de  ces  courtisans  de  tous  les  pou- 
voirs, dont  la  faiblesse  ne  saurait  s'élever  jusqu'au  crime, 
et  qui  ne  songeaient  alors  à  conserver  qu'eux-mêmes  du 
naufrage  de  la  révolution  :  espèce  indestructible  qui  ne 
change  point,  qui  se  reproduit  sans  cesse,  qui  se  retrouve 
à  toutes  les  époques ,  sous  tous  les  régimes ,  et  conserve 
précieusement,  comme  une  tradition  sacrée,  le  cuite  du 
plus  fort. 

Quant  à  la  jeunesse,  élevée  dans  la  persécution,  elle 
n'avait  pu  recevoir  de  l'aspect  des  affaires  publiques  que 
deux  impressions,  l'indignation  ou  l'effroi.  Quoiqu'elle 
n'eût  aucune  idée  analogue  à  celles  de  l'ancien  régime, 
elle  considérait  cependant  avec  quelque  regret  ces  temps 
où  le  plaisir  était  le  premier  intérêt  de  la  vie.  Elle  le  de- 
L mandait,  ce  plaisir,  à  la  société  qui  ne  lui  avait  offe 


102  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

que  le  crime  et  la  douleur  ;  et  cette  disposition ,  ti-es- 
excusable,  jointe  aux  défauts  de  son  éducation,  la  rendait 
singulièrement  propre  à  la  frivolité ,  et  ne  lui  laissait  la 
possibilité  daucim  enthousiasme,  hors  celui  de  la  gloire 
militaire,  que  la  frivolité  n'exclut  pas. 

Ou  donc  Bonaparte  aurait-il  trou^é  de  la  résistance;? 
Sans  doute,  s'il  se  fût  présenté  tel  que  nous  l'avons  vu 
depuis,  s'il  se  fût  montré  d'abord  comme  Cromwell  ou 
Monk,  les  vieux  levains  de  la  république  se  seraient  sou- 
levés contre  lui.  Mais  il  apparaissait  comme  un  sauveur, 
dans  tout  l'éclat  de  la  jeunesse  et  du  talent.  Son  origine 
rassurait  l'égalité;  la  liberté  se  rappelait  les  républiques 
fondées  par  ses  victoires.  Il  promettait  ensemble  le  re- 
pos et  la  force  :  quelle  séduction  toute- puissante  sur 
un  peuple  désuni  et  découragé!  Hors  quelques  esprits 
qu'un  instinct  prophétique  avertissait,  quel  Français  a 
vu  avec  inquiétude  le  vainqueur  de  l'étranger  recevoir  la 
pourpre  consulaire?  Qui  n'a  cru  saluer  en  lui  le  Timo- 
leon  de  la  nouvelle  Corinthe  ? 


] 


IL 


APRES    L  EMPIRE. 


Les  individus  sont  aujourd'hui  bien  peu  de  chose.  Quand 
des  masses  sociales  ont  été  émues  par  de  grands  intérêts 
ou  de  grandes  idées,  il  n'y  a  que  des  questions  générales 
à  résoudre,  et  comme  la  vérité  n'e^  à  personne,  tout  le 


LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE.  103 

monde  y  peut  prétendre.  Cette  considération  doit  répri- 
mer à  la  fois  les  excès  de  la  vanité  et  les  scrupules  de 
la  modestie.  La  vérité  est  certainement  dans  cpielqu'une 
de  ces  opinions  qui  divisent  la  société ,  elle  n'est  pas  à 
découvrir,  elle  est  trouvée.  Quiconque  espère  l'avoir  re- 
connue doit  la  dire. 

Il  se  pourrait  même  qu'elle  dût  plutôt  se  rencontrer 
dans  l'esprit  de  ceux  qui  ne  sont  rien,  de  ceux  à  qui 
l'obscurité  de  leur  vie ,  de  ceux  à  qui  leur  âge  ne  permet 
de  se  croire  aucune  importance  personnelle.  11  s'agit  en 
effet  de  connaître  l'esprit  général  du  siècle  ;  car  c'est  là 
la  vérité  en  matière  de  politique.  Or  cet  esprit,  le  cher- 
chera-t-on  dans  ceux  qui ,  ayant  participé  aux  événe- 
ments et  joué  un  rôle ,  ont  un  personnage  à  soutenir  ? 
Non ,  ils  diffèrent  trop  de  la  multitude ,  ils  sont  marqués 
d'une  empreinte  particulière.  Ils  ont  pris,  pour  ainsi 
dire,  des  engagem.ents  avec  les  faits;  ils  ont  un  passé. 
Cherchons  le  caractère  général  du  temps  dans  ceux  qui , 
n'ayant  subi  l'épreuve  d'aucunes  circonstances  spéciales, 
ne  peuvent  avoir  que  les  besoins  et  les  désirs  les  plus  gé- 
néraux :  car  leur  individualité  n'est  rien  encore.  On  voit 
cju'il  s'agit  des  jeunes  gens. 

Ce  n'est  point  que  je  leur  veuille  attribuer  une  impor- 
tance exagérée,  ni  devancer  pour  eux  l'heure  où  ils  agi- 
ront pour  leur  compte.  Au  contraire ,  je  crois  qu'ils  mé- 
ritent attention  précisément  parce  qu'ils  n'ont  rien  fait. 
Ce  qu'ils  sont ,  ils  le  sont  avec  désintéressement. 

Aux  diverses  haltes  de  cette  grande  marche  de  la  ré  - 
volution,  c'est  en  observant  la  génération  qui  venait 
recruter  la  société  qu'on  aurait  pu  prévoir  assez  sûrement 
ce  qu'apporterait  l'avenir.  L'impatiente  jeunesse  de  1789, 


104  PASSE  ET  PRÉSENT. 

la  première  que  la  philosophie  eût  élevée,  la  première  gé- 
nération qui  eût  reçu  les  idées  nouvelles  et  qui  ne  les 
eût  pas  faites,  devait  être  entreprenante  avec  audace, 
confiante  en  elle-même,  téméraire,  si  l'on  veut,  dans  ses 
tentatives,  hrisant  sans  regret  et  supprimant  sans  crainte  ; 
à  la  lettre ,  elle  ne  respectait  rien.  Sept  ou  huit  ans  après , 
lassée  du  crime ,  ennuyée  de  souffrir,  une  autre  jeunesse 
devait  se  préparer  d'autres  destinées.  Dégoûtée  du  sérieux 
par  l'atroce,  désabusée  sur  l'infaillibilité  humaine,  elle 
se  souciait  peu  d'entreprendre  sur  nouveaux  frais  la  ré- 
forme de  la  société  ;  il  en  coûtait  trop  aux  bons  comme 
aux  méchants,  aux  fous  comme  aux  sages  ;  elle  ne  vou- 
lait plus  que  du  plaisir,  c'est-à-dire  du  repos  et  de  l'é- 
motion. Excellente  disposition  pour  accepter  le  despo- 
tisme ,  qui  calme  tout  en  domptant  tout  et  vous  émeut 
avec  des  batailles. 

A  ces  deux  époques,  la  France  aurait  dû  consommer 
l'œuvre  de  la  révolution.  Ces  deux  occasions  ont  été 
manquées.  En  voici  une  troisième;  il  faut  espérer  qu'on 
ne  la  manquera  pas.  Cherchons  nos  raisons  d'espérer  dans 
l'état  vrai  de  l'opinion  publique,  et  cette  opinion,  cher- 
chons-la dans  cette  société  naissante,  la  moins  apparente 
encore ,  mais  la  plus  réelle  et  la  plus  forte.  Elle  est  incon- 
nue ,  mal  jugée ,  dissimulée  par  le  mouvement  bruyant 
des  hommes  d'affaires  qui  se  croient  les  seuls  représen- 
tants de  ses  intérêts ,  masquée  par  cette  classe  pimpante 
et  parée  qui  babille  dans  les  salons  de  Paris  et  se  croit 
dépositaire  de  tout  l'esprit  de  la  nation.  Mais  ce  n'est  là 
qu'une  surface,  une  société  extérieure  qui  n'est  pas  la 
vraie.  INe  la  consultons  pas,  là  régnent  les  préjugés  invé- 
térés et  les  idées  superficielles.  Là  le  présent  est  tout,  et 


LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE.  lOîi 

jamais  on  ne  s'y  est  douté  que  le  lendemain  ne  ressem- 
blait pas  toujours  à  la  veille. 

Plus  la  civilisation  est  avancée,  plus  la  foule  grandit 
et  les  individus  diminuent.  La  circulation  des  sentiments 
et  des  opinions  étant  très-rapide,  les  événements  affectent 
la  société  tout  entière  et  non  pas  uniquement  une  élite 
privilégiée.  Ils  sont  comme  une  école  dont  tout  le  monde 
reçoit  les  leçons ,  et  les  masses ,  chaque  jour  plus  inté- 
ressées, plus  intelligentes,  plus  éclairées,  substituent 
leur  influence  à  celle  même  des  grands  hommes.  Bien 
plus  encore  sont-elles  appelées  à  prévaloir  sur  ces  petites 
fractions  sociales  qui  se  croient  prédestinées  et  qui  vou- 
draient que  le  monde  tournât  pour  elles.  C'est  donc  dans 
le  vaste  sein  de  la  société  générale  qu'il  faut  chercher  ce 
que  nous  cherchons ,  pour  apprendre  à  connaître  la  jeu- 
nesse qui  pense. 

A  prendre  les  choses  dans  la  plus  grande  généralité, 
où  visait  le  dernier  siècle ,  à  quoi  tendait  la  révolution  ? 
A  substituer  le  fond  à  la  forme ,  l'abstraction  à  la  conven" 
tion,  le  rationnel  à  l'empirique,  l'examen  à  l'autorité  :  ces 
expressions  sont  un  peu  scientifiques ,  mais  il  en  faut  de 
telles  pour  tout  embrasser.  A  des  choses  qui  n'existaient 
que  parce  qu'elles  avaient  existé,  on  voulait  faire  succé- 
der des  choses  qui  existeraient  parce  qu'on  les  aurait 
jugées  dignes  de  l'existence.  On  prétendait  constituer  l'or- 
dre social  sur  des  bases  telles  qu'il  n'y  eût  rien  dont  on 
ne  put  reudi-e  raison . 

Pour  en  venir  là,  il  fallait  que  l'esprit  nouveau,  pre- 
nant les  allures  et  les  pouvoirs  d'un  grand  inquisiteur, 
citât  tout  à  son  tribunal.  Ce  procès-là,  c'est  la  révolu- 
tion même.  La  raison  moderne,  investie  de  son  chef  d'une 


106  PASSE  ET  PRÉSENT. 

juridiction  illimitée,  prononça  sur  tout  sans  délai  ni  re- 
mise, et,  juge  dédaigneux,  condamna  sans  pitié.  Elle  ne 
relevait  que  d'elle-même,  elle  ne  datait  que  d'elle-même. 
Eien  de  ce  qui  l'avait  ignorée  et  précédée  ne  trouva  grâce 
devant  elle.  Elle  refusa  d'excuser  ce  qu'elle  contestait, 
de  compiendre  ce  qu'elle  réprouvait  ;  elle  ne  reconnut  de 
vertus  et  de  vérités  que  celles  qu'elle  enseignait.  S'étant 
faite  inquisiteur,  rien  de  plus  simple  qu'elle  fût  persécu- 
trice. 

L'intolérance  s'aperçoit  dans  le  sein  même  de  la  p'ni- 
losophie  du  xviii*  siècle.  Entendez -la  juger  l'histoire,  la 
religion,  l'antiquité.  Quel  dédain  superbe  !  Il  semble  que 
ce  ne  soient  pas  des  choses  humaines  et  dignes  de  son 
intérêt.  Tout  a  été  erreur  gratuite ,  stupidité  stérile;  le 
passé  ne  mérite  que  d'être  oublié.  La  révolution  met 
l'intolérance  en  action;  elle  ne  se  contente  pas  d'abolir, 
elle  veut  punir  le  passé  :  89  avait  jonché  le  sol  de  ruines, 
93  y  passe  la  charrue.  Les  cendres  de  l'ancien  régime  sont 
jetées  au  vent.  Ce  qu'on  essaie  d'élever  en  sa  place ,  ra- 
pidement conçu,  hâtivement  construit,  ne  peut  tenir  de- 
bout. Le  sol  est  nivelé ,  tout  est  prêt  pour  bâtir ,  çà  et  là 
les  fondements  mêmes  sont  posés  ;  mais  les  édifices  me- 
nacent de  crouler  le  jom*  qu'ils  s'achèvent.  Les  propor- 
tions sont  gigantesques,  mais  le  monument  n'est  ni  beau 
ni  solide  ;  il  n'est  pas  habitable.  Ou  peut  dire  qu'à  un 
certain  moment  la  France  ne  savait  où  se  loger. 

Les  fautes  de  la  révolution  ont  produit  ce  singulier 
effet,  elles  ont  rendu  le  passé  irrévocable  en  le  faisant  un 
instant  regretter.  Il  y  a  vingt  ans ,  les  hommes  modérés 
et  raisonnables  reprenaient  du  goût  pour  ce  qu'on  avait 
détruit ,  faute  de  pouvoir  aimer  ce  qu'on  avait  mis  à  la 


LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE.  107 

place.  Cette  disposition  assez  naturelle  put  même  tromper 
des  observateurs  inattentifs.  On  dut  croire  qu'un  retour 
au  passé  n'était  pas  impossible ,  puisque  l'opinion  s'éloi- 
gnait de  ceux  qui  l'avaient  aboli.  On  se  figura  qu'un  sen- 
timent composé  de  pitié  pour  les  victimes,  de  haine  pour 
les  bourreaux,  de  mépris  pour  les  insensés,  était  le  signal 
d'un  divorce  éternel  avec  la  révolution.  Mais  cette  ré- 
volution ,  tandis  qu'elle  était  ainsi  condamnée  dans  ses 
actes  ou  insultée  dans  ses  auteurs ,  elle  était  faite.  On 
pouvait  méconnaître  la  grandeur  et  la  durée  de  ses  résul- 
tats, on  ne  pouvait  plus  les  anéantir.  On  avait  franchi 
Vonde  irréméahte.  On  pouvait  encore  tendre  ses  bras  au 
rivage  délaissé,  on  n'y  pouvait  retourner;  on  y  serait 
revenu  qu'on  n'y  aurait  pu  vivre.  Les  mœurs,  les  sen- 
timents, les  relations  sociales,  les  conditions  de  la  vie 
civile,  tout  avait  changé,  changé  pour  jamais.  On  détes- 
tait moins  l'ancien  régime ,  parce  que  la  mort  désarme  et 
que  la  haine  épargne  les  tombeaux.  On  pouvait  même 
lui  montrer  d'autant  plus  d'indulgence  qu'on  était  assuré 
qu'il  ne  renaîtrait  pas. 

Mais  le  malheur ,  en  développant  quelques  émotions 
honorables  et  généreuses,  avait  brisé  les  âmes.  Les  excès 
de  nos  années  sinistres  avaient  pu  ranimer  les  sentiments 
de  la  justice  et  de  l'humanité;  mais  ils  avaient  intimidé 
la  volonté,  humilié  la  raison.  On  avait  cessé  de  se  croire 
fait  pour  se  gouverner  soi-même;  on  s'était  habitué  à 
redouter  ce  besoin  aventureux  de  penser  et  d'agir ,  qui 
avait  poussé  tant  d'hommes  obscurs  sur  la  scène  éclatante 
de  la  politique.  On  s'était  repris  d'un  goût  légitime  pour 
la  vie  paisible  et  régulière,  pour  les  affections  de  famille, 
pour  les  vertus  privées,  qui  paraissaient  les  seules  solides 


iOS  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

depuis  que  les  vertus  publiques  avaient  mal  tenu  leurs 
promesses.  C'est  de  ce  temps  que  date  l'existence  d'une 
classe  d'hommes  fort  nombreuse,  les  honnêtes  gens  mau- 
vais citoyens. 

Le  gouvernement  impérial  n'était  pas  propre  à  rendre 
la  vie  à  ces  sentiments  virils,  qui  font  le  citoyen  d'un 
état  libre.  Il  ne  plaçait  le  patriotisme  qu'à  la  frontière. 
Ce  patriotisme  intérieur  et  domestique ,  qui  rend  les  na- 
tions responsables  d'elles-mêmes,  lui  était  inutile  et  in- 
connu. Peut-être  sa  chute  en  a-t-elle  été  plus  prompte; 
je  ne  puis  m'empêcher  de  croire  que,  si  la  France  eût  été 
moins  dépouillée  de  droits  politiques,  que,  s'il  lui  eût  été 
moins  sévèrement  interdit  de  veiller  elle-même  à  son 
salut,  elle  aurait  tenu  plus  ferme  contre  l'Europe  entière, 
et  que  la  liberté  aurait  pu  sauver  l'indépendance. 

Mais  le  ciel  ne  l'a  pas  voulu;  un  autre  gouvernement 
est  sorti  du  sein  des  événements.  Il  vaudi-ait  mieux  ne 
pas  l'appeler  restauration,  car  il  n'a  rien  restauré  ;  rien  de 
l'ancien  régime  n'est  debout  jusqu'ici.  Une  dynastie  n'est 
pas  une  institution,  c'est  la  monarchie  qui  en  est  une ,  et 
la  monarchie  de  la  Charte  n'est  pas  renouvelée  de  l'an- 
cien régime.  C'est  une  monarchie  nouvelle,  commise  aux 
mains  d'une  race  antique.  C'est  ainsi  qu'il  faut  la  con- 
cevoir, si  l'on  veut  qu'elle  soit  forte  et  durable. 

Citons  ces  mots  d'un  illustre  orateur  :  «  Voilà  qu'enfin, 
»  après  trente  années ,  une  nation  nouvelle  s'avance  et 

))  se  range  autour  du  trône  renouvelé  comme  elle 

»  Innocente  de  la  révolution  dont  elle  est  née ,  mais  qui 
»  n'est  point  son  oiTvrage ,  elle  ne  se  condamne  point  à 
»  l'admettre  ou  à  la  rejeter  tout  entière;  ses  résultats 
rt  seuls  lui  appartiennent ,  dégagés  de  tout  ce  qui  les  a 


LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE.  409 

»  rendus  irrévocables En  elle  réside  aujourd'hui  la 

»  véritable  France  ;  c'est  elle  qui  a  reçu  la  Charte ,  c'est 

»  elle  qui  la  possède Pour  elle,  les  temps  qui  ont 

»  précédé  notre  révolution  sont  relégués  dans  l'his- 
»  toire  * .  » 

Voilà  la  définition  donnée  avec  autorité  de  cette  société 
future  qui  nous  occupe  aussi.  Ces  paroles  l'introduisent 
comme  un  personnage  nouveau  sur  le  théâtre  du  monde. 

La  jeunesse  est  née  de  la  révolution.  Son  origine  et 
son  éducation  lui  donnent  tous  les  sentiments,  toutes  les 
croyances  que  la  révolution  a  eu  pour  but  d'installer 
dans  le  monde.  La  jeunesse  s'est  identifiée  avec  la  révo- 
lution, elle  ne  comprend,  elle  ne  croit,  elle  ne  veut,  elle  ne 
sait  qu'elle  :  je  veux  dire  ses  principes  et  ses  résultats  ; 
car  les  actes  n'appartiennent  qu'à  ceux  qui  les  ont  faits. 
Nous  sommes  pétris  et  façonnés  pour  le  temps  et  le  pays 
où  nous  sommes  nés.  Les  nouveautés  qui  se  sont  accom- 
plies dans  les  mœurs,  dans  les  relations ,  dans  la  famille , 
dans  la  vie  privée,  sont  pour  nous  déjà  des  traditions. 
On  essaierait  en  vain  de  nous  faire  regretter  ce  qui  fut 
autre  et  ce  que  nous  n'avons  pas  connu.  Il  y  a  un  état 
général,  une  certaine  nature  de  principes  et  d'idées  qui  a 
définitivement  triomphé  parmi  nous.  C'est  un  fond  que 
rien  ne  pouvait  détruire ,  que  les  événements  n'ont  fait 
que  manifester ,  que  des  événements  différents  auraient 
manifesté  de  même.  L'avenir  quel  qu'il  soit,  l'avenir 
calme  ou  orageux,  montrera  et  confirmera  de  plus  en 
plus  cette  constitution  des  choses  que  la  révolution  a 
transportée  de  l'ordre  intellectuel  dans  l'ordre  social ,  et 

'  M.  Royer-Collanl ,  srnnce  do  la  Chambre  des  Dcputés  du  27  jan- 
vipr  1817. 

I.  10 


410  PASSE  ET  PRESENT. 

qui  produit  aujourd'hui  ou  produira  infailliblement  l'or- 
dre politique  qui  convient  à  cet  ordre  social. 

Gardez-vous  donc  de  demander  à  ceux  qui  sont  nés 
d'hier  de  ressembler  à  leurs  devanciers.  jN'attendez  pas 
d'une  telle  génération  des  préjugés  qui  sont  morts  avant 
elle  ;  n'exigez  pas  d'elle  des  sentiments  regrettables ,  je 
le  veux,  mais  surannés.  Ne  lui  reprochez  pas  d'être  ce 
qu'elle  est ,  et  ne  la  traitez  pas  comme  si  elle  était  autre- 
ment. Sachez  bien  que  vos  souvenirs  sont  de  la  fable 
pour  nous  ;  ce  sont  les  restaurateui-s  du  passé  qui  nous 
semblent  d'imprudents  novateurs  et,  peu  s'en  faut,  des 
rebelles.  Vos  idées  conservatrices  sont  à  nos  yeux  de  dan- 
gereux desseins;  ce  que  vous  appelez  concession,  nous 
l'appelons  droit.  Ce  qui  vous  parait  une  exception ,  nous 
le  tenons  pour  un  principe.  En  tout  genre,  le  terrain 
qu'on  nous  reproche  d'avoir  envahi ,  nous  le  regardons 
comme  un  patrimoine  :  nous  héritons  d'une  conquête, 
voilà  tout. 

Que  ceux  donc  qui  veulent  traiter  avec  nous  appren- 
nent à  nous  connaître.  Ils  verront  que  cette  roideur  hau- 
taine, ce  ton  présomptueux  qu'ils  nous  reprochent  n'est 
que  la  confiance  dans  notre  cause,  le  sentiment  d'un 
droit  que  nous  défendons.  Nous  nous  sentons  attaqués, 
nous  crions  aux  armes  ! 

Et  avec  nous,  il  en  est  que  vous  ne  connaissez  pas  et 
dont  la  résistance  serait  plus  vive  et  plus  hostile.  Quel- 
ques-uns de  nous  ont  connu  les  hommes  des  précédents 
régimes,  ils  ont  pénétré  dans  la  sphère  sociale  où  les 
traditions  du  passé  sont  encore  en  honneur.  Ils  ont  une 
certaine  expérience  du  monde ,  ils  ont  appris  à  compren- 
dre des  préjugés  qu'ils  ne  partagent  pas,  ils  ont  senti  la 


LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE.  111 

convenance  des  ménagements  et  des  égards  que  se  doi- 
vent entre  elles  des  convictions  opposées.  Les  habitudes 
de  légèreté ,  cette  insouciance  qui  est  du  bel  air,  cette 
tolérance  qui  prend  la  forme  de  la  politesse  a  dû  adoucir 
leur  àpreté ,  peut-être  même  émousser  le  tranchant  de 
leurs  opinions.  Mais  ceux  qui  vivent  loin  du  monde, 
mais  ceux  que  leur  condition  éloigne  de  vous ,  que  n'en 
devez-vous  pas  attendre?  seront-ils  plus  traitables?  espé- 
rez-vous mieux  les  gagner  ou  les  convaincre? 

Maintenant,  cette  disposition  des  esprits  acceptée 
comme  un  fait,  faut-il  s'en  alarmer,  et  recèle-t-elle  quel- 
que péril?  Nos  pères  avaient  la  mission  de  détruire;  la 
nôtre  est  de  conserver.  Agressifs  dans  leurs  bouches,  les 
mêmes  principes  nous  restent ,  modifiés  et  convertis  en 
instruments  d'ordre  et  de  protection.  L'esprit  de  révolte 
n'est  pas  en  nous  ;  si  quelques-uns  semblent  en  garder 
les  formes  et  le  langage,  ce  sont  des  traînards  de  l'an- 
cienne armée ,  des  imitateurs  maladroits  qui  se  trompent 
d'époque.  Que  nos  adversaires  ne  s'y  méprennent  point , 
qu'ils  ne  confondent  pas  l'esprit  révolutionnaire  et  l'es- 
prit né  de  la  révolution;  l'un  enti'eprend,  l'autre  ter- 
mine. Si  quelques-uns  dans  nos  rangs  ont  de  contraires 
apparences,  tenez  pour  certain  qu'ils  manquent  d'étude 
et  de  méditation ,  et  que  leur  intelligence  étroite  ou  in- 
conséquente les  égare  hors  de  la  grande  voie  où  nous 
marchons.  Ils  ne  représentent  point  la  nation  nouvelle 
qui  sait  écouter  parce  qu'elle  est  convaincue ,  pardonner 
parce  qu'elle  est  forte ,  attendre  parce  qu'elle  est  jeune. 
Elle  est  indomptable,  mais  elle  est  calme. 

Disons-le  pour  rassurer  les  plus  prudents ,  la  tendance 
est  au  repos;  la  France  en  tout  veut  la  paix.  Mais  ce 


H2  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

nom  de  la  paix  il  faut  bien  l'entendre  ;  n'oublions  pas  la 
définition  de  Cicéron,  Pax  est  tianquilla  libertas  *.  C'est 
la  liberté  sûre  d'elle-même,  c'est  la  liberté  garantie. 

En  comprenant  la  jeunesse ,  on  la  ti'ouvera  de  bonne 
volonté.  Qu'on  se  garde  seulement  de  la  travestir  en  la 
méconnaissant,  et  de  la  gouverner  comme  si  elle  avait 
les  idées  qu'elle  n'a  pas.  Mais  plus  téméraire  encore 
serait  la  tentative  de  les  lui  rendi-e,  de  les  lui  inculquer 
de  force  ou  d'adresse.  Pour  la  ramener  à  votre  point  de 
départ,  il  ftmdrait  refaire  tout  le  chemin  déjà  fait,  re- 
passer par  des  extrémités  déjà  connues,  recommencer 
les  mêmes  actes  pour  une  autre  cause.  Vous  sentez-vous 
d'humeur  à  rebâtir  les  châteaux  des  débris  des  chau- 
mières? A  défaut  d'une  réaction  insensée,  on  vous  pro- 
posera peut-être  de  ne  tenir  aucun  compte  de   l'état 
de  l'esprit  humain,  de  laisser  de  côté  les  principes  gé- 
néraux ,  et  ne  supposant  aux  hommes  que  des  instincts 
avides,  d'exalter,  d'exciter  les  intérêts  privés,  de  leur 
donner  pâture  et  satisfaction,  et  de  négliger  le  reste. 
Le  reste,  c'est  tout  ce  qui  honore  et  ennoblit  l'humanité. 
La  politique  des  intérêts  !  les  intérêts  matériels  !  ils 
n'ont  que  ces  mots  à  la  bouche.  Les  intérêts  matériels 
de  la  révolution  seront  épargnés,  on  y  cousent,  on  s'y 
résigne  ;  quant  à  ses  intérêts  moraux ,  anathème  et  pros- 
cription. Pour  qui  donc  prend-on  la  France?  Quel  moyeu 
de  la  gagner,   de  la  posséder,  que  de  l'humilier  sans 
cesse  !  Puisqu'on  met  de  côté  les  droits  comme  des  chi- 
mères,  la  vérité  comme  un  rêve,  puisqu'on  ne  veut 
parler  ni  de  raison  ni  de  justice,  et  que  nos  hommes 

«  Pliilip.  11,    I  13. 


LA  RÉVOLUïIOX  FRANÇAISE.  113 

d'État  commencent  par  faire  la  satire  de  la  nature  hu- 
maine pour  apprendre  à  la  gouverner,  discutons  à  leur 
manière.  On  ne  mène  les  hommes  que  par  les  intérêts, 
dites-vous;  l'homme  est  avant  tout  apparemment  un 
être  intéressé.  Je  le  nie,  et,  vous  rendant  épigramme 
pour  épigramme,  je  dis  :  L'homme  est  avant  tout  un 
être  vain.  Avez-vous  songé  à  ce  ressort  puissant,  à  cet 
abime  profond ,  la  vanité  nationale  ? 

Renoncez ,  croyez-moi ,  à  cette  idée  de  dominer  les 
esprits  en  salariant  les  consciences ,  et  pour  commander 
à  l'opinion,  d'acheter  à  un  certain  prix  le  droit  de  l'insul- 
ter. Si  vous  faites  sentir  aux  hommes  dont  ^ous  garan- 
tissez le  bien-être  que  vous  les  méprisez,  vous  irritez  la 
vanité,  et  la  vanité  est  vindicative.  Il  est  de  la  prudence 
de  paraître  au  moins  tenir  quelque  compte ,  faire  quel- 
que estime  de  la  pensée  humaine.  Le  commandem.ent 
ne  peut  être  honorable  si  l'obéissance  ne  l'est  pas ,  et  l'on 
ne  règne  pas  avec  sécurité  sur  ceux  qu'on  offense  en 
même  temps  qu'on  les  paye. 

Je  sais  l'exemple  qu'on  m'oppose  :  la  France  vient 
d'être  possédée  par  le  despotisme.  On  dit  que  le  dernier 
maître  méprisait  l'espèce  humaine  ;  et  qui  pourtant  en  a 
obtenu  davantage?  L'obéissance  a  été  pour  lui  singulière- 
ment productive.  Mais  d'abord  est-il  possible ,  est-il  dé- 
sirable de  la  faire  valoir  à  sa  manière?  A  tout  ce  qu'on 
prétend  conclure  de  son  exemple ,  à  toutes  les  maximes 
qu'on  voudrait  induire  de  sa  pratique ,  il  y  a  une  pre- 
mière réponse ,  et  cette  réponse  est  un  seul  mot  :  Sainte- 
Hélène. 

Puis  il  a  été  en  tout  une  exception.  Pour  des  résultats 
extraordinaires,  ses  moyens  l'étaient  aussi.  Sans  doute 

10. 


M  4  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

il  ne  négligeait  pas  les  choses  positives ,  il  savait  traiter 
avec  les  passions  intéressées.  Mais  il  avait  d'autres  res- 
sources qui  ne  sont  pas  à  l'usage  de  tout  le  monde. 
Compte-t-on  pour  rien  la  gloire  et  la  peur? 

Soit  art,  soit  génie,  il  s'était  placé  très-haut  dans  la 
pensée  de  tous.  Une  sorte  de  merveilleux  l'entourait,  11 
était  toujours  au  sommet  d'un  sentiment  quelconque,  de 
l'admiration ,  de  la  crainte,  de  la  haine,  du  dévouement. 
Pour  lui ,  point  d'indifférents.  Il  dépassait  tout ,  il  pas- 
sionnait tout;  il  était  l'idée  dominante  ou  le  premier 
sentiment  de  chacun.  Avec  une  telle  position,  quel 
devait  être  son  pouvoir  sur  les  amours-propres  !  que  lui 
manquait-il  pour  les  séduire?  Les  réputations  étaient 
dans  sa  main ,  l'honneur  était  de  lui  plaire. 

Aucun  gouvernement  ne  peut  retrouver  les  mêmes 
circonstances ,  aucun  ne  saurait  se  donner  le  même  pou- 
voir. Tout  se  tient  dans  la  politique.  11  fallait  être  le 
vainqueur  d'Austerlitz  pour  exiler  l'auteur  de  Connne. 

On  ne  saurait  donc  conclure  de  ce  qu'il  a  fait  à  ce 
qu'on  pourrait  faire.  La  complaisance  d'hier  ne  préjuge 
pas  celle  d'aujourd'hui.  On  s'étonnera  de  rencontrer, 
parmi  ceux  que  l'on  a  crus  vendus  aux  caprices  du  pou- 
voir,  des  cœurs  incorruptibles.  ]\'e  parlons,  puisqu'on 
le  veut,  que  des  passions  intéressées;  le  conquérant  de 
l'Europe  leur  offrait  tout;  il  pouvait  les  opposer  aux 
exigences  de  la  vanité;  pour  les  unes  et  pour  les  autres, 
il  était  en  fonds.  Mais,  aujourd'hui,  si  l'intérêt  et  la 
vanité  ne  sont  pas  d'accord ,  si  on  les  met  en  lutte ,  qui 
des  deux  l'emportera?  La  balance  peut  pencher  en  faveur 
de  la  dernière.  Kt  puis  alois,  sera-ce  une  duperie  que  de 
spéculer  sur  l'opinion  publique?  Les  placements  eu  popu- 


LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE.  415 

larité  sont  avantageux;  l'indépendance  est  en  hausse. 
Le  pouvoir  n'est  ni  assez  grand,  ni  assez  terrible  pour 
qu'on  n'ose  pas  se  faire  une  existence  hors  de  la  sphère 
où  il  domine ,  et  l'on  peut ,  à  lui  résister ,  trouver  dans 
l'avenir  des  dédommagements  que  les  gens  bien  avisés 
ne  sauraient  dédaigner.  La  politique  ne  peut  donc  (toute 
morale  mise  à  part)  s'appuyer  sur  le  mépris  des  hommes. 
Tout  cet  art  de  la  corruption ,  que  certains  beaux  esprits 
vantent,  a  le  défaut  d'être  intempestif  et  à  peu  près 
impraticable.  Il  finirait  par  compromettre  ceux  mêmes 
qu'il  ne  dégoûte  pas. 

Un  seul  parti  reste  donc  à  prendre ,  c'est  de  ménager 
les  opinions ,  sinon  par  respect  pour  l'esprit  humain ,  du 
moins  par  égard  pour  la  vanité  humaine.  En  conséquence, 
il  faut  avoir  soi-même  des  doctrines  et  se  diriger  par 
des  principes ,  non  par  des  expédients  et  des  caprices , 
faire  cesser  enfin  le  trop  long  divorce  entre  la  théorie  de 
la  politique  et  le  métier  du  gouvernement. 

Par  un  rare  bonheur ,  cette  théorie ,  telle  que  les  meil- 
leurs esprits  s'accordent  à  la  concevoir ,  n'est  en  oppo- 
sition avec  aucun  des  intérêt?' actuels  ;  l'application  n'en 
peut  nuire  à  personne  dans  ses  prétentions  légitimes.  Au 
contraù'e ,  elle  serait  la  garantie  de  toutes  les  situations 
sociales,  le  traité  de  paix  entre  toutes  les  passions. 
Pourquoi  donc  hésiter  ?  Ceux  qui  ont  figuré  bien  ou  mal 
dans  nos  troubles  l'implorent ,  les  uns  comme  une  ré- 
compense, les  autres  comme  une  amnistie.  Ceux  qui 
n'ont  point  de  passé  l'invoquent  parce  qu'elle  est  vraie. 
Chose  admirable!  l'expérience,  le  repentir,  la  raison 
appellent  le  gouvernement  des  principes. 

La  génération  qui  avait  immédiatement  succédé  aux 


116  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

générations  révolutionnaires  avait  vu  toutes  les  vérités 
se  défigurer  et  disparaître,  toutes  les  théories  s'engloutir 
sous  le  Ilot  des  passions.  Elle  voyait  surnager  seuls  des 
intérêts  créés  par  les  événements.  Elle  a  pu  croire  qu'ils 
en  étaient  le  résultat  le  plus  certain  et  le  seul  produit 
durable.  L'or  et  le  pouvoir  ont  pu  lui  paraître  un  mo- 
ment les  seules  réalités  du  monde ,  et  prenant  en  pitié 
les  illusions  de  l'intelligence  enivrée  d'elle-même ,  elle 
a  pu  se  trouver  accessible  aux  séductions  du  pouvoir 
absolu.  >ous ,  au  contraire ,  les  spectateurs  de  sa  gran- 
deur et  de  sa  chute ,  nous  devons  nous  sentir  incrédules 
aux  promesses ,  aux  prestiges  de  l'habileté  et  de  la  force. 
La  destinée  a  détruit  ces  créations  qui  semblaient  impé- 
rissables. Des  œuvres  d'un  bras  puissant,  il  ne  reste  que 
des  souvenirs.  Ce  grand  fait  n'existe  plus  que  dans  la 
pensée ,  et  nous  nous  retrouvons  en  présence  des  ques- 
tions et  des  débats  qui  avaient  paru  comme  supprimés 
par  l'Empire.  Les  Français ,  il  y  a  vingt  ans ,  avaient  vu 
les  fortunes  survivre  aux  idées;  nous  avons  vu,  nous,  les 
idées  survivre  à  des  royaumes.  Notre  tendance  est  donc 
vers  la  justice  et  la  vérité.  Honneur  aux  gouvernements 
qui  la  sui\  ront  ! 


WERTHER,  RENÉ,  JACOPO  ORTIS. 

(1819.) 


L'homme  "n'a  que  deux  moyens  de  savoir ,  apprendre 
ou  découvrir.  Dans  l'état  social ,  il  se  sert  du  premier 
beaucoup  plus  que  du  second  ;  mais  s'il  est  isolé  ,  dénué 
de  tout  secours  étranger  ,  il  lui  faut  tout  inventer ,  même 
ce  que  les  autres  savent.  Pascal,  sans  livres  et  sans 
maiti'es ,  eut  besoin  de  génie  pour  s'élever  à  des  connais- 
sances qu'il  suffit  du  simple  bon  sens  pour  acquérii-.  U 
en  est  de  la  société  comme  des  individus  ;  à  mesure  que 
les  générations  se  multiplient,  elles  grossissent  l'héritage 
d'idées  qu'elles  se  lèguent  les  unes  aux  autres.  Comme 
deux  cercles  en  raison  inverse,  le  domaine  des  choses  à 
apprendre  s'agrandit  de  tout  ce  que  perd  celui  des  choses 
à  découvrir.  Ainsi ,  plus  le  temps  et  l'esprit  humain 
font  de  pas ,  plus  augmente  la  somme  des  vérités  con- 
nues ;  et  bien  qu'il  y  ait  tous  les  jours  plus  de  choses  à 
connaitre  ,  les  hommes  sont  appelés  en  plus  grand  nom- 
bre à  savoir  ;  car  il  est  plus  aisé  d'apprendre  que  d'in- 
venter, comme  il  est  plus  facile  d'écouter  que  de  dire. 
Les  vérités,  ou  ,  si  l'on  veut,  les  erreurs  les  plus  neuves 
et  les  plus  sublimes,  deviennent  des  traditions;  il  ne 


418  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

faut  que  peu  de  moments  aux  hommes  d'une  époque 
quelconque,  pour  parcourir  tout  le  chemin  que  leurs 
devanciers  ont  mis  des  années  à  leur  frayer  :  quelques 
heures  de  lecture  leur  révèlent  le  travail  de  tout  un 
siècle. 

Ceci  est  vrai  par  rapport  à  toutes  les  sciences  et  à  la 
morale  elle-même  :  ce  ne  sont  pas  seulement  des  notions 
de  physique  ou  de  géométrie  que  l'on  se  communique 
parla  voie  de  l'enseignement,  on  enseigne  les  sentiments 
comme  les  idées  ;  on  réduit  en  théorie  ce  qui  semble 
échapper  à  toute  théorie ,  les  émotions  de  l'àme.  Il  y  a 
des  affections  dont  on  convient,  et  que  les  hommes  se 
transmettent  et  s'imposent  les  uns  aux  autres  ;  et  comme 
il  se  rencontre  de  ces  esprits  qui  ne  penseraient  point 
de  leur  temps ,  si  fort  heureusement  l'on  n'eût  pensé 
avant  eux ,  qui  n'auraient  point  d'idées ,  si  d'autres  ne 
les  eussent  dispensés  d'avance  des  frais  de  l'invention , 
il  est  aussi ,  du  moins  dans  les  vieilles  sociétés ,  de  ces 
âmes  stériles  qui  n'ont  que  des  impressions  apprises , 
des  penchants  de  commande  et  qui  s'émeuvent  par  tra- 
dition. 

C'est  un  fait  remarquable ,  et  souvent  fâcheux  que  cet 
empire  de  l'esprit  humain  pris  en. masse  sur  les  cons- 
ciences individuelles.  Bien  des  travers,  bien  des  faussetés 
doivent  être  attribués  à  cette  tendance  des  hommes  à 
ériger  en  généralités  les  sentiments  personnels,  et,  pour 
ainsi  dire  ,  à  déterminer  d'avance  la  formule  de  chacune 
de  nos  affections.  Il  s'ensuit  que  la  nature,  la  portée, 
les  symptômes,  les  avantages,  les  inconvénients  de  chaque 
sentiment  sont  des  choses  établies  ;  c'est  une  véritable 
science  qui  se  compose  de  résultats  constatés,  de  solu- 


\\'ERTHER,  RENÉ,  JACOPO  ORTIS.  «19 

tions  coûiiues,  d'expériences  toutes  faites;  et  comme  on 
peut  l'apprendre  par  la  lecture  ou  la  conversation ,  qui 
est  une  sorte  d'enseignement ,  on  peut  aussi ,  ou  plutôt 
on  croit  pouvoir  connaître  un  sentiment  avant  même  de 
l'avoir  éprouvé,  et  calculer  avec  précision  ce  qu'il  vaut 
de  peine  et  de  plaisir.  La  vie  morale  tout  entière  pourrait 
ainsi  s'écrire  d'avance  comme  une  comédie  ;  aussi ,  beau- 
coup de  gens,  dans  le  monde,  se  contentent-ils  d'ap- 
prendre et  de  répéter  un  rôle.  Mais  de  cette  connaissance 
anticipée,  il  résulte  quelquefois  que,  devinant  ce  qui 
l'attend,  et  persuadé  qu'il  ne  lui  peut  rien  arriver  que  de 
prévu ,  l'homme  est  peu  tenté  de  vérifier  les  faits  et  ne 
se  soucie  guère  d'impressions  qu'il  connaît  d'avance,  ras- 
sasié sans  avoir  goûté,  blasé  sans  avoir  joui.  On  a  vu 
dans  cet  état  des  nations  entières. 

Cette  disposition  n'est  pas  rare  au  siècle  où  nous 
sommes.  Ceux  qui  en  sont  atteints ,  lassés  avant  le 
temps,  dégoûtés  par  prévoyance,  sont  travaillés  d'une 
secrète  et  vague  inquiétude  qui  ressemble  au  regret  ; 
on  dirait  qu'ils  pleurent  les  illusions  qu'ils  n'ont  jamais 
eues.  Pleins  de  dédain  pour  ce  qui  est ,  ils  repoussent 
tout  ce  que  le  monde  leur  ordonne  de  penser  ou  de 
sentir,  parce  que  cet  ordre  suffit  pour  leur  faire  regarder 
comme  factice  ce  que  peut-être ,  livrés  à  eux-mêmes , 
ils  eussent  senti  et  pensé  tout  naturellement.  Doués  de 
la  faculté  de  découvrir,  et  dispensés  de  le  faire  par  la 
société ,  qui  s'est  empressée  de  leur  donner  comme  une 
leçon  ce  qu'ils  auraient  voulu  reconnaître  comme  une 
vérité  et  constater  eux-mêmes,  ces  esprits  appelés  à  l'in- 
dépendance trouvent  un  tourment  dans  leur  originalité 
même  ;  ils  rejettent  avec  dépit  tout  le  fardeau  des  idées 


420  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

acquises  ;  et  tourmentés  à  la  fois  du  besoin  et  de  l'im- 
puissance de  sentir  et  de  croire  ,  ils  aspirent  à  quelque 
chose  de  neuf,  d'inconnu ,  qu'ils  vont  chercher  au  milieu 
des  agitations  de  la  foule  ou  du  repos  de  la  solitude, 
dans  les  conciliabules  des  sociétés  secrètes  ou  dans  les 
déserts  du  Nouveau-Monde  :  disposition  bizarre,  qui,  sur 
les  débris  des  conventions  sociales ,  conduit  au  mépris 
des  hommes  et  au  mépris  de  la  vie ,  réunit  souvent  l'in- 
sensibilité et  la  douleur ,  donne  à  l'égoïsme  même  le 
ton  de  l'exaltation ,  et  au  dévouement  un  caractère  de 
personnalité. 

Cependant,  comme  elle  repose  sur  une  incrédulité  rai- 
sonnée,  elle  entraine  presque  toujours,  dans  celui  qu'elle 
possède,  le  pouvoir  de  se  juger.  Aussi,  grâce  à  cette 
faculté,  qui,  devenue  moins  rare,  forme  peut-être  le  trait 
distinctifdu  caractère  de  l'homme  de  ce  siècle,  cette  dis- 
position d'àme  a-t-elle  été  reproduite  dans  plus  d'un 
ouvrage  par  des  auteurs  qui  paraissaient  l'avoir  res- 
sentie :  elle  perce  même  dans  des  écrits  où  l'on  s'attend 
peu  à  la  rencontrer;  mais  elle  domine  surtout  dans  les 
romans. 

Le  poème  diffère  du  roman ,  en  ce  que  l'un  peint  et 
l'autre  décrit.  Tandis  que  le  poète  ne  clierche  qu'à  ren- 
dre le  langage,  et,  pour  ainsi  dire,  l'extérieur  des  sen- 
timents et  des  passions ,  le  romancier  ne  parle  des  signes 
visibles  que  pour  remonter  à  leurs  sources,  et  dévelop- 
per le  jeu  des  ressorts  secrets  qui  nous  font  agir,  parler, 
sentir  même.  Le  poème  peut,  il  est  vrai,  supposer  sou- 
\  ent  l'existence  de  tous  ces  faits  cachés,  mais  comme  un 
tableau ,  comme  une  statue  supposent  dans  l'artiste  la 
connaissance  de  l'organisation  anatomique  des  êtres  qu'il 


WTRTHER,  RENE,  JACOPO  ORTIS.  4  21 

retrace.  La  poésie,  ainsi  que  tous  les  arts  d'imitation,  ne 
reproduit  ou  ne  doit  reproduire  que  les  effets  ;  le  roman 
explique  les  causes.  Cependant  comme  il  contient  tou- 
jours une  action  plus  ou  moins  développée,  et  qu'en  cela 
il  se  rapproche  du  poème  épique  ou  dramatique,  on  peut 
le  regarder  comme  un  genre  mixte  entre  les  ouvrages 
qui  représentent  et  ceux  qui  expliquent;  c'est  à  la  fois 
un  livre  d'imagination  et  de  critique. 

Aussi  est-ce  la  branche  de  la  littérature  qui  a  le  plus 
fructifié  depuis  quelques  années  :  les  romans  sont  peut- 
être  les  livres  les  plus  vrais  de  l'époque;  ce  sont  assuré- 
ment les  moins  comparables.  On  ne  pourrait,  je  crois, 
attribuer  à  aucun  autre  siècle  les  romans  du  nôtre  ;  et  si 
l'on  veut  y  faire  attention ,  l'on  ^  erra  que  le  caractère 
qui  y  domine,  et  l'une  des  causes  qui  contribueraient  le 
plus  à  les  rendre  presque  inintelligibles  pour  d'autres 
que  nous,  est  précisément  cette  exaltation  de  l'âme  au- 
dessus  de  laquelle  plane  une  puissance  qui  la  juge  sans 
la  calmer,  et  la  raconte  sans  la  combattre. 

Cependant  tous  les  romans  ne  la  reproduisent  pas  au 
même  degré;  elle  règne  surtout  dans  ceux  qui  sont  des- 
tinés à  faire  connaître  non  pas  tel  ou  tel  caractère ,  non 
pas  telle  ou  telle  passion ,  mais  ce  désordre  d'une  âme 
inquiète  et  rêveuse,  qui  relègue  AVerther  dans  un  village 
obscur  de  l'Allemagne ,  ou  conduit  René  dans  les  forêts 
des  \atchez.  Cet  état  de  l'âme  est  souvent  incomplet  ou 
peu  durable  ;  mais  il  n'est  guère  d'être  sensible  et  pensant 
à  qui  il  soit  entièrement  inconnu.  Il  y  a  presque  toujours 
dans  la  jeunesse  de  l'homme  un  moment  où ,  pour  em- 
prunter l'expression  d'un  illustre  écrivain,  un  graml  en- 
nni  saisit  /f  cmir.  Cet  ennui  provient  du  dégoût  ou  du 
I.  '       n 


122  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

besoin  des  passions  ;  il  en  éloigne  et  il  y  ramène.  C'est 
rineertitude  d'une  àme  qui  ne  sait  ce  qu'elle  doit  sentir, 
ce  qu'elle  doit  choisir  de  la  religion  ou  de  la  gloire,  de 
l'amour  ou  de  la  mort. 

Cette  situation  morale  dure  plus  ou  moins  long-temps; 
il  est  rare  que  la  légèreté  humaine  lui  laisse  prendre  un 
grand  développement,  un  caractère  de  permanence.  Son 
premier  effet  est  de  nous  séparer  des  autres  :  or,  dans  le 
temps  où  nous  sommes,  au  sein  d'un  état  social  qui  sait 
si  bien  exciter  et  satisfaire  l'égoisme ,  la  délicatesse  de 
nos  habitudes,  le  besoin  d'une  vie  facile  ne  nous  per- 
mettent pas  long-temps  d'abandonner  le  monde,  et  nous 
y  rappellent  sans  cesse,  quelque  esprit  d'insurrection  qui 
nous  anime  contre  son  autorité.  Celui  qui  d'abord  a  res- 
senti trop  douloureusement  l'oppression  de  la  société  pour 
ne  pas  la  fuir,  aime  bientôt  mieux  recommencer  à  souf- 
frir que  rompre  sans  retour  :  il  se  résigne  peu  à  peu,  et 
bientôt  la  résignation  même  finit  par  lui  devenir  inutile  ; 
un  jour  vient  où  les  sujétions  sociales  ne  lui  coûtent  plus  ; 
soit  raison,  soit  mobilité,  il  rentre  dans  les  rangs  qu'il 
avait  désertés,  et  s'oubliant  lui-même,  cesse  d'être  de 
ceux  qui  se  révoltent ,  pour  se  joindre  à  ceux  qui  oppri- 
ment. C'est  le  sort  le  plus  commun  :  quelques-uns  plus 
forts  et  moins  sensés ,  chez  qui  le  malaise  se  tourne  en 
activité,  se  vengent  des  hommes  et  d'eux-mêmes,  en 
tourmentant  de  toutes  leurs  forces  leur  existence  et  celle 
de  tout  ce  qui  les  entoure;  d'autres  enfin,  non  moins 
constants,  mais  plus  faibles,  ne  pouvant  ni  se  soumettre 
ni  se  venger,  passent  du  dégoût  au  désespoir,  et  se  tuent 
par  désœuvrement. 

Parmi  les  romans  destinés  à  faire  connaître  des  si- 


WERTHER,  RENÉ,  JA€OPO  ORTIS.  123 

tuations  de  cette  nature ,  deux  sont  en  première  ligne  : 
TVerther  et  René. 

Ce  qui  frappe  le  plus  dans  Werther,  c'est  la  vanité; 
aussi  n'est-ce  pas  seulement  contre  les  idées  et  les  senti- 
ments vulgaires  qu'il  s'irrite,  c'est  contre  les  convenances 
établies,  c'est  centime  cette  hiérarchie  sociale  qui  l'a  sans 
cesse  blessé.  Le  monde  lui  est  insupportable ,  moins  parce 
qu'il  l'opprime  que  parce  qu'il  l'humilie.  ]\ous  n'avons 
point  fait  l'éloge  de  cette  disposition  d'hostilité  et  de  ré- 
volte contre  la  société,  mais  nulle  part  elle  ne  se  monti'e 
avec  plus  de  défaveur  que  dans  Werther.  Tout  l'ouvrage 
décèle  une  insensibilité  pi-ofonde,  une  sécheresse  de 
cœur  qui  domine  l'amour  même ,  une  aversion  de  la  so- 
ciété qui  s'exhale  en  amères  épigrammes,  mais  qui  res- 
semble plus  à  de  l'envie  qu'à  toute  autre  chose;  enfin  le 
scepticisme  railleur  d'un  esprit  supérieur  et  dépravé ,  qui 
se  refuse  àcroù-e  de  peur  d'être  dupe,  et  qui,  pour  éviter 
le  préjugé,  se  dispense  de  la  conviction.  La  civilisation 
multiplie  ces  caractères  dont  la  perversité  tout  intellec- 
tuelle s'allie  avec  une  assez  gi'ande  innocence  de  conduite. 
Tel  est  Werther  ;  il  souffre  et  ne  touche  pas  ;  il  meurt  et 
n'est  point  pleuré. 

Considéré  indépendamment  du  talent  admirable  qui  le 
place  si  haut,  René  est  un  ouvrage  aussi  profond  et  plus 
pur.  Ces  deux  romans  se  ressentent  des  circonstances  dif- 
férentes dans  lesquelles  ils  ont  été  composés.  La  concep- 
tion de  Werther,  au  milieu  d'une  société  paisible  et  ran- 
gée, a  quelque  chose  de  séditieux;  mais  celle  de  René, 
qui  porte  l'évidente  empreinte  d'une  époque  de  trouble 
et  d'orage,  s'excuse  et  s^explique  par  la  date  de  sa  nais- 
sance. On  peut,  jusqu'à  un  certain  point,  permettre  au 


1 24  PASSE  ET  PRESENT. 

témoin  d'un  grand  bouleversement  politique,  le  découra- 
gement et  rincrédulité  ;  en  pareil  cas ,  les  hommes  ti-ès- 
forts  ou  très  -  passionnés  peuvent  seuls  s'y  soustraire. 
René  n'est  donc  point  un  homme  aigri  comme  ^Verther  ; 
il  a  peu  souffert,  il  cherche  à  souffrir;  son  imagination 
seule  l'a  jeté  hors  des  routes  battues  ;  sa  vanité  n'est  point 
vindicative ,  elle  ne  hait  point ,  et  l'on  sent  qu'il  garde  eu 
lui  de  quoi  reprendre  aisément  aux  jouissances  de  la  vie 
usuelle  et  même  aux  petites  joies ,  aux  petites  émotions 
qu'elle  prodigue.  L'éclat,  la  gloire  du  monde,  les  triom- 
phes d'amour-propre  le  séduiraient  encore.  Il  n'a  pris 
aucun  engagement  avec  lui-même,  il  reviendrait  aisé- 
ment, il  changerait  sans  peine  sa  vanité  sauvage  contre 
une  vanité  civilisée  ;  il  deviendrait  presque  un  homme 
frivole;  car  il  n'a  d'excessif  que  l'imagination;  c'est,  pour 
emprunter  l'expression  commune,  une  tète  montée;  mais 
il  est  faible  et  mobile  ;  un  rien  peut  le  consoler  et  le  dis- 
traire; on  est  sûr  qu'il  ne  se  tuera  pas. 

A  ces  deux  ouvrages  on  pourrait,  je  crois,  comparer 
un  roman  de  M.  Foscolo,  les  Demîères  Lettres  de  Jacopo 
Oitïs.  Ce  roman  est ,  pour  l'action  ou  plutôt  pour  la  situa- 
tion, entièrement  calqué  sur  celui  de  Werther.  En  cela, 
il  n'a  rien  d'origiual  ;  mais  il  se  distingue  par  la  pensée 
morale  qui  l'a  dicté.  Le  ressentiment  que  nourrit  Wer- 
ther contre  l'ordre  social ,  s'est  soulevé  dans  le  cœur 
d'Ortis  contre  l'ordre  politique.  Un  traité ,  dont  nous  ne 
voulons  point  nommer  les  auteurs,  a  cédé  l'Etat  de  Venise 
à  l'Autriche.  Le  nouveau  possesseur  est  venu;  il  était  le 
plus  fort,  il  a  trouvé  soumission;  on  se  tait,  on  applau- 
dit ou  l'on  dénonce ,  et  les  citoyens  se  retirent.  Ortis  est 
un  citoyen ,  et  c'est  du  sein  de  la  retraite ,  c'est  pendant 


WERTHER,  RENÉ,  JACOPO  ORTIS.  125 

que  son  nom  se  lit  sur  les  tables  de  proscription,  que  l'au- 
teur nous  le  représente  déposant  dans  quelques  lettres  la 
confidence  de  ses  derniers  sentiments. 

Mais  si  la  religion  ni  la  morale  austère  ne  peuvent  ap- 
prouver sa  fin ,  il  n'est  pas  odieux  un  seul  moment.  La 
haine  qu'il  porte  à  la  société  a  commencé  par  l'indigna- 
tion; l'injustice  des  hommes  envers  leurs  semblables  ex- 
cuse jusqu'à  un  certain  point  l'injustice  de  l'opprimé 
envers  la  Providence;  et  si  Jacopo  Ortis  finit  par  s'aban- 
donner à  la  croyance  unique  d'un  absurde  fatalisme,  on 
pardonne  cette  grande  erreur  à  celui  qui  a  perdu  tout  à 
la  fois  celle  qu'il  aime  et  sa  patrie  :  le  poignard  dont  il 
se  frappe  a  quelques  droits  à  l'amnistie  que  les  siècles  ont 
accordée  au  poignard  de  Caton. 

Ce  trait  seul  distingue  l'ouvrage  italien  des  deux  ro- 
mans que  nous  avons  cités.  Ortis  est  dans  une  situation 
assez  simple;  ses  sentiments  surprennent  peu  ;  aussi  l'ou- 
vrage est-il  moins  profond  que  AYerther  et  que  René; 
mais  en  revanche  il  satisfait  l'àme;  il  est  moins  pénible 
que  A\  erther,  moins  vague  que  René.  Le  malheur  d'Ortis 
est  plus  naturel  et  légitime  mieux  ses  plaintes  et  sa  faute. 
11  y  a  dans  Werther  plus  d'esprit ,  dans  René  plus  d'ima- 
gination ,  dans  Ortis  plus  de  morale. 

Se  résigner  aux  conditions  de  la  société,  quand  même 
des  vices  et  des  travers  seraient  au  nombre  de  ces  condi- 
tions ,  est  un  devoir  de  bon  sens  ;  se  résigner  aux  crimes 
et  aux  abus  des  gouvernements ,  est  un  acte  de  faiblesse. 
L'indignation  rêveuse  de  Werther  et  de  René  conduit  à 
l'inaction  par  le  découragement  ;  elle  n'a  jamais  produit 
un  bon  citoyen.  Le  courroux  philosophique  d'un  proscrit 

11. 


126  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

comme  Jacopo  Ortis  peut  l'entraîner  au  désespoir  et  le 
résoudre  à  la  mort.  C'est  une  faute,  sans  doute,  mais 
l'exemple  de  cette  faute  n'énerve  point  les  âmes,  et  provo- 
que au  contraire  ces  énergiques  sympathies  qui  donnent  à 
la  patrie  des  vengeui's. 


RÉVOLUTION  DU  THEATRE'. 

('1820.') 


Que  les  amis  du  passé,  que  les  partisans  de  l'usage 
se  désolent,  mais  qu'ils  se  résignent,  une  inévitable  ré- 
volution menace  notre  théâtre.  La  routine ,  c'est-à-dire 
la  paresse  d'esprit,  la  prévention,  c'est-à-dire  l'injustice 
par  anticipation ,  luttent  encore  et  s'efforcent  de  retarder 
le  moment  fatal  et  décisif;  parmi  les  auteurs ,  parmi  les 
acteurs  et  dans  le  public  même ,  il  y  a  dés  préjugés  qui 
résistent ,  mais  Us  céderont  ;  car  dans  tous  il  se  mani- 
feste un  besoin  de  nouveauté ,  inconnu  de  ceux-là  même 
qui  l'éprouvent,  et  qui  se  trahit  sans  s'avouer.  Qu'il 
paraisse  une  imagination  indépendante  et  féconde ,  dont 
la  puissance  corresponde  à  ce  besoin  et  qui  trouve  en 
elle-même  les  moyens  de  le  satisfaire  ;  et  les  obstacles , 
les  opinions ,  les  habitudes  ne  pourront  l'arrêter.  Comme 
elle  aura  deviné  sou  temps,  son  temps  se  déclarera  pour 

\  Cet  article,  inséré  dans  le  Lycée  français,  t.  V,  est,  je  crois,  un 
des  premiers  où  l'on  ait  conseillé  la  tentative  d'une  reforme  théàtnilc, 
sans  traduire  M.  Schlegel ,  et  sans  emprunter  des  idées  aux  critiques 
étrangers.  J'ai  cru  aussi  qu'on  trouverait  quelque  intérêt  dans  ce  juge- 
ment sur  un  ouvrage  digne  d'être  plus  connu ,  Théâtre,  par  M.  le  comte 
J.-R,  de  Gain-Montaisnac.  1  vol.  in-S".  Paris,  1820. 


128  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

elle.  Elle  révélera  au  publie  ce  qu'il  cherche  sans  le  sa- 
voir, ce  qu'il  demande  sans  en  convenir,  et  fera  succé- 
der à  un  vague  instinct  un  enthousiasme  motivé.  Alors 
l'exemple  une  fois  donné,  tous  le  suivront;  le  chemin 
une  fois  ouvert ,  tous  s'y  précipiteront ,  et  les  idées  nou- 
velles en  fait  d'art  dramatique  deviendront  bientôt  des 
idées  reçues.  C'est  la  marche  ordinaire  :  toute  invention 
ne  tarde  pas  à  devenir  une  convention  ;  les  découvertes 
font  les  sciences ,  et  l'originalité  crée  des  écoles. 

Je  sais  qu'un  tel  changement  est  redouté  de  tous  ceux 
auxquels  il  est  commode  de  ne  point  toucher  à  leurs 
opinions  et  de  les  conserver  telles  qu'elles  sont ,  comme 
une  provision  faite  pour  la  vie  et  qu'il  est  inutile  d'aug- 
menter. Il  se  rencontre  dans  la  république  des  lettres 
des  esprits ,  comme  dans  la  société ,  des  hommes ,  dont 
l'ambition  et  l'aclivité  sont  bornées,  et  qui,  satisfaits 
du  fonds  d'idées  que  leur  ont  acquis  un  peu  de  travail 
et  d'industrie,  n'ont  plus  d'autre  envie  que  d'en  jouir  en 
paix ,  sans  songer  à  sortir  de  cette  médiocrité  qui  leur 
paraît  dans  son  genre  aussi  précieuse  pour  la  raison  que 
pouvait  l'être  pour  le  bonheur  celle  qu'Horace  a  chan- 
tée. Ce  sont,  que  l'on  me  pardonne  l'expression,  des 
cspiifs  retires  qui  ne  produisent  et  n'acquièrent  plus. 
Mais  ils  ont  cela  de  remarquable,  qu'ils  ne  peuvent  souf- 
frir que  d'autres  fassent  fortune.  Lorsqu'une  intelligence 
active  et  puissante,  étendant  au  loin  ses  spéculations, 
ajoute  à  ses  ressources  naturelles  des  trésors  acquis, 
ils  lui  reprochent  la  richesse  d'imagination  comme  du 
superllu,  et  l'abondance  des  pensées  comme  du  faste. 
Ils  s'unissent  pour  la  retenir  dans  ce  rang  modeste,  dans 
cette  situation  sans  éclat  ([ue  la  natuic  leur  a  imposée 


RÉVOLUTION  DU  THEATRE.        129 

comme  leftr  condition,  et  qu'ils  se  flattent  d'avoir  préfé- 
rée par  clioix,  donnant  ainsi  pour  une  preuve  de  leur  sa- 
gesse la  marque  de  leur  impuissance. 

On  peut  voir  s'il  n'en  est  pas  ainsi,  s'il  n'est  pas  vrai 
que,  toutes  les  fois  qu'il  naît  un  écrivain  créateur,  les 
écrivains  ordinaires  se  iiàtent,  en  blâmant  son  essor,  d'en 
accuser  l'audace  et  d'en  rabaisser  la  difficulté.  «  Il  est 
trop  aisé,  s'écrient-ils,  lorsqu'on  s'affranchit  ainsi  de 
toutes  les  règles,  de  se  distinguer  de  la  foule.  La  mer- 
veille et  le  vrai  mérite,  c'est  de  porter  avec  grâce  la 
chaîne  dont  nous  nous  sommes  chargés  ;  c'est  de  fournil" 
avec  succès  la  carrière  étroite  où  nous  nous  sommes  ren- 
fermés. Mais  que  si  nous  voulions  secouer  les  entraves 
du  goût ,  dépasser  les  bornes  de  la  raison ,  nous  attein- 
drions sans  peine  une  égale  renommée ,  et  nous  produi- 
rions d'aussi  grands  effets.  » 

Ayez-en  donc,  madame,  et  voyons  cette  affaire, 

disait  la  brillante  Célimène  à  la  prude  Arsinoé ,  qui  lui 
reprochait  ses  succès  ;  et  c'est  aussi  la  seule  réponse  que 
le  génie  puisse  faire  à  cette  pruderie  de  l'esprit ,  qui  lui 
reproche  ses  conquêtes ,  et  qui  feint  de  dédaigner  ce 
qu'elle  envie. 

Les  plaintes ,  les  censures ,  les  mépris  ne  peuvent  rien 
contre  les  grands  talents  :  ils  se  fout  jour  à  travers  les 
nuages  du  préjugé  ;  la  prévention  elle-même  est  forcée  de 
les  reconnaître ,  et  s'incline  éblouie  de  leur  lumière.  Ils 
commencent  par  rencontrer  des  critiques,  et  produisent 
bientôt  des  imitateurs;  ils  violent  une  règle  établie,  et 
presque  aussitôt,  par  leur  exemple,  ils  en  consacrent  une 
nouvelle.  JNaguère  on  lés  repoussait  comme  des  novateurs, 


<30  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

tout  à  l'heure  on  va  les  suivre  comme  des  modèles.  La 
même  ser%ilité  d'esprit ,  qui  les  a  combattus  dès  leurs 
premiers  pas ,  se  traîuera  dans  peu  sur  leurs  traces ,  et 
c'est  eu  leur  nom  qu'elle  proscrira  les  essais  nouveaux  et 
les  tentatives  à  venir.  La  supériorité  intellectuelle,  qu'on 
la  nomme  talent,  raison,  génie,  comme  on  le  voudra, 
exerce  sur  les  hommes  un  empire  si  naturel  et  si  légi- 
time, que,  dans  quelque  sphère  qu'elle  se  montre,  elle 
assemble  en  peu  de  temps  à  sa  suite  des  sujets  ou  des 
adeptes,  des  admirateurs  ou  des  copistes.  Ses  conceptions 
ne  tardent  pas  à  faire  loi,  et  son  autorité  demeure  en  vi- 
gueur, jusqu'à  ce  qu'une  autorité  nouvelle  se  fonde  à  un 
titre  égal  et  nouveau.  En  général,  ce  qu'on  a  appelé  les 
vicissitudes  des  choses  humaines  n'est  que  le  renou- 
vellement successif  du  pouvoir  dans  tous  les  ordres  ;  ou 
bien  encore,  le  progrès  des  idées  parmi  les  hommes. 

11  y  aurait  beaucoup  à  dire  sur  ce  sujet;  mais  je  me  fie 
au  lecteur ,  et  il  m'en  saura  gré.  Qu'il  me  suffise  d'avoir 
indiqué  le  fait  général ,  dont  je  ne  veux  aujourd'hui  lui 
donner  la  preuve  que  dans  une  application  particulière. 
Je  veux  me  placer  dans  un  champ  fort  étroit,  celui  du 
théâtre.  C'est  là  l'empire  dont  j'entreprends  de  signaler 
les  vicissitudes;  c'est  le  seul  dont  je  prétende  être  le  Mon- 
tesquieu, et  que  je  dénonce  de  nouveau  comme  menacé 
d'une  révolution  prochaine.  J'exhorte  donc  tous  les  amis 
de  la  stabilité  à  se  réunir  pour  conserver  ce  qui  existe , 
car  je  les  avertis  qu'ils  sont  en  péril.  L'ancien  régime  du 
royaume  dramatique  est  ébranlé,  l'esprit  révolutionnaire 
y  fermente.  L'iusurrection  approche.  Intérêts  moraux, 
intérêts  matériels ,  tout  est  compromis ,  je  les  en  pré- 
viens :  car  les  auteurs  de  la  vieille  école  ne  peuvent  se 


RÉVOLUTION  DU  THÉÂTRE,        <31 

dissimuler  que  le  jour  où  leurs  principes  sur  l'art  seraient 
abandonnés ,  la  révolution  qui  s'opérerait  dans  la  théorie 
se  ferait  ressentir  à  la  recette  ;  et  que,  si  l'opinion  drama- 
tique changeait  de  direction  et  de  favoris ,  le  caissier  du 
Théâtre-Français  pourrait  bien  changer  de  créanciers. 

Il  faut  prouver  mes  prédictions  :  c'est  à  cela  seul  que 
je  me  crois  astreint,  et  non  à  discuter  s'il  est  bon  que  la 
révolution  se  fasse  ou  ne  se  fasse  pas.  Sans  examiner  si 
elle  est  juste,  je  vois  qu'elle  est  nécessaire,  c'est  assez; 
je  n'ai  pas  besoin  de  m'en  inquiéter  davantage  ;  car  j'ai 
d'ailleurs  la  certitude  que,  fort  différente  en  cela  de  quel- 
ques autres  révolutions,  elle  respectera  tous  les  droits 
acquis  et  ne  nuira  qu'aux  abus.  Les  grandes  légitimités, 
comme  celles  de  Corneille  ou  de  Racine,  demeureront 
intactes ,  et  la  spoliation  n'atteindra  que  quelques  usur- 
pateurs dont  je  veux  taire  les  noms  ;  car  on  doit  des 
égards  au  malheur,  même  lorsqu'il  est  mérité  ;  je  ne  veux 
point  me  faire  délateur ,  et  je  n'ai  pas  envie  de  dresser 
moi-même  d'avance  des  tables  de  proscription. 

Maintenant  ma  conscience  est  tranquille ,  je  puis  dé- 
velopper sans  scrupule  les  symptômes  de  la  crise  qui 
s'annonce  ;  et,  s'il  arrive  des  malheurs,  j'espère  que,  sui- 
vant une  méthode  assez  usitée ,  on  ne  m'accusera  pas  de 
les  avoir  provoqués,  pour  les  avoir  prévus. 

Le  signe  principal  du  mouvement  qui  se  prépare  est , 
à  mon  sens,  le  dégoût  marqué  du  public  pour  tous  les 
ouvrages  conçus  et  exécutés  dans  les  règles.  Il  semble 
que  tous  les  anciens  moyens  de  l'émouvoir  aient  perdu 
leur  efficacité.  En  vain  cherche-t-on  à  les  renouveler  en 
les  déguisant  avec  soin ,  en  les  engageant  dans  de  nou- 
velles combinaisons  ;  il  les  reconnaît  et  s'ennuie.  En  vain 


132  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

change-t-on  les  noms,  les  costumes,  les  décorations;  il 
retrouve  les  mêmes  situations  dans  d'autres  lieux  et  les 
mêmes  personnages  sous  d'autres  habits.  Rien  ne  le 
trompe,  rien  n'échappe  à  sa  pénétration  ni  à  son  dédain. 
Il  y  a  même  de  certains  effets  de  théâtre  tellement  usés 
qu'il  a  fallu  y  renoncer  tout  à  fait,  témoin  les  suicides  des 
jeunes  princesses  et  les  récits  des  confidents.  Évidemment 
il  faut  inventer  pour  remuer  ce  public  difficile  et  blasé  : 
on  ne  peut  plus  fermer  les  yeux  sur  cette  triste  nécessité; 
et  si  Ton  ne  ^  eut  pas  s'exposer  à  le  voir,  par  une  grande 
et  volontaire  insurrection,  consommer  à  lui  seul  la  révo- 
lution qu'on  redoute,  et,  désertant  audacieusement  la 
vieille  constitution  du  Théâtre-Français,  aller  chercher,  à 
quelque  extrémité  de  Paris ,  un  empire  illégitime ,  mais 
mieux  approprié  à  ses  besoins  nouveaux ,  l'empire  du 
mélodrame ,  il  faut  que  les  grands  esprits  osent  entre- 
prendre eux-mêmes  cette  révolution  qu'autrement  ils 
seraient  contraints  à  subir  ;  il  faut  qu'ils  s'étudient  à  for- 
mer habilement  une  intime  alliance  entre  la  tradition 
sacrée  qui  domine  la  scène  classique  et  l'esprit  nouveau 
qui  menace  de  l'envahir.  Craignons  le  mélodrame  comme 
un  pouvoir  de  fait;  efforçons-nous  de  maintenir,  s'il  se 
peut,  le  fait  là  où  est  le  droit,  et  de  prévenir  une  désunion 
aussi  fatale  à  l'ordre  qu'à  la  liberté,  c'est-à-dire,*  pour 
rentrer  dans  le  langage  du  sujet,  au  bon  goût  qu'à  l'ima- 
gination. 

Qu'a-t-on  besoin  d'attendre  de  nouvelles  preuves  du 
danger  que  je  signale?  A-t-on  oublié  ce  qui  s'est  passé 
depuis  plusieurs  années?  L'ingrat  public  n'a  tenu  aucun 
compte  dural)le  à  la  plupait  des  auteurs  de  la  dignité  du 
langage,  de  la  rigoureuse  observation  des  bienséances  de 


RÉVOLUTION  DU  THÉÂTRE.        i33 

notre  scène  et  des  unités  matérielles.  Dès  le  premier  abord, 
il  les  a  rejetées,  ou  s'est  contenté  de  leur  accorder  un  suc- 
cès court  et  modique.  Si  l'on  recherche  quels  sont  les 
ouvrages  qui  ont  obtenu  un  notable  succès,  et  parmi 
ceux-ci  quels  sont  les  passages  qui  leur  ont  particulière- 
ment attiré  la  faveur  du  parterre ,  on  trouvera ,  j'en  ai 
peur,  que  ce  sont  précisément  les  pièces  qui  sortaient 
jusqu'à  un  certain  point  du  genre  ordinaire  des  tragédies 
françaises,  et  dans  celles-là  les  scènes  ou  les  personnages 
qui  se  recommandaient  par  quelque  chose  d'étrange  ou 
d'inusité.  Mettons  à  part,  je  le  répète,  les  ouvrages  de 
génie,  parce  que  dans  ceux-ci  les  formes  classiques  n'ont 
pas  été  subies,  mais  choisies  et  presque  inventées  par 
l'auteur  même;  mais  rappelons-nous  ces  tragédies  régu- 
lières, qui  ont  eu  dans  leur  temps  un  succès  complet  et 
quelquefois  une  véritable  vogue  ;  qu'il  y  en  a  peu  qui 
soient  aujourd'hui  goûtées  et  applaudies  !  qu'il  y  en  a  peu 
qui,  si  elles  étaient  aujourd'hui  données  pour  la  première 
fois,  produisissent  un  effet  général  et  profond!  Ou  a  re- 
marqué que  les  reprises  réussissent  faiblement,  et  l'on 
s'est  étonné  de  voir  la  renommée  de  certains  ouvrages 
vantés  autrefois  pâlir  et  disparaître  à  cette  nouvelle 
épreuve.  Ne  serait-ce  pas  une  suite  de  cette  aversion  du 
public  actuel  pour  les  combinaisons  surannées  de  nos 
tragédies,  qui  ressemblent  pour  la  plupart  à  des  varia- 
tions du  même  air?  Je  ne  sais  pas  beaucoup  de  nos  ou- 
vrages secondaires  qui  jouissent  à  présent  de  quelque  _ 
faveur,  à  moins  qu'un  grand  acteur,  qui  lui-même  est  une 
exception  à  toutes  les  règles,  et  dont  le  talent  est  à  lui 
seul  une  innovation  éclatante ,  ne  leur  ait  donné  ce  dont 
il  est  si  richement  doué,  l'originalité  et  le  naturel.  Talma 

I.  12 


134  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

est  la  représentation  vivante  de  ce  qui  manque  au  plus 
grand  nombre  de  nos  tragédies.  Même  dans  celles  qui 
passent  pour  bonnes ,  il  y  a  quelque  chose  d'énervé  qui 
ne  prend  plus  sur  les  esprits.  La  répétition  des  mêmes 
moyens ,  toujours  suivis  des  mêmes  effets ,  leur  donne  à 
toutes  une  fastidieuse  ressemblance  ;  et  de  là ,  les  deux 
grands  défauts  de  notre  scène,  le  factice  et  le  commun.  A 
mesure  que  le  nombre  des  ouvrages  grossit,  que  les  co- 
pies s'accumulent  sur  les  copies  et  s'éloignent  des  modè- 
les, l'insipidité  fait  des  progrès,  et  l'ennui  présent  s'aug- 
mente de  tout  l'ennui  passé.  Lorsqu'après  un  long 
intervalle  on  remet  au  théâtre  des  pièces  qui ,  lors  de 
leur  première  apparition ,  n'étaient  encore  que  des  secon- 
des ou  des  troisièmes  copies,  comme  elles  ont  été  depuis 
imitées  à  plusieurs  reprises,  le  public,  qui  confond  les 
temps,  qui  n'a  point  la  complaisance  ou  la  justice  de  se 
reporter  à  l'époque  où  elles  ont  été  composées,  les  relègue 
au  rang  de  celles  qui  leur  ont  succédé,  et  dont  il  est  déjà 
las,  sans  songer  que,  précisément  parce  qu'elles  sont 
moins  récentes,  elles  sont  un  peu  plus  neuves  que  les 
tragédies  contemporaines. 

Si  des  reprises  nous  passons  aux  nouveautés ,  que  sont 
devenues  tant  de  tragédies  arrangées  suivant  toutes  les 
convenances  de  la  scène  qui  sont  les  mêmes  pour  toutes , 
et  contre  les  convenances  du  sujet  qui  sont  différentes 
pour  chacune,  ces  tragédies  si  conformes  aux  règles  et 
si  infidèles  à  la  vérité ,  dénuées  d'invention  dans  les 
ressorts ,  de  vie  dans  les  caractères ,  de  couleur  dans  le 
style ,  et  qui  cependant  ne  blessent  ni  la  bienséance  ni 
le  bon  goût ,  qui  sont  même  conduites  avec  art ,  pen- 
sées avec  justesse,  écrites  avec   élégance?  Depuis  le 


RÉVOLUTION  DU  THEATRE.        133 

commencement  de  ce  siècle,  trois  ouvrages  seulement 
ont  obtenu  et  mérité  im  accueil  distingué ,  les  Templiers , 
les  Vêpres  siciliennes  et  Marie  Stuarl.  A  quelle  cause 
attribuer  l'honorable  exception  que  le  public  a  faite  en 
leur  faveur ,  sinon  à  ce  qu'elles  présentent  elles-mêmes 
d'exceptions  aux  usages  de  notre  théâtre  ?  Le  fait  n'est 
pas  contestable  à  l'égard  de  Man<'  Shiart.  Ce  qu'on 
admire  de  vérité  tant  dans  le  caractère  que  dans  l'action 
des  personnages,  est  déjà  une  dérogation  à  toutes  les 
lois  qui  régissent  notre  scène;  et  malgré  le  talent  que  je 
me  plais  à  reconnaître  dans  l'auteur  de  Marie  Stuart , 
c'est  sans  contredit,  et  lui-même  il  le  déclare,  à  la  force 
et  à  la  vérité  native  de  la  conception  originale  qu'il  doit 
une  grande  partie  de  son  succès.  Quant  aux  Templiers, 
cette  pièce,  quoique  timidement  faite,  a  certainement 
marqué  par  tout  ce  qu'elle  a  offert  d'inaccoutumé  sur 
notre  théâtre  ;  et  peut-être  serait-il  aisé  de  montrer  que 
les  défauts  reprochés  à  ce  bel  ouvrage  ont  leur  source 
dans  la  soumission  trop  scrupuleuse  de  l'auteur  au  des- 
potisme des  règles ,  soumission  qui  ne  lui  a  pas  permis 
d'entrer  franchement  dans  son  sujet,  ni  de  reproduire 
tout  entier  l'événement  qu'il  voulait  peindre.  Quoi  qu'il 
en  soit,  ce  qui  a  ravi  nos  suffrages  c'est  l'idée  heureuse 
et  neuve  de  nous  attacher  par  l'intérêt  d'une  situation 
purement  historique  ;  car  la  situation  l'est  tout  à  fait , 
si  les  mœurs  et  le  langage  ne  le  sont  pas. 

Une  semblable  observation ,  et  plus  frappante  encore , 
s'applique  aux  Vêpns  siciliennes.  Si  l'on  n'y  trouvait  que 
cette  facilite  de  style,  cette  chaleur  de  sentiment,  cette 
verve  d'une  poésie  facile ,  ce  langage  entraînant  et  pur, 
et  dont  l'auteur  se  sert,  pour  emprunter  l'expression  de 


136  PASSE  ET  PRESENT. 

Féuelon,  comme  dmi  vêtement;  certes,  le  mérite  serait 
grand  encore  :  aujourd'hui  surtout  que  dans  le  style 
l'élégance  est  si  commune  et  l'imagination  si  rare.  Ce 
serait  toujours   un  charme    que  d'entendre   de   beaux 
^  ers ,  et  il  serait  toujours  permis  de  dire  que  les  Muses 
lie  Sicile  }i  avaient  encore  nen  chanté  de  si  grand  ^ .  Mais 
il  faut  reconnaître  dans  les  Vêpres  un  mérite  plus  sé- 
rieux, des  beautés  plus  fortes,  des  traits  et  des  phy- 
sionomies presque  entières  d'une  vérité  peu  commune 
dans  nos  tragédies ,  des  événements  présentés  avec  ce 
caractère   imprévu    et   brusque    que  le   hasard  donne 
toujours  aux  réalités ,  et  que  les  poètes  tragiques  don- 
nent si  rarement  à  leurs  fictions.  Je  citerai  le  person- 
nage de  Montfort,  le  plus  complet,  le  plus  naturel  et  par 
conséquent  le  plus  critiqué  de  tous  ceux  de  la  pièce  : 
l'inconséquence  de  sa  conduite ,  ses  fougues  de  colère  et 
de  générosité,  de  violence  et  de  tendresse,  sa  paresse 
dans  le  pouvoir ,  son  sommeil  dans  le  péril ,  son  impré- 
voyance qu'expliquent  à  la  fois  son  courage  et  sa  vanité 
sont  autant  de  brillantes  fautes  qui  signalaient  alors  les 
guerriers  de  notre  pays ,  et  dont  on  assure  que  la  tradi- 
tion n'est  pas  encore  perdue.  On  peut  citer  encore  plu- 
sieurs des  actions  de  Procida  ,   telles  que  le   meurtre 
inopiné  de  Gaston ,  et  surtout  cette  admirable  scène  de 
conjurés,   qui,  déjà  si  vive  et  si  éloquente  en  elle- 
même,  a  cela  de  remarquable  qu'elle  a  lieu  dans  le  palais 
même  de  ceux  contre  qui  l'on  complote,  circonstance 
singulière,  comme  il  s'en  trouve  des  milliers  dans  l'his- 
toire, et  particulièrement  dansées  œuvres  bizarres  et 
irrégulières  qu'on  appelle  des  conspirations.  En  revanche, 
>  Sicelides  Musae,  etc. 


RÉVOLUTION  DU  THEATRE.  137 

si  nous  voulions  relever  les  défauts  de  l'ouvrage ,  nous 
pourrions  les  imputer  en  grande  partie  à  la  réserve  exces- 
sive de  l'auteur ,  qui  n'a  pas  non  plus  osé  pousser  ses 
idées  jusqu'au  bout ,  ni  se  fier  à  son  imagination  ej  à 
l'histoire  plus  qu'aux  leçons  de  l'art  et  aux  règles  de  la 
scène.  Ainsi,  il  ne  s'est  pas  senti  la  hardiesse  de  faire  de 
Lorédan  le  mari  d'Amélie  ;  ce  qui  eût ,  dans  le  sujet  et 
le  pays  donnés ,  rendu  bien  plus  directe  et  bien  plus  ter- 
rible la  jalousie  entre  le  vainqueur  et  le  vaincu ,  entre  un 
conquérant  français  et  un  mari  italien. 

On  peut  examiner  ainsi  tel  ouvrage  qu'on  ^oudra  de 
ceux  qui  ont  été  récemment  représentés;  on  reconnaîtra, 
je  crois ,  que ,  soit  que  blasés  par  la  jouissance  continue 
des  beautés  régulières ,  nous  ayons  contracté  le  besoin 
d'émotions  plus  vives  et  moins  communes,  soit  qu'au 
contraii'e  cette  révolution  qui  s'est  opérée,  qui  s'opère  en- 
core dans  nos  idées  et  dans  nos  mœurs ,  en  nous  faisant 
considérer  les  choses  humaines  sous  un  nouveau  point  de 
vue ,  nous  rende  nécessaire  un  nouveau  système  drama- 
tique qui  nous  les  représente  comme  nous  les  voyons, 
il  est  de  fait  que  les  anciennes  formes  de  nos  tragédies 
ne  nous  suffisent  plus,  et  que  le  poignard  de  la  Melpo- 
mène  française  est  émoussé.  La  préférence  même  que 
nous  accordons  à  de  certains  ouvrages ,  à  de  certaines 
scènes  qui  n'attiraient  autrefois  qu'une  médiocre  atten- 
tion, qui  étaient  à  peine  comprises,  notre  répugnance 
pour  ces  intrigues  d'amour  ,  pour  tous  ces  moyens  de 
théâtre  qui  déparent  même  quelques-uns  de  nos  chefs- 
d'œuvre,  notre  froideur  peut-être  excessive  aux  tragé- 
dies que  la  passion  seule  anime,  l'enthousiasme  que  nous 
inspire  tout  acteur  qui  donne  à  son  jeu  du  natiuel  et  de 

12. 


138  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

la  profondeur  sont  autant  d'indices  de  la  direction  que 
doivent  prendre  désormais  les  poètes  dramatiques ,  s'ils 
veulent  marquer  dans  leur  temps  et  durer  après  eux. 
Certes,  je  ne  leur  conseille,  je  ne  leur  demande  point 
l'extrême  liberté  des  théâtres  étrangers,  ce  mépris  de 
toute  vraisemblance,  qui  nuit  à  la  clarté  et  à  l'effet  de 
l'action  théâtrale  comme  au  développement  et  à  la  viva- 
cité des  sentiments.  Je  ne  leur  conseille ,  je  ne  leur 
demande  pas  cette  imitation  servile  de  la  réalité,  qui  ne 
craint  point  d'allier  dans  le  même  ouvrage ,  de  rappro- 
cher dans  la  même  scène  la  pompe  et  la  grossièreté ,  les 
bouffonneries  et  les  déclamations.  Mais  je  conseille  et 
demande  cette  liberté  intelligente  qui.  ne  se  fait  point 
scrupule  d'étendre  les  clauses  de  la  convention  sur  la- 
quelle repose  tout  art  dramatique ,  qui  transporte  sur  le 
théâtre  les  hommes  tels  qu'ils  sont  avec  leurs  faiblesses , 
leurs  incohérences  et  leurs  inégalités ,  qui  ne  mutile  pas 
enfin  les  événements,  et  leur  conserve,  non  pas  une 
minutieuse  fidélité  dans  les  détails ,  mais  la  vérité  his- 
torique, c'est-à-dire  ce  caractère  d'effets  composés 
de  la  volonté  et  des  circonstances,  du  conseil  et  du 
hasard ,  caractère  bien  connu  de  quiconque  a  con- 
sidéré les  affaires  de  ce  monde  ailleurs  que  dans  les 
livres.  Voilà  le  genre  de  beautés  que  je  souhaite  à  nos 
tragédies  futures ,  et  qui ,  pour  se  rencontrer  rarement 
chez  nos  grands  maîtres,  ne  leur  sont  pourtant  pas  in- 
connues; voilà  le  genre  d'altération  qu'il  est  désirable, 
qu'il  est  instant  de  faire  éprouver  à  la  régularité  forcée 
de  la  tragédie  classique.  C'est  dans  la  marche  de  l'in- 
trigue ,  c'est  dans  la  peinture  des  individus  et  dans  le 
ton  du  dialogue  qu'il  faut  innover  plutôt  que  dans  la 


REVOLUTION  DU  THEATRE.        139 

construction,  en  quelque  sorte  matérielle,  de  la  tragédie. 
Les  changements  ti'op  fréquents  de  décorations ,  la  mul- 
titude excessive  des  personnages  et  la  prolongation  dé- 
mesurée de  l'action,  sont  autant  de  violences  faites  à 
l'illusion  théâtrale ,  déjà  si  peu  respectée  ;  et  l'on  ne 
doit  recourir  à  ces  moyens  d'exception  qu'avec  une 
extrême  réserve,  et  lorsque  la  nature  du  sujet  l'exige 
impérieusement. 

Des  considérations  semblables  paraissent  avoir  frappé 
et  conduit  même  plus  loin  que  moi  l'auteur  d'un  ouvrage 
qui  a  donné  lieu  aux  précédentes  réflexions ,  et  qui  me 
semble  mériter  tout  l'intérêt  des  lecteurs  éclairés.  M.  le 
comte  de  Gain-Montaignac ,  dont  l'amitié  et  les  lettres 
déplorent  encore  la  perte  prématurée ,  avait  reçu  profon- 
dément la  grande  impression  qu'ont  dû  laisser  dans  toutes 
les  âmes  élevées  et  sensibles  les  événements  de  notre  âge. 
Cette  impression  avait  réagi  sur  toutes  ses  opinions  comme 
sur  toutes  ses  facultés  :  à  ses  yeux ,  tous  les  objets ,  les 
choses  réelles  comme  les  ouvrages  de  l'art,  avaient  pris 
un  nouvel  aspect.  Il  était  un  de  ces  hommes  qui,  placés 
aux  époques  de  passage  où  la  société  et  l'esprit  humain 
semblent  se  renouveler,  appartiennent  à  l'âge  qui  s'enfuit 
en  même  temps  qu'à  l'âge  qui  s'avance,  et  s'agitent  entre 
un  passé  qui  les  retient  encore  et  un  avenir  qui  les  en- 
trahie.  Cette  situation  d'esprit  n'est  point  rare  de  nos 
jours  ;  et  si  les  événements  lui  laissaient  le  temps  de  s'ob- 
server et  de  s'exprimer  elle-même ,  j'ai  l'idée  que  nous 
lui  devrions  toute  une  littérature  fortement  caractérisée , 
très-différente  de  celle  des  gens  de  lettres  de  profession, 
et  qui  serait  beaucoup  mieux  entendue  dans  le  monde 
que  dans  les  académies. 


140  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

C'est  à  cette  littérature  qu'appartient  le  théâtre  de 
M.  de  Gain.  Si  le  cadre  et  la  forme  de  ses  drames  sont 
empruntés  de  l'Angleterre  et  de  l'Allemagne ,  toutefois  on 
sent,  en  les  lisant ,  que  la  pensée  qui  l'a  déterminé  pour 
ce  genre,  l'a  contraint  en  quelque  sorte  de  le  choisir,  et 
résultait  encore  plus  de  sa  nature  que  de  son  goût.  Il  n'a 
pas  adopté  son  système  dramatique  par  une  fantaisie  lit- 
téraire ,  mais  comme  le  seul  qui  lui  permit  de  représenter 
les  choses  ainsi  qu'il  les  avait  vues,  et  les  hommes  tels 
qu'il  les  avait  observés.  Je  vais  le  laisser  parler  lui-même, 
il  rendra  mieux  que  je  ne  le  pourrais  faire  sa  pensée  et  la 
mienne  :  «  Familiarisés  avec  des  révolutions  terribles,  sans 
»  cesse  renaissantes ,  qui  de  françaises  deviennent  euro- 
»  péennes,  et  près  desquelles  les  guerres  civiles  dont  Cor- 
»  neille  fut  le  témoin  ne  sont  que  des  jeux  d'enfants,  quelle 
»  émotion  et  quelle  étude  irions-nous  chercher  au  théâtre 
»  tel  qu'il  existe?  que  peuvent  maintenant  nous  appren- 
»  dre  des  poèmes  écrits  dans  un  langage  conventionnel , 
»  nous  offrant  des  personnages  qui  portent  plus  souvent 
»  un  masque  habilement  colorié  qu'une  figure  vivante?... 
»  Nous  avons  besoin  désormais  d'un  art  plus  simple ,  plus 
»  près  de  la  nature  et  de  la  vérité.  On  ne  pourra  plus  com- 
»  mander  notre  intérêt  qu'en  nous  montrant  les  hommes 
»  qui  ont  influé  sur  le  sort  des  peuples,  tels  qu'ils  ont  été 
»  en  effet,  en  les  faisant  agir  et  parler  comme  nous  sentons 
»  qu'ils  ont  dû  agir  et  parler.  Il  faudra  nous  montrer  à 
»  découvert  les  petites  causes  des  grands  événements ,  la 
«variété  prodigieuse  des  physionomies,  le  mélange  de 
»  bon  et  de  mau^  ais  qui  se  trouve  dans  tous  les  hommes, 
»  l'inconséquence  des  caractères  les  plus  décidés,  et  quel- 
»  quefois  aussi  la  suite  des  plus  frivoles  dans  de  certaines 


i 


RÉVOLUTION  DU  THÉÂTRE.  U1 

M  occasions  ;  enfin ,  la  nature  humaine  en  son  ^  rai  point 
»  de  vue,  en  sachant  faire  un  clioix  propre  à  frapper,  à 
«émouvoir,  à  instruire,  ce  qui,  toujours  et  partout,  est 
»  l'art  du  poète  et  son  vrai  but.  Ne  cessons  jamais  d'ad- 
»  mirer  Corneille  et  Racine  comme  de  beaux  génies  qu'il 
»  ne  faut  point  prétendre  égaler  ;  mais  en  relisant  tou- 
»  jours  leurs  poèmes  immortels ,  si  nous  voulons  encore 
»  une  scène,  convenons  que  le  système  tragique  dans  le- 
»  quel  ils  ont  excellé  a  perdu  de  sa  force  et  ne  se  prête 

»  plus  à  nos  besoins Le  principe  constitutif  d'un  art 

»  est  immuable  sans  doute  ;  mais  les  formes  extérieures, 
»  qui  servent  à  l'application  de  ce  principe ,  varient  sans 
»  cesse  selon  les  temps  et  les  lieux.  » 

On  sent  que  les  tragédies  de  M.  le  comte  de  Gain  ne 
peuvent  être  appréciées  avec  justice,  si  l'on  ne  consent  à 
se  placer  dans  le  système  dramatique  qu'il  avait  choisi.  11 
s'était  soumis  à  deux  responsabilités  indépendantes  l'une 
de  l'autre ,  celle  de  sa  théorie  et  celle  de  ses  œuvres  :  de 
là  deux  questions  que  nous  tiendrons  distinctes;  et  s'il 
devient  nécessaire  d'ouvrir  une  discussion  réglée ,  nous 
prions  les  contradicteurs  de  vouloir  bien  s'inscrire  sépa- 
rément contre  son  discours  préliminaire  et  contre  ses  tra- 
gédies. 

«  Vieillis  par  une  longue  et  dure  expérience,  il  nous  est 
»  devenu  impossible  d'être  intéressés  par  des  ouvrages 
»  qui  ne  reposeraient  que  sur  un  idéal  convenu  ;  et  le  lan- 
»  gage  magnifiquement  vague  de  la  tragédie  en  vers ,  sa 
»  froide  pompe  et  ses  narrations  épiques  ont  usé  en  France 
»  tout  leur  effet.  »  Ces  mots  sont  le  résumé  des  prin- 
cipes de  M.  de  Gain  sur  l'art  du  théâtre.  Nous  nous  con- 
tentons de  les  rappeler,  sans  les  appuyer  ni  les  contre- 


U2  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

dire,  et  en  faisant  seulement  nos  réserves  eu  faveur  de 
la  poésie,  qui  nous  parait  très -digne  de  rester  la  langue 
de  la  tragédie,  pourvu  qu'elle  daigne  varier  ses  tons. 

A'oilà  donc  les  lecteurs  et  les  critiques  bien  avertis  : 
ils  savent  qu'ils  ont  affaire  à  des  tragédies  historiques ,  à 
des  tragédies  en  prose,  et  dont  l'auteur  a  beaucoup  moins 
pris  pour  modèle  le  dialogue  de  Phèdre  ou  de  Zaïre  que 
le  dialogue  d'Eucrate  et  de  Sylla.  Lors  même  qu'elles 
seraient   moins  recommandables   par   leur  mérite  dra- 
matique,  il  faudrait   toujours  y  remarquer  un   senti- 
ment de  la  vérité  morale,  qui  n'exagère  ni  le  mal  ni 
le  bien  dans  les  personnages  historiques  ou  supposés, 
qui  tient  compte  à  chacun  de  ses  intentions  et  de  ses 
motifs,  qui  n'accuse  point  les  opinions  des  fautes  des 
hommes,  ni  le  cœur  des  hommes  du  vice  des  opinions , 
qui  sait  enfin  reconnaître  que ,  comme  toutes  les  causes 
ont  leur  part  de  vérité ,  tous  les  caractères  ont  leur  part 
de  Acrtu.  Ce  discernement,  cette  justice  a  manqué  à 
bien  des  écri^ains  distingués,  quelquefois  à  des  littératu- 
res et  à  des  époques  tout  entières.  Et  cependant  elle  est 
presque  aussi  nécessaire  dans  la  composition  des  ouvrages 
d'esprit  que  dans  la  pratique  de  la  vie  ;  rien  ne  la  rem- 
place pour  ceux  qui  la  connaissent;  il  n'y  a  point  pour 
eux  d'intelligence  possible  avec  ces  esprits  incomplets 
qui  ne  voient  qu'à  moitié ,  qui  ne  pénètrent  qu'à  demi , 
avec  ces  esprits  étroits  qui  méconnaissent  toujours.  La 
prévention  corrompt  en  effet  les  plus  rares  qualités  :  par 
elle ,  la  richesse  d'imagination ,  la  vigueur  de  raisonne- 
ment ne  sont  plus  que  des  moyens  de  parer  l'imposture, 
d'aiguiser  le  mensonge,  d'armer  enfin  de  spécieux  pré- 
textes tous  ces  préjugés  du  vulgaire  qui  deviennent  in- 


RÉVOLUTION  DU  THÉÂTRE.  U3 

domptables  dès  qu'ils  se  croient  autorisés.  Aujourd'hui 
surtout  que  des  changements  de  tout  genre ,  si  multi- 
pliés et  si  divers,  nous  ont  fait  un  devoir  en  même  temps 
qu'un  besoin  de  l'impartialité ,  il  faut  dire  à  ceux  qui  en 
sont  dépourvus  :  «  Gardez-vous  d'entreprendre  de  retracer 
la  conduite  et  les  sentiments  des  hommes  ;  vous  ne  les 
verriez  point  tels  qu'il  faut  nous  les  montrer.  Vos  pein- 
tures seraient  forcées  ou  inexactes;  vous  falsifieriez  vos 
modèles.  Gardez-vous  surtout  de  la  peinture  d'histoire  : 
incapables  de  vous  transporter  dans  les  temps  et  dans 
les  lieux ,  vous  ne  sauriez  comprendre  ni  reproduire  des 
mœurs,  des  opinions,  un  langage  qui  ne  sont  point  les 
vôtres;  vous  représenteriez  ce  qui  n'est  pas,  ce  qui  ne 
fut  jamais.  Vous  perpétueriez  ces  contre-sens  trop  long- 
temps soufferts  sur  notre  scène  ;  vos  personnages  seraient 
infidèles  à  leur  nom,  ils  mentiraient  à  leur  pays ,  ils  con- 
trediraient leur  siècle ,  et  l'art  de  l'imitation  par  excel- 
lence deviendrait  dans  vos  mains  l'art  du  travestisse- 
ment. » 

M.  de  Gain  n'a  point  mérité  ces  reproches  :  il  s'est 
attaché  à  présenter  tous  les  objets  sous  leurs  véritables 
couleurs;  il  s'est  fait  une  loi  de  conserver  à  toutes  les 
opinions  comme  à  tous  les  sentiments  leur  bonne  foi , 
souvent  même  leur  innocence,  quelquefois  leur  charme. 
Je  prendrai  pour  exemple  une  de  ses  pièces,  dont  le  sujet 
est  tel  que  ses  propres  affections  et  les  principes  de  sa 
vie  entière  auraient  pu  facilement  obscurcir  de  quelques 
préventions  sa  clairvoyante  équité  :  ce  sujet  est  la  mort 
de  Charles  I".  Ne  croyez  pas  qu'il  ait  eu  la  maladresse 
d'accumuler  aveuglément  sur  ce  prince  tous  les  genres 
de  supériorités  et  de  vertus,  pour  ne  jeter  sur  ses  adver- 


vu  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

saires  et  ses  juges  qu'un  vernis  uniforme  d'envie,  de  haine 
et  de  brutalité.  II  n"a  point  imaginé  que  l'intérêt  de  son 
héros  malheureux  lui  donnât  le  droit  de  refuser  à  ses 
persécuteurs  toute  grandeur  et  tout  enthousiasme.  Cet 
ouvrage,  comme  tous  ceux  du  recueil,  est  écrit  dans  un 
grand  esprit  de  justice  ;  et  si  quelquefois  l'auteur  s'est 
mépris  sur  la  vérité,  c'est  peut-être  pour  avoir  trop  com- 
pliqué les  ressorts  qui  font  agir  ses  personnages ,  et  non 
pour  les  avoir,  au  gré  d'une  observation  superficielle, 
façonnés  sur  les  modèles  convenus  que  nos  auteurs  co- 
pient éternellement,  et  qui  n'ont  jamais  eu  d'originaux. 
Le  théàti-e  de  M.  de  Gain  se  compose  de  trois  ouvra- 
ges :  Charles-Quint  à  Saint-Just,  Charles  I"  et  la  Coii- 
JH ration  des  adolescents;  le  plus  remarquable  est  sans 
contredit  le  premier.  Le  sujet,  dont  la  conception  est 
heureuse  et  neuve ,  était  particulièrement  favorable  au 
talent  de  l'auteur,  plus  habile,  ce  me  semble,  à  lire  dans 
le  cœur  des  hommes  qu'à  représenter  leurs  actions,  à 
leur  prêter  des  sentiments  qu'à  leur  supposer  une  con- 
duite. 11  semble  en  effet  que,  trop  occupé  de  l'impossibi- 
lité de  donner  jamais  ses  pièces  à  la  scène,  il  ait  cherché 
presque  uniquement  dans  la  tragédie  une  occasion  d'ex- 
poser et  de  développer  d'une  manière  saillante  une  ob- 
servation sur  un  caractère  ou  sur  une  situation  histori- 
ques, et  qu'il  ait  plus  songé  à  la  rendre  frappante  pour 
la  réflexion  que  sensible  aux  regards.  Telle  doit  cepen- 
dant être  la  pensée  d'une  tragédie  ;  il  faut  qu'elle  soit 
■slsible,  pour  ainsi  dire,  qu'elle  puisse  se  personnifier 
entièrement,  qu'elle  perde  sa  forme  abstraite,  pour  de- 
venir tour  à  tour  Ol'dipe  ou  Phèdre,  Koxane  ou  Ven- 
dôme. 


RÉVOLUTION  DU  THÉÂTRE.        445 

Nous  nous  attaclierons  donc  de  préférence  à  la  tragé- 
die de  Charits-Qinnt,  comme  devant  donner  une  idée 
juste  et  favorable  à  la  fois  de  la  manière  de  M.  de  Gain. 
On  y  verra  comment,  en  profitant  d'une  simple  donnée 
historique,  il  a  su  s'en  rendre  maitre,  deviner  ce  que  les 
auteurs  nous  taisent  d'après  ce  qu'ils  nous  racontent;  et, 
par  une  induction  ingénieuse  et  féconde ,  recréer  tout  un 
ordre  défaits  qui,  supposés  pour  la  plupart,  ont  pres- 
que tous  l'air  de  la  vérité.  Quels  sont  en  effet  les  fonde- 
ments de  sa  pièce  ?  quelques  lignes  de  Strada  et  un  dia- 
logue de  Fénelon. 

On  sait  qu'après  les  fatigues  et  les  prospérités  d'un 
long  règne,  lassé  d'une  des  vies  les  plus  agitées  et  les  plus 
glorieuses  que  monarque  ait  menée ,  le  rival  et  le  vain- 
queur de  François  I",  l'ennemi  et  le  protecteur  de  la  ré- 
forme naissante,  l'effroi  et  l'appui  du  trône  pontifical, 
celui  dont  les  drapeaux  avaient  flotté  dans  trois  parties 
du  monde,  l'empereur  Charles -Quint,  abandonnant  le 
sceptre  des  Césars  aux  mains  de  son  frère ,  et  déposant 
sur  la  tète  de  son  fils  la  couronne  d'Espagne,  des  Pays- 
Bas  et  des  Indes,  alla  ensevelir  sa  vieillesse ,  sa  gloii-e , 
son  génie ,  et  peut-être  ses  remords ,  dans  le  monastère 
de  Saint-Just,  habité  par  les  Hiéronymites ,  et  situé  sur 
les  frontières  de  Castille  et  de  Portugal.  Tout  est  mys- 
tère dans  ce  singulier  événement  :  les  motifs  de  la  ré- 
solution de  l'empereur,  les  particularités  de  sa  retraite 
ont  donné  lieu  à  des  conjectures  opposées,  à  des  récits 
contradictoires,  toujours  étranges,  souvent  merveilleux. 
M.  de  Gain  a  su  profiter  de  cette  obscurité  pour  établir 
un  système,  dans  lequel  il  a  fait  habilement  rentrer  quel- 
ques-uns des  détails  anecdotiques  que  des  traditions  di- 

I.  13 


U6  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

verses  ont  conservés  ;  et,  sans  s'inquiéter  des  objections, 
il  a  entrepris  de  représenter  à  sa  manière ,  et  dans  un 
même  tableau,  l'entrée ,  le  séjour  et  la  mort  de  Charles- 
Quint  à  Saint-Just.  Un  tel  sujet,  qui,  comme  on  le  voit, 
embrasse  plus  d'une  année,  ne  comportait  pas  une  action 
très-animée;  mais  précisément  parce  qu'il  se  réduit  à 
l'histoire  des  sentiments  d'un  homme  extraordinaire 
dans  une  position  extraordinaire,  il  offi'ait  une  riche 
matière  au  talent  de  l'observation.  Chades-Oiànt,  du 
reste,  n'est  pas  une  tragédie  dans  le  sens  ordinaire  du 
mot,  puisqu'il  y  manque  une  intrigue;  c'est,  dans  une 
forme  damatique,  le  développement  d'un  fait  moral. 

La  pièce  est  précédée  d'un  prologue,  qui  se  passe  dans 
la  vallée  de  Just  d'Estramadm-e ,  près  du  monastère  des 
Hiéronymites.  A  côté  de  leur  égUse  s'élève  un  pavillon 
nouvellement  bâti ,  et  qui  domine  la  vallée.  L'architecte 
qui  a  dirigé  la  construction  de  ce  pavillon,  destiné  à  servir 
de  retraite  au  plus  puissant  monarque  des  deux  mondes, 
annonce  sa  prochaine  arrivée  à  un  vieil  hidalgo,  qui 
n'ose  croire  que  ce  soit  là  le  séjour  du  général  sous  lequel 
il  a  si  longtemps  servi.  Cependant  les  habitants  de  la 
vallée  arrivent  en  foule;  ils  précèdent  l'empereur  qui 
paraît  bientôt ,  suivi  de  ses  deux  sœurs,  les  reines  douai- 
rières de  France  et  de  Hongrie.  Tous  les  Espagnols  s'a- 
genouillent ;  il  les  relève  avec  empressement ,  en  se  flat- 
tant qu'il  fait  un  acte  d'humilité.  Les  religieux  sortent 
du  couvent  pour  le  recevoir  ;  et  en  leur  présence ,  avec 
un  sentiment  sincère  sans  doute,  et  qu'il  croit  profond  et 
religieux,  il  implore  la  miséricorde  céleste.  Presqu'en 
même  temps,  il  aperçoit  l'hidalgo ,  le  reconnaît  pour  un 
vieux  guerrier,  et  le  nomme  chevalier  de  Saint-Jacques. 


RÉVOLUTION  DU  THÉÂTRE.  U7 

S'approchant  ensuite  de  ses  sœurs,  il  leur  montre  le  lieu 
de  sa  retraite,  le  beau  paysage  qui  s'étend  sous  ses  yeux  ; 
et ,  après  quelcfues  mots  de  tendresse  et  de  piété ,  après 
avoir  brièvement  recommandé  à  ceux  qui  furent  ses  su- 
jets la  fidélité  à  leur  ancien  Dieu  et  à  leur  nouveau  maî- 
tre, il  monte  les  degrés  du  portail,  et  s'abandonne  à  celui 
qui  donne  le  repos  et  les  empires. 

Le  premier  acte  se  passe  dans  la  salle  principale  de 
l'appartement  de  Charles,  à  Saint-Just.  11  est  seul  :  ce 
sont  ses  premiers  moments  de  retraite  et  de  tranquillité. 
Les  fleurs  de  son  jardin ,  la  vue  de  sa  fenêtre ,  le  chant 
éloigné  des  religieux,  tout  le  calme  et  lui  plait  ;  son  oisi- 
veté même  est  un  bonheur  tout  nouveau  ;  et  c'est  con- 
fusément, qu'à  travers  sa  joie,  qui  semble  désintéres- 
sée, il  laisse  percer  la  joie  moins  pure  de  se  voir  délivré 
d'un  roi  de  France,  dont  la  rivalité  lui  pèse,  et  d'un  fils 
dont  l'ambition  l'inquiète.  Les  religieux,  leur  prieur, 
Turriano,  ce  mécanicien  qui,  selon  l'histoire,  partagea  sa 
retraite,  tous  se  ressentent  de  la  douce  disposition  de  son 
àme.  Pour  la  dernière  fois  il  veut  réunir  à  sa  table  les 
hidalgos  du  voisinage,  et,  en  attendant,  il  sort  avec  le 
prieur  pour  visiter  l'établissement.  Pendant  ce  temps,  un 
jeune  no\ice,  le  frère  Paul,  reste  seul;  et  jeté  dans  un 
cloître  par  la  volonté  de  ses  parents,  il  maudit  ce  séjour, 
où  d'autres  se  réfugient,  et  regrette,  sans  le  connaître,  ce 
monde  que  d'autres  abandonnent.  Bientôt  toute  la  no- 
blesse du  canton  se  présente,  et,  en  attendant  l'empe- 
reur, admire  la  simplicité  de  l'asile  choisi  par  le  premier 
des  grands  d'Espagne.  Charles  reparaît;  il  les  accueille  et 
les  complimente  avec  cette  bienveillance  altière  que  donne 
la  vie  du  trône  ;  il  les  interroge  avec  cet  intérêt  affecté 


<i8  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

d'un  homme  qui  n'a  pas  oublié  que  ses  questions  sont 
des  faveurs ,  et  pour  qui  les  réponses  ne  sont  guère  que 
des  révérences.  La  porte  s'ouvre;  on  annonce  que  le 
repas  est  prêt;  l'empereur  sort  le  premier,  en  s'appuyant 
sur  don  Gomez,  le  chevalier  de  Saint-Jacques.  Tous  sui- 
vent alors  sans  distinction  de  rang. 

UN  HIDALGO,  à  son  voisiti  avant  de  sortir. 
Auriez-vous  cru,  seigneur,  qu'il  fût  si  facile  de  paraître  et  de  de- 
meurer devant  un  roi? 

LE   SECOND  HIDALGO. 

En  entrant  ici ,  seigneur,  je  tremblais ,  et  maintenant  je  me  sens  à 
l'aise. 

LE   PREMIER    HIDALGO. 

Charles-Quint  est  un  grand  prince.  (Ils  wrlenl.} 

Au  commencement  du  second  acte ,  l'empereur  est 
dans  son  jardin.  Un  assez  long  temps  s'est  écoulé  depuis 
son  arrivée  dans  son  dernier  asile.  Il  s'occupe  avec  Tur- 
riano  d'un  automate ,  auquel  ils  se  sont  efforcés  d'im- 
primer un  mouvement  rapide  et  divers  qui  simule  la  vie. 
L'empereur  est  moins  serein  :  sa  philosophie,  devenue 
plus  amère ,  se  trahit  en  plaintes  sceptiques  sur  les 
sciences  humaines,  en  réflexions  tristes  sur  la  brièveté  de 
la  vie  et  de  la  fortune.  II  regarde  ses  fleurs;  il  respire  les 
parfums  exhalés  par  les  citronniers  voisins  ;  il  veut  aller 
chercher  dans  une  promenade  le  calme  que  lui  donnaient 
naguère  un  air  fiais  et  pur  et  la  vue  d'une  campagne 
riante,  il  sort;  mais,  tout  en  déclamant  sur  le  néant  des 
grandeurs  et  le  charme  des  champs,  il  dit  à  Turriano  : 
«  Je  me  sens  bien ,  ma  tète  est  libre ,  je  serais  encore 
»  capable  de  faire  le  jeune  homme,  je  présiderais  un  con- 
»  seil.  » 


RÉVOLUTION  ])U  THÉÂTRE.  149 

TuiTiano,  resté  seul,  voit  arriver  Inès,  jeune  villa- 
geoise ,  qui  lui  apporte  des  liens  que  Charles-Quint  a  de- 
mandés pour  ses  fleurs.  Elle  raconte  qu'un  voyageur  est 
venu  le  matin  s'adresser  à  elle  pour  obtenir  une  entre- 
vue de  l'empereur,  et  qu'elle  n'a  pu  lui  refuser  de  se 
charger  de  sa  demande.  C'est  Alonzo  d'Krcilla,  c'est  un 
guerrier,  c'est  un  poète;  il  revient  de  la  conquête  du 
Aouveau-Monde ,  et  il  l'a  chantée  ;  il  voudrait  baiser  la 
main  de  son  ancien  maître.  Turriano  permet  à  Inès  de  le 
faire  venir.  Cependant  Charles  est  de  retour;  l'air,  la 
verdure,  le  soleil,  tout  a  trompé  son  espérance;  l'air  lui 
pèse ,  le  ciel  le  brûle ,  la  vallée  de  Just  est  insipide  et 
monotone;  il  s'étonne  qu'elle  ait  jamais  pu  lui  plaire. 
La  vallée  de  Just  commence  à  paraître  bien  étroite  au 
monarque  voyageur ,  que  les  Espagnols  appellent  encore 
le  Chevalier  errant.  Turriano  lui  annonce  un  étranger; 
l'empereur  s'impatiente,  et  lui  reproche  avec  humeur 
la  facilité  avec  laquelle  il  admet  tous  les  importuns. 
Au  nom  d'Ercilla,  il  s'apaise;  et  dès  qu'il  l'aperçoit, 
flatté  de  la  visite  empressée  de  l'un  des  conquérants  de 
l'empire  du  soleil,  il  le  reçoit  avec  une  bienveillance 
caressante,  il  le  comble  de  louanges,  il  lui  demande 
le  récit  de  ses  exploits.  Ercilla  lui  parle  de  ses  vers  ; 
les  chants  du  Camoéns  l'ont  enflammé  d'une  noble  ja- 
lousie ;  il  voudrait  donner  à  la  gloire  espagnole  la  seule 
chose  qu'elle  puisse  envier  à  la  gloire  portugaise ,  un 
poème.  L'empereur  lui  fait  réciter  des  vers  du  Camoëns, 
et,  peu  sensible  à  leur  harmonie,  il  n'y  aperçoit  que  des 
erreurs  politiques,  et  critique  un  poète  en  homme  d'Etat. 
Ercilla  s'anime  à  son  tour ,  il  ose  se  citer  auprès  du  Ca- 
moëns, et  dans  un  récit  brillant  il  raconte  à  Charles  com- 

13. 


150  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

ment  il  a  conçu,  comment  il  a  composé  son  poème,  tantôt 
dans  les  camps  espagnols  et  sous  les  flèches  du  cacique 
indien ,  tantôt  sur  le  sommet  embrasé  de  ces  monts  du 
Nouveau-Monde,  où  le  cri  du  condor  se  mêle  au  bruit 
du  tonnerre.  De  retour  en  Europe,  il  y  vient  chercher 
d'autres  dangers,  une  autre  gloire;  il  veut  lier  dans  la 
même  épopée  la  conquête  du  Nouveau-Monde  aux  triom- 
phes de  sa  vieille  patrie  ;  il  veut  chanter  Philippe  et  la 
victoire  de  Saint-Quentin 

CHARLES. 

Vous  avez  très-mal  choisi...  Qu'a  produit  cette  bataille  de  Saint- 
Quentin?  Philippe  a-t-il  su  marcher  sur  Paris?  Philippe  sait-il  qu'on 
n'achève  que  par  la  vitesse  ce  qu'on  a  conçu  dans  la  lenteur?...  Non, 
Philippe  ne  le  sait  pas...  Guise  ne  vient-il  pas  de  reprendre  Calais  par 
où  la  France  est  vulnérable?...  Et  qu'importe  qu'ensuite  le  maréchal 
de  Termes  ait  été  pris?...  Tout  se  balance...  C'est  en  vain  que  Philippe 
se  fatigue.  Qu'il  renonce  à  abaisser  la  France,  puisque  Charles-Quint, 
empereur,  ne  l'a  pas  pu;  et  peut-être  moi-même  me  suis-je  abusé... 

Je  vois  trop  d'ailleurs  ce  que  Philippe  prépare  à  l'Espagne;  il  est 
patient,  il  sait  se  taire,  dissimuler,  cela  est  bon,  mais  il  ne  sait  ni 
agir  ni  parler.  Vous  a-t-il  dii  un  mot,  à  vous,  Ercilla?...  Philippe 
étouffera  le  génie  de  l'Espagnol  ;  et  quand  un  prince  méconnaît  des  ser- 
vices tels  que  les  vôtres ,  bientôt  il  n'est  plus  servi  que  par  intérêt  ou 
par  crainte...  (.4  Turriano.)  Mais  je  l'avais  prévu ,  l'orage  s'avance,  je 
le  sens,  il  me  pénètre,  il  me  brûle,  et  le  ciel  est  en  feu.  (//  se  lève.) 
Chevalier,  il  faut  nous  quitter.  Charles  ne  peut  maintenant  donner  à  un 
homme  tel  que  vous  autre  chose  que  l'assurance  de  sa  haute  estime... 
Mais  allez  trouver  Ferdinand;  malgré  moi,  il  est  empereur;  peut-être, 
mieux  que  Philippe ,  saura-t-il  apprécier  votre  zèle  et  vos  mérites.  (Le 
tonnerre  ijronde.)  Au  reste,  don  Alonzo ,  vous  entendez  là-haut  le 
maître,  le  vrai  maître,  le  seul  qui  tienne  compte  de  tout...  Adieu, 
chevalier. 

Au  troisième  acte ,  Charles ,  encore  plus  fatigué  de  la 
retraite,  ne  voit  plus  d'autre  moyen  de  remédier  à  l'ennui 
de  la  solitude  que  d'en  aggraver  la  rigueur.  Dégoûté  de 


,  RÉVOLUTION  DU  THÉÂTRE.       154 

la  mécanique ,  il  congédie  assez  durement  Turriano ,  en 
lui  annonçant  la  résolution  où  il  est  de  s'enfermer  dans 
une  cellule,  et  de  mener  la  même  vie  que  les  religieux. 
Tout  à  coup  le  frère  Paul  entre,  et  vient  le  supplier  d'ob- 
tenir pour  lui  la  liberté  de  quitter  le  couvent  et  la  robe  de 
novice.  Cet  épisode ,  dont  l'idée  est  empruntée  d'un  dia- 
logue de  Fénelon,  est  heureusement  développé.  Vaine- 
ment Charles  s'efforce-t-il  de  détourner  de  son  dessein  le 
jeune  homme,  qu'un  impérieux  besoin  deconnaîti'e  ap- 
pelle dans  le  monde  ;  et  lui-même ,  qui  ne  conçoit  plus 
qu'on  puisse  désirer  le  monde,  puisqu'il  l'a  quitté,  s'é- 
tonne de  la  facilité  avec  laquelle  le  prieur  qui  survient 
donne  au  jeune  Paul  l'espoir  d'une  liberté ,  que  Dieu  dé- 
fend de  refuser  à  ceux  que  sa  grâce  n'a  point  touchés. 
Ainsi ,  dit  Charles,  lorsque  Paul  s'est  retiré  , 

Ainsi,  pour  le  guénr,  vous  l'envoyez  au  sein  des  tentations? 

LE    PRIEUR. 

Ce  triste  remède  peut  seul  éteindre  des  désirs  insensés,   nourris 
dans  la  contrainte. 

CHARLES. 

Il  fallait  dompter  cette  humeur  rebelle. 

LE    PRIEUR. 

L'expérience  acquise  dans  le  malheur  profitera  seule  à  cette  àme 
blessée. 

CHARLES. 

11  ne  faut  rien  céder  à  notre  lâcheté. 

LE    PRIEUR. 

Jamais  à  la  nôtre,  quelquefois  à  celle  de  nos  frères. 

CHARLES. 

Eh  bien!  puisque  aussi  aisément,  prieur,  vous  consentez  à  perdre 
un  religieux,  peut-être  serez-vous  heureux  d'en  acquérir  un  autre. 

LE    PRIEUR. 

Si  sa  vocation  parait  sincère. 


152  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

CHARLES. 


Elle  l'est,  mon  père. 
Et  ce  religieux  ,  sire? 
Est  (levant  vos  yeux. 
Vous ,  sire  ! 


LE    PRIEUR. 


LE    PRIEUR. 


CHARLES. 

Moi-Qiênie...  Que  veut  dire  ce  silence?  N'osez-vous  ou  ne  voulez- 
vous  pas  me  parler? 

LE    PRIEUR. 

Je  prie  le  ciel  de  me  guider  et  de  m'instruire. 

CHARLES. 

Douteriez-vous ,  quand  j'affirme? 

LE    PRIEUR. 

L'homme  souvent  est  sincère  dans  son  erreur. 

CHARLES. 

L'homme,  l'homme'....  J'ai  résolu,  je  vous  le  répèle,  prieur,  de 
prendre  place  parmi  vos  religieux. 

LE    PRIEUR. 

Serait-ce  un  ordre  que  Votre  Majesté  signifie? 

CHARLES. 

C'est  ma  volonté  que  je  déclare. 

Et  la  fin  de  cette  scène  remarquable  est  une  sorte  de 
confession ,  que  Charles  interrompt  souvent  par  des  re- 
tours de  hauteur ,  par  des  souvenirs  de  royauté.  C'est 
après  ces  humbles  aveux  d'un  monarque,  qui  gérait  éga- 
lement de  son  règne  et  de  sa  retraite ,  qui  prend  l'ennui 
pour  du  repentir,  et  croit,  en  accusant  le  passé,  s'absoudre 
des  mouvements  secrets  d'un  cœur  dans  lequel  le  regret 
du  trône  se  confond  avec  le  besoin  du  cloître;  que  le 
prieur,  réunissant  tous  ses  religieux,  leur  adresse  une 
touchante  exhortation  sur  la  douceur  de  la  \ie  monas- 
tique, sur  sa  puissance  à  calmer  les  orages  d'une  âme  en- 


RÉVOLUTION  DU  THEATRE.        453 

core  soulevée  par  l'erreur ,  et  tout  écumante  de  passions. 
Il  dit,  et  l'assemblée  se  lève  et  marche  vers  l'église,  où 
Charles  et  le  frère  Paul  entrent  ensemble  et  les  derniers. 
Mais  au  bout  de  quelque  temps,  ce  sacrifice  même  ne 
suffit  plus  aux  agitations  d'une  conscience  d'empereur. 
Au  quatrième  acte,  son  appartement  tendu  de  noir  an- 
nonce le  projet  d'une  expiation  nouvelle.  Une  plus  véhé- 
mente indignation  contre  les  choses  de  ce  monde  et  les 
jeux  de  la  politique,  un  désir  plus  pressant  d'abaissement 
et  de  mortification,  semblent  s'être  emparés  de  lui.  Ses 
paroles  confuses  décèlent  tour  à  tour  et  le  mépris  de  sa 
grandeur  passée,  dont  il  se  fait  un  droit  d'insulter  à  celle 
de  Philippe,  et  le  besoin  d'humilier  davantage  ce  front 
chargé  de  tant  de  couronnes ,  comme  pour  se  venger  de 
la  fortune,  qui  n'a  jamais  su  le  contenter.  Enfin,  on  lui 
annonce  l'archevêque  de  Tolède,  qu'il  a  fait  demander, 
espérant  trouver  eu  lui  un  conseiller  plus  pénétrant  que 
le  bon  prieur ,  peu  habitué  à  traiter  avec  les  scrupules 
compliqués  d'un  pénitent  couronné. 

Vous,  Carranza  {dit-il  à  l'archevêque],  le  monde  et  la  cour  vous  sont 
connus  ;  vous  saurez  m'interroger  sur  les  pièges  que  la  grandeur  tend 
aux  rois...  Carranza,  il  est  malaisé  de  se  convertir  et  d'incliner  son 
cœur...  Mais  à  Madrid,  que  dit-on? 

CARRANZA. 

Le  retour  du  roi  y  est  attendu. 

CHARLES. 

Et  jusqu'à  ce  fortuné  retour,  toutes  les  pensées  sont  vers  la  Flandre... 
Monsieur  l'archevêque,  nous  sommes  seuls,  déposez  toute  crainte... 
Comment  règne  Philippe? 

CARRANZA. 

On  obéit  au  moindre  signe  de  sa  volonté. 

CHARLES. 

L'Inquisition  ne  le  fait-elle  pas  trembler  autant  (ju'il  fait  trembler 
sa  cour? 


iU  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

CARRAXZA. 

Il  montre  un  grand  respect  pour  la  religion  et  pour  le  Saint-Office. 

Et,  lorsqu'après  d'autres  questions  toutes  relatives  à 
la  politique,  il  apprend  que,  pour  obtenir  la  paix  avec  le 
pape,  il  faut  que  le  duc  d'Albe  se  rende  à  Rome,  qu'il 
aille  aux  pieds  du  Saint-Père  demander  pardon  pour  le 
roi  d'Espagne,  il  interrompt  le  prélat,  et  s'écrie  : 

Le  pardon  de  ce  que  Paul  a  été  l'agresseur...  0  honte  1... 

{A  l'archevêque,  qui  promène  autour  de  lui  des  regards  de  surprise.) 
Cet  appareil  vous  étonne,  Carranza?  bientôt  vous  en  saurez  la  cause... 
Ma  vie  fut  bien  coupable,  et  vous  m'aiderez  dans  les  réparations  que 
je  veux  offrir...  Mais  je  souffre...  prétez-moi  votre  appui.  {L'arche- 
vêque soutient  l'empereur  et  l'aide  à  s'asseoir.)  Vous  voyez  mon  état... 
11  est  misérable...  Que  les  noms  de  chef,  de  maître,  de  roi  sont  ridi- 
cules, appliqués  à  un  être  qui  change,  qui  vieillit  et  qui  meurt!...  0 
Carranza  1  qu'est-ce  que  l'homme? 

Et  c'est  après  cette  brusque  transition  de  la  politique  à 
la  religion  qu'il  fait,  avec  beaucoup  d'éloquence,  l'histoire 
de  sa  conversion.  Dans  ce  moment  le  prieur  entre  ;  l'em- 
pereur lui  demande  de  réunir  sur-le-champ  tous  les  frères 
dans  le  chœur. 

LE    PRIEUR. 

L'ordre  d'une  communauté  permet-il,  sire,  que  pour  flatter  le  désir 
inquiet  d'un  seul  homme...  ? 

CHARLES. 

D'un  seul  homme!  (Avec  humeur.)  Il  est  toujours  instant  de  prier 
pour  soi ,  et  surtout  pour  autrui. 

Le  prieur  obéit  ;  la  porte  du  fond  s'ouvre  et  laisse  voir 
l'église,  où  ,  sur  la  demande  de  Charles-Quint ,  on  célèbre 
avec  pompe  cette  étrange  et  funèbre  cérémonie,  dans  la- 
quelle une  âme  exaltée  et  blasée  tout  ensemble  espérait 


RÉVOLUTION  DU  THÉÂTRE  155 

trouver,  avec  une  émotion  inconnue  qui  rompît  son  en- 
nui, une  expiation  sans  exemple  qui  calmât  ses  terreurs. 
Vain  projet  !  Celui  qui  descend  vivant  dans  le  cercueil 
n'y  trouve  pas  le  repos. 

Après  cet  essai  de  la  mort,  l'empereur,  dont  le  trouble 
augmente,  et  dont  la  raison  s'affaiblit,  est  saisi  d'une 
fièvre  menaçante.  La  maladie  s'aggrave  de  moments  en 
moments  ;  une  grande  agitation  règne  dans  le  monastère  : 
on  annonce  que  Charles,  qui  sent  sa  fin  prochaine,  et  qui 
vient  de  remplir  tous  ses  devoirs  de  chrétien ,  désire  con- 
templer de  ses  derniers  regards  et  le  ciel  et  l'église.  On 
l'apporte  en  effet  dans  le  lieu  de  la  scène,  dont  une  fenêtre 
donne  sur  la  campagne ,  et  dont  la  porte  s'ouvre  sur  la 
chapelle  du  couvent.  On  voit  autour  de  son  lit  l'arche- 
vêque de  Tolède,  le  prieur  à  la  tête  de  ses  religieux; 
Turriano,  qui ,  vingt  fois  repoussé ,  n'a  point  quitté  celui 
dont  il  avait  juré  de  partager  la  retraite  ;  le  frère  Paul , 
dont  les  fers  viennent  enfin  d'être  brisés  ;  don  Gomez ,  le 
vieux  chevalier  de  Saint-Jacques ,  qui  ne  veut  pas  que 
[empereur  Charles-Oiànt  achève  sa  vie  entouré  seulement 
de  moines ,  sans  un  soldat  pour  incliner  soti  épée  devant 
lui.  Cependant,  livré  à  toutes  les  puissances  qui  s'em- 
parent de  l'àme  d'un  mourant,  et  viennent  réclamer, 
pour  ainsi  dire,  leur  part  d'une  vie  qu'elles  ont  maîtrisée 
tour  à  tour,  Charles  confesse  ses  fautes,  il  en  commande 
la  réparation  dans  ce  monde,  il  eu  implore  le  pardon  dans 
l'autre.  La  fièvre  redouble;  il  délire,  ou  plutôt  tous  ses 
souvenirs,  se  pressant  en  foule,  se  disputent  son  esprit. 
Au  milieu  des  prières  des  religieux  placés  dans  le  choeur, 
il  s'écrie  : 

Abdiquer I...  abdiquer!... 


456  PASSE  ET  PRESENT. 

LE    PRIEUR. 

Sire,  pouvez-vous  suivre  les  prières?  répondez  à  ma  voix. 
CHARLES,  après  un  long  silence. 

Mon  père,  je  le  sens,  je  touche  à  mon  heure  dernière...  (-4  l'arche- 
vêque.) Donnez-moi  votre  main.  (Il  fait  signe  à  Paul  de  s'approcher.) 
Renoncez  au  monde ,  Paul ,  votre  salut  est  à  Saint-Just.  {A  don  Gomez.) 
La  croix  que  vous  portez  doit  vous  être  un  signe  d'humilité  et  non 
d'orgueil...  Ma  force  s'éteint...  mes  yeux  se  troublent...  Demeurez  en 
moi,  aimable  Sauveur,  afin  que  je  demeure  en  vous. 

TURRI.iNO. 

La  vie  semble  l'abandonner,  son  visage  pâlit ,  ses  lèvres  se  dé- 
colorent. 

D.    GO.MEZ. 

Mourir  comme  l'un  de  nous...  un  si  grand  homme'. 

l'.^rchevèque. 
Écoutons ,  il  veut  parler. 

Cir.tRLES. 


TLRRIANO. 


François ,  Philippe  !. 
11  délire. 

CHARLES. 

Obéissez...  je  veux...  j'ordonne...  Moi,  le  roi.  (Il  meurt.) 


DU  CHOIX  D'UNE  OPINION  '. 

(i823.) 


C'est  le  caractère  des  événements  de  ce  siècle  qu'il  n'en 
est  aucun  qui  ne  soit  favorable  ou  contraire  à  l'une  des 
deux  grandes  opinions  qui  partagent  les  esprits  et  qui 
se  disputent  la  domination  du  monde.  Aux  bords  de  la 
Plata  comme  aux  bords  de  la  Sprée,  dans  les  plaines  du 
Mexique  comme  dans  celles  de  l'Hermionide,  au  Brésil 
comme  en  Portugal,  dans  les  Castilles  comme  en  France, 
les  mêmes  intérêts,  les  mêmes  idées,  les  mêmes  causes 
combattent,  diverses  d'armes,  de  couleur  et  de  nom.  Il 
n'est  aucun  parti  qui  ne  retrouve  eu  tant  de  lieux  diffé- 
rents un  parti  qui  l'intéresse  et  le  représente.  Ils  s'en- 
tendent, ils  sympathisent  à  distance,  malgré  la  variété 
des  langages  et  des  origines.  Le  même  sol  peut  porter 
deux  peuples  mutuellement  étrangers  :  la  communauté 
de  croyance  fait  les  concitoyens. 

Deux  pays  semblent  s'être  réservé  le  droit  de  s'isoler 

'  Ce  fragment,  ainsi  que  quelques-uns  qui  suivent,  fut  inséré  dans 
les  Tablettes  universelles,  recueil  périodique  fondé  par  M.  Coste  et  qui 
eut  assez  de  succès  de  1823  à  1824.  La  rédaction  politique  en  était 
confiée  principalement  à  M.  Thiers  et  à  moi.  MM.  Dubois,  Trognon,  de 
Guizard,  Mahul,  Rabbe,  coopérèrent  activement  à  cet  ouvrage.  J'en 
parlerai  plus  bas  dans  l'article  sur  M.  Jouffroy. 

I.  U 


158  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

et  de  conserver  une  existence  simple  et  indépendante. 
Sans  se  montrer  tout  à  fait  indifférentes  au  sort  des  au- 
tres peuples,  l'Angleterre,  et  plus  encore  l'Amérique 
septentrionale,  ne  présentant  pas  la  même  division  inté- 
rieure que  les  autres  Etats  civilisés,  peuvent  choisir  leurs 
alliances  selon  l'intérêt  immédiat  et  la  politique  du  mo- 
ment. On  ne  les  voit  pas  se  déchii-er  elles-mêmes  entre 
des  partis  opposés.  C'est  qu'elles  sont  arrivées  plus  tôt 
qu'aucune  autre  nation  à  cette  unité  nouvelle  vers  la- 
quelle marchent  tous  les  peuples ,  et  qu'ils  doivent  at- 
teindre pour  retrouver  le  repos.  Aussi  quoique,  dans  la 
guerre  civile  du  monde ,  l'inclination  des  deux  grands 
États  libres  ne  soit  point  douteuse,  ils  peuvent,  en  se 
prononçant,  conserver  le  calme  et  l'autorité  d'un  arbitre. 
?sous,  au  contraire,  à  qui  trente-quatre  ans  n'ont  pas 
suffi  pour  épuiser  le  cours  de  nos  divisions,  nous  qui  vi- 
vons encore  dans  l'amertume  et  dans  le  travail  des  dis- 
sensions intestines  ,  nous  sommes  obligés  et  comme 
condamnés  à  choisir  une  cause,  à  l'embrasser  avec  dé- 
vouement et  persévérance.  Lue  loi  plus  puissante  que  le 
législateur  d'Athènes  nous  interdit  la  neutralité.  On  a  pu, 
dans  d'autres  temps,  rester  froid  spectateur  des  discor- 
des civiles,  alors  qu'un  intérêt  passager  ou  des  ambi- 
tions particulières  mettaient  les  armes  aux  mains  des 
citoyens.  Mais  aujourd'hui  cette  indifférence  serait  im- 
possible, en  même  temps  qu'elle  serait  coupable.  11  fau- 
drait, pour  en  venir  là,  se  réduire  au  scepticisme  prati- 
que le  plus  absolu.  Car  c'est  peu  des  questions  politiques, 
toutes  les  croyances  de  l'âme  sont  en  débat  avec  elles. 
Les  formes  du  gouvernement,  la  théorie  des  lois,  la 
constitution  de  la  société  sont  de  grandes  choses;  et 


DU  CHOIX  D'UNE  OPINION.  459 

quiconque  peut  s'élever  à  une  idée  générale  éprouverait 
certes  quelque  peine  à  se  tenir  pour  insouciant  sur  de 
pareilles  matières.  Eh  bien  !  eùt-on  fait  vœu  de  les  né- 
gliger ,  on  ne  pourrait  encore  se  retirer  de  la  querelle 
qui  tient  le  monde  en  suspens.  Vérités  et  sentiments, 
religion,  morale,  philosophie,  tout  est  en  problème, 
tout,  jusqu'aux  idées  de  devoir  et  d'honneur,  tout,  jus- 
qu'aux lettres,  aux  arts  et  à  l'industrie,  vastes  sujets 
d'une  controverse  universelle.  Que  dis-je?  non  contents 
de  nous  disputer  l'avenir,  nous  cherchons  dans  le  passé 
des  éléments  de  division,  et,  partagés  sur  l'interprétation 
de  l'histoire,  nous  évoquons  nos  aïeux  pour  faire  re- 
monter jusqu'à  eux  nos  discordes,  pour  ranimer  des  feux 
de  nos  passions  leurs  cendres  glacées,  et  ti'acer  deux 
camps  jusque  parmi  les  tombeaux. 

Osons  donc  le  reconnaître ,  il  n'y  a  pas  liberté  d'être 
incertain  :  il  faut  choisir  ;  il  le  faut ,  si  l'on  ne  veut  se 
démettre  non-seulement  de  l'activité  du  citoyen,  mais 
du  devou-  et  de  la  faculté  même  de  croire.  Heureux,  sans 
doute,  ces  temps  où  la  vie  pouvait  se  passer  dans  le 
calme,  gouvernée  par  l'exemple  et  l'habitude;  où  l'es- 
prit se  reposait  en  paix  dans  les  opinions  que  lui  dic- 
taient la  tradition  et  le  préjugé  !  Le  tourment  du  doute 
et  la  fatigue  de  la  décision  ne  poursuivaient  que  ce  petit 
nombre  que  la  nature  condamne  a  l'agitation ,  eu  les  ap- 
pelant à  l'indépendance.  La  plupart  vojaient  s'écouler 
leur  existence  comme  ces  eaux  paisibles  et  prisonnières 
que  l'art  contient  et  dirige  dans  un  lit  qu'il  a  creusé.  Les 
hommes  suivaient  un  chemin  ouvert ,  fréquenté ,  connu, 
sans  rechercher  s'il  y  avait  une  autre  route,  sans  songer 
seulement  que  l'on  pût  s'égarer.  Mais  à  présent  il  sem- 


160  PASSÉ  ET  PRESENT. 

ble  que,  jetés  dans  des  pays  nouveaux,  nous  devions  à 
la  fois  nous  frayer  le  chemin  et  le  parcourir.  Sans  guide, 
sans  appui ,  il  faut  nous  orienter  en  regardant  le  ciel ,  et 
le  ciel  lui-même  est  à  demi  voilé.  Cette  condition  est 
pénible,  mais  c'est  au  fond  la  condition  constante  de 
l'homme.  Il  peut  l'adoucir,  la  pallier  quelquefois;  il 
peut,  à  certaines  époques,  dispensé  de  l'examen  par  l'au- 
torité et  du  choix  par  la  coutume,  flatter  sa  paresse  aux 
dépens  de  sa  raison ,  et  finir  par  oublier  le  contraste  de 
sa  nature,  toujours  placée  entre  la  difficulté  de  la  certi- 
tude et  le  besoin  de  la  croyance.  Mais  il  est  de  fait  que 
même  alors ,  s'il  veut  se  sonder  lui-même  et  voir  clair 
dans  son  propre  esprit,  il  y  reconnaîtra  toujours  les  mê- 
mes principes  de  doute  et  de  conviction  ;  sa  destinée  ces- 
sera de  lui  paraître  si  simple,  et  sa  carrière  si  unie.  Seu- 
lement aujourd'hui  ces  circonstances  permanentes  de 
l'humanité  sont  devenues  plus  saillantes  et  plus  générales, 
parce  que  nous  sommes  dans  un  de  ces  temps  de  crise  et  de 
transition  oii  l'espèce  humaine  change  d'esprit  et  de  foi, 
parce  que,  mal  dégagés  des  opinions  du  passé,  nous  ne 
sommes  pas  encore  entrés  en  pleine  possession  de  celles 
qui  doivent  dominer  notre  avenir;  parce  qu'enfin  le  be- 
soin s'est  plus  que  jamais  développé  de  faire  prévaloir 
les  idées  dans  le  monde  réel  :  la  société  civile  veut  res- 
sembler à  la  société  des  intelligences. 

Cette  situation  peut  être  différemment  jugée.  Mais  les 
esprits  distingués  de  toutes  les  opinions  ne  la  nient  plus, 
soit  qu'ils  la  déplorent,  soit  qu'ils  s'en  félicitent.  On  la 
contesterait  en  vain  ;  c'est  un  fait  dont  je  pourrais  pren- 
dre à  témoin  des  écrits  célèbres  et  de  grands  événements. 
Le  congrès  de  \  éronc  en  dépose  ;  la  Lcyislalion  piimitive 


DU  CHOIX  D'UNE  OPINION.  -161 

et  VEssai  sur  l'hulifférence  le  reconnaissent  plus  haut 
que  moi. 

Tenons  pour  accordé  qu'il  n'est  plus  loisible  à  qui  ne 
veut  pas  consumer  son  esprit  et  son  existence  dans  les 
calculs  de  l'intérêt  ou  les  frivolités  du  monde,  de  se  mon- 
trer étranger  aux  deux  partis  qui  divisent  toute  la  terre. 
Sans  doute  on  peut,  par  prudence  ou  modestie,  renon- 
cer à  la  vie  active;  il  n'est  point  commandé  de  prendre 
la  plume  ni  les  armes.  Chacun  peut  même,  en  dispensant 
son  opinion  de  publicité ,  la  priver  d'influence  ;  mais  on 
ne  saurait  décliner  la  nécessité  d'une  opinion.  iSous  as- 
sistons tous,  en  dépit  de  notre  volonté,  au  plus  grand 
spectacle,  et  notre  sensible  et  mobile  nature  ne  se  soustrait 
pas  aux  vi\es  affections  qu'il  provoque.  De  force  ou  de 
gré ,  nous  sommes  conduits  à  faire  des  vœux ,  à  battre 
des  mains  pour  l'un  des  intérêts  qui  sont  en  scène;  et 
quand  nous  fermerions  les  yeux ,  quand  nous  nous  a  oile- 
rions  la  tète,  en  cessant  de  voir  et  d'entendre  nous  attes- 
terions encore  que  nous  ne  sommes  point  insensibles  : 
l'effort  de  nous  vaincre  décèlerait  notre  émotion. 

Sans  nous  résigner  à  l'aveuglement  de  l'esprit  de  secte, 
à  la  servitude  de  l'esprit  de  parti ,  il  faut  donc  nous  ré- 
soudre à  soutenir  de  nos  suffrages  ceux  qui  représentent 
activement  nos  opinions.  ^  ainement  ne  nous  semble- 
raient-ils pas  de  dignes  et  fidèles  interprètes  :  au  jour  du 
combat  nous  ne  saurions  éviter  d'être  comptés  dans  leurs 
rangs;  et  c'est  avec  justice,  puisque,  malgré  les  diversi- 
tés individuelles ,  il  y  a  toujours  entre  eux  et  nous  plus 
de  points  communs  qu'entre  nous  et  leurs  adversaires. 
Les  sentiments  diffèrent ,  je  le  veux ,  mais  la  cause 
est  la  même;  et  si  nous  ne  sommes  pas  en  mesure  de  la 

14. 


162  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

défendre  de  nos  mains ,  consentons  à  nous  voir  mêlés 
parmi  ceux  qui  se  montrent  et  s'exposent  pour  elle.  Notre 
devoir  se  borne  à  préserver  nos  cœurs  de  leurs  passions 
ou  notre  raison  de  leurs  préjugés ,  à  ne  jamais  infliger  à 
notre  conscience  la  responsabilité  de  leurs  actions.  Mais 
cette  solidarité ,  notre  cause  et  souvent  notre  réputation 
doivent  la  supporter.  Si  le  fardeau  est  pesant,  accusons 
notre  faiblesse  qui  n'a  pas  su  nous  placer  à  ce  degré  de 
hauteur  et  de  puissance  où  l'on  ne  répond  que  de  soi- 
même,  où  l'on  s'impose  à  son  parti,  au  lieu  de  lui  com- 
plaire ou  de  le  suivre.  La  manie  de  se  retirer,  de  désavouer 
sans  cesse  les  faits  ou  les  paroles  de  ceux  qui  défendent 
au  fond  les  mêmes  intérêts  et  les  mêmes  idées ,  le  besoin 
d'échapper  à  la  communauté  de  leurs  périls  et  de  leurs 
erreurs,  sans  renoncer  à  participer  à  leurs  succès,  se 
donne  pour  un  scrupule,  et  ne  prouve  souvent  qu'une  ti- 
midité. La  crainte  d'être  confondu  tient  beaucoup  de  la 
crainte  de  se  compromettre ,  faiblesse  commune  des  hon- 
nêtes gens  de  notre  époque ,  et  plus  funeste  au  bon  droit 
peut-être  qu'aucune  des  passions  de  l'iniquité. 

Il  est,  au  reste,  une  plus  dure  obligation  qui  s'attache 
au  choix  d'une  opinion  et  d'un  parti.  C'est  peu  que  d'en- 
courir les  injustices  du  parti  contraire,  il  faut  encore  s'in- 
terdire une  justice  complète  à  son  égard.  A  Dieu  ne  plaise 
que  l'on  offre  ici  l'ombre  d'une  excuse  à  la  persécution  ! 
iMais  il  n'est  que  trop  vrai  que,  dans  la  guerre  des  opi- 
nions, quelque  talent,  quelque  courage,  quelque  vertu 
que  déploient  nos  adversaires,  nous  sommes  forcés  de 
souhaiter  que  ce  talent  soit  inutile,  ce  courage  vaincu, 
cette  vertu  sans  récompense.  11  faut  réprimer  cette  sym- 
pathie qui,  malgré  la  contrariété  des  principes  et  des 


DU  CHOIX  D'UNE  OPINION.  163 

intérêts,  porte  les  âmes  honnêtes  à  se  reconnaître  mutuel- 
lement un  droit  égal  aux  grâces  de  la  fortune.  La  généro- 
sité souffre  de  ce  sacrifice ,  et  se  résout  malaisément  à  ce 
devoir  de  combattre  par  tous  les  moyens  légitimes  un 
ennemi  dont  souvent  elle  estime  la  conscience  et  la  bonne 
foi. 

Heureusement  on  peut  adoucir  cette  nécessité  rigou- 
reuse. Il  est  toujours  possible  d'apprécier  un  adversaii'e, 
même  au  moment  qu'on  l'attaque  ,  de  distinguer  ce  qu'il 
peut  y  avoir  de  vérité  dans  ses  erreurs,  d'habileté  dans  sa 
conduite,  de  dévouement  dans  ses  actions.  Le  propre 
d'une  raison  faible  et  basse  est  de  méconnaître  tout  ce 
qui  ne  la  flatte  point.  Il  y  a  un  noble  plaisir  à  juger  avec 
sincérité  ce  qui  gêne  et  ce  qui  déplaît.  Cette  équité,  quand 
elle  ne  serait  pas  un  devoir,  serait  une  chose  utile ,  car 
elle  est  une  supériorité  de  plus.  De  deux  pai'tis  qui  luttent, 
s'il  fallait  prononcer  lequel  a  le  bon  droit  et  finira  par 
l'emporter,  on  pourrait,  en  toute  assurance,  répondre 
que  c'est  celui  qui  rend  le  plus  de  justice  à  l'autre.  Rien 
ne  prouve  mieux  peut-être  la  prééminence  de  notre  parti 
sur  celui  du  droit  divin,  que  notre  facilité  à  concevoir,  à 
excuser  sa  conduite,  et  même  ses  croyances.  Rien  ne 
prouve  mieux  que  c'est  un  parti  condamné  que  son  im- 
puissance à  comprendre  ce  qui  n'est  pas  lui.  Ce  besoin 
d'ignorer  et  de  haïr,  cette  méprisante  insensibilité  à  tout 
ce  qui  lui  est  étranger,  cette  prétention  hautaine  à  la  pos- 
session exclusive  de  tout  ce  qui  est  bon  et  sacré,  sont  les 
sûrs  indices  de  sa  perte.  La  force  n'est  pas  tellement 
puissante  en  ce  monde,  qu'il  suffise,  pour  gouverner  des 
adversaires,  de  se  borner  à  les  opprimer.  Pour  les  gouver- 
ner, dans  toute  la  valeur  du  mot,  il  faut  les  convaincre,  et, 


164  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

pour  les  convaincre,  les  comprendre  ;  il  faut  donc  les  re- 
garder comme  des  égaux  :  nous  ne  sommes  pas  les  égaux 
de  nos  adversaires,  à  les  en  croire  :  c'est  dire  assez  qu'ils 
ne  nous  gouverneront  jamais. 

Quelle  que  soit  au  contraire  notre  répugnance  poui*  leurs 
doctrines  et  leurs  desseins,  nous  savons  du  moins  entrer 
dans  quelques-uns  des  motifs  qui  les  déterminent,  et 
surtout  honorer  chez  plusieurs  d'entre  eux  une  conduite 
désintéressée,  un  esprit  élevé,  une  raison  consciencieuse. 
Cette  justice  est  l'avantage  naturel  du  parti  qui  professe 
la  liherté  de  penser  sur  celui  qui  ne  l'admet  pas,  du  parti 
de  l'égalité  sur  celui  du  privilège.  Nous  saurons  toujours, 
j'en  répondrais  pour  tous  ceux  du  moins  que  leur  jeu- 
nesse laisse  libres  des  liens  d'un  passé  corrupteur,  nous 
saurons  toujours  respecter  dans  nos  ennemis  les  droits 
qu'ils  nous  disputent,  et  notre  victoire  sur  eux  sera  de 
les  contraindre  à  jouir  de  notre  liberté. 

Cette  justice,  que  nous  devons  à  l'excellence  de  notre 
cause,  en  est  le  plus  noble  attrait,  comme  elle  en  sera  le 
plus  solide  appui.  Est-il  surprenant  que  ceux  qui,  dès 
leurs  jeunes  années,  en  ont  ressenti  le  charme  et  la  puis- 
sance, aient  engagé  à  la  défendre  leur  honneur  et  leur  vie? 

Si  des  obligations  parfois  pénibles  suivent  l'adoption 
d'un  parti,  plus  cette  adoption  est  franche  et  publique, 
plus  les  inconvénients  s'affaiblissent.  Celui  qui  ose  pro- 
fesser sa  conviction  accepte  sans  doute  une  responsabi- 
lité plus  étendue,  mais  au  moins  n'accepte-t-il  que  la 
sienne.  Il  peut  toujours  en  appeler  à  ce  qu'il  a  dit;  il  donne 
d'avance  les  preuves  sur  lesquelles  on  le  doit  juger.  Ainsi, 
en  opposition  avec  une  idée  fort  répandue,  nous  pensons 
{{u'il  y  a  sagesse  à  déclarer  publiquement  ses  opinions. 


DU  CHOIX  D'UNE  OPINION.  165 

Sans  doute  on  ne  réussit  point  à  éviter  les  méprises  ni  les 
calomnies  de  la  prévention  ou  de  la  haine  ;  mais  on  s'as- 
sure le  moyen  de  les  confondre.  On  ne  laisse  aux  ennemis 
d'autre  ressource  que  la  franche  imposture,  d'autre  excuse 
que  l'entraînement  de  la  passion.  On  se  venge  du  succès 
de  l'injustice  par  l'évidence  du  bon  droit.  Succomber  en 
prouvant  qu'on  a  raison ,  dans  la  corruption  de  l'huma- 
nité ,  c'est  encore  un  beau  partage  ;  il  y  a  bien  des  siècles 
que  la  constitution  des  sociétés  le  refuse  à  l'honnête 
homme. 

Nous  serions  heureux  que  ces  réflexions  pussent  con- 
tribuer à  propager  l'idée  que  la  publicité  des  opinions  po- 
litiques est  pour  le  citoyen  une  sauvegarde  autant  qu'un 
devoir.  Kn  toute  occasion,  dans  l'exercice  soit  des  droits 
civils,  soit  des  droits  politiques,  dans  nos  relations  soit 
avec  la  société ,  soit  avec  l'autorité ,  nous  pouvons ,  tout 
comme  ceux  que  font  connaître  la  tribune,  le  barreau,  la 
presse,  manifester  nos  principes  et  nous  réclamer  franche- 
ment de  notre  parti.  Ceux  qui  se  conduisent  avec  le  plus 
de  réserve  et  de  mystère  n'échappent  point  à  la  vigilante 
malveillance  des  factions  ni  du  pouvoir,  et  n'en  sont  que 
plus  vulnérables  aux  traits  détournés  de  la  délation  et  de 
l'inimitié.  Jamais  le  refus  de  se  montrer,  de  signer  une 
pétition,  une  protestation,  une  souscription,  n'a  mis  à 
couvert  celui  qu'un  parti  soupçonne;  cette  retenue  au 
contraii'e  laisse  un  champ  plus  vaste  aux  suppositions  de 
la  haine,  aux  imaginations  de  la  défiance.  \ous  le  répé- 
tons, la  sûreté  est  dans  la  franchise;  on  ne  peut  frapper 
dans  l'ombre  celui  qui  se  montre  au  grand  jour. 

Qu'on  cesse  donc  de  s'étonner  si  ceux  que  tourmente 
l'amour  de  ce  qu'ils  croient  la  justice  ont  consacré  publi- 


166  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

quement  leur  voix  à  répandre  dans  tous  les  cœurs  le  sen- 
timent qui  les  anime.  ?si  les  injures  de  la  malveillance,  ni 
le  blâme  des  indifférents ,  ni  les  anxiétés  de  l'amitié  ti- 
mide ne  sauraient  leur  persuader  qu'ils  n'aient  point  chom 
lu  meilleure  part.  Et  de  quel  prix  serait  la  vie  avec  les 
passions  qui  la  corrompent  et  les  chagrins  qui  la  désolent, 
de  quel  intérêt  serait  la  société  que  l'erreur  égare  et  que 
la  force  ravage ,  sans  le  besoin  de  chercher  la  vérité  et  le 
devoir  de  la  dire?  De  quoi  serviraient  à  l'homme  ces  no- 
tions ineffaçables  qu'il  trouve  en  lui-même  de  son  origine 
et  de  sa  fin,  si  elles  ne  donnaient  à  sa  destinée  les  cai"ac- 
tères  d'une  mission? 

11  y  a  un  reproche  qui  fonde  tous  les  autres.  11  porte 
sur  la  nature  même  de  l'opinion  qu'on  a  choisie  ;  ce  re- 
proche est  sans  réponse.  Tous  les  écrits,  tous  les  discours, 
tous  les  actes  d'un  citoyen  sont  destinés  à  justifier  inces- 
samment son  choix.  On  peut  exiger  qu'il  soit  sincère,  on 
peut  exiger  qu'il  soit  fidèle;  la  bonté  de  ses  principes  est 
livrée  au  jugement  de  la  raison  humaine  qui  ne  fait  point 
la  vérité,  mais  qui  l'atteste.  Ce  jugement,  nous  ne  le  re- 
doutons pas ,  et  tous  ceux  qui ,  soit  dans  le  recueil  où 
j'écris,  soit  par  une  autre  voie,  soutiennent  les  mêmes 
principes ,  n'ont  garde  de  le  décliner  :  ils  savent  assez  les 
raisons  de  leur  foi  pour  la  présenter  sans  crainte  à  l'exa- 
men. Ils  ne  sont  point  embarrassés  de  confesser  leur  dé- 
vouement à  ces  principes  de  la  bonne  vieille  cause ,  comme 
l'appelaient  les  patriotes  anglais,  et  qui,  pour  être  nouvelle 
en  France,  n'en  sera  ni  moins  honiw,  ni,  j'espère,  moins 
puissante.  La  liberté ,  la  dignité  nationale ,  cette  consé- 
quence de  la  liberté,  de  la  dignité  de  l'espèce  humaine, 
est  une  croyance  assez  grande  et  assez  belle  pour  remplir 


DU  CHOIX  D'UNE  OPINION.  167 

un  cœur,  et  relever  toute  une  vie  ;  ceux  qui  s'y  dévouent 
n'entreprennent  point  une  tàclie  ingrate ,  et  trouvent  en 
même  temps  le  travail  et  la  récompense.  La  violence  et  le 
préjugé  semblent  se  liguer  pour  les  opprimer  ;  la  mysti- 
cité et  les  baïonnettes  se  sont  réunies  contre  le  droit  de  la 
raison  ;  la  raison  s'étend  et  pénètre  sous  leur  empire  ;  elle 
affrancbit  les  esprits ,  tandis  que  la  force  n'enchaîne  que 
les  bras.  Mais  comme  tôt  ou  tard  l'esprit  commande  au 
bras  de  l'homme ,  l'avenir  ne  nous  manque  pas  plus  que 
la  justice.  Les  anathèmes  prononcés  du  haut  des  trônes  et 
du  sein  des  congrès,  conciles  étranges  de  l'idolâtrie  poli- 
tique ,  ne  peuvent  anéantir  ni  décourager  la  résistance. 
Les  clameurs  du  soldat,  les  dédains  du  courtisan,  les  ma- 
lédictions du  prêtre  ne  prévaudront  pas  contre  cette  voix 
de  la  raison  que  Montesquieu  disait  faible,  mais  loiUe-piiis- 
satite  :  encore  un  peu  de  temps  et  elle  triomphera. 


DE  LA   POLITIQUE  EXTÉRIEURE 
QUI  CONVIENT  A  LA  FRANCE». 

(1823.) 


Depuis  la  Restauration ,  nos  affaires  intérieures  ont 
exclusivement  attiré  l'attention  publique.  La  nature  et 
la  conduite  des  différents  partis,  leurs  vœux  et  leurs  ef- 
forts ,  leurs  succès  et  leurs  revers  ont  captivé  seuls  les 
esprits ,  et  la  politique  domestique  nous  a  distraits  de  la 
politique  étrangère.  Il  semblait  qu'il  n'existât  pour  la 
France  que  la  France  même,  et  bien  qu'à  aucune  époque 
l'Europe  n'ait  été  sans  influence  sur  nos  destinées,  nous 
avons  tenu  peu  de  compte  de  l'Europe  ;  c'est  à  notre  gou- 
vernement seul  que  nous  avons  su  gré  du  bien ,  ou  de- 
mandé raison  du  mal  qui  nous  était  fait.  C'est  un  des  carac- 
tères de  notre  nation  que  la  préoccupation  d'elle-même. 
De  tout  temps  nous  avons  vécu  dans  une  ignorance  In- 

*  Ce  fragmont  pst  du  très-petit  nombre  des  articles  politiques  que 
j'ai  cru  pouvoir  conserver.  Il  ma  paru  qu'au  milieu  des  pensées  et,  si 
l'on  veut,  des  illusions  que  la  probabilité  de  la  guerre  d'Espagne,  en 
1823,  inspirait  à  tout  le  parti  libéral,  il  contenait  quelques  idées  qui, 
on  tout  temps,  ont  leur  vérité  et  peuvent  trouver  leur  application 


DE  LA  POLITIQUE  EXTÉRIEURE.  169 

souciante  de  ce  qui  se  passait  hors  de  chez  nous.  L'ascen- 
dant qne  de  tout  temps  nous  avons  exercé  sur  le  reste  du 
continent  par  notre  littérature,  par  nos  mœurs,  et  naguère 
pai'  nos  armes,  nous  rendait  indifférents,  dédaigneux 
même  envers  des  peuples  imitateurs  ou  soumis.  Dans  ces 
dernières  années,  cruellement  abandonnés  par  la  fortune, 
nous  aurions  pensé  nous  faire  injure,  et  manquer  à  notre 
rôle  de  nation  opprimée ,  si  nous  eussions  considéré  de 
sang-froid  et  avec  impartialité  notre  position  et  nos  inté- 
rêts à  l'égard  des  diverses  puissances  étrangères.  L'unique 
attitude  d'un  peuple  outragé  nous  semblait  la  haine,  son 
unique  intérêt,  la  vengeance.  Nous  n'avions  pas  assez  de 
calme  pour  faire  un  choix  parmi  les  nations,  pour  distin- 
guer celles  qui  pouvaient  être  essentiellement  et  toujours 
nos  ennemies,  de  celles  que  de  passagères  circonstances, 
qu'un  juste  ressentiment  ou  une  ambition  ulcérée  avait 
un  moment  armées  contre  nous,  mais  que  des  circon- 
stances permanentes,  comme  leur  économie  intérieure  ou 
leur  politique  naturelle ,  de^  aient  tôt  ou  tard  rapprocher 
de  la  France. 

Le  temps  a  marché  ;  il  a  désarmé  l'orgueil ,  apaisé  les 
ressentiments,  dissipé  les  préventions.  Les  événements, 
en  se  développant ,  ont  mis  au  jour  la  vraie  situation  des 
peuples;  et  l'attention  nationale  a  franchi  les  frontières. 
L'opinion  publique  a  reconnu  que  l'Europe,  que  le  monde 
est  son  domaine  ;  et  dès  lors  elle  est  devenue  plus  sévère, 
plus  clairvoyante,  plus  animée ,  pour  tout  ce  qui  touche 
la  politicfue  étrangère.  Depuis  quelque  temps  surtout ,  le 
cercle  de  ses  spéculations  s'est  beaucoup  agrandi.  Nous 
avons  tous  reconnu  que  les  questions  intérieures  qui  nous 
absorbent   et   nous  divisent   sont  des  questions  euro- 

16 


no  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

péennes,  qui  viennent  se  confondre  et  se  résumer  en  une 
seule,  celle  de  la  guerre  d'Espagne. 

Dans  cette  question,  en  effet,  il  semble  que  la  politique 
de  la  France  git  tout  entière.  Du  parti  que  l'on  prendra 
dépend  le  choix  de  nos  alliances ,  la  direction  de  notre 
commerce,  la  forme  même  et  la  durée  de  nos  institutions. 
La  paix  ou  la  guerre  avec  l'Espagne  appartiennent  à  deux 
systèmes  divers  en  tout ,  opposés  dans  leur  but  comme 
dans  leurs  moyens.  La  guerre  serait  le  complément  du 
système  généralement  suivi ,  bien  qu'avec  incertitude  et 
non  sans  interruption ,  depuis  la  restauration  de  1815; 
la  paix  serait  le  signal  et  le  premier  pas  du  système  que, 
selon  nous,  on  aurait  dû  suivre. 

Il  faut  remonter  à  quelques  idées  générales. 

Les  guerres  et  les  alliances  sont  déterminées  par  des 
motifs  divers.  Dans  les  temps  ordinaires  (et  l'usage  est 
d'entendre  sous  ce  nom  le  siècle  qui  a  précédé  la  révo- 
lution) ,  ces  motifs  sont  purement  accidentels  ;  jamais  ils 
ne  sont  impérieux ,  essentiels ,  décisifs  du  sort  des  em- 
pires et  des  nations.  Sans  accuser  la  frivolité  des  gouver- 
nements modernes ,  sans  croire  qu'une  tasse  de  thé  ren- 
versée ait,  par  la  disgrâce  de  lady  IMarlborough  ,  amené 
la  paix  d'Utrecht,  sans  admettre  pleinement  que  la  vanité 
de  la  maîtresse  de  Louis  XY,  flattée  d'un  billet  de  Marie- 
Thérèse,  ait  seule  décidé  la  désastreuse  guerre  de  1756; 
il  est  vrai  de  dire  que  les  raisons  qui ,  dans  les  derniers 
temps  de  l'ancienne  Europe,  ont  séparé  ou  rapproché  les 
Etats,  n'ont  pas  toujours  été  d'une  importance  réelle  pour 
les  sujets ,  ni  même  pour  les  rois.  L'ambition  de  la  cou- 
ronne ,  l'ennui  d'un  prince  qui  cherche  une  distraction 
dans  la  guerre ,  ou  son  orgueil  qui  a  besoin  de  victoires , 


DE  LA  POLITIQUE  EXTÉRIEURE.  474 

la  vanité  d'un  ministi-e  qui  désire  attacher  son  nom  à 
une  campagne  ou  à  une  paix  glorieuse,  l'oisiveté  ou  la 
prévention  nationale  qui  demande  un  divertissement  ou 
une  vengeance  ;  voilà  les  causes  qui,  pour  l'ordinaire,  ont 
fait  prendre  ou  quitter  les  armes.  Les  guerres  les  plus 
raisonnables ,  et  qui  semblent  avoir  des  motifs  sinon  fon- 
dés ,  du  moins  sérieux ,  sont  encore  celles  qu'un  intérêt 
commercial  a  fait  entreprendre.  Les  gouvernements  ont 
paru  jaloux  du  bien  public,  lorsqu'ils  ont  prodigué  l'or 
ou  le  sang  des  peuples,  soit  pour  la  conservation  d'une 
île  perdue  à  mille  lieues  en  mer,  soit  pour  l'acquisition 
de  quelque  monopole  ruineux ,  soit  enfin  pour  le  main- 
tien de  quelques  lois  prohibitives  qui  dispensent  l'indus- 
ti'ie  de  progrès ,  et  enrichissent  un  petit  nombre  de  fa- 
bricants au  préjudice  de  la  masse  des  consommateurs. 
Quelquefois  enfin,  et  surtout  entre  les  gouvernements 
absolus ,  la  simple  parenté  des  maisons  régnantes ,  ou  de 
vagues  considérations  prises  dans  quelque  théorie  de  la 
prétendue  balance  de  l'Europe,  ont  forcé  des  peuples  à 
s'entre-tuer  sans  haine,  ou  à  s'embrasser  sans  amitié. 
Le  caprice ,  le  hasard  ou  le  préjugé  ont  dicté  les  actes , 
noué  les  relations ,  créé  les  intérêts  dont  l'ensemble  in- 
cohérent constitue  le  Droit  public.  Ainsi,  presque  tou- 
jours ,  la  politique  étrangère  est  demeurée  purement  ar- 
bitraire. Telle  a  été  nommément  celle  de  la  France  depuis 
Louis  XIV. 

^lais  dans  ces  temps  extraordinaires  où  la  société 
se  divise  conti'e  elle-même,  ou  des  opinions  nouvelles 
soulèvent  et  rallient  la  multitude,  et  tiainent  à  leur 
suite,  avec  de  nouveaux  besoins,  des  intérêts  nouveaux; 
alors  qu'il  se  prépaie  ou  s'opère  des  révolutions  dans  les 


<72  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

croyances ,  dans  les  lois ,  dans  le  gouvernement  des  peu- 
ples, la  politique  extérieure  passe  sous  l'empire  d'une 
règle,  et  cesse  d'être  livrée  aux  accidents  et  au  bon  plai- 
sir. Les  opérations  n'en  sont  plus  déterminées  que  par  un 
intérêt  de  conservation,  c'est-a-dire  par  la  nécessité. 
C'est  alors  au  nom  et  au  profit  de  l'une  des  opinions  bel- 
ligérantes que  se  forment  ou  se  rompent  les  alliances.  La 
guerre  alors  n'est  que  l'effet  et  l'expression  de  la  division 
des  esprits,  comme  la  paix  n'est  qu'un  témoignage  de 
l'accord  des  principes.  La  fantaisie  des  gouvernements , 
le  désir  de  la  gloire ,  le  goût  du  superflu ,  l'appât  du  gain 
ne  sont  plus  les  mobiles  de  la  diplomatie;  c'est  l'état  in- 
térieur, l'état  moral  des  sociétés  qui  commande  leurs 
relations  au  dehors.  Les  gouvernements  despotiques, 
comme  les  gouvernements  limités,  ceux  qui  tiennent 
pour  l'ordre  existant,  comme  ceux  qui  se  sont  livrés  aux 
nouveautés,  trouvent  dans  leur  propre  constitution,  dans 
l'esprit  qui  les  anime  ,  la  loi  de  leur  politique  extérieure. 
L'Europe,  le  monde  parfois ,  n'est  plus  divisé  en  nations, 
mais  en  partis ,  et  la  guerre  générale  prend  les  caractères 
de  la  guerre  civile. 

A  de  pareilles  époques,  la  conduite  diplomatique  de 
chaque  puissance  est  d'avance  toute  tracée.  Il  suffit  de 
connaître  à  laquelle  des  opinions  en  crédit  elle  appartient, 
pour  prévoir  quelle  conduite  elle  doit  tenir,  comme  à  la 
conduite  qu'elle  suit  on  peut  deviner  quelle  opinion  a 
droit  de  la  réclamer.  Car  si  l'une  est  contraire  à  l'autre , 
si  la  politique  d'un  gouvernement  marche  dans  un  sens 
inverse  de  sa  propre  constitution,  ou  de  l'état  moral  de  la 
société  qu'il  représente ,  cette  contradiction  décèle  ou  la 
plus  absurde  des  méprises,  ou  la  plus  perllde  des  duplicités. 


DE  LA  POLITIQUE  EXTÉRIEURE.  173 

De  telles  époques  ne  sont  pas  inconnues  à  l'histoire. 
Ainsi  vers  le  milieu  du  xvn^  siècle ,  lorsque  toutes  les 
communions  protestantes,  représentées  par  les  petits 
États  réformés,  prétendirent  à  reprendre  leur  rang  parmi 
les  puissances  de  la  république  européenne ,  on  les  vit  se 
coaliser  sous  la  bannière  de  l'indépendance.  La  foi  était 
l'opinion  de  ce  temps-là  ;  elle  décida  de  la  guerre  et  de  la 
paix.  C'est  au  nom  de  la  foi,  c'est  dans  l'intérêt  commun 
de  la  Réforme  que  du  fond  du  nord  descendit  dans  l'Al- 
lemagne le  héros  de  cette  grande  époque.  La  guerre  de 
trente  ans  fut  une  guerre  de  croyance,  et  Gustave-Adolphe 
mourut  pour  l'esprit  de  son  siècle, 

La  France  alors  donna  un  exemple  de  cette  politique 
contradictoire  qui  compte  peu  les  opinions  et  commet 
tout  à  la  force  et  à  l'adresse.  Le  puissant  ministre  qui 
gouvernait  le  royaume  et  le  roi  ne  craignit  point  de  sou- 
tenir au  dehors  la  Suède  et  les  ligues  protestantes,  tandis 
qu'au  dedans  il  comprimait  les  restes  du  parti  huguenot. 
Il  y  avait  injustice ,  il  y  avait  inconséquence  dans  cette 
conduite;  mais  en  même  temps  c'était  une  faute,  et  sans 
aucun  doute  la  monarchie  l'a  expiée  plus  tard.  Nous 
n'hésitons  pas  à  dire  avec  M.  de  l'onald  que  Richelieu 
par  cette  double  marche  compromit  son  propre  ouvrage, 
et  que  tandis  qu'il  s'appliquait  avec  tant  d'acharnement 
à  fortifier  dans  toute  sa  vigueur  le  principe  monarchique, 
il  fut  imprudent  de  favoriser  la  cause  de  l'indépendance, 
en  soutenant  (es  ctaU  populaires  et  les  religions  popu- 
laires ' .  La  conduite  de  la  France  au  congrès  de  West- 
phalie  acheva  l'erreur  de  Richelieu,  puisque  ce  fut  le 

'  Voyez  l'ouvrage  où  M.  de  Bonald  coni|)arc  et  préfère  le  Irailé  île 
Campo-Formio  à  celui  de  Wcstphalie ,  t.  IV  de  ses  OEuvres ,  p.  398. 

15. 


ni  PASSE  ET  PRESENT. 

congrès  de  Westphalie  qui  commença  l'ébraûlemeut  de 
l'ancien  système  européen ,  en  assurant  à  la  démocratie 
un  rang  parmi  les  puissances  légitimes ,  et  qui  constitua 
[Europe  en  révolution  générale  * .  Il  donna  en  effet ,  nous 
le  répétons  aussi ,  nous ,  mais  à  sa  gloire ,  il  donna,  dans 
le  Droit  des  gens,  la  première  charte  de  la  liberté  de 
penser. 

Nul  n'en  saurait  douter,  nous  sommes  témoins  d'une 
semblable  époque  :  plus  encore  qu'au  temps  de  Richelieu 
et  de  Gustave ,  les  puissances  se  classent  par  opinions , 
et  l'Europe  a  revu  la  guerre  de  trente  ans.  Depuis  trente 
années  le  sort  de  la  révolution  française  a  été  livré  au  jeu 
des  batailles.  Depuis  trente  années,  selon  l'expression 
d'un  grand  ministre ,  ce  sont  des  opinions  qui  s'arment. 
Elles  combattent,  les  unes  pour  défendre,  les  autres  pour 
conquérir.  Là ,  on  veut  sauver  l'ancien  régime  ;  ici,  fon- 
der l'ordre  nouveau.  Point  de  bataille  qui  ne  hâte  ou  ne 
retarde  le  triomphe  d'une  idée.  La  guerre  n'est  que  le 
jugement  de  Dieu  entre  les  principes. 

Telle  est  aujourdui  la  force  des  choses,  et  un  seul 
homme  a  pu  la  détourner  un  moment.  Seul  il  a  pu  évo- 
quer à  lui  les  forces  populaires  et  substituer  les  besoins 
de  sa  gloire  aux  nécessités  du  temps.  Seul  il  a  été  assez 
fort  pour  balancer  son  siècle.  Et  cependant  il  a  fallu  que 
dans  les  deux  tiers  de  sa  carrière  il  ralliât  les  intérêts  de 
sa  renommée  aux  intérêts  généraux;  il  a  fallu  qu'il  usur- 
pât les  droits  de  la  révolution  pour  disposer  de  ses  res- 
sources, qu'il  mit  son  pouvoir  sous  la  protection  de  la 
cause  nationale ,  qu'il  arborât  ses  aigles  sur  le  drapeau 

»  Id.,  ibid.,  p.  399  et  403. 


DE  LA  POLITIQUE  EXTÉRIEURE.  175 

tricolore.  A  mesure  que  son  empire  est  devenu  plus  per- 
sonnel ,  son  empire  s'est  ébranlé;  peu  à  peu  la  révolution 
s'est  retirée  de  lui  ;  resté  seul ,  il  est  tombé. 

Après  lui,  les  événements  ont  repris  leur  cours  natu- 
rel ;  les  mêmes  opinions ,  les  mêmes  partis ,  les  mêmes 
causes  se  sont  retrouvés  en  présence.  Quelle  était  l'opi- 
nion ,  le  parti ,  la  cause  de  la  France  ?  Poser  cette  ques- 
tion, c'est  demander  en  même  temps  quelle  devait  être 
sa  politique  extérieure,  d'après  le  principe  que  la  politi- 
que d'un  État ,  comme  puissance  européenne ,  est  fixée 
par  sa  situation  intérieure,  dont  sa  constitution  doit  être 
l'expression  fidèle.  Quelle  était  la  situation  intérieure,  la 
constitution  politique  de  la  France?  Était-ce  l'ancien  ré- 
gime ou  l'ordre  nouveau?  La  France  appartenait-elle  à 
la  cause  du  passé  ou  à  la  cause  du  siècle? 

Ainsi  nous  sommes  ramenés  à  la  question  fondamen- 
tale, dominante  et  pour  ainsi  dire  unique,  qui  fait  la  ma- 
tière du  débat  des  partis  parmi  nous  ;  et  cette  question , 
dans  cette  occasion  comme  dans  aucune  autre,  nous  n'a- 
vons point  prétendu  l'éviter. 

Au  moment  de  la  restauration,  comme  à  celui  où  nous 
écrivons,  la  constitution  de  la  France  n'était  pas  l'ancien 
régime.  Par  ce  fait  seul ,  la  France  était  donc  encbainée 
à  la  cause  des  idées  nouvelles.  La  famille  royale  était  re- 
montée au  trône  de  ses  pères,  il  est  vrai,  mais  avec  elle 
n'était  point  revenue  l'ancienne  monarchie.  La  restaura- 
tion ne  devait  pas  être,  elle  n'était  pas  la  victoire  de 
l'ancien  régime;  c'étaient  les  idées  nouvelles,  c'étaient 
les  nouveaux  intérêts  qui  avaient  obtenu  des  garanties. 
Quelque  effort  qu'on  ait  fait  pour  dénaturer  l'origine  de 
la  Charte,  il  est  vrai  que  la  Charte  avait  été  faite  pour 


176  PASSÉ  ET  PRESENT. 

la  révolution  :  car  sans  la  révolution ,  on  peut  affirmer 
que  la  Charte  n'eût  pas  existé.  Qu'on  ne  dise  donc  point 
que  la  révolution  venait  d'être  vaincue.  Qui  l'eût  vain- 
cue? Ce  n'était  point  le  roi  ;  il  en  reconnaissait  les  droits. 
Ce  n'était  pas  non  plus  la  coalition;  elle  n'avait  vaincu 
que  l'empire,  et  nous  venons  de  le  voir,  l'empire  et  la 
ré^olution  avaient  fait  divorce.  Bien  plus,  les  souve- 
rains, pour  le  vaincre,  avaient  eu  recours  aux  idées  et 
aux  sentiments  de  liberté  :  l'insurrection  de  l'Espagne , 
celle  de  la  Prusse ,  celle  de  quelques-uns  des  petits  peu- 
ples de  l'Allemagne  appartiennent  certainement  à  la  ré- 
volution; car  elles  contiennent,  et  déjà  plus  d'un  exem- 
ple l'a  prouvé,  le  germe  de  mort  du  pouvoir  absolu. 

Si  la  restauration  ne  fut  pas,  du  moins  dans  ses  carac- 
tères apparents,  la  défaite  de  la  révolution,  si  la  France 
lui  dut  de  redevenir  constitutionnelle,  rien  de  plus  sim- 
ple que  de  déterminer  la  politique  naturelle  de  la  France 
depuis  la  restauration.  En  effet,  (es  premiers  alliés  d'un 
Etat  CQitstitiitiotinel  sont  (es  Etats  coiistitittioiincL'  comme 
lui.  C'est  une  vérité  que  saisirait  la  raison  d'un  enfant. 

Cette  vérité  obtint  cependant  peu  d'influence  dans  les 
conseils;  et  peut-être  dans  ces  premiers  jours  faut-il  ex- 
cuser les  ministres  de  l'avoir  négligée.  Tout  alors  était 
difficile,  tout  était  confondu;  gouvernement  et  nation 
ignoraient  leur  rôle  ;  des  revers  inouïs,  des  souffrances 
humiliantes  ne  permettaient  pas  a  la  nation  d'être  juste 
et  clairvoyante  envers  ses  récents  ennemis  ;  et  le  gouver- 
nement ne  rencontrait  dt^à  que  trop  d'embarras  et  de 
dangers,  sans  risquer  encore ,  en  quêtant  dans  les  rangs 
étrangers  des  amis  peu  sûrs,  de  s'attirer  des  adversaires 
décidés.  .Nous  étions  trop  faibles  pour  trou>er  des  alliés. 


DE  LA  POLITIQUE  EXTÉRIEURE.  i77 

trop  irrités  pour  en  chercher.  Parmi  nos  voisins  d'ailleurs, 
les  seuls  qui  connussent  des  institutions  comparables  aux 
nôtres ,  étaient  les  Pays-Bas  et  l'Angleterre.  Les  Pays- 
Bas,  sans  liberté  réelle  et  de  plus  sans  pouvoir,  ne  se  pré- 
sentaient à  nous  que  comme  un  démembrement  de  notre 
territoire  ;  une  défiance  réciproque  était  le  seul  lien  entre 
leur  gouvernement  et  le  nôtre.  Quant  à  l'Angleterre,  tant 
de  causes  puissantes  nous  séparaient ,  que  les  meilleurs 
amis  du  pays ,  que  les  plus  zélés  partisans  des  principes 
constitutionnels  eussent  alors  déconseillé  toute  alliance 
avec  le  seul  gouvernement  qui  fût  conforme  à  ces  prin- 
cipes. 

Par  une  étrange  et  fatale  circonstance,  il  s'en  fallait 
que  la  Grande-Bretagne,  malgré  sa  constitution,  nous 
apparût  comme  liée  à  la  cause  de  la  liberté.  Car  pour 
nous  cette  cause  se  rattache  à  celle  de  la  révolution,  que 
la  Grande-Bretagne  avait  obstinément  poursuivie.  Les 
raisons  de  cette  inimitié  étaient  nombreuses.  Souvenons- 
nous  d'abord  qu'à  la  naissance  de  nos  troubles  les  An- 
glais avaient  une  injure  à  venger.  L'ancien  régime  avait 
commis  la  faute  dans  son  intérêt,  car  c'en  était  une  dans 
l'intérêt  monarchique,  de  seconder  l'insurrection  amé- 
ricaine :  leur  gouvernement  prit  sa  revanche  par  une 
semblable  contradiction,  en  combattant  la  révolution  fran- 
çaise. Tout  d'ailleurs  dans  cette  conduite  ne  fut  pas  res- 
sentiment ou  jalousie.  La  révolution  française  tendait  à 
la  liberté,  et  l'exemple  de  la  liberté  n'est  pas  à  craindre 
pour  l'Angleterre  libre;  mais  elle  visait  aussi  à  l'égalité, 
et  le  spectacle  de  l'égalité  pouvait  alarmer  l'Angleterre 
aristocratique.  La  constitution  anglaise,  avec  tout  son 
mérite,  est  un  ancien  régime,  et,  comme  telle,  elle  redou- 


178  PASSÉ  ET  PRÉSEiNT. 

tait  une  révolution  qui  déclarait  la  guerre  au  passé.  Ces 
inquiétudes  cependant  étaient  fort  exagérées.  En  s'y  li- 
vrant, le  gouvernement  britannique  présumait  trop  peu 
de  lui-même  et  semblait  s'accuser  de  quelque  vice  se- 
cret qui  le  rendit  accessible  à  la  contagion  de  l'esprit  de 
réforme.  —  Et  de  quoi  donc  servirait-il  d'avoir  devancé 
le  reste  de  l'Europe  dans  la  carrière  de  la  liberté  consti- 
tutionnelle, si  l'ainé  des  gouvernements  libres  devait 
trembler,  comme  une  monarchie  du  continent,  à  l'aspect 
d'un  peuple  qui  renouvelle  ses  institutions?  —  Quoi 
qu'il  en  soit,  l'alarme  fut  partagée  par  le  ministère  an- 
glais. Il  existe  un  témoignage  mémorable  de  cette  mal- 
veillante défiance  qui  saisit  alors  tout  le  parti  des  tory  s, 
dans  les  écrits  amers  et  véhéments  du  célèbre  Edmond 
Burke.  C'est  lui  qui  sonna  contre  la  France  le  tocsin  de 
l'aristocratie  anglaise.  Par  malheur  son  opinion  fut  celle 
de  M.  Pitt;  c'est  dire  assez  qu'elle  domina  l'Angleterre. 
Voilà  comment,  pendant  vingt  ans,  cette  puissance  prit 
à  sa  solde  tous  les  gouvernements  absolus,  et  soudoya 
tous  les  rois  contre  notre  révolution ,  représentée  pour 
elle  soit  par  la  Convention,  soit  par  un  seul  homme.  Elle 
soutint  avec  acharnement  cette  longue  guerre  en  tous 
lieux,  par  tous  les  moyens,  sous  tous  les  prétextes,  accu- 
sant tantôt  la  liberté  française  d'aspirer  à  la  monarchie 
universelle,  tantôt  l'empire  français  de  méditer  la  révo- 
lution du  monde. 

Deux  peuples ,  qui  s'étaient  tant  combattus  et  tant  ca- 
lomniés ,  ne  pouvaient  ne  pas  se  méconnaître.  Pour  eux 
le  jour  de  la  paix  ne  pouvait  être  celui  de  la  réconciliation  ; 
la  haine  qui  les  divisait  avait  toute  la  vivacité  de  l'esprit 
de  parti  ;  et  le  temps  seul  devait  dissiper  les  nuages  qui  les 


DE  LA  POLITIQUE  EXTÉRIEURE.  179 

cachaient  l'un  à  l'autre.  Ainsi  donc  il  était  d'une  part  bien 
difficile  de  pressentir,  dès  le  principe ,  tous  les  avantages 
d'un  rapprochement  entre  les  deux  gouvernements  ;  et  de 
l'autre ,  c'eût  été  une  tentative  téméraire  et  dangereuse 
pour  un  ministère  qui  aurait  prévu  ces  avantages,  que 
d'essayer  de  les  faire  comprendre  aux  deux  nations,  et  de 
populariser,  au  delà  comme  en  deçà  du  Détroit,  une  si 
nouvelle  alliance. 

Une  circonstance  particulière  ajourna  même  pour  un 
temps  toute  possibilité  de  raccommodem.ent.  Lors  de  la 
première  restauration ,  tandis  que  la  froideur  hautaine  de 
l'Angleterre  vint  aigrir  encore ,  pour  un  peuple  généreux , 
l'amertume  de  ses  maux ,  un  monarque  du  Nord ,  par  la 
douceur  de  ses  manières ,  par  la  modération  de  son  lan- 
gage ,  obtint  une  sorte  de  faveur  parmi  les  Français  faci- 
lement séduits  par  la  puissance  unie  à  la  bonne  grâce.  Au 
prix  de  quelques  discours  qui  ne  furent  pas  sans  noblesse, 
de  quelques  actions  qui  ne  furent  pas  sans  générosité, 
l'empereur  Alexandre  parut  un  moment  le  protecteur  de 
la  justice  et  du  malheur,  le  seul  qui  connût  les  devoirs  du 
plus  fort.  Entre  les  hauts-alliés  qui  nous  inspiraient  une 
défiance  égale ,  un  moment  l'opinion  de  la  France  inclina 
vers  celui  qui  devait  un  jour  devenir  le  plus  ardent  pro- 
moteur de  la  Sainte-Alliance. 

Il  faut  être  juste  :  cette  difficulté  n'arrêta  pas  les  plé- 
nipotentiaires français  au  congrès  de  Vienne  en  1814. 
Nous  savons  avec  certitude  que  l'homme  d'état  qui  diri- 
geait alors  notre  diplomatie ,  frappé  de  l'attitude  mena- 
çante de  la  Russie,  malgré  les  douces  paroles  de  son 
maître,  osa  négocier  entre  les  puissances  de  l'ouest  de 
l'Europe  une  alliance  dont  la  France  et  l'Angleterre  étaient 


180  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

l'àme.  Malheureusement  les  événements  intérieurs  de  no- 
tre pays  éventèrent  cette  liabile  combinaison,  et  le  20  mars 
réunit  de  nouveau  tous  les  gouvernements  contre  leur 
premier  ennemi.  A  la  seconde  restauration,  le  ministre 
qui  avait  conçu  ce  projet  de  défense  de  l'Occident  contre 
l'Orient,  ne  tarda  pas  à  porter  la  peine  de  sa  prévoyance. 
Nommé  par  le  roi  président  du  conseil,  toutes  ses  dé- 
marches furent  paralysées,  toute  son  influence  annulée 
par  le  ressentiment  et  la  contradiction  de  la  Russie,  qui  ne 
lui  pardonnait  point  le  traité  secret  de  Vienne.  Vainement 
chercha-t-il  à  se  ménager  d'autres  appuis  :  les  divisions, 
]es  nuances  s'étaient  effacées  entre  les  puissances  ;  il  fut 
impossible  de  les  opposer  les  unes  aux  autres  ;  un  intérêt 
trop  pressant  les  unissait,  celui  de  profiter  de  leur  vic- 
toire. Le  caractère  des  deux  principaux  représentants  de 
la  Grande-Bretagne  ne  permit  pas  d'espérer  d'elle  une 
diversion  utile.  Les  lords  Castlereagh  et  Wellington  étaient 
loin  de  sentir  qu'il  eût  été  habile  et  certainement  honora- 
ble pour  leur  patrie  de  prendre  un  rôle  à  part,  et  de  ne 
point  se  confondre  parmi  les  persécuteurs  de  notre  gloire. 
Au  contraire  la  Russie,  conservant  la  magnanimité  du 
langage ,  fit  espérer  des  adoucissements  aux  rigueurs  de 
l'Europe  victorieuse,  si  la  conduite  de  nos  affaires  pas- 
sait aux  mains  d'un  ministère  qui  lui  fût  moins  importun. 
C'est  ainsi  qu'à  la  fois  repoussé  par  un  cabinet  puissant  et 
par  le  parti  de  la  contre-révolution,  M.  de  Talleyrand  fit 
place  à  M.  le  duc  de  Richelieu,  Le  traité  du  20  noveml)re 
fut  le  prix  de  ce  changement. 

Loin  de  nous  la  pensée  de  jeter  quelque  ombrage  sur 
les  sentiments  patriotiques  de  celui  qui  souscrivit  cette 
convention  douloureuse.  11  crut,  en  la  signant,  se  sacri- 


DE  LA  POLITIQUE  EXTÉRIEURE.  481 

fier  à  son  pays.  On  doit  même  ajouter  que  l'estime  per- 
sonnelle que  lui  portaient  les  souverains ,  put  valoir  à  la 
France  quelques  avantages  ou  du  moms  lui  épargner 
quelques  injures.  Mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que 
l'effet  de  l'avènement  de  M.  de  Richelieu  fut  de  placer 
notre  cabinet  sous  l'influence  de  la  Russie.  Cette  influence, 
qui  se  prolongea,  parut  d'abord  salutaire.  Peut-être,  en 
effet ,  contribua-t-elle  à  retenir  notre  gouvernement  hors 
des  voies  de  la  contre-révolution.  Peut-être  le  soutint- 
elle  contre  les  attaques  du  côté  droit ,  lorsqu'au  5  sep- 
tembre la  guerre  eut  été  franchement  déclarée.  Peut-êti'e 
enfin  servit-elle  à  hâter,  à  faciliter  la  libération  de  notre 
territoire.  Mais  tout  changea  au  congrès  d'Aix-la-Chapelle 
en  1818. 

La  France ,  rendue  à  l'indépendance ,  venait  de  se  ré- 
veiller pour  la  liberté.  L'opinion  libérale  s'était  emparée 
•  de  la  presse;  elle  s'était  montrée  puissante  dans  les  col- 
lèges électoraux.  Elle  rendit  l'Europe  attentive.  La  Russie, 
qui  n'avait  jusqu'alors  contrarié  les  vœux  de  la  contre - 
révolution,  que  par  crainte  de  la  violence  et  dans  l'inté- 
rêt du  repos,  s'aperçut  que  la  révolution  aussi  avait  se? 
forces;  et  pour  le  pouvoir  absolu  toute  force  qui  n'est  pas 
la  sienne,  est  un  péril.  Vers  le  même  temps,  il  s'était  ac- 
compli ,  dans  l'esprit  de  l'empereur  Alexandre ,  un  chan- 
gement qui  prépara  celui  de  sa  politique.  Son  imagination 
religieuse  avait  achevé  de  le  conduire  à  l'idée  de  la  sain- 
teté de  son  propre  pouvoir,  dont  les  intérêts  étaient  de- 
venus les  lois  e(e  me  lies  du  monde  moral  ^.  Dès  lors  il  se 
sentit  appelé  par  la  Providence  à  une  mission  conserva- 

1  Voyez  la  Circulaire  adressée  par  les  hautes  puissances  réunies  à 
Vérone  à  leurs  ministres  près  les  cours  de  l'Europe. 

I.  16 


182  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

trice  des  trônes  ;  il  se  crut  revêtu  envers  les  peuples  d'une 
haute  juridiction  spirituelle  dont  ses  huit  cent  mille  cosa- 
ques seraient  le  bras  séculier. 

Quoique  ces  idées,  ou  d'autres  semblables,  qui,  sans 
partir  d'une  source  aussi  relevée ,  tendaient  au  même  but, 
prévalussent  au  congrès  d'Aix-la-Chapelle,  cependant 
elles  eurent  peu  d'effet  sur  la  conduite  intérieure  de  la 
France.  Au  contraire,  à  son  retour,  M.  de  Richelieu  aban- 
donna les  affaires  à  des  ministres  qui  se  montraient  plus 
sensibles  aux  vœux  nationaux  et  aux  besoins  de  la  liberté, 
et  qui  par  conséquent  s'éloignaient  de  plus  en  plus  de  la 
politique  orientale.  Les  rôles  étaient  changés  ;  naguère  on 
opposait  les  étrangers  au  côté  droit;,  désormais  ce  fut  ce 
parti  qui  invoqua  les  étrangers  :  la  fameuse  Note  secrète 
en  fait  foi.  Le  ministère ,  cependant,  au  lieu  de  se  créer 
un  parti  en  Europe,  n'eut  d'autre  soin  que  de  se  justifier 
auprès  delà  Sainte -Ailiance,  en  la  rassurant  sur  ses  in- 
tentions et  sur  ses  actes.  Il  se  garda  de  faire  aucune  dif- 
férence entre  nos  différents  alliés  et  de  se  prononcer  pour 
un  système  quelconque  de  diplomatie.  Échappés  à  l'in- 
fluence russe,  nous  ne  fûmes  point  entièrement  indépen- 
dants, car  nous  restâmes  sur  le  ton  de  l'apologie  avec 
tous  les  cabinets. 

Quand,  quinze  mois  après,  M.  de  Richelieu  revint  au 
pouvoir,  il  ne  trouva  donc  point  la  position  extérieure  de 
la  France  gravement  modifiée.  Seulement  sa  présence  et 
surtout  les  événements  qui  le  ramenaient,  nous  repor- 
taient davantage  du  côté  des  gouvernements  absolus.  Le 
système  forci-mcnt  adopté  alors  rentrait  mieux  dans  les 
maximes  du  congrès  de  Carisbad.  Depuis  on  sait  com- 
ment la  politique  intérieure  et  extérieure  s'est  de  plus  en 


DE  LA  POLITIQUE  EXTÉRIEURE.  483 

plus  abandonnée  aux  doctrines  et  aux  intérêts  contre  les- 
quels la  Charte  avait  paru  donnée. 

Cependant  tout  en  déplorant  l'impulsion  funeste  qui 
emporte  depuis  un  temps  tous  les  gouvernements  euro- 
péens ,  il  serait  difficile  aujourd'hui  de  rêver  un  système 
de  politique  ayant  quelque  consistance,  et  auquel  la  France 
put  s'adosser  pour  résister  à  l'entraînement  général,  si 
l'événement  le  plus  mémorable  n'était  venu  élever  les 
premiers  fondements  de  la  digue  qui  doit  un  jour  arrêter 
le  torrent  :  je  veux  parler  de  la  révolution  d'Espagne. 
Lorsqu'une  puissance  morale,  telle  que  l'esprit  de  notre 
siècle ,  a  paru  dans  le  monde ,  il  peut  se  rencontrer  des 
moments  ou ,  bien  que  partout  présente ,  elle  soit  partout 
la  plus  faible  ;  les  pouvoirs  existants  coalisés  contre  elle 
la  compriment  ou  la  poursuivent  impunément  ;  tout  sem- 
ble plier  devant  eux  ;  le  sol  s'aplanit  sous  leurs  pas.  Et 
c'est  alors  que  le  spectateur  inquiet  désespère  d'une  ré- 
sistance dont  il  n'aperçoit  ni  le  germe  ni  la  trace,  et  se 
demande  comment  ces  idées  qu'il  jugeait  si  énergiques, 
dont  avec  tant  de  confiance  il  présageait  le  triomphe , 
ont  cédé  sans  combat  et  disparu  sans  retour  ;  il  croit  le 
règne  de  la  force  assuré  pour  jamais,  pour  longtemps  du 
moins,  et,  dans  sa  pensée,  lègue  à  l'avenir  les  espérances 
évanouies  d'un  siècle  perdu.  Mais  encore  un  peu  de  temps, 
et  un  accident,  je  ne  sais  lequel,  éloigné,  imprévu ,  ino- 
piné ,  viendra  tout  à  coup  ranimer  son  courage ,  et  relever 
l'obstacle  que  peu  à  peu  grossiront  raille  obstacles  divers  : 
les  accidents  ne  manquent  jamais  à  la  force  des  choses. 
Telle  a  été  la  ré\  olution  d'Espagne  ;  elle  est  la  résistance 
inattendue  où  viendra  se  briser  la  Sainte-Alliance.  Comme 
on  voit  souvent  un  bataillon  en  déroute,  s'arrêter  et  tenir 


484  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

ferme  dès  qu'il  rencontre  le  plus  chétif  point  d'appui , 
comme  on  a  vu  toute  une  armée  française  se  reformer 
autour  d'un  arbre;  c'est  autour  de  la  révolution  d'Espa- 
gne que  se  réuniront  les  nations  fugitives  devant  la  Sainte- 
Alliance.  Déjà  une  fois,  l'Europe  ne  le  sait-elle  plus? 
c'est  au  cri  de  l'Espagne  qu'elle  redressa  la  tète;  c'est  du 
sein  des  flammes  de  Sarragosse  que  s'éleva  le  di-apeau 
rouge  qui  rallia  des  peuples  contre  un  pouvoir  adoré  des 
rois*. 

Ces  conséquences  de  la  restauration  des  cortès  à  Ma- 
drid ont  été  sur-le-champ  pressenties  dans  les  cabinets 
ministériels  comme  dans  les  sociétés  patriotiques.  Aussi 
voyez  comme  depuis  trois  ans  toutes  les  situations  se  sont 
nettement  dessinées.  Les  événements  de  Naples  et  du 
Piémont  en  ont  donné  la  première  preuve.  Dès  que  le 
congrès  de  Laybach  a  été  réuni ,  on  a  pu  prévoir  vers 
quelle  opinion  inclinerait  chaque  gouvernement,  et  les 
esprits  les  plus  simples  auraient  prédit  les  déterminations 
des  plus  profonds  diplomates.  Il  était  facile  d'annoncer 
que  pendant  que  l'Espagne  fraterniserait  avec  les  gou- 
vernements essayés,  à  son  exemple,  dans  le  midi  de  l'Eu- 
rope, la  Sainte  -  Alliance  les  frapperait  de  l'excommuni- 
cation politique,  et  enverrait  ses  soldats  les  convertir. 
Quant  à  l'Angleterre ,  il  était  probable  que  sans  adhérer, 
pour  son  compte,  à  l'intervention  dans  les  affaires  d'Italie, 
elle  ne  s'y  opposerait  point  ouvertement.  En  effet,  la  na- 
ture de  son  gouvernement  lui  interdisait  d'y  prendre  part, 
car  la  forme  en  est  constitutionnelle,  et  l'origine  révolu- 
tionnaire :  et  elle  ne  pouvait  s'y  opposer  ouvertement,  car, 

'  Ces  espérances  étaient  alors  communes  à  tout  le  parti  libéral. 


DE  LA  POLITIQUE  EXTERIEURE.  185 

outre  que  ces  révolutions  ne  lui  inspiraient  pas  confiance, 
son  principal  ministre,  par  les  antécédents,  le  caractère, 
les  maximes,  les  vœux  secrets,  avait  contracté  trop  d'en- 
gagements avec  l'aristocratie  européenne  pour  lui  rompre 
en  visière.  Enfin  la  France,  spectatrice  tranquille,  devait 
évidemment  éviter  de  se  prononcer,  déplorer  et  condam- 
ner ces  révolutions ,  sans  en  presser  le  châtiment ,  don- 
ner sa  nullité  pour  de  la  prudence  et  son  irrésolution 
pour  de  l'impartialité.  La  position  du  dernier  minis- 
tère ne  lui  permettait  pas  d'autre  conduite.  Appuyé  sur 
un  parti  contre-révolutionnaire,  comment  aurait-il  pu 
défendre  ou  épargner  une  révolution?  Prétendant  au 
titre  de  constitutionnel ,  comment  aurait-il  pu  se  liguer 
activement  avec  le  pouvoir  absolu  ?  Il  s'appliqua  donc  à 
traverser  adroitement  les  congrès  comme  les  deux  cham- 
bres, sans  avoir  un  avis.  Cela  le  sauva  jusqu'au  moment 
où  cela  le  perdit;  et  après  sa  chute,  il  ne  put  jamais  com- 
prendre qu'il  fût  tombé  pour  avoir  si  bien  réussi. 

Le  ministère  actuel  a  pris  des  couleurs  plus  décidées  ; 
les  méprises  sont  désormais  impossibles.  Quand  les  gou- 
vernements renoncent  aux  palliatifs ,  les  peuples  renon- 
cent aux  transactions.  Jamais  l'Europe  ne  s'est  divisée 
d'une  manière  plus  tranchée,  plus  conséquente,  plus 
systématique;  et  la  politique  étrangère,  cette  science 
longtemps  occulte,  est  comprise  et  pénétrée  jusque  sur 
les  places  publiques.  Tandis  que  tous  les  gouvernements 
absolus  se  sont  placés  d'un  côté ,  professant  hautement 
leurs  doctrines,  et  s' appelant  eux-mêmes  par  leurs  noms, 
les  partis  libéraux  de  tous  les  pays  se  sont  reconnus ,  et 
tous  les  États  constitutionnels  semblent  prêts  à  s'entendre. 
La  question  de  la  guerre  d'Espagne  est  l'épreuve  décisive 

16. 


186  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

qui  nous  jugera  tous.  La  Grande-Bretagne  enfin,  si  long- 
temps méconnue  parce  qu'elle  se  méconnaissait  elle- 
même,  la  Grande-Bretagne  a  retrouvé  ses  titi'es  et  repris 
sa  mission.  La  mort  soudaine  et  tragique  d'un  seul  homme 
semble  l'avoir  éclaii'ée.  On  dit  que  le  marquis  de  London- 
derry,  averti  par  une  situation  extrême  et  frappante, 
avait  enfin  reconnu  la  longue  erreur  de  sa  politique ,  et 
senti  la  nécessité  tout  ensemble  et  l'impossibilité  de  répu- 
dier si  tard  l'héritage  de  M.  Pitt.  Soit  que  la  douleur  de 
cette  découverte  l'ait  conduit  à  la  démence,  et  la  dé- 
mence au  suicide  ;  soit  que  le  désespoir  l'ait  décidé  seul 
à  se  soustraire  par  la  mort  à  la  nécessité ,  n'y  a-t-il  pas 
pour  tous  ceux  qui  gouvernent  la  terre  une  leçon  triste 
et  grave  dans  l'étrange  fin  d'un  ministre  d'une  expérience 
si  imposante ,  d'un  esprit  si  froid ,  si  opiniâtre ,  et  qui 
s'immole  lui-même,  vaincu  par  l'évidence,  également  in- 
capabFe  et  de  lui  résister  et  de  la  suivre? 

La  même  évidence  paraît  avoir  déterminé  jusqu'ici  la 
conduite  si  remarquable  de  son  successeur.  M.  Canning, 
en  se  relâchant  des  rigueurs  du  torisme,  a  obtenu  un  suc- 
cès inconnu  depuis  nombre  d'années  ;  il  a  réuni  tout  le 
parlement  et  replacé  l'Angleterre,  qui  se  traînait  sans  ar- 
deur et  sans  dignité  dans  les  voies  de  la  Sainte-Alliance , 
au  rang  oii  l'appelait  son  droit  d'ancienneté  parmi  les  na- 
tions libres. 

Quelle  est-la  puissance  d'une  situation  vraie!  L'Angle- 
terre s'est  déclarée  pour  l'indépendance  de  l'Espagne  et 
du  Portugal  ;  et  aussitôt  les  ressentiments,  les  préventions 
se  sont  affaiblies;  la  Grèce  soulevée  a  mis  de  l'espoir 
dans  une  influence  dont  elle  avait  tant  souffert  ;  la  France, 
la  vraie  France  qui  n'est  pas  celle  que  l'on  en  croit  à  Vé- 


DE  LA  POLITIQUE  EXTERIEURE.  187 

roue,  a  oublié  ses  injures;  les  États  constitutionnels  de 
l'Allemagne  ont  osé  se  sépai-er  des  hauts  alliés  ;  tous  les 
pays  qui  furent  libres  ou  qui  vont  l'être,  tous  les  hommes 
qui  aiment  la  justice,  les  lumières,  le  patriotisme,  ont 
tourné  les  yeux  vers  l'Angleterre,  l'asile  et  l'orgueil  de  la 
civilisation.  Puisse-t-elle  cette  fois  enfin  répondre  fran- 
chement à  leur  confiance  !  C'est  son  intérêt  comme  sa 
gloire. 

Mais  lorsque  tout  se  produit  au  grand  jour  et  que  la 
théorie  des  alliances  naturelles  se  découvre  ainsi  d'elle- 
même  ,  que  penser,  nous  le  demandons,  d'un  grand  État 
constitutionnel  qui  fait  scission  de  tous  ceux  du  même 
genre ,  pour  s'allier  aux  gouvernements  absolus  ?  S'il  est 
vrai  que  la  politique  intérieure  d'un  pays  règle  sa  diplo- 
matie, et  que  sa  diplomatie  révèle  à  son  tour  sa  politique 
intérieure ,  que  penser  d'une  puissance  qui  prend  sous  sa 
garde  la  cause  de  l'arbitraire  contre  la  loi,  des  abus  contre 
l'ordre,  des  privilèges  contre  les  droits?  Ainsi  fait  la 
France  en  se  déclarant  ennemie  de  l'Espagne.  On  ne 
manquera  pas  de  dire  que  la  France  est  une  monarchie 
constitutionnelle ,  et  l'Espagne  un  régime  révolutionnaire. 
Mais  d'abord  qu'il  serait  aisé  de  prouver  qu'aucune  légi- 
timité ne  manque  à  la  constitution  des  cortès;  qu'elle 
n'est  dépourvue  ni  de  la  sanction  du  temps ,  puisqu'elle 
dérive  des  chartes  locales  des  anciens  royaumes  dont  s'est 
composée  l'Espagne;  ni  de  l'assentiment  royal,  puisqu'en 
d'autres  temps  le  prince  l'avait  ratifiée  ;  ni  de  la  consécra- 
tion des  traités,  puisque  deux  grandes  puissances  l'ont 
une  fois  reconnue;  ni  de  la  justice  essentielle,  puisqu'elle 
a  été  nécessaire  1  Et  puis,  d'ailleurs,  la  question  est  bien 
plus  simple.  Si  l'on  accorde  que  l'analogie  dans  les  insti- 


188  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

tutions  soit  la  meilleure  base  des  alliances,  qu'on  nous 
dise  quelle  organisation  politique  offre  le  plus  de  ressem- 
blance arec  la  nôtre,  de  la  constitution  de  l'Espagne  ou 
de  celle  d'aucun  des  gouvernements  de  la  Sainte-Alliance. 
La  réponse  n'est  pas  douteuse,  et  elle  suffit.  11  importe 
peu  que  la  charte  de  Cadix  ait  ses  imperfections ,  il  im- 
porte peu  qu'elle  ne  soit  pas  la  nôtre;  car  de  quel  droit 
décider  que  ce  qui  est  bon  pour  nous  le  soit  pour  les  Es- 
pagnols? C'est  assez  que  la  constitution  des  cortès  res- 
semble plus  à  notre  charte  que  l'autocratie  russe.  Ce  sim- 
ple fait  crée  plus  d'intérêts  communs  entre  la  Péninsule 
et  nous  qu'entre  nous  et  la  Russie. 

La  nature  semble  l'avoir  indiqué  d'elle-même,  ce  sys- 
tème d'alliance  que  dictaient  à  la  France  sa  gloire  et  sa 
liberté.  Placée  entre  la  vieille  Angleterre  et  l'Espagne 
nouvelle,  notre  charte  aurait  été  le  lien  et  la  transition  de 
l'aristocratie  britannique  à  la  démocratie  castillane.  Cette 
triple  alliance  serait  forte  et  tutélaire  ;  elle  attirerait  à 
elle  les  Pays-Bas ,  pour  qui  les  rapports  de  commerce 
sont  plus  puissants  que  les  relations  de  parenté  ;  la  Ba- 
vière, le  Wurtemberg,  qui  se  maintiennent  difficilement 
contre  un  voisinage  redoutable;  enfin,  ceux  des  États 
d'Allemagne,  qui  sont  affranchis  ou  aspirent  à  l'être,  tous 
accoutumés  à  la  protection  de  la  France.  Tels  seraient 
les  éléments  de  cette  grande  confédération  de  l'Occident, 
la  sauvegarde  de  la  civilisation,  le  pacic  île  J'/nnillc  des 
nations  libres. 

Ce  système  est  simple,  et  comme  il  est  la  conséquence 
d'un  principe  évident,  le  système  opposé  suppose  un  prin- 
cipe contraire.  Notre  principe  étant  le  maintien  de  la 
Charte,  je  laisse  à  dire  quel  est  celui  de  nos  adversaires. 


DE  LA  POUTIQUE  EXTÉRIEURE.  189 

Demandons-nous  ce  qu'aurait  fait,  dans  les  circonstances, 
le  ministère  précédent  :  soigneux  de  ne  se  point  pronon- 
cer ,  il  eût  flotté ,  neutre  entre  le  pouvoir  absolu  et  les 
pays  libres,  comme  en  France,  il  oscillait  entre  la  contre- 
révolution  et  la  révolution.  Que  fait  le  présent  ministère? 
Non  content  de  dédaigner,  de  braver  les  puissances  con- 
stitutionnelles, il  va  chercher  des  auxiliaires  chez  les  gou- 
vernements les  plus  illimités.  Bien  plus,  il  les  excite,  il 
les  provoque,  il  les  compromet.  Ce  n'est  pas  assez  de  leur 
adhésion,  il  lui  faudrait  leur  secours.  L'Autriche  ne  lui 
suffit  pas ,  il  implore  l'assistance  du  plus  asiatique  des 
rois  de  l'Europe. 

Cette  conduite  est  d'un  sinisti'c  augure.  ^lais  que  du 
moins  ceux  qui  la  suivent  ne  s'étonnent  plus  si  elle  jette 
l'alarme;  qu'ils  ne  s'étonnent  plus  si  la  guerre  qu'ils  pro- 
jettent est  impopulaire ,  car  elle  semble  inconstitution- 
nelle. Qu'ils  y  prennent  garde,  et  qu'ils  s'arrêtent  pen- 
dant qu'il  en  est  temps  encore  ;  les  peuples  auxquels  ils 
veulent  imposer  la  guerre  pourraient  se  croire  menacés 
également  ;  et  peut-être  qu'ils  diraient  à  leur  tour  :  //  n'y 
a  plus  de  Pyrénées. 


DE 

L'INDUSTRIE  ET  DE  LA  LIBERTÉ  ', 

(1823.) 


JI  y  a  quelques  jours  que,  dans  ce  recueiP,  on  a  taut 
soit  peu  médit  de  l'industrie.  Ou  l'a  traitée  de  complice 
du  luxe;  on  a  imputé  à  ses  progrès  cette  mollesse  des 
mœurs  et  des  caractères  qui  rend  les  peuples  incapables 
de  liberté.  Est-il  vrai?  faut-il  croire  que  les  sociétés  ne 
puissent  mener  de  front  tous  les  genres  de  perfectionne- 
ment? faut-il  croire  qu'elles  ne  puissent  rendre  leur  exis- 
tence plus  facile  et  plus  agréable,  sans  devenir  insensibles 
à  ce  qui  la  relève  et  l'ennoblit,  ni  multiplier  leurs  plaisirs, 
sans  perdre  de  leurs  droits?  faut-il  croire  que  quand  un 
peuple  devient  grand  producteur,  il  s'expose  à  la  ser- 
vitude? 

J'ai  le  bonheur  d'en  douter,  et  je  pense  que  ceux  qui 

1  J'insère  cet  article  comme  un  témoignage  do  l'alliance  qui,  sous 
la  Restauration,  unissait  l'industrie  et  le  libéralisme.  L'expérience  a 
montré  depuis  lors  ce  qu'on  pourrait  objecter  à  cet  article,  qui,  d'ail- 
leurs, suppose  déjà  les  craintes  qu'il  est  destiné  à  calmer  en  partie. 

''  Les  Tablettes  universelles. 


DE  L'INDUSTRIE  ET  DE  LA  LIBERTÉ.  191 

le  prétendent  se  méprennent  sur  la  liberté.  Les  grands 
exemples  de  ces  caractères  indomptés  qui  repoussent  tous 
les  freins,  ne  signalent,  il  est  vrai,  que  l'histoire  des  peu- 
ples pauvres  et  durs.  Un  esprit  qui  aime  la  force,  parce 
qu'il  en  a ,  une  imagination  vive ,  féconde  et  dégoûtée, 
doit  se  complaire  dans  le  spectacle  des  vertus  sauvages 
du  premier  âge  des  sociétés.  On  voit  Rome  pauvre  con- 
quérir le  monde,  les  Scythes  pauvres  braver  Alexandre, 
les  Calédoniens  pauvres  défier  les  légions  d'Agricola.  On 
voit  toutes  les  villes  célèbres  de  l'antiquité,  d'abord  fru- 
gales et  libres,  puis  fastueuses  et  esclaves.  En  voilà  plus 
qu'il  ne  faut,  quand  on  juge  de  l'histoire  comme  d'un 
drame,  qui  n'a  d'autres  ressorts  que  les 'caractères  et  les 
passions,  pour  déclarer  la  guerre  aux  progrès  de  l'indus- 
trie, puis  à  celui  des  arts  et  des  sciences  qui  la  secondent, 
puis  à  l'adoucissement  des  mœurs,  enfin  à  la  civilisation 
tout  entière.  Il  y  a  quelque  vérité  dans  cette  manière 
de  voir  la  société  ;  mais  surtout  il  y  a  de  l'éloquence  ; 
c'en  est  assez  pour  séduire  le  talent. 

Comment,  d'ailleurs,  n'être  pas  frappé  des  circonstances 
qui  nous  environnent?  Nous  périssons  par  l'affaiblisse- 
ment des  caractères ,  par  la  délicatesse  des  mœurs ,  par 
cet  excessif  besoin  d'une  vie  douce  et  commode,  qui  con- 
duit à  l'égoïsme,  à  la  servilité,  ou  tout  au  moins  à  l'in- 
souciance. L'Indépendance  personnelle  est  très-rare,  le 
sentiment  de  la  résistance  n'est  nulle  part;  tout  le  monde 
veut,  avant  tout,  gagner  et  jouir.  Aussi,  voyez  comme 
le  gouvernement  en  profite ,  et  comme  le  caractère  na- 
tional le  seconde  en  sens  inverse  de  l'opinion  publique  ! 
—  J'admets  tous  ces  faits,  mais  je  n'en  tire  pas  la  même 
conséquence. 


192  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

Un  esprit  altier  et  borné,  le  mépris  de  la  fatigue  et  de 
la  misère,  la  confiance  dans  la  force  et  dans  l'épée,  le 
besoin  de  l'indépendance  et  de  la  vengeance,  l'amour  du 
sol  et  de  la  famille,  tels  sont  les  traits  qui  distinguent  la 
physionomie  de  quelques  peuples  primitifs.  Ils  ne  savent 
supporter  ni  conquérants,  ni  maîtres  ;  en  ce  sens  ils  sont 
libres.  Mais  cette  liberté  n'est  pas  difficile  ;  leurs  besoins 
sont  peu  nombreux,  leurs  intérêts  peu  compliqués,  leurs 
facultés  peu  développées  ;  une  telle  simplicité  suppose  né- 
cessairement une  raison  très-limitée  et  une  moralité  très- 
imparfaite  ;  chez  eux ,  l'humanité  est  loin  d'avoir  acquis 
toute  sa  -s  aleur.  Aussi,  ces  peuples  si  purs  ne  manquent- 
ils  pas  de  lois  injustes,  d'institutions  oppressives,  de  cou- 
tumes féroces  ou  grossières.  Une  passion  d'indépendance 
qui  ressemble  à  l'instinct  des  bêtes  farouches,  et  qu'on 
appellera,  si  l'on  veut,  fierté  de  caractère,  telle  est,  au 
vrai,  toute  la  liberté  des  barbares. 

Les  peuples  que  célèbre  l'histoire  ancienne  étaient  plus 
civilisés.  Quelques-uns  furent  doués  d'un  beau  génie  ; 
leur  renommée  honore  l'espèce  humaine.  Mais  comme 
chez  eux  aussi  l'ordre  social  et  la  morale  publique  étaient 
beaucoup  moins  avancés  que  parmi  nous,  on  s'y  trouvait, 
pour  ainsi  dire,  libre  à  meilleur  marché.  D'abord,  les 
deux  tiers,  et  souvent  plus,  des  habitants  du  pays,  étaient 
des  esclaves,  c'est-à-dire  hors  de  la  société;  et  l'on  n'en 
disait  pas  moins  que  le  pays  était  libre,  et  cette  fiction 
tyrannique  fait  encore  illusion  aux  publicistes  modernes  ! 
Je  ne  reviendrai  pas  sur  les  traces  d'un  illustre  écrivain', 
qui  a  si  bien  montré  que  les  anciens  ne  connaissaient  pas 

I  M.  Benjamin  Constant. 


DE  L'INDUSTRIE  ET  DE  LA  LIBERTÉ.  <93 

l'indépendance  de  la  vie  privée  et  domestique.  Les  pré- 
jugés, les  coutumes  et  les  lois  dévouaient  toute  leur  exis- 
tence à  la  patrie,  c'est-à-dire  au  gouvernement.  Ce  besoin 
de  vivre  comme  l'on  veut,  ce  besoin  si  favorable  au  bon- 
heur comme  au  perfectionnement  intellectuel  et  moral, 
ce  besoin  maintenant  si  cher  et  si  commun ,  était ,  chez 
eux ,  sans  cesse  contrarié  par  les  institutions  ;  peut-être 
même  leur  manquait-il  ce  qu'il  faut  pour  le  ressentir. 
Aussi  n'ont-ils  connu  de  la  liberté  que  la  liberté  politi- 
que ,  en  la  réduisant  encore  au  principe  de  la  délibéra- 
tion publique  sur  les  affaires  publiques.  Lors  donc  qu'on 
traite  de  leur  lil)erté  et  de  la  nôtre,  on  peut  bien  se 
servir  du  même  mot ,  mais  on  ne  paile  pas  de  la  même 
chose. 

La  liberté  des  modernes  est  tout  autrement  compliquée. 
Comme  nous  avons  plus  d'intérêts,  d'idées,  de  facultés,' 
et  plus  communément,  nous  avons  plus  de  droits  person- 
nels*; et  pour  nous  satisfaire ,  les  lois  et  la  constitution 
même  de  la  société  ont  bien  plus  de  ménagements  à  garder 
envers  les  individus.  >os  droits  ne  nous  sont  pas  assurés 
tous  par  le  code  politique  seulement,  ils  le  sont  par  les  lois 
civiles,  les  usages,  les  mœurs.  Pour  que  nous  nous  sen- 
tions en  pleine  jouissance  de  tout  ce  qui  nous  est  dû, 
il  faut  que  toutes  ces  choses  soient  d'accord  pour  nous 
garantir  la  sécurité ,  la  propriété  de  nos  biens ,  de  notre 
personne,  de  notre  conscience,  de  nos  facultés,  et  même 
de  notre  temps.  On  peut  sentir  plus  qu'on  ne  peut  compter 
les  conditions  auxquelles  est  libre  le  citoyen  des  États 
modernes. 

Quelque  nombreuses  que  soient  ces  conditions,  il  faut 
convenir  que,  dans  beaucoup  de  contrées,  elles  sont 
I.  17 


4  94  PASSE  ET  PRESENT. 

remplies,  en  grande  partie,  malgré  les  vices  des  consti- 
tutions politiques.  L'habitant  d'un  pays  civilisé  jouit, 
aujourd'hui,  d'une  foule  de  franchises  qui  eussent  étonné 
un  Grec  ou  un  Romain.  Comme  l'idée  ne  peut  venir  à 
personne  d'y  porter  atteinte,  comme  le  pouvoir  ne  saurait 
l'entreprendre  sans  délire,  nous  sommes  envers  lui  dis- 
pensés de  toute  reconnaissance.  Par  une  autorité  obscure, 
mais  irrésistible ,  la  société  force  le  pouvoir  à  lui  faire 
droit.  En  vain,  des  préjugés  oppressifs  aveuglent  plusieurs 
gouvernements  :  il  y  a  une  tolérance  dans  les  esprits,  une 
liberté  dans  les  mœurs  auxquelles  eux-mêmes  se  sou- 
mettent. Ils  peuvent  bien  persécuter  quelques  individus, 
proscrire  quelques  doctrines,  la  masse  leur  échappe  ;  ses 
opinions,  ses  croyances,  et  une  grande  partie  de  ses  in- 
térêts sont  hors  de  leur  portée  ;  et ,  malgré  tous  leurs 
efforts,  ils  réussissent  plus  encore  à  se  faire  haïr  qu'à  se 
faire  redouter. 

C'est  par  cette  puissance  de  l'esprit  général  et  'des 
mœurs  publiques,  que  le  citoyen  des  temps  modernes 
est  exempté  des  résistances  farouches  du  barbare  et  des 
contraintes  de  la  loi  politique,  telle  que  la  concevait  l'an- 
tiquité. Il  n'est  pas  forcé  de  prendre  tant  de  peine  pour 
jouir  du  bonheur  et  d'une  assez  grande  indépendance, 
(^cst  pour  cela  qu'il  parait  plus  complaisant  et  plus  in- 
dolent ,  moins  disposé  du  moins  à  sortir  de  son  repos ,  à 
s'armer,  à  braver  le  péril  et  le  travail  pour  conquérir  sur 
le  pouvoir  ce  que  le  pouvoir  lui  refuse.  Et  en  effet,  le 
calcul  ne  serait  pas  raisonnable  :  même  sous  un  gouver- 
nement arbitraire  ou  absurde,  la  civilisation  lui  assure 
plus  de  biens  que  n'en  connut  jamais  ni  le  barbare,  ni  le 
républicain  de  l'antiquité.  Il  est,  en  général,  beaucoup 


DE  L'INDUSTRIE  ET  DE  LA  LIBERTÉ.  195 

plus  maître  de  sa  fortune  et  de  son  travail  ;  il  peut  plus 
librement  cultiver  son  esprit,  et  s'adonner  à  son  propre 
perfectionnement.  Avec  toute  la  mauvaise  volonté  du 
monde,  nos  monarchies  absolues ,  dans  leur  action  géné- 
rale ,  atteignent  de  moins  près  l'individu  que  ne  le  fai- 
saient les  anciennes  démocraties. 

Mais  en  même  temps  que  la  civilisation  multiplie  les 
conditions  de  la  liberté,  elle  en  rend  le  désir  plus  com- 
mun, et  elle  varie  les  moyens  de  le  satisfaire.  Je  ne  parle 
ici  que  de  l'ordre  matériel  :  toutes  les  fois  que  l'industrie 
crée  un  nouveau  produit,  ou  que,  par  un  procédé  nou- 
veau, elle  diminue  la  rareté  d'un  produit  connu,  elle  crée 
de  nouveaux  goûts  ou  des  besoins  nouveaux.  Ces  besoins 
forment  de  nouveaux  droits ,  ou  du  moins  de  nouvelles 
applications  des  droits  essentiels  du  citoyen.  Tous  les 
droits  sollicitent  des  garanties  ;  les  garanties  des  droits 
sont  les  libertés. 

Ainsi  donc,  à  mesure  que  les  facultés  d'un  peuple  se 
développent ,  et  que  ses  intérêts  se  compliquent ,  ses  exi- 
gences se  multiplient,  aussi  bien  que  les  difficultés  du  gou- 
vernement. Plus  celui-ci  a  de  soins  à  prendre,  d'espérances 
à  contenter,  plus  il  a  d'occasions  d'offenser.  Les  progrès 
des  arts  industriels  ont  donc  ce  double  effet  de  produire 
plus  de  points  de  contact  entre  le  pouvoir  et  la  société, 
et  par  conséquent  des  sujets  d'irritation  réciproque, 
comme  de  développer,  dans  les  individus,  plus  de  moyens 
de  tenir  tète  à  l'autorité  ou  d'éluder  son  action  :  car  la 
richesse  est  aussi  un  pouvoir. 

Je  citerai  un  exemple  récent  et  familier  pour  tout  le 
monde.  Un  nouveau  mode  d'éclairage  a  été  inventé;  le 
goût  s'en  est  répandu  ;  de  là  une  nouvelle  production  et 


196  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

une  consommation  nouvelle,  c'est-à-dire  deux  oidi"es  d'in- 
térêts nouveaux.  Plusieurs  compagnies  se  sont  formées 
pour  la  fabrication  et  la  distribution  de  la  nouvelle  lu- 
mière. L'une  d'elles  a  vu  dernièrement  supprimer ,  par 
ordonnance  royale,  son  principal  établissement ,  autorisé 
depuis  un  an.  Pense-t-on  que  cette  mesure ,  qui  doit  lui 
porter  un  notable  préjudice,  n'ait  pas  fait  sentir  plus  vi- 
vement aux  capitalistes  fondateurs  de  la  compagnie  et 
aux  agents  qu'elle  employait,  aux  ouvriers  qu'elle  sala- 
riait, aux  particuliers  qu'elle  fournissait,  les  inconvénients 
d'une  législation  incertaine  et  d'une  administration  arbi- 
traire? Voilà  sans  aucun  doute  un  certain  nombre  de 
citoyens  éclairés  sur  un  abus  par  la  perte  qu'ils  éprou- 
vent, et  plus  disposés  maintenant  à  exiger  de  l'autorité 
de  la  régularité  et  de  la  prévoyance.  Voilà  donc  quel- 
ques libéraux  de  plus.  Qui  nous  les  donne?  le  gaz  hy- 
drogène. 

Et  bientôt  ce  n'est  pas  seulement  la  justice  administra- 
tive, la  liberté  civile  que  rendent  nécessaii'es  la  richesse 
et  la  production  croissantes  :  elles  ne  tardent  pas  à  récla- 
mer la  liberté  politique.  Plus  les  intérêts  particuliers  sont 
nombreux  et  étendus,  plus  ils  sont  en  mesure  de  se  faire 
protéger.  Là,  par  exemple,  où  l'industrie  a  fait  de  grands 
pas  gi'àceà  la  division  du  travail  et  à  celle  des  capitaux,  la 
loi  ne  peut  pas ,  sans  fortement  mécontenter,  étabhr  ou 
maintenir  les  corporations  et  les  maîtrises  ;  là  où  le  com- 
merce extérieur  est  d'une  grande  importance ,  les  minis- 
tres ne  peuvent,  sans  soulever  les  esprits,  entreprendre 
une  guerre  qui  lui  ferme  des  débouchés.  Alors  donc  l'in- 
dustrie et  le  commerce  éprouvent  le  besoin  que  leur  intérêt 
soit  consulté  dans  les  déterminations  ducouvernement.  Et 


DE  L'INDUSTRIE  ET  DE  LA  LIBERTÉ.  497 

comme  les  gouvernements  absolus  prennent  rarement  ce 
soin,  les  gouvernements  absolus  sont  Inentôt  discrédités. 
De  là ,  à  la  nécessité  pour  la  nation  d'être  représentée 
dans  le  gouvernement,  et  de  voir  publiquement  délibérer 
sur  ses  affaires,  il  n'y  a  qu'un  pas.  C'est  en  d'autres  ter- 
mes exiger  que  l'intérêt  général  soit  la  règle  de  la  poli- 
tique; et  l'on  voit  que  l'intérêt  général  se  fortifie  et 
se  manifeste  par  le  développement  des  intérêts  parti- 
culiers. 

La  richesse,  d'ailleurs,  ou  seulement  l'aisance  univer- 
selle, propage  la  liberté  d'esprit.  Lorsque  la  vie  devient 
agréable  et  facile,  que  chacun  n'est  plus  absorbé  parle 
soin  de  veiller  à  sa  fortune,  à  son^entretien ,  à  sa  conser- 
vation ,  le  loisir  conduirait  à  l'oisiveté  et  l'oisiveté  à  l'en- 
nui ,  si  les  esprits  ne  trouvaient  quelque  occupation  vaste 
et  élevée.  L'attention  se  porte  naturellement  sur  les  af- 
faires publiques.  Aussi  voit-on  rarement  un  grand  es- 
sor de  la  richesse  nationale  sans  un  grand  essor  de  l'o- 
pinion. 

Les  voyageurs  racontent  que  ce  qui  les  frappe  le  plus 
eu  Angleterre ,  c'est  la  facilité  avec  laquelle  s'accomplis- 
sent toutes  choses.  Les  plus  grandes  affaires,  celles  de 
l'État  comme  celles  du  commerce,  s'expédient  avec  célé- 
rité :  il  semble  qu'elles  soient  soumises  à  un  moteur  aussi 
rapide  et  aussi  puissant  que  celui  qui  anime  toute  l'in- 
dustrie britannique  ;  ou  dirait  que  tout  se  fait  à  la  va- 
peur. Les  hommes  les  plus  occupés  paraissent  toujours 
avoir  du  temps  de  reste  ;  les  ministres  voyagent  ou  vont 
à  la  campagne  ;  les  négociants  ne  passent  que  quelques 
heures  dans  leur  cabinet  ;  les  avocats  plaident  les  procès 
encourant  ;  les  jugements  se  rendent  en  un  clin  d'œil  ;  les 

17. 


i98  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

travaux  manuels  de  l'agriculture  ou  des  fabriques  sem- 
blent ne  fatiguer  personne.  Les  Anglais  seuls  ont  une 
expression  pour  qualifier  une  existence  douce ,  saine  et 
commode  ;  point  de  doute  que  la  vie  confortable  ne  serve 
à  l'esprit  public.  Lorsque  l'on  a  toutes  ses  aises,  on  tom- 
berait en  langueur,  si  l'on  ne  cherchait  dans  la  politi- 
que une  occupation  excitante.  Moins  distrait  par  les  be- 
soins personnels,  on  porte  dans  la  vie  publique  la  sollici- 
tude et  l'activité.  Si  donc  un  gouvernement  redoute 
la  vie  publique,  s'il  repousse  toute  intervention  de  la  so- 
ciété dans  ses  affaires,  qu'il  redoute  les  progrès  des  arts, 
de  l'industrie  et  de  la  richesse.  A  l'égal  de  tout  ce  qui 
affranchit  et  enhardit  la  pensée ,  il  doit  fuir  et  repousser 
tout  ce  qui  favorise  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  la  pros- 
périté matérielle.  Un  pouvoir  impopulaire  doit  éviter 
avec  soin  que  le  peuple  soit  heureux  par  lui-même; 
car  le  bonheur  même  devient  une  source  de  méconten- 
tement. 

Les  preuves  sont  sous  nos  yeux.  Ne  voyons-nous  pas 
avec  quelle  crainte  et  quel  dépit  le  parti  du  privilège  et 
de  l'oppression  contemple  l'accroissement  de  l'industrie 
française  depuis  un  demi-siècle ,  et  surtout  depuis  vingt- 
cinq  ans  ?  Son  instinct  l'avertit  que  ces  progrès  lui  sont 
funestes ,  et  que,  selon  l'expression  de  iionaparte,  le  dé- 
bat du  siècle  est  la  garrre  des  nirtier.s  contre  les  crciieaa.x. 
Aussi  observez  son  aversion  pour  tous  les  perfectionne- 
ments! Qui  n'a  rencontré  vingt  fois  de  ces  hobereaux  de 
province,  ennemis  déclarés  des  machines,  des  diligences, 
des  grandes  routes  et  des  canaux?  qui  ne  connaît  les  dé- 
clamations de  M.  de  Jionald  contre  l'économie  politique 
et  la  richesse  industrielle?  Et,  en  vérité,  ils  ont  raison, 


DE  ^INDUSTRIE  ET  DE  LA  LIBERTÉ.  199 

le  plus  sùi"  moyen  d'abrutir  un  peuple ,  c'est  de  l'ap- 
pauvrir. 

Telle  est  en  effet  la  vraie  doctrine  comme  l'intérêt  vé- 
ritable du  parti  qui  nous  menace,  du  gouvernement  qu'il 
voudrait  nous  donner,  du  gouvernement  qu'il  promet  au 
Portugal  et  à  l'Espagne,  du  gouvernement  enfin  de  la 
Sainte-Alliance.  Pour  l'établir  ou  pour  durer,  ils  ont  be- 
soin que  la  société  demeure  stationnaire ,  immobile ,  ou 
plutôt  qu'elle  recule  et  s'abaisse.  Dans  les  sciences  in- 
tellectuelles comme  dans  les  arts  mécaniques ,  dans  les 
procédés  du  commerce  comme  dans  les  transactions  ci- 
\iles,  dans  l'administration  comme  dans  les  finances,  il 
n'y  a  point  d'amélioration  qui  ne  leur  porte  ombrage  ; 
car  toute  nouveauté  est  contagieuse.  Quelle  réforme, 
par  exemple ,  semble  plus  dans  les  intérêts  du  pouvoir 
que  l'égalité  et  l'exactitude  dans  la  perception  de  l'impôt? 
Eh  bien,  ils  se  garderaient  de  l'introduire  là  où  elle  est 
inconnue  :  car  cela  pourrait  donner  des  idées  de  justice, 
qui  ont  leur  danger  ;  cela  pourrait  accréditer  la  docti'ine 
pernicieuse  que  l'intérêt  du  public  est  la  règle  du  gouver- 
nement. Pour  eux  point  de  préjugé  qui  ne  doive  être  res- 
pecté comme  conservateur;  point  d'usage  qui  ne  soit 
utile,  point  d'abus  qui  ne  soit  tutélaire.  Il  est  dange- 
reux non-seulement  que  le  peuple  soit  plus  éclairé ,  non- 
seulement  qu'il  sache  lii'e  et  écrire,  mais  qu'il  soit  mieux 
vêtu,  mieux  logé,  mieux  nourri  et  à  meilleur  marché; 
car  cela  pourrait  lui  donner  des  idées  de  perfectibilité.  Il 
y  a  péril  à  seconder  par  de  nouvelles  routes  la  circulation 
des  denrées ,  par  des  dessèchements  ou  des  irrigations  la 
salubrité  des  villes;  car  le  peuple  pourrait  en  rendre  grâce 
au  progrès  des  lurnières.  Il  faut  s'abstenir  de  toute  ré- 


200  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

forme  dans  le  régime  physique  et  moral  des  prisons ,  ou 
dans  la  tenue  des  hôpitaux  ;  car  le  peuple  pourrait  croire 
aux  bienfaits  de  la  philanthropie.  En  changeant  une  cou- 
tume, en  altérant  une  institution  ,  on  court  risque  d'eu 
ébranler  d'autres  par  contre- coup ,  de  condamner  impli- 
citement la  sagesse  de  nos  pères,  de  décrier  le  passé,  enfui 
de  reconnaître  à  quelqu'un  un  droit  quelconque;  et  cela 
est  de  mauvais  exemple.  Je  ne  sais  si  elle  se  l'avoue, 
mais  voilà  où  doit  être  conduite ,  pour  être  conséquente, 
la  politique  de  la  Sainte-Alliance.  Voilà  la  condition  où 
se  sont  placés  ses  hommes  d'état.  Ils  ont  porté  au  siècle  le 
défi  d'avancer,  ils  se  sont  condamnés  à  le  mettre  aux  fers. 
Sisyphes  audacieux,  ils  ont  entrepris  le  travail  infernal 
de  tenir  immobile,  sur  le  penchant  de  la  colline,  le  ro- 
cher qu'entraine  une  pente  rapide Mais  la  pierre  in- 
solente ,  comme  dit  Homère ,  menace  toujours  leurs  tètes 
et  peut  les  écraser  dans  sa  chute. 

Les  congrès  savent  leur  danger,  et  leur  inquiétude  se 
trahit  par  leurs  efforts.  Ils  sont  poursuivis  de  la  pensée 
que  l'avenir  des  peuples  n'est  pas  le  leur,  et  cependant 
ils  s'obstinent  à  perpétuer  un  présent  périssable,  ils  tâ- 
chent d'ajourner  un  péril  qu'ils  accroissent  en  le  retar- 
dant. Car  peut-être,  pour  conserver  ce  qui  reste  du  passé, 
s'exposent-ils  à  être  emportés  avec  ce  qui  doit  tomber. 
Trop  faibles  pour  prendre  les  devants,  mais  trop  vains 
pour  se  résigner,  ils  résistent  sans  mesure  comme  sans 
confiance,  ils  luttent  sans  prudence  et  cependant  sans 
espoir.  A  tout  prix ,  ils  veulent  s'assurer  un  délai ,  un 
répit;  ils  placent  en  viager  tout  leur  pouvoir.  «  Dites  à 
»  vos  libéraux  qtfils  en  ont  pour  vingt  ans  avant  d'avoir 
»  leur  tour,  »  dit  souvent  l'ambassadeur  de  la  grande 


DE  L  INDUSTRIE  ET  UE  LA  LIBERTE.  204 

puissance  européenne.  Vingt  ans!  voilà  donc  tout  l'avenir 
que  se  promet  la  présomption  ministérielle  ,  tout  ce  que 
se  prédit  à  lui-même  le  charlatanisme  diplomatique! 
Vingt  ans!  voilà  donc  toute  la  durée  réservée  à  cette 
mystique  autocratie  qui  exerce  apostoliquement  le  pou- 
voir absolu  !  et  c'est  pour  ce  règne  passager  que  l'on 
s'acharne  de  gaieté  de  cœur  à  contrarier  en  tout  lieu  le 
vœu  public  et  le  progrès  social  î  c'est  avec  cette  courte 
perspective  que  l'on  met  gai'nisaire  chez  les  peuples  et  la 
civilisation  en  interdit  ! 

L'Europe  a  passé  par  des  oppressions  diverses.  Celle 
de  l'Empire  a  eu  son  temps  et  sa  gloire.  Il  a  fini  par  ral- 
lier les  nations  contre  lui,  et  l'insurrection  européenne  l'a 
renversé.  Sans  doute  il  comprimait  la  pensée,  il  abaissait 
les  courages,  et  n'exaltait  que  les  veitus  des  camps. 
Sans  doute  encore,  il  a  ^iolé  par  fois  les  intérêts  des  peu- 
ples et  infligé  au  commerce  de  coûteuses  privations.  Mais 
enfin,  pour  prix  du  blocus  qu'il  attii-ait  sur  les  peuples 
soumis  à  ses  décrets,  pour  prix  des  sacrifices  qu'il  exi- 
geait d'eux  et  de  l'uniformité  politique  qu'il  leur  impo- 
sait ,  il  leur  apportait  l'organisation,  l'ordi'c  des  finances, 
la  justiceadministi'ative,  souvent  l'égalité  devant  la  loi.  En 
dédommagement  du  commerce  maritime ,  il  encourageait 
l'industrie,  traçait  des  chemins,  creusait  des  canaux,  fa- 
vorisait de  tous  ses  moyens  l'accroissement  de  la  produc- 
tion et  de  la  richesse.  Il  avait  à  cœur  la  force  des  peuples, 
car  il  y  puisait  la  sienne.  C'est  précisément  parce  qu'il 
abusait  de  la  prospérité  publique  qu'il  en  secondait  le 
vaste  essor.  Sous  lui ,  l'espèce  humaine  voyait  quelques- 
unes  de  ses  plus  précieuses  facultés  étouffées  ou  détour- 
nées au  profit  du  pouvoir  :  mais  elle  n'était  pas  dévouée 


202  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

à  l'inactiou ,  à  la  décadence ,  à  l'abrutissement  ;  son  maî- 
tre lui  faisait  du  moins  cet  honneur ,  qu'en  l'opprimant 
il  ne  dédaignait  pas  de  la  séduire ,  et  qu'il  avait  presque 
autant  besoin  d'eu  être  admiré  que  d'en  être  servi.  Et 
cependant ,  faute  de  liberté,  les  nations  ne  lui  ont  pas  su 
gré  de  ses  présents ,  et  c'est  ce  qui  explique  comment  sa 
chute  a  pu  être  populaire,  comme  le  régime  actuel  expli- 
que à  son  tour  pourquoi  elle  ne  l'est  plus.  Une  oligarchie 
de  cabinets  a  succédé,  qui  semble  ne  l'avoir  détrôné  que 
pour  substituer  au  despotisme  de  l'innovation  le  despo- 
tisme de  la  routine.  C'est  un  nouveau  système  d'unifor- 
mité oppressive  étendu  comme  un  vaste  réseau  sur  toute 
l'Europe.  C'est  un  autre  système  continental  plus  prohi- 
bitif encore  et  plus  fmieste ,  également  dirigé  contre  le 
progrès  des  lumières  et  contre  la  prospérité  intérieure. 
C'est  une  tyrannie  sans  grandeur,  un  machiavélisme  sans 
habileté,  un  bonapartisme  sans  gloire.  Les  congrès  sont 
devenus  des  commissions  d'enquête  contre  les  peuples  ; 
l'esprit  de  conquête  et  d'invasion  a  été  converti  en  un 
moyen  de  police  ou  de  répression.  On  décrète  une  guerre 
comme  un  châtiment.  Ce  qui  ne  s'était  jamais  vu  peut- 
être,  des  gouvernements  que  la  félicité  publique  met 
en  péril,  ont  formé  une  ligue  défensive  contre  leurs 
sujets  respectifs;  et  l'Kurope  entière  est  traitée  en  pays 
conquis. 

Nous  donc  qui  échappons  encore,  pour  notre  compte, 
à  cette  immense  usurpation ,  nous  dont  le  gouvernement 
n'a  pas,  jusqu'ici ,  déchiré  son  titre  en  reniant  notre  con- 
stitution, profitons  de  ce  qui  nous  reste;  n'ayons  inquié- 
tude ni  sciupule  d'aucun  des  progrès ,  d'aucun  des  per- 
fectionnements qui  signalent  la  société  française.  Tous 
doivent  nous  être  précieux ,  parce  que  tous  sont  suspects 


I 


DE  L'INDUSTRIE  ET  DE  LA  LIBERTÉ.  203 

à  la  Sainte-Alliance  et  au  parti  qui ,  paimi  nous ,  la  re- 
présente. Honorons  les  découvertes  des  sciences ,  les 
créations  de  l'industrie  ;  elles  profiteront  à  notre  avenir 
constitutionnel  ;  soyons  laborieux  pour  devenir  citoyens , 
et  riches  pour  être  libres. 


LA  NOUVELLE  ANNÉE,  OU  1824. 

QUESTIONS   d'un    RÊVEUR. 


«  Salut,  nouvelle  année;  salut,  fille  du  soleil  ou  du 
temps!  Du  soleil!  tu  nais  de  ses  amours  immortels  avec 
la  terre  qui  te  produit  en  se  jouant  autour  de  l'astre  qu'elle 
adore.  Du  temps!  tu  sors  de  son  sein,  et  tu  y  rentres ,  il 
t'engendre  et  t'engloutit;  car  le  vieux  Saturne  ne  s'est 
point  lassé  de  dévorer  ses  enfants.  Ainsi ,  jeune  et  dou- 
teuse déesse,  ainsi  t'aurait  doublement  figurée  l'imagina- 
tion de  l'antiquité,  tandis  que  la  raison  moderne  se  borne 
à  te  concevoir  sous  deux  formes  ;  elle  te  regarde  comme 
un  phénomène  que  manifeste  l'ordre  physique,  un  temps 
du  mouvement  céleste  ;  elle  te  regarde  comme  une  mesure 
abstraite  que  fesprit  impose  à  la  durée,  un  temps  de 
l'existence  intérieure.  Qu'en  faut-il  penser,  nouvelle  an- 
née? Es-tu  réelle,  n'es-tu  qu'une  idée?... 

»  Mais  qu'ai -je  besoin  de  te  concevoir,  quand  je  suis 
destiné  à  te  sentir?  Quelle  que  tu  sois,  ta  mesure  vraie 
ou  arbitraire  ne  doit-elle  pas  se  remplir,  se  combler  pour 
moi  de  sensations,  d'émoUons,  de  pensées  innombrables? 


LA  NOUVELLE  ANNÉE.  205 

iVe  dois-tu  pas  prodiguer  aux  hommes  la  \ie ,  la  vie  vé- 
ritable qui  n'est  point  la  durée,  la  vie,  cette  suite  chan- 
geante de  transformations  dans  la  persistance  d'une  même 
unité?  Que  m'importe  de  comprendre,  puisque  le  senti- 
ment m'absorbe  tout  entier?  Ai-je  des  moments  assez  purs 
de  bonheur  ou  de  malheur  pour  être  libre  de  m'inquiéter 
seulement  de  la  vérité?  Puis -je  considérer  la  trame, 
tandis  que  ses  vives  couleurs,  tandis  que  ses  tableaux  va- 
riés captivent  mes  regards?  Préoccupé,  désolé,  enchanté 
par  des  apparitions  sans  cesse  renaissantes ,  me  reste-t-il 
des  yeux  pour  le  fond  obscur  sur  lequel  elles  se  dessi- 
nent? Puis-je  imposer  silence  à  mes  sens,  à  mon  imagi- 
nation ,  à  mes  passions ,  pour  contempler  dans  ce  monde 
ce  qui  ne  tombe  que  sous  l'examen  de  la  raison? 

»  0  temps ,  j'ignore  ce  que  tu  es ,  mais  je  me  soucie  de 
ce  que  tu  me  fais.  >'ouvelle  année,  je  ne  m'enquiers  plus 
de  toi,  mais  de  ce  que  tu  me  donnes...  La  prévoyance 
des  événements  fortuits  est  moins  trompeuse  que  la  re- 
cherche des  faits  éternels.  L'avenir,  en  s' approchant, 
dévoilera  ses  mystères  ;  ceux  du  présent  durent  toujours. 
Bientôt  je  n'ignorerai  plus  ce  qui  doit  arriver,  j'ignorerai 
toute  ma  vie  ce  qui  est  :  ce  monde  ne  sera  jamais  pour 
moi  qu'une  décoration  changeante  sur  un  théâtre  in- 
connu... » 

Ainsi  révais-je  ou  pensais-je  la  première  nuit  de  cette 
année,  et  (je  n'ai  pas  besoin  de  le  dire)  les  ténèbres  qui 
entouraient  mes  yeux  avaient  pénétré  dans  mon  esprit. 
C'était  un  de  ces  moments  douteux  où  l'intelligence,  en- 
core appesantie  par  un  sommeil  récent,  laisse  les  rênes 
flottantes  aux  mains,  de  l'imagination,  alors  que  nos 
idées  nous  semblent  plus  profondes ,  parce  qu'elles  sont 
1.  18 


206  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

en  effet  moins  claires,  plus  colorées,  quoique  moins  dis- 
tinctes ;  elles  se  croisent ,  elles  se  lient  dans  notre  esprit 
avec  une  facilité  qui  nous  cliarme,  car  nous  ne  les  jugeons 
pas.  Il  n'y  a  plus  rien  d'ignoré,  plus  rien  d'inaccessible, 
parce  que  notre  raison  assoupie  a  cessé  de  voir  ses  limites 
et  ses  abîmes  ;  nous  nous  enfonçons  dans  le  vague  sans 
scrupule  et  sans  soupçon  ;  nous  nous  complaisons  dans  un 
égarement  qui  nous  paraît  une  découverte.  Rien  ne  nous 
semble  obscur,  sans  doute  parce  que  tout  l'est,  et  que 
l'esprit  a  déposé  ou  suspendu  la  triste  puissance  de  dis- 
tinguer ce  qui  lui  manque ,  de  mesurer  ses  lacunes ,  de 
savoir  ses  ignorances. 

Cependant  peu  à  peu  mon  intelligence  s'éclairait;  bien- 
tôt ,  d'une  rêverie  métaphysique ,  je  tombai  dans  la  mé- 
ditation pure  et  simple.  Guidé  par  mes  dernières  idées,  je 
continuai  à  porter  ma  prévoyance  sur  les  chances  de 
l'année  qui  vient  de  naître,  et  je  l'interrogeai. 

«  Que  nous  réserves-tu?  lui  dis-je.  Que  feras-tu  de 
tant  d'intérêts,  de  tant  de  desseins,  de  tant  d'êtres  que 
te  lègue  l'année  qui  s'échappe?  Suivras-tu  sa  voie,  achè- 
veras-tu ce  qu'elle  a  commencé?  ou  bien  la  craie  blanche 
te  marquera-t-elle  dans  les  fastes  de  l'humanité?  >ous 
apportes-tu  châtiment  ou  récompense?  Dois-tu,  torrent 
impétueux  et  terrible ,  ensevelir  dans  tes  flots  écumants 
l'esquif  frêle  et  pavoisé  de  la  monarchie  européenne? 
Fleuve  paisible  et  lent,  dois-tu  n'emporter  à  la  surface 
de  tes  eaux  que  la  plume  légère  qui  trace  les  questions 
que  je  t'adresse?  Un  grand  projet  agite  les  puissants  du 
vieux  monde  :  ils  voudraient  le  ramener  à  son  enfance, 
et,  dans  les  langes  qui  l'ont  si  longtemps  retenu,  garrotter 
le  nouveau  monde  au  berceau.  Le  siècle  a  été  par  eux  ac- 


LA  NOUVELLE  ANNÉE.  207 

cusé,  condamné,  maudit.  L'Europe  couronnée  a  imaginé 
de  prouver  au  genre  humain  qu'il  avait  tort  d'être  ce  qu'il 
est  ;  au  temps,  qu'il  ne  devait  pas  détruire  ;  au  présent,  qu'il 
devait  être  le  passé.  Et  l'on  dirait  que  cette  entreprise 
étrange  commence  à  réussir  ;  on  le  dirait,  si  l'on  en  croyait 
la  plainte  étouffée  des  opprimés.  Mais  levez  les  yeux  vers 
les  trônes ,  la  puissance  pâlit  sous  le  diadème ,  ses  yeux 
inquiets  se  portent  incessamment  sur  le  sceptre ,  comme 
pour  s'assurer  qu'il  n'a  point  quitté  sa  main...  L'anxiété 
des  vainqueurs  est  la  consolation  des  vaincus. 

Mais  le  terme  de  l'espoir,  dois-tu  l'atteindre,  nouvelle 
année  ?  >on ,  tu  ne  verras  pas  se  dissiper  les  nuages  qui 
enveloppent  la  tête  hyperborée  de  l'aulocrate  européen  ! 
Tu  ne  verras  pas  Albion,  secouant  le  joug  d'une  politique 
trentenaire,  tandis  qu'elle  couvre  l'Amérique  de  son  tri- 
dent ,  opposer  au  délii-e  des  cours  le  bon  sens  d'un  mar- 
chand, appeler  les  peuples  à  l'imitation  de  ses  lois,  et, 
moins  jalouse  de  sa  constitution ,  la  présenter  au  conti- 
nent ,  non  pas  comme  le  terme ,  mais  comme  le  point  de 
départ  de  la  liberté  moderne.  Tu  ne  verras  pas  l'Es- 
pagne cesser  de  figurer  en  Europe  comme  un  anto-da-fë 
de  la  religion  du  pouvoir  absolu.  Tu  ne  verras  point  la 

France mais  que  dire?  Que  doit  souhaiter  un  citoyen 

à  la  France  ?  Le  présent  ne  le  satisfait  pas ,  mais  le  passé 
l'épouvante.  Triste  pays  qui  ne  sait  ce  qu'il  doit  espérer  ! 

Oui,  l'année  ne  sera  qu'une  continuation  monotone  de 
la  dernière.  Les  gouvernements  s'avanceront  dans  le 
chemin  qu'ils  ont  choisi  ;  les  nations  qu'ils  remorquent 
paraîti'ont  remonter  à  leur  suite  le  courant  contre  lequel 
ils  luttent.  Cependant,  sous  cette  apparence  d'uniformité, 
la  division  interne  de  la  société  s'aggravera  ;  tandis  que 


208  PASSÉ  ET  PRESENT. 

la  force  et  la  mse  sembleront  l'emporter,  cfwe  Jupiter 
avec  ses  foudres  et  Scapin  avec  ses  pièges  tiendront 
l'Europe  en  contrainte ,  les  doctrines  qu'ils  redoutent  se 
mûriront,  les  idées  qu'ils  combattent  se  propageront,  les 
besoins  moraux,  de  l'espèce  bumaine  s'accroîtront  par 
l'impatience ,  les  caractères  se  fortifieront  par  le  mécon- 
tentement, et  les  croyances  publiques  acquerront  ce  je 
ne  sais  qjioi  dachevé  que  la  persécution  donne  à  la  foi. 

Mais  si  cette  année  ne  compte  point  pour  nos  di'oits , 
qu'elle  compte  au  moins  pour  nos  plaisirs,  détournons 
nos  yeux  des  intérêts  du  genre  bumain ,  pour  ne  plus  re- 
garder que  ses  amusements  ;  quittons  un  moment  le  sé- 
rieux pour  le  frivole  ;  cessons  de  voir  dans  notre  patrie 
cette  France  dont  les  doctrines  ont  soulevé  le  monde  que 
ses  drapeaux  ont  parcouru ,  n'y  cbercbons  que  cette  na- 
tion brillante  et  vide,  qui  n'impose  à  l'univers  que  ses 
modes,  aussi  mobile,  aussi  inconséquente  dans  ses  ca- 
prices que  dans  sa  politique... 

Quelle  sera  l'iullueuce  de  l'an  1824  sur  les  modes 
de  la  France?  Ici  la  prévoyance  se  perd  dans  les  détails  : 
que  de  cbances  offre  l'infini  appliqué  aux  petites  cboses  ! . . . 
Quelle  sera  la  destinée  des  arts?  Qui  nous  dira  si,  dans 
l'exposition  prochaine  des  tableaux  de  l'école  française, 
quelque  artiste  encore  ignoré  ne  va  pas,  en  l'enricliissant 
d'un  chef-d'œuvre  inattendu  ,  lui  imprimer  une  autre 
direction?  Qui  sait  si  une  heureuse  combinaison  de  l'art 
et  de  la  mécanique  ne  va  pas  ouvrir  à  l'imitation  quelque 
application  nouvelle,  séduisante  pour  les  yeux?  Qui  osera 
dire  si  l'industrie  n'est  pas  appelée  à  recevoir  tout  à 
coup  de  la  science  une  nouvelle  machine  qui  la  change 
de  face,  et  vieillisse  en  un  moment  les  plus  beaux  produits 


LA  NOUVELLE  ANNEE.  209 

de  l'exhibition  du  Louvre?  Et  qui  sait  si  ce  n'est  pas  cette 
année  que  la  littérature,  lasse  de  la  tradition ,  cessera  de 
se  traîner  de  copies  en  copies,  et  se  renouvelant  avec  tout 
le  reste,  trouvera  l'originalité  en  se  rapprochant  de  la 
nature?  Peut-être  est-ce  dans  quelques  jours  que  la 
France  possédera  son  \\'alter  Scott,  non  pas  imitateur, 
mais  rival  de  l'Écossais  !  Est-ce  à  l'œuvre  inopinée  d'un 
écrivain  inconnu  que  la  France  devra  cette  gloire?... 

Mais  qui  donc  se  chargera  de  régénérer  notre  théàti'e? 
Sera-ce  ce  poète  d'un  talent  si  naïf  et  si  beau,  qui, 
novateur  à  son  insu,  vient,  dans  une  comédie  pathétique, 
de  doter  notre  scène  de  la  seule  tragédie  qu'elle  com- 
porte, tant  qu'elle  n'aura  pas  reçu  la  vraie  tragédie  his- 
torique? Sera-ce  ce  poète  austère  et  simple  qui  dut  à 
l'imitation  de  l'Odyssée  son  coup  d'essai,  à  celle  de 
Scliiller  son  triomphe,  et  dont  les  amis  nous  promettent 
une  œuvre  originale  sous  un  titre  qu'immortalisa  Cor- 
neille, dans  un  genre  que  Corneille  ne  connut  pas?  L'art 
du  comédien  ne  suivra-t-il  pas  alors  le  progrès  de  celui 
du  poète?  Une  diction  expressive  et  raisonnable  ne  suc- 
cedera-t-elle  pas  aux  psalmodies  d'une  déclamation  for- 
cée, et  le  geste  ne  cessera-t-il  pas  d'être  réglé  par  im 
maître  de  danse  et  non  par  la  parole  ?  Il  est  temps,  Talma 
n'a  point  quitté  la  scène ,  lui  seul  doit  consommer  peut- 
être  cette  révolution  qu'il  a  pressentie,  et  enseigner,  par 
son  exemple,  comment  le  sentiment  du  beau  relève  la 
familiarité  du  vrai...,  a  moins  toutefois  que  la  nouvelle 
année  ne  soit  appelée  à  produire  l'ai'tiste  inspiré  qui  fon- 
dera l'école  nouvelle?  Mais  quel  sera  son  début?  Sera-ce 
Tancic'ilr  on  le  D est- rien r ,  le  Misanthrope  ou  Michii  et 
Christine?... 

18. 


210  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

0  vous  qui,  tout  jeunes  encore,  pouvez  vous  soustraii-e 
au  joug  du  passé ,  vous  qui  dans  les  affaires,  dans  les 
lettres,  dans  les  arts,  n'avez  conti-acté  l'engagement 
d'aucune  sujétion,  gardez,  gardez  cette  indépendance 
précieuse;  accueillez  sans  dédain  toutes  les  traditions, 
étudiez  toutes  les  conventions,  mais  jugez-les  toutes,  et 
ne  relevez  que  de  votre  raison,  ne  datez  que  de  voti'e  âge. 
La  ser^itude  en  tous  genres  se  perpétue  par  l'imitation  : 
soyez  vous-mêmes,  jeunes  Français,  et  vous  donnerez 
l'exemple  au  lieu  de  le  suivre.  Soyez  vous-mêmes;  je 
sais  les  bienfaits  du  passé,  il  serait  ingrat  de  les  oublier; 
mais  que  ces  bienfaits  ne  vous  enchaînent  point  au  bien- 
faiteur. Que  l'étude  vous  serve  à  connaitre  la  vérité  de 
tous  les  temps,  mais  pour  mieux  distinguer  celle  du 
vôtre,  qui  n'est  la  vérité  d'aucune  époque.  Soyez  vous- 
mêmes,  et  vous  serez  sérieux  sans  pédanterie,  gracieux 
sans  frivolité ,  originaux  sans  bizarrerie  :  vos  arts ,  vos 
mœurs ,  votre  liberté ,  votre  génie ,  tout  cela  sera  pur 
ensemble  et  nouveau.  On  'sous  dira  que  la  carrière  est 
fermée ,  ne  le  croyez  pas  ;  l'infinie  variété  des  choses  hu- 
maines offre  mille  ressources  à  votre  activité.  Partout, 
eu  tous  sens,  sur  tous  les  tons,  vous  pouvez  reproduire 
les  idées  et  les  sentiments  qui  vous  charment.  Toutes  les 
cordes  de  la  lyre  ne  se  brisent  point  à  la  fois,  et  quand 
elle  ne  retentit  plus,  c'est  la  faute  du  poète.  Si  les  jours 
sont  mauvais,  sachez  souffrir  sans  vous  soumettre ,  ne 
vous  désolez  pas,  ne  vous  résignez  pas,  ne  vous  corrom- 
pez pas.  Un  des  vôtres  '  l'a  dit  :  «  La  raison  brave  la 
»  force,  comme  l'éternité  ce  qui  passe.  » 

'  AI.  Jouffrov. 


DU  THÉÂTRE  DE  SHAKSPEAHE 

DANS  SES  RAPPORTS  AVEC  LA  SOCIÉTÉ  ANGLAISE. 


«  Je  suis  le  poète  du  peuple,  disait  Ducis  ;  je  suis  le 
Bridaine  du  théâtre.  »  —  Peut-être  en  le  disant  se  trom- 
pait-il sur  lui-même,  mais  il  prouvait  du  moins  qu'il 
avait  conçu  la  véritable  ambition  du  poète  tragique,  qui 
doit  aspirer  à  quelque  chose  de  plus  que  les  succès  de 
salons  et  d'académie.  Ils  ont  longtemps  manqué  à  Shaks- 
peare;  mais,  dans  son  pays,  sa  gloire  est  nationale. 

Une  édition  récente  nous  a  livré  ses  œu>  res  presque 
entièrement  retraduites.  M.  Guizot  s'est  chargé  de  nous 
livrer  l'auteur  :  il  a  donné  la  rie  de  Shak^pcare.  Ce  titre 
comprend,  outre  son  histoire,  l'examen  de  ses  pièces  et 
l'exposition  de  la  théorie  dramatique  à  laquelle  elles  ap- 
partiennent. La  destinée  d'un  écrivain  d'imagination 
influe  puissamment  sur  ses  ouvrages,  et  la  critique  de 
ses  ouvrages  donne  seule  le  moyen  d'en  tracer  la  poétique. 
C'est  ce  vaste  sujet  que  l'auteur  n'a  pas  craint  d'abor- 
der. Ces  nombreuses  questions  qui  s'y  retrouvent  ne  s'é- 
clairent, en  effet,  et  ne  se  simplifient  que  pour  celui  qui 
les  a  toutes  embrassées. 

«  Une  représentation  théâtrale  est  une  fête  populaire.  » 


212  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

II  part  de  cette  idée,  qui  n'est  qu'un  fait,  A  ses  yeux, 
la  tragédie  n'accomplit  sa  mission  que  lorsque,  s'a- 
dressant  à  toute  la  société,  elle  la  représente  aussi  tout 
entière.  Si  elle  néglige  quelques-unes  des  classes  qui  la 
composent,  si  elle  se  montre  dédaigneuse  dans  le  choix 
de  ses  personnages  et  même  de  ses  spectateurs,  elle  réduit 
volontairement  ses  ressources  et  son  domaine,  elle  perd 
eu  puissance  autant  qu'en  vérité.  Les  événements  qui 
servent  de  fond  à  l'action  tragique  sont  toujours  de  na- 
ture à  intéresser  toute  une  multitude  ;  il  n'est  pas  besoin, 
pour  cela  ,  que  la  pièce  soit  éminemment  politique.  Les 
amours  du  Cid  et  de  Chimène  tiennent  en  alarme  toute 
la  Castille,  et  Byzauce  est  le  jouet  des  caprices  jaloux  de 
la  maîtresse  d'Amurath.  Quand  l'événement  d'une  tra- 
gédie ne  serait  point  public  par  sa  nature,  il  le  serait  du 
moins  en  ce  sens  qu'il  doit  fixer  l'attention  générale,  tenir 
une  grande  place  dans  les  imaginations  et  les  entretiens 
du  peuple  qui  en  est  censé  le  témoin,  et  que  nos  poètes 
dérobent  si  soigneusement  à  nos  regards.  La  sympathie, 
la  sociabilité ,  la  dépendance  mutuelle  rapprochent  sans 
cesse  les  hommes,  malgré  les  distances  du  rang  et  de  la 
fortune,  et  les  intéressent  réciproquement  aux  événements 
mêmes  de  leur  vie  privée.  Plus  facilement  et  plus  vive- 
ment encore,  nous  prenons  part  à  la  destinée  des  grands 
de  la  terre,  des  premiers  de  l'état  ;  et  ce  sont  eux  surtout 
qui  sont  en  possession  de  la  scène.  Avec  quel  espoir  de 
vraisemblance  l'art  dramatique  a-t-il  donc  pu  entrepren- 
dre de  les  isoler  dans  l'intérieur  d'un  palais,  de  nmis  les 
représenter  plus  seuls  qu'ils  ne  le  sont  dans  la  réalité,  de 
rétrécir  leur  situation  et  leur  caractère  pour  ne  nous  les 
montrer  que  sous  un  seul  aspect?  Comment  les  poètes  se 


DU  THÉÂTRE  DE  SHAKSPEARE.      213 

sont-ils  interdit  tant  de  moyens  d'effet  en  n'ouvrant  le 
théâtre  qu'à  vme  seule  espèce  de  personnages,  en  exigeant, 
en  quelque  façon,  des  preuves  de  noblesse  de  qui  prend 
la  parole  dans  la  tragédie?  On  risquait  ainsi  d'en  être 
réduit  aux  scènes  d'action  et  aux  monologues  :  les  per- 
sonnages n'auraient  eu  droit  de  parler  que  seuls  ou  à 
leurs  égaux.  C'est  pour  échapper  à  cette  alternative  que 
l'on  a  inventé  des  interlocuteurs  uniquement  destinés  à 
la  conversation,  je  veux  parler  des  ■Confidents,  auditeurs 
infatigables,  chargés,  d'office,  de  donner  la  réplique. 
Leur  présence  a  changé  des  scènes  qui  auraient  pu  être 
vives  et  animées,  en  dialogues  froids  et  raisonnes.  Toutes 
les  fois  que  l'on  bannit  le  naturel,  on  tombe  sous  le  joug 
du  cérémonial.  La  tragédie  finit  ainsi  par  ressembler  à 
ces  gouvernements  étroits  d'où  le  peuple  est  exclu.  Dans 
ceux-ci ,  les  passions  des  grands  ne  trouvent  aussi  que 
des  complaisants  et  des  serviteurs;  jamais  un  mot  invo- 
lontaire, jamais  un  mouvement  abandonné  ne  les  rappelle 
à  la  vérité;  ils  ne  rencontrent  plus  que  des  sentiments  de 
convention  ;  ils  n'entendent  que  des  réponses  officielles , 
et,  pour  eux  aussi,  la  société  n'est  représentée  que  par 
"des  confidents. 

C'est  un  défaut  de  notre  tragédie  ;  il  n'ôte  rien  au  génie 
de  nos  poètes.  Les  formes  gênantes  et  l'étiquette  qui  op- 
priment notre  théâtre  n'ont  point  été  librement  choi- 
sies par  eux;  et  s'il  fallait  absolument  en  accuser  quel- 
qu'un ,  on  devrait  s'en  prendre  à  Richelieu  plutôt  qu'à 
Corneille,  à  Louis  XIY  plutôt  qu'à  Racine.  jVotre  tragédie 
est  contemporaine  de  l'établissement  de  toutes  les  solen- 
nités du  pouvoir  absolu.  Le  moyen  qu'elle  ne  portât 
point  le  joug  ?  Comment  seule  eùt-elle  été  vraiment  pu- 


214  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

blique,  lorsque  rien  ne  l'était  parmi  nous  ?  Le  peuple  pou- 
vait-il figurer  sur  notre  scène ,  alors  que  si  rarement  on 
se  souvenait  ailleurs  de  son  existence?  Les  poètes  n'a- 
vaient^ garde  d'imaginer  en  ce  temps-là  que  d'autres  que 
les  gens  du  grand  monde  pussent  prendre  une  part  quel- 
conque aux  grands  événements.  Doit-on  leur  reprocher 
cette  erreur,  lorsque  les  historiens  eux-mêmes  ne  l'ont  pas 
évitée?  Une  seule  chose,  en  effet,  a  été  omise  dans  les 
trois  quarts  de  nos  histoires,  c'est  la  nation.  Notre  tra- 
gédie a  donc  été  comme  notre  histoire ,  et  notre  histoire 
comme  notre  gouvernement ,  et  notre  gouvernement 
comme  notre  société.  Certes  la  révolution  est  venue  bien 
à  point  ;  sans  elle ,  on  finissait  par  oublier  qu'il  y  eût  en 
France  une  autre  société  que  la  bonne  compagnie. 

Des  circonstances  différentes  ont  produit  en  Angleterre 
une  autre  tragédie.  Là  ,  de  tout  temps ,  on  a  publique- 
ment délibéré  sur  les  affaires  publiques.  L'habitude  de 
se  réunir,  de  s'entendre,  de  se  concerter,  y  remonte  à  un 
temps  immémorial.  Le  parlement  et  les  élections,  les  as- 
sises et  les  clubs ,  les  prêches ,  les  municipalités ,  les  tra- 
vaux champêtres,  tout  est  l'occasion  de  rassemblements, 
qui  souvent  même  ont,  quel  qu'en  soit  le  motif,  toutes 
les  apparences  d'une  fête.  Les  plaisirs  ainsi  que  les  inté- 
rêts sont  eu  commun;  la  vie  publique  est  universelle.  Il 
faut  voir  dans  l'ouvrage  de  M.  Guizot  le  tableau  savant 
et  animé  des  mœurs  de  l'Angleterre  sous  le  règne  d'Eli- 
sabeth ,  de  la.  vie  des  campagnes  embellie  par  des  fêtes 
si  brillantes ,  de  la  vie  des  cours  égayée  par  des  fêtes  si 
populaires.  C'est  au  milieu  de  bruyantes  réjouissances, 
dont  les  tableaux  flamands  peuvent  assez  donner  l'idée, 
que  Shakspeare  passa  toute  sa  jeunesse  ;  c'était  un  bon 


DU  THÉÂTRE  DE  SHAKSPEARE.  2!5 

compagnon,  et  lorsqu'il  quitta  la  campagne,  ce  fut  encore 
le  goût  du  plaisir  qui  le  conduisit  à  Londres  et  l'attacha 
au  théâtre.  Alors  une  troupe  d'acteurs  était  une  véritable 
bande  joyeuse.  Dans  ce  monde  d'allégresse  et  de  désordre, 
pour  satisfaire  aux  besoins  de  son  imagination ,  aux  ca- 
prices du  public ,  aux  intérêts  de  sa  troupe ,  il  composa 
en  courant  ses  ouvrages  si  terribles  et  si  folâtres.  De  là 
cette  chaleur  qui  les  anime  ;  de  là  cette  facilité,  cette  ra- 
pidité d'exécution  qui  n'ùte  rien  à  la  profondeur  ;  de  là 
surtout  cette  popularité  de» sa  tragédie. 

Si  jamais  nation  a  pu  prétendre  à  un  théâtre  national, 
c'est  assurément  l'Angleterre.  «  Plus  tard  soumise,  plus 
«  tôt  délaissée,  la  Grande-Bretagne,  dit  M.  Guizot,  ne 
«  reçut  point,  comme  la  Gaule,  l'empreinte  universelle  et 

«  profonde  de  la  civilisation  romaine La  jeune  civi- 

«  lisation  du  Nord  grandit  en  Angleterre ,  dans  la  sim- 
«  plicité  comme  avec  l'énergie  de  sa  propre  nature,  indé- 
«  pendante  des  formes  empruntées  et  de  la  sève  étrangère 
«  qu'elle  reçut  ailleurs  de  la  vieille  civilisation  du  Midi.  » 
C'est  le  peuple  anglais  qui ,  suivant  le  cours  des  âges, 
s'est  modifié  lui-même.  Ses  lois  n'ont  point  été  importées; 
il  n'a  point  eu  des  mœurs  d'imitation,  ni,  jusqu'au  der- 
nier siècle,  une  littérature  copiée.  On  peut  dire  de  la 
Grande-Bretagne  ce  que  Montesquieu  n'a  dit  que  de  sa 
constitution  :  tout  y  a  été  trouvé  dans  les  Lois.  De  là  le 
caractère  natif  et  local  des  tragédies  de  Shakspeare ,  il  y 
a  deux  siècles ,  et  des  compositions  de  Walter  Scott  de- 
puis douze  ans.  Le  sujet  des  pièces  de  l'un  et  des  romans 
de  l'autre  est  presque  toujours  tiré  des  annales  du  pays 
ou  de  narrations  recueillies  par  les  chroniqueurs ,  chan- 
tées par  les  ménestrels,  propagées  par  la  tradition.  On  y 


216  PASSE  ET  PRÉSENT. 

retrouve  à  chaque  pas  des  citations  empruntées  à  des 
contes  de  village  ou  à  de  vieilles  ballades ,  des  allusions 
aux  croyances  du  vulgaire.  Les  Anglais  ont  pu  demeurer 
fidèles  à  la  religion  du  passé.  Le  passé  est  national  parmi 
eux.  Jamais  ils  n'ont  été  tenus  étrangers  aux  affaires  de 
leur  pays  ;  jamais  sur  leur  sol  les  diverses  classes  de  la 
société  n'ont  été  condamnées  à  une  constante  et  hérédi- 
taire Inimitié;  toujours  elles  se  sont  mêlées  et  servies. 
C'est  l'opinion  et  non  la  condition  qui  les  a  divisées.  L'in- 
térêt commun  n'est  point  chez  eux  une  découverte  d'hier. 
Il  y  a  eu  des  guerres  civiles;  des  partis  politiques  ou  re- 
ligieux se  sont  combattus  et  persécutés.  Mais  la  nation 
ne  s'est  point  décomposée  en  nations  ennemies.  Le  peuple 
n'a  jamais  été  insouciant  sur  son  gouvernement;  les 
grands  n'ont  jamais  été  indifférents  aux  affaires  du  peu- 
ple, ni  même  à  ses  jugements,  non  plus  qu'à  ses  plaisirs. 
Du  sein  de  la  féodalité  est  sortie  la  représentation  natio- 
nale ;  le  privilège  a  servi  à  la  protection  d^s  di'oits  géné- 
raux ;  la  constitution  du  clergé,  la  religion  même  se  sont 
façonnées  sous  la  puissante  influence  de  l'esprit  du  pays. 
De  là  ce  goût,  cette  curiosité ,  cet  amour  qu'inspirent  aux 
Anglais  tous  leurs  souvenirs  de  jadis  :  leur  mémoire  se 
reporte  sans  regret  à  tous  les  temps  de  leurs  annales, 
parce  qu'au  milieu  des  erreurs,  des  abus,  des  crimes  de 
chaque  époque,  ils  voient  toujours  la  nation  active  et 
croissante  ;  ils  jugent  sans  amertune  les  siècles ,  les  fac- 
tions, les  hommes  ;  ils  n'en  veulent  point  aux  événements  ; 
ils  ne  peuvent  s'en  plaindre,  ce  serait  se  plaindre  d'eux- 
mêmes.  Le  passé ,  pour  eux,  n'a  rien  de  blessant,  parce 
qu'il  ne  leur  est  jamais  opposé  comme  un  modèle ,  ou 
proposé  comme  un  but.  Us  n'ont  point  à  se  >enger  par 


DU  THEATRE  DE  SHÂKSPEARE,  -217 

une  critique  sévère  ou  moqueuse  de  l'oppression  de  ce  qui 
n'est  plus.  Ils  n'ont  point  a  se  défendi'e  même  d'une  sorte 
de  justice  spéculative  envers  des  classes  entières  de  ci- 
toyens, par  crainte  de  donner  des  prétextes  aux  préten- 
tions de  leur  insolence.  Et  comme  ils  peuvent  lire  sans 
indignation  ni  regret  leurs  fastes  politiques ,  ils  peuvent 
s'abandonner  sans  défiance  au  charme  des  vieux  souve- 
nirs et  des  vieilles  croyances,  se  complaire  dans  la  poésie 
des  mœurs  féodales  et  des  sentiments  chevalerescxues. 
Heureux  peuples,  qui  ne  se  repentent  point  de  leurs 
aïeux!  heureux  peuples,  qui  peuvent  aimer  toute  leur 
histou'e  et  leur  patrie  tout  entière  ! 

Ces  circonstances  ont  puissamment  agi  sur  leur  littéra- 
ture, sur  leur  poésie,  sur  leur  Shakspeare.  Elles  doivent 
être  présentes  au  lecteur  comme  au  critique.  Ce  n'est 
d'ailleurs  qu'en  éclairant  ainsi  la  littérature  par  l'histoire 
qu'on  peut  jeter  un  jour  nouveau  sur  le  fameux  débat 
du  genre  classique  et  du  genre  romantique.  On  parvient 
ainsi  à  le  réduire  d'abord  à  cette  question  qui  se  décide 
par  le  fait  :  «  Les  peuples  modernes  ont-ils  tort  d'avoir 
une  littérature  nationale,  et  surtout  un  théâtre  national?  » 
Assurément  il  serait  oiseux  d'accumuler  les  arguments 
pour  ou  contre  l'affirmative;  ceux-là  seuls  n'ont  point  de 
littérature  nationale  que  les  circonstances  politiques  en 
ont  pri\  es,  et  le  goût  d'un  peuple  n'est  pas  plus  arbitraire 
que  ses  mœurs.  Cela  posé,  vient  cette  seconde  question  : 
«  La  tragédie  nationale  moderne  peut-elle  se  renfermer 
dans  les  formes  du  théâtre  français?  »  Ici  l'art  même  est 
en  débat;  ici  une  poétique  tout  entière  aurait  besoin 
d'être  développée,  et  le  temps  comme  l'espace  nous  man- 
quent pour  ce  travail. 

I.  19 


218  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

Une  seule  chose  nous  importait,  c'était  d'insister  sur 
la  liaison  qui  unit  l'état  politique  d'un  pays  et  les  formes 
de  son  théâtre.  Plus  il  y  a  de  vie  publique  chez  un  peu- 
ple ,  plus  la  scène  doit  s'animer  ;  plus  il  y  a  de  patrio- 
tisme ,  plus  le  drame  est  national ,  et  la  liberté  se  com- 
munique à  tout.  Pas  plus  que  celle  de  l'état,  la  liberté 
du  théâtre  n'est  un  désordre  ;  c'est  un  art  nouveau ,  le 
plus  difficile  peut-être ,  le  plus  sublime  ;  car  l'unité ,  la 
véritable  unité  en  est  aussi  une  condition.  Sous  le  pou- 
voir absolu,  l'unité  politique  est  visible  et  facile;  elle 
s'obtient  de  vive  force  :  il  en  est  de  même  du  système  de 
la  tragédie  de  l'ancien  régime.  Le  comble  de  l'art  drama- 
tique ,  comme  la  perfection  politique  d'une  nation ,  c'est 
l'unité  dans  la  liberté. 


DE 

L'ÉTAT  DE  LA  POÉSIE  FRANÇAISE 

{Globe,  1823.) 


Il  y  a  quelques  années  que  rAcadémie  française  ofMt 
sa  médaille  et  sa  couronne  à  celui  qui  déterminerait  les 
vrais  caractères  du  génie  poétique.  Le  travail  demandé 
n'allait  pas  à  moins  qu'à  définir  la  nature ,  les  droits  et 
les  limites  respectives  de  la  critique  et  de  la  poésie  :  c'est 
dire  qu'il  s'agissait  de  la  littérature  tout  entière.  Le  talent 
en  effet,  dans  les  ouvrages  d'esprit,  ne  fait  que  l'une  de 
ces  deux  choses,  créer  ou  juger.  Il  crée,  c'est-à-dire  qu'il 

'  Voici  le  premier  article  que  je  publie  en  l'empruntant  au  recueil 
auquel  m'attachent  les  plus  précieux  souvenirs  de  ma  vie  littéraire.  Le 
Globe  fut  fondé,  vers  la  tin  de  1 824  ,  par  MM.  Dubois  et  Pierre  Leroux. 
M.  Dubois  y  rallia  bientôt  autour  de  lui  ses  amis  de  l'École  normale  et 
de  l'Université,  quelques-uns  de  leurs  élèves,  plusieurs  des  anciens 
rédacteurs  des  Tablettes  universelles.  M.  Thiers,  cependant,  ne  contri- 
bua à  cette  entreprise  que  par  quelques  articles  sur  le  Salon  de  1824. 
Ce  journal ,  qui ,  je  puis  le  dire ,  exerça  une  certaine  influence  philoso- 
phique, litiéraire  et  politique,  fut  le  manifeste  le  plus  systématique  et 
le  plus  auimé  des  idées  nouvelles  de  toutes  sortes,  telles  que  les  avait 
développées  et  mûries  l'expérience  des  dix  premières  années  de  la 


220  PASSÉ  ET  PRÉSE. 

donne  l'être  à  des  sentiments,  à  des  objets,  à  des  hommes 
imaginaires;  qu'en  un  mot  il  reproduit  la  nature  après 
l'avoir  contemplée,  et  rivalise  avec  elle  en  l'imitant.  Il 
juge,  c'est-à-dire  qu'il  observe  encore  la  nature  et  réflé- 
chit sur  ses  observations,  pour  expliquer  les  causes  et 
reconnaître  les  lois.  Il  fait  sentir  ou  il  fait  penser;  il  est 
donc  poétique  ou  critique  :  tous  les  genres  intermédiaires 
ne  sont  que  des  mélanges  divers  de  critique  et  de  poésie, 
de  jugement  et  d'invention. 

Tel  nous  semble  le  point  de  vue  le  plus  général,  et  par 
conséquent  le  plus  philosophique  de  la  question  posée  par 
l'Académie;  mais  ce  n'était  pas  apparemment  celui  que, 
dans  sa  pensée,  elle  recommandait  aux  concurrents  ;  car, 
dès  qu'elle  s'est  aperçue  qu'on  avait  pu  la  soupçonner 
d'avoir  provoqué  la  solution  d'une  question  de  théorie, 
elle  s'est  à  moitié  repentie,  à  moitié  scandalisée;  son 
secrétaire  perpétuel  a  confessé  sincèrement  les  vices  d'un 
programme  équivoque,  qui  avait  paru  demander  une 
dissertation  au  lieu  d'un  discours;  et,  selon  toute  ap- 
parence ,  la  philosophie  de  l'art  ne  sera  plus  traitée  dans 
les  concours  académiques. 

RestauralioD.  11  s'éteignit  dès  que  la  révolution  de  1830  fut  faite. 
L'histoire  de  ce  recueil  ne  serait  pas  un  épisode  sans  intérêt  de  l'his- 
toire des  lettres  et  des  opinions  dans  notre  pays.  J'en  ai  reparlé  plus 
bas  dans  un  fragment  sur  Jouffroy. 

Quant  à  l'article  qu'on  va  lire ,  ce  fut  un  des  premiers  qui  commen- 
cèrent à  établir  la  doctrine  littéraire  du  recueil.  Je  ne  prétends  pas  le 
défendre  dans  toutes  ses  parties;  on  le  trouvera  incomplet  même  pour 
le  temps  où  il  a  été  écrit.  J'aurais  dû  y  citer  quelques  noms  de  plus. 
En  le  lisant,  on  voudra  bien  se  rappeler  qu'à  l'époque  où  je  l'écri- 
vais, M.  Victor  Hugo  n'avait  encore  publié  ni  les  Orientales  ni  aucun 
ouvrage  dramatique.  M.  Sainte-Beuve  n'avait  rien  imprimé.  M.  de 
Musset  était ,  je  crois,  encore  au  collège. 


DE  LÉTAT  DE  LA  POÉSIE  FRANÇAISE.         2-21 

Ainsi ,  la  vraie  nature  de  la  poésie  reste  à  connaître. 
La  question  qui  semble  particulière ,  mais  qui  touche  de 
si  près  à  la  question  générale,  celle  de  savoir  s'il  n'y  a 
de  poésie  qu'en  vers,  demeure  entière,  comme  on  dit  à 
la  tribune;  et  ceux  qui  pensent  que  c'est  là  un  sujet  qui 
exige  plus  de  sagacité  que  d'élégance,  et  plus  d'idées  que 
de  périodes ,  sont  encore  à  temps  pour  rechercher  les  ca- 
ractères du  génie  poétique,  soit  dans  les  ouvrages  qu'il 
inspira,  soit  dans  les  facultés  mêmes  de  l'homme;  car 
tout  problème  de  ce  genre  peut  se  résoudre  par  la  criti- 
que littéraire  ou  par  la  critique  métaphysique,  par  l'étude 
des  modèles  ou  par  celle  de  l'esprit  humain.  Seulement 
la  critique  est  arbitraire  et  superficielle,  lorsque,  négli- 
geant notre  nature  intellectuelle  et  morale,  et  bornée  à 
l'examen  des  compositions  connues,  elle  les  considère  en 
elles-mêmes  sans  les  rapporter  à  leur  source,  comme  des 
effets  abandonnés  de  leur  cause  ;  elle  est  obscure  et  vague, 
lorsque ,  purement  spéculative ,  elle  omet  les  exemples 
pour  se  concentrer  dans  l'étude  souvent  stérile  des  facul- 
tés créatrices  ou  du  sentiment  du  beau.  C'est  le  double 
écueil  de  la  rhétorique  des  Français  et  de  l'esthétique  des 
Allemands. 

On  ne  prétend  point  ici  répondre  tardivement  à  l'appel 
de  l'Académie  ;  on  n'essaiera  pas  même  de  caractériser  la 
poésie  française  en  particulier  :  ou  risquerait  ainsi  de 
rentrer  sans  le  vouloir  dans  les  questions  générales.  Ou 
ne  veut  qu'offrir  quelques  réflexions  simples  et  pratiques 
aux  méditations  de  nos  poètes ,  ou  plutôt  de  nos  jeunes 
poètes.  Qu'ils  nous  pardonnent  nos  raisonnements  un  peu 
froids;  qu'ils  nous  pardonnent  d'imiter  ce  personnage 
d'unepierre  antique,  qui  pèse  une  lyre  dans  une  balance. 

19. 


i'iî  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

Commençons  par  une  idée  qu'ils  ne  contesteront  pas, 
car  elle  traîne  dans  toutes  les  odes  :  c'est  que  la  source  de 
toute  beauté  durable  en  poésie ,  c'est  l'inspiration.  Soit 
que  vous  retraciez  les  merveilles  du  ciel  ou  de  la  terre , 
soit  que  vous  prêtiez  un  langage  barmonieiux  au  récit  ou 
aux  passions,  ravi  dans  les  sublimités  du  dithyrambe,  ou 
descendu  sur  l'humble  terrain  de  l'épitre,  soyez  inspiré, 
et  vos  vers  auront  un  avenir.  Mais  c'est  un  mot  bien  va- 
gue que  l'inspiration.  Consiste-t-elle  dans  l'absence  de 
toute  raison  et  'de  toute  mesure ,  ou  dans  le  commerce 
avec  des  êtres  surnaturels,  un  démon,  une  muse,  un  dieu? 
Suffit-il  pour  être  inspiré  de  s'écrier  :  Où  suis-jc?  de  se 
croire  dans  les  nuages  et  de  se  donner  des  ailes  de  feu? 
Non  sans  doute  ;  et  réclamer  l'inspiration  pour  tous  les 
genres,  même  le  genre  descriptif  ou  didactique,  c'est  déjà 
ne  la  point  borner  à  cet  enthousiasme  vrai  ou  faux,  source 
mystérieuse  ou  principal  lieu-commun  de  la  poésie  lyri- 
que. L'inspiration  est  quelque  chose  de  plus  simple  et  de 
plus  universel  :  c'est  cette  disposition ,  habituelle  pour 
quelques-uns,  accidentelle  pour  la  plupart,  où  nous 
jettent  nos  sentiments  et  nos  sensations,  et  qui  devient 
comme  un  besoin  de  les  exprimer  et  de  les  répandre  ;  c'est 
un  désir  involontaire  qui  entraîne  celui  qui  l'éprouve; 
c'est  une  sollicitation  secrète  dont  le  motif  lui  échappe  : 
par  elle ,  il  compose  avec  un  tel  goût ,  qu'il  ne  se  croit 
plus  maître  de  s'en  défendre.  Il  se  sent  porté  à  écrire, 
comme  nous  le  sommes  si  souvent  à  agir  ou  à  parler,  par 
un  penchant  spontané  et  qui  semble  irrésistible;  ce  n'est 
point  un  parti  c^u'il  prend ,  mais  un  instinct  qu'il  suit.  11 
n'est  pourtant  pas  hors  de  lui-même;  car,  dans  la  crise 
d'une  passion  aiguë ,  que  deviendrait  la  liberté  d'esprit 


DE  L'ÉTAT  DE  LA   POÉSIE  FRANÇAISE.         223 

nécessaire  à  l'art?  Aussi  est-ce  plutôt  encore  le  souvenir 
de  ses  émotions  que  ses  émotions  actuelles  qu'il  doit  dé- 
crire ou  chanter.  Il  est  vrai  que  les  individus  diffèrent  en 
cela  :  chez  la  plupart ,  la  sensibilité  est  trop  vive  dans 
les  premiers  moments  pour  faire  place  au  talent  ;  chez 
quelques-uns,  ce  n'est  que  par  la  durée  qu'elle  devient 
au  contraire  assez  vive  pour  devenir  poétique  ;  chez  d'au- 
tres enfin,  la  sensibilité  et  l'imagination  sont  contempo- 
raines et  se  provoquent  l'une  l'autre  :  ceux-ci  sont  en 
tout  genre  des  improvisateurs.  Ce  que  je  dis  des  senti- 
ments peut  se  dire  des  sensations  et  des  idées  :  il  faut 
aussi  qu'elles  nous  frappent  assez  puissamment  pour  nous 
faire  une  loi  de  les  reproduire  ;  alors  seulement  on  écrit 
avec  attrait,  avec  âme,  avec  chaleur,  et  le  style,  les  vers 
mêmes,  font  l'illusion  d'un  langage  improvisé.  C'est  alors 
qu'on  est  en  di'oit  de  se  dire  inspiré  :  nous  voyons  que 
l'inspiration  est  bien  près  de  se  confondre  avec  le  naturel. 
L'inspiration  est  difficile  à  feindre;  il  est  rare  qu'un 
auteur  s'y  trompe  et  ne  la  reconnaisse  pas  à  ce  qu'il 
éprouve;  il  est  plus  rare  encore  que  le  lecteur  s'y  mé- 
prenne et  ne  la  retrouve  pas  dans  l'impression  qu'il  reçoit. 
L'inspiration  seule  ne  donne  pas  le  talent,  mais  le  talent 
n'a  toute  sa  valeur  et  tout  son  éclat  que  lorsqu'elle  l'ac- 
compagne :  c'est  quand  il  ne  sert  qu'à  traduire,  en  l'em- 
bellissant, une  affection  réelle,  un  mouvement  vrai,  qu'il 
entraîne  ou  captive  ;  écrire  sous  l'influence  d'une  telle 
disposition,  c'est  être  soi-même,  c'est  obéir  à  sa  nature, 
et  non  pas  faire  un  métier  ni  calculer  un  effet.  La  diffé- 
rence peut  se  démontrer  par  les  exemples.  Voyez  l'au- 
teur des  Messéniaines  :  il  est  assurément  aussi  habile 
écrivain  aujourd'hui  qu'il  y  a  dix  ans;  comparez  cepeu- 


224  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

dant  son  élégie  sur  la  bataille  de  Waterloo  à  celle  sur  la 
mort  de  lord  Byron.  Les  vers  sont  au  moins  aussi  bien 
faits ,  le  talent  est  le  même  ;  mais  vous  sentez  qu'il  a 
composé  l'une  en  présence  des  baïonnettes  de  l'Europe , 
et  sous  le  poids  de  la  tristesse  et  du  courroux  d'un 
citoyen;  tandis  qu'étranger  au  destin  comme  aux  pen- 
sées du  poète  anglais,  il  a  choisi  sa  mort  comme  un  sujet 
de  circonstance,  mais  sans  entraînement,  sans  sympa- 
tlùe  ;  et  l'on  dirait  que  la  vie  entière,  que  l'àme  de  Byron 
sont  restées  pour  lui  comme  une  grande  énigme  qu'il  a 
chantée  sans  la  comprendre. 

Cette  puissance  de  l'inspiration  se  montre  dans  la  tra- 
gédie comme  dans  l'élégie;  elle  se  prouve  par  la  verve 
d'une  épigramme  comme  par  la  chaleur  d'une  description. 
C'est  cette  influence  secrète,  cet  ascendant  malin  qui  pous- 
sait Boileau  à  faire  des  satires  ;  c'est  proprement  ce  charme 
qui  induisait  La  Fontaine  à  raconter  des  fables.  Elle  ne 
suppose  pas  toujours  dans  celui  qui  la  ressent  un  esprit 
bien  sérieux ,  ni  une  sensibilité  bien  profonde  ;  elle  peut 
indiquer  uniquement  qu'il  est  mobile.  Qui  la  connut 
mieux  que  Voltaire,  cette  créature  si  légère,  mais  si  vive, 
et  que  notre  siècle  un  peu  lourd  juge  avec  tant  d'aveu- 
glement et  de  dédain?  C'est  lui  qui  semble  jamais  n'écrire 
de  sang-froid.  //  a  le  diable  an  corps ,  comme  il  le  dit 
lui-même.  Est  Deus  in  nohis,  disaient  les  poètes  de  l'anti- 
c{uité  :  qui  croirait  que  c'est  la  même  idée? 

Ces  réflexions  n'auraient  ni  utilité  ni  nouveauté,  si 
l'on  n'en  faisait  valoir  les  véritables  conséquences.  Ces 
conséquences  ne  frappent  point  généralement  :  de  la  né- 
cessité de  l'inspiration,  on  ne  conclut  qu'une  chose,  c'est 
qu'il  faut  la  chercher  dans  les  grands  maîtres.  Ainsi,  en 


DE  L'ÉTAT  DE  LA  POÉSIE  FRANÇAISE.         225 

lisant  des  vers  harmonieux,  en  se  procurant  cette  sensa- 
tion douce  et  vague  que  donne  le  beau  poétique,  les 
jeunes  écrivains  se  jettent  dans  une  sorte  d'émotion  pré- 
méditée qu'ils  essaient  de  reproduire  en  composant  à 
leur  tour  ;  ils  s'animent  ainsi  par  imitation ,  et  prennent 
pour  l'inspiration  du  créateur  celle  qui  suffirait  au  tra- 
ducteur. Le  choix  de  leurs  lectures  détermine  seul  le  ca- 
ractère de  leur  poésie  :  purs  s'ils  ont  lu  Racine,  confus 
s'ils  ont  lu  Schiller,  ils  empruntent  tout,  le  genre,  la 
manière ,  le  ton  ;  ce  sont  des  peintres  qui  copient  très- 
bien  un  tableau,  qui  composent  même,  si  l'on  veut,  d'ad- 
mirables pastiches,  mais  qui  jamais  n'ont  su  prendre  la 
nature  même  pour  modèle  et  la  rendre  par  l'idéal.  Ainsi 
la  pensée  première  de  la  plupart  de  nos  poètes  est  au  fond 
un  plagiat. 

Ce  procédé  n'empêche  pas  de  produire  des  ouvrages  de 
grand  mérite,  mais  il  est  directement  opposé  à  toute 
originalité;  il  est  le  fléau  de  notre  littérature,  dont  la 
prétendue  décadence  n'est  due  qu'à  sa  serviUté  :  car  tout 
le  monde  sent  que  le  talent  ne  peut  être  une  tradition , 
qu'il  recommence  sans  cesse  et  ne  se  perpétue  pas  comme 
une  doctrine.  Partis  d'une  idée  contraire ,  nos  poètes  ne 
savent  effacer  la  trace  du  péché  originel  de  l'esprit  d'imi- 
tation ,  qu'en  outrant  la  manière  de  leur  modèle ,  qu'en 
dissimulant  leur  larcin  par  les  formes  de  l'expression. 
Ds  combinent  laborieusement  un  langage  qui,  du  moins, 
leur  appartient  par  l'étrangeté,  et  ne  réussissent  à  s'ap- 
proprier leur  ouvrage  qu'à  force  d'affectation;  semblables 
à  ces  jeunes  gens  frivoles  qui,  faute  de  parvenir  à  se  don- 
ner des  manières  distinguées,  se  dédommagent  en  se  sin- 
gularisant par  le  costume. 


226  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

Sans  doute  le  poète  ne  doit  pas  négliger  les  monuments 
laissés  par  ses  devanciers  ;  mais  il  ne  doit  guère  les  étudier 
que  pour  s'initier  à  l'art  du  style  et  de  la  versification.  Une 
fois  cette  étude  terminée ,  il  lira  les  poètes  comme  tout  le 
monde ,  pour  se  divertir,  et  se  gardera  de  prendre  l'im- 
pression passive ,  qui  n'est  qu'un  reflet  de  l'inspiration 
d'autrui,  pour  l'inspiration  créatrice,  le  signe  et  l'appui 
du  génie.  A  la  réalité  seule  il  est  donné  de  la  produire;  la 
nature  est  cette  source  intarissable ,  cette  divine  Castalie 
que  la  fable  ouvrait  au  poète.  Ce  qu'il  voit  et  ce  qu'il 
sent ,  les  événements  de  sou  siècle  ou  de  sa  destinée ,  le 
spectacle  des  lieux  et  des  mœurs,  voilà  la  matière  ou  du 
moins  l'occasion  de  l'inspiration  poétique.  L'observation 
enrichit  et  vivifie  l'imagination  tout  autrement  que  la  lec- 
ture. Il  faut  se  défier  de  ce  conseil  rebattu  dont  on  pour- 
suit les  commençants  :  «  Enfermez-vous  avec  vos  livres , 
méditez-les  sans  cesse  ;  étudiez  incessamment  les  grands 
maîtres ,  et  vous  les  égalerez.  »  Dites  qu'ils  les  copieront, 
et  voilà  tout.  Nous  leur  dirons  au  contraire  :  «  Vivez  et 
sentez-vous  vivre,  plongez-vous  dans  le  monde,  appre- 
nez à  connaître  les  hommes  en  les  pratiquant  ;  jugez-vous 
par  vos  impressions  ;  passionnez-vous  aux  grandes  scènes 
de  la  vie,  de  la  politique,  de  la  nature,  et  reportez  ensuite 
dans  vos  conceptions  les  conquêtes  de  l'expérience.  Voyez 
les  objets  pour  les  peindre ,  au  lieu  de  les  chercher  dans 
les  tableaux  :  ce  serait  rabaisser  votre  mission,  restreindre 
vos  droits  ;  ce  serait  imiter  le  frelon  qui  dérobe  le  miel 
qu'il  ne  sait  pas  faire,  et  non  l'abeille  que  Platon  vous 
donne  pour  emblème,  l'abeille  qui  ne  vole  point  le  miel, 
mais  les  fleurs,  et  qui,  industrieuse  et  féconde,  ne  tient 
l'art  que  d'elle-même  et  n'emprunte  qu'à  la  nature.  IN'al- 


DE  L'ÉTAT  DE  LA  POÉSIE  FRANÇAISE.         227 

lez  pas  craindre  que  vos  forces  se  consument  dans  les 
voyages,  les  passions,  les  affaires  :  si  vous  êtes  nés 
poètes,  au  milieu  des  affaires,  au  cœur  des  passions, 
dans  le  cours  des  voyages ,  il  veille  au  dedans  de  vous 
une  faculté  clairvoyante  et  libre ,  qui  plane  au-dessus  de 
vos  propres  impressions  pour  les  reconnaître  et  les  rendre. 
Votre  imagination,  plus  impartiale  que  vous-mêmes,  vous 
contemple  à  votre  insu  ;  c'est  la  muse  cpe  le  ciel  a  mise 
dans  votre  sein;  c'est  comme  une  autre  conscience  qui, 
du  fond  de  voti'e  esprit,  prononce  sur  le  beau,  ainsi  qu'en 
dépit  du  cri  des  passions  la  conscience  morale  prononce 
sur  le  bien.  »  redoutez  point  la  vie  active;  le  génie 
s'isole  au  milieu  du  monde  ;  il  chante  l'ivresse  parmi  les 
festins ,  les  combats  dans  la  mêlée ,  et  domine  les  con- 
vives et  les  guerriers.  Sentez  donc  pour  être  vrais;  soyez 
hommes  avant  d'être  poètes.  » 

Ce  n'est  pas  que  toute  étude  soit  interdite  aux  hommes 
d'imagination,  et  qu'ils  doivent  ne  chanter  que  ce  qu'ils 
ont  vu.  Ce  serait  faire  Injustice  à  l'imagination  même  : 
m.oins  bornée  que  l'expérience ,  elle  ne  demande  pas  seu- 
lement à  celle-ci  des  souvenirs  à  retracer,  mais  encore  des 
exemples  qu'elle  puisse  imiter,  des  objets  de  comparaison 
qui  l'aident  à  deviner  ce  qui  est  loin  d'elle,  à  supposer  ce 
qu'elle  ne  connaît  pas.  Il  est  d'ailleurs  des  études  qui 
équivalent  à  la  réalité.  Les  sciences,  l'histoire,  les  rela- 
tions de  voyages,  les  recherches  philosophiques,  servent 
utilement  le  poète  :  ce  sont  presque  les  choses  mêmes;  ce 
sont  encore  des  sujets  et  des  modèles  naturels.  S'il  fallait 
choisir  un  excès,  on  devrait  plus  attendre  de  celui  qui, 
après  avoir  une  fois  étudié  Racine  pour  apprendre  à  écrire, 
ne  consulterait  plus  que  les  livres  du  savant  ou  de  l'éru- 


228  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

dit ,  que  de  celui  qui  n'aurait  lu  que  des  vers  ;  et  il  y  a 
beaucoup  de  poètes  qui  n'ont  pas  lu  autre  chose.  Cepen- 
dant ,  je  le  demande ,  Yille-Hardoin  n'enseigne-t-il  pas 
mieux  à  peindre  les  croisades  que  le  Tasse?  La  chevalerie 
n'apparait-elle  pas  plus  vivante  et  plus  poétique  dans 
Froissart  que  dans  Adcldide  ou  Tancn-de  ?  et ,  pour  cé- 
lébrer dignement  la  Grèce ,  et  ses  malheurs ,  et  sa  ven- 
geance, qui  vous  inspirera  mieux,  de  l'étude  des  chants 
de  Tyrtée ,  ou  de  la  simple  lecture  d'un  journal  où  sont 
racontés  les  exploits  de  Canaris  et  le  désastre  de  Psai'a? 

Ces  idées  ne  semblent  pas  présentes  à  l'esprit  de  tous 
ceux  qui  font  l'espoir  des  muses  françaises  ;  ils  sont  en 
général  trop  littératem's ,  c'est-à-dire  trop  étrangers  au 
monde  réel.  Presque  tous  copient,  et  les  plus  hardis  se 
bornent  à  chercher  de  nouveaux  modèles ,  en  substituant 
une  école  à  une  autre,  et  l'Allemagne  à  la  France.  Le 
temps  presse  de  les  rappeler  tous  à  la  vérité  même  :  cela 
semble  étrange  à  dire,  mais,  comme  la  raison,  la  poésie 
sort  des  faits.  La  connaissance  de  la  nature,  de  la  vie,  de 
soi-même,  voilà  la  source  de  la  véritable  inspiration  et 
de  l'imitation  originale. 

De  toutes  les  classifications  auxquelles  on  a  tenté  de 
soumettre  les  divers  genres  de  poésie ,  celle  qui  semble 
la  plus  générale  et  la  plus  juste  est  due,  si  je  ne  me 
trompe ,  au  savant  traducteur  des  Chants  populaires  tic 
la  GiTcc  moderne.  ?,ç\on  lui,  le  poète  ne  peut  que  raconter 
une  action  qui  lui  est  étrangère,  ou  mettre  en  scène  des 
personnages  auxquels  il  prête  sa  voix,  ou  enfin  parler  en 
son  nom  et  s'abandonner  à  ses  sentiments  et  à  ses  pen- 
sées :  en  un  mot ,  la  poésie  est  épique ,  dramatique  ou 
lyrique. 


DE  L'ÉTAT  DE  LA  POÉSIE  FRANÇAISE.         229 

En  France,  la  poésie  épique  est  à  naître,  ou  peu  s'en 
faut,  dans  le  genre  sérieux.  C'est  presque  une  question 
que  de  savoir  si  notre  langue  peut,  avec  noblesse  et  faci- 
lité, se  prêter  au  récit  en  vers  :  j'entends  au  récit  vrai, 
animé,  exact,  et  non  pas  à  cette  narration  vague  et  in- 
vraisemblable qui  glace  une  ou  deux  scènes  de  quelques- 
unes  de  nos  belles  tragédies.  Il  est  du  moins  certain 
qu'un  poème  intéressant  par  une  action  vivement  racontée 
serait  la  plus  grande  nouveauté  de  notre  littérature.  Il 
nous  manque  (a  poésie  ([histoire ,  pour  parler  comme  les 
peintres. 

C'est  la  poésie  dramatique  qui  fait  notre  orgueil  ;  et 
quoique  le  temps  soit  venu  de  changer  les  formes  de 
notre  théâtre  et  d'abandonner  les  conventions  honorées 
jusqu'ici  du  nom  de  règles,  il  est  utile  et  glorieux  que 
l'école  de  nos  grands  tragiques  ait  existé  :  c'est  un  genre 
de  plus,  et  les  étrangers  ont  eu  le  bon  esprit  de  nous 
l'emprunter,  sans  renoncer  au  leur.  Seulement,  il  est  évi- 
dent que  le  moyen  de  se  montrer  original  est  de  faire 
autre  chose  que  les  inventeurs,  et  de  les  imiter  dans  l'es- 
prit d'entreprise  qui  les  animait,  non  dans  les  ouvrages 
que  cet  esprit  a  produits.  Par  malheur  nos  meilleures 
tragédies  contemporaines  se  distinguent  encore  bien  fai- 
blement des  tragédies  passées  ;  les  auteurs,  en  les  com- 
posant, n'ont  point  été  eux-mêmes  ;  ils  se  sont  gardés 
de  viser  à  la  nouveauté;  ils  ont  essayé  de  suivre  les 
grands  maîtres,  au  lieu  d'aspirer  à  les  remplacer;  et 
leurs  ouvrages ,  utiles  peut-être  à  leur  gloire ,  ne  sont 
rien  pour  l'avenir  de  notre  littérature  :  ceux  qui  imitent 
ne  font  point  école. 

On  pourrait  dire  que  le  poète  ne  se  met  tout  entier  que 

I.  20 


230  PASSE  ET  PRESENT. 

dans  la  poésie  lyrique  ;  c'est  dans  celle-ci  qu'il  est  chose 
légère,  qu'il  vole  çà  et  là  et  se  pose  en  tous  lieux.  Permis 
à  lui  de  décrire,  de  raconter,  de  rêver,  pourvu  que  tôt  ou 
tard  il  revienne  en  scène ,  et  que  le  tissu  de  ses  vers , 
comme  un  voile  transparent,  laisse  percer  les  mouvements 
et  les  passions  de  son  âme.  La  poésie  lyrique  sort  de  la 
pensée,  tout  empreinte  du  sentiment  de  celui  qui  l'a 
conçue,  pour  se  porter  successivement  sur  tous  les  objets. 
Monotone  ou  variée,  détaillée  ou  vague,  intime  ou  exté- 
rieure, elle  a  tous  les  caractères  comme  l'homme  même; 
elle  est  universelle  comme  le  monde  ;  elle  exprime  toutes 
les  impressions  en  présence  de  tous  les  spectacles. 

Une  telle  poésie  doit  plaire  à  notre  âge.  En  reprodui- 
sant des  émotions  personnelles,  elle  satisfait  à  ce  besoin 
du  naturel  et  du  vrai,  goût  dominant  de  l'époque  ;  et  par 
son  caractère  de  généralité,  doué  de  la  rapidité  vagabonde 
de  la  pensée  et  même  de  la  rêverie ,  elle  répond  singu- 
lièrement à  cette  disposition  de  doute  et  de  contemplation 
où  nous  jettent  les  doctrines  et  les  événements  du  siècle. 
L'univers  et  un  seul  homme,  l'infini  et  l'individu,  tel  est 
le  contraste  qui  fait  le  fond  de  la  poésie  lyrique  comme 
de  la  pensée  humaine. 

Trois  poètes  se  sont  distingués  parmi  nous  à  des  titres 
bien  divers,  et  tous  se  sont  exercés  dans  ce  genre,  le 
plus  illimité  de  tous.  L'un  de  ces  trois  rivaux ,  frappé 
surtout  de  la  destinée  générale  de  l'homme,  inquiet 
de  ces  questions  mystérieuses  que  peuvent,  avec  un 
droit  presque  égal,  aborder  l'imagination  et  la  raison, 
et  dont  la  préoccupation  mélancolique  se  mêle  aisément 
aux  sentiments  les  plus  intimes,  mais  les  plus  inex- 
pliqués du  cœur,   n'a  chanté  que  ses  rêveries  et  ses 


DE  L'ÉTAT  DE  LA  POÉSIE  FRANÇAISE.         231 

affections ,  la  vie,  la  mort,  la  divinité,  l'amonr,  la  dou- 
leur. L'autre,  moins  étranger  aux  choses  positives,  et 
plus  touché  de  l'histoire  des  nations  que  du  sort  de 
l'homme,  a  réservé  sa  sensibilité  et  son  imagination  pour 
ces  grands  événements  tout  mondains  par  leurs  appa- 
rences, et  qui  n'ont  de  divin  que  la  loi  secrète  dont  ils 
sont  le  visible  accomplissement  ;  il  a  célébré  la  victoire, 
la  défaite,  la  liberté,  la  patrie.  Un  autre,  enfin,  rêveur 
moins  vague  que  le  premier,  et  plus  sensible  que  le 
second,  accessible  à  tous  les  sentiments  comme  à  toutes 
les  idées,  interrogeant  ses  sens  et  sa  raison ,  ses  préjugés 
et  ses  lumières ,  ses  passions  et  ses  vertus ,  a  su ,  tour  à 
tour,  soupirer  avec  le  malheur,  s'indigner  avec  la  haine, 
s'étourdir  avec  la  joie ,  se  résigner  avec  la  philosophie. 
De  là  trois  genres  de  poèmes  lyriques  :  la  Méditation , 
de  M.  de  Lamartine,  la  IMcssémenne ,  de  M.  Delavigne, 
et  la  Chanson ,  telle  que  l'a  refaite  M.  de  Béranger. 

L'auteur  des  Messéniennes  est  celui  peut-être  qui  pro- 
met le  plus  à  l'avenir,  précisément  parce  qu'il  n'a  point 
un  genre  à  lui,  et  semble  chercher  encore  sa  mission. 
Quoique  moins  original  que  les  deux  autres ,  son  talent 
est  si  pur  et  si  étendu  qu'il  peut  se  prêter  avec  plus  de 
succès  et  de  facilité  à  l'innovation,  dès  que  son  esprit 
osera  la  concevoir  ;  il  parle  naturellement  en  vers,  et  nul 
don  n'est  plus  rare.  Tour  à  tour  éloquent  ou  raisonneur, 
simple  ou  orné ,  moqueur  ou  passionné ,  le  langage  est 
pour  lui  un  instrument  qu'il  plie  à  sou  gré  et  qui  ne  gêne 
aucun  de  ses  mouvements  ;  il  est  du  petit  nombre  de  ces 
écrivains  dont  l'allure  est  tellement  aisée ,  qu'ils  n'ont 
pas  l'air  d'écrire,  et  qu'on  est,  en  les  lisant,  tenté  de  sup- 
poser que  chaque  vers  était  à  la  fois  l'unique  moyen  pos- 


232  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

sible  et  cependant  le  premier  moyen  venu  de  rendre 
leur  pensée.  Un  tel  talent  est  déjà  une  donnée  inestimable 
pour  s'ouvrir  une  nouvelle  voie  :  car  les  novateurs  ont 
aujourd'hui  besoin  d'être  plus  purs  que  les  imitateurs,  au 
jugement  de  la  critique  ;  il  faut  une  exécution  irrépro- 
chable pour  justifier  une  invention  hardie. 

On  accuse  M.  Casimir  Delavigne  de  n'avoir  pas  élevé 
ses  pensées  au  niveau  de  son  talent.  Trop  souvent ,  en 
effet,  il  s'est  borné  à  mettre  admirablement  en  œuvre  des 
idées  communes;  je  n'entends  point  par  là  des  idées  po- 
pulaires, car  elles  rendraient  sa  poésie  vraie  et  neuve, 
mais  de  ces  idées  prévues  du  lecteur,  qui  ne  caractérisent 
ni  l'auteur  ni  le  sujet.  Sans  doute  c'est  une  belle  inspi- 
ration que  celle  de  la  Messénienne.  L'élégie  politique  est 
un  poème  qui  devait  prendre  naissance  dans  notre  siècle, 
fécond  en  grandes  adversités  ,  et  dont  les  prospérités 
mêmes  ont  été  tristes  ,  puisque  la  gloire  et  la  liberté , 
toujours  passagères ,  y  furent  toujours  sanglantes.  Dic- 
tées, en  général,  par  un  sentiment  profond,  les  Messé- 
nicnnes  sont  souvent  semées  d'images  ou  de  pensées  qui 
ne  peuvent  appartenir  qu'à  un  homme  de  notre  temps 
et  de  notre  pays  ;  témoin  JVaterloo ,  Parthénope  et 
Napoléon.  Mais  toutes  n'ont  pas  la  même  vérité,  la  même 
propriété  ;  et  les  chansons  grecques  nous  ont  révélé,  par 
exemple,  combien,  avec  leur  riche  poésie  et  leur  habile 
versification,  les  Messéniennes  sur  la  Grèce  manquaient 
de  vérité  locale,  pour  les  sentiments  comme  pour  les 
images  ;  elles  respirent  l'exaltation  classique  d'un  étudiant 
de  l'Université,  mais  non  l'enthousiasme  naïf  du  ma- 
telot d'Hydra  ou  du  klephte  de  Souli.  Cet  exemple  suf- 
fit pour  faire  comprendre  la  différence  de  la  poésie  qui 


DE  L'ÉTAT  DE  LA  POÉSIE  FRANÇAISE.         233 

naît  de  la  littérature  à  celle  qui  s'inspire  par  la  réalité. 

M.  Delavigne  doit  sentir  mieux  que  nous  cette  distinc- 
tion ,  s'il  compare  ce  qu'il  éprouve  quand  il  fait  des  vers 
de  métier  ou  des  vers  d'inspiration;  nous  en  appelons  à 
son  sentiment  intime.  Est-il  le  même  lorsqu'il  arrange 
des  vers  ingénieux  pour  le  théâtre  du  Havre,  lorsqu'il 
combine  des  images  mythologiques  sur  des  statues  bri- 
sées, ou  bien  lorsqu'il  laisse  échapper  l'épilogue  de  la 
cinquième  ou  de  la  neuvième  Messénienne ,  lorsqu'il  voit 
et  qu'il  peint  Jeanne  d'Arc  sur  le  bûcher,  Napoléon  dans 
sa  tente,  l'ancienne  armée  française  en  retraite  au  Mont 
Saint-Jean?  Qu'il  s'attache  donc  à  ne  rendre  que  ce  qu'il 
a  vu  ou  ce  qu'il  a  senti  ;  qu'il  apprenne  l'art  de  suppléer 
par  l'imagination  à  la  sensation  même ,  et  de  se  trans- 
porter dans  la  vérité  de  ce  qu'il  ignore  :  alors  son  talent 
remplira  toute  sa  destinée. 

Ses  succès  sur  la  scène  ont  jeté  tant  d'éclat  qu'il  nous 
trouverait  injuste  de  les  oublier;  mais  c'est  là  surtout 
qu'il  n'a  pas  assez  inventé.  C'est  beaucoup  sans  doute  que 
de  s'être  montré  capable  d'exécuter  tout  ce  qu'il  inven- 
terait ;  mais  ce  n'est  pas  tout  encore  :  il  faut  abandonner 
les  situations  de  théâtre  et  les  mœurs  de  comédie,  pour 
les  situations  historiques  et  les  mœurs  réelles;  il  faut 
cesser  d'aller  au  spectacle,  et,  comme  on  dit,  d'étudier 
la  scène,  pour  lire  l'histoire  et  regarder  le  monde.  M.  De- 
lavigne a  des  conceptions  dramatiques ,  rare  avantage 
parmi  nos  poètes  sérieux  :  seulement  ses  conceptions  ne 
supposent  pas  une  vue  assez  haute  ni  assez  profonde 
jetée  sur  les  choses  humaines.  C'est  donc  son  esprit  et 
sa  raison  qu'il  doit  exercer  et  agrandir  :  il  n'a  plus  besoin 
de  songer  à  son  talent  ;  il  le  retrouvera,  chaque  fois  qu'il 

20. 


234  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

voudra  le  mettre  à  l'œuvre.  Chez  lui,  c'est  le  philosophe 
qui  manque  au  poète,  et  c'est  un  bonheur,  car  la  philo- 
sophie est  une  conquête  et  la  poésie  un  don.  Il  serait  in- 
grat envers  son  génie,  celui  qui  lui  refuserait  le  secours 
de  l'étude  et  de  la  méditation,  celui  qui  ne  mériterait 
point  par  le  travail  le  regard  propice  que  la  muse ,  de- 
vançant sa  prière,  a  jeté  d'elle-même  sur  son  berceau  : 

Quem  tu,  Melpomene,  semel 
Nascentem  placido  lumine  videris. 

Mais  est-il  sage  déjuger  les  poètes?  la  raison  peut-elle 
sans  témérité  scruter  les  secrets  d'un  art  que  donne  l'in- 
spiration plus  que  l'étude  ?  n'y  a-t-il  pas  dans  la  poésie 
quelque  chose  d'involontaire  et  de  naturel ,  en  d'autres 
termes ,  de  divin ,  qui  la  met  au-dessus  de  la  censure  et 
du  conseil?  et  n'est-ce  pas  là  un  mystère  qui,  tel  que 
tous  les  mystères,  échappe  au  jugement  et  ne  doit  que 
se  sentir  et  s'adorer?  Loin  de  contester  aux  poètes  le 
privilège  qu'ils  s'attribuent,  nous  l'exigeons  d'eux  au 
contraire,  comme  le  signe  et  la  preuve  de  leur  vocation. 
Mais  la  critique  est  en  droit  d'apprécier  même  ce  qu'elle 
ne  donne  pas,  et  le  talent  inné  peut  gagner  aux  avis  qui 
l'eclairent  sur  lui-même.  Le  don  d'être  ému  et  de  com- 
muniquer son  émotion  est  naturel  ;  mais  pour  tirer  parti 
de  cette  faculté  gratuite ,  il  laut  un  art  que  la  réflexion 
enseigne  ou  perfectionne.  La  poésie  est  dans  le  poète, 
comme  le  son  est  dans  la  lyre  :  abandonnée  à  elle-même, 
exposée  au  vent  qui  l'eflleure,  la  lyre  rend  bien  quelques 
accents  purs,  mais  vagues  et  monotones;  ce  n'est  que 
sous  une  main  savante  qu'elle  varie  ses  accords  et  pas- 
sionne son  harmonie. 


DE  L'ÉTAT  DE  LA  POESIE  FRANÇAISE.         235 

Les  poètes  sont,  il  est  vrai,  disposés  à  traiter  la  critique 
comme  une  nivelense  qui  abaisse  ce  qu'elle  ne  peut  at- 
teindre ;  ils  se  sentent  une  force  qu'elle  ne  saurait  égaler 
ni  concevoir ,  et  ils  l'accusent  volontiers  d'usurpation , 
semblables  aux  grands  du  monde ,  qui  souffrent  impa- 
tiemment la  censure  du  peuple.  Eux  aussi,  ils  croient 
que  leur  puissanci'  vient  de  Dieu,  et  voudraient  la  sous- 
traire au  jugement  de  la  terre.  Cependant  la  raison  garde 
ses  droits  ;  elle  doit  son  jugement  à  qui  brigue  son  suf- 
frage. Philippe,  tii  es  homme;  il  faut  aussi  le  dire  à  ces 
hommes  que  l'antiquité  croyait  di\ins. 

Je  sais  qu'on  diminue  le  plaisir  que  produit  le  talent 
poétique,  en  osant  le  mettre  à  son  prix.  Les  vers  perdent 
à  l'examen,  soit  qu'on  y  découM-e  des  défauts,  soit  même 
qu'on  y  reconnaisse  des  beautés  :  car  l'admiration  semble 
moins  douce  dès  qu'elle  est  raisonnée,  et  l'on  déplaît  sou- 
vent aux  amis  d'un  poète  en  leur  disant  pourquoi  il  est 
admirable.  En  eux  c'est  l'imagination,  c'est  quelquefois 
le  cœur  même  qu'il  a  su  captiver  ;  c'est  rompre  le  charme 
que  de  l'expliquer  ;  et  il  serait  en  di'oit  de  leur  dire  ces 
mots  d'un  amant  à  sa  maîtresse  :  «  Je  suis  perdu,  si 
jamais  vous  sa.\ez  pourquoi  vous  m'aimez.  » 

Tel  est  le  genre  d'empire  que  ^L  de  Lamartine  exerce 
sur  ceux  qu'il  a  touches.  Sa  rêveuse  imagination  s'adres- 
sait aux  imaginations  rêveuses  :  aussi  son  succès  a-t-il 
été  plus  grand  dans  le  monde  que  dans  les  académies , 
chez  les  femmes  que  parmi  les  hommes,  dans  le  Nord 
qu'en  France.  Qui  n'a  rencontré  de  ces  esprits  jeunes, 
moitié  exaltés,  moitié  naïfs,  qui  se  plaisent  dans  le 
vague,  qui  savent  trouver  un  fond  de  tristesse  dans  les 
impressions  les  plus  douces  et  prêter  quelque  douceur  aux 


236  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

impressions  les  plus  tristes?  Qui  n'a  connu  de  ces  âmes 
neuves  et  tendres  qui  ont  beaucoup  senti ,  sans  s'être 
encore  enchainées  à  un  sentiment  dominant  et  durable, 
et  qui,  cherchant  au  hasard  l'aUment  d'une  préoccupation 
errante,  s'animent,  se  passionnent  sans  se  fixer,  et  s'at- 
tachent avec  une  ardeur  égale,  soit  à  des  sensations  éphé- 
mères, soit  à  des  contemplations  éternelles?  C'est  tour  à 
tour  la  circonstance  la  plus  simple  ou  l'objet  le  plus  au- 
guste qui  les  pénètre  de  joie ,  de  peine ,  ou  plutôt  d'une 
émotion  qui  n'est  ni  peine  ni  joie  ;  c'est  tour  à  tour  le 
spectacle  de  la  nature  ou  celui  d'une  fête,  c'est  la  pensée 
de  l'immensité  ou  la  vue  d'une  fleur,  c'est  le  souvenir  de 
Dieu,  la  chute  d'une  feuille,  le  murmure  de  l'eau,  qui 
les  touchent  et  les  enlèvent  aux  calculs  et  aux  intérêts 
de  la  vie  positive ,  dont  l'activité  leur  semble  toujours 
tenir  de  trop  près  à  l'égoïsme.  A  cette  disposition  morale, 
ignorée  du  grand  nombre ,  et  souvent  passagère  chez 
ceux  qui  l'ont  connue,  répond  la  poésie  de  M.  de  Lamar- 
tine. De  là  l'impression  inégale  qu'il  a  produite  sur  des 
âges,  des  sexes,  des  caractères  divers;  de  là  l'impossi- 
bilité de  faire  comprendre  son  mérite  à  ceux  qui  ne  l'ont 
point  senti  d'eux-mêmes  :  il  faudrait  ou  leur  ôter  des 
années ,  ou  leur  rendre  des  émotions.  C'est  déjà  une 
tâche  assez  difficile  que  de  s'entendre  avec  ceux  qui  goû- 
tent son  talent;  c'est  pour  eux  comme  une  question  per- 
sonnelle; ils  ont  couru  au-devant  du  charme  qu'il  leur 
offrait;  en  l'écoutant,  ils  ont  cru  rêver  seuls,  et  à  chaque 
révélation  de  sa  muse,  il  leur  a  semblé  qu'ils  se  retrou- 
vaient encore,  et  qu'ils  rentraient  en  eux-mêmes. 

Froids  critiques,  tristes  prosateurs  que  nous  sommes  1 
quelle  réflexion  pourrons-nous  leur  présenter  qui  ne  leur 


DE  L  ÉTAT  DE  LA  POÉSIE  FRANÇAISE.         237 

paraisse  ou  sacrilège,  ou  vulgaire,  ou  glacée?  Nous  saura- 
t-on  gré  seulement  de  concevoir  un  enthousiasme  que 
nous  sommes  plus  tentés  d'envier  que  de  reprendre;  et, 
pour  prix  de  cet  aveu,  nous  passera-t-on  quelques  obser- 
vations que  nous  voudrions  moins  sévères? 

Les  Méditations  poétiques  ont  cet  avantage  qu'elles 
expriment  des  sentiments  que  l'auteur  a  connus.  Elles 
sont  vraies ,  en  ce  sens  qu'elles  sont  sincères  :  c'est  à  ce 
caractère,  on  peut  se  le  rappeler,  que  nous  avons  reconnu 
l'inspiration.  On  prétend  que  M.  de  Lamartine  les  re- 
garde comme  des  essais ,  comme  des  préludes ,  et  qu'il 
réserve  toutes  ses  espérances  pour  des  compositions  plus 
étudiées  et  plus  ambitieuses;  cela  même  prouve  que  les 
Méditations  lui  ont  échappé  au  lieu  de  lui  coûter,  et 
qu'elles  décèlent  plutôt  un  sentiment  qu'une  combinai- 
son. C'est  déjà  un  mérite  qui  nous  suffirait  pour  les 
placer  au  premier  rang  des  ouvrages  qu'il  nous  promet. 
Puisse-t-il  démentir  notre  conjecture,  mais  il  nous  semble 
appelé  surtout,  uniquement  même,  à  ce  genre  de  compo- 
sition. L'attrait  de  la  rêverie ,  les  regrets  de  l'amour,  le 
dégoût  de  la  vie,  la  pensée  confuse  des  choses  invisibles 
et  de  l'avenir  éternel,  sont  les  sujets  qui  lui  conviennent 
le  mieux;  et  comme  ils  sont  trop  peu  limités  pour  s'é- 
puiser, nous  lui  conseillons  d'y  revenir  sans  cesse  et 
sans  scrupule,  et  nous  ne  l'accuserons  pas  de  man- 
quer de  variété.  A  qui  ne  prétend  point  à  l'invention, 
on  ne  peut  reprocher  de  se  répéter,  et  la  poésie  ne 
doit  pas  craindi'c  d'être  uniforme,  lorsqu'elle  se  con- 
sacre à  ce  genre  de  sentiments  qui,  tels  que  le  bruit  du 
vent,  doivent  leur  plus  grand  charme  à  leur  monotonie. 

Ce  qui  manque  aux  Méditations  pour  la  pensée ,  c'est 


238  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

la  force,  et  pour  le  cœur,  c'est  la  passion  :  elles  sont 
élevées  et  tristes ,  voilà  tout.  Aussi  les  meilleures  expri- 
ment-elles les  sentiments  les  moins  prononcés  ;  elles  ont 
alors  un  charme  d'une  suavité  que  les  mots  ne  peuvent 
rendre.  (Voyez  le  Soir,  f Isolement ,  les  Préludes,  les 
Adieux  à  la  mer,  et  surtout  la  pièce  intitulée  Souvenir.) 
Mais  lorsque  le  poète  s'attaque  à  des  questions  graves 
et  profondes,  ses  vers,  malgré  de  grandes  beautés,  ont 
quelque  chose  de  confus  et  d'indécis  qui  satisfait  mal  les 
esprits  sérieux;  et  quand  il  veut  redescendre  à  la  vie 
réelle  et  aux  sentiments  positifs,  il  perd  le  naturel  et 
l'effet;  témoin  ses  fragments  épiques  et  dramatiques, 
témoin  surtout  la  Mort  de  Soerate.  Le  Phédon  est  resté 
un  beau  monument  philosophique,  ou  une  grande  scène 
d'histoire  :  c'est  une  malheureuse  conception  que  d'en 
faire  une  élégie. 

Toutefois  ,  3M.  de  Lamartine  est  placé  dans  un  ordre 
d'idées  au-dessus  du  commun  des  poètes ,  et  son  talent, 
qui  n'a  point  de  modèle  dans  notre  langue,  lui  promet 
plus  d'imitateurs  que  de  rivaux.  Sans  doute  cette  forme 
lyrique,  donnée  à  la  méditation,  était  connue  des  lecteurs 
de  klopstock  ou  de  Schiller  ;  mais  en  France  c'est  une 
nouveauté,  et  M.  de  Lamartine  en  parait  redevable  à 
une  inspiration  personnelle  plutôt  qu'à  une  imitation 
étrangère. 

Il  est  une  critique  sur  laquelle  l'intérêt  de  l'art  nous 
obligerait  à  insister ,  si ,  pour  devenir  utile,  elle  n'avait 
besoin  d'être  détaillée  :  c'est  celle  du  style.  L'incorrection 
négligée  ne  donne  plus  de  naturel ,  depuis  que  certaines 
écoles  poétiques  l'ont  érigée  en  système,  et  que  le  mau- 
vais langage  est  devenu  de  l'affectation.  L'auteur  des 


DE  L'ÉTAT  DE  LA  POÉSIE  FRANÇAISE.         239 

Méditations  n'est  d'aucune  école  ;  c'est  tout  simple- 
ment faute  de  soin  et  de  travail  qu'il  viole  et  la  gram- 
maire, et  la  rime,  et  le  goût.  Mais  il  ne  devrait  pas 
oublier  que  les  fautes  de  diction  ont  le  grand  inconvé- 
nient de  distraire  l'attention  et  de  nuire  à  l'effet  de  l'en- 
semble :  il  faut  constamment  bien  écrire  pour  toucher 
toujours. 

Il  n'y  a  guère  qu'un  an  qu'une  sorte  de  concours  s'éta- 
blit entre  l'auteur  des  Méditations  et  celui  des  Mcsse- 
niennes.  Talent,  principes,  parti,  tout  les  sépare,  sans 
les  rendre  ennemis.  Les  deux  épi  très,  qu'ils  s'adressèrent 
mutuellement,  n'ont  de  commun  que  la  grâce  et  la  bien- 
veillance, et  diffèrent  par  le  ton,  la  manière  et  les  idées. 
M.  de  Lamartine  dit  à  M.  Delavigne  que  la  sagesse  hu- 
maine est  trompeuse,  que  les  affaires  du  monde  sont 
pleines  d'amertume  et  de  vanité,  et  qu'il  n'y  a  de  solide 
et  de  doux  que  la  religion  et  la  poésie.  jM.  Delavigne 
répond  que  l'excès  gâte  les  meilleures  choses,  et  que  la 
liberté  n'est  pas  plus  la  licence  que  la  religion  n'est  le 
fanatisme.  Les  vers  de  l'un  ont  de  la  grâce  et  de  l'élé- 
vation, mais  peu  de  suite,  peu  de  justesse,  et  semblent 
jetés  assez  négligemment  ;  ceux  de  l'autre,  plus  élégants, 
plus  précis  et  plus  sensés,  roulent  sur  un  fond  assez  usé, 
que  le  style  et  l'harmonie  ne  suffisent  pas  à  rajeunir.  On 
pourrait,  à  ce  propos,  établir  un  parallèle  littéraire,  qui 
intéresserait  les  amis  de  l'art  d'écrire;  mais  nous  aimons 
mieux  saisir  l'occasion  d'une  remarque  plus  importante 
et  qui  porte  sur  l'ensemble  des  opinions  de  M.  de  Lamar- 
tine, auxquelles  il  nous  semble  que  M.  Delavigne  n'a  point 
fait  une  réponse  assez  forte  ni  assez  neuve.  M.  de  Lamar- 
tine excelle  à  bien  peindre  le  dégoût  du  monde,  et  de  ses 


240  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

joies,  et  de  ses  pompes,  la  perte  des  illusions,  la  perte  de 
la  jeunesse  et  de  l'amour;  il  sait  heureusement  mêler  à 
ses  regrets  quelques  espérances,  je  devrais  dire  quelques 
rêveries,  religieuses  ;  mais  trop  souvent,  en  présence  des 
imposants  mystères  de  la  nature  et  de  la  destinée,  sa 
vaie  s'affaiblit  et  se  perd  dans  un  vague  qu'il  prend  pour 
l'infini  ;  alors  il  appuie  sa  foi  sur  le  doute  ;  c'est  faute 
de  certitude  que,  pour  ainsi  dire,  il  se  résigne  à  espérer. 
Cette  disposition  est  assez  naturelle  aujourd'hui,  et  nous 
ne  nierons  point  qu'elle  u'annonce  de  la  pureté  et  de 
l'élévation;  mais  l'esprit  n'y  saurait  trouver  de  repos, 
et  l'àme  y  perd  de  sa  vigueur.  Aussi,  à  prendre  les  choses 
sévèrement,  les  Mcdhaûons  ne  sont-elles  que  l'hymne  du 
découragement,  du  scepticisme  et  de  l'inaction.  Les  con- 
séquences rigoureuses  en  seraient,  en  religion,  la  mysti- 
cité sans  conviction  et  sans  pratique;  en  morale,  la  sen- 
sibilité sans  vertu  ;  en  politique ,  la  soumission  sans 
examen.  11  nous  semble  entrevoir  une  doctrine  plus  forte, 
plus  morale ,  et  à  laquelle  il  ne  manque  qu'un  poète. 
Pour  elle,  si  la  réputation  est  souvent  vaine,  le  plaisir 
passager,  la  vertu  imparfaite,  la  raison  incertaine,  ni  la 
gloire,  ni  le  bonheur,  ni  le  devoir,  ni  la  vérité  ne  sont 
pour  cela  de  vains  mots  :  ce  sont  les  motifs  inégaux,  mais 
puissants,  de  l'activité  humaine,  et  cette  activité  est  la 
première  loi  de  notre  nature.  L'homme  n'est  pas  unique- 
ment/«if  pour  ckaittcr,  croire,  aimer  sans  but  *.  Il  n'est 
point  sur  la  terre  comme  un  proscrit  qui  languit  en  atten- 
dant sa  grâce  ;  car  la  vie  n'est  point  un  exil ,  mais  une 
mission  d'activité,  mais  un  voyage  de  découverte.  La 

'       Que  D'ipu  fit  pour  .Tinier,  pour  croire  cl  pour  chanter. 

{Méditations  II.) 


DE  L'ÉTAT  DE  LA  POÉSIE  FRANÇAISE.         241 

perfectibilité,  cet  essor  ou  plutôt  ce  retour  vers  la  divi- 
nité, la  prouve  seule  et  la  rappelle.  Cette  idée,  qui  nous 
conduit  à  l'amélioration  de  nous-mêmes  et  au  dévoue- 
ment envers  la  société  ;  cette  idée,  qui  seule  produit  et 
motive  l'amour  de  la  vertu  et  l'amour  de  la  liberté,  nous 
semble  non  moins  sainte  et  plus  consolante  que  la  préoc- 
cupation oisive  d'un  avenir  infini,  qui  nous  désintéresse 
des  biens,  mais  aussi  des  devoirs  d'ici-bas;  cette  idée, 
en  donnant  du  prix  à  la  vie,  rend  ce  monde  digne  de  la 
Providence.  Il  nous  semble  aussi  que,  comme  à  la  mo- 
rale, comme  à  la  religion,  cette  idée  serait  favorable  à 
la  poésie  :  ne  serait-ce  pas  parce  qu'elle  est  la  vérité  *? 

La  chanson  occupe  le  dernier  rang  dans  la  poésie  ly- 
rique. En  l'épargnant  toujours ,  la  critique  semble  par 
son  indulgence  lui  témoigner  son  dédain.  Je  ne  voudrais 
pas  en  parler  à  mon  tour  avec  trop  d'importance,  ni 
bouleverser  la  subordination  des  genres  au  profit  du  plus 
futile.  On  verrait  prétention  où  peut-être  il  n'y  aurait  que 
reconnaissance;  car  j'aime  ainsi  la  chanson.  Heureuse- 
ment le  nom  de  Béranger  me  rassure;  depuis  lui,  on 
peut  tout  dire  d'un  genre  auquel  il  a  donné  de  la  gloire. 
Jadis  on  raconte  que  les  géants  ont  été  écrasés  par  des 
montagnes ,  et  voilà  que  ses  petits  poiicets  ont  escaladé 
le  Parnasse-. 

Sans  même  abuser  de  son  nom ,  une  louange  semble- 
rait due  à  la  chanson  :  c'est  que  par  excellence  elle  prête 

'  Toutes  ces  observations  sur  le  talont  et  les  idées  de  M.  de  La- 
martine paraîtront  peut-être  assez  piquantes  aujourd'hui  que  le  temps 
les  a  si  complètement  démenties. 

-  Petits  Poucets  de  la  littérature, 

Allez,  mes  vers... 

(Chansons  nouvelles.) 
I.  21 


242  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

à  l'inspiration.  Nous  avons  vu  que  la  poésie  inspirée  n'é- 
tait que  la  poésie  sentie  :  or  les  chansons  rendent  ou  pro- 
duisent presque  nécessairement  une  impression  réelle; 
j'en  atteste  non-seulement  ceux  qui  les  font ,  mais  ceux 
qui  les  chantent.  Quelque  indifférents,  quelque  inatten- 
tifs qu'ils  puissent  être ,  n'éprouvent-ils  pas  tôt  ou  tard 
une  émotion  vague  ou  précise,  en  accord  avec  le  mouve- 
ment de  l'air  et  la  signification  des  vers  qu'ils  répètent? 
Les  esprits  les  plus  froids  ou  les  plus  grossiers  ,  les  plus 
affectés  ou  les  plus  naturels,  l'artisan  à  l'ouvrage,  le  sol- 
dat au  camp,  l'épicurien  dans  un  banquet,  la  mère  au 
berceau  de  son  enfant ,  tous  sont  sensibles  à  leur  chant 
villageois  ou  belliqueux,  joyeux  ou  plaintif.  Tel  est  l'em- 
pire de  ce  mélange  de  pensée  et  d'harmonie  que  la  mo- 
notonie ne  l'use  point ,  que  la  préoccupation  n'en  défend 
pas ,  que  la  douleur  même  n'en  saurait  distraire.  Aussi 
voit-on  que  toute  poésie  populaire  est  chantée,  ainsi  que 
toute  poésie  naissante  ;  et  s'il  est  vrai  que  les  premiers 
âges  de  la  société  soient  les  plus  poétiques,  la  chanson, 
qui  par  sa  forme  rappelle  la  poésie  à  son  berceau ,  ne 
semble-t-elle  pas  une  fidèle  tradition  des  premières  leçons 
des  muses? 

Sans  doute ,  elle  n'est  point  restée  partout  simple  et 
naturelle  :  bien  différente  dans  les  soupers  de  Paris  au 
dernier  siècle  de  ce  qu'elle  est  dans  les  montagnes  de 
l'Ecosse  ou  de  l'Hellénie,  elle  change  et  se  complique 
avec  les  mœurs  et  les  idées,  comme  tout  le  reste.  Mais 
c'est  parce  qu'elle  est  flexible ,  qu'elle  demeure  toujours 
vraie,  et  elle  est  flexible,  parce  qu'elle  a  toujours  besoin 
d'être  sentie;  on  ne  chante  que  ce  qu'on  pense.  Toute 
autre  poésie  se  soumet  plus  ou  moins  aux  règles,  aux 


DE  L'ÉTAT  DE  LA  POÉSIE  FRANÇAISE.         243 

conventions  littéraires;  la  chanson  dépend  toujours  de 
l'esprit  du  temps  et  de  l'inspiration  du  moment ,  et  c'est 
aussi  d'elle  qu'on  peut  dire  avec  vérité  que  depuis  les  vau- 
devilles de  Collé  jusqu'à  la  Marseillaise,  elle  est  eu  France 
[expression  de  la  société. 

Sincère  quand  elle  exprime  un  sentiment,  vraie  quand 
elle  peint  les  mœurs,  la  chanson  touche  toujours  celui 
qui  la  répète,  et,  je  le  parierais  à  coup  sur,  celui  qui  la 
compose.  D'où  lui  vient  ce  don  ou  ce  pouvoir?  Peut-être 
de  ce  qu'elle  est  tout  ensemble  musique  et  poésie.  Récitez 
une  chanson,  elle  fera  moins  de  sensation  qu'une  autre 
pièce  de  vers.  Chantez  l'air,  sans  les  paroles;  s'il  est 
joli ,  il  plaira,  mais  l'effet  en  sera  vague.  La  réunion  de 
l'air  et  des  paroles  produit  une  impression  nette  et  vive. 
L'air  rend  le  sens  des  paroles  plus  entraînant  ;  les  paroles 
rendent  l'expression  de  l'air  plus  distincte.  Aussi  la  chan- 
son la  plus  médiocre ,  bien  chantée ,  est  -  elle  assurée  du 
succès. 

Mais  qui  mieux  que  l'auteur  lui-même  ressent  cette 
harmonie  mutuelle  du  langage  et  du  chant?  Demandez-lui 
compte  de  sou  travail ,  à  peine  saura-t-il  vous  en  faire  le 
récit.  L  n  jour,  pourra-t-il  vous  dire ,  il  se  trouvait  dans 
une  disposition  vague  de  rêverie  et  d'émotion,  il  éprou- 
vait le  besoin  d'adoucir  un  chagrin  ou  de  fixer  un  plaisir. 
Des  sensations  à  peine  commencées  se  pressaient  en  lui , 
des  images  informes  et  riantes  passaient  devant  ses  yeux . 
Peu  à  peu  il  s'anime  davantage;  une  image  plus  précise 
se  retrace  à  lui ,  et  il  veut  la  saisir  et  la  chanter  ;  ou  bien 
c'est  un  sentiment  qui  se  prononce  et  qui  bientôt  demande 
et  inspire  une  expression  poétique  et  musicale  ;  peut-être 
un  au'  connu ,  dans  im  secret  accord  avec  sa  disposition 


244  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

présente,  vient  comme  par  hasard  errer  sur  ses  lèvres  et 
lui  dicte  un  refrain  qui  semble  traduire  la  note  par  la  pa- 
role ;  parfois  enfin  quelques  mots  fortuitement  rassem- 
blés ,  qui  représentent  une  image ,  qui  forment  un  vers , 
lui  viennent  à  l'esprit ,  et  bientôt  rappellent  un  air  qui  les 
relève  et  les  anime.  Alors  la  chanson  commence;  on  l'é- 
crit presque  sans  la  juger,  avec  peine  ou  facilité ,  mais 
toujours  avec  une  sorte  d'émotion,  une  certaine  accéléra- 
tion dans  le  mouvement  du  sang,  qui,  tant  qu'elle  dure, 
fait  l'illusion  du  talent  et  ressemble  à  la  verve.  Sûrement 
ici  Cart  et  le  bon  sens ,  recommandés  par  Boileau  même 
en  chanson,  jouent  leur  rôle,  et  surtout  à  présent  que  le 
style  de  ce  petit  poème  doit  être  si  travaillé  et  la  compo- 
sition si  remplie.  Mais  malgré  le  soin  de  l'élégance,  de 
la  propriété,  de  la  rime,  jamais  le  poète  ne  rentre  com- 
plètement dans  son  sang-froid;  l'émotion  première  per- 
siste; l'air  sans  cesse  fredonné,  le  refrain  sans  cesse  redit, 
suffisent  pour  la  soutenir;  et  la  chanson  eût-elle  coûté 
tout  un  jour  de  travail ,  semble  toujours  faite  d'un  seul 
jet.  On  ne  sait  quelle  douceur  s'attache  à  cette  sorte  de 
composition  si  frivole ,  si  commune ,  si  peu  estimée.  On 
rendrait  mal  cet  oubli  de  toutes  choses  et  de  soi-même  où 
elle  jette  un  instant  celui  qui  s'y  livre,  cette  rêverie,  ce 
trouble,  cet  abandon  où  l'àme  uniquement  préoccupée 
d'une  image,  d'un  sentiment,  d'une  sensation  même, 
perd  un  moment  le  souvenir  et  la  prévoyance,  et  se  berce 
elle-même  du  chant  qui  lui  échappe.  Encore  une  fois,  on 
croirait  qu'il  y  a  dans  la  chôrnsou  quelque  chose  qui 
vient  apparemment  de  la  musique,  et  qui  donne  à  un  di- 
vertissement de  l'esprit  la  vivacité  d'un  plaisir  des  sens. 
Peut-être  l'imagination  seule  opère-t-elle  ce  prestige,  l'i- 


DE  LÉTAT  DE  LA  POÉSIE  FRANÇAISE.         245 

magination  qui  sait  tout  embellir,  la  douleur  qu'elle  adou- 
cit comme  le  plaisir  qu'elle  relève. 

Mais  voilà  presque  de  la  métaphysique,  et  il  s'agit  de 
chansons.  Dans  quel  temps  vivons-nous  !  et  comme  le 
sérieux  se  mêle  à  tout  !  Qu'auraient  dit ,  sur  le  préau  de 
la  foire,  Haguenier  ou  Domeval  de  cette  théorie  de  la 
chanson?  Comment  l'appliquer  aux  landerirette,  aux  mis- 
tamplon,  aux  touiiouribo  du  vaudeville  national? 

Peut-être  s'appliquera-t-elle  mieux  à  M.  de  Béranger. 
C'est  un  chansonnier  créateur;  il  a  fait,  tant  qu'il  l'a 
voulu ,  des  chansons  dans  la  manière  de  tout  le  monde , 
aussi  bien  et  mieux  que  tout  le  monde.  Puis  un  beau  jour, 
ou  plutôt  un  triste  jour,  la  premicre  des  wiiscs,  la  patrie, 
l'a  insphé  ;  elle  a  trouvé ,  réveillé ,  produit  peut-être  eu  lui 
un  talent  tout  nouveau.  La  chanson  n'a  plus  été  une  com- 
binaison de  l'esprit,  une  plaisanterie  sans  but,  un  éclat 
de  gaieté  :  elle  est  devenue  l'expression  badine  ou  sé- 
rieuse, légère  ou  forte,  d'un  sentiment  ou  tout  au  moins 
d'une  impression  vive  et  vraie.  Sous  ses  formes  gracieuses , 
elle  a  tour  à  tour  caché  le  dédain,  le  ressentiment,  la  ré- 
signation, la  pitié;  le  Français,  le  citoyen,  le  pliiloso- 
phe ,  le  pauvre ,  s'est  tour  à  tour  par  elle  soulagé ,  vengé , 
consolé,  étourdi.  Aussi  lui  devons -nous  la  poésie  la  plus 
nationale ,  la  plus  contemporaine  et  la  plus  individuelle  à 
la  fois. 

M.  de  Béranger  est  un  homme  du  peuple  ;  il  en  a  les 
sentiments ,  les  passions ,  je  dirais  presque  les  préjugés , 
et  avec  tout  cela  un  esprit  élégant  qui  les  épure,  ime  phi- 
losophie légère  qui  lui  permet  de  juger  ses  erreurs  mêmes 
et  d'en  sourire.  Élevé  d'une  manière  simple,  peut-être 
>Tilgaire,  le  contraste  de  cette  éducation  avec  une  nature 

21. 


246  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

fine  et  délicate  a  donné  à  son  talent ,  comme  sans  doute 
à  sa  personne ,  un  grand  caractère  d'originalité.  Exposé 
aux  rigueurs  de  la  fortune,  supportées,  oubliées  avec 
l'insouciance  de  la  jeunesse,  il  s'est  habitué  à  trouver  dès 
longtemps  son  bonheur  en  lui-même^  dans  la  contempla- 
tion de  ses  idées  et  de  ses  affections.  Jeté  au  milieu  du 
siècle  le  plus  fertile  en  événements ,  le  plus  riche  en  spec- 
tacles ,  il  les  a  considérés  avec  curiosité ,  avec  émotion,  et 
il  s'est  plu  à  les  chanter  tantôt  comme  sa  raison  les  avait 
jugés,  plus  souvent  comme  son  imagination  les  avait  sen- 
tis. C'est  ainsi  qu'à  la  fois  accessible  à  toutes  les  idées  de 
son  époque ,  et  fortement  préoccupé  de  ses  impressions 
personnelles ,  il  chante  tour  à  tour  en  son  nom  et  au  nom 
de  tous;  il  pense  comme  tout  le  monde  et  ne  sent  que 
comme  lui-même;  il  s'approprie  des  idées  communes  et 
les  traduit  dans  un  langage  inimité ,  inimitable ,  et  ce- 
pendant aussi  vite  populaire  qu'il  est  connu.  Dans  ses 
premières  chansons,  toutes  plaisantes,  l'intention  était 
déjà  fine  et  la  gaieté  avait  un  sens  ;  puis,  lorsque  les  des- 
tinées de  son  pays  sont  venues  s'unir  aux  passions,  aux 
plaisirs,  aux  ridicules,  jusqu'alors  l'unique  sujet  de  ses 
refrains ,  lorsque  Rasstirez-voîis,  ma  mie  eut  donné  le  si- 
gnal de  sa  nouvelle  et  véritable  manière ,  il  a  insensible- 
ment poussé  l'insouciance  jusqu'au  mépris,  l'epigrammc 
jusqu'à  l'invective,  la  chanson  jusqu'à  la  poésie.  De  là 
ce  genre  singulier,  mélange  imprévu  de  naturel  et  d'effort, 
de  gaieté  et  de  grandeur,  de  délicatesse  et  de  licence;  de 
là  ce  concert  étrange  de  la  trompette,  de  la  lyre  et  des  pi- 
peaux. 

Lisez  le  recueil  qui  vient  de  paraître.  Soit  l'effet  de 
l'âge  ou  de  la  maladie,  soit  l'influence  de  ces  dernières 


DE  L'ÉTAT  DE  LA  POÉSIE  FRANÇAISE.         247 

années,  ont  achevé  de  jeter  son  talent  dans  une  mélanco- 
lie qui  n'est  pas  sans  amertume.  Ses  chansons,  moins  fo- 
lâtres et  plus  chastes ,  ont  perdu  sans  doute  de  leur 
naïveté  :  mais  sa  raison  a  pris  un  vol  plus  élevé  ;  son 
imagination ,  dominant  ses  sens  mêmes ,  ne  lui  montre 
plus  dans  les  plaisirs  que  le  dédommagement  des  maux 
de  la  société  et  de  la  nature.  Par  un  progrès  remarquable, 
cet  homme  si  touché  des  jouissances  positives  en  est  venu 
à  y  mêler  l'espoir  d'une  autre  vie  et  la  pensée  d'un  monde 
meilleur.  Au  bruit  des  verres,  à  la  vapeur  des  parfums, 
ce  convive  enivré  chante  le  spiritualisme;  il  montre  le 
ciel  à  sa  maîtresse ,  fête  la  mort  comme  une  délivrance , 
et  découvre  dans  le  bonheur  même  une  preuve  de  Dieu. 
On  dit  trop  que  les  Chansons  nouvelles  sont  des  odes  : 
il  n'en  est  guère  qui  ne  soient  restées  chansons.  Une  chan- 
son se  compose  d'un  choix  d'idées  qui  tournent  autour 
d'une  idée  principale,  exprimée  et  ramenée  par  le  refrain  ; 
voilà  pour  la  forme.  Quant  au  fond,  la  chanson  doit 
presque  toujours  se  ressentir  de  son  origine;  l'émotion 
du  plaisir  doit  prescjue  toujours  y  reparaître ,  au  moins 
comme  souvenir.  Aussi  la  plupart  des  chansons  de  M.  de 
Béranger  gardent-elles  la  trace  de  cette  ivresse  des  sens 
dont  elles  sont  nées.  Tels  sont  Les  Adieux  à  la  Gloire, 
Mon  Jnie,  Mon  Carnaval,  surtout  Treize  à  Table;  et  ce 
sont  les  plus  lyriques.  Celles  qui  conservent  le  moins 
de  ce  caractère  cachent  une  pensée  sous  un  tableau , 
comme  Louis  XI,  Danioclcs,  Le  Vieux  Sergent;  ou  sous 
une  forme  dramatique  expriment  un  sentiment  du  poète, 
ainsi  que  Le  Vieux  Cosaque ,  Les  Esclaves  gaulois,  et  Les 
Vainqueurs  de  Psara.  Du  reste,  on  ne  saurait  exiger  des 
classifications  bien  exactes,  quand  il  s'agit  d'un  genre 


248  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

qui  comprend  également  L'Amje  Exilé  et  Margot,  Le 
Bedeau  et  Le  Voijage  imaginaire. 

11  reste  peu  de  place  pour  la  critique  ;  il  faudra  donc  se 
passer  du  plaisir  doctoral  de  remarquer  dans  notre  poète 
un  peu  de  recherche ,  ordinaire  inconvénient  de  la  finesse 
et  du  travail,  un  peu  d'obscurité,  défaut  habituel  de  com- 
positions pleines  et  courtes ,  dont  le  cadre  donne  peu  de 
place  pour  chaque  idée ,  où  chaque  vers  est  nécessaire  au 
sens.  Mais  ces  remarques,  pour  être  bien  comprises, 
auraient  besoin  d'exemples,  et  notre  plan  exclut  les  dé- 
tails techniques.  Qui  n'a  pas  d'ailleurs  les  défauts  de  sou 
talent?  Les  chansons  de  Moore  sont  trop  brillantées, 
celles  de  Goethe  trop  peu  développées;  celles  de  Béranger 
manquent  quelquefois  de  laisser-aller  :  qu'importe ,  puis- 
qu'elles sont  bonnes  et  belles?  —  Mais  les  imitations 
exagéreront  ce  défaut.  —  Qu'importe  encore ,  puisqu'elles 
seront  mauvaises? 


DU 

CROMWELL   DE  M.  VICTOR  HLGO  ', 

(Globe,  1828.) 


Les  critiques  ne  peuvent  se  défendre  d'une  bienA  eillance 
indulgente  pour  les  poètes  qui  sont  de  leur  avis  ;  et  lors- 
qu'un homme  de  talent  s'aventure  sur  la  foi  de  nos  idées, 
compose  dans  le  sens  de  nos  théories,  nous  prête  enfin 
l'appui  de  son  exemple,  il  nous  semble  que  nous  lui  de- 
vons nos  éloges,  ou  tout  au  moins  nos  remercîments. 
Peut-être,  en  effet,  avons-nous  contribué  au  parti  tant 
soit  peu  téméraire  qu'il  vient  de  prendre;  peut-être  notre 
voix  l'a-t-elle  poussé  dans  une  arène  dont  il  ignorait  les 
périls.  Certainement  il  tente  de  nous  rendre  plus  qu'il  n'a 
reçu  de  nous  :  un  bel  ouvrage  sera  toujours  la  meilleure 
des  preuves,  et  la  cause  de  la  nouvelle  poésie  ne  sera 
jamais  mieux  défendue  que  par  de  bons  poètes.  Nous 

'  Je  dois  encore  rappeler  ici  que  M.  Victor  Hugo  n'était  alors  que 
l'auteur  des  premières  odes  qui  annoncèrent  son  talent,  sans  donner  à 
ce  talent  son  vrai  caractère.  Cromicell ,  quoiqu'il  l'ait  composé  très- 
jeune  ,  est  le  premier  ouvrage  où  il  ait  commencé  à  faire  apercevoir  en 
lui  le  poète  et  le  critique  tels  que  nous  les  connaissons  aujourd'hui. 


250  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

«ommes  bons  tout  au  plus  à  faii-e  des  plans  de  campagne  ; 
mais  ils  nous  gagneraient  des  batailles.  Malheureusement, 
il  y  eu  a  plus  d'un  qui  nous  expose ,  au  lieu  de  nous 
senir,  et  plus  d'une  fois  encore,  il  nous  arrivera  d'être 
battus  dans  la  personne  de  nos  généraux. 

Nous  ne  courons  pas  ce  danger  avec  l'auteur  de  Crom- 
well.  Quoique  ses  idées  sur  l'ai't  diffèrent  peu  des  nôtres, 
quoique  son  ouvrage  ait  été  conçu  dans  le  système  dra- 
matique qui  nous  paraît  destiné  à  renouveler  l'avenir  de 
notre  théâtre,  M.  Victor  Hugo  répond  seul  de  lui-même. 
Sans  doute,  on  aimerait  à  réclamer  une  part  de  cette  har- 
diesse d'esprit,  de  cette  vivacité  d'imagination,  de  ce 
don  de  concevoir  et  de  parler  poétiquement  qui  le  distin- 
guent ;  mais  il  faudrait  aussi  accepter  ce  qui  se  rencontre 
de  bizarre  dans  ses  inventions,  de  hasardé  dans  ses  vues, 
d'affecté  dans  son  style;  et  le  plus  sûr,  comme  le  plus 
juste  est  de  n'attribuer  qu'à  lui  les  qualités  et  les  défauts 
de  son  talent.  Aussi  bien,  il  parait  peu  docile  à  l'influence. 
Il.professe  assez  hautement,  et  sûrement  il  possède  une 
indépendance  véritable.  Il  est  de  ceux  qui  marchent  seuls, 
et  qui  se  frayent  eux-mêmes  leur  route  ;  il  le  croit  du 
moins,  et,  pour  le  talent,  cette  confiance  équivaut  parfois 
à  la  réalité.  On  doit  juger  les  écrivains  selon  leurs  forces. 
Quelques-uns  ont  besoin  d'être  soutenus  ;  et  la  critique, 
si  envers  eux  elle  n'était  que  juste,  les  découragerait  à 
jamais.  Justice  est  due  à  M.  Hugo;  la  sévérité  même  ne 
l'effraierait  pas;  il  témoigne  en  trop  d'endroits  qu'il  se 
soucie  peu  du  Q^icn  diiu-t-on  littéraire.  .Ne  pouvant  pré- 
tendre à  le  guider  non  plus  qu'à  l'enhardir,  nous  ne  sau- 
rions craindre  de  lui  oter  le  courage  ;  il  s'offenserait  de 
nos  ménagements ,  comme  il  se  rirait  de  nos  censures. 


DU  CROMWELL  DE  M.  VICTOR  HUGO.         231 

Son  talent  est  hors  de  nos  atteintes  ;  il  sent  brûler  en  lui 
le  feu  qui  ne  s'éteint  pas. 

Voilà  donc  qui  est  entendu  :  quoique  M.  Hugo  soit  ce 
qu'on  appelle,  aujourd'hui,  romantique,  nous  le  jugerons 
avec  un  entier  désintéressement,  nous  le  jugerons  comme 
lia  autre.  Cette  déclaration  était  nécessaire  pour  mettre 
à  couvert  notre  responsabilité. 

Ce  volume,  intitulé  Crornivell,  renferme  deux  choses, 
un  système  et  un  drame  :  ainsi ,  l'on  doit  considérer, 
dans  M.  Hugo ,  le  critique  et  le  poète.  On  dit  que  ces 
deux  qualités  sont  difficilement  unies  ;  quelques-uns 
même  les  jugent  incompatibles.  C'est  peut-être  un  mal- 
heur des  temps;  mais  aujourd'hui  que  tout  se  sait  et  que 
tout  se  dit,  dans  ce  siècle  ennemi  de  l'ignorance  et  de 
l'illusion,  il  nous  parait,  à  nous,  bien  difficile  qu'un 
poète  évite  d'être  quelque  peu  critique,  c'est-à-dire 
d'avoir  quelques  idées  sur  son  art,  et  d'étudier  les  procédés 
mêmes  de  son  talent.  Qu'on  regrette  tant  qu'on  le  voudra 
l'innocence  homérique  de  ces  mortels  privilégiés  qui , 
dit-on ,  étaient  poètes  comme  le  rossignol  est  musicien  ; 
qu'on  aime  à  voir  dans  la  poésie  une  inspiration  céleste  ; 
qu'ainsi  que  le  don  des  miracles,  le  génie  exerce  sur  ceux 
qui  le  possèdent  une  puissance  mystérieuse  ;  que  ce  soit 
une  voix  divine  qui  parle  en  eux  à  leur  insu  ;  que  le  vrai 
poète  soit  un  enfant  sans  raison,  mais  sublime  par  instinct, 
j'y  consens  :  mais  je  dis  que  le  temps  est  passé  où  il  en 
était  ainsi,  supposé  que  ce  temps  ait  jamais  existé.  Sans 
doute,  il  y  a  toujours  dans  le  poète  une  faculté  particu- 
lière ,  dont  l'origine  lui  échappe  comme  celle  de  toutes 
nos  facultés  naturelles  ;  il  a  reçu  un  don,  il  ne  sait  com- 
ment il  l'a  reçu ,  et  c'est  ce  don  qu'on  nomme  le  talent» 


252  PASSÉ  ET  PRÉSENt. 

Mais  auprès  de  ce  talent,  la  raison  se  place,  comme  un 
témoin,  comme  un  juge;  elle  l'observe,  elle  l'éclairé; 
elle  s'efforce  de  lui  révéler  son  propre  secret,  de  lui 
expliquer,  après  coup,  comment  les  choses  qu'il  a  trou- 
vées sont  belles,  et  àcjuelles  conditions  il  trouvera  encore 
de  belles  choses.  Quand  la  raison  n'avertirait  pas,  l'édu- 
cation,  la  lecture,  la  conversation  ne  permettraient  pas 
que  le  poète  restât  dans  l'ignorance  sur  l'art  qu'il  pra- 
tique, et  lui  inculqueraient,  malgré  qu'il  en  eût,  une 
doctrine  littéraire.  Car,  en  admettant  qu'il  compose  sans 
juger,  que  ses  ouvrages  lui  échappent  comme  des  paroles 
irréfléchies,  que  tout  dans  son  talent  soit  premier  mou- 
vement, inspiration  soudaine,  c'est  de  sang-froid  et  à 
tète  reposée  qu'il  apprécie  les  ouvrages  des  autres;  il 
s'en  forme  une  opinion  quelconque,  et  cette  opinion,  il 
en  donne ,  au  besoin ,  les  raisons  :  il  est  donc  critique. 
Et  il  peut  l'être ,  il  peut  même  être  grand  critique,  plus 
d'un  exemple  le  prouve,  sans  cesser  d'être  grand  poète. 
Ce  sont,  au  reste,  deux  facultés  qui  peuvent  demeurer 
distinctes  et  ne  se  point  mêler.  Plus  d'un  auteur  qui  juge 
bien  de  ce  qu'il  n'a  pas  fait,  qui  porte  même  de  la  sagacité 
dans  la  recherche  des  règles  de  l'art,  est  incapable  de 
les  appliquer  à  ses  propres  oeuvres,  ou  même  de  rendre 
raison  de  ce  qu'il  a  composé  :  on  ne  saurait  donc  con- 
clure, avec  certitude,  de  la  supériorité  du  critique  à  celle 
du  poète.  Toutefois,  je  l'avoue,  par  le  temps  cpji  court, 
je  me  sens  porté  à  bien  augurer  des  ouvrages  de  l'artiste 
qui,  d'ailleurs  ayant  fait  preuve  de  quelque  imagination, 
se  montre  occupé  de  la  théorie  de  l'art.  S'il  parait  attentif 
aux  grandes  questions  littéraires,  s'il  les  traite  d'une 
façon  ingénieuse,  s'il  cherche  spirituellement  la  vérité, 


DU  CROMWELL  DE  M.  VICTOR  HUGO.         233 

je  me  figure  que  ses  compositions  y  gagneront  quelque 
chose,  et  qu'après  avoir  bien  raisonné,  il  imaginera  mieux. 
Ce  qu'il  y  a  de  plus  rare,  en  effet,  chez  nos  poètes,  ce 
sont  les  idées.  Le  style  a  tenu  de  tout  temps  une  si  grande 
place  dans  notre  littérature,  qu'on  en  est  venu  à  regarder 
l'art  d'écrire  en  vers  comme  étant  toute  la  poésie.  Aussi, 
depuis  Voltaire ,  ce  qui  manque  à  la  plupart  de  nos  poètes, 
c'est,  il  faut  le  dire  tout  naïvement,  c'est  l'esprit.  On  en 
pourrait  citer  plusieurs  qui  certainement  n'étaient  pas 
dénués  de  talent;  .mais,  par  grand  malheur,  ils  étaient 
des  sots. 

La  poésie  dramatique  surtout  a  souffert  de  cet  incon- 
vénient trop  peu  remarqué.  Il  ne  faut  pas  beaucoup  d'es- 
prit pour  écrire  une  ode,  une  élégie ,  même  une  belle  ode, 
même  une  touchante  élégie;  il  en  faut,  et  prodigieuse- 
ment, pour  faire  une  tragédie,  non  une  de  ces  tragédies  de 
collège  qui ,  chaque  soir,  ennuient  profondément  le  pu- 
blic qui  les  applaudit ,  mais  ce  drame  poétique  et  vrai 
tout  à  la  fois,  digne  d'un  siècle  de  philosophie  et  d'en- 
thousiasme, de  science  et  d'émotion.  Quelques  mouve- 
ments passionnés,  de  beaux  vers,  une  ou  deux  situations 
attachantes  ,  ne  suffisent  plus  :  avec  le  talent  du  style, 
avec  celui  d'émouvoir,  avec  des  combinaisons  théâtrales, 
il  faut  unir  l'art  de  concevoir  les  caractères,  et  par  con- 
séquent l'art  de  les  observer  ;  il  faut  cette  flexibilité  d'i- 
magination qui  se  plie  aux  opinions,  aux  mœurs  de  chaque 
pays,  de  chaque  époque,  de  chaque  personnage,  et  revêt, 
pour  ainsi  dire,  tous  les  costumes;  il  faut  savoir  com- 
ment les  actions  s'arrangent  avec  les  volontés ,  comment 
les  paroles  trahissent  les  sentiments  mêmes  qu'elles  n'ex- 
priment pas,  comment  les  passions  alternativement  cèdent 

I.  22 


234  PASSE  ET  PRÉSENT. 

ou  commandent  aux  croyances,  comment  les  événe- 
ments se  préparent,  se  manifestent,  tour  à  tour  s'en- 
chaînent ou  se  combattent  ;  il  faut ,  enfin ,  connaître  le 
monde,  la  nature,  la  société.  C'est,  en  d'autres  termes, 
exiger,  avec  les  dons  du  poète,  les  facultés  du  philosophe 
et  de  l'historien;  c'est,  tout  au  moins,  dire  qu'il  faut 
avoir  beaucoup  d'esprit. 

M.  Hugo  n'a  point  méconnu  cette  nécessité,  et  il  avait 
bien  quelques  raisons  de  n'en  point  prendre  peur.  Son 
drame  et  sa  préface  déposent  de  sa  hardiesse  et  de  sa 
clairvoyance. 

Suivant  lui,  la  poésie  naquit  avec  la  société,  et  comme 
la  société,  elle  eut  trois  âges.  Au  premier,  elle  était  lyri- 
que, et  son  type  est  la  Genèse.  Au  second,  lorsque  les 
nations  succédèrent  à  la  société  primitive ,  lorsque  com- 
mença l'histoire ,  la  poésie  raconta ,  elle  fut  épique  :  Ho- 
mère la  représente.  Toute  la  poésie  grecque,  le  théâtre 
même  ,  ont  conservé  quelques-uns  des  principaux  carac- 
tères de  l'épopée.  Depuis  le  christianisme ,  et  par  son  in- 
fluence ,  l'homme ,  ayant  mieux  connu  sa  nature  et  sa 
destinée ,  a  plus  clairement  distingué  en  lui  ce  qu'il  y  a 
de  noble  et  ce  qu'il  y  a  de  vulgaire ,  l'immortel  et  le  pé- 
rissable, l'esprit  et  la  chair;  et  la  vie  s'est  montrée  à  lui 
tantôt  ennoblie  par  l'àme ,  tant»)t  rabaissée  par  les  sens. 
Le  génie  des  modernes,  méditatif  et  critique  à  la  fois,  a 
donné  naissance  à  la  poésie  dramatique ,  qui  pénètre  au 
fond  du  cœur  humain,  et  qui  emprunte  à  l'histoire  ses 
événements,  non  plus  comme  les  matériaux  d'un  récit 
curieux ,  mais  comme  des  moyens  de  mettre  en  jeu  les 
passions  et  les  caractères.  Kt  les  deux  natures  de  l'homme 
n'ayant  jamais  été  si  clairement  révélées  que  par  les 


DU  CROMWELL  DE  M.  VICTOR  HUGO.  255 

croyances  du  moyen  âge ,  ces  deux  natures  si  disparates 
et  si  unies  deviennent  le  double  objet  de  la  poésie,  le 
fond  même  du  drame ,  qui  ne  doit  pas  prétendre  à  une 
plus  grande  unité  que  celle  de  l'homme  même. 

Entraîné  par  cette  dernière  idée,  l'auteur  y  voit  la 
source  de  la  comédie.  L'élément  de  ce  genre  de  composi- 
tions, si  heureusement  traité  par  les  modernes,  est  à  ses 
yeux  cet  élément  secondaire  de  la  nature  humaine ,  au- 
quel on  peut  rapporter  tout  ce  qu'il  y  a  de  difforme  ,  de 
désordonné,  d'odieusement  risible  en  elle,  enfin  ce  qui 
est  auprès  du  beau  comme  le  corps  est  auprès  de  l'àrae, 
et  ce  qu'il  veut  que  le  langage  de  l'art  appelle  du  nom  de 
grotesque.  Depuis  le  quatorzième  siècle,  le  grotesque, 
dont  M.  Hugo  raconte  l'histoire  avec  complaisance,  a 
joué  un  grand  rôle  dans  la  littérature  ;  il  a  inspiré  trois 
Homères  bouffons,  l'Arioste,  Rabelais,  Cervantes.  Il  s'est 
uni  au  beau ,  il  s'est  allié  au  sublime  chez  le  Dante,  chez 
-Milton,  dans  Shakspeare.  Parmi  nous,  un  goût  plus  sé- 
vère l'a  circonscrit  dans  la  comédie.  Mais  comme  il  appar- 
tient à  la  nature  humaine ,  comme  il  naît  des  mœurs  et 
des  croyances  modernes,  le  drame  n'a  point  le  droit 
de  l'exclure  ;  sa  place  y  est  marquée  près  du  beau ,  comme 
dans  la  réalité. 

Ces  idées,  présentées  comme  des  faits,  conduisent 
M.  Hugo  aux  règles  de  composition  du  drame  moderne. 
Ici  nos  opinions  s'éloignent  si  peu  des  siennes  qu'une 
analyse  serait  superflue.  >ous  désirons  comme  lui  que  la 
muse  tragique  s'ouvre  un  champ  aussi  vaste  que  celui  de 
la  nature,  aussi  varié  que  celui  de  l'histoire.  Comme  lui, 
nous  pensons  en  même  temps  que  l'imitation  dramatique 
ne  doit  point  être  le  calque  exact  de  la  réalité ,  que  la 


256  PASSÉ  ET  PRÉSEiNT. 

vraisemblance  n'est  point  la  règle  de  l'art ,  que  l'illusion 
n'en  est  point  le  but.  Comme  lui  enfin ,  sans  proscrire  le 
drame  en  prose,  nous  croyons  que  le  rhythme  poétique 
est  un  moyen  d'effet  de  plus ,  que  !a  tragédie  en  vers  est 
seule  un  ouvrage  achevé ,  et  que  la  difficulté  de  manier 
librement  nos  alexandrins  a  seule  fait  naître  quelque 
doute  sur  le  charme  et  la  puissance  que  l'harmonie  ca- 
dencée ajoute  à  l'éloquence  de  la  passion,  au  piquant  de 
la  plaisanterie.  Toute  la  portion  pratique  de  cette  préface 
nous  paraît  juste  et  spirituelle.  11  est  fâcheux  seulement 
que  des  choses  si  sensées  soient  présentées  dans  un  style 
qui  ne  l'est  guère,  et  qu'une  constante  affectation,  en 
déparant  les  idées  les  plus  simples,  prête  à  l'évidence 
même  une  apparence  de  bizarrerie  qui  provoque  la  dé- 
fiance au  lieu  de  la  conviction.  Règle  importante  de  tac- 
tique pour  les  gens  de  lettres ,  comme  pour  les  hommes 
de  tribune,  ce  n'est  pas  tout  que  d'avoir  raison,  il  faut 
encore  en  avoir  l'air.  II  est  vrai  que  M.  Hugo  dédaigne 
fort  la  tactique  ;  il  témoigne  même  en  plus  d'une  page 
une  assez  grande  indifférence  pour  le  succès.  Cette  in- 
différence peut  avoir  de  la  dignité;  mais  au  fond  que 
signilie-t-elle?  Quand  on  s'adresse  au  publie,  c'est  appa- 
remment pour  le  persuader  ou  lui  plaire.  En  fait  de  poé- 
sie ,  on  n'écrit  point  pour  la  gloire  de  Dieu  :  c'est  en  ce 
monde  que  la  palme  est  décernée  aux  confesseurs  de  la 
vérité  littéraire.  En  ce  genre ,  il  n'y  a  de  martyrs  que  les 
méchants  écrivains;  ils  le  sont  de  leur  amour-propre.  11 
faut  donc  que  les  poètes  qui  impriment  leurs  ouvrages 
s'humilient  jusqu'à  chercher  le  succès  ;  il  n'est  permis  à 
personne  de  trouver  les  lauriers  trop  verts. 

Mais  les  idées  principales  de  M.  Hugo  ne  prêtent-elles 


DU  CROMWELL  DE  M.  MCTUR  HUGU.  257 

pas  elles-mêmes  à  des  observations  plus  générales,  et  de- 
vons-nous accepter  sans  mot  dire  cette  histoire  de  la 
poésie  sur  laquelle  il  fonde  sa  théorie?  Je  sais  bien  qu'il 
ne  présente  pas  comme  absolues  les  distinctions  qu'il 
établit;  il  dit  lui-même,  avec  une  parfaite  justesse,  qxxil 
ij  a  de  tout  dans  tout,  et  l'exclusif  ne  sied  qu'aux  étroits 
esprits.  Mais  sa  classification,  sans  même  la  prendre  à  la 
rigueur,  est-elle  fondée  en  fait?  est-elle  philosophique? 
Pour  commencer  par  la  poésie  primitive,  à  quel  titre  la 
déclare-t-il  lyrique?  Le  principal  caractère  du  genre  ly- 
rique, c'est,  ce  me  semble,  que  le  poète  y  parle  comme 
poète,  et  s'y  abandonne  à  ses  pensées,  à  ses  émotions  per- 
sonnelles. Certes,  tel  n'est  point  le  caractère  de  la  Genèse. 
Le  ton  en  est  assez  calme;  c'est  le  simple  récit  des  plus 
grandes  merveilles.  Les  premiers  livres  de  la  Bible  sont 
eu  général  narratifs  ;  et  c'est  à  peu  près  vers  le  temps  ré- 
servé à  l'épopée  par  M.  Hugo  que  la  poésie  lyrique  s'y 
montre ,  avec  David  et  les  prophètes.  Quant  à  la  poésie 
grecque,  il  est  certain  qu'Homère  en  est  le  père,  et 
qu'en  lui  l'épopée  semble  personnifiée.  Mais  malgré  son 
iutluence,  la  tragédie  antique  offre  mille  traits  qui  la  dis- 
tinguent de  l'épopée.  Si  elle  n'est  point  dramatique ,  ce 
n'est  pas  au  moins  faute  de  situations  fortes,  de  déchi- 
rantes émotions  :  le  théâtre  d'Athènes  retentissait  de  cris 
de  douleur,  et  jamais  peut-être  la  terreur  tragique  ne  fut 
poussée  plus  loin  que  sur  la  scène  ensanglantée  par  les 
fils  de  Pélops  et  de  Laïus.  11  ne  s'agit  donc  que  de  savoir 
en  quoi  diffèrent  le  dramatique  des  anciens  et  celui  des 
modernes.  Chez  les  premiers ,  le  malheur  et  le  crime  ont 
quelque  chose  de  fatal  ;  le  destin  règne  ;  le  merveilleux 
remplit  la  tragédie  grecque  :  la  nature  humaine  est  l'âme 

22. 


■im  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

de  la  nôtre.  Les  passions  et  les  caractères,  plus  que  la 
destinée ,  animent  et  compliquent  le  drame  moderne  ;  et 
c'est  pourquoi  il  atteste  dans  la  société  une  connaissance 
plus  profonde  et  plus  délicate  du  cœur  humain,  c'est 
pourquoi  l'avantage  lui  veste  sous  le  rapport  de  l'intérêt 
et  de  la  moralité.  De  là,  sans  doute,  un  genre  de  drama- 
tique qui  a  manqué  aux  anciens  ;  et  comme  c'est  le  nôtre, 
et  comme  nous  le  préférons,  nous  avons  prétexte  à  dire 
que  notre  poésie  est  dramatique  par  excellence. 

Mais  quelle  que  soit  sa  forme ,  la  poésie  est  de  tous 
les  temps ,  car  elle  naît  des  facultés  mêmes  de  l'homme. 
Soit  qu'il  regarde  le  monde  extérieur,  soit  qu'il  s'observe 
lui-même,  soit  qu'entin,  par  un  penchant  impérieux  et 
hardi,  il  contemple  ce  qu'il  ne  peut  voir,  il  trouve  partout 
la  poésie.  Elle  lui  paraît  sortir  de  tout  ce  qui  s'offre  à  lui  ; 
ou  bien,  la  portant  en  lui-même,  il  la  prête  à  tous  les 
objets.  N'importe,  un  fait  certain,  c'est  qu'en  toutes  cho- 
ses, près  du  point  de  vue  rationnel  se  montre  le  point  de 
vue  poétique.  Quand  la  poésie  s'exprime,  elle  devient  un 
art  ;  et  cet  art  prend  di\  erses  formes  suivant  les  sujets, 
les  situations,  les  hommes.  Ainsi,  bien  qu'elle  appartienne 
essentiellement  à  l'humanité,  comme  l'humanité  même, 
la  poésie  a  une  histoire.  Dans  cette  histoire,  de  même  que 
dans  toute  autre,  il  y  a  un  élément  constant,  immuable, 
qui  tient  au  fond  de  notre  nature,  et  un  élément  mobile 
et  variable,  qui  dépend  des  accidents  de  notre  destinée. 
La  critique  littéraire  ne  s'occupe  guère  du  premici-,  et , 
négligeant  l'essence  de  la  poésie,  elle  en  étudie  les  trans- 
formations; elle  les  voit  suivre  assez  fidèlement  celles  de 
la  société.  Ainsi  la  poésie  prend  différents  caractères  se- 
lon les  siècles;  mais,  pour  chaque  siècle,  on  essaierait 


DU  CROMWELL  DE  M.    ViClUK  HUGO.         259 

eu  vain  d'énoncer  ces  caractères  d'un  seul  mot.  On  peut 
désigner  la  forme,  mais  non  l'esprit  de  la  poésie,  par  une 
seule  épithète.  C'est  parler  peu  clairement  que  de  dire 
qu'à  telle  ou  à  telle  époque  elle  a  été  lyrique ,  épique ,  ou 
dramatique,  dès  que  l'on  prétend  par  chacun  de  ces  mots 
exprimer  autre  chose  que  la  forme  qu'elle  affecte.  Ce 
n'est  pas  dire ,  en  effet ,  si  elle  a  été  sérieuse  ou  plaisante, 
sceptique  ou  croyante,  austère  ou  passionnée.  L'ode, 
l'épopée,  le  drame,  se  prêtent  à  presque  tous  les  sujets, 
à  presque  tous  les  tons;  et  la  distinction  des  trois  âges 
correspondant  aux  trois  genres,  hasardée  dans  le  fait, 
n'est  point  satisfaisante  pour  l'esprit.  M.  Hugo  u'aurait- 
il  pas  mieux  fait  d'admettre  dès  le  principe,  comme  il  le 
reconnaît  par  la  suite,  que  tous  les  germes  de  la  poésie  et 
de  toutes  les  poésies  subsistent  à  toutes  les  époques;  mais 
qu'inégalement  développés,  ils  produisent,  sur  des  sols 
divers,  des  fruits  différents?  Il  serait  difficile  d'exprimer 
d'une  façon  brève  et  complète  la  différence  fondamentale 
de  la  poésie  antique  à  la  poésie  moderne  ;  mais  on  peut 
du  moins  saisir  en  passant  quelques-uns  des  caractères 
qui  distinguent  l'une  de  l'autre.  S'il  en  est  un  qui  soit 
commun ,  chez  les  anciens ,  à  tous  les  ouvrages  de  l'art , 
sans  aucun  doute  c'est  la  simplicité.  La  raison  n'en  est 
pas  merveilleuse  à  deviner,  c'est  que  l'homme  même 
était  alors  plus  simple.  Moins  éloignée  des  premiers  âges 
du  monde,  la  société  n'avait  point  subi  l'action  de  causes 
aussi  diverses,  d'événements  aussi  variés;  les  éléments 
qui  la  composaient  étaient  moins  nombreux  ,  moins  dis- 
cordants. Le  passé ,  moins  vaste  pour  elle ,  en  était  plus 
ignoré  ;  elle  ne  tramait  pas  après  elle  cet  immense  bagage 
de  souvenirs,  d'habitudes  et  de  traditions,  qui  nous  sur- 


'260  PASSE  ET  PRESENT. 

charge  et  nous  accable.  Les  anciens  avaient  peu  vu  ;  ils 
regardaient  de  moins  près;  ils  se  connaissaient  moins 
bien ,  et  ils  avaient  moins  à  connaitre.  Leur  jeunesse ,  en- 
richie de  ces  heureux  dons  que  favorise  seul  le  soleil  de 
l'Orient  et  du  Midi ,  a  donné  à  tous  leurs  ouvrages  un 
caractère  de  beauté  simple  qui  nous  transporte  encore 
d'admiration,  qui  nous  fait  envie  peut-être,  et  qui  ce- 
pendant ne  nous  suffirait  pas.  Une  dignité  naturelle, 
une  élégance  facile,  accompagnait  leurs  mouvements, 
leurs  paroles,  leurs  actions.  Chez  eux  rien  n'était  ou 
du  moins  ne  nous  semble  avoir  été  vulgaire;  la  laideur 
était  rare;  leur  génie,  celui  des  Grecs,  em])ellissait 
tout,  la  douleur,  la  mort,  le  vice  même.  Et  depuis 
que  les  siècles  ont  mis  une  si  large  distance  entre  eux 
et  nous,  l'éclat  qui  les  environne  ne  s'est  point  affaibli  : 
la  Grèce  brille  dans  notre  imagination  comme  un  ta- 
bleau sans  ombre. 

Voilà  pour  le  beau.  Quant  au  grotesque ,  pour  parler 
comme  l'auteur  de  Croiiuvell,  et  désigner  sous  ce  nom 
ce  qui  n'est  pas  le  beau,  je  n'oserais  dire  qu'il  fût  inconnu 
des  anciens.  Tout  au  contraire,  ils  y  ont  excellé.  Le  gro- 
tesque n'est  qu'une  des  formes  du  plaisant  ;  elles  sont  in- 
nombrables. Le  plaisant  s'arrête  quelquefois  à  l'épi- 
gramme,  et  pousse  quelquefois  jusqu'à  la  parodie.  La 
peinture  plaisante,  mais  vraie,  de  nos  travers,  de  nos 
défauts,  en  un  mot  de  nos  ridicules,  c'est  le  comique.  Si 
^ous  exagérez  cette  peinture,  si,  pour  la  rendre  plus  frap- 
pante, vous  la  chargez  d'accessoires  bizarres,  si  ^ous  lui 
prêtez  des  formes  monstrueuses  ou  fantastiques,  vous 
passez  du  comique  au  grotesque;  et  loin  que  les  anciens 
aient  ignoré  cette  partie  de  l'art,  on  pourrait  dire  qu'ils 


DU  CROMWELL  DE  M.  VICTOR  HUGO.  26i 

y  ont  mieux  réussi  que  dans  le  comique  même.  Aristo- 
phane est  resté  le  modèle  du  genre,  et  je  ne  sais  si  le 
temps  n'a  poiût  servi  la  gloire  de  Ménandre  en  détruisant 
ses  comédies.  On  conçoit  que  chez  un  peuple  plus  sensi- 
ble qu'observateur,  et  que  dominait  une  riante  imagina- 
tion, le  grotesque  devait  être  goûté.  D'ailleurs  il  plaît  à 
la  multitude;  il  admet  l'hyperbole,  le  merveilleux,  le 
chimérique  ;  en  ce  sens  il  est  plus  poétique  que  la  comé- 
die. 11  peut  être  piquant  comme  une  satire,  et  fabuleux 
comme  un  conte.  Les  divertissements  du  peuple  grec  ont 
toujours  conservé  quelque  chose  des  plaisirs  d'un  enfant. 

Nés  sous  un  ciel  plus  sombre ,  conduits  à  la  civilisation 
par  un  plus  rigoureux  apprentissage ,  en  même  temps  li- 
vrés à  des  passions  plus  rudes  et  éclairés  par  une  religion 
plus  triste,  nos  pères  entourés  d'une  nature  souvent  hi- 
deuse ,  presque  toujours  rebelle  ,  ont  dû  porter  dans  les 
arts  un  goût  plus  grossier.  Avant  que  le  progrès  social 
eût  changé  en  une  mélancolie  rêveuse  leurs  instincts  som- 
bres ou  terribles ,  en  une  gaieté  naïve  et  familière  leurs 
joies  farouches,  ils  durent  longtemps  ignorer  leur  propre 
génie.  La  civilisation  même  ne  le  leur  révéla  pas  tout  en- 
tier. Par  un  reste  de  défiance  envers  leur  ingrate  nature, 
ils  n'osèrent  dans  les  arts  se  livrer  à  leurs  propres  inspi- 
rations. Ils  venaient  tard;  ils  héritaient  d'un  monde  plus 
vieux ,  plus  travaillé  ;  leur  existence  sociale  était  com- 
pliquée; elle  était  l'œuvre  de  forces  diverses,  le  fruit  de 
civilisations  inégales;  les  lois,  les  langues,  les  religions, 
les  races ,  tout  avait  eu  peine  à  s'unir,  à  se  fondre  ;  et  rien 
de  facilement  harmonieux ,  de  simplement  beau ,  ne  frap- 
pait leurs  regards. 

Plus  derrière  nous  le  passé  s'accumule,  plus  il  pèse  sur 


262  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

nous;  le  respect  de  l'antiquité ,  la  timidité,  l'indolence, 
portent  l'homme  à  invoquer  l'exemple  et  l'autorité ,  au 
lieu  de  suivre  librement  son  instinct.  Il  étudie ,  au  lieu 
d'inventer  ;  et  dans  les  lettres ,  dans  les  arts ,  il  se  voue 
à  l'imitation.  Ainsi,  parmi  nous,  l'érudition  s'est  emparée 
de  l'esprit  humain;  elle  lui  a  imprimé  un  mouvement 
hâtif,  mais  artificiel  ;  et  notre  littérature,  à  demi  indigène, 
à  demi  empruntée,  a,  dans  ses  plus  beaux  jours,  laissé 
désirer  plus  de  naturel  et  de  liberté. 

M.  Hugo  remarque  que  de  très-bonne  heure  les  mo- 
dernes ont  brillé  dans  le  genre  grotesque.  Je  m'étonne 
qu'il  n'en  ait  point  vu  la  raison  :  c'est  qu'ils  ne  l'ont  point 
imité.  La  plaisanterie  est  toujours  nationale,  autrement 
elle  ne  serait  pas  comprise  :  la  preuve ,  c'est  qu'elle  peut 
rarement  se  traduire.  Les  écrivains  qui  veulent  faire  rire 
ne  recherchent  point  des  lecteurs  de  choix,  un  public 
connaisseur;  ils  s'adressent  au  peuple,  et  font  par  néces- 
sité ce  que  tous  les  autres  devraient  faire  par  raison;  ils 
sont  de  leurs  temps  et  de  leurs  pays,  ils  puisent  dans  les 
idées  et  les  mœurs  qui  les  entourent  leurs  moyens  d'effet. 
D'ailleurs  il  y  a  dans  la  gaieté  quelque  chose  de  spontané 
et  d'entrainant  qui  ne  s'imite  pas ,  et  l'on  n'est  plaisant 
qu'en  se  laissant  aller.  La  gaieté  prend  -  elle  un  tour  sati- 
rique, il  faut  encore  qu'elle  soit  inspirée  par  les  person- 
nages ,  les  actions ,  les  institutions  qui  frappent  les  yeux 
du  poète  et  du  lecteur.  On  peut  faire  un  poème  en  l'hon- 
neur d'Achille,  ou  une  tragédie  sur  Alexandre  :  quel 
homme  de  bon  sens  s'aviserait  d'écrire  une  satire  contre 
Thersyte  ou  Denys  le  Tyran?  On  ne  rit  que  de  ceux  que 
l'on  connaît.  Ainsi  le  satiri(iue  emprunte  peu  au  passé. 
Ses  conceptions  peuvent  être  étranges ,  ses  allusions  dé- 


DU  CROMWELL  DE  AI.  VICTOR  HUGO.         263 

tournées,  mais  elles  sont  naturellement  piquantes,  popu- 
lairement risihles.  Gêné  par  les  préjugés  ou  )e  pouvoir, 
il  n'aura  garde  peut-être  d'appeler  les  choses  par  leur 
nom ,  mais  il  n'en  suivra  pas  avec  moins  d'entraînement 
les  caprices  d'une  imagination  fantasque  qui  cache  des 
malices  sous  des  folies;  enfln  il  sera  lui-même ,  il  sera  ori- 
ginal et  populaire.  Tel  a  été  Rabelais ,  et  ses  contes  et  ses 
bons  mots  font  encore  la  joie  des  cabarets  de  la  Touraine 
et  du  Poitou. 

Depuis  Rabelais,  notre  littérature  a  continué  à  n'être 
complètement  naturelle  que  dans  la  plaisanterie.  Lorsque 
notre  langue  fut  fixée,  et  malheureusement  notre  littéra- 
ture aussi,  c'est  encore  dans  le  même  genre  que  nous 
eûmes  nos  écrivains  les  moins  comparables,  les  plus  naïfs, 
disons  le  mot,  les  plus  français.  On  l'a  déjà  remarqué, 
nous  ne  devons  à  aucun  pays ,  à  aucun  siècle ,  des  poètes 
tels  que  La  Fontaine  et  Molière  ;  et  l'on  retrouve  jusque 
dans  les  poésies  légères  de  Voltaire  je  ne  sais  quoi  de  na- 
tional que  nous  ne  tenons  de  personne  et  que  personne  ne 
nous  a  pris.  Seulement  vous  pouvez  observer  qu'à  mesure 
que  la  société  s'est  adoucie,  ordonnée  et  refroidie,  la 
bouffonnerie,  bannie  par  l'élégance  des  mœurs  et  du  lan- 
gage ,  s'est  retirée  devant  une  gaieté  plus  décente ,  et  la 
plaisanterie,  à  la  fois  plus  directe  et  plus  vraie,  mais 
moins  vive ,  a  passé  du  grotesque  au  comique.  Il  est  aisé 
de  concevoir  que ,  sous  le  pouvoir  absolu  d'un  seul ,  une 
société  polie,  où  la  démocratie  ne  tient  presque  aucune 
place,  doit  préférer  une  gaieté  qui  reste  maligne  sans  cesser 
d'être  bienséante.  En  même  temps,  si  cette  société  est 
très-régulière  et  très-compliquée,  les  disparates  entre  les 
mœurs  et  les  caractères  y  seront  communes,  saillantes  et 


264  PASSE  ET  PRESENT. 

vivement  senties.  Ainsi  s'expliquera  la  supériorité  du  gé- 
nie comique  chez  les  modernes,  et  surtout  chez  les  Fran- 
çais. 

On  doit  comprendre  maintenant  pourquoi  dans  le  sé- 
rieux notre  littérature  s'est  montrée  moins  originale  et 
plus  imitable.  Le  beau  se  dépayse  bien  plus  aisément  que 
le  plaisant.  Dès  que  l'étude  nous  eut  ouvert  les  yeux  aux 
beautés  des  chefs-d'œuvre  de  l'antiquité,  elles  nous 
éblouirent,  elles  nous  rendirent  aveugles  pour  tout  le 
reste.  On  ne  crut  pouvoir  mieux  faire  que  de  les  imiter; 
et  quoique  cette  imitation  ait  été  loin  d'être  servile  chez 
nos  grands  écrivains ,  il  n'est  que  trop  vrai  qu'elle  leur 
ùta  une  partie  de  cette  indépendance  créatrice  à  laquelle 
les  appelait  la  nature.  Nous  devînmes  injustes  pour  notre 
histoire ,  pour  nos  monuments ,  pour  notre  propre  génie  ; 
et,  suivant  strictement  les  formes  de  l'art  antique,  non 
pas  même  telles  que  les  avaient  conçues  les  inventeurs, 
mais  telles  que  nous  les  défiguraient  d'ignorants  critiques, 
empruntant  à  l'antiquité  jusqu'à  ses  sujets,  notre  poésie, 
et  surtout  notre  poésie  dramatique ,  a  perdu  en  mouve- 
ment, en  variété,  en  vérité,  ce  qu'elle  a  gagné  en  dignité 
et  en  élégance.  Chaque  soir  nous  pouvons  voir  au  théâtre 
le  double  résultat  d'une  division  qui  a  dominé  la  littéra- 
ture. Nos  tragédies  sont  faites  pour  le  public  académique, 
pour  la  jeunesse  des  écoles  ;  notre  comédie  est  faite  pour 
le  peuple.  La  conclusion  se  présente  sans  qu'on  la  cherche. 
C'est  sur  la  même  scène  que  se  jouent  nos  tragédies  et  nos 
comédies  :  il  ne  devrait  y  avoir  entre  elles  d'autre  diffé- 
rence que  celle  des  sujets.  On  est  convenu,  parce  que  fort 
heureusement  Horace  l'avait  remarqué,  que  le  sérieux, 
le  noble,  le  pathétique  même,  n'étaient  point  exclus  de 


DU  CROMWELL  DE  M.  VICTOR  HUGO.  26o 

la  comédie  :  pourquoi  la  tragédie  ne  se  permettrait-elle 
pas  à  sou  tour  l'observation  des  mœurs,  des  caractères, 
la  peinture  de  toute  la  société  et  de  l'homme  tout  entier? 
Ni  l'une  ni  l'autre  ne  seraient  forcées  pour  cela  de  bannir 
la  poésie ,  soit  cette  poésie  de  conception  qui  agrandit 
tout  ce  qu'elle  touche  et  mélange  habilement  l'idéal  et  le 
réel ,  soit  cette  poésie  de  langage  qui ,  sans  sacrifie)-  la 
clarté  et  le  naturel ,  relève  la  pensée  par  l'éclat  des  images 
et  la  magie  de  l'harmonie.  Cette  conclusion  est  celle  de 
M.  Hugo.  Nous  l'avons  amenée  autrement  que  lui ,  mais 
notre  but  est  le  même  ;  seulement  nous  faisons  plus  d'at- 
tention que  lui  à  choisir  le  bon  chemin.  En  notre  qualité 
de  critique,  nous  devons  chercher  à  porter  dans  nos  pen- 
sées plus  d'exactitude  et  de  liaison  qu'un  poète  n'est  tenu 
d'en  donner  aux  siennes.  M.  Hugo  a  des  vues;  les  idées 
ne  lui  manquent  pas,  mais  il  les  accueille  avec  trop  peu 
de  sévérité.  Lorsqu'il  raisonne,  on  dirait  encore  qu'il  ima- 
gine. Au  reste,  c'est  ainsi  que  procède  Schiller  dans  ses 
morceaux  de  critique ,  dans  ses  lettres  sur  don  Carlos.  La 
comparaison  ne  saurait  déplaire  à  yi.  Hugo  ;  nous  sou- 
haitons d'avoir  à  la  répéter  quand  nous  allons  parler  de 
Croniwell. 

Cromwpil  est  l'expression  fidèle  du  système  dramatique 
de  l'auteur.  On  y  doit  donc  trouver  réunis  le  pathétique 
et  le  grotesque,  le  noble  langage  et  le  ton  familier,  un 
effort  constant  de  retracer  les  mœurs  et  les  caractères 
historiques,  peu  de  scrupule  en  fait  de  vraisemblance  et 
une  grande  recherche  de  vérité,  enfin  tous  les  genres  de 
style  encadrés  dans  les  formes  d'une  savante  versifica- 
tion. Tout  cela  s'y  rencontre  en  effet,  et  non  sans  beauté. 
Mais  le  plus  grand  mérite  de  M.  Hugo,  dans  cet  ouvrage, 

I.  23 


266  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

est,  selon  nous,  de  l'avoir  entrepris.  Sachons -lui  gré 
de  sentir  la  nécessité  de  rajeunir  notre  tragédie,  et  d'oser 
risquer  l'aventure,  non  pas  dans  une  esquisse  tracée 
rapidement  et  jetée  sans  conséquence,  mais  dans  une 
composition  étendue  et  travaillée ,  pour  laquelle  il  n'a 
rien  épargné  de  son  temps  ni  de  son  talent.  Peut-être 
même  est-il  plus  louable  qu'un  autre  de  se  plaire  à  de 
telles  nouveautés.  Ses  premiers  essais  en  donnaient  peu 
l'espérance.  Son  esprit,  qui  ne  fut  jamais  commun,  sem- 
blait prendre  parti  pour  les  idées  communes.  Quelque 
temps ,  il  parut  prétendre  innover  par  la  bizarrerie  des 
formes,  non  par  l'originalité  de  la  pensée.  Il  mena- 
çait de  s'en  tenir  aux  idées  du  parti  qu'il  avait  choisi  ; 
c'eût  été  s'ensevelir  dans  les  cendres  du  passé.  Quel- 
ques années  se  sont  écoulées,  et  les  idées  qui  passaient 
pour  le  paradoxe  des  esprits  blasés  ont  pris  place  dans  le 
bon  sens,  avec  cette  rapidité  de  conquête  que  la  raison  n'a 
possédée  que  dans  notre  siècle.  La  liberté  de  la  poésie  et 
des  arts  a  gagné  sa  cause  au  tribunal  de  l'opinion.  Le 
mouvement  est  venu  jusqu'cà  M.  Hugo  ;  et  tel  est  le  lien 
qui  unit  toutes  les  vérités,  qu'en  s'initiant  aux  nouvelles 
doctrines  littéraires,  il  a  modifié,  nous  oserions  en  répon- 
dre, l'ensemble  de  ses  opinions  philosophiques.  Le  temps 
n'est  pas  loin  où  il  écrivait  que  Yhhtoire  des  hommes  ne 
présente  de  poésie  (juejtigc'e  dit  haut  des  idées  monanhupies 
et  des  emijances  religieuses  ;  et  le  voilà  qui  déclare  iusnf- 
fisaut  et  passionné  le  profil  que  Bossuet  a  tracé  de  Crom- 
well,  de  sa  ehaire  devécpie  appinjce  au  trône  de  Louis  XI  f. 
Pour  trouver  le  Cromwell  dramatique,  il  se  met  à  cher- 
cher le  Cromwell  véritable.  Pour  animer  sa  tragédie ,  il 
s'engage  à  le  peindre  sans  prévention,  lui,  ses  amis,  ses 


DU  CROMWELL  DE  M.  VICTOR  HUGO.         267 

adversaires,  tout  son  pays,  toute  son  époque;  c'est- 
à-dire  qu'il  promet  l'impartialité  à  une  révolution, 
à  une  révolution  entreprise  pour  la  liberté  politique 
et  la  réforme  religieuse!  Certes,  M.  Hugo  n'a  point 
prétendu  changer  de  cause  ni  de  doctrines  ;  mais ,  par 
instinct  de  poète,  par  intention  dramatique,  il  a  été 
conduit  à  considérer  sous  un  jour  nouveau  Chistoirc  des 
lunnmrs;  et  je  ne  serais  pas  surpris  que,  depuis  qu'il 
a  fait  son  Cromwell,  il  ne  jugeât  autrement  que  jadis 
l'histoii'e  contemporaine,  son  parti,  le  nôtre,  la  révo- 
lution. 

Ce  n'est  pas  que  la  pensée  historique  de  CromxveU 
soit  d'une  parfaite  exactitude.  On  la  connaît.  Tout  le 
monde  a  remarqué  le  portrait  que  M.  Hugo  substitue 
à  celui  que  peignit  Bossuet.  Ce  portrait,  tout  bruyant  du 
choc  des  antithèses,  nous  semble  viser  à  l'effet  plus  qu'au 
naturel.  Semblable  au  Cromwell  qu'il  a  vu  dans  les  chro- 
niques ,  le  Cromwell  que  M.  Hugo  a  créé  est  un  person- 
nage forcé ,  tendu,  qui  ne  laisse  voir  que  ses  disparates , 
et  ressortir  que  ses  contradictions.  Ce  défaut  est  un  de 
ceux  qui  menacent  l'école  moderne.  Depuis  que  la  poésie 
se  pique  de  représenter  l'homme  omloyant  et  divers , 
comme  le  voyait  Montaigne  et  comme  l'a  fait  la  nature, 
elle  s'attache  de  préférence  aux  singularités,  et  sacrifie 
l'unité  individuelle  au  besoin  des  oppositions  piquantes. 
La  tragédie  classique  réduisait  un  caractère  tout  entier 
à  un  seul  sentiment  :  elle  faisait  de  l'homme  une  abstrac- 
tion personnifiée.  La  tragédie  dite  romantique,  pour  ne 
point  mutiler  la  vérité,  rapproche  dans  le  même  person- 
nage des  opinions  et  des  passions  contraires ,  sans  tou- 
jours considérer  si  l'assemblage  en  est  possible ,  si  ces 


268  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

couleurs  trauchantes  peuvent  tenir  sur  un  même  fond , 
si  enfin  un  homme  respire,  sent  et  se  meut  sous  ce  vête- 
ment bigarré.  C'est  également  défigurer  la  nature  hu- 
maine que  de  la  réduire  soit  à  une  seule  passion ,  soit  à 
ses  contrastes.  On  raconte  que  Bonaparte  était  supersti- 
tieux, ce  qui  veut  dire  qu'un  homme  d'un  esprit  vaste  et 
d'une  imagination  vive ,  à  la  fois  rêveur  et  raisonneur, 
actif  et  mélancolique,  accueillit  quelquefois  ces  croyances 
au  merveilleux  qui  délassent  du  doute  et  séduisent  par 
moments  une  raison  exigeante,  plus  faite  pour  le  grand 
que  pour  le  vrai.  Que  dirait-on  cependant  si,  dans  un 
ouvrage  d'invention,  drame  ou  roman ,  on  représentait 
Bonaparte  tel  que  le  Wallenstein  de  Schiller,  consultant 
régulièrement  un  astrologue  ou  une  bohémienne,  et  met- 
tant sur  la  même  ligne  sa  foi  dans  le  merveilleux  et  sa 
confiance  dans  le  calcul  ?  L'effet  pourrait  être  piquant  : 
serait-il  vrai?  serait-ce  là  le  Bonaparte  qui  s'est  révélé 
au  monde?  Je  ne  doute  guère  qu'il  n'y  ait  des  méprises  de 
ce  genre  dans  notre  nouveau  Cromwell.  S'il  eût  été  le 
rêveur  ba^ard,  le  bouffon  cruel  qu'on  nous  retrace,  s'il 
se  fût  autant  amusé  à  méditer  vaguement,  à  causer  sans 
but,  à  s'étudier  et  à  se  décrire,  il  n'eût  point  été  l'heu- 
reux vainqueur  de  son  roi  et  de  son  parti,  le  maître  d'une 
monarchie  et  d'une  révolution.  Le  premier  caractère  des 
usurpateurs  à  la  façon  de  César,  de  Bonaparte,  de  Crom- 
w  ell,  c'est  une  infatigable  activité,  c'est  surtout  un  besoin 
insatiable  de  l'exercer,  c'est  un  esprit  net,  prompt,  toujours 
décisif  et  changeant  sans  cesse  d'objet,  qui  se  recueille  ra- 
rement, ne  s'interroge  qu'aux  moments  perdus,  ne  se  dé- 
courage pas,  ne  se  repent  jamais.  Le  Cromwell  de  M.  Hugo 
a,  presque  à  chaque  scène,  un  a  parte  ^our  ses  remords.  Et 


DU  CROMWELL  DE  M.  VICTOR  HUGO.         269 

quels  remords  !  ceux  d'un  régicide  !  En  ce  point  seulement, 
M.  Hugo  paraît  s'être  trop  souvenu  de  ses  propres  opinions. 
Il  a  vu  le  régicide  en  royaliste ,  et  avec  les  idées  morales 
de  notre  époque  ;  il  n'a  point  songé  que  le  remords ,  si 
commun  dans  les  livres,  est  rare  dans  la  réalité.  Chez 
ceux  même  qui  l'éprouvent,  il  se  trahit,  il  ne  s'expose 
pas.  ^\'alter  Scott  a  fait  peut-être  tout  ce  qu'il  est  permis 
de  faire,  en  peignant  CromAvell  troublé  de  reconnaître,  dans 
un  tableau  qu'il  retourne,  le  portrait  deCharlesI",  au  lieu 
de  celui  de  son  fils  qu'il  s'attendait  à  voir  :  encore  a-t-on 
blâmé  W  alter  Scott.  Que  dire  d'un  Cromwell  qui  parle 
de  la  mort  de  Stuart  à  peu  près  comme  Oreste  de  celle 
de  sa  mère?  Les  régicides  anglais  crurent,  pour  la  plu- 
part, en  condamnant  leur  ennemi,  ou  se  venger  ou  faire 
justice.  Tous  le  jugèrent  avec  la  gravité  apparente  ou 
sincère  du  fanatisme.  Quant  au  petit  nombre  de  ceux 
qui  se  déterminèrent  par  un  calcul  de  sûreté  et  de  poli- 
tique ,  ils  vivaient  dans  un  temps  de  mœurs  trop  rudes 
et  de  passions  trop  violentes  pour  être  plus  accessibles 
au  remords  qu'au  scrupule.  Cette  action  put,  dans  la 
suite,  leur  causer  quelque  regret,  comme  tout  engagement 
irrévocable.  Un  crime  devient  à  la  longue  une  difficulté  ; 
il  gêne,  et  l'on  n'y  peut  songer  sans  ennui.  Un  moraliste 
peut  voir  sous  cet  embarras  inévitable  le  remords  qui  se 
déguise  ;  un  poète  doit  l'y  laisser  deviner.  Le  Crom\vell 
de  M.  Hugo  semble,  au  contraire,  tourmenté  du  besoin 
de  faire  en  toute  occasion  la  confidence  du  souvenir  qui 
le  trouble,  faiblesse,  en  vérité,  qui  ressemble  plus  à 
Dandin  qu'à  Tibcre.  Non  que  j'accorde  à  M.  Hugo  que 
Cromwell  dût  ressembler  à  Tihrrc  plus  qu'à  Dandin  , 
deux  noms  qu'il  a  bizarrement  rapprochés  pour  le  définir: 

23. 


270  PASSE  ET  PRÉSEM. 

cruel  avec  délices ,  débauché  jusqu'au  crime,  Tibère  eut 
tous  les  vices  ;  il  fit  le  mal  par  goût  et  pour  satisfaire 
les  instincts  d'une  infâme  nature  :  est-ce  là  Cromwell? 
on  méprise  Tibère  :  qui  serait  si  hardi  que  de  mépriser 
Cromvvell  ? 

Ce  n'est  assurément  pas  M.  Hugo.  Il  règne  dans  sa 
préface  et  surtout  dans  sa  pièce  une  visible  bienveillance 
pour  son  héros.  Aussi,  pour  le  lecteur,  l'intérêt  véri- 
table se  porte-t-il  sur  Cromwell  :  ce  qu'on  souhaite, 
si  l'on  est  bien  déterminé  à  souhaiter  quelque  chose,  c'est 
que  Crom\vell  triomphe.  Ceci  n'est  point  un  reproche  : 
la  supériorité  exerce  sur  les  imaginations  un  empire  qui 
les  gagne  aux  intérêts  de  son  ambition.  On  voit  tous  les 
jours  les  peuples  se  sacrifier  pour  la  gloire  d'un  seul ,  et 
ce  n'est  pas  le  moindre  des  privilèges  du  génie  que  celui 
de  rendre  la  multitude  complice  de  son  égoïsme  par  l'en- 
thousiasme et  la  sympathie.  Légitime  ou  funeste,  cet 
ascendant  des  grandes  facultés  gouverne  le  monde  et 
captive  même  la  postérité.  La  philosophie  peut  s'élever 
contre  cette  usurpation,  mais  la  poésie  doit  la  reproduire. 
Les  grands  hommes  doivent  dominer  dans  le  drame 
comme  dans  leur  siècle  ;  il  n'est  point  contraire  à  l'art 
que  les  spectateurs  soient  séduits  comme  des  contempo- 
rains. La  morale  et  la  raison  n'en  conservent  pas  moins 
leurs  droits.  Au  théâtre,  comme  à  l'aspect  des  choses 
humaines,  elles  restent  indépendantes  de  l'imagination, 
de  r entraînement,  de  l'admiration,  et  protestent  au  nom 
du  devoir  et  de  la  vérité  contre  les  séductions  de  la  for- 
tune, de  la  gloire  et  du  génie. 

Le  moment  choisi  par  M.  >lugo  dans  la  vie  de  Cromwell 
est  celui  où ,  résolu  à  tenter  définitivement  de  se  faire 


DU  CROMWELL  DE  M.  VICTOR  HUGO.         271 

déclarer  roi,  il  rallie  contre  lui  les  débris  du  parti  révo- 
lutionnaire et  ceux  du  parti  royaliste.  Menacé  par  une 
conspiration  double ,  où  des  intentions  et  des  opinions 
opposées  se  réunissent  dans  un  but  commun,  la  mort  du 
Protecteur ,  il  conjure  le  danger  par  son  adresse  et  son 
courage,  et  parvient  à  terrasser  ses  ennemis  sans  les 
frapper.  Mais  la  condition  de  sa  victoire  est  qu'il  ne  sera 
pas  roi  ;  il  sent  trop  que  le  temps  n'est  pas  venu,  que  le 
temps  peut-être  ne  viendra  jamais,  et,  maître  de  la  puis- 
sance souveraine ,  il  est  forcé  de  regretter  un  vain  titre. 
Comme  on  sympathise  peu  avec  cette  faiblesse  de  Crom- 
vvell ,  l'impression  générale  que  laisse  la  pièce,  c'est  qu'il 
a  réussi.  En  effet,  les  chefs  des  deux  partis  sont  tombés 
dans  ses  mains  ;  il  a  pu  les  détruire ,  il  a  pu  même  les 
épargner  ;  le  peuple  se  déclare  pour  lui  :  que  faut-il  de 
plus?  M.  Hugo  paraît  avoir  cru  que  la  question  dont  se 
préoccuperait  l'esprit  du  lecteur  serait  celle-ci  :  CromAvell 
sera-t-il  roi?  Il  s'est  trompé.  Cromwell  restera-t-il  le 
maître?  voilà  tout  au  plus  ce  qu'on  se  demande;  et  il 
faut  bien  le  dire,  comme  il  est  de  la  nature  de  la  tragédie 
historique  que  l'événement  en  soit  prévu,  la  curiosité  ne 
peut  se  porter  sur  le  dénoùment ,  mais  sur  les  moyens 
par  lesquels  il  est  amené.  C'est  une  curiosité  en  quelque 
sorte  critique,  et  qui  s'attache  à  l'ouvrage  plus  qu'au 
sujet. 

Ajoutons  qu'une  situation  politique  étant  l'unique 
fond  du  drame  de  Cromuwll ,  l'intérêt  dramatique  est 
faible  par  lui-même,  et  que,  de  plus,  il  succombe  étouffé 
par  la  multiplicité  des  détails,  l'étendue  des  scènes,  le 
volume  de  l'ouvrage.  Voici  encore  une  des  difficultés  du 
théâtre  romantique.  Comme  l'esprit  d'observation  y  joue 


2"  2  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

un  graiid  rùle,  la  conception  principale,  celle  de  l'action, 
peut  en  souffrii',  et  la  vieille  règle  ad  eventum  festinat, 
qui  pourtant  a  son  prix,  est  souvent  trop  négligée.  Delà 
des  défauts  graves  et  qui  pourraient  devenir  mortels  à 
la  représentation.  L'invention  dramatique  est  ime  qualité 
précieuse,  qui  n'est  pas  la  plus  éclatante,  qui  ne  suppose 
pas  toujours  beaucoup  d'esprit,  qui  est  parfaitement 
distincte  d'une  poétique  imagination,  et  que  rien  cepen- 
dant ne  suppléerait  sur  une  scène  française.  C'est  en  effet 
un  des  principaux  mérites  de  nos  auteurs  ;  c'est  par  ce 
mérite  que  notre  théâtre  s'est  soutenu  ;  et  l'on  peut  même 
lemarquer  combien  il  est  répandu  parmi  nous,  depuis 
la  Comédie  Française  jusqu'au  Cirqae  de  Franconi.  Aux 
yeux  de  quiconque  a  fréquenté  le  théâtre  anglais  d'au- 
jourd'hui, la  supériorité  du  noti'e,  a  cet  égard,  est  évi- 
dente. Il  ne  la  faut  point  perdi'e;  mais  heureusement 
pour  la  tragédie  romantique,  les  nouvelles  tragédies  à 
l'ancienne  mode  sont  aussi  dénuées  d'invention  drama- 
tique que  de  tout  le  reste. 

Rien  ne  prouve  encore  que  ce  don  ait  été  largement  ac- 
cordé à  M.  Hugo.  Mais  ici  la  réflexion  pourrait,  jusqu'à  un 
certain  point,  remplacer  l'inspiration.  Or,  tout  annonce 
que  le  travail ,  qui  se  fait  sentir  à  im  si  haut  degré  dans 
l'exécution  de  Cromwell,  a  manqué  à  la  conception  de 
l'ouvrage.  Aussi,  est-ce  par  cette  raison,  par  le  défaut  du 
plan  et  de  l'action,  plus  que  par  la  nouveauté  du  langage 
et  la  singularité  des  détails ,  que  cette  tragédie ,  mise  à 
la  scène,  pourrait  bien  justifier  le  pronostic  de  M.  Hugo, 
c'est-à-dire  rV/y  sifflce. 

Ce  serait  dommage ,  en  vérité ,  car  il  s'y  trouve  cent 
fois  plus  d'idées  et  de  talent  que  dans  cent  autres  qui 


DU  CROMWELL  DE  M.  VICTOR  HUGO.  273 

sont  applaudies.  Les  intentions  n'y  manquent  pas ,  les 
effets  abondent;  il  y  a  de  la  variété  dans  les  caractères, 
des  traits  dans  le  dialogue,  de  beaux  vers  et  de  jolis  vers, 
un  mélange  assez  habile  du  plaisant  et  du  sérieux.  Le 
premier  acte  est  une  comédie  agréable  ;  les  scènes  de 
Cromwell  avec  sa  femme,  avec  Davenant,  avec  le  juif 
Manassé,  plusieurs  passages  du  quatrième  acte  ont  de 
véritables  beautés,  même  des  beautés  théâtrales.  Cepen- 
dant, il  y  a  quelque  chose  d'arbitraire  dans  la  conduite 
de  la  pièce ,  et  de  fantastique  dans  la  partie  grotesque , 
qui  nous  porterait  à  comparer  Cromwdl  à  ia  Panhypo- 
crisiade,  plutôt  qu'à  une  comédie  comme  Pinto  ou  à  une 
tragédie  comme  Guillaume  Tell. 

C'est  assez  parler  du  genre  et  du  sujet  :  il  faut  songer 
au  style.  C'est  la  plus  grande  nouveauté,  et,  je  n'hésite 
pas  à  le  dire,  la  plus  grande  beauté  de  Cromwell.  L'ap- 
parition de  cet  ouvrage  jette  quelque  lumière  sur  une 
question  qui  est  loin  d'avoir  été  traitée  avec  l'étendue 
qu'elle  mérite.  Comment  faut-il  écrire  le  drame  histo- 
rique? les  vers  sont-ils  indispensables  à  la  tragédie?  les 
vers  français  sont-ils  incompatibles  avec  la  tragédie  mo- 
derne? questions  difficiles,  peu  susceptibles  d'être  déci- 
dées par  des  idées  générales,  et  qui  le  seront  bien  mieux 
par  des  exemples.  Or ,  jusqu'ici ,  les  exemples  prouvent 
qu'il  manque  au  drame  en  prose,  j'entends  au  drame 
sérieux  et  historique,  un  fini  d'exécution,  une  puis- 
sance ,  une  grandeur  que ,  par  un  inexplicable  prestige , 
le  langage  poétique  prête  à  tout  ce  qu'il  exprime.  Les 
exemples  prouvent,  en  même  temps,  que  le  style  de  nos 
tragédies,  harmonieux,  figuré,  passionné,  mais  monotone 
et  solennel,  ne  se  prête  ni  à  la  familiarité  désirable,  ni 


274  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

aux  détails  nécessaii-es   daus  les  scènes  de  l'histoire 
moderne. 

S'il  fallait  juger  par  les  faits,  la  difficulté  paraîtrait 
donc  insurmontable.  A  défaut  d'essais  heureux,  une 
étude  approfondie  de  la  langue  et  de  la  versification  ne 
suffirait  pas  pour  conduire  à  une  solution  :  car  l'œuvre 
du  talent  sera  précisément  de  tirer  de  cette  versification 
et  de  cette  langue  un  parti  inconnu ,  de  découvrir  des 
richesses  nouvelles  dans  une  raine  qui  semble  épuisée; 
et  la  critique  ne  peut  faire  ce  qui  n'est  réservé  qu'au 
talent.  Toutefois ,  elle  peut  montrer  la  route  et  signaler 
les  écueils.  Telle  est  l'importance  du  style  pour  des 
oreilles  françaises,  telle  est,  en  pareille  matière,  la  puis- 
sance de  l'habitude,  qu'une  révolution  dans  la  diction 
dramatique  est ,  de  toutes ,  la  plus  périlleuse  à  tenter. 
Faut-il  donc  désespérer  de  la  tragédie  historique  en  vers, 
ou  faut-il  proscrire  le  drame  tragique  eu  prose?  Non, 
sans  doute  :  pour  être  moins  belle  et  moins  nombreuse, 
la  prose  n'est  pas  dépourvue  de  charme  et  de  noblesse. 
Goetz  de  Berlivhingen  a  son  genre  de  grandiose  et  d'idéal, 
et  Goethe  s'y  montre  plus  poète,  à  mon  sens,  que  dans 
le  Tasse  ou  l'fphigciiic.  La  prose  peut  ne  rien  ôter  à  l'in- 
térêt, au  pathétique  même.  Plus  d'un  drame  le  prouve, 
et  les  auteurs  des  Soinrs  (IrJVetnllij  se  disposent,  dit-on, 
à  le  prouver  à  leur  façDn.  Mais  la  tragédie  en  vers 
n'en  reste  pas  moins  le  chef-d'œuvre  du  théâtre ,  et  le 
poète,  qui  sentira  sa  force,  aura  toujours  l'ambition  de 
prêter  à  la  conception  vaste  et  libre  d'un  drame  vrai  l'or- 
nement et  le  soutien  du  plus  beau  des  langages.  Ce  lan- 
gage, il  est  ^rai,  devra  s'affranchir,  s'agrandir  comme  le 
reste.  Le  style  de  presque  toutes  nos  tragédies  est  limité, 


DU  CROM^^TLL  DE  M.  VICTOR  HUGO.  275 

à  peu  près  comme  le  point  de  vue  en  est  étroit.  Il  n'ose 
tout  exprimer  ;  craintif  et  dédaigneux ,  il  ne  conserve  sa 
noblesse  qu'à  la  condition  de  ne  point  déroger,  preuve 
certaine  que  dans  cette  noblesse  il  y  a  beaucoup  de  fac- 
tice. Toute  chose  a  été  de  même  longtemps  en  France; 
on  y  a  cru  que  la  grandeur  se  perdait  à  devenir  populaire. 
Notre  poésie  est,  dans  le  mauvais  sens  du  mot,  une  véri- 
table aristocrate. 

^lais  quand  tout  change,  ne  peut-elle  changer  aussi? 
Et  de  même  que  nous  trouvons  dans  le  passé  le  germe 
de  tant  de  vérités,  qui  n'ont  pris  que  de  nos  jours  leur 
développement  et  leur  force,  ne  pourrons-nous  rencontrer 
dans  les  ouvrages  des  raaitres  de  l'art  les  indices  qu'il 
faut  suivre  pour  innover  après  eux  et  comme  eux  ?  Nous 
avons  déjà  ^u  qu'une  distinction  trop  marquée  a  séparé 
chez  nous  la  tragédie  de  la  comédie,  ou  plutôt  qu'on  a 
fait  la  part  de  celle-ci  trop  grande,  en  lui  réservant  exclu- 
sivement la  peinture  des  mœurs  et  des  caractères.  11  en 
est  résulté  que  chacun  de  ces  deux  genres  a  gardé  son 
esprit,  sa  diction,  sa  poésie.  Maintenant  qu'un  même 
esprit  doit  les  animer  toutes  deux,  u'est-il  pas  possible 
de  leur  donner  le  même  langage?  Le  style  de  nos  tragé- 
dies est  souvent  simple  et  naturel  ;  celui  de  nos  comédies 
s'élève  parfois  jusqu'à  l'éloquence.  N'est-ce  pas  là  un  com- 
mencement d'alliance  ?  Peu  d'inversions,  encore  moins 
de  comparaisons  ;  des  figures  justes,  mais  courtes,  telles 
que  la  passion  sait  les  trouver  ;  jamais  de  paraphrase  pour 
exprimer  les  choses  simples  ;  des  coupes  libres  et  variées, 
des  tours  ^ifs  et  natm-els  :  telles  sont  à  peu  près  les  con- 
ditions auxquelles  le  style  dramatique  pourrait  embrasser 
tous  les  sujets  et  tous  les  tons.  Nos  grands  écrivains  en 


276  PASSÉ  ET  PRESENT. 

offrent  çà  et  là  des  exemples  ;  seulement ,  ce  qu'ils  font 
quelquefois,  il  faudrait  le  faire  toujours.  Les  sujets  qu'ils 
affectionnaient,  les  formes  de  l'art  qu'ils  avaient  créé, 
comportaient  une  certaine  pompe,  dont  pourtant,  au 
besoin ,  ils  savaient  se  passer.  Le  vrai  nom  de  leur  tra- 
gédie est  peut-être  celui  de  tragédie  /iéroïcjue.  Or  depuis 
longtemps ,  les  âges  héroïques  ont  fait  place  aux  temps 
de  l'histoire  :  c'est  un  anachronisme  que  de  faire  parler 
Bayard  comme  Hercule ,  et  Henri  IV  comme  Achille.  Ce 
n'est  donc  point  dans  nos  tragédies  mythologiques  que 
nous  devons  chercher  nos  principaux  modèles.  H  faut 
imiter  le  récit  du  Cid  beaucoup  plus  que  le  récit  de  Thé- 
ramène;  ou  plutôt  il  faut  se  rapprocher  de  la  nature, 
donner  au  dialogue  un  air  d'improvisation,  sans  toutefois 
renoncer  au  sublime,  mais  au  sublime  vrai,  à  ce  sublime 
familier  que  Fénelon  regrettait  de  ne  pas  trouver  dans 
Cmntf. 

Peut-être  nous  accordera-t-on  facilement  que  les  sen- 
timents simples  peuvent  s'exprimer  dans  une  poésie 
simple.  Mais  il  faudrait  aller  plus  loin.  Les  objets  maté- 
riels, les  titres,  les  dates,  les  termes  des  lois  et  des 
affaires,  mille  détails  de  ce  genre  peuvent  être  indis- 
pensables dans  le  drame  historique  :  comment  les  faire 
passer  dans  les  vers  ?  C'est  une  hardiesse  que  d'intro- 
duire dans  un  alexandrin ,  que  de  prononcer  au  théâtre 
certains  noms  des  plus  illustres  de  notre  histoii-e;  A  ol- 
taire  s'est  vanté  de  l'avoir  fait ,  comme  d'une  grande 
nouveauté.  IJien  des  noms  de  villes  et  de  pays  sont  tout 
à  fait  interdits.  Le  guerrier  le  plus  vaillant  est  obligé 
d'employer  une  périphrase  pour  parler  de  ses  armes  :  le 
canon ,  c'est  l'airain  ,•  un  fusil ,  c'est  un  tuhe  numlrier; 


DU  CROMWELL  DE  M.  VICTOR  HUGO.         277 

la  baïonnette  et  le  pistolet  sont  ineffal)les.  Un  archevêque 
s'appelle  un  pontife;  un  curé  ne  peut  passer  qu'en  sa 
qualité  de  pasteur  ;  et  pour  un  conseiller  au  parlement, 
il  faut  qu'il  renonce  à  figurer  dans  un  vers.  On  a  donné 
une  tragédie  en  l'honneur  de  la  pucelle  d'Orléans;  l'au- 
teur n'avait  pas  cru  possible  de  la  nommer.  C'était  la 
guerrière  ou  la  captive,  l'héroïne  ou  la  bergère;  c'était 
tout,  excepté  Jeanne.  Quiconque  serait  entré  sans  voir 
l'affiche  aurait  pu  assister  à  la  pièce  sans  deviner  de  quoi 
il  s'agissait.  On  commence  à  rire  de  cette  pédantesque 
pruderie ,  mais  on  n'ose  encore  la  braver.  Les  efforts  ha- 
sardés jusqu'à  ce  jour  pour  faire  passer  dans  la  poésie  les 
détails  familiers  de  la  vie  positive  n'ont  d'ordinaire  pro- 
duit que  des  vers  ridicules  par  un  mélange  de  platitude 
et  d'affectation. 

Pour  atteindre  le  but,  il  faudrait  dissimuler  l'effort. 
Le  comble  de  l'art  serait  de  posséder,  sans  le  laisser 
soupçonner,  le  mérite  de  la  difficulté  vaincue.  Le  talent 
ne  doit  plus  se  consumer  dans  le  travail  puéril  d'exprimer 
poétiquement  les  choses  qui  ne  sont  pas  poétiques.  Lors- 
que des  détails  de  ce  genre  sont  nécessaires  à  la  clarté,  à 
l'action ,  à  la  vérité ,  le  véritable  bon  goût  est  de  les 
rendre  naïvement,  en  faisant  peu  sentir  la  mesure  et 
l'artifice  de  la  versification.  Des  vers  ainsi  faits  seront 
techniquement  aussi  difficiles  que  ces  vers  habilement 
tourmentés  pour  rendre,  avec  une  obscurité  ingénieuse, 
des  détails  prosaïques.  Ils  seront  comme  de  la  prose,  et 
ce  sera  leur  plus  grand  mérite,  le  seul  qui  convienne  aux 
passages  où  de  tels  vers  sont  à  leur  place.  Mais  qu'on 
ne  l'oublie  pas,  ce  n'est,  en  ce  genre,  qu'à  force  de  sim- 
plicité qu'on  peut  éviter  la  platitude.  Il  me  semble  que 

I.  24 


278  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

ces  vers  malheureux,  qui  soulèvent  le  parterre  aux  pre- 
mières représentations,  sont  ridicules  précisément  par  un 
reste  d'expression  ou  de  tour  poétique  mal  placé,  qui 
contraste  avec  l'humilité  du  sens.  Si ,  par  exemple ,  on 
est  obligé  de  citer  une  date,  j'aime  mieux,  et  même 
en  une  tragédie,  qu'on  dise,  comme  Racine,  dans  les 
Plaideurs  ; 

Le  cinquième  ou  sixième  avril,  cinquante-six, 

que  comme  Chénier ,  dans  Fénelon  : 

c'était  de  février  h  troisième  journée. 

Assurément,  le  plus  plat  de  ces  deux  vers  est  le  plus 
prétentieux;  le  premier  n'est  ni  bon  ni  mauvais,  il  res- 
semble à  de  la  prose.  On  pourra  dire  qu'il  vaudrait  autant 
s'épargner  la  façon,  et  supprimer  la  poésie,  puisque  nous 
donnons  pour  règle  de  la  faire  disparaître,  même  quand 
nous  en  conservons  les  formes.  Encore  une  fois,  nous 
nous  sommes  gardé  d'interdire  la  prose  ;  mais  s'il  y  a 
des  passages  où  la  poésie  doit  disparaître,  il  y  en  a  beau- 
coup où  elle  fait  bien  de  se  montrer.  D'abord,  par  le 
travail  qu'elle  entraine,  elle  oblige  à  plus  de  méditation, 
de  sévérité ,  de  choix  dans  les  idées  ;  elle  donne  au  lan- 
gage plus  de  précision  et  de  brièveté  ;  elle  prête  de  la 
force  à  une  sentence;  elle  la  grave  en  airain  ,  pour  ainsi 
dire;  elle  ajoute  à  la  grandeur  des  idées  par  l'harmonie, 
à  la  véhémence  des  passions  par  la  rapidité  des  tours 
et  la  hardiesse  des  expressions.  De  plus,  elle  contribue  à 
maintenir  dans  le  drame  une  portion  d'idéal,  sans  laquelle 
l'art  serait  au-dessous  de  la  nature  :  car,  s'il  se  borne  à 
la  copier,  il  sera  toujours  plus  faible  qu'elle;  il  faut 


DU  CROMWELL  DE  M.  VICTOR  HUGO.         279 

qu'il  ajoute  quelque  chose  à  son  modèle  pour  l'égaler. 
Enfin ,  la  poésie  entretient  le  spectateur  dans  je  ne  sais 
quelle  émotion  propre  aux  arts,  émotion  qui  l'arrache  à 
lui-même  et  le  dispose  à  juger  avec  l'imagination  plus 
qu'avec  le  raisonnement.  La  puissance  de  l'harmonie  est 
une  réalité  comme  une  autre  ;  on  ne  la  néglige  que  lors- 
qu'on ne  sait  pas  l'employer. 

Il  peut  se  trouver  dans  une  tragédie  des  scènes ,  des 
rôles  entiers  où  les  formes  même  de  la  poésie  lyrique  ne 
seraient  pas  déplacées.  Telles  sont  quelques  scènes  du 
Pwi  Lmr ,  telles  sont  les  sorcières  de  Macbeth.  Mais, 
même  dans  les  scènes  ordinaires  qu'animent  seules  les 
passions  communes,  la  poésie  est  loin  de  rien  altérer, 
de  rien  refroidir.  Pense-t-on  que ,  rompus  en  prose ,  ces 
vers  du  Misanthrope  eussent  autant  d'éloquence? 

Percé  du  coup  mortel  dont  vous  m'assassinez, 
Mes  sens  par  la  raison  ne  sont  plus  gouvernés  ; 
Je  cède  aux  mouvements  d'une  juste  colère, 
Et  je  ne  réponds  pas  de  ce  que  je  puis  faire. 

Quelquefois  même  la  mesure  poétique  donne  à  une  idée 
simple,  exprimée  simplement ,  un  effet  qu'on  ne  saurait 
nier  et  qu'on  ne  peut  définir.  On  dit,  et  je  le  conçois, 
que  madame  de  Staél  ne  pouvait,  sans  quelque  émotion, 
prononcer  ce  vers  : 

Votre  nom? —  Moncassin.  —  Votre  pays?—  La  France. 

11  me  semble  que  quelque  chose  encore  est  dû  à  la  me- 
sure dans  l'impression  très-forte  que  produit  ce  vers  des 

Templiers  : 

On  les  égorgea  tous...  Sire,  ils  étaient  trois  mille  ! 


280  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

Assurément,  dans  tous  ces  exemples,  ce  n'est  point 
l'éclat  des  images  et  des  expressions  qui  frappe.  Qu'est-ce 
doDC?  J'aurais  peine  à  le  dii-e.  Mais  si  l'on  demande  la 
raison  de  cette  puissance  des  vers,  et  que,  faute  de  la 
pouvoir  expliquer,  on  la  conteste,  il  faudra  aussi  mécon- 
naître l'influence  de  la  musique,  et  nier  qu'elle  ajoute  à 
l'expression;  car  la  chose  n'a  pas  encore  été,  que  je 
sache ,  expliquée  d'une  façon  tant  soit  peu  plausible. 

M.  Hugo  est  du  même  avis  que  nous  sur  la  poésie 
dramatique;  et,  ce  qui  vaut  mieux,  il  agit  pendant  que 
nous  délibérons.  Le  style  de  CroimvcU  est  la  première 
tentative  sérieuse  de  renouvellement  du  langage  tra- 
gique, et,  presque  toujours,  cette  tentative  est  heureuse. 
Par  un  contraste  assez  inattendu,  les  vers  de  M.  Hugo 
sont  beaucoup  plus  naturels  que  sa  prose.  On  trouve dajis 
les  premiers  une  savante  imitation  du  style  de  Corneille  et 
de  celui  de  Molière,  mais  un  plus  grand  soin  de  l'élégance 
et  de  la  précision,  une  correction  travaillée,  une  richesse 
de  rimes  qui  feraient  envie  à  un  poète  lyrique.  La  bizar- 
rerie, penchant  trop  ordinaire  de  M.  Hugo,  se  rencontre 
beaucoup  plus  dans  le  choix  des  pensées  ou  des  images 
que  dans  l'expression  même,  et  indique  plutôt  un  défaut 
de  goût  que  de  talent.  C/o»i»'e//,  enfin,  se  recomman- 
derait uniquement  par  le  style,  que  sa  place  serait  encore 
très-élevée  aux  yeux  des  amis  de  l'art.  Si  ce  n'est  pas 
un  excellent  ouvrage,  c'est  une  admirable  étude. 


DE 

LHISTOIRE  DE  LA  POÉSIE  FRANÇAISE 

{Globe,  1828.) 


Chez  tous  les  peuples  du  monde ,  la  poésie  commence 
par  des  chansons  :  amsi  préluda  la  muse  française.  Jus- 
qu'au quinzième  siècle ,  si  tous  les  vers  n'étaient  pas  des 
chansons,  si  la  mesure  et  la  rime  ornèrent  des  chroni- 
ques et  des  romans,  c'est  que  de  très-honue  heure  en 
France  il  y  eut  des  vers  ou  manqua  la  poésie.  Elle  ne  se 
monti'e  alors ,  en  effet ,  que  dans  la  ballade ,  la  complainte, 
le  rondeau,  dans  toutes  les  formes  de  la  chanson  :  c'était 
le  poème  national. 

Tous  les  sentiments  peuvent  se  produire  par  la  chanson. 
Guerrière  ou  champêtre ,  patriotique  ou  relitiieuse ,  elle 
est,  surtout  dans  les  siècles  peu  avancés,  l'interprète 
fidèle,  le  vivant  témoignage  du  génie,  on  pourrait  dire 
du  cœur  d'un  peuple.  Ce  n'est  point  par  hasard,  à  des  épo- 
ques encore  pleines  de  simplicité,  qu'elle  prend  tel  ou  tel 

'  J"ai  beaucoup  emprunté ,  en  écrivant  ceci ,  à  un  ouvrage  d'un  rare 
mérite.  Tableau  de  la  poésie  française  et  du  théâtre  français  au  seizième 
siècle,  par  M.  Sainte-Beuve.  Cet  article  en  est  presque  un  extrait. 

24. 


282  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

ton ,  et  se  consacre  à  rendre  de  préférence  telle  ou  telle 
idée  :  l'histoire  ancienne  d'une  nation  peut  se  lire  dans 
ses  premières  chansons.  ■Non  cependant  que  tous  les  sen- 
timents d'un  peuple ,  que  tous  les  événements  d'un  siècle 
doivent  se  reti'ouver  dans  les  chansons  contemporaines. 
Il  y  a  des  sentiments ,  il  y  a  des  événements  qui  ne  peu- 
vent se  chanter.  La  poésie  les  indique  et  les  caractérise 
par  son  silence  même. 

Si ,  par  exemple ,  dans  nos  premières  poésies ,  vous 
rencontrez  si  peu  l'expression  des  passions  politiques,  des 
émotions  du  patriotisme ,  des  méditations  religieuses,  ne 
vous  en  étonnez  pas;  c'est  une  révélation  nouvelle  sur  la 
destinée  de  vos  pères ,  une  nouvelle  déposition  contre  le 
passé  au  tribunal  de  l'histoire.  Concluez  hardiment  que  ces 
sentiments  leur  restèrent  en  partie  inconnus,  ou  plutôt 
furent  tels  chez  eux,  qu'ils  ne  comportaient  pas  la  poésie. 
Parlons  d'abord  de  la  religion.  En  France,  elle  fut  de  bonne 
heure  pratique  et  théologique ,  rarement  enthousiaste  ou 
rêveuse.  Alliée  à  l'érudition  du  temps,  traduite  dans  une 
langue  morte  et  savante,  il  lui  fut  longtemps  interdit 
d'être  populaire,  hormis  par  ses  observances  et  ses  super- 
stitions. Elle  appartint  ou  à  la  science  ou  à  la  vie  civile, 
très-peu  à  la  vie  intérieure  et  morale  des  individus.  Elle 
fut  donc  prosaïque ,  et  ne  laissa  aux  sentiments  qu'elle 
inspire  d'autre  poétique  expression  que  le  texte  officiel  de 
la  liturgie.  Du  défaut  d'exaltation  religieuse ,  il  est  résulté 
du  moins  que  nulle  part  le  catholicisme  n'a  été  aussi  régu- 
lier et  aussi  sensé  que  dans  l'ancienne  France. 

Pour  le  patriotisme,  il  est  ^enu  tard.  11  fut  longtemps 
ignoré  et  comme  impossible  dans  un  royaume  divisé ,  ou 
plutôt  dans  cette  aggrégation  changeante  d'états  diffé- 


DE  L'HISTOIRE: DE  LA  POÉSIEIFRANÇAISE.     283 

rents,  qui  devaient  composer  un  jour  le  royaume  de 
France.  Il  ne  fallut  pas  moins  que  les  conquêtes  des  An- 
glais qui  contribuèrent  si  puissamment  à  préparer  l'unité 
de  l'empire  et  la  concentration  de  l'autorité,  pour  jeter  et 
faire  éclore  les  premières  semences  de  l'amour  de  la  pa- 
trie, de  ce  dévouement  tendre ,  orgueilleux ,  jaloux,  qui 
rallie  une  nation  dans  le  sentiment  de  son  individualité 
et  de  son  indépendance.  Et  ce  sentiment  longtemps 
informe,  longtemps  combattu  par  la  complication  des 
intérêts  de  localité ,  par  l'extrême  diversité  des  lois  et  des 
coutumes,  se  développa  trop  péniblement,  se  forma, 
comme  tout  le  reste ,  à  une  trop  rude  école ,  pour  faire 
aisément  alliance  avec  l'imagination,  et  s'exhaler  en  ac- 
cents harmonieux ,  nobles  et  passionnés. 

Les  sentiments  politiques,  ceux  que  font  naitre  les 
actes  des  gouvernements ,  les  grands  intérêts  des  nations , 
ceux  qui  soulèvent  ou  calment,  unissent  ou  divisent  un 
peuple,  demeurèrent  cent  fois  plus  incertains,  plus  mé- 
langés, plus  pénibles  encore.  Tout  fut  si  longtemps  en 
France  livré  à  l'instabilité  et  à  la  confusion ,  qu'il  était 
comme  impossible  de  s'exalter  pour  une  cause ,  de  s'en- 
tlammer  pour  une  espérance.  Nos  aïeux  prirent  de  l'es- 
prit de  parti  tout  ce  qu'il  faut  pour  se  haïr  ou  s'égorger. 
Mais  pendant  les  quatorze  premiers  siècles ,  quelle  idée 
un  peu  générale ,  quel  sentiment  susceptible  d'exciter 
l'enthousiasme ,  put  animer  ces  partis  qui  déchiraient  la 
nation,  et  leur  dicter  des  hymnes  entraînants  ou  plaintifs? 
Que  pouA  ait-on  souhaiter ,  attendre ,  regretter  ?  Si  pour 
chanter  la  liberté  il  n'est  pas  nécessaire  de  la  posséder, 
de  l'espérer  même ,  il  faut  au  moins  l'avoir  perdue  :  nos 
aïeux  n'eurent  pas  même  ce  triste  bonheur. 


'284  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

Soit  en  interrogeant  leurs  souvenii's,  soit  en  plon- 
geant dans  le  futur  un  curieux  regard,  où  leur  imagi- 
nation eùt-elle  rien  découvert  qui  put  la  ravir  ou  la  con- 
soler ?  Trop  malheureux ,  trop  grossiers  pour  pressentir 
leurs  destinées ,  ils  ne  pouvaient  pas  plus  trouver  dans 
leur  avenir  une  espérance  qu'un  regret  dans  leurs  tra- 
ditions. La  plupart  même  ne  pouvaient  connaître  la  con- 
solation des  peuples  simples ,  l'amour  de  la  nature  :  ce 
sentiment  ne  prend  naissance  qu'à  la  vue  d'une  contrée 
pittoresque  et  dans  la  liberté  de  la  vie  champêtre  ;  aussi 
est-il  l'apanage  presque  assuré  des  habitants  des  monta- 
gnes. Or  la  majeure  partie  de  la  France  est  un  pays  plat 
qui  n'a  dû  sa  beauté  qu'à  la  culture ,  et  quant  aux  souve- 
nirs de  la  vie  des  champs ,  la  féodalité  y  avait  mis  bon 
ordre,  elle  leur  avait  d'avance  enlevé  toute  ombre  de 
charme  ou  de  dignité.  C'était  un  despotisme  civil  et,  pour 
ainsi  dire,  domestique,  qui  attristait  jusqu'aux  chaumiè- 
res. Le  servage  de  la  glèbe  désenchantait  la  campagne  ; 
les  montagnes  même ,  dont  l'aspect  agrandit  et  désinté- 
resse ,  les  montagnes  n'offraient  trop  souvent  sur  leuis 
pics  odieux  que  les  signaux  de  la  guerre  et  du  pillage.  Du 
haut  de  ces  cimes  imposantes,  qui  offrent  ailleurs  un  asile 
contre  l'oppression  de  la  plaine,  qui  semblent  ailleurs 
soustraire  à  l'humiliation  la  faiblesse  en  la  rapprochant 
du  ciel ,  dominait  le  regard  insolent  de  la  tyrannie ,  et 
descendait,  couverte  d'acier,  l'implacable  ennemie  du 
bonheur  et  de  la  liberté  des  hommes. 

On  le  voit,  bien  des  causes  historiques  se  réunissent 
pour  expliquer  et  motiver  parmi  nous  le  long  sommeil  de 
l'imagination  et  le  développement  incomplet  ou  tardif  de 
la  poésie  française.  .Te  le  dis  avec  plus  de  regret  que  de 


DE  L'HISTOIRE  DE  LA  POESIE  FRANÇAISE.      285 

haine ,  nos  aïeux  furent  trop  misérables  pour  être  poètes. 
Certes  une  destinée  facile  et  riante  n'est  pas  la  condition 
indispensable  du  génie,  et  le  malheur  a  son  inspiration. 
Le  malheur ,  dis-je ,  non  la  misère ,  non  ce  décourage- 
ment sans  espoir  et  sans  lumière ,  toujours  prêt  à  dégéné- 
rer en  brutale  insensibilité.  Et  tel  fut  trop  longtemps  le 
partage  de  la  multitude  en  France.  Or  c'est  au  sein  de  la 
multitude  que  naissent  les  sentiments  inspirateurs  de 
toute  poésie  nationale.  La  liberté  de  la  retraite,  la  vie 
solitaire  peuvent ,  à  défaut  des  émotions  populaires ,  pro- 
voquer une  autre  espèce  de  poésie,  celle  de  la  rêverie  et 
de  la  contemplation.  Mais  l'agitation  et  la  rudesse  du 
moyen  âge ,  le  mouvement  incroyable  des  affaires  et  des 
événements ,  l'action  constante  des  classes  de  la  société 
les  unes  sur  les  autres,  ne  permettaient  guère  la  liberté  ni 
la  retraite  ;  peut-être  même  qu'indépendamment  de  ces 
causes,  le  génie  naturel  de  notre  pays  n'est  point  méditatif 
ni  solitaire.  Que  l'on  s'en  prenne  à  notre  organisation  ou 
à  notre  histoire ,  ce  qui  signale  éminemment  les  Français , 
ce  n'est  pas  l'imagination. 

Cependant  nous  avons  eu  une  poésie.  Ce  nom  de  poésie 
française  est  un  nom  connu ,  qui  a  un  sens ,  qui  réveille 
une  idée  ;  je  ne  sais  point  d'expression  usitée  qui  ne  signifie 
quelque  chose.  Que  veut  dire  celle-ci ,  et  quelle  sorte  de 
poésie  devait  sortir  d'une  société  ainsi  faite ,  ainsi  traitée 
par  les  événements ,  les  lois  et  le  pouvoir  ?  La  poésie , 
nous  l'avons  vu ,  ne  pouvait  être  inspirée  ni  par  la  patrie, 
ni  par  la  hberté ,  ni  par  le  ciel.  Presque  partout  compri- 
mée par  la  misère  et  l'ignorance ,  elle  ne  pouvait  éclore 
que  là  où  se  rencontrait  quelque  jouissance  des  biens  de 
la  vie.  Elle  ne  pouvait  inspirer  que  ceux  qui  avaient  un 


286  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

peu  de  loisir  ou  de  bonheur ,  exprimer  que  les  sentiments 
compatibles  avec  le  caractère  français  ,  tolérés  par  les  in- 
stitutions, épargnés  par  les  fortunes  diverses  du  pays. 
Ainsi  l'église,  l'université,  le  monde  littéraire  des  premiers 
siècles,  monde  qui,  sous  un  point  de  vue  général,  ne  dif- 
fère pas  de  l'église ,  jouissait  d'une  mesure  de  loisir  et  de 
liberté  qui  eût  permis  à  l'imagination ,  par  conséquent  à 
la  poésie ,  de  naître  dans  son  sein,  si  d'un  autre  côté  l'as- 
sujettissement soit  des  croyances ,  soit  des  devoirs  ecclé- 
siastiques ,  n'eût  écarté  cet  abandon ,  ce  laisser  -  aller 
d'émotions  et  d'actions  presque  indispensable  à  la  poésie, 
surtout  si  le  genre  des  études  n'eût  pas  été  essentielle- 
ment antipathique  à  toute  invention ,  si  l'érudition  et  le 
langage  des  écoles  n'eussent  résisté  à  la  poésie,  qui  ne  se 
nourrit  que  de  sentiments  naturels,  et  ne  parle  que  la 
langue  populaire.  La  poésie  ne  pouvait  naitre  dans  l'école 
que  par  l'étude.  On  devait  arriver  à  la  découvrir  par  voie 
derecherche,lacoucevoir  comme  une  science,  la  constater 
comme  une  antiquité,  non  s'y  laisser  amener  par  un  besoin 
del'àmè,  et  la  produire  de  verve  et  d'inspiration.  Elle  de- 
vait être  un  art  emprunté  et  copié  des  anciens ,  d'abord 
pratique  dans  leur  langue,  puis  réglé  sur  leurs  préceptes  et 
leurs  modèles ,  lorsque,  des  vers  grecs  et  latins ,  la  science 
descendi'ait  aux  chansons  nationales,  et  daignerait  les  ad- 
mettre et  les  commenter.  Gardons-nous  donc  de  chercher 
là  l'imagination.  On  n'y  in\ente  que  sous  la  dictée  de 
l'exemple,  on  n'y  compose  que  selon  l'ordonnance,  et  la 
critique  y  précède  l'œuvre.  iS'y  cherchons  pas  la  poésie; 
mais  remarquons  en  passant  que  longtemps  l'église  et  l'é- 
cole furent  le  seul  asile  de  la  culture  intellectuelle,  qu'il  y 
régnait  im  esprit  d'étude  et  de  recherche  qui  touchait  à 


DE  L'HISTOIRE  DE  LA  POÉSIE  FRANÇAISE.     287 

tout ,  qui  glosait  sur  tout,  qui  devait  se  saisir  un  jour  de 
la  poésie  comme  de  tout  le  reste,  la  juger,  la  former  à 
sa  mode ,  par  suite  la  constituer  en  règles  ,  et  produire 
enfin  son  art  poétique ,  que  nous  verrons  plus  tard  se  com- 
biner avec  la  poésie  naturelle,  avec  celle  qui  naissait  du 
sein  de  la  société  ;  simple  fleur  sauvage ,  qui ,  pour 
n'avoir  été  ni  semée  ni  cultivée,  ne  manque  d'éclat  ni  de 
parfum. 

Mais  où  s'épanouissait  cette  fleur  inconnue?  Vainement 
cherchons -nous  le  sol  qui  doit  la  porter.  Nous  ne  trou- 
vons là  que  des  ronces  incultes ,  ici  que  des  sillons  régu- 
liers où  rien  ne  fleurit.  L'imagination  poétique  est  étouf- 
fée chez  le  clerc ,  chez  le  pajsan ,  l'un  étant  trop  docte , 
l'autre  trop  misérable.  Il  nous  faut  des  hommes  qui  aient 
à  la  fois  plus  d'aise  et  plus  de  naïveté.  Les  rencontrerons- 
nous  dans  ceux  qui  participent  à  la  vie  active,  et  qui 
trouvent  cependant  le  temps  de  penser  ou  de  sentir  quel- 
que chose?  Oui,  dans  les  châteaux  et  dans  les  villes  ,  il 
existe  une  double  population  qui  diffère  de  mœurs ,  de 
droits  ,  de  puissance,  mais  au  sein  de  laquelle  règne  peu 
d'inégalité  intellectuelle.  L'ordre  social ,  ainsi  qu'il  est 
constitué ,  ne  favorise  ou  du  moins  n'épargne  que  deux 
classes  ,  la  chevalerie  et  la  bourgeoisie.  L'une  fut  d'abord 
la  plus  libre ,  l'autre  peut-être  fut  plus  tôt  intelligente. 
Chacune  a  ses  sentiments  et  ses  plaisirs ,  chacune ,  bien 
qu'elle  ait  sa  part  de  la  disposition  tant  soit  peu  prosaïque 
de  la  nation  ,  bien  qu'elle  ne  montre  guère  de  faible  pour 
l'enthousiasme ,  brille  cependant  par  cette  sorte  de  viva- 
cité mobile  qui  fait  du  Français  un  peuple  sensible  et  spi- 
rituel, s'il  n'est  exalté  ni  rêveur.  Le  cercle  d'idées  et 
d'affections  où  peut  se  développer ,  se  complaire,  se  jouer 


288  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

leur  imagination,  ne  sera  pas  très-étendu.  Il  n'y  aura  pas 
beaucoup  de  profondeur ,  de  variété ,  ni  peut-être  d'élé- 
vation dans  leur  manière  de  penser  et  de  sentir;  mais 
enfin  ils  sauront  s'émouvoir  et  jouir  à  leur  guise.  Ils  au- 
ront des  sujets  d'espérance  ou  de  regret,  quelque  chose  à 
aimer  et  à  chanter.  Leurs  émotions  seront  momentanées , 
bornées,  parfois  vulgaires;  mais  enfin  ils  auront  des 
émotions ,  et  le  besoin  et  le  pouvoir  de  s'y  livrer.  Là  l'ima- 
gination prendra  naissance;  là  se  rencontrera  la  poésie 
nationale  ;  elle  sera  donc  chevaleresque  ou  bourgeoise. 

C'est  ainsi  que  se  vérifie  ce  que  nous  avons  dit  en 
commençant  :  la  poésie  porte  la  physionomie  nationale  ; 
elle  l'atteste  et  la  réfléchit.  Or  maintenant  quel  est  le 
caractère  de  la  nation?  Je  rougis  de  ce  que  je  vais  dire  ; 
ce  n'est  point  chose  neuve ,  et  peut-être  tant  d'appareil 
était  peu  nécessaire  pour  amener  si  mince  conclusion. 
Mais  enfin  il  ne  faut  pas  trop  dédaigner  les  lieux  com- 
muns ,  ils  ont  toujours  quelque  fondement,  et  la  vérité  la 
plus  neuve  peut  se  cacher  dans  un  adage.  Or  donc ,  quel 
est  le  caractère  français?  Il  n'y  a  point  de  réputation 
usurpée ,  les  Français  sont  une  nation  galante  et  gaie. 
C'est  à  ce  double  signe  que  l'Europe  les  a  longtemps 
reconnus.  C'est  encore  leur  réputation  dans  toutes  les  au- 
berges de  l'univers.  Acceptons-la,  et  convenons  qu'il  y 
a  cinquante  ans ,  chacun  sans  restriction  eût  souscrit  à  ce 
jugement.  Il  disait  vérité  sans  doute ,  ce  jugement  du 
monde,  quoiqu'il  ne  dit  pas  toute  vérité;  et  de  même 
qu'aujourd'hui  chacun  assure  que  les  Français  sont  bien 
changés,  ils  sont  bien  changés  en  effet;  et  nous  allons  voir 
que  si  leur  poésie  a  suivi  et  reproduit  leur  caractère,  elle 
doit  maintenant  se  renouveler  comme  lui,  et  devenir  dif- 


DE  L'HISTUIKE  DE  LA  POESIE  FRANÇAISE.      28'J 

férente  pour  rester  nationale.  Quant  à  son  origine,  je 
soutiens  mon  dire ,  elle  est  dans  la  galanterie  française , 
elle  est  dans  la  gaieté  française. 

La  galanterie  fut  longtemps  preuve  de  noblesse  :  c'était 
vertu  de  chevalerie.  Livrés  aux  chances  d'une  vie  avan- 
tureuse,  aux  fatigues  d'une  incroyable  activité,  ce  ne 
sont  peut-être  pas  les  nobles  les  premiers,  ce  ne  sont  pas 
tous  les  nobles  du  moins  qui  chantèrent  les  tendres  soucis, 
les  molles  joies  de  l'amoureux  servage.  Mais  c'est  parmi 
eux  et  autour  d'eux  que  naquit  la  chanson ,  interprète 
des  désirs ,  des  souvenirs  ou  des  regrets  de  l'amour.  C'est 
dans  les  châteaux,  dans  les  palais,  dans  les  veillées  après 
les  carrousels,  que  se  firent  entendre  les  premiers  accents 
de  cette  passion  si  pressante  dans  sa  soumission ,  si  hardie 
dans  son  humilité ,  parfois  si  maligne  dans  ses  plaintes  ; 
de  ce  mélange  enfin  d'émotion  et  d'esprit,  de  mélancolie 
et  de  légèreté  qui  caractérisa  de  bonne  heure  la  galanterie 
dans  le  sens  fiançais  du  mot.  Les  chevaliers  ne  pouvaient 
chanter  leur  foi ,  qui  n'était  qu'une  pratique  ;  leur  cause, 
car  ils  n'en  avaient  pas.  Leurs  exploits  même  ne  se  rat- 
tachaient pas  souvent  à  une  idée  qui  les  rendit  chers  à 
l'imagination  et  propres  à  la  poésie.  Il  fallut  qu'un  fil 
assez  léger  vînt  lier  la  valeur  à  l'amour ,  et  qu'un  but 
fût  proposé  à  la  prouesse,  pour  que  la  chevalerie  eût  ses 
chansons ,  et  la  poésie  naquit  du  besoin  de  plaire  plus 
encore  peut-être  que  de  la  douceur  d'aimer  ;  tant  se  re- 
trouve en  tout  l'esprit  prompt  et  positif  de  la  nation. 
Toujours  est-il  vrai  que  l'amour  inspira  la  première  vraie 
poésie ,  et  dût  cette  origine  paraître  une  fadeur  ,  il  faut 
reconnaître  qu'elle  est  caractéristique ,  et  traliit  sa  patrie. 
Le  type  de  cette  poésie  est  Thibauld,  comte  de  Cham- 

I.  25 


290  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

pagne ,  si  ce  n'est  tel  qu'il  fut ,  du  moins  tel  qu'on  le 
renomme  ;  et  pour  ne  remonter  qu'au  quinzième  siècle , 
nous  en  trouverons  le  dernier,  et  non  certes  le  moins  digne 
héritier,  dans  Charles  d'Orléans,  le  père  de  Louis  XII. 
Ces  noms  suffisent  pour  faire  preuve  de  la  noblesse  de  la 
poésie  galante. 

La  gaieté  française  va  se  montrer  plus  roturière.  Cette 
bourgeoisie ,  dont  l'activité  et  l'influence  expiraient  aux 
remparts  des  communes ,  n'avait  point  tardé  à  jouir  de 
quelque  aisance ,  et  parfois  de  quelque  repos.  Si  la  con- 
stitution de  la  société  lui  défendait  presque  en  tout  lieu  la 
puissance  et  la  gloire,  elle  ne  lui  ôtait  pas  toujours  les 
moyens  et  le  goût  de  jouir  de  la  vie.  Préservés  souvent  du 
désordre  qui  régnait  dans  la  campagne,  tranquilles  pourvu 
qu'ils  fussent  humbles ,  riches  s'ils  avaient  soin  de  payer 
rançon  poiu*  leurs  biens  et  leur  repos ,  nos  pères  aimaient 
dans  l'intervalle  de  leurs  travaux  à  se  donner,  comme  on 
dit,  du  bon  temps.  Population  sans  droit,  sans  ambition , 
trop  souvent  sans  fierté,  ils  se  plaisaient  aux  amusements 
grossiers  alors  de  la  vie  privée ,  aux  sensations  franches  et 
vives  qui  provoquent  ou  suivent  le  gros  rire.  Des  festins 
copieux  et  bruyants ,  des  veillées  animées  pai*  des  contes 
ou  des  danses ,  une  joyeuseté  intarissable  qui  se  trahissait 
par  des  tours  d'écolier  ou  des  sailhes  de  cabaret,  en  un 
mot  la  vie  telle  que  la  peignent  les  tableaux  flamands  ; 
voilà  les  façons  de  la  bourgeoisie  d'alors.  Ses  honorables 
membres  n'étaient  ni  difficiles  dans  leurs  plaisirs ,  ni  dé- 
licats dans  leurs  plaisanteries;  et  la  bouffonnerie  seule 
eût  été  sans  grâce,  si  la  naïveté  et  la  malice  ne  l'eussent 
relevée,  la  naïveté ,  cette  vertu  du  temps ,  et  la  malice,  si 
naturelle  a  un  peuple  vif  et  léger  qu'opprime  l'arbitraire^ 


DE  L'HISTOIRE  DE  LA  POÉSIE  FRANÇAISE.     291 

que  dévorent  les  abus ,  et  qui  n'a  d'autre  ressource  que  de 
se  venger  par  en  nwdire.  Là  donc,  au  milieu  des  ébats 
d'une  jeunesse  vive  et  déréglée ,  nous  verrons  naître  de 
fines  saillies,  de  plaisantes  histoires  qui  se  traduiront  en 
chansons  badines ,  et  composeront  avec  le  temps  toute  une 
poésie  à  rire ,  où  la  verve  n'exclura  pas  toujours  la  grâce. 
Le  prince  de  cette  poésie  au  quinzième  siècle,  c'est  Vil- 
lon, chantre  de  cabaret  et  de  carrefour,  qui  mena  la  vie 
d'un  écolier  libertin  et  fripon,  et  que  ses  gentillesses  brouil- 
lèrent avec  le  Châtelet.  Son  talent ,  qui  est  réel ,  a  tout 
l'entraînement  du  désordre,  et  brille  déjà  par  ce  mélange 
de  verve  et  d'ironie  qui  signala  parmi  nous  la  poésie  lé- 
gère. On  reconnaît  en  lui  un  des  chefs  de  cette  école  qui, 
en  s'épurant  par  une  sensibilité  plus  fine  et  par  une  gaieté 
plus  choisie,  produira  son  homme  de  génie,  dans  la  per- 
sonne de  Jean  La  Fontaine. 

La  galanterie  et  la  gaieté ,  la  chanson  d'amour  et  la 
chanson  badine ,  ou ,  si  l'on  veut,  noblesse  et  bourgeoisie, 
voilà  donc  toute  la  poésie  comme  peut-être  toute  la  so- 
ciété française  au  quinzième  siècle.  Non  pourtant  que  les 
deux  genres  restassent  toujours  séparés  ;  les  bourgeois  par- 
fois hantaient  les  chevaUers  ;  des  emplois,  des  services  di- 
vers ouvraient  les  palais  à  la  roture.  Elle  échangeait  avec 
la  noblesse  ses  idées  et  ses  sentiments  ;  elle  avait  enfin  sa 
galanterie ,  comme  l'autre  avait  sa  gaieté.  La  poésie  sut  à 
la  fois  redire  les  émotions  du  cœur  ou  des  sens ,  et  les  fan- 
taisies d'une  humeur  bouffonne  et  railleuse.  L'alliance 
même  devint  intime,  habituelle,  commune  à  toute  poésie. 
On  la  retrouve  empreinte  d'un  charme  qui  n'est  point 
effacé,  dans  le  poète  de  François  I",  de  ce  roi  qui  lui- 


292  PASSE  ET  PRÉSENT. 

même  eut  ce  double  caractère  de  gaieté  et  de  galanterie, 
au  point  d'avoir  passé  longtemps  pour  le  roi  français  par 
excellence ,  et  dont  la  renommée  en  effet ,  après  un  règne 
si  désastreux  ,  après  tant  de  fautes  et  d'iniquités,  ne  sau- 
rait s'expliquer  sans  un  fond  de  sympathie  inaltérable  en- 
tre ses  sujets  et  lui-même,  sans  une  conformité  de  mœurs 
et  d'idées  qui,  malgré  son  gouvernement,  en  fit  l'homme 
de  sa  nation.  Clément  Marot  ouvre  le  xvi*  siècle;  il 
avait  vingt  ans,  quand  François  I"  en  avait  dix-neuf;  ses 
premiers  vers  furent  offerts  au  roi ,  lorsqu'il  venait  de 
monter  sur  le  trône.  Fils  d'un  bourgeois  valet  de  chambre 
de  la  cour ,  et  qui  faisait  des  vers ,  Clément  Marot  était 
bien  l'homme  qui  devait  réunir  tous,  les  caractères  pri- 
mitifs et  naturels  de  la  poésie  française.  Il  devait  tenir  de 
Charles  d'Orléans  pour  la  galanterie ,  de  Alllon  pour  la 
gaieté  :  comme  l'un,  il  avait  vu  la  cour  et  délicatement 
aimé  de  nobles  dames  ;  comme  l'autre ,  il  avait  mené  une 
vie  de  désordre ,  et ,  quoique  pour  des  causes  moins  gra- 
ves ,  tant  soit  peu  bataillé  avec  la  justice.  Rien  n'est  sé- 
rieux chez  lui ,  ni  la  science ,  ni  la  pensée  ;  il  n'a  rien  lu 
que  des  romans  et  des  vers.  On  sent  avec  lui  que  la  poésie 
n'a  pas  encore  été  touchée  par  l'érudition.  C'est  un  art 
sans  doute  ,  mais  un  art  connu  de  ceux-là  seulement  qui 
le  pratiquent ,  exempt  de  toutes  règles ,  hors  de  ces  se- 
crets du  métier  qui  se  révèlent  par  inspiration  ou  se  dé- 
couvrent à  ^œu^  re,  mais  qu'aucune  étude,  aucune  théorie 
n'a  encore  mis  à  la  portée  de  tout  esprit  patient  et 
sensé.  Veut-on  voir  combien  la  familiarité  tendre  ou  gaie 
était  le  ton  naturel  et  de  la  poésie  et  de  Marot?  Qu'on  re- 
lise sa  traduction  des  Psaumes  ;  c'est  là  que  les  idées  jurent 


i 


DE  L'HISTOIRE  DE  LA  POESIE  FRANÇAISE.      293 

avec  les  mots ,  et  que  la  langue  de  l'auteur  et  du  siècle  re- 
fuse une  poétique  expression  aux  plus  poétiques  pensées 
qui  aient  jamais  été  mises  en  \ers. 

Avant  de  suivre  la  poésie  au  xvi^  siècle ,  et  de  parcou- 
rir les  détails  du  savant  tableau  qu'en  a  tracé  M.  Sainte- 
Beuve  ,  qu'il  me  soit  permis  d'insister  sur  l'idée  générale 
qui  ressort  de  tout  ce  qu'on  vient  de  lire  et  de  l'appli- 
quer à  l'ensemble  de  l'histoire  de  la  poésie  française.  Il 
me  semble  qu'elle  l'explique  et  reste  vraie,  même  après 
que  celle-ci  s'est  modifiée.  Le  temps  marchera ,  on  verra 
la  poésie  se  diversifier,  s'agrandir  :  les  conseils  de  l'érudi- 
tion ,  le  mouvement  des  mœurs ,  le  développement  des 
esprits  feront  essayer  des  genres  nouveaux  ;  de  nouvelles 
cordes  seront  attachées  à  la  lyre.  Mais  je  ne  sais  si  les  plus 
sonores  et  les  plus  douces  ne  resteront  pas  celles  que  ten- 
dit et  toucha  les  premières  la  main  de  nos  aïeux.  Avec  les 
années,  aux  formes  diverses  de  la  poésie  légère  se  join- 
dront celles  de  la  poésie  sérieuse,  l'ode,  la  tragédie ,  l'épo- 
pée. Mais  quel  genre  paraîtra  le  mieux  convenir  au  gé- 
nie national?  qui  l'inspirera  le  mieux?  C'est  encore, 
on  n'en  peut  douter,  c'est  l'amour  et  la  plaisanterie.  As- 
surément il  ne  faut  rien  exclure;  tous  les  essais  ont  eu 
leur  mérite  ;  en  tout  genre ,  nous  avons  eu  des  talents  di- 
gnes d'estime.  Mais  enfin  est-ce  le  poème  épique  ou  ly- 
rique qui  fait  la  gloire  de  la  muse  française?  est-ce  dans 
le  récit  ou  la  description  qu'elle  excelle?  Non  sans  doute, 
cela  est  convenu.  Où  sont  les  sentiments,  les  objets 
qu'elle  chante  avec  le  plus  d'àme  et  de  puissance  ?  La 
religion?  On  a  commencé  par  la  lui  interdire;  ce  n'est  qu'en 
passant  qu'un  sentiment  religieux  a  trouvé  placé  dans 
nos  vers.  .-Jt/ialie  est  la  seule  exception;  encore  le  poète 

25. 


294  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

n'y  parle-t-il  pas  en  son  nom  ;  et  son  langage  est  bibli- 
que et  non  chrétien.  La  nature?  Jusqu'à  une  époque  fort 
récente ,  la  poésie  l'a  dédaignée ,  et  le  genre  de  sentiment 
que  la  nature  inspire  semblait  longtemps  étranger  à  nos 
cœurs  comme  à  nos  livres.  Restent  les  passions  politiques. 
Mais  pendant  nos  deux  grands  siècles  littéraires,  elles 
étaient  silencieuses  ;  il  eût  été  bizarre  d'y  chercher  une 
inspiration.  Il  faut  donc  le  reconnaître,  le  génie  français 
ne  se  déploie  avec  une  verve  sans  rivale,  avec  une  grâce 
inimitable,  que  dans  l'amour  et  la  plaisanterie.  L'amour 
est  un  sentiment  flexible,  dont  la  nature  se  modifie  avec 
les  opinions,  dont  l'expression  change  avec  les  mœurs. 
La  plaisanterie  est  soumise  aux  variations  du  goût,  gros- 
sière pour  une  société  novice ,  délicate  pour  une  société 
raffinée.  TS'ous  avons  vu  tous  ces  changements;  mais,  à 
toutes  les  époques,  et  sur  tous  les  tons,  la  poésie  du 
sentiment  et  du  comique  s'est  toujours  signalée  chez  nous 
par  la  force ,  le  charme  ou  la  vérité.  Toujours  on  a  senti 
qu'elle  était  naturelle  à  la  France.  En  tout  autre  genre, 
il  manquait  à  nos  poètes  tantôt  la  sublimité ,  tantôt  l'a- 
bandon, bien  souvent  l'invention.  Dans  l'amour,  depuis 
la  tragédie  jusqu'au  madrigal  ;  dans  la  plaisanterie ,  de- 
puis la  comédie  jusqu'à  l'épigramme,  leur  génie  redeve- 
nait aisé,  fécond,  libre,  varié.  Cela  est  si  vrai  que  le 
poète  fançais  par  excellence ,  celui  qui  n'aurait  pu  naitre 
ailleurs,  l'idole  de  son  siècle,  l'envie  de  l'Europe  qui  ne 
lui  connaît  point  de  rival  ni  de  modèle ,  c'est  le  poète  de 
la  passion  et  de  la  plaisanterie,  c'est  le  chantre  de  Zaïre 
et  du  Mondain ,  c'est  Voltaire. 

Dites  maintenant  que  le  goût  des  lecteurs  et  le  pen- 
chant des  poètes  ne  les  porte  plus  vers  l'école  de  Voltaire, 


DE  L'HISTOIRE  DE  LA  POÉSIE  FRANÇAISE.     295 

ni  même  vers  les  deux  sources  d'inspiration  que  nous  ve- 
nons de  nommer.  Il  se  peut,  et  c'est  une  preuve  entre 
mille ,  que  nous  ne  sommes  plus  le  même  peuple.  Ne  s'est- 
il  pas  en  effet  passé  quelque  chose  depuis  cinquante  ans? 
L'histoire  ne  cite  pas  de  changement  plus  étendu ,  plus 
profond,  plus  rapide  ,  que  celui  qui  s'est  accompli  parmi 
nous.  Si  de  nouveaux  sentiments  sont  nés  avec  de  nou- 
velles idées,  si  l'amour  de  la  liberté  ou  de  la  nature  s'est 
révélé  à  la  France,  si  le  génie  national  est  autre  enfin, 
autre  sera  la  poésie  nationale  ;  nous  le  reconnaissons , 
nous  le  désirons  même  ;  il  y  a  longtemps  déjà  que  nous 
demandons  à  grands  cris  la  nouveauté.  Et  cependant,  je 
ne  sais ,  mais  peut  -  être  sous  le  costume  du  temps ,  notre 
main  sentirait  -  elle  battre  encore  le  cœur  de  la  vieille 
France.  Peut-être  est-ce  encore  l'amour  et  la  satire  qui 
ont  dicté  les  premiers  chants  de  la  muse  nouvelle  ;  l'a- 
mour rêveur,  la  satire  amère,  il  est  vrai,  tels  enfin  que 
les  veut  et  les  comprend  un  siècle  sérieux  et  troublé.  Qui 
ne  rattacherait  aisément  aux  origines  chevaleresques  et 
bourgeoises  de  la  poésie  française ,  à  ses  traditions  de 
tendresse  et  de  malice ,  les  Méditations  de  M.  de  Lamar- 
tine et  les  Chansons  de  M.  de  Béranger  ? 

M.  Sainte-Beuve  ne  repousserait  pas  l'idée  que ,  pour 
notre  compte ,  nous  nous  sommes  faite  de  la  poésie  fran- 
çaise; car  son  ingénieux  ouvrage  en  contient  le  germe, 
et  nous  n'avons  eu  qu'à  le  développer.  Dans  l'étude  du 
XVI*  siècle ,  nous  le  suivrons  de  plus  près  encore.  L'éru- 
dition et  la  sagacité  du  jeune  critique  seront  nos  guides  , 
et  nous  serviront  même  ([uelquefois  à  nous  écarter  de  sa 
route. 

En  déterminant  le  caractère  général  de  la  poésie  fran- 


296  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

çaise,  nous  n'avons  pas  dissimulé  qu'il  s'était  sans  cesse 
produit  sous  des  formes  diverses.  L'esprit  de  la  nation  ne 
pouvait  périr  ;  c'est  en  quelque  sorte  son  individualité. 
Mais  l'individu,  en  persistant,  modifie  ses  idées  et  ses  ma- 
nières ;  il  est  lui-même  et  non  le  même  ;  il  change  avec 
l'âge.  Ainsi  vont  les  nations,  leur  littérature,  leur  poésie. 
Dans  le  détail ,  des  hasards  se  présentent ,  des  incidents 
surviennent ,  qui  amènent  des  effets  passagers  ou  dura- 
bles; les  éléments  primitifs  eux-mêmes  se  développent 
spontanément,  et  se  modifient  par  leur  propre  vertu. 
C'est  ce  développement  naturel ,  combiné  avec  l'action 
des  causes  fortuites ,  qui  compose  toute  l'histoire ,  l'his- 
toire politique  comme  l'histoire  littéraire.  Contempler  et 
décrire  exclusivement  un  de  ces  deux  ordres  de  faits,  c'est 
mutiler  la  vérité,  tomber  dans  le  système  ou  dans  la  con- 
fusion, méconnaître  l'influence  des  individus  ou  la  loi  de 
l'humanité.  Dans  la  littérature  surtout,  l'esprit  garde  tou- 
jours beaucoup  d'arbitraire  ;  quoi  qu'il  doive  aux  circon- 
stances, à  féducation,  à  l'exemple,  il  ne  doit  pas  moins 
à  lui-même;  et,  grâce  à  Dieu,  ainsi  que  la  conscience 
a  des  volontés,  l'imagination  a  des  penchants.  Un  grand 
écrivain  venu  dans  son  temps  exerce  une  puissance  per- 
sonnelle qu'on  ne  saurait  nier  :  il  hâte  ou  il  ajourne  une 
nouveauté ,  il  entraîne  dans  une  voie  ou  détourne  d'une 
direction,  il  crée  soit  un  genre,  soit  une  doctrine;  et  s'il 
est  vrai  qu'il  emprunte  à  son  siècle ,  il  rend  à  son  siècle 
plus  qu'il  ne  lui  a  prêté.  Une  histoire  de  la  littérature  est 
donc  sans  doute  l'histoire  du  public  ;  mais  c'est  bien 
aussi  celle  des  auteurs,  comme  l'histoire  politique  est 
celle  du  gouvernement  en  même  temps  que  de  la  société. 
Encore  l'influence  des  écrivains  est-elle  plus  individuelle 


DE  L'HISTOIRE  DE  LA  POÉSIE  FRANÇAISE.      297 

et  plus  libre  que  celle  du  pouvoir  ;  le  talent  domine  plus 
par  ses  propres  forces  que  l'habileté.  Ainsi  la  critique, 
trop  portée  autrefois  à  isoler  les  écrivains  de  leur  époque, 
a  raison  aujourd'hui  pour  les  juger  de  les  placer  au  mi- 
lieu du  monde  où  ils  ont  vécu,  au  sein  des  sentiments  et 
des  idées  dont  ils  ont  été  les  interprètes  :  l'histoire  de  la 
littérature  ne  doit  pas  rester  étrangère  à  celle  de  la  société. 
Mais  gardons-nous  cependant  de  trop  abonder  dans  ce 
sens ,  et  d'oublier  ce  qu'il  y  a  d'original  et  de  spontané 
dans  le  talent.  C'est  par  une  vue  complète  des  choses,  de 
ce  qui  est  général  et  de  ce  qui  est  individuel ,  que  tout 
s'éclaircit  et  se  concilie.  Ainsi  l'on  peut  comprendre  l'es- 
prit d'un  siècle  et  d'une  littérature ,  en  même  temps  que 
les  variations  et  les  nuances  du  même  siècle  et  de  la  même 
littérature.  L'exemple  de  M.  Sainte-Beuve  le  prouve  à 
merveille  ;  il  cherche  à  tout  voir,  à  faire  la  part  du  temps 
et  celle  des  personnes.  A  la  lumière  qu'il  a  portée  sur 
toutes  les  parties  de  son  tableau ,  nous  aurons  peu  de  mé- 
rite à  voir  clair  après  lui. 

Nous  avons  laissé  Clément  Marot  à  la  tête  de  la  poésie 
française;  il  était  naturel  qu'il  eût  des  imitateurs,  ou 
plutôt  des  émules ,  car  il  n'avait  fait  que  rimer  sous  la 
dictée  de  son  temps.  Son  mérite  était  moins  d'avoir  créé 
qu'excellé  dans  un  genre  qui  eût  été  créé  sans  lui,  tant  il 
convenait  à  la  société  contemporaine.  Nul  ne  le  surpas- 
sait ,  et  de  ceux  qui  avec  lui  ou  après  lui  composèrent  à 
sa  mode,  on  ne  doit  citer  les  noms  que  de  Mellin  de  Saint- 
Gelais  et  de  Victor  Brodeau.  Ils  continuaient  le  ton  de  la 
poésie  naïve,  aux  formes  humbles,  aux  origines  gau- 
loises, tandis  que  Pierre  Faifeu,  encore  en  arrière  de  l'é- 
cole marotique ,  maintenait  assez  fidèlement  la  tradition 


298  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

plus  grossière  de  Villon.  Mais  tout  à  coup ,  et  presque 
sans  provocation,  la  science  étendit  la  main  sur  la  poésie 
nationale ,  et  entreprit  méthodiquement  de  la  régénérer. 
Comme  il  convient ,  cette  tentative  subite  fut  précédée 
d'une  théorie ,  et  le  système  devança  l'œuvre.  Les  pro- 
ductions de  l'école  régnante  avaient  été  suivies  de  la  pu- 
blication d'un  Art  poétique  à  son  usage ,  où  Marot  et  ses 
pareils  sont  traités  de  bons  et  classiques  poètes  français  *^ . 
L'école  qui  prétendait  la  supplanter  débuta  par  publier 
le  sien  ,  et  Joachim  Dubellay  se  porta  le  rhéteur  du  parti 
dont  Ronsard  devait  être  le  poète.  Son  Illustration  de  la 
langue  française  parut  en  1549,  comme  un  manifeste  qui 
annonce  la  guerre. 

Pendant  beaucoup  d'années ,  les  savants  de  profession 
avaient  dédaigné  ce  jargon  que  l'on  parlait  autour  d'eux, 
et  refusé  toute  attention  aux  bégaiements  d'une  muse 
ignorante.  Quand  les  temps  furent  accomplis ,  ils  songè- 
rent enfin  que  leur  pays  pourrait  bien  avoir  aussi  une  lit- 
térature en  propre,  une  poésie  en  son  nom,  et  tout  à 
coup ,  épris  du  noble  désir  de  lui  faire  ce  beau  présent , 
sans  tenir  aucun  compte  de  ce  qui  existait  déjà,  plusieurs 
d'entre  eux  résolurent  d'exploiter  la  langue  comme  une 
mine  vierge,  et  de  tout  créer  sur  de  nouveaux  frais. 
Cette  pensée  était  hardie ,  libre ,  patriotique ,  mais ,  par 
une  préoccupation  singulière,  par  habitude  d'esprit  ou 
orgueil  d'érudition ,  ils  crurent  et  ils  établirent  que  le 
seul  moyen  de  féconder,  de  refaire  la  langue  était  de  se 
pénétrer  intimement  de  la  substance  des  auteurs  anciens, 
(ki  se  transfoniwr  en  eux,  comme  ils  le  disaient,  pour 

•  Art  poétique  par  Thomas  Sebilet,  publié  en  1548. 


DE  L'HISTOIRE  DE  LA  POÉSIE  FRANÇAISE.      299 

reproduire  sous  la  forme  française  les  pensées ,  les  mots 
même,  et  tous  les  procédés  de  l'art  de  l'antiquité.  La  doc- 
trine ,  la  réflexion ,  l'étude  manquaient  trop  aux  vers  jus- 
qu'alors estimés ,  pour  qu'ils  en  fissent  aucun  cas ,  et  ils 
vouèrent  à  l'oubli  tous  leurs  devanciers.  En  même  temps, 
ils  insultèrent  aux  savants,  pour  avoir  rejeté  dun  sourcil 
plus  que  stoùjue  toutes  choses  écrites  en  françois.  Ils  en- 
treprirent donc  de  restaurer  tout  ensemble  l'art  et  la  lan- 
gue, soit  dans  la  prose,  soit  dans  la  poésie.  Etienne  Dolet 
forma  [Orateta  français;  Dubellay  s'occupa  débaucher 
le  Poète.  C'était  le  poète  national ,  ne  l'oubliez  pas ,  il  le 
dit  formellement,  et  il  lui  recommande  avant  tout  de 
lire  et  relire  les  exemplaires  grecs  et  latins.  C'était  le  poète 
national,  et,  ce  qu'il  reproche  à  ses  prédécesseurs,  c'est 
de  ne  s'éloigner  point  de  la  commune  manière  de  parler. 
Il  prétend  réhabiliter  la  langue  française ,  et  il  veut  que 
l'on  sorte  des  voies  du  génie  français  :  «  Sur  toute  chose, 
»  dit-il ,  observe  que  ton  poème  soit  éloigné  du  vul- 
gaire. »  Ainsi,  cette  littérature  originale  avait  pour  prin- 
cipe l'imitation;  cette  littérature  nationale  devait  être 
empruntée  à  l'antiquité.  Évidemment,  nous  assistons  ici 
à  la  naissance  de  la  poésie  classique.  Telle  fut  du  moins 
sa  première  forme.  N'oublions  pas  cependant  que  ceux 
qui  en  eurent  les  premiers  l'idée,  firent  preuve  de  har- 
diesse et  d'une  sorte  d'invention.  Ils  pensaient  hasarder 
beaucoup  et  grandement  innover  en  s'élevant  au-dessus 
de  préjugés  scolastiques,  en  substituante  l'étude  stérile 
des  anciens,  à  l'art  servile  de  les  contrefaire  dans  leur 
langue,  la  liberté  et  la  fécondité  de  l'imitation.  Ils  firent 
un  faux  calcul  plutôt  qu'ils  ne  manquèrent  de  génie. 
Ronsard  fut  le  premier,  mais  autour  de  lui  se  groupèrent 


300  PASSÉ  ET  PRESENT. 

des  rimeurs  et  des  critiques ,  dont  la  réunion  fut  appelée 
la  Pléiade.  Les  hommes  les  plus  remarquables  par  le 
sens  et  l'esprit ,  tous  ceux  qui  détestaient  la  trivialité  et 
croyaient  mépriser  la  pédanterie ,  applaudirent  à  la  nou- 
velle école  ;  Montaigne ,  de  Thou ,  Muret ,  le  chancelier 
de  l'Hôpital ,  tous  crurent  saluer  enfin  le  jour  de  la  vraie 
poésie  française  ;  quelques-uns  même  prirent  parti  dans 
la  polémique  qui  ne  tarda  pas  à  s'élever;  Rabelais  seul 
s'aperçut  qu'il  manquait  à  cette  poésie  ce  qu'il  cherchait 
partout,  le  naturel.  Mais  Rabelais  était  trop  au-dessus  de 
son  siècle. 

Ronsard  avait  passé  sept  ans  entiers  avec  ses  amis  à 
studieusement  approfondir  les  langues  savantes ,  à  mé- 
diter froidement  les  principes  et  les  moyens  de  la  révo- 
lution qu'il  projetait  d'accomplir.  Peu  après  la  publica- 
tion de  la  Poétique  de  Dubellay,  qu'il  regardait  comme 
son  élève,  il  imprima  ses  vers  à  l'appui  de  son  système, 
et  presque  aussitôt  il  obtint  une  gloire  et  une  puissance 
qui  dm'èrent  près  de  cinquante  ans  sans  débat  ni  revers, 
puis  tombèrent  soudain  pour  ne  se  plus  relever.  Le  nom 
de  Ronsard  n'est  pas  oublié,  mais  il  est  ridicule.  On  peut, 
sans  l'avoir  lu,  soupçonner  là  quelque  injustice.  Étudiez 
ses  idées  et  ses  œuvres,  et  tout  s'expliquera.  Que  vou- 
lait-il? Reproduire  en  français  le  génie  antique  ,  lui  en- 
lever les  genres  dans  lesquels  il  avait  brillé,  l'ode,  la 
tragédie ,  l'épopée ,  et  tout  en  suppliant  les  poètes  de 
n'être  pas  pins  latincnrs  nij  grécanisenrs ,  piller  Thche  et 
saccager  la  Poinlle,  c'est-à-dire  dérober  Horace  et  Pin- 
dare.  En  bannissant  la  poésie  de  collège,  qui  ennuyait  les 
hommes  de  sens ,  et  celle  de  ruelle  ou  de  cabaret ,  qui 
dégoûtait  les  gens  instruits,  il  prétendait  plake  en  même 


DE  LUISTOIRE  DE  LA  POÉSIE  FRANÇAISE.      301 

temps  au  goût ,  à  la  science ,  à  la  raison.  Il  imitait  sans 
doute,  mais  il  portait  de  la  verve  dans  l'imitation.  Il  était 
systématique ,  mais  il  se  sentait  ou  se  croyait  inspiré.  Il 
inventait  peu,  soit  dans  la  forme,  soit  dans  le  sujet  de  ses 
poèmes,  mais  il  possédait  une  qualité  éminente  qui,  sur- 
tout en  France ,  peut  suppléer  toutes  les  autres ,  il  avait 
l'imagination  du  style. 

C'est  au  langage  en  effet  que  l'école  de  Ronsard  s'atta- 
cha principalement.  Elle  lui  fit  subir  toutes  les  épreuves 
d'un  travail  ingénieux.  Elle  le  rendit  souvent  pénible  et 
contourné,  mais  plus  noble,  plus  riche,  plus  pittoresque; 
elle  lui  donna  de  l'éclat  sans  correction ,  introduisit  des 
tours  et  des  mots  tantôt  heureux,  tantôt  bizarres ,  figura 
la  langue  enfin  ;  c'était  créer  la  poésie  de  l'expression. 
Le  mécanisme  du  vers ,  la  coupe  des  strophes ,  la  diver- 
sité des  mesures ,  le  croisement  des  rimes ,  vingt  détails 
techniques  furent  aussi  perfectionnés  ou  imaginés  par  ces 
savants  artistes;  et  c'est  à  ces  divers  titres  que  la  poésie, 
qui  conserve  encore  l'empreinte  de  leurs  mains,  leur  doit 
peut-être  quelque  reconnaissance. 

Mais  là  se  bornèrent  leur  influence  et  leur  talent.  Style 
et  versification,  sur  ces  deux  points  ils  furent  habiles,  et 
la  plupart,  gens  d'esprit  et  d'étude,  y  ajoutèrent  le  mérite 
plus  philosophique  que  poétique  de  bien  savoir  ce  qu'ils 
faisaient,  de  concevoir  l'art  avant  de  l'essayer,  de  le 
créer  à  dessein,  d'être  poètes  enfin  de  propos  délibéré. 
Funeste  et  singulier  exemple ,  que  nous  retrouvons  à  la 
naissance  de  notre  littérature ,  et  qui  ne  devrait  apparte- 
nir qu'à  des  temps  de  décadence,  ou  tout  au  moins  de 
raisonnement  et  de  civilisation.  Ainsi,  dès  le  principe,  la 
réflexion  et  la  science  ternirent  la  fraîcheur  de  la  poésie  à 

I.  26 


302  PASSE  ET  PRÉSENT. 

peine  éclose.  L'étude  des  anciens  ne  permit  pas  à  nos 
pères  de  rester  dans  l'ingénuité  des  premiers  âges,  ni  de 
se  développer  lentement  et  par  eux-mêmes.  Elle  hâta, 
elle  improvisa  pour  ainsi  dire  leur  développement ,  sub- 
stitua de  bonne  heure  l'érudition  à  l'instinct,  l'art  à  l'in- 
spiration. Etonnez-vous  maintenant  que  notre  littérature 
ait  toujours  manqué  d'une  sorte  d'originalité  et  d'aban- 
don. L'imitation  et  la  critique  ne  l'ont  pas  un  instant 
abandonnée  ;  la  muse  française  au  berceau  notait  les  airs 
en  les  chantant. 

Voyez  les  œuvres  de  Ronsard.  M.  Sainte-Beuve  les  pu- 
blie par  extraits  ;  il  ne  cache  pas  son  faible  pour  le  poète, 
et  nul  doute  que  son  choix  ne  soit  fait  avec  autant  d'a- 
dresse que  de  goût.  Cependant  aupi'ès  du  talent  d'écrire 
et  de  versifier ,  qu'il  est  impossible  de  n'y  pas  admirer , 
comment  ne  point  remarquer  ce  défaut  presque  absolu 
d'invention,  cette  disette  d'idées  originales,  ce  goût  pour 
les  souvenirs  mythologiques,  cette  inspiration  de  seconde 
main  qui  se  puise  dans  Théocrite,  dans  Anacréon,  dans 
Catulle ,  surtout  dans  Horace ,  même  dans  Pétrarque  ou 
Jean  Second,  enfin  je  ne  sais  quoi  de  savant  et  d'artificiel 
qui  annonce  déjà  la  poésie  classique?  Encore  le  recueil 
est-il  composé  de  manière  à  faire  une  sorte  d'illusion.  Le 
défaut  est  beaucoup  plus  grand  chez  Ronsard  que  dans 
ce  qu'on  en  publie.  M.  Sainte-Beuve  a  recueilli  de  préfé- 
rence les  petites  pièces ,  les  poésies  galantes ,  où  Ronsard 
portait  moins  de  travail  et  de  prétention,  mais  plus  d'âme 
et  de  mouvement.  Le  dirai-je?  ce  Pindare  du  xm""  siècle 
s'est  mépris  sur  son  génie  ;  il  était  né  pour  être  le  rival 
de  Marot,  non  son  adversaire.  Prompt  au  plaisir,  léger 
dans  ses  goûts,  sa  vocation  eût  été  de  se  laisser  aller 


DE  L'HISTOIRE  DE  LA  POÉSIE  FRANÇAISE.     303 

avec  nonchalance  à  l'attrait  de  l'amour  ou  plutôt  de  la 
beauté  ,  de  peindre  avec  vi^  acité  ce  que  l'imafrination 
peut  ajouter  de  charme  au  plaisir  des  sens.  >'e  lui  deman- 
dez rien  de  plus ,  ni  sentiment  profond ,  ni  pensées  neu- 
ves ,  et  vous  admirerez  alors  un  talent  naturel,  qu'eût  en- 
vié Chaulieu,  que  n'eût  pas  dédaigné  La  Fontaine.  Mais 
l'ambition  de  Ronsard  visait  plus  haut;  il  a  fait  des  son- 
nets sans  doute,  car  l'exemple  de  l'Italie  ne  permettait 
pas  d'y  manquer.  Il  a  fait  des  chansons  tendres  et  ga- 
lantes, car  c'était  son  goût,  et  les  anciens  d'ailleurs  l'y 
autorisaient.  Mais  l'ode,  mais  l'hymne,  l'élégie,  l'épitre 
sérieuse ,  le  poème  héroïque ,  il  a  tout  essayé ,  il  a  cru 
tout  créer,  et  sûrement  il  mettait  sa  gloire  dans  ces  com- 
positions relevées  qui  le  rapprochaient  de  ses  modèles, 
bien  plus  que  dans  les  pièces  fugitives  qui  l'assimilaient 
à  ses  contemporains.  Ce  n'est  pas  dans  ce  dernier  genre 
qu'il  a  fait  école,  et  la  réputation  qu'il  a  laissée  n'est 
pas  celle  d'un  prédécesseur  de  Parny.  C'est  pourtant  ce 
que  l'avait  fait  la  nature  ;  et  sa  manie  fut  précisément 
de  forcer  la  nature ,  et  d'être  sublime  en  dépit  de  sa  vo- 
cation. 

Le  style  et  la  versification  ne  sont  pas  toute  la  poésie  : 
voilà  ce  que  ne  virent  pas  les  doctes  artistes  de  la  Pléiade. 
Ils  se  crurent  poètes  parce  qu'ils  écrivaient  avec  imagi- 
nation ,  avec  harmonie ,  comme  ils  se  crurent  nationaux 
parce  qu'ils  appliquaient  des  expressions  anciennes  à  des 
sujets  modernes,  parce  qu'en  imitant  le  mouvement  et  la 
pensée  d'une  ode  d'Horace,  ils  y  glissaient  des  noms  nou- 
veaux de  personnes  et  de  pays,  enfin  parce  qu'ils  ft'anci- 
saient  l'antiquité.  Grande  erreur,  et  qui  a,  plus  encore 
qu'une  vingtaine  de  mots  bizarres  et  d'épithètes  homéri- 


304  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

ques ,  mérité  à  Ronsard  le  reproche  d'avoir  en  francah 
parlé  grec  et  latin. 

Son  école  fut  un  accident  qui  troubla  le  cours  naturel 
de  la  poésie  française.  Destinée,  comme  tout  ce  qui  est 
factice ,  à  disparaître  rapidement ,  elle  ne  se  retira  point 
cependant  sans  laisser  trace  de  son  passage,  et  cette  ten- 
tative de  constituer  despotiquement  et  systématiquement 
la  poésie  eut  pour  résultat,  non  d'établir  l'ordre  définitif, 
mais  d'introduire  la  confusion  et  l'incertitude.  Une 
théorie  critique  qui  expliquait  les  secrets  de  la  compo- 
sition et  les  recettes  de  l'art ,  qui  érigeait  l'imitation  en 
principe ,  dut  enhardir  et  multiplier  la  pire  espèce  des 
mauvais  poètes,  les  poètes  beaux-esprits.  Aussi  ne  man- 
quèrent-ils pas  à  la  dernière  moitié  du  xa  i^  siècle  et  aux 
commencements  du  suivant.  Qui  le  croirait,  et  combien 
il  est  vrai  qu'un  malheur  ne  va  point  seul ,  la  tentative 
patriotique  et  originale  de  créer  une  poésie  nationale  sans 
originalité  porta  toutes  ses  conséquences  :  un  condisciple 
de  Ronsard,  Baïf ,  l'une  des  sept  étoiles  de  la  Pléiade, 
fonda  une  académie,  laquelle  obtint,  en  1.570,  des  lettres 
patentes,  et  dont,  pour  comble  d'infortune,  le  roi  se  dé- 
clara protecteur.  Heureusement  elle  disparut  dans  nos 
troubles  civils.  C'est  ce  qui  peut-être  réhabilitera  la  mé- 
moire de  la  Ligue  dans  l'esprit  des  honnêtes  gens.  Si  elle 
n'eût  étouffé  le  monstre  au  berceau ,  nous  risquions  d'y 
perdre  Malherbe  et  Corneille. 

Le  temps  qui  s'écoula  depuis  Ronsard  jusqu'à  la  venue 
de  ces  deux  gentilshommes  normands  fut  médiocrement 
rempli  par  ses  médiocres  successeurs.  11  avait  lâché  les 
rênes  à  l'imitation  :  rien  n'arrêtait  plus  les  esprits  com- 
muns. Tels  furent  les  Desportes,  les  Bertaut,  tous  ceux 


DE  L'HISTOIRE  DE  LA  POÉSIE  FRANÇAISE.     30;j 

qui,  fidèles  à  l'imitation  plus  qu'aux  modèles,  se  jetèrent 
dans  le  goût  de  l'école  italienne,  et,  par  l'afféterie  et  la 
mollesse,  gâtèrent  encore  le  genre  d'une  école  dont 
Agrippa  d'Aubigné  garda  seul ,  jusque  sous  le  règne  de 
Henri  IV,  la  rudesse  et  l'étraugeté.  Cependant,  comme  le 
génie  national  ne  perd  jamais  ses  droits,  on  trouve  encore 
çà  et  là  quelques  chansons  où  respire  un  sentiment  vrai , 
et  Rosette,  pour  un  peu  d absence,  se  chante  encore  dans 
nos  concerts  comme  au  temps  du  duc  de  Guise.  Cet  autre 
don  de  la  vieille  France,  la  gaieté,  garda,  ranima  même 
sa  poésie.  Les  passions  des  guerres  civiles  lui  donnèrent 
plus  de  force  et  de  feu;  et,  dans  la  Satire  Ménippée ,  la 
malice  bourgeoise,  en  conservant  sa  grâce,  devint  sé- 
rieuse et  patriotique.  C'est  la  gloire  de  Jean  Passerat, 
qui,  tout  savant  qu'il  était,  fut  poète  à  la  vieille  ma- 
nière, par  sentiment,  non  par  étude.  L'amour  du  droit  et 
du  pays  l'inspirait.  On  retrouve  chez  lui  la  vraie  France  : 
peu  d'imagination,  peu  d'éclat,  mais  l'esprit,  la  malice 
et  la  naïveté.  C'est  au  même  goût,  car  c'est  à  la  même 
condition  qu'appartient  le  fondateur  de  la  satire  régu- 
lière, Mathurin  Régnier;  il  fut  aussi  un  de  ces  enfants 
de  la  joie ,  élevés  au  bruit  des  verres  et  des  saillies ,  et 
pour  qui  la  licence  des  propos  moqueurs  faisait  tout  le 
sel  de  la  conversation.  Grossier  dans  le  ton  et  les  idées, 
11  sut  porter  dans  la  familiarité  de  la  satire  le  soin  et 
l'art  du  style.  11  appliqua  à  son  genre  le  principe  de 
Ronsard,  l'imitation  des  anciens;  mais,  bornée  ici  à  la 
forme  de  poème,  l'imitation  ne  pouvait  empêcher  Ré- 
gnier de  chercher  ses  sujets  autour  de  lui ,  et  de  retracer 
dans  ses  cyniques  peintures  des  mœurs  vivantes.  C'était 
le  bonheur  du  genre  que  d'être  forcément  contemporain 

26. 


306  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

et  national,  et  par  là  Régnier,  quoiqu'il  ait  pris  parti  pour 
les  anciens  et  pour  le  savant  langage ,  est  un  poète  tout 
français. 

Enfin  Malherbe  vint,  et  nous  ajouterions  volontiers 
tout  ce  qu'ajoute  Despréaux;  car  les  éloges  qu'il  lui 
donne ,  répétés  par  la  postérité ,  sont  ratifiés  par  la  nou- 
velle critique.  Mais  ces  éloges  ne  font  pas  de  Malherbe 
un  grand  poète ,  s'ils  montrent  en  lui  un  habile  écrivain. 
Il  est  vrai,  Malherbe  épura,  fixa  la  langue  et  la  compo- 
sition des  vers;  il  proscrivit  l'hiatus,  les  mauvaises  rimes, 
les  mauvaises  élisions,  les  cousonuances  désagréables, 
les  inversions  forcées;  enfin  il  établit  les  règles  de  la  cé- 
sure. Mais  ce  n'est  là ,  comme  on  voit ,  qu'une  réforme 
technique ,  du  genre  de  celle  que  Ronsard  avait  tentée. 
D'où  vient  donc  qu'il  fut  l'ennemi  de  toute  l'école  de 
Ronsard ,  et  qu'il  passe  encore ,  non  pour  l'avoir  conti- 
nuée, mais  pour  l'avoir  renversée?  Le  voici  :  la  tentative 
de  Ronsard  avait  été  d'ennoblir  la  poésie  en  lui  donnant 
une  langue  à  part ,  pour  ainsi  dire  une  langue  savante , 
enfin  de  doter  la  France  d'un  art  emprunté  de  l'anti- 
quité, et  qui  la  calquait  pour  l'égaler.  Au  temps  de  Mal- 
herbe, au  contraire,  la  langue  usuelle  s'était  éclaircie, 
épurée ,  relevée  ;  la  raison  en  se  propageant  avait  passé 
des  idées  aux  mots,  et,  comme  la  raison,  le  goût  s'était 
formé  et  répandu.  Les  esprits  avaient  besoin  du  simple, 
du  noble ,  du  sérieux ,  non  plus  de  l'étrange  et  du  forcé. 
Le  génie  de  Malherbe  fut  d'étendre  cette  révolution  à  la 
poésie.  Sans  cesser  de  la  vouloir  classique  par  la  dignité 
du  ton ,  le  st)in  de  la  correction ,  la  marche  même  du 
style ,  il  la  prétendit  ftiire  toute  française  par  le  choix  des 
mots  et  des  tournures.  Il  réduisit  la  part  de  l'imitation. 


DE  LHISTOIRE  DE  L\  POESIE  FRANÇAISE.     307 

et  rétablit  les  droits  de  l'idiome  national.  C'est  ainsi  qu'il 
eut  à  lutter  contre  ses  prédécesseurs,  et  parut  à  leurs 
partisans  novateur  téméraire  ;  c'est  ainsi  qu'il  avait  cou- 
tume de  dire  que  ses  7na/(res  pour  le  hincjacje  étaient  les 
crochetenrs  du  Port  au  foin .  Aux  yeux  du  pédantisme , 
la  réforme  qu'il  entreprit  parut  un  retour  à  la  barbarie , 
et  il  fut  accusé  de  vouloir  jeter  aux  vents  les  cendres  des 
Grecs,  des  Latins  et  des  Hébreux  ' .  On  l'eût  appelé  roman- 
tique,  si  le  mot  eût  été  connu.  Malherbe  ne  l'était  toutefois 
qu'en  ce  sens,  qu'il  voulait  que  le  langage  fût  national 
et  suivit  son  propre  génie  ;  mais  en  réhabilitant  la  langue 
française ,  il  la  châtiait  avec  une  singuhère  sévérité,  et  ce 
hardi  romantique  était  puriste  impitoyable.  >''importe; 
s'il  rendit  la  langue  des  vers  correcte  et  peut-être  un  peu 
sévère ,  il  introduisit  le  naturel  dans  le  style  soutenu ,  et 
dégagea  l'art  de  l'affectation.  Là  s'arrête,  il  est  vrai,  ce 
qu'il  a  fait  dans  l'intérêt  de  la  poésie.  >'i  pour  les  formes, 
ni  pour  les  sujets,  ni  pour  la  pensée,  il  n'a  aussi  heureuse- 
ment innové.  D'ailleurs,  pour  être  ennemi  de  Ronsard,  il 
n'a  rien  de  commun  avec  Marot.  Sa  réforme  n'est  qu'une 
réaction  modérée  contre  les  excès  d'une  révolution.  >'on 
moins  dénué  d'invention  que  ses  devanciers ,  avec  moins 
de  sensibilité  et  peut-être  moins  d'esprit ,  ce  fut  un  poète 
noble  et  froid,  élevé  et  timide.  Il  fit  passer  le  bon  goût 
dans  la  poésie,  sans  y  ramener  l'inspiration.  C'est  dire 
qu'il  créa  définitivement  le  genre  classique  ;  et  ce  genre 
convenait  parfaitement  à  l'âge  d'une  nation  qui,  dans  les 
lettres,  revenue  de  l'exagération,  se  prenait  d'amour 
pour  la  raison ,  comme ,  dans  la  politique ,  le  dégoût  de 

'  Régnier. 


308  PASSE  ET  PRESENT. 

la  violence  la  passionnait  pour  l'ordre.  Ainsi  régnèrent , 
au  grand  contentement  des  peuples,  Malherbe  et  Ri- 
chelieu ,  Boileau  et  Louis  XIV,  la  littératiu-e  classique 
enfin  et  la  monarchie  administrative.  Il  fallut  près  de 
deux  cents  ans  pour  user  l'empire  de  toutes  deux ,  et  les 
causes  qui  renversèrent  l'une  ont  pu  seules  détrôner 
l'autre. 

"S  oilà  comme  nous  concevons  l'histoire  de  la  poésie , 
comme  elle  ressort  du  récit  de  M.  Sainte-Beuve  ;  et  nous 
devons  dire  qu'à  part  quelques  jugements ,  nous  n'avons 
fait  que  resserrer  ses  observations  et  généraliser  ses 
idées.  L'espace  manque  pour  le  suivre  dans  les  curieux 
détails  du  tableau  correspondant  qu'il  trace  de  la  poésie 
dramatique  pendant  la  même  période  de  temps;  cepen- 
dant elle  est  tellement  importante  dans  notre  littérature , 
que  nous  ne  pourrions  de  tout  ceci  déduire  une  conclu- 
sion légitime  et  lumineuse,  si  nous  ne  disions  un  mot  de 
cette  histoire  du  théâtre,  telle  que  l'a  restituée  M.  Sainte- 
Beuve.  Veuille  donc  le  lecteur  nous  croire  sur  parole, 
lorsque  nous  lui  dirons  qu'il  faut  distinguer  une  première 
époque,  où  le  théâtre  ne  fut  point  un  art,  mais  un  passe- 
temps  ;  bien  loin  de  requérir  science  et  travail ,  il  reste 
alors  tout  populaire  par  les  auteurs,  les  acteurs  et  le  public. 
C'était  le  temps  des  mystères  et  moralités,  d'où  vient  la 
tragédie  ;  des  fanes  et  sotties ,  d'où  la  comédie  prit  nais- 
sance. Le  théâtre  était  alors  gaulois  comme  la  poésie, 
bien  que  plus  grossier  qu'elle;  cet  âge  du  drame  corres- 
pond à  peu  près  à  celui  de  Clément  Marot ,  ou  plutôt  de 
ses  prédécesseurs.  La  révolution  gréco-latine,  dont  Ron- 
sard est  le  chef,  s'empara  de  la  scène  au  nom  de  .lodelle. 
L'imitation  scrvile  d'Euripide,  et  surtout  de  Sénèque, 


DE  L'HISTOIRE  DE  LA  POÉSIE  FRANÇAISE.     309 

rendit  le  drame  plus  sensé  ,  plus  intelligible,  plus  court, 
mais  sans  lui  donner  la  gr(jndeur,  la  vérité,  le  pathétique. 
La  manie  pédantesque  fut  alors  portée  si  loin ,  que  Ron- 
sard raconte  que  dans  un  repas  il  se  réunit  à  ses  amis  poui" 
fêter  le  triomphe  de  Jodelle ,  et 

Lui  fit  présent  d'un  bouc,  des  tragiques  le  prix. 

Plus  tard  cependant  il  lui  préféra  son  successeur,  Ro- 
bert Garnier  ,  qui,  dans  le  même  système  introduisit  un 
style  un  peu  plus  noble,  une  ordonnance  un  peu  plus  ha- 
bile. Les  ti'oubles  civils  bouleversèrent  bientôt  la  scène  , 
où  vint  plus  d'une  fois  déclamer  la  passion  politique. 
Lorsque  le  calme  se  rétablit,  l'art  dramatique  était  tombé 
dans  une  véritable  anarchie.  L'imitation  à  la  manière  de 
Jodelle  et  de  Garnier  semblait  usée.  Mais  leur  exemple 
avait  donné  le  besoin  du  bon  sens  et  de  l'art,  mais  l'ennui 
faisait  désirer  plus  d'imagination  et  de  nouveauté.  C'était 
le  moment  pour  un  homme  de  génie.  C'était  l'occasion 
d'un  Shakspeare.  Malheureusement ,  le  rôle  échut  aux 
mains  de  Hardy,  qui  ne  sut  que  combiner  la  manière  de 
ses  devanciers  avec  celle  des  Espagnols,  et  qui,  novateur 
par  imitation,  produisit  de  l'effet,  sans  faire  école.  Il 
eût  fallu  plus  habile  homme  pour  fonder  et  sauver  la  li- 
berté du  théâtre.  >ous  sommes  au  temps  de  la  découverte 
du  genre  classique.  Racan,  l'élève  de  Malherbe,  Théo- 
phile ,  Mairet ,  le  transportèrent  à  la  scène  ;  leurs  pièces 
froides  et  sensées  furent  les  premiers  modèles  de  la  forme 
dans  laquelle  devaient  s'encadrer  Coi-neille,  Racine  et 
Voltaire.  Car,  il  ne  faut  point  l'oublier,  ces  grands 
hommes  n'ont  point  créé  les  règles  de  leur  art,  ils  les  ont 


310  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

reçues;  dans  le  classique,  rien  n'est  à  eux  que  leur  génie. 
Seulement  ils  ont  consenti  aux  prescriptions  des  beaux 
esprits  de  162-3,  qui  s'appelaient  eux-mêmes  (es  réguliers; 
prescriptions  que  leurs  auteurs  soutinrent  médiocrement 
dans  une  polémique  assez  curieuse ,  et  qu'ils  firent  enfin 
instituer  d'autorité  par  un  ordre  de  Richelieu,  que  le 
comte  de  Fiesque  fut  chargé  de  signifier  aux  comédiens 
de  l'hôtel  de  Bourgogne.  Or,  c'est  ce  même  Richelieu  qui 
censura  le  Ckl  et  créa  l'Académie  ;  et  le  bon  Corneille , 
intimidé  par  de  si  grandes  autorités,  aima  mieux  se  sou- 
mettre que  résister,  plus  content  de  son  génie  que  d'au- 
cun système ,  et  trop  sur  de  lui-même  pour  craindre ,  en 
laissant  rapetisser  l'art,  de  ne  pas  rester  grand.  Alors 
commença  pour  le  théâtre  la  période  qu'on  peut  appeler 
française,  car  ce  mot  jusqu'à  nos  jours  est,  en  littérature, 
synonyme  de  classique.  Mais,  par  bonheur,  on  sait  qu'au- 
jourd'hui notre  prétention  est  qu'il  existe  une  France 
nouvelle. 

Telle  est  l'histoire  abrégée  de  la  poésie  passée  :  voyons 
maintenant  ce  qu'il  en  faut  conclure  pour  la  poésie  à 
venir. 

C'est  en  songeant  à  son  siècle  que  M.  Sainte-Beuve  a 
entrepris  de  visiter  les  ruines  du  xvi«.  Il  a  fait  comme 
ces  publicistes  qui  aiment  à  chercher  dans  nos  antiques 
lois ,  dans  nos  coutumes  oubliées ,  les  germes  de  nos 
institutions  politiques.  Il  a  voulu  voir  si,  maintenant 
qu'il  est  tant  question  de  reconstituer  la  littérature ,  et , 
comme  le  gouvernement ,  de  la  rendi'e  libre  et  nationale , 
il  ne  découvrirait  pas  dans  ses  origines  des  titres  et  des 
autorités  ;  pour  lui  frayer  une  nouvelle  route ,  il  l'a  ra- 
menée à  son  point  de  départ.  A  mon  avis ,  la  critique , 


DE  L'HISTOIRE  DE  LA  POÉSIE  FRANÇAISE.     31 1 

non  la  poésie,  peut  gagner  à  ces  piquantes  recherches; 
l'histoire  offre  à  la  première  des  lumières,  des  exemples, 
des  faits,  qui  ébranlent  l'autorité  des  traditions,  en  ré- 
vélant leur  source.  Mais  la  poésie,  je  ne  sais  trop  si  elle 
peut  beaucoup  profiter  de  l'histoire  de  la  littérature.  No- 
tre jeune  écrivain  se  demande  avec  regret  pourquoi  le 
génie  littéraire  de  la  France  n'a  pas  été  plus  libre ,  plus 
riche ,  plus  hardi ,  et  recherche  curieusement  ce  qui  en 
serait  advenu ,  s'il  eût  reçu  dès  ses  premiers  jours  quel- 
que impulsion  puissante,  si  par  exemple  la  réforme  de 
Ronsard  eût  triomphé ,  si  sa  langue  se  fiit  emparée  des 
livres  et  de  l'usage,  et  que  son  esprit  enfin  se  fût  perpétué 
parmi  nous.  On  sent  même  que  M.  Sainte-Beuve  serait 
prêt  à  regretter  qu'il  en  soit  autrement  arrivé;  et  du 
moins  pense-t-il  que  la  nouvelle  école  doit  remonter  jus- 
qu'à Ronsard,  pour  trouver  à  ijtioi  se  rattacher.  C'est 
dans  cette  vue  qu'il  a  republié  ce  vieux  poète  ;  il  conseille 
d'y  chercher  des  effets  de  style,  des  coupes  de  vers ,  des 
tours  vieillis,  mais  énergiques  ou  gracieux.  Ce  lui  semble 
le  bon  moyen  de  renouveler  la  langue  ;  et ,  pour  la  ra- 
jeunir, il  veut  lui  rendre  des  souvenirs  d'enfance.  Selon 
lui ,  ceux  qui  ont  créé  l'école  dont  il  se  présente  comme 
le  critique,   ceux  qui  en  sont  l'espérance,  c'est-à-dire 
André  Chénier  et  M.  Victor  Hugo,  n'ont  pas  suivi  d'au- 
tre procédé ,  pour  innover,  ou  plutôt  pour  rénover^  ainsi 
qu'il  le  dit  lui-même,  afin  de  donner  apparemment  l'exem- 
ple avec  le  précepte.  Et  comme  il  n'est  nullement  un  sté- 
rile adorateur  du  passé,  étranger  aux  idées,  aux  volontés, 
aux  passions  de  notre  siècle ,  il  est  évident  que  sa  théorie 
n'est  que  le  développement  de  ce  vers  adopté  pour  mot 


3 1  -2  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

d'ordre  par  cette  Pléiade  nouvelle,  dont  il  nous  semble 
en  ce  monde  le  Dubellay  : 

Sur  des  pensers  nouveaux  faisons  des  vers  antiques  ' . 

Sans  contester  aucun  exemple,  aucune  application,  je 
remarquerai  que  cette  théorie  aboutit  à  diriger  principa- 
lement la  réforme  sur  le  style.  C'est  du  style ,  ou  plutôt 
c'est  de  la  poésie  dans  son  mécanisme  ,  que  notre  habile 
critique  nous  entretient  ;  c'est  aussi  là  ce  que  paraissent 
avoir  le  plus  étudié  M.  Hugo  et  ses  amis.  A  Dieu  ne  plaise 
que  nous  prétendions  atténuer  l'utilité  de  l'étude  en  fait 
de  style  ;  il  est  rare  que  l'on  écrive  bien  tout  naturelle- 
ment. La  nature  donne  peut-être  le  talent ,  non  l'art  d'é- 
crire, et  le  talent,  surtout  dans  les  ouvrages  d'imagina- 
tion, ne  peut  guère  se  passer  de  l'art,  pour  laisser  un 
renom  durable.  Qu'on  s'en  plaigne,  si  l'on  veut,  comme 
d'un  préjugé,  comme  d'un  abus  particulier  à  la  France 
et  à  sa  littérature  ;  ce  peut  être  une  faiblesse  de  notre 
nation ,  mais  cette  faiblesse  est  une  condition  impérieuse 
pour  qui  veut  lui  plaire ,  et  le  public  est  un  maître  qu'on 
ne  domine  qu'en  le  flattant. 

>éaumoins  toute  chose  a  sa  mesure,  et  il  ne  faut  pas 
(juc  l'art  du  style  descende  jusqu'à  l'artifice.  Le  comble 
de  l'art  au  contraire  est  d'écrire  ou  de  paraître  écrire  na- 
turellement. Or ,  je  le  demande ,  est-ce  le  moyeu  d'y 
réussir  que  de  rechercher  systématiquement  les  secrets 
et  les  procédés  surannés  d'une  diction  en  désuétude?  et 
le  danger  n'est-il  pas  grand  en  un  tel  travail,  de  donner 

'  André  Chcnier. 


DE  L'HISTOIRE  DE  LA  POÉSIE  FRANÇAISE.      313 

au  langage  un  air  de  marquetterie ,  de  faire  contraster 
l'âge  des  pensées  avec  celui  des  mots ,  de  prêter  enfin  au 
vieillard  les  manières  d'un  enfant,  ou  tout  au  moins  à  la 
raison  de  l'âge  mûr  le  pédantisme  d'un  écolier?  Je  sais 
qu'on  peut  habilement  déguiser  un  larcin ,  qu'avec  du 
soin  et  du  goût,  on  enchâsse  une  expression  ,  une  tour- 
nure vieillie,  dans  un  style  neuf,  on  rend  à  une  poésie 
d'hier  des  coupes  et  des  formes  d'ancienne  date,  et  qui 
semblent  lui  aller  naturellement  ;  mais,  en  bonne  foi ,  ces 
tours  d'adresse,  car  ce  n'est  guère  autre  chose,  sont-ils 
donc  d'une  si  grande  importance?  Enrichiront-ils  si  fort 
la  langue  des  vers ,  qu'on  doive  pour  un  tel  but  risquer 
de  la  rendre  factice  et  technique?  Qu'on  y  prenne  garde, 
des  deux  manières  d'innover  dans  le  style ,  la  meilleure 
n'est  certainement  pas  d'innover  en  imitant.  Ces  orne- 
ments d'emprunt  siéent  presque  toujours  mal ,  et  l'imi- 
tation donne  à  toute  nouveauté  quelque  chose  de  pédan- 
tesque ,  qui  va  contre  le  but  même  qu'on  s'est  proposé  ; 
j'aime  presque  mieux  l'innovation  déréglée  d'un  esprit 
capricieux  qui  fait  violence  à  la  langue  pour  se  satisfaire, 
qui  invente  au  moins  ses  bizarreries ,  et  se  montre  ori- 
ginal dans  le  mauvais  goût.  Puis  enfin ,  à  quoi  bon  inno- 
ver dans  le  style?  Qui  nous  presse  de  ce  côté ,  et  lorsque 
tant  d'autres  intérêts  plus  graves  appellent  ailleurs  l'es- 
prit de  réforme  et  de  tentative  littéraire,  pourquoi  le 
fixer  d'abord  sur  les  détails  ,  comme  s'il  ne  fallait  point 
commencer  par  les  choses  pour  arriver  aux  mots,  comme 
si  ce  n'étaient  point  les  idées  qui  décident  de  l'expres- 
sion ,  comme  si  le  genre  ne  dictait  pas  le  langage?  Cher- 
chez donc  de  préférence ,  et  d'abord,  la  nouveauté  dans 
le  genre  et  dans  les  sujets;  innovez ,  s'il  est  possible,  dans 

L  27 


314  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

l'inspiration  ;  et  vous  trouverez  après  le  langage  conve- 
nable, ou  plutôt  le  vôtre  se  réformera  naturellement,  s'il 
doit  se  réformer ,  et  se  moulera  comme  un  vêtement  sur 
le  corps  qu'il  doit  parer. 

Expliquons-nous  :  on  ne  peut  contester  qu'un  peu  de 
nouveauté  ne  soit  nécessaire  au  style  ;  il  faut  en  mélan- 
ger ,  plus  qu'on  ne  l'a  fait,  les  différents  tons  ;  il  faut  en 
augmenter ,  s'il  se  peut ,  et  la  force  et  l'aisance ,  le  rendre 
clair  dans  les  choses  difficiles ,  saillant  dans  les  choses 
communes  ;  c'est-à-dire  qu'il  faut  écrire  le  mieux  possi- 
ble. Mais  innover  ainsi  dans  le  style,  ce  n'est  pas  préci- 
sément innover  ni  rénover  dans  la  langue,  et  Ronsard 
et  son  époque  ne  peuvent  guère  nous  enseigner  autre 
chose. 

Ce  qui  manquerait  aux  imitateurs ,  ce  qui  leur  man- 
que déjà ,  ce  qui  manquait  à  Ronsai'd  lui-même  dans  son 
temps,  c'est  le  naturel.  Une  langue  savante  équivaut  à 
une  langue  morte,  et  l'affectation  est,  selon  toute  appa- 
rence, le  plus  grand  défaut  de  quiconque  écrit  une  langue 
morte  ;  c'est  par  là  que  Ronsard  me  parait  avoir  fait  à 
notre  littérature  un  mal  qui  a  plus  duré  que  sa  gloire. 
Comment  donc  regretter  qu'il  n'ait  pas  été  plus  heureux 
dans  sa  réforme ,  ou  qu'il  n'ait  pas  eu  plus  de  génie ,  s'il 
devait  en  tout  cas  travailler  dans  le  même  système?  Le 
triomphe  définitif  de  ce  système  n'eût  été  que  le  genre 
classique  élevé  à  sa  plus  haute  puissance,  ou  le  dernier 
degré  de  la  littérature  artificielle.  Par  bonheur ,  un  tel 
triomphe  était  impossible  ;  tout  ce  qui  est  factice  n'a  qu'un 
temps  ;  on  n'impose  point  un  langage  à  un  peuple  ;  on 
peut  créer  la  mode ,  non  l'usage.  Il  vient  un  moment  où 
le  public  réagit  sur  les  beaux-esprits ,  et  rentre  en  pos- 


DE  L'HISTOIRE  DE  LA  POÉSIE  FRANÇAISE.     315 

session  de  la  langue  littéraire,  et  même  poétique.  Telle 
est  la  révolution  dont  Malherbe  fut  l'artisan  :  heureux 
s'il  eût  été  un  poète  de  génie  plutôt  qu'un  grand  écrivain  ; 
peut-être  aurait-il  heureusement  influé  sur  notre  poésie. 
Si  l'esprit  du  temps ,  si  mille  circonstances  sociales  ou 
politiques  ne  permettaient  pas  qu'elle  fût  jamais  complè- 
tement libre,  du  moins  l'aurait-elle  été  davantage.  Mal- 
herbe à  la  fois  popularisa  et  châtia  la  langue  des  vers  ;  il 
travailla  ainsi  pour  le  bon  goût  et  le  bon  sens  :  mais  il  y 
avait  aussi  quelque  chose  à  faire  pour  l'imagination ,  et 
par  malheur  en  cela  l'on  n'est  point  aidé  par  ses  devan- 
ciers, porté  par  son  siècle,  comme  en  matière  de  langage; 
il  faut  tout  prendre  en  soi-même ,  et  la  nature  seule  fait 
les  frais  du  génie  et  de  sa  gloire.  De  même  pour  le  théâ- 
tre, il  faut  regretter  que  les  dons  du  poète  dramatique 
ne  se  soient  rencontrés  ni  dans  Hardy  ni  dans  Mairet , 
que  le  plus  original  n'ait  pas  été  plus  habile ,  ou  le  plus 
raisonnable  mieux  inspiré.  C'est  au  moment  où  la  langue 
se  fixait,  c'est-à-dire  où  la  langue  française ,  affran- 
chie et  relevée ,  devenait  à  la  fois  celle  de  la  science 
et  de  la  conversation,  celle  des  grands  et  du  peuple, 
celle  de  l'imagination  et  de  la  raison,  c'est  à  ce  moment, 
que  n'ont  amené  Descartes  ni  Malherbe ,  Pascal  ni  Cor- 
neille ,  et  qui  fût  arrivé  sans  eux  ,  quoique  avec  moins 
d'éclat,  c'est  à  ce  moment  enfin  qu'aurait  dû,  s'il  eût  été 
possible ,  se  montrer  l'impulsion  qui  devait  lancer  notre 
poésie  dans  une  voie  plus  large ,  dans  celle  de  la  nature 
et  de  la  liberté.  Le  langage  en  effet  était  si  beau,  si  clair, 
si  flexible ,  il  était  devenu  si  naturel ,  que ,  bien  manié , 
il  eût  donné  aux  conceptions  les  plus  hardies,  aux  pein- 
tures les  plus  originales ,  cet  air  de  justesse  et  de  raison  , 


3d6  PASSE  ET  PRESENT. 

sans  lequel  il  n'est  point  de  pure  beauté.  La  langue  fran- 
çaise est  peut-être  la  plus  propre  à  rendre  le  beau,  tel 
que  le  conçoivent  les  modernes.  Placée  comme  à  distance 
égale  entre  l'anglais  et  l'italien ,  entre  l'allemand  et  l'es- 
pagnol ,  elle  semble  réunir  quelque  cbose  de  toutes  leurs 
qualités ,  et  peut  pai'  conséquent  se  prêter  merveilleuse- 
ment à  exprimer  le  génie  moderne  dans  sa  plus  grande 
généralité  ;  on  pourrait  dire  qu'elle  le  représente  en  le  ré- 
sumant. 

Or  maintenant  qu'une  nouvelle  ère  commence,  que 
l'aurore  d'un  grand  avenir  se  lève  ,  quel  doit  être  le  sort 
de  la  langue ,  comme  de  la  poésie  ?  Y  a-t-il  entre  l'vme  et 
l'autre,  entre  la  langue  que  nous  possédons  et  la  poésie 
que  nous  souhaitons,  une  contradiction  invincible?  et 
l'une  est-elle  absolument  incapable  de  servir  à  l'autre 
d'instrument?  C'est  une  question  que  le  talent  résoudrait 
mieux  que  la  critique  ;  car  il  est  difficile  d'affirmer 
qu'une  langue  ne  soit  pas  susceptible  de  tel  ou  tel  emploi, 
puisque  l'invention  consisterait  précisément  à  l'employer 
d'une  manière  nouvelle.  iNIais  du  moins  peut-on  assurer 
qu'il  serait  fort  triste  que  la  langue  française  se  refusât 
entièrement  à  exprimer  les  nouvelles  idées  et  les  nou- 
veaux sentiments.  Car,  encore  une  fois ,  quelle  que  soit 
la  prétention  des  écrivains ,  leur  influence  sur  le  langage 
est  moindre  que  celle  du  public  ;  et  aujourd'hui  surtout 
que  la  démocratie  est  partout,  jusque  dans  la  république 
des  lettres,  aujourd'hui  que  les  auteurs  ne  forment  plus 
une  caste  isolée,  puisque  tout  le  monde  écrit,  ils  ne  sau- 
raient plus,  comme  par  le  passé,  faire  autorité  ni  faire 
école  pour  la  langue  :  elle  est  la  même  pour  tous,  elle 
appartient  à  tous,  chacun  la  conserve  et  la  crée  en  même 


DE  L'HISTOIRE  DE  LA  POÉSIE  FRANÇAISE.     317 

temps.  L'art  ou  le  talent  consistent  à  s'approprier  le  lan- 
gage de  tout  le  monde. 

Un  tel  état  de  choses  est-il  favorable  à  la  poésie ,  et 
peut-elle  se  contenter  du  langage  populaire?  Il  me  sem- 
ble qu'il  faut  qu'elle  s'en  contente,  lorsqu'il  n'y  en  a  pas 
d'autre.  La  langue  française  est  assurément  une  de  celles 
qui  font  le  moins  de  différence  entre  les  vers  et  la  prose. 
C'est  même  la  raison  qui  soumet  la  composition  de  nos  vers 
à  des  règles  plus  sévères  que  celles  de  la  plupart  des  autres 
langues.  Mais  on  peut  dire  qu'aux  inversions  près,  il  n'y  a 
point  chez  nous  de  langue  poétique.  C'est  un  mal  peut- 
être,  mais  il  est  sans  remède.  Lorsque  les  circonstances  au 
milieu  desquelles  se  sont  formés  l'idiome  et  le  génie  d'un 
peuple  n'ont  point  amené  cette  différence ,  on  ne  peut  la 
refaire  après  coup  et  pour  ainsi  dire  de  main  d'homme. 
Point  de  langue  factice  •  c'est  la  pire  des  tentatives,  c'est 
la  plus  classique  dans  le  mauvais  sens  du  mot.  Et  certes 
le  moyen  serait  mal  choisi  pour  affranchir,  comme  de 
toutes  parts  on  le  demande,  notre  littérature,  qu'op- 
priment la  bienséance  de  salon  et  l'étiquette  académique. 
Ce  qu'il  faut  à  ce  siècle  de  liberté  et  d'égalité ,  c'est  une 
littérature  qui  se  prête  largement  à  son  esprit ,  qui  soit 
pour  ainsi  dire  à  l'image  de  la  société  ;  c'est  une  poésie 
qui  s'égale,  s'il  se  peut,  à  l'universalité  des  choses  hu- 
maines. Il  me  semble  qu'il  y  aurait  contradiction  a  com- 
mencer par  lui  donner  une  langue  exclusive.  C'est  pour- 
tant ce  que  signille  au  fond  l'antithèse  des  peiiscrs  nou- 
veaux et  des  vers  antiques. 

Je  sais  que  ce  système  a  séduit  des  hommes  de  talent , 
qui  se  distinguent  par  un  mouvement  d'espiit  rare  aux 
faiseurs  de  vers  :  et  sans  doute  avec  de  l'habileté,  ils  sau- 


318  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

ront  dans  la  pratique  en  pallier  le  vice,  en  éviter  l'excès. 
Ainsi  des  théories  que  je  crois  fausses  n'ont  point  empê- 
ché M.  Hugo  d'écrire  admirahlement  plusieurs  parties 
de  son  Cromwell,  mais  elles  en  ont  aussi  gâté  quelques- 
unes  ;  surtout  elles  rendent  sa  prose  bizarre  à  l'excès ,  et 
donnent  à  ses  premières  odes  un  air  de  contrainte  si 
pénible ,  une  obscurité  si  étudiée,  une  incorrection  si  sa- 
vante, que  le  gracieux  ou  le  sublime  ont  peine  à  se  faire 
jour  à  travers  tant  de  nuages,  et  n'y  brillent  que  par 
éclairs, Et  cependant  M.  Hugo  est  un  très-habile  écrivain: 
il  a  le  génie  du  style.  A  sa  manière,  M.  Sainte-Beuve  offre 
le  même  exemple.  Il  est  difficile  de  porter  plus  d'imagi- 
nation dans  la  critique.  Son  style  a  de  la  couleur,  de  la 
force,  de  l'éclat.  Mais  le  goût  sévère,  mais  la  grâce  natu- 
relle et  facile,  s'y  laissent  quelquefois  chercher.  Rappe- 
lons-le aux  poètes  ;  à  tout  prendre ,  M.  de  Lamartine  est 
encore  la  renommée  poétique  la  mieux  établie.  Quelle 
innovation  systématique ,  quelle  recherche  savante  a-t-il 
faite  dans  le  langage  ou  dans  la  composition  des  vers?  H 
s'est  servi  des  mots ,  des  tournures ,  des  expressions  et 
des  mesures  qu'il  trouvait  en  usage;  il  s'en  est  servi  à  sa 
fantaisie ,  et  pour  ainsi  dire  selon  son  cœur.  Mais  je  doute 
qu'il  ait  beaucoup  songé  à  l'art  de  les  employer  :  sa  né- 
gligence est  sincère  ;  il  est  incorrect,  parce  qu'il  ne  soigne 
pas  assez  ;  vague  parfois,  parce  qu'il  travaille  peu;  mais 
rarement  bizarre  à  dessein,  rarement  novateur  avec  effort. 
H  s'est  moins  occupé  de  forger  un  langage  que  de  faire 
rendre  à  celui  qu'il  a  pris  tout  fait  les  émotions  de  son 
cœur  et  les  rêveries  de  son  imagination.  Et  pourtant  la 
langue  française  est  de  sa  nature  moins  propre  au  vague 
romantique  qu'à  la  réalité  des  actions ,  des  passions  et 


DE  L'HISTOIRE  DE  LA  POÉSIE  FRANÇAISE.      319 

des  affaires.  Or  on  ne  demande  maintenant  à  la  poésie 
que  de  savoir  tour  à  tour  pénéti'er  plus  intimement  dans 
les  profondeurs  de  l'àme,  ou  se  rapprocher  plus  étroite- 
ment de  la  réalité.  On  lui  demande  d'offrir  un  harmo- 
nieux langage  à  l'imagination,  soit  quand  elle  rêve  la 
vie,  soit  lorsqu'elle  la  peint  au  naturel.  Comment  croire 
que  la  langue  française  ne  puisse  la  servir  dans  le  second 
cas,  après  l'avoir  si  bien  servie  dans  le  premier?  et 
pourquoi  chercher  une  langue  de  convention  pour  une 
poésie  qui  n'aspire  qu'à  être  vraie? 

Sans  doute  la  langue  des  poètes  ne  sera  plus  parmi 
nous  une  langue  sacrée  ;  mais  l'a-t-elle  jamais  été  ,  et  de 
nos  jours  y  a-t-il  rien  de  sacré  pour  la  pensée ,  hors  le 
vrai  éternel?  La  prétention  d'une  langue  à  part  ressemble 
à  la  noblesse  des  titres.  C'est  chercher  une  distinction 
factice,  et  s'assurer,  à  défaut  de  talent,  un  signe  qui  sé- 
pare de  la  foule.  Mais ,  dans  la  littérature  comme  dans 
la  société,  le  temps  est  venu  où  la  seule  distinction  est  la 
supériorité;  et  ce  qui  fait  la  supériorité,  c'est  de  possé- 
der a  un  plus  haut  degré  et  de  mieux  employer  les  qua- 
lités et  les  facultés  de  tout  le  monde.  La  nature  est  la 
même  pour  tous;  mais  les  forces  sont  inégales  ;  et  ce  sont 
elles ,  non  les  moyens  emprimtés ,  qui  font  le  talent  litté- 
raire comme  le  mérite  politique.  La  gloire  et  la  puissance 
sont  désormais  au  concours  parmi  tous  les  hommes  '. 

'  Il  y  aurait  plus  d'une  chose  à  redire  aux  idées  liUéraires  énon- 
cées dans  cet  article.  Depuis  le  temps  où  il  a  été  fait,  M.  Sainte- 
Beuve  a  perfectionné  son  ouvrage,  modiSé  sa  critique,  développé  son 
talent.  En  même  temps  M.  de  Lamartine  et  M.  Hugo  ont  chacun  à 
leur  manière  exercé  sur  la  poésie  et  sur  la  langue  une  influence  qui 
appellerait  un  nouveau  et  plus  profond  examen. 


DE 

LA  POÉSIE  ANGLAISE  ET  DE  LA  POÉSIE  ALLEmOE. 

(Globe,  1827.) 


Depuis  que  la  littérature  française  prétend  à  redevenir 
originale,  on  s'occupe  beaucoup  en  France  des  littératu- 
res étrangères ,  et  c'est  là  qu'on  cherche  des  modèles , 
comme  si ,  pour  atteindre  à  l'originalité ,  il  suffisait  de 
remplacer  une  imitation  par  une  autre.  Que  la  critique 
veuille  tout  connaître,  qu'elle  ne  se  renferme  point  dans 
les  limites  toujours  étroites  du  goût  national,  elle  a  rai- 
son :  ainsi  les  préjugés  se  dissipent,  l'esprit  s'étend,  l'ad- 
miration cesse  d'être  partiale,  et  l'on  n'apprend  à  bien 
choisir  qu'après  avoir  beaucoup  comparé.  Aous  nous 
sommes  condamnés  si  longtemps  à  l'étude  exclusive  de 
nos  chefs-d'œuvre,  nous  avons  si  longtemps  interdit  au 
talent  toute  marche  libre  et  spontanée,  que  pour  innover 
nous  avons  encore  besoin  d'être  encouragés  par  l'exem- 
ple. Il  nous  faut  des  modèles  pour  apprendre  à  nous  en 
passer,  et  la  hardiesse  ne  nous  viendra  qu'à  la  faveur  des 
autorités.  Le  goût  français  a  pendant  plus  d'un  siècle 
passé  pour  l'unique  bon  goût  :  le  meilleur  moyen  de  nous 
désabuser  est  de  faire  connaissance  avec  des  beautés  qui 


DE  LA  POÉSIE  ANGLAISE  ET  ALLEMANDE.     3^\ 

en  violent  les  règles,  et  d'acquérir  la  preuve  que  le  talent 
peut,  sous  d'autres  formes  que  celles  qui  nous  sont  fami- 
lières, produire  d'aussi  grands  et  d'aussi  légitimes  effets. 
Il  y  a  plus  :  on  peut  dans  une  littérature  étrangère,  sinon 
prendre  des  modèles,  au  moins  puiser  des  inspirations. 
Suivant  un  mot  cité  cent  fois ,  le  talent  peut ,  à  l'aspect 
d'un  tableau,  s'écrier  aussi  cfinl  est  peintre;  mais  le  ta- 
lent ne  le  copiera  pas.  Lorsque  l'on  conseille  aux  jeunes 
poètes  de  lire  quelque  chose  de  plus  que  Corneille  et  Ra- 
cine, on  ne  veut  que  les  engager,  en  leur  montrant  qu'il 
y  a  diverses  manières  de  réussir,  à  tenter  d'en  créer  de 
nouvelles.  L'exemple  des  écrivains  originaux  doit  porter 
leurs  successeurs  à  faire,  non  ce  qu'ils  ont  fait,  mais 
comme  ils  ont  fait.  C'est  rendre  un  médiocre  service  à 
notre  théâtre  que  de  traduire  Jane  Shore  ou  d'emprun- 
ter un  drame  à  AValter  Scott.  C'est  simplement  changer 
de  maitres;  c'est  donner  d'autres  chaînes,  de  plus  légères 
peut-être,  à  la  Melpomène  française  :  ce  n'est  pas  la  ren- 
dre libre. 

Toute  littérature,  si  elle  n'est  entièrement  plagiaire,  a 
des  caractères  qui  lui  sont  propres,  et  qui  tiennent  à  l'es- 
prit de  la  nation  qui  l'a  vue  naître.  Elle  conserve  néces- 
sairement l'empreinte  des  opinions,  des  mœurs,  des  évé- 
nements mêmes  qui  ont  environné  son  berceau.  Il  y  a  peu 
de  place  en  ce  monde  pour  le  hasard,  il  y  en  a  moins  en- 
core pour  le  caprice  :  les  peuples  n'ont  guère  plus  choisi 
leur  poésie  que  leur  histoire.  Il  serait  donc  aussi  insensé 
de  prétendre  leur  dérober  leur  manière  de  concevoir  et 
d'écrire  que  d'essayer  d'être  eux-mêmes  :  tous  les  efforts 
en  ce  genre  risqueraient  d'aboutir  à  un  travestissement 
plutôt  qu'à  une  transformation.  Dans  la  littérature  aussi 


322  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

bien  que  dans  les  institutions ,  il  y  a  quelque  chose  qui 
est  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  lieux  :  dans  l'une,  c'est 
le  beau  ;  dans  les  autres,  c'est  le  juste.  Mais  le  beau  revêt 
diverses  formes,  et  le  juste  emploie  divers  moyens.  En- 
tre les  moyens  de  la  justice,  la  réflexion  peut  servir  à 
rechercher  les  meilleurs  ;  mais  les  formes  du  beau ,  c'est 
l'inspiration  qui  les  trouve. 

Ainsi ,  avant  de  nous  jeter  aveuglément  dans  les  voies 
ouvertes  par  le  génie  allemand  ou  anglais,  il  est  sage  d'en 
connaître  les  vrais  caractères  et  de  le  compai"er  au  nôti'e. 
C'est  la  poésie  surtout  qui  mérite  d'être  ainsi  étudiée,  car 
c'est  en  poésie  que  l'imitation  est  le  plus  tentante  et  le 
plus  funeste.  Dans  les  ouvrages  d'esprit  qui  sont  plus  du 
ressort  de  la  raison  que  de  l'imagination,  tout  ce  qui  est 
bon  peut  être  sui^^ ,  emprunté ,  reproduit ,  parce  que  la 
raison  est  partout  la  même.  Mais  dans  la  poésie ,  là  où 
l'imagination  domine,  il  n'en  est  pas  ainsi.  L'imagination 
est  bien  plus  individuelle  que  la  raison  ;  elle  est  ce  qu'il 
y  a  de  plus  libre  et  de  plus  varié.  L'imagination  copiée 
n'est  plus  elle-même,  et  les  arts  n'admettent  l'imitation 
qu'à  la  condition  qu'elle  ne  paraisse  pas. 

L'Angleterre  a  produit  son  grand  poète  épique ,  son 
grand  poète  dramatique ,  et  le  dernier  siècle  ne  lui  a  pas 
épargné  les  poètes  raisonneurs.  Mais  le  temps  des  uns  et 
des  autres  est  passé.  Par  une  révolution  dont  il  serait  dif- 
ficile de  démêler  la  cause ,  sa  poésie  a  changé  de  carac- 
tère et  d'objet;  et,  chose  étrange,  sous  l'empire  de  la  ci- 
vilisation la  plus  avancée,  sa  poésie  est  retournée  vers  la 
nature.  Au  premier  abord,  le  fait  se  présente  comme  une 
inconcevable  disparate.  Quel  pays  en  effet  doit  plus  à  l'art 
que  l'Angleterre?  L'aspect  même  de  la  contrée  montre 


DE  LA  POESIE  ANGLAISE  ET  ALLEMANDE.      323 

partout  la  main  de  l'homme.  Une  culture  savante  y  a 
changé  la  face  de  la  terre  :  point  de  sommet  inaccessible, 
point  de  forêt  impénétrable  ;  aucune  rivière  n'est  un  tor- 
rent; les  montagnes  mêmes  ont  cessé  d'être  sauvages. 
L'industrie  humaine  s'est  tout  approprié;  le  feu,  l'eau,  le 
sol,  tout  est  soumis,  tout  est  dompté.  Il  n'est  pas  jus- 
qu'aux animaux  qui  semblent  mettre  volontairement  leur 
force  au  service  de  l'homme.  Le  cheval  même,  ce  cheval 
anglais  si  vigoureux  et  si  rapide ,  ne  hennit  pas  d'impa- 
tience, ne  bondit  point  d'ardeur,  et  sou  impétuosité^  est 
docile.  L'Anglais  est  en  un  sens  le  vrai  roi  de  la  terre; 
c'est  pour  lui  que  tout  tourne  autour  de  lui.  Lui-même  11 
est  soumis  à  d'invariables  habitudes  ;  il  craint  le  change- 
ment; il  a  la  religion  de  l'ordi-e  établi.  Rien  ne  devrait 
donc  être  plus  prosaïque  qu'un  pays  ainsi  travaillé ,  et  ce- 
pendant toute  l'Europe  retentit  des  chants  de  ses  poètes. 
Au  milieu  des  miracles  de  l'industrie,  des  profusions  de  la 
richesse,  des  raffinements  du  luxe,  en  face  des  machines 
à  vapeur,  des  ponts  de  suspension  et  des  chemins  de  fer, 
l'imagination  n'a  rien  perdu  de  son  empire  :  au  contraire, 
depuis  trente  ans  elle  en  a  repris  davantage  ;  elle  s'est 
portée,  comme  par  un  irrésistible  penchant,  vers  la  des- 
cription des  objets  naturels  et  des  sentiments  simples. 
Elle  en  a  épanché  tout  le  charme  dans  une  poésie  dont  la 
fraîcheur  semble  d'un  autre  âge.  C'est  qu'en  effet,  si  l'on 
regarde  l'Angleterre  avec  plus  d'attention ,  on  lui  trou- 
vera encore  un  autre  aspect  que  celui  qui  vient  d'être  dé- 
crit, et  l'on  s'étonnera  moins  de  la  découvrir  poétique  en 
la  voyant  pittoresque.  Cette  agriculture  si  merveilleuse 
est  loin  d'avoir  donné  tout  à  l'utile  :  on  croirait  souvent 
qu'elle  a  plutôt  songé  à  embellir  qu'à  fertiliser  la  terre. 


324  PASSÉ  ET  P«ÉSENT. 

Ces  champs ,  si  bien  exploités ,  sont  verts  et  riants  ;  ces 
fleuves  paisibles  coulent  à  pleins  bords  dans  les  prairies  ; 
grâce  aux  beaux  arbres  et  aux  haies  vives ,  la  plaine 
même  est  agréable  à  voir.  Ces  châteaux  ,  où  l'opulence 
étale  toutes  ses  pompes,  sont  entourés  de  gazons  où  pais- 
sent de  nombreux  troupeaux;  et  l'art  qui  traça  ces  parcs 
immenses  semble  n'avoir  eu  d'autre  objet  que  d'enca- 
drer un  beau  paysage.  Le  luxe  n'est  plus  de  creuser  des 
lacs,  de  fabriquer  des  collines  ou  de  planter  des  bosquets, 
mais  d'enclore  des  rivières,  des  bois  et  des  montagnes. 
Partout  vous  retrouvez  le  sentiment  des  beautés  de  la  na- 
ture ;  dans  les  différentes  classes  de  la  société ,  ni  la  ri- 
chesse ni  l'indigence  ne  l'ont  détruit.  On  remarque  en 
d'autres  contrées  que  ce  sentiment  est  inconnu  aux  pay- 
sans :  ce  sont  les  villes  qu'ils  admirent ,  et  pour  eux  les 
champs  ne  sont  qu'utiles.  En  Angleterre ,  tout  le  monde 
aime  la  campagne ,  même  ceux  qui  la  cultivent.  Le  plus 
modeste  cottage  en  donne  la  preuve:  le  goût,  qui  préside 
rarement  à  l'architecture  des  villes  anglaises ,  s'est ,  je 
crois,  réservé  les  maisons  des  champs.  Le  petit  jardin 
qui  y  conduit,  le  verger  qui  les  entoure,  jusqu'à  ces  buis- 
sous  de  jasmin  ou  de  rosier  qui  en  couronnent  la  porte 
ou  en  tapissent  la  muraille,  tout  parait  destiné  au  plaisir 
des  yeux.  Au  milieu  des  trésors  d'une  admirable  végéta- 
tion ,  une  gothique  ruine ,  les  tours  d'un  vieux  manoir, 
les  arches  d'une  abbaye,  le  lierre  qui  couvre  les  murs  de 
la  paroisse,  l'arbre  mourant  et  dépouillé  qui  n'a  d'autre 
prix  que  son  âge,  sont  respectés  de  tous,  soit  comme  les 
monuments  du  passé,  soit  comme  les  ornements  du  pay- 
sage. J.a  population  entière  s'intéresse  à  tout  ce  ([ui  pare 
son  séjour  ;  et  cette  nation ,  la  reine  du  commerce  et  de 


DE  LA  POÉSIE  ANGLAISE  ET  ALLEMANDE.      325 

l'industrie,  semble  reconnaître  avec  amour  qu'elle  doit  à 
la  terre  sa  richesse,  sa  gloire  et  sa  grandeur. 

Un  sentiment  analogue  respire  dans  la  poésie  des  An- 
glais. Les  vers  de  leurs  bons  poètes  semblent  avoir  été 
composés  en  plein  air  ;  les  objets  extérieurs  y  sont  fidèle- 
ment dépeints,  l'impression  qu'ils  produisent  fidèlement 
rendue.  Les  sentiments  simples ,  ceux  de  la  vie  de  fa- 
mille, si  bien  protégée  par  la  vie  champêtre,  y  conservent 
toute  leur  force  et  toute  leur  pureté.  Les  récits  sont  le 
plus  souvent  touchants  et  familiers,  ou  quand  ils  roulent 
sur  de  grandes  aventures,  elles  sont  contées  comme  elles 
pourraient  l'être  dans  une  veillée  d'hiver,  devant  le  foyer 
d'un  ancien  château  ou  d'une  humble  chaumière.  En  gé- 
néral ,  le  talent  descriptif  ne  manque  à  aucun  poète  an- 
glais, même  aux  moins  renommés.  Il  brille  d'un  grand 
éclat  dans  Burns ,  dans  Crabbe  ,  dans  Walter  Scott;  lord 
Byron,  qui  en  a  tant  d'autres,  n'en  a  peut-être  aucun  à 
un  plus  haut  degré  que  celui-là;  et  jusque  dans  les  pein- 
tures éblouissantes  de  Thomas  ^Joore,  on  le  retrouve  en- 
core :  seulement  Moore  semble  avoir  vu  la  nature  à  tra- 
vers un  prisme,  toute  diaprée  de  couleurs  brillantes  mais 
mensongères. 

L'Allemagne  a  donné  naissance  à  un  tout  autre  génie  : 
elle  n'est  point  le  pays  du  positif;  les  objets  extérieurs 
n'y  jouent  presque  aucun  rôle  dans  la  poésie  comme  dans 
la  vie  réelle.  Jusqu'à  ces  derniers  temps,  les  Allemands 
ont  été  presque  étrangers  à  l'action.  Condamnés  a  l'iner- 
tie politique,  leur  existence  privée  elle-même  manquait 
de  mouvement.  Leur  attention,  incessamment  fixée  sur 
eux-mêmes,  a  donné  parmi  eux  une  énergie  prédomi- 
nante à  la  vie  intérieui'C.  La  pensée  est  tout  pour  eux,  le 

I.  28 


326  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

moyeu  et  le  but ,  l'action  et  l'objet.  Aussi  leur  poésie  est- 
elle  aussi  contemplative  que  leur  esprit  :  on  sent  que  c'est 
celle  d'un  peuple  métaphysicien.  Pour  parler  le  langage 
germanique,  permis  peut-éti-e  en  cette  occasion,  c'est 
une  poésie  qui  n'a  rien  d'objectif;  elle  est  toute  psycho- 
logique :  en  d'autres  termes,  c'est  la  poésie  de  l'àme.  Si 
les  comparaisons  étaient  encore  de  mode ,  tandis  que  la 
muse  anglaise  nous  semblerait  une  nymphe  champêtre 
qui  prête  l'oreille  au  murmure  de  l'onde  ou  s'entretient 
avec  l'écho,  la  muse  allemande  nous  apparaîtrait  comme 
un  ange  aux  ailes  de  flamme,  qui,  franchissant  l'espace, 
remonte  éternellement  vers  la  source  mystérieuse  de  l'in- 
visible pensée. 

Dégoûtée  de  sensations  grossières  et  changeantes ,  l'i- 
magination des  Allemands  s'est  comme  réfugiée  dans  la 
conscience,  et  de  là  elle  plane  sur  les  développements  de 
la  pensée  pure  ou  du  sentiment  intime.  Elle  n'emprunte 
au  monde  extérieur  que  des  images  et  des  couleurs  pour 
figurer  et  peindre  des  idées.  Tantôt  elle  saisit  et  elle  met 
en  relief  les  modifications  les  plus  légères,  les  nuances 
les  plus  délicates  du  tableau  intérieur;  tantôt  elle  affai- 
blit, elle  énerve  à  force  d'analyse  les  mouvements  les 
plus  marqués,  les  sentiments  les  plus  saillants  de  la  na- 
ture morale.  La  sensibilité  des  Allemands  est  fine  et  va- 
gue ;  leur  vue  est  perçante  et  douteuse  ;  ils  portent  la 
lumière  dans  les  ténèbres,  et  se  perdent  dans  les  nuages. 

Les  Allemands  sont  les  plus  sincères  des  hommes,  mais 
non  les  plus  naturels.  Ce  développement  excessif  de  la 
pensée ,  dans  une  vie  oisive  et  souvent  solitaire ,  porte 
nécessairement  quelque  trouble  dans  l'harmonie  de  leur 
nature  :  aucun  excès  ne  demeure  impuni.  Aussi  la  poésie 


DE  LA  POÉSIE  ANGLAISE  ET  ALLEMANDE.     327 

allemande  pèche-t-elle  souvent  par  la  subtilité  et  l'exa- 
gération :  ses  caractères  éminents  sont  l'élévation  et  la 
profondeur.  Elle  frappe  par  la  hardiesse,  elle  captive  par 
la  nouveauté;  elle  s'empare  puissamment  de  nous-mêmes 
par  cet  entraînement  d'une  méditation  que  rien  n'arrête 
et  qui  s'égare  paisiblement  dans  l'infini. 

La  poésie  anglaise  et  la  poésie  allemande  sont  toutes 
deux  mélancoliques  :  aussi  plaisent-elles  de  préférence 
aux  esprits  sérieux,  aux  cœurs  affligés.  Car  l'àrae  se  con- 
sole de  ce  qu'elle  souffre  par  ce  qu'elle  rêve,  et  les  tris- 
tesses de  l'imagination  mêlent  seules  quelques  douceurs 
aux  chagrins  véritables.  A  l'âge  ou  tout  est  encore  con- 
fiante illusion,  vaste  espérance,  lorsque  l'avenir  sourit 
encore,  et  que  cependant  une  disposition  naturellement 
sérieuse  ou  le  souvenir  d'un  grand  malheur  jettent  une 
ombre  de  tristesse  sur  la  jeunesse  même  ;  lorsque  l'âme, 
blessée,  mais  non  abattue  par  la  douleur,  n'a  rien  perdu 
de  ses  facultés  ni  de  sa  force ,  et  qu'impatiente  des  lan- 
gueurs de  la  vie  commune ,  elle  lui  demande  quelque 
chose  de  plus  que  le  bonheur  et  l'activité  vulgaire;  alors 
la  poésie  allemande  doit  plaire,  car  elle  arrache  l'esprit 
aux  réalités  qui  l'importunent,  et  semble  entr'ouvrir  les 
cieux  à  son  regard  ravi.  L'effort  même  qu'elle  exige  de 
l'intelligence  et  de  l'attention  séduit  comme  un  digne  em- 
ploi de  la  force  ;  elle  répond  à  ce  besoin  d'inconnu  (jui  vit 
au  fond  du  cœur  ;  enfin  la  rêverie  est  douce  à  qui  ne 
trouve  dans  son  âme  que  la  pureté  et  l'espérance.  Mais 
si,  plus  avancé  dans  la  vie,  vous  avez  souffert  des  coups 
redoublés  du  sort ,  si  vous  avez  laissé  tomber  votre  cœur 
dans  ce  découragement  amer  qui  suit  les  déchirantes  dou- 
leurs, si  l'expérience  de  vos  forces  vous  en  a  révélé  les 


328  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

limites,  si  l'illusion,  la  confiance,  l'avenir  même,  vous 
ont  quitté,  alors,  pressé  de  vous  fuir  vous-même,  vous 
chercherez  à  vous  oublier,  à  vous  perdre  pour  ainsi  dire, 
en  vous  unissant  au  monde  extérieur.  La  nature  seule 
conservera  pour  vous  un  reste  d'attrait,  et  vous  aimerez 
la  poésie  anglaise,  parce  qu'elle  vous  ramène  à  la  nature. 
Elle  satisfera  tout  ensemble  et  ce  besoin  de  réalité  que 
donnent  l'âge  et  l'expérience,  et  ce  besoin  de  fiction  qu'ins- 
pire la  douleur  positive,  et  qui  survit  à  la  perte  de  l'es- 
pérance et  de  la  jeunesse. 

Rien  n'est  absolument  exclusif,  et  l'homme  est  tout 
entier  dans  le  poète  :  ainsi  il  serait  également  téméraire 
de  prétendre  que  les  Allemands  n'ont  jamais  su  décrire 
les  objets  extérieurs,  ni  les  Anglais  pénétrer  dans  les  mys- 
tères de  la  pensée.  Goethe,  Bùrger,  ont  mis  de  la  vérité, 
du  naturel ,  de  la  naïveté  même ,  dans  leurs  récits  ;  et , 
sans  être  disciple  de  Kant ,  sans  avoir  étudié  dans  Hei- 
delberg  ou  Gœttingue ,  lord  Byron  a  su  plus  d'une  fois 
lever  le  voile  du  sanctuaire  de  l'àme  humaine.  Il  était 
peintre  et  penseur;  mais  il  était  quelque  chose  de  plus 
encore,  et  son  caractère  individuel  distinguée  jamais  son 
génie  du  génie  des  Allemands.  Quelle  que  soit  en  effet 
l'audace  d'esprit  des  écrivains  de  cette  nation,  on  s'aper- 
çoit toujours  en  les  lisant  que  la  vie  n'a  été  ni  active,  ni 
difficile  pour  eux.  On  sent  qu'ils  ont  passé  leur  temps  à 
méditer,  et  que  leur  imagination,  malgré  ses  hardiesses, 
a  rarement  troublé  le  cours  régulier  de  leur  existence. 
Klopstock  a  vécu  simplement;  Goethe  n'a  été  aux  prises 
ni  avec  les  événements ,  ni  avec  les  passions ,  et  l'auteur 
de  TVerther,  ce  satirique  ennemi  de  l'ordre  social,  ne  s'est 
soustrait  à  aucun  des  devoirs  ni  des  plaisirs  d'un  homme 


DE  LA  POÉSIE  ANGLAISE  ET  ALLEMANDE.     329 

(lu  monde  et  d'un  ministre  même.  Schiller,  le  plus  sé- 
rieux, le  plus  sensible,  le  plus  généreux  de  tous,  eut  une 
destinée  bien  moins  orageuse  que  son  àme.  Lord  Byron, 
Allemand  si  l'on  veut  par  la  hardiesse  de  sou  imagination, 
fut  Anglais  par  le  besoin  qu'il  éprouva  de  rendre  sa  vie 
égale  en  singularité  à  sa  nature.  Il  ne  put  respirer  dans 
la  société  où  le  sort  l'avait  placé  ;  il  voulut  des  sensations 
et  des  actions  hors  de  l'ordre  commun:  obstacle,  péril, 
scrupule,  rien  ne  l'arrêta.  On  peut  reconnaître  là  quelque 
chose  du  caractère  de  ses  concitoyens,  leur  besoin  de 
réalité,  leur  esprit  d'entreprise,  leur  mépris  des  difficul- 
tés, leur  ténacité  persévérante.  II  me  semble  que  ce  ca- 
ractère a  influé  sur  le  talent  de  lord  Byron.  Rien  dans  ses 
ouvrages  ne  rappelle  un  homme  de  lettres  qui  vit  au  mi- 
lieu des  livres  et  s'enferme  dans  son  cabinet  d'étude.  On 
reconnaît  dans  le  poète  l'homme  qui  s'embarque  sur  le 
Léman  un  jour  de  tempête,  qui  passe  à  la  nage  le  dé- 
troit de  l'Hellespont ,  qui  mourra  quelque  jour  à  Misso- 
longhi. 

Terminons,  il  en  est  temps.  Quelque  définition  qu'on 
donne  de  la  poésie,  quelque  origine  qu'on  lui  attri- 
bue, toujours  est-il  certain  qu'elle  relève  principale- 
ment de  l'imagination.  L'imagination  est  la  muse  de 
l'homme;  riante  ou  terrible,  elle  enchante  tout  ce  qu'elle 
touche.  Je  ne  sais  ce  qu'elle  ajoute  à  nos  impressions,  à 
nos  sentiments,  à  nos  pensées  ;  mais  c'est  par  elle  que 
tout  en  nous,  sensations,  affections,  idées,  peut  devenir 
poétique.  Ce  sont  des  réalités  diverses  sur  lesquelles  l'ima- 
gination étend  sa  puissance,  et  l'on  pourrait  dire  que  les 
trois  poésies  qui  nous  sont  le  plus  connues  se  les  sont 
partagées.  Ainsi  la  poésie  anglaise  serait  éminemment 

28. 


330  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

celle  des  impressions  qiii  appartiennent  aux  objets  exté- 
rieurs, et  la  poésie  allemande  celle  de  la  pensée,  ou  si  l'on 
Teut  de  la  rêverie.  Quant  à  la  poésie  française,  il  semble 
qu'elle  est  celle  de  la  passion  :  aussi  est-elle  la  plus  dra- 
matique. 

Maintenant  que  notre  poésie  s'efforce  de  changer  de 
nature,  maintenant  qu'elle  essaye  d'ajouter  de  nouvelles 
cordes  à  sa  lyre,  deraandera-t-on  quel  avenir  l'attend,  et 
quel  sera  le  fruit  de  cette  tentative  à  peu  près  sans  exem- 
ple ?  A  cette  question  le  ciel  nous  préserve  de  hasarder 
une  réponse  :  elle  excède,  selon  nous,  les  droits  et  les  for- 
ces de  la  critique;  c'est  le  secret  du  génie;  le  génie  est 
toujours  imprévu.  Le  grand  poète  que  le  temps  nous  ré- 
serve (si  le  temps  nous  réserve  un  grand  poète)  ne  sera 
ni  le  poète  anglais,  ni  le  poète  allemand.  Il  comprendra 
sans  doute ,  il  sentira  plutôt ,  que  la  poésie  des  passions 
dramatiques,  telles  que  nous  les  avons  conçues  et  limitées, 
ne  suffit  plus  à  des  esprits  aussi  exigeants  que  ceux  de 
ce  siècle.  Il  créera  lui-même  son  propre  instrument,  il 
chantera  aux  acclamations  de  la  foule  étonnée  de  si  bien 
comprendre  ce  qu'elle  entendra  pour  la  première  fois,  et 
de  reconnaître  ses  propres  pensées  dans  une  inspiration 
si  nouvelle.  Mais  il  devra  peu  de  chose  aux  prévisions  de 
la  critique,  et  semblable  au  sage  de  l'antiquité,  il  trou- 
vera en  lui-même  sa  propre  loi.  La  critique  est  comme  le 
lierre,  qui  tombe  et  se  traine  faute  d'appui:  et  le  talent, 
tel  que  l'arbre  robuste,  la  relève,  la  soutient,  et  l'emporte 
avec  lui  vers  les  cieux. 


DES  MOEURS  DU  TEMPS. 

[Globe,  i82o-1826.) 


I. 


DES    OPINIONS    DANS    LE    GRAND    MONDE. 

La  révolution  a  commencé  dans  le  salon ,  et  fini  sur  la 
place  publique.  Cette  foule  imprudente  et  spirituelle  qu'on 
appelait  la  bonne  compagnie  a  la  première  ébranlé  les 
institutions  à  l'ombre  desquelles  elle  s'était  formée.  La 
première  elle  a  livré  à  la  discussion  les  croyances ,  les  pré- 
ju<:és,  les  traditions,  toutes  eboses  qui  ne  subsistent  qu'à 
la  condition  qu'on  n'y  touchera  pas.  Tout  le  dernier  siècle 
a  conspiré  contre  l'ancien  régime  par  la  conversation. 

Mais ,  comme  souvent  il  arrive ,  le  complot  n'a  point 
profité  aux  conspirateurs;  l'événement  les  a  convaincus 
tous  d'imprévoyance  ou  de  générosité,  car  ils  avaient 
semé  et  d'autres  ont  recueilli.  La  révolution,  fille  ingrate, 
a  dépouillé  ceux  de  qui  elle  tenait  le  jour  :  aussi  l'ont-ils 
reniée.  Cependant,  il  faut  le  dire  à  leur  honneur,  beau- 
coup qui  s'indignent  aujourd'hui  se  seraient  résignés  à 
perdre  aux  mouvements  qu'eux-mêmes  avaient  préparés, 


332  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

si  leurs  intérêts  seuls  en  avaient  souffert.  La  violation  de 
leurs  droits ,  l'attaque  à  la  propriété ,  à  la  vie ,  l'outrage 
peut-être  plus  blessant  encore  aux  maximes  et  aux  idées 
les  plus  révérées,  eurent  seuls  le  pouvoir  d'ai'racher  une 
grande  partie  des  classes  élevées  aux  opinions  attrayantes 
et  même  aux  goûts  spirituels  qui  distinguèrent  dans  la 
dernière  moitié  du  dix -huitième  siècle  la  société  fran- 
çaise. Et  comment  l'esprit,  et  l'esprit  seul,  avec  des  opi- 
nions presque  toujours  adoptées  sans  méditation,  aurait-il 
pu  résister  aux  regrets  de  l'intérêt ,  aux  ressentiments  de 
l'orgueil,  aux  scrupules  même  de  la  conscience?  Déçue 
et  châtiée ,  la  bonne  compagnie  s'est  amèrement  repentie 
d'avoir  succombé  à  la  tentation  de  l'esprit.  Confuse  de  sa 
faute  ,  elle  craint  aujourd'hui ,  elle  fuit  les  idées  nouvelles 
comme  des  pièges ,  les  idées  générales  comme  des  vi- 
sions ;  elle  se  reproche  d'avoir  trop  pensé  pour  son  salut, 
même  en  ce  monde,  et  semble  a.\oir  juré,  mais  un  peu 
tard,  qiion  ne  ty  prendrait  plus. 

Qui  n'a  entendu  dire  cent  fois  depuis  vingt-cinq  ans  : 
C'est  l'esprit  qui  a  perdu  la  France  !  Et  depuis  lors ,  il  ne 
manque  pas  de  gens  qui  s'empressent  pour  la  sauver. 
Ainsi  l'esprit,  brillante  idole  de  nos  pères,  n'est  plus  ad- 
mis dans  les  salons  qu'avec  défiance ,  comme  un  séduc- 
teur qui  compromet  tout  ce  qu'il  charme ,  comme  un  roi 
dépossédé  qui  conserve  des  prétentions  et  des  chances, 
comme  un  proscrit  que  l'on  redoute  en  l'épargnant ,  et 
qui ,  même  après  son  rappel ,  demeure  en  surveillance. 

Assurément  notre  temps  en  vaut  bien  un  autre.  Les 
connaissances  applicables ,  les  lumières  utiles  se  sont  ré- 
pandues ;  dans  les  esprits  d'élite ,  la  raison  s'est  élevée  à 
un  degré  de  justesse  et  d'impartialité  inconnu  de  nos 


DES  MŒURS  DU  TEMPS.  333 

pères,  et  dans  les  masses,  le  bon  sens  est  beaucoup  plus 
près  de  se  confondre  avec  le  sens  commun.  Mais  dans  la 
population  oisive  et  brillante  des  salons ,  si  les  idées  mo- 
rales ont  fait  quelques  progrès  dus  au  sérieux  de  la  révo- 
lution, les  esprits,  il  faut  en  convenir,  ont  bien  moins  de 
mouvement,  de  vivacité,  d'éclat,  qu'aux  derniers  jours 
de  l'ancienne  monarchie.  Où  retrouver  cet  amour  des 
idées  nouvelles ,  si  encourageant  pour  la  pensée ,  ce  talent 
de  la  conversation ,  découverte  toute  française ,  ce  goût 
pour  les  succès  intellectuels,  qui ,  même  lorsque  l'amour- 
propre  l'inspirait  seul ,  ennoblissait  son  origine  par  son 
objet?  Quelles  réunions  rappellent  aujourd'hui  les  soirées 
de  madame  de  Beauvau  ou  celles  de  madame  de  Tessé  ? 

Est-ce  un  mal  pour  l'état  et  le  pays?  Laissons  à  d'au- 
tres cette  question  :  remarquons  seulement  qu'il  s'agit  de 
choisir  entre  le  mouvement  d'idées  qui  nous  a  valu  la  no- 
blesse de  l'Assemblée  constituante ,  et  celui  qui  nous  a 
donné  la  noblesse  de  nos  deux  chambres  :  c'est  à  l'his- 
toire à  prononcer. 

>'ous  nous  bornons  à  observer  la  bonne  compagnie 
telle  qu'elle  est,  à  rechercher  ce  qu'elle  pense,  au  cas 
qu'elle  pense  quelque  chose.  C'est  un  monde  qu'un  salon; 
tous  les  systèmes  et  tous  les  caractères  y  sont  représen- 
tés ;  et  cependant  de  tant  d'éléments  divers  résulte  une 
certaine  unité ,  de  tant  de  nuances  une  couleur  générale. 

La  religion,  la  morale,  la  politique,  la  littérature,  sont 
les  seuls  sujets  importants  dont  puisse  habituellement 
traiter  la  conversation.  Les  sciences  n'intéressent  que 
leurs  adeptes  ;  le  beau  monde  ne  s'occupe  cfue  de  ce  qui 
est  général ,  c'est  -  à  -  dire  de  ce  qu'on  peut  savoir  sans 
l'avoir  appris.  En  effet  il  n'est  point  d'homme,  pour  si 


334  PASSE  ET  PRÉSENT. 

peu  qu'on  l'estime,  qui  ne  soit  en  droit  d'opiner  sur  la 
foi,  le  devoir,  le  gouvernement,  les  ouvrages  d'esprit; 
car  tout  cela  est  pour  tout  le  monde.  Une  opinion  sur  un 
de  ces  points ,  quelquelégère  qu'elle  puisse  être ,  a  cepen- 
dant sa  valeur,  comme  étant  une  propriété  indispensable 
de  l'intelligence  humaine  qui  peut  bien  se  passer  d'avoir 
une  idée  de  médecine  ou  de  géométrie ,  mais  non  de  pen- 
ser quelque  chose  sur  le  vrai,  le  juste  et  le  beau. 

On  a  remarqué  souvent  la  vogue  actuelle  des  idées 
et  surtout  des  manières  religieuses.  Mais  lors  même 
qu'il  y  aurait  là  beaucoup  d'affectation ,  cette  affec- 
tation aurait  une  cause,  ces  dehors  auraient  un  fond, 
et  l'on  pourrait  toujours  se  demander  où  en  est  la  société 
sur  cet  article.  La  révolution  a  joint  le  cynisme  au  sacri- 
lège ;  cela  suffit  pour  que  l'impiété  ait  cessé  d'êti'e  du  bon 
air.  S'il  y  avait  encore  des  soupers  comme  au  temps  de 
madame  d'î^pinay,  on  n'y  discuterait  plus  à  table  l'exis- 
tence de  Dieu  :  une  telle  conversation,  si  elle  était  sérieuse, 
paraîtrait  pédantesque  ;  inconvenante ,  si  elle  était  ba- 
dine; et  dans  tous  les  cas,  révolutionnaire.  Soit;  mais 
comment  a-t-on  remplacé  le  libertinage  d'esprit  d'autre- 
fois? par  le  silence  sur  les  matières  sacrées ,  ou ,  si  l'occa- 
sion force  d'en  parler,  par  un  langage  vague  et  cérémo- 
nieux ,  qui  ne  suppose  aucune  conviction ,  et  qui  prouve 
pour  la  religion  plus  de  respect  que  de  foi ,  plus  de  mé- 
nagements encore  que  de  respect;  on  craint  d'en  parler, 
même  d'y  penser  ;  ceux  qui  croient  en  elle  y  pensent  peu, 
et  la  foi  semble  avoir  besoin  de  la  protection  de  l'oubli. 
Il  semblerait  en  vérité  que  la  réllexion  ne  put  conduire 
(fu'au  doute,  et  la  discussion  qu'à  l'incrédulité.  Si  par 
malheur  l'entretien  vient  à  rouler  sur  de  tels  sujets,  les 


DES  MŒURS  DU  TEMPS.  335 

personnes  scrupuleuses  se  hâtent  de  le  détourner  et  de 
sauver  la  religion  en  demandant  des  nouvelles  d'un  ro- 
man à  la  mode  ou  d'un  opéra  nouveau. 

Cette  réserve  générale  laisse  percer  cependant  nombre 
d'opinions  de  détail  sentant  l'hérésie.  La  liberté  de  penser 
a  gagné  à  leur  insu  les  plus  soumis  ;  un  siècle  d'examen 
laisse  d'ineffaçables  traces  ;  et  l'on  ne  voit  personne  à 
présent  qui  ne  choisisse  parmi  les  instructions  de  son  pas- 
teur, qui  n'interprète  les  commandements  de  l'église ,  qui 
ne  contrôle  par  la  conscience  les  leçons  du  confession- 
nal. Une  orthodoxie  tout  extérieure  se  concilie  très-bien 
avec  une  indépendance,  parfois  même  une  indifférence 
réelle ,  que  l'on  préfère  à  la  recherche  avouée  et  sérieuse 
du  vrai ,  aux  sévères  méditations  où  peut  seule  se  con- 
sommer l'alliance  de  la  raison  et  de  la  foi. 

C'est  par  une  disposition  analogue  que  tandis  que  le 
désordre  ou  tout  au  moins  le  scandale  a  disparu  des 
mœurs  privées,  qu'une  probité  qui  va  jusqu'à  la  délica- 
tesse préside  aux  relations  des  hommes  bien  élevés, 
qu'une  rare  douceur  se  montre  dans  toutes  les  habitudes, 
aucune  doctrine  morale  n'est  franchement  professée,  et 
les  consciences  manquent  d'une  règle  fixe  et  commune. 
On  a  de  bous  sentiments  plutôt  que  de  bonnes  maximes; 
on  ne  sait  pourquoi  l'on  est  ni  pourquoi  l'on  doit  être 
honnête  homme  :  est-ce  par  honneur  ou  pour  l'utilité  gé- 
nérale, pour  obéir  à  Dieu  ou  à  la  société?  Est-ce  comme 
chrétien ,  comme  citoyen ,  ou  comme  gentilhomme ,  que 
l'on  se  conduit  bien?  Nul  ne  le  sait  dans  le  grand  monde, 
et  peut-être  ne  serait-ce  qu'un  fort  petit  mal  en  pratique, 
si  l'imitation  ou  la  coutume  suffisaient  pour  se  bien  diriger 
dans  les  difficultés  imprévues,  dans  les  circonstances 


336  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

nouvelles  sur  lesquelles  le  préjugé  n'est  pas  formé.  Ce 
n'est  pas  tout  en  effet  que  d'être  loyal  dans  les  petites 
choses,  que  d'aimer  ses  parents,  ses  enfants,  même  sa 
femme ,  que  de  n'intenter  ni  ne  soutenir  de  mauvais  pro- 
cès ;  il  y  a  encore  une  pureté  rigoureuse  dans  les  senti- 
ments et  la  conduite,  une  générosité  désintéressée  bien 
au  delà  de  l'honneur,  qui  ne  s'assurent  guère  que  par 
des  principes.  Il  y  a  en  particulier  des  devoirs  où  la  tradi- 
tion manque  ;  ceux  par  exemple  qui  tiennent  à  la  vie  po- 
litique, comme  le  dévouement  à  l'intérêt  général,  le 
culte  de  la  justice,  le  respect  des  droits.  Les  principes 
seuls  enseignent  que  la  morale  privée  est  strictement  ap- 
plicable à  la  conduite  publique ,  que  la  coopération  même 
irréfléchie  à  l'iniquité ,  que  la  tolérance  même  gratuite 
d'un  désordre  ou  d'un  abus,  sont  des  fautes  tout  aussi! 
bien  que  le  manque  de  pai'ole  ou  la  violation  des  devoirs! 
de  famille.  C'est  faute  de  principes  que  tel  habitant  des 
salons  persiste  à  se  croire  honnête  homme ,  après  avoir 
sacrifié  l'intérêt  d'un  tiers ,  celui  de  la  masse ,  sa  propre 
opinion  à  l'avantage  du  parti  qu'il  aime  ou  de  l'homme 
puissant  qu'il  estime ,  à  l'établissement  de  sa  famille  ou  i 
l'avenir  de  ses  enfants.  Que  de  gens  ne  se  reprochen 
pomt  une  complaisance  qui  leur  permet  de  mieux  marie 
leur  fille!  ils  ont  vendu  leur  suffrage,  trafiqué  de  leui 
conscience ,  et  ils  se  consolent  en  disant  dans  lem*  cœur 
Je  suis  bon  pure. 

Malgré  toute  la  délicatesse  que  peut  donner  à  de  cer 
tains  sentiments  une  éducation  relevée ,  ces  fautes ,  ou  i 
l'on  veut  ces  préjugés,  ne  sont  pas  plus  rares  dans  les  haul 
rangs  de  la  société  que  dans  ces  conditions  humbles  o 
des  besoins  plus  pressants  pourraient  rendi'e  moins  diffici 


DES  MCEURS  DU  TEMPS.  337 

sur  la  probité.  Tout  au  contraire,  c'est  dans  la  bonne 
compagnie  que  les  devoirs  opposés  sont  le  moins  respectés 
même  par  la  conversation;  il  suffit  qu'ils  semblent  se 
rattacher  aux  idées  libérales  pour  servir  de  but  favori  à 
la  raillerie  et  au  persiflage.  La  fidélité  consciencieuse 
aux  opinions  est  traitée  dédaigneusement ,  tantôt  comme 
une  duperie,  tantôt  comme  une  prétention.  L'ambition 
déboutée,  l'avidité  effrénée,  ne  sont  sûrement  pas  en 
honneur  :  mais  la  prudence  qui  calcule  les  avantages 
d'une  bonne  position,  et  sait  dans  l'occasion  sacrifier  aux 
intérêts  particuliers  les  principes  généraux,  passe  pour  la 
vraie  sagesse;  un  homme  qui  la  néglige  a  besoin  d'être 
excusé;  ses  amis  sont  obligés  pour  le  défendre  d'appuyer 
sur  ses  bonnes  intentions  et  d'accuser  sa  mauvaise  tête. 
C'est  qu'on  n'a  pas  encore  généralement  compris  que 
l'utilité  commune,  c'est-à-dire  le  droit  de  tous,  est  le  but 
et  la  cause  des  fonctions  publiques;  on  semble  croire 
cjpi'elles  ne  sont  qu'un  moyen  d'employer  les  hommes  ca- 
pables ou  d'établir  les  fils  de  famille;  on  appelle  une  place 
une  carrière  ;  on  la  recherche  ou  on  l'accepte  comme  une 
ressource,  non  comme  un  devoir,  non  comme  une  mis- 
sion presque  toujours  accidentelle.  Un  tel  préjugé  est  une 
des  grandes  plaies  de  la  morale  publique ,  et  il  faut  dire 
qu'il  est  encore  plus  puissant  parmi  les  fonctionnaires  de 
bonne  compagnie  que  chez  les  percepteurs  de  village. 

Il  est  vrai  qu'ici  la  morale  touche  à  la  politique,  et  sur 
cette  matière  le  grand  monde  ne  sait  ou  il  en  est. 

Je  ne  parle  pas  de  l'esprit  de  parti;  là  où  il  règne,  il 
donne  des  passions  et  des  croyances.  Mais  il  n'est  pas  à 
Paris  aussi  commun  qu'on  le  croirait,  et  c'est  la  prétention 
de  la  plupart  des  salons  que  d'être  fermés  aux  gens  de 

I.  29 


338  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

parti.  Les  opinions  politiques  s'y  prennent  en  effet  par 
bienséance  plus  que  par  conviction.  Si  l'opinion  et  le  lan- 
gage sont  monarchiques ,  c'est  que  la  république  est  de 
mauvais  ton.  Quant  à  la  monarchie  représentative,  elle 
est  aussi  trop  républicaine  ;  et  l'ancienne  monarchie,  dont 
on  regrette  la  tranquillité ,  coûterait  trop  de  peine  à  réta- 
blir pour  qu'on  ose  en  souhaiter  le  difficile  retour.  On 
aurait  assez  goûté  l'Empire,  si  ses  formes  brusques  n'eus- 
sent quelquefois  heurté  le  bon  goût  et  ses  excès  compro- 
mis le  repos.  Car  c'est  le  repos  que  l'on  prise  avant  toutes 
choses,  le  repos  où  les  mœurs  sont  libres,  les  journées 
oisives,  les  opinions  sans  conséquence.  Les  injustices  et 
les  violences  choquent  surtout  parce  qu'elles  fout  du 
bruit;  aussi  est-on  souvent  tenté  de  se  fâcher  plus  contre 
les  gens  qui  s'en  plaignent  que  contre  ceux  qui  les  com- 
mettent. 

Comme  leur  grand  mobile  est  la  vanité,  les  gens  du 
monde  en  font  aussi  le  mobile  de  la  pohtique.  La  manie 
de  briller  leur  parait  presque  l'unique  guide  des  hommes 
dans  les  affaires  publiques  ;  et  s'ils  admettent  que  quelques- 
uns  soient  dirigés  par  des  principes  généraux,  c'est  pour 
les  accuser  de  niaiserie  ou  d'exaltation.  Quant  à  la  modé- 
ration pour  laquelle  ils  professent  tant  d'estime ,  ce  mot  ne 
désigne  ni  cette  mesure  de  caractère  qui  fuit  les  extrémi- 
tés, ni  cette  justesse  d'esprit  qui  s'arrête  au  point  où 
l'absolue  conséquence  touche  à  l'absurde;  mais  seule- 
ment une  certaine  neutralité  qui  se  tient  à  distance  égale 
de  la  vérité  et  de  l'erreur,  en  évitant  soigneusement  l'une 
et  l'autre  comme  deux  excès.  C'est  par  exemple  la  sagesse 
qui  consiste  à  ne  pas  vouloir  qu'on  coupe  le  poing  au  sa- 
crilège, mais  seulement  la  tête.  La  mesure  dans  le  mal 


DES  MŒURS  DU  TEMPS.  339 

et  la  réserve  dans  le  bien ,  voilà  toute  la  modération  des 
gens  du  monde.  Mêler  en  proportions  pareilles  le  vrai  et 
le  faux,  c'est  ce  qu'ils  appellent  avoir  l'esprit  juste. 

C'est  qu'ils  cherchent  avant  tout  à  vivre  en  paix,  et 
qu'on  n'y  réussit  que  par  des  concessions.  On  se  compro- 
met en  restant  soi-même  ;  il  vaut  mieux  penser  un  peu 
comme  tout  le  monde.  Il  n'y  a  pas  jusqu'à  la  littérature 
qui  n'ait  ses  conventions,  qu'il  n'est  pas  sûr  d'enfreindre. 
Aussi  est-elle  devenue  une  affaire  d'étiquette,  dont  chacun 
juge  d'après  les  règles  reçues ,  plus  que  d'après  son  goût. 
On  se  défie  de  ses  propres  impressions,  quand  elles  n'ont 
point  pour  elles  les  autorités.  Si  par  hasard  on  est  touché 
ou  diverti  par  des  talents  originaux,  on  s'en  excuse,  on 
s'enrepent,  on  a  grand  soin  d'innocenter  son  plaisir  par 
des  restrictions  en  faveur  des  règles  ;  on  ira  même,  s'il  le 
faut ,  jusqu'à  rétracter  son  impression  comme  une  fai- 
blesse. Ainsi  l'on  perd  jusqu'à  la  liberté  de  sentir  les  arts 
à  sa  guise ,  parce  qu'on  préfère  de  beaucoup  la  prétention 
de  s'y  connaître  à  la  douceur  de  s'en  amuser. 

Cette  défiance  qui  nous  prévient  contre  nos  impressions 
est  singulière  parmi  nous ,  nation  si  mobile ,  et  qui  paraît 
si  susceptible  d'entraînement.  C'est  qu'au  milieu  des 
écarts  de  la  fameuse  légèreté  française,  l'amour-propre 
persiste ,  comme  la  dernière  chose  sérieuse  des  hommes 
frivoles.  Il  plane ,  comme  une  sorte  de  sens  intime ,  au- 
dessus  de  toutes  les  émotions;  il  ne  s'endort  jamais,  ce 
surveillant  actif,  cet  argus  intérieur  qui  épie  toutes  les 
conséquences  de  nos  impressions  les  moins  volontaii-es,  de 
nos  mouvements  les  plus  spontanés.  C'est  cliez  les  Fran- 
çais une  autre  conscience  que  rien  ne  séduit ,  n'aveugle , 
ni  ne  corrompt  ;  c'est  la  voix  qui  ne  se  tait  pas ,  c'est  le 


340  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

flambeau  qui  ne  s'éteint  pas.  L'amour-propre  a  ses  scru- 
pules, ses  combats,  ses  remords. 

Il  y  a  peut-être  de  la  sévérité  à  juger  ainsi  le  monde; 
mais  cette  sévérité  irait  jusqu'à  l'injustice,  si  l'on  ne  rap- 
pelait en  même  temps  qu'on  représente  ici  ce  qui  distin- 
gue le  monde ,  et  non  ce  qu'il  a  de  commun  avec  le  reste 
de  la  société.  L'enceinte  des  salons  n'est  pas  si  épaisse 
que  le  souffle  de  l'opinion  générale  n'y  pénètre;  on  a  beau 
s'isoler  dans  les  palais ,  il  faut  bien  respirer  l'air  de  son 
temps  et  de  son  pays.  Malgré  cette  fidélité  obstinée  aux 
traditions  et  aux  conventions  factices ,  les  vérités  nou- 
velles s'introduisent  dans  les  esprits  même  qui  craignent 
de  les  reconnaître  et  surtout  de  les  professer.  Ainsi  la  li- 
berté d'examen ,  qui  n'est  point  admise  comme  un  prin- 
cipe ,  règne  comme  un  fait  dans  la  tolérance  mutuelle 
que  les  mœurs  ont  introduite  entre  les  opinions;  ainsi  le 
goût  de  l'originalité  littéraire,  qui  n'ose  s'avouer  libre- 
ment ,  éclate  dans  l'empressement  général  à  suivre  et  à 
rechercher  la  nouveauté  dans  les  livres  et  les  spectacles. 
II  en  est  là  comme  un  peu  partout  en  France;  le  fait  y 
vaut  mieux  que  le  droit,  les  hommes  mieux  que  les  doc- 
trines, la  société  mieux  que  les  lois. 


IL 

DE    LA    DÉCLAMATION    EN    MATIÈRE    DE    RELIGION. 

Jamais  peut-être  la  déclamation  ne  fut  plus  décriée  ni 
plus  commune.  On  demande  de  toutes  parts  à  la  pensée 


DES  MŒURS  DU  TEMPS.  341 

d'être  sérieuse,  aux  livres  d'être  vrais,  au  talent  d'être 
utile  ;  et  cependant  la  tribune ,  la  chaire ,  les  tribunaux , 
les  classes  mêmes ,  retentissent  de  paroles  vides  de  sens 
et  d'idées,  dont  le  ridicule  échappe  à  la  faveur  de  l'ha- 
bitude. Je  ne  sais  si  ce  n'est  pas  une  suite  naturelle  de 
la  discussion  publique ,  ouverte  par  la  loi  sur  tous  les  in- 
térêts. Il  se  pourrait  que  la  liberté  de  la  presse  eût  pour 
effet  de  donner  naissance  à  une  polémique  exagérée  et 
mensongère ,  et  que  la  littérature  politique  fût  toujours 
et  nécessairement  déclamatoire.  Mais  alors  il  faudrait  au 
moins  préserver  de  cet  abus  la  littérature  proprement 
dite.  Et  en  effet,  nous  le  voyons  dès  aujourd'hui,  ce  sont 
moins  les  livres  que  les  harangues ,  les  sermons ,  les 
adresses  ,  qui  donnent  l'exemple  d'une  vaine  rhétorique. 
Ceux  qui  déclament  le  moins,  ce  sont  les  écrivains;  j'en 
excepte  les  journalistes ,  dont  la  profession  participe  de 
celles  de  l'orateur,  du  prédicateur,  du  professeur  et  de 
l'avocat. 

La  déclamation  est  à  l'éloquence  ce  que  l'esprit  de  parti 
est  à  la  conviction,  et  l'hypocrisie  à  la  vertu.  S'il  est  vrai 
qu'une  grande  partie  des  productions  de  notre  époque 
soit  infectée  de  ce  défaut,  il  importe  à  la  critique  lit- 
téraire de  constater  le  fait,  et  c'est  à  l'observation  morale 
d'en  rechercher  la  cause. 

On  peut  remarquer  qu'en  tout  temps  la  déclamation  ne 
s'applique  qu'aux  idées  dominantes;  elle  est  le  style  des 
esprits  communs  ou  serviles.  Lorsqu'en  portant  sur  des 
matières  graves,  elle  répond  à  un  sentiment  qui  l'est 
aussi ,  lorsqu'elle  part  d'un  homme  convaincu  pour  s'a- 
dresser à  un  public  non  moins  sincère,  elle  peut,  faute  de 
talent ,  n'être  pas  la  véritable  éloquence  ;  mais  elle  en 

29. 


342  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

produit  presque  l'effet,  elle  en  a  le  renom;  elle  n'est  re- 
connue pour  ce  qu'elle  est  qu'au  jour  où  les  esprits  sont 
changés ,  et  qu'ils  traitent  de  préjugés  les  vérités  de  la 
veille.  Ainsi,  sauf  deux  ou  trois  noms  qu'il  faut  toujours 
excepter,  les  plus  célèbres  sermonnaires  du  siècle  reli- 
gieux de  Louis  XIV  sont  devenus  de  purs  déclamât eurs 
aux  yeux  de  l'incrédule  siècle  dernier  ;  et  je  ne  voudrais 
point  répondre  qu'il  n'en  advînt  pas  autant  de  nos  pères 
les  philosophes ,  au  jugement  de  leurs  enfants.  Prenez 
les  discours  et  les  journaux  des  années  les  plus  terribles 
de  nos  troubles;  rarement  y  trouverez-vous  l'éloquence; 
la  plupart  vous  paraîtront  d'une  exagération,  d'une  en- 
flure de  langage  qui  va  jusqu'à,  rendre  douteuse  la 
réalité  du  sentiment  qu'ils  expriment  :  car  il  faut  de  la 
clairvoyance  et  de  l'équité  pour  comprendre  que  chez 
des  esprits  médiocres,  l'enthousiasme,  le  dévouement, 
la  passion ,  peuvent  prendre  le  ton  des  rhéteurs ,  et  que 
des  sentiments  naturels  peuvent  avoir  un  style  qui  ne 
l'est  pas. 

La  déclamation  n'est  donc  quelquefois  qu'une  faute  de 
goût,  un  tort  littéraire,  qui  ne  tient  en  rien  de  l'hypocri- 
sie ni  du  mensonge;  l'éloquence  d'une  époque  peut  de- 
venir la  déclamation  d'une  autre.  Rien  de  plus  rare  que 
l'éloquence  de  tous  les  temps;  rien  de  plus  rare  que  le 
talent  qui  survit  à  l'esprit  de  son  siècle,  interprète  im- 
mortel d'opinions  périssables. 

Mais  au-dessous  du  talent  qui  n'a  qu'un  temps,  on  doit 
placer  encore  cette  déclamation  doublement  trompeuse 
qui  recouvre  d'un  style  faux  des  opinions  feintes,  ou  du 
moins  des  opinions  de  situation  ou  de  complaisance. 
Qu'aujourd'hui  des  écrivains  et  des  orateurs  parlent  le 


DES  MŒURS  DU  TEMPS.  343 

langage  de  1793,  ils  n'obtiendront  pas  une  heure  de  suc- 
cès ni  de  créance  :  ils  seront  reconnus  du  premier  coup 
pour  déclamateurs.  Même  sort  attend  ceux  qui,  sans 
ménagement ,  prétendraient,  en  nos  jours  d'indifférence, 
orner  des  mêmes  éclats  de  style  la  prédication  hautaine 
des  doctrines  qui  ne  souffraient  ni  restriction  ,  ni  scru- 
pule ,  ni  doute ,  dans  les  jours  de  foi  de  l'église  gallicane. 
C'est  ce  qu'oublient  plusieurs  écrivains  prônés  dans  leur 
parti.  Ils  ne  regardent  pas  assez  si  leur  caractère  connu 
et  le  fond  de  leur  conviction  autorisent  la  pureté,  l'excès, 
la  violence  de  leur  langage  et  de  leurs  maximes  ;  ils  né- 
gligent de  se  demander  si  la  véhémence  de  leurs  invec- 
tives sera  prise  au  sérieux  ou  accueillie  par  le  mépris,  du 
moins  par  la  froideur  ;  ils  ne  s'enquièrent  pas  enfin  si  le 
public  n'est  pas  aussi  tiède  qu'eux-mêmes,  et  s'il  n'y  a 
pas  dans  leur  position ,  leur  renommée ,  leur  conscience , 
quelque  chose  qui  fait  de  leur  foi  un  paradoxe  et  de  leur 
piété  un  scandale. 

Laissons  ces  esprits  scélérats  qui  parlent  et  écrivent 
sciemment  sous  la  dictée  de  l'intérêt  :  toute  opinion  n'est 
pour  eux  qu'un  moyen  de  parvenir;  dans  leur  bouche  la 
vérité  même  est  une  imposture  ;  ils  mentent  en  la  disant, 
car  ils  ne  la  croient  pas.  Ce  n'est  pas  à  ceux  qui  ne  con- 
naissent pas  le  scrupule  que  doit  s'adresser  le  reproche. 
Parlons  à  cette  foule  bien  plus  nombreuse  d'esprits  fai- 
bles ,  aussi  incapables  d'hypocrisie  que  de  conviction , 
qui  prennent  une  opinion  parce  qu'ils  l'entendent  retentir 
autour  d'eux ,  et  qui  réussissent  bientôt  à  se  persuader 
qu'ils  la  croient ,  sans  toutefois  être  bien  sûrs  qu'elle  soit 
vraie.  Peu  à  peu,  sans  examen  approfondi  ni  adhésion 
consciencieuse,  ils  deviennent  des  sectateurs  zélés,  même 


344  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

emportés ,  d'une  croj^anee  superficielle ,  adoptée  d'abord 
par  laisser-aller  plus  que  par  devoir.  Ils  ornent  ce  texte 
de  phrases  bruyantes  et  hyperboliques  qu'ils  empruntent 
aux  écrivains  originaux,  et  ne  s'aperçoivent  pas  que  ce 
qui  est  éloquence  et  nouveauté  dans  Bossuet  devient  pla- 
titude et  lieu-commun  dans  un  écrivain  vulgaire.  La 
religion ,  et  ce  qu'on  est  convenu  depuis  M.  de  Fontanes 
d'appeler  les  saines  doctrines,  telle  est  à  présent  la  matière 
ordinaire  de  cette  violente  rhétorique  ;  il  y  a  là-dessus 
certain  nombre  de  phrases  faites  que  l'on  répète  indis- 
tinctement dans  les  circonstances  les  plus  simples,  comme 
dans  les  plus  solennelles ,  dans  un  journal  comme  dans 
une  église.  Il  s'est  formé  une  certaine  littérature  dévote, 
à  l'usage  des  laïques  comme  des  clercs,  sans  vérité,  sans 
profondeur,  sans  force.  C'est  un  nouveau  genre  acadé- 
mique, d'autant  plus  futile  peut-être  qu'il  s'applique  à 
des  sujets  plus  graves.  L'éternité,  la  providence,  la  gran- 
deur de  Dieu ,  la  chute  de  l'homme ,  les  vérités  les  plus 
relevées ,  les  symboles  les  plus  imposants ,  les  mots  les 
plus  augustes,  sont  devenus  des  effets  de  style,  des  tours 
oratoires,  des  phrases  toutes  faites.  Quelle  bizarre  corrup- 
tion du  goût,  ou  plutôt  quel  étrange  et  triste  résultat  des 
mœurs  publiques  ! 

Ce  n'est  pas  en  effet  ailleurs  que  dans  les  mœurs  qu'on 
doit  chercher  la  source  de  ce  phénomène  littéraire.  La 
(l('<lamation  en  maûrre  de  religion  ne  peut  marcher  qu'à 
la  suite  d'un  retour  vrai  ou  prétendu  à  la  religion;  et, 
nous  devons  le  dire ,  il  est  à  craindre  qu'ici  le  fond  ne 
soit  comme  la  forme,  et  que  la  religion  d'aujourd'hui  ne 
soit  toute  déclamatoire. 

Il  serait  aussi  extravagant  qu'injurieux  d'accuser  toute 


DES  MŒURS  DU  TEMPS.  343 

une  époque  et  tout  un  pays  d'hypocrisie  :  la  nature  hu- 
maine n'est  pas  si  fausse  ni  si  habile.  A  cette  accusation  il 
y  aurait  au  moins  deux  grandes  exceptions  à  faire  :  l'une 
en  faveur  du  peuple;  Vautre,  des  prêtres.  Dans  le  peuple, 
et  j'entends  sous  ce  nom  tout  ce  qui  vit  loin  du  pouvoir 
et  des  salons ,  dans  le  peuple ,  l'affectation  religieuse  n'a 
pas  généralement  pénétré.  Au  sein  des  conditions  mé- 
diocres règne  encore  une  liberté  sans  artifice  ;  là  se  ren- 
contrent des  âmes  pieuses,  pour  qui  la  foi  n'est  pas  une 
affaire  de  circonstance ,  et  des  esprits  incrédules  qui  ne 
prennent  point  le  masque  de  la  dévotion  ;  là ,  nous  l'es- 
pérons, on  n'exagère  point  sa  foi,  on  ne  dissimule  pas 
son  indifférence.  C'est  tout  ce  que  le  moraliste  a  droit 
d'exiger  :  le  premier  devoir,  c'est  d'être  sincère. 

Quant  aux  prêtres,  on  est  beaucoup  trop  disposé  à  les 
accuser  de  mauvaise  foi.  Les  esprits  forts  ne  peuvent-ils 
donc  concevoir  qu'on  croie  ce  qu'ils  ne  croient  pas?  Il 
s'en  faut  cependant  qu'ils  aient  donné  à  leurs  objections 
contre  le  christianisme  cette  évidence  entraînante  qui  ne 
laisse  plus  de  place  au  doute  ;  et  quand  même  ils  y  par- 
viendraient, il  resterait  au  moins  permis  de  se  tromper. 
Malgré  la  faveur  que  plusieurs  circonstances  promettent 
à  l'état  ecclésiastique,  nos  mœurs  répugnent  tellement  à 
cette  profession  qu'elle  n'est  pas  communément  embras- 
sée ,  surtout  dans  les  classes  de  la  société  qui  ont  reçu  de 
l'éducation.  On  peut  donc  tenir  pour  vraies  la  plupart 
des  vocations ,  et  rien  n'autorise  à  donner  un  démenti 
général  à  la  sincérité  du  clergé.  Si  à  d'autres  époques  il 
a  régné  dans  cet  ordre  des  convictions  plus  fortes  et  plus 
absolues ,  jamais  peut-être  cette  foi  moyenne ,  cette  sin- 
cérité suffisante  pour  distinguer  l'honnête  homme  de 


346  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

l'imposteur,  n'ont  été  plus  générales.  Ardent  sur  des  in- 
térêts qu'il  prend  pour  des  devoirs,  le  clergé  est  peut-être 
tiède  sur  le  dogme,  mais  il  est  croyant;  sa  conduite  le 
prouve ,  elle  est  encore  régulière ,  ses  mœurs  sont  encore 
pures  :  le  malheur,  c'est  qu'il  manque  de  lumières  et 
d'élévation. 

La  littérature  ecclésiastique  en  fait  foi.  Quelle  déplorable 
absence  de  talent,  d'esprit,  d'instruction!  A  l'exception 
de  M.  l'abbé  de  La  Mennais,  dont  l'excessive  orthodoxie 
a  produit  une  sorte  de  schisme,  où  trouverez- vous  ailleurs 
des  esprits  plus  communs  et  plus  superficiels?  Aucun 
bon  livre  de  morale ,  aucun  traité  de  théologie ,  aucune 
recherche  philosophique  de  quelque  mérite  n'est  sortie 
depuis  bien  longtemps  des  mains  d'un  prêtre.  On  a  cité 
quelques  sermons;  mais  aucun  jusqu'ici  n'a  pu  supporter 
l'épreuve  de  l'impression.  L'église  de  France  est  tombée 
dans  une  telle  indigence,  qu  elle  en  est  venue  à  célébrer 
presque  comme  un  père  de  l'église  l'illustre  autour  d'^^- 
tala  et  des  Martyrs. 

Les  prêtres  sont  obligés  par  état  à  n'écrire  que  sur  les 
plus  grandes  questions.  Or,  comment  seraient-elles  trai- 
tées dignement  par  ceux  qui ,  au  lieu  de  se  livrer  à  de 
solides  études,  de  creuser  jusqu'au  fondement  de  leur 
doctrine ,  de  se  consommer  dans  la  connaissance  des 
sciences  humaines ,  de  regarder  à  tout  enfin ,  pour  ap- 
prendre à  discerner  le  vrai  du  faux  et  à  fortifier  la  reli- 
gion en  désarmant  la  philosophie,  font  vœu  de  tout  igno- 
rer et  de  tout  craindre ,  évitent  la  discussion ,  redoutent 
la  publicité ,  nient  sans  comprendre ,  condamnent  sans 
juger,  déclament  sans  raisonner?  Occupés  uniquement 
de  propager  leur  infiuence  sur  le  commun  des  esprits , 


DES  MŒURS  DU  TEMPS.  347 

non  pour  les  élever,  mais  pour  les  soumettre,  où  trouve- 
raient-ils le  temps  de  rechercher  la  vérité  ou  seulement 
la  gloire?  Ce  qu'ils  demandent  à  la  société,  c'est  moins  la 
foi  que  l'obéissance. 

Cette  circonstance  est  grave  et  nouvelle  en  France. 
Jusqu'au  siècle  de  Louis  XIV,  le  clergé  a  marché  en 
avant  de  la  société  pour  les  lumières,  la  science  et  le  ta- 
lent, comme  pour  les  vertus  :  aujourd'hui,  bien  loin 
d'avoir  droit  à  la  même  supériorité,  il  en  a  perdu  jusqu'à 
l'ambition.  C'est  une  des  causes,  entre  tant  d'autres,  qui 
rendent  sans  importance  le  mouvement  religieux  dont 
nous  sommes  témoins  ;  c'est  ce  qui  permet  de  le  consi- 
dérer comme  une  chose  du  moment,  comme  l'effet  de 
faveurs  changeantes  et  d'exemples  passagers.  Ce  n'est 
guère  plus  de  la  religion  que  l'agiotage  n'est  du  com- 
merce :  c'est  une  vogue,  un  jeu,  une  manie;  il  n'y  a 
rien  d'intérieur  ni  de  fort,  il  n'y  a  point  d'avenir  dans 
cette  réaction  de  dévotion  ;  l'orthodoxie  est  devenue  une 
bienséance;  la  foi  est  convenable,  et  rien  de  plus.  Bizar- 
rerie étrange ,  la  religion ,  la  chose  éternelle ,  la  religion 
est  à  la  mode.  La  bonne  compagnie  l'a  reprise  depuis  dix 
ans ,  comme  elle  a  repris  ses  titres. 

Où  trouver  une  preuve  que  la  conversion  du  beau 
monde  soit  sérieuse?  Est-ce  dans  les  mœurs?  elles  sont 
douces  et  sociables,  mais  d'une  mollesse  raffinée,  d'une 
délicatesse  exigeante  qui  se  refuse  invinciblement  aux 
observances  et  aux  privations  qui  marchent  à  la  suite  de 
la  piété.  Est-ce  dans  les  esprits?  mais  la  classe  supé- 
rieure, jusqu'ici  moins  corrompue  qu'autrefois,  ne  fut 
jamais  plus  frivole.  Les  opinions  n'étant  que  des  conve- 
nances, nul  dans  les  salons  ne  pense  ni  ne  raisonne.  L'es- 


348  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

prit  même  y  est  suspect  comme  de  l'exaltation  ou  du 
pédantisme.  User  du  présent,  jouir  de  la  soirée,  profiter 
du  vent  qui  souffle,  sans  prévoyance  et  sans  passion, 
voilà  toute  la  sagesse  des  privilégiés  de  Paris.  Quelle 
place  reste-t-il ,  je  le  demande ,  pour  ces  méditations 
attentives  sans  lesquelles  il  ne  peut  y  avoir  dans  notre 
siècle  de  croyances  solides?  Est-ce  au  milieu  de  cette  in- 
croyable légèreté  qu'on  peut  nous  imposer  par  un  étalage 
de  religion  qui  n'a  pas  même  le  sérieux  de  l'hypocrisie? 
Certes,  ou  ce  nouveau  travers  sera  violemment  corrigé 
par  les  événements,  ou  il  doit  amener  à  sa  suite  un  grand 
relâchement  dans  les  mœurs  privées,  enfin  une  ère  nou- 
velle de  licence  qui  n'aura  rien  à  envier  à  celle  du  temps 
de  Louis  XV,  que  le  mérite  de  la  franchise  et  les  grâces 
de  l'esprit. 

On  a  beaucoup  blâmé  l'hypocrisie  des  dernières  an- 
nées du  règne  de  Louis  XIV.  Mais  la  vie  du  moins  ré- 
gulier des  courtisans  de  madame  de  Maintenon  ferait 
frémir  la  légèreté  et  la  mollesse  de  nos  jours.  Nous  ai- 
merions autant  nous  faire  chartreux  que  de  les  imiter  ; 
et  cependant  leur  siècle  était  celui  où  La  Bruyère  écrivait 
cette  terrible  définition  d'une  vérité  plus  frappante  que 
jamais  :  «  Un  dévot  est  celui  qui  sous  un  roi  athée  serait 
»  athée.  » 


DES  MŒURS  DU  TEMPS.  349 

III. 

DES  CARACTÈRES. 

On  dit  beaucoup  que  les  mœurs  sont  meilleures  aujour- 
d'hui qu'au  temps  passé ,  et  les  plus  grands  détracteurs 
du  présent  se  croient  obligés  d'en  convenir ,  au  moins 
pour  les  classes  élevées  de  la  société.  Il  est  vrai  qu'ils 
ajoutent  que  le  peuple  est  profondément  corrompu ,  et  ils 
se  rejettent,  en  dernier  espoir  de  cause,  sur  la  déprava- 
tion des  esprits  et  la  licence  des  opinions.  Il  se  pourrait 
au  contraire  que ,  tel  que  tous  les  lieux  communs  du 
monde,  celui  de  l'amélioration  des  mœurs,  vrai  d'abord, 
commençât  à  devenir  faux,  et  que  cette  amélioration,  si 
elle  existe  ,  se  montrât  partout  ailleurs  plus  que  dans  les 
salons.  J'ajouterai  qu'a  prendre  la  société  en  masse,  c'est 
dans  les  opinions  que  la  moralité  a  le  plus  gagné  ;  elles 
sont  aujourd'hui  plus  conformes  à  la  justice  et  à  l'huma- 
nité qu'à  aucune  autre  époque  ;  il  en  résulte  plus  d'hu- 
manité et  de  justice  dans  les  actions,  mais  les  vertus  n'en 
sont  pas  plus  communes.  Par  exemple,  on  trouverait  dif- 
ficilement en  France  un  dévot  qui  brùlàt  les  hérétiques, 
mais  la  charité  n'est  guère  moins  rare  qu'au  temps  où  on 
les  brûlait. 

Le  grand  monde ,  celui  de  la  fortune ,  des  dignités  et 
de  l'ëlégance,  peut  bien  être  favorable  aux  mœurs  douces, 
mais  non  aux  vertus  fortes  :  c'est  la  patrie  des  hommes 
faibles.  La  morale  n'y  varie  guère,  quant  à  la  pratique  : 
seulement  l'esprit  qui  y  règne  est  tour  à  tour  grave  ou  fri- 
vole, austère  ou  relâché  ;  car  c'est  là  que  les  circonstances 

I.  30 


350  PASSE  ET  PRESEM. 

et  les  opinions  du  moment  font  le  plus  hautement  la  loi , 
et  cette  loi,  c'est  le  bon  ton.  Ses  arrêts  sont  chez  nous 
bien  plus  sévères  pour  la  manière  de  penser  que  pour  la 
manière  d'agir  ;  on  peut  tout  faire  dans  le  monde  poiu-vu 
qu'on  n'y  choque  point ,  et  la  bonne  compagnie  a  des  rè- 
gles qu'il  est  plus  sûr  de  violer  que  de  contredire. 

Toute  société  ainsi  faite  n'est  au  fond  ni  bonne  ni  mau- 
vaise; on  ne  doit  juger  d'elle  que  ses  apparences,  et 
quand  on  affirme  qu'elle  est  meilleure ,  on  doit  entendre 
qu'elle  est  moins  scandaleuse,  voilà  tout;  à  peu  près 
comme  quand  ou  dit  qu'un  homme  est  religieux,  cela  si- 
gnifie qu'il  va  à  la  messe.  Peut-être  même  le  seul  scan- 
dale qui  ait  disparu  est-il  celui  que  donnaient  les  maria- 
ges d'autrefois;  la  fidélité  a  cessé  d'être  un  ridicule,  et 
l'amour  légitime  une  niaiserie.  Au  fait,  les  bons  ménages 
sont-ils  plus  nombreux?  c'est  possible;  toutefois,  là  où 
se  rencontrent  beaucoup  de  luxe  et  d'oisiveté,  beaucoup 
de  jeunes  militaires  et  de  confesseurs  jésuites,  c'est-à-dire 
plus  touchés  des  pratiques  que  des  œuvres,  tôt  ou  tard  le 
mariage  doit  courir  ses  anciens  risques;  seulement  on 
continuera  d'en  parler  avec  plus  de  respect.  D'ailleurs,  il 
faut  bien  le  dire,  la  pureté  des  mœurs  n'est  pas  toute  la 
morale  :  il  y  a  d'autres  devoirs  dont  l'oubli  est  un  scan- 
dale aussi.  Or,  dans  cette  société  si  amendée,  le  désinté- 
ressement et  la  fermeté  des  principes,  la  dignité  et  l'in- 
dépendance pei'sonuelle,  sont-elles  choses  si  communes? 
Ces  qualités  sont-elles  même  justement  appréciées?  les 
trouve-t-on  seulement  nécessaires  pour  gagner  le  titre 
d'honnête  homme?  Sacrifiez  votre  opinion  à  votre  for- 
tune, abaissez-vous  à  mille  petitesses  pour  acquérir  ou 
couserver  une  place ,  montrez-vous  insatiable  de  distinc- 


DES  MCEURS  DU  TEîtfPS.  331 

tions  frivoles  ou  d'utiles  appointements;  sollicitez  les  mê- 
mes faveurs  par  les  mêmes  moyens  de  vingt  pouvoirs  di- 
vers ,  de  cent  protecteurs  différents  ;  ne  considérez  pas 
votre  mérite ,  mais  vos  goûts ,  en  demandant  une  place  ; 
ne  vous  enquérez  point  si  elle  n'était  pas  vacante  par  une 
injustice  ou  promise  à  un  plus  digne  :  vous  le  pouvez,  et 
peu  importe;  vous  n'encourez  aucun  blâme;  vous  n'avez 
pas  pris  directement  l'argent  d'autrui ,  vous  êtes  hon- 
nête homme.  Que  dis-je,  pour  peu  que  vous  joigniez  à 
cela  un  caractère  ouvert  et  riant,  vous  êtes  excellent 
homme.  Que  sera-ce  si  vous  assistez  aux  offices  et  que 
vous  pensiez  comme  il  faut!  il  n'y  a  plus  de  bornes  alors, 
vous  êtes  un  homme  rare.  Malesherbes  ne  fut  pas  plus 
loué  dans  son  temps,  et,  à  coup  sûr,  il  le  serait  moins 
dans  le  nôtre. 

Il  n'est  rien  que  n'excuse  maintenant,  même  aux  yeux 
de  tous  les  partis ,  le  danger  de  se  compromettre.  La 
crainte  de  ce  danger  s'avoue  sans  honte  ;  la  prudence  est 
devenue  la  première  vertu  ;  la  timidité  même  est  estimée. 
Une  opinion  toute  pleine  de  lâcheté  s'est  répandue,  elle 
a  gagné  jusqu'aux  âmes  honnêtes;  elle  dit  à  tous  :  Ména- 
gez votre  position.  Triste  effet  de  l'ébranlement  donné  à 
tous  les  caractères  et  à  toutes  les  convictions  par  qua- 
rante années  de  vicissitudes  politiques  !  triste  effet  de  cet 
amollissement  moral  que  commencèrent  la  Terreur  et 
l'Empire,  et  que  viennent  d'achever  les  préjugés  de  cour 
et  les  doctrines  jésuitiques  !  De  là  est  résulté  un  esprit  de 
servilité  auquel  je  ne  connais  pas  d'autre  exemple,  parce 
qu'il  s'allie  avec  le  bon  goût  et  les  belles  manières,  avec 
l'esprit,  la  vanité,  l'honneur  même  ;  c'est  un  mélange 
de  respect  pour  la  force  et  pour  les  convenances,  c'est  le 


352  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

produit  de  l'intérêt  qui  calcule  et  de  la  raison  qui  doute, 
de  la  peur  qui  se  ménage  et  de  la  médiocrité  qui  s'iiumi- 
lie.  Et ,  chose  étrange,  un  tel  avilissement  n'a  ni  l'allure, 
ni  la  renommée  d'un  vice.  Tout  au  contraire,  on  en  fait 
cas;  c'est  un  devoir  que  le  père  recommande  à  son  fils; 
l'expérience  le  prêche  à  la  jeunesse  ;  l'indulgence  seule 
excuse  parfois  ceux  qui  y  manquent ,  et  le  courage  a  be- 
soin d'apologie  et  de  pardon. 

Je  sais  tout  ce  qu'on  peut  dire;  je  sais  de  quels  noms 
on  flétrit  l'indépendance  du  cœur  et  de  la  pensée.  Pré- 
somption d'amour-propre,  manie  de  se  distinguer,  liber- 
tinage d'esprit,  amour  du  désordre,  rébellion,  anarchie, 
impiété  ,  cent  autres  mots  s'échappent  de  la  bouche  de 
ceux  qui  ont  intérêt  à  calomnier  les  vertus  qu'ils  redou- 
tent ou  qu'ils  n'ont  pas.  La  foi  dans  la  raison,  la  fidélité 
à  la  conscience,  l'amour  du  vrai,  du  bon,  surtout  du 
meilleur,  sont  journellement  dénoncés  comme  sugges- 
tions de  Satan,  crimes  d'état,  ou  prétentions  de  mauvais 
goût.  Mais  je  sais  aussi  que  jamais  les  faibles  n'ont  laissé 
après  eux  de  bienfaits  qui  honorent  leur  mémoire,  que 
jamais  rien  d'utile  pour  l'iiumanité  ne  s'est  opéré  par  leurs 
mains,  que  jamais  ils  n'ont  prévenu  un  mal,  redressé  un 
tort,  réformé  un  abus,  détruit  une  erreur,  et  qu'en  géné- 
ral le  perfectionnement  de  toutes  choses  et  de  soi-même 
n'est  réservé  qu'à  celui  qui,  sortant  de  ligne,  résiste  au 
nombre  et  à  la  force.  C'est  le  vieux  conseil  de  la  religion, 
comme  de  la  philosophie,  de  renoncer  au  siècle  et  de  lutter 
contre  Injltule, 

Or,  vivre  dam  te  siècle  aujourd'hui,  c'est  vivre  en  ser- 
vage, c'est  humilier  sa  raison,  c'est  s'attacher  volontai- 
rement à  toutes  les  puérilités  et  à  tous  les  intérêts,  pour 


DES  MŒURS  DU  TEMPS.  353 

renoncer  à  cultiver  son  esprit  et  à  fortifier  son  âme.  J'in- 
siste sur  ce  point,  parce  qu'il  s'agit  ici  du  vice  national. 
jN'ous  avons  les  défauts  et  les  passions  de  tous  les  temps, 
moins  peut-être  qu'en  d'autres  temps  ;  mais  pour  ce  vice, 
il  est  florissant,  il  prospère,  il  domine.  L'opinion  de  la 
société  s'est  corrompue  au  point  d'honorer  avant  toutes 
choses  les  qualités  qu'on  recherchait  jusqu'ici  dans  les 
domestiques. 

Toutes  nos  autres  vertus  sont  altérées  et  comme  an- 
nulées par  l'existence  de  cet  esprit  de  complaisance  et  de 
platitude,  que  les  dévots  appellent  humilité,  les  mondains 
sagesse,  les  princes  fidélité,  les  fonctionnaires  zèle,  et  les 
femmes  bonne  grâce.  Tous  les  progrès  que  les  mœurs  ont 
pu  faire  d'ailleurs  semblent  à  peine  compenser  un  si  grand 
m.al  ;  et  l'on  se  sent  tout  près  d'être  ingrat  envers  ces  gé- 
néreuses doctrines  qui  depuis  un  demi- siècle  retentissent 
dans  le  monde,  puisqu'elles  n'ont  pu  même  affranchir  les 
âmes,  et  que  de  toutes  les  libertés  celle  du  caractère  est 
encore  la  moins  avancée.  Cependant  ces  tristes  apparen- 
ces ne  doivent  pas  nous  faire  une  entière  illusion  ;  nous 
ne  devons  pas  juger  toute  la  société  par  la  portion  qui  est 
le  plus  en  évidence.  Sortons  de  ce  monde  brillant  et  mo- 
bile ,  plus  soumis  à  des  circonstances  momentanées  que 
la  masse  de  la  nation  qui  n'obéit  qu'aux  intluences  géné- 
rales d'une  époque  ;  pénétrons  dans  les  conditions 
moyennes  et  même  inférieures  ;  visitons  les  professions 
indépendantes,  mais  laborieuses,  le  commerce,  l'industrie, 
l'agriculture,  la  littérature  même  :  nous  retrouverons  et 
nous  apercevrons  bientôt  ce  progrès  moral  dont  on  loue 
notre  siècle.  Ici  régnent  le  goût  et  l'intelligence  du  travail  ; 
ici,  le  désir  du  perfectionnement  en  tout  genre,  le  besoin 

30. 


354  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

de  la  justice  et  de  l'ordre,  éléments  premiers  et  peut-être 
uniques  de  la  liberté,  l'attachement  aux  affections  de  fa- 
mille, premiers  plaisirs  du  citoyen,  trouvent  encore  de 
nobles  et  modestes  refuges.  Dans  le  peuple  même,  on  sent 
une  amélioration,  du  moins  une  disposition  à  l'améliora- 
tion, vraiment  admirable;  si,  à  la  honte  du  pouvoir, 
des  riches  et  des  prêtres  ,  l'instruction  ne  lui  manquait , 
on  sent  que  l'instinct  social  qui  l'anime  le  conduirait  à 
grands  pas  dans  la  bonne  voie.  Le  goût  de  la  régularité, 
de  l'ordre,  de  l'occupation,  est  pour  ainsi  dire  dans  l'air  ; 
la  grossièreté,  la  brutalité  ne  demandent  qu'à  disparaître. 
Aussi  règne-t-il  parmi  nous  une  paix  ,  une  sûreté ,  une 
soumission  à  l'autorité  légale,  qui  depuis  vingt-cinq  ans 
ne  s'est  pas  démentie  ,  et  que  presque  tous  les  grands 
états  du  continent  pourraient  envier  à  la  France.  Il  y  a 
des  gens  qui  en  font  honneur  à  la  gendarmerie;  j'aime 
mieux  en  rendre  grâce  à  mon  pays. 

C'est  que,  dans  la  marche  actuelle  de  la  civilisation,  le 
progrès  seul  des  arts  utiles  tourne  au  profit  des  classes 
inférieures.  Beaucoup  de  circonstances  peuvent  pendant 
un  temps  rendre  inutiles  les  efforts  de  la  science  et  de  la 
pensée  ;  mais  ceux  du  travail  ne  peuvent  être  tout  à  fait 
vains.  L'industrie  est  en  quelque  sorte  incompressible  ; 
elle  poursuit,  en  dépit  de  tout  le  reste,  ses  essais  et  ses 
conquêtes.  Ce  fait,  tout  simple,  tout  borné,  tout  matériel 
qu'il  paraît  être,  suffit  encore,  suffit  seul  à  entretenir  le 
développement  moral  du  peuple.  Tout  ce  qui  offre  un 
nouveau  prix  au  travail  l'encourage,  et  tout  ce  qui  encou- 
rage le  travail  améliore  les  travailleurs.  Les  nouveaux  be- 
soins suivent  les  nouveaux  produits ,  et  si  chez  les  riches 
les  nouveaux  besoins  ne  sont  souvent  qu'un  laffinement  et 


DES  MŒURS  DU  TEMPS.  355 

un  luxe,  chez  le  pauvre,  chez  celui  qui  se  passe  même  du 
nécessaire,  un  besoin  nouveau  devient  presque  toujours  un 
progrès.  Voisin  encore  du  point  de  départ,  de  cette  situa- 
tion première  où  l'homme  nu,  oisif,  errant,  ressemblait 
aux  habitants  de  nos  bois,  le  pauvre,  à  mesure  qu'il  s'en 
éloigne  par  l'industrie,  s'élève  à  un  degré  de  plus  au-des- 
sus de  la  brute  et  remonte  à  l'humanité. 

Ce  ne  sont  là  que  de  simples  vues  qui  seront  quelque 
jour  éclaircies  ailleurs  et  mieux  que  dans  un  journal; 
mais  c'est  assez  pour  aujourd'hui.  Il  ne  faut  fermer  les 
yeux  ni  sur  le  bien  ni  sur  le  mal  :  deux  assertions  con- 
tradictoires sur  l'état  de  nos  mœurs  sont  soutenables  et 
paraissent  vraies  :  une  explication  est  donc  nécessaire. 
Nous  avons  commencé  à  l'esquisser,  nous  y  reviendrons. 

Les  journaux  généralement  s'occupent  trop  peu  de 
morale  :  c'est  cependant  le  sujet  le  plus  utile  à  traiter,  et, 
quoi  qu'on  en  dise,  c'est  le  plus  piquant.  Puissions-nous 
le  prouver  par  l'exemple  ! 


IV. 

DE  l'égalité. 

Un  voyageur  arrive  dans  un  pays  :  il  veut  y  vivre  dans 
la  société ,  il  veut  la  connaître.  Une  ])remière  chose  lui 
est  nécessaire  à  savoir  :  quelle  est  l'opinion  établie  sur  les 
distinctions  sociales.  Cette  science  ne  s'acquiert  point  en 
un  jour ,  elle  a  ses  secrets  et  ses  finesses  ;  mais  c'est  pres- 
que toute  la  science  du  monde.  Dès  qu'on  la  possède,  on 


356  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

n'est  plus  étranger,  on  comprend  la  langue,  on  a  reçu  le 
droit  de  cité. 

Mais  il  faut  recommencer  dès  qu'on  émigré  de  nou- 
veau. C'est  un  des  points  par  lesquels  les  nations  diffè- 
rent le  plus,  même  celles  qui  semblent  constituées  de 
même.  La  classification  sociale  est  pareille  dans  deux 
pays  :  cependant,  entre  les  classes  qui  la  composent,  les 
relations  et  les  égards  ne  se  ressemblent  pas.  Mille  cir- 
constances contril)uent  à  former  sur  cet  article  l'opinion 
régnante.  Elle  est  quelquefois  le  résultat  de  toute  l'his- 
toire d'un  peuple.  Les  révolutions  qu'il  a  éprouvées,  les 
causes  de  sa  grandeur  ou  de  sa  décadence ,  le  caractère 
des  princes  qui  l'ont  gouverné  ou  des  grands  hommes  qui 
l'ont  servi,  la  nature  de  ses  institutions,  la  contrée  qu'il 
habite,  ses  inclinations  guerrières  ou  pacifiques,  agricoles 
ou  commerciales ,  tout  sert  à  fonder  la  faveur  ou  le  dis- 
crédit des  rangs,  des  professions  et  des  familles  ;  tout  sert 
à  fixer  les  conditions  auxquelles  s'obtiennent  le  mérite  et 
la  réputation.  On  dit  que  les  Hollandais  érigèrent  une 
statue  à  Guillaume  Buckelst  pour  avoir  trouvé  l'art  d'en- 
caquer  les  harengs ,  et  nous  en  élevons  une  au  général 
Foy  :  en  Russie,  le  czar  Pierre  est  jugé  digne  de  cet  hon- 
neur que  l'Angleterre  décerne  au  marin  iNelson  et  au  mé- 
canicien AVatt. 

Ces  exemples  s'expliquent  aisément.  Mais  combien , 
dans  les  mœurs  et  les  usages,  de  diversités  moins  claire- 
ment motivées,  moins  promptement  aperçues!  Par  com- 
bien de  signes  variés  se  trahit  l'estime  ou  le  dédain  !  à 
combien  de  degrés  inégaux  l'une  ou  l'autre  se  mesurent  ! 
que  de  nuances  ont  une  valeur ,  que  de  minuties  ont  un 
sens!  Et  comment  apprendre  tant  de  petites  choses  si 


DES  MŒURS  DU  TEMPS.  357 

importantes  pour  les  maîtres  du  savoir-vivre?  il  faut  ici 
un  tact  que  l'habitude  donne,  non  une  instruction  que 
procure  l'enseignement.  C'est  un  ensemble  de  lois  si 
compliquées  et  si  délicates  qu'il  faut  pour  les  suivre  les 
avoir  toujours  suivies;  il  faut  s'en  pénétrer  au  point  de 
ne  savoir  plus  comment  s'en  départir,  et  presque  de 
perdre  la  faculté  de  comprendre  ce  qui  s'en  éloigne,  fit 
en  effet,  la  chose  arrive  souvent  :  nous  finissons  par 
prendre  nos  usages  pour  des  instincts  nécessaires  ;  nous 
disons ,  en  parlant  de  nos  conventions ,  que  ce  sont  des 
choses  qui  se  sentent  et  qui  ne  s'expliquent  pas.  Quel- 
qu'un les  viole-t-il  un  peu  brusquement ,  nous  trouvons 
sa  conduite  inconcevable  ou  inimaginable;  ses  manières 
sont  fabuleuses,  son  procédé  monstrueux.  Ainsi  des  mo- 
des deviennent  les  règles  mêmes  de  la  vérité  et  de  la 
nature. 

De  toutes  les  distinctions  sociales,  la  noblesse  est  la 
plus  factice  ;  du  moins ,  comme  elle  doit  beaucoup  à  l'i- 
magination ,  c'est  la  plus  arbitraire.  La  noblesse  existe 
en  beaucoup  de  pays;  nulle  part  elle  n'est  considérée  et 
traitée  de  la  même  manière.  Elle  s'est  par  exemple  con- 
servée en  Espagne ,  en  Allemagne  ,  en  Angleterre  :  mais 
que  la  ressemblance  est  faible  entre  un  pair  d'Angleterre, 
un  grand  d'Espagne  et  un  baron  allemand!  Qui  pourrait 
impunément  leur  parler  le  même  langage?  qui  pourrait 
confondre  dans  une  même  déférence  la  bonhomie  cérémo- 
nieuse, la  morgue  emphatique,  et  la  simplicité  hautaine? 
qui  penserait  flatter  par  les  mêmes  hommages  ou  blesser 
par  les  mêmes  reproches  toutes  ces  variétés  de  l'orgueil 
humain  ? 

La  France  offre  sous  ce  rapport  un  singulier  spectacle; 


338  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

et  .ce  spectacle ,  selon  toute  apparence ,  les  étrangers 
pourront  le  regarder  encore  longtemps  avant  d'y  rien 
entendre.  La  société  française  est  une  énigme  pour  le 
reste  de  l'Europe ,  et  de  tous  temps  nous  avons  été  le 
peuple  qu'on  a  le  plus  imité  et  le  moins  compris.  Une 
preuve  entre  mille,  c'est  que  l'importation  des  opinions 
du  dernier  siècle  s'est  faite  partout  et  n'a  nulle  part  pro- 
duit une  révolution  comme  la  nôtre.  La  France  de  l'an- 
cien régime  était,  on  peut  le  dire,  à  nulle  autre  pareille. 
Cette  monarchie  si  absolue  et  si  faible ,  cette  noblesse  si 
brillante  ,  mais  aussi  dénuée  des  moyens  d'être  utile  que 
des  moyens  d'être  oppressive,  ce  tiers-état  dont  l'activité 
se  développait  sans  but,  et  qui  manquait  de  frein  comme 
de  droits,  cette  sociabilité  qui  confondait  tout,  cette  dou- 
ceur qui  pacifiait  tout ,  cette  vanité  qui  agitait  tout ,  et 
enfin  cette  exigence  d'esprit  qui  a  tout  bouleversé,  ce 
sont  là  choses  dont  le  monde  n'a  pas  encore  offert  d'exem- 
ple. De  là  une  révolution  inouïe ,  dont  le  résultat  n'est 
pas  moins  neuf  que  sa  cause^  De  tout  l'ancien  régime,  la 
sociabilité  est  restée  intacte,  et  comme  autrefois  elle 
énervait  l'aristocratie,  aujourd'hui  elle  adoucit  la  démo- 
cratie. C'est  ainsi  qu'elle  a  contribué  à  renverser  l'une , 
et  qu'elle  sert  à  conserver  l'autre.  Vainement  des  préju- 
gés qui  s'appellent  des  croyances,  des  prétentions  qui  se 
donnent  pour  des  droits  s'efforcent  de  diviser  et  de  re- 
muer une  société  qui  tend  à  l'union  et  au  repos.  Les 
éléments  de  cette  société  se  rapprochent  ;  ils  se  mêlent 
sans  cesse;  ils  ne  peuvent  pas  plus  s'isoler  pour  se  com- 
battre que  s'agréger  pour  se  grouper.  Une  démocratie 
mouvante  échappe  à  tous  les  efforts  tentés  pour  la  com- 
primer. C'est  là  ce  qu'ignorent  les  diplomates  de  l'Eu- 


DES  MŒURS  DU  TEMPS.  359 

rope;  mais,  sans  être  diplomate,  il  suffit  d'être  étran- 
ger, quelquefois  même  d'avoir  accidentellement  passé  le 
Rhin,  pour  ne  plus  comprendre  comment  ce  nouvel 
état  social  a  changé  toutes  les  relations  des  individus  et 
des  classes;  et,  dans  les  salons  comme  dans  les  bouti- 
ques ,  dans  les  cafés  comme  devant  les  tribunaux ,  il  rè- 
gne un  esprit  dont  le  secret  n'est  connu  que  des  naturels 
du  pays. 

isulle  part  l'existence  n'est  si  facile,  nulle  part  les 
mœurs  n'ont  tant  d'uniformité  :  la  profonde  division  des 
opinions  n'influe  pas  sur  les  transactions  privées  ;  nous 
traitons  les  uns  avec  les  autres,  sans  malentendu,  sans 
conflit  ;  les  hommes  les  plus  opposés  de  croyance  et  de 
parti  ne  peuvent  parvenir  à  se  distinguer  par  les  procédés 
et  les  habitudes;  les  amis  du  passé  sont  de  leur  siècle; 
ils  le  renient ,  mais  ils  le  suivent.  Et  cependant  les  opi- 
nions ne  se  concilient  point;  l'orgueil  aristocratique  n'a 
point  de  prétentions  si  arrogantes  qu'elles  ne  trouvent  en- 
core accès  dans  quelques  esprits;  l'orgueil  démocratique 
n'a  point  de  préventions  si  haineuses  qu'elles  ne  se  mê- 
lent encore  aux  sentiments  de  quelques  novateurs.  Entre 
ces  deux  extrêmes,  mais  plus  près  du  second  que  du  pre- 
mier, se  place  le  corps  de  la  nation  avec  son  invincible 
passion  d'égalité,  troublée  sans  cesse  par  les  saillies  d'une 
vanité  qui  tantôt  regrette  ce  qu'elle  sacrifie,  tantôt  ambi- 
tionne ce  qu'elle  méprise. 

Pour  l'ancienne  noblesse  elle-même,  les  mœurs  qu'elle 
regrette  ne  sont  point  les  mœurs  qu'elle  a.  Ce  n'est  que 
par  les  opinions  qu'elle  tient  à  l'ancien  régime.  Aussi 
a -t- elle  grand'peine  à  concilier  sa  conduite  avec  ses 
idées,  et  ses  souvenirs  avec  ses  habitudes.  Elle  sait  qu'elle 


360  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

doit  tenii'  à  la  naissance ,  mais  la  moitié  du  temps  elle 

s'arrange  fort  bien  de  Tégalité.  Seulement,  lorsqu'elle  y 
pense,  elle  s'en  blesse,  et  tâche  alors  d'affecter  un  orgueil 
dont  elle  n'est  pas  sûre.  Elle  aime  ses  titres,  du  moins  se 
fàcherait-elle  qu'on  les  lui  refusât  ;  mais  elle  en  fait  bon 
marché,  dès  qu'on  les  lui  accorde,  et  semble  prête  à  les 
déposer,  pour  peu  qu'on  prétende  en  tirer  pour  elle  une 
obligation  d'agir  autrement  que  tout  le  monde,  par  exem- 
ple de  renoncer  aux  spéculations  mercantiles  ou  aux  em- 
plois lucratifs.  C'est  que ,  tandis  que  ses  préjugés  et  ses 
scrupules  l'attachent  à  la  supériorité  du  rang,  elle  se  sent 
au  fond  V égale  de  tout  le  monde;  elle  est  noblesse  par 
bienséance  et  peuple  sans  le  vouloir. 

Les  événements  ont  placé  près  d'elle  une  autre  no- 
blesse d'une  espèce  toute  nouvelle ,  car  il  ne  lui  manque 
pas  moins  que  la  naissance.  Léguée  par  l'Empire  à  la  mo- 
narchie ,  improvisée  par  un  gouvernement  qui  dans  sa 
courte  durée  a  fait  un  peu  de  tout,  elle  a  été  reconnue 
par  nécessité  ou  par  politique.  On  l'a  donnée  à  la  France 
comme  une  garantie  de  l'égalité.  Du  moins  était-ce  dé- 
clarer qu'en  restaurant  l'ancienne  noblesse  on  ne  réta- 
blirait pas  la  roture  :  chose  assez  importante,  car  les 
privilèges  sont  odieux,  moins  par  ce  qu'ils  ont  de  positif, 
que  par  ce  qu'ils  ont  d'exclusif.  Quant  à  la  nouvelle  no- 
blesse, comme  on  l'appelle,  elle  forme  bien,  en  raison  des 
emplois  qui  lui  ont  valu  ses  titres ,  une  classe  supérieure, 
mais  elle  n'a  rien  d'une  aristocratie,  et  ceux  de  ses  mem- 
bres qui  s'y  sont  mépris  l'ont  expié  par  le  ridicule.  La 
plupart  ont  échappé  à  la  tentation;  ils  prennent  leurs 
titres  à  peu  près  comme  d'autres  mettent  à  la  suite  de 
leur  nom  ex -notaire  ou  ancien  juge.  C'est  une  manière 


DES  MŒUKS  DU  TE.MPS.  361 

de  rappeler  qu'ils  ont  rempli  des  places  et  tâché  de  ser- 
vir l'état.  Comme  individus,  ils  peuvent  préteudi'e  à  la 
considération  ;  mais  ce  qu'il  faut  à  la  noblesse ,  c'est  du 
prestige. 

Hors  de  ces  deux  classes,  qui  se  distinguent  si  peu 
du  grand  nombre,  je  ne  vois  plus  qu'une  foule  unique- 
ment diversifiée  par  le  mérite,  la  fortune,  la  profession. 
Une  seule  classification  générale  se  laisse  encore  entre- 
voir, celle  qui  distingue  les  gens  bien  élevés  de  ceux  qui 
ne  le  sont  pas.  Bien  des  prétentions  subsistent,  il  est  vrai, 
au  sein  de  cette  égalité;  mais  ces  prétentions  ne  produi- 
sent après  tout  que  des  inconséquences,  et  les  inconsé- 
quences mêmes  prouvent  le  fait  général  auquel  elles  dé- 
rogent :  ce  fait,  c'est  l'égalité.  Des  prétentions  la  plus 
générale  est  celle  qui  repousse  la  noblesse  ;  notre  amour- 
propre  a  bien  en  cela  quelque  intolérance  à  se  reprocher. 
Mais  la  paix  et  la  douceur  des  relations  privées  n'en  sont 
nullement  troublées  ;  et  la  différence  entre  les  anciens 
privilégiés  et  ceux  qui  ne  l'étaient  pas  est  si  légère  au- 
jourd'hui, elle  pèse  si  peu  dans  les  choses  essentielles, 
qu'il  serait  puéril  de  se  révolter  contre  des  souvenirs  qui 
ne  peuvent  disparaître  aussi  vite  que  la  réalité.  S'il  existe 
un  privilège  odieux  aujourd'hui,  ce  n'est  pas  la  naissance, 
mais  l'opinion  qui  le  donne.  Une  certaine  manière  de 
penser,  apparente  ou  réelle ,  passe  pour  le  meilleur  titre 
aux  places,  aux  faveurs,  même  à  quelques-uns  des  droits 
civils.  L'aristocratie  des  lAcn-pensanis  est  au  vrai  la  seule 
qui  tourmente  la  société,  et,  pour  en  faire  partie,  il  n'est 
nullement  besoin  d'avoir  eu  des  ancêtres  à  la  croisade,  il 
suffit  d'avoir  mis  ses  enfants  à  Saint-Acheul.  La  nais- 
sance est  prisée  moins  pour  elle-même  que  comme  signe 

I.  31 


302  PASSE  lîT  PRESEM". 

et  garantie  de  l'opinion.  Même  à  la  cour,  elle  ne  supplée 
pas  l'opinion,  tandis  que  celle-ci  la  remplace.  Bien  voter 
est  aujourd'hui  le  premier  devoir  d'un  chevalier  français  : 
on  a  dit  que  les  lettres  de  noblesse  des  Français  de  notre 
âge  étaient  écrites  sur  leurs  cartouches  ;  elles  le  sont  au- 
jourd'hui sur  leurs  bulletins. 

Ce  sont  là  des  circonstances  passagères  :  laissons  la 
cour,  et  voyons  la  société.  Le  bon  moyen  d'obtenir  dé- 
sormais l'estime  ou  les  hommages  du  public  est  de  le 
servir  ou  de  lui  plaire.  Or,  comme  une  expérience  géné- 
rale a  montré  dans  le  travail  la  source  de  toute  prospé- 
rité nationale  ou  particulière,  le  travail  est  devenu  le 
premier  et  le  plus  commun  des  titres  à  la  considération , 
et  presque  à  la  renommée.  Le  tra\ail  est  l'idole  de  la 
société  actuelle.  Pour  avoir  trop  longtemps  encensé  le 
fastueux  désœuvrement  de  la  noblesse  de  cour,  on  s'est 
jeté  dans  une  reconnaissance  enthousiaste  pour  quicon- 
que fait  un  emploi  profitable  de  ses  facultés  et  de  son 
temps.  Les  professions  laborieuses  sont  mises  en  première 
ligne.  Peu  s'en  faut  que  l'industrie  ne  soit  traitée  comme 
une  vertu  et  la  richesse  comme  un  mérite.  Quelques-uns 
même  en  sont  venus  à  tout  voir  dans  la  production.  Ce 
mot  a  pris  pour  eux  quelque  chose  de  magique  et  de  sa- 
cré, et  l'ordre  matériel  exploité  par  la  force  humaine 
s'offre  à  eux  comme  le  seul  but  légitime  et  raisonnable 
de  notre  mission  sur  la  terre. 

Rien  de  plus  juste  que  d'estimer  ce  qui  est  utile  en 
même  temps  qu'honorable;  rien  de  plus  juste  que  de  re- 
tirer de  l'oubli,  ({ue  de  relever  d'une  longue  injustice  ces 
classes  actives ,  au  sein  desquelles  l'état  puise  sa  force  , 
et  qui  ont  su  fournir  dans  l'occasion  à  la  gloire  ses  héros, 


DES  MŒURS  DU  TEMPS.  3fi3 

à  la  liberté  ses  martyrs.  Mais  l'exagération  discrédite  ce 
qu'elle  prétend  honorer  ;  l'utilité  n'est  pas  la  seule  mesure 
ni  le  premier  caractère  du  bien.  Le  travail  est  estimable 
en  lui-même,  et  par  les  vertus  qu'il  annonce  et  qu'il  en- 
tretient, plutôt  que  par  la  valeur  et  la  quantité  de  ses 
produits.  Après  tout,  il  ne  faut  point  louer  à  l'égal  du 
dévouement  et  de  l'héroïsme  ce  qui  n'est  que  bon  sens  et 
bon  calcul. 

Cependant  j'avoue  qu'en  ce  sens  nous  sommes  tous 
portés  à  passer  un  peu  la  mesure.  Je  n'entends  jamais 
dans  nos  petits  théâtres  ces  couplets  ronflants  et  ces  ap- 
plaudissements à  tout  rompre  en  faveur  de  l'agriculture, 
du  commerce,  de  l'industrie,  sans  m'y  associer  de  grand 
cœur.  C'est  là  qu'on  peut  apprendre  à  Juger  la  véritable 
opinion  publique  sur  les  distinctions  sociales.  On  s'y  plaît 
à  entendre  le  lal)0ureur  rendre  hommage  à  sa  charrue,  le 
fabricant  à  ses  métiers ,  et  l'avocat  commenter  en  chan- 
sons le  vir  bonus  dicaidi  péril  us.  Ce  besoin  de  louer  toutes 
les  professions  utiles  finit  même  par  énerver  le  comique 
de  noti'e  théâtre  :  d'un  côté  la  censure  protège  les  nobles, 
les  fonctionnaires  et  les  dévots;  de  l'autre  le  public  n'en- 
tend pas  raillerie  sur  les  négociants,  les  manufacturiers, 
les  cultivateurs;  et  la  comédie  se  trouve  dans  la  nécessité 
de  s'attaquer  à  des  ridicules  de  convention,  et  de  peindre 
des  situations  imaginaires ,  sous  peine  d'être  factieuse  ou 
impopulaire. 

Mais  lors  même  que  cette  bienveillance  de  la  société 
envers  elle-même  serait  poussée  jusqu'à  la  flatterie,  elle 
n'en  est  pas  moins  louable  dans  son  principe;  elle  n'en 
est  pas  moins  le  signe  et  le  résultat  de  l'heureuse  dispo- 
sition ,  de  l'heureuse  situation  de  la  France.  Elle  tient  à 


301  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

ce  sentiment  d'égalité,  ou  plutôt  de  justice  universelle,  qui 
a  pour  jamais  aboli  entre  les  diverses  classes  de  la  société 
l'humiliation  et  le  mépris.  Elle  signifie  qu'il  n'existe  plus 
que  des  infériorités  et  des  supériorités  individuelles.  On 
diffère  encore  par  le  mérite,  l'éducation,  la  fortune,  toutes 
choses  que  la  société  ne  peut  donner  :  mais  elle  n'oppose 
à  personne  de  ces  préjugés  constitués  qui  retiennent 
chacun  dans  sa  condition ,  et  font  de  cette  condition 
même  une  sorte  de  péché  originel  dont  rien  ne  peut  nous 
racheter.  C'est  là  une  idée  devenue  triviale  à  force  d'être 
pratique,  et  je  ne  sais  ni  théories,  ni  intrigues,  ni  lois 
qui  puissent  y  rien  changer.  On  peut  multiplier  les  ef- 
forts pour  faire  revivre  des  distinctions  effacées;  ces 
efforts  peuvent  même  relever  de  terre  je  ne  sais  quelle 
image  du  passé  ;  mais  ils  ressemblent  aux  artifices  de  la 
fantasmagorie  qui  ne  reproduit  rien ,  pas  même  des 
ombres. 


M.   DE  LA   MENNAIS 


\'ERS    LA    FIN    DE    LA    RESTAURATION 


I. 


Nous  éprouvons  quelque  embarras  à  parler  de  l'ou- 
vrage de  M.  l'abbé  de  La  ^lennais,  et  à  discuter  les 
questions  qu'il  y  traite.  Depuis  que  cet  ouvrage  a  été 
publié,  il  a  rencontré  un  genre  d'objection,  ou  pour  mieux 

'  La  première  partie  de  ce  fragment  fat  composée  en  1826  ,  à  l'oo- 
casion  de  l'ouvrage  de  M.  de  La  Mennais  intitulé  :  De  la  Religion  con- 
sidérée dans  ses  rapports  avec  l'ordre  politique  et  civil.  11=  partie. 

Les  opinions  soutenues  dans  le  Globe  sur  les  questions  relatives  à 
la  situation  du  clergii  en  France  ont  obtenu  dans  le  temps  une  certaine 
célébrité.  Quoique  ayant  pris  très-peu  de  part  à  ce  genre  de  contro- 
verse, je  réimprime  des  articles  qui  y  touchent,  mais  qui  m'intéres- 
sent surtout  comme  décrivant  avec  exactitude  un  moment  de  la  vie 
intellectuelle  de  M.  de  La  Mennais,  celui  où,  sortant  de  1  absolutisme 
à  la  fois  monarchique  et  religieux  ,  il  menaçait  d'arriver  au  libéralisme 
par  la  voie  de  l'ultramontanisme ,  et  du  libéralisme  au  radicalisme  dé- 
mocratique :  car  cet  ardent  esprit  ne  se  repose  que  dans  les  opinions 
extrêmes. 

Quand  ce  fragmenta  été  composé,  il  était  question  des  condamnations 
judiciaires  prononcées  contre  M.  de  La  Mennais  pour  avoir  attaqué  les 
doctrines  gallicanes  et  la  déclaration  de  16^.  Comme  écrivain,  il  me 
paraissait  dans  son  droit.  Dans  le  domaine  do  la  controverse  spécula- 

31. 


366  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

(lire  de  condamnation,  que  nous  sommes  peu  faits  à 
soutenir  et  peu  libres  de  combattre.  Nous  risquons  en 
critiquant  l'auteur  d'appuyer  ses  juges ,  eu  le  défendant 
de  nous  rendre  ses  complices  :  peut-être  même  courons- 
nous  ces  deux  dangers  à  la  fois ,  car  nous  ne  sommes  ni 
de  l'avis  de  ses  juges  ni  du  sien.  Que  faire  donc?  Mesurer 
notre  langage  sans  trahir  notre  opinion,  certains  que  nous 
sommes  qu'il  est  plus  facile  de  calomnier  nos  intentions 
que  de  les  méconnaître. 

M.  de  La  Mennais  est  un  des  premiers  écrivains  de  ce 
temps-ci.  Depuis  la  mort  de  M.  de  Maistre,  la  cause  qu'il 
soutient  n'a  plus  à  citer  que  son  nom.  Considéré  comme 
apologiste  du  christianisme ,  ou  seulement  comme  défen- 
seur des  doctrines  ultramontaines ,  il  n'a  point  d'égal 

tive,  les  doctrines  ecclésiastiques  et  même  les  doctrines  religieuses 
ne  sont  que  des  opinions,  et,  d'après  la  Charte,  les  opinions  sont 
libres.  Pour  bien  juger  ces  questions  de  liberté  religieuse,  il  importe 
de  distinguer  dans  la  religion  l'idée  et  l'institution.  Les  simples  écri- 
vains ,  fussent-ils  prêtres  ,  quand  ils  font  des  livres  ,  doivent  jouir  de 
toute  la  liberté  garantie  à  la  pensée.  Mais,  comme  l'histoire  et  la  loi 
ont  fait  du  christianisme  en  France  une  institution  de  droit  positif  et 
non  une  pure  croyance  livrée  à  l'arbitraire  de  l'esrrrit ,  le  clergé,  qui 
prend  place  dans  les  cadres  de  l'institution,  les  prêtres,  qui,  sous 
l'autorité  du  gouvernement,  deviennent  comme  des  magistrats  spiri- 
tuels ,  ont  des  obligations  plus  étroites  et  ne  peuvent,  dans  le;ir  carac- 
tère officiel ,  réclamer  une  indépendance  absolue.  La  liberté  de  penser 
et  d'écrire  est  pour  eux  soumise  à  des  conditions  spéciales  de  légalité 
comme  elle  l'est  pour  les  magistrats  de  l'ordre  le  plus  élevé.  Du  point 
de  vue  de  l'opposition  philosophique  et  pour  la  facilité  de  la  controverse, 
le.  Globe  considérait  l'église  comme  une  pure  doctrine  :  mais  en  fait, 
et  dans  la  sphère  du  gouvernement,  elle  est  nécessairement  et  sera 
toujours  quelque  chose  de  plus.  Le  vrai  caractère  du  clergé  dans  la 
société  française  me  parait  avoir  été  remurqunblemcnt  établi  dans  une 
opinion  de  M.  Royer-CoUard  (Chambre  des  députés,  séance  du  I.")  mai 
18  •il). 


M.  DE  LA  MENNAIS.  367 

dans  le  clergé  de  France.  Il  est  aujourd'hui  la  lumière  et 
l'ornement  de  l'église.  Réellement  elle  ne  se  glorifie  pas 
assez  de  lui  :  est-ce  injustice  ou  timidité? 

La  littérature  et  la  philosophie  seront  plus  justes  ou 
moins  timides.  A  nos  yeux,  M.  de  La  Mennais  est  de 
tous  nos  adversaires  le  plus  habile  et  le  plus  respectable. 
Il  a  laissé  bien  loin  derrière  lui  cette  nuée  de  prédicateurs 
emphatiques  et  de  raisonneurs  débiles ,  dont  l'esprit  de 
parti  a  fait  tout  le  mérite  et  toute  la  renommée.  Hardi 
dans  ses  vues ,  véhément  dans  ses  formes ,  il  sait  prêter 
à  tout  ce  qu'il  écrit  l'autorité  de  la  foi ,  le  charme  de 
l'imagination ,  l'entra inement  de  la  passion.  Sophiste 
mais  croyant,  rhéteur  mais  éloquent,  déclamateur  sans 
mauvais  goût,  et  plutôt  par  l'exagération  des  pensées  que 
par  la  licence  des  expressions ,  il  presse  et  domine  tour  à 
tour  son  lecteur  par  la  violence  de  son  invective,  l'àcreté 
de  son  ironie,  ou  l'ascendant  de  sa  dialectique.  Sa  raison 
a  peut-être  plus  de  subtilité  que  d'étendue ,  mais  elle  ne 
manque  pas  de  force ,  et  donne  à  son  style  une  clarté ,  à 
ses  idées  un  enchaînement  qui  font  l'illusion  de  la  vérité. 
Son  érudition  pourrait  être  plus  complète  et  plus  appro- 
fondie ,  mais  elle  est  neuve  et  variée  ;  il  l'emploie  avec 
adresse,  et,  loin  de  surcharger  ses  écrits,  elle  semble 
n'avoir  d'autre  but  que  d'ajouter  plus  de  preuves  à  sa 
pensée  et  plus  d'éclat  à  sa  diction.  Enlîn  il  a  le  don,  pré- 
cieux pour  ses  adversaires,  de  les  comprendre  en  les 
combattant ,  de  poser  nettement  les  questions  agitées  en- 
tre eux  et  lui ,  surtout  de  connaître  la  portée  de  ses  opi- 
nions, et  de  les  suivre  jusqu'au  bout,  et  de  les  embrasser 
tout  entières.  Heureux  don,  je  le  répète  ;  car  cette  preuve 
de  la  force  de  son  esprit  sert  à  dévoiler  la  faiblesse  de 


368  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

sa  doctrine.  L'erreur  n'est  en  effet  visiblement  réfutable 
que  lorsqu'elle  est  conséquente.  Autrement  elle  échappe 
à  l'objection  en  se  démentant,  se  dissimule  par  des  con- 
tradictions, et  rentre  ainsi  par  fraude  dans  la  vérité. 
Franchement  adoptée ,  fidèlement  suivie ,  complètement 
développée,  elle  se  manifeste  pour  ainsi  dire  d'elle-même. 
Telle  à  mon  sens  elle  éclate  dans  M.  de  La  Mennais  :  sa 
doctrine ,  présentée  avec  une  ingénuité  hautaine ,  se 
montre  dans  ses  écrits  brillante  de  clarté,  forte  d'unité , 
puissante  de  logique ,  mais  également  gratuite  dans  les 
principes ,  fausse  dans  les  faits  et  absurde  dans  les  con- 
séquences. 

Je  parle  de  sa  doctrine ,  quoique  son  dernier  ouvrage 
semble  ne  concerner  qu'une  question  particulière  :  mais 
un  esprit  systématique  comme  le  sien ,  et  qui  au  fond  n'a 
qu'une  idée ,  se  met  tout  entier  partout  ;  et  la  question 
qu'il  traite,  étant  au  fait  celle  de  l'unité  de  l'église, 
touche  de  bien  près  à  la  question  capitale  de  sa  phi- 
losophie, je  dirai  même  de  toute  philosophie.  On  se 
tromperait  étrangement  si  l'on  ne  voyait  dans  sou  livre 
qu'une  brochure  de  circonstance.  C'est  peut-être  la  cir- 
constance qui  le  rend  piquant ,  qui  vaut  à  l'auteur  son 
succès  et  une  amende;  mais ,  dans  sa  pensée,  il  s'agit  de 
tout  le  système  de  la  religion  catholique.  Ce  n'était  pas 
\m  petit  procès  à  juger. 

On  dit  que  M.  de  La  Mennais  veut  publier  une  défense. 
Nous  souhaitons  qu'il  en  ait  la  liberté  ;  au  reste ,  s'il  ne 
l'a  pas  maintenant,  il  l'aura  dans  quelques  mois,  et  peut- 
être  n'aurons-nous  plus  celle  de  lui  répondre.  C'est  donc 
à  nous  de  nous  hâter,  et  de  préciser  par  avance  les  points 
sur  lesquels,  à  notre  avis,  il  est  bon  que  AI.  de  La  Men- 


M.  DE  LA  MENNAIS.  369 

nais  revienne  et  s'explique  sans  détour.  Son  livre  est 
maintenant  connu,  nous  sommes  dispensé  de  l'analyser; 
mais,  parmi  les  nombreuses  et  vastes  questions  qu'il  re- 
mue ,  nous  devons  en  extraire  quelques-unes  qui  nous 
paraissent  en  première  ligne.  Deux  sont  pai*ticulières , 
deux  générales.  Il  y  a  une  question  de  droit  et  une  ques- 
tion d'histoire  ;  il  y  a  une  question  de  philosophie  poli- 
tique et  une  question  de  philosophie  religieuse. 

?sous  ne  sommes' pas  appelés  à  décider  la  première; 
mais  M.  de  La  ^lennais  a  besoin  de  la  traiter.  Il  a  nié 
de  toutes  façons  les  libertés  de  l'église  gallicane;  on  lui 
en  refuse  le  droit.  Or  la  doctrine  des  libertés  de  l'église 
gallicane,  ou  tout  au  moins  la  déclaration  de  1G82  est- 
elle  une  loi  de  l'état  ou  bien  une  simple  opinion ,  et  sous 
l'un  ou  l'autre  de  ces  deux  titres,  est -elle  interdite  à 
l'examen  des  écrivains  et  soustraite  au  contrôle  de  la 
liberté  de  la  presse?  C'est  une  question  de  droit  que  nous 
laissons  à  M.  de  La  Mennais;  en  attendant,  voici  les 
faits.  A  peine  la  déclaration  du  clergé  de  France  fut-elle 
publiée,  que,  par  un  édit  du  22  mars  1682,  Louis  XIV 
défendit  d'enseigner  on  d'cciire  cjr(eUiiti'  chose  contraire  à 
la  doctrine  contenue  en  icelle.  Onze  ans  après,  tous  les 
évêques  qui  depuis  1682  attendaient  leurs  bulles  d'insti- 
tution ,  écrivirent  au  pape  une  lettre  approuvée  par  Bos- 
suet,  et  dans  laquelle  ils  rétractaient  la  déclaration  de 
1682 ,  du  moins  en  tant  que  décision,  la  réduisant  ainsi 
à  n'être  plus  qu'une  simple  opinion  sur  laquelle  ils  ne 
s'expliquaient  pas  ;  et ,  par  une  lettre  au  même  pontife , 
Louis  XIV  s'engagea  à  ne  point  faire  observer  les  choses 
contemies  (la)is  son  cdit  du  22  mars  1682.  Ainsi  fut  fait 
depuis  1693  jusqu'à  la  révolution.  En  180l  on  conclut 


370  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

avec  le  saint-siége  un  concordat  qui  ne  fait  aucune  men- 
tion de  la  déclaration  de  1 682,  et  qui  est  lui-même,  comme 
acte  de  la  puissance  papale ,  ti-ès-opposé  aux  libertés  de 
l'église  gallicane.  Seulement  une  loi  organique,  rendue  par 
suite  de  ce  concordat,  ordonna  que  les  quatre  articles  dont 
se  compose  la  déclaration  fussent  enseignés  dans  les  sé- 
minaires. Depuis  lors,  il  est  intervenu  une  autre  loi  qu'on 
appelle  la  Charter  constitutionnelle ,  laquelle  reconnaît  à 
tout  Français  le  droit  de  publier  ses  opinions,  en  se  con- 
formant aux  lois  qui  doivent  réprimer  les  abus  de  cette 
liberté.  Depuis  cette  Charte,  les  lois  répressives  annon- 
cées par  elle  ont  été  rendues,  dont  aucune  en  aucun  ar- 
ticle ne  fait  mention  de  la  déclaration  de  1082.  Mainte- 
nant redit  de  la  même  année,  rendu  par  Louis  XIV  au 
temps  où  la  liberté  de  la  presse  n'existait  pas,  abandonné 
par  lui  en  1693 ,  négligé  pendant  plus  d'un  siècle,  est-il 
encore  une  loi  de  l'état?  La  liberté  de  la  presse,  décrétée 
depuis  par  la  Charte,  connaît-elle  d'autres  limites  que  les 
limites  posées  par  les  lois  postérieures  à  cette  Charte?  Et 
enfin ,  tandis  qu'il  est  légalement  permis  à  un  protestant 
d'imprimer  que  la  religion  catholique  n'est  pas  la  vraie 
religion  chrétienne,  à  un  philosophe  que  la  religion  chré- 
tienne n'est  pas  la  vraie  religion,  est-il  interdit  à  un 
Français,  par  cela  seul  qu'il  est  prêtre  ou  simplement 
catholique,  d'imprimer  que  la  religion  gallicane  ne  soit 
pas  la  vraie  religion  catholique?  Libres  de  publier  notre 
opinion  sur  le  fond  même  du  christianisme,  ne  le  som- 
mes-nous plus  d'opiner  publiquement  sur  la  déclaration 
d'une  partie  du  clergé?  Ce  sont  là  des  questions  de  droit 
sur  lesquelles  nous  cédons  la  plume  à  M.  de  La  Mennais. 
C'est  à  lui  de  réclamer  pour  ses  ouvrages  une  impunité, 


M.  DE  LA  MENNAiS.  374 

ime  publicité  accordée  jusqu'ici  sans  difficulté  aux  ou- 
M-ages  de  M.  de  Maistre.  Et  certes  ce  dernier,  particuliè- 
rement dans  son  livre  sur  l'église  de  France,  est  tout  au- 
trement sévère  que  M.  de  La  Mennais  pour  Louis  XIV  et 
son  clergé,  pour  iiossuet  et  sa  déclaration. 

Ceci  nous  conduit  à  la  question  historique.  M.  de  La 
Mennais  est  loin  de  l'avoir  traitée  librement.  S'il  écrit 
encore  sur  ce  sujet,  il  faut  qu'il  raconte  tous  les  faits  et 
dise  toute  sa  pensée.  C'est  son  intérêt;  mais  bien  plus, 
c'est  son  devoir.  Sous  ce  seul  rapport ,  en  effet ,  quelque 
chose  nous  paraît  manquer  à  la  franchise  et  à  l'indépen- 
dance de  son  langage.  L'histoire  de  la  déclaration  de 
1682  ne  serait  pas  son  moindre  argument,  et  cependant 
on  dirait  qu'il  craint  de  s'en  servir,  et  qu'il  ne  veut 
pas  avoir  autant  raison  qu'il  le  peut.  11  omet,  il  écarte, 
peu  s'en  faut  qu'il  ne  dissimule  les  preuves  les  plus 
fortes,  de  peur  apparemment  de  choquer  les  idées  re- 
çues, d'effrayer  les  faibles,  de  blesser  les  puissants.  Qui 
le  retient?  d'où  vient  cette  crainte  ou  ce  scrupule?  Quoi  ! 
il  entreprend  de  prouver,  comme  l'a  dit  Fleury,  que  les 
libertés  gallicanes  ne  sont  que  des  servitudes ,  que  la  dé- 
claration du  clergé  est  un  acte  de  politique  mondaine; 
et  il  hésite  à  caractériser  hardiment  le  despotisme  de 
Louis  XIV  et  la  complaisance  de  Bossuet!  Qui  lui  im- 
pose ?  est-ce  la  renommée  également  classique  du  grand 
roi  et  du  grand  orateur?  craindrait-il,  en  les  blâmant  une 
fois,  de  perdre  le  droit  d'opposer  leurs  noms,  comme 
une  arche  sainte,  à  toutes  les  réclamations  des  amis  de 
la  liberté?  appréhenderait-il  de  compromettre  le  dogme 
si  cher  à  son  parti,  le  dogme  sacré  du  pouvoir  absolu, 
en  signalant  un  de  ses  excès?  Des  intérêts  du  moment , 


372  PASSÉ  Eï  PRÉSEM. 

des  couveuances  de  position  pourraient- elles  balancer  le 
droit  de  la  vérité?  Non,  sans  doute,  et  M.  de  La  Meu- 
nais  est  supérieur  à  de  si  puérils  ménagements.  Qu'il  le 
prouve  désormais,  en  abjurant  toute  profane  indulgence. 
Qu'il  nous  montre  ce  ijuc  c'est  ijtiim  prêtre,  en  ne  faisant 
aucun  sacrifice  aux  choses  de  ce  monde.  Qu'il  soit,  comme 
M.  le  comte  de  ^laistre,  fidèle  à  sa  cause  contre  son 
parti. 

C'est  presque  une  réparation  qu'il  doit  à  ^I.  l'évêque 
d'Herraopolis.  Dans  un  de  ses  chapitres,  il  établit  que  la 
doctrine  des  libertés  gallicanes,  en  faisant  trop  large  part 
au  pouvoir  royal,  est  une  doctrine  servile,  entachée 
d'immoralité  politique;  et,  à  son  point  de  vue,  il  l'établit 
d'une  manière  assez  plausible.  Pour  montrer  même  que  les 
gallicans  ne  se  sout  pas  dissimulé  cette  triste  conséquence 
de  leurs  principes,  il  rapporte  deux  passages,  l'un  de 
Pierre  Dupuy  qui  justifie  les  crimes  d'état,  l'autre  de 
M.  Frayssinous  qui  dégage  le  pouvoir  politique  de  toute 
responsabilité  sur  la  terre  :  ces  passages  conduisent ,  je 
l'avoue,  à  l'ignoble  doctrine  de  l'obéissance  passive.  Mais 
en  les  citant  avec  d'amers  reproches,  était-il  juste  de  taire 
que  c'est  aussi  la  doctrine  de  Bossuet?  Le  passage  incri- 
miné de  M.  d'Hermopolis  n'est  que  le  développement 
d'une  malheureuse  phrase  de  Bossuet  dans  son  Dis- 
cours à  l'assemblée  du  clergé  de  1(582  ^  Cette  phrase 

'  «  Dans  ces  cruelles  persécutions  qu'elle  endure  sans  murmurer 
durant  tant  de  siècles,  en  combattant  pour  Jésus-Christ,  j'oserai  le 
dire,  elle  (l'église)  ne  combat  guère  moins  pour  l'autorité  des  princes 
qui  la  persécutent;  ce  combat  n'est  pas  indigne  d'elle,  puisque  c'est 
encore  combattre  pour  l'ordre  de  Dieu.  En  effet,  n'est-ce  pas  com- 
battre pour  l'autorité  légitime  que  d'en  souffrir  tout  sans  murmure?... 
Le  même  sang  qui  rend  témoignage  à  l'Évangile  le  rend  aussi  à  cette 


M.  DE  LA  MENNAIS.  373 

de  Bossuet  vient  de  droit  dans  la  question  ;  elle  y  est 
célèbre  même;  MM.  les  évèques  d'Alais  et  d'Hcrraopolis 
n'ont  pas  manqué  de  la  citer  ;  M.  de  La  Mennais  était 
comme  tenu  de  la  répéter;  car  elle  était  peut-être  son 
meilleur  exemple,  la  meilleure  preuve  de  sa  thèse.  Pour- 
quoi ne  l'a-t-il  pas  fait?  Dira-t-il  que  c'est  par  charité , 
par  respect?  alors  pourquoi  cite-t-il  M.  Frayssinous?  Si 
l'omission  des  erreurs  de  Bossuet  est  un  devoir,  la  cita- 
tion de  celles  de  M.  Frayssinous  devient  une  injure.  Il  faut 
choisir,  ne  rien  dire  ou  ne  rien  taire.  La  vérité  le  veut 
ainsi. 

Mais  ce  sont  là  des  questions  secondaires.  La  déclara- 
tion de  1682  n'existerait  ni  dans  nos  lois,  ni  dans  notre 
histoire ,  le  nom  même  des  libertés  de  l'église  gallicane 
n'aurait  jamais  été  prononcé,  qu'il  serait  toujours  impor- 
tant de  savoir  quelle  est  la  nature  et  l'étendue  du  pou- 
voir spirituel  ;  si  l'état  existe  dans  la  religion  ou  la  reli- 
gion dans  l'état;  enfin,  dans  le  cas  où  le  pouvoir  spirituel 
serait  le  pouvoir  suprême,  d'où  procède  son  droit,  et 
quel  titre  légitime  son  existence  et  son  action.  C'est  la 
question  première  qui  fait  le  fond  du  livre  de  M.  de  La 
Mennais  et  qui  nous  intéresse  plus  directement. 

Après  avoir  parlé  de  la  législation  et  dç  l'histoire,  éle- 
vons-nous donc  avec  M.  de  La  Mennais  à  des  ques- 
tions plus  générales.  La  première  qui  se  présente  est 
celle  que  pose  le  titre  même  du  livre,  et  que  le  livre  n'a 

vérité...  Nul  prétexte  ni  nulle  raison  ne  peut  autoriser  les  révoltes... 
Il  faut  révérer  l'ordre  du  ciel  et  le  caractère  du  Tout-Puissant  dans 
tous  les  princes,  quels  qu'ils  soient,  puisque  les  plus  beaux  temps  de 
l'église  nous  le  font  voir  sacré  et  inviolable,  même  dans  les  princes 
persécuteurs  de  l'église.  »  (Sermon  sur  1  Unité  de  l'église.) 

I.  32 


374  PASSE  ET  PKESENT. 

point  résolue  :  «  Quel  est,  quel  doit  être  l'état  de  la  re- 
»  li(/ion  dans  ses  rapports  avec  [ordre  politique  et  civil?  » 
L'auteur  établit  bien  le  principe  d'après  lequel  il  décide- 
rait cette  question  ;  selon  lui ,  le  pouvoir  spirituel  est  su- 
périeur au  pouvoir  politique.  Mais  c'est  là  une  proposi- 
tion vague,  dont  l'application  serait  certes  beaucoup  plus 
diflicile  que  la  démonstration.  Or  M.  de  La  Mennais  ne 
s'est  attaché  qu'a  la  démonstration ,  taudis  qu'eu  fait  de 
doctrines  politiques,  l'application  a  la  première  impor- 
tance. Dans  la  plupart  des  sciences,  la  théorie  est  bonne 
si  elle  rend  raison  des  faits;  en  politique,  il  faut  davan- 
tage, il  faut  qu'elle  les  gouverne.  Or  comment  la  théorie 
de  M.  de  La  Mennais  pourrait-elle  gouverner  les  faits? 
en  d'autres  termes,  comment  serait-elle  applicable?  en- 
fin quelle  devrait  être  la  relation  positive  et  pratique  de 
l'église  et  de  l'état?  C'est  ce  qu'il  laisse  à  peine  entrevoir, 
et  l'on  pourrait  le  défier  d'extraire  de  son  ouvrage  un 
seul  principe  de  conduite ,  une  seule  règle  immédiate- 
ment utile  pour  un  législateur  ou  pour  un  gouvernement. 
Résumons  fidèlement  ses  idées ,  et  l'on  en  jugera. 

Les  partisans  du  pouvoir  absolu ,  c'est-à-dire  du  pou- 
voir de  la  volonté  humaine,  quelle  qu'elle  soit,  exprimée 
par  un  prince ,  un  sénat  ou  un  peuple ,  soutiennent  par 
là  même  qu'il  n'existe  aucune  règle  supérieure  à  la  so- 
ciété comme  aux  individus,  et  maîtresse  des  gouvernants 
comme  des  gouvernés;  ils  omettent  ou  nient  l'existence 
de  la  loi  souveraine,  seul  frein  du  pouvoir,  seule  base  du 
devoir,  de  cette  loi  contre  laqiielle  tout  ce  qui  se  fait  est 
nul  de  soi;  ils  ne  reconnaissent  d'autre  droit  que  le  fait, 
d'autre  autorité  que  la  force.  Cependant  pour  être  niée 
ou  négligée,   la  loi  suprême  n'en  existe  pas  moins;  et 


M.  DE  LA  MENNAIS.  375 

comme  elle  vient  de  Dieu ,  comme  elle  est  Dieu  même , 
il  suit  que  les  partisans  de  l'absolue  souveraineté  royale 
ou  populaire  sont  des  athées  en  politique.  La  loi  morale 
proteste  éternellement  contre  eux  :  elle  seule  est  souve- 
raine. C'est  à  elle  que  les  rois  eu  appellent  pour  se  faire 
obéir,  les  peuples  pour  se  faire  respecter.  Elle  seule  légi- 
time chez  les  uns  et  chez  les  autres  le  recours  à  la  force. 
Tel  est  l'ordre  de  la  société ,  l'ordre  de  ce  monde  selon 
Dieu  ;  tel  il  subsiste ,  abstraction  faite  du  christianisme  ; 
tel  il  subsistait  antérieurement  à  la  venue  du  Christ. 

Nous  espérons  que  nos  paroles  traduisent  exactement 
la  doctrine  de  M.  de  La  Mennais;  nous  ne  pourrions  l'al- 
térer sans  manquera  notre  propre  foi.  Quelques-uns  ont 
prétendu  retrouver  dans  cette  doctrine  la  souveraineté 
du  peuple  ;  il  y  a  ^'raiment  en  ce  monde  des  esprits  spé- 
cialement destinés  à  ne  point  comprendre;  mais  passons. 

De  cette  doctrine  haute  et  pure,  que  déduit  M.  de  La 
Mennais?  Est-ce  le  gouvernement  libre,  lequel  en  sortirait 
naturellement?  non,  sans  doute;  et  ici  la  division  com- 
mence entre  lui  et  nous.  Depuis  l'Évangile ,  l'église  ,  héri- 
tière de  tout  ce  qu'il  y  avait  de  vrai  ou  de  divin  dans  les 
croyances  humaines,  dépositaire  et  interprète  de  la  loi 
morale  et  suprême,  a  remplacé  ce  souverain  invisible  qui 
avait  jusque-là  régné  du  sein  d'un  nuage,  partout  présent 
et  invoqué,  bien  que  sans  cesse  méconnu  et  désobéi.  Or 
l'église  subsiste  par  son  chef,  réside  dans  son  chef;  le 
pouvoir  de  l'église  ou  le  pouvoir  spirituel ,  c'est  le  pape 
(voyez  pour  les  preuves  l'ouvrage  même)  ;  et  ainsi  le  pape 
est  le  représentant,  l'organe  de  la  loi  des  lois;  il  est  le 
souverain  des  souverains.  Il  est  la  règle  en  personne,  la 
loi  incarnée ,  Dieu  sur  la  terre.  Ces  expressions  n'outrent 


376  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

point  la  pensée  de  Af.  de  La  Mennais;  on  en  trouverait 
chez  lui  l'équivalent,  et  dans  son  intention  comme  dans 
sa  doctrine  elles  ne  contiennent  ni  exagération  ni  blas- 
phème. 

L'église  universelle ,  concentrée  dans  le  chef  de  l'église 
romaine,  a  donc  été  substituée  à  cette  loi  universelle, 
une,  perpétuelle,  qui  dominait  auparavant  le  genre  hu- 
main, à  cette  loi  déjà  catholhjiic  dans  le  pur  sens  du  mot, 
et  c'est  pour  cela  que  l'église  a  retenu  ce  nom.  En  con- 
séquence, tout  homme,  toute  secte  qui  se  sépare  d'elle, 
sort  de  la  loi  morale;  toute  église  particulière  qui  réclame 
des  droits  hors  de  l'église  romaine ,  se  place  précisément 
dans  la  position  de  ceux  qui  avant  le  christianisme  am- 
bitionnaient ou  soutenaient  un  pouvoir  affranchi  de  la 
loi  universelle,  un  pouvoir  illimité.  En  un  mot,  toute 
église  qui  se  dit  en  tout  ou  en  partie  indépendante,  nie  la 
loi  en  tout  ou  en  partie,  puisque  la  loi  est  une,  perpé- 
tuelle, luiiverselle  :  c'est  dire  qu'elle  nie  Dieu  en  tout  ou 
en  partie,  puisque  Dieu  est  la  loi  même.  D'où  il  suit  que 
les  gallicans  sont  tout  au  moins  athées  en  politique. 

La  déduction  est  exacte ,  mais  les  prémisses  pourraient 
bien  être  fausses.  Nous  les  abandonnons  aux  gallicans. 
Laissons-leur  le  soin  de  prouver  ou  que  le  pape  n'est  pas 
l'église  universelle,  ou  que  l'église  n'est  pas  Dieu;  et 
tenant  quelques  instants  pour  accordé  tout  ce  qu'affirme 
un  peu  gratuitement  le  hardi  théologien,  sommons-le  de 
s'expliquer  nettement  sur  les  conséquences  politiques 
qu'il  en  prétend  inférer.  Les  voici  telles  qu'elles  nous 
apparaissent  :  il  voudra  bien  nous  dire  s'il  les  rejette  ou 
s'il  les  avoue.  Étant  donné  que  le  pouvoir  spirituel  ou 
papal  représente  la  loi  universelle ,  comme  avant  lui  cette 


M.  DE  LA  MENNAIS.  377 

loi  réglait  les  rapports  des  gouvernements  et  des  sujets , 
comme  elle  seule  fondait  et  limitait  l'autorité  des  premiers 
et  l'obéissance  des  seconds ,  comme  il  est  de  la  nature  de 
cette  loi  que  tout  ce  qui  se  fait  contre  elle  est  nul  de  soi , 
il  suit  que  le  pouvoir  spirituel  ou  le  pape  doit  jouer  le 
même  rôle ,  occuper  la  même  place ,  revêtir  les  mêmes 
attributions  ;  que  de  lui  seul  émanent  la  légitimité  et  l'il- 
légitimité des  pouvoirs  politiques  ;  il  suit  enfin  que  les 
rois  relèvent  du  saint-siége.  Oui  assurément,  dira  M.  de 
La  Mennais,  et  je  crois,  toute  l'église  avec  lui,  ils  en 
relèvent  spirituellement.  Soit;  mais  la  restriction  que 
semble  exprimer  ce  dernier  mot,  n'est-elle  pas  vaine? 
D'après  les  définitions  précédentes,  le  nom  de  pouvoir 
spiiituel  ne  désigne  plus  uniquement  le  pouvoir  compé- 
tent en  matière  de  dogme  ou  de  liturgie;  c'est  évidem- 
ment le  pouvoir  qui  connaît  et  juge  de  tout  ce  qu'il  y  a 
de  spirituel  dans  l'homme.  La  loi  morale  à  laquelle  ce 
pouvoir  a  succédé ,  ou  plutôt  dont  il  n'est  qu'une  image 
visible,  statuait  sur  tout  autre  chose  encore  que  les 
questions  purement  théologiques.  Le  bien  et  le  mal,  le 
juste  et  l'injuste ,  et  en  politique  la  légitimité  ou  l'illégi- 
timité des  actes  et  des  pouvoirs ,  ^ oilà  aussi ,  ce  me  sem- 
ble, le  spirituel  de  la  société;  voilà  donc  la  matière  de  la 
juridiction  du  pouvoir  spirituel.  Or  maintenant ,  je  de- 
mande ce  qui  reste  au  temporel  :  que  M.  de  La  Mennais 
réponde. 

Je  ne  lui  tends  point  de  piège.  S'il  répond  qu'il  ne 
peut  parler,  la  réponse  est  bonne,  et  je  me  tais  avec  lui. 
Mais  s'il  accepte  la  discussion ,  force  lui  sera  de  marquer 
où  s'arrête  la  juridiction  du  saint-siége,  c'est-à-dire  du 
pouvoir  spirituel ,  sur  le  spirituel  du  gouvernement  et  de 

35. 


378  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

la  société ,  en  d'autres  termes ,  sur  les  questions  de  légi- 
timité en  matière  de  commandement  et  d'obéissance. 
Force  lui  sera  de  nous  dire  si  un  pouvoir,  juge  souverain 
de  l'action  des  autres  pouvoirs  ,  ne  l'est  pas  de  leur  exis- 
tence ;  et,  dans  le  cas  où  il  serait  juge  également  de  leur 
existence  et  de  leur  action,  s'il  n'est  pas  le  pouvoir  sou- 
verain ,  par  conséquent  le  pouvoir  unique  de  la  société 
humaine.  Par  quel  art  conciliera-t-il  ces  inductions,  qui 
ne  nous  semblent  pas  forcées ,  avec  les  derniers  ménage- 
ments que  dans  son  livre  il  garde  envers  les  pouvoirs  po- 
litiques? Dira-t-il  encore  que  le  pouvoir  spirituel  ne 
dispose  pas  des  couronnes ,  mais  seulement  prononce  sur 
les  hautes  questions  de  droit  public;  que,  consulté  par  toute 
la  chrétienté,  11  déclare  simplement  qui  a  tort  ou  raison, 
quel  prétendant  est  fondé  ,  quel  pouvoir  existe  ou  agit 
légitimement,  décide  enfin  si  la  loi  est  ou  n'est  pas  violée, 
cette  loi  contre  laquelle  tout  ce  qui  se  fait  est  nul  de  soi? 
Mais  comme  le  droit  est  la  règle  du  fait ,  comme  force 
est  due  à  la  justice ,  la  décision  est  apparemment  obliga- 
toire; et  alors  il  est  vrai  que  le  pape  ne  dispose  pas  ma- 
tériellement des  couronnes,  c'est-à-dire  qu'il  n'a  ni  sol- 
dats ni  canons  pour  les  donner  ou  les  reprendre,  mais 
qu'enfin  sa  parole  seule  confère  au  gouvernement  le  droit 
de  régner,  aux  sujets  le  devoir  d'obéir.  M.  de  La  ^fennais 
opposera- t-il  à  ces  conséquences  les  mots  de  l'Ecriture, 
omnis  potestas  à  Dco?  et  placera-t-il  sur  la  même  ligne  les 
pouvoirs  politiques  et  le  pouvoir  spirituel?  .Te  ne  le  puis 
penser;  la  contradiction  serait  par  trop  manifeste.  Allé- 
guera-t-il  que  le  pouvoir  politique  statue  sur  d'autres 
matières  que  le  pouvoir  spirituel?  Cela  est  vrai  quant  aux 
apparences  :  mnis  latpielle  des  volontés  du  pouvoir  poli- 


M.  DE  LA  MENNAIS.  379 

tique  est  dépourvue  de  moralité?  laquelle  peut  n'être  ni 
légitime  ni  illégitime?  laquelle,  par  conséquent,  échappe 
au  contrôle  du  pouvoir  spirituel  ?  Dire  que  le  pouvoir 
politique  est  souverain  dans  sa  sphère  comme  le  pouvoir 
spirituel  dans  la  sienne,  c'est  dire  que  le  pouvoir  politi- 
que est  un  souverain  purement  matériel ,  c'est  dire  qu'il 
est  souverain  dans  tout  ce  qui  est  hors  de  la  raison  et  de 
la  conscience  :  il  n'est  plus  alors  qu'une  force  brute;  au- 
tant l'appeler  le  génie  du  mal. 

La  seule  ressource  est  de  revenir  à  la  distinction  de 
Dieu  et  de  César,  et  de  reconnaître  à  César  un  pouvoir 
distinct ,  mais  non  pas  indépendant  de  celui  de  Dieu ,  en 
un  mot  un  pouvoir  conditionnel.  En  ce  sens,  son  pouvoir 
vit^nt  lie  Dieu ,  c'est-à-dire  que  personne  n'y  peut  légiti- 
mement désobéir,  à  moins  qu'il  n'en  use  d'une  manière 
condamnée  par  le  saint-siége.  Cette  doctrine  n'est  pas 
insoutenable ,  et  elle  est  plus  noble  à  coup  sûr  que  celle 
de  l'obéissance  illimitée  et  du  pouvoir  absolu.  D'où  vient 
pourtant  qu'elle  est  si  profondément  impopulaire?  d'où 
vient  que  personne  n'en  veut,  ni  rois,  ni  sujets?  d'où 
vient  que  le  clergé  lui-même  ne  la  professe  pas  générale- 
ment, et  que  M.  de  La  Mennais ,  qui  en  soutient  les  prin- 
cipes, la  pallie  ou  l'adoucit  dans  l'application?  C'est  déjà 
un  préjugé  légitime  contre  une  doctrine  politique;  le 
silence  de  M.  de  La  Mennais  sur  les  moyens  de  mettre  la 
sienne  à  exécution  est  déjà  de  mauvais  augin-e.  Pas  le 
mot  dans  son  livre  sur  la  manière  dont,  pour  se  conformer 
à  ses  principes,  un  gouvernement  doit  se  constituer  et 
marcher;  pas  le  mot  sur  l'étendue  et  le  nombre  des  at- 
tributions temporaires  et  conditionnelles,  ou  permanen- 
tes et  absolues,  du  gouvernement.  Il  ne  dit  pas  si  le  clergé 


380  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

doit  exister  entièrement  isolé  dans  l'état ,  seule  manière 
d'y  exister  indépendant,  comme  un  surveillant,  comme 
un  juge  de  la  société  et  du  pouvoir,  ou  s'il  doit  en  partie 
relever  du  saint-siége ,  en  partie  de  l'état ,  ou  bien  enfin 
s'il  doit  s'identifier  avec  l'état,  le  posséder,  le  gouverner, 
et  réunir  les  deux  glaives  dans  la  même  main.  On  pressent 
qu'une  telle  foule  de  questions  positives,  les  unes  agitées 
depuis  l'origine  de  la  monarchie ,  les  autres  nées  de  la 
révolution ,  devaient  se  trouver  résolues  dans  un  livre 
dont  le  titre  annonce  un  plan  de  conciliation  entre  l'état 
religieux,  l'état  politique,  et  l'état  civil.  L'auteur  les  a 
presque  toutes  négligées  ;  il  s'est  borné  à  des  assertions 
générales  sans  contact  avec  les  faits ,  à  des  discussions  de 
pure  polémique  qui  ne  touchent  point  aux  réalités.  Il  s'est 
contenté  d'appeler  Dieu  le  pape,  d'appeler  religion  le 
clergé ,  et  puis  de  se  jouer  des  difficultés  avec  ces  mots 
souverains,  et  de  paraître  ainsi  dominer  les  affaires  hu- 
maines ,  comme  si ,  pour  disposer  de  la  toute-puissance 
et  de  l'éternité ,  il  suffisait  d'abuser  de  leurs  noms. 

Nous  rencontrons  ici  une  question  supérieure  encore  à 
la  précédente.  Est-ce  de  Dieu  en  effet  que  dispose  M.  de 
La  ^lennais?  et,  en  reconnaissant  que  le  christianisme 
est  la  vérité,  l'idée  qu'il  en  donne  est-elle  bien  le  chris- 
tianisme? la  religion  romaine,  telle  qu'on  la  professe  à 
Rome,  est-elle  bien  la  religion?  Grande  question  qu'il 
nous  convient  mieux  d'exposer  que  de  trancher,  et  dont 
l'importance  échappe  souvent  à  ceux  qui  entreprennent 
davantage. 

Ceux  qui  ont  condamné  M.  de  La  Mennais  l'ignorent 
peut-être;  mais  en  prononçant  sur  sa  doctrine,  ils  ont, 
selon  iui  du  moins,  prononcé  sur  la  vérité  de  la  religion 


M.  DE  LA  MENNAIS,  381 

chrétienne.  A  ses  yeux  et  aux  yeux  de  toute  son  école , 
ils  ont  porté  la  main  sur  le  sanctuaire.  Leur  conscience 
peut  les  rassurer,  mais  leur  raison  ne  doit  pas  se  dissi- 
muler qu'elle  a  pris  parti  dans  une  gi-ande  cause.  Il  y  a 
des  gens  qui  soutiennent  que  le  gallicanisme ,  le  jansé- 
nisme ,  la  réforme,  le  déisme,  l'athéisme  ne  sont  que  les 
conséquences  successives  d'un  même  principe  plus  ou 
moins  développé.  Ces  gens  n'inculpent  point  toutes  les 
intentions,  ne  damnent  point  toutes  les  erreurs;  mais 
dans  leur  pensée ,  le  gallicanisme  n'est  que  l'athéisme  à 
sa  plus  faible  expression ,  l'athéisme  n'est  que  le  galli- 
canisme à  sa  plus  haute  puissance  ;  et  ces  gens  ne  sont 
ni  des  furieux  ni  des  idiots.  C'est  M.  le  comte  de  Maistre, 
c'est  M.  l'abbé  de  La  Mennais,  et  peut-être  Fénelon. 

On  a  depuis  dix-huit  siècles  diversement  établi  la  vérité 
du  christianisme.  On  a  tour  à  tour  raconté  ses  miracles  ou 
développé  ses  dogmes.  On  a  tour  à  tour  invoqué  son  his- 
toire ou  sa  morale ,  sa  métaphysique  ou  sa  poésie.  On  l'a 
montré  satisfaisant  tous  les  besoins  du  cœur  de  l'homme, 
ou  levant  tous  les  doutes  de  son  esprit,  conservant  l'or- 
dre et  la  paix  dans  les  sociétés  bien  constituées ,  ou  pous- 
sant les  nations  dans  la  voie  du  perfectionnement  et  de 
la  liberté.  Toutes  ces  apologies  (le  mot  est  consacré)  ont 
chacune  leur  mérite  ;  aucune  n'est  parfaite  en  elle-même 
peut-être ,  mais ,  réunies ,  leur  autorité  est  grande ,  leur 
masse  imposante.  Longtemps  il  n'en  a  pas  fallu  davan- 
tage pour  le  maintien  de  la  foi. 

Mais  depuis  un  temps ,  de  nouvelles  difficultés  se  sont 
élevées  :  le  doute  est  devenu  plus  hardi ,  plus  savant  et 
plus  commun.  On  dit  que  l'esprit  humain  s'est  renouvelé. 
Comme  toutes  les  traditions  anciennes,  la  religion  a  été 


382  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

soumise  à  une  révision  sévère,  et  beaucoup  des  arguments 
que  l'usage  consacre  à  sa  défense  ont  été  trouvés  trop 
faibles.  Tous  le  seraient  en  effet,  s'il  fallait  en  croire 
M.  de  La  Mennais,  à  l'exception  d'un  seul.  Pour  un  en- 
nemi nouveau ,  il  faut  de  nouvelles  armes  ;  et  sans  rejeter 
absolument  les  apologies  accoutumées,  il  laisse  entendre 
qu'elles  sont  insuffisantes  contre  la  critique  moderne,  et 
il  cherche  un  système  de  défense  plus  neuf  et  plus  fort , 
dans  une  partie  de  la  doctrine  chrétienne  qui  jusqu'à  lui 
n'avait  reçu  ni  tant  d'importance  ni  tant  de  développe- 
ment. Seul ,  ce  système  de  défense  répond  à  la  philoso- 
phie du  siècle.  S'il  n'a  jamais  été  aussi  complètement  mis 
au  jour,  c'est  qu'il  n'a  jamais  été  aussi  nécessaire.  Il  est 
aujourd'hui  la  base  même  du  christianisme,  dont  l'apo- 
logie la  mieux  appropriée  aux  besoins  de  l'époque  est 
Y  Essai  sur  F  indifférence. 

Que  cette  apologie  soit  nouvelle,  qu'elle  soit  orthodoxe, 
qu'elle  soit  philosophique,  ce  n'est  pas  le  lieu  d'en  juger. 
La  chose  certaine ,  c'est  que  les  idées  sur  lesquelles  elle 
repose  sont  données  comme  fondamentales ,  et  qu'elles 
ont  inspiré  toutes  les  pages  du  livre  que  nous  examinons. 
Or  quelles  sont  ces  idées?  Rappelons-les  brièvement. 
L'esprit  de  l'homme  est  fait  pour  la  vérité ,  et  pourtant 
tous  ses  moyens  de  connaître  sont  insuffisants.  Les  sens, 
le  sentiment ,  la  raison ,  le  trompent  tour  à  tour  :  de  là  le 
doute  universel.  Cependant  la  certitude  est  nécessaire, 
et  elle  existe:  or,  comment  existe-t-elle?  quelle  en  est 
la  source  et  la  garantie?  en  d'autres  termes,  quel  est  le 
signe  de  la  vérité?  C'est,  en  fait  comme  en  droit,  le  té- 
moignage général  ;  lui  seul  inspire  et  légitime  la  croyance. 
L'autorité  qui  rend  témoignage,  pour  être  irréfragable, 


M.  DE  LA  iMENNAIS.  383 

doit  avoir  les  mêmes  caractères  que  la  vérité,  c'est-à- 
dire  être  une ,  perpétuelle ,  universelle.  Or  quelle  doctrine 
possède  une  telle  autorité ,  quelle  autorité  réunit  ces  ca- 
ractères? La  religion  chrétienne  manifestée  par  l'église, 
c'est-à-dire  la  doctrine  une,  perpétuelle,  universelle,  attes- 
tée par  une  autorité  une,  perpétuelle,  universelle.  On  voit 
que  la  certitude  de  la  religion  réside  tout  entière  dans  les 
caractères  de  l'autorité  qui  en  dépose.  Si  une  seule  des  pro- 
positions précédentes  était  ébranlée ,  si  seulement  un  des 
caractères  voulus  manquait  au  témoignage  catholique,  la 
religion  chancellerait  aussitôt ,  et  retomberait  au  rang  des 
opinions  humaines,  toutes  convaincues  d'incertitude. 
Ainsi  l'église  est  la  preuve  de  la  religion.  L'unité,  la  per- 
pétuité ,  l'universalité  de  l'église  sont  les  garanties  de  sa 
vérité.  Rien  n'est  donc  plus  important  que  de  lui  conser- 
ver ces  trois  caractères ,  titres  sacrés  de  sa  puissance.  Or 
qu'est-ce  que  l'église?  est -elle  la  réunion  de  tous  les  fi- 
dèles comptés  par  tète  et  votant  au  scrutin  ?  Mais  alors 
que  devient  son  unité?  Cette  réunion  d'ailleurs  n'existe 
qu'en  fiction.  Les  fidèles  ne  s'assemblent  pas  :  s'ils  s'as- 
semblaient, ils  ne  resteraient  pas  constamment  réunis; 
et  que  deviendrait  la  perpétuité  de  l'église?  Le  fait  et  la 
raison,  d'accord  avec  les  textes  canoniques,  s'accordent 
à  déclarer  que  l'église  n'est  point  une  démocratie.  Une 
argumentation  analogue  interdit  de  voir,  dans  l'autorité 
de  l'église,  celle  du  corps  des  pasteurs  ou  celle  des  con- 
ciles. Le  corps  des  pasteurs  n'agit  point  en  commun  ;  il 
manque  d'unité.  Le  concile  n'est  point  perpétuel;  les 
églises  nationales  ne  sont  point  universelles.  Qu'est-ce 
donc  que  l'autorité  de  l'église?  Celle  du  pape  et  du  con- 
cile réunis?  mais  s'il  y  a  dissidence  entre  eux,  qu'arrivera- 


38i  PASSE  ET  PRESENT. 

t-il?  Dira-t-on  que  l'autorité  reste  en  suspens?  ce  serait 
dire  que  la  société  chrétienne,  cette  société  parfaite,  gou- 
A  eruée  par  une  autorité  infaillible,  a  ses  jours  d'anarchie  ; 
autant  dire  que  la  raison  éternelle  a  des  éclipses.  La  per- 
pétuité, l'unitéj  l'universalité  ne  se  trouvent,  on  le  voit, 
que  dans  le  saint  -  siège.  La  constitution  de  l'église  n'ad- 
met aucun  principe  républicain.  L'église  est  une  monar- 
chie, la  tradition  est  formelle  sur  ce  point;  cette  monar- 
chie est  parfaite  ;  elle  ne  connaît  ni  révolutions ,  ni 
décadence,  ni  réforme  :  elle  a  tous  les  attributs  de  la  vé- 
rité qu'elle  atteste.  Ainsi  la  religion  se  prouve  par  l'é- 
glise ;  l'église  réside  dans  son  chef,  et  le  pape  est  la  preuve 
universelle. 

Selon  M.  de  La  ^lennais,  cette  doctrine  est  le  fond  de 
la  raison  humaine.  Toute  autre  conduit  à  l'erreur;  toute 
autre,  eùt-elle  pour  but  de  démontrer  la  certitude  du 
christianisme ,  est  infectée  de  l'esprit  d'examen  et  fait  de 
la  rehgion  un  système,  une  opinion,  une  manière  de  pen- 
ser. De  sorte  que  quiconque  ose  contester  une  partie  de 
sa  déduction  ébranle  la  religion  tout  entière ,  et  avec  elle 
la  certitude,  la  vérité,  la  conscience  même  de  l'huma- 
nité qui  ne  repose  que  sur  l'autorité.  Les  schismatiques 
qui  se  séparent  de  la  tradition  romaine ,  les  jansénistes 
qui  en  appellent  au  futur  concile ,  les  défenseurs  enfin 
des  églises  nationales ,  gallicanes  ou  autres ,  sortent  de 
l'unité,  et  changent  en  loi  locale  ou  variable  la  loi  im- 
muable et  universelle.  La  dernière  de  ces  sectes  est  plus 
réservée  dans  ses  prétentions  :  mais  son  erreur  n'en  est 
pas  moins  grande  et  funeste.  Si  elle  pouvait  être  écoutée, 
lorsque  de  son  autorité  privée  elle  pose  des  limites  à  l'au- 
torité du  pape ,  lorsqu'elle  se  sépare  eu  cela  des  autres 


.M.  DE  LA  ME.NNAIS.  :j»o 

églises  et  de  l'église  romaine,  qu'en  ré  su  Itérait -il?  «  Que 
»  le  pouvoir  étant  incertain  dans  l'église  de  Jésus-Christ, 
«l'église  elle-même  serait  incertaine.  11  faudrait,  chose 
«monstrueuse,  admettre  qu'il  existe  une  société,  disons 
«plus,  une  société  divine,  dans  laquelle  on  ne  saurait 
»  pas  après  dix-huit  siècles  en  qui  réside  la  souveraineté.  » 
Je  me  borne  à  cet  exposé ,  et ,  sans  contester  sur  le 
fond ,  je  finis  par  une  seule  observation  qui  révèle  toute 
la  gravité  du  parti  pris  par  M.  de  La  Mennais  de  réduire 
de  son  chef  à  un  argument  unique  la  cause  sacrée  qu'il 
défend.  ^ 'est-il  pas  certain  que  toutes  les  églises  réputées 
jusqu'ici  catholiques,  que  tous  les  chrétiens  tenus  jus- 
qu'ici pour  fidèles,  ne  croient  et  ne  professent  pas  la 
même  opinion  sur  la  question  de  l'autorité,  c'est-à-dire 
ne  lui  assignent  pas  la  même  étendue ,  le  même  siège ,  la 
même  nature?  IN'est-il  pas  certain  que  jusqu'ici  les  di- 
verses opinions,  qui  placent  tout  ou  partie  de  la  souverai- 
neté dans  les  églises  nationales  ou  dans  les  conciles ,  n'ont 
pas  même  été  formellement  condamnées  comme  hérétiques 
ou  schismatiques?  Si  cela  est  vrai  en  fait,  n'est-il  pas^Tai 
également  en  fait  que  l'église  catholique  est,  à  tort  sans 
doute,  mais  réellement,  divisée  sur  la  question  de  l'unité 
de  l'église  ou  de  la  souveraineté?  Où  est-elle  alors,  je  le 
demande,  cette  unité  tant  prônée,  présentée  téméraire- 
ment comme  le  caractère  exclusif,  le  signe  sacré,  la  preuve 
invincible  de  la  divinité  et  de  la  vérité  de  la  doctrine? 
L'illustre  aj)ologiste  ne  s'est-il  pas  quelque  peu  aventuré, 
en  faisant  descendre  la  discussion  de  la  sphère  du  droit 
sur  le  terrain  du  fait?  ne  s'est-il  pas  trop  avancé  en  se  ré- 
clamant d'un  témoignage  universel ,  d'une  autorité  visi- 
ble, qui  lui  manque  dans  le  point  le  plus  essentiel,  et  de 

I.  33 


.380  PASSE  ET  PRÉSE-M. 

l'unité  d'uue  société  partagée  effectivement  en  sectes 
comme  une  école  de  philosophie.  M.  de  La  Mennais  a 
réuni  toutes  ses  forces  sur  une  seule  idée ,  il  en  a  fait  la 
base  de  la  foi  ;  et  voilà  cette  idée  démentie  par  le  fait , 
et  démentie  de  son  propre  aveu;  voilà  l'église  convaincue 
de  division  intestine  mais  permise,  d'incertitude  effective 
et  tolérée  sur  la  question  fondamentale  ;  et  d'après  les 
assertions  absolues,  les  déclamations  exclusives  de  M.  de 
La  Mennais,  cette  preuve  manquant,  il  n'en  reste  point 
d'autre.  Tout  moyen  de  connaître  et  de  croire,  autre  que 
l'autorité,  a  été  rejeté  comme  infidèle;  hors  de  l'unité 
d'autorité,  nous  a-t-on  dit,  tout  est  illusion  ou  mensonge. 
Qu'on  le  voie  maintenant,  et  qu'on  y  pense  :  était -il 
sensé  de  prendre  pour  point  de  départ  l'incertitude  uni- 
verselle, de  prétendre  faire  naître  la  foi  du  doute,  et 
d'élever,  sur  le  sable  mouvant  de  la  philosophie  du  scep- 
ticisme, l'édifice  de  la  religion  dogmatique?  On  a  récusé 
toutes  les  facultés  humaines  ;  on  les  a  insultées  avec  hau- 
teur, comme  si  l'on  pouvait  se  passer  d'elles;  on  a  ra- 
valé l'homme  à  la  condition  d'une  intelligence  humble , 
faible,  timide,  qui  ne  doit  rien  espérer  d'elle-même,  et 
qui  ne  peut  trouver  d'appui ,  de  force ,  d'asile  que  dans 
une  autorité  extérieure.  Hé  bien,  que  lui  a-t-on  donné 
pour  appui ,  pour  force ,  pour  asile  ?  quelle  est  cette  au- 
torité extérieure?  un  problème. 

IL 

Enfin  le  silence  est  rompu,  et  le  seul  prêtre  à  qui  Dieu 
ait  donné  l'éloquence,  !e  seul  qui  rende  le  lustre  du  ta- 
lent à  l'église  déchue,  le  seul  enfin  qui ,  par  sa  fière  abné- 


M.  DE  LA  MENNAIS.  387 

gation  des  grandeurs  de  son  état,  prête  à  d'impopulaires 
doctrines  l'autorité  qui  suit  le  désintéressement  et  la  sim- 
plicité, fait  entendre  cette  voix  plus  admirée  qu'obéie,  et 
de  nouveau  gourmande  à  la  fois  le  pouvoir  et  la  société , 
son  église  et  son  siècle.  Chaque  publication  de  M.  de  La 
Mennais  est  pour  nombre  de  gens  un  grand  sujet  de  scan- 
dale. Les  indifférents  sont  révoltés  de  ce  qu'ils  appellent 
sa  violence.  Les  dé^  ots  se  hâtent  de  protester  que  son  lan- 
gage n'est  pas  celui  de  la  religion;  les  incrédules  s'écrient 
avec  chaleur  qu'il  la  compromet  ;  le  haut  clergé  le  désa- 
voue ;  et  nous ,  nous  prenons  plaisir  au  spectacle  de  ces 
efforts  d'une  raison  hardie  et  d'un  talent  vigoureux  pour 
donner  à  des  doctrines  confuses  et  vieillies  la  conséquence 
et  la  nouveauté.  rS'ous  pardonnons  la  vivacité  à  la  con- 
viction ,  l'exagération  aux  besoins  d'un  esprit  absolu,  et 
la  déclamation  même  en  faveur  de  l'éloquence.  Préser- 
vons-nous donc  de  l'indignation  générale  ,  et  faisons  de 
sang-froid  l'extrait  du  livre  avant  de  le  juger*. 

]\ul  gouvernement  n'est  possible,  selon  M.  de  La  Men- 
nais,  si  la  société  n'est  régulière,  c'est-à-dii'e  si  les  hommes 
ne  sont  liés  par  des  croyances  communes,  conçues  sous  la 
notion  de  devoir.  En  d'autres  termes ,  la  société  politique 
ne  fait  que  recouvrir  la  société  spirituelle  :  si  celle-ci  se 
dissout ,  l'autre  périt.  Or  le  lien  des  esprits ,  la  règle  des 
croyances  communes,  le  fondement  de  la  société  spii*i- 
tuelle,  c'est  la  tradition  divine,  tradition  perpétuelle  et 
immémoriale,  mais  restaurée  et  fixée  sous  le  nom  de  chris- 
tianisme par  le  Rédempteur  du  genre  humain.  Et  comme 
à  toute  tradition  il  faut  un  dépositaire ,  à  toute  règle  une 

'  c'est  1p  livre  intitulé  Dv  profirès  de  la  Bn-nhition  .  1820. 


388  PASSE  ET  PRÉSENT. 

autorité,  à  toute  société  un  pouvoir,  l'église  est  ce  déposi- 
taire ,  cette  autorité,  ce  pouvoir,  véritable  et  immortelle 
souveraine  de  la  société  spirituelle.  Le  gouvernement  de 
la  société  politique,  le  pouvoir  temporel,  ne  vient  qu'en 
seconde  lisne,  comme  la  chair  ne  vient  qu'après  l'esprit. 
Soumis  à  la  loi  divine,  ce  pouvoir  est  bien  le  iiiimstre  de 
Dieit ,  le  représentant  du  Christ ,  mais  à  la  condition 
(Fuser  de  la  puissance  pour  maintenir  f ordre  etahli  par  le 
Sauveur-roi  :  dès  qu'il  le  viole,  son  autorité  tombe.  Ainsi 
la  société  chrétienne  est  une  société  libre  ;  car  le  souverain 
politique  n'y  est  pas  absolu. 

La  grande  action  du  christianisme  sur  les  gouverne- 
ments qu'il  limitait  alla  croissant  durant  des  siècles; 
mais  enfin  la  résistance  des  puissances  temporelles  et  de 
funestes  circonstances  affranchirent  les  rois  de  cette  Juiute 
juridiction  qui  coordonnait  [ordre  politique  à  (ordre  spi- 
rituel. L'un  et  l'autre  furent  séparés  ;  il  y  eut  deux  so- 
ciétés ,  l'une  fondée  sur  les  devoirs,  l'autre  sur  les  inté- 
rêts; et  Louis  \IV,  en  proclamant  la  séparation,  fit  du 
despotisme  la  loi  fondamentale  de  l'état,  prépara  la  disso- 
lution sociale ,  et  remit  en  question  l'existence  du  genre 
humain.  La  philosophie  et  la  révolution  ont  achevé. 

En  présence  de  l'église  s'élèvent  donc  deux  partis;  en 
opposition  à  sa  doctrine,  deux  doctrines,  savoir,  la  phi- 
losophie et  le  gallicanisme,  ou  le  libéralisme  et  le  roya- 
lisme. Ceux  qui  professent  l'une  de  ces  deux  doctrines 
n'en  discernent  pas  tous  les  principes,  n'en  prévoient  pas 
toutes  les  conséquences.  Ils  sont  même  conduits  en  géné- 
ral par  quelque  sentiment  de  justice  et  de  >  érité  que  per- 
vertit un  mauvais  système. 

Ainsi  la  philosophie,  par  l'organe  du  Glohe,  soutenant. 


M.  DE  LA  MENNAIS.  389 

dit  notre  auteur,  que  la  raison  de  chaque  homme  est  sou- 
veraine, soutient  par  là  même  que  rien  n'est  absolument 
vrai  ni  faux.  Comme  elle  ne  reconnaît  de  pouvoir  absolu 
qu'un  pouvoir  infaillible,  et  n'attribue  l'infaillibihté  qu'à 
Dieu ,  elle  nie  toute  souveraineté  ici-bas  ;  et ,  en  procla- 
mant la  souveraineté  du  jugement  individuel,  elle  ren- 
verse sur  les  ruines  de  la  société  spirituelle  l'édifice  de  la 
société  politique.  Sous  ce  système  se  cache  pourtant  une 
idée  juste.  Le  mouvement  libéral  est  trop  général ,  trop 
constant  pour  que  l'erreur  et  les  passions  en  soient  l'uni- 
que principe.  Dégagé  de  ses  fausses  théories ,  le  libéra- 
lisme n'est  que  l'impuissance  où  se  trouve  toute  nation 
chrétienne  de  supporter  un  pouvoir  purement  humain, 
n  n'est  qu'une  conséquence  mal  prise  de  la  liberté  des 
enfants  de  Dieu;  et  l'on  peut  remarquer,  à  la  gloire  de 
la  loi  évangélique ,  que  jamais  les  nations  catholiques  ne 
se  soumettent  aussi  servilement  que  les  protestantes  au 
pouvoir  de  fait.  Ce  n'est  que  parmi  les  premières  que  vit 
cette  noble  inquiétude  qui  a  besoin  du  droit  pour  en  faire 
la  base  de  la  société,  et  qui,  après  l'avoir  méconnu  dans 
la  loi  chrétienne,  le  demande  du  moins  à  la  raison  philo- 
sophique. 

Frappés  des  conséquences  effrayantes  du  libéralisme , 
les  royalistes  à  leur  tour  abusent  d'un  sentiment  juste  et 
vrai;  et,  parce  qu'ils  reconnaissent  la  nécessité  d'un  or- 
dre stable  qui  ne  peut  exister  sans  l'obéissance  au  pou- 
^oir,  ils  admettent  que  toute  puissance  vient  de  Dieu. 
Mais  en  ajoutant  que,  dans  l'ordre  temporel,  c'est-à- 
dire  en  tout  ce  qui  regarde  l'exercice  propre  de  la  sou- 
veraineté, les  souverains  n'ont  aucun  juge,  ils  établissent 
que  le  commandement  du  pouvoir  est  toujours  légitime 


390  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

ou  supposé  tel ,  et  autorisent  ainsi  toutes  les  sortes  de 
tj'rannies.  Là  en  sont  venus  les  jurisconsultes,  les  parle- 
ments, de  set-viles  évecp/es,  et  tous  les  apôtres  du  galli- 
canisme. 

Ainsi  le  libéralisme,  éminemment  social  en  tant  qu'il 
veiil  la  liberté ,  a  raison  de  ne  vouloir  obéir  à  aucun  pou- 
voir purement  humain  ;  le  royalisme  a  raison  de  croire 
à  la  nécessité  du  pouvoir.  Mais  l'un  a  tort  de  croire  qu'il 
n'existe  parmi  les  hommes  que  des  pouvoirs  humains;  et 
l'autre,  que  tout  pouvoir  établi  soit  absolu.  Le  pouvoir 
n'est  ni  absolu  ni  purement  humain  par  une  seule  et 
même  raison,  c'est  qu'il  émane  et  dépend  de  la  loi  di- 
vine, et  qu'il  la  représente  en  même  temps  qu'il  l'ob- 
serve. Le  christianisme  seul,  en  soutenant  cette  doctrine, 
satisfait  à  ce  qu'il  y  a  de  vrai  dans  les  prétentions  des 
amis  de  la  liberté  et  des  amis  du  pouvoir.  Le  christia- 
nisme seul ,  ou  plutôt  le  catholicisme ,  ou  mieux  encore 
l'église,  c'est-à-dire  Rome,  prêche  avec  saint  Paul  que  le 
chef  de  chaque  nation,  préposé  de  Dieu,  est  son  ministre 
■pour  le  bien;  mais  que  s'il  manque  à  cette  condition  en 
se  révoltant  contre  taritoiité  de  ipa  la  sienne  dérive,  en 
violant  la  loi  divine,  seule  base  de  toutes  les  lois,  il  perd 
ses  titres  à  l'obéissance;  et  le  peuple  opprimé  peut  et  doit 
à  sO)i  tour,  selon  les  lois  de  la  société  spiritiK  lie,  user  de  la 
force  pour  défendre  son  vrai  souverain,  cl  se  reconstituer 
chrétiennement.  C'est  ce  que  prouvent  mille  exemples; 
mais  jamais  on  n'aperçut  mieux  à  quel  point  le  catholi- 
cisme empreint  dans  les  âmes  le  sentiment  de  la  liberté 
qu'à  l'c'pocjue  trop  peu  conniw  de  la  làgue,  l'une  des  plus 
belles  de  notre  histoire. 

Que  veulent  les  libéraux?  la  liberté,  c'est-à-dire  une 


M.  DE  LA  MENNAIS.  391 

autorité  qui  les  préserve  d'un  pouvoir  sans  règle.  Que 
veulent  les  royalistes?  un  pouvoir  légitime  et  stable  qui 
les  préserve  de  l'anarchie.  L'union  de  ces  deux  choses 
s'accomplira  quelque  jour  ;  elle  sera  l'ouvrage  du  chris- 
tianisme; et  une  grande  restauration  de  la  société  s'opé- 
rera, dont  le  temps  sera  le  premier  ministre.  Mais  «  elle 
')  ne  saurait  être  réelle  et  durable  qu'autant  qu'elle  sera 
»  le  fruit  d'une  profonde  persuasion.  Il  s'agit  de  changer, 
»  non  l'état  matériel  des  choses,  mais  l'état  des  intelli- 
»  gences.  Élevez  au-dessus  des  ruines  de  la  civilisation 
»  chrétienne  le  sacré  flambeau  de  la  vérité;  qu'il  brille  à 
»  tous  les  yeux  ,  et  que  ses  rayons ,  se  prolongeant  à  tra- 
»  vers  les  nuages  de  l'erreur,  éclairent  peu  à  peu  les  es- 

»  prits  égarés  en  des  voies  trompeuses C'est  en  vain 

»  qu'on  essaie  d'enchaîner  la  parole ,  tant  qu'on  ne  peut 
»  enchaîner  la  pensée  elle-même.  Malgré  les  obstacles 
»  qu'on  oppose  à  sa  manifestation,  elle  se  dégage  de  tous 
»  les  liens ,  et  se  produit  forcément  au  dehors.  Renoncez 
»  donc  à  l'idée  folle  de  mettre  les  esprits  aux  fers;  com- 
»  prenez  que  lorsqu'ils  s'égarent,  on  ne  les  ramène  jamais 
»  que  par  la  libre  persuasion ,  et  ([u'on  ne  les  soumet  à  ce 
«  qui  est  juste  et  vrai  que  par  des  armes  toutes  spiri- 
»  tuelles.  Le  mal,  le  grand  mal  est  qu'on  n'a  pas  foi  à  la 
»  puissance  de  la  vérité  :  on  croit  à  la  violence  de  l'homme, 
»  et  l'on  ne  croit  pas  à  la  force  de  Dieu.  » 

Telles  sont  les  idées  générales  sur  lesquelles  s'appuie 
M.  de  La  Mennais.  On  voit  qu'il  attc:'.!  une  crise,  une 
révolution  inévitable  qui  reconstituera  les  peuples  chré- 
tiennement sous  le  régime  divin ,  qui  s'accomplira  par  la 
liberté  de  discussion ,  que  Vinterveniion  de  la  puissance 
tinUe,  et  en  Cjéneittl  loiil  moyen  de  contrainte,  ne  peut  que 


392  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

retarder  indéfiniment ,  et  que  seconde  la  destruction  qui 
doit  précéder  l'œuvre  de  la  régénération  sociale.  Il  est 
donc  conforme  aux  lois  de  la  Providence  que  les  doc- 
ti'ines  qui  égarent  les  peuples  continuent  de  prévaloir; 
c'est  la  tempête  qui  purifie  l'air.  La  France  ne  sera  pas 
l'unique  théâtre  de  la  régénération;  celle-ci  s'étendra 
partout  où  domine  le  libéralisme ,  soit  comme  doctrine, 
soit  comme  sentiment,  et  sotis  cette  dernière  fonne  il  est 
iiniveisel.  Aussi,  dans  l'attente  de  cette  révolution,  que 
prépareront  des  générations  qui  ne  la  \erront  pas,  on 
prévoit  de  quel  ton  M.  de  La  Mennais  doit  traiter  les 
gouvernements  qui  s'efforcent  d'arrêter  le  mouvement  pro- 
gressif de  la  société;  et  rien  n'est  plus  piquant  que  la 
peinture  dédaigneuse  qu'il  fait  de  nos  administrations. 
Mais ,  persuadé  comme  il  l'est  que  le  triomphe  du  libé- 
ralisme entre  dans  les  plans  de  la  Providence,  n'est-il 
pas  étonnant  qu'il  ne  voie  pas  avec  plus  de  résignation 
ou  d'indulgence  les  mouvements  politiques  qui  peuvent 
servir  cette  cause ,  et  hâter  le  développement  de  la  loi  de 
destruction  indispensable  pour  préparer  le  renouvellement 
futur?  D'où  lui  peut  venir  l'indignation  avec  laquelle  il 
signale  les  progrès  de  ce  qu'il  appelle  la  révolution  ou  la 
démocratie?  Il  n'y  a  pas  jusqu'à  la  persécution  religieuse 
dont  il  se  plaint  qui  ne  rentre  dans  le  plan  divin  dont  il 
aime  à  prophétiser  l'accomplissement.  Comment  peut-il 
se  trouver  en  si  grand  fond  de  mépris  et  de  colère  pour 
des  doctrines  qui,  après  tout,  avancent  l'œuvre,  pour  des 
erreurs  qui  ne  doivent  être  à  ses  yeux  que  les  échelons 
de  la  vérité?  Où  puise-t-il  tout  ce  courroux,  non  moins 
pieux  qu'amer ,  pour  ces  moyens  de  la  Providence  que 
les  hommes  ont  nommés  des  ministres,  et  comment 


M.  DE  LA  MENNAIS.  393 

l'état  présent  des  choses  a-t-il  pu  l'irriter  au  point  qu'il 
en  termine  le  sinistre  tableau  par  ces  mots  expressifs  : 
«  Jamais ,  depuis  l'origine  du  monde ,  un  si  exécrable 
»  despotisme  n'avait  pesé  sur  la  race  humaine?  » 

Précisons  les  points  sur  lesquels  portent  l'examen  et 
l'indignation  de  l'éloquent  écrivain,  et  terminons  par  là 
cet  extrait  fidèle. 

1"  Une  ordonnance  du  21  avril  rend  au  ministère  de 
l'instruction  publique  l'autorité  décisive  en  matière  d'en- 
seignement primaire.  C'est,  selon  l'auteur,  ou  séparer 
violemment  l'instruction  de  l'éducation  ,  ou  rendre  le 
pouvoir  civil  maître  des  cœurs  et  des  intelligences ,  ar- 
bitre de  la  morale,  fabricateur  de  la  vérité.  C'est  étendre 
indûment  le  ressort  du  gouvernement,  dont  l'action  en 
matière  d'enseignement  devrait  se  borner  à  la  fondation 
et  à  la  surveillance  des  cours  de  hautes  sciences.  S'il  doit 
exister  des  universités,  qu'elles  soient  des  institutions 
libres. 

2°  Deux  ordonnances  du  16  juin  ont  prononcé  la  el»')- 
ture  des  collèges  de  jésuites,  la  réduction  des  petits  sé- 
minaires. M.  de  La  Mennais  parait  faiblement  regretter 
les  jésuites,  mais  il  voit  dans  la  mesure  qui  les  frappe  un 
attentat  à  la  liberté  des  consciences  et  des  cultes ,  à  la 
propriété,  aux  droits  acquis,  à  ceux  de  l'église,  à  ceux 
des  familles.  Il  demande  fièrement  où  est  la  loi  qui  pros- 
crit la  société  de  Jésus  ;  et  à  cette  question  il  est  bien  as- 
suré de  ne  point  obtenir  de  réponse  * .  Quant  aux  écoles 
secondaires  ecclésiastiques,  il  montre  aisément  que  la  me- 

'  Les  jésuites  ne  peuvent  subsister  en  France  comme  congrégatior^ 
d'hommes  qu'en  vertu  d'une  loi  spécinle  ,  et  comme  association  qu'avec 
l'autorisation  du  "ouvernenient. 


394  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

sure  qui  les  concerne  est  plutôt  destinée  à  satisfaire  aux 
défiances  nationales  qu'aux  intérêts  actuels  de  l'église. 

3°  A  l'appui  de  toutes  ces  mesures ,  le  gallicanisme  a 
remis  à  neuf  ses  vieilles  armes.  La  doctrine  des  églises 
nationales  et  des  religions  d'état  a  été  reproduite  et  com- 
plaisamment  développée.  Cette  doctrine  est  théoriquement 
si  incohérente ,  que  contre  elle  la  dialectique  de  M.  de  La 
Mennais  était  superflue.  La  religion  de  l'état,  nous  dit- 
on,  est  le  catholicisme  sans  doute,  mais  c'est  aussi  la  re- 
ligion (le  Louis  Xir  et  de  Bossuet.  Que  signifie  cette  dis- 
tinction? Si  telle  est  la  religion  de  la  France,  quelle  est 
celle  de  l'Italie  ou  celle  du  Portugal?  Est-ce  la  reiujion  de 
Bosstiet  et  de  Louis  XIV?  Non  :  c'est  donc  le  catholi- 
cisme? Alors  la  France  n'est  plus  catholique,  et  le  catho- 
licisme n'est  pas  universel. 

4°  La  doctrine  des  religions  nationales  n'a  en  France 
qu'une  base,  c'est  la  déclaratloij  de  1682.  Il  faut  donc 
l'examiner,  cette  déclaration  fameuse,  et  voir  si ,  en  pro- 
nonçant l'indépendance  absolue  de  l'ordre  temporel  à  l'é- 
gard de  l'ordre  spirituel ,  elle  n'a  pas  délié  la  souverai- 
neté de  tout  devoir,  et  ruiné  tout  à  la  fois  les  fondements 
de  la  liberté  et  ceux  de  l'obéissance.  Or,  c'est  ce  qu'af- 
firme M.  de  La  Mennais.  Selon  lui ,  réprouvée  constam- 
ment par  le  saint-siége,  la  déclaration  a  décrété  le  schisme 
et  autorisé  par  avance  les  persécutions  dont  l'église  de- 
vait être  victime. 

Enfin,  après  ce  coup  d'œil  jeté  sur  la  situation  de  la 
religion  et  de  la  société,  il  n'est  plus  qu'une  question  que 
puisse  faire  un  prêtre  :  il  doit  se  demander  avec  recueil- 
lement quel  est  son  devoir.  Le  devoir  du  prêtre  dans  les 
circonstances  présentes  est  le  devoir  du  clergé  tout  en- 


M.  DE  LA  MENiNAlS.  39o 

tier.  M.  de  La  Mennais  pense  qu'en  premier  lieu  l'église 
ne  doit  s'unii-  a  aucun  des  partis  politiques,  et  qu'évitant 
de  lier  sa  cause  à  celle  des  gouvernements,  se  regardant 
comme  indépendante,  il  faut  qu'elle  se  serre  autour  de 
son  chef  et  proclame  son  unité.  Ainsi ,  plus  de  ti'ansac- 
tions  avec  le  pouvoir,  n'implorez  plus  sa  protection  ;  re- 
noncez aux  faveurs,  aux  dignités,  à  la  pairie  même  ;  soyez- 
prêtres,  soyez  évrcpies  ,  et  réclamez  avant  tout  la  liberté 
d'enseignement,  de  discipline  et  de  culte.  Repoussez  la 
domination  de  [autorité  laïque  en  ces  matières  ;  repous- 
sez toute  espèce  de  formulaire,  toute  déclaration  doctiinale 
<iu\'lle  prétendrait  vous  imposer.  Qui  a  droit  de  vous  em- 
pêcher de  correspondre  avec  votre  chef,  de  vous  réunir 
en  synode  ou  en  concile  ?  Laissez-  les  rois  et  les  peuples  se 
disputer,  dans  leurs  désirs  avetir/les,  un  pouvoir  sans  con- 
sistance y  les  vainqueurs ,  quels  qu'ils  soient ,  tomberont 
un  jour  à  vos  pieds. 

Mais  pour  prendre  une  telle  position  dans  la  société , 
il  ne  faut  pas  seulement  l'union  qui  prévient  le  schisme, 
la  fermeté  qui  brave  la  persécution,  il  faut  la  science  qui 
enseigne  les  nations.  L'impiété  triomphe  de  ce  qu'elle  ap- 
pelle f  ignorance  du  clergé;  il  y  a.  dans  ce  reproche  quel- 
(jue  fond  de  véiité.  Il  est  nécessaire  d'apprendre  autre- 
ment et  d'apprendre  davantage.  Ce  n'est  point  par  ce 
qu'ils  savent  que  les  ennemis  du  christianisme  sont  forts, 
c'est  par  ce  qu'ignorent  ses  défenseurs.  Longtemps  l'église 
tint  en  sa  main  le  sceptre  des  sciences;  le  temps  est  venu 
de  le  ressaisir. 

Ces  conseils  terminent  dignement  l'ouvrage  :  ce  lan- 
gage adressé  aux  prêtres  ne  manque  ni  d'élévation,  ni  de 
vérité.  Mais  une  seule  question,  que  >L  de  La  Mennais 


396  PASSÉ  ET  PKÉSEM. 

nous  la  permette  :  Les  prêtres  sont-ils  capables  de  l'en- 
tendre? Nous  ne  le  croyons  pas,  et  si  nous  en  jugeons  par 
ce  fond  de  pitié  qu'il  laisse  entrevoir  pour  le  corps  épis- 
copal,  nous  soupçonnons  qu'il  ne  le  croit  pas  plus  que 
nous. 

Lorsqu'on  a  lu  tous  les  livres  de  M.  de  La  Mennais, 
lorsque  l'on  a  suivi  avec  attention  la  marche  de  son  es- 
prit, on  ne  trouve  rien  de  très-neuf  dans  son  dernier 
écrit;  car,  avec  lui,  ce  n'est  pas  nouveauté  que  la  verve 
du  talent.  Le  plus  grand  mérite  du  livre  à  nos  yeux,  c'est 
qu'il  montre  M.  de  La  Mennais  rompant ,  ainsi  que  nous 
l'en  avions  maintes  fois  sommé ,  avec  les  inconséquents 
préjugés  de  son  ancien  parti.  S'isolant  dans  sa  foi,  s'en- 
veloppant  de  sa  robe  sacrée,  il  foule  aux  pieds  toute  ido- 
lâtrie monarchique,  toute  superstition  d'ancien  régime, 
et  déclare  hardiment  Louis  XIY  despote  et  Bossuet  ser- 
vile.  Un  autre  progrès  que  nous  devons  remarquer,  quoi- 
que sa  situation  plus  que  la  raison  paraisse  ici  l'avoir 
éclairé,  c'est  qu'il  en  est  venu  à  professer  le  dogme  du 
siècle,  la  liberté  des  opinions.  Nous  le  ^  oyons  même  forcé 
à  concevoir ,  à  expliquer,  à  légitimer  en  un  certain  sens 
les  principes  qu'il  nous  reproche.  Il  avoue  qu'il  y  a  de 
l'honneur  et  de.  la  force  h  les  soutenir  avec  sincérité,  et 
tout  son  livre  donne  à  penser  qu'en  fait  de  doctrines,  en- 
tre les  libéraux  et  les  royalistes ,  sa  secrète  estime  est 
pour  les  premiers. 

Sur  le  fond  même  de  l'ouvrage ,  nous  avons  une  dis- 
tinction à  faire  entre  la  polémique  et  la  théorie.  Il  fait  de 
la  polémique  avec  le  ministère ,  de  la  théorie  avec  nous. 

La  polémique  est  vive  et  pressante.  Mais  elle  est  d'un 
ton  qui  dépasse  l'amertume  et  que  n'excuse  pas  l'indi- 


M.  DE  LA  MEXN.US.  397 

gnation.  Assurément  nous  accordons  à  la  presse  les  plus 
gi'andes  libertés  avec  les  ministres.  La  politique  admet  la 
vivacité,  et  la  rend  à  la  fois  plus  légitime  et  moins  offen- 
sante. Cependant  pour  qu'on  permette  à  M.  de  La  Men- 
nais  d'accuser  le  ministère  d'une  indigne  foinbene,  d'im- 
puter à  M.  l'évéque  de  Beauvais  d'accumuler  dans  ses 
correspondances  des  impostures  sans  nombre ,  de  lui  dire 
qu'il  est  dans  l'église  ce  qu'Ahriraan  était  dans  le  monde 
de  l'Orient,  et  que  le  caractère  dont  il  est  revêtu  marque 
ses  actes  d'un  signe  semblable  à  celui  que  Dieu  imprima  sur 
te  front  de  Fauteur  du  premier  meurtre;  pour  abuser  à  ce 
point  de  l'impunité  que  promet  à  ses  paroles  le  caractère 
de  l'offenseur  et  de  l'offensé,  il  faut  certes  que  M.  de  La 
Mennais  soit  bien  sûr  de  son  dire,  et  donne  à  la  justice 
de  ses  reproches  une  irréfragable  évidence.  Or,  cette  évi- 
dence, avouons  que  nous  l'avons  en  vain  cherchée. 

A-t-il  raison  sur  les  faits?  Rien  jusqu'ici  n'a  convaincu 
le  ministère  d'imposture.  Le  ministère  a  dit  que  tous  les 
évèques  s'étaient  soumis.  Ils  se  sont  soumis  en  effet.  Où 
est-il  le  prélat  qui  élève  la  voix?  quel  est  celui  qui,  de- 
vançant de  nobles  conseils,  ait  jeté  au  pied  du  trùne  le 
fardeau  de  ses  dignités  civiles  pour  ne  garder  que  sa  mi- 
tre et  sa  croix?  quel  est  celui  qui  se  montre  prêt  à  refuser 
un  titre,  une  pairie,  une  pension  ?  Quand  nous  verrons 
de  ces  exemples  d'une  abnégation  hautaine,  alors  nous 
pourrons  croire  à  quekpie  résistance.  Jusque-là,  nous 
croirons  aisément  ceux  qui  nous  disent  que  les  croques  se 
sont  soumis,  et  nous  n'en  demanderons  pas  même  la 
preuve. 

A-t-il  raison  sur  le  droit?  >'ous  accordons  volontiers 
que  le  gallicanisme  n'est  qu'un  système  politique,  et  non 

I.  3i 


398  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

philosophique  :  par  conséquent  c'est  moins  une  religion 
qu'une  manière  de  gouverner  la  religion.  Peu  soutenable 
en  principe,  il  l'est  comme  moyeu  de  remédier  aux  vices 
de  la  constitution  ecclésiastique,  et  d'amener  une  trans- 
action entre  les  deux  puissances.  >'ous  croyons  que  la 
liberté  absolue  remédierait  mieux  à  tout;  mais  pour 
longtemps  il  faudra  se  contenter  d'un  système  mêlé  d'un 
peu  de  gallicanisme  et  d'un  peu  de  liberté.  Les  prêtres 
pourraient  accélérer  la  fin  de  ce  système,  s'ils  avaient  le 
sentiment  de  la  vraie  liberté.  Mais  leur  instinct  les  pousse 
ailleurs,  et  peut-être,  dans  l'intérêt  de  l'église,  sinon  du 
christianisme ,  leur  instinct  ne  les  trompe-t-il  pas.  Qu'ils 
restent  donc  dans  la  situation  fausse  où  la  nécessité  les 
place.  Tant  qu'elle  se  prolongera,  une  inconséquence  iné- 
vitable régnera  dans  toutes  les  doctrines  et  dans  toutes 
les  mesures  du  gouvernement  à  leur  égard.  Pour  tout 
dire,  il  y  a  contradiction  entre  la  constitution  de  l'église 
et  celle  de  la  société  actuelle.  Or,  l'église  n'a  pas  plus 
envie  de  réformer  sa  constitution  que  la  société  la  sienne. 
Qu'arrivera-t-il?  L'église  ,  à  la  longue  ,  pliera  sans  en 
convenir,  se  modifiera  sans  se  rétracter,  fera  enfin  ce 
qu'elle  a  toujours  fait.  C'est  le  propre  du  clergé  que  de 
s'accommoder  au  temps.  C'est  le  privilège  de  son  infail- 
libilité que  de  n'être  obligée  à  m.ettre  aucun  accord  entre 
les  principes  et  les  actes.  Il  travaille  pour  l'éternité ,  en 
sacrifiant  aux  circonstances. 

Nous  n'approuvons  pas  en  tout  les  ordonnances  dont 
se  plaint  ^L  de  La  Mennais.  On  a  contesté  la  légalité 
du  texte  de  celle  sur  les  jésuites.  L'ordonnance  sur  les 
écoles  ecclésiastiques  n'est  pas  habilement  faite,  et  celle 
sur  l'instruction  primaire  ne  suffît  pas  :  l'exécution  l'a 


M.  DE  LA  MENNAIS.  399 

prouvé.  Mais  aucune  iniquité  ne  nous  frappe  dans  tout 
cela.  Puisque  l'autorité  est  maîtresse  en  France  de  l'en- 
seignement, un  ministère  peut  disgracier  le  clergé,  après 
qu'un  autre  ministère  l'a  favorisé.  Il  n'y  a  point  là  de  ty- 
rannie, et  les  grâces  ne  constituent  pas  des  droits.  La 
question  est  uniquement  celle-ci  :  Est-il  bon  qu'une 
grande  part  dans  l'enseignement  appartienne  au  corps 
ecclésiastique?  Dans  un  régime  de  liberté,  on  doit  la  lui 
laisser  prendre,  s'il  le  peut  ;  dans  le  nôtre,  on  ne  doit  pas 
la  lui  donner.  Les  raisons,  M.  de  La  Mennais  lui-même 
nous  en  fournirait  quelques-unes.  Nous  tairons  les  autres 
pour  n'offenser  personne  :  disons  seulement  que  le  clei-gé 
a  été  depuis  quelques  années  conduit  par  ses  chefs  de 
manière  à  mériter  la  sévérité  d'un  bon  gouvernement. 

Lu  mot  maintenant  sur  la  théorie.  On  a  vu  que  M.  de 
La  Mennais  nous  accusait  d'avoir,  en  admettant  comme 
lui  une  loi  souveraine,  affranchi  la  raison  de  tout  frein, 
détrôné  le  pouvoir,  dissout  la  société,  légitimé  l'anarchie. 
Si  la  raison  est  la  loi  souveraine,  rindi\  idu  est  souverain  ; 
il  n'y  a  plus  de  subordination  ni  d'association  possibles. 
Voilà  l'objection  :  elle  serait  forte ,  si  notre  adversaire 
avait  bien  rendu  notre  pensée.  Oui,  nous  professons 
qu'aucune  souveraineté  humaine  n'est  absolue,  c'est-à- 
dire  que  l'infaillibilité  n'existe  pas  sur  la  terre.  La  loi 
souveraine,  la  raison  infaillible,  est  donc  la  loi,  la  rai- 
son ,  la  sagesse  divine ,  ou  Dieu  même  :  en  ce  sens ,  son 
roijamne  n'est  pas  de  ce  momie.  Mais  cette  loi  cependant 
se  révèle  en  ce  monde;  cette  raison  s'y  communique  à 
des  intelligences  qui  la  reconnaissent  et  la  proclament. 
Elle  illumine  tout  homme  venant  au  monde.  La  raison 
humaine  n'est  point  la  lumière,  mais  elle  rend  témoignayc 


400  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

à  la  Immère.  Elle  est  imparfaite,  mais  elle  est  la  raison, 
c'est-à-dire  qu'en  un  certain  degré  elle  s'assimile  à  la 
raison  absolue,  ou  que  l'homme  est  à  la  resseinblance  de 
Dieu.  Ainsi  l'homme  est  libre;  mais  sa  raison  a  une  rè- 
gle, sa  justice  a  une  loi,  sa  sagesse  a  un  type.  Toutes  les 
intelligences,  toutes  les  consciences  de  ce  monde  sont  donc 
associées  par  leur  identité  de  nature  et  par  la  commu- 
nauté de  la  règle  qui  les  domine.  Elles  sont  unies  dans  la 
soumission  au  juste  et  au  vrai,  soumission  pour  laquelle 
elles  sont  faites ,  et  dont  elles  ne  s'affranchissent  jamais 
complètement.  Elles  sont  unies,  disons-nous;  mais  elles 
sont  subordonnées  entre  elles ,  parce  qu'elles  sont  iné- 
gales, et  elles  se  gouvernent  et  s'éclairent  les  unes  les  au- 
tres au  nom  de  leur  commune  loi.  C'est  à  cette  loi  qu'on 
eu  appelle  lorsqu'on  dit  d'une  manière  absolue  :  //  est  vrai, 
il  est  juste j  il  est  raisonnable...  Ainsi  l'homme   est  libre 
sous  une  loi;  la  raison  est  maitresse  sous  l'empire  de  la 
raison  suprême,  dont  elle  trouve  en  elle-même  une  image 
faible  et  iidèle  pourtant.  Les  pouvoirs  humains  ne  sont 
légitimes  qu'autant  qu'ils  représentent  et  observent,  sui- 
vant les  forces  humaines ,  la  loi  suprême ,  et  le  titre  de 
leur  autorité  est  dans  la  justice,  la  vérité,  la  raison  qui 
réside  en  eux.  Quelque  constitution  que  l'on  établisse  ou 
que  l'on  suppose,  tout  cœur  d'homme  sent  qu'il  n'y  a  au- 
cune volonté  terrestre  qui  prescrive  contre  le  droit,  et  que 
le  principe  obligatoire  de  l'obéissance  est  dans  la  justice 
du  commandement. 

Ainsi  plus  d'équivoque  ni  de  contradiction.  Nulle  sou- 
veraineté absolue  n'est  réalisée  en  ce  monde;  mais,  invi- 
sible et  présente ,  la  raison  suprême  parle  à  la  raison 
humaine,  et  ne  parle  qu'à  elle.  Tous  entendent  sa  voix, 


M.  DE  LA  MENNAIS.  401 

non  pas  assez  pour  la  suivre  également ,  mais  assez  pour 
être  également  obligés  de  la  suivre.  De  là  le  lien  des  in- 
telligences, de  là  cette  société  spirituelle  qui  sert  de  fond 
et  d'exemplaire  à  la  société  civile,  A  qui  donc  appartient 
le  pouvoir  politique?  Aux  plus  capables  de  faire  prévaloir 
la  loi  commune  de  la  société,  savoir  :  la  justice,  la  raison, 
la  vérité.  Quelle  est  la  meilleure  constitution  politique? 
.  La  plus  propre  à  mettre  en  lumière  la  vérité  sur  chaque 
chose  et  à  faire  arriver  le  pouvoir  dans  les  mains  de  ceux 
qui  sauront  le  mieux  l'exercer.  Ainsi,  point  de  tyrannie, 
point  d'anarchie  :  mais  que  le  pouvoir  soit  légitime,  la 
liberté  respectée,  la  raison  puissante.  Toutes  ces  choses 
se  tiennent ,  et  leur  réunion  forme  cet  idéal  de  la  société 
politique  que  nos  systèmes  constitutionnels  s'efforcent  de 
réaliser.  —  C'est  traiter  en  bien  peu  de  mots  une  bien 
grande  question  ;  mais  au  moins  il  nous  semble  que  l'ob- 
jection de  M.  de  La  Mennais  a  disparu. 


34. 


DES 

CONTROVERSES  AU  SEI.\  Dl  PROTESÎAMISilE. 

(Globe,  1829.) 


Nous  avons  entretenu  nos  lecteurs  des  troubles  qui  agi- 
tent le  canton  de  Vaud,  à  l'occasion  dés  mesures  que  le 
gouvernement  du  pays  a  prises  contre  une  secte  protes- 
tante et  contre  ses  défenseurs.  Depuis  lors,  il  a  paru  une 
déclaration  forte  et  modérée,  souscrite  par  un  grand 
nombre  de  pasteurs  français,  qui,  sans  être 'parfaitement 
d'accord  sur  les  points  controversés ,  s'unissent  pour  ré- 
prouver les  actes  du  gouvernement  vaudois,  comme  con- 
traires à  l'esprit  du  christianisme,  à  l'esprit  de  la  ré- 
forme, au  principe  de  la  liberté  de  conscience.  Ainsi 
nous  concevons  l'espérance  que  la  justice  et  la  raison  se- 
ront entendues,  et  ce  n'est  plus  la  question  de  liberté  que 
nous  avons  dessein  d'examiner  en  ce  moment.  Au  pre- 
mier besoin,  au  premier  signal,  nous  y  reviendrons. 
Pour  aujourd'bui,  nous  voudrions  donner  une  idée  du 
fond  de  la  discussion.  On  peut  remarquer  en  effet  que  les 
persécutions  qui  ont  soulevé  tant  de  plaintes  contre  la 
république  vaudoise  sont  à  la  lettre  des  persécutions  reli- 
gieuses. Elles  sont  motivées  par  une  différence  de  croyance 


DES  CONTROVERSES.  403 

et  de  culte  ;  elles  ont  pour  objet  de  réprimer  une  hérésie. 
Sous  la  contestation  politique  se  cache  donc  une  contro- 
verse de  théologie;  et,  eu  effet,  la  plupart  des  commu- 
nions protestantes  sont  depuis  un  temps  agitées  de  dissi- 
dences dogmatiques.  C'est  un  spectacle  assez  nouveau 
dans  notre  siècle  et  que  l'église  catholique ,  inquiète 
d'autres  intérêts,  a  cessé  de  nous  donner.  Aous  deman- 
derons à  le  considérer  avec  quelque  attention ,  et  à  exa- 
miner du  point  de  vue  de  nos  opinions  ces  discussions  de 
foi  et  de  doctrine.  Peut-être  cet  examen  ne  sera-t-il  pas 
tout  à  fait  perdu  pour  la  philosophie. 

Les  controverses  théologiques  ont  autrefois  troublé  le 
monde,  et  maintenant  elles  font  si  peu  de  bruit,  qu'à 
peine  sait-on  s'il  en  existe,  et  que  l'on  dit  communément 
que  le  temps  en  est  passé.  Notre  esprit  positif  est  prompt 
à  mépiiser  comme  de  chimériques  puérilités  des  débats 
qui  ne  paraissent  toucher  que  des  intérêts  spirituels. 
Qu'importent  à  un  siècle  industriel  ces  besoins  auxquels 
le  pain  ne  suf/ii  pas?  qu'importe  à  un  siècle  politique  le 
royaume  (jui  n'est  pas  de  ce  monde  ?  Déjà  les  philosophes 
qui  nous  ont  précédés  concevaient  difficilement  que  la 
société  se  lut  tant  agitée  pour  des  questions  aussi  vaines 
à  leur  sens  que  ténébreuses  ;  et,  tout  en  se  passionnant  à 
propos  de  l'Encyclopédie  ou  des  deux  musiques,  ils  s'é- 
tonnaient que  leurs  aïeux  eussent  daigné  s'émouvoir  pour 
la  prédestination  ou  les  deux  natures  de  la  personne  di- 
vine. Hume  ne  peut  retenir  une  dédaigneuse  pitié  en  ra- 
contant les  discordes  religieuses  de  sa  patrie  ;  on  dirait, 
à  l'entendre,  que  Laud  et  Vane,  HoUis  et  Ludlow,  étaient 
des  faibles  d'esprit.  Nous  comprenons  mieux  sans  doute 
aujourd'hui  les  passions  ou  les  opinions  que  le  temps 


404  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

nous  a  rendues  étrangères  ;  l'intelligence  du  passé  n'est 
pas  le  moindre  mérite  de  cette  impartialité  d'esprit ,  qui 
sera  l'honneur  de  notre  philosophie.  Mais  généralement 
nous  n'en  sommes  pas  moins  disposés  à  reléguer  dans 
l'histoire  les  querelles  et  les  questions  religieuses  ;  elles 
ont  cessé  de  nous  toucher,  et,  sans  méconnaître  qu'elles 
furent  im,portantes ,  nous  n'hésitons  guère  à  prononcer 
qu'elles  ne  le  sont  plus.  Notre  impartialité  nous  permet 
bien  la  sympathie  pour  ceux  qui  ont  soutenu  avec  dé- 
vouement et  persé\  érance  les  opinions  de  leur  choix  ; 
mais  ces  opinions  mêmes  n'obtiennent  aucun  intérêt; 
nous  ne  les  estimons  plus  que  pour  les  efforts  et  les  vertus 
dont  elles  ont  été  l'occasion;  et,  loin  de  revenir  avec  cu- 
riosité sur  des  problèmes  jadis  si  attachants  pour  l'esprit 
humain ,  nous  nous  félicitons  de  vivre  à  une  époque  où 
la  raison  se  porte  vers  des  objets  plus  accessibles  et  plus 
utiles.  Chose  singulière!  nous  disons  que  de  nos  jours  elle 
est  plus  libre  et  plus  hardie  qu'elle  ne  le  fut  jamais  ;  le 
premier  usage  de  sa  liberté ,  le  grand  effort  de  sa  har- 
diesse aurait-il  donc  été  d'abaisser  son  vol  et  de  descendre 
du  ciel  sur  la  terre? 

Je  crains  que  nous  ne  rencontrions  ici  un  effet  de  cette 
prévention  inévitable  que  le  présent  inspire  aux  esprits 
qui  se  piquent  le  plus  d'équité.  Si  l'on  voulait  bien  cesser 
de  s'arrêter  aux  apparences  et  de  juger  des  choses  par  les 
mots ,  on  apercevrait  que  l'esprit  humain  n'a  peut-être 
pas  changé  d'objet  autant  qu'il  le  semble,  et  que  nos  pères, 
moins  étrangers  qu'on  ne  le  croit  aux  intérêts  et  aux  pen- 
sées qui  nous  occupent,  ont  laissé  des  enfants  moins  in- 
différents qu'ils  ne  le  disent  aux  pensées  et  aux  intérêts 
qui  captivaient  leurs  pères.  JNon-seulement  les  hommes 


DES  CONTROVERSES.  405 

avant  nous  ont  senti  comme  nous,  leur  cœur  a  battu 
comme  le  nôtre,  mais,  à  beaucoup  d'égards,  il  a  battu 
pour  les  mêmes  causes.  Avec  leur  sang,  ils  nous  ont  légué 
leurs  œuvres ,  et  nous  n'avons  fait  que  continuer  leurs 
travaux  en  acceptant  leur  héritage.  La  nouvelle  école  his- 
torique l'a  déjà  prouvé  en  ce  qui  concerne  les  débats  po- 
litiques; mais  il  serait  possible,  quoique  plus  difficile,  de 
faire  entrevoir  quelque  chose  de  semblable  dans  plusieurs 
des  débats  religieux  qui  nous  semblent  si  loin  de  nous.  Il 
serait  possible  de  montrer  que,  sous  des  noms  différents, 
nous  agitons  encore  quelques-unes  des  questions  qui  par- 
tageaient nos  aïeux.  Un  simple  coup  d'œil  saisira  le  rap- 
port des  opinions  qui  amenèrent  le  soulèvement  des  Pays- 
Bas,  avec  celles  qui  ont  suscité  des  révolutions  plus  mo- 
dernes; et  l'analogie  des  causes  de  la  guerre  de  trente  ans 
avec  celles  de  la  guerre  récente ,  j'ai  presque  dit  de  la 
guerre  actuelle,  frappe  les  regards  les  moins  attentifs.  En 
remontant  plus  haut,  le  principe  de  la  résistance  des  Hus- 
sites  au  quinzième  siècle  n'est-il  pas  tout  à  fait  dans  l'es- 
prit du  nôtre?  et  dans  les  querelles  des  deux  puissances 
qui  remplissent  notre  histoire,  n'est-il  pas  aisé  de  retrou- 
ver les  questions  mêmes  qui  nous  agitent  en  ce  moment? 
Sans  doute  le  parallèle  n'est  pas  exact  de  tout  point  :  il 
serait  étrange ,  et  surtout  il  serait  triste  que  rien  n'eût 
changé  dans  ce  monde ,  sur  ce  théâtre  de  mobilité  et  de 
renouvellement.  Sans  doute  le  drame  a  marché,  l'intérêt 
s'est  accru,  l'action  s'est  développée,  et  l'on  sent  que  nous 
approchons  davantage  de  ce  dénoùment  où  cependant 
nous  ne  toucherons  jamais.  Mais  l'unité  ne  manque  pas 
plus  que  la  progression  à  ce  drame  mystérieux  que  con- 
çut un  poète  invisible,  et  dont  l'apparent  désordre  cache 


406  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

une  savante  ordonnance.  La  diversité  des  lieux  et  des 
temps,  des  langages  et  des  acteurs,  voile  sans  la  détruire 
l'éternelle  identité  du  sujet. 

Il  y  aurait  un  grand  travail  à  entreprendre.  Les  histo- 
riens philosophes  ont  su  découvrir  l'unité  politique  de 
l'histoire,  et  montrer  dans  les  événements  des  expressions 
différentes  et  graduées  d'un  même  fait.  On  pourrait  aller 
plus  loin  ,  et  sous  les  diverses  questions  que  font  naître 
les  doctrines  et  les  cro}  ances  diverses,  montrer  les  ques- 
tions en  quelque  sorte  perpétuelles  de  l'esprit  humain. 
Et  comme  l'histoire  politique  elle-même  n'est  à  certains 
égards  qu'un  retentissement  de  l'histoire  intellectuelle, 
on  parviendrait  peut-être  à  montrer  que  l'histoire  de  la 
société  et  celle  de  la  philosophie  ont  eh  définitive  le  même 
sujet,  et  qu'en  ce  monde  ,  il  n'y  a  de  divers  que  les  ap- 
parences. Tout  change ,  dit-on  sans  cesse  ;  il  est  vrai , 
mais  changer  c'est  durer,  et  dire  que  tout  change,  c'est 
admettre  un  fond  qui  ne  change  point;  c'est  convenir  que 
rien  ne  périt  que  les  formes. 

Ainsi,  lorsque  l'histoire  nous  enseigne  qu'une  question 
a  dans  un  temps  fortement  ému  les  esprits,  loin  que  nous 
soyons  en  droit  de  conclure  de  ce  qu'elle  est  oubliée  que 
les  hommes  aient  alors  disputé  sur  des  chimères,  il  est 
plus  raisonnable  de  rechercher  par  quel  point  elle  tou- 
chait aux  vérités  qui  seules  ont  le  droit  et  le  pouvoir  de 
fixer  longtemps  l'attention  de  la  raison.  Nous  verrons 
presque  toujours  qu'elles  ont  dans  un  sens  mérité  l'inté- 
rêt qu'elles  ont  obtenu;  bien  plus,  qu'elles  en  méritent 
encore,  et  peuvent  se  rattacher  à  telles  ou  telles  des  ques- 
tions qui  les  ont  remplacées  dans  l'esprit  ou  plutôt  dans 
le  langage  des  hommes.  Il  n'est  guère  de  croyances  jadis 


DES  CONTROVERSES.  407 

fortes  et  honorées  qui,  considérées  ainsi,  ne  se  relevassent 
dans  l'estime  générale  ;  il  est  peu  de  dominations  morales 
qui  ne  reprissent  part  au  respect  de  l'humanité.  La  reli- 
gion, pour  parler  sur-le-champ  de  la  plus  imposante  des 
croyances  et  des  dominations,  la  religion  se  représenterait 
bientôt  comme  la  forme  la  plus  puissante  que  jamais  ait 
revêtue  la  recherche  de  la  vérité.  Ses  dogmes  et  ses  mys- 
tères, ses  théories  et  ses  problèmes  retrouveraient,  même 
aux  yeux  de  ceux  qui  n'y  croient  plus,  une  certaine  im- 
portance et  leur  genre  de  réalité.  On  se  sentirait  moins 
prompt  à  passer  avec  mépris  sur  les  questions  qu'elle  pose 
et  qu'elle  agite,  et  il  est  peu  de  controverses  théologiques 
qui  ne  redevinssent  dignes  de  l'attention  delà  philosophie. 
La  plupart  en  effet  de  ceux  qui  considèrent  humainement 
la  religion  n'ont  guère  d'autre  souci  que  de  la  trouver' 
fausse.  Il  leur  faut  à  tout  prix  qu'elle  soit  une  vision  gra- 
tuite, une  claire  imposture;  c'est,  à  leurs  yeux,  un  caprice 
de  l'esprit  humain  ou  un  effet  accidentel  des  causes  po- 
litiques. L'esprit  humain  n'a  point  de  telles  fantaisies,  et 
les  hasards  des  affaires  humaines  n'amènent  point  de  tels 
résultats.  11  n'y  a  pas  d'incident  au  monde  qui  put  con- 
duire les  hommes  à  s'occuper  longtemps  et  passionné- 
ment de  ce  qui  n'est  pas ,  à  creuser  le  vide,  à  secouer  le 
néant;  et,  l'on  peut  l'affirmer  d'avance,  toute  religion 
comme  toute  doctrine  qui  a  obtenu  de  l'empire  et  de  la 
durée  s'appuyait  sur  autre  chose  que  la  force  ou  l'erreur, 
et  tenait  par  quelques  liens  à  l'éternelle  vérité. 

La  religion  ne  peut  être  bien  jugée  que  lorsqu'au  lieu 
de  s'attacher  uniquement  à  la  prouver  divine  ou  menson- 
gère, on  en  recherche  consciencieusement  le  véritable 
sens,  et  qu'en  la  rapportant  aux  objets  dont  elle  traite, 


408  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

aux  questions  qu'elle  élève  et  qu'elle  paraît  résoudre,  on 
s'étudie  à  découvrir,  non  pas  seulement  sou  origine  his- 
torique et  son  but  social,  mais  son  contenu,  mais  sa  doc- 
trine :  c'est  une  philosophie  tout  entière  à  connaître  et  à 
juger.  Alors ,  ce  me  semble,  on  lui  doit  trouver  un  fon- 
dement solide,  non  plus  dans  les  affections  des  hommes, 
non  plus  dans  les  besoins  de  la  société ,  mais  dans  les 
choses  mêmes  dont  elle  est  la  science.  Alors  on  voit  qu'elle 
se  rapporte  à  un  objet  certain,  objet  qu'elle  n'a  ni  méconnu 
ni  supposé;  on  voit  qu'elle  est  une  expression  de  faits 
universels  et  primitifs,  et  que,  s'il  ne  résulte  pas  de  là 
invinciblement  qu'elle  soit  toute  vraie,  il  s'ensuit  encore 
moins  qu'elle  soit  toute  fausse  ;  qu'enfin  si  jusque-là  rien 
n'atteste  en  elle  une  révélation  spéciale  et  directe  de  la 
parole  divine,  encore  bien  moins  est-il  permis  d'y  voir 
uniquement  la  fiction  du  calcul,  ou  le  rêve  de  la  faiblesse. 
A  la  considérer  humainement,  elle  est  vraie  au  moins  de 
toute  la  vérité  de  ces  faits  généraux  qu'elle  représente  et 
qu'elle  explique.  Les  représente-t-elle  fidèlement?  Les 
explique-t-elle  de  la  façon  la  plus  plausible?  Ajoute-t-elle 
beaucoup  aux  lumières  de  la  raison  sur  tous  les  points 
qu'elle  a  touchés?  Introduit -elle  dans  la  science  de 
l'homme  un  élément  nouveau ,  une  donnée  certaine  qui 
ne  pût  sans  elle  être  aperçue  et  saisie  par  la  raison?  Au- 
tres questions  qui  viendront  à  leur  tour.  Mais  ces  ques- 
tions mêmes  ne  se  pourront  décider  qu'après  qu'un  exa- 
men impartial  aura  produit  une  comparaison  des  problèmes 
que  pose  la  philosophie  avec  les  dogmes  correspondants 
qu'enseigne  la  religion.  L'inventaire  fidèle  de  la  science 
profane  peut  seul  nous  faire  connaître  ce  qu'elle  attend 
et  ce  qu'elle  reçoit  de  la  science  sacrée. 


DES  CONTROVERSES.  409 

Il  n'est  aucune  des  difficultés  dont  s'occupe  la  philoso- 
phie qui  n'en  soit  une  pour  le  simple  bon  sens.  Seulement 
l'un  les  entrevoit  confusément,  y  réfléchit  par  occasion, 
les  suppose  résolues  pour  la  pratique,  et  n'en  tient  aucun 
compte  dans  la  conduite  de  la  vie;  l'autre,  au  contraire, 
les  analyse,  les  distingue  entre  elles,  les  étudie  méthodi- 
quement ,  s'y  attache  sans  relâche  ,  et  ne  gagne  le  plus 
souvent  à  les  avoir  éclaircies  que  le  triste  honneur  de  les 
savoir  insurmontables,  et  de  convaincre  d'inconséquence 
la  raison  pratique ,  qui  est  forcée  par  l'évidence  à  les  re- 
connaître et  par  la  nécessité  à  les  négliger.  La  religion 
se  présente  à  son  tour  :  elle  entreprend  de  régenter  le  bon 
.sens,  de  satisfaire  la  philosophie  ;  elle  traduit  les  mêmes 
questions  sous  une  nouvelle  forme  ;  elle  ajoute  ou  substi- 
tue ,aux  idées  abstraites,  aux  pures  conceptions  de  l'intel- 
ligence ,  des  images  et  des  récits  ;  puis ,  avec  le  ton  de 
l'autorité,  elle  prononce  que  tout  est  dit,  et  que  les  diffi- 
cultés sont  levées.  L'imagination  et  la  sensibilité,  qu'elle 
a  su  mettre  en  cause ,  prennent  ainsi  quelque  influence 
sur  la  conviction.  Mais ,  pour  vérifier  si  cette  influence 
est  abusive  et  trompeuse,  il  faudrait  que  la  raison  propre- 
ment dite,  que  cette  puissance,  cette  vue,  cet  instinct  su- 
périeur, qui  juge  de  tout  en  nous ,  qui  domine  la  philo- 
sophie ,  le  sens  commun  ,  l'imagination  ,  la  sensibilité , 
comparât  les  solutions  de  la  religion  aux  questions  de  la 
philosophie,  aux  difficultés  du  bon  sens,  et  fît  équitable- 
ment  le  partage  entre  ces  trois  sources  de  connaissances. 
Alors,  si  elle  trouvait  que  la  religion  n'ajoute  pas  une  lu- 
mière à  nos  lumières,  une  explication  à  nos  conjectures, 
et  qu'elle  se  borne  à  changer  les  termes  des  questions, 
à  exprimer  différemment  les  difficultés,  en  laissant  au 

I.  35 


4i0  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

même  point  les  difficultés  et  les  questions ,  si  chacun  des 
problèmes,  enfin,  qui  dépassent  et  fatiguent  rintelligence 
humaine,  restaient  tout  entiers,  même  après  qu'on  les  a 
nommés  des  mystères,  et  qu'on  les  a  traduits  en  dogmes, 
pour  les  imposer  à  la  foi ,  alors  peut-être  la  religion  se- 
rait un  langage  plus  digne  ou  plus  figuré,  plus  touchant 
ou  plus  auguste;  mais,  au  fond,  elle  ne  différerait  de  la 
philosophie  que  dans  ce  qu'elle  aurait  d'hypothétique  ou 
d'artificiel  ;  elle  reposerait  toujours  sur  des  vérités,  mais 
n'en  établirait  point  de  nouvelles. 

Toutefois,  dans  cette  supposition  même  [et  c'est  la  plus 
défavorable',  il  serait  injuste  de  dire  que  la  religion  fût 
vaine  et  fausse.  Elle  aurait  encore  à  l'attention  de  l'esprit 
humain  au  moins  les  mêmes  droits  que  la  philosophie, 
car  elle  serait  encore  la  philosophie  des  peuples. 

Si  ce  point  de  vue  ne  manque  pas  de  justesse,  on  sent 
que  les  controverses  théologiques  sont  loin  d'offrir,  à 
notre  siècle  même,  aussi  peu  d'intérêt  qu'il  le  semble.  Ce 
n'est  pas  dans  le  temps  où  l'esprit  philosophique  saurait  le 
mieux  les  généraliser  qu'elles  devraient  cesser  de  l'occu- 
per. D'où  vient  donc  qu'elles  ne  l'occupent  pas,  et  que 
ceux  mêmes  qui  se  piquent  de  suivre  de  plus  près  les 
progrès  intellectuels  de  l'humanité  se  font  gloire  de  les 
dédaigner"? 

La  politique  en  est  une  des  principales  causes.  Tout  a 
pris  de  nos  jours  un  caractère  politique,  même  les  contro- 
verses qui,  en  d'autres  temps,  n'eussent  agité  que  des  sa- 
vants et  divisé  que  des  universités.  Les  idées  sont  aujour- 
d'hui appréciées  surtout  par  leur  influence  sur  le  sort  de 
l'humanité.  11  est  devenu  difficile  de  raisonner  en  théorie, 
car  on  ne  pense  que  dans  un  but,  et  la  foule  des  esprits 


DES  CONTROVERSES.  411 

qui  prêtent  maintenant  attention  à  la  guerre  des  opinions 
ne  regarde  qu'aux  résultats.  Hommes  de  parti  que  nous 
sommes  tous,  nous  ramenons  toutes  choses  aux  idées  qui 
nous  préoccupent  ou  nous  enflamment.  Il  suit  que  la  por- 
tion la  plus  élevée  de  toutes  les  doctrines,  celle  qui  tou- 
che le  moins  immédiatement  à  l'application ,  celle  dont 
les  conséquences  pratiques  sont  le  moins  apparentes  ou 
le  plus  lentes  à  se  montrer,  est  négligée  comme  un  superflu 
scientifique,  comme  une  récréatio'n  de  T'esprit  indifférente 
à  la  société.  Telles  nous  paraissent  aujourd'liui  la  plupart 
des  questions  théologiques.  Il  n'y  a  d'exception  que  pour 
celles  qui  touchent  directement  les  faits.  Ainsi  on  pro- 
nonce chaque  jour  encore  les  noms  d'ultramoutains  et  de 
gallicans,  de  Port-Royal  et  de  jésuites;  ainsi  les  limites 
de  l'autorité  civile  et  de  la  puissance  ecclésiastique  don- 
nent encore  naissance  à  de  fréquentes  contestations.  Mais 
la  portée  politique  de  toutes  ces  questions  est  évidente  : 
aussi,  la  plupart  du  temps,  est-ce  dans  un  esprit  politique 
qu'on  les -considère  ,  c'est-à-dire  moins  dans  le  principe 
que  dans  l'application.  S'agit-il  des  limites  des  deux 
puissances ,  ou  ne  se  risque  pas  à  remonter  à  la  source 
même  du  pouvoir  pour  déterminer  la  sphère  et  le  mode 
de  son  action;  renouvelle-t-ou  la  distinction  de  l'église 
romaine  et  de  l'église  nationale,  on  se  garde  de  s'enfon- 
cer dans  la  recherche  de  la  nature  du  gouvernement  de 
l'église,  et  l'on  évite  la  question  abstraite  de  l'infaillibi- 
lité; rappelle-t-on  les  maximes  des  jansénistes,  on  laisse 
de  côté  leurs  opinions  sur  la  grâce  ou  la  prédestination, 
quelque  liées  qu'elles  paraissent  avec  leurs  opinions  sur 
la  morale,  à  leur  tour  si  étroitement  liées  avec  leurs  prin- 
cipes d'indépendance  en  matière  d'autorité. 


4<2  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

Tant  que  la  religion  a  régné  comme  une  doctrine  et 
comme  une  puissance  également  incontestée,  elle  a  laissé 
sans  inquiétude  les  disputes  fermenter  dans  son  sein.  Le 
clergé  les  a  lui-même  entretenues ,  ayant  soin  de  s'arrê- 
ter au  point  où  elles  eussent  passé  la  mesure  :  elles  ser- 
vaient à  réchauffer  le  zèle,  à  perpétuer  les  études,  à  épu- 
rer la  doctrine.  Aussi  pendant  longtemps  le  clergé,  même 
orthodoxe,  a-t-il  formé  la  portion  de  la  société  la  plus  re- 
marquable par  son  activité  intellectuelle  :  la  société  sem- 
blait un  corps  dont  il  était  l'esprit.  Mais  a  mesure  que  les 
conséquences  de  ces  controverses,  longtemps  contenues, 
se  sont  étendues  en  tout  sens,  à  mesure  que  ce  bouillon- 
nement intérieur  a  rompu  de  tous  côtés  les  parois  du 
vaisseau  qui  le  renfermait ,  une  prudence  tardive  a  suc- 
cédé à  cette  imprévoyante  indulgence  pour  les  combats  de 
l'esprit;  et  le  clergé  sage  s'est  attaché  à  prévenir  les  con- 
troverses, à  les  étouffer,  à  les  abréger,  soit  en  palliant 
leur  existence,  soit  en  atténuant  leur  gravité,  plutôt  qu'à 
nourrir,  qu'à  exciter  par  l'étude  et  la  discussion  le  foyer 
de  l'activité  intellectuelle.  Cependant  il  a  Aai  peu  à  peu 
sou  intluence  décroître,  et  faiblir  sa  puissance.  Lui-même 
enfin  a  succombé  comme  corps  politique ,  et  les  intérêts 
de  son  existence,  qui  lui  paraissent  ceux  mêmes  de  sa  sainte 
cause,  ont  dès  lors,  en  première  ligne,  préoccupé  sa  pen- 
sée. La  voix  des  controverses  intérieures  s'est  tue,  les 
dissentiments  se  sont  anéantis  ou  ajournés  ,  les  nuances 
ont  disparu.  Le  soin  commun  a  été  d'offrir  le  moins  de 
prise  possible  à  l'attaque.  Pour  l'église,  il  n'y  a  plus  guère 
qu'une  question,  et  c'est  la  question  d'Hamlet. 

Une  nouvelle  doctrine,  ou  plutôt  une  nouvelle  puis- 
sance ,  s'était  en  effet  formée,  ennemie  plus  mortelle  et 


DES  CONTROVERSES.  413 

moins  déclarée  que  la  réforme,  d'autant  plus  dangereuse 
qu'elle  s'affranchit  comme  l'hérésie  et  ne  se  sépare  pas 
comme  elle ,  qu'elle  reste  au  sein  de  l'église  et  la  dévore 
au  cœur,  sans  lui  offrir  une  place  pour  frapper,  sans  lui 
laisser  la  force  même  d'étendre  le  bras  :  on  reconnaît  la 
philosophie.  Celle  du  dernier  siècle  a ,  pour  la  première 
fois,  présenté  le  caractère  qui  avait  jusque-là  signalé  les 
religions  :  elle  a  été  populaire.  Pénétrant  dans  la  masse 
de  la  société,  elle  a  modifié  les  opinions,  les  mœurs,  les 
sentiments.  Elle  a  passé  avec  vitesse  de  l'état  de  science 
à  celui  de  préjugé.  Dans  tous  les  temps ,  la  philosophie 
avait  eu  ses  apôtres,  souvent  même  ses  martyrs  ;  en  s'em- 
parant  de  l'opinion,  elle  a  eu  son  peuple.  Dès  lors,  élevée 
au  rang  des  puissances  sociales,  il  ne  lui  restait  plus  qu'à 
se  montrer  tyrannique  et  persécutrice.  Elle  l'est  devenue 
en  effet,  et  l'église  a  reconnu  sa  rivale. 

Mais  comme  l'esprit  de  l'église  et  celui  de  la  philoso- 
phie diffèrent  autant  que  la  nuit  et  la  lumière ,  ce  qui 
avait  servi  l'une  devait  nuire  à  l'autre.  Aux  siècles  pas- 
sés, la  tyrannie  a  pu  servir  l'église  :  car  l'erreur,  l'incon- 
séquence du  moins,  est  plutôt  dans  la  prétention  à  l'in- 
faillibilité que  dans  la  persécution.  La  tyrannie  de  la 
philosophie,  non  moins  odieuse,  a  l'absurdité  de  plus. 
Elle  a  dû  tomber  plus  vite,  et  la  philosophie  reconnaître 
et  réparer  sa  faute,  car  elle  portait  dans  son  sein  le  prin- 
cipe de  sa  réformation  :  l'église  semble  ne  pouvoir  se  ré- 
former sans  s'abjurer  elle-même. 

Une  fois  la  guerre  déclarée  entre  deux  telles  puissances, 
la  controverse,  qui  accompagne  toute  guerre,  doit  chan- 
ger de  nature.  Dans  le  feu  du  combat,  c'est  du  pouvoir 
plus  que  de  la  vérité  qu'on  s'occupe,  et  c'est  le  droit  du 

35. 


il  4  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

plus  fort  qu'il  s'agit  de  conquérir.  On  parle  moins  de 
dogmes  et  de  problèmes,  de  révélation  et  de  raisonnement, 
de  Dieu  et  de  l'homme.  On  parle  d'institutions,  de  moyens 
d'action,  de  lois  à  faire,  et  de  mesures  à  prendre.  Publi- 
cité des  opinions,  liberté  des  cultes,  liberté  de  la  presse, 
indépendance  du  pouvoir  civil,  tels  doivent  être  aujour- 
d'hui les  mots  de  ralliement  de  la  philosophie,  toute  dé- 
vouée qu'elle  est  à  la  politique.  Subordination  des  esprits, 
suprématie  d'un  culte,  censure  des  écrits,  prédominance 
du  pouvoir  spirituel,  telles  doivent  être  les  paroles  sacra- 
mentelles des  manifestes  de  l'église,  toute  préoccupée 
qu'elle  est  de  son  existence  et  de  ses  affaires.  Aul  n'a  le 
temps ,  l'envie  ou  le  sang-froid  de  s'élever  au-dessus  de 
ces  questions  d'urgence,  pour  toucher  aux  questions  de 
principe,  qui  sans  doute  les  résoudraient  par  leurs  pro- 
pres solutions,  mais  qu'un  lien  moins  visible  rattache  aux 
intérêts  de  ce  monde,  et  dont  les  vastes  conséquences 
édiappent  au  vulgaire  des  esprits. 
^  C'est  ainsi  que  les  discussions  tbéologiques  sont  aban- 
données et  comme  oubliées,  au  moment  même  où  l'église 
et  peut-être  la  religion  avec  elle  sont  au  fait  livrées  au 
plus  grand  débat  qu'elles  aient  jamais  encouru. 

Mais  s'il  existe  des  sociétés  où  l'on  n'en  soit  pas  venu 
de  part  ni  d'autre  à  de  telles  extrémités,  où  la  croyance 
religieuse,  n'ayant  jamais  obtenu  autant  de  pouvoir  tem- 
porel, se  trouve  avoir  à  combattre  une  liberté  de  penser 
moins  hardie ,  on  conçoit  que  les  discussions  doivent  y 
prendre  un  autre  caractère ,  et  plus  analogue  à  celui  des 
anciennes  controverses  qui  divisèrent  sans  le  déchirer  le 
sein  de  l'église  :  telles  sont  à  quelques  égards  les  sociétés 
protestantes.  Là  l'orthodoxie  est  moins  difficile ,  moins 


DES  CONTROVERSES.  415 

absolue,  ou  du  moins  ne  paraît  pas  l'être  autant.  Là  l'au- 
torité ecclésiastique,  moins  forte,  et  quelquefois  purement 
spirituelle ,  rencontre  des  résistances  moins  énergiques, 
une  hostilité  moins  intraitable ,  probablement  parce 
qu'elle  a  moins  exigé  et  moins  abusé.  La  plus  intolérante 
des  églises  protestantes  est  celle  d'Angleterre  ;  encore  ne 
conserve-t-elle  aucune  action  directe  sur  ceux  qui  sortent 
de  son  sein;  son  privilège  est  plus  scandaleux  qu'oppres- 
sif: toutefois  elle  est  la  plus  attaquée,  et,  je  l'espère,  la 
plus  menacée  des  églises  protestantes.  Mais,  générale- 
ment, dans  les  pays  où  la  réforraation  a  pris  racine,  a 
côté  d'une  église  moins  exclusive  et  moins  forte  que  celle 
des  catholiques,  règne  une  liberté  de  penser  plus  réservée, 
une  indépendance  de  conduite  moins  déclarée,  enfin  plus 
de  timidité  dans  les  esprits  et  plus  de  modération  dans 
les  sentiments.  L'écueil  et  la  fin  d'une  telle  situation  reli- 
gieuse serait  une  indifférence  qui,  gagnant  de  proche  en 
proche,  deviendrait  universelle,  et  qui ,  sans  bruit ,  sans 
secousse,  conduirait  par  voie  de  révolution  intérieure  une 
société  chrétienne  à  perdre  sa  croyance  en  conservant  son 
nom.  C'est  cet  avenir  que  les  docteurs  catholiques  ont 
souvent  prédit  aux  réformateurs.  C'est  le  sort  qui  semble 
en  effet  réservé,  dans  les  temps  de  tiédeur  et  de  raison- 
nement ,  à  toute  société ,  qui ,  sous  un  nom  de  secte,  n'a 
point  de  dépositaire  attitré,  de  gardien  armé  de  la  foi ,  à 
toute  nation  religieuse  divisée  contre  elle-même  par  le 
principe  de  son  institution.  Je  ne  voudrais  pas  renouveler 
ici  l'accusation  périlleuse  de  d'Alembert  contre  Genève; 
mais  tel  est  assurément  le  terme  vers  lequel  semblaient 
marcher  dans  la  seconde  moitié  du  dernier  siècle  plu- 
sieurs des  sectes  ou  des  nations  protestantes.  Je  n'en  veux 


416  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

pour  preuve  que  la  régénération  religieuse  dont  elles  se 
vantent  d'avoir  donné  l'exemple  au  monde  chrétien  de- 
puis le  commencement  du  nouveau  siècle. 

Bien  que  distinctes  du  grand  corps  du  catholicisme  , 
ces  sectes  ou  ces  nations  ne  sont  pas  en  effet  isolées  dans 
le  monde,  ni  étrangères  à  tout  ce  qui  se  passe  :  elles  res- 
sentent le  contre-coup  des  événements  mêmes  auxquels 
elles  n'ont  point  de  part  directe.  Ainsi  la  grande  contes- 
tation qui  tourmente  l'église  romaine  n'a  pu  éclater  sans 
frapper  au  moins  leurs  regards  ;  elles  n'ont  pu  mécon- 
naître qu'avec  l'existence  de  l'église  la  réalité  de  la  reli- 
gion était  souvent  mise  en  question.  Plus  d'une  fois  la 
philosophie  a  manifesté  des  intentions  hostiles  à  l'essence 
du  christianisme  ;  toujours  l'église  romaine  a  lié  au  chris- 
tianisme ses  intérêts  menacés.  Par  une  conséquence  natu- 
relle, la  chrétienté  non  catholique  a  voulu  se  distinguer 
en  même  temps  et  de  la  philosophie  et  de  l'église  romaine  ; 
elle  a  dû  marquer  sa  couleur,  et  savoir  et  montrer  si  elle 
était  encore  chrétienne  ou  déjà  philosophe.  Moins  exposé 
d'ailleurs,  moins  pressé,  moins  agité,  le  protestantisme  a 
dû  rentrer  avec  plus  de  calme,  mais  aussi  avec  moins  de 
hardiesse,  dans  les  voies  de  l'examen  et  de  la  discussion. 
Ainsi  le  hruit  des  discordes  dont  retentit  le  monde  a  ré- 
veillé le  protestantisme  sans  le  trouhler.  Excité  par 
l'exemple ,  averti  par  le  danger,  il  a  ranimé  son  zèle  au 
feu  des  controverses  rallumé  dans  son  sein. 

Dans  l'intérieur  du  protestantisme ,  il  n'y  a  point  de 
guerre  politique.  De  protestant  à  protestant,  il  est  peu  de 
questions  qui  touchent  à  des  intérêts  positifs,  à  des  droits 
sociaux ,  à  l'existence  légale.  Hormis  dans  le  canton  de 
Yaud,  le  pouvoir  extérieur  des  sectes  les  unes  à  l'égard 


DES  CONTROVERSES.  417 

des  autres,  des  individus  à  l'égard  des  individus  en  ma- 
tière de  religion,  est  faible ,  s'il  n'est  pas  complètement 
nul.  Parmi  eux,  nous  devons  donc  trouver  de  véritables 
débats  tbéologiques.  Sans  doute  les  passions  mondaines 
n'en  sont  point  bannies  :  d'où  le  sont-elles  jamais?  Mais 
elles  n'y  jouent  qu'un  rôle  secondaire ,  et  les  questions 
elles-mêmes  restent  des  questions  théologiques.  M  l'in- 
crédulité déclarée,  ni  le  fanatisme  oppresseur,  ne  s'y 
montrent;  il  n'y  reste  d'indifférence  ou  d'intolérance  que 
ce  qui  en  parait  inséparable  des  dissensions  religieuses. 

Voulons-nous  donc,  par  simple  curiosité,  nous  donner 
le  spectacle  de  débats  tbéologiques,  sortons  un  moment 
de  nous-mêmes,  oublions  nos  soucis  politiques,  nos  pro- 
jets industriels;  que  nos  regards  franchissent  la  Manche 
ou  la  frontière  du  Jura  :  en  Angleterre  ou  en  Suisse,  nous 
trouvons  le  spectacle  animé  d'une  controverse  où  parais- 
sent ne  s'agiter  que  les  intérêts  spirituels  du  genre  hu- 
main. 

]\ous  avons  montré  comment  il  devait  y  avoir  à  l'épo- 
que actuelle  plus  de  controverses  théologiques  dans  les 
communions  protestantes  qu'au  sein  de  l'église  catholi- 
que. Des  faits  nombreux  prouvent  qu'il  en  est  ainsi ,  et 
quelques-uns  sont  connus  généralement.  Tout  le  monde, 
par  exemple,  sait  le  nom  des  méthodhu-s;  tout  le  monde 
commence  a  savoir  que  sous  ce  nom ,  adopté  en  Angle- 
terre il  y  a  environ  quatre-vingts  ans  par  certains  réfor- 
mateurs, on  désigne  assez  improprement  aujourd'hui  des 
sectes  qui  différent  par  des  nuances  de  rigorisme  et  de 
doctrine,  mais  qui  toutes  au  moins  se  ressemblent  par  un 
attachement  fervent  et  pratique  à  une  foi  plus  dogma- 
tique et  plus  littérale ,  et  pai'  un  retour  de  zèle  qui  sans 


418  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

cloute  a  gagné  les  consistoires  établis  ,  mais  dont  ceux-ci 
ont  reçu  et  non  donné  l'exemple. 

Le  lecteur  n'attend  pas  que  nous  exposions  en  détail 
les  points  litigieux  entre  les  contendants,  ni  les  symboles 
divers  qui  distinguent  par  exemple  les  trente  sectes  aux- 
quelles l'Angleterre  ouvre  des  temples  ;  l'ennui  de  ce  tra- 
vail en  passerait  l'utilité.  Mais  peut-être  prendra-t-on  avec 
quelque  intérêt  une  notion  générale  d'une  question  qui 
agite  encore  l'intérieur  du  protestantisme,  après  avoir 
bouleversé  jadis  le  monde  religieux.  Elle  nous  donnera 
lieu  de  confirmer,  d'éelaircir  du  moins  notre  pensée  sur 
les  controverses  théologiques.  Peut-être  aussi  servira-t- 
elle  à  montrer  par  quelle  méthode  une  cfuestion  théolo- 
gique peut  encore  être  tournée  sous  une  face  intéressante 
pour  la  raison  moderne.  Cette  question  dont  les  facultés 
de  théologie  ont  si  longtemps  retenti,  cette  question  qui 
a  divisé  l'église,  et  peut-être  les  apùti'es,  cette  question 
qui  fut  le  signal  de  la  réforme ,  porte  un  nom  probable- 
ment ignoré  de  la  moitié  des  jeunes  enfants  du  siècle  : 
c'est  celle  de  la  justi/icaùon.  Je  le  demande  avec  assu- 
rance, ce  mot  réveille-t-il  une  idée  bien  nette  dans  l'es- 
prit de  ceux  qui  viennent  de  le  lire  ? 

On  peut  s'étonner  au  premier  abord  qu'un  débat  sur 
un  point  de  foi  naisse  et  subsiste  parmi  les  protestants. 
Comment  disputer  là  ou  la  décision  semble  impossible? 
Où  peuvent-ils  en  effet  trouver  un  arbitre  qui  prononce 
entre  eux,  ceux  chez  qui  la  foi  n'a  point  de  tribunal? 
L'idée  d'orthodoxie  ne  semble-t-elle  pas  en  contradiction 
avec  le  principe  d'une  secte  qui  se  déclare  celle  du  libre 
examen?  On  pourrait  répondre  d'abord  que  la  liberté  des 
opinions  et  la  vérité  de  toutes  les  opinions  ne  sont  pas  la 


DES  CONTROVERSES.  H9 

même  chose  ;  que  du  droit  de  tout  croire  en  paix  ne  ré- 
sulte pas  la  certitude  de  tout  croire  à  juste  titre;  que 
même  en  cherchant  sincèrement  le  vrai ,  on  peut  le  mé- 
connaître, et  qu'entre  des  hommes  qui  pensent  diverses 
choses,  c'est  une  nécessité  que  les  uns  aient  tort  et  les 
autres  raison ,  au  moins  comparativement ,  et  que  par 
suite  les  seconds  soient  fondés  à  tenter  de  convaincre  les 
premiers.  C'en  est  assez  pour  motiver  la  controverse;  mais 
pour  en  dévoiler  la  cause ,  pour  en  expliquer  la  durée , 
il  faut  pénétrer  plus  avant  dans  la  connaissance  du  pro- 
testantisme. 

On  doit  distinguer  dans  le  protestantisme,  comme  dans 
toute  religion  positive,  deux  choses  principales  :  les  dog- 
mes qu'il  enseigne ,  et  les  signes  extérieurs  ou  autorités 
visibles  qu'il  fournit  à  l'appui  de  ces  dogmes.  C'est  distin- 
guer ce  qu'il  faut  croire,  et  les  moyens  de  le  croire,  ou 
ce  qu'on  pourrait  appeler  le  contenu  et  le  contenant  de  la 
religion.  Cette  distinction  bien  faite  est  la  clef  de  l'his- 
toire du  protestantisme.  On  la  voit  naître  dans  le  berceau 
de  la  réformation  même.  Lorsque  les  premiers  novateurs 
commencèrent,  le  trait  le  plus  saillant  de  leurs  opinions, 
quelles  qu'elles  fussent  en  elles-mêmes,  était  de  différer 
des  croyances  enseignées  par  l'église  romaine.  En  se  sé- 
parant ainsi ,  ils  niaient  par  le  fait  l'autorité  absolue  de 
l'église,  et  ils  ne  tardèrent  pas  à  la  nier  dans  les  termes, 
en  soutenant,  au  mépris  des  menaces  ou  des  censures, 
que  la  règle  de  la  croyance  était,  non  la  tradition  de  l'é- 
glise romaine,  mais  l'Écriture  interprétée  avec  foi  par 
la  raison.  Ainsi,  d'une  part  ils  établirent,  contre  l'en- 
seignement de  l'église  catholique,  qu'il  fallait  croire  à 
telles  et  à  telles  maximes  concernant  la  communion ,  le 


^20  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

salut,  et  le  reste  des  matières  religieuses;  de  l'autre,  ils 
soutinrent,  contre  la  puissance  de  l'église  catholique, 
qu'il  fallait  croire  à  ces  mêmes  maximes ,  parce  qu'elles 
contenaient  le  vrai  sens  de  l'Écriture ,  seule  autorité  in- 
faillible en  matière  de  foi.  Ainsi  ils  fondèrent  tout  ensem- 
ble un  symbole  déterminé  et  le  libre  examen.  C'était 
peut-être  édifier  d'une  main  et  détruire  de  l'autre.  Com- 
ment, en  effet,  échapper  à  cette  conséquence  que,  si  l'in- 
terprétation de  l'Ecriture  conduisait  légitimement  à  une 
certaine  croyance,  toute  autre  croyance  obtenue  par  la 
même  voie  pouvait  être  également  légitime?  Pressés  par 
cette  conséquence,  ils  finirent  par  l'accepter,  avec  plus 
ou  moins  de  franchise,  sauf  à  s'en  défendre  dans  l'appli- 
cation ,  chacun  s'efforçant  de  faire  prévaloir  sa  croyance 
propre,  sous  l'empire  du  dogme  commun  de  la  liberté 
d'examen. 

Ainsi  le  protestantisme ,  et  ce  mot  est  pris  ici  dans  son 
sens  le  plus  général ,  se  composa  de  deux  éléments.  Il  eut 
deux  caractères  :  l'un ,  variable  selon  les  temps  et  les 
écoles ,  la  croyance  à  de  certains  dogmes  plutôt  analogues 
qu'indentiques;  l'autre  permanent,  le  libre  examen  de 
l'Écriture  sainte. 

Il  est  évident  que  ce  dernier  principe  peut  détruire 
l'autre,  jusqu'à  la  substance.  Le  libre  examen  attaque 
tout  ;  livrée  à  elle-même,  la  raison  humaine  peut  tout  voir 
dans  l'Écriture.  C'est  ce  qui  a  fait  dire  que  le  protestan- 
tisme contenait  virtuellement  toutes  les  opinions  possi- 
bles, y  compris  le  socinianisme,  le  déisme,  l'athéisme 
enfin.  Ce  reproche  est  le  triomphe  des  docteurs  catholi- 
ques. 

Le  vrai,  c'est  que  par  la  croyance  au  libre  examen,  les 


DES  CONTROVERSES.  421 

protestants  touchent  à  la  philosophie,  ils  sont  les  devan- 
ciers des  philosophes.  Lorsqu'ils  se  laissent  emporter  aux 
conséquences  de  ce  principe ,  ils  peuvent  arriver  au  der- 
nier terme  de  l'indifférence.  C'est  pour  éviter  cette  extré- 
mité qu'ils  se  sont  en  général  accordés  à  maintenir  ce 
principal  et  dernier  dogme,  l'infaillihilité  de  l'Écriture. 
Mais  qui  ne  voit  qu'un  livre  infaillible ,  interprété  par 
une  raison  qui  ne  l'est  pas,  cesse  d'être  une  règle  im- 
muable ?  De  là  des  variations  nombreuses. 

Bien  qu'opposés  d'ailleurs  aux  protestants,  les  catholi- 
ques ont  comme  eux  des  dogmes  de  foi  et  une  règle  de 
foi.- Suivant  eux,  c'est  l'église  représentée  par  le  souve- 
rain pontife  ou  par  le  corps  des  pasteurs  je  ne  décide 
point  ici  la  question  ,  qui  possède  l'infaillibilité.  De  la 
sorte ,  leur  foi  est  fixe  et  leurs  dogmes  invariables ,  à  la 
condition  néanmoins  que  l'église  le  soit;  mais  cette  con- 
dition, ce  n'est  pas  à  eux  de  juger  si  elle  est  remplie, 
c'est  à  l'église  même.  Le  vaisseau  du  catholicisme  est  donc 
à  l'ancre,  tandis  que  celui  de  la  réforme  flotte  à  tout  vent 
de  doctrine, 

A  la  rigueur,  les  catholiques  ne  sont  obligés  à  prouver 
aucun  de  leurs  dogmes,  hormis  l'autorité  de  l'église,  et 
c'est  en  effet  à  ce  point  unique  que  les  plus  récents  apo- 
logistes ont  tout  ramené.  Les  protestants,  au  contraire, 
se  reconnaissent  tenus  de  démontrer  tous  leurs  dogmes 
par  la  raison  et  par  l'Écriture,  hormis  l'autorité  de  l'Écri- 
ture même. 

Le  principe  des  premiers  serait  donc  en  général  qu'il 
faut  tout  croire  sur  la  parole  de  l'église,  hormis  l'autorité 
de  l'église;  le  principe  des  seconds,  qu'il  ne  faut  rien 
croire  sur  parole,  hormis  l'autorité  de  l'Écritiu'e.Les  pre- 

I  36 


422  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

miers  ne  dérooent  au  système  de  l'autorité  que  lorsqu'ils 
démontrent  l'autorité  de  l'église.  Les  seconds  ne  s'écartent 
du  système  de  l'examen  que  lorsqu'ils  ne  démontrent  pas 
l'autorité  de  l'Écriture. 

C'est  la  différence  la  plus  frappante  entre  les  deux  reli- 
gions. C'est  ainsi  qu'en  se  disant  également  chrétiennes, 
elles  suivent  chacune  une  direction  opposée;  c'est  ainsi 
que  l'une  a  pu  être  appelée  la  religion  de  l'autorité, 
l'autre  celle  de  l'examen. 

En  même  temps  que  le  protestantisme  a  déchaîné  la 
raison  dans  le  champ  de  la  religion,  il  a  cherché  à  la  re- 
tenir par  le  lien  des  dogmes  fondamentaux.  Mais  comme 
ces  dogmes  n'étaient  point  sous  la  garde  d'une  autorité 
constituée,  comme  aucune  sanction  pénale,  presque  au- 
cune menace  spirituelle,  n'en  protégeait  la  croyance, 
comme  enfin  les  cultes  nouveaux  offraient  peu  d'occa- 
sions solennelles  d'exiger  des  fidèles  une  profession  de 
foi  rigoureuse ,  les  individus  satisfaits  d'une  foi  si  peu  gê- 
nante ont  pu  continuer  de  la  professer,  sans  la  croire 
strictement,  et  de  paraître  chrétiens,  sans  hien  sa\  oir  ce 
qu'était  le  christianisme.  L'indifférence  si  puissamment 
secondée  par  les  idées  modernes  a  pu  se  glisser  dans  bien 
des  cœurs,  longtemps  avant  qu'ils  se  sentissent  ébranlés, 
et  plus  d'un  protestant  a  pu  cesser  ainsi  d'être  chrétien, 
sans  même  s'en  douter,  à  la  faveur  d'une  religion  qui  ne 
forçait  pas  la  soumission  et  ne  provoquait  pas  la  révolte. 

11  y  a  environ  un  demi-siècle,  beaucoup  de  protestants, 
le  plus  grand  nombre  alors,  s'attachaient  de  préférence 
au  dogme  de  la  liberté  d'examen ,  laissant  dans  l'ombre 
les  autres  dogmes  auxquels  l'examen  avait  conduit  les 
fondateurs  des  diverses  communions  dissidentes  ;  et  ceux- 


DES  CONTROVERSES.  423 

là  naturellement  inclinaient  vers  la  philosophie.  D'autres 
au  contraire  et  depuis  un  temps  ils  se  multiplient,  sur- 
tout en  Angleterre  et  en  Amérique)  ont  fixé  leur  atten- 
tion et  leur  croyance  sur  quelques  points  particuliers,  et 
ceux-ci  penchent  davantage  vers  le  dogmatisme.  Préoc- 
cupés de  soins  administratifs  ou  de  science  mondaine, 
tranquilles  sur  un  pouvoir  modeste  qu'ils  ne  désiraient 
pas  étendre,  plusieurs  des  pasteurs  et  des  consistoires  ont 
été  accusés  de  se  rapprocher  des  premiers ,  et  quelques 
sermons  publiés  dans  le  temps ,  et  plus  semblables  à  des 
discours  moraux  qu'à  des  enseignements  évangéliques, 
donnent, de  la  vraisemblance  à  cette  assertion.  Pai-  une 
représaille  naturelle ,  les  partisans  d'une  foi  plus  fervente 
et  plus  complexe  ont  dû  chercher  des  guides  dont  le  zèle 
répondit  au  leur,  et  suivre  ou  former  des  sectes  dissi- 
dentes, qui  dans  les  pays  libres  ont  eu  bientôt  leurs 
assemblées,  leurs  ministres  et  leurs  temples. 

Il  est  ai-rivé  ce  qui  arrive  toujours  ;  l'opposition  a  ré- 
veillé le  pouvoir.  C'est  en  général  depuis  que  les  dissidents 
ont  fait  éclater  leur  ardeur  que  les  églises  établies  se  sont 
ranimées,  jalouses  de  montrer  qu'elles  n'avaient  point 
laissé  dépérir  entre  leurs  mains  le  dépôt  des  vérités  fon- 
damentales de  la  réforme  évangélique  auxquelles  les  nou- 
veaux réformateurs  prétendaient  les  rappeler.  Cependant 
une  nuance  marquée  distingue  encore  ces  deux  fractions 
de  toute  société  protestante ,  et  il  est  peu  de  pays  où  elles 
ne  se  livrent  une  guerre  de  théologie,  publique  ou  cachée. 

L'histoire  en  serait  longue  :  je  ne  citerai  qu'un  exem- 
ple, c'est  la  question  de  lajiislification. 

Lorsque  les  indulgences  publiées  par  Léon  \  devinrent 
au  seizième  siècle  l'occasion  de  la  réforme,  Luther,  en 


iU  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

attaquant  l'abus  de  ces  largesses  pontificales  et  surtout 
la  doctrine  par  laquelle  les  dominicains  prétendaient  les 
soutenir,  osa  contester  la  Aaleur  méritoire  des  pratiques 
extérieures,  prescrites  ou  conseillées  par  l'église  avec 
promesse  de  récompense  spirituelle.  La  conséquence  et 
la  hardiesse  de  son  esprit  le  conduisirent  plus  loin  ;  il  nia 
le  mérite  de  toute  pénitence  et  de  toute  observance,  enfin 
des  œuvres  satisfactoires  en  général  ;  et  dès  lors,  appuyé 
de  nombreux  textes  de  l'Écriture,  il  attaqua  non  plus 
seulement  le  mérite,  mais  la  bouté  même  des  œuvres  mo- 
rales, quelles  qu'elles  fussent.  Selon  lui,  toutes  les  actions 
des  hommes,  même  des  justes  en  état  de  grâce,  peuvent 
être  des  péchés,  parce  que  le  principe  du  péché,  la  con- 
cupiscence, ou,  pour  parler  un  langage  moins  technique, 
le  sentiment  de  l'égoisme  et  de  l'orgueil  humain ,  en  est 
inséparable.  A  cette  corruption  désespérée  de  l'humanité 
Dieu  a  daigné  accorder  un  remède  miraculeux  dans  la 
rédemption,  faveur  immense  mais  gratuite,  qui  offre  à 
la  créature  incapable  de  mérite  les  inépuisables  mérites 
du  Fils  de  Dieu.  Or  ces  mérites,  c'est  par  la  foi,  et  singu- 
lièrement par  la  foi  en  leur  réalité  et  en  leiu-  vertu ,  que 
l'homme  se  les  approprie  ;  en  d'autres  termes,  c'est  la  foi 
seule  qui  rend  l'homme  agréable  à  Dieu  ou  plutôt  gracia- 
ble  devant  lui.  Ce  ne  sont  pas  les  œuvres,  car  elles  sont  ou 
peuvent  être  des  péchés,  l'homme  restant  pécheur,  quoi 
qu'il  arri\  e  ;  mais  c'est  la  foi ,  seul  et  dernier  lien  de  la 
nature  humaine  avec  la  nature  divine.  Par  elle,  la  justice 
de  Dieu  profite  à  l'homme;  en  d'autres  termes,  l'homme 
estjiisti/icpar  la  fui.  Bossuet  s'attache  a  montrer  que  Lu- 
ther a  plusieurs  fois  varié  dans  l'expression  et  les  acces- 
soires de  cette  doctrine.  Mais  jamais  cependant  il  ne  l'a 


DES  CONTROVERSES.  425 

essentiellement  désavouée.  Mais  Calvin  et  son  école  l'ont 
établie  avec  une  précision  rigoureuse.  Mais  enlin  on  peut 
affirmer  en  général  que  sous  des  rédactions  diverses  elle 
a  prévalu  parmi  les  différentes  sectes  de  réformés.  L'es- 
prit des  confessions  de  foi ,  des  auteurs  protestants ,  de  la 
tradition  protestante ,  est  très  -  certainement  que  la  foi 
seule  juxli/l<'. 

Plus  d'un  protestant  l'ignore  ou  l'oublie  maintenant. 
Accoutumé  à  suivre  les  inspirations  de  la  raison  humaine , 
plus  d'un  imputerait  plutôt  cette  croyance  aux  prêtres  de 
Rome  qu'il  n'y  reconnaîtrait  la  sienne.  S'il  est  cependant 
un  fait  assuré  dans  l'histoire  ecclésiastique ,  c'est  que , 
pour  détruire  l'importance  exagérée  que  les  prédicateurs 
ultramontains  attribuaient  aux  pratiques  extérieures,  les 
réformateurs  ont  été  jusqu'à  anéantir  l'efficacité  des  œu- 
vres pour  le  salut,  tandis  que  les  catholiques  font  de  ces 
mêmes  œuvres  la  seconde  condition  de  la  régénération  cé- 
leste. L'église  romaine  en  effet,  pressée  par  la  réforme, 
rectifiant  ou  désavouant  sans  doute  ce  que  pouvaient 
avoir  d'outré  et  de  pharisaïque  les  opinions  en  cette  ma- 
tière du  commun  de  ses  ministres ,  déclara ,  par  la  voix  du 
concile  de  Trente,  que,  s'il  est  vrai  que  les  bonnes  œuvres 
.dépourvues  de  la  foi  ou  accomplies  par  l'homme  encore 
pécheur  ne  méritent  ni  n'obtiennent  la  justification,  ce- 
pendant elles  ne  sont  pas  pour  cela  des  péchés;  qu'assu- 
rément la  justification  est  gratuite,  puisqu'elle  est  une 
grâce  de  Dieu ,  mais  que  les  bons  désirs,  le  changement 
de  vie ,  les  bonnes  actions  du  pécheur,  le  disposent  à  la 
justification  ;  que,  sans  doute,  ces  dispositions  nécessaires 
à  la  justification  ne  la  méritent  point  encore,  mais  que, 
lorsqu'en  y  ajoutant  la  foi  et  les  sacrements ,  le  chrétien 

36. 


i26  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

a  obtenu  l'état  de  grâce,  quoique  la  concupiscence  persiste 
en  lui  comme  principe  du  péché,  elle  n'est  point  le  pé- 
ché même  :  si  le  chrétien  lui  résiste,  il  cesse  d'être  pé- 
cheur; il  est  justifié,  c'est-à-dire  qu'il  est  au  nombre  des 
justes;  et  les  bonnes  œuvres  conservent,  augmentent  en 
lui  la  justice  ou  la  grâce  sanctifiante ,  et  mcrihut  la  vie 
éternelle. 

En  écartant  toute  exagération ,  en  élaguant  les  diffi- 
cultés de  détail  et  les  applications  épineuses,  nous  croyons 
avoir  exactement  exprimé  les  deux  doctrines  principales 
qui  partagent  le  christianisme  touchant  la  justification. 
Si  l'on  nous  demande  laquelle  est  celle  de  l'Écriture , 
nous  répondrons  qu'ainsi  qu'on  le  doit  bien  prévoir,  cha- 
cune des  deux  doctrines  s'appuie  sur  l'Écriture,  et  in- 
voque des  textes  en  sa  faveur.  Ils  sont  trop  nombreux 
pour  être  rapportés;  mais  s'il  faut  absolument  dire  ce 
qui  semble  résulter  d'une  comparaison  attentive  des  pas- 
sages cités  et  interprétés  par  les  deux  parties,  j'avouerai 
franchement  que  la  lettre  et  le  sens  paraissent  en  général 
plus  favorables  à  la  doctrine  protestante.  Cette  conces- 
sion au  reste  ne  saurait  blesser  un  catholique;  car  sa  foi 
doit  être  plutôt  déterminée  par  l'autorité  de  l'église  que 
par  la  signification  apparente  de  l'Écriture. 

L'apôtre  des  protestants  est  saint  Paul  :  ils  citent  en- 
viron seize  passages  de  ses  épitres ,  dont  le  texte  littéral 
leur  est  favorable.  A  cette  masse  d'autorités ,  on  n'op- 
pose de  l'autre  côté  qu'un  seul  passage  forme!,  tiré  de 
l'épitre  de  saint  Jacques.  Je  néglige  de  part  et  d'autre 
les  versets  qui  n'offrent  point  au  premier  examen  un 
sens  explicite  et  direct.  On  voit  que  la  balance  des  au- 
torités n'est  pas  égale  :  la  difficulté  de  les  concilier  n'en 


DES  CONTROVERSES.  427 

est  pas  moius  très-grave.  La  critique  philosophique  la 
résoudrait  aisément;  il  lui  eu  coûterait  peu  de  supposer 
que  saint  Paul  et  saint  Jacques  aient  différé  d'a\is  sur 
un  point  ;  elle  trouverait  tout  naturel  qu'une  même  doc- 
trine, quelque  sainte  qu'on  la  répute,  fût  interprétée  di- 
versement par  des  génies  divers,  et  elle  montrerait  au 
besoin  la  source  du  dissentiment  dans  la  position,  dans 
le  caractère  de  ces  deux  apôtres ,  dont  l'un ,  destiné  à 
prêcher  les  gentils ,  habitué  à  gouverner  la  conscience 
par  l'esprit,  à  régler  la  conduite  par  des  principes  plus 
que  par  des  préceptes,  témoigna  plus  d'une  fois,  dans  le 
spiritualisme  de  sa  conviction ,  une  sorte  de  mépris  pour 
les  formes  extérieures ,  et  put  être  conduit  par  ce  mépris 
même  jusqu'à  négliger  les  actions  en  faveur  de  la  foi  ; 
tandis  que  l'autre,  premier  évéque  de  Jérusalem,  n'en- 
seigna que  les  Juifs,  et,  s'adressant  à  un  peuple  resté 
charnel  après  sa  régénération  même,  dut  s'occuper  en- 
core plus  des  actes  que  des  croyances ,  et  conserver  de 
la  prédilection  marquée  des  Hébreux  pour  les  pratiques , 
le  respect  des  œuvres  et  le  culte  de  la  loi  écrite. 

Mais  le  chrétien  rigoureux  ne  peut  se  payer  de  cette 
explication.  Il  ne  peut  accorder  que  des  apôtres  se  com- 
battent, que  l'Écriture  se  contredise;  et  c'est  un  devoir 
autant  qu'un  besoin  pour  lui  de  concilier  saint  Paul  et 
saint  Jacques.  Or,  comme  d'un  commun  accord  les  termes 
diffèrent,  c'est  le  sens  qui  doit  concilier;  et  l'interpréta- 
tion, en  retrouvant  le  vrai  sens,  peut  seule  ramener  la 
concordance.  Il  résulte  de  là  que  les  protestants  inter- 
prètent saint  Jacques ,  et  se  tiennent  au  texte  de  saint 
Paul ,  tandis  que  les  catholiques  commentent  saint  Paul 
eu  s' attachant  au  texte  de  saint  Jacques.  C'est  sans  doute 


428  PASSE  ET  PRESENT. 

une  considération  en  faveur  des  premiers  qu'ils  n'aient 
guère  qu'un  texte  formel  à  expliquer  car  toutes  les  au- 
tres citations  ne  sont  pas  directes' ,  au  lieu  que  les  seconds 
en  ont  plus  de  quinze  à  éclaircir.  Si  la  pensée  de  saint 
Paul  et  celle  de  saint  Jacques  sont  la  même  pensée ,  il 
faut  que  saint  Paul ,  qui  sans  cesse  revient  sur  la  justifi- 
cation, ait  été  constamment  elliptique,  que  constam- 
ment il  ait  été  plus  absolu  dans  son  expression  que  dans 
son  idée;  ou  bien  il  faut  que  saint  Jacques  ait  une  seule 
fois  dans  une  épitre  unique  excédé  par  une  expression 
forcée  la  mesure  de  sa  conviction  :  il  semble  que  le  se- 
cond cas  est  le  plus  probable.  Quoi  qu'il  en  soit,  voici 
les  deux  manières  de  les  mettre  d'accord. 

Comme  dans  la  plupart  des  versets  où  saint  Paul  parle 
de  la  justification,  il  l'attribue  à  la  foi  en  Jésus-Christ, 
non  aux  œuvrrs  de  la  loi,  les  docteurs  catholiques  veu- 
lent qu'il  ne  désigne  par  ces  derniers  mots  que  les  œuvres 
prescrites  par  la  portion  de  la  loi  juive  qui  concerne  des 
rites  ou  des  formalités ,  en  un  mot  les  œuvres  cérémo- 
nielles ,  non  les  œuvres  morales  ;  interprétation  parfaite- 
ment gratuite ,  qui  ne  résulte  pas  du  sens  naturel  des 
passages,  et  qui  répugne  directement  à  la  signification 
évidente  de  quelques-uns.  Suivant  ce  système,  saint  Paul 
en  parlant  de  la  justification  n'aurait  oublié  qu'une  chose, 
c'est  de  s'expliquer  sur  la  morale.  Suivant  un  autre  sys- 
tème, plus  plausible  mais  moins  répandu,  et  qui  exclut 
le  précédent,  saint  Paul  au  contraire  n'aurait  voulu  parler 
que  des  œuvres  morales  naturelles,  c'est-à-dire  dénuées 
de  foi.  C'est  une  vérité  fondamentale,  en  effet,  que  ces 
œuvres,  que  les  vertus  philosophiques  comme  on  les 
appelle ,  n'ont  aucun  mérite,  et  ne  servent  de  rien  pour 


DES  CONTROVERSES.  429 

la  justification.  11  est  seulement  étrange  que  saint  Paul 
ait  toujours  négligé  d'avertir  qu'il  voulait  parler  ries 
œuvres  sans  la  foi,  et  que  par  l'oubli  de  cette  restric- 
tion il  ait  toujours  laissé  sa  pensée  dans  une  obscurité 
douteuse.  Cependant  cette  explication,  qui  rentre  dans 
l'esprit  général  du  christianisme  et  des  épîtres  de  saint 
Paul ,  serait  peut-être  la  meilleure ,  si  les  mots  mêmes 
du  texte  ne  se  refusaient  souvent  à  la  confirmer.  Je  dois 
ajouter  qu'elle  est  la  moins  accréditée. 

En  revanche,  comme  saint  Jacques  dit  positivement 
que  l'homme  est  justifié  />«/'  les  œuvres  et  non  pas  seule- 
ment par  la  foi,  les  protestants  sont  obligés  de  soutenir 
que  le  mot  justifié  n'est  pas  pris  ici  dans  le  sens  chrétien; 
que  saint  Jacques  ne  parle  pas  de  la  justification  propre- 
ment dite ,  savoir,  de  l'application  du  bienfait  de  la  ré- 
demption au  salut  de  l'homme,  mais  de  je  ne  sais  quelle 
justification  devant  les  honunes ,  et  qu'il  veut  dire  que 
par  ses  bonnes  œuvres  le  chrétien  prouve  au  monde  qu'il 
est  un  des  justes;  en  d'autres  termes,  que  les  bonnes 
œuvres  justifient  la  foi.  Je  laisse  apprécier  au  lecteur  la 
solidité  de  cette  distinction  '. 

Telle  qu'elle  est,  elle  peut  du  moins  conduire  à  une 
observation  qui  préviendra  toute  imputation  injurieuse  à 
l'une  ou  à  l'autre  secte  :  c'est  que ,  pour  la  pi'atique,  la 
controverse  est  de  peu  d'importance.  En  effet ,  les  catho- 
liques n'ont  garde  de  nier  que  les  bonnes  œuvres  dé- 
pourvues de  foi  conservent  une  imperfection  qui  ne  leur  ' 
laisse  aucun  droit  aux  récompenses  éternelles,  et  les 
protestants  accordent  avec  non  moins  d'empressement 

*  Bergier,  Dict.  de  Théoloyk ,  article  OEcvres;  Ahréijé  des  contro- 
cerses,  par  Charles  Drelincourt,  articleL;  Le  Serpent  d'airain^  p.  50. 


i30  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

que  les  œuvres  sont  un  accompagnement  nécessaire  de  la 
foi ,  et  qu'elle  manque  là  où  les  œuvres  manquent  pour 
l'attester.  De  là  naît  encore  une  sorte  de  conciliation 
qui  séduit  fort  les  âmes  bienveillantes ,  et  qui  les  tran- 
quillise sur  la  gravité  de  ces  débats  :  c'est  que  les  bonnes 
œuvres  sans  la  foi  ne  peuvent  être  de  véritables  bonnes 
œuvres,  et  que  la  foi  sans  les  œuvres,  étant  une  foi 
morte,  n'est  pas  la  véritable  foi  ;  en  d'autres  ternies,  que, 
la  foi  étant  nécessaire  aux  œuvres  et  les  œuvres  à  la  foi, 
il  est  vain  de  rechercher,  de  la  foi  ou  des  œuvres ,  quelle 
chose  mérite  ou  obtient  la  justification ,  puisqu'il  n'y  a 
pas  de  justification  sans  foi  ni  œuvres;  et,  moyennant 
cela,  l'esprit  se  repose  sur  cette  conclusion  si  usitée  et  si 
commode  qu'il  n'y  a  là  qu'une  dispute  de  mots. 

Au  fait,  à  le  prendre  ainsi,  les  bonnes  œuvres  se- 
raient, dans  les  deux  systèmes,  nécessaires  au  salut,  di- 
rectement selon  les  catholiques,  puisqu'elles  sont  avec 
la  foi  une  des  conditions  de  la  justification  ;  indirecte- 
ment selon  les  protestants,  puisqu'elles  sont  une  des 
conditions  de  la  foi ,  condition  unique  du  salut  :  ^  oilà  en 
effet  pour  la  morale  toute  la  différence. 

Mais ,  pour  le  dogme ,  cette  différence  est  loin  d'être 
purement  verbale  :  elle  donne  naissance  à  des  consé- 
quences as^ez  diverses.  Ainsi,  par  exemple,  la  doctrine 
catholique,  qui  semble  dans  cette  occasion  accorder 
moins  à  la  foi  que  la  doctrine  opposée,  exige  cependant 
du  fidèle,  pour  obtenir  le  salut,  une  foi  plus  étendue, 
plus  compliquée,  plus  difficile  enfin  que  celle  du  calvi- 
niste le  plus  strict.  En  effet,  par  la  foi  que  l'église  ro- 
maine impose,  il  faut  entendre  non-seulement  la  foi  au 
mérite  de  la  rédemption ,  mais  encore  la  foi  à  tout  le 


DES  CONTROVERSES.  431 

reste  de  la  religion ,  en  un  mot  la  foi  à  tous  les  articles 
de  foi.  Les  protestants,  au  contraire,  par  suite  de  cette 
supériorité  qu'ils  reconnaissent  à  la  foi  sur  les  œuvres, 
admettent,  en  général,  que  la  condition  de  la  justifica- 
tion est  uniquement  de  croire  d'une  foi  spéciale  au  salut 
par  la  rédemption  :  c'est ,  à  proprement  parler,  la  foi  à 
la  justification  par  la  foi ,  ce  qu'ils  appellent ,  d'après 
saint  Paul,   la  foi  an  sang  de  Jesus-Christ,   ou,  pour 
abréger,  lajoi  en  Jésus-Christ.  De  telle  sorte  qu'à  la  ri- 
gueur on  pourrait  rejeter  tous  les  dogmes  de  la  religion, 
hors  celui-là;  professer  une  opinion  arbitraire  sur  la  tri- 
nité,  sur  l'eucharistie,  sur  l'église,  et  conserver  encore 
la  foi  qui  sauve  ;  et  c'est  par  là  qu'il  reste  pour  le  protes- 
tant  orthodoxe  une  large   carrière   ouverte  à  l'esprit 
d'examen  et  à  la  hberté  de  penser.  De  telle  sorte  encore 
(  et  je  ne  sache  pas  que  cette  conséquence  ait  été  jamais 
relevée)  que,  si  la  seule  foi  qui  sauve  est  la  foi  à  la  jus- 
tification par  la  foi.,  ceux  qui  croient  autre  chose  ne  sont 
pas  sauvés,  et  il  faut  leur  appliquer  à  la  lettre  le  mot 
de  saint  Paul,  qu'ils  sont  pour  cette  raison  àcchus  de  la 
grâce  de  Jésus-Christ.  D'où  il  suivrait  que  la  communion 
catholique ,  qui  n'a  pas  ladite  foi ,  qui  en  a  une  autre , 
perdrait  ses  droits  au  salut,  c'est-à-dire  que,  si  les  pro- 
testants se  piquent  de  conséquence ,  ils  peuvent  rendre  à 
leurs  adversaires  damnation  pour  damnation,  et  que, 
s'ils  ne  vouent  pas  les  catholiques  à  la  réprobation  éter- 
nelle ,  c'est  une  concession  qui  doit  inspirer  à  ceux-ci 
plus  de  reconnaissance  que  de  sécurité. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  on  voit  de  reste  que  la  doctrine 
protestante  sur  la  justification  a  quelque  chose  d'exclusif 
et  d'outré  qui  choque  la  raison  commune ,  et  même  un 


432  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

instinct  de  justice  qu'il  serait  difficile  de  faire  passer 
pour  une  illusion.  Cet  article  de  leur  croyance  doit ,  eu 
conséquence,  avoir  été  un  des  premiers  qui,  dans  l'at- 
tiédissement  général  de  la  foi ,  aient  ressenti  les  effets  de 
l'esprit  de  doute  et  d'indifférence.  Il  a  cessé  d'être  suivi 
à  la  lettre,  il  n'a  plus  été  professé  que  des  lèvres;  dans 
quelques  églises  il  n'a  plus  même  été  professé  du  tout  : 
il  est  resté  enseveli  et  oublié  dans  les  confessions  de  foi; 
et ,  parmi  les  protestants  dont  l'éducation  religieuse  s'est 
faite  il  y  a  ti-ente  ou  quarante  ans,  un  bon  nombre  n'en 
a  jamais  entendu  parler.  INIais  les  raisons  qui  ont  affaibli 
l'empire  de  cette  croyance  doivent  la  relever  aujourd'hui. 
Lorsque  l'esprit  dogmatique  s'est  réveillé,  c'est  une  de 
celles  qu'il  s'est  hâté  de  tirer  de  l'oubli  :  elle  est  en  effet 
une  des  premières  en  date  dans  l'histoire  de  la  réforme. 
Elle  est  peut-être  la  clef  de  la  voûte  de  tout  l'édifice 
évangélique;  du  moins  elle  tient  à  la  théorie  la  plus  con- 
séquente et  la  plus  absolue  du  grand  mystère  de  la  ré- 
demption ,  sans  lequel  il  n'y  a  pas  de  christianisme. 
Aussi  l'expression  de  cette  croyance  revient -elle  sans 
cesse  dans  la  bouche  des  sectateurs  de  la  nouvelle  ré- 
forme :  dans  leurs  écrits ,  dans  leurs  sermons ,  dans  leurs 
entretiens ,  ils  ont  fait  honte  aux  fidèles  de  l'avoir  ou- 
bliée, aux  pasteurs  de  l'avoir  énervée;  ils  l'ont  prise 
pour  le  signe  caractéristique  de  leur  communion,  et 
c'est  par  la  que  fraternisent  des  sectes  nouvelles  divisées 
sur  d'autres  points.  Ce  retour  a  manifesté  un  fait  assez 
singulier,  c'est  que  les  indifférents,  les  croyants  tièdes 
ou  raisonneurs,  s'étaient  laissés  aller,  sur  le  plus  impor- 
tant des  dogmes,  à  une  ci'oyance  plus  rapprochée  de  la 
croyance  catholique,  en  ce  point  moins  outrée  et  plus 


DES  CUNTKUVEKSES.  433 

naturelle  que  la  foi  de  la  réforme.  Cela  est  si  vrai  qu'à 
Genève  il  n'est  pas  rare  de  rencontrer  des  protestants 
modérés  et  paisibles  qui,  lorsqu'on  leur  représente  la 
justification  par  la  foi  seule  comme  la  doctrine  protes- 
tante, répondent  froidement  que  ce  sont  les  calvinistes 
qui  croient  cela.  Ainsi,  dans  la  ville  de  Calvin,  le  nom 
de  calviniste  serait  devenu  un  nom  de  secte.  Ceux  que  le 
peuple  y  appelle  dérisoirement  les  momiers  ne  témoignent 
pas  en  effet  d'autre  prétention  que  celle  de  ramener  la 
foi  protestante  à  son  institution  primitive'. 

A  Genève,  cependant,  le  dissentiment  n'a  pas  eu  de 
suites  éclatantes.  Il  y  a  bien  eu  quelque  controverse, 
mais  plutôt,  je  crois,  sur  la  liberté  de  prédication  que 
sur  le  dogme  même.  Ce  qui  martfue  le  dissentiment, 
c'est  surtout  la  vivacité  et  la  persévérance  des  nouveaux 
prédicateurs  à  insister  spécialement  sur  les  dogmes  diffi- 
ciles et  contestés ,  comme  celui  de  la  justification ,  oppo- 
sées au  prudent  silence  des  autres  pasteurs  sur  ces  ques- 
tions, au  soin  attentif  qu'ils  prennent  de  les  éviter,  enfin 
à  la  réserve,  à  la  froideur  avec  lesquelles  ils  les  abar- 
dent,  lorsque  les  exemples  ou  les  sommations  de  leurs 
rivaux  leur  en  imposent  la  nécessité.  Les  uns,  âgés  ou 
timides,  veulent  le  repos  avant  tout,  et  ne  s'inquiéte- 
raient pas  de  l'obtenir  de  l'indifférence,  d'après  la  maxime 
peu  philosophique  et  peu  chrétienne  de  Voltaire ,  que  la 
paix  est  (Clin  prix  attssi  grand  que  la  vérité  ;  les  autres, 
forcés  de  reconnaître  la  tradition  de  la  réforme  dans  les 
prétendues  nouveautés  des  méthodistes,  espèrent  les 
désarmer  par  un  redoublement  de  zèle,  rendent  leurs 

^  Thomas  Clialmers ,  The  Christian  and  civir  eronomy  of  large 
toirns ,  t.   1  ,  ch.  V. 

I.  37 


434  PASSÉ  ET  PRÉSENT. 

études  et  leurs  prédications  plus  dogmatiques,  parlent 
de  Jésus-Christ  enfin  plus  que  "ne  le  faisaient  leurs  pré- 
décesseurs, et  comptent  obtenir  à  ce  prix  la  tranquillité 
et  l'union.  Dans  le  parti  opposé,  quelques-uns  ont  rompu 
avec  le  corps  des  pasteurs ,  et  ont  élevé  autel  contre  au- 
tel ;  d'autres,  sans  se  séparer  de  l'église  établie,  ont  borné 
leur  ambition  à  la  ranimer,  à  l'exciter  du  moins  par 
l'exemple  et  la  parole ,  et  ne  se  signalent  que  par  une  foi 
plus  sévère  et  plus  fervente. 

Revenons  au  fond  de  la  question  :  nous  ne  la  quitte- 
rons pas  sans  la  traduire  en  termes  généraux ,  afin  de 
prouver  ce  que  nous  avons  dit,  en  commençant,  de  l'im- 
portance philosophique  et  de  la  valeur  cachée  des  ques- 
tions théologiques. 

Il  est  évident  que  toute  la  doctrine  protestante  du  sa- 
lut est  fondée  sur  le  fait  de  l'imperfection  morale  de  l'hu- 
manité. Cette  imperfection,  qui  semble  à  d'autres  une 
limitation  ou  une  perturbation,  apparaît  au  calviniste 
comme  une  corruption  essentielle  ou  devenue  essentielle, 
qui  ôte  aux  hommes  toute  possibilité  de  mérite  devant 
la  justice  éternelle,  tout  moyen  d'être  agréable  à  Dieu, 
toute  chance  de  pardon  ou  d'atténuation  de  peine ,  en  un 
mot  tout  espoir  de  salut  (car  ces  expressions  bien  enten- 
dues diffèrent  peu) ,  à  moins  qu'un  remède  miraculeux, 
qu'une  expiation  gratuite,  indépendante  de  tout  mérite 
humain,  n'intervienne  de  la  part  de  Dieu  même  :  c'est 
en  effet,  selon  les  protestants,  toute  la  théorie  de  la  ré- 
demption. 

Reconnaissons,  au  reste,  qu'il  n'est  pas  facile  de  l'ex- 
pliquer autrement  :  car  les  catholiques,  qui  ont  eu  plus 
d'éjiard  aux  idées  communes  de  mérite  moral ,  obligés 


DES  CONTROVERSES.  435 

cependant  de  soutenir  la  gratuité  de  la  rédemption  cé- 
leste ,  ont  admis  qu'une  certaine  grâce  divine ,  don  pu- 
rement gratuit,  était  nécessaire  pour  qu'une  bonne  action 
naturelle  eût  une  réelle  bonté,  et  que  cette  grâce  était 
donnée  à  tous  ;  puis,  tout  en  reconnaissant  que  les  bonnes 
œuvres  naturelles  ne  sont  point  mauvaises ,  que  les 
bonnes  œuvres  accomplies  en  état  de  grâce  sont  bonnes 
au  point  d'avoir  un  certain  mérite,  ils  se  gardent  de  pré- 
tendre que  soit  la  rédemption ,  soit  la  justification ,  soit 
le  salut,  puissent  être  regardés  comme  des  choses  dues  : 
Dieu ,  disent-ils ,  en  récompensant  la  foi  et  les  vertus , 
couronne  ses  propres  dons,  et  sa  justice  n'est  au  fond 
que  sa  bonté. 

L'une  et  l'autre  doctrines  admettent  donc ,  avec  des 
nuances  différentes,  que  la  nature  humaine,  livrée  à 
elle-même,  n'a  aucun  mérite;  et  comme  cependant  elle 
leur  parait  digne  de  châtiment,  c'est  admettre  qu'elle 
est  radicalement  mauvaise ,  ou  tout  au  moins  que  le  mal 
y  étouffe  le  bien.  D'où  il  suivrait  que,  hors  du  règne  du 
Christ ,  hors  de  la  rédemption ,  et  sans  ce  coup  d'état  de 
la  clémence  divine,  le  mal  domine  dans  l'ordre  moral  de» 
la  création.  On  prévoit  la  portée  d'une  telle  doctrine  : 
on  devine,  par  exemple,  quelles  en  seraient  les  consé- 
quences si  l'on  avait  le  courage  de  l'appliquer  au  gou- 
vernement civil  de  l'humanité.  Quant  au  fond  de  la 
doctrine,  je  n'ai  rien  à  en  dire  ici.  Seulement,  si  l'on 
entendait,  eu  la  soutenant,  que  ce  monde  est  l'empire 
du  mal ,  je  dirais  que  son  existence  et  sa  durée  élèvent 
seules  contre  cette  idée  une  insurmontable  objection  ;  et , 
si  l'on  prétendait  convertir  la  fragilité  du  cœur  de  l'homme 
en  une  perversité  essentielle  ou  dominante  qui  détruisît 


i36 


PASSÉ  ET  PRÉSIïN  r 


la  bouté  des  actions  honnêtes  et  le  mérite  des  vertus ,  je 
dirais  que  la  conscience  du  genre  humain  se  soulève 
contre  cette  idée. 

C'est  une  chose  étrange  que  ce  penchant  de  certaines 
écoles  à  donner  aux  dogmes  un  sens  hyperbolique  et 
absolu  qui  les  transforme  en  idées  contraires  à  tous  les 
sentiments  pratiques,  à  toutes  les  opinions  communes,  à 
l'esprit  de  toutes  les  règles  sociales.  Il  n'est  personne, 
parmi  ceux  qui  admettent  la  théorie  calviniste  ou  jansé- 
niste de  la  justification,  qui,  dans  la  conduite  de  la  vie, 
ne  fasse  une  différence  immense  entre  le  bien  et  le  mal, 
en  dehors  même  de  toute  croyance  chrétienne,  qui  n'é- 
prouve et  ne  professe  l'estime  et  le  respect  pour  les  hon- 
nêtes gens  de  tous  les  temps,  de  tous  les  pays,  de  toutes 
les  sectes  ;  et  cependant  ils  mettent ,  dans  la  théorie ,  au 
premier  rang  des  vérités  saintes  une  croyance  qui  place- 
rait sur  la  même  ligne  devant  Dieu  le  vice  et  la  vertu,  et 
qui  réduirait  au  néant  toutes  les  distinctions  morales 
sur  lesquelles  reposent  en  ce  monde  l'honneur,  la  justice 
et  la  loi. 


TABLE 

DU  PREMIER  VOLUME. 


Préface I 

De  la  Jeunesse 47 

Sur  la  Situation  du  Gouvernement 65 

De  la  Bonne  Foi  dans  les  opinions 81 

La  Révolution  française 92 

Werther,  René  ,  Jacopo  Ortis 117 

Révolution  du  théâtre 127 

Du  Choix  d'une  opinion 157 

De  la  Politique  extérieure  qui  convient  à  la  France 1 68 

De  l'Industrie  et  de  la  Liberté 190 

La  nouvelle  Année,  ou  1824 204 

Du  Théâtre  de  Shakspeare  dans  ses  rapports  avec  la  société  an- 
glaise  211 

De  l'état  de  la  Poésie  française 219 

Du  Cromwell  de  M.  Victor  Hugo 249 

De  l'Histoire  de  la  Poésie  française 281 

De  la  Poésie  anglaise  et  de  la  Poésie  allemande 320 

Des  Mœurs  du  temps 331 

M.  de  La  Mennais  vers  la,tiff^tî|'i^estauration 365 

Des  Controverses  au  sein  rlu  pn>tèst«i>.tisme 402