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PASSÉ ET PRÉSENT.
PAHIS. IMPRIME PAU PLON FKEUES,
Itli: OF. VAl'CIRAIit), 36.
PASSÉ
ET PRÉSENT
MELANGES
CHARLES DE REMUSAT.
Velerîs veslîgiu flamnifo.
VlRClLl.
TOME PREMIER
PARIS
LIBRAIRIE DE LADRANGE
Qiiai des Augustins , 19
1847
ATHENAEUM
CANCELLEft,
LJBRARY.
PC^ n^] R39
PRÉFACE.
Les fragments qui composent ce recueil sont presque
tous d'ancienne date; quelques-uns pourraient bien
avoir été écrits il y a trente ans , et ils doivent se res-
sentir de l'inexpérience d'un auteur qui n'était pas des-
tiné à jamais devenir fort habile ; d'autres plus récents
se rapportent cependant à des circonstances qui ne sont
plus, à des questions qui ont perdu de leur nouveauté.
Le prophète dit au Seigneur : « Ne vous souvenez pas
des fautes et des ignorances de ma jeunesse! » D'où
vient que je ne suis pas cet exemple et que je semble
adresser au public , notre seigneur, la supplication con-
traire? J'avais obtenu l'oubli , que gagnerai-je à me faire
oublier une seconde fois?
Je pourrais m' appuyer de plus d'une autorité. Pres-
que tous les gens de lettres ont publié des mélanges , et
je n'ose m'en remettre à l'avenir du soin de recueillir les
miens. Mais, j'aime mieux l'avouer, ce qui m'attache à
ces essais choisis parmi beaucoup d'autres , c'est le passé
dont ils sont, je ne veux pas dire un monument, mais
un témoignage. Mon erreur est grande peut-être, il m'a
semblé qu'on y retrouverait, sans trop d'ennui*, les
I. 1
2 PRÉFACE.
idées et les sentiments d'une époque qui commence à de-
venir historique. L'auteur appartient à une génération
qui s'est cru le di-oit et presque la mission de résumer
toutes les recherches et tous les progrès de la raison
humaine sur les questions qui l'intéressent le plus,
d'arrêter et d'établir sous leur forme dernière ce qu'on
peut appeler les opinions du siècle. Quoi qu'on pense
de cette prétention, ou conviendra du moins que cette
vénération, qui va bientôt quitter peu à peu la scène, a
très -activement manifesté l'esprit qui l'animait. Or,
quand on veut bien connaîti'e l'esprit d'un temps, il ne
faut pas le chercher de préférence dans les hommes su-
périem's; en eux domine l'originalité, ils ne sont qu'eux-
mêmes. On ne doit pas non plus descendre trop au-des-
sous d'eux, ni observer seulement la foule irréfléchie
qui passe son chemin sans le regarder, et ne s'avoue ni
ce qu'elle fait ni ce qu'elle sent. Mais, s'il se rencon-
tre , à une époque instructive , un jeune homme attentif
à tout ce qui se passe , h tout ce qui se pense , à tout ce
qui s'écrit, curieux, animé, flexible, et cependant ainsi
fait qu'il lui faut des croyances pour agir et des raisons
pour croire : si , se précipitant avec ardeur dans le mou-
vement général de la société où le sort l'a placé , il a
employé son intelligence à décrire, à mesurer, à propa-
ger ce mouvement sans aspirer à le conduire , sans pré-
tendre envers aucune cause à un autre rôle que celui
d'un serviteur fidèle, on pourra, ce semble, l'écouter
avec un peu de confiance en sa qualité de témoin , don-
ner à ses écrits la valeur d'une déposition , et prendre
sa pensée comme une image assez ressemblante de la
pensée de ses contemporains. Ainsi, je voudrais me per-
PRÉFACE. 3
suader que les fragments que je publie peuvent servir à
faire connaître la France de ma jeunesse.
Les hommes ont toujours dans leur souvenir paré
leurs jeunes années; à mesure qu'on approche du déclin
de l'âge, la mémoire devient flatteuse, on dirait qu'elle
hérite de l'imagination dont elle seule garde les vives
couleurs. Ce ne sont pas seulement les événements de
notre vie individuelle qui, vus à distance, s'embellis-
sent ou s'exagèrent ; il en arrive autant quelquefois aux
faits d'un intérêt plus général, et il est rare que nous ne
regrettions pas la société telle qu'elle s'est montrée à nos
premiers regards. On lui prête volontiers tantôt plus
d'agrément, tantôt plus de grandeur qu'elle n'en eut
peut-être ; il semble que la patrie ait dégénéré unique-
ment parce qu'on a vieilli. Il faut donc se défier un peu
de quiconque nous entretient du passé, car les souvenirs
aussi peuvent être des illusions. C'est ce que je me ré-
pète toutes les fois (fue je compare les temps divers que
j'ai traversés. Ce n'est pas seulement le spectacle qui
change, c'est le spectateur, et Galilée marche pendant
que la terre tourne.
Avec quelle rapidité le passé rentre dans la nuit! A
peine de ce côté de l'horizon historique qui fut le levant
pour nous voit -on briller encore sur un fond obscur
quelques points lumineux, quelques vagues lueurs;
l'ombre gagne ou plutôt tout recule dans un lointain
où rien n'apparaît distinctement aux yeux de ceux qui
.sont venus après nous. ?se pourrait-on pas lever le voile
qui leur dérobe ou leur assombrit tout ce que nous
voyons si clairement dans notre mémoire? Ne pourrait-
on pas , un moment encore , remettre le passé en pleine
4 PREFACE.
lumière, ou du moins ramener la pensée de tous au point
d'où nous sommes partis, pour qu elle refit avec nous la
route que nous avons parcourue ? Essayons de revenir à
nos premiers pas et de retracer le spectacle qui nous a
frappés dès que nous avons commencé à ouvrir les yeux
de l'esprit.
C'était dans ces jours remplis à la fois de douleur et
d'espérance où la France, succombant sans honte dans
une lutte inégale, vit s'ouvrir pour elle un champ nou-
veau, heureuse, consolée du moins si elle transportait
à ses idées la puissance perdue par ses armes. Il me sem-
ble que la chute de l'Empire clôt la seconde période de
cette longue série d'événements désignée sous le nom de
Révolution française , et que la Restauration commence
une période mémorable encore et qui paraît à peine
ilnie; car après 1830 , du moins dans les premières an-
nées, il ne s'est guère développé que les semences je-
tées en terre durant la Restauration. L'ère de juillet
qous trouva tels que nous avaient faits quinze ans d'un
utile apprentissage. Mais , pour juger les effets , il faut
connaître les causes; il faut remonter à ce solennel mo-
ment où la France en deuil reçut comme par force la
paix et même la liberté, deux grands biens achetés trop
cher pour être d'abord estimés à leur prix. Il me semble
que je vois encore l'aspect du monde tel qu'alors et pour
la première fois il m'apparut. Je pourrais raconter une
à une les sensations qui m'assaillirent , les idées qui s'é-
veillèrent en moi ; je retrouverais , empreints dans ma
mémoire, comme des pas sur la poudre d'un chemin, les
vestiges de ma pensée. Et ce que je pensai , des milliers
d'hommes le pensèrent comme moi. .le me tairais sur
PREFACE. o
mes souvenirs, s'ils n'étaient ceux d'une génération tout
entière. Vous tous qui n'avez guère plus que l'âge du
siècle, dites, ne vous rappelez-vous pas bien vivement
tout ce que vous avez senti , alors que , soumis à la plus
rude épreuve , livrés en proie a des émotions bien di-
verses, combattus entre l'humiliation et l'orgueil, vous
entendîtes, au bruit des clairons de l'ennemi, retentir
quelques premiers mots de liberté? [Ne vous sembla t-il
pas que la France relevait un peu son front courbé par
la fortune , en concevant quelque chose de meilleur en-
coi-e que la gloire ?
La situation des esprits à la fin de l'Empire est ou-
bliée. Je ne sais si elle sera jamais fidèlement dépeinte.
Jl arrive à la mémoire de l'Empereur une réaction qui
lui était due, réaction de justice ou plutôt retour d'ad-
miration qui permettrait difficilement à la vérité de se
faire jour. Il le fallait ainsi ; pendant d'assez longues
années, on a failli envers cette grande mémoire. >on-
seulement la î"rance l'a laissé insulter, mais elle s'est
exagéré le mal mêlé au bien dans le régime impérial,
peut-être pour diminuer dans ce mal sa part de respon-
sabilité propre ; elle a mis une partie de ses torts sur le
compte de son chef. Mais aujourd'hui, comme pour
faire réparation à une gloire un instant méconnue , on
lui prête un éclat plus vif et plus pur que l'éclat de la
réalité. C'est le sort des grands hommes , de ceux surtout
qui ont un génie original et des conceptions gigantes-
ques ; ils s'emparent de l'esprit des peuples par l'imagi-
nation. Or, une fois que l'on a pris place dans l'imagination
des hommes , c'en est fait ; la gloire peut défier le temps.
La succession des années , les ri^ alités que réserve l'a-
1.
6 PREFACE.
venir, la critique des historiens ne lui font subir au-
cune vicissitude. Il serait aussi peu utile que peu digne
de contester une renommée ainsi établie. Il faut la pren-
dre telle qu'elle est et que l'acceptera la postérité. Il y a
deux classes d'hommes supérieurs : les uns destinés à un
nom seulement historique, les autres à un nom poéti-
que. Ceux-ci, quoi qu'en puisse penser le philosophe,
sont hors de toute atteinte , et pour ainsi dire au-dessus
du jugement humain. Pour eux se reproduit au milieu
de nos sociétés mécréantes cette transformation des hé-
ros des temps primitifs; ils passent à ce qu'on pourrait
appeler l'état fabuleux. On croit en eux, on ne les juge
plus. Je doute que pour bien peu d'hommes cette apo-
théose par la poésie ait commencé aussi vite que pour
l'empereur ?sapoléon.
Mais nous conservons le droit de juger la société
française et ce qu'elle devint avec lui. Les dernières an-
nées de sod règne avaient produit une disposition géné-
rale qui ne doit pas faire envie. Le temps de ces rapides
et heureuses créations, bases de l'ordre administratif
sous lequel nous vivons , était passé. Celles qui souvent
encore attestaient la fécondité de cet infatigable esprit
offraient quelque chose d'excessif, cpielque chose d'ul-
tra-monarchique, qui, s'il n'offensait le pays, l'étonnait
sans le satisfaire, et le trouvait même incrédule et mo-
queur. La politique du dehors autorisait une double
crainte, celle de l'excès de la victoire conduisant à l'abus
de la grandeur, celle de l'inconstance inévitable d'une
fortune épuisée jusque dans ses dernières complaisan-
ces. L'inciuiétude de l'avenir s'alliait à une ignorance
absolue de ce qui pouvait en conjurer les périls. La
PRÉFACE. 7
France attristée ne se détournait pas cependant du gou-
vernement pour chercher son salut en dehors de lui;
elle en était venue à manquer de l'illusion des souhaits.
Son fïouvernementralarmait et ne l'irritait pas. Elle n'en
désirait pas la chute , elle n'en espérait pas la réforme ,
elle le regardait comme nécessaire et dangereux, et se
sentait dans une égale impuissance de lui faire du mal
ou du hien , de l'éclairer, de le contenir ou de le renver-
ser ; elle n'avait pas de but. >i dans les souvenirs de
l'ancien régime , ni dans ceux de la Révolution , elle ne
trouvait à se former même un mode imaginaire de gou-
vernement qu'elle pût opposer ou préférer à la réalité.
Dès longtemps revenue des théories, elle conservait
une aversion vague pour tous les systèmes pris hors des
faits, et, quoique froide et peu dévouée, elle se défiait
de toutes les oppositions; elle ne croyait plus aux idées,
mais aux événements.
Cette disposition des esprits en politique répondait à
une disposition analogue sur toutes les choses de l'ordre
moral. La philosophie, la littérature, les arts, pour
tout dire en un mot , les opinions étaient resserrées dans
d'étroites limites : on mettait la sagesse dans la con-
trainte. Peu de mouvement, point de nouveauté , beau-
coup de prudence. On se défiait du raisonnement dans
les choses de raisonnement, de l'imagination dans les
choses d'imagination. Quelqu'un disait vers ce temps-là
à M. Sieyès : Que pensez-vous ? — Je ne pense pas ,
répondait le vieux métaphysicien dégoûté et intimidé ,
et il disait le mot de tout le monde. L'esprit humain a
rarement été moins qu'alors fier de lui-même : c'est un
temps où il fallait être soldat ou géomètre.
8 PREFACE.
Cependant l'université existait, et, quoiqu'elle eût sa
part de ce découragement intellectuel , il suffisait qu'elle
fût par état vouée aux intérêts de l'intelligence pour
qu'elle la préparât sans le savoir, sans le vouloir, à des
destinées toutes différentes. Sur toutes les questions il
fallait bien nous départir, avec l'instruction littéraire de
tous les temps, les idées du nôtre. On nous les donnait
avec réserve, avec froideur, mais on nous les donnait.
D'ailleurs on a beau faire , la littérature de tous les siè-
cles prise dans son ensemble est libérale; elle habitue
l'esprit à se compter pour beaucoup. C'est assez pour
qu'il subsiste un levier qui soulève le monde. Mais, si
l'on donnait ainsi à nos facultés des besoins et des habi-
tudes qui pouvaient un jour nous porter à faire d'elles-
mêmes un emploi neuf et hardi , on ne songeait pas plus
à les exciter qu'à les contenir par des croyances fortes,
par des principes décidés. On nous préparait à l'action,
à une action quelconque ; mais on ne déterminait pas le
sens où il faudrait agir. Pour qui n'ambitionnait pas les
honneurs de l'Ecole polytechnique, bien comprendre
Virgile et Cicéron , entendre un peu Homère et savoir la
philosophie de Condillac, tel était le fond de l'éducation.
Mais aussi, pour tous les élèves des lycées de l'Empire,
la France du passé n'avait pas existé.
Nous ne savions même pas la Révolution, c'est la
Restauration qui nous l'apprit. Avec une rapidité singu-
lière la première vue de la Restauration lit comprendre,
même à ceux qui l'accueillaient sans vive inimitié,
pourquoi l'ancien régime avait dû périr, pourquoi la Ré-
volution s'était faite. La France se reconnut elle-même,
et pour ce qu'elle était, pour une nation lenouvelée; les
PRÉFACE. 9
jeunes générations comprirent le secret de leur temps ;
elles sentirent à quelle fin elles étaient au monde , elles
ne voulurent pour ancêtres que les hommes de 89.
L'Empire n'avait été qu'une halte hrillante, nécessaire
peut-être pour que la Révolution rajeunît son armée.
A'oilà plus de trente ans que s'établit dans nos esprits
cette idée qui ne devait plus nous quitter.
Cette idée de la Révolution à continuer était d'abord
purement politique. Suscitée par les événements, elle
répondait à des passions nationales , et pouvait devenir
le principe d'une opposition active et puissante. jNIais
par ses conséquences elle devait dépasser la sphère de la
politique, et peu à peu engendrer de fécondes contro-
^ erses sur tous les objets. En effet, la Révolution, après
avoir été originairement le produit d'une certaine manière
de penser sur les choses générales , a plus tard enfanté
de nouvelles doctrines, de nouvelles théories, un nou-
veau mouvement de l'esprit humain. Nous tous qui
avons pris part aux débats philosophiques des quinze
années de la Restauration , ce sont nos opinions , ou , si
l'on veut, nos passions patriotiques, qui nous ont fait
tout ce que nous avons été. Elles ont contenu l'inspira-
tion première qui nous a poussés ensuite dans toutes les
A oies où le talent a conduit la raison.
La politique de la Révolution, même corrigée par l'ex-
périence, trouvait d'abord dans la Restauration un ob-
stacle et une censure redoutable. Pour en triompher,
pour ravir à la cause victorieuse ses plus forts arguments
et ses plus spécieux prétextes , il fallait que cette poli-
tique s'épurât et s'assouplît, qu'en effaçant la rouille des
préjugés révolutionnaires, elle achevât de se réconcilier
10 PRÉFACE.
avec l'humanité , la justice, la sagesse. On rétorquait
conti'e elle le mal fait en son nom. Elle avait à prouver
que le mal n'était pas nécessaire , qu'elle était capable
de modération et compatible avec l'ordre. C'était un
premier mérite pratique qu'elle devait acquérir ou re-
vendiquer, et tout le monde sait par quel long travail
la politique libérale s'est peu à peu convertie en une
politique de gouvernement.
Ce n'est pas tout. La Restauration n'était pas un fait
seulement , mais une doctrine ; des publicistes ingénieux
ou véhéments lui a^ aient après coup retrouvé des titres
dans leurs officieuses théories , soutenues avec subtilité ,
avec force, même avec éloquence. M. de Maistre mettait
au service de cette cause la verve d'un esprit brillant et
paradoxal , fertile en aperçus originaux , en traits impré-
vus, possédant l'art des embûches et le talent des surpri-
ses , habile à donner une apparence d'élévation à d'assez
vulgaires principes, et cachant sous l'éclat des détails et
la hardiesse des sentences , une petite philosophie de
salon , qui , je crois , n'a pas eu raison une seule fois
dans l'espace de ces cinquante années. M. de Bonald,
plus grave , plus contenu , critique et moraliste péné-
trant quand la passion ou la logique ne l'entraîne pas,
raisonneur froid et méthodique , qui embarrasse l'esprit
sans le convaincre, et argumente avec sévérité sur des
principes gratuits et des faits inexacts, passait pour avoir
découvert , dans l'intimité de ses méditations , les bases
profondes de la plus superficielle des doctrines , l'abso-
lutisme spéculatif. Enfin, un élève, un émule, un ad-
versaire de Rousseau , un écrivain du premier ordre, qui
sait concilier avec un art suprême la dialectique et la
PREFACE. H
passion , esprit excessif et misanthropique , qui a sondé
avec complaisance les plaies les plus tristes de l'homme
moral, prétait aux traditions, aux préjugés même, l'au-
torité d'une argumentation pathétique , et donnait à l'É-
glise, contre la philosophie, l'arme d'une hautaine offen-
sive. Il fallait donc suivre sur ce terrain ces nouveaux
adversaires , démêler leurs sophismes , mettre à nu leurs
côtés faibles, leur arracher leurs meilleures raisons, op-
poser enfin à ces doctrines de circonstance , qui , ayant
fait défaut à la vieille monai'chie en péril , venaient un
peu tard la réhabiliter en théorie , une philosophie poli-
tique plus vraie sans être moins élevée, et tout à la fois
plus pratique et plus profonde.
Comme ce fut une tactique des partis que de lier, au
moins en apparence , les intérêts de la religion à ceux du
pouvoir absolu , que de rendre à dessein le christianisme
contre-révolutionnaire, il fallut bien que la philosophie
politique devînt une philosophie religieuse. Et ainsi, de
proche en proche , le débat s'étendit au domaine entier
de la philosophie même. Une nouvelle métaphysique dut
s'élever, appropriée aux besoins du temps. Kxcité, comme
à l'ordinaire, par une nécessite ou par une émotion, l'es-
prit humain remonta ainsi par degrés dans cette sphère
haute et pure ou l'émotion devrait disparaître et les né-
cessités d'un jour faire place à la puissance éternelle de
la vérité.
Mais , en dehors de cet ordre d'idées où se plaisent
certaines intelligences qui ont , pour ainsi parler, la spé-
cialité de l'universel, l'esprit moderne avait dû se replier
sur des questions non moins importantes, non moins dif-
ficiles, qu'il avait à résoudre sur nouveaux frais. La con-
12 PREFACE.
tre-révolution faisait au temps son procès, elle accusait
ses mœurs , et avec elles ses lois. Elle entreprenait de
prouver à la société nouvelle que la société nouvelle avait
tort d'exister, et devait s'annuler par scrupule de con-
science en confessant que c'était par fraude ou du moins
par mégarde qu'elle était venue au monde. Sur ce point
s'élevait nécessairement un débat historique. Les mœurs
d'une nation viennent de son passé ; les institutions ci-
viles naissent presque d'elles-mêmes, comme les veut
l'état effectif de la société. Obligé à retrouver la raison
d'être de la société moderne, on de^ait donc rechercher
de nouveau les origines de ses mœurs et de ses lois , et
rapprendre le passé aux champions du passé. Ainsi, pour
expliquer ou justifier le présent, on rouvrait tout le
champ de l'histoire. Le genre humain est un, et l'his-
toire des révolutions est celle de l'humanité. C'est un des
résultats les plus certains des travaux contemporains que
le renouvellement total de la science historique. .
Je ne sais point de pensée qui ait fait plus grande for-
tune que celle-ci : « La littérature est l'expression de la
société. » Il était donc impossible de reprendre l'histoire
de la société, celle de ses mœurs, de ses lois, de ses
idées, sans toucher à l'histoire des lettres. L'histoire des
lettres est inséparable de la critique littéraire, qui, sans
elle, est abstraite et hypothétique, comme sans la criti-
que l'histoire des lettres est une nomenclature bibliogra-
phique, le catalogue d'un musée. D'ailleurs, la politique,
la religion, la philosophie, l'histoire, quand elles sont
écrites, sont déjà de la littérature. Les auteurs, que des
vocations di\ erses entraînaient vers ces différents sujets,
ne pouvaient manquer, à la longue, d engager dans la
PREFACE. 13
querelle l'art même qu'ils pratiquaient. La comparaison
des sociétés ou des époques entre elles ne pouvait être
complète sans celle des littératures. Institutions, lois,
cultes, si tout est monument de l'esprit humain, comment
ne pas étudier et décrire ce monument plus durable qu'il
s'élève à lui-même ? Les livres sont la pierre du témoi-
gnage qu'il laisse , en passant , toute couverte de carac-
tères ineffaçables ; le génie de quelques hommes y dépose
pour tous et s'adresse à tous. Mais la critique seule n'é-
tait pas appelée à résoudre les questions d'art et de goût.
Une société toute nouvelle dans ses formes et dans ses
allures , agitée par de grands événements, émancipée par
des lois inouïes avant elle, devait produire à son tour
une littérature qui lui fût propre. Comme le flambeau qui
éclaire le monde semble apporter l'existence aux objets
en ajoutant aux formes les couleurs, ainsi l'imagination
prête le relief et l'éclat aux pures idées, formes invisibles
de la société, qu'elle rend plus vivante en l'exprimant.
L'âme de la société ne s'atteste que par l'éloquence;
c'est l'art qui donne vraiment au genre humain la con-
science de lui-même. Il s'ignorerait s'il n'écrivait pas.
Ainsi, le mouvement excité par une première impul-
sion politique se prolongea jusque dans la littérature, qui
s'émut la dernière, parce qu'elle touche de moins près
aux réalités , parce qu'elle se compose d'inspirations in-
dividuelles au moins autant que de sentiments généraux ,
parce qu'elle n'est pas la première affaire d'une société
agissante qui , faisant incessamment descendre l'idéal
sur la terre, n'a pas le loisir de remonter de la terre à
l'idéal.
Voilà l'esquisse de cette grande lutte intellectuelle qui,
'. 3
14 PRÉFACE.
déterminée primitivement par la politique, devait aboutir
encore à une révolution. politique. C'est là, non la comé-
die, mais le drame des quinze ans. Il ne manqua ni de
sérieux, ni de vivacité, ni d'attrait. Acteurs et specta-
teurs , il instruisit tout le monde. Quand se sont formés,
si ce n'est alors, les plus grands esprits qui nous restent?
D'où nous vient le sel de la terre et la lumière du monde?
Si jamais on a pu abonder dans le sens de cet optimisme
historique qui tient tous les événements pour des néces-
sités et des progrès, c'est en voyant la chute de la
France , la victoire de l'étranger, le triomphe du parti de
l'absolu pouvoir, inaugurer une période d'affranchisse-
ment, de dignité, de conquête pour l'esprit humain. La
Charte de 1814, qu'on l'attribue à la prudence, à la fai-
blesse ou à la générosité , est un des accidents les plus
heureux dont parlera l'histoire. La Restauration a fait
mieux qu'elle n'a voulu. Selon ce que dit l'Ecriture, elle
a recueilli ce qu'elle n'avait pas semé. Comme toutes les
puissances destinées à périr, ce qui devait honorer son
souvenir est ce qui l'a perdue ; elle n'a pu souffrir l'in-
stitution qui faisait son salut et sa gloire, et elle s'est
précipitée dans les Ilots du haut de la digue qu'elle avait
élevée pour s'en défendre.
A cette politique, réagissant sur les idées philosophi-
ques, religieuses, sociales, littéraires', appartiennent gé-
néralement tous les fragments qu'on va lire. L'avenir,
qui nous jugera tous, les acceptera peut-être, non comme
un livre bien entendu, mais comme des pièces justifica-
tives d'un ouvrage à faire. Kn les publiant, je solde, pour
ainsi dire, mon compte a\ec le passé. .>on que je pré-
tende désormais rajeunir mes idées et dévouer le reste de
PRÉFACE. 15
ma vie à une autre cause. Cette fécondité ou cette flexi-
bilité d'esprit n'appartient pas à tout le monde. Mais les
mêmes pensées peuvent recevoir des formes et des appli-
cations nouvelles , et l'on ne doit pas incessamment en-
tretenir les gens de ce qui ne les intéresse plus. J'ai
cru seulement qu'en faveur de la cause à laquelle ils ont
été consacrés , ces écrits pourraient se faire lire encore
des personnes curieuses de savoir ce que nous étions sous
cette bonne Restauration :
Qualis eram honœ
Sub regno Cynarœ.
Cependant, qu'on se rassure, pour venir d'une pensée
politique, ces essais en général ne sont point politiques. Je
me garderais bien d'aller remuer des cendres éteintes. C'est
pourtant, je le sais, dans les improvisations de la polémique
qu'il s'est déployé le plus de verve et de talent. Les jour-
naux ont publié des chefs-d'œuvre de logique éloquente
et d'argumentation passionnée. De grandes idées , des
traits admirables ont été jetés en passant dans ces feuilles
fugitives, et le génie national ne s'est montré nulle part
plus à l'aise. Pour moi, j'ai, comme nous tous, dix fois
plus écrit sur les affaires et les hommes de mon temps,
pendant mes quinze ans d'opposition , que sur les choses
philosophiques et littéraires. C'est assurément ce que j'ai
fait de mieux et ce que je dois abandonner à jamais. La
presse politique, plus encore que la tribune, est inca-
pable d'assurer à ses productions la durée; il en est du
talent des journalistes comme de l'héroïsme des soldats :
il ne donne pas de renommée individuelle , mais une sorte
de gloire collective , où chacun de nous se rêvera la part
«6 PRÉFACE.
qu'il voudra. Mais, quant à nos œuvres, résignons-nous,
elles seront oubliées.
D'autres résumeront la grande controverse dont je rap-
pelle le souvenir. Je raconte, je ne fais point de système;
non qu'il fût difficile d'extraire un système des recher-
ches de philosophie, des compositions historiques, des
travaux de critique littéraire , des essais de politique spé-
culative et de politique appliquée , auxquels je viens de
faire allusion. Bornons-nous à dire que l'esprit de l'en-
semble fut profondément libéral. 11 y eut alors comme un
effort général de mettre d'accord la science humaine et la
révolution française , sans que l'une y perdit son univer-
salité, l'autre sa nationalité; on voulut que celle-ci, dans
tout ce qu'elle eut de nécessaire , c'est-à-dire de primitif
et de définitif, fût démontrée conforme aux principes de
celle-là, et qu'en somme le fait eût raison. Au moment
où les révolutions vont éclater, au sein des orages de
l'action , la science est nécessairement partiale , se faisant
d'ordinaire agressive. Mais, lorsque le but principal est
atteint , tout se modère et se rectifie ; et la science , re-
venant à son impartialité naturelle, rétablit toutes les
vérités défigurées ou sacrifiées par la brutalité des évé-
nements. La science donc , ou la réflexion désintéressée ,
s'est, au temps de la Restauration, proposé non pas de de-
venir neutre et indifférente, mais de poursuivre un but en
restant équitable. Elle a fait une tentative assez singulière,
celle d'être à la fois dévouée à une cause et à la vérité,
.lamais l'esprit philosophique n'avait, avec une conscience
aussi claire de son dessein , entrepris de consommer l'al-
liance du fait et du droit, de l'action et de l'idée, de l'abs-
traction et de la réalité ; jamais il n'avait ambitionné à ce
PRÉFACE. 17
point de réunir tous les caractères d'un pouvoir ensemble
spirituel et temporel. A lui désormais les deux glaives,
à lui les deux couronnes. 11 rend la pareille à l'esprit du
moyen âge; il aspire aussi à la domination universelle.
A-t-il réussi? Est-il vrai qu'il ait obtenu un double
succès? A-t-il su, en même temps, expliquer un grand
événement historique et en légitimer les résultats, dé-
montrer et fonder des institutions, donner le mot d'une
époque et d'une société réelles, et cependant conserver
dans la sphère du vrai , du beau , de l'absolu , ce déta-
chement de tout ce qui n'est qu'utile et passager, cette
élévation désintéressée qui appartient à la science et à
l'art lui-même? Pour moi , je le crois. Je ne veux point
flatter mon temps ; mais il me semble qu'à prendre les
choses en masse , ce grand effort de l'intelligence n'a pas
échoué. Tout dans son œuvre n'est pas également achevé ;
il y a des lacunes, des défaillances , des écarts; si la po-
litique et l'histoire ont réussi, l'art n'a pas en tout égalé
la critique ; la métaphysique n'a pas été poussée aussi
loin que les autres parties de la philosophie. La science
humaine restera toujours bien en deçà de l'idéal qu'elle
aspire à réaliser. Enfin , d'autres siècles ont été signalés
pai" de plus frappantes découvertes , par des chefs-d'œu-
vre plus éclatants; mais alors le génie, agissant dans son
entière spontanéité, ignorait les causes secrètes aux-
quelles il servait d'instrument , le but caché vers lequel
il conduisait le monde des choses et des esprits. L'homme
marchait devant lui , pour ainsi dire , et n'avait point
conscience de l'œuvre dont il était l'intelligent artisan.
C'est dans ces moments que l'humanité est inspirée.
D'autres fois, la rétlexion, prenant la place de ce mer-
2.
18 PRÉFACE.
veilleux instinct, a suggéré et l'objet qu'il fallait at-
teindre et le plan qu'il fallait exécuter ; l'homme a voulu
tout ce qu'il a fait; mais, dominé par la passion, em-
prisonné dans une idée exclusive , il n'a pas su lever les
yeux au-dessus du sol ou regarder à ses côtés, pour voir
le ciel ou embrasser du moins tout l'horizon. Il a sacrifié
la vérité à l'intérêt, la science à l'action; cherchant un
bien relatif, il ne s'est point soucié de ce qui est uni-
versel et impérissable. Une préméditation intéressée a
coupé les ailes de la pure pensée. De notre temps enfin ,
l'esprit humain s'est efforcé d'éviter les deux extrêmes,
de combiner les deux manières , et il est parvenu , mieux
qu'il ne l'avait fait encore, à maintenir son influence
dans le monde des affaires , en exerçant tous ses droits
dans le monde des idées. C'est, je crois, en l'envisageant
sous ce point de vue qu'il faut juger, en bien comme en
mal, le mouvement des intelligences entre 1815 et 1830.
Descendons de ces généralités à leurs moindres appli-
cations, et revenons aux fragments qui vont suivre.
Dans l'esprit qui les a dictés , on reconnaîtra ces trois
choses : un point de départ tout politique , ou une réso-
lution prise de soutenir la cause libérale ; puis un effort
continu de la rattacher par des conséquences variées à
tout ce qui mérite d'intéresser les hommes; enfin, la
ferme espérance de réconcilier les vérités de notre époque
avec les vérités de tous les temps. Par là, ces petits écrits
appartiennent à un esprit général dont ils ne peuvent
nullement s'attribuer le mérite, et je ne voudrais pas
qu'en les lisant on fît avec trop d'exactitude la part de
l'auteur et celle de son temps.
J'ai, ainsi que je l'ai dit, retranché presque tout ce
PRÉFACE. 49
qui rappellerait la politique militante. Quant a la po-
litique générale , ce que j'en ai laissé n'a guère pour but
que d'établir la position; c'est un point de départ. Le
reste touche a l'observation de la société dans ses mœurs
et ses opinions , à la critique littéraire , à la biographie
contemporaine. Dans tous ces essais, on retrouvera, je
pense , l'esprit que j'ai essayé de définir et dont il me reste
à retracer le développement.
Appelons-le . pour lui donner un nom, l'esprit libéral ;
j'entends l'esprit dont le principe est la liberté de la rai-
son humaine, principe qui suppose nécessairement qu'au-
cime ti'adition n'a une autorité absolue et définitive , et
qu'eu toute matière un progrès est toujours possible.
La première forme que cet esprit ait revêtue parmi
nous est celle qu'il reçut du dernier siècle et cfiii domina
dans la Révolution. L'amour de l'humanité, la foi dans la
civilisation , la confiance dans la raison , un sens prati-
que, une grande clarté d'idées et surtout d'expression,
une haine de la tyrannie qui pouvait aller jusqu'à la li-
cence , une indépendance du passé qui pouvait arriver au
cynisme, une ardeur de prosélytisme qui pouvait des-
cendre à l'injustice, un sentiment médiocre de l'antiquité
qui donnait au goût littéraire une correction étroite et une
élégance un peu factice, une sorte d'infatuation de soi-
même qui rendait insensible à tout ce qui n'avait pas le
cachet du temps et du pays , une puissance rapide de pro-
pagation, le don de se rendre aisément populaire; tout,
dans cette première école libérale , se ressentait de l'as-
cendant d'un homme de génie sur le xviii* siècle.
Mais ^'oltaire ne fut pas tout son siècle. Le mouvement
qui produisit et Voltaire , et son école , et son siècle', fut
•20 PRÉFACK.
un mouvement fécond; il jeta plus d'un germe dans le
sillon que creuse l'humanité. Juge non moins superbe du
passé, plus novateur encore, et cependant plus respec-
tueux ; non moins hardi, mais moins prompt dans ses con-
clusions; méditatif, recueilli, solitaire, plus souvent do-
miné par l'imagination ou la sensibilité, et soumettant
parfois à l'une comme à l'autre la raison même , un des
maîtres du xviii^ siècle a créé une secte au sein de la
grande secte qui envahissait tout , une philosophie à côté
de la philosophie , une politique en avant de la politique.
De là, une école moins pratique, plus spéculative, plus
sentimentale, et qu'on pourrait appeler l'école de Rous-
seau.
Enfin, il y eut, en plein xviii' siècle, un homme qui
obtint plus d'admiration que d'influence , mais qui se
distingua, au sein de la famille philosophique, par une
brillante individualité. Celui-là n'a point de dédain pour
ce qui est, il ne se fait point honneur d'ignorer le passé;
il le néglige si peu , qu'il emploie tout son génie à le
comprendre et à l'expliquer. En se montrant çà et là ca-
pable de s'élever aux principes absolus, il s'abat constam-
ment sur les faits, et s'efforce de pénétrer le sens caché
des événements et des institutions ; il se plait au spectacle
des choses humaines; il le reproduit, mais il le juge, et
c'est par un examen approfondi de ce qui est qu'il réussit
à entrevoir ce qui doit être ; c'est des faits que sort pour
lui la pensée, comme des ténèbres jaillit la lumière. L'é-
cole de Montesquieu est historique.
Dans le sein de la philosophie du xviii' siècle, la com-
munauté des principes, le concert des efforts, la conver-
gence des directions n'empêchent point de distinguer
PRÉFACE. 21
trois écoles. Toutes trois marchent à la révolution. Elles
peuvent invoquer ces noms Immortels, Voltaire, Rous-
seau, Montesquieu.
De notre temps, on a pu retrouver des nuances ana-
logues, et dans l'esprit libéral apercevoir plus d'un
esprit. La grande école au sein de laquelle le siècle a été
élevé, c'est celle qui a propagé plus puissament, mais plus
témérairement qu'aucune autre le mouvement qui em-
porte les sociétés. Elle subsistait encore il y a trente ans,
plutôt contenue que modifiée par les événements , ayant
appris de l'expérience à se défier de son pouvoir plus
([ue de ses idées.
La liberté et la raison étaient aussi fidèlement, quoi-
que autrement servies par une autre classe d'esprits
éminents que l'empire des circonstances avait écartés da-
vantage du grand courant des sentiments nationaux. Ils
unissaient un élément exotique à ces principes dont Paris
avait été depuis Voltaire la métropole toute-puissante.
Les traditions de la réformation française, proscrite par le
despotisme, avaient pu affaiblir chez eux le ressort du
patriotisme en fortifiant celui de l'indépendance. Ceux-là
possédaient moins l'art de se faire entendre de la foule,
mais ils savaient ce qu'elle ignore, et leur curiosité voya-
geuse avait interrogé l'Europe entière. A la tendance rê-
veuse et pourtant philosophique, à l'originalité des aper-
çus, à une manière sérieuse et morale déjuger les choses,
à une élévation qui touchait à l'exaltation, on reconnais-
sait dans cette école encore française, bien que par mo-
ments genevoise, l'influence ou le souvenir de Rousseau.
Si le bon sens prompt et pratique brillait d'un côté, de
l'autre c'étaient la méditation et le sentiment. Au-dessus
a PRÉFACE.
de tous les écrivains de cette nuance s'élevait le grand
nom de madame de Staël.
Enfin, au cœur de l'enseignement public, là où l'essor
parfois capricieux de l'esprit est sans cesse contenu par
l'étude des textes et la responsabilité du professorat, il
s'était formé peu à peu, sagement, gravement, une école
tout observatrice, qui, sans faire gloire d'obéir au mou-
vement de la Révolution, quelquefois même en affichant
la prétention contraire, devait avec le temps le rejoindre,
et arriver par l'examen de tous les systèmes , par la cri-
tique de tous les faits, à ce qu'on pourrait appeler une
édition revue des principes de l'esprit libéral. Là on fai-
sait gloire de respecter l'expérience, de n'insulter aucune
tradition ; mais on professait non moins haut la liberté
absolue du jugement. Cet esprit, qui devait par degrés
s'associer à l'esprit général , date certainement de
M. Royer-CoUard; j'ai dit ailleurs comment il donna à la
philosophie une impulsion qu'il n'eût pas voulu suivre
jusqu'au bout, mais qu'il protégea toujours. Cette haute
critique , M. Guizot la porta dans l'histoire avec une su-
périorité incomparable; ce fut lui qui, le premier peut-
être , eut une pleine conscience de ce qui manquait à l'es-
prit du temps, savoir : l'union d'une direction déterminée
avec une étendue égale à la diversité des choses. Ce qu'il
iit par l'histoire pour la politique, M. Cousin le fit pour
la philosophie , par l'histoire de la philosophie. Jamais
avant eux la critique n'avait montré qu'elle pût être à ce
point puissante et créatrice.
Serait-ce forcer les rapprochements que de dire, en com-
parantces trois écoles, que dans la première se reconnaît
l'infiuenee de Voltaire, dans la seconde celle de Rous-
PREFACE. 23
seau , dans la troisième celle de ^rontesquieu ? Quoi qu'il
en soit, toutes trois devaient peu à peu se confondre dans
le grand mouvement libérai de la Restauration, comme
les affluents d'uu grand fleuve, qui ne doit avoir sa
force irrésistible qu'après qu'il les a tous réunis dans son
cours. Ce fut l'ouvrage du temps, ce fut en quelque
sorte l'apport de ces générations nouvelles qui, libres des
entraves du passé , purent entendre toutes les leçons,
accueillir des vérités d'origine différente, rallier dans
une foi commune les variations d'une même créance,
purifier séparément et fondre ensemble les divers métaux
qui composeraient cet airain de Corinthe dont nous avons
à notre tour essayé de former la statue de la A érité.
^[es amis, mes contemporains, moi-même, nous fûmes
les disciples de toutes ces écoles. On pourrait raconter
comment il est advenu à chacun de nous de recevoir suc-
cessivement l'inspiration commune , comment , partis de
points différents , nous sommes arrivés au même rendez-
vous. Ce serait un récit de quelque intérêt, et, comme
on dit aujourd'hui , un roman psychologique que de re-
présenter un jeune homme
Ne pensant point encor, mais cherchant à penser,
([ui se sentirait tout d'abord , et uniquement pour avoir
respiré l'air de son temps, envahi par les idées de ce
coin du monde où les traditions nouvelles s'étaient fi-
dèlement conservées, par exemple, de cette société d'Au-
teuil, le Port-Royal de la philosophie du xvrii'^ siècle.
Puis un jour viendrait où le noble esprit qui sur les
bords du Léman émut lord Byron , en face des sites ma-
jestueux décrits par l'auteur d'Emile, lui apparaîtrait
24 PRÉFACE.
en quelque sorte , et par un charme puissant ferait péné-
trer dans l'intelligence ces idées qui vont jusqu'au cœur
et qui s'y gravent parmi les souvenirs; car il peut y
avoir dans la vie des moments qui font presque mentir
le mot de Platon : r, cppowiitç 6u/ ôpaxai. Il faudrait peindre
alors quel transport s'empare de l'àme, le jour où elle dé-
couvre que nulle incompatibilité ne s'élève entre les joies
de l'imagination et les exigences de la raison, entre les
louables émotions et les idées exactes , alors qu'elle décou-
vre que la lumière l'échauffé. Enfin, il faudrait montrer
cet appui solide et nouveau que les recherches et les mé-
thodes sévères de la critique appliquée à la philosophie, à
l'histoire, à la politique, prêtent à l'esprit inquiet et
curieux de la vérité. Du milieu des tempêtes de l'histoire
et des orages des systèmes, il est beau de voir s'élever une
raison calme qui semble contempler et dominer les flots.
Rien ne remplace , et je dirai même rien ne rompt les
fortes amitiés des intelligences qui ont été ainsi associées
par la vérité. Les erreurs et les passions, tout ce qui
passe, ne séparent que les personnes; les intelligences
restent unies par ce qui ne périt pas.
Cette histoire serait celle de beaucoup d'entre nous.
Klle expliquerait hi formation de certaines opinions, elle
développerait la filiation de certains esprits. Elle ferait
assister par le souvenir à cette fusion successive de sen-
timents et d'idées qui vers le dernier tiers de la Restaura-
tion finit par réaliser la puissante unité de l'esprit libéral.
Si c'était le lieu de citer des noms, des livres, des dates,
ou écrirait une histoire à la fois sérieuse et piquante, et
plus elle serait vraie, moins peut-être on y \oudrait
rroire.
PRÉFACE. 25
Si maintenant un sceptique chagrin me demandait ce
qu'a produit tout ce mouvement si complaisamment dé-
crit, je n'hésiterais pas, et je répondrais : Il nous a rendus
capables de la révolution de 1830, et je croirais assez
dire. En effet, il est remarquable que tout ce grand mou-
vement intellectuel, provenu d'une impulsion politique,
a de même abouti à la politique. Aussi ai-je toujours
pensé que le meilleur côté de notre temps, c'est la poli-
tique ; sa force est là. Là est à mes yeux l'honneur de la
France ; et, pour le dire franchement, des que je verrai
se refi'oidir le sentiment politique, je tremblerai pour mon
pays.
Voilà donc le résultat de quinze années, une révolution
irréprochable 1 Cela est beau sans doute ; mais enfin une
révolution n'est qu'un moyen, et ceux qui l'ont faite sont
responsables aussi de ce qu'elle a produit. Je n'écris pas
dans un journal, je ne parle pas à la tribune : il ne peut
donc être ici question des affaires de l'État ; mais il y
aurait bien un mot à dire des affaires de l'esprit. C'est
un difficile sujet qu'un plus prudent n'aborderait pas.
Manquons un peu de prudence.
Ce n'est point par la littérature seule que se témoigne
l'esprit d'une nation. La religion, la pofitique, les insti-
tutions, la guerre, enfin le commerce lui-même, ont,
aussi souvent pour le moins que la littérature, mani-
festé le rôle d'un peuple sur la terre , et fait connaître
à tous comment il devait contribuer à l'éducation gé-
nérale de l'humanité. N ers la naissance du christianisme,
à l'époque de la réforme, on vit de grandes missions re-
ligieuses remplies même par de petits pays. La poli-
tique et^la guerre ont été le partage de Rome et de toutes
26 PRÉFACE.
les nations qu'on lui ose comparer. Les États-Unis d'A-
mérique ont instruit le monde par leurs institutions;
l'Angleterre par les institutions, par la politique, par le
commerce et l'industrie. La navigation fut jadis le prin-
cipal moyen échu à l'Espagne pour montrer son génie et
propager son influence. Aidée par des formes républi-
caines, elle a fait encore Gènes, Venise, la Hollande. Les
arts ont été la douce part de l'Italie; la guerre et puis la
science ont grandi la Prusse. Le génie des sociétés revêt
plus d'une forme, parle plus d'un langage. Sans parcou-
rir toute la terre et toute l'histoire, venons à la France,
et répétons, ce qui ne se conteste guère, que depuis
soixante ans l'oeuvre qui lui est assignée est de donner
l'exemple d'une révolution sociale qui se constitue en
gouvernement. Mais, telle est de nos jours l'empire de la
presse, que cette mission, lorsque la France ne l'accom-
plit point par les événements, elle doit travailler à la
remplir par sa littérature. En temps calme, l'activité pa-
cifique étant la seule permise , la France n'a plus de rôle
à jouer que dans le domaine de l'intelligence. Naviga-
tion , commerce , industrie , sous aucun de ces rapports ,
elle n'est la première; sous tous ces rapports, elle a plus
que des rivales. Quand la France n'est pas révolution-
naire ou guerrière , elle est peu chose dans le monde , si
elle ne se montre puissante par l'esprit : .
Tu regere ingenio populos.
Remplit-elle aujourd'hui sa mission? exerce-t-elle l'em-
pire intellectuel? Ln tel empire ne s'exerce que par des
écrits. C'est donc étudier la situation de la France que
d'observer sa littérature.
PREFACE. -27
Ici l'on me pardonnerait d'être sévère. L'opinion com-
mune n'est pas favorable à la littérature actuelle ; on la
goûte sans l'estimer, et il est de mode d'en dire grand
mal et de ne pouvoir s'en passer. Mais ce pessimisme
critique me semble lui-même un des travers littéraires de
notre époque, et, à ne considérer que le talent, je trouve
que mon temps prête plus à l'admiration qu'à la cen-
sure.
Gardons-nous de confondre, en effet, l'art et la pensée,
ou , si l'on veut, la forme et le fond. On aimerait, 'je le
sais, à supposer une éternelle alliance entre la vérité ou
la moralité des idées et l'habileté de l'écrivain ou de l'ar-
tiste; mais c'est là une illusion honnête à laquelle l'expé-
rience de tous les temps ne permet pas de croire. Il est
trop vrai que l'éloquence et la poésie ont mille fois con-
sacré avec un merveilleux succès l'erreur ou la passion.
Lucrèce est un gi-and poète apparemment, et il n'y a rien
de pire pour le fond que son poème. Demandez à Platon
ce qu'il pense des tragiques d'Athènes, il en parle comme
de pestes publiques, et le génie de Sophocle et d'Euripide
a fait l'admiration de tous les âges. On absoudrait diffi-
cilement le comique Aristophane, quand même on l'in-
nocenterait de la mort de Socrate, et c'est Platon encore
qui dit que les Grâces mêmes avaient pour temple l'àme
d'Aristophane. Supprimons les exemples, ils s'offrent en
foule et prouvent qu'ainsi que la peinture fait peu dé-
pendre du choix des sujets le mérite de ses œuvres, l'art
d'écrire possède en lui-même sa beauté et sa vérité pro-
pres, qu'il peut prêter, parure éclatante et trompeuse, à
des idées fausses et à des fictions dangereuses. On le re-
gretterait vainement ; l'imagination n'est pas la raison, le
28 PUKFACE.
goût n'est pas la conscience, et il y aurait plus de sûreté
dans le monde de l'intelligence si le bien-dire était l'at-
tribut exclusif et le signe certain du bien-penser. Les
hommes ont beau vouloir approuver ce qu'ils admirent,
tantôt c'est l'admiration du talent qui suborne leur con-
viction, tantôt c'est la manière de penser qui leui- fait ad-
mirer ce qu'ils aiment à croire. Souvent aussi on critique
par hypocrisie, et l'on rougit d'avouer ce qui a su plaire.
.Técarte donc bien des jugements rigoureux prononcés
contre la littérature contemporaine.
.le m'accuse d'un goût très-vif. pour le talent, et je
trou\e nombreux aujourd'hui ceux qui ont reçu le don
de charmer ou d'émouvoir par la parole écrite. Mais, sans
imiter cette sévérité banale et intolérante qui ne distin-
gue pas dans ce qu'elle juge, j'avoue qu'en ce moment la
mission des écrivains me parait mal remplie; ils sont en
faute envers leur temps , ils le tlattent et ne le servent
pas.
On reproche d'abord à la littérature actuelle d'être
mercantile et d'être improvisatrice. 11 y a du vrai dans
le reproche; seulement il ne retombe pas de tout soi;i
poids sur ceux auxquels il s'adresse.
Las de voir que tous les métiers enrichissaient, excepte
le métier de l'esprit , il est trop certain que des écrivains
ont voulu prendre leur revanche et faire leurs preuves de
noblesse financière, l'^n vérité la tentation était forte.
L'industrie , grâce à la grandeur de ses opérations , à
l'habileté de ses calculs, peut-être aussi à un certain art
de se faire valoir elle-même aussi bien que sa marchan-
dise, joue un premier rôle dans les sociétés modernes.
Klle conduit maintenant à l'honneur. On a pu se de-
PRÉFACE. 29
mander pourquoi le talent ne mènerait pas à la foitune.
Réellement la société est plaisante quand elle reproche à
la littérature de se faire industrielle. Qu' est-elle donc
elle-même? et la politique n'a-t-elle pas fait exactement
comme la littérature?
On ajoute que la rapidité de la vapeur est enviée de
nos écrivains; en s'appliquant à la presse qui imprime,
elle semble avoir gagné jusqu'à l'esprit qui fait impri-
mer. Mais de tout temps l'improvisation a tenu une
grande place dans les lettres; elle a toujours régné
dans la controverse ; elle est le seul procédé qui convienne
et suffise à la polémique. Rarement aussi, bien rarement,
ce qui était improvisé a été durable ; non que le talent
manquât, il y a des œuvres du moment qui valent des
productions lentement achevées. Comme dans certaines
occasions de la vie la présence d'esprit sans la réflexion
fait des merveilles, il y a une présence de talent qui en-
fante parfois des chefs-d'œuvre. Mais cependant les ou-
vrages ainsi faits n'offrent pas ordinairement un attrait
durable à l'esprit; ils n'ont presque jamais cette forme
pft'fectionnée , ce fini d'exécution qui contente seul un
goût difficile, qui place les compositions littéraires au
rang des modèles , et les fait admettre comme spécimen
approuvés dans l'enseignement de l'art. Difficilement ils
peuvent devenir ce qu'on appelle classiques. Si les Lettres
Provinciales n'avaient pas été recommandées par le pa-
tronage de la meilleure et de la plus puissante école litté-
raire, si Port-Royal enfin ne les eût protégées après les
avoir dictées, je ne sais si elles auraient conservé dans la
postérité l'admiration qui leur était due; bien leur a pris
que les maitres du \mi* siècle aient été pour la plupart
30 PRÉFACE.
jansénistes. L'esprit de parti cette fois , contre sa cou-
tume, a puissamment servi la justice.
Mais en général, tous les improvisateurs littéraires doi-
vent se résigner à voir leurs œuvres périr avant eux ; sauf
quelques exceptions heureuses , ils laissent un nom plus
connu que leurs écrits. Que dis-je? c'est le sort de ceux
mêmes qui fout du talent d'exprimer la pensée l'emploi
le plus difficile et le plus éclatant , les orateurs. En vain
parviennent-ils à la gloire, leurs discours restent peu dans
la mémoire des hommes. Ceux de Cicéron lui-même sont
les moins lus de ses ouvrages, et les oraisons imaginaires
que les grands historiens prêtent à leurs personnages,
compositions méditées avec art et calculées pour l'effet
littéraire, produisent peut-être plus d'impression à la dis-
tance des siècles que les harangues vraies qu'inspirèrent
l'émotion et la nécessité, et qui, du haut d'une tribune
réelle, dominèrent les frémissements d'une assemblée vi-
vante.
Cet exemple, le plus frappant de tous, peut servir à jus-
tifier une appréciation plus indulgente de la littérature ,
ou, pour mieux parler, des talents littéraires de ce temps-
ci. Avant toute autre improvisation, en effet, il faut
placer celle de la tribune politique. C'est un talent litté-
raire , en ce sens que les plus rares et les plus précieux
dons de l'écrivain y sont nécessaires, hormis l'art d'écrire
lui-même, mais avec un surcroit d'autres énergiques qua-
lités de l'âme que ne réclame nullement la composition
d'un ouvrage. Et cependant ces œuvres d'esprit, où
il entre tant d'autres choses que de l'esprit, ne sont
pas estimées dans les lettres pour ce qu'elles valent, elles
y figurent à peine, et l'on ne fait pas compte à une épo-
PREFACE. 31
que de ce qui se dépense à la tribune de pensées et d'ex-
pressions, d'imagination, de mouvement, de fécondité,
d'habileté dans l'exposition, de vigueur dans les déduc-
tions, toutes qualités cependant fort prisées dans les livres.
Il m'a été donné d'entendre, depuis ti-ente ans, mais sur-
tout depuis seize, des choses qui, je n'en doute pas,
égalent ou surpassent en mérite ce qu'aucune assemblée
publique a pu entendre. Qui ne croit pourtant que les
éloges immodérés dont la presse salue les orateurs qui
lui sont chers ne soient des hyperboles de parti? Qui met
sérieusement dans son esprit nos grands orateurs au rang
des maîtres classiques de la pensée? On ne l'ose pas, et
pourquoi? C'est une première injustice envers notre
temps.
Après l'improvisation de la tribune vient, à une grande
distance, l'improvisation du journal, La presse périodique
aussi consomme beaucoup d'esprit et ne produit pas de
renommée. Dans un pays où tout se discute en public,
où l'art d'écrire esf devenu l'instrument universel des
intérêts et des affaires, combien ne doit-il pas se montrer
de talent , et du meilleur, en des occasions où l'on n'ira
pas le chercher! Qui pourrait garantir que, sur la rédac-
tion d'un article de loi, le sens des dispositions d'un
traité , la direction d'un chemin de fer, il ne se sera pas
souvent publié un mémoire comparable pour l'élégance
ou la clarté , pour la force ou la méthode , pour la verve
ou le raisonnement, à quelque chapitre d'un ouvrage
immortel? J'ai lu sur les haras telle brochure qui attes-
tait un écrivain.
Tout ce qu'on peut dire contre l'improvisation s'adresse
donc en partie aux institutions et aux mœurs, et ne pré-
32 PRÉFACE.
juge rieu contre l'existence et la qualité du talent. La tri-
bune et la presse politique peuvent donner une richesse
intellectuelle qui ne compte pas , mais ce n'en est pas
moins une richesse intellectuelle. Enfin, de la harangue
et du pamphlet si nous passions à la poésie, à la critique,
à la philosophie, à l'histoire, nous dresserions aisément
à notre siècle un brillant inventaire, en ayant soin de ne
pas fauT, comme tant d'autres, abstraction des défauts
pour les livres du passé , abstraction des beautés pour les
ouvrages contemporains.
Ce n'est donc pas l'art qui me parait en déclin, ce n'est
point par la forme que la littérature périclite ; mais le
fond m'inquiète , et l'esprit qui peu à peu s'introduit dans
le monde littéraire ne me rassure pas. Ici, il est vrai, il
faudrait s'en prendre moins aux auteurs qu'à ceux qui
les jugent, et accuser d'abord le public.
On peut remarquer que les gens qui traitent le plus
sévèrement nos écrivains sont de ceux qui donnent au
talent et à l'intelligence le moins de place dans les choses
humaines. La critique dénigrante se rencontre surtout
chez qui ne fait nul cas des livres. C'est depuis qu'on s'est
épris de la matière qu'on est le plus exigeant pour l'es-
prit. On commence par le trouver inutile, puis on nie
qu'il existe. Les utilitaires qui nous font aujourd'hui la
loi sont parfaitement convaincus qu'il ne se pense ni ne
s'écrit rien qui vaille la peine qu'on y regarde. S'ils trou-
vaient le manuscrit dont parle La Fontaine, ils préfére-
raient bien le moi/itliv diirnion , mais je ne sais s'ils ac-
coideraieut que le manuscrit fût don. \ oilà les gens qui
ont force les faiseurs de manuscrits à leur prou> er qu'on
en |)0u\ait tirer des ducats.
PRÉFACE. 33
Si donc la littérature est loin d'être irréprochable ,
c'est qu'elle a trop suivi le courant. A quelques années
d'une révolution , à la suite de ce premier déchaînement
d'idées et de passions qui ne pouvait rien produire de
bon ni de vrai, et dont le résultat naturel devait être
une période d'humiliation pour la raison humaine, une
réaction vient d'éclater, enfantée par la peur et le dé-
goût, réaction de défiance, d'incrédulité, d'aversion
pour tout ce qui peut à la fois ennoblir et égarer l'hu-
manité. La société a jugé à propos d'opposer ses in-
térêts à ses idées; elle a mis en suspicion tous les
principes de croyance et d'action qui l'aA aient animée
et recommandée à l'iiistoire. Elle a forcé ceux-là mêmes
qui ont l'ambition de la gouverner à dissimuler leur
grandeur native pour se faire bienvenir d'elle, a épouser
non-seulement la cause des biens matériels, mais celle
des sentiments vulgaires, à s'abaisser pour régner. Cette
déroute d'une société intimidée, qui fuit devant le fan-
tôme de l'esprit humain pour se retrancher derrière ses
intérêts, qui même essaie de relever comme une re-
doute supplémentaire les préjugés détruits, qui au lieu
de penser pour mieux croire , feint de croire pour évi-
ter de penser , qui n'adopte des traditions saintes que
comme des garanties de tranquillité, et qui rebcitirait le
temple de Salomon pour y mettre en sûreté le veau d'or,
c'est un spectacle corrupteur dont peut-être les hommes
d'intelligence et d'étude n'ont pas bien compris la sévère
leçon ; la contagion quelquefois a paru les gagner ou les
effrayer ; tous n'ont pas vu quel grave devoir naissait
pour eux dans cette dispersion funeste des forces morales
de la société.
34 PRÉFACE.
Les plus sages se sont retirés de la lice pour attendre
de meilleurs jours ; mais d'autres, ou plus faibles, ou
plus ardents , se sont d'abord abandonnés à l'entraîne-
ment universel. Que, dans les premières années après
1830, livré aux excès de la pensée, l'esprit humain ait af-
fiché l'insensée prétention de refaire l'essence même de la
société , de créer de toutes pièces une morale et une reli-
gion , d'abolir la propriété , la famille et le mariage , de
retrancher de ce monde la liberté de l'individu , tolérée
jusqu'ici par la divine toute-puissance; ces preuves de
folie spéculative, ces puérilités menaçantes d'une science
superficielle et d'une philosophie irréfléchie devaient
faire à l'esprit humain une obligation de se contenir et
de se dominer, c'est-à-dire de reconnaître ses limites et
de respecter ses propres lois. Mais plus tard, mais au-
jourd'hui, à l'aspect de cette panique sociale, produite à
la fois par l'émeute des intelligences et par l'émeute des
factions, il fallait se découvrir un autre devoir, celui de
résister encore. La résistance, voilà aujourd'hui la mission
de l'esprit humain ; en veillant sur lui-même , en s'atta-
chant intimement à la vérité , en s'unissant aux nobles
passions qui peuvent l'animer, il fallait tout à la fois
qu'il luttât contre le matérialisme quand il attaque sous
les formes de l'anarchie, et quand il se défend par les
armes d'une réaction. Mais non, la pensée troublée ou
séduite a cédé au temps; elle s'est rendue la complai-
sante ou l'interprète de cette inimitié craintive de la
raison , de cette misologiv que raillait Socrate , et , pour
suivre la mode, elle a voulu faire des affaires. Se regar-
dant comme une branche du travail national, elle a
demande pour ses produits un prix rémuuérateui*; et.
PRÉFACE. 35
par voie de conséquence, elle a fait chœur avec le tner-
cantil'isme pour prôner à l'envi l'incertitude de la raison
et les illusions de l'intelllirence. Des artistes ont laissé,
soupçonner que le talent n'était après tout qu'un moyen
neutre de réussir, que la pensée écrite était une denrée
dont la production pouvait se régler par l'offre et la
demande, et qui devait être servie au goût des consom-
mateurs. Les uns ont fourni les paroles et les autres
la musique à cette Marseillaise de l'industrialisme qui
retentit dans tous les rangs de la société.
On trouve des raisons pour tout , et la théorie se sou-
met en esclave au despotisme des passions humaines.
Le fatalisme historique est là tout prêt à justifier, comme
des transitions nécessaires, les erreurs de chaque épo-
que, et à faire un progrès de la décadence même. Il
vous dira qu'il faut une compensation à tout, il ira
chercher dans les Principes de Newton une règle de mé-
canique sur l'égalité de la réaction à l'action , décou-
verte fort à propos pour expliquer tous les excès et
ajourner sans terme le moment de l'équilibre véritable.
Mais enfin , métaphore pour métaphore , c'est une autre
idée qu'on devrait emprunter à la mécanique, celle de
la résultante des forces. Ainsi que deux forces en s'op-
posant l'une à l'autre déterminent une direction moyenne,
loi merveilleuse qui fait à la fois marcher les planètes
dans l'espace et les navires sur les flots , il peut y avoir
dans la société moderne, non pas deux limites extrêmes
entre lesquelles elle oscillerait éternellement, mais deux
forces qui semblent opposées et doivent s'unir en une
commune et puissante impulsion. Oui, je le reconnais,
l'activité sociale prend deux grandes formes que nous
36 PREFACE.
appellerons l'industrie et la pensée, l'une qui sert plus
l'intérêt, l'autre la vérité; l'une qui a plus besoin de
l'ordre, l'autre de la liberté. L'une ne doit pas être sa-
crifiée à l'autre , chacune ne doit pas tour à tour préva-
loir et tout emporter. La lutte éternelle n'est pas leur
position définitive ; mais , en se résistant jusqu'à un
certain point, elles peuvent engendrer une force com-
mune, un mouvement commun, le vrai progrès, celui
dont profite et se glorifie la société tout entière , celui
qui ne s'accomplit pas aux dépens de la dignité ou du
bonheur de l'humanité. Pour réaliser un tel progrès, il
faut sans doute que le travail de l'homme sur la matière,
ce travail qui a pour but , non -, comme on l'a dit , de la
réhabiliter, mais de l'asservir en la transformant et d'assu-
rer à l'esprit un triomphe de plus , soit prospère et pro-
tégé; mais il faut aussi que le travail de l'esprit pour
lui-même, de l'esprit cherchant à s'éclairer par le vrai,
à s'enchanter par le beau , soit pratiqué et récompensé
comme il doit l'être , c'est-à-dire tout autrement que les
œuvres destinées au bien-être des hommes. 11 faut qu'un
certain accord, qu'une mutuelle entente s'établisse en-
tre ceux (jui enrichissent et ceux qui illustrent la so-
ciété, et que l'estime, l'influence, la gloire même ne
passent point tout d'un côté. VA ici se révèle dans sa
grandeur la mission de quicon([ue se dévoue , même en
un rang obscur, à la cause de l'esprit. Ce n'est pas des
travailleurs qu'il faut attendre qu'une Juste part soit
faite aux écrivains, c'est à ceux-ci, (jui sont obligés de
tout comprendre, à régler la part de tous, à révéler à l'in-
dustrie ses propres destinées, à lui marquer dans l'estime
des peuples Ja pirtce (|ui lui est due, à revendiquer pour
PRÉFACE. 37
tout ce qui n'est pas elle une inviolable prérogative.
L'intelligence pure ne relève que des lois qu'elle tient de
Dieu; mais on n'apprendra ce qu'elle vaut que si elle le
sait elle-même. L'amour désintéressé de la vérité, l'en-
thousiasme de la beauté dans tous les genres , un senti-
ment de l'idéal enfm qui est nécessaire dans tous les
arts, dans la poésie, dans la philosophie, dans la po-
litique elle-même, voilà ce qui doit perpétuellement
animer les hommes du parti de l'intelligence, voilà les
intérêts sacrés commis à leurs faibles mains.
J'ai prononcé ce mot le sentiment de [idéal. L'expres-
sion n'est pas très-usitée , et l'on pourrait bien accuser
tout ceci de métaphysique ou de poésie. Ce seraient deux
grands crimes dont il m'importe de me défendre.
Il y a sans doute un monde idéal oii un esprit méta-
physique peut seul porter le regard. Il y a une beauté
idéale qui ne se révèle que par inspiration à l'âme du
grand artiste. Ce n'est pas de cet idéal suprême que je
veux parler; il n' apparaît, si l'on ose dire, qu'à des
intelligences divinement élues ; mais un idéal plus acces-
sible, plus familier pour ainsi parler, ou plutôt le même
sous des formes plus saisissables, est ou doit être présent
à toutes les intelligences capables de quelque réflexion .
C'est celui-là qu'il importe que la littérature ne laisse
jamais s'effacer et se perdre, en cessant d'en épurer, d'en
a^1ver l'image dans le miroir de l'intelligence.
Il est difficile de contester que l'effort, ou si l'on veut
la tendance de l'esprit humain ait été , depuis l'âge de
la Renaissance, de se gouverner par la raison seule; ce
fut certainement sa prétention avouée, son entreprise
manifeste, depuis la fin du dernier siècle. Les ennemis
I. 4
38 PRÉFACE.
de la philosophie et de la révolution le lui ont assez re-
proché. A mesure que l'on renonce à se laisser doucement
aller à l'empire absolu des traditions, on tombe dans
l'obligation de se faire sur chaque chose que la tradition
réglait une règle que dicte la raison. C'est-à-dire qu'on
remplace insensiblement en tout un fait par une idée,
œuvre délicate et dangereuse qui ne s'achève pas en un
jour, et dont le cours est souvent interrompu par des
déviations , par des réactions , suites nécessaires peut-
être de l'infirmité mobile de l'esprit humain. Mais ce-
pendant que faire? Le mouvement est donné , il faut le
suivre. On est en route , il faut marcher. Je sais qu'on
se lasse, je sais qu'on s'égare; on trouve qu'il y a plus
d'obstacles et de dangers qu'on ne l'avait cru. Alors
vient le découragement, on s'arrête, et comme l'immobi-
lité est devenue impossible, on est tenté de retourner sur
ses pas. Il y a des moments dans les voyages, où l'on ne
sait plus que deux choses, languir ou revenir. Nous
sommes, je le crains un peu, dans un de ces moments-là.
Il faut citer quelques exemples. J'en prendrai deux,
l'un dans l'ordre le plus élevé, l'autre touche à ce qu'il
y a de moins sublime, le monde de la vanité.
La religion, malgré l'immutabilité de ses dogmes, ne
peut entièrement échapper aux variations de l'esprit hu-
main. Son essence éternelle est exposée, en passant dans
l'entendement des hommes, à s'y envelopper des formes
que lui prêtent leur imagination, leur faiblesse, leur pas-
sion. Comme vérité, elle est immuable; comme croyance,
elle ne l'est pas. Elle n'est pas nécessairement conçue
comme elle est, ou bien les hommes seraient infaillibles.
On doit donc distinguer en elle une partie essentielle ou
PRÉFACE. 39
invariable, ce que la philosophie recherche, une partie
accessoire et changeante, ce que l'histoire raconte. Avec
plus ou moins de sagesse et de liberté, l'esprit humain
s'efforce, et c'est son devoir, de se rapprocher sans cesse
de cette vérité religieuse, ou de cette religion vraie qui
n'est pas exactement celle de la pensée populaire, qui n'est
pas même toujours celle des hommes que le monde donne
au ciel pour ministres. Atteindi'e ce point de perfection
fut dans tous les temps ram])ition des meilleurs parmi les
grands esprits. Les temps modernes croyaient en général
que cet effort n'avait pas été tout à fait stérile, et qu'au
sein des sociétés cultivées, il s'était depuis un ou deux
siècles accompli un progrès dans l'ordre religieux autant
que dans l'ordre philosophique. Pai' exemple, il semblait
jusqu'ici que la religion des sages du temps de Louis XIV
était plus éclaii-ée (ce qui en définitive signifie plus
vraie) que celle des moines du dixième siècle. Les gens
sensés croyaient et croient, j'espère, encore que, lors-
qu'on est chrétien, il faut essayer de l'être dans le sens de
ceux qui cherchent à dégager la foi de toute variation
historique, de toute addition superstitieuse, et que, lors-
qu'on est purement philosophe, il faut tâcher d'être
animé à l'égard du christianisme des sentiments de Leib-
nitz, ou du moins de Kant, ou, pour citer deux noms plus
familiers, des sentiments exprimés dans quelques pages
de Rousseau ou dans les lettres de Turgot sur la tolé-
rance. Eu un mot, la raison poursuivait constamment et
elle doit continuer à poursuivre une foi religieuse dont
elle a l'idée, qui ne doit coûter aux hommes la perte
d'aucune espérance et d'aucune vertu, mais qui, de plus
en plus, doit s'élever au-dessus des fictions passionnées de
40 PRÉFACE.
l'imagination, toujours accessible aux séductions des sens.
C'est là ce que j'appelle l'idéal religieux. C'est ce qu'on
appelait dès le xvii'^ siècle une religion éclairée. C'est
une manière sérieuse et pure d'être chrétien ; c'est une
foi qui tend au vrai et qui dédaigne toutes ces fables,
tous ces préjugés, tous ces intérêts de la terre, survenus
dans la religion comme les abus dans un bon gouverne-
ment. Mais il est arrivé que, pendant qu'on cherchait cet
idéal, dépassant bientôt non-seulement la foi raisounée,
mais le pur rationalisme , l'esprit humain , si rarement
maître de lui-même, a tantôt violemment attaqué les
bases de toute religion, tantôt paisiblement mis en oubli
ses antiques besoins de saintes espérances. L'impiété est
venue, l'indifférence a fleuri. C'était un mal; pour y re-
médier, que fallait-il faire? Persister dans le bien. On ne
guérit pas d'un excès par un autre. Aux esprits téméraires
ou moqueurs il fallait rappeler sans cesse, rappeler avec
force que l'intelligence qui conçoit l'union de la raison et
de la foi doit continuellement travailler sur elle-même
pour la réaliser. Mais c'est là un idéal; en le poursuivant
on a échoué, ou s'est égaré. Que fait la littérature? ^ ous
le savez; pour s'épargner des frais d'invention , elle es-
saie de l'archaïsme. Vous la connaissez , cette littérature
sacrée de nom, profane de fait, qui de la religion ne sem-
ble comprendre que les légendes. On lui parlait des abus
de l'Église, elle les place au-dessus de ses bienfaits. Ce
(qu'elle aime de l'institution , c'est l'inquisition et l'ul-
tramontanisme. Les saints qu'elle recommande sont des
saints douteux du moyen âge, ou ces saints d'origine
claustrale, dont la Sorbonne, il y a cent cinquante ans,
aurait trouvé mauvais qu'on vînt l'entretenir. S'il y a
PRÉFACE. 41
quelque part des liturgies bizarres ou des symboles
hasardés, qui n'ont pas même été admis par rÉgiise , si
surtout il se rencontre des croyances excessives, des allé-
gories outi'ées, bien dépourvues de tout caractère évan-
gélique, bien empreintes du caractère des grossières ima-
ginations humaines , c'est là dans le culte de nos pères ce
qu'elle révère ou glorifie. Demandez-leur, à ces écrivains
d'un goût corrompu et dont l'orthodoxie n'est qu'un long
paradoxe , ce qui vaut mieux pour la religion du traité
de l'existence de Dieu de Fénelon ou des fables des Bol-
landistes, ils n'hésiteront pas; ce sont des gens qui trou-
vent Fleury suspect et ïillemont incrédule. Ils tiennent
à mettre le christianisme eu guerre avec le bon sens.
Je ne veux voir dans tout cela que de la mauvaise lit-
térature. Mais ne serai-je pas bien compris maintenant
si je répète qu'il mauque à la nouvelle école de littéra-
ture religieuse le sentiment de l'idéal chrétien?
Venons à de moins graves sujets. Un principe passe
pour avoir dominé ce pays-ci , et j'espère même qu'il y
domine toujours, quoi qu'il en semble : c'est l'égalité.
Ou sait apparemment ce que je veux dire. Si on l'avait
oublié, qu'on veuille bien relire une lettre jadis assez
fameuse de Jean-Jacques Rousseau à Christophe de Beau-
mont, on me comprendra. L'égalité, depuis un temps
>déjà long, avait pénétré et dans nos lois et dans nos
mœm-s. Mais, comme toutes les choses de ce monde,
elle ne s'établit pas sans quelque dommage. Dans une
société démocratique, non -seulement des distinctions
jadis éclatantes ou agréables s'effacent , mais il se ma-
nifeste des goûts et des habitudes qui manquent d'élé-
gance, surtout d'affectation d'élégance. L'uniformité
4.
H pr;éface.
d'éducation ne suit pas l'égalité des droits, même une
instruction pareille n'amène pas des mœurs semblables.
Des préjugés subversifs , des représailles grossières ac-
compagnent souvent une émancipation sociale; il peut
enfin se répandre dans les classes nouvellement affran-
chies un esprit impatient de toute supériorité et que
tour à tour l'ignorance ou l'envie soulève contre les
pouvoirs légitimes ou contre le mérite véritable. Mais
c'est la faute des hommes, ce n'est pas celle de l'é-
galité, c'est-à-dire de la justice. Il demeure vrai que
l'on peut concevoir une société où, sans qu'aucune
classification odieuse ou surannée soit maintenue, règne
la seule subordination légitime, celle que la loi établit
entre les magistrats et les individus, celle que la raison
fonde sur l'inégalité du mérite ou de l'éducation. Ce
n'est point un être chimérique qu'un citoyen soumis aux
lois , respectant à la fois ses droits et l'autorité , rendant
hommage de par la raison aux choses respectables , riant
des préjugés puérils , fuyant l'insolence , dédaignant l'en-
vie. C'est là le vrai citoyen de la société moderne et
d'un pays libre. A le former, à le rendre chaque jour
plus commun et plus imitable, devrait incessamment
travailler une littérature jalouse de répandre la lumière.
Tout au rebours, la littérature a subi une singulière
métamorphose; elle s'est faite aristocratique. Feuilletez
les livres, elle affectionne les titres, les armoiries, le
blason; elle préconise les manières de cour, l'imperti-
nence, la frivolité. Si dans un roman à la mode il y a
un bourgeois libéral , c'est à coup sûr un sot, probable-
ment un fripon. On y parle doctement de naissance et de
race; on appli((ue à l'espèce humaine des idées de stnd-
PREFACE. 43
book. Ce mot d'aristocratie , sans cesse employé dans les
livres du jour, n'y est plus jamais pris qu'en bonne part.
Chose étrange en vérité! réaction ridicule! Littérature
de parvenus !
On n'a pas su rester dans ce milieu si facile à tenir
entre un retour fantasque à de vieilles niaiseries et une
explosion de passions ou de préjugés niveleurs. On a
cessé de fixer le regard sm* cet idéal de l'honnête homme
et de l'homme sensé que nos pères avaient dans l'esprit
un certain jour qu'ils s'avisèrent d'une certaine déclara-
tion des droits.
Ces exemples (on en pourrait donner mille) suffi-
ront pour indiquer ce qui , suivant moi , manque à
la littérature du moment. Ces vains efforts pour refaire
de la raison avec des préjugés, de la religion avec des
légendes , de la société avec des abus , de la vérité avec
de l'erreur, ce n'est pas l'œuvre d'une fausse doctrine,
comme celle des publicistes de l'émigration; d'un fana-
tisme sincère, comme celui des hommes de 1815; d'une
passion vindicative, comme vous pouviez l'éprouver,
vous qui aviez senti le sang d'un père tomber goutte
à goutte sur vos tètes à travers les fentes du- plancher
d'un échafaud. ]Non, c'est lassitude et prétention d'es-
prit, c'est artifice ou mode d'une littérature qui cour-
tise les plus mesquines faiblesses d'un public blasé.
Les écrivains ont cessé de se croire une cause à défen-
dre , un but à atteindre. Ils s'appellent eux-mêmes de
purs artistes et se comparent au musicien qui ne veut
que plaire avec des sons. Ce qui n'est vrai que de quel-
ques poésies destinées uniquement à produire de douces
et vagues sensations , on l'applique à tous les emplois de
44 PREFACE.
la parole écrite, ne fût-ce que pour justifier la prétention
si commune au nom tentant de poète. Romancier, cri-
tique , historien , philosophe , tout le monde l'accepte ou
le brigue aujourd'hui, et sous prétexte de poésie la foi
dans les idées s'éteint ou s'énerve, et la raison fait place
à une sorte d'idolâtrie pour l'imagination , qui , malheu-
reusement, s'accorde très-bien avec les calculs de l'intérêt
privé, et transforme aisément le goût du luxe en amour
du beau.
Vous tous que le ciel a doués de la faculté merveilleuse
de rendre la pensée émouvante ou pittoresque, vous en-
core qu'un peu d'étude a formés à l'art, au difficile art
d'écrire, souvenez-vous que le talent oblige, et que vous
êtes comptables envers l'esprit humain de l'usage des
forces qui vous ont été données. Si autour de vous tout
s'abaisse , si l'amour du bien-être devient le mobile uni-
versel des actions des hommes , si la société tend à ne plus
estimer que des vertus économiques ou lucratives , ne
vous laissez pas entraîner ni séduire ; luttez contre le tor-
rent, et ne vous réduisez pas de gaieté de cœur au métier
de donneurs de divertissements ; songez à l'avenir qui, en
grande partie, sera ce que vous le ferez ; souvenez-vous
de cette noble cause de la dignité humaine que vos de-
A anciers ont mise dans le monde , et dont ils ont , par
d'immortels écrits, propagé autour d'eux l'intelligence et
l'amour. Les œuvres de pure imagination, les fantaisies
de l'art ne vous sont pas interdites ; mais que de temps
à autre une page, un mot du moins , un mot vienne at-
tester votre lidéHté aux grandes pensées qui relèvent
l'humanité. ]\c vous faites pas une fausse gloire de mé-
riter les arrêts sévères de Platon contre les poètes. Vous
PRÉFACE. 45
le savez bien, le génie, à suivre ses conseils, ne risque de
perdre ni l'éclat , ni la grâce. Son exemple est là pour
nous apprendre que le culte de la pensée, que l'amour
laborieux de la vérité, ne fait pas tomber une seule fleur
de la couronne de l'artiste, et que sur les lèvres des maî-
tres de la sagesse les abeilles de l'Hymette déposent leui-
miel le plus doux.
PASSÉ ET PRÉSENT.
DE LA JEUNESSE.
Nescio quid majus.
Properce.
(inédit. 1817.)
Que la jeunesse est une douce chose ! Les enfants la
désirent, les vieillards la regrettent, ceux qui l'accusent
l'envient et la voudi-aient retrouver au moment où ils s'en
plaignent. Rien ne la remplace quand on la perd, puis-
qu'elle n'exclut aucun bien. Elle est elle-même un bien
qui tient lieu de bonheur ; je voudrais qu'elle fût une ex-
cuse.
Cependant, comme de tant d'autres biens de ce monde,
ou en a médit, médit jusqu'à la calomnie. Mais on n'a pas
toujours eu tort d'en médire, elle valait trop pour qu'il
n'en fût point abusé. En somme, les éloges ont dépassé
les critiques; on l'a louée jusqu'à la flatterie. Les Grecs
ne l'adoraient-ils pas sous le nom de la déesse qui versait
l'ambroisie aux dieux?
•fe ne sais toutefois comment expliquer deux opinions
assez généralement répandues sur la jeunesse ; car elles
me semblent un peu contradictoires , ce qui arrive d'ail-
leurs assez souvent aux idées reçues. Ainsi il est convenu
iS PASSÉ ET PRÉSENT.
que ce temps de la vie est un âge d'étourderie et de légè-
reté , li\Té à tous les amusements du monde , à tous les
caprices de l'inconséquence, à toutes ces distractions ex-
térieures qui semblent inconciliables avec les sérieuses
pensées et les sentiments profonds. En même temps , il
n'est pas rare d'entendre représenter les jeunes gens
comme enthousiastes du beau , comme obsédés des idées
de grandeur indéfinie , de perfection imaginaire , comme
agités sans cesse d'un besoin de s'élever au-dessus des
frivolités ou des intérêts du présent pour réaliser un avenir
que seule garantit l'audace de leurs espérances. Ces deux
opinions qui paraissent se combattre seraient-elles vraies
à la fois? Cela se pourrait, si l'on veut bien ne pas les rendre
trop absolues. Il se pourrait que les jeunes gens fussent,
les uns légers et futiles , les autres enthousiastes et rê-
veurs. Il se pourrait même que beaucoup d'entre eux fus-
sent à la fois tout cela. Quand il s'agit de l'homme, les
opposés ne sont pas incompatibles, et ce qui se contredit
peut être absurde sans être invraisemblable. Dans la jeu-
nesse surtout, l'union des deux natures pourrait n'être
pas encore bien faite , l'esprit et le corps se disputant en-
core chacun leur part, et de la lutte naîtrait l'incohé-
rence. Jouet de ses sens, dupe de son esprit, l'homme a
plus d'une raison de n'être pas d'accord avec lui-même,
^lais à ses disparates naturelles, l'éducation et la société
en ont ajouté bien d'autres.
Comment s'ouvre la jeunesse des hommes? Quelles
circonstances la précèdent et l'amènent? A peine déli-
vrés des premiers soins dus à la première enfance, ils en-
trent au collège. Là, privés de la vue même des jouis-
sances du monde, ils n'en éprouvent, ils n'en conçoivent
DE LA JEUNESSE. 49
même pas le besoin ; voués à des occupations abstraites,
à des travaux qui ne produisent rien de positif ni de du-
rable que leui'S effets sur l'intelligence , les moins appli-
qués , les plus légers des écoliers sont poussés et retenus
constamment dans le monde de la réflexion, dans la
sphère des idées. Ils apprennent à penser pour penser,
à écrire pour écrire, sans autre but que de savoir penser
et écrire. Leur esprit est excité sans cesse , captivé plus
de douze heures par jour ; c'est trois ou quatre fois au-
tant que l'esprit de la plupart des gens du monde. Ainsi
se prend l'habitude d'une contention intellectuelle qui
n'est interrompue que par la violence momentanée des
exercices et des jeux. La vie d'un écolier un peu attentif
est aux trois quarts une vie spirituelle; il tombe dans
une sorte d'ascétisme littéraire. Le collège est un couvent
de novices dont il semble que la profession définitive soit
de parler et d'écrire sur ce que les autres ont pensé.
Mais tandis que notre intelligence, toujours en haleine,
s'y développe et s'y assouplit, notre cœur, qui n'a rien à
faire, est bien moins avancé qu'elle. Les passions sont ra-
res au collège; les sentiments de l'àme y sont rarement
excités; on y est peu encouragé à en montrer quand on en
éprouve. Maîtres et camarades n'aiment que l'égalité d'hu-
meur, une disposition uniforme, une sérénité constante.
Le mieux est d'y parler et d'y agir toujours de même avec
tout le monde ; c'est à ce prix qu'on est un bon élève et
un bon enfant. Les caprices de l'imagination n'y sont pas
plus encouragés que les émotions de l'àme. Les choses
mêmes qui dans les livres seraient de nature à nous tou-
cher, on nous habitue à les apprécier surtout avec notre
esprit. Des événements dramatiques, nous examinons s'ils
50 PASSÉ ET PRÉSENT.
sont bien racontés; des sentiments touchants, s'ils sont
bien rendus; des leçons morales, si elles sont bien dites.
L'expression nous importe beaucoup plus que le sens, et
ce qu'on cherche à former en nous , c'est moins la con-
science que le goût. J'ai longtemps traduit Sénèque sans
rechercher s'il avait raison; j'étais plus touché de ses an-
tithèses que de ses maximes, et si l'on m'eût demandé ce
qu'il faut penser de sa morale, j'aurais répondu : Le style
en est trop haché. Au collège, nous ne recueillons les pré-
ceptes qu'à titre de lieux communs, pour en faire usage
quand nous composerons en rhétorique.
Ces habitudes ne sont pas celles de la maison pater-
nelle. Là, l'éducation marche à peu près en sens inverse.
Les premières études y sont presque toujours tournées au
profit de l'instruction morale. Dès qu'on y lit les vies de
Plutarque, on s'intéresse aux hommes et aux choses. Les
enfants commencent par se passionner pour les héros et
pour les peuples. Combien n'en voit-on pas demander à
leurs parents lequel avait plus de courage d'Alexandre
ou de César, et déclarer nettement qu'ils préfèrent les
Spartiates aux Athéniens? Mais, avec le temps, on s'ha-
bitue à considérer l'historien plus que le héros. Quand
on avance dans ses études, les récits les plus instructifs,
les plus attachants, deviennent des thèmes pour la criti-
que; les parallèles ne sont plus que des occasions d'écrire
des phrases bi'illantes. On apprend la manière de louer
convenablement Aristide ou ïhémistode, et non de juger
lequel est le plus louable. C'était là une de ces grandes
(|uestions qu'un enfant traitait a\ec sa mère, quand elle
commençait à lui parler de la Grèce. On ne lui en dit plus
rien, quand il est tout près d'être un homme.
DE LA JEUNESSE. Si
Cependant le temps passe, la jeunesse arrive, et l'on
ne sait rien du vrai de la vie. On jette les yeux sur ce
monde où l'on est au moment d'entrer; on ne le conuait
pas; intérêts et passions, tout est nouveau, tout est obs-
cur. Il faudra bientôt faire ou sentir ce que jusque-là on
n'a su que lire , conter ou peindre. La rhétorique , on
s'en doute d'avance, n'est point la science du monde, et
l'art d'écrire correctement est pour la conduite le moindre
des arts. Et cependant où puiser ailleurs que dans ce
qu'on sait la notion de ce qu'on ignore? Que faire, sinon
se rappeler tout ce qu'on a lu, comparer les exemples que
fournit l'histoire, les maximes cju'enseigne la philosophie?
Il faut absolument de tout cela se composer , tant bien
que mal , un système et comme une expérience anticipée.
• 11 faut se mettre en voyage avec cette carte qu'on s'est
faite d'un pays qu'on n'a point "vii. Mais ordinairement
c'est une carte détachée du monde connu des anciens,
avec une foule de terrœ incognkœ, et leur géographie n'est
pas la nôtre.
Les livres de morale donnent les principes dans une
simplicité qui plait , dégagés de toutes circonstances par-
ticulières, de toute difficulté qui les obscurcisse, de
tout ce qui peut en rendre l'application douteuse ou ma-
laisée. On vous dit , par exemple , qu'il faut savoir se
vaincre, c'est-à-dire qu'il faut faire triompher un senti-
ment sur un autre ; mais entre des sentiments divers et
mêlés, lequel choisir, auquel donner la préférence? Faut-il
vaincre le désir au profit de la crainte, l'orgueil dans l'in-
térêt de la faiblesse, la mollesse pour satisfaire à la colère?
Ne faut-il pas craindre d'être patient par indolence, gé-
néreux par vanité, prudent pai* timidité , com*ageux par
52 PASSE ET PRÉSENT.
vengeance? Tout est compliqué dans ce qu'on éprouve;
et ce n'est pas la morale des livres, c'est le discernement
naturel dans la conscience qui nous enseigne le chemin
qu'il faut suivre. Les préceptes sont vagues de leur na-
ture ; absolus et abstraits, ils ne peuvent servir de règles
pratiques, si le bon sens ne les juge et ne les concilie; or,
le bon sens ne se forme que par l'expérience; il lui faut
du temps.
L'histoire aussi ne nous présente les héros que comme
la philosophie ses maximes. Dégagés de mille circon-
stances personnelles , ramenés à leurs traits généraux ,
placés dans le vide, ils nous apparaissent sous un jour
infidèle ; il semble que pour les imiter il suffise de le vou-
loir, et qu'il soit aisé d'égaler ce qu'il est si facile de con-
cevoir et de peindre. Ou ne se représente pas exactement
sous quel fardeau de préjugés, de faiblesses, de passions,
dans quel dédale d'objections, de tentations et de résis-
tances, ils ont dû se mouvoir et marcher. Eux aussi, ils
sont une pure abstraction, comme la sagesse philosophi-
que. Essayez donc de vous conduire dans le monde sans
autre appui que les conseils de celle-ci, et avec la préten-
tion de pratiquer les vertus historiques!
Ce serait là une morale toute d'imagination; elle pour-
l'ait se soutenir par l'enthousiasme, si l'enthousiasme pou-
vait durer. Qu'elle séduise, cela se comprend; elle vient
d'une haute origine, elle semble destinée à réaliser une
beauté , une perfection qui convient à des esprits encore
tout pleins des images poétiques de l'antiquité. Si donc
au sortir du collège nous nous mettons à réfiéchir sur le
but de la vie, sur les principes de la conduite, si nous ne
nous contentons pas de marcher au hasard et de suivre
DE LA JEUNESSE. 53
le vent de nos impressions passagères, si enfin nous som-
mes assez sérieux pour nous poser une règle, le souvenir
de nos études ne nous permet de lui donner qu'un nom,
c'est la vertu ; et comme on nous a dit qu'il faut une fai-
blesse au cœur de l'homme, auprès delà veitu nous met-
tons la gloire, et nous nous croyons quittes envers l'hu-
manité. Par malheur, le monde a peu à faire de la gloire
ni de la vertu. Pour lui, ces deux mots sont remplacés
par d'autres moins brillants , une bonne conduite et l'es-
time des honnêtes gens.
Dans les sociétés actuelles, d'innombrables liens gênent
l'action des grandes qualités. Ces liens, tout faibles qu'ils
sont, tirent de leur nombre une certaine force ; celui qui
voudrait les briser pour ne suivre que l'instinct d'une
àme exaltée pourrait bien ressembler au géant Gulliver,
quand il prétend se lever, et se sent invinciblement retenu
par les fils déliés que des pygraées ont attachés a chacun
de ses cheveux. Dans les sciences physiques , il arrive
souvent cpie, sans beaucoup examiner eu eux-mêmes les
phénomènes, ou se borne a les mesurer, et par suite à les
prévoir au moyen seulement du calcul. On les sépare
alors de toutes les circonstances pai'ticulières , de toutes
leurs limitations matérielles, et on eu traduit l'expression
dans une langue infiniment simple , qui semble donner
des résultats plus exacts. Mais cette précision est trop
grande pour être fidèle. Ainsi la vitesse calculée de la
chute des corps n'est pas conforme à la vitesse observée.
C'est que dans le calcul on fait abstraction de la ré?istance
que l'air oppose a la pesanteur. De même quand on cal-
cule les lois morales du monde, on peut simplifier trop la
vie, on omet les résistances et les frottements , on oublie
5.
oi PASSÉ ET PRÉSENT.
que dans cette science aussi il ne faut arriver à la théorie
que par l'observation.
Comment demander aux jeunes gens de se plier à cela?
Ils aiment mieux supposer les choses que les observer.
Habitués à n'en croire que les conceptions de l'esprit,
ils se préoccupent de lois imaginaires, ils ne veulent trou-
ver ici-bas que de hautes vertus à étaler , que de nobles
combats à rendre. Ils se croient uniquement nés pour ce
qui est grand , et , ne rencontrant rien de grand à faire ,
ils s'étonnent et se découragent. Toutes les situations où
le sort commun nous place sont hérissées d'obligations
assez mesquines, mais cependant importantes; la société
exige des ménagements, commande des égards. Rien n'est
simple, et même sur les scènes les plus élevées, dans l'or-
dre politique, par exemple, peu de positions sont assez
hautes pour être indépendantes. Il est rare que l'àme n'y
puisse prendre conseil que d'elle-même; c'est un privi-
lège dévolu seulement à quelques êtres supérieurs. Il
n'appartient qu'aux Alexandre de couper le nœud gor-
dien.
Il eu coûte d'abord de se ranger à la condition ordi-
naire. On tient pour commun à tous le droit de se distin-
guer de tous. On le réclame avec confiance, on s'indigne
contre l'injustice qui le refuse à qui veut en user. On at-
taque, on nie, comme des opinions de convention, toutes
les nécessités de l'existence sociale. Si l'on se soumet pro-
visoirement dans la pratique, car on est rarement assez
fort pour agir comme on pense, on proteste au fond du
cœur; le sentiment résiste à défaut de l'action; il s'in-
surge moralement contre la société qui ne s'en doute seu-
lement pas. En vain va-t-on jusqu'à la braver en pa-
DE LA JEUNESSE. 35
rôles, elle est habituée à ne pas mettre grande importance
à ce qu'on dit; elle tient les opinions extraordinaires pour
des jeux d'esprit, les protestations contre ses usages pour
des chimères, et ne conçoit rien a ce ton de révolté qu'on
prend avec elle, n'ayant aucune conscience qu'elle soit
oppressi\e. Elle ne sait pas quel effort on a fait pour lui
rompre en visière, quel poids on croit avoir soulevé, quel
pouvoir on pense avoir bravé. Communément elle ne songe
pas même à réprimer d'aussi faibles rebelles. >e soup-
çonnant jamais une conviction profonde , elle n'oppose
point de résistance sérieuse ; elle continue sans répondre.
Pour nous, ses préjugés nous apparaissent comme des en-
nemis, nous nous évertuons à les combattre. Mais, sem-
blables à des ombres, ils ne se défendent point. Ils rap-
pellent ce géant de l'Ailoste qui reçoit gaiement les coups
redoublés d'un chevalier armé de toutes pièces, et qui,
lorsqu'on le croit abattu, va ramasser sa tète en éclatant
de rii-e.
Le poète dit que le chevalier était fort impatienté. Au-
tant nous en arrive ; cette indifférence opiniâtre de la so-
ciété nous dépite; nous tenons a tout, elle a l'air de ne
se soucier de rien. Lassés bientôt d'une lutte inutile,
d'une activité sans fruit, nous quittons l'attaque pour la
défensive , et nous voilà en neutralité armée contre les
idées reçues. Il faut cependant s'accommoder peu à peu
d'une situation qui se prolonge. L'action de l'opinion gé-
nérale est lente, insensible, mais toute-puissante. La so-
ciété nous discipline à la longue , nous entrons dans ses
rangs ; alignés par elle, nous ne songeons plus à en sortir,
et voilà comme tout le monde se ressemble.
Ces premières erreurs de la jeunesse me paraissent ex-
56 PASSÉ' ET PRÉSENT.
pliquer tous ses torts. Peut-être ne la reudraient-elles pas
incapable d'un noble effort, d'un beau dévouement. Elles
pourraient satisfaire à quelqu'une de ces circonstances où
l'enthousiasme est à sa place. On serait trop heureux si
l'on pouvait se tirer de tout avec de l'héroïsme. Ce qu'il
faut dans le monde, c'est une patience toujours présente,
c'est une tenue de caractère qui dépense son énergie en
détail et ne la prodigue jamais, c'est une persévérance
sans éclat que rien ne rebute ni ne lasse, c'est la force de
résister aux contrariétés, de surmonter les embarras , de
ménager à la fois ses intérêts et les convenances ; c'est le
courage des petites choses.
Au début de la vie on fait trop ou trop peu. Trop,
parce qu'on s'exagère des riens et qu'on veut déployer
toutes les puissances de son âme dans de médiocres oc-
casions ; plus souvent trop peu , parce qu'on dédaigne les
circonstances usuelles et qu'on les juge indignes de cette
force surabondante qui ne trouve pas d'emploi, de ces
qualités brillantes qu'on s'attribue et dont on ne sait que
faire. Ainsi l'on s'accoutume à prendre en mépris la vie
commune. On en néglige les soins, les devoirs même,
comme inférieurs à ce ([u'on vaut, et l'orgueil conduit à
mille faiblesses. Ou néglige des vertus qui ne seraient
pas admirées ; l'on reste en deçà du bien praticable pour
avoir recherché le bien idéal. Il ne faut pas, en effet,
trop mépriser ce monde si l'on veut valoir autant que
lui; autrement on linit par s'abandonner aux frivo-
lités dont il e^ rempli. Satisfait de cette activité stérile
([u'il autorise, ou abandonne le gouvernement de sou
àme. On vil au hasard, attendant le jour, qui ne vient
pas , où le champ s'ouvrira pour un noble essor. Au
DE LA JEUNESSE. 57
milieu des distractions et quelquefois des fautes, l'âge
fuit, les belles années se perdent, la vie se gaspille sans
qu'on renonce à la pensée de l'honorer mieux , sans
qu'on dépose cette espérance d'un beau jour lointain
qui viendi'a tout racheter; car l'espérance dure autant
que la jeunesse.
11 est vrai qu'elles décroissent ensemble. Avec le temps
cet enthousiasme, resté oisif dans l'àme, s'affaiblit et s'é-
teint ; l'homme refroidi se résigne à cette existence pro-
visoire , à ses défauts , à ses misères , qu'il ne relève
plus par aucune illusion sur lui-même et sur l'avenir;
heureux si, revenant à la vérité qui calme, il revient
à la raison qui fait le bien de sang-froid. Mais je n'ose le
suivre dans la route de la vie, ma vue ne s'étend pas si
loin devant moi.
Je ne voulais qu'appeler l'indulgence sur les fautes de
la jeunesse. On les pardonnera plus aisément si l'on re-
marque qu'elles sont accompagnées souvent, amenées
même quelquefois par une idée excessive et chimérique
de la vertu. Il faut excuser des enfants qui sortent,
pour ainsi dire , de la société des Grecs et des Romains ,
s'ils demandent aux temps modernes un peu de gran-
deur. Entre eux et le monde, le malentendu est naturel.
Ils risquent d'être en dissonance avec ce qui les entoure.
Ne se trouvera-t-il pas quelque bonne àme pour leur répé-
ter ce qu'on disait à cet acteur célèbre qui le premier a re-
produit parmi nous toute la beauté du costume antique?
Le jour qu'il descendit sur le théâtre avec la toge ro-
maine , ses amis l'entourèrent avec inquiétude : « Preuds-
y garde, lui disaient-ils, tu as l'air d'une statue. »
Cette illusion que l'histoire fait à la jeunesse sur les
58 PASSÉ ET PRÉSENT.
choses sociales, les romans retendent à d'autres ob-
jets. Ils représentent la vie dans un singulier état d'ab-
straction. Des événements étranges y sont donnés comme
Yraisemblables , les exceptions comme fréquentes , les
singularités comme faciles. On y exagère souvent les
maux et les revers, mais on y peint en beau la liberté
de vouloir et d'agir. Les sentiments y exercent un em-
pire illimité; l'imagination y gouverne la conduite. Je
ne recherche pas s'il serait bon d'écouter toujours le
sentiment et l'imagination; je dis seulement que cela
n'est pas aisé , et que les choses sont arrangées de façon
dans la nature et dans la société qu'il ne suffit pas de le
vouloir pour mener la vie romanesque. C'est une fiction
à laquelle la réalité résiste de toutes parts. Il faudrait un
bouleversement dans l'ordre établi pour que la plupart
des romans fussent possibles. Je ne leur fais ici qu'un
reproche, c'est de nous tromper.
Le goût de la guerre vient de la même source que le
goût des romans : c'est à beaucoup d'égards une vie ro-
manesque que la vie militaire. Là, le joug des petites
contraintes est brisé; on est délivré d'ime foule de bien-
séances ou de ménagements. Lne résolution forte , celle
du sacrifice de la vie , peut s'y renouveler à tous les in-
stants. L'àme est jetée hors des sentiments médiocres;
elle peut faire emploi de toute son énergie. Et encore
il y a bien des moments soustraits à l'héroïsme. Tout
ne se borne pas aux émotions du champ de bataille;
chaque jour a des difficultés qui ne sont pas empor-
tées d'enthousiasme comme une redoute. La marche,
la nourriture, la santé exigent mille efforts, impo-
sent mille soins qui n'exaltent point l'imagination. 11
DE LA JEUNESSE. 59
faut une fermeté de tous les instants , plus difficile et
moins récompensée que ces accès d'intrépidité d'une àme
sensible à la gloire. On admire les soldats à la tranchée ;
on oublie ceux qui meurent sur un chemin, dans un
fossé. Yauvenargues dit de belles choses là-dessus , lors-
qu'il propose pour exemple au philosophe stoïcien une
sentinelle en temps de guerre par une nuit glacée.
Dans les temps de troubles civils, ces temps éminem-
ment historiques, où les barrières sociales rompues ou
renversées laissent le champ libre aux passions extraor-
dinaires, une âme encore forte de jeunesse et d'espé-
rance devrait au moins ne relever que d'elle-même et
développer librement les ressources que Dieu lui donna.
Ce sont là , il le semble , des circonstances où tout est
permis, même les vertus héroïques. Et, sans doute,
pendant la Révolution, il s'est manifesté bien des cou-
rages inattendus. Des caractères formés dans la molle
inaction du règne de Louis X^ se sont découvert de
grandes ressources d'énergie et de dévouement. Tel qui
n'avait pas la foi du confesseur s'est trouvé la fermeté
du martyr. Mais alors même qui pourrait affirmer que
la magnanimité ait toujours eu sa liberté d'action? Les
motifs secondaires , les obligations domestiques , les con-
sidérations de famille se mêlent, en dépit qu'on en ait,
aux inspirations du patriotisme , aux passions publiques.
Un secret qu'il faut taire , une personne qu'il faut sau-
ver, une réputation à ménager, une faute à dissimuler,
que de circonstances peuvent entra\er les grands élans
de l'âme ! On n'est pas toujours maître de se dévouer, et
ne meurt pas qui veut.
Mais écartons les hypothèses et les exceptions; ne
60 PASSÉ ET PRÉSENT.
cherchons pas des remèdes pour les cas rares, revenons
aux chances ordinaires de la vie. La destinée de tout le
monde est la nôtre, et c'est elle seule qui nous donne à
réfléchir. C'est contre ce dégoût du train commun des
choses que nous voudrions prémunir la jeunesse ; c'est
contre cette erreur dédaigneuse qui l'entraîne à regarder
l'existence de tous les jours comme un vain remplissage ,
indigne d'effort et d'attention. De là naissent bien des
écarts, des désordres même, encouragés ou du moins
palliés par l'amour même du bien. On se croit excusé
par ce culte intérieur de la beauté morale auquel l'ima-
gination ne renonce pas , et l'on abandonne sa vie aux
suggestions de la faiblesse et de roisiv€té. On pense que
des vertus de droit suppléent des vertus de fait. L'exal-
tation de l'esprit engendre quelquefois l'indifférence du
cœur, et peut se concilier avec l'insensibilité de l'é-
goisme.
Cléon avait dès ses premières années donné de grandes
espérances; élevé avec soin, même avec éclat, il sem-
blait prêt à les réaliser. Entré dans le monde fort jeune,
prévenu de l'idée qu'une haute destinée l'attendait, il s^e
liuura que ses obligations n'étaient pas celles des autres,
et que ses vertus devaient avoir un caractère de gran-
deur et de rareté. 11 ennoblit donc toutes ses pensées; il
se fit une morale élevée, mais abstraite, et se plaça par
la pensée dans une sphère intellectuelle où la vertu ne
devait être servie que par le génie. C'est les yeux fixés
sur ce monde imaginaire qu'il fit ses premiers pas dans
la société. A peine daignait-il quelquefois abaisser ses
regards sur les soins et les efforts vulgaires de ses sem-
blables, tout cela lui paraissait trop aisé; et, quoique
DE LA JEUNESSE. 61
sa vie fût à peu près pareille à la leur, c'était par des
motifs d'un autre ordre cfu'il se décidait , il avait des
raisons différentes pour faire les mêmes choses. Jusque-
là cependant il n'en résultait rien qu'une roideur mysté-
rieuse dans ses manières , et son dédain se cachait der-
rière un silence dont on faisait un mérite à sa jeunesse.
Mais son imafiination toujours active succomhait par
intervalles. On ne peut éternellement se passionner pour
des rêveries. Las de cette sorte de tension intellec-
tuelle , il sentit que ses propres conceptions ne lui suffi-
saient plus. Son cœur, agité de besoins nouveaux , cher-
chait au dehors de plus réelles émotions. Il fut amoureux.
Toutes ses pensées antérieures lui parurent aussitôt des
songes ; il crut avoir trouvé la vérité. Celle qu'il aimait
réalisait pour lui toutes ses idées confuses de beauté et
de perfection. L'amour qui pénétrait dans son àme par
l'imagination devint le centre où aboutissaient, comme
autant de rayons, tant de nobles désirs, tant de vagues
espérances. Il lui parut que le beau idéal avait une exis-
tence ; la promesse de Platon était accomplie , l'objet du
merveilleux anwur était trouvé.
Charmé, enorgueilli, il sentit le besoin d'élever tout
son être à la hauteur de son amour. Tout lui parut ac-
cessible, puisqu'il avait été capable d'aimer ainsi. Il
n'est point de succès qu'il ne se promit , qu'il ne récla-
mât comme à lui , puisqu'il aimait. L'image gravée dans
son cœur devenait pour lui ce que la muse est pour le
poète. Quelque carrière qu'il choisit, il se figurait que la
palme lui était assurée ; il mesurait et ses talents et ses
vertus sur cette grandeur particulière à un sentiment
exclusif et passionne, fl se sentait comme une puissance
I. " c,
62 PASSÉ ET PRÉSEiNT.
illimitée qui ne redoutait aucune tentative; mais il ne
tentait rien.
Dans cette inaction volontaire , persuadé qu'il sortirait
du repos quand il voudrait , indifférent aux heures per-
dues jusqu'au jour où il jugerait à propos d'agir enfin , il
se contentait de pouvoir ; et , peu impatient d'entrepren-
dre, il regardait à peine autour de lui. Sa vie était
comme une extase éternelle. ^lais un sentiment non par-
tagé accable à la fin le cœur qu'il soutenait d'abord. Il
faut sortir d'ivresse , il faut éprouver la réalité de tant
de confuses espérances, il faut du moins se montrer digne
de celle qu'on aime. Cléon songea enfin à quitter les lan-
gueurs d'une supériorité oisive , et réclama de lui-même
l'effet des promesses de son amour ou de son orgueil.
Autrefois il eût fait la guerre; dans ce temps-ci il n'y
a d'autre exploit possible que le travail d'esprit. Il com-
mença donc quelques études, il fit quelques efforts,
mais il ne savait trop dans quel but; en cela aussi il lui
manquait de la détermination et du positif. L'esprit ne
suffit pas même pour écrire, il faut une volonté arrêtée.
Il hésita, il tâtonna; mais, incapable de persistance, il
s'arrêta bientôt. Soutenu uniquement par une présomp-
tion vague, il faiblit. Cette force irrésistible n'était
f[u'une orgueilleuse impuissance. L'amour, en se mêlant
à toutes ses pensées , avait tout exagéré pour lui. Cou-
rage, vertu, génie, tout cela n'était que de l'amour, et
sa vanité s'y était facilement méprise. Étonné et décou-
ragé, il accusa cet amour sans espoir; il ne se dit plus
qu'il fallait agir pour être aimé, mais être aimé pour
agir. Il se trompa, car l'amour heureux, comme tous les
bonheurs du monde, doit être paresseux et stérile. Il
DE LA JEUNESSE. 63
fallut bien s'avouer enfin qu'une contemplation rêveuse
ne produit rien que de vain comme elle , et que la condi-
tion de la vertu aussi bien que du génie, c'est la patience
dans l'action. Or, c'est à quoi Cléon était parfaitement
inhabile. Ne sachant ni se fixer ni se contraindre, il
avait comme perdu la faculté de concentrer ses forces. Il
entreprit peu et n'accomplit rien. Il lui restait un parti à
prendre, celui de faire comme tout le monde. Mais, soit
amour-propre , soit faiblesse, il ne sut point rentrer dans
la voie étroite, épineuse et courte que la société nous a
tracée. Il continua de se croire une exception , malheur
grave pour qui n'est pas une supériorité. Il s'obstina à
négliger l'opinion , à décliner le commun jugement ; il fit
sentir à qui l'approchait un dédain que ne justifiait au-
cun succès brillant. Sou ton était sec, son langage
amer. Il se jouait de tous les sentiments naturels , rail-
lait toutes les croyances , prenait pitié de tous les scru-
pules, insultait à toutes les idées reçues. Rien n'échap-
pait à son ironie, rien ne la faisait excuser. Il semblait
défier la malveillance qui répondit à l'appel. Il s'en trou-
bla peu, et redoubla de mépris. Puis, après tant d'illu-
sions qui pouvaient venir d'un cœur noble et bon, il
s'endurcit par souffrance et se dessécha par calcul. 11
n'eut bientôt de sensible que l'amour-propre ; et, ne pré-
tendant qu'à la possibilité du succès , non au succès lui-
même , il lui fallut s'entendre contester cette dernière et
futile prétention. C'était le seul reproche qui le touchât,
et qui pût lui inspirer parfois des regrets sur lui-même;
car il ne cessa pas de tout imputer à la société , rien à sa
nature. Il devint sur tout le reste insouciant, il disait,
lui, désespéré. En définitive, il s'ennuya; pour n'avoir
64 PASSE ET PRESENT.
pas su être bon, il ne fut pas heureux. Haï, quoique
mal connu , souffrant , quoique insensible , il traversa le
monde en le blessant ; il froissa les autres sans parvenir
au triste honneur de les humilier; il mourut jeune, mais
cependant ayant assez vécu pour décevoir jusqu'à la
dernière espérance et tai'ir d'avance jusqu'au dernier
l'egret.
Une telle destinée n'est possible que de nos jours. Que
ceux qui commencent la vie y réfléchissent ; qu'ils s'at-
tachent , avant de se décider, à bien connaître ce que
leurs forces , ce que leur temps comportent. >e vous ob-
stinez pas à poursuivre un je ne sais quvï pins grand que
vous-même ou que votre époque ; ou, si vous voulez ab-
solument chercher quelque chose de grand , sachez quoi.
SLR
LA SITUATION DU GOUVERNEMENT'.
(inédit, 1818.)
«Le présent est gi'os de l'avenir, » a dit Leibnitz. Cette
pensée , si elle est vraie , doit être une vgrité générale ,
constante , perpétuellement applicable , puisque nous ne
pouvons guère concevoir une existence sans durée , en
d'autres termes, sans présent et sans avenir. Le moment
actuel contient toujours en germe le moment futur, qui
lui-même recèle celui qui le doit suivre. Le temps n'est
ainsi qu'une série d'instants successivement produits et
producteurs. Mais dans cette filiation des instants , ou
1 Je n'aurais peut-être pas publié ce morceau, péniblement écrit et
qui ue contient plus rien de neuf, s'il ne me rappelait le" résultat spon-
tané demies premières réflexions sur la Révolution et sur mon temps.
On voudra bien se souvenir qu'alors aucune des plus célèbres histoires
de la Révolution n'avait paru. Ce grand événement n'avait guère été
jugé qu'au point de vue des girondins ou à celui des royalistes. L'ou-
vrage même de madame de Staël était encore inédit ; ce fut le spectacle
seul de la société qui me suggéra tout ce qu'on va lire. Cela fut écrit
au commencement de la dernière année du premier ministère du duc
de Richelieu.
66 PASSÉ ET PRÉSENT.
plutôt des faits qui les remplissent , comme dans les races
humaines, aucune génération n'est étrangère à celle qui
l'a précédée. Le présent participe du passé, et, à son tour,
il réagira sur l'avenir.
Les époques , les années , en se succédant , se lèguent
donc les unes aux autres certaines ressemblances; mais,
dans leur progression que rien n'arrête, elles s'éloignent
pai" degrés du caractère primitif , et si Ion rapproche l'é-
poque récente d'une époque son ancêtre, les traces de pa-
renté ne se laissent pas toujours apercevoir, et les siècles
changent peu à peu de physionomie.
Les époques, alternativement effet et cause, forment
une grande chaîne dont les anneaux ne peuvent être iso-
lés. Cependant, parmi les siècles, les uns paraissent plus
particulièrement appelés à être causes , les autres résul-
tats. Je sais que ces derniers renferment en eux le prin-
cipe d'un âge nouveau ; je sais qu'ils ne donnent jamais
du définitif; le résultat final de l'histoire de l'espèce hu-
maine est une grande dette idéale dont l'échéance , qui
semble toujours prochaine , est incessamment et indéfi-
niment ajournée; mais on peut dire qu'à divers inter-
valles le destin nous donne des à-compte dont la briè-
veté de notre existence nous fait une loi de nous con-
tenter.
An nombre des siècles prépai'ateurs a sans doute été le
siècle dernier; ce fut le temps d'une grande tentative. Le
temps où nous vivons devrait être un effet , et il serait
désirable qu'il fût digne d'avoir été un but.
Ce désir n'est pas insensé, cette espérance est plausi-
ble. Je dirais plus, si l'infaillible convenait aux choses de
ce monde. Toutefois, ce que nous espérons peut être plus
SUR LA SITUATION DU GOUVERNEMENT. 67
ou moins retardé ; de nous dépend la durée du délai ;
ainsi l'œuvre des hommes doit être à présent de l'abré-
ger le plus possible ; et tel est le devoir spécial de la phi-
losophie, heureuse si la puissance daignait l'y aider !
Le dernier siècle, tant attaqué, tant loué, héritier des
travaux et des lumières de son prédécesseur, s'est trouvé
le droit et la force de juger le passé et le siècle même qui
lui avait' préparé le terrain , en se chargeant de rassem-
bler pour lui les matériaux et de créer les instruments.
De là cet esprit de critique qui se porta sur tous les ob-
jets : toutes les crojances furent citées au tribunal de la
raison nouvelle , et sommées de rendre compte d'elles-
mêmes. Presqu'aucune ne satisfit son juge inexorable ,
presque toutes sortirent de ce procès, frappées d'un ai'rêt
sans appel et marquées du titre infamant de préjugés.
Ces préjugés, ou, si l'on veut, ces opinions, quoiqu'el-
les cessassent d'avoir leurs racines dans l'esprit général,
étaient reçues et consacrées; la plupart demeuraient réa-
lisées dans les institutions, ou plutôt dans les usages. Eu
attaquant leur valeur morale, la philosophie ne pouvait
manquer, pour être conséquente , de porter atteinte aux
formes de leur existence positive, et, quoique plus réser-
vée ou plus timide dans ce genre d'agression, elle ébranla
peu à peu les préjugés constitués, elle mit peu à peu en
péril tout cet assemblage fortuit de coutumes et de lois
dont ou n'a essayé de faire un système que depuis qu'il
a été brisé.
Ces préjugés (il faut me passer ce mot , qui peut se dé-
finir : opinion reçue sans examen), ces préjugés n'étaient
au fond que la théorie non raisonnée de certains intérêts
très-réels. Ils avaient pour eux la sanction du temps ,
68 PASSÉ ET PRÉSENT.
l'autorité de l'habitude, l'aTantage d'exister. Ils durent
faire une vive et forte résistance; attaqués à titre d'ab-
surdes, ils durent être défendus par l'orgueil, que ce mot
blessa. Le pouvoir paraissait jaloux de leur conservation;
ils furent donc soutenus par les amis du pouvoir. 11
était dur pour bien du monde d'abjurer tant de choses à
la fois. Ce qui retient le plus les hommes, c'est leur passé;
s'ils avaient plus souvent ou la force, ou la faiblesse
d'y renoncer, l'inconstance humaine multiplierait bien
plus encore que nous n'en avons l'idée les conversions et
les apostasies.
Quoi qu'il eu soit , routine, expérience, intérêt , amour-
propre , se réunirent pour défendre le domaine des doc-
trines existantes contre l'invasion des doctrines novatri-
ces. La lutte fut vive, mais inégale; les préjugés, qui ne
s'attendaient pas à l'attaque , ne se trouvèrent que des
armes usées et hors de ser^ice. Ils produisirent contre
l'esprit philosophique les vieux raisonnements qu'ils au-
raient pu s'opposer entre eux. Ils arguaient d'eux-mêmes
pour se prouver. Comment auraient-ils pu comprendre
seulement les objections de leurs adversaires? il aurait
fallu qu'ils pussent se juger, s'élever ainsi au-dessus
d'eux-mêmes, c'est-à-dire changer de nature; pour se
sauver, il leur aurait fallu se transformer.
.le me bâte, de peur qu'on ne m'accuse de faire l'apo-
logie de la philosophie du dix-huitième siècle. Si les opi-
nions reçues furent défendues avec superstition, elles fu-
rent attaquées avec violence. Les agresseurs eurent sou-
vent, il est vrai , l'esprit pour eux ; mais, aveugles comme
la révolte, dédaigneux comme le plus fort, impitoyables
comme la victoire , ils ne surent rien épargner. Depuis
SUR LA SITUATION DU GOUVEILNEMENT. 69
l'erreur la plus grave jusqu'à la plus frivole, tout fut
poursuivi à outi-ance, avec une aniraosité obstinée et mi-
nutieuse. Les plaintes, les réclamations les plus justes,
ne furent accueillies que pai" le mépris, l'ironie, l'injiu-e.
On contestait aux adversaires jusqu'à leur conviction ,
on leur disputait jusqu'au modeste avantage de la bonne
foi dans l'erreur; on les accusait d'être crédules, et on
leur refusait d'être sincères.
Tout tend à la réalité parmi les hommes. La société,
quand des idées sont jetées dans son sein, les rend domi-
natrices. Les puissances intellectuelles ne tardent pas à se
mettre au rang des puissances de la terre. Aussi la philo-
sophie fut-elle bientôt une autorité; en même temps le
pouvoir réel perdit chaque jour de sa force. Effrayé des
conquêtes que l'opinion faisait sur lui , il essaya de la
combattre, et, lorsque, reconnaissant son infériorité, il
tenta de faire alliance avec l'opinion victorieuse, cette al-
liance fut maladroite et tardive. Le vainqueur déjà n'était
plus maître de la victoire. Il ne dominait plus son armée ;
ce fut l'armée, et non ses chefs, qui profita et abusa du
succès. Aucun pouvon, aucune force ne tint devant elle.
Entraînés par des routes diverses dans un même abime,
le vainqueur et le vaincu périrent, et le monde de la
conquête fut livré aux soldats d'Alexandre.
D'autres peindront ces jours de désordre où le meurtre
fut décrété au nom de l'humanité, ou la barbarie semblait
renaître au nom des lumières. On peut dire que ce temps
de notre histoire n'a pas été bien jugé, ni même bien
connu. L'erreur, le ressentiment, le regret, les vertus
mêmes nuisaient à la libre appréciation d'une époque
qui a tout compromis et tout confondu. On n'ose pas
70 PASSÉ ET PRÉSENT.
même en parler de sang-froid; il n'y aurait pas sûreté
d'être vrai en la décrivant. Espérons qu'un jour quelque
esprit élevé et clairvoyant saura expliquer l'apparente
contradiction d'un siècle civilisé et d'une crise barbare,
montrer que l'une ne dépose pas contre l'autre, et que la
raison est aux excès de 1793 comme l'Évangile à la Saint-
Barthélémy. Cette tâche serait longue, elle dépasserait les
limites que nous nous sommes tracées.
Sortie à peine des convulsions de la terreur, longtemps
comprimée par l'anarchie, le premier usage que l'opinion
parut faire de sa liberté fut de s'en plaindi'e. Trompée un
moment , elle sévit contre les doctrines auxquelles elle
devait le droit de parler et presque d'exister. Des souf-
frances trop récentes égaraient la raison même. La
réaction fut d'autant plus vive que tous les sentiments
nobles du cœur, la générosité, la pitié, le dévouement,
l'indépendance même du caractère , semblaient autoriser
un retour à des traditions de servitude. Une expérience
trop douloureuse pour avoir été comprise paraissait un
argument irrésistible. L'esprit d'ailleurs vint au secours
du sentiment pour lui fournir des raisons. Alors parurent
ces apologies timides d'abord des siècles passés, des ins-
titutions et des croyances détruites ; alors se montrèrent
plus hardiment ces théories singulières où la métaphysi-
que la plus hasardée érigeait les préjugés eu systèmes, et
supposait une doctrine là où il n'y avait eu que des ha-
sards. Alors on prétendit démontrer philosophiquement
l'avantage des idées non philosophiques ; on enseigna l'a-
veuglement , on démontra l'ignorance ; on oublia que
c'était dénaturer certaines idées que les mettre en argu-
ments , et les détriùie que les dénaturer ; on oublia que
SUR LA SITUATION DU GOU\ŒRNEMENT. 71
certaines institutions ne sont guère possibles qu'autant
qu'elles existent. L'oppression de l'intelligence n'est pas
un théorème à démontrer, mais un fait à subir.
Contre cette opinion un peu factice, qui réprouvait si
hardiment les efforts récents de l'esprit humain, luttait
sans doute une opinion contraire ; mais celle-ci ne sem-
blait que la défense de quelques intérêts compromis, l'au-
tre avait pour elle des sentiments offensés , elle avait
meilleure grâce , et recrutait habilement toutes les affec-
tions douces ou nobles du cœur; bientôt elle devint une
mode qui , servant du même coup la double prétention à
la sensibilité et au dédain, satisfit admirablement la va-
nité.
Sous prétexte de rappeler les hommes des vertus géné-
rales aux vertus individuelles, on jetait du ridicule et de
l'odieux sur les idées soupçonnées de philosophie, on dé-
créditait tous les mots qui avaient servi d'intitulé à des li-
vres innocents et à de coupables décrets. L'indépendance
des idées fut déclarée suspecte , et concluant de la sou-
mission intellectuelle à la soumission politique , on dé-
fendit en principe le pouvoir absolu; c'était comme pour
en provoquer l'apparition. On sait si l'évocation réussit.
Secondé par le mouvement des esprits mêmes qui ne l'at-
tendaient pas , recueillant les idées semées pour d'autres
que pour lui, il se chargea d'appuyer la nouvelle sagesse
par la preuve d'exemple. Les écrivains en faveur s'em-
pressèrent de lui rendre l'appui qu'il leur apportait, les
uns sans le vouloir, les autres en le voulant, je crois.
L'obéissance passive, le dévouement illimité, le despo-
tisme, en un mot, furent plaides de la meilleure foi du
monde. La peur et la flatterie ne négligèrent pas une si
72 PASSE ET PRÉSENT.
belle occasion de parler comme la bonne foi. Jamais il ne
fut plus aisé de plier sans abaissement , de faiblir sans
honte ; l'esclave de l'arbitraire devenait un ami de l'or-
dre ; l'absence de toute idée originale ou seulement indé-
pendante était préconisée sous le nom de bon sens ; on
nous enseigna à respecter même l'erreur, à regarder les
lumières comme les abus de la pensée. C'est ainsi que,
servi en même temps par la foi et par l'hypocrisie, ral-
liante lui tous les préjugés les plus, divers, domptant les
esprits par l'admiration , les cœurs par la lassitude, les
caractères par la crainte, le génie du pouvoir absolu,
pour élever son trône, amoncela les ruines de l'ancien ré-
gime sur les fondements jetés par la révolution.
De là les complications du présent , de là le caractère
ambigu et la situation indécise des divers partis.
Le parti contre lequel fut dirigée la révolution (et je
prends ce dernier mot surtout dans son seiis philosophi-
que], ce parti, dis-je, s'il a récemment inquiété les puis-
sances du monde au point de les forcer à se défendre con-
tre lui , ne peut tenir beaucoup de place dans des consi-
dérations toutes générales. Condamné à une extinction
plus ou moins prochaine, mais infaillible, il ne retarde-
rait pas d'un moment la marche de la société , s'il était
seul et s'il arborait toujours franchement ses couleurs.
Lorsqu'il est lui-même, lorsqu'il vient avec une naïveté
dont l'habitude ne peut affaiblir le ridicule , redemander
tout ce qui n'est plus, institutions, coutumes, modes,
langage, tout le passé enfin, il n'obtient qu'un sourire de
pitié. Pourquoi même prendre la peine de lui disputer la
convenance des regrets ou des éloges qu'il donne à ce qui
n'est plus? Qu'importe que tout valût mieux autrefois;
SUR LA SITUATION DU GOUVERNE.MENT. 73
on avoue que tout a changé , que l'esprit de la société
n'est plus le même ; cela suffit. Les réalités sociales ne
subsistent que par l'assentiment ou du moins par la to-
lérance de tous. Du moment qu'elles ont perdu cet assen-
timent, il y a une certaine chose qui leur manque , c'est
l'existence. On peut se figurer qu'on les fera revivre; ou
peut croire aux revenants ; soit , pourvu qu'on n'oublie
pas que les revenants sont des ombres.
Le parti contraire , ou plutôt , comme on l'a éloquem-
ment appelé , la nation nouvelle est tout autrement digne
d'être observée. C'est à elle qu'il faut parler, pour elle
qu'il faut écrire.
Quel est le caractère général de cette grande portion
de la société? L'attachement à ce qui est, à ce qu'elle re-
garde comme son bien, ou, si l'on veut, comme sa con-
quête. Ajoutera-t-elle à ce qu'elle a déjà gagné, fera-t-
elle des pas nouveaux dans cette route qu'elle a si péni-
blement commencée? Ici la société se partage; point de
doute que la majorité ne veuille poursuivre son ouvrage ;
elle n'a point l'orgueil de le supposer parfait; elle se croit
toujours à même de le perfectionner; elle est sûre que les
générations à venir trouveront encore à faire.
Mais quels sont-ils , ces biens dont elle désire la con-
servation? Avant tout, des opinions dont quelques-unes
ont été déjà réalisées par des institutions politiques. Ces
opinions sont fort connues sous le nom d'idées libérales.
Mais il y a beaucoup de gens qui choisissent parmi ces
idées : nouvelle division dans la société. L'un ne réclame
que la tolérance religieuse, l'autre que la liberté d'écrire;
j'en sais beaucoup d'assez vains pour ne demander que
l'égalité.
I. 7
74 PASSE ET PRÉSENT.
On a souvent ënuméré, classé, défini ces idées ; je sup-
pose reconnu que, malgré les divers éclectismes, la géné-
ralité de la société les adopte et les professe toutes. J'ad-
mets aussi, parce que je le pense, que cette croyance est
la plus raisonnable, du moins la plus utile qui ait jamais
régné sur l'esprit humain. Mais, quelle que soit l'excel-
lence d'une opinion, de ce qu'elle est vraie, il ne s'ensuit
pas que celui qui la professe ait l'esprit juste; le plus
souvent, il l'a acceptée sans examen, par intérêt, pas-
sion , convenance. Or, une opinion ainsi reçue est un pré-
jugé, pas autre chose. Chez les hommes ignorants ou pas-
sionnés , une idée libérale peut donc prendre toutes les
allures d'un préjugé; c'est-à-dire qu'elle peut être exclu-
sive, obstinée, intolérante, hostile, et c'est en effet ce qui
arrive.
Tandis, par exemple, qu'un homme éclairé, qui peut
avoir conçu la religion avec une indépendance hasar-
deuse, trouve dans l'ignorance humaine l'excuse des
croyances qui répugnent le plus à sa raison ; le sectaire
des idées modernes rejettera et poursuivra avec achar-
nement toutes les religions spéciales, et ne verra pas
qu'une impiété offensive ôte le droit de parler de tolé-
rance. Tandis qu'un esprit méditatif, reconnaissant que
la société a le droit de participer à son gou^ernement,
aura trouvé dans la division du pouvoir la seule combi-
naison qui sauve un grand pays du despotisme ; un esprit
vulgaire verra l'esclavage partout où il y a de l'ordre, et
la tyrannie partout où il y a de l'autorité. Il serait facile
de multiplier les exemples.
Ces préjugés existent : ils ne sont pas les moins dérai-
sonnables de tous; lisseraient aujourd'hui les plus fu-
SUR LA SITUATION DU GOUVERNEMENT. 75
nestes, pouvant devenir les plus puissants. On les a sou-
vent combattus , mais rarement s'y est-on bien pris. On
s'est contenté de leur répondre par cet axiome : « 11 faut
de la modération. » Que d'éloges de la modération depuis
le commencement de ce siècle !
Cet axiome n'a point de sens, pris absolument. La dif-
ficulté est de savoir ou placer la modération. Par une
suite de l'empire redoutable que les métaphores exercent
sur notre esprit , parce qu'il a été écrit que la vertu est
au milieu, in medio viitus , on a toujours cherché le mi-
lieu entre les deux extrêmes, comme s'il n'y avait jamais
en toutes choses que deux extrémités, comme si l'on ne
pouvait se tromper que de deux manières.
Il est , en effet , des gens qui , ne supposant que deux
routes ouvertes à l'esprit humain, ont cru qu'une route
intermédiake était nécessairement celle de la raison, ^'e
voyant aujourd'hui que deux partis, celui du passé et ce-
lui du présent , ils adoptent ainsi la moitié des idées de
chacun, espérant terapérei- les unes par les autres, et for-
mer une opinion mixte qui exclut les deux autres , en
paraissant les admettre toutes deux, et qui n'est excusée,
comme elles, ni par la puissance des souvenirs, ni par celle
de l'espérance. A cette neutralité viennent se rattacher
toutes ces opinions indécises qui , se prétendant fondées
sur l'expérience, insultent du haut d'une raison médiocre
aux croyances des uns , aux conceptions des autres , et
qui, échappant à toute discussion, se passent de preuves,
puisciu'elles rejettent celles de sentiment comme de l'exal- •
tation, et celles de raisonnement comme de la métaphy-
sique, espèce d'empirisme sceptique qui négocie et com-
bat à la fois avec tous les partis, et qui, les opposant les
76 PASSE ET PRÉSENT.
ims aux autres et les trahissant tour à tour, semble en-
courager leurs excès, leurs écarts, et croit , en les perpé-
tuant, assurer sa supériorité, éterniser son empire ; satis-
fait si, arrêtant d'une main ceux qui voudraient reculer
dans le passé, et de l'autre ceux qui s'avancent dans l'a-
Acnir, aigrissant ainsi le dépit des premiers et irritant
l'impatience des seconds, il parvient à maintenir la so-
ciété dans une sorte de station pénible et forcée, où, sus-
pendue entre un mouvement rétrograde qu'elle redoute
et un mouvement progressif qu'elle désire, elle souffrirait
à la fois toute la fatigue de l'effort et tout le malaise de
l'immobilité.
Si je sortais un moment de la généralité de vues que je
me suis prescrite, combien d'opinions de cette espèce
indéterminée se présenteraient à moi !
Je trouverais sous mes yeux tous les partisans de
ces doctrines que le beau monde approuve et recom-
mande. Et ceux qui, n'ayant pas le bonheur de croire à la
religion, s'épargnent la peine d'examiner, se contentent
d'une indifférence prudente et n'en vont pas moins pro-
fessant la nécessité d'une religion comme une institution
mondaine qui fait du bien au peuple; et ceux qui, in-
capables de fixer leur pensée sur elle-même , mourront
sans avoir cherché l'énigme de leur être moral , et qui,
se jouant des nombreux essais tentés par les plus puis-
sants esprits pour se connaître, rient de la métaphysique,
parce qu'il leur est commode d'appeler chimère te qu'ils
ne comprennent pas.
Ces hommes, cependant, et ceux qui, dans d'autres
ordres d'idées , tiennent un langage analogue, prétendent
au privilège exclusif de la modération. Mais ne nous
SUR LA SITUATION DU GOUVERNEMENT. "
trompent-ils pas? Il est vrai qu'ils ne sont pas persécu-
teurs. Incrédules et indifférents pour la plupart, il serait
singulier qu'ils se permissent l'intolérance. Cette modé-
ration , qui dépend du caractère, est un mérite sans doute,
une vertu même; mais c'est une question de savoir si
celle de leur esprit, celle qui consiste à tout écouter, mais
à ne vouloir rien entendre , est une supériorité. L'impar-
tialité entre les doctrines pourrait bien ne prouver qu'une
intelligence incapable de comparer et de choisir. En ac-
cordant que, par ce pyrrhonisme irrélléchi, on évite l'er-
reur, on se résigne en même temps à se passer de la vé-
rité. Et, s'il est excusable de ne pas la connaitre , certes il
est honteux de ne pas la chercher.
Il y a une grande différence entre l'esprit de parti et
la conviction : être exempt de l'un est un devoir, se pas-
ser de l'autre est un tort. Le devoir est si difficile , qu'il
est une vertu; le tort est si aisé, qu'il devrait être une
honte. C'est une obligation pour tout le monde que de
n'avoir point ce fanatisme d'opinion qui persécute ; il est
permis à tous d'avoir cette chaleui" de conviction qui
cherche à persuader.
Ce n'est pas tout: il arrive quelquefois que l'esprit
de parti se rencontre là où la conviction n'existe pas. Il
se trouve des gens dont l'indifférence est agissante et qui
ne laissent jamais en repos les convictions décidées : tant
il est vrai que la modération pratique dépend beaucoup
plus du caractère que de l'esprit !
Où donc serait la véritable modération , celle qui n'ex-
clurait ni la volonté ni la constance? >"on pas dans les
hommes qui, d'un coté ou d'un autre , haïssent et persé-
cutent, qui soutiennent des opinions à la manière des in-
7.
78 PASSÉ ET PRÉSENT.
térèts ; mais , comme elle est une qualité , une disposition
de l'àme, dans ceux de toute opinion qui chercheront
de bonne foi la source de l'opinion contraire pour l'excu-
ser en même temps que pour la mieux vaincre.
Où sera la raison ? j\on pas certes dans tous les partis,
ni dans tous les individus d'un parti ; mais dans celui
qui , modéré de caractère , c'est-à-dire sans passion ;
éclairé, c'est-à-dire sans prévention, concevra les senti-
ments différents du sien et apercevra jusqu'aux fautes de
ceux qui pensent comme lui. Celui-là profitera de sa po-
sition, quelle qu'elle soit, pour combattre l'erreur avec
zèle, avec force, avec courage; accueillant les idées nou-
velles, non parce qu'elles sont nouvelles, mais parce
qu'elles sont bonnes , et , reconnaissant que des préjugés
peuvent s'élever dans leur sein, il ne verra point de dan-
ger dans leur développement , mais seulement dans leurs
déviations. Persuadé que la résistance surtout amène ces
écarts , et que l'oppression est la première cause de l'es-
prit de parti, il embrassera la vérité tout entière et crain-
dra toujours que, reconnue à regret ou repoussée avec
défiance , elle ne se corrompe et n'appelle à son secours
l'erreur et la violence.
En effet , chacune des idées modernes les plus inno-
centes peut dégénérer en un préjuge dangereux; nous
l'avons vu, auprès de la tolérance est l'impiété; auprès
de l'indépendance morale, le mépris des prmcipes; au-
près de l'indépendance politique, la révolte; auprès de
la liberté de penser, l'impudence de l'esprit. Or, s'il existe
une prévention générale, une défiance hostile qui re-
pousse la vérité pour se préserver du préjugé dangereux,
elle encourage celui-ci aux dépens de la première; elle
SUR LA SITUATION DU GOUNTHNEMENT. 79
produit le mal de peui' du bien. Une opinion en deçà du
juste amène aussitôt l'opinion au delà. Où la persécution
commence naît le fanatisme, et le plus sur moyen d'avoir
la licence, c'est de refuser la liberté.
Puisque j'ai prononcé ces mots, je suivrai mon idée.
Si , par exemple , à l'époque où nous sommes , un pou-
voir établi, voyant la société qu'il dirige renaître au
sentiment de ses droits , prenait cette disposition des
peuples pour un obstacle et non pour un moyen ; s'il la
combattait au lieu de s'en servir; si, persuadé que l'état
naturel du gouvernement et des gouvernés est un état
de lutte, il ne savait pas que la force qui commande a
plutôt pour auxiliaire que pour antagoniste celle qui
obéit ; s'il oubliait que cbez un peuple qui n'a plus d'il-
lusion, mais qui raisonne , le gouvernement ne peut être
que l'opinion générale en action; enfin si, trop effrayé
des abus qu'une nation peut faire de ses droits , il en
refusait l'usage ou seulement la garantie , la prévention
du pouvoir contre le peuple produirait la prévention du
peuple contre lui : une fois nées et coexistantes, ces
deux erreurs grandiraient et se fortifieraient l'une l'au-
tre, se servant l'une à l'autre de preuve et de prétexte;
la défiance enfanterait la défiance , le soupçon exciterait
le soupçon. Rien ne serait mutuellement pardonné, et
bientôt les deux forces, poussant chacune en sens op-
posé , briseraient le lien qui unit le faisceau de la société.
Or, une fois ce lien rompu, ce ne sont plus des idées qui
dominent; les opinions générales disparaissent devant
les passions individuelles; celles-ci ne triomphent que
par la force , elles ne régnent que par la terreur ; et la
société est remise en question, et les nations périssent
80 PASSÉ ET PRÉSENT.
d'autant plus misérables qu'elles oat entrevu la lumière
d'un jour plus beau :
« Quœsivit cœlo Iw.em, ingemuitque reperla, v
DE
LA BON^E FOI DANS LES 0P1A10.\S.
(l.NÉDIT. 1818.)
Il est très-commun d'entendre les hommes d'un avis
différent s'accuser réciproquement de mauvaise foi. C'est
un reproche que presque tout le monde se permet facile-
ment, quelque hasardé qu'il puisse être. Les uns, en
effet, ont une si grande confiance dans lem-s lumières,
qu'ils n'admettent point chez les autres la possibilité
d'être insensibles à ce qui les touche; ils croient si fort en
eux-mêmes qu'ils ne souffrent point d'incrédules ; à leurs
yeux le dissentiment est toujours un artifice, et ils attri-
buent la contradiction à la malveillance. Les autres , au
contraire, mettent en général si peu de prix aux idées
qu'ils regardent toujours une opinion comme le mot
d'ordre d'un intérêt ou d'une passion qui se déguise, et
se refusent à penser qu'elle puisse être autre chose qu'un
moyen de réussir.
Si cependant , au lieu de suspecter si promptemeut la
sincérité des autres, ils s'observaient eux-mêmes, ils
verraient que leurs propres opinions sont pour la plupart
enracinées dans les habitudes de leur esprit, provien-
82 PASSE ET PRÉSENT.
nent de cent causes éti'angères à toute vue intéressée,
telles que l'éducation, les liaisons, les lectures, tous les
accidents de la vie ; qu'enfin , bien loin que l'existence
des intérêts précède toujours celle des opinions, ce sont
eux au contraire qui viennent ordinairement se groupei'
autour d'elles, se ranger à leur suite, et que l'esprit
choisit d'abord librement la croyance à laquelle se ratta-
chent plus tard tous les liens de la personnalité.
Il faut donc se tenir en garde contre ceux qui , dans
une discussion, commençant par révoquer en doute la
conviction de leur adversaii-e, infirment ainsi d'avance
son témoignage pour se dispenser de lui répondre, affai-
blissent l'effet de ses raisonnements pour ne pas èti'e
obligés de raisonner eux-mêmes, et, faute de savoir com-
battre l'opinion, s'attaquent à la personne. Les arguments
ad hominem, d'un succès si tentant et si facile, sont les
moins forts de tous. Un esprit éclairé s'en abstient et
s'en défie; car ils viennent aisément au secours d'une
mauvaise cause , et , lorsqu'ils sont seuls , ils dénotent à
coup sûr un mauvais avocat.
C'est une des manies des gens médiocres que de ne
jamais soupçonner qu'il puisse y avoir une conscience
pour les idées comme pour les sentiments; et c'est par
une conséquence de cette manie qu'ils aiment mieux
vous imputer un mensonge qu'une erreur, singulier bom-
mage qu'ils rendent à votre jugement, pour se donner le
droit d'accuser votre caractère.
.l'avoue que je n'estime pas assez la raison humaine
pour refuser de croire qu'une sottise puisse être dite en
conscience. Je sais qu'à cet égard l'incrédulité est plus
en usage et passe pour moins fondée. Ainsi , tantôt on
DE LA BONNE FOI DANS LES OPINIONS. 83
invoque contre votre opinion , si l'on veut seulement la
présenter comme fausse, la justesse habituelle de votre
esprit , si l'on prétend la faire passer pour dangereuse, la
pureté connue de vos sentiments; tantôt on arguë des
faiblesses de votre caractère ou des fautes de votre vie
contre les maximes que vous voulez étal)lir. Dans l'im-
puissance d'entamer votre opinion , on sape par une
sorte de contre-mine votre autorité personnelle.
Ces deux tactiques, dont l'une est perfide et l'autre
offensante, sont de plus assez mauvaises.
Que prouve en effet la première? à quoi mène-t-elle?
Au lieu de soutenir à mon adversaire qu'il a trop de lu-
mières et l'âme trop bien placée pour adopter de bonne
foi une proposition erronée ou funeste , en d'autres ter-
mes qu'il est homme de trop d'esprit et trop honnête
homme pour ne pas être un menteur, je devrais com-
mencer par lui prouver la fausseté ou le danger de sa
proposition, Y fussé-je parvenu, je ne serais en droit
de rien conclure contre sa sincérité ; en effet , plus l'er-
reur qu'il avance paraît grossière, plus il y a à parier
qu'il est de bonne foi. C'est ici le cas d'appliquer le
Credo quia absmxhim ; car un sceptique ne se déter-
minerait pas de préférence pour l'absurde, et un im-
posteur choisirait mieux ses sophismes. En général, les
opinions extrêmes prouvent l'aveuglement et non la
fausseté; l'exagération est l'écueil de toute conviction
profonde, comme une foi vive est toujours voisine de la
superstition. Il me semble même que l'homme le meilleur
peut avoir une opinion susceptible de paraître criminelle.
Son honnêteté peut devenir une cause d'illusion de plus.
Autrement il faudrait toujours traiter un préjugé sur le
84 • PASSÉ ET PRÉSENT.
pied d'un mensonge. L'espèce humaine serait alors trop
méprisable. On serait conduit, par exemple, à dire avec
Rousseau que tout prêtre intolérant est de mauvaise foi.
Et pourtant, dans les temps passés et dans le nôti-e en-
core, un chrétien a pu être exclusif, persécuteur même,
sans qu'on doive eu inférer autre chose que l'infirmité de
son esprit. Le contraste de ses opinions et de ses ^ ertus
prouve précisément l'énergie de sa conviction. J'ai con-
fiance aux opinions qui ont coûté cher. >' est-il pas sorti
de la bouche de saint Louis des mots terribles contre les
liérétiques? et faut-il conclure de ce qu'il les a prononcés
qu'il n'était pas relideux, ou de ce qu'il était religieux
qu'il ne les a pas prononcés? Il est plus doux de suppo-
ser dans les autres la contradiction que l'imposture. Le
fanatisme est préférable à l'hypocrisie, et le martyr d'une
erreur à l'apostat de toutes les vérités.
La conséquence de ceci n'est point le maintien des pré-
jugés, le respect des superstitions et du fanatisme. Parce
que je crois à la puissance de la raison et à la réalité des
opinions, je désire qu'on les attaque en elles-mêmes,
mais en elles seules. Ma devise serait : Paix aux hommes,
et guerre aux idées.
Que dire maintenant de ceux qui cherchent dans la
personne ou dans la vie passée de celui qui opine dans
la chaire, à la tribune, au barreau, dans un salon, dans un
livre, des arguments contre ses assertions? Ressource à
la fois odieuse et inutile 1 Elle est inutile sans doute , car
les noms propres, dans toute discussion, ne peuvent être
comptés que comme un vain chiffre, une lettre morte.
Les idées n'ont de valeur que par elles-mêmes, elles ne
doivent point, comme les monnaies, quelque chose de
DE LA BONNE FOI DANS LES OPINIONS. 85
leur prix au nom et à la face de celui qui les émet; on
les juge au poids et au titre. Le commerce de la pensée
est un commerce libre où toute marchandise est reçue et
appréciée sans distinction d'origine. Le triste travail,
d'ailleurs , que d'attaquer ainsi l'homme à défaut de sa
cause, que d'aller soigneusement recueillir dans le passé
de chacun des motifs de défiance, des prétextes d'incré-
dulité! La vérité y gagne-t-elle? Quel est, pour ne parler
ici que des écrivains, celui qui pourrait appeler toutes ses
actions en garantie de ses ouvrages? Dans quelle vie ne
trouverait-on pas une faiblesse, un écart, un oubli?
La conduite de tel homme est moins bonne que ses
opinions. Pourquoi en inférer sa mauvaise foi? Sommes-
nous donc des créatures si fortes, si raisonnables, que
l'inconséquence nous soit étrangère? Y a-t-il beaucoup
de gens qui agissent aussi bien qu'ils pensent? Je dis plus,
celui dont les idées et les actions sont sur la même ligne
est ordinairement médiocre en tout. Puisqu'il ne ti'ouve
pas dans ses conceptions un modèle supérieur à lui, il n'y
a guère pour lui de perfectionnement possible. Car, au
milieu de nos fautes et de nos faiblesses, c'est par le sen-
timent du bien que nous valons encore mieux que nous-
mêmes; c'est grâce à ce sentiment inextinguible que,
même dans nos écarts les moins excusables, notre âme
peut retenir encore quelque chose de sa céleste origine.
Prouver à quelqu'un que ses doctrines valent mieux
fiue ses œuvres, c'est donc ne rien prouver contre les pre-
mières. Il s'ensuit seulement qu'il y a inconséquence
dans sa manière d'être; or, l'inconséquence est un vice
originel de l'homme; car, ce semble, il serait parfait
s'il était conséquent.
I. 8
86 PASSÉ ET PRÉSENT.
C'est donc méconnaître sa nature que de le supposer
systématique dans ses idées et dans ses actes, homogène
pour ainsi dire dans tout son être moral. Nous devons
désirer seulement que nos pensées , nos discours et nos
actions soient d'accord, sinon de niveau. D'ordinaire il
s'établit entre ces trois manifestations de l'existence une
certaine hiérarchie, dont les pensées occupent le sommet,
et les actions le dernier degré. La plus ou moins grande
distance qui sépare ces deux extrêmes est la mesure de
la valeur morale de chaque individu. Chez ceux dont l'es-
prit est distingué et l'àme commune, alliance qui devrait
être impossible, la distance est immense. Elle est pres-
que nulle chez les hommes médiocres.
Je ne sais rien de moins utile ni de si déplacé que cette
enquête de vie et moeurs dont aujourd'hui l'on fait sou-
vent précéder l'examen des opinions d'un écrivain ou
d'un orateur. Et quel temps choisit-on pour établir cette
inquisition? est-ce après une succession de circonstances
si dissemblables , après des événements qui se sont con-
tinuellement démentis eux-mêmes , qu'on peut exiger
dans les hommes une constance que la suite des in-
cidents ordinaires de la vie suffit souvent pour dé-
ranger ?
J'accorde , quant à moi , une telle latitude à l'inconsé-
quence que je rejette le droit prétendu de chercher dans
les écrits passés d'un même individu la réponse à son écrit
du moment. Ne peut-on, à des épotjues différentes, être
de bonne foi dans deux opinions contraires? Des cir-
constances, des épreuves, des réllexions nouvelles ne
peuvent-elles renouveler nos idées? Frétendrait-on nous
interdire les conversions? Alors pourquoi écrire, plaider,
DE LA BONNE FOI DANS LES OPINIONS. 87
professer, prêcher? Est-ce qu'on se rendrait la justice de
croire qu'on n'est point en état de persuader? Cela serait
bien humble.
Je déclare ici formellement que j'ai souvent changé
d'opinion et que j'en changerai encore : puisse la présente
déclaration me valoir ce que de raison.
La conclusion de tout ceci est que, s'il paraît peu con-
venable d'opposer les actions d'un homme à ses opinions,
il peut être permis de se servir de celles-ci pour redresser
celles-là, et de s'appuyer sur ses principes pour en exiger
de lui les conséquences.
D'un autre côté, on peut sans doute relever nos erreurs
ou nos contradictions, mais il faut au moins les comprendre
afin de leur parler une langue intelligible ; il faut entrer
dans toutes les infirmités de notre nature, au lieu de la
blesser en la frappant sans égard et sans choix. Qu'on
prenne en pitié, en mépris, tant qu'on voudra, la raison
humaine ; mais qu'on hésite à mépriser le cœur humain ,
et surtout le cœur d'un homme, parce que son esprit n'est
pas le nôtre.
D'après ces explications , je ne pense pas avoir encouru
le reproche trivial de voir les hommes sous un jour trop fa-
vorable. Je me suis interdit à dessein toutes les raisons que
j'aurais pu puiser dans le besoin de notre propre dignité qui
devrait seul nous porter à estimer notre semblable ; mais,
en dehors même de ce sentiment, qui pourrait paraître une
illusion, sachons convenir que les intelligences aussi ont
leurs droits, et que les opinions méritent qu'on s'occupe
d'elles. On dit le contraire ; on veut que les hommes ne
soient conduits que par des intérêts ou des passions. C'est
là une de ces généralités répétées par les gens du monde
88 PASSE ET PRESENT.
avec cet air de profondeur et de finesse qui semble tou-
jours présenter comme le produit d'une expérience éclai-
rée des maximes banales dont la société a fait , depuis
longtemps, les avances au bénéfice de la médiocrité.
Il n'est pas inutile de montrer, toutes les fois que l'oc-
casion s'en présente , combien ces éternels axiomes de
l'ignorance et du babil sont , la plupart du temps , incom-
plets, faux, inapplicables. Les esprits incapables d'une
observation on d'un raisonnement qui leur soit propre
ne manquent jamais d'avoir pour cliaque question une
de ces formules toutes prêtes. Ils s'imaginent clore par
là toute discussion , et poser la borne de la raison dans
chacune des routes où marche l'esprit humain. Et , eu
effet, ils n'iront jamais plus loin; pauvres gens qui ne
voient pas que cette limite ne pourra jamais être fixée et
que la raison ne saurait être stationnaire , par suite de
notre imperfection même.
Ainsi on entend dire continuellement : Tous les hom-
mes sont faux , intéressés , et mille autres choses de ce
genre; propositions trop communes pour être vraies.
Elles supposent, en effet, dans l'homme une unité qu'il
n'a pas, elles le font plus fort qu'il n'est. Chacune de nos
actions résulte de plusieurs motifs qui se combinent en-
semble; et voilà pourquoi il est si rare qu'elles soient dé-
cisives. Si l'homme était une machine simple mue par
une force unique, il serait possible de calculer tous ses
mouvements ; l'art de vivre avec les honmies , d'agir sur
eux , de les gouverner, viendrait se réduire à la connais-
sance d'un seul principe. Car, la cause étant connue, les
effets seraient facilement prévus.
Mais, bien loin que cette cause soit unique, il y en a
DE LA BONNE FOI DANS LES Ol'LMONS. 89
mille qui uous mettent en jeu. Il est même très-rare
qiïun acte quelconque découle d'un seul principe, en-
core plus rare que ce principe soit l'intérêt. Sommes-nous
en effet assez clairvoyants pour n'être jamais séduits?
marchons-nous d'un pas si ferme que nous ne puissions
être entraînés ? est-il si aisé de se dégager de tous ses
scrupules, de tous ses préjugés, de toute illusion, d'en
imposer à son imagination , de comprimer son amour-
propre , ses ressentiments , ses goûts , pour écouter ex-
clusivement la voix de l'intérêt, en prenant ce mot dans
son sens propre, c'est-à-dire le besoin des avantages
matériels de la société? Comment abdiquer d'ailleurs
sa raison au point de régler uniquement ses opinions
d'après l'utilité, abstraction faite de l'évidence? L'avo-
cat le plus vil adopte au moins en. partie la cause qu'il
plaide; l'écrivain le plus mercenaire pense quelque chose
de ce qu'il écrit; on finit même par croire ce que dicte
la peur.
A une époque récente , il s'est développé au milieu de
nous un parti qu'on est parvenu à rendre redoutable, et
dont la tendance n'allait à rien moins qu'à détruire l'ou-
vrage du temps , c'est-à-dire à replacer la société sur des
bases dont la Révolution a consommé la ruine. Il est cer-
tain que la plupart de ceux qui composent ce parti pour-
raient gagner quelque chose au rétablissement de ce qui
n'est plus ; cependant , lorsqu'ils l'ont tenté , l'intérêt n'a
point été leur seul mobile : parmi eux, un grand nombre
ne sait pas pour la France d'autre moyen de salut ; chez
eux l'amour du passé est une superstition. J'en vois
quelques-uns qui , bien que très-désintéressés au retour
de l'ancien ordre social , le désirent, l'appellent de tous
90 PASSÉ ET PRÉSENT.
leurs vœux , de tous leurs efforts. Et cette manière de
voir est une suite de la nature de leur esprit , de la di-
rection de leurs idées , et non le résultat d'un calcul : c'est
une absurdité toute gratuite.
En fait d'opinion politique, on est habitué à n'accor-
der l'honneur de l'indépendance et du désintéressement
qu'à celle qui parait hors de l'influence du pouvoir ; je
suis loin d'être aussi exclusif. Parmi ceux qui se soumet-
tent le plus aveuglément à la volonté des puissants , qui
courent au-devant de leurs caprices , qui épousent jus-
qu'aux intérêts de leur amour-propre, beaucoup obéissent
à la conscience. Cette docilité est le lot d'une certaine
classe d'esprits subalternes par essence. Tout homme qu'un
exemple détermine, qu'une citation persuade, fait partie
de cette classe. Pour celui-là, en effet, toutes les ques-
tions se décident par les autorités ; le gouvernement est
pour lui ce que Pascal appelle un docteur grave.
Ainsi, parmi les sectes ou les partis, quels qu'ils soient,
aucun ne peut s'adjuger le privilège du désintéressement,
de l'indépendance, de la bonne foi. Ces qualités, loin
d'être inhérentes à telle ou telle opinion , appartiennent
aux individus. J'ai dit qu'elles sont plus communes
qu'on ne le suppose ordinairement ; j'ajoute qu'elles
ne préjugent rien pour ou contre la justesse des vues
de celui qui les possède; car l'erreur peut être pro-
clamée par une voix libre, la vérité se trouver sous
une plume vénale.
Les personnes et les circonstances ne doivent être
comptées pour rien. — Les opinions ne sont justiciables
que de la raison. — Elles doivent être jugées en elles-
mêmes. — Telle est la conclusion de tout ceci. On dira
DE LA BONNE FOI DANS LES OPINIONS. 91
peut-êti-e qu'un si long développement n'était pas néces-
saire pour une vérité qui parait simple; mais toute sim-
ple , en effet , cette vérité est par sa nature d'un ordre su-
périeur, par ses conséquences d'une grande portée. Elle
touche au dogme qui doit aujourd'hui servir de base à
toute notre foi politique et morale , au dogme sur lequel
devrait être fondée la constitution actuelle de la société ,
celui de la souveraineté de la pensée.
LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
(1818.)
I.
, AVANT l'empire.
La Révolution française ne fut point un accident,
mais le résultat nécessaire de tout le siècle passé. On la
voit, dès les dernières années du règne de Louis XIV,
poindre dans les opinions de quelques philosophes, s'an-
noncer ensuite dans la littérature, gagner ainsi l'opinion
publique, et s'emparer bientôt delà société tout entière.
Sa marche, comme l'a dit un écrivain déjà célèbre', était
de substituer partout les idées aux croyances. Ainsi,
dans la religion, la foi non raisonnée; dans les lettres,
l'imitation servile des anciens; dans la politique, l'o-
béissance passive, furent altérées par l'esprit de criti-
que et de discussion. On a beaucoup parlé des dangers
de cet esprit. Il semble cependant qu'il ne pouvait être à
craindre pour la vérité.
Soumis à une inquisition sévère, les usages établis,
les préjugés reçus , en conservant une puissance de fait ,
' M. Villeuiain.
LA RÉVOLUTION FKANÇAISE. 93
ne régnèrent bientôt plus de droit. On continua de s'y
conformer par habitude et bienséance; mais on ne s'y
soumit plus de cœur et d'âme ; on ne cessa point de
s'astreindre à de certaines formes en leur refusant un
assentiment intime; et, dans la conversation ou dans les
livres, l'esprit ne laissa échapper aucune occasion de
protester contre la conduite extérieure. Aucune action
ne se lit donc en conscience; l'homme fut double, et ses
démarches presque entièrement indépendantes de sa rai-
son. 11 n'attacha, d'une part, aucune conviction à ses
actes, de l'autre, aucune importance à ses idées; et tan-
dis qu'il asservit les uns à des habitudes de convenance,
à des intérêts positifs, il condamna les autres à n'être
qu'un amusement oiseux et vain. Les contemporains de
Voltaire , élevés à une autre école , formés à d'autres
opinions que leurs pères, n'en suivirent pas moins les
mêmes règles qu'eux dans la pratique; c'est là ce qui
explique ce mélange de philosophie et de frivolité qui
caractérise la société de ce temps-là , et donne à toute sa
manière d'être quelque chose de factice. Voilà comment,
avec des idées plus justes sur bien des points, avec une
raison plus éclairée, j'ose le dire, que les hommes du
siècle de Louis XIV, ceux du xviii^ siècle furent moins
sérieux et moins vrais.
C'est que les âmes n'étaient pas alors à beaucoup près
aussi fortes que les esprits; et cette maladie des siècles
civilisés, funeste dans les individus, est mortelle pour
les nations.
Le gouvernement de son côté s'obstinait à ne point
prendre part au mou^ement de l'esprit général. Il main-
tenait toutes ses habitudes , se dirigeait d'après ses an-
94 PASSÉ ET PRÉSENT.
ciens principes , et conservait les mêmes institutions ,
qui supposaient les mêmes croyances. Qu'arriva -t-il?
On regarda la réalité et la pensée comme deux choses
isolées l'une de l'autre; on se dit que si, dans le domaine
des idées, il ne fallait relever que de la raison, sur le
terrain des faits, on ne devait dépendre que de l'intérêt.
De là une contradiction perpétuelle entre les lois et les
opinions; de là un détachement de toutes choses, ex-
cepté de soi-même, fruit d'un scepticisme insouciant qui
ne permit qu'à l'égoïsme d'être passionné.
On faisait des fautes sans entraînement , on remplis-
sait des devoirs sans vertu. Aucune exagération n'était
excusée par aucun enthousiasme; les prêtres étaient in-
tolérants sans être croyants , la noblesse faisait la guerre
sans tenir à la gloire ; le trône n'était pas respecté , mais
on l'encensait. La religion était insultée et pratiquée; les
philosophes allaient à la cour, et les citoyens obéissaient
aux lois sans les aimer ni les conuaitre. La gloire, la re-
ligion , la patrie , tous ces sentiments étaient ignorés ; de
peur des préjugés on se passait de conviction. Telle était
la France éclairée au commencement de la seconde moi-
tié du dernier siècle.
Cette disposition appartint d'abord exclusivement à
la bonne compagnie. Elle est en effet le chef-d'œuvre de
l'art du salon; elle constitue la grâce indispensable, la
qualité transcendante de l'homme du monde, l'air dégagé.
Passant bientôt dans les rangs inférieurs, elle devint
générale. Alors tout fut rôle joué, personne ne se soucia
plus de croire ni d'être cru. Cette incrédulité gagna le
gouvernement, qui n'ajouta plus que peu de foi à sa
volonté et aucune à ses principes. On sait la réponse
LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. 95
d'un homme d'esprit à ce prélat qui lui demandait s'il
avait lu son mandement. « Et vous, monseigneur?» Ce
mot peint la France de cette époque. Le moment allait
arriver où , dans l'indifférence universelle , on ne devait
plus trouver personne assez sûr de soi pour commander.
Cette bizarre situation devait durer jusqu'à ce qu'une
voix sincère dit à la société, comme ce personnage d'une
comédie : « Mais qui est-ce donc qu'on trompe ici ? tout
le monde est dans le secret? » Ce rôle était réservé
à la génération qui venait de naître. Elevée dans les
opinions de ses pères, la jeunesse participait de l'in-
dépendance de leur esprit, mais elle ne pouvait, comme
eux, être soumise à cet empire de l'habitude, qui seul
avait maintenu l'ordre existant, ni porter aussi loin cette
singulière facilité de penser une chose et d'en faire une
autre.
Trop impatiente pour vivre en repos , mais ne sachant
comment satisfaire un ardent besoin d'activité , elle cou-
rut le monde. L'Europe se vit traversée dans tous les
sens par de jeunes Français inquiets et brillants. Ils par-
coururent la terre , cherchant partout du mouvement et
de l'occupation ; ils franchirent même l'Océan , et ce fut
l'oisiveté française qui donna des défenseurs à la liberté
américaine.
Les esprits furent enfin conduits à cette conséquence,
qu'au lieu de s'élancer au loin , il était possible d'agir
chez soi et pour soi. Une fois conçue , cette idée fut toute-
puissante : les faits n'avaient plus aucune valeur, toute
la force était allée du côté de la pensée. Il suffit donc
d'une parole pour renverser l'échafaudage des préjugés
et des coutumes. Cette parole fut dite; la génération
96 PASSÉ ET PRÉSENT.
nouvelle se souleva contre ces formes officielles qui ne
cachaient rien de solide , contre ces faussetés convenues ,
qui n'étaient plus même des mensonges, puisque per-
sonne n'en était dupe. De ce moment la révolution fut
mise en action.
On ne saurait faire connaître ici ni le détail des évé-
nements , ni les idées dominantes de la nation à cette
époque. On peut dire, en général, qu'elles avaient un
but fixe, mais abstrait, c'était d'obtenir un gouverne-
ment rationnel, la seule chose, eu effet, qui soit désirable
pour les peuples. La question si vaine et si débattue, quel
est le meilleur gouvernement? doit être remplacée par
celle-ci : quel est le gouvernement le mieux en harmonie
avec la raison humaine, dans un pays et dans un temps
donnés? ou, en d'autres termes , quel est le gouverne-
ment rationnel relatif?
En 1 7S9 , l'application du raisonnement au fait pouvait
seule donner à la nation cette connaissance du possible ,
cette politique expérimentale dont elle manquait alors.
Elle avait plutôt des désirs qu'une volonté positive. Les
moyens d'exécution étaient inconnus, indéterminés, et
livrés par conséquent à l'arbitraire de l'esprit. Cette in-
certitude , que le temps seul pouvait fixer , sans exclure
aucune chance favorable , multipliait les chances péril-
leuses.
Toutefois, il fallut bien aller de l'avant; l'hésitation
n'eût rien valu , car le moyen de gagner de l'expérience
n'est pas d'attendre, mais d'agir.
La nation ne fut donc pas alors aussi imprudente qu'on
l'a répété. Elle fit ce qu'elle avait à faire; elle marcha
avec sa force dans son espérance, .lamais plus vaste
LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. 97
carrière ne s'ouvrit devant une réunion d'hommes; il
s'agissait de créer une nouvelle France.
Quand la première assemblée nationale eut été con-
voquée, alors seulement se manifesta la grandeur de
l'ouvrage qu'on venait d'entreprendre. On était parti,
sachant bien ce qu'on voulait détruire , non ce qu'on
devait édifier. Lorsqu'il fallut se rendre raison des désirs
et des espérances conçues par tout le monde , établir des
théories complètes et applicables, on en vit, pour la
première fois , se développer les conséquences ; on me-
sura l'étendue du changement qui allait s'opérer. Beau-
coup de ceux même qui l'avaient préparé étaient loin de
l'avoir prévu ; adoptant les idées du siècle , à condition
de ne jamais les réaliser , ils n'y cherchaient jusqu'alors
qu'un moyen de faire briller leur esprit, sans compro-
mettre leurs intérêts. Une doctrine , mise en avant dans
la conversation, n'engage à rien. Les privilégiés, il y a
trente ans, pouvaient, en conservant les profits de
l'aristocratie dans leurs domaines , se donner la bonne
grâce de la libéralité dans un salon ; mais lorsque la
nation s'est avisée de les prendre au mot, lorsqu'elle a
consacré constitutionnellement l'égalité des droits, alors
plusieurs ont ^ u avec regret qu'ils allaient expier un peu
chèrement leurs conversations depuis vingt années. La
plupart étaient de ces esprits qui acceptent toutes les"
vérités qu'on veut, jusqu'à la pratique exclusivement,
et qui diraient volontiers : " Faites ce que je fais , et
non pas ce que je dis. »
Ils réunirent à eux tous ces gens de bonne fci dont
le sort est de rester constamment en arrière de leur siècle ,
tous ceux qu'une timidité excessive met en défiance de
I. 9
98 PASSÉ ET PRÉSENT.
la raison humaine et qui s'attachent à ce qui est , lors
même que ce qui est périt; semblables à ces animaux
craintifs que l'incendie effraie, et qui, de peur de voir
le feu , restent ol^stinément dans la maison en flammes.
Telle fut la ligue qui se forma contre les idées nou-
velles ; mais cette ligue ne réussit qu'à nuire à ce qu'on
voulait établir , et elle ne sauva rien , car il n'y avait rien
à sauver.
En effet , ces champions du passé cherchaient vaine-
ment a donner quelque consistance aux choses de l'an-
cien régime. Le sol qu'ils défendaient s'abîmait sous
leurs pieds; les institutions anciennes s'écroulaient au
premier choc , comme ces momies d'Egypte , qui con-
servent une apparence de réalité et tombent en pous-
sière dès qu'on y touche.
On ne saurait trop déplorer les effets de cette résis-
tance imprudente. Elle est excusable sans doute, mais
qu'elle a été funeste !
Malheureusement le parti de la révolution, c'est-à-
dire la France, fit aussi des fautes. L'inexpérience et la
vanité peuvent y réclamer la plus grande part. Chez les
hommes de ce parti , comme chez leurs adversaires ,
l'esprit de l'ancien régime faisait sentir son influence.
TIs n'étaient pas exempts de cette légèreté dangereuse
que je reprochais tout à l'heure à leurs pères; ils avaient
de plus qu'eux un enthousiasme honorable, mais cet
enthousiasme n'avait point régénéré leur caractère; leur
volonté n'était pas au niveau de leurs lumières. D'ail-
leurs, trompés par la pureté intentionnelle de leurs doctri-
nes, ils ne croyaient pas qu'elles pussent servir à masquer
des passions intéressées et violentes ; et parce que leurs
LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. 99
opinions étaient favorables au peuple , ils supposaient
que le peuple pensait comme eux et que leur raison lui
suffisait.
Parmi les fautes qui furent commises, quelques-unes
étaient inévitables. On a reproché à l'Assemblée Natio-
nale d'avoir trop fait : devait-il en être autrement? On
ne pouvait remuer une pierre de l'édifice sans l'ébranler
en entier. Il fallut donc improviser tout un ordre de
choses pour le substituer au précédent, et la facilité avec
laquelle cette opération fut faite prouve bien qu'elle
n'était pas insensée; car la volonté générale rend tout
possible.
On était sauvé si le nouveau système eût été bien
conçu ; son plus grand vice fut d'être intitulé monarchie,
et de receler la république. C'est ainsi qu'il justifia à
quelques égards les craintes et les reproches des enne-
mis du siècle , dont la résistance en devint plus opiniâ-
tre. D'ailleurs, les législateurs de la France avaient,
sans le vouloir, ouvert la porte aux hommes qui défigu-
raient leurs principes par de fausses conséquences, et ne
voyaient dans une révolution qu'une revanche à prendre
par le grand nombre sur le petit. Voilà comment la lutte
honorable, ouverte entre la raison et les préjugés , de-
vint un honteux combat entre les intérêts, les vanités et
les passions personnelles qui, se créant des buts divers,
s'éloignèrent peu à peu du grand but de la révolution ,
dénaturèrent son vrai caractère, substituèrent la réac-
tion à l'égalité, et les représailles à la justice. Le peuple
se vengea , sur la frivolité inoffensive du xviii^ siècle ,
des cruautés féodales ou fanatiques du xv* ; la barbarie
acheva l'édifice commencé par la civilisation, comme les
100 PASSÉ ET PRÉSENT.
Turcs élèvent uii monument informe sur les restes d'un
beau temple grec.
Que le souvenir de ces tristes temps est pénible ! Qu'il
est affreux de penser que ce peuple qui nous entoure, ce
peuple dont le sort occupe tant de nobles cœurs et de
grands esprits , peut cacher sous un calme apparent tant
de facilité par instants à faire ou à souffrir le mal ! Cette
idée serait désespérante, si la raison ne rappelait en même
temps que l'unique moyen de préserver la multitude de
sa propre fureur est encore tout simplement de la rendre
plus heureuse, et que la prudence conseille ce que com-
mande l'humanité.
La terreur fut très-funeste à la révolution. Elle en ar-
rêta la marche, elle la fit rétrograder; il y a pourtant des
gens qui croient qu'elle en était la suite nécessaire : idée
fausse et dangereuse. C'est bien la terreur au contraire
qui fut un accident. Elle eut pour causes des circonstan-
ces qui auraient pu ne pas se rencontrer, et non l'esprit
du siècle qui ne pouvait ne pas être.
Quoi qu'il en soit, elle détacha beaucoup de Français
de la révolution; elle inspira même à une partie du
peuple une singulière défiance de toutes les promesses
populaires. Telle devint la haine de quelques-uns pour
la démocratie, qu'afin de s'en préserver, ils se seraient
volontiers jetés aux bras du despotisme d'un seul. Et il
n'a fallu rien moins que la cruelle leçon que nous avons
reçue depuis, pour guérir de cette méprise une partie de
la France. C'est ainsi que, jusqu'à un certain point, la
terreur a nécessité Bonaparte.
Aussi, quelles facilités ce dernier ne trouva-t-il pas dans
les dispositions de la France? Tant d'essais malheureux,
LA REVULUTIUN FRANÇAISE. 401
d'espérances frustrées , de réputations ternies, avaient
presque dégoûté les honnêtes gens de l'esprit d'indépen-
dance. Les mots qui expriment les plus belles choses de
ce monde, prostitués par l'hypocrisie, avaient perdu
leur charme et leur empire. Une lassitude profonde, une
certaine froideur, qui suit d'ordinaire la perte des illu-
sions, un amour aveugle du repos , avaient brisé l'éner-
gie de la nation. Les individus, d'ailleurs, persécutés,
blessés, frappés à mort dans leurs affections personnelles,
ne demandaient qu'à sauver celles qui restaient encore
intactes, et bornaient leur ambition au libre exercice des
vertus privées. Enfin, tandis que la sensibilité rappelait
aux émotions douces, l'esprit, fatigué des excès grossiers
de 1793, revenait au goût des arts et des plaisirs polis.
Parmi les auteurs ou les acteurs de nos troubles , les
plus méchants et les plus vertueux étaient morts. Mais i^
restait en grand nombre de ces courtisans de tous les pou-
voirs, dont la faiblesse ne saurait s'élever jusqu'au crime,
et qui ne songeaient alors à conserver qu'eux-mêmes du
naufrage de la révolution : espèce indestructible qui ne
change point, qui se reproduit sans cesse, qui se retrouve
à toutes les époques , sous tous les régimes , et conserve
précieusement, comme une tradition sacrée, le cuite du
plus fort.
Quant à la jeunesse, élevée dans la persécution, elle
n'avait pu recevoir de l'aspect des affaires publiques que
deux impressions, l'indignation ou l'effroi. Quoiqu'elle
n'eût aucune idée analogue à celles de l'ancien régime,
elle considérait cependant avec quelque regret ces temps
où le plaisir était le premier intérêt de la vie. Elle le de-
L mandait, ce plaisir, à la société qui ne lui avait offe
102 PASSÉ ET PRÉSENT.
que le crime et la douleur ; et cette disposition , ti-es-
excusable, jointe aux défauts de son éducation, la rendait
singulièrement propre à la frivolité , et ne lui laissait la
possibilité daucim enthousiasme, hors celui de la gloire
militaire, que la frivolité n'exclut pas.
Ou donc Bonaparte aurait-il trou^é de la résistance;?
Sans doute, s'il se fût présenté tel que nous l'avons vu
depuis, s'il se fût montré d'abord comme Cromwell ou
Monk, les vieux levains de la république se seraient sou-
levés contre lui. Mais il apparaissait comme un sauveur,
dans tout l'éclat de la jeunesse et du talent. Son origine
rassurait l'égalité; la liberté se rappelait les républiques
fondées par ses victoires. Il promettait ensemble le re-
pos et la force : quelle séduction toute- puissante sur
un peuple désuni et découragé! Hors quelques esprits
qu'un instinct prophétique avertissait, quel Français a
vu avec inquiétude le vainqueur de l'étranger recevoir la
pourpre consulaire? Qui n'a cru saluer en lui le Timo-
leon de la nouvelle Corinthe ?
]
IL
APRES L EMPIRE.
Les individus sont aujourd'hui bien peu de chose. Quand
des masses sociales ont été émues par de grands intérêts
ou de grandes idées, il n'y a que des questions générales
à résoudre, et comme la vérité n'e^ à personne, tout le
LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. 103
monde y peut prétendre. Cette considération doit répri-
mer à la fois les excès de la vanité et les scrupules de
la modestie. La vérité est certainement dans cpielqu'une
de ces opinions qui divisent la société , elle n'est pas à
découvrir, elle est trouvée. Quiconque espère l'avoir re-
connue doit la dire.
Il se pourrait même qu'elle dût plutôt se rencontrer
dans l'esprit de ceux qui ne sont rien, de ceux à qui
l'obscurité de leur vie , de ceux à qui leur âge ne permet
de se croire aucune importance personnelle. 11 s'agit en
effet de connaître l'esprit général du siècle ; car c'est là
la vérité en matière de politique. Or cet esprit, le cher-
chera-t-on dans ceux qui , ayant participé aux événe-
ments et joué un rôle , ont un personnage à soutenir ?
Non , ils diffèrent trop de la multitude , ils sont marqués
d'une empreinte particulière. Ils ont pris, pour ainsi
dire, des engagem.ents avec les faits; ils ont un passé.
Cherchons le caractère général du temps dans ceux qui ,
n'ayant subi l'épreuve d'aucunes circonstances spéciales,
ne peuvent avoir que les besoins et les désirs les plus gé-
néraux : car leur individualité n'est rien encore. On voit
cju'il s'agit des jeunes gens.
Ce n'est point que je leur veuille attribuer une impor-
tance exagérée, ni devancer pour eux l'heure où ils agi-
ront pour leur compte. Au contraire , je crois qu'ils mé-
ritent attention précisément parce qu'ils n'ont rien fait.
Ce qu'ils sont , ils le sont avec désintéressement.
Aux diverses haltes de cette grande marche de la ré -
volution, c'est en observant la génération qui venait
recruter la société qu'on aurait pu prévoir assez sûrement
ce qu'apporterait l'avenir. L'impatiente jeunesse de 1789,
104 PASSE ET PRÉSENT.
la première que la philosophie eût élevée, la première gé-
nération qui eût reçu les idées nouvelles et qui ne les
eût pas faites, devait être entreprenante avec audace,
confiante en elle-même, téméraire, si l'on veut, dans ses
tentatives, hrisant sans regret et supprimant sans crainte ;
à la lettre , elle ne respectait rien. Sept ou huit ans après ,
lassée du crime , ennuyée de souffrir, une autre jeunesse
devait se préparer d'autres destinées. Dégoûtée du sérieux
par l'atroce, désabusée sur l'infaillibilité humaine, elle
se souciait peu d'entreprendre sur nouveaux frais la ré-
forme de la société ; il en coûtait trop aux bons comme
aux méchants, aux fous comme aux sages ; elle ne vou-
lait plus que du plaisir, c'est-à-dire du repos et de l'é-
motion. Excellente disposition pour accepter le despo-
tisme , qui calme tout en domptant tout et vous émeut
avec des batailles.
A ces deux époques, la France aurait dû consommer
l'œuvre de la révolution. Ces deux occasions ont été
manquées. En voici une troisième; il faut espérer qu'on
ne la manquera pas. Cherchons nos raisons d'espérer dans
l'état vrai de l'opinion publique, et cette opinion, cher-
chons-la dans cette société naissante, la moins apparente
encore , mais la plus réelle et la plus forte. Elle est incon-
nue , mal jugée , dissimulée par le mouvement bruyant
des hommes d'affaires qui se croient les seuls représen-
tants de ses intérêts , masquée par cette classe pimpante
et parée qui babille dans les salons de Paris et se croit
dépositaire de tout l'esprit de la nation. Mais ce n'est là
qu'une surface, une société extérieure qui n'est pas la
vraie. INe la consultons pas, là régnent les préjugés invé-
térés et les idées superficielles. Là le présent est tout, et
LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. lOîi
jamais on ne s'y est douté que le lendemain ne ressem-
blait pas toujours à la veille.
Plus la civilisation est avancée, plus la foule grandit
et les individus diminuent. La circulation des sentiments
et des opinions étant très-rapide, les événements affectent
la société tout entière et non pas uniquement une élite
privilégiée. Ils sont comme une école dont tout le monde
reçoit les leçons , et les masses , chaque jour plus inté-
ressées, plus intelligentes, plus éclairées, substituent
leur influence à celle même des grands hommes. Bien
plus encore sont-elles appelées à prévaloir sur ces petites
fractions sociales qui se croient prédestinées et qui vou-
draient que le monde tournât pour elles. C'est donc dans
le vaste sein de la société générale qu'il faut chercher ce
que nous cherchons , pour apprendre à connaître la jeu-
nesse qui pense.
A prendre les choses dans la plus grande généralité,
où visait le dernier siècle , à quoi tendait la révolution ?
A substituer le fond à la forme , l'abstraction à la conven"
tion, le rationnel à l'empirique, l'examen à l'autorité : ces
expressions sont un peu scientifiques , mais il en faut de
telles pour tout embrasser. A des choses qui n'existaient
que parce qu'elles avaient existé, on voulait faire succé-
der des choses qui existeraient parce qu'on les aurait
jugées dignes de l'existence. On prétendait constituer l'or-
dre social sur des bases telles qu'il n'y eût rien dont on
ne put reudi-e raison .
Pour en venir là, il fallait que l'esprit nouveau, pre-
nant les allures et les pouvoirs d'un grand inquisiteur,
citât tout à son tribunal. Ce procès-là, c'est la révolu-
tion même. La raison moderne, investie de son chef d'une
106 PASSE ET PRÉSENT.
juridiction illimitée, prononça sur tout sans délai ni re-
mise, et, juge dédaigneux, condamna sans pitié. Elle ne
relevait que d'elle-même, elle ne datait que d'elle-même.
Eien de ce qui l'avait ignorée et précédée ne trouva grâce
devant elle. Elle refusa d'excuser ce qu'elle contestait,
de compiendre ce qu'elle réprouvait ; elle ne reconnut de
vertus et de vérités que celles qu'elle enseignait. S'étant
faite inquisiteur, rien de plus simple qu'elle fût persécu-
trice.
L'intolérance s'aperçoit dans le sein même de la p'ni-
losophie du xviii* siècle. Entendez -la juger l'histoire, la
religion, l'antiquité. Quel dédain superbe ! Il semble que
ce ne soient pas des choses humaines et dignes de son
intérêt. Tout a été erreur gratuite , stupidité stérile; le
passé ne mérite que d'être oublié. La révolution met
l'intolérance en action; elle ne se contente pas d'abolir,
elle veut punir le passé : 89 avait jonché le sol de ruines,
93 y passe la charrue. Les cendres de l'ancien régime sont
jetées au vent. Ce qu'on essaie d'élever en sa place , ra-
pidement conçu, hâtivement construit, ne peut tenir de-
bout. Le sol est nivelé , tout est prêt pour bâtir , çà et là
les fondements mêmes sont posés ; mais les édifices me-
nacent de crouler le jom* qu'ils s'achèvent. Les propor-
tions sont gigantesques, mais le monument n'est ni beau
ni solide ; il n'est pas habitable. Ou peut dire qu'à un
certain moment la France ne savait où se loger.
Les fautes de la révolution ont produit ce singulier
effet, elles ont rendu le passé irrévocable en le faisant un
instant regretter. Il y a vingt ans , les hommes modérés
et raisonnables reprenaient du goût pour ce qu'on avait
détruit , faute de pouvoir aimer ce qu'on avait mis à la
LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. 107
place. Cette disposition assez naturelle put même tromper
des observateurs inattentifs. On dut croire qu'un retour
au passé n'était pas impossible , puisque l'opinion s'éloi-
gnait de ceux qui l'avaient aboli. On se figura qu'un sen-
timent composé de pitié pour les victimes, de haine pour
les bourreaux, de mépris pour les insensés, était le signal
d'un divorce éternel avec la révolution. Mais cette ré-
volution , tandis qu'elle était ainsi condamnée dans ses
actes ou insultée dans ses auteurs , elle était faite. On
pouvait méconnaître la grandeur et la durée de ses résul-
tats, on ne pouvait plus les anéantir. On avait franchi
Vonde irréméahte. On pouvait encore tendre ses bras au
rivage délaissé, on n'y pouvait retourner; on y serait
revenu qu'on n'y aurait pu vivre. Les mœurs, les sen-
timents, les relations sociales, les conditions de la vie
civile, tout avait changé, changé pour jamais. On détes-
tait moins l'ancien régime , parce que la mort désarme et
que la haine épargne les tombeaux. On pouvait même
lui montrer d'autant plus d'indulgence qu'on était assuré
qu'il ne renaîtrait pas.
Mais le malheur , en développant quelques émotions
honorables et généreuses, avait brisé les âmes. Les excès
de nos années sinistres avaient pu ranimer les sentiments
de la justice et de l'humanité; mais ils avaient intimidé
la volonté, humilié la raison. On avait cessé de se croire
fait pour se gouverner soi-même; on s'était habitué à
redouter ce besoin aventureux de penser et d'agir , qui
avait poussé tant d'hommes obscurs sur la scène éclatante
de la politique. On s'était repris d'un goût légitime pour
la vie paisible et régulière, pour les affections de famille,
pour les vertus privées, qui paraissaient les seules solides
iOS PASSÉ ET PRÉSENT.
depuis que les vertus publiques avaient mal tenu leurs
promesses. C'est de ce temps que date l'existence d'une
classe d'hommes fort nombreuse, les honnêtes gens mau-
vais citoyens.
Le gouvernement impérial n'était pas propre à rendre
la vie à ces sentiments virils, qui font le citoyen d'un
état libre. Il ne plaçait le patriotisme qu'à la frontière.
Ce patriotisme intérieur et domestique , qui rend les na-
tions responsables d'elles-mêmes, lui était inutile et in-
connu. Peut-être sa chute en a-t-elle été plus prompte;
je ne puis m'empêcher de croire que, si la France eût été
moins dépouillée de droits politiques, que, s'il lui eût été
moins sévèrement interdit de veiller elle-même à son
salut, elle aurait tenu plus ferme contre l'Europe entière,
et que la liberté aurait pu sauver l'indépendance.
Mais le ciel ne l'a pas voulu; un autre gouvernement
est sorti du sein des événements. Il vaudi-ait mieux ne
pas l'appeler restauration, car il n'a rien restauré ; rien de
l'ancien régime n'est debout jusqu'ici. Une dynastie n'est
pas une institution, c'est la monarchie qui en est une , et
la monarchie de la Charte n'est pas renouvelée de l'an-
cien régime. C'est une monarchie nouvelle, commise aux
mains d'une race antique. C'est ainsi qu'il faut la con-
cevoir, si l'on veut qu'elle soit forte et durable.
Citons ces mots d'un illustre orateur : « Voilà qu'enfin,
» après trente années , une nation nouvelle s'avance et
)) se range autour du trône renouvelé comme elle
» Innocente de la révolution dont elle est née , mais qui
» n'est point son oiTvrage , elle ne se condamne point à
» l'admettre ou à la rejeter tout entière; ses résultats
rt seuls lui appartiennent , dégagés de tout ce qui les a
LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. 409
» rendus irrévocables En elle réside aujourd'hui la
» véritable France ; c'est elle qui a reçu la Charte , c'est
» elle qui la possède Pour elle, les temps qui ont
» précédé notre révolution sont relégués dans l'his-
» toire * . »
Voilà la définition donnée avec autorité de cette société
future qui nous occupe aussi. Ces paroles l'introduisent
comme un personnage nouveau sur le théâtre du monde.
La jeunesse est née de la révolution. Son origine et
son éducation lui donnent tous les sentiments, toutes les
croyances que la révolution a eu pour but d'installer
dans le monde. La jeunesse s'est identifiée avec la révo-
lution, elle ne comprend, elle ne croit, elle ne veut, elle ne
sait qu'elle : je veux dire ses principes et ses résultats ;
car les actes n'appartiennent qu'à ceux qui les ont faits.
Nous sommes pétris et façonnés pour le temps et le pays
où nous sommes nés. Les nouveautés qui se sont accom-
plies dans les mœurs, dans les relations , dans la famille ,
dans la vie privée, sont pour nous déjà des traditions.
On essaierait en vain de nous faire regretter ce qui fut
autre et ce que nous n'avons pas connu. Il y a un état
général, une certaine nature de principes et d'idées qui a
définitivement triomphé parmi nous. C'est un fond que
rien ne pouvait détruire , que les événements n'ont fait
que manifester , que des événements différents auraient
manifesté de même. L'avenir quel qu'il soit, l'avenir
calme ou orageux, montrera et confirmera de plus en
plus cette constitution des choses que la révolution a
transportée de l'ordre intellectuel dans l'ordre social , et
' M. Royer-Collanl , srnnce do la Chambre des Dcputés du 27 jan-
vipr 1817.
I. 10
410 PASSE ET PRESENT.
qui produit aujourd'hui ou produira infailliblement l'or-
dre politique qui convient à cet ordre social.
Gardez-vous donc de demander à ceux qui sont nés
d'hier de ressembler à leurs devanciers. jN'attendez pas
d'une telle génération des préjugés qui sont morts avant
elle ; n'exigez pas d'elle des sentiments regrettables , je
le veux, mais surannés. Ne lui reprochez pas d'être ce
qu'elle est , et ne la traitez pas comme si elle était autre-
ment. Sachez bien que vos souvenirs sont de la fable
pour nous ; ce sont les restaurateui-s du passé qui nous
semblent d'imprudents novateurs et, peu s'en faut, des
rebelles. Vos idées conservatrices sont à nos yeux de dan-
gereux desseins; ce que vous appelez concession, nous
l'appelons droit. Ce qui vous parait une exception , nous
le tenons pour un principe. En tout genre, le terrain
qu'on nous reproche d'avoir envahi , nous le regardons
comme un patrimoine : nous héritons d'une conquête,
voilà tout.
Que ceux donc qui veulent traiter avec nous appren-
nent à nous connaître. Ils verront que cette roideur hau-
taine, ce ton présomptueux qu'ils nous reprochent n'est
que la confiance dans notre cause, le sentiment d'un
droit que nous défendons. Nous nous sentons attaqués,
nous crions aux armes !
Et avec nous, il en est que vous ne connaissez pas et
dont la résistance serait plus vive et plus hostile. Quel-
ques-uns de nous ont connu les hommes des précédents
régimes, ils ont pénétré dans la sphère sociale où les
traditions du passé sont encore en honneur. Ils ont une
certaine expérience du monde , ils ont appris à compren-
dre des préjugés qu'ils ne partagent pas, ils ont senti la
LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. 111
convenance des ménagements et des égards que se doi-
vent entre elles des convictions opposées. Les habitudes
de légèreté , cette insouciance qui est du bel air, cette
tolérance qui prend la forme de la politesse a dû adoucir
leur àpreté , peut-être même émousser le tranchant de
leurs opinions. Mais ceux qui vivent loin du monde,
mais ceux que leur condition éloigne de vous , que n'en
devez-vous pas attendre? seront-ils plus traitables? espé-
rez-vous mieux les gagner ou les convaincre?
Maintenant, cette disposition des esprits acceptée
comme un fait, faut-il s'en alarmer, et recèle-t-elle quel-
que péril? Nos pères avaient la mission de détruire; la
nôtre est de conserver. Agressifs dans leurs bouches, les
mêmes principes nous restent , modifiés et convertis en
instruments d'ordre et de protection. L'esprit de révolte
n'est pas en nous ; si quelques-uns semblent en garder
les formes et le langage, ce sont des traînards de l'an-
cienne armée , des imitateurs maladroits qui se trompent
d'époque. Que nos adversaires ne s'y méprennent point ,
qu'ils ne confondent pas l'esprit révolutionnaire et l'es-
prit né de la révolution; l'un enti'eprend, l'autre ter-
mine. Si quelques-uns dans nos rangs ont de contraires
apparences, tenez pour certain qu'ils manquent d'étude
et de méditation , et que leur intelligence étroite ou in-
conséquente les égare hors de la grande voie où nous
marchons. Ils ne représentent point la nation nouvelle
qui sait écouter parce qu'elle est convaincue , pardonner
parce qu'elle est forte , attendre parce qu'elle est jeune.
Elle est indomptable, mais elle est calme.
Disons-le pour rassurer les plus prudents , la tendance
est au repos; la France en tout veut la paix. Mais ce
H2 PASSÉ ET PRÉSENT.
nom de la paix il faut bien l'entendre ; n'oublions pas la
définition de Cicéron, Pax est tianquilla libertas *. C'est
la liberté sûre d'elle-même, c'est la liberté garantie.
En comprenant la jeunesse , on la ti'ouvera de bonne
volonté. Qu'on se garde seulement de la travestir en la
méconnaissant, et de la gouverner comme si elle avait
les idées qu'elle n'a pas. Mais plus téméraire encore
serait la tentative de les lui rendi-e, de les lui inculquer
de force ou d'adresse. Pour la ramener à votre point de
départ, il ftmdrait refaire tout le chemin déjà fait, re-
passer par des extrémités déjà connues, recommencer
les mêmes actes pour une autre cause. Vous sentez-vous
d'humeur à rebâtir les châteaux des débris des chau-
mières? A défaut d'une réaction insensée, on vous pro-
posera peut-être de ne tenir aucun compte de l'état
de l'esprit humain, de laisser de côté les principes gé-
néraux , et ne supposant aux hommes que des instincts
avides, d'exalter, d'exciter les intérêts privés, de leur
donner pâture et satisfaction, et de négliger le reste.
Le reste, c'est tout ce qui honore et ennoblit l'humanité.
La politique des intérêts ! les intérêts matériels ! ils
n'ont que ces mots à la bouche. Les intérêts matériels
de la révolution seront épargnés, on y cousent, on s'y
résigne ; quant à ses intérêts moraux , anathème et pros-
cription. Pour qui donc prend-on la France? Quel moyeu
de la gagner, de la posséder, que de l'humilier sans
cesse ! Puisqu'on met de côté les droits comme des chi-
mères, la vérité comme un rêve, puisqu'on ne veut
parler ni de raison ni de justice, et que nos hommes
« Pliilip. 11, I 13.
LA RÉVOLUïIOX FRANÇAISE. 113
d'État commencent par faire la satire de la nature hu-
maine pour apprendre à la gouverner, discutons à leur
manière. On ne mène les hommes que par les intérêts,
dites-vous; l'homme est avant tout apparemment un
être intéressé. Je le nie, et, vous rendant épigramme
pour épigramme, je dis : L'homme est avant tout un
être vain. Avez-vous songé à ce ressort puissant, à cet
abime profond , la vanité nationale ?
Renoncez , croyez-moi , à cette idée de dominer les
esprits en salariant les consciences , et pour commander
à l'opinion, d'acheter à un certain prix le droit de l'insul-
ter. Si vous faites sentir aux hommes dont ^ous garan-
tissez le bien-être que vous les méprisez, vous irritez la
vanité, et la vanité est vindicative. Il est de la prudence
de paraître au moins tenir quelque compte , faire quel-
que estime de la pensée humaine. Le commandem.ent
ne peut être honorable si l'obéissance ne l'est pas , et l'on
ne règne pas avec sécurité sur ceux qu'on offense en
même temps qu'on les paye.
Je sais l'exemple qu'on m'oppose : la France vient
d'être possédée par le despotisme. On dit que le dernier
maître méprisait l'espèce humaine ; et qui pourtant en a
obtenu davantage? L'obéissance a été pour lui singulière-
ment productive. Mais d'abord est-il possible , est-il dé-
sirable de la faire valoir à sa manière? A tout ce qu'on
prétend conclure de son exemple , à toutes les maximes
qu'on voudrait induire de sa pratique , il y a une pre-
mière réponse , et cette réponse est un seul mot : Sainte-
Hélène.
Puis il a été en tout une exception. Pour des résultats
extraordinaires, ses moyens l'étaient aussi. Sans doute
10.
M 4 PASSÉ ET PRÉSENT.
il ne négligeait pas les choses positives , il savait traiter
avec les passions intéressées. Mais il avait d'autres res-
sources qui ne sont pas à l'usage de tout le monde.
Compte-t-on pour rien la gloire et la peur?
Soit art, soit génie, il s'était placé très-haut dans la
pensée de tous. Une sorte de merveilleux l'entourait, 11
était toujours au sommet d'un sentiment quelconque, de
l'admiration , de la crainte, de la haine, du dévouement.
Pour lui , point d'indifférents. Il dépassait tout , il pas-
sionnait tout; il était l'idée dominante ou le premier
sentiment de chacun. Avec une telle position, quel
devait être son pouvoir sur les amours-propres ! que lui
manquait-il pour les séduire? Les réputations étaient
dans sa main , l'honneur était de lui plaire.
Aucun gouvernement ne peut retrouver les mêmes
circonstances , aucun ne saurait se donner le même pou-
voir. Tout se tient dans la politique. 11 fallait être le
vainqueur d'Austerlitz pour exiler l'auteur de Connne.
On ne saurait donc conclure de ce qu'il a fait à ce
qu'on pourrait faire. La complaisance d'hier ne préjuge
pas celle d'aujourd'hui. On s'étonnera de rencontrer,
parmi ceux que l'on a crus vendus aux caprices du pou-
voir, des cœurs incorruptibles. ]\'e parlons, puisqu'on
le veut, que des passions intéressées; le conquérant de
l'Europe leur offrait tout; il pouvait les opposer aux
exigences de la vanité; pour les unes et pour les autres,
il était en fonds. Mais, aujourd'hui, si l'intérêt et la
vanité ne sont pas d'accord , si on les met en lutte , qui
des deux l'emportera? La balance peut pencher en faveur
de la dernière. Kt puis alois, sera-ce une duperie que de
spéculer sur l'opinion publique? Les placements eu popu-
LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. 415
larité sont avantageux; l'indépendance est en hausse.
Le pouvoir n'est ni assez grand, ni assez terrible pour
qu'on n'ose pas se faire une existence hors de la sphère
où il domine , et l'on peut , à lui résister , trouver dans
l'avenir des dédommagements que les gens bien avisés
ne sauraient dédaigner. La politique ne peut donc (toute
morale mise à part) s'appuyer sur le mépris des hommes.
Tout cet art de la corruption , que certains beaux esprits
vantent, a le défaut d'être intempestif et à peu près
impraticable. Il finirait par compromettre ceux mêmes
qu'il ne dégoûte pas.
Un seul parti reste donc à prendre , c'est de ménager
les opinions , sinon par respect pour l'esprit humain , du
moins par égard pour la vanité humaine. En conséquence,
il faut avoir soi-même des doctrines et se diriger par
des principes , non par des expédients et des caprices ,
faire cesser enfin le trop long divorce entre la théorie de
la politique et le métier du gouvernement.
Par un rare bonheur , cette théorie , telle que les meil-
leurs esprits s'accordent à la concevoir , n'est en oppo-
sition avec aucun des intérêt?' actuels ; l'application n'en
peut nuire à personne dans ses prétentions légitimes. Au
contraù'e , elle serait la garantie de toutes les situations
sociales, le traité de paix entre toutes les passions.
Pourquoi donc hésiter ? Ceux qui ont figuré bien ou mal
dans nos troubles l'implorent , les uns comme une ré-
compense, les autres comme une amnistie. Ceux qui
n'ont point de passé l'invoquent parce qu'elle est vraie.
Chose admirable! l'expérience, le repentir, la raison
appellent le gouvernement des principes.
La génération qui avait immédiatement succédé aux
116 PASSÉ ET PRÉSENT.
générations révolutionnaires avait vu toutes les vérités
se défigurer et disparaître, toutes les théories s'engloutir
sous le Ilot des passions. Elle voyait surnager seuls des
intérêts créés par les événements. Elle a pu croire qu'ils
en étaient le résultat le plus certain et le seul produit
durable. L'or et le pouvoir ont pu lui paraître un mo-
ment les seules réalités du monde , et prenant en pitié
les illusions de l'intelligence enivrée d'elle-même , elle
a pu se trouver accessible aux séductions du pouvoir
absolu. >ous , au contraire , les spectateurs de sa gran-
deur et de sa chute , nous devons nous sentir incrédules
aux promesses , aux prestiges de l'habileté et de la force.
La destinée a détruit ces créations qui semblaient impé-
rissables. Des œuvres d'un bras puissant, il ne reste que
des souvenirs. Ce grand fait n'existe plus que dans la
pensée , et nous nous retrouvons en présence des ques-
tions et des débats qui avaient paru comme supprimés
par l'Empire. Les Français , il y a vingt ans , avaient vu
les fortunes survivre aux idées; nous avons vu, nous, les
idées survivre à des royaumes. Notre tendance est donc
vers la justice et la vérité. Honneur aux gouvernements
qui la sui\ ront !
WERTHER, RENÉ, JACOPO ORTIS.
(1819.)
L'homme "n'a que deux moyens de savoir , apprendre
ou découvrir. Dans l'état social , il se sert du premier
beaucoup plus que du second ; mais s'il est isolé , dénué
de tout secours étranger , il lui faut tout inventer , même
ce que les autres savent. Pascal, sans livres et sans
maiti'es , eut besoin de génie pour s'élever à des connais-
sances qu'il suffit du simple bon sens pour acquérii-. U
en est de la société comme des individus ; à mesure que
les générations se multiplient, elles grossissent l'héritage
d'idées qu'elles se lèguent les unes aux autres. Comme
deux cercles en raison inverse, le domaine des choses à
apprendre s'agrandit de tout ce que perd celui des choses
à découvrir. Ainsi , plus le temps et l'esprit humain
font de pas , plus augmente la somme des vérités con-
nues ; et bien qu'il y ait tous les jours plus de choses à
connaitre , les hommes sont appelés en plus grand nom-
bre à savoir ; car il est plus aisé d'apprendre que d'in-
venter, comme il est plus facile d'écouter que de dire.
Les vérités, ou , si l'on veut, les erreurs les plus neuves
et les plus sublimes, deviennent des traditions; il ne
418 PASSÉ ET PRÉSENT.
faut que peu de moments aux hommes d'une époque
quelconque, pour parcourir tout le chemin que leurs
devanciers ont mis des années à leur frayer : quelques
heures de lecture leur révèlent le travail de tout un
siècle.
Ceci est vrai par rapport à toutes les sciences et à la
morale elle-même : ce ne sont pas seulement des notions
de physique ou de géométrie que l'on se communique
parla voie de l'enseignement, on enseigne les sentiments
comme les idées ; on réduit en théorie ce qui semble
échapper à toute théorie , les émotions de l'àme. Il y a
des affections dont on convient, et que les hommes se
transmettent et s'imposent les uns aux autres ; et comme
il se rencontre de ces esprits qui ne penseraient point
de leur temps , si fort heureusement l'on n'eût pensé
avant eux , qui n'auraient point d'idées , si d'autres ne
les eussent dispensés d'avance des frais de l'invention ,
il est aussi , du moins dans les vieilles sociétés , de ces
âmes stériles qui n'ont que des impressions apprises ,
des penchants de commande et qui s'émeuvent par tra-
dition.
C'est un fait remarquable , et souvent fâcheux que cet
empire de l'esprit humain pris en. masse sur les cons-
ciences individuelles. Bien des travers, bien des faussetés
doivent être attribués à cette tendance des hommes à
ériger en généralités les sentiments personnels, et, pour
ainsi dire , à déterminer d'avance la formule de chacune
de nos affections. Il s'ensuit que la nature, la portée,
les symptômes, les avantages, les inconvénients de chaque
sentiment sont des choses établies ; c'est une véritable
science qui se compose de résultats constatés, de solu-
\\'ERTHER, RENÉ, JACOPO ORTIS. «19
tions coûiiues, d'expériences toutes faites; et comme on
peut l'apprendre par la lecture ou la conversation , qui
est une sorte d'enseignement , on peut aussi , ou plutôt
on croit pouvoir connaître un sentiment avant même de
l'avoir éprouvé, et calculer avec précision ce qu'il vaut
de peine et de plaisir. La vie morale tout entière pourrait
ainsi s'écrire d'avance comme une comédie ; aussi , beau-
coup de gens, dans le monde, se contentent-ils d'ap-
prendre et de répéter un rôle. Mais de cette connaissance
anticipée, il résulte quelquefois que, devinant ce qui
l'attend, et persuadé qu'il ne lui peut rien arriver que de
prévu , l'homme est peu tenté de vérifier les faits et ne
se soucie guère d'impressions qu'il connaît d'avance, ras-
sasié sans avoir goûté, blasé sans avoir joui. On a vu
dans cet état des nations entières.
Cette disposition n'est pas rare au siècle où nous
sommes. Ceux qui en sont atteints , lassés avant le
temps, dégoûtés par prévoyance, sont travaillés d'une
secrète et vague inquiétude qui ressemble au regret ;
on dirait qu'ils pleurent les illusions qu'ils n'ont jamais
eues. Pleins de dédain pour ce qui est , ils repoussent
tout ce que le monde leur ordonne de penser ou de
sentir, parce que cet ordre suffit pour leur faire regarder
comme factice ce que peut-être , livrés à eux-mêmes ,
ils eussent senti et pensé tout naturellement. Doués de
la faculté de découvrir, et dispensés de le faire par la
société , qui s'est empressée de leur donner comme une
leçon ce qu'ils auraient voulu reconnaître comme une
vérité et constater eux-mêmes, ces esprits appelés à l'in-
dépendance trouvent un tourment dans leur originalité
même ; ils rejettent avec dépit tout le fardeau des idées
420 PASSÉ ET PRÉSENT.
acquises ; et tourmentés à la fois du besoin et de l'im-
puissance de sentir et de croire , ils aspirent à quelque
chose de neuf, d'inconnu , qu'ils vont chercher au milieu
des agitations de la foule ou du repos de la solitude,
dans les conciliabules des sociétés secrètes ou dans les
déserts du Nouveau-Monde : disposition bizarre, qui, sur
les débris des conventions sociales , conduit au mépris
des hommes et au mépris de la vie , réunit souvent l'in-
sensibilité et la douleur , donne à l'égoïsme même le
ton de l'exaltation , et au dévouement un caractère de
personnalité.
Cependant, comme elle repose sur une incrédulité rai-
sonnée, elle entraine presque toujours, dans celui qu'elle
possède, le pouvoir de se juger. Aussi, grâce à cette
faculté, qui, devenue moins rare, forme peut-être le trait
distinctifdu caractère de l'homme de ce siècle, cette dis-
position d'àme a-t-elle été reproduite dans plus d'un
ouvrage par des auteurs qui paraissaient l'avoir res-
sentie : elle perce même dans des écrits où l'on s'attend
peu à la rencontrer; mais elle domine surtout dans les
romans.
Le poème diffère du roman , en ce que l'un peint et
l'autre décrit. Tandis que le poète ne clierche qu'à ren-
dre le langage, et, pour ainsi dire, l'extérieur des sen-
timents et des passions , le romancier ne parle des signes
visibles que pour remonter à leurs sources, et dévelop-
per le jeu des ressorts secrets qui nous font agir, parler,
sentir même. Le poème peut, il est vrai, supposer sou-
\ ent l'existence de tous ces faits cachés, mais comme un
tableau , comme une statue supposent dans l'artiste la
connaissance de l'organisation anatomique des êtres qu'il
WTRTHER, RENE, JACOPO ORTIS. 4 21
retrace. La poésie, ainsi que tous les arts d'imitation, ne
reproduit ou ne doit reproduire que les effets ; le roman
explique les causes. Cependant comme il contient tou-
jours une action plus ou moins développée, et qu'en cela
il se rapproche du poème épique ou dramatique, on peut
le regarder comme un genre mixte entre les ouvrages
qui représentent et ceux qui expliquent; c'est à la fois
un livre d'imagination et de critique.
Aussi est-ce la branche de la littérature qui a le plus
fructifié depuis quelques années : les romans sont peut-
être les livres les plus vrais de l'époque; ce sont assuré-
ment les moins comparables. On ne pourrait, je crois,
attribuer à aucun autre siècle les romans du nôtre ; et si
l'on veut y faire attention , l'on ^ erra que le caractère
qui y domine, et l'une des causes qui contribueraient le
plus à les rendre presque inintelligibles pour d'autres
que nous, est précisément cette exaltation de l'âme au-
dessus de laquelle plane une puissance qui la juge sans
la calmer, et la raconte sans la combattre.
Cependant tous les romans ne la reproduisent pas au
même degré; elle règne surtout dans ceux qui sont des-
tinés à faire connaître non pas tel ou tel caractère , non
pas telle ou telle passion , mais ce désordre d'une âme
inquiète et rêveuse, qui relègue AVerther dans un village
obscur de l'Allemagne , ou conduit René dans les forêts
des \atchez. Cet état de l'âme est souvent incomplet ou
peu durable ; mais il n'est guère d'être sensible et pensant
à qui il soit entièrement inconnu. Il y a presque toujours
dans la jeunesse de l'homme un moment où , pour em-
prunter l'expression d'un illustre écrivain, un graml en-
nni saisit /f cmir. Cet ennui provient du dégoût ou du
I. ' n
122 PASSÉ ET PRÉSENT.
besoin des passions ; il en éloigne et il y ramène. C'est
rineertitude d'une àme qui ne sait ce qu'elle doit sentir,
ce qu'elle doit choisir de la religion ou de la gloire, de
l'amour ou de la mort.
Cette situation morale dure plus ou moins long-temps;
il est rare que la légèreté humaine lui laisse prendre un
grand développement, un caractère de permanence. Son
premier effet est de nous séparer des autres : or, dans le
temps où nous sommes, au sein d'un état social qui sait
si bien exciter et satisfaire l'égoisme , la délicatesse de
nos habitudes, le besoin d'une vie facile ne nous per-
mettent pas long-temps d'abandonner le monde, et nous
y rappellent sans cesse, quelque esprit d'insurrection qui
nous anime contre son autorité. Celui qui d'abord a res-
senti trop douloureusement l'oppression de la société pour
ne pas la fuir, aime bientôt mieux recommencer à souf-
frir que rompre sans retour : il se résigne peu à peu, et
bientôt la résignation même finit par lui devenir inutile ;
un jour vient où les sujétions sociales ne lui coûtent plus ;
soit raison, soit mobilité, il rentre dans les rangs qu'il
avait désertés, et s'oubliant lui-même, cesse d'être de
ceux qui se révoltent , pour se joindre à ceux qui oppri-
ment. C'est le sort le plus commun : quelques-uns plus
forts et moins sensés , chez qui le malaise se tourne en
activité, se vengent des hommes et d'eux-mêmes, en
tourmentant de toutes leurs forces leur existence et celle
de tout ce qui les entoure; d'autres enfin, non moins
constants, mais plus faibles, ne pouvant ni se soumettre
ni se venger, passent du dégoût au désespoir, et se tuent
par désœuvrement.
Parmi les romans destinés à faire connaître des si-
WERTHER, RENÉ, JA€OPO ORTIS. 123
tuations de cette nature , deux sont en première ligne :
TVerther et René.
Ce qui frappe le plus dans Werther, c'est la vanité;
aussi n'est-ce pas seulement contre les idées et les senti-
ments vulgaires qu'il s'irrite, c'est contre les convenances
établies, c'est centime cette hiérarchie sociale qui l'a sans
cesse blessé. Le monde lui est insupportable , moins parce
qu'il l'opprime que parce qu'il l'humilie. ]\ous n'avons
point fait l'éloge de cette disposition d'hostilité et de ré-
volte contre la société, mais nulle part elle ne se monti'e
avec plus de défaveur que dans Werther. Tout l'ouvrage
décèle une insensibilité pi-ofonde, une sécheresse de
cœur qui domine l'amour même , une aversion de la so-
ciété qui s'exhale en amères épigrammes, mais qui res-
semble plus à de l'envie qu'à toute autre chose; enfin le
scepticisme railleur d'un esprit supérieur et dépravé , qui
se refuse àcroù-e de peur d'être dupe, et qui, pour éviter
le préjugé, se dispense de la conviction. La civilisation
multiplie ces caractères dont la perversité tout intellec-
tuelle s'allie avec une assez gi'ande innocence de conduite.
Tel est Werther ; il souffre et ne touche pas ; il meurt et
n'est point pleuré.
Considéré indépendamment du talent admirable qui le
place si haut, René est un ouvrage aussi profond et plus
pur. Ces deux romans se ressentent des circonstances dif-
férentes dans lesquelles ils ont été composés. La concep-
tion de Werther, au milieu d'une société paisible et ran-
gée, a quelque chose de séditieux; mais celle de René,
qui porte l'évidente empreinte d'une époque de trouble
et d'orage, s'excuse et s^explique par la date de sa nais-
sance. On peut, jusqu'à un certain point, permettre au
1 24 PASSE ET PRESENT.
témoin d'un grand bouleversement politique, le découra-
gement et rincrédulité ; en pareil cas , les hommes ti-ès-
forts ou très - passionnés peuvent seuls s'y soustraire.
René n'est donc point un homme aigri comme ^Verther ;
il a peu souffert, il cherche à souffrir; son imagination
seule l'a jeté hors des routes battues ; sa vanité n'est point
vindicative , elle ne hait point , et l'on sent qu'il garde eu
lui de quoi reprendre aisément aux jouissances de la vie
usuelle et même aux petites joies , aux petites émotions
qu'elle prodigue. L'éclat, la gloire du monde, les triom-
phes d'amour-propre le séduiraient encore. Il n'a pris
aucun engagement avec lui-même, il reviendrait aisé-
ment, il changerait sans peine sa vanité sauvage contre
une vanité civilisée ; il deviendrait presque un homme
frivole; car il n'a d'excessif que l'imagination; c'est, pour
emprunter l'expression commune, une tète montée; mais
il est faible et mobile ; un rien peut le consoler et le dis-
traire; on est sûr qu'il ne se tuera pas.
A ces deux ouvrages on pourrait, je crois, comparer
un roman de M. Foscolo, les Demîères Lettres de Jacopo
Oitïs. Ce roman est , pour l'action ou plutôt pour la situa-
tion, entièrement calqué sur celui de Werther. En cela,
il n'a rien d'origiual ; mais il se distingue par la pensée
morale qui l'a dicté. Le ressentiment que nourrit Wer-
ther contre l'ordre social , s'est soulevé dans le cœur
d'Ortis contre l'ordre politique. Un traité , dont nous ne
voulons point nommer les auteurs, a cédé l'Etat de Venise
à l'Autriche. Le nouveau possesseur est venu; il était le
plus fort, il a trouvé soumission; on se tait, on applau-
dit ou l'on dénonce , et les citoyens se retirent. Ortis est
un citoyen , et c'est du sein de la retraite , c'est pendant
WERTHER, RENÉ, JACOPO ORTIS. 125
que son nom se lit sur les tables de proscription, que l'au-
teur nous le représente déposant dans quelques lettres la
confidence de ses derniers sentiments.
Mais si la religion ni la morale austère ne peuvent ap-
prouver sa fin , il n'est pas odieux un seul moment. La
haine qu'il porte à la société a commencé par l'indigna-
tion; l'injustice des hommes envers leurs semblables ex-
cuse jusqu'à un certain point l'injustice de l'opprimé
envers la Providence; et si Jacopo Ortis finit par s'aban-
donner à la croyance unique d'un absurde fatalisme, on
pardonne cette grande erreur à celui qui a perdu tout à
la fois celle qu'il aime et sa patrie : le poignard dont il
se frappe a quelques droits à l'amnistie que les siècles ont
accordée au poignard de Caton.
Ce trait seul distingue l'ouvrage italien des deux ro-
mans que nous avons cités. Ortis est dans une situation
assez simple; ses sentiments surprennent peu ; aussi l'ou-
vrage est-il moins profond que AYerther et que René;
mais en revanche il satisfait l'àme; il est moins pénible
que A\ erther, moins vague que René. Le malheur d'Ortis
est plus naturel et légitime mieux ses plaintes et sa faute.
11 y a dans Werther plus d'esprit , dans René plus d'ima-
gination , dans Ortis plus de morale.
Se résigner aux conditions de la société, quand même
des vices et des travers seraient au nombre de ces condi-
tions , est un devoir de bon sens ; se résigner aux crimes
et aux abus des gouvernements , est un acte de faiblesse.
L'indignation rêveuse de Werther et de René conduit à
l'inaction par le découragement ; elle n'a jamais produit
un bon citoyen. Le courroux philosophique d'un proscrit
11.
126 PASSÉ ET PRÉSENT.
comme Jacopo Ortis peut l'entraîner au désespoir et le
résoudre à la mort. C'est une faute, sans doute, mais
l'exemple de cette faute n'énerve point les âmes, et provo-
que au contraire ces énergiques sympathies qui donnent à
la patrie des vengeui's.
RÉVOLUTION DU THEATRE'.
('1820.')
Que les amis du passé, que les partisans de l'usage
se désolent, mais qu'ils se résignent, une inévitable ré-
volution menace notre théâtre. La routine , c'est-à-dire
la paresse d'esprit, la prévention, c'est-à-dire l'injustice
par anticipation , luttent encore et s'efforcent de retarder
le moment fatal et décisif; parmi les auteurs , parmi les
acteurs et dans le public même , il y a dés préjugés qui
résistent , mais Us céderont ; car dans tous il se mani-
feste un besoin de nouveauté , inconnu de ceux-là même
qui l'éprouvent, et qui se trahit sans s'avouer. Qu'il
paraisse une imagination indépendante et féconde , dont
la puissance corresponde à ce besoin et qui trouve en
elle-même les moyens de le satisfaire ; et les obstacles ,
les opinions , les habitudes ne pourront l'arrêter. Comme
elle aura deviné sou temps, son temps se déclarera pour
\ Cet article, inséré dans le Lycée français, t. V, est, je crois, un
des premiers où l'on ait conseillé la tentative d'une reforme théàtnilc,
sans traduire M. Schlegel , et sans emprunter des idées aux critiques
étrangers. J'ai cru aussi qu'on trouverait quelque intérêt dans ce juge-
ment sur un ouvrage digne d'être plus connu , Théâtre, par M. le comte
J.-R, de Gain-Montaisnac. 1 vol. in-S". Paris, 1820.
128 PASSÉ ET PRÉSENT.
elle. Elle révélera au publie ce qu'il cherche sans le sa-
voir, ce qu'il demande sans en convenir, et fera succé-
der à un vague instinct un enthousiasme motivé. Alors
l'exemple une fois donné, tous le suivront; le chemin
une fois ouvert , tous s'y précipiteront , et les idées nou-
velles en fait d'art dramatique deviendront bientôt des
idées reçues. C'est la marche ordinaire : toute invention
ne tarde pas à devenir une convention ; les découvertes
font les sciences , et l'originalité crée des écoles.
Je sais qu'un tel changement est redouté de tous ceux
auxquels il est commode de ne point toucher à leurs
opinions et de les conserver telles qu'elles sont , comme
une provision faite pour la vie et qu'il est inutile d'aug-
menter. Il se rencontre dans la république des lettres
des esprits , comme dans la société , des hommes , dont
l'ambition et l'aclivité sont bornées, et qui, satisfaits
du fonds d'idées que leur ont acquis un peu de travail
et d'industrie, n'ont plus d'autre envie que d'en jouir en
paix , sans songer à sortir de cette médiocrité qui leur
paraît dans son genre aussi précieuse pour la raison que
pouvait l'être pour le bonheur celle qu'Horace a chan-
tée. Ce sont, que l'on me pardonne l'expression, des
cspiifs retires qui ne produisent et n'acquièrent plus.
Mais ils ont cela de remarquable, qu'ils ne peuvent souf-
frir que d'autres fassent fortune. Lorsqu'une intelligence
active et puissante, étendant au loin ses spéculations,
ajoute à ses ressources naturelles des trésors acquis,
ils lui reprochent la richesse d'imagination comme du
superllu, et l'abondance des pensées comme du faste.
Ils s'unissent pour la retenir dans ce rang modeste, dans
cette situation sans éclat ([ue la natuic leur a imposée
RÉVOLUTION DU THEATRE. 129
comme leftr condition, et qu'ils se flattent d'avoir préfé-
rée par clioix, donnant ainsi pour une preuve de leur sa-
gesse la marque de leur impuissance.
On peut voir s'il n'en est pas ainsi, s'il n'est pas vrai
que, toutes les fois qu'il naît un écrivain créateur, les
écrivains ordinaires se iiàtent, en blâmant son essor, d'en
accuser l'audace et d'en rabaisser la difficulté. « Il est
trop aisé, s'écrient-ils, lorsqu'on s'affranchit ainsi de
toutes les règles, de se distinguer de la foule. La mer-
veille et le vrai mérite, c'est de porter avec grâce la
chaîne dont nous nous sommes chargés ; c'est de fournil"
avec succès la carrière étroite où nous nous sommes ren-
fermés. Mais que si nous voulions secouer les entraves
du goût , dépasser les bornes de la raison , nous attein-
drions sans peine une égale renommée , et nous produi-
rions d'aussi grands effets. »
Ayez-en donc, madame, et voyons cette affaire,
disait la brillante Célimène à la prude Arsinoé , qui lui
reprochait ses succès ; et c'est aussi la seule réponse que
le génie puisse faire à cette pruderie de l'esprit , qui lui
reproche ses conquêtes , et qui feint de dédaigner ce
qu'elle envie.
Les plaintes , les censures , les mépris ne peuvent rien
contre les grands talents : ils se fout jour à travers les
nuages du préjugé ; la prévention elle-même est forcée de
les reconnaître , et s'incline éblouie de leur lumière. Ils
commencent par rencontrer des critiques, et produisent
bientôt des imitateurs; ils violent une règle établie, et
presque aussitôt, par leur exemple, ils en consacrent une
nouvelle. JNaguère on lés repoussait comme des novateurs,
<30 PASSÉ ET PRÉSENT.
tout à l'heure on va les suivre comme des modèles. La
même ser%ilité d'esprit , qui les a combattus dès leurs
premiers pas , se traîuera dans peu sur leurs traces , et
c'est eu leur nom qu'elle proscrira les essais nouveaux et
les tentatives à venir. La supériorité intellectuelle, qu'on
la nomme talent, raison, génie, comme on le voudra,
exerce sur les hommes un empire si naturel et si légi-
time, que, dans quelque sphère qu'elle se montre, elle
assemble en peu de temps à sa suite des sujets ou des
adeptes, des admirateurs ou des copistes. Ses conceptions
ne tardent pas à faire loi, et son autorité demeure en vi-
gueur, jusqu'à ce qu'une autorité nouvelle se fonde à un
titre égal et nouveau. En général, ce qu'on a appelé les
vicissitudes des choses humaines n'est que le renou-
vellement successif du pouvoir dans tous les ordres ; ou
bien encore, le progrès des idées parmi les hommes.
11 y aurait beaucoup à dire sur ce sujet; mais je me fie
au lecteur , et il m'en saura gré. Qu'il me suffise d'avoir
indiqué le fait général , dont je ne veux aujourd'hui lui
donner la preuve que dans une application particulière.
Je veux me placer dans un champ fort étroit, celui du
théâtre. C'est là l'empire dont j'entreprends de signaler
les vicissitudes; c'est le seul dont je prétende être le Mon-
tesquieu, et que je dénonce de nouveau comme menacé
d'une révolution prochaine. J'exhorte donc tous les amis
de la stabilité à se réunir pour conserver ce qui existe ,
car je les avertis qu'ils sont en péril. L'ancien régime du
royaume dramatique est ébranlé, l'esprit révolutionnaire
y fermente. L'iusurrection approche. Intérêts moraux,
intérêts matériels , tout est compromis , je les en pré-
viens : car les auteurs de la vieille école ne peuvent se
RÉVOLUTION DU THÉÂTRE, <31
dissimuler que le jour où leurs principes sur l'art seraient
abandonnés , la révolution qui s'opérerait dans la théorie
se ferait ressentir à la recette ; et que, si l'opinion drama-
tique changeait de direction et de favoris , le caissier du
Théâtre-Français pourrait bien changer de créanciers.
Il faut prouver mes prédictions : c'est à cela seul que
je me crois astreint, et non à discuter s'il est bon que la
révolution se fasse ou ne se fasse pas. Sans examiner si
elle est juste, je vois qu'elle est nécessaire, c'est assez;
je n'ai pas besoin de m'en inquiéter davantage ; car j'ai
d'ailleurs la certitude que, fort différente en cela de quel-
ques autres révolutions, elle respectera tous les droits
acquis et ne nuira qu'aux abus. Les grandes légitimités,
comme celles de Corneille ou de Racine, demeureront
intactes , et la spoliation n'atteindra que quelques usur-
pateurs dont je veux taire les noms ; car on doit des
égards au malheur, même lorsqu'il est mérité ; je ne veux
point me faire délateur , et je n'ai pas envie de dresser
moi-même d'avance des tables de proscription.
Maintenant ma conscience est tranquille , je puis dé-
velopper sans scrupule les symptômes de la crise qui
s'annonce ; et, s'il arrive des malheurs, j'espère que, sui-
vant une méthode assez usitée , on ne m'accusera pas de
les avoir provoqués, pour les avoir prévus.
Le signe principal du mouvement qui se prépare est ,
à mon sens, le dégoût marqué du public pour tous les
ouvrages conçus et exécutés dans les règles. Il semble
que tous les anciens moyens de l'émouvoir aient perdu
leur efficacité. En vain cherche-t-on à les renouveler en
les déguisant avec soin , en les engageant dans de nou-
velles combinaisons ; il les reconnaît et s'ennuie. En vain
132 PASSÉ ET PRÉSENT.
change-t-on les noms, les costumes, les décorations; il
retrouve les mêmes situations dans d'autres lieux et les
mêmes personnages sous d'autres habits. Rien ne le
trompe, rien n'échappe à sa pénétration ni à son dédain.
Il y a même de certains effets de théâtre tellement usés
qu'il a fallu y renoncer tout à fait, témoin les suicides des
jeunes princesses et les récits des confidents. Évidemment
il faut inventer pour remuer ce public difficile et blasé :
on ne peut plus fermer les yeux sur cette triste nécessité;
et si Ton ne ^ eut pas s'exposer à le voir, par une grande
et volontaire insurrection, consommer à lui seul la révo-
lution qu'on redoute, et, désertant audacieusement la
vieille constitution du Théâtre-Français, aller chercher, à
quelque extrémité de Paris , un empire illégitime , mais
mieux approprié à ses besoins nouveaux , l'empire du
mélodrame , il faut que les grands esprits osent entre-
prendre eux-mêmes cette révolution qu'autrement ils
seraient contraints à subir ; il faut qu'ils s'étudient à for-
mer habilement une intime alliance entre la tradition
sacrée qui domine la scène classique et l'esprit nouveau
qui menace de l'envahir. Craignons le mélodrame comme
un pouvoir de fait; efforçons-nous de maintenir, s'il se
peut, le fait là où est le droit, et de prévenir une désunion
aussi fatale à l'ordre qu'à la liberté, c'est-à-dire,* pour
rentrer dans le langage du sujet, au bon goût qu'à l'ima-
gination.
Qu'a-t-on besoin d'attendre de nouvelles preuves du
danger que je signale? A-t-on oublié ce qui s'est passé
depuis plusieurs années? L'ingrat public n'a tenu aucun
compte dural)le à la plupait des auteurs de la dignité du
langage, de la rigoureuse observation des bienséances de
RÉVOLUTION DU THÉÂTRE. i33
notre scène et des unités matérielles. Dès le premier abord,
il les a rejetées, ou s'est contenté de leur accorder un suc-
cès court et modique. Si l'on recherche quels sont les
ouvrages qui ont obtenu un notable succès, et parmi
ceux-ci quels sont les passages qui leur ont particulière-
ment attiré la faveur du parterre , on trouvera , j'en ai
peur, que ce sont précisément les pièces qui sortaient
jusqu'à un certain point du genre ordinaire des tragédies
françaises, et dans celles-là les scènes ou les personnages
qui se recommandaient par quelque chose d'étrange ou
d'inusité. Mettons à part, je le répète, les ouvrages de
génie, parce que dans ceux-ci les formes classiques n'ont
pas été subies, mais choisies et presque inventées par
l'auteur même; mais rappelons-nous ces tragédies régu-
lières, qui ont eu dans leur temps un succès complet et
quelquefois une véritable vogue ; qu'il y en a peu qui
soient aujourd'hui goûtées et applaudies ! qu'il y en a peu
qui, si elles étaient aujourd'hui données pour la première
fois, produisissent un effet général et profond! Ou a re-
marqué que les reprises réussissent faiblement, et l'on
s'est étonné de voir la renommée de certains ouvrages
vantés autrefois pâlir et disparaître à cette nouvelle
épreuve. Ne serait-ce pas une suite de cette aversion du
public actuel pour les combinaisons surannées de nos
tragédies, qui ressemblent pour la plupart à des varia-
tions du même air? Je ne sais pas beaucoup de nos ou-
vrages secondaires qui jouissent à présent de quelque _
faveur, à moins qu'un grand acteur, qui lui-même est une
exception à toutes les règles, et dont le talent est à lui
seul une innovation éclatante , ne leur ait donné ce dont
il est si richement doué, l'originalité et le naturel. Talma
I. 12
134 PASSÉ ET PRÉSENT.
est la représentation vivante de ce qui manque au plus
grand nombre de nos tragédies. Même dans celles qui
passent pour bonnes , il y a quelque chose d'énervé qui
ne prend plus sur les esprits. La répétition des mêmes
moyens , toujours suivis des mêmes effets , leur donne à
toutes une fastidieuse ressemblance ; et de là , les deux
grands défauts de notre scène, le factice et le commun. A
mesure que le nombre des ouvrages grossit, que les co-
pies s'accumulent sur les copies et s'éloignent des modè-
les, l'insipidité fait des progrès, et l'ennui présent s'aug-
mente de tout l'ennui passé. Lorsqu'après un long
intervalle on remet au théâtre des pièces qui , lors de
leur première apparition , n'étaient encore que des secon-
des ou des troisièmes copies, comme elles ont été depuis
imitées à plusieurs reprises, le public, qui confond les
temps, qui n'a point la complaisance ou la justice de se
reporter à l'époque où elles ont été composées, les relègue
au rang de celles qui leur ont succédé, et dont il est déjà
las, sans songer que, précisément parce qu'elles sont
moins récentes, elles sont un peu plus neuves que les
tragédies contemporaines.
Si des reprises nous passons aux nouveautés , que sont
devenues tant de tragédies arrangées suivant toutes les
convenances de la scène qui sont les mêmes pour toutes ,
et contre les convenances du sujet qui sont différentes
pour chacune, ces tragédies si conformes aux règles et
si infidèles à la vérité , dénuées d'invention dans les
ressorts , de vie dans les caractères , de couleur dans le
style , et qui cependant ne blessent ni la bienséance ni
le bon goût , qui sont même conduites avec art , pen-
sées avec justesse, écrites avec élégance? Depuis le
RÉVOLUTION DU THEATRE. 133
commencement de ce siècle, trois ouvrages seulement
ont obtenu et mérité im accueil distingué , les Templiers ,
les Vêpres siciliennes et Marie Stuarl. A quelle cause
attribuer l'honorable exception que le public a faite en
leur faveur , sinon à ce qu'elles présentent elles-mêmes
d'exceptions aux usages de notre théâtre ? Le fait n'est
pas contestable à l'égard de Man<' Shiart. Ce qu'on
admire de vérité tant dans le caractère que dans l'action
des personnages, est déjà une dérogation à toutes les
lois qui régissent notre scène; et malgré le talent que je
me plais à reconnaître dans l'auteur de Marie Stuart ,
c'est sans contredit, et lui-même il le déclare, à la force
et à la vérité native de la conception originale qu'il doit
une grande partie de son succès. Quant aux Templiers,
cette pièce, quoique timidement faite, a certainement
marqué par tout ce qu'elle a offert d'inaccoutumé sur
notre théâtre ; et peut-être serait-il aisé de montrer que
les défauts reprochés à ce bel ouvrage ont leur source
dans la soumission trop scrupuleuse de l'auteur au des-
potisme des règles , soumission qui ne lui a pas permis
d'entrer franchement dans son sujet, ni de reproduire
tout entier l'événement qu'il voulait peindre. Quoi qu'il
en soit, ce qui a ravi nos suffrages c'est l'idée heureuse
et neuve de nous attacher par l'intérêt d'une situation
purement historique ; car la situation l'est tout à fait ,
si les mœurs et le langage ne le sont pas.
Une semblable observation , et plus frappante encore ,
s'applique aux Vêpns siciliennes. Si l'on n'y trouvait que
cette facilite de style, cette chaleur de sentiment, cette
verve d'une poésie facile , ce langage entraînant et pur,
et dont l'auteur se sert, pour emprunter l'expression de
136 PASSE ET PRESENT.
Féuelon, comme dmi vêtement; certes, le mérite serait
grand encore : aujourd'hui surtout que dans le style
l'élégance est si commune et l'imagination si rare. Ce
serait toujours un charme que d'entendre de beaux
^ ers , et il serait toujours permis de dire que les Muses
lie Sicile }i avaient encore nen chanté de si grand ^ . Mais
il faut reconnaître dans les Vêpres un mérite plus sé-
rieux, des beautés plus fortes, des traits et des phy-
sionomies presque entières d'une vérité peu commune
dans nos tragédies , des événements présentés avec ce
caractère imprévu et brusque que le hasard donne
toujours aux réalités , et que les poètes tragiques don-
nent si rarement à leurs fictions. Je citerai le person-
nage de Montfort, le plus complet, le plus naturel et par
conséquent le plus critiqué de tous ceux de la pièce :
l'inconséquence de sa conduite , ses fougues de colère et
de générosité, de violence et de tendresse, sa paresse
dans le pouvoir , son sommeil dans le péril , son impré-
voyance qu'expliquent à la fois son courage et sa vanité
sont autant de brillantes fautes qui signalaient alors les
guerriers de notre pays , et dont on assure que la tradi-
tion n'est pas encore perdue. On peut citer encore plu-
sieurs des actions de Procida , telles que le meurtre
inopiné de Gaston , et surtout cette admirable scène de
conjurés, qui, déjà si vive et si éloquente en elle-
même, a cela de remarquable qu'elle a lieu dans le palais
même de ceux contre qui l'on complote, circonstance
singulière, comme il s'en trouve des milliers dans l'his-
toire, et particulièrement dansées œuvres bizarres et
irrégulières qu'on appelle des conspirations. En revanche,
> Sicelides Musae, etc.
RÉVOLUTION DU THEATRE. 137
si nous voulions relever les défauts de l'ouvrage , nous
pourrions les imputer en grande partie à la réserve exces-
sive de l'auteur , qui n'a pas non plus osé pousser ses
idées jusqu'au bout , ni se fier à son imagination ej à
l'histoire plus qu'aux leçons de l'art et aux règles de la
scène. Ainsi, il ne s'est pas senti la hardiesse de faire de
Lorédan le mari d'Amélie ; ce qui eût , dans le sujet et
le pays donnés , rendu bien plus directe et bien plus ter-
rible la jalousie entre le vainqueur et le vaincu , entre un
conquérant français et un mari italien.
On peut examiner ainsi tel ouvrage qu'on ^oudra de
ceux qui ont été récemment représentés; on reconnaîtra,
je crois , que , soit que blasés par la jouissance continue
des beautés régulières , nous ayons contracté le besoin
d'émotions plus vives et moins communes, soit qu'au
contraii'e cette révolution qui s'est opérée, qui s'opère en-
core dans nos idées et dans nos mœurs , en nous faisant
considérer les choses humaines sous un nouveau point de
vue , nous rende nécessaire un nouveau système drama-
tique qui nous les représente comme nous les voyons,
il est de fait que les anciennes formes de nos tragédies
ne nous suffisent plus, et que le poignard de la Melpo-
mène française est émoussé. La préférence même que
nous accordons à de certains ouvrages , à de certaines
scènes qui n'attiraient autrefois qu'une médiocre atten-
tion, qui étaient à peine comprises, notre répugnance
pour ces intrigues d'amour , pour tous ces moyens de
théâtre qui déparent même quelques-uns de nos chefs-
d'œuvre, notre froideur peut-être excessive aux tragé-
dies que la passion seule anime, l'enthousiasme que nous
inspire tout acteur qui donne à son jeu du natiuel et de
12.
138 PASSÉ ET PRÉSENT.
la profondeur sont autant d'indices de la direction que
doivent prendre désormais les poètes dramatiques , s'ils
veulent marquer dans leur temps et durer après eux.
Certes, je ne leur conseille, je ne leur demande point
l'extrême liberté des théâtres étrangers, ce mépris de
toute vraisemblance, qui nuit à la clarté et à l'effet de
l'action théâtrale comme au développement et à la viva-
cité des sentiments. Je ne leur conseille , je ne leur
demande pas cette imitation servile de la réalité, qui ne
craint point d'allier dans le même ouvrage , de rappro-
cher dans la même scène la pompe et la grossièreté , les
bouffonneries et les déclamations. Mais je conseille et
demande cette liberté intelligente qui. ne se fait point
scrupule d'étendre les clauses de la convention sur la-
quelle repose tout art dramatique , qui transporte sur le
théâtre les hommes tels qu'ils sont avec leurs faiblesses ,
leurs incohérences et leurs inégalités , qui ne mutile pas
enfin les événements, et leur conserve, non pas une
minutieuse fidélité dans les détails , mais la vérité his-
torique, c'est-à-dire ce caractère d'effets composés
de la volonté et des circonstances, du conseil et du
hasard , caractère bien connu de quiconque a con-
sidéré les affaires de ce monde ailleurs que dans les
livres. Voilà le genre de beautés que je souhaite à nos
tragédies futures , et qui , pour se rencontrer rarement
chez nos grands maîtres, ne leur sont pourtant pas in-
connues; voilà le genre d'altération qu'il est désirable,
qu'il est instant de faire éprouver à la régularité forcée
de la tragédie classique. C'est dans la marche de l'in-
trigue , c'est dans la peinture des individus et dans le
ton du dialogue qu'il faut innover plutôt que dans la
REVOLUTION DU THEATRE. 139
construction, en quelque sorte matérielle, de la tragédie.
Les changements ti'op fréquents de décorations , la mul-
titude excessive des personnages et la prolongation dé-
mesurée de l'action, sont autant de violences faites à
l'illusion théâtrale , déjà si peu respectée ; et l'on ne
doit recourir à ces moyens d'exception qu'avec une
extrême réserve, et lorsque la nature du sujet l'exige
impérieusement.
Des considérations semblables paraissent avoir frappé
et conduit même plus loin que moi l'auteur d'un ouvrage
qui a donné lieu aux précédentes réflexions , et qui me
semble mériter tout l'intérêt des lecteurs éclairés. M. le
comte de Gain-Montaignac , dont l'amitié et les lettres
déplorent encore la perte prématurée , avait reçu profon-
dément la grande impression qu'ont dû laisser dans toutes
les âmes élevées et sensibles les événements de notre âge.
Cette impression avait réagi sur toutes ses opinions comme
sur toutes ses facultés : à ses yeux , tous les objets , les
choses réelles comme les ouvrages de l'art, avaient pris
un nouvel aspect. Il était un de ces hommes qui, placés
aux époques de passage où la société et l'esprit humain
semblent se renouveler, appartiennent à l'âge qui s'enfuit
en même temps qu'à l'âge qui s'avance, et s'agitent entre
un passé qui les retient encore et un avenir qui les en-
trahie. Cette situation d'esprit n'est point rare de nos
jours ; et si les événements lui laissaient le temps de s'ob-
server et de s'exprimer elle-même , j'ai l'idée que nous
lui devrions toute une littérature fortement caractérisée ,
très-différente de celle des gens de lettres de profession,
et qui serait beaucoup mieux entendue dans le monde
que dans les académies.
140 PASSÉ ET PRÉSENT.
C'est à cette littérature qu'appartient le théâtre de
M. de Gain. Si le cadre et la forme de ses drames sont
empruntés de l'Angleterre et de l'Allemagne , toutefois on
sent, en les lisant , que la pensée qui l'a déterminé pour
ce genre, l'a contraint en quelque sorte de le choisir, et
résultait encore plus de sa nature que de son goût. Il n'a
pas adopté son système dramatique par une fantaisie lit-
téraire , mais comme le seul qui lui permit de représenter
les choses ainsi qu'il les avait vues, et les hommes tels
qu'il les avait observés. Je vais le laisser parler lui-même,
il rendra mieux que je ne le pourrais faire sa pensée et la
mienne : « Familiarisés avec des révolutions terribles, sans
» cesse renaissantes , qui de françaises deviennent euro-
» péennes, et près desquelles les guerres civiles dont Cor-
» neille fut le témoin ne sont que des jeux d'enfants, quelle
» émotion et quelle étude irions-nous chercher au théâtre
» tel qu'il existe? que peuvent maintenant nous appren-
» dre des poèmes écrits dans un langage conventionnel ,
» nous offrant des personnages qui portent plus souvent
» un masque habilement colorié qu'une figure vivante?...
» Nous avons besoin désormais d'un art plus simple , plus
» près de la nature et de la vérité. On ne pourra plus com-
» mander notre intérêt qu'en nous montrant les hommes
» qui ont influé sur le sort des peuples, tels qu'ils ont été
» en effet, en les faisant agir et parler comme nous sentons
» qu'ils ont dû agir et parler. Il faudra nous montrer à
» découvert les petites causes des grands événements , la
«variété prodigieuse des physionomies, le mélange de
» bon et de mau^ ais qui se trouve dans tous les hommes,
» l'inconséquence des caractères les plus décidés, et quel-
» quefois aussi la suite des plus frivoles dans de certaines
i
RÉVOLUTION DU THÉÂTRE. U1
M occasions ; enfin , la nature humaine en son ^ rai point
» de vue, en sachant faire un clioix propre à frapper, à
«émouvoir, à instruire, ce qui, toujours et partout, est
» l'art du poète et son vrai but. Ne cessons jamais d'ad-
» mirer Corneille et Racine comme de beaux génies qu'il
» ne faut point prétendre égaler ; mais en relisant tou-
» jours leurs poèmes immortels , si nous voulons encore
» une scène, convenons que le système tragique dans le-
» quel ils ont excellé a perdu de sa force et ne se prête
» plus à nos besoins Le principe constitutif d'un art
» est immuable sans doute ; mais les formes extérieures,
» qui servent à l'application de ce principe , varient sans
» cesse selon les temps et les lieux. »
On sent que les tragédies de M. le comte de Gain ne
peuvent être appréciées avec justice, si l'on ne consent à
se placer dans le système dramatique qu'il avait choisi. 11
s'était soumis à deux responsabilités indépendantes l'une
de l'autre , celle de sa théorie et celle de ses œuvres : de
là deux questions que nous tiendrons distinctes; et s'il
devient nécessaire d'ouvrir une discussion réglée , nous
prions les contradicteurs de vouloir bien s'inscrire sépa-
rément contre son discours préliminaire et contre ses tra-
gédies.
« Vieillis par une longue et dure expérience, il nous est
» devenu impossible d'être intéressés par des ouvrages
» qui ne reposeraient que sur un idéal convenu ; et le lan-
» gage magnifiquement vague de la tragédie en vers , sa
» froide pompe et ses narrations épiques ont usé en France
» tout leur effet. » Ces mots sont le résumé des prin-
cipes de M. de Gain sur l'art du théâtre. Nous nous con-
tentons de les rappeler, sans les appuyer ni les contre-
U2 PASSÉ ET PRÉSENT.
dire, et en faisant seulement nos réserves eu faveur de
la poésie, qui nous parait très -digne de rester la langue
de la tragédie, pourvu qu'elle daigne varier ses tons.
A'oilà donc les lecteurs et les critiques bien avertis :
ils savent qu'ils ont affaire à des tragédies historiques , à
des tragédies en prose, et dont l'auteur a beaucoup moins
pris pour modèle le dialogue de Phèdre ou de Zaïre que
le dialogue d'Eucrate et de Sylla. Lors même qu'elles
seraient moins recommandables par leur mérite dra-
matique, il faudrait toujours y remarquer un senti-
ment de la vérité morale, qui n'exagère ni le mal ni
le bien dans les personnages historiques ou supposés,
qui tient compte à chacun de ses intentions et de ses
motifs, qui n'accuse point les opinions des fautes des
hommes, ni le cœur des hommes du vice des opinions ,
qui sait enfin reconnaître que , comme toutes les causes
ont leur part de vérité , tous les caractères ont leur part
de Acrtu. Ce discernement, cette justice a manqué à
bien des écri^ains distingués, quelquefois à des littératu-
res et à des époques tout entières. Et cependant elle est
presque aussi nécessaire dans la composition des ouvrages
d'esprit que dans la pratique de la vie ; rien ne la rem-
place pour ceux qui la connaissent; il n'y a point pour
eux d'intelligence possible avec ces esprits incomplets
qui ne voient qu'à moitié , qui ne pénètrent qu'à demi ,
avec ces esprits étroits qui méconnaissent toujours. La
prévention corrompt en effet les plus rares qualités : par
elle , la richesse d'imagination , la vigueur de raisonne-
ment ne sont plus que des moyens de parer l'imposture,
d'aiguiser le mensonge, d'armer enfin de spécieux pré-
textes tous ces préjugés du vulgaire qui deviennent in-
RÉVOLUTION DU THÉÂTRE. U3
domptables dès qu'ils se croient autorisés. Aujourd'hui
surtout que des changements de tout genre , si multi-
pliés et si divers, nous ont fait un devoir en même temps
qu'un besoin de l'impartialité , il faut dire à ceux qui en
sont dépourvus : « Gardez-vous d'entreprendre de retracer
la conduite et les sentiments des hommes ; vous ne les
verriez point tels qu'il faut nous les montrer. Vos pein-
tures seraient forcées ou inexactes; vous falsifieriez vos
modèles. Gardez-vous surtout de la peinture d'histoire :
incapables de vous transporter dans les temps et dans
les lieux , vous ne sauriez comprendre ni reproduire des
mœurs, des opinions, un langage qui ne sont point les
vôtres; vous représenteriez ce qui n'est pas, ce qui ne
fut jamais. Vous perpétueriez ces contre-sens trop long-
temps soufferts sur notre scène ; vos personnages seraient
infidèles à leur nom, ils mentiraient à leur pays , ils con-
trediraient leur siècle , et l'art de l'imitation par excel-
lence deviendrait dans vos mains l'art du travestisse-
ment. »
M. de Gain n'a point mérité ces reproches : il s'est
attaché à présenter tous les objets sous leurs véritables
couleurs; il s'est fait une loi de conserver à toutes les
opinions comme à tous les sentiments leur bonne foi ,
souvent même leur innocence, quelquefois leur charme.
Je prendrai pour exemple une de ses pièces, dont le sujet
est tel que ses propres affections et les principes de sa
vie entière auraient pu facilement obscurcir de quelques
préventions sa clairvoyante équité : ce sujet est la mort
de Charles I". Ne croyez pas qu'il ait eu la maladresse
d'accumuler aveuglément sur ce prince tous les genres
de supériorités et de vertus, pour ne jeter sur ses adver-
vu PASSÉ ET PRÉSENT.
saires et ses juges qu'un vernis uniforme d'envie, de haine
et de brutalité. II n"a point imaginé que l'intérêt de son
héros malheureux lui donnât le droit de refuser à ses
persécuteurs toute grandeur et tout enthousiasme. Cet
ouvrage, comme tous ceux du recueil, est écrit dans un
grand esprit de justice ; et si quelquefois l'auteur s'est
mépris sur la vérité, c'est peut-être pour avoir trop com-
pliqué les ressorts qui font agir ses personnages , et non
pour les avoir, au gré d'une observation superficielle,
façonnés sur les modèles convenus que nos auteurs co-
pient éternellement, et qui n'ont jamais eu d'originaux.
Le théàti-e de M. de Gain se compose de trois ouvra-
ges : Charles-Quint à Saint-Just, Charles I" et la Coii-
JH ration des adolescents; le plus remarquable est sans
contredit le premier. Le sujet, dont la conception est
heureuse et neuve , était particulièrement favorable au
talent de l'auteur, plus habile, ce me semble, à lire dans
le cœur des hommes qu'à représenter leurs actions, à
leur prêter des sentiments qu'à leur supposer une con-
duite. 11 semble en effet que, trop occupé de l'impossibi-
lité de donner jamais ses pièces à la scène, il ait cherché
presque uniquement dans la tragédie une occasion d'ex-
poser et de développer d'une manière saillante une ob-
servation sur un caractère ou sur une situation histori-
ques, et qu'il ait plus songé à la rendre frappante pour
la réflexion que sensible aux regards. Telle doit cepen-
dant être la pensée d'une tragédie ; il faut qu'elle soit
■slsible, pour ainsi dire, qu'elle puisse se personnifier
entièrement, qu'elle perde sa forme abstraite, pour de-
venir tour à tour Ol'dipe ou Phèdre, Koxane ou Ven-
dôme.
RÉVOLUTION DU THÉÂTRE. 445
Nous nous attaclierons donc de préférence à la tragé-
die de Charits-Qinnt, comme devant donner une idée
juste et favorable à la fois de la manière de M. de Gain.
On y verra comment, en profitant d'une simple donnée
historique, il a su s'en rendre maitre, deviner ce que les
auteurs nous taisent d'après ce qu'ils nous racontent; et,
par une induction ingénieuse et féconde , recréer tout un
ordre défaits qui, supposés pour la plupart, ont pres-
que tous l'air de la vérité. Quels sont en effet les fonde-
ments de sa pièce ? quelques lignes de Strada et un dia-
logue de Fénelon.
On sait qu'après les fatigues et les prospérités d'un
long règne, lassé d'une des vies les plus agitées et les plus
glorieuses que monarque ait menée , le rival et le vain-
queur de François I", l'ennemi et le protecteur de la ré-
forme naissante, l'effroi et l'appui du trône pontifical,
celui dont les drapeaux avaient flotté dans trois parties
du monde, l'empereur Charles -Quint, abandonnant le
sceptre des Césars aux mains de son frère , et déposant
sur la tète de son fils la couronne d'Espagne, des Pays-
Bas et des Indes, alla ensevelir sa vieillesse , sa gloii-e ,
son génie , et peut-être ses remords , dans le monastère
de Saint-Just, habité par les Hiéronymites , et situé sur
les frontières de Castille et de Portugal. Tout est mys-
tère dans ce singulier événement : les motifs de la ré-
solution de l'empereur, les particularités de sa retraite
ont donné lieu à des conjectures opposées, à des récits
contradictoires, toujours étranges, souvent merveilleux.
M. de Gain a su profiter de cette obscurité pour établir
un système, dans lequel il a fait habilement rentrer quel-
ques-uns des détails anecdotiques que des traditions di-
I. 13
U6 PASSÉ ET PRÉSENT.
verses ont conservés ; et, sans s'inquiéter des objections,
il a entrepris de représenter à sa manière , et dans un
même tableau, l'entrée , le séjour et la mort de Charles-
Quint à Saint-Just. Un tel sujet, qui, comme on le voit,
embrasse plus d'une année, ne comportait pas une action
très-animée; mais précisément parce qu'il se réduit à
l'histoire des sentiments d'un homme extraordinaire
dans une position extraordinaire, il offi'ait une riche
matière au talent de l'observation. Chades-Oiànt, du
reste, n'est pas une tragédie dans le sens ordinaire du
mot, puisqu'il y manque une intrigue; c'est, dans une
forme damatique, le développement d'un fait moral.
La pièce est précédée d'un prologue, qui se passe dans
la vallée de Just d'Estramadm-e , près du monastère des
Hiéronymites. A côté de leur égUse s'élève un pavillon
nouvellement bâti , et qui domine la vallée. L'architecte
qui a dirigé la construction de ce pavillon, destiné à servir
de retraite au plus puissant monarque des deux mondes,
annonce sa prochaine arrivée à un vieil hidalgo, qui
n'ose croire que ce soit là le séjour du général sous lequel
il a si longtemps servi. Cependant les habitants de la
vallée arrivent en foule; ils précèdent l'empereur qui
paraît bientôt , suivi de ses deux sœurs, les reines douai-
rières de France et de Hongrie. Tous les Espagnols s'a-
genouillent ; il les relève avec empressement , en se flat-
tant qu'il fait un acte d'humilité. Les religieux sortent
du couvent pour le recevoir ; et en leur présence , avec
un sentiment sincère sans doute, et qu'il croit profond et
religieux, il implore la miséricorde céleste. Presqu'en
même temps, il aperçoit l'hidalgo , le reconnaît pour un
vieux guerrier, et le nomme chevalier de Saint-Jacques.
RÉVOLUTION DU THÉÂTRE. U7
S'approchant ensuite de ses sœurs, il leur montre le lieu
de sa retraite, le beau paysage qui s'étend sous ses yeux ;
et , après quelcfues mots de tendresse et de piété , après
avoir brièvement recommandé à ceux qui furent ses su-
jets la fidélité à leur ancien Dieu et à leur nouveau maî-
tre, il monte les degrés du portail, et s'abandonne à celui
qui donne le repos et les empires.
Le premier acte se passe dans la salle principale de
l'appartement de Charles, à Saint-Just. 11 est seul : ce
sont ses premiers moments de retraite et de tranquillité.
Les fleurs de son jardin , la vue de sa fenêtre , le chant
éloigné des religieux, tout le calme et lui plait ; son oisi-
veté même est un bonheur tout nouveau ; et c'est con-
fusément, qu'à travers sa joie, qui semble désintéres-
sée, il laisse percer la joie moins pure de se voir délivré
d'un roi de France, dont la rivalité lui pèse, et d'un fils
dont l'ambition l'inquiète. Les religieux, leur prieur,
Turriano, ce mécanicien qui, selon l'histoire, partagea sa
retraite, tous se ressentent de la douce disposition de son
àme. Pour la dernière fois il veut réunir à sa table les
hidalgos du voisinage, et, en attendant, il sort avec le
prieur pour visiter l'établissement. Pendant ce temps, un
jeune no\ice, le frère Paul, reste seul; et jeté dans un
cloître par la volonté de ses parents, il maudit ce séjour,
où d'autres se réfugient, et regrette, sans le connaître, ce
monde que d'autres abandonnent. Bientôt toute la no-
blesse du canton se présente, et, en attendant l'empe-
reur, admire la simplicité de l'asile choisi par le premier
des grands d'Espagne. Charles reparaît; il les accueille et
les complimente avec cette bienveillance altière que donne
la vie du trône ; il les interroge avec cet intérêt affecté
<i8 PASSÉ ET PRÉSENT.
d'un homme qui n'a pas oublié que ses questions sont
des faveurs , et pour qui les réponses ne sont guère que
des révérences. La porte s'ouvre; on annonce que le
repas est prêt; l'empereur sort le premier, en s'appuyant
sur don Gomez, le chevalier de Saint-Jacques. Tous sui-
vent alors sans distinction de rang.
UN HIDALGO, à son voisiti avant de sortir.
Auriez-vous cru, seigneur, qu'il fût si facile de paraître et de de-
meurer devant un roi?
LE SECOND HIDALGO.
En entrant ici , seigneur, je tremblais , et maintenant je me sens à
l'aise.
LE PREMIER HIDALGO.
Charles-Quint est un grand prince. (Ils wrlenl.}
Au commencement du second acte , l'empereur est
dans son jardin. Un assez long temps s'est écoulé depuis
son arrivée dans son dernier asile. Il s'occupe avec Tur-
riano d'un automate , auquel ils se sont efforcés d'im-
primer un mouvement rapide et divers qui simule la vie.
L'empereur est moins serein : sa philosophie, devenue
plus amère , se trahit en plaintes sceptiques sur les
sciences humaines, en réflexions tristes sur la brièveté de
la vie et de la fortune. II regarde ses fleurs; il respire les
parfums exhalés par les citronniers voisins ; il veut aller
chercher dans une promenade le calme que lui donnaient
naguère un air fiais et pur et la vue d'une campagne
riante, il sort; mais, tout en déclamant sur le néant des
grandeurs et le charme des champs, il dit à Turriano :
« Je me sens bien , ma tète est libre , je serais encore
» capable de faire le jeune homme, je présiderais un con-
» seil. »
RÉVOLUTION ])U THÉÂTRE. 149
TuiTiano, resté seul, voit arriver Inès, jeune villa-
geoise , qui lui apporte des liens que Charles-Quint a de-
mandés pour ses fleurs. Elle raconte qu'un voyageur est
venu le matin s'adresser à elle pour obtenir une entre-
vue de l'empereur, et qu'elle n'a pu lui refuser de se
charger de sa demande. C'est Alonzo d'Krcilla, c'est un
guerrier, c'est un poète; il revient de la conquête du
Aouveau-Monde , et il l'a chantée ; il voudrait baiser la
main de son ancien maître. Turriano permet à Inès de le
faire venir. Cependant Charles est de retour; l'air, la
verdure, le soleil, tout a trompé son espérance; l'air lui
pèse , le ciel le brûle , la vallée de Just est insipide et
monotone; il s'étonne qu'elle ait jamais pu lui plaire.
La vallée de Just commence à paraître bien étroite au
monarque voyageur , que les Espagnols appellent encore
le Chevalier errant. Turriano lui annonce un étranger;
l'empereur s'impatiente, et lui reproche avec humeur
la facilité avec laquelle il admet tous les importuns.
Au nom d'Ercilla, il s'apaise; et dès qu'il l'aperçoit,
flatté de la visite empressée de l'un des conquérants de
l'empire du soleil, il le reçoit avec une bienveillance
caressante, il le comble de louanges, il lui demande
le récit de ses exploits. Ercilla lui parle de ses vers ;
les chants du Camoéns l'ont enflammé d'une noble ja-
lousie ; il voudrait donner à la gloire espagnole la seule
chose qu'elle puisse envier à la gloire portugaise , un
poème. L'empereur lui fait réciter des vers du Camoëns,
et, peu sensible à leur harmonie, il n'y aperçoit que des
erreurs politiques, et critique un poète en homme d'Etat.
Ercilla s'anime à son tour , il ose se citer auprès du Ca-
moëns, et dans un récit brillant il raconte à Charles com-
13.
150 PASSÉ ET PRÉSENT.
ment il a conçu, comment il a composé son poème, tantôt
dans les camps espagnols et sous les flèches du cacique
indien , tantôt sur le sommet embrasé de ces monts du
Nouveau-Monde, où le cri du condor se mêle au bruit
du tonnerre. De retour en Europe, il y vient chercher
d'autres dangers, une autre gloire; il veut lier dans la
même épopée la conquête du Nouveau-Monde aux triom-
phes de sa vieille patrie ; il veut chanter Philippe et la
victoire de Saint-Quentin
CHARLES.
Vous avez très-mal choisi... Qu'a produit cette bataille de Saint-
Quentin? Philippe a-t-il su marcher sur Paris? Philippe sait-il qu'on
n'achève que par la vitesse ce qu'on a conçu dans la lenteur?... Non,
Philippe ne le sait pas... Guise ne vient-il pas de reprendre Calais par
où la France est vulnérable?... Et qu'importe qu'ensuite le maréchal
de Termes ait été pris?... Tout se balance... C'est en vain que Philippe
se fatigue. Qu'il renonce à abaisser la France, puisque Charles-Quint,
empereur, ne l'a pas pu; et peut-être moi-même me suis-je abusé...
Je vois trop d'ailleurs ce que Philippe prépare à l'Espagne; il est
patient, il sait se taire, dissimuler, cela est bon, mais il ne sait ni
agir ni parler. Vous a-t-il dii un mot, à vous, Ercilla?... Philippe
étouffera le génie de l'Espagnol ; et quand un prince méconnaît des ser-
vices tels que les vôtres , bientôt il n'est plus servi que par intérêt ou
par crainte... (.4 Turriano.) Mais je l'avais prévu , l'orage s'avance, je
le sens, il me pénètre, il me brûle, et le ciel est en feu. (// se lève.)
Chevalier, il faut nous quitter. Charles ne peut maintenant donner à un
homme tel que vous autre chose que l'assurance de sa haute estime...
Mais allez trouver Ferdinand; malgré moi, il est empereur; peut-être,
mieux que Philippe , saura-t-il apprécier votre zèle et vos mérites. (Le
tonnerre ijronde.) Au reste, don Alonzo , vous entendez là-haut le
maître, le vrai maître, le seul qui tienne compte de tout... Adieu,
chevalier.
Au troisième acte , Charles , encore plus fatigué de la
retraite, ne voit plus d'autre moyen de remédier à l'ennui
de la solitude que d'en aggraver la rigueur. Dégoûté de
, RÉVOLUTION DU THÉÂTRE. 154
la mécanique , il congédie assez durement Turriano , en
lui annonçant la résolution où il est de s'enfermer dans
une cellule, et de mener la même vie que les religieux.
Tout à coup le frère Paul entre, et vient le supplier d'ob-
tenir pour lui la liberté de quitter le couvent et la robe de
novice. Cet épisode , dont l'idée est empruntée d'un dia-
logue de Fénelon, est heureusement développé. Vaine-
ment Charles s'efforce-t-il de détourner de son dessein le
jeune homme, qu'un impérieux besoin deconnaîti'e ap-
pelle dans le monde ; et lui-même , qui ne conçoit plus
qu'on puisse désirer le monde, puisqu'il l'a quitté, s'é-
tonne de la facilité avec laquelle le prieur qui survient
donne au jeune Paul l'espoir d'une liberté , que Dieu dé-
fend de refuser à ceux que sa grâce n'a point touchés.
Ainsi , dit Charles, lorsque Paul s'est retiré ,
Ainsi, pour le guénr, vous l'envoyez au sein des tentations?
LE PRIEUR.
Ce triste remède peut seul éteindre des désirs insensés, nourris
dans la contrainte.
CHARLES.
Il fallait dompter cette humeur rebelle.
LE PRIEUR.
L'expérience acquise dans le malheur profitera seule à cette àme
blessée.
CHARLES.
11 ne faut rien céder à notre lâcheté.
LE PRIEUR.
Jamais à la nôtre, quelquefois à celle de nos frères.
CHARLES.
Eh bien! puisque aussi aisément, prieur, vous consentez à perdre
un religieux, peut-être serez-vous heureux d'en acquérir un autre.
LE PRIEUR.
Si sa vocation parait sincère.
152 PASSÉ ET PRÉSENT.
CHARLES.
Elle l'est, mon père.
Et ce religieux , sire?
Est (levant vos yeux.
Vous , sire !
LE PRIEUR.
LE PRIEUR.
CHARLES.
Moi-Qiênie... Que veut dire ce silence? N'osez-vous ou ne voulez-
vous pas me parler?
LE PRIEUR.
Je prie le ciel de me guider et de m'instruire.
CHARLES.
Douteriez-vous , quand j'affirme?
LE PRIEUR.
L'homme souvent est sincère dans son erreur.
CHARLES.
L'homme, l'homme'.... J'ai résolu, je vous le répèle, prieur, de
prendre place parmi vos religieux.
LE PRIEUR.
Serait-ce un ordre que Votre Majesté signifie?
CHARLES.
C'est ma volonté que je déclare.
Et la fin de cette scène remarquable est une sorte de
confession , que Charles interrompt souvent par des re-
tours de hauteur , par des souvenirs de royauté. C'est
après ces humbles aveux d'un monarque, qui gérait éga-
lement de son règne et de sa retraite , qui prend l'ennui
pour du repentir, et croit, en accusant le passé, s'absoudre
des mouvements secrets d'un cœur dans lequel le regret
du trône se confond avec le besoin du cloître; que le
prieur, réunissant tous ses religieux, leur adresse une
touchante exhortation sur la douceur de la \ie monas-
tique, sur sa puissance à calmer les orages d'une âme en-
RÉVOLUTION DU THEATRE. 453
core soulevée par l'erreur , et tout écumante de passions.
Il dit, et l'assemblée se lève et marche vers l'église, où
Charles et le frère Paul entrent ensemble et les derniers.
Mais au bout de quelque temps, ce sacrifice même ne
suffit plus aux agitations d'une conscience d'empereur.
Au quatrième acte, son appartement tendu de noir an-
nonce le projet d'une expiation nouvelle. Une plus véhé-
mente indignation contre les choses de ce monde et les
jeux de la politique, un désir plus pressant d'abaissement
et de mortification, semblent s'être emparés de lui. Ses
paroles confuses décèlent tour à tour et le mépris de sa
grandeur passée, dont il se fait un droit d'insulter à celle
de Philippe, et le besoin d'humilier davantage ce front
chargé de tant de couronnes , comme pour se venger de
la fortune, qui n'a jamais su le contenter. Enfin, on lui
annonce l'archevêque de Tolède, qu'il a fait demander,
espérant trouver eu lui un conseiller plus pénétrant que
le bon prieur , peu habitué à traiter avec les scrupules
compliqués d'un pénitent couronné.
Vous, Carranza {dit-il à l'archevêque], le monde et la cour vous sont
connus ; vous saurez m'interroger sur les pièges que la grandeur tend
aux rois... Carranza, il est malaisé de se convertir et d'incliner son
cœur... Mais à Madrid, que dit-on?
CARRANZA.
Le retour du roi y est attendu.
CHARLES.
Et jusqu'à ce fortuné retour, toutes les pensées sont vers la Flandre...
Monsieur l'archevêque, nous sommes seuls, déposez toute crainte...
Comment règne Philippe?
CARRANZA.
On obéit au moindre signe de sa volonté.
CHARLES.
L'Inquisition ne le fait-elle pas trembler autant (ju'il fait trembler
sa cour?
iU PASSÉ ET PRÉSENT.
CARRAXZA.
Il montre un grand respect pour la religion et pour le Saint-Office.
Et, lorsqu'après d'autres questions toutes relatives à
la politique, il apprend que, pour obtenir la paix avec le
pape, il faut que le duc d'Albe se rende à Rome, qu'il
aille aux pieds du Saint-Père demander pardon pour le
roi d'Espagne, il interrompt le prélat, et s'écrie :
Le pardon de ce que Paul a été l'agresseur... 0 honte 1...
{A l'archevêque, qui promène autour de lui des regards de surprise.)
Cet appareil vous étonne, Carranza? bientôt vous en saurez la cause...
Ma vie fut bien coupable, et vous m'aiderez dans les réparations que
je veux offrir... Mais je souffre... prétez-moi votre appui. {L'arche-
vêque soutient l'empereur et l'aide à s'asseoir.) Vous voyez mon état...
11 est misérable... Que les noms de chef, de maître, de roi sont ridi-
cules, appliqués à un être qui change, qui vieillit et qui meurt!... 0
Carranza 1 qu'est-ce que l'homme?
Et c'est après cette brusque transition de la politique à
la religion qu'il fait, avec beaucoup d'éloquence, l'histoire
de sa conversion. Dans ce moment le prieur entre ; l'em-
pereur lui demande de réunir sur-le-champ tous les frères
dans le chœur.
LE PRIEUR.
L'ordre d'une communauté permet-il, sire, que pour flatter le désir
inquiet d'un seul homme... ?
CHARLES.
D'un seul homme! (Avec humeur.) Il est toujours instant de prier
pour soi , et surtout pour autrui.
Le prieur obéit ; la porte du fond s'ouvre et laisse voir
l'église, où , sur la demande de Charles-Quint , on célèbre
avec pompe cette étrange et funèbre cérémonie, dans la-
quelle une âme exaltée et blasée tout ensemble espérait
RÉVOLUTION DU THÉÂTRE 155
trouver, avec une émotion inconnue qui rompît son en-
nui, une expiation sans exemple qui calmât ses terreurs.
Vain projet ! Celui qui descend vivant dans le cercueil
n'y trouve pas le repos.
Après cet essai de la mort, l'empereur, dont le trouble
augmente, et dont la raison s'affaiblit, est saisi d'une
fièvre menaçante. La maladie s'aggrave de moments en
moments ; une grande agitation règne dans le monastère :
on annonce que Charles, qui sent sa fin prochaine, et qui
vient de remplir tous ses devoirs de chrétien , désire con-
templer de ses derniers regards et le ciel et l'église. On
l'apporte en effet dans le lieu de la scène, dont une fenêtre
donne sur la campagne , et dont la porte s'ouvre sur la
chapelle du couvent. On voit autour de son lit l'arche-
vêque de Tolède, le prieur à la tête de ses religieux;
Turriano, qui , vingt fois repoussé , n'a point quitté celui
dont il avait juré de partager la retraite ; le frère Paul ,
dont les fers viennent enfin d'être brisés ; don Gomez , le
vieux chevalier de Saint-Jacques , qui ne veut pas que
[empereur Charles-Oiànt achève sa vie entouré seulement
de moines , sans un soldat pour incliner soti épée devant
lui. Cependant, livré à toutes les puissances qui s'em-
parent de l'àme d'un mourant, et viennent réclamer,
pour ainsi dire, leur part d'une vie qu'elles ont maîtrisée
tour à tour, Charles confesse ses fautes, il en commande
la réparation dans ce monde, il eu implore le pardon dans
l'autre. La fièvre redouble; il délire, ou plutôt tous ses
souvenirs, se pressant en foule, se disputent son esprit.
Au milieu des prières des religieux placés dans le choeur,
il s'écrie :
Abdiquer I... abdiquer!...
456 PASSE ET PRESENT.
LE PRIEUR.
Sire, pouvez-vous suivre les prières? répondez à ma voix.
CHARLES, après un long silence.
Mon père, je le sens, je touche à mon heure dernière... (-4 l'arche-
vêque.) Donnez-moi votre main. (Il fait signe à Paul de s'approcher.)
Renoncez au monde , Paul , votre salut est à Saint-Just. {A don Gomez.)
La croix que vous portez doit vous être un signe d'humilité et non
d'orgueil... Ma force s'éteint... mes yeux se troublent... Demeurez en
moi, aimable Sauveur, afin que je demeure en vous.
TURRI.iNO.
La vie semble l'abandonner, son visage pâlit , ses lèvres se dé-
colorent.
D. GO.MEZ.
Mourir comme l'un de nous... un si grand homme'.
l'.^rchevèque.
Écoutons , il veut parler.
Cir.tRLES.
TLRRIANO.
François , Philippe !.
11 délire.
CHARLES.
Obéissez... je veux... j'ordonne... Moi, le roi. (Il meurt.)
DU CHOIX D'UNE OPINION '.
(i823.)
C'est le caractère des événements de ce siècle qu'il n'en
est aucun qui ne soit favorable ou contraire à l'une des
deux grandes opinions qui partagent les esprits et qui
se disputent la domination du monde. Aux bords de la
Plata comme aux bords de la Sprée, dans les plaines du
Mexique comme dans celles de l'Hermionide, au Brésil
comme en Portugal, dans les Castilles comme en France,
les mêmes intérêts, les mêmes idées, les mêmes causes
combattent, diverses d'armes, de couleur et de nom. Il
n'est aucun parti qui ne retrouve eu tant de lieux diffé-
rents un parti qui l'intéresse et le représente. Ils s'en-
tendent, ils sympathisent à distance, malgré la variété
des langages et des origines. Le même sol peut porter
deux peuples mutuellement étrangers : la communauté
de croyance fait les concitoyens.
Deux pays semblent s'être réservé le droit de s'isoler
' Ce fragment, ainsi que quelques-uns qui suivent, fut inséré dans
les Tablettes universelles, recueil périodique fondé par M. Coste et qui
eut assez de succès de 1823 à 1824. La rédaction politique en était
confiée principalement à M. Thiers et à moi. MM. Dubois, Trognon, de
Guizard, Mahul, Rabbe, coopérèrent activement à cet ouvrage. J'en
parlerai plus bas dans l'article sur M. Jouffroy.
I. U
158 PASSÉ ET PRÉSENT.
et de conserver une existence simple et indépendante.
Sans se montrer tout à fait indifférentes au sort des au-
tres peuples, l'Angleterre, et plus encore l'Amérique
septentrionale, ne présentant pas la même division inté-
rieure que les autres Etats civilisés, peuvent choisir leurs
alliances selon l'intérêt immédiat et la politique du mo-
ment. On ne les voit pas se déchii-er elles-mêmes entre
des partis opposés. C'est qu'elles sont arrivées plus tôt
qu'aucune autre nation à cette unité nouvelle vers la-
quelle marchent tous les peuples , et qu'ils doivent at-
teindre pour retrouver le repos. Aussi quoique, dans la
guerre civile du monde , l'inclination des deux grands
États libres ne soit point douteuse, ils peuvent, en se
prononçant, conserver le calme et l'autorité d'un arbitre.
?sous, au contraire, à qui trente-quatre ans n'ont pas
suffi pour épuiser le cours de nos divisions, nous qui vi-
vons encore dans l'amertume et dans le travail des dis-
sensions intestines , nous sommes obligés et comme
condamnés à choisir une cause, à l'embrasser avec dé-
vouement et persévérance. Lue loi plus puissante que le
législateur d'Athènes nous interdit la neutralité. On a pu,
dans d'autres temps, rester froid spectateur des discor-
des civiles, alors qu'un intérêt passager ou des ambi-
tions particulières mettaient les armes aux mains des
citoyens. Mais aujourd'hui cette indifférence serait im-
possible, en même temps qu'elle serait coupable. 11 fau-
drait, pour en venir là, se réduire au scepticisme prati-
que le plus absolu. Car c'est peu des questions politiques,
toutes les croyances de l'âme sont en débat avec elles.
Les formes du gouvernement, la théorie des lois, la
constitution de la société sont de grandes choses; et
DU CHOIX D'UNE OPINION. 459
quiconque peut s'élever à une idée générale éprouverait
certes quelque peine à se tenir pour insouciant sur de
pareilles matières. Eh bien ! eùt-on fait vœu de les né-
gliger , on ne pourrait encore se retirer de la querelle
qui tient le monde en suspens. Vérités et sentiments,
religion, morale, philosophie, tout est en problème,
tout, jusqu'aux idées de devoir et d'honneur, tout, jus-
qu'aux lettres, aux arts et à l'industrie, vastes sujets
d'une controverse universelle. Que dis-je? non contents
de nous disputer l'avenir, nous cherchons dans le passé
des éléments de division, et, partagés sur l'interprétation
de l'histoire, nous évoquons nos aïeux pour faire re-
monter jusqu'à eux nos discordes, pour ranimer des feux
de nos passions leurs cendres glacées, et ti'acer deux
camps jusque parmi les tombeaux.
Osons donc le reconnaître , il n'y a pas liberté d'être
incertain : il faut choisir ; il le faut , si l'on ne veut se
démettre non-seulement de l'activité du citoyen, mais
du devou- et de la faculté même de croire. Heureux, sans
doute, ces temps où la vie pouvait se passer dans le
calme, gouvernée par l'exemple et l'habitude; où l'es-
prit se reposait en paix dans les opinions que lui dic-
taient la tradition et le préjugé ! Le tourment du doute
et la fatigue de la décision ne poursuivaient que ce petit
nombre que la nature condamne a l'agitation , eu les ap-
pelant à l'indépendance. La plupart vojaient s'écouler
leur existence comme ces eaux paisibles et prisonnières
que l'art contient et dirige dans un lit qu'il a creusé. Les
hommes suivaient un chemin ouvert , fréquenté , connu,
sans rechercher s'il y avait une autre route, sans songer
seulement que l'on pût s'égarer. Mais à présent il sem-
160 PASSÉ ET PRESENT.
ble que, jetés dans des pays nouveaux, nous devions à
la fois nous frayer le chemin et le parcourir. Sans guide,
sans appui , il faut nous orienter en regardant le ciel , et
le ciel lui-même est à demi voilé. Cette condition est
pénible, mais c'est au fond la condition constante de
l'homme. Il peut l'adoucir, la pallier quelquefois; il
peut, à certaines époques, dispensé de l'examen par l'au-
torité et du choix par la coutume, flatter sa paresse aux
dépens de sa raison , et finir par oublier le contraste de
sa nature, toujours placée entre la difficulté de la certi-
tude et le besoin de la croyance. Mais il est de fait que
même alors , s'il veut se sonder lui-même et voir clair
dans son propre esprit, il y reconnaîtra toujours les mê-
mes principes de doute et de conviction ; sa destinée ces-
sera de lui paraître si simple, et sa carrière si unie. Seu-
lement aujourd'hui ces circonstances permanentes de
l'humanité sont devenues plus saillantes et plus générales,
parce que nous sommes dans un de ces temps de crise et de
transition oii l'espèce humaine change d'esprit et de foi,
parce que, mal dégagés des opinions du passé, nous ne
sommes pas encore entrés en pleine possession de celles
qui doivent dominer notre avenir; parce qu'enfin le be-
soin s'est plus que jamais développé de faire prévaloir
les idées dans le monde réel : la société civile veut res-
sembler à la société des intelligences.
Cette situation peut être différemment jugée. Mais les
esprits distingués de toutes les opinions ne la nient plus,
soit qu'ils la déplorent, soit qu'ils s'en félicitent. On la
contesterait en vain ; c'est un fait dont je pourrais pren-
dre à témoin des écrits célèbres et de grands événements.
Le congrès de \ éronc en dépose ; la Lcyislalion piimitive
DU CHOIX D'UNE OPINION. -161
et VEssai sur l'hulifférence le reconnaissent plus haut
que moi.
Tenons pour accordé qu'il n'est plus loisible à qui ne
veut pas consumer son esprit et son existence dans les
calculs de l'intérêt ou les frivolités du monde, de se mon-
trer étranger aux deux partis qui divisent toute la terre.
Sans doute on peut, par prudence ou modestie, renon-
cer à la vie active; il n'est point commandé de prendre
la plume ni les armes. Chacun peut même, en dispensant
son opinion de publicité , la priver d'influence ; mais on
ne saurait décliner la nécessité d'une opinion. iSous as-
sistons tous, en dépit de notre volonté, au plus grand
spectacle, et notre sensible et mobile nature ne se soustrait
pas aux vi\es affections qu'il provoque. De force ou de
gré , nous sommes conduits à faire des vœux , à battre
des mains pour l'un des intérêts qui sont en scène; et
quand nous fermerions les yeux , quand nous nous a oile-
rions la tète, en cessant de voir et d'entendre nous attes-
terions encore que nous ne sommes point insensibles :
l'effort de nous vaincre décèlerait notre émotion.
Sans nous résigner à l'aveuglement de l'esprit de secte,
à la servitude de l'esprit de parti , il faut donc nous ré-
soudre à soutenir de nos suffrages ceux qui représentent
activement nos opinions. ^ ainement ne nous semble-
raient-ils pas de dignes et fidèles interprètes : au jour du
combat nous ne saurions éviter d'être comptés dans leurs
rangs; et c'est avec justice, puisque, malgré les diversi-
tés individuelles , il y a toujours entre eux et nous plus
de points communs qu'entre nous et leurs adversaires.
Les sentiments diffèrent , je le veux , mais la cause
est la même; et si nous ne sommes pas en mesure de la
14.
162 PASSÉ ET PRÉSENT.
défendre de nos mains , consentons à nous voir mêlés
parmi ceux qui se montrent et s'exposent pour elle. Notre
devoir se borne à préserver nos cœurs de leurs passions
ou notre raison de leurs préjugés , à ne jamais infliger à
notre conscience la responsabilité de leurs actions. Mais
cette solidarité , notre cause et souvent notre réputation
doivent la supporter. Si le fardeau est pesant, accusons
notre faiblesse qui n'a pas su nous placer à ce degré de
hauteur et de puissance où l'on ne répond que de soi-
même, où l'on s'impose à son parti, au lieu de lui com-
plaire ou de le suivre. La manie de se retirer, de désavouer
sans cesse les faits ou les paroles de ceux qui défendent
au fond les mêmes intérêts et les mêmes idées , le besoin
d'échapper à la communauté de leurs périls et de leurs
erreurs, sans renoncer à participer à leurs succès, se
donne pour un scrupule, et ne prouve souvent qu'une ti-
midité. La crainte d'être confondu tient beaucoup de la
crainte de se compromettre , faiblesse commune des hon-
nêtes gens de notre époque , et plus funeste au bon droit
peut-être qu'aucune des passions de l'iniquité.
Il est, au reste, une plus dure obligation qui s'attache
au choix d'une opinion et d'un parti. C'est peu que d'en-
courir les injustices du parti contraire, il faut encore s'in-
terdire une justice complète à son égard. A Dieu ne plaise
que l'on offre ici l'ombre d'une excuse à la persécution !
iMais il n'est que trop vrai que, dans la guerre des opi-
nions, quelque talent, quelque courage, quelque vertu
que déploient nos adversaires, nous sommes forcés de
souhaiter que ce talent soit inutile, ce courage vaincu,
cette vertu sans récompense. 11 faut réprimer cette sym-
pathie qui, malgré la contrariété des principes et des
DU CHOIX D'UNE OPINION. 163
intérêts, porte les âmes honnêtes à se reconnaître mutuel-
lement un droit égal aux grâces de la fortune. La généro-
sité souffre de ce sacrifice , et se résout malaisément à ce
devoir de combattre par tous les moyens légitimes un
ennemi dont souvent elle estime la conscience et la bonne
foi.
Heureusement on peut adoucir cette nécessité rigou-
reuse. Il est toujours possible d'apprécier un adversaii'e,
même au moment qu'on l'attaque , de distinguer ce qu'il
peut y avoir de vérité dans ses erreurs, d'habileté dans sa
conduite, de dévouement dans ses actions. Le propre
d'une raison faible et basse est de méconnaître tout ce
qui ne la flatte point. Il y a un noble plaisir à juger avec
sincérité ce qui gêne et ce qui déplaît. Cette équité, quand
elle ne serait pas un devoir, serait une chose utile , car
elle est une supériorité de plus. De deux pai'tis qui luttent,
s'il fallait prononcer lequel a le bon droit et finira par
l'emporter, on pourrait, en toute assurance, répondre
que c'est celui qui rend le plus de justice à l'autre. Rien
ne prouve mieux peut-être la prééminence de notre parti
sur celui du droit divin, que notre facilité à concevoir, à
excuser sa conduite, et même ses croyances. Rien ne
prouve mieux que c'est un parti condamné que son im-
puissance à comprendre ce qui n'est pas lui. Ce besoin
d'ignorer et de haïr, cette méprisante insensibilité à tout
ce qui lui est étranger, cette prétention hautaine à la pos-
session exclusive de tout ce qui est bon et sacré, sont les
sûrs indices de sa perte. La force n'est pas tellement
puissante en ce monde, qu'il suffise, pour gouverner des
adversaires, de se borner à les opprimer. Pour les gouver-
ner, dans toute la valeur du mot, il faut les convaincre, et,
164 PASSÉ ET PRÉSENT.
pour les convaincre, les comprendre ; il faut donc les re-
garder comme des égaux : nous ne sommes pas les égaux
de nos adversaires, à les en croire : c'est dire assez qu'ils
ne nous gouverneront jamais.
Quelle que soit au contraire notre répugnance poui* leurs
doctrines et leurs desseins, nous savons du moins entrer
dans quelques-uns des motifs qui les déterminent, et
surtout honorer chez plusieurs d'entre eux une conduite
désintéressée, un esprit élevé, une raison consciencieuse.
Cette justice est l'avantage naturel du parti qui professe
la liherté de penser sur celui qui ne l'admet pas, du parti
de l'égalité sur celui du privilège. Nous saurons toujours,
j'en répondrais pour tous ceux du moins que leur jeu-
nesse laisse libres des liens d'un passé corrupteur, nous
saurons toujours respecter dans nos ennemis les droits
qu'ils nous disputent, et notre victoire sur eux sera de
les contraindre à jouir de notre liberté.
Cette justice, que nous devons à l'excellence de notre
cause, en est le plus noble attrait, comme elle en sera le
plus solide appui. Est-il surprenant que ceux qui, dès
leurs jeunes années, en ont ressenti le charme et la puis-
sance, aient engagé à la défendre leur honneur et leur vie?
Si des obligations parfois pénibles suivent l'adoption
d'un parti, plus cette adoption est franche et publique,
plus les inconvénients s'affaiblissent. Celui qui ose pro-
fesser sa conviction accepte sans doute une responsabi-
lité plus étendue, mais au moins n'accepte-t-il que la
sienne. Il peut toujours en appeler à ce qu'il a dit; il donne
d'avance les preuves sur lesquelles on le doit juger. Ainsi,
en opposition avec une idée fort répandue, nous pensons
{{u'il y a sagesse à déclarer publiquement ses opinions.
DU CHOIX D'UNE OPINION. 165
Sans doute on ne réussit point à éviter les méprises ni les
calomnies de la prévention ou de la haine ; mais on s'as-
sure le moyen de les confondre. On ne laisse aux ennemis
d'autre ressource que la franche imposture, d'autre excuse
que l'entraînement de la passion. On se venge du succès
de l'injustice par l'évidence du bon droit. Succomber en
prouvant qu'on a raison , dans la corruption de l'huma-
nité , c'est encore un beau partage ; il y a bien des siècles
que la constitution des sociétés le refuse à l'honnête
homme.
Nous serions heureux que ces réflexions pussent con-
tribuer à propager l'idée que la publicité des opinions po-
litiques est pour le citoyen une sauvegarde autant qu'un
devoir. Kn toute occasion, dans l'exercice soit des droits
civils, soit des droits politiques, dans nos relations soit
avec la société , soit avec l'autorité , nous pouvons , tout
comme ceux que font connaître la tribune, le barreau, la
presse, manifester nos principes et nous réclamer franche-
ment de notre parti. Ceux qui se conduisent avec le plus
de réserve et de mystère n'échappent point à la vigilante
malveillance des factions ni du pouvoir, et n'en sont que
plus vulnérables aux traits détournés de la délation et de
l'inimitié. Jamais le refus de se montrer, de signer une
pétition, une protestation, une souscription, n'a mis à
couvert celui qu'un parti soupçonne; cette retenue au
contraii'e laisse un champ plus vaste aux suppositions de
la haine, aux imaginations de la défiance. \ous le répé-
tons, la sûreté est dans la franchise; on ne peut frapper
dans l'ombre celui qui se montre au grand jour.
Qu'on cesse donc de s'étonner si ceux que tourmente
l'amour de ce qu'ils croient la justice ont consacré publi-
166 PASSÉ ET PRÉSENT.
quement leur voix à répandre dans tous les cœurs le sen-
timent qui les anime. ?si les injures de la malveillance, ni
le blâme des indifférents , ni les anxiétés de l'amitié ti-
mide ne sauraient leur persuader qu'ils n'aient point chom
lu meilleure part. Et de quel prix serait la vie avec les
passions qui la corrompent et les chagrins qui la désolent,
de quel intérêt serait la société que l'erreur égare et que
la force ravage , sans le besoin de chercher la vérité et le
devoir de la dire? De quoi serviraient à l'homme ces no-
tions ineffaçables qu'il trouve en lui-même de son origine
et de sa fin, si elles ne donnaient à sa destinée les cai"ac-
tères d'une mission?
11 y a un reproche qui fonde tous les autres. 11 porte
sur la nature même de l'opinion qu'on a choisie ; ce re-
proche est sans réponse. Tous les écrits, tous les discours,
tous les actes d'un citoyen sont destinés à justifier inces-
samment son choix. On peut exiger qu'il soit sincère, on
peut exiger qu'il soit fidèle; la bonté de ses principes est
livrée au jugement de la raison humaine qui ne fait point
la vérité, mais qui l'atteste. Ce jugement, nous ne le re-
doutons pas , et tous ceux qui , soit dans le recueil où
j'écris, soit par une autre voie, soutiennent les mêmes
principes , n'ont garde de le décliner : ils savent assez les
raisons de leur foi pour la présenter sans crainte à l'exa-
men. Ils ne sont point embarrassés de confesser leur dé-
vouement à ces principes de la bonne vieille cause , comme
l'appelaient les patriotes anglais, et qui, pour être nouvelle
en France, n'en sera ni moins honiw, ni, j'espère, moins
puissante. La liberté , la dignité nationale , cette consé-
quence de la liberté, de la dignité de l'espèce humaine,
est une croyance assez grande et assez belle pour remplir
DU CHOIX D'UNE OPINION. 167
un cœur, et relever toute une vie ; ceux qui s'y dévouent
n'entreprennent point une tàclie ingrate , et trouvent en
même temps le travail et la récompense. La violence et le
préjugé semblent se liguer pour les opprimer ; la mysti-
cité et les baïonnettes se sont réunies contre le droit de la
raison ; la raison s'étend et pénètre sous leur empire ; elle
affrancbit les esprits , tandis que la force n'enchaîne que
les bras. Mais comme tôt ou tard l'esprit commande au
bras de l'homme , l'avenir ne nous manque pas plus que
la justice. Les anathèmes prononcés du haut des trônes et
du sein des congrès, conciles étranges de l'idolâtrie poli-
tique , ne peuvent anéantir ni décourager la résistance.
Les clameurs du soldat, les dédains du courtisan, les ma-
lédictions du prêtre ne prévaudront pas contre cette voix
de la raison que Montesquieu disait faible, mais loiUe-piiis-
satite : encore un peu de temps et elle triomphera.
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE
QUI CONVIENT A LA FRANCE».
(1823.)
Depuis la Restauration , nos affaires intérieures ont
exclusivement attiré l'attention publique. La nature et
la conduite des différents partis, leurs vœux et leurs ef-
forts , leurs succès et leurs revers ont captivé seuls les
esprits , et la politique domestique nous a distraits de la
politique étrangère. Il semblait qu'il n'existât pour la
France que la France même, et bien qu'à aucune époque
l'Europe n'ait été sans influence sur nos destinées, nous
avons tenu peu de compte de l'Europe ; c'est à notre gou-
vernement seul que nous avons su gré du bien , ou de-
mandé raison du mal qui nous était fait. C'est un des carac-
tères de notre nation que la préoccupation d'elle-même.
De tout temps nous avons vécu dans une ignorance In-
* Ce fragmont pst du très-petit nombre des articles politiques que
j'ai cru pouvoir conserver. Il ma paru qu'au milieu des pensées et, si
l'on veut, des illusions que la probabilité de la guerre d'Espagne, en
1823, inspirait à tout le parti libéral, il contenait quelques idées qui,
on tout temps, ont leur vérité et peuvent trouver leur application
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE. 169
souciante de ce qui se passait hors de chez nous. L'ascen-
dant qne de tout temps nous avons exercé sur le reste du
continent par notre littérature, par nos mœurs, et naguère
pai' nos armes, nous rendait indifférents, dédaigneux
même envers des peuples imitateurs ou soumis. Dans ces
dernières années, cruellement abandonnés par la fortune,
nous aurions pensé nous faire injure, et manquer à notre
rôle de nation opprimée , si nous eussions considéré de
sang-froid et avec impartialité notre position et nos inté-
rêts à l'égard des diverses puissances étrangères. L'unique
attitude d'un peuple outragé nous semblait la haine, son
unique intérêt, la vengeance. Nous n'avions pas assez de
calme pour faire un choix parmi les nations, pour distin-
guer celles qui pouvaient être essentiellement et toujours
nos ennemies, de celles que de passagères circonstances,
qu'un juste ressentiment ou une ambition ulcérée avait
un moment armées contre nous, mais que des circon-
stances permanentes, comme leur économie intérieure ou
leur politique naturelle , de^ aient tôt ou tard rapprocher
de la France.
Le temps a marché ; il a désarmé l'orgueil , apaisé les
ressentiments, dissipé les préventions. Les événements,
en se développant , ont mis au jour la vraie situation des
peuples; et l'attention nationale a franchi les frontières.
L'opinion publique a reconnu que l'Europe, que le monde
est son domaine ; et dès lors elle est devenue plus sévère,
plus clairvoyante, plus animée , pour tout ce qui touche
la politicfue étrangère. Depuis quelque temps surtout , le
cercle de ses spéculations s'est beaucoup agrandi. Nous
avons tous reconnu que les questions intérieures qui nous
absorbent et nous divisent sont des questions euro-
16
no PASSÉ ET PRÉSENT.
péennes, qui viennent se confondre et se résumer en une
seule, celle de la guerre d'Espagne.
Dans cette question, en effet, il semble que la politique
de la France git tout entière. Du parti que l'on prendra
dépend le choix de nos alliances , la direction de notre
commerce, la forme même et la durée de nos institutions.
La paix ou la guerre avec l'Espagne appartiennent à deux
systèmes divers en tout , opposés dans leur but comme
dans leurs moyens. La guerre serait le complément du
système généralement suivi , bien qu'avec incertitude et
non sans interruption , depuis la restauration de 1815;
la paix serait le signal et le premier pas du système que,
selon nous, on aurait dû suivre.
Il faut remonter à quelques idées générales.
Les guerres et les alliances sont déterminées par des
motifs divers. Dans les temps ordinaires (et l'usage est
d'entendre sous ce nom le siècle qui a précédé la révo-
lution) , ces motifs sont purement accidentels ; jamais ils
ne sont impérieux , essentiels , décisifs du sort des em-
pires et des nations. Sans accuser la frivolité des gouver-
nements modernes , sans croire qu'une tasse de thé ren-
versée ait, par la disgrâce de lady IMarlborough , amené
la paix d'Utrecht, sans admettre pleinement que la vanité
de la maîtresse de Louis XY, flattée d'un billet de Marie-
Thérèse, ait seule décidé la désastreuse guerre de 1756;
il est vrai de dire que les raisons qui , dans les derniers
temps de l'ancienne Europe, ont séparé ou rapproché les
Etats, n'ont pas toujours été d'une importance réelle pour
les sujets , ni même pour les rois. L'ambition de la cou-
ronne , l'ennui d'un prince qui cherche une distraction
dans la guerre , ou son orgueil qui a besoin de victoires ,
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE. 474
la vanité d'un ministi-e qui désire attacher son nom à
une campagne ou à une paix glorieuse, l'oisiveté ou la
prévention nationale qui demande un divertissement ou
une vengeance ; voilà les causes qui, pour l'ordinaire, ont
fait prendre ou quitter les armes. Les guerres les plus
raisonnables , et qui semblent avoir des motifs sinon fon-
dés , du moins sérieux , sont encore celles qu'un intérêt
commercial a fait entreprendre. Les gouvernements ont
paru jaloux du bien public, lorsqu'ils ont prodigué l'or
ou le sang des peuples, soit pour la conservation d'une
île perdue à mille lieues en mer, soit pour l'acquisition
de quelque monopole ruineux , soit enfin pour le main-
tien de quelques lois prohibitives qui dispensent l'indus-
ti'ie de progrès , et enrichissent un petit nombre de fa-
bricants au préjudice de la masse des consommateurs.
Quelquefois enfin, et surtout entre les gouvernements
absolus , la simple parenté des maisons régnantes , ou de
vagues considérations prises dans quelque théorie de la
prétendue balance de l'Europe, ont forcé des peuples à
s'entre-tuer sans haine, ou à s'embrasser sans amitié.
Le caprice , le hasard ou le préjugé ont dicté les actes ,
noué les relations , créé les intérêts dont l'ensemble in-
cohérent constitue le Droit public. Ainsi, presque tou-
jours , la politique étrangère est demeurée purement ar-
bitraire. Telle a été nommément celle de la France depuis
Louis XIV.
^lais dans ces temps extraordinaires où la société
se divise conti'e elle-même, ou des opinions nouvelles
soulèvent et rallient la multitude, et tiainent à leur
suite, avec de nouveaux besoins, des intérêts nouveaux;
alors qu'il se prépaie ou s'opère des révolutions dans les
<72 PASSÉ ET PRÉSENT.
croyances , dans les lois , dans le gouvernement des peu-
ples, la politique extérieure passe sous l'empire d'une
règle, et cesse d'être livrée aux accidents et au bon plai-
sir. Les opérations n'en sont plus déterminées que par un
intérêt de conservation, c'est-a-dire par la nécessité.
C'est alors au nom et au profit de l'une des opinions bel-
ligérantes que se forment ou se rompent les alliances. La
guerre alors n'est que l'effet et l'expression de la division
des esprits, comme la paix n'est qu'un témoignage de
l'accord des principes. La fantaisie des gouvernements ,
le désir de la gloire , le goût du superflu , l'appât du gain
ne sont plus les mobiles de la diplomatie; c'est l'état in-
térieur, l'état moral des sociétés qui commande leurs
relations au dehors. Les gouvernements despotiques,
comme les gouvernements limités, ceux qui tiennent
pour l'ordre existant, comme ceux qui se sont livrés aux
nouveautés, trouvent dans leur propre constitution, dans
l'esprit qui les anime , la loi de leur politique extérieure.
L'Europe, le monde parfois , n'est plus divisé en nations,
mais en partis , et la guerre générale prend les caractères
de la guerre civile.
A de pareilles époques, la conduite diplomatique de
chaque puissance est d'avance toute tracée. Il suffit de
connaître à laquelle des opinions en crédit elle appartient,
pour prévoir quelle conduite elle doit tenir, comme à la
conduite qu'elle suit on peut deviner quelle opinion a
droit de la réclamer. Car si l'une est contraire à l'autre ,
si la politique d'un gouvernement marche dans un sens
inverse de sa propre constitution, ou de l'état moral de la
société qu'il représente , cette contradiction décèle ou la
plus absurde des méprises, ou la plus perllde des duplicités.
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE. 173
De telles époques ne sont pas inconnues à l'histoire.
Ainsi vers le milieu du xvn^ siècle , lorsque toutes les
communions protestantes, représentées par les petits
États réformés, prétendirent à reprendre leur rang parmi
les puissances de la république européenne , on les vit se
coaliser sous la bannière de l'indépendance. La foi était
l'opinion de ce temps-là ; elle décida de la guerre et de la
paix. C'est au nom de la foi, c'est dans l'intérêt commun
de la Réforme que du fond du nord descendit dans l'Al-
lemagne le héros de cette grande époque. La guerre de
trente ans fut une guerre de croyance, et Gustave-Adolphe
mourut pour l'esprit de son siècle,
La France alors donna un exemple de cette politique
contradictoire qui compte peu les opinions et commet
tout à la force et à l'adresse. Le puissant ministre qui
gouvernait le royaume et le roi ne craignit point de sou-
tenir au dehors la Suède et les ligues protestantes, tandis
qu'au dedans il comprimait les restes du parti huguenot.
Il y avait injustice , il y avait inconséquence dans cette
conduite; mais en même temps c'était une faute, et sans
aucun doute la monarchie l'a expiée plus tard. Nous
n'hésitons pas à dire avec M. de l'onald que Richelieu
par cette double marche compromit son propre ouvrage,
et que tandis qu'il s'appliquait avec tant d'acharnement
à fortifier dans toute sa vigueur le principe monarchique,
il fut imprudent de favoriser la cause de l'indépendance,
en soutenant (es ctaU populaires et les religions popu-
laires ' . La conduite de la France au congrès de West-
phalie acheva l'erreur de Richelieu, puisque ce fut le
' Voyez l'ouvrage où M. de Bonald coni|)arc et préfère le Irailé île
Campo-Formio à celui de Wcstphalie , t. IV de ses OEuvres , p. 398.
15.
ni PASSE ET PRESENT.
congrès de Westphalie qui commença l'ébraûlemeut de
l'ancien système européen , en assurant à la démocratie
un rang parmi les puissances légitimes , et qui constitua
[Europe en révolution générale * . Il donna en effet , nous
le répétons aussi , nous , mais à sa gloire , il donna, dans
le Droit des gens, la première charte de la liberté de
penser.
Nul n'en saurait douter, nous sommes témoins d'une
semblable époque : plus encore qu'au temps de Richelieu
et de Gustave , les puissances se classent par opinions ,
et l'Europe a revu la guerre de trente ans. Depuis trente
années le sort de la révolution française a été livré au jeu
des batailles. Depuis trente années, selon l'expression
d'un grand ministre , ce sont des opinions qui s'arment.
Elles combattent, les unes pour défendre, les autres pour
conquérir. Là , on veut sauver l'ancien régime ; ici, fon-
der l'ordre nouveau. Point de bataille qui ne hâte ou ne
retarde le triomphe d'une idée. La guerre n'est que le
jugement de Dieu entre les principes.
Telle est aujourdui la force des choses, et un seul
homme a pu la détourner un moment. Seul il a pu évo-
quer à lui les forces populaires et substituer les besoins
de sa gloire aux nécessités du temps. Seul il a été assez
fort pour balancer son siècle. Et cependant il a fallu que
dans les deux tiers de sa carrière il ralliât les intérêts de
sa renommée aux intérêts généraux; il a fallu qu'il usur-
pât les droits de la révolution pour disposer de ses res-
sources, qu'il mit son pouvoir sous la protection de la
cause nationale , qu'il arborât ses aigles sur le drapeau
» Id., ibid., p. 399 et 403.
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE. 175
tricolore. A mesure que son empire est devenu plus per-
sonnel , son empire s'est ébranlé; peu à peu la révolution
s'est retirée de lui ; resté seul , il est tombé.
Après lui, les événements ont repris leur cours natu-
rel ; les mêmes opinions , les mêmes partis , les mêmes
causes se sont retrouvés en présence. Quelle était l'opi-
nion , le parti , la cause de la France ? Poser cette ques-
tion, c'est demander en même temps quelle devait être
sa politique extérieure, d'après le principe que la politi-
que d'un État , comme puissance européenne , est fixée
par sa situation intérieure, dont sa constitution doit être
l'expression fidèle. Quelle était la situation intérieure, la
constitution politique de la France? Était-ce l'ancien ré-
gime ou l'ordre nouveau? La France appartenait-elle à
la cause du passé ou à la cause du siècle?
Ainsi nous sommes ramenés à la question fondamen-
tale, dominante et pour ainsi dire unique, qui fait la ma-
tière du débat des partis parmi nous ; et cette question ,
dans cette occasion comme dans aucune autre, nous n'a-
vons point prétendu l'éviter.
Au moment de la restauration, comme à celui où nous
écrivons, la constitution de la France n'était pas l'ancien
régime. Par ce fait seul , la France était donc encbainée
à la cause des idées nouvelles. La famille royale était re-
montée au trône de ses pères, il est vrai, mais avec elle
n'était point revenue l'ancienne monarchie. La restaura-
tion ne devait pas être, elle n'était pas la victoire de
l'ancien régime; c'étaient les idées nouvelles, c'étaient
les nouveaux intérêts qui avaient obtenu des garanties.
Quelque effort qu'on ait fait pour dénaturer l'origine de
la Charte, il est vrai que la Charte avait été faite pour
176 PASSÉ ET PRESENT.
la révolution : car sans la révolution , on peut affirmer
que la Charte n'eût pas existé. Qu'on ne dise donc point
que la révolution venait d'être vaincue. Qui l'eût vain-
cue? Ce n'était point le roi ; il en reconnaissait les droits.
Ce n'était pas non plus la coalition; elle n'avait vaincu
que l'empire, et nous venons de le voir, l'empire et la
ré^olution avaient fait divorce. Bien plus, les souve-
rains, pour le vaincre, avaient eu recours aux idées et
aux sentiments de liberté : l'insurrection de l'Espagne ,
celle de la Prusse , celle de quelques-uns des petits peu-
ples de l'Allemagne appartiennent certainement à la ré-
volution; car elles contiennent, et déjà plus d'un exem-
ple l'a prouvé, le germe de mort du pouvoir absolu.
Si la restauration ne fut pas, du moins dans ses carac-
tères apparents, la défaite de la révolution, si la France
lui dut de redevenir constitutionnelle, rien de plus sim-
ple que de déterminer la politique naturelle de la France
depuis la restauration. En effet, (es premiers alliés d'un
Etat CQitstitiitiotinel sont (es Etats coiistitittioiincL' comme
lui. C'est une vérité que saisirait la raison d'un enfant.
Cette vérité obtint cependant peu d'influence dans les
conseils; et peut-être dans ces premiers jours faut-il ex-
cuser les ministres de l'avoir négligée. Tout alors était
difficile, tout était confondu; gouvernement et nation
ignoraient leur rôle ; des revers inouïs, des souffrances
humiliantes ne permettaient pas a la nation d'être juste
et clairvoyante envers ses récents ennemis ; et le gouver-
nement ne rencontrait dt^à que trop d'embarras et de
dangers, sans risquer encore , en quêtant dans les rangs
étrangers des amis peu sûrs, de s'attirer des adversaires
décidés. .Nous étions trop faibles pour trou>er des alliés.
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE. i77
trop irrités pour en chercher. Parmi nos voisins d'ailleurs,
les seuls qui connussent des institutions comparables aux
nôtres , étaient les Pays-Bas et l'Angleterre. Les Pays-
Bas, sans liberté réelle et de plus sans pouvoir, ne se pré-
sentaient à nous que comme un démembrement de notre
territoire ; une défiance réciproque était le seul lien entre
leur gouvernement et le nôtre. Quant à l'Angleterre, tant
de causes puissantes nous séparaient , que les meilleurs
amis du pays , que les plus zélés partisans des principes
constitutionnels eussent alors déconseillé toute alliance
avec le seul gouvernement qui fût conforme à ces prin-
cipes.
Par une étrange et fatale circonstance, il s'en fallait
que la Grande-Bretagne, malgré sa constitution, nous
apparût comme liée à la cause de la liberté. Car pour
nous cette cause se rattache à celle de la révolution, que
la Grande-Bretagne avait obstinément poursuivie. Les
raisons de cette inimitié étaient nombreuses. Souvenons-
nous d'abord qu'à la naissance de nos troubles les An-
glais avaient une injure à venger. L'ancien régime avait
commis la faute dans son intérêt, car c'en était une dans
l'intérêt monarchique, de seconder l'insurrection amé-
ricaine : leur gouvernement prit sa revanche par une
semblable contradiction, en combattant la révolution fran-
çaise. Tout d'ailleurs dans cette conduite ne fut pas res-
sentiment ou jalousie. La révolution française tendait à
la liberté, et l'exemple de la liberté n'est pas à craindre
pour l'Angleterre libre; mais elle visait aussi à l'égalité,
et le spectacle de l'égalité pouvait alarmer l'Angleterre
aristocratique. La constitution anglaise, avec tout son
mérite, est un ancien régime, et, comme telle, elle redou-
178 PASSÉ ET PRÉSEiNT.
tait une révolution qui déclarait la guerre au passé. Ces
inquiétudes cependant étaient fort exagérées. En s'y li-
vrant, le gouvernement britannique présumait trop peu
de lui-même et semblait s'accuser de quelque vice se-
cret qui le rendit accessible à la contagion de l'esprit de
réforme. — Et de quoi donc servirait-il d'avoir devancé
le reste de l'Europe dans la carrière de la liberté consti-
tutionnelle, si l'ainé des gouvernements libres devait
trembler, comme une monarchie du continent, à l'aspect
d'un peuple qui renouvelle ses institutions? — Quoi
qu'il en soit, l'alarme fut partagée par le ministère an-
glais. Il existe un témoignage mémorable de cette mal-
veillante défiance qui saisit alors tout le parti des tory s,
dans les écrits amers et véhéments du célèbre Edmond
Burke. C'est lui qui sonna contre la France le tocsin de
l'aristocratie anglaise. Par malheur son opinion fut celle
de M. Pitt; c'est dire assez qu'elle domina l'Angleterre.
Voilà comment, pendant vingt ans, cette puissance prit
à sa solde tous les gouvernements absolus, et soudoya
tous les rois contre notre révolution , représentée pour
elle soit par la Convention, soit par un seul homme. Elle
soutint avec acharnement cette longue guerre en tous
lieux, par tous les moyens, sous tous les prétextes, accu-
sant tantôt la liberté française d'aspirer à la monarchie
universelle, tantôt l'empire français de méditer la révo-
lution du monde.
Deux peuples , qui s'étaient tant combattus et tant ca-
lomniés , ne pouvaient ne pas se méconnaître. Pour eux
le jour de la paix ne pouvait être celui de la réconciliation ;
la haine qui les divisait avait toute la vivacité de l'esprit
de parti ; et le temps seul devait dissiper les nuages qui les
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE. 179
cachaient l'un à l'autre. Ainsi donc il était d'une part bien
difficile de pressentir, dès le principe , tous les avantages
d'un rapprochement entre les deux gouvernements ; et de
l'autre , c'eût été une tentative téméraire et dangereuse
pour un ministère qui aurait prévu ces avantages, que
d'essayer de les faire comprendre aux deux nations, et de
populariser, au delà comme en deçà du Détroit, une si
nouvelle alliance.
Une circonstance particulière ajourna même pour un
temps toute possibilité de raccommodem.ent. Lors de la
première restauration , tandis que la froideur hautaine de
l'Angleterre vint aigrir encore , pour un peuple généreux ,
l'amertume de ses maux , un monarque du Nord , par la
douceur de ses manières , par la modération de son lan-
gage , obtint une sorte de faveur parmi les Français faci-
lement séduits par la puissance unie à la bonne grâce. Au
prix de quelques discours qui ne furent pas sans noblesse,
de quelques actions qui ne furent pas sans générosité,
l'empereur Alexandre parut un moment le protecteur de
la justice et du malheur, le seul qui connût les devoirs du
plus fort. Entre les hauts-alliés qui nous inspiraient une
défiance égale , un moment l'opinion de la France inclina
vers celui qui devait un jour devenir le plus ardent pro-
moteur de la Sainte-Alliance.
Il faut être juste : cette difficulté n'arrêta pas les plé-
nipotentiaires français au congrès de Vienne en 1814.
Nous savons avec certitude que l'homme d'état qui diri-
geait alors notre diplomatie , frappé de l'attitude mena-
çante de la Russie, malgré les douces paroles de son
maître, osa négocier entre les puissances de l'ouest de
l'Europe une alliance dont la France et l'Angleterre étaient
180 PASSÉ ET PRÉSENT.
l'àme. Malheureusement les événements intérieurs de no-
tre pays éventèrent cette liabile combinaison, et le 20 mars
réunit de nouveau tous les gouvernements contre leur
premier ennemi. A la seconde restauration, le ministre
qui avait conçu ce projet de défense de l'Occident contre
l'Orient, ne tarda pas à porter la peine de sa prévoyance.
Nommé par le roi président du conseil, toutes ses dé-
marches furent paralysées, toute son influence annulée
par le ressentiment et la contradiction de la Russie, qui ne
lui pardonnait point le traité secret de Vienne. Vainement
chercha-t-il à se ménager d'autres appuis : les divisions,
]es nuances s'étaient effacées entre les puissances ; il fut
impossible de les opposer les unes aux autres ; un intérêt
trop pressant les unissait, celui de profiter de leur vic-
toire. Le caractère des deux principaux représentants de
la Grande-Bretagne ne permit pas d'espérer d'elle une
diversion utile. Les lords Castlereagh et Wellington étaient
loin de sentir qu'il eût été habile et certainement honora-
ble pour leur patrie de prendre un rôle à part, et de ne
point se confondre parmi les persécuteurs de notre gloire.
Au contraire la Russie, conservant la magnanimité du
langage , fit espérer des adoucissements aux rigueurs de
l'Europe victorieuse, si la conduite de nos affaires pas-
sait aux mains d'un ministère qui lui fût moins importun.
C'est ainsi qu'à la fois repoussé par un cabinet puissant et
par le parti de la contre-révolution, M. de Talleyrand fit
place à M. le duc de Richelieu, Le traité du 20 noveml)re
fut le prix de ce changement.
Loin de nous la pensée de jeter quelque ombrage sur
les sentiments patriotiques de celui qui souscrivit cette
convention douloureuse. 11 crut, en la signant, se sacri-
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE. 481
fier à son pays. On doit même ajouter que l'estime per-
sonnelle que lui portaient les souverains , put valoir à la
France quelques avantages ou du moms lui épargner
quelques injures. Mais il n'en est pas moins vrai que
l'effet de l'avènement de M. de Richelieu fut de placer
notre cabinet sous l'influence de la Russie. Cette influence,
qui se prolongea, parut d'abord salutaire. Peut-être, en
effet , contribua-t-elle à retenir notre gouvernement hors
des voies de la contre-révolution. Peut-être le soutint-
elle contre les attaques du côté droit , lorsqu'au 5 sep-
tembre la guerre eut été franchement déclarée. Peut-êti'e
enfin servit-elle à hâter, à faciliter la libération de notre
territoire. Mais tout changea au congrès d'Aix-la-Chapelle
en 1818.
La France , rendue à l'indépendance , venait de se ré-
veiller pour la liberté. L'opinion libérale s'était emparée
• de la presse; elle s'était montrée puissante dans les col-
lèges électoraux. Elle rendit l'Europe attentive. La Russie,
qui n'avait jusqu'alors contrarié les vœux de la contre -
révolution, que par crainte de la violence et dans l'inté-
rêt du repos, s'aperçut que la révolution aussi avait se?
forces; et pour le pouvoir absolu toute force qui n'est pas
la sienne, est un péril. Vers le même temps, il s'était ac-
compli , dans l'esprit de l'empereur Alexandre , un chan-
gement qui prépara celui de sa politique. Son imagination
religieuse avait achevé de le conduire à l'idée de la sain-
teté de son propre pouvoir, dont les intérêts étaient de-
venus les lois e(e me lies du monde moral ^. Dès lors il se
sentit appelé par la Providence à une mission conserva-
1 Voyez la Circulaire adressée par les hautes puissances réunies à
Vérone à leurs ministres près les cours de l'Europe.
I. 16
182 PASSÉ ET PRÉSENT.
trice des trônes ; il se crut revêtu envers les peuples d'une
haute juridiction spirituelle dont ses huit cent mille cosa-
ques seraient le bras séculier.
Quoique ces idées, ou d'autres semblables, qui, sans
partir d'une source aussi relevée , tendaient au même but,
prévalussent au congrès d'Aix-la-Chapelle, cependant
elles eurent peu d'effet sur la conduite intérieure de la
France. Au contraire, à son retour, M. de Richelieu aban-
donna les affaires à des ministres qui se montraient plus
sensibles aux vœux nationaux et aux besoins de la liberté,
et qui par conséquent s'éloignaient de plus en plus de la
politique orientale. Les rôles étaient changés ; naguère on
opposait les étrangers au côté droit;, désormais ce fut ce
parti qui invoqua les étrangers : la fameuse Note secrète
en fait foi. Le ministère , cependant, au lieu de se créer
un parti en Europe, n'eut d'autre soin que de se justifier
auprès delà Sainte -Ailiance, en la rassurant sur ses in-
tentions et sur ses actes. Il se garda de faire aucune dif-
férence entre nos différents alliés et de se prononcer pour
un système quelconque de diplomatie. Échappés à l'in-
fluence russe, nous ne fûmes point entièrement indépen-
dants, car nous restâmes sur le ton de l'apologie avec
tous les cabinets.
Quand, quinze mois après, M. de Richelieu revint au
pouvoir, il ne trouva donc point la position extérieure de
la France gravement modifiée. Seulement sa présence et
surtout les événements qui le ramenaient, nous repor-
taient davantage du côté des gouvernements absolus. Le
système forci-mcnt adopté alors rentrait mieux dans les
maximes du congrès de Carisbad. Depuis on sait com-
ment la politique intérieure et extérieure s'est de plus en
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE. 483
plus abandonnée aux doctrines et aux intérêts contre les-
quels la Charte avait paru donnée.
Cependant tout en déplorant l'impulsion funeste qui
emporte depuis un temps tous les gouvernements euro-
péens , il serait difficile aujourd'hui de rêver un système
de politique ayant quelque consistance, et auquel la France
put s'adosser pour résister à l'entraînement général, si
l'événement le plus mémorable n'était venu élever les
premiers fondements de la digue qui doit un jour arrêter
le torrent : je veux parler de la révolution d'Espagne.
Lorsqu'une puissance morale, telle que l'esprit de notre
siècle , a paru dans le monde , il peut se rencontrer des
moments ou , bien que partout présente , elle soit partout
la plus faible ; les pouvoirs existants coalisés contre elle
la compriment ou la poursuivent impunément ; tout sem-
ble plier devant eux ; le sol s'aplanit sous leurs pas. Et
c'est alors que le spectateur inquiet désespère d'une ré-
sistance dont il n'aperçoit ni le germe ni la trace, et se
demande comment ces idées qu'il jugeait si énergiques,
dont avec tant de confiance il présageait le triomphe ,
ont cédé sans combat et disparu sans retour ; il croit le
règne de la force assuré pour jamais, pour longtemps du
moins, et, dans sa pensée, lègue à l'avenir les espérances
évanouies d'un siècle perdu. Mais encore un peu de temps,
et un accident, je ne sais lequel, éloigné, imprévu , ino-
piné , viendra tout à coup ranimer son courage , et relever
l'obstacle que peu à peu grossiront raille obstacles divers :
les accidents ne manquent jamais à la force des choses.
Telle a été la ré\ olution d'Espagne ; elle est la résistance
inattendue où viendra se briser la Sainte-Alliance. Comme
on voit souvent un bataillon en déroute, s'arrêter et tenir
484 PASSÉ ET PRÉSENT.
ferme dès qu'il rencontre le plus chétif point d'appui ,
comme on a vu toute une armée française se reformer
autour d'un arbre; c'est autour de la révolution d'Espa-
gne que se réuniront les nations fugitives devant la Sainte-
Alliance. Déjà une fois, l'Europe ne le sait-elle plus?
c'est au cri de l'Espagne qu'elle redressa la tète; c'est du
sein des flammes de Sarragosse que s'éleva le di-apeau
rouge qui rallia des peuples contre un pouvoir adoré des
rois*.
Ces conséquences de la restauration des cortès à Ma-
drid ont été sur-le-champ pressenties dans les cabinets
ministériels comme dans les sociétés patriotiques. Aussi
voyez comme depuis trois ans toutes les situations se sont
nettement dessinées. Les événements de Naples et du
Piémont en ont donné la première preuve. Dès que le
congrès de Laybach a été réuni , on a pu prévoir vers
quelle opinion inclinerait chaque gouvernement, et les
esprits les plus simples auraient prédit les déterminations
des plus profonds diplomates. Il était facile d'annoncer
que pendant que l'Espagne fraterniserait avec les gou-
vernements essayés, à son exemple, dans le midi de l'Eu-
rope, la Sainte - Alliance les frapperait de l'excommuni-
cation politique, et enverrait ses soldats les convertir.
Quant à l'Angleterre , il était probable que sans adhérer,
pour son compte, à l'intervention dans les affaires d'Italie,
elle ne s'y opposerait point ouvertement. En effet, la na-
ture de son gouvernement lui interdisait d'y prendre part,
car la forme en est constitutionnelle, et l'origine révolu-
tionnaire : et elle ne pouvait s'y opposer ouvertement, car,
' Ces espérances étaient alors communes à tout le parti libéral.
DE LA POLITIQUE EXTERIEURE. 185
outre que ces révolutions ne lui inspiraient pas confiance,
son principal ministre, par les antécédents, le caractère,
les maximes, les vœux secrets, avait contracté trop d'en-
gagements avec l'aristocratie européenne pour lui rompre
en visière. Enfin la France, spectatrice tranquille, devait
évidemment éviter de se prononcer, déplorer et condam-
ner ces révolutions , sans en presser le châtiment , don-
ner sa nullité pour de la prudence et son irrésolution
pour de l'impartialité. La position du dernier minis-
tère ne lui permettait pas d'autre conduite. Appuyé sur
un parti contre-révolutionnaire, comment aurait-il pu
défendre ou épargner une révolution? Prétendant au
titre de constitutionnel , comment aurait-il pu se liguer
activement avec le pouvoir absolu ? Il s'appliqua donc à
traverser adroitement les congrès comme les deux cham-
bres, sans avoir un avis. Cela le sauva jusqu'au moment
où cela le perdit; et après sa chute, il ne put jamais com-
prendre qu'il fût tombé pour avoir si bien réussi.
Le ministère actuel a pris des couleurs plus décidées ;
les méprises sont désormais impossibles. Quand les gou-
vernements renoncent aux palliatifs , les peuples renon-
cent aux transactions. Jamais l'Europe ne s'est divisée
d'une manière plus tranchée, plus conséquente, plus
systématique; et la politique étrangère, cette science
longtemps occulte, est comprise et pénétrée jusque sur
les places publiques. Tandis que tous les gouvernements
absolus se sont placés d'un côté , professant hautement
leurs doctrines, et s' appelant eux-mêmes par leurs noms,
les partis libéraux de tous les pays se sont reconnus , et
tous les États constitutionnels semblent prêts à s'entendre.
La question de la guerre d'Espagne est l'épreuve décisive
16.
186 PASSÉ ET PRÉSENT.
qui nous jugera tous. La Grande-Bretagne enfin, si long-
temps méconnue parce qu'elle se méconnaissait elle-
même, la Grande-Bretagne a retrouvé ses titi'es et repris
sa mission. La mort soudaine et tragique d'un seul homme
semble l'avoir éclaii'ée. On dit que le marquis de London-
derry, averti par une situation extrême et frappante,
avait enfin reconnu la longue erreur de sa politique , et
senti la nécessité tout ensemble et l'impossibilité de répu-
dier si tard l'héritage de M. Pitt. Soit que la douleur de
cette découverte l'ait conduit à la démence, et la dé-
mence au suicide ; soit que le désespoir l'ait décidé seul
à se soustraire par la mort à la nécessité , n'y a-t-il pas
pour tous ceux qui gouvernent la terre une leçon triste
et grave dans l'étrange fin d'un ministre d'une expérience
si imposante , d'un esprit si froid , si opiniâtre , et qui
s'immole lui-même, vaincu par l'évidence, également in-
capabFe et de lui résister et de la suivre?
La même évidence paraît avoir déterminé jusqu'ici la
conduite si remarquable de son successeur. M. Canning,
en se relâchant des rigueurs du torisme, a obtenu un suc-
cès inconnu depuis nombre d'années ; il a réuni tout le
parlement et replacé l'Angleterre, qui se traînait sans ar-
deur et sans dignité dans les voies de la Sainte-Alliance ,
au rang oii l'appelait son droit d'ancienneté parmi les na-
tions libres.
Quelle est-la puissance d'une situation vraie! L'Angle-
terre s'est déclarée pour l'indépendance de l'Espagne et
du Portugal ; et aussitôt les ressentiments, les préventions
se sont affaiblies; la Grèce soulevée a mis de l'espoir
dans une influence dont elle avait tant souffert ; la France,
la vraie France qui n'est pas celle que l'on en croit à Vé-
DE LA POLITIQUE EXTERIEURE. 187
roue, a oublié ses injures; les États constitutionnels de
l'Allemagne ont osé se sépai-er des hauts alliés ; tous les
pays qui furent libres ou qui vont l'être, tous les hommes
qui aiment la justice, les lumières, le patriotisme, ont
tourné les yeux vers l'Angleterre, l'asile et l'orgueil de la
civilisation. Puisse-t-elle cette fois enfin répondre fran-
chement à leur confiance ! C'est son intérêt comme sa
gloire.
Mais lorsque tout se produit au grand jour et que la
théorie des alliances naturelles se découvre ainsi d'elle-
même , que penser, nous le demandons, d'un grand État
constitutionnel qui fait scission de tous ceux du même
genre , pour s'allier aux gouvernements absolus ? S'il est
vrai que la politique intérieure d'un pays règle sa diplo-
matie, et que sa diplomatie révèle à son tour sa politique
intérieure , que penser d'une puissance qui prend sous sa
garde la cause de l'arbitraire contre la loi, des abus contre
l'ordre, des privilèges contre les droits? Ainsi fait la
France en se déclarant ennemie de l'Espagne. On ne
manquera pas de dire que la France est une monarchie
constitutionnelle , et l'Espagne un régime révolutionnaire.
Mais d'abord qu'il serait aisé de prouver qu'aucune légi-
timité ne manque à la constitution des cortès; qu'elle
n'est dépourvue ni de la sanction du temps , puisqu'elle
dérive des chartes locales des anciens royaumes dont s'est
composée l'Espagne; ni de l'assentiment royal, puisqu'en
d'autres temps le prince l'avait ratifiée ; ni de la consécra-
tion des traités, puisque deux grandes puissances l'ont
une fois reconnue; ni de la justice essentielle, puisqu'elle
a été nécessaire 1 Et puis, d'ailleurs, la question est bien
plus simple. Si l'on accorde que l'analogie dans les insti-
188 PASSÉ ET PRÉSENT.
tutions soit la meilleure base des alliances, qu'on nous
dise quelle organisation politique offre le plus de ressem-
blance arec la nôtre, de la constitution de l'Espagne ou
de celle d'aucun des gouvernements de la Sainte-Alliance.
La réponse n'est pas douteuse, et elle suffit. 11 importe
peu que la charte de Cadix ait ses imperfections , il im-
porte peu qu'elle ne soit pas la nôtre; car de quel droit
décider que ce qui est bon pour nous le soit pour les Es-
pagnols? C'est assez que la constitution des cortès res-
semble plus à notre charte que l'autocratie russe. Ce sim-
ple fait crée plus d'intérêts communs entre la Péninsule
et nous qu'entre nous et la Russie.
La nature semble l'avoir indiqué d'elle-même, ce sys-
tème d'alliance que dictaient à la France sa gloire et sa
liberté. Placée entre la vieille Angleterre et l'Espagne
nouvelle, notre charte aurait été le lien et la transition de
l'aristocratie britannique à la démocratie castillane. Cette
triple alliance serait forte et tutélaire ; elle attirerait à
elle les Pays-Bas , pour qui les rapports de commerce
sont plus puissants que les relations de parenté ; la Ba-
vière, le Wurtemberg, qui se maintiennent difficilement
contre un voisinage redoutable; enfin, ceux des États
d'Allemagne, qui sont affranchis ou aspirent à l'être, tous
accoutumés à la protection de la France. Tels seraient
les éléments de cette grande confédération de l'Occident,
la sauvegarde de la civilisation, le pacic île J'/nnillc des
nations libres.
Ce système est simple, et comme il est la conséquence
d'un principe évident, le système opposé suppose un prin-
cipe contraire. Notre principe étant le maintien de la
Charte, je laisse à dire quel est celui de nos adversaires.
DE LA POUTIQUE EXTÉRIEURE. 189
Demandons-nous ce qu'aurait fait, dans les circonstances,
le ministère précédent : soigneux de ne se point pronon-
cer , il eût flotté , neutre entre le pouvoir absolu et les
pays libres, comme en France, il oscillait entre la contre-
révolution et la révolution. Que fait le présent ministère?
Non content de dédaigner, de braver les puissances con-
stitutionnelles, il va chercher des auxiliaires chez les gou-
vernements les plus illimités. Bien plus, il les excite, il
les provoque, il les compromet. Ce n'est pas assez de leur
adhésion, il lui faudrait leur secours. L'Autriche ne lui
suffit pas , il implore l'assistance du plus asiatique des
rois de l'Europe.
Cette conduite est d'un sinisti'c augure. ^lais que du
moins ceux qui la suivent ne s'étonnent plus si elle jette
l'alarme; qu'ils ne s'étonnent plus si la guerre qu'ils pro-
jettent est impopulaire , car elle semble inconstitution-
nelle. Qu'ils y prennent garde, et qu'ils s'arrêtent pen-
dant qu'il en est temps encore ; les peuples auxquels ils
veulent imposer la guerre pourraient se croire menacés
également ; et peut-être qu'ils diraient à leur tour : // n'y
a plus de Pyrénées.
DE
L'INDUSTRIE ET DE LA LIBERTÉ ',
(1823.)
JI y a quelques jours que, dans ce recueiP, on a taut
soit peu médit de l'industrie. Ou l'a traitée de complice
du luxe; on a imputé à ses progrès cette mollesse des
mœurs et des caractères qui rend les peuples incapables
de liberté. Est-il vrai? faut-il croire que les sociétés ne
puissent mener de front tous les genres de perfectionne-
ment? faut-il croire qu'elles ne puissent rendre leur exis-
tence plus facile et plus agréable, sans devenir insensibles
à ce qui la relève et l'ennoblit, ni multiplier leurs plaisirs,
sans perdre de leurs droits? faut-il croire que quand un
peuple devient grand producteur, il s'expose à la ser-
vitude?
J'ai le bonheur d'en douter, et je pense que ceux qui
1 J'insère cet article comme un témoignage do l'alliance qui, sous
la Restauration, unissait l'industrie et le libéralisme. L'expérience a
montré depuis lors ce qu'on pourrait objecter à cet article, qui, d'ail-
leurs, suppose déjà les craintes qu'il est destiné à calmer en partie.
'' Les Tablettes universelles.
DE L'INDUSTRIE ET DE LA LIBERTÉ. 191
le prétendent se méprennent sur la liberté. Les grands
exemples de ces caractères indomptés qui repoussent tous
les freins, ne signalent, il est vrai, que l'histoire des peu-
ples pauvres et durs. Un esprit qui aime la force, parce
qu'il en a , une imagination vive , féconde et dégoûtée,
doit se complaire dans le spectacle des vertus sauvages
du premier âge des sociétés. On voit Rome pauvre con-
quérir le monde, les Scythes pauvres braver Alexandre,
les Calédoniens pauvres défier les légions d'Agricola. On
voit toutes les villes célèbres de l'antiquité, d'abord fru-
gales et libres, puis fastueuses et esclaves. En voilà plus
qu'il ne faut, quand on juge de l'histoire comme d'un
drame, qui n'a d'autres ressorts que les 'caractères et les
passions, pour déclarer la guerre aux progrès de l'indus-
trie, puis à celui des arts et des sciences qui la secondent,
puis à l'adoucissement des mœurs, enfin à la civilisation
tout entière. Il y a quelque vérité dans cette manière
de voir la société ; mais surtout il y a de l'éloquence ;
c'en est assez pour séduire le talent.
Comment, d'ailleurs, n'être pas frappé des circonstances
qui nous environnent? Nous périssons par l'affaiblisse-
ment des caractères , par la délicatesse des mœurs , par
cet excessif besoin d'une vie douce et commode, qui con-
duit à l'égoïsme, à la servilité, ou tout au moins à l'in-
souciance. L'Indépendance personnelle est très-rare, le
sentiment de la résistance n'est nulle part; tout le monde
veut, avant tout, gagner et jouir. Aussi, voyez comme
le gouvernement en profite , et comme le caractère na-
tional le seconde en sens inverse de l'opinion publique !
— J'admets tous ces faits, mais je n'en tire pas la même
conséquence.
192 PASSÉ ET PRÉSENT.
Un esprit altier et borné, le mépris de la fatigue et de
la misère, la confiance dans la force et dans l'épée, le
besoin de l'indépendance et de la vengeance, l'amour du
sol et de la famille, tels sont les traits qui distinguent la
physionomie de quelques peuples primitifs. Ils ne savent
supporter ni conquérants, ni maîtres ; en ce sens ils sont
libres. Mais cette liberté n'est pas difficile ; leurs besoins
sont peu nombreux, leurs intérêts peu compliqués, leurs
facultés peu développées ; une telle simplicité suppose né-
cessairement une raison très-limitée et une moralité très-
imparfaite ; chez eux , l'humanité est loin d'avoir acquis
toute sa -s aleur. Aussi, ces peuples si purs ne manquent-
ils pas de lois injustes, d'institutions oppressives, de cou-
tumes féroces ou grossières. Une passion d'indépendance
qui ressemble à l'instinct des bêtes farouches, et qu'on
appellera, si l'on veut, fierté de caractère, telle est, au
vrai, toute la liberté des barbares.
Les peuples que célèbre l'histoire ancienne étaient plus
civilisés. Quelques-uns furent doués d'un beau génie ;
leur renommée honore l'espèce humaine. Mais comme
chez eux aussi l'ordre social et la morale publique étaient
beaucoup moins avancés que parmi nous, on s'y trouvait,
pour ainsi dire, libre à meilleur marché. D'abord, les
deux tiers, et souvent plus, des habitants du pays, étaient
des esclaves, c'est-à-dire hors de la société; et l'on n'en
disait pas moins que le pays était libre, et cette fiction
tyrannique fait encore illusion aux publicistes modernes !
Je ne reviendrai pas sur les traces d'un illustre écrivain',
qui a si bien montré que les anciens ne connaissaient pas
I M. Benjamin Constant.
DE L'INDUSTRIE ET DE LA LIBERTÉ. <93
l'indépendance de la vie privée et domestique. Les pré-
jugés, les coutumes et les lois dévouaient toute leur exis-
tence à la patrie, c'est-à-dire au gouvernement. Ce besoin
de vivre comme l'on veut, ce besoin si favorable au bon-
heur comme au perfectionnement intellectuel et moral,
ce besoin maintenant si cher et si commun , était , chez
eux , sans cesse contrarié par les institutions ; peut-être
même leur manquait-il ce qu'il faut pour le ressentir.
Aussi n'ont-ils connu de la liberté que la liberté politi-
que , en la réduisant encore au principe de la délibéra-
tion publique sur les affaires publiques. Lors donc qu'on
traite de leur lil)erté et de la nôtre, on peut bien se
servir du même mot , mais on ne paile pas de la même
chose.
La liberté des modernes est tout autrement compliquée.
Comme nous avons plus d'intérêts, d'idées, de facultés,'
et plus communément, nous avons plus de droits person-
nels*; et pour nous satisfaire , les lois et la constitution
même de la société ont bien plus de ménagements à garder
envers les individus. >os droits ne nous sont pas assurés
tous par le code politique seulement, ils le sont par les lois
civiles, les usages, les mœurs. Pour que nous nous sen-
tions en pleine jouissance de tout ce qui nous est dû,
il faut que toutes ces choses soient d'accord pour nous
garantir la sécurité , la propriété de nos biens , de notre
personne, de notre conscience, de nos facultés, et même
de notre temps. On peut sentir plus qu'on ne peut compter
les conditions auxquelles est libre le citoyen des États
modernes.
Quelque nombreuses que soient ces conditions, il faut
convenir que, dans beaucoup de contrées, elles sont
I. 17
4 94 PASSE ET PRESENT.
remplies, en grande partie, malgré les vices des consti-
tutions politiques. L'habitant d'un pays civilisé jouit,
aujourd'hui, d'une foule de franchises qui eussent étonné
un Grec ou un Romain. Comme l'idée ne peut venir à
personne d'y porter atteinte, comme le pouvoir ne saurait
l'entreprendre sans délire, nous sommes envers lui dis-
pensés de toute reconnaissance. Par une autorité obscure,
mais irrésistible , la société force le pouvoir à lui faire
droit. En vain, des préjugés oppressifs aveuglent plusieurs
gouvernements : il y a une tolérance dans les esprits, une
liberté dans les mœurs auxquelles eux-mêmes se sou-
mettent. Ils peuvent bien persécuter quelques individus,
proscrire quelques doctrines, la masse leur échappe ; ses
opinions, ses croyances, et une grande partie de ses in-
térêts sont hors de leur portée ; et , malgré tous leurs
efforts, ils réussissent plus encore à se faire haïr qu'à se
faire redouter.
C'est par cette puissance de l'esprit général et 'des
mœurs publiques, que le citoyen des temps modernes
est exempté des résistances farouches du barbare et des
contraintes de la loi politique, telle que la concevait l'an-
tiquité. Il n'est pas forcé de prendre tant de peine pour
jouir du bonheur et d'une assez grande indépendance,
(^cst pour cela qu'il parait plus complaisant et plus in-
dolent , moins disposé du moins à sortir de son repos , à
s'armer, à braver le péril et le travail pour conquérir sur
le pouvoir ce que le pouvoir lui refuse. Et en effet, le
calcul ne serait pas raisonnable : même sous un gouver-
nement arbitraire ou absurde, la civilisation lui assure
plus de biens que n'en connut jamais ni le barbare, ni le
républicain de l'antiquité. Il est, en général, beaucoup
DE L'INDUSTRIE ET DE LA LIBERTÉ. 195
plus maître de sa fortune et de son travail ; il peut plus
librement cultiver son esprit, et s'adonner à son propre
perfectionnement. Avec toute la mauvaise volonté du
monde, nos monarchies absolues , dans leur action géné-
rale , atteignent de moins près l'individu que ne le fai-
saient les anciennes démocraties.
Mais en même temps que la civilisation multiplie les
conditions de la liberté, elle en rend le désir plus com-
mun, et elle varie les moyens de le satisfaire. Je ne parle
ici que de l'ordre matériel : toutes les fois que l'industrie
crée un nouveau produit, ou que, par un procédé nou-
veau, elle diminue la rareté d'un produit connu, elle crée
de nouveaux goûts ou des besoins nouveaux. Ces besoins
forment de nouveaux droits , ou du moins de nouvelles
applications des droits essentiels du citoyen. Tous les
droits sollicitent des garanties ; les garanties des droits
sont les libertés.
Ainsi donc, à mesure que les facultés d'un peuple se
développent , et que ses intérêts se compliquent , ses exi-
gences se multiplient, aussi bien que les difficultés du gou-
vernement. Plus celui-ci a de soins à prendre, d'espérances
à contenter, plus il a d'occasions d'offenser. Les progrès
des arts industriels ont donc ce double effet de produire
plus de points de contact entre le pouvoir et la société,
et par conséquent des sujets d'irritation réciproque,
comme de développer, dans les individus, plus de moyens
de tenir tète à l'autorité ou d'éluder son action : car la
richesse est aussi un pouvoir.
Je citerai un exemple récent et familier pour tout le
monde. Un nouveau mode d'éclairage a été inventé; le
goût s'en est répandu ; de là une nouvelle production et
196 PASSÉ ET PRÉSENT.
une consommation nouvelle, c'est-à-dire deux oidi"es d'in-
térêts nouveaux. Plusieurs compagnies se sont formées
pour la fabrication et la distribution de la nouvelle lu-
mière. L'une d'elles a vu dernièrement supprimer , par
ordonnance royale, son principal établissement , autorisé
depuis un an. Pense-t-on que cette mesure , qui doit lui
porter un notable préjudice, n'ait pas fait sentir plus vi-
vement aux capitalistes fondateurs de la compagnie et
aux agents qu'elle employait, aux ouvriers qu'elle sala-
riait, aux particuliers qu'elle fournissait, les inconvénients
d'une législation incertaine et d'une administration arbi-
traire? Voilà sans aucun doute un certain nombre de
citoyens éclairés sur un abus par la perte qu'ils éprou-
vent, et plus disposés maintenant à exiger de l'autorité
de la régularité et de la prévoyance. Voilà donc quel-
ques libéraux de plus. Qui nous les donne? le gaz hy-
drogène.
Et bientôt ce n'est pas seulement la justice administra-
tive, la liberté civile que rendent nécessaii'es la richesse
et la production croissantes : elles ne tardent pas à récla-
mer la liberté politique. Plus les intérêts particuliers sont
nombreux et étendus, plus ils sont en mesure de se faire
protéger. Là, par exemple, où l'industrie a fait de grands
pas gi'àceà la division du travail et à celle des capitaux, la
loi ne peut pas , sans fortement mécontenter, étabhr ou
maintenir les corporations et les maîtrises ; là où le com-
merce extérieur est d'une grande importance , les minis-
tres ne peuvent, sans soulever les esprits, entreprendre
une guerre qui lui ferme des débouchés. Alors donc l'in-
dustrie et le commerce éprouvent le besoin que leur intérêt
soit consulté dans les déterminations ducouvernement. Et
DE L'INDUSTRIE ET DE LA LIBERTÉ. 497
comme les gouvernements absolus prennent rarement ce
soin, les gouvernements absolus sont Inentôt discrédités.
De là , à la nécessité pour la nation d'être représentée
dans le gouvernement, et de voir publiquement délibérer
sur ses affaires, il n'y a qu'un pas. C'est en d'autres ter-
mes exiger que l'intérêt général soit la règle de la poli-
tique; et l'on voit que l'intérêt général se fortifie et
se manifeste par le développement des intérêts parti-
culiers.
La richesse, d'ailleurs, ou seulement l'aisance univer-
selle, propage la liberté d'esprit. Lorsque la vie devient
agréable et facile, que chacun n'est plus absorbé parle
soin de veiller à sa fortune, à son^entretien , à sa conser-
vation , le loisir conduirait à l'oisiveté et l'oisiveté à l'en-
nui , si les esprits ne trouvaient quelque occupation vaste
et élevée. L'attention se porte naturellement sur les af-
faires publiques. Aussi voit-on rarement un grand es-
sor de la richesse nationale sans un grand essor de l'o-
pinion.
Les voyageurs racontent que ce qui les frappe le plus
eu Angleterre , c'est la facilité avec laquelle s'accomplis-
sent toutes choses. Les plus grandes affaires, celles de
l'État comme celles du commerce, s'expédient avec célé-
rité : il semble qu'elles soient soumises à un moteur aussi
rapide et aussi puissant que celui qui anime toute l'in-
dustrie britannique ; ou dirait que tout se fait à la va-
peur. Les hommes les plus occupés paraissent toujours
avoir du temps de reste ; les ministres voyagent ou vont
à la campagne ; les négociants ne passent que quelques
heures dans leur cabinet ; les avocats plaident les procès
encourant ; les jugements se rendent en un clin d'œil ; les
17.
i98 PASSÉ ET PRÉSENT.
travaux manuels de l'agriculture ou des fabriques sem-
blent ne fatiguer personne. Les Anglais seuls ont une
expression pour qualifier une existence douce , saine et
commode ; point de doute que la vie confortable ne serve
à l'esprit public. Lorsque l'on a toutes ses aises, on tom-
berait en langueur, si l'on ne cherchait dans la politi-
que une occupation excitante. Moins distrait par les be-
soins personnels, on porte dans la vie publique la sollici-
tude et l'activité. Si donc un gouvernement redoute
la vie publique, s'il repousse toute intervention de la so-
ciété dans ses affaires, qu'il redoute les progrès des arts,
de l'industrie et de la richesse. A l'égal de tout ce qui
affranchit et enhardit la pensée , il doit fuir et repousser
tout ce qui favorise ce qu'on appelle aujourd'hui la pros-
périté matérielle. Un pouvoir impopulaire doit éviter
avec soin que le peuple soit heureux par lui-même;
car le bonheur même devient une source de méconten-
tement.
Les preuves sont sous nos yeux. Ne voyons-nous pas
avec quelle crainte et quel dépit le parti du privilège et
de l'oppression contemple l'accroissement de l'industrie
française depuis un demi-siècle , et surtout depuis vingt-
cinq ans ? Son instinct l'avertit que ces progrès lui sont
funestes , et que, selon l'expression de iionaparte, le dé-
bat du siècle est la garrre des nirtier.s contre les crciieaa.x.
Aussi observez son aversion pour tous les perfectionne-
ments! Qui n'a rencontré vingt fois de ces hobereaux de
province, ennemis déclarés des machines, des diligences,
des grandes routes et des canaux? qui ne connaît les dé-
clamations de M. de Jionald contre l'économie politique
et la richesse industrielle? Et, en vérité, ils ont raison,
DE ^INDUSTRIE ET DE LA LIBERTÉ. 199
le plus sùi" moyen d'abrutir un peuple , c'est de l'ap-
pauvrir.
Telle est en effet la vraie doctrine comme l'intérêt vé-
ritable du parti qui nous menace, du gouvernement qu'il
voudrait nous donner, du gouvernement qu'il promet au
Portugal et à l'Espagne, du gouvernement enfin de la
Sainte-Alliance. Pour l'établir ou pour durer, ils ont be-
soin que la société demeure stationnaire , immobile , ou
plutôt qu'elle recule et s'abaisse. Dans les sciences in-
tellectuelles comme dans les arts mécaniques , dans les
procédés du commerce comme dans les transactions ci-
\iles, dans l'administration comme dans les finances, il
n'y a point d'amélioration qui ne leur porte ombrage ;
car toute nouveauté est contagieuse. Quelle réforme,
par exemple , semble plus dans les intérêts du pouvoir
que l'égalité et l'exactitude dans la perception de l'impôt?
Eh bien, ils se garderaient de l'introduire là où elle est
inconnue : car cela pourrait donner des idées de justice,
qui ont leur danger ; cela pourrait accréditer la docti'ine
pernicieuse que l'intérêt du public est la règle du gouver-
nement. Pour eux point de préjugé qui ne doive être res-
pecté comme conservateur; point d'usage qui ne soit
utile, point d'abus qui ne soit tutélaire. Il est dange-
reux non-seulement que le peuple soit plus éclairé , non-
seulement qu'il sache lii'e et écrire, mais qu'il soit mieux
vêtu, mieux logé, mieux nourri et à meilleur marché;
car cela pourrait lui donner des idées de perfectibilité. Il
y a péril à seconder par de nouvelles routes la circulation
des denrées , par des dessèchements ou des irrigations la
salubrité des villes; car le peuple pourrait en rendre grâce
au progrès des lurnières. Il faut s'abstenir de toute ré-
200 PASSÉ ET PRÉSENT.
forme dans le régime physique et moral des prisons , ou
dans la tenue des hôpitaux ; car le peuple pourrait croire
aux bienfaits de la philanthropie. En changeant une cou-
tume, en altérant une institution , on court risque d'eu
ébranler d'autres par contre- coup , de condamner impli-
citement la sagesse de nos pères, de décrier le passé, enfui
de reconnaître à quelqu'un un droit quelconque; et cela
est de mauvais exemple. Je ne sais si elle se l'avoue,
mais voilà où doit être conduite , pour être conséquente,
la politique de la Sainte-Alliance. Voilà la condition où
se sont placés ses hommes d'état. Ils ont porté au siècle le
défi d'avancer, ils se sont condamnés à le mettre aux fers.
Sisyphes audacieux, ils ont entrepris le travail infernal
de tenir immobile, sur le penchant de la colline, le ro-
cher qu'entraine une pente rapide Mais la pierre in-
solente , comme dit Homère , menace toujours leurs tètes
et peut les écraser dans sa chute.
Les congrès savent leur danger, et leur inquiétude se
trahit par leurs efforts. Ils sont poursuivis de la pensée
que l'avenir des peuples n'est pas le leur, et cependant
ils s'obstinent à perpétuer un présent périssable, ils tâ-
chent d'ajourner un péril qu'ils accroissent en le retar-
dant. Car peut-être, pour conserver ce qui reste du passé,
s'exposent-ils à être emportés avec ce qui doit tomber.
Trop faibles pour prendre les devants, mais trop vains
pour se résigner, ils résistent sans mesure comme sans
confiance, ils luttent sans prudence et cependant sans
espoir. A tout prix , ils veulent s'assurer un délai , un
répit; ils placent en viager tout leur pouvoir. « Dites à
» vos libéraux qtfils en ont pour vingt ans avant d'avoir
» leur tour, » dit souvent l'ambassadeur de la grande
DE L INDUSTRIE ET UE LA LIBERTE. 204
puissance européenne. Vingt ans! voilà donc tout l'avenir
que se promet la présomption ministérielle , tout ce que
se prédit à lui-même le charlatanisme diplomatique!
Vingt ans! voilà donc toute la durée réservée à cette
mystique autocratie qui exerce apostoliquement le pou-
voir absolu ! et c'est pour ce règne passager que l'on
s'acharne de gaieté de cœur à contrarier en tout lieu le
vœu public et le progrès social î c'est avec cette courte
perspective que l'on met gai'nisaire chez les peuples et la
civilisation en interdit !
L'Europe a passé par des oppressions diverses. Celle
de l'Empire a eu son temps et sa gloire. Il a fini par ral-
lier les nations contre lui, et l'insurrection européenne l'a
renversé. Sans doute il comprimait la pensée, il abaissait
les courages, et n'exaltait que les veitus des camps.
Sans doute encore, il a ^iolé par fois les intérêts des peu-
ples et infligé au commerce de coûteuses privations. Mais
enfin, pour prix du blocus qu'il attii-ait sur les peuples
soumis à ses décrets, pour prix des sacrifices qu'il exi-
geait d'eux et de l'uniformité politique qu'il leur impo-
sait , il leur apportait l'organisation, l'ordi'c des finances,
la justiceadministi'ative, souvent l'égalité devant la loi. En
dédommagement du commerce maritime , il encourageait
l'industrie, traçait des chemins, creusait des canaux, fa-
vorisait de tous ses moyens l'accroissement de la produc-
tion et de la richesse. Il avait à cœur la force des peuples,
car il y puisait la sienne. C'est précisément parce qu'il
abusait de la prospérité publique qu'il en secondait le
vaste essor. Sous lui , l'espèce humaine voyait quelques-
unes de ses plus précieuses facultés étouffées ou détour-
nées au profit du pouvoir : mais elle n'était pas dévouée
202 PASSÉ ET PRÉSENT.
à l'inactiou , à la décadence , à l'abrutissement ; son maî-
tre lui faisait du moins cet honneur , qu'en l'opprimant
il ne dédaignait pas de la séduire , et qu'il avait presque
autant besoin d'eu être admiré que d'en être servi. Et
cependant , faute de liberté, les nations ne lui ont pas su
gré de ses présents , et c'est ce qui explique comment sa
chute a pu être populaire, comme le régime actuel expli-
que à son tour pourquoi elle ne l'est plus. Une oligarchie
de cabinets a succédé, qui semble ne l'avoir détrôné que
pour substituer au despotisme de l'innovation le despo-
tisme de la routine. C'est un nouveau système d'unifor-
mité oppressive étendu comme un vaste réseau sur toute
l'Europe. C'est un autre système continental plus prohi-
bitif encore et plus fmieste , également dirigé contre le
progrès des lumières et contre la prospérité intérieure.
C'est une tyrannie sans grandeur, un machiavélisme sans
habileté, un bonapartisme sans gloire. Les congrès sont
devenus des commissions d'enquête contre les peuples ;
l'esprit de conquête et d'invasion a été converti en un
moyen de police ou de répression. On décrète une guerre
comme un châtiment. Ce qui ne s'était jamais vu peut-
être, des gouvernements que la félicité publique met
en péril, ont formé une ligue défensive contre leurs
sujets respectifs; et l'Kurope entière est traitée en pays
conquis.
Nous donc qui échappons encore, pour notre compte,
à cette immense usurpation , nous dont le gouvernement
n'a pas, jusqu'ici , déchiré son titre en reniant notre con-
stitution, profitons de ce qui nous reste; n'ayons inquié-
tude ni sciupule d'aucun des progrès , d'aucun des per-
fectionnements qui signalent la société française. Tous
doivent nous être précieux , parce que tous sont suspects
I
DE L'INDUSTRIE ET DE LA LIBERTÉ. 203
à la Sainte-Alliance et au parti qui , paimi nous , la re-
présente. Honorons les découvertes des sciences , les
créations de l'industrie ; elles profiteront à notre avenir
constitutionnel ; soyons laborieux pour devenir citoyens ,
et riches pour être libres.
LA NOUVELLE ANNÉE, OU 1824.
QUESTIONS d'un RÊVEUR.
« Salut, nouvelle année; salut, fille du soleil ou du
temps! Du soleil! tu nais de ses amours immortels avec
la terre qui te produit en se jouant autour de l'astre qu'elle
adore. Du temps! tu sors de son sein, et tu y rentres , il
t'engendre et t'engloutit; car le vieux Saturne ne s'est
point lassé de dévorer ses enfants. Ainsi , jeune et dou-
teuse déesse, ainsi t'aurait doublement figurée l'imagina-
tion de l'antiquité, tandis que la raison moderne se borne
à te concevoir sous deux formes ; elle te regarde comme
un phénomène que manifeste l'ordre physique, un temps
du mouvement céleste ; elle te regarde comme une mesure
abstraite que fesprit impose à la durée, un temps de
l'existence intérieure. Qu'en faut-il penser, nouvelle an-
née? Es-tu réelle, n'es-tu qu'une idée?...
» Mais qu'ai -je besoin de te concevoir, quand je suis
destiné à te sentir? Quelle que tu sois, ta mesure vraie
ou arbitraire ne doit-elle pas se remplir, se combler pour
moi de sensations, d'émoUons, de pensées innombrables?
LA NOUVELLE ANNÉE. 205
iVe dois-tu pas prodiguer aux hommes la \ie , la vie vé-
ritable qui n'est point la durée, la vie, cette suite chan-
geante de transformations dans la persistance d'une même
unité? Que m'importe de comprendre, puisque le senti-
ment m'absorbe tout entier? Ai-je des moments assez purs
de bonheur ou de malheur pour être libre de m'inquiéter
seulement de la vérité? Puis -je considérer la trame,
tandis que ses vives couleurs, tandis que ses tableaux va-
riés captivent mes regards? Préoccupé, désolé, enchanté
par des apparitions sans cesse renaissantes , me reste-t-il
des yeux pour le fond obscur sur lequel elles se dessi-
nent? Puis-je imposer silence à mes sens, à mon imagi-
nation , à mes passions , pour contempler dans ce monde
ce qui ne tombe que sous l'examen de la raison?
» 0 temps , j'ignore ce que tu es , mais je me soucie de
ce que tu me fais. >'ouvelle année, je ne m'enquiers plus
de toi, mais de ce que tu me donnes... La prévoyance
des événements fortuits est moins trompeuse que la re-
cherche des faits éternels. L'avenir, en s' approchant,
dévoilera ses mystères ; ceux du présent durent toujours.
Bientôt je n'ignorerai plus ce qui doit arriver, j'ignorerai
toute ma vie ce qui est : ce monde ne sera jamais pour
moi qu'une décoration changeante sur un théâtre in-
connu... »
Ainsi révais-je ou pensais-je la première nuit de cette
année, et (je n'ai pas besoin de le dire) les ténèbres qui
entouraient mes yeux avaient pénétré dans mon esprit.
C'était un de ces moments douteux où l'intelligence, en-
core appesantie par un sommeil récent, laisse les rênes
flottantes aux mains, de l'imagination, alors que nos
idées nous semblent plus profondes , parce qu'elles sont
1. 18
206 PASSÉ ET PRÉSENT.
en effet moins claires, plus colorées, quoique moins dis-
tinctes ; elles se croisent , elles se lient dans notre esprit
avec une facilité qui nous cliarme, car nous ne les jugeons
pas. Il n'y a plus rien d'ignoré, plus rien d'inaccessible,
parce que notre raison assoupie a cessé de voir ses limites
et ses abîmes ; nous nous enfonçons dans le vague sans
scrupule et sans soupçon ; nous nous complaisons dans un
égarement qui nous paraît une découverte. Rien ne nous
semble obscur, sans doute parce que tout l'est, et que
l'esprit a déposé ou suspendu la triste puissance de dis-
tinguer ce qui lui manque , de mesurer ses lacunes , de
savoir ses ignorances.
Cependant peu à peu mon intelligence s'éclairait; bien-
tôt , d'une rêverie métaphysique , je tombai dans la mé-
ditation pure et simple. Guidé par mes dernières idées, je
continuai à porter ma prévoyance sur les chances de
l'année qui vient de naître, et je l'interrogeai.
« Que nous réserves-tu? lui dis-je. Que feras-tu de
tant d'intérêts, de tant de desseins, de tant d'êtres que
te lègue l'année qui s'échappe? Suivras-tu sa voie, achè-
veras-tu ce qu'elle a commencé? ou bien la craie blanche
te marquera-t-elle dans les fastes de l'humanité? >ous
apportes-tu châtiment ou récompense? Dois-tu, torrent
impétueux et terrible , ensevelir dans tes flots écumants
l'esquif frêle et pavoisé de la monarchie européenne?
Fleuve paisible et lent, dois-tu n'emporter à la surface
de tes eaux que la plume légère qui trace les questions
que je t'adresse? Un grand projet agite les puissants du
vieux monde : ils voudraient le ramener à son enfance,
et, dans les langes qui l'ont si longtemps retenu, garrotter
le nouveau monde au berceau. Le siècle a été par eux ac-
LA NOUVELLE ANNÉE. 207
cusé, condamné, maudit. L'Europe couronnée a imaginé
de prouver au genre humain qu'il avait tort d'être ce qu'il
est ; au temps, qu'il ne devait pas détruire ; au présent, qu'il
devait être le passé. Et l'on dirait que cette entreprise
étrange commence à réussir ; on le dirait, si l'on en croyait
la plainte étouffée des opprimés. Mais levez les yeux vers
les trônes , la puissance pâlit sous le diadème , ses yeux
inquiets se portent incessamment sur le sceptre , comme
pour s'assurer qu'il n'a point quitté sa main... L'anxiété
des vainqueurs est la consolation des vaincus.
Mais le terme de l'espoir, dois-tu l'atteindre, nouvelle
année ? >on , tu ne verras pas se dissiper les nuages qui
enveloppent la tête hyperborée de l'aulocrate européen !
Tu ne verras pas Albion, secouant le joug d'une politique
trentenaire, tandis qu'elle couvre l'Amérique de son tri-
dent , opposer au délii-e des cours le bon sens d'un mar-
chand, appeler les peuples à l'imitation de ses lois, et,
moins jalouse de sa constitution , la présenter au conti-
nent , non pas comme le terme , mais comme le point de
départ de la liberté moderne. Tu ne verras pas l'Es-
pagne cesser de figurer en Europe comme un anto-da-fë
de la religion du pouvoir absolu. Tu ne verras point la
France mais que dire? Que doit souhaiter un citoyen
à la France ? Le présent ne le satisfait pas , mais le passé
l'épouvante. Triste pays qui ne sait ce qu'il doit espérer !
Oui, l'année ne sera qu'une continuation monotone de
la dernière. Les gouvernements s'avanceront dans le
chemin qu'ils ont choisi ; les nations qu'ils remorquent
paraîti'ont remonter à leur suite le courant contre lequel
ils luttent. Cependant, sous cette apparence d'uniformité,
la division interne de la société s'aggravera ; tandis que
208 PASSÉ ET PRESENT.
la force et la mse sembleront l'emporter, cfwe Jupiter
avec ses foudres et Scapin avec ses pièges tiendront
l'Europe en contrainte , les doctrines qu'ils redoutent se
mûriront, les idées qu'ils combattent se propageront, les
besoins moraux, de l'espèce bumaine s'accroîtront par
l'impatience , les caractères se fortifieront par le mécon-
tentement, et les croyances publiques acquerront ce je
ne sais qjioi dachevé que la persécution donne à la foi.
Mais si cette année ne compte point pour nos di'oits ,
qu'elle compte au moins pour nos plaisirs, détournons
nos yeux des intérêts du genre bumain , pour ne plus re-
garder que ses amusements ; quittons un moment le sé-
rieux pour le frivole ; cessons de voir dans notre patrie
cette France dont les doctrines ont soulevé le monde que
ses drapeaux ont parcouru , n'y cbercbons que cette na-
tion brillante et vide, qui n'impose à l'univers que ses
modes, aussi mobile, aussi inconséquente dans ses ca-
prices que dans sa politique...
Quelle sera l'iullueuce de l'an 1824 sur les modes
de la France? Ici la prévoyance se perd dans les détails :
que de cbances offre l'infini appliqué aux petites cboses ! . . .
Quelle sera la destinée des arts? Qui nous dira si, dans
l'exposition prochaine des tableaux de l'école française,
quelque artiste encore ignoré ne va pas, en l'enricliissant
d'un chef-d'œuvre inattendu , lui imprimer une autre
direction? Qui sait si une heureuse combinaison de l'art
et de la mécanique ne va pas ouvrir à l'imitation quelque
application nouvelle, séduisante pour les yeux? Qui osera
dire si l'industrie n'est pas appelée à recevoir tout à
coup de la science une nouvelle machine qui la change
de face, et vieillisse en un moment les plus beaux produits
LA NOUVELLE ANNEE. 209
de l'exhibition du Louvre? Et qui sait si ce n'est pas cette
année que la littérature, lasse de la tradition , cessera de
se traîner de copies en copies, et se renouvelant avec tout
le reste, trouvera l'originalité en se rapprochant de la
nature? Peut-être est-ce dans quelques jours que la
France possédera son \\'alter Scott, non pas imitateur,
mais rival de l'Écossais ! Est-ce à l'œuvre inopinée d'un
écrivain inconnu que la France devra cette gloire?...
Mais qui donc se chargera de régénérer notre théàti'e?
Sera-ce ce poète d'un talent si naïf et si beau, qui,
novateur à son insu, vient, dans une comédie pathétique,
de doter notre scène de la seule tragédie qu'elle com-
porte, tant qu'elle n'aura pas reçu la vraie tragédie his-
torique? Sera-ce ce poète austère et simple qui dut à
l'imitation de l'Odyssée son coup d'essai, à celle de
Scliiller son triomphe, et dont les amis nous promettent
une œuvre originale sous un titre qu'immortalisa Cor-
neille, dans un genre que Corneille ne connut pas? L'art
du comédien ne suivra-t-il pas alors le progrès de celui
du poète? Une diction expressive et raisonnable ne suc-
cedera-t-elle pas aux psalmodies d'une déclamation for-
cée, et le geste ne cessera-t-il pas d'être réglé par im
maître de danse et non par la parole ? Il est temps, Talma
n'a point quitté la scène , lui seul doit consommer peut-
être cette révolution qu'il a pressentie, et enseigner, par
son exemple, comment le sentiment du beau relève la
familiarité du vrai..., a moins toutefois que la nouvelle
année ne soit appelée à produire l'ai'tiste inspiré qui fon-
dera l'école nouvelle? Mais quel sera son début? Sera-ce
Tancic'ilr on le D est- rien r , le Misanthrope ou Michii et
Christine?...
18.
210 PASSÉ ET PRÉSENT.
0 vous qui, tout jeunes encore, pouvez vous soustraii-e
au joug du passé , vous qui dans les affaires, dans les
lettres, dans les arts, n'avez conti-acté l'engagement
d'aucune sujétion, gardez, gardez cette indépendance
précieuse; accueillez sans dédain toutes les traditions,
étudiez toutes les conventions, mais jugez-les toutes, et
ne relevez que de votre raison, ne datez que de voti'e âge.
La ser^itude en tous genres se perpétue par l'imitation :
soyez vous-mêmes, jeunes Français, et vous donnerez
l'exemple au lieu de le suivre. Soyez vous-mêmes; je
sais les bienfaits du passé, il serait ingrat de les oublier;
mais que ces bienfaits ne vous enchaînent point au bien-
faiteur. Que l'étude vous serve à connaitre la vérité de
tous les temps, mais pour mieux distinguer celle du
vôtre, qui n'est la vérité d'aucune époque. Soyez vous-
mêmes, et vous serez sérieux sans pédanterie, gracieux
sans frivolité , originaux sans bizarrerie : vos arts , vos
mœurs , votre liberté , votre génie , tout cela sera pur
ensemble et nouveau. On 'sous dira que la carrière est
fermée , ne le croyez pas ; l'infinie variété des choses hu-
maines offre mille ressources à votre activité. Partout,
eu tous sens, sur tous les tons, vous pouvez reproduire
les idées et les sentiments qui vous charment. Toutes les
cordes de la lyre ne se brisent point à la fois, et quand
elle ne retentit plus, c'est la faute du poète. Si les jours
sont mauvais, sachez souffrir sans vous soumettre , ne
vous désolez pas, ne vous résignez pas, ne vous corrom-
pez pas. Un des vôtres ' l'a dit : « La raison brave la
» force, comme l'éternité ce qui passe. »
' AI. Jouffrov.
DU THÉÂTRE DE SHAKSPEAHE
DANS SES RAPPORTS AVEC LA SOCIÉTÉ ANGLAISE.
« Je suis le poète du peuple, disait Ducis ; je suis le
Bridaine du théâtre. » — Peut-être en le disant se trom-
pait-il sur lui-même, mais il prouvait du moins qu'il
avait conçu la véritable ambition du poète tragique, qui
doit aspirer à quelque chose de plus que les succès de
salons et d'académie. Ils ont longtemps manqué à Shaks-
peare; mais, dans son pays, sa gloire est nationale.
Une édition récente nous a livré ses œu> res presque
entièrement retraduites. M. Guizot s'est chargé de nous
livrer l'auteur : il a donné la rie de Shak^pcare. Ce titre
comprend, outre son histoire, l'examen de ses pièces et
l'exposition de la théorie dramatique à laquelle elles ap-
partiennent. La destinée d'un écrivain d'imagination
influe puissamment sur ses ouvrages, et la critique de
ses ouvrages donne seule le moyen d'en tracer la poétique.
C'est ce vaste sujet que l'auteur n'a pas craint d'abor-
der. Ces nombreuses questions qui s'y retrouvent ne s'é-
clairent, en effet, et ne se simplifient que pour celui qui
les a toutes embrassées.
« Une représentation théâtrale est une fête populaire. »
212 PASSÉ ET PRÉSENT.
II part de cette idée, qui n'est qu'un fait, A ses yeux,
la tragédie n'accomplit sa mission que lorsque, s'a-
dressant à toute la société, elle la représente aussi tout
entière. Si elle néglige quelques-unes des classes qui la
composent, si elle se montre dédaigneuse dans le choix
de ses personnages et même de ses spectateurs, elle réduit
volontairement ses ressources et son domaine, elle perd
eu puissance autant qu'en vérité. Les événements qui
servent de fond à l'action tragique sont toujours de na-
ture à intéresser toute une multitude ; il n'est pas besoin,
pour cela , que la pièce soit éminemment politique. Les
amours du Cid et de Chimène tiennent en alarme toute
la Castille, et Byzauce est le jouet des caprices jaloux de
la maîtresse d'Amurath. Quand l'événement d'une tra-
gédie ne serait point public par sa nature, il le serait du
moins en ce sens qu'il doit fixer l'attention générale, tenir
une grande place dans les imaginations et les entretiens
du peuple qui en est censé le témoin, et que nos poètes
dérobent si soigneusement à nos regards. La sympathie,
la sociabilité , la dépendance mutuelle rapprochent sans
cesse les hommes, malgré les distances du rang et de la
fortune, et les intéressent réciproquement aux événements
mêmes de leur vie privée. Plus facilement et plus vive-
ment encore, nous prenons part à la destinée des grands
de la terre, des premiers de l'état ; et ce sont eux surtout
qui sont en possession de la scène. Avec quel espoir de
vraisemblance l'art dramatique a-t-il donc pu entrepren-
dre de les isoler dans l'intérieur d'un palais, de nmis les
représenter plus seuls qu'ils ne le sont dans la réalité, de
rétrécir leur situation et leur caractère pour ne nous les
montrer que sous un seul aspect? Comment les poètes se
DU THÉÂTRE DE SHAKSPEARE. 213
sont-ils interdit tant de moyens d'effet en n'ouvrant le
théâtre qu'à vme seule espèce de personnages, en exigeant,
en quelque façon, des preuves de noblesse de qui prend
la parole dans la tragédie? On risquait ainsi d'en être
réduit aux scènes d'action et aux monologues : les per-
sonnages n'auraient eu droit de parler que seuls ou à
leurs égaux. C'est pour échapper à cette alternative que
l'on a inventé des interlocuteurs uniquement destinés à
la conversation, je veux parler des ■Confidents, auditeurs
infatigables, chargés, d'office, de donner la réplique.
Leur présence a changé des scènes qui auraient pu être
vives et animées, en dialogues froids et raisonnes. Toutes
les fois que l'on bannit le naturel, on tombe sous le joug
du cérémonial. La tragédie finit ainsi par ressembler à
ces gouvernements étroits d'où le peuple est exclu. Dans
ceux-ci , les passions des grands ne trouvent aussi que
des complaisants et des serviteurs; jamais un mot invo-
lontaire, jamais un mouvement abandonné ne les rappelle
à la vérité; ils ne rencontrent plus que des sentiments de
convention ; ils n'entendent que des réponses officielles ,
et, pour eux aussi, la société n'est représentée que par
"des confidents.
C'est un défaut de notre tragédie ; il n'ôte rien au génie
de nos poètes. Les formes gênantes et l'étiquette qui op-
priment notre théâtre n'ont point été librement choi-
sies par eux; et s'il fallait absolument en accuser quel-
qu'un , on devrait s'en prendre à Richelieu plutôt qu'à
Corneille, à Louis XIY plutôt qu'à Racine. jVotre tragédie
est contemporaine de l'établissement de toutes les solen-
nités du pouvoir absolu. Le moyen qu'elle ne portât
point le joug ? Comment seule eùt-elle été vraiment pu-
214 PASSÉ ET PRÉSENT.
blique, lorsque rien ne l'était parmi nous ? Le peuple pou-
vait-il figurer sur notre scène , alors que si rarement on
se souvenait ailleurs de son existence? Les poètes n'a-
vaient^ garde d'imaginer en ce temps-là que d'autres que
les gens du grand monde pussent prendre une part quel-
conque aux grands événements. Doit-on leur reprocher
cette erreur, lorsque les historiens eux-mêmes ne l'ont pas
évitée? Une seule chose, en effet, a été omise dans les
trois quarts de nos histoires, c'est la nation. Notre tra-
gédie a donc été comme notre histoire , et notre histoire
comme notre gouvernement , et notre gouvernement
comme notre société. Certes la révolution est venue bien
à point ; sans elle , on finissait par oublier qu'il y eût en
France une autre société que la bonne compagnie.
Des circonstances différentes ont produit en Angleterre
une autre tragédie. Là , de tout temps , on a publique-
ment délibéré sur les affaires publiques. L'habitude de
se réunir, de s'entendre, de se concerter, y remonte à un
temps immémorial. Le parlement et les élections, les as-
sises et les clubs , les prêches , les municipalités , les tra-
vaux champêtres, tout est l'occasion de rassemblements,
qui souvent même ont, quel qu'en soit le motif, toutes
les apparences d'une fête. Les plaisirs ainsi que les inté-
rêts sont eu commun; la vie publique est universelle. Il
faut voir dans l'ouvrage de M. Guizot le tableau savant
et animé des mœurs de l'Angleterre sous le règne d'Eli-
sabeth , de la. vie des campagnes embellie par des fêtes
si brillantes , de la vie des cours égayée par des fêtes si
populaires. C'est au milieu de bruyantes réjouissances,
dont les tableaux flamands peuvent assez donner l'idée,
que Shakspeare passa toute sa jeunesse ; c'était un bon
DU THÉÂTRE DE SHAKSPEARE. 2!5
compagnon, et lorsqu'il quitta la campagne, ce fut encore
le goût du plaisir qui le conduisit à Londres et l'attacha
au théâtre. Alors une troupe d'acteurs était une véritable
bande joyeuse. Dans ce monde d'allégresse et de désordre,
pour satisfaire aux besoins de son imagination , aux ca-
prices du public , aux intérêts de sa troupe , il composa
en courant ses ouvrages si terribles et si folâtres. De là
cette chaleur qui les anime ; de là cette facilité, cette ra-
pidité d'exécution qui n'ùte rien à la profondeur ; de là
surtout cette popularité de» sa tragédie.
Si jamais nation a pu prétendre à un théâtre national,
c'est assurément l'Angleterre. « Plus tard soumise, plus
« tôt délaissée, la Grande-Bretagne, dit M. Guizot, ne
« reçut point, comme la Gaule, l'empreinte universelle et
« profonde de la civilisation romaine La jeune civi-
« lisation du Nord grandit en Angleterre , dans la sim-
« plicité comme avec l'énergie de sa propre nature, indé-
« pendante des formes empruntées et de la sève étrangère
« qu'elle reçut ailleurs de la vieille civilisation du Midi. »
C'est le peuple anglais qui , suivant le cours des âges,
s'est modifié lui-même. Ses lois n'ont point été importées;
il n'a point eu des mœurs d'imitation, ni, jusqu'au der-
nier siècle, une littérature copiée. On peut dire de la
Grande-Bretagne ce que Montesquieu n'a dit que de sa
constitution : tout y a été trouvé dans les Lois. De là le
caractère natif et local des tragédies de Shakspeare , il y
a deux siècles , et des compositions de Walter Scott de-
puis douze ans. Le sujet des pièces de l'un et des romans
de l'autre est presque toujours tiré des annales du pays
ou de narrations recueillies par les chroniqueurs , chan-
tées par les ménestrels, propagées par la tradition. On y
216 PASSE ET PRÉSENT.
retrouve à chaque pas des citations empruntées à des
contes de village ou à de vieilles ballades , des allusions
aux croyances du vulgaire. Les Anglais ont pu demeurer
fidèles à la religion du passé. Le passé est national parmi
eux. Jamais ils n'ont été tenus étrangers aux affaires de
leur pays ; jamais sur leur sol les diverses classes de la
société n'ont été condamnées à une constante et hérédi-
taire Inimitié; toujours elles se sont mêlées et servies.
C'est l'opinion et non la condition qui les a divisées. L'in-
térêt commun n'est point chez eux une découverte d'hier.
Il y a eu des guerres civiles; des partis politiques ou re-
ligieux se sont combattus et persécutés. Mais la nation
ne s'est point décomposée en nations ennemies. Le peuple
n'a jamais été insouciant sur son gouvernement; les
grands n'ont jamais été indifférents aux affaires du peu-
ple, ni même à ses jugements, non plus qu'à ses plaisirs.
Du sein de la féodalité est sortie la représentation natio-
nale ; le privilège a servi à la protection d^s di'oits géné-
raux ; la constitution du clergé, la religion même se sont
façonnées sous la puissante influence de l'esprit du pays.
De là ce goût, cette curiosité , cet amour qu'inspirent aux
Anglais tous leurs souvenirs de jadis : leur mémoire se
reporte sans regret à tous les temps de leurs annales,
parce qu'au milieu des erreurs, des abus, des crimes de
chaque époque, ils voient toujours la nation active et
croissante ; ils jugent sans amertune les siècles , les fac-
tions, les hommes ; ils n'en veulent point aux événements ;
ils ne peuvent s'en plaindre, ce serait se plaindre d'eux-
mêmes. Le passé , pour eux, n'a rien de blessant, parce
qu'il ne leur est jamais opposé comme un modèle , ou
proposé comme un but. Us n'ont point à se >enger par
DU THEATRE DE SHÂKSPEARE, -217
une critique sévère ou moqueuse de l'oppression de ce qui
n'est plus. Ils n'ont point a se défendi'e même d'une sorte
de justice spéculative envers des classes entières de ci-
toyens, par crainte de donner des prétextes aux préten-
tions de leur insolence. Et comme ils peuvent lire sans
indignation ni regret leurs fastes politiques , ils peuvent
s'abandonner sans défiance au charme des vieux souve-
nirs et des vieilles croyances, se complaire dans la poésie
des mœurs féodales et des sentiments chevalerescxues.
Heureux peuples, qui ne se repentent point de leurs
aïeux! heureux peuples, qui peuvent aimer toute leur
histou'e et leur patrie tout entière !
Ces circonstances ont puissamment agi sur leur littéra-
ture, sur leur poésie, sur leur Shakspeare. Elles doivent
être présentes au lecteur comme au critique. Ce n'est
d'ailleurs qu'en éclairant ainsi la littérature par l'histoire
qu'on peut jeter un jour nouveau sur le fameux débat
du genre classique et du genre romantique. On parvient
ainsi à le réduire d'abord à cette question qui se décide
par le fait : « Les peuples modernes ont-ils tort d'avoir
une littérature nationale, et surtout un théâtre national? »
Assurément il serait oiseux d'accumuler les arguments
pour ou contre l'affirmative; ceux-là seuls n'ont point de
littérature nationale que les circonstances politiques en
ont pri\ es, et le goût d'un peuple n'est pas plus arbitraire
que ses mœurs. Cela posé, vient cette seconde question :
« La tragédie nationale moderne peut-elle se renfermer
dans les formes du théâtre français? » Ici l'art même est
en débat; ici une poétique tout entière aurait besoin
d'être développée, et le temps comme l'espace nous man-
quent pour ce travail.
I. 19
218 PASSÉ ET PRÉSENT.
Une seule chose nous importait, c'était d'insister sur
la liaison qui unit l'état politique d'un pays et les formes
de son théâtre. Plus il y a de vie publique chez un peu-
ple , plus la scène doit s'animer ; plus il y a de patrio-
tisme , plus le drame est national , et la liberté se com-
munique à tout. Pas plus que celle de l'état, la liberté
du théâtre n'est un désordre ; c'est un art nouveau , le
plus difficile peut-être , le plus sublime ; car l'unité , la
véritable unité en est aussi une condition. Sous le pou-
voir absolu, l'unité politique est visible et facile; elle
s'obtient de vive force : il en est de même du système de
la tragédie de l'ancien régime. Le comble de l'art drama-
tique , comme la perfection politique d'une nation , c'est
l'unité dans la liberté.
DE
L'ÉTAT DE LA POÉSIE FRANÇAISE
{Globe, 1823.)
Il y a quelques années que rAcadémie française ofMt
sa médaille et sa couronne à celui qui déterminerait les
vrais caractères du génie poétique. Le travail demandé
n'allait pas à moins qu'à définir la nature , les droits et
les limites respectives de la critique et de la poésie : c'est
dire qu'il s'agissait de la littérature tout entière. Le talent
en effet, dans les ouvrages d'esprit, ne fait que l'une de
ces deux choses, créer ou juger. Il crée, c'est-à-dire qu'il
' Voici le premier article que je publie en l'empruntant au recueil
auquel m'attachent les plus précieux souvenirs de ma vie littéraire. Le
Globe fut fondé, vers la tin de 1 824 , par MM. Dubois et Pierre Leroux.
M. Dubois y rallia bientôt autour de lui ses amis de l'École normale et
de l'Université, quelques-uns de leurs élèves, plusieurs des anciens
rédacteurs des Tablettes universelles. M. Thiers, cependant, ne contri-
bua à cette entreprise que par quelques articles sur le Salon de 1824.
Ce journal , qui , je puis le dire , exerça une certaine influence philoso-
phique, litiéraire et politique, fut le manifeste le plus systématique et
le plus auimé des idées nouvelles de toutes sortes, telles que les avait
développées et mûries l'expérience des dix premières années de la
220 PASSÉ ET PRÉSE.
donne l'être à des sentiments, à des objets, à des hommes
imaginaires; qu'en un mot il reproduit la nature après
l'avoir contemplée, et rivalise avec elle en l'imitant. Il
juge, c'est-à-dire qu'il observe encore la nature et réflé-
chit sur ses observations, pour expliquer les causes et
reconnaître les lois. Il fait sentir ou il fait penser; il est
donc poétique ou critique : tous les genres intermédiaires
ne sont que des mélanges divers de critique et de poésie,
de jugement et d'invention.
Tel nous semble le point de vue le plus général, et par
conséquent le plus philosophique de la question posée par
l'Académie; mais ce n'était pas apparemment celui que,
dans sa pensée, elle recommandait aux concurrents ; car,
dès qu'elle s'est aperçue qu'on avait pu la soupçonner
d'avoir provoqué la solution d'une question de théorie,
elle s'est à moitié repentie, à moitié scandalisée; son
secrétaire perpétuel a confessé sincèrement les vices d'un
programme équivoque, qui avait paru demander une
dissertation au lieu d'un discours; et, selon toute ap-
parence , la philosophie de l'art ne sera plus traitée dans
les concours académiques.
RestauralioD. 11 s'éteignit dès que la révolution de 1830 fut faite.
L'histoire de ce recueil ne serait pas un épisode sans intérêt de l'his-
toire des lettres et des opinions dans notre pays. J'en ai reparlé plus
bas dans un fragment sur Jouffroy.
Quant à l'article qu'on va lire , ce fut un des premiers qui commen-
cèrent à établir la doctrine littéraire du recueil. Je ne prétends pas le
défendre dans toutes ses parties; on le trouvera incomplet même pour
le temps où il a été écrit. J'aurais dû y citer quelques noms de plus.
En le lisant, on voudra bien se rappeler qu'à l'époque où je l'écri-
vais, M. Victor Hugo n'avait encore publié ni les Orientales ni aucun
ouvrage dramatique. M. Sainte-Beuve n'avait rien imprimé. M. de
Musset était , je crois, encore au collège.
DE LÉTAT DE LA POÉSIE FRANÇAISE. 2-21
Ainsi , la vraie nature de la poésie reste à connaître.
La question qui semble particulière , mais qui touche de
si près à la question générale, celle de savoir s'il n'y a
de poésie qu'en vers, demeure entière, comme on dit à
la tribune; et ceux qui pensent que c'est là un sujet qui
exige plus de sagacité que d'élégance, et plus d'idées que
de périodes , sont encore à temps pour rechercher les ca-
ractères du génie poétique, soit dans les ouvrages qu'il
inspira, soit dans les facultés mêmes de l'homme; car
tout problème de ce genre peut se résoudre par la criti-
que littéraire ou par la critique métaphysique, par l'étude
des modèles ou par celle de l'esprit humain. Seulement
la critique est arbitraire et superficielle, lorsque, négli-
geant notre nature intellectuelle et morale, et bornée à
l'examen des compositions connues, elle les considère en
elles-mêmes sans les rapporter à leur source, comme des
effets abandonnés de leur cause ; elle est obscure et vague,
lorsque , purement spéculative , elle omet les exemples
pour se concentrer dans l'étude souvent stérile des facul-
tés créatrices ou du sentiment du beau. C'est le double
écueil de la rhétorique des Français et de l'esthétique des
Allemands.
On ne prétend point ici répondre tardivement à l'appel
de l'Académie ; on n'essaiera pas même de caractériser la
poésie française en particulier : ou risquerait ainsi de
rentrer sans le vouloir dans les questions générales. Ou
ne veut qu'offrir quelques réflexions simples et pratiques
aux méditations de nos poètes , ou plutôt de nos jeunes
poètes. Qu'ils nous pardonnent nos raisonnements un peu
froids; qu'ils nous pardonnent d'imiter ce personnage
d'unepierre antique, qui pèse une lyre dans une balance.
19.
i'iî PASSÉ ET PRÉSENT.
Commençons par une idée qu'ils ne contesteront pas,
car elle traîne dans toutes les odes : c'est que la source de
toute beauté durable en poésie , c'est l'inspiration. Soit
que vous retraciez les merveilles du ciel ou de la terre ,
soit que vous prêtiez un langage barmonieiux au récit ou
aux passions, ravi dans les sublimités du dithyrambe, ou
descendu sur l'humble terrain de l'épitre, soyez inspiré,
et vos vers auront un avenir. Mais c'est un mot bien va-
gue que l'inspiration. Consiste-t-elle dans l'absence de
toute raison et 'de toute mesure , ou dans le commerce
avec des êtres surnaturels, un démon, une muse, un dieu?
Suffit-il pour être inspiré de s'écrier : Où suis-jc? de se
croire dans les nuages et de se donner des ailes de feu?
Non sans doute ; et réclamer l'inspiration pour tous les
genres, même le genre descriptif ou didactique, c'est déjà
ne la point borner à cet enthousiasme vrai ou faux, source
mystérieuse ou principal lieu-commun de la poésie lyri-
que. L'inspiration est quelque chose de plus simple et de
plus universel : c'est cette disposition , habituelle pour
quelques-uns, accidentelle pour la plupart, où nous
jettent nos sentiments et nos sensations, et qui devient
comme un besoin de les exprimer et de les répandre ; c'est
un désir involontaire qui entraîne celui qui l'éprouve;
c'est une sollicitation secrète dont le motif lui échappe :
par elle , il compose avec un tel goût , qu'il ne se croit
plus maître de s'en défendre. Il se sent porté à écrire,
comme nous le sommes si souvent à agir ou à parler, par
un penchant spontané et qui semble irrésistible; ce n'est
point un parti c^u'il prend , mais un instinct qu'il suit. 11
n'est pourtant pas hors de lui-même; car, dans la crise
d'une passion aiguë , que deviendrait la liberté d'esprit
DE L'ÉTAT DE LA POÉSIE FRANÇAISE. 223
nécessaire à l'art? Aussi est-ce plutôt encore le souvenir
de ses émotions que ses émotions actuelles qu'il doit dé-
crire ou chanter. Il est vrai que les individus diffèrent en
cela : chez la plupart , la sensibilité est trop vive dans
les premiers moments pour faire place au talent ; chez
quelques-uns, ce n'est que par la durée qu'elle devient
au contraire assez vive pour devenir poétique ; chez d'au-
tres enfin, la sensibilité et l'imagination sont contempo-
raines et se provoquent l'une l'autre : ceux-ci sont en
tout genre des improvisateurs. Ce que je dis des senti-
ments peut se dire des sensations et des idées : il faut
aussi qu'elles nous frappent assez puissamment pour nous
faire une loi de les reproduire ; alors seulement on écrit
avec attrait, avec âme, avec chaleur, et le style, les vers
mêmes, font l'illusion d'un langage improvisé. C'est alors
qu'on est en di'oit de se dire inspiré : nous voyons que
l'inspiration est bien près de se confondre avec le naturel.
L'inspiration est difficile à feindre; il est rare qu'un
auteur s'y trompe et ne la reconnaisse pas à ce qu'il
éprouve; il est plus rare encore que le lecteur s'y mé-
prenne et ne la retrouve pas dans l'impression qu'il reçoit.
L'inspiration seule ne donne pas le talent, mais le talent
n'a toute sa valeur et tout son éclat que lorsqu'elle l'ac-
compagne : c'est quand il ne sert qu'à traduire, en l'em-
bellissant, une affection réelle, un mouvement vrai, qu'il
entraîne ou captive ; écrire sous l'influence d'une telle
disposition, c'est être soi-même, c'est obéir à sa nature,
et non pas faire un métier ni calculer un effet. La diffé-
rence peut se démontrer par les exemples. Voyez l'au-
teur des Messéniaines : il est assurément aussi habile
écrivain aujourd'hui qu'il y a dix ans; comparez cepeu-
224 PASSÉ ET PRÉSENT.
dant son élégie sur la bataille de Waterloo à celle sur la
mort de lord Byron. Les vers sont au moins aussi bien
faits , le talent est le même ; mais vous sentez qu'il a
composé l'une en présence des baïonnettes de l'Europe ,
et sous le poids de la tristesse et du courroux d'un
citoyen; tandis qu'étranger au destin comme aux pen-
sées du poète anglais, il a choisi sa mort comme un sujet
de circonstance, mais sans entraînement, sans sympa-
tlùe ; et l'on dirait que la vie entière, que l'àme de Byron
sont restées pour lui comme une grande énigme qu'il a
chantée sans la comprendre.
Cette puissance de l'inspiration se montre dans la tra-
gédie comme dans l'élégie; elle se prouve par la verve
d'une épigramme comme par la chaleur d'une description.
C'est cette influence secrète, cet ascendant malin qui pous-
sait Boileau à faire des satires ; c'est proprement ce charme
qui induisait La Fontaine à raconter des fables. Elle ne
suppose pas toujours dans celui qui la ressent un esprit
bien sérieux , ni une sensibilité bien profonde ; elle peut
indiquer uniquement qu'il est mobile. Qui la connut
mieux que Voltaire, cette créature si légère, mais si vive,
et que notre siècle un peu lourd juge avec tant d'aveu-
glement et de dédain? C'est lui qui semble jamais n'écrire
de sang-froid. // a le diable an corps , comme il le dit
lui-même. Est Deus in nohis, disaient les poètes de l'anti-
c{uité : qui croirait que c'est la même idée?
Ces réflexions n'auraient ni utilité ni nouveauté, si
l'on n'en faisait valoir les véritables conséquences. Ces
conséquences ne frappent point généralement : de la né-
cessité de l'inspiration, on ne conclut qu'une chose, c'est
qu'il faut la chercher dans les grands maîtres. Ainsi, en
DE L'ÉTAT DE LA POÉSIE FRANÇAISE. 225
lisant des vers harmonieux, en se procurant cette sensa-
tion douce et vague que donne le beau poétique, les
jeunes écrivains se jettent dans une sorte d'émotion pré-
méditée qu'ils essaient de reproduire en composant à
leur tour ; ils s'animent ainsi par imitation , et prennent
pour l'inspiration du créateur celle qui suffirait au tra-
ducteur. Le choix de leurs lectures détermine seul le ca-
ractère de leur poésie : purs s'ils ont lu Racine, confus
s'ils ont lu Schiller, ils empruntent tout, le genre, la
manière , le ton ; ce sont des peintres qui copient très-
bien un tableau, qui composent même, si l'on veut, d'ad-
mirables pastiches, mais qui jamais n'ont su prendre la
nature même pour modèle et la rendre par l'idéal. Ainsi
la pensée première de la plupart de nos poètes est au fond
un plagiat.
Ce procédé n'empêche pas de produire des ouvrages de
grand mérite, mais il est directement opposé à toute
originalité; il est le fléau de notre littérature, dont la
prétendue décadence n'est due qu'à sa serviUté : car tout
le monde sent que le talent ne peut être une tradition ,
qu'il recommence sans cesse et ne se perpétue pas comme
une doctrine. Partis d'une idée contraire , nos poètes ne
savent effacer la trace du péché originel de l'esprit d'imi-
tation , qu'en outrant la manière de leur modèle , qu'en
dissimulant leur larcin par les formes de l'expression.
Ds combinent laborieusement un langage qui, du moins,
leur appartient par l'étrangeté, et ne réussissent à s'ap-
proprier leur ouvrage qu'à force d'affectation; semblables
à ces jeunes gens frivoles qui, faute de parvenir à se don-
ner des manières distinguées, se dédommagent en se sin-
gularisant par le costume.
226 PASSÉ ET PRÉSENT.
Sans doute le poète ne doit pas négliger les monuments
laissés par ses devanciers ; mais il ne doit guère les étudier
que pour s'initier à l'art du style et de la versification. Une
fois cette étude terminée , il lira les poètes comme tout le
monde , pour se divertir, et se gardera de prendre l'im-
pression passive , qui n'est qu'un reflet de l'inspiration
d'autrui, pour l'inspiration créatrice, le signe et l'appui
du génie. A la réalité seule il est donné de la produire; la
nature est cette source intarissable , cette divine Castalie
que la fable ouvrait au poète. Ce qu'il voit et ce qu'il
sent , les événements de sou siècle ou de sa destinée , le
spectacle des lieux et des mœurs, voilà la matière ou du
moins l'occasion de l'inspiration poétique. L'observation
enrichit et vivifie l'imagination tout autrement que la lec-
ture. Il faut se défier de ce conseil rebattu dont on pour-
suit les commençants : « Enfermez-vous avec vos livres ,
méditez-les sans cesse ; étudiez incessamment les grands
maîtres , et vous les égalerez. » Dites qu'ils les copieront,
et voilà tout. Nous leur dirons au contraire : « Vivez et
sentez-vous vivre, plongez-vous dans le monde, appre-
nez à connaître les hommes en les pratiquant ; jugez-vous
par vos impressions ; passionnez-vous aux grandes scènes
de la vie, de la politique, de la nature, et reportez ensuite
dans vos conceptions les conquêtes de l'expérience. Voyez
les objets pour les peindre , au lieu de les chercher dans
les tableaux : ce serait rabaisser votre mission, restreindre
vos droits ; ce serait imiter le frelon qui dérobe le miel
qu'il ne sait pas faire, et non l'abeille que Platon vous
donne pour emblème, l'abeille qui ne vole point le miel,
mais les fleurs, et qui, industrieuse et féconde, ne tient
l'art que d'elle-même et n'emprunte qu'à la nature. IN'al-
DE L'ÉTAT DE LA POÉSIE FRANÇAISE. 227
lez pas craindre que vos forces se consument dans les
voyages, les passions, les affaires : si vous êtes nés
poètes, au milieu des affaires, au cœur des passions,
dans le cours des voyages , il veille au dedans de vous
une faculté clairvoyante et libre , qui plane au-dessus de
vos propres impressions pour les reconnaître et les rendre.
Votre imagination, plus impartiale que vous-mêmes, vous
contemple à votre insu ; c'est la muse cpe le ciel a mise
dans votre sein; c'est comme une autre conscience qui,
du fond de voti'e esprit, prononce sur le beau, ainsi qu'en
dépit du cri des passions la conscience morale prononce
sur le bien. » redoutez point la vie active; le génie
s'isole au milieu du monde ; il chante l'ivresse parmi les
festins , les combats dans la mêlée , et domine les con-
vives et les guerriers. Sentez donc pour être vrais; soyez
hommes avant d'être poètes. »
Ce n'est pas que toute étude soit interdite aux hommes
d'imagination, et qu'ils doivent ne chanter que ce qu'ils
ont vu. Ce serait faire Injustice à l'imagination même :
m.oins bornée que l'expérience , elle ne demande pas seu-
lement à celle-ci des souvenirs à retracer, mais encore des
exemples qu'elle puisse imiter, des objets de comparaison
qui l'aident à deviner ce qui est loin d'elle, à supposer ce
qu'elle ne connaît pas. Il est d'ailleurs des études qui
équivalent à la réalité. Les sciences, l'histoire, les rela-
tions de voyages, les recherches philosophiques, servent
utilement le poète : ce sont presque les choses mêmes; ce
sont encore des sujets et des modèles naturels. S'il fallait
choisir un excès, on devrait plus attendre de celui qui,
après avoir une fois étudié Racine pour apprendre à écrire,
ne consulterait plus que les livres du savant ou de l'éru-
228 PASSÉ ET PRÉSENT.
dit , que de celui qui n'aurait lu que des vers ; et il y a
beaucoup de poètes qui n'ont pas lu autre chose. Cepen-
dant , je le demande , Yille-Hardoin n'enseigne-t-il pas
mieux à peindre les croisades que le Tasse? La chevalerie
n'apparait-elle pas plus vivante et plus poétique dans
Froissart que dans Adcldide ou Tancn-de ? et , pour cé-
lébrer dignement la Grèce , et ses malheurs , et sa ven-
geance, qui vous inspirera mieux, de l'étude des chants
de Tyrtée , ou de la simple lecture d'un journal où sont
racontés les exploits de Canaris et le désastre de Psai'a?
Ces idées ne semblent pas présentes à l'esprit de tous
ceux qui font l'espoir des muses françaises ; ils sont en
général trop littératem's , c'est-à-dire trop étrangers au
monde réel. Presque tous copient, et les plus hardis se
bornent à chercher de nouveaux modèles , en substituant
une école à une autre, et l'Allemagne à la France. Le
temps presse de les rappeler tous à la vérité même : cela
semble étrange à dire, mais, comme la raison, la poésie
sort des faits. La connaissance de la nature, de la vie, de
soi-même, voilà la source de la véritable inspiration et
de l'imitation originale.
De toutes les classifications auxquelles on a tenté de
soumettre les divers genres de poésie , celle qui semble
la plus générale et la plus juste est due, si je ne me
trompe , au savant traducteur des Chants populaires tic
la GiTcc moderne. ?,ç\on lui, le poète ne peut que raconter
une action qui lui est étrangère, ou mettre en scène des
personnages auxquels il prête sa voix, ou enfin parler en
son nom et s'abandonner à ses sentiments et à ses pen-
sées : en un mot , la poésie est épique , dramatique ou
lyrique.
DE L'ÉTAT DE LA POÉSIE FRANÇAISE. 229
En France, la poésie épique est à naître, ou peu s'en
faut, dans le genre sérieux. C'est presque une question
que de savoir si notre langue peut, avec noblesse et faci-
lité, se prêter au récit en vers : j'entends au récit vrai,
animé, exact, et non pas à cette narration vague et in-
vraisemblable qui glace une ou deux scènes de quelques-
unes de nos belles tragédies. Il est du moins certain
qu'un poème intéressant par une action vivement racontée
serait la plus grande nouveauté de notre littérature. Il
nous manque (a poésie ([histoire , pour parler comme les
peintres.
C'est la poésie dramatique qui fait notre orgueil ; et
quoique le temps soit venu de changer les formes de
notre théâtre et d'abandonner les conventions honorées
jusqu'ici du nom de règles, il est utile et glorieux que
l'école de nos grands tragiques ait existé : c'est un genre
de plus, et les étrangers ont eu le bon esprit de nous
l'emprunter, sans renoncer au leur. Seulement, il est évi-
dent que le moyen de se montrer original est de faire
autre chose que les inventeurs, et de les imiter dans l'es-
prit d'entreprise qui les animait, non dans les ouvrages
que cet esprit a produits. Par malheur nos meilleures
tragédies contemporaines se distinguent encore bien fai-
blement des tragédies passées ; les auteurs, en les com-
posant, n'ont point été eux-mêmes ; ils se sont gardés
de viser à la nouveauté; ils ont essayé de suivre les
grands maîtres, au lieu d'aspirer à les remplacer; et
leurs ouvrages , utiles peut-être à leur gloire , ne sont
rien pour l'avenir de notre littérature : ceux qui imitent
ne font point école.
On pourrait dire que le poète ne se met tout entier que
I. 20
230 PASSE ET PRESENT.
dans la poésie lyrique ; c'est dans celle-ci qu'il est chose
légère, qu'il vole çà et là et se pose en tous lieux. Permis
à lui de décrire, de raconter, de rêver, pourvu que tôt ou
tard il revienne en scène , et que le tissu de ses vers ,
comme un voile transparent, laisse percer les mouvements
et les passions de son âme. La poésie lyrique sort de la
pensée, tout empreinte du sentiment de celui qui l'a
conçue, pour se porter successivement sur tous les objets.
Monotone ou variée, détaillée ou vague, intime ou exté-
rieure, elle a tous les caractères comme l'homme même;
elle est universelle comme le monde ; elle exprime toutes
les impressions en présence de tous les spectacles.
Une telle poésie doit plaire à notre âge. En reprodui-
sant des émotions personnelles, elle satisfait à ce besoin
du naturel et du vrai, goût dominant de l'époque ; et par
son caractère de généralité, doué de la rapidité vagabonde
de la pensée et même de la rêverie , elle répond singu-
lièrement à cette disposition de doute et de contemplation
où nous jettent les doctrines et les événements du siècle.
L'univers et un seul homme, l'infini et l'individu, tel est
le contraste qui fait le fond de la poésie lyrique comme
de la pensée humaine.
Trois poètes se sont distingués parmi nous à des titres
bien divers, et tous se sont exercés dans ce genre, le
plus illimité de tous. L'un de ces trois rivaux , frappé
surtout de la destinée générale de l'homme, inquiet
de ces questions mystérieuses que peuvent, avec un
droit presque égal, aborder l'imagination et la raison,
et dont la préoccupation mélancolique se mêle aisément
aux sentiments les plus intimes, mais les plus inex-
pliqués du cœur, n'a chanté que ses rêveries et ses
DE L'ÉTAT DE LA POÉSIE FRANÇAISE. 231
affections , la vie, la mort, la divinité, l'amonr, la dou-
leur. L'autre, moins étranger aux choses positives, et
plus touché de l'histoire des nations que du sort de
l'homme, a réservé sa sensibilité et son imagination pour
ces grands événements tout mondains par leurs appa-
rences, et qui n'ont de divin que la loi secrète dont ils
sont le visible accomplissement ; il a célébré la victoire,
la défaite, la liberté, la patrie. Un autre, enfin, rêveur
moins vague que le premier, et plus sensible que le
second, accessible à tous les sentiments comme à toutes
les idées, interrogeant ses sens et sa raison , ses préjugés
et ses lumières , ses passions et ses vertus , a su , tour à
tour, soupirer avec le malheur, s'indigner avec la haine,
s'étourdir avec la joie , se résigner avec la philosophie.
De là trois genres de poèmes lyriques : la Méditation ,
de M. de Lamartine, la IMcssémenne , de M. Delavigne,
et la Chanson , telle que l'a refaite M. de Béranger.
L'auteur des Messéniennes est celui peut-être qui pro-
met le plus à l'avenir, précisément parce qu'il n'a point
un genre à lui, et semble chercher encore sa mission.
Quoique moins original que les deux autres , son talent
est si pur et si étendu qu'il peut se prêter avec plus de
succès et de facilité à l'innovation, dès que son esprit
osera la concevoir ; il parle naturellement en vers, et nul
don n'est plus rare. Tour à tour éloquent ou raisonneur,
simple ou orné , moqueur ou passionné , le langage est
pour lui un instrument qu'il plie à sou gré et qui ne gêne
aucun de ses mouvements ; il est du petit nombre de ces
écrivains dont l'allure est tellement aisée , qu'ils n'ont
pas l'air d'écrire, et qu'on est, en les lisant, tenté de sup-
poser que chaque vers était à la fois l'unique moyen pos-
232 PASSÉ ET PRÉSENT.
sible et cependant le premier moyen venu de rendre
leur pensée. Un tel talent est déjà une donnée inestimable
pour s'ouvrir une nouvelle voie : car les novateurs ont
aujourd'hui besoin d'être plus purs que les imitateurs, au
jugement de la critique ; il faut une exécution irrépro-
chable pour justifier une invention hardie.
On accuse M. Casimir Delavigne de n'avoir pas élevé
ses pensées au niveau de son talent. Trop souvent , en
effet, il s'est borné à mettre admirablement en œuvre des
idées communes; je n'entends point par là des idées po-
pulaires, car elles rendraient sa poésie vraie et neuve,
mais de ces idées prévues du lecteur, qui ne caractérisent
ni l'auteur ni le sujet. Sans doute c'est une belle inspi-
ration que celle de la Messénienne. L'élégie politique est
un poème qui devait prendre naissance dans notre siècle,
fécond en grandes adversités , et dont les prospérités
mêmes ont été tristes , puisque la gloire et la liberté ,
toujours passagères , y furent toujours sanglantes. Dic-
tées, en général, par un sentiment profond, les Messé-
nicnnes sont souvent semées d'images ou de pensées qui
ne peuvent appartenir qu'à un homme de notre temps
et de notre pays ; témoin JVaterloo , Parthénope et
Napoléon. Mais toutes n'ont pas la même vérité, la même
propriété ; et les chansons grecques nous ont révélé, par
exemple, combien, avec leur riche poésie et leur habile
versification, les Messéniennes sur la Grèce manquaient
de vérité locale, pour les sentiments comme pour les
images ; elles respirent l'exaltation classique d'un étudiant
de l'Université, mais non l'enthousiasme naïf du ma-
telot d'Hydra ou du klephte de Souli. Cet exemple suf-
fit pour faire comprendre la différence de la poésie qui
DE L'ÉTAT DE LA POÉSIE FRANÇAISE. 233
naît de la littérature à celle qui s'inspire par la réalité.
M. Delavigne doit sentir mieux que nous cette distinc-
tion , s'il compare ce qu'il éprouve quand il fait des vers
de métier ou des vers d'inspiration; nous en appelons à
son sentiment intime. Est-il le même lorsqu'il arrange
des vers ingénieux pour le théâtre du Havre, lorsqu'il
combine des images mythologiques sur des statues bri-
sées, ou bien lorsqu'il laisse échapper l'épilogue de la
cinquième ou de la neuvième Messénienne , lorsqu'il voit
et qu'il peint Jeanne d'Arc sur le bûcher, Napoléon dans
sa tente, l'ancienne armée française en retraite au Mont
Saint-Jean? Qu'il s'attache donc à ne rendre que ce qu'il
a vu ou ce qu'il a senti ; qu'il apprenne l'art de suppléer
par l'imagination à la sensation même , et de se trans-
porter dans la vérité de ce qu'il ignore : alors son talent
remplira toute sa destinée.
Ses succès sur la scène ont jeté tant d'éclat qu'il nous
trouverait injuste de les oublier; mais c'est là surtout
qu'il n'a pas assez inventé. C'est beaucoup sans doute que
de s'être montré capable d'exécuter tout ce qu'il inven-
terait ; mais ce n'est pas tout encore : il faut abandonner
les situations de théâtre et les mœurs de comédie, pour
les situations historiques et les mœurs réelles; il faut
cesser d'aller au spectacle, et, comme on dit, d'étudier
la scène, pour lire l'histoire et regarder le monde. M. De-
lavigne a des conceptions dramatiques , rare avantage
parmi nos poètes sérieux : seulement ses conceptions ne
supposent pas une vue assez haute ni assez profonde
jetée sur les choses humaines. C'est donc son esprit et
sa raison qu'il doit exercer et agrandir : il n'a plus besoin
de songer à son talent ; il le retrouvera, chaque fois qu'il
20.
234 PASSÉ ET PRÉSENT.
voudra le mettre à l'œuvre. Chez lui, c'est le philosophe
qui manque au poète, et c'est un bonheur, car la philo-
sophie est une conquête et la poésie un don. Il serait in-
grat envers son génie, celui qui lui refuserait le secours
de l'étude et de la méditation, celui qui ne mériterait
point par le travail le regard propice que la muse , de-
vançant sa prière, a jeté d'elle-même sur son berceau :
Quem tu, Melpomene, semel
Nascentem placido lumine videris.
Mais est-il sage déjuger les poètes? la raison peut-elle
sans témérité scruter les secrets d'un art que donne l'in-
spiration plus que l'étude ? n'y a-t-il pas dans la poésie
quelque chose d'involontaire et de naturel , en d'autres
termes , de divin , qui la met au-dessus de la censure et
du conseil? et n'est-ce pas là un mystère qui, tel que
tous les mystères, échappe au jugement et ne doit que
se sentir et s'adorer? Loin de contester aux poètes le
privilège qu'ils s'attribuent, nous l'exigeons d'eux au
contraire, comme le signe et la preuve de leur vocation.
Mais la critique est en droit d'apprécier même ce qu'elle
ne donne pas, et le talent inné peut gagner aux avis qui
l'eclairent sur lui-même. Le don d'être ému et de com-
muniquer son émotion est naturel ; mais pour tirer parti
de cette faculté gratuite , il laut un art que la réflexion
enseigne ou perfectionne. La poésie est dans le poète,
comme le son est dans la lyre : abandonnée à elle-même,
exposée au vent qui l'eflleure, la lyre rend bien quelques
accents purs, mais vagues et monotones; ce n'est que
sous une main savante qu'elle varie ses accords et pas-
sionne son harmonie.
DE L'ÉTAT DE LA POESIE FRANÇAISE. 235
Les poètes sont, il est vrai, disposés à traiter la critique
comme une nivelense qui abaisse ce qu'elle ne peut at-
teindre ; ils se sentent une force qu'elle ne saurait égaler
ni concevoir , et ils l'accusent volontiers d'usurpation ,
semblables aux grands du monde , qui souffrent impa-
tiemment la censure du peuple. Eux aussi, ils croient
que leur puissanci' vient de Dieu, et voudraient la sous-
traire au jugement de la terre. Cependant la raison garde
ses droits ; elle doit son jugement à qui brigue son suf-
frage. Philippe, tii es homme; il faut aussi le dire à ces
hommes que l'antiquité croyait di\ins.
Je sais qu'on diminue le plaisir que produit le talent
poétique, en osant le mettre à son prix. Les vers perdent
à l'examen, soit qu'on y découM-e des défauts, soit même
qu'on y reconnaisse des beautés : car l'admiration semble
moins douce dès qu'elle est raisonnée, et l'on déplaît sou-
vent aux amis d'un poète en leur disant pourquoi il est
admirable. En eux c'est l'imagination, c'est quelquefois
le cœur même qu'il a su captiver ; c'est rompre le charme
que de l'expliquer ; et il serait en di'oit de leur dire ces
mots d'un amant à sa maîtresse : « Je suis perdu, si
jamais vous sa.\ez pourquoi vous m'aimez. »
Tel est le genre d'empire que ^L de Lamartine exerce
sur ceux qu'il a touches. Sa rêveuse imagination s'adres-
sait aux imaginations rêveuses : aussi son succès a-t-il
été plus grand dans le monde que dans les académies ,
chez les femmes que parmi les hommes, dans le Nord
qu'en France. Qui n'a rencontré de ces esprits jeunes,
moitié exaltés, moitié naïfs, qui se plaisent dans le
vague, qui savent trouver un fond de tristesse dans les
impressions les plus douces et prêter quelque douceur aux
236 PASSÉ ET PRÉSENT.
impressions les plus tristes? Qui n'a connu de ces âmes
neuves et tendres qui ont beaucoup senti , sans s'être
encore enchainées à un sentiment dominant et durable,
et qui, cherchant au hasard l'aUment d'une préoccupation
errante, s'animent, se passionnent sans se fixer, et s'at-
tachent avec une ardeur égale, soit à des sensations éphé-
mères, soit à des contemplations éternelles? C'est tour à
tour la circonstance la plus simple ou l'objet le plus au-
guste qui les pénètre de joie , de peine , ou plutôt d'une
émotion qui n'est ni peine ni joie ; c'est tour à tour le
spectacle de la nature ou celui d'une fête, c'est la pensée
de l'immensité ou la vue d'une fleur, c'est le souvenir de
Dieu, la chute d'une feuille, le murmure de l'eau, qui
les touchent et les enlèvent aux calculs et aux intérêts
de la vie positive , dont l'activité leur semble toujours
tenir de trop près à l'égoïsme. A cette disposition morale,
ignorée du grand nombre , et souvent passagère chez
ceux qui l'ont connue, répond la poésie de M. de Lamar-
tine. De là l'impression inégale qu'il a produite sur des
âges, des sexes, des caractères divers; de là l'impossi-
bilité de faire comprendre son mérite à ceux qui ne l'ont
point senti d'eux-mêmes : il faudrait ou leur ôter des
années , ou leur rendre des émotions. C'est déjà une
tâche assez difficile que de s'entendre avec ceux qui goû-
tent son talent; c'est pour eux comme une question per-
sonnelle; ils ont couru au-devant du charme qu'il leur
offrait; en l'écoutant, ils ont cru rêver seuls, et à chaque
révélation de sa muse, il leur a semblé qu'ils se retrou-
vaient encore, et qu'ils rentraient en eux-mêmes.
Froids critiques, tristes prosateurs que nous sommes 1
quelle réflexion pourrons-nous leur présenter qui ne leur
DE L ÉTAT DE LA POÉSIE FRANÇAISE. 237
paraisse ou sacrilège, ou vulgaire, ou glacée? Nous saura-
t-on gré seulement de concevoir un enthousiasme que
nous sommes plus tentés d'envier que de reprendre; et,
pour prix de cet aveu, nous passera-t-on quelques obser-
vations que nous voudrions moins sévères?
Les Méditations poétiques ont cet avantage qu'elles
expriment des sentiments que l'auteur a connus. Elles
sont vraies , en ce sens qu'elles sont sincères : c'est à ce
caractère, on peut se le rappeler, que nous avons reconnu
l'inspiration. On prétend que M. de Lamartine les re-
garde comme des essais , comme des préludes , et qu'il
réserve toutes ses espérances pour des compositions plus
étudiées et plus ambitieuses; cela même prouve que les
Méditations lui ont échappé au lieu de lui coûter, et
qu'elles décèlent plutôt un sentiment qu'une combinai-
son. C'est déjà un mérite qui nous suffirait pour les
placer au premier rang des ouvrages qu'il nous promet.
Puisse-t-il démentir notre conjecture, mais il nous semble
appelé surtout, uniquement même, à ce genre de compo-
sition. L'attrait de la rêverie , les regrets de l'amour, le
dégoût de la vie, la pensée confuse des choses invisibles
et de l'avenir éternel, sont les sujets qui lui conviennent
le mieux; et comme ils sont trop peu limités pour s'é-
puiser, nous lui conseillons d'y revenir sans cesse et
sans scrupule, et nous ne l'accuserons pas de man-
quer de variété. A qui ne prétend point à l'invention,
on ne peut reprocher de se répéter, et la poésie ne
doit pas craindi'c d'être uniforme, lorsqu'elle se con-
sacre à ce genre de sentiments qui, tels que le bruit du
vent, doivent leur plus grand charme à leur monotonie.
Ce qui manque aux Méditations pour la pensée , c'est
238 PASSÉ ET PRÉSENT.
la force, et pour le cœur, c'est la passion : elles sont
élevées et tristes , voilà tout. Aussi les meilleures expri-
ment-elles les sentiments les moins prononcés ; elles ont
alors un charme d'une suavité que les mots ne peuvent
rendre. (Voyez le Soir, f Isolement , les Préludes, les
Adieux à la mer, et surtout la pièce intitulée Souvenir.)
Mais lorsque le poète s'attaque à des questions graves
et profondes, ses vers, malgré de grandes beautés, ont
quelque chose de confus et d'indécis qui satisfait mal les
esprits sérieux; et quand il veut redescendre à la vie
réelle et aux sentiments positifs, il perd le naturel et
l'effet; témoin ses fragments épiques et dramatiques,
témoin surtout la Mort de Soerate. Le Phédon est resté
un beau monument philosophique, ou une grande scène
d'histoire : c'est une malheureuse conception que d'en
faire une élégie.
Toutefois , 3M. de Lamartine est placé dans un ordre
d'idées au-dessus du commun des poètes , et son talent,
qui n'a point de modèle dans notre langue, lui promet
plus d'imitateurs que de rivaux. Sans doute cette forme
lyrique, donnée à la méditation, était connue des lecteurs
de klopstock ou de Schiller ; mais en France c'est une
nouveauté, et M. de Lamartine en parait redevable à
une inspiration personnelle plutôt qu'à une imitation
étrangère.
Il est une critique sur laquelle l'intérêt de l'art nous
obligerait à insister , si , pour devenir utile, elle n'avait
besoin d'être détaillée : c'est celle du style. L'incorrection
négligée ne donne plus de naturel , depuis que certaines
écoles poétiques l'ont érigée en système, et que le mau-
vais langage est devenu de l'affectation. L'auteur des
DE L'ÉTAT DE LA POÉSIE FRANÇAISE. 239
Méditations n'est d'aucune école ; c'est tout simple-
ment faute de soin et de travail qu'il viole et la gram-
maire, et la rime, et le goût. Mais il ne devrait pas
oublier que les fautes de diction ont le grand inconvé-
nient de distraire l'attention et de nuire à l'effet de l'en-
semble : il faut constamment bien écrire pour toucher
toujours.
Il n'y a guère qu'un an qu'une sorte de concours s'éta-
blit entre l'auteur des Méditations et celui des Mcsse-
niennes. Talent, principes, parti, tout les sépare, sans
les rendre ennemis. Les deux épi très, qu'ils s'adressèrent
mutuellement, n'ont de commun que la grâce et la bien-
veillance, et diffèrent par le ton, la manière et les idées.
M. de Lamartine dit à M. Delavigne que la sagesse hu-
maine est trompeuse, que les affaires du monde sont
pleines d'amertume et de vanité, et qu'il n'y a de solide
et de doux que la religion et la poésie. jM. Delavigne
répond que l'excès gâte les meilleures choses, et que la
liberté n'est pas plus la licence que la religion n'est le
fanatisme. Les vers de l'un ont de la grâce et de l'élé-
vation, mais peu de suite, peu de justesse, et semblent
jetés assez négligemment ; ceux de l'autre, plus élégants,
plus précis et plus sensés, roulent sur un fond assez usé,
que le style et l'harmonie ne suffisent pas à rajeunir. On
pourrait, à ce propos, établir un parallèle littéraire, qui
intéresserait les amis de l'art d'écrire; mais nous aimons
mieux saisir l'occasion d'une remarque plus importante
et qui porte sur l'ensemble des opinions de M. de Lamar-
tine, auxquelles il nous semble que M. Delavigne n'a point
fait une réponse assez forte ni assez neuve. M. de Lamar-
tine excelle à bien peindre le dégoût du monde, et de ses
240 PASSÉ ET PRÉSENT.
joies, et de ses pompes, la perte des illusions, la perte de
la jeunesse et de l'amour; il sait heureusement mêler à
ses regrets quelques espérances, je devrais dire quelques
rêveries, religieuses ; mais trop souvent, en présence des
imposants mystères de la nature et de la destinée, sa
vaie s'affaiblit et se perd dans un vague qu'il prend pour
l'infini ; alors il appuie sa foi sur le doute ; c'est faute
de certitude que, pour ainsi dire, il se résigne à espérer.
Cette disposition est assez naturelle aujourd'hui, et nous
ne nierons point qu'elle u'annonce de la pureté et de
l'élévation; mais l'esprit n'y saurait trouver de repos,
et l'àme y perd de sa vigueur. Aussi, à prendre les choses
sévèrement, les Mcdhaûons ne sont-elles que l'hymne du
découragement, du scepticisme et de l'inaction. Les con-
séquences rigoureuses en seraient, en religion, la mysti-
cité sans conviction et sans pratique; en morale, la sen-
sibilité sans vertu ; en politique , la soumission sans
examen. 11 nous semble entrevoir une doctrine plus forte,
plus morale , et à laquelle il ne manque qu'un poète.
Pour elle, si la réputation est souvent vaine, le plaisir
passager, la vertu imparfaite, la raison incertaine, ni la
gloire, ni le bonheur, ni le devoir, ni la vérité ne sont
pour cela de vains mots : ce sont les motifs inégaux, mais
puissants, de l'activité humaine, et cette activité est la
première loi de notre nature. L'homme n'est pas unique-
ment/«if pour ckaittcr, croire, aimer sans but *. Il n'est
point sur la terre comme un proscrit qui languit en atten-
dant sa grâce ; car la vie n'est point un exil , mais une
mission d'activité, mais un voyage de découverte. La
' Que D'ipu fit pour .Tinier, pour croire cl pour chanter.
{Méditations II.)
DE L'ÉTAT DE LA POÉSIE FRANÇAISE. 241
perfectibilité, cet essor ou plutôt ce retour vers la divi-
nité, la prouve seule et la rappelle. Cette idée, qui nous
conduit à l'amélioration de nous-mêmes et au dévoue-
ment envers la société ; cette idée, qui seule produit et
motive l'amour de la vertu et l'amour de la liberté, nous
semble non moins sainte et plus consolante que la préoc-
cupation oisive d'un avenir infini, qui nous désintéresse
des biens, mais aussi des devoirs d'ici-bas; cette idée,
en donnant du prix à la vie, rend ce monde digne de la
Providence. Il nous semble aussi que, comme à la mo-
rale, comme à la religion, cette idée serait favorable à
la poésie : ne serait-ce pas parce qu'elle est la vérité *?
La chanson occupe le dernier rang dans la poésie ly-
rique. En l'épargnant toujours , la critique semble par
son indulgence lui témoigner son dédain. Je ne voudrais
pas en parler à mon tour avec trop d'importance, ni
bouleverser la subordination des genres au profit du plus
futile. On verrait prétention où peut-être il n'y aurait que
reconnaissance; car j'aime ainsi la chanson. Heureuse-
ment le nom de Béranger me rassure; depuis lui, on
peut tout dire d'un genre auquel il a donné de la gloire.
Jadis on raconte que les géants ont été écrasés par des
montagnes , et voilà que ses petits poiicets ont escaladé
le Parnasse-.
Sans même abuser de son nom , une louange semble-
rait due à la chanson : c'est que par excellence elle prête
' Toutes ces observations sur le talont et les idées de M. de La-
martine paraîtront peut-être assez piquantes aujourd'hui que le temps
les a si complètement démenties.
- Petits Poucets de la littérature,
Allez, mes vers...
(Chansons nouvelles.)
I. 21
242 PASSÉ ET PRÉSENT.
à l'inspiration. Nous avons vu que la poésie inspirée n'é-
tait que la poésie sentie : or les chansons rendent ou pro-
duisent presque nécessairement une impression réelle;
j'en atteste non-seulement ceux qui les font , mais ceux
qui les chantent. Quelque indifférents, quelque inatten-
tifs qu'ils puissent être , n'éprouvent-ils pas tôt ou tard
une émotion vague ou précise, en accord avec le mouve-
ment de l'air et la signification des vers qu'ils répètent?
Les esprits les plus froids ou les plus grossiers , les plus
affectés ou les plus naturels, l'artisan à l'ouvrage, le sol-
dat au camp, l'épicurien dans un banquet, la mère au
berceau de son enfant , tous sont sensibles à leur chant
villageois ou belliqueux, joyeux ou plaintif. Tel est l'em-
pire de ce mélange de pensée et d'harmonie que la mo-
notonie ne l'use point , que la préoccupation n'en défend
pas , que la douleur même n'en saurait distraire. Aussi
voit-on que toute poésie populaire est chantée, ainsi que
toute poésie naissante ; et s'il est vrai que les premiers
âges de la société soient les plus poétiques, la chanson,
qui par sa forme rappelle la poésie à son berceau , ne
semble-t-elle pas une fidèle tradition des premières leçons
des muses?
Sans doute , elle n'est point restée partout simple et
naturelle : bien différente dans les soupers de Paris au
dernier siècle de ce qu'elle est dans les montagnes de
l'Ecosse ou de l'Hellénie, elle change et se complique
avec les mœurs et les idées, comme tout le reste. Mais
c'est parce qu'elle est flexible , qu'elle demeure toujours
vraie, et elle est flexible, parce qu'elle a toujours besoin
d'être sentie; on ne chante que ce qu'on pense. Toute
autre poésie se soumet plus ou moins aux règles, aux
DE L'ÉTAT DE LA POÉSIE FRANÇAISE. 243
conventions littéraires; la chanson dépend toujours de
l'esprit du temps et de l'inspiration du moment , et c'est
aussi d'elle qu'on peut dire avec vérité que depuis les vau-
devilles de Collé jusqu'à la Marseillaise, elle est eu France
[expression de la société.
Sincère quand elle exprime un sentiment, vraie quand
elle peint les mœurs, la chanson touche toujours celui
qui la répète, et, je le parierais à coup sur, celui qui la
compose. D'où lui vient ce don ou ce pouvoir? Peut-être
de ce qu'elle est tout ensemble musique et poésie. Récitez
une chanson, elle fera moins de sensation qu'une autre
pièce de vers. Chantez l'air, sans les paroles; s'il est
joli , il plaira, mais l'effet en sera vague. La réunion de
l'air et des paroles produit une impression nette et vive.
L'air rend le sens des paroles plus entraînant ; les paroles
rendent l'expression de l'air plus distincte. Aussi la chan-
son la plus médiocre , bien chantée , est - elle assurée du
succès.
Mais qui mieux que l'auteur lui-même ressent cette
harmonie mutuelle du langage et du chant? Demandez-lui
compte de sou travail , à peine saura-t-il vous en faire le
récit. L n jour, pourra-t-il vous dire , il se trouvait dans
une disposition vague de rêverie et d'émotion, il éprou-
vait le besoin d'adoucir un chagrin ou de fixer un plaisir.
Des sensations à peine commencées se pressaient en lui ,
des images informes et riantes passaient devant ses yeux .
Peu à peu il s'anime davantage; une image plus précise
se retrace à lui , et il veut la saisir et la chanter ; ou bien
c'est un sentiment qui se prononce et qui bientôt demande
et inspire une expression poétique et musicale ; peut-être
un au' connu , dans im secret accord avec sa disposition
244 PASSÉ ET PRÉSENT.
présente, vient comme par hasard errer sur ses lèvres et
lui dicte un refrain qui semble traduire la note par la pa-
role ; parfois enfin quelques mots fortuitement rassem-
blés , qui représentent une image , qui forment un vers ,
lui viennent à l'esprit , et bientôt rappellent un air qui les
relève et les anime. Alors la chanson commence; on l'é-
crit presque sans la juger, avec peine ou facilité , mais
toujours avec une sorte d'émotion, une certaine accéléra-
tion dans le mouvement du sang, qui, tant qu'elle dure,
fait l'illusion du talent et ressemble à la verve. Sûrement
ici Cart et le bon sens , recommandés par Boileau même
en chanson, jouent leur rôle, et surtout à présent que le
style de ce petit poème doit être si travaillé et la compo-
sition si remplie. Mais malgré le soin de l'élégance, de
la propriété, de la rime, jamais le poète ne rentre com-
plètement dans son sang-froid; l'émotion première per-
siste; l'air sans cesse fredonné, le refrain sans cesse redit,
suffisent pour la soutenir; et la chanson eût-elle coûté
tout un jour de travail , semble toujours faite d'un seul
jet. On ne sait quelle douceur s'attache à cette sorte de
composition si frivole , si commune , si peu estimée. On
rendrait mal cet oubli de toutes choses et de soi-même où
elle jette un instant celui qui s'y livre, cette rêverie, ce
trouble, cet abandon où l'àme uniquement préoccupée
d'une image, d'un sentiment, d'une sensation même,
perd un moment le souvenir et la prévoyance, et se berce
elle-même du chant qui lui échappe. Encore une fois, on
croirait qu'il y a dans la chôrnsou quelque chose qui
vient apparemment de la musique, et qui donne à un di-
vertissement de l'esprit la vivacité d'un plaisir des sens.
Peut-être l'imagination seule opère-t-elle ce prestige, l'i-
DE LÉTAT DE LA POÉSIE FRANÇAISE. 245
magination qui sait tout embellir, la douleur qu'elle adou-
cit comme le plaisir qu'elle relève.
Mais voilà presque de la métaphysique, et il s'agit de
chansons. Dans quel temps vivons-nous ! et comme le
sérieux se mêle à tout ! Qu'auraient dit , sur le préau de
la foire, Haguenier ou Domeval de cette théorie de la
chanson? Comment l'appliquer aux landerirette, aux mis-
tamplon, aux touiiouribo du vaudeville national?
Peut-être s'appliquera-t-elle mieux à M. de Béranger.
C'est un chansonnier créateur; il a fait, tant qu'il l'a
voulu , des chansons dans la manière de tout le monde ,
aussi bien et mieux que tout le monde. Puis un beau jour,
ou plutôt un triste jour, la premicre des wiiscs, la patrie,
l'a insphé ; elle a trouvé , réveillé , produit peut-être eu lui
un talent tout nouveau. La chanson n'a plus été une com-
binaison de l'esprit, une plaisanterie sans but, un éclat
de gaieté : elle est devenue l'expression badine ou sé-
rieuse, légère ou forte, d'un sentiment ou tout au moins
d'une impression vive et vraie. Sous ses formes gracieuses ,
elle a tour à tour caché le dédain, le ressentiment, la ré-
signation, la pitié; le Français, le citoyen, le pliiloso-
phe , le pauvre , s'est tour à tour par elle soulagé , vengé ,
consolé, étourdi. Aussi lui devons -nous la poésie la plus
nationale , la plus contemporaine et la plus individuelle à
la fois.
M. de Béranger est un homme du peuple ; il en a les
sentiments , les passions , je dirais presque les préjugés ,
et avec tout cela un esprit élégant qui les épure, ime phi-
losophie légère qui lui permet de juger ses erreurs mêmes
et d'en sourire. Élevé d'une manière simple, peut-être
>Tilgaire, le contraste de cette éducation avec une nature
21.
246 PASSÉ ET PRÉSENT.
fine et délicate a donné à son talent , comme sans doute
à sa personne , un grand caractère d'originalité. Exposé
aux rigueurs de la fortune, supportées, oubliées avec
l'insouciance de la jeunesse, il s'est habitué à trouver dès
longtemps son bonheur en lui-même^ dans la contempla-
tion de ses idées et de ses affections. Jeté au milieu du
siècle le plus fertile en événements , le plus riche en spec-
tacles , il les a considérés avec curiosité , avec émotion, et
il s'est plu à les chanter tantôt comme sa raison les avait
jugés, plus souvent comme son imagination les avait sen-
tis. C'est ainsi qu'à la fois accessible à toutes les idées de
son époque , et fortement préoccupé de ses impressions
personnelles , il chante tour à tour en son nom et au nom
de tous; il pense comme tout le monde et ne sent que
comme lui-même; il s'approprie des idées communes et
les traduit dans un langage inimité , inimitable , et ce-
pendant aussi vite populaire qu'il est connu. Dans ses
premières chansons, toutes plaisantes, l'intention était
déjà fine et la gaieté avait un sens ; puis, lorsque les des-
tinées de son pays sont venues s'unir aux passions, aux
plaisirs, aux ridicules, jusqu'alors l'unique sujet de ses
refrains , lorsque Rasstirez-voîis, ma mie eut donné le si-
gnal de sa nouvelle et véritable manière , il a insensible-
ment poussé l'insouciance jusqu'au mépris, l'epigrammc
jusqu'à l'invective, la chanson jusqu'à la poésie. De là
ce genre singulier, mélange imprévu de naturel et d'effort,
de gaieté et de grandeur, de délicatesse et de licence; de
là ce concert étrange de la trompette, de la lyre et des pi-
peaux.
Lisez le recueil qui vient de paraître. Soit l'effet de
l'âge ou de la maladie, soit l'influence de ces dernières
DE L'ÉTAT DE LA POÉSIE FRANÇAISE. 247
années, ont achevé de jeter son talent dans une mélanco-
lie qui n'est pas sans amertume. Ses chansons, moins fo-
lâtres et plus chastes , ont perdu sans doute de leur
naïveté : mais sa raison a pris un vol plus élevé ; son
imagination , dominant ses sens mêmes , ne lui montre
plus dans les plaisirs que le dédommagement des maux
de la société et de la nature. Par un progrès remarquable,
cet homme si touché des jouissances positives en est venu
à y mêler l'espoir d'une autre vie et la pensée d'un monde
meilleur. Au bruit des verres, à la vapeur des parfums,
ce convive enivré chante le spiritualisme; il montre le
ciel à sa maîtresse , fête la mort comme une délivrance ,
et découvre dans le bonheur même une preuve de Dieu.
On dit trop que les Chansons nouvelles sont des odes :
il n'en est guère qui ne soient restées chansons. Une chan-
son se compose d'un choix d'idées qui tournent autour
d'une idée principale, exprimée et ramenée par le refrain ;
voilà pour la forme. Quant au fond, la chanson doit
presque toujours se ressentir de son origine; l'émotion
du plaisir doit prescjue toujours y reparaître , au moins
comme souvenir. Aussi la plupart des chansons de M. de
Béranger gardent-elles la trace de cette ivresse des sens
dont elles sont nées. Tels sont Les Adieux à la Gloire,
Mon Jnie, Mon Carnaval, surtout Treize à Table; et ce
sont les plus lyriques. Celles qui conservent le moins
de ce caractère cachent une pensée sous un tableau ,
comme Louis XI, Danioclcs, Le Vieux Sergent; ou sous
une forme dramatique expriment un sentiment du poète,
ainsi que Le Vieux Cosaque , Les Esclaves gaulois, et Les
Vainqueurs de Psara. Du reste, on ne saurait exiger des
classifications bien exactes, quand il s'agit d'un genre
248 PASSÉ ET PRÉSENT.
qui comprend également L'Amje Exilé et Margot, Le
Bedeau et Le Voijage imaginaire.
11 reste peu de place pour la critique ; il faudra donc se
passer du plaisir doctoral de remarquer dans notre poète
un peu de recherche , ordinaire inconvénient de la finesse
et du travail, un peu d'obscurité, défaut habituel de com-
positions pleines et courtes , dont le cadre donne peu de
place pour chaque idée , où chaque vers est nécessaire au
sens. Mais ces remarques, pour être bien comprises,
auraient besoin d'exemples, et notre plan exclut les dé-
tails techniques. Qui n'a pas d'ailleurs les défauts de sou
talent? Les chansons de Moore sont trop brillantées,
celles de Goethe trop peu développées; celles de Béranger
manquent quelquefois de laisser-aller : qu'importe , puis-
qu'elles sont bonnes et belles? — Mais les imitations
exagéreront ce défaut. — Qu'importe encore , puisqu'elles
seront mauvaises?
DU
CROMWELL DE M. VICTOR HLGO ',
(Globe, 1828.)
Les critiques ne peuvent se défendre d'une bienA eillance
indulgente pour les poètes qui sont de leur avis ; et lors-
qu'un homme de talent s'aventure sur la foi de nos idées,
compose dans le sens de nos théories, nous prête enfin
l'appui de son exemple, il nous semble que nous lui de-
vons nos éloges, ou tout au moins nos remercîments.
Peut-être, en effet, avons-nous contribué au parti tant
soit peu téméraire qu'il vient de prendre; peut-être notre
voix l'a-t-elle poussé dans une arène dont il ignorait les
périls. Certainement il tente de nous rendre plus qu'il n'a
reçu de nous : un bel ouvrage sera toujours la meilleure
des preuves, et la cause de la nouvelle poésie ne sera
jamais mieux défendue que par de bons poètes. Nous
' Je dois encore rappeler ici que M. Victor Hugo n'était alors que
l'auteur des premières odes qui annoncèrent son talent, sans donner à
ce talent son vrai caractère. Cromicell , quoiqu'il l'ait composé très-
jeune , est le premier ouvrage où il ait commencé à faire apercevoir en
lui le poète et le critique tels que nous les connaissons aujourd'hui.
250 PASSÉ ET PRÉSENT.
«ommes bons tout au plus à faii-e des plans de campagne ;
mais ils nous gagneraient des batailles. Malheureusement,
il y eu a plus d'un qui nous expose , au lieu de nous
senir, et plus d'une fois encore, il nous arrivera d'être
battus dans la personne de nos généraux.
Nous ne courons pas ce danger avec l'auteur de Crom-
well. Quoique ses idées sur l'ai't diffèrent peu des nôtres,
quoique son ouvrage ait été conçu dans le système dra-
matique qui nous paraît destiné à renouveler l'avenir de
notre théâtre, M. Victor Hugo répond seul de lui-même.
Sans doute, on aimerait à réclamer une part de cette har-
diesse d'esprit, de cette vivacité d'imagination, de ce
don de concevoir et de parler poétiquement qui le distin-
guent ; mais il faudrait aussi accepter ce qui se rencontre
de bizarre dans ses inventions, de hasardé dans ses vues,
d'affecté dans son style; et le plus sûr, comme le plus
juste est de n'attribuer qu'à lui les qualités et les défauts
de son talent. Aussi bien, il parait peu docile à l'influence.
Il.professe assez hautement, et sûrement il possède une
indépendance véritable. Il est de ceux qui marchent seuls,
et qui se frayent eux-mêmes leur route ; il le croit du
moins, et, pour le talent, cette confiance équivaut parfois
à la réalité. On doit juger les écrivains selon leurs forces.
Quelques-uns ont besoin d'être soutenus ; et la critique,
si envers eux elle n'était que juste, les découragerait à
jamais. Justice est due à M. Hugo; la sévérité même ne
l'effraierait pas; il témoigne en trop d'endroits qu'il se
soucie peu du Q^icn diiu-t-on littéraire. .Ne pouvant pré-
tendre à le guider non plus qu'à l'enhardir, nous ne sau-
rions craindre de lui oter le courage ; il s'offenserait de
nos ménagements , comme il se rirait de nos censures.
DU CROMWELL DE M. VICTOR HUGO. 231
Son talent est hors de nos atteintes ; il sent brûler en lui
le feu qui ne s'éteint pas.
Voilà donc qui est entendu : quoique M. Hugo soit ce
qu'on appelle, aujourd'hui, romantique, nous le jugerons
avec un entier désintéressement, nous le jugerons comme
lia autre. Cette déclaration était nécessaire pour mettre
à couvert notre responsabilité.
Ce volume, intitulé Crornivell, renferme deux choses,
un système et un drame : ainsi , l'on doit considérer,
dans M. Hugo , le critique et le poète. On dit que ces
deux qualités sont difficilement unies ; quelques-uns
même les jugent incompatibles. C'est peut-être un mal-
heur des temps; mais aujourd'hui que tout se sait et que
tout se dit, dans ce siècle ennemi de l'ignorance et de
l'illusion, il nous parait, à nous, bien difficile qu'un
poète évite d'être quelque peu critique, c'est-à-dire
d'avoir quelques idées sur son art, et d'étudier les procédés
mêmes de son talent. Qu'on regrette tant qu'on le voudra
l'innocence homérique de ces mortels privilégiés qui ,
dit-on , étaient poètes comme le rossignol est musicien ;
qu'on aime à voir dans la poésie une inspiration céleste ;
qu'ainsi que le don des miracles, le génie exerce sur ceux
qui le possèdent une puissance mystérieuse ; que ce soit
une voix divine qui parle en eux à leur insu ; que le vrai
poète soit un enfant sans raison, mais sublime par instinct,
j'y consens : mais je dis que le temps est passé où il en
était ainsi, supposé que ce temps ait jamais existé. Sans
doute, il y a toujours dans le poète une faculté particu-
lière , dont l'origine lui échappe comme celle de toutes
nos facultés naturelles ; il a reçu un don, il ne sait com-
ment il l'a reçu , et c'est ce don qu'on nomme le talent»
252 PASSÉ ET PRÉSENt.
Mais auprès de ce talent, la raison se place, comme un
témoin, comme un juge; elle l'observe, elle l'éclairé;
elle s'efforce de lui révéler son propre secret, de lui
expliquer, après coup, comment les choses qu'il a trou-
vées sont belles, et àcjuelles conditions il trouvera encore
de belles choses. Quand la raison n'avertirait pas, l'édu-
cation, la lecture, la conversation ne permettraient pas
que le poète restât dans l'ignorance sur l'art qu'il pra-
tique, et lui inculqueraient, malgré qu'il en eût, une
doctrine littéraire. Car, en admettant qu'il compose sans
juger, que ses ouvrages lui échappent comme des paroles
irréfléchies, que tout dans son talent soit premier mou-
vement, inspiration soudaine, c'est de sang-froid et à
tète reposée qu'il apprécie les ouvrages des autres; il
s'en forme une opinion quelconque, et cette opinion, il
en donne , au besoin , les raisons : il est donc critique.
Et il peut l'être , il peut même être grand critique, plus
d'un exemple le prouve, sans cesser d'être grand poète.
Ce sont, au reste, deux facultés qui peuvent demeurer
distinctes et ne se point mêler. Plus d'un auteur qui juge
bien de ce qu'il n'a pas fait, qui porte même de la sagacité
dans la recherche des règles de l'art, est incapable de
les appliquer à ses propres oeuvres, ou même de rendre
raison de ce qu'il a composé : on ne saurait donc con-
clure, avec certitude, de la supériorité du critique à celle
du poète. Toutefois, je l'avoue, par le temps cpji court,
je me sens porté à bien augurer des ouvrages de l'artiste
qui, d'ailleurs ayant fait preuve de quelque imagination,
se montre occupé de la théorie de l'art. S'il parait attentif
aux grandes questions littéraires, s'il les traite d'une
façon ingénieuse, s'il cherche spirituellement la vérité,
DU CROMWELL DE M. VICTOR HUGO. 233
je me figure que ses compositions y gagneront quelque
chose, et qu'après avoir bien raisonné, il imaginera mieux.
Ce qu'il y a de plus rare, en effet, chez nos poètes, ce
sont les idées. Le style a tenu de tout temps une si grande
place dans notre littérature, qu'on en est venu à regarder
l'art d'écrire en vers comme étant toute la poésie. Aussi,
depuis Voltaire , ce qui manque à la plupart de nos poètes,
c'est, il faut le dire tout naïvement, c'est l'esprit. On en
pourrait citer plusieurs qui certainement n'étaient pas
dénués de talent; .mais, par grand malheur, ils étaient
des sots.
La poésie dramatique surtout a souffert de cet incon-
vénient trop peu remarqué. Il ne faut pas beaucoup d'es-
prit pour écrire une ode, une élégie , même une belle ode,
même une touchante élégie; il en faut, et prodigieuse-
ment, pour faire une tragédie, non une de ces tragédies de
collège qui , chaque soir, ennuient profondément le pu-
blic qui les applaudit , mais ce drame poétique et vrai
tout à la fois, digne d'un siècle de philosophie et d'en-
thousiasme, de science et d'émotion. Quelques mouve-
ments passionnés, de beaux vers, une ou deux situations
attachantes , ne suffisent plus : avec le talent du style,
avec celui d'émouvoir, avec des combinaisons théâtrales,
il faut unir l'art de concevoir les caractères, et par con-
séquent l'art de les observer ; il faut cette flexibilité d'i-
magination qui se plie aux opinions, aux mœurs de chaque
pays, de chaque époque, de chaque personnage, et revêt,
pour ainsi dire, tous les costumes; il faut savoir com-
ment les actions s'arrangent avec les volontés , comment
les paroles trahissent les sentiments mêmes qu'elles n'ex-
priment pas, comment les passions alternativement cèdent
I. 22
234 PASSE ET PRÉSENT.
ou commandent aux croyances, comment les événe-
ments se préparent, se manifestent, tour à tour s'en-
chaînent ou se combattent ; il faut , enfin , connaître le
monde, la nature, la société. C'est, en d'autres termes,
exiger, avec les dons du poète, les facultés du philosophe
et de l'historien; c'est, tout au moins, dire qu'il faut
avoir beaucoup d'esprit.
M. Hugo n'a point méconnu cette nécessité, et il avait
bien quelques raisons de n'en point prendre peur. Son
drame et sa préface déposent de sa hardiesse et de sa
clairvoyance.
Suivant lui, la poésie naquit avec la société, et comme
la société, elle eut trois âges. Au premier, elle était lyri-
que, et son type est la Genèse. Au second, lorsque les
nations succédèrent à la société primitive , lorsque com-
mença l'histoire , la poésie raconta , elle fut épique : Ho-
mère la représente. Toute la poésie grecque, le théâtre
même , ont conservé quelques-uns des principaux carac-
tères de l'épopée. Depuis le christianisme , et par son in-
fluence , l'homme , ayant mieux connu sa nature et sa
destinée , a plus clairement distingué en lui ce qu'il y a
de noble et ce qu'il y a de vulgaire , l'immortel et le pé-
rissable, l'esprit et la chair; et la vie s'est montrée à lui
tantôt ennoblie par l'àme , tant»)t rabaissée par les sens.
Le génie des modernes, méditatif et critique à la fois, a
donné naissance à la poésie dramatique , qui pénètre au
fond du cœur humain, et qui emprunte à l'histoire ses
événements, non plus comme les matériaux d'un récit
curieux , mais comme des moyens de mettre en jeu les
passions et les caractères. Kt les deux natures de l'homme
n'ayant jamais été si clairement révélées que par les
DU CROMWELL DE M. VICTOR HUGO. 255
croyances du moyen âge , ces deux natures si disparates
et si unies deviennent le double objet de la poésie, le
fond même du drame , qui ne doit pas prétendre à une
plus grande unité que celle de l'homme même.
Entraîné par cette dernière idée, l'auteur y voit la
source de la comédie. L'élément de ce genre de composi-
tions, si heureusement traité par les modernes, est à ses
yeux cet élément secondaire de la nature humaine , au-
quel on peut rapporter tout ce qu'il y a de difforme , de
désordonné, d'odieusement risible en elle, enfin ce qui
est auprès du beau comme le corps est auprès de l'àrae,
et ce qu'il veut que le langage de l'art appelle du nom de
grotesque. Depuis le quatorzième siècle, le grotesque,
dont M. Hugo raconte l'histoire avec complaisance, a
joué un grand rôle dans la littérature ; il a inspiré trois
Homères bouffons, l'Arioste, Rabelais, Cervantes. Il s'est
uni au beau , il s'est allié au sublime chez le Dante, chez
-Milton, dans Shakspeare. Parmi nous, un goût plus sé-
vère l'a circonscrit dans la comédie. Mais comme il appar-
tient à la nature humaine , comme il naît des mœurs et
des croyances modernes, le drame n'a point le droit
de l'exclure ; sa place y est marquée près du beau , comme
dans la réalité.
Ces idées, présentées comme des faits, conduisent
M. Hugo aux règles de composition du drame moderne.
Ici nos opinions s'éloignent si peu des siennes qu'une
analyse serait superflue. >ous désirons comme lui que la
muse tragique s'ouvre un champ aussi vaste que celui de
la nature, aussi varié que celui de l'histoire. Comme lui,
nous pensons en même temps que l'imitation dramatique
ne doit point être le calque exact de la réalité , que la
256 PASSÉ ET PRÉSEiNT.
vraisemblance n'est point la règle de l'art , que l'illusion
n'en est point le but. Comme lui enfin , sans proscrire le
drame en prose, nous croyons que le rhythme poétique
est un moyen d'effet de plus , que !a tragédie en vers est
seule un ouvrage achevé , et que la difficulté de manier
librement nos alexandrins a seule fait naître quelque
doute sur le charme et la puissance que l'harmonie ca-
dencée ajoute à l'éloquence de la passion, au piquant de
la plaisanterie. Toute la portion pratique de cette préface
nous paraît juste et spirituelle. 11 est fâcheux seulement
que des choses si sensées soient présentées dans un style
qui ne l'est guère, et qu'une constante affectation, en
déparant les idées les plus simples, prête à l'évidence
même une apparence de bizarrerie qui provoque la dé-
fiance au lieu de la conviction. Règle importante de tac-
tique pour les gens de lettres , comme pour les hommes
de tribune, ce n'est pas tout que d'avoir raison, il faut
encore en avoir l'air. II est vrai que M. Hugo dédaigne
fort la tactique ; il témoigne même en plus d'une page
une assez grande indifférence pour le succès. Cette in-
différence peut avoir de la dignité; mais au fond que
signilie-t-elle? Quand on s'adresse au publie, c'est appa-
remment pour le persuader ou lui plaire. En fait de poé-
sie , on n'écrit point pour la gloire de Dieu : c'est en ce
monde que la palme est décernée aux confesseurs de la
vérité littéraire. En ce genre , il n'y a de martyrs que les
méchants écrivains; ils le sont de leur amour-propre. 11
faut donc que les poètes qui impriment leurs ouvrages
s'humilient jusqu'à chercher le succès ; il n'est permis à
personne de trouver les lauriers trop verts.
Mais les idées principales de M. Hugo ne prêtent-elles
DU CROMWELL DE M. MCTUR HUGU. 257
pas elles-mêmes à des observations plus générales, et de-
vons-nous accepter sans mot dire cette histoire de la
poésie sur laquelle il fonde sa théorie? Je sais bien qu'il
ne présente pas comme absolues les distinctions qu'il
établit; il dit lui-même, avec une parfaite justesse, qxxil
ij a de tout dans tout, et l'exclusif ne sied qu'aux étroits
esprits. Mais sa classification, sans même la prendre à la
rigueur, est-elle fondée en fait? est-elle philosophique?
Pour commencer par la poésie primitive, à quel titre la
déclare-t-il lyrique? Le principal caractère du genre ly-
rique, c'est, ce me semble, que le poète y parle comme
poète, et s'y abandonne à ses pensées, à ses émotions per-
sonnelles. Certes, tel n'est point le caractère de la Genèse.
Le ton en est assez calme; c'est le simple récit des plus
grandes merveilles. Les premiers livres de la Bible sont
eu général narratifs ; et c'est à peu près vers le temps ré-
servé à l'épopée par M. Hugo que la poésie lyrique s'y
montre , avec David et les prophètes. Quant à la poésie
grecque, il est certain qu'Homère en est le père, et
qu'en lui l'épopée semble personnifiée. Mais malgré son
iutluence, la tragédie antique offre mille traits qui la dis-
tinguent de l'épopée. Si elle n'est point dramatique , ce
n'est pas au moins faute de situations fortes, de déchi-
rantes émotions : le théâtre d'Athènes retentissait de cris
de douleur, et jamais peut-être la terreur tragique ne fut
poussée plus loin que sur la scène ensanglantée par les
fils de Pélops et de Laïus. 11 ne s'agit donc que de savoir
en quoi diffèrent le dramatique des anciens et celui des
modernes. Chez les premiers , le malheur et le crime ont
quelque chose de fatal ; le destin règne ; le merveilleux
remplit la tragédie grecque : la nature humaine est l'âme
22.
■im PASSÉ ET PRÉSENT.
de la nôtre. Les passions et les caractères, plus que la
destinée , animent et compliquent le drame moderne ; et
c'est pourquoi il atteste dans la société une connaissance
plus profonde et plus délicate du cœur humain, c'est
pourquoi l'avantage lui veste sous le rapport de l'intérêt
et de la moralité. De là, sans doute, un genre de drama-
tique qui a manqué aux anciens ; et comme c'est le nôtre,
et comme nous le préférons, nous avons prétexte à dire
que notre poésie est dramatique par excellence.
Mais quelle que soit sa forme , la poésie est de tous
les temps , car elle naît des facultés mêmes de l'homme.
Soit qu'il regarde le monde extérieur, soit qu'il s'observe
lui-même, soit qu'entin, par un penchant impérieux et
hardi, il contemple ce qu'il ne peut voir, il trouve partout
la poésie. Elle lui paraît sortir de tout ce qui s'offre à lui ;
ou bien, la portant en lui-même, il la prête à tous les
objets. N'importe, un fait certain, c'est qu'en toutes cho-
ses, près du point de vue rationnel se montre le point de
vue poétique. Quand la poésie s'exprime, elle devient un
art ; et cet art prend di\ erses formes suivant les sujets,
les situations, les hommes. Ainsi, bien qu'elle appartienne
essentiellement à l'humanité, comme l'humanité même,
la poésie a une histoire. Dans cette histoire, de même que
dans toute autre, il y a un élément constant, immuable,
qui tient au fond de notre nature, et un élément mobile
et variable, qui dépend des accidents de notre destinée.
La critique littéraire ne s'occupe guère du premici-, et ,
négligeant l'essence de la poésie, elle en étudie les trans-
formations; elle les voit suivre assez fidèlement celles de
la société. Ainsi la poésie prend différents caractères se-
lon les siècles; mais, pour chaque siècle, on essaierait
DU CROMWELL DE M. ViClUK HUGO. 259
eu vain d'énoncer ces caractères d'un seul mot. On peut
désigner la forme, mais non l'esprit de la poésie, par une
seule épithète. C'est parler peu clairement que de dire
qu'à telle ou à telle époque elle a été lyrique , épique , ou
dramatique, dès que l'on prétend par chacun de ces mots
exprimer autre chose que la forme qu'elle affecte. Ce
n'est pas dire , en effet , si elle a été sérieuse ou plaisante,
sceptique ou croyante, austère ou passionnée. L'ode,
l'épopée, le drame, se prêtent à presque tous les sujets,
à presque tous les tons; et la distinction des trois âges
correspondant aux trois genres, hasardée dans le fait,
n'est point satisfaisante pour l'esprit. M. Hugo u'aurait-
il pas mieux fait d'admettre dès le principe, comme il le
reconnaît par la suite, que tous les germes de la poésie et
de toutes les poésies subsistent à toutes les époques; mais
qu'inégalement développés, ils produisent, sur des sols
divers, des fruits différents? Il serait difficile d'exprimer
d'une façon brève et complète la différence fondamentale
de la poésie antique à la poésie moderne ; mais on peut
du moins saisir en passant quelques-uns des caractères
qui distinguent l'une de l'autre. S'il en est un qui soit
commun , chez les anciens , à tous les ouvrages de l'art ,
sans aucun doute c'est la simplicité. La raison n'en est
pas merveilleuse à deviner, c'est que l'homme même
était alors plus simple. Moins éloignée des premiers âges
du monde, la société n'avait point subi l'action de causes
aussi diverses, d'événements aussi variés; les éléments
qui la composaient étaient moins nombreux , moins dis-
cordants. Le passé , moins vaste pour elle , en était plus
ignoré ; elle ne tramait pas après elle cet immense bagage
de souvenirs, d'habitudes et de traditions, qui nous sur-
'260 PASSE ET PRESENT.
charge et nous accable. Les anciens avaient peu vu ; ils
regardaient de moins près; ils se connaissaient moins
bien , et ils avaient moins à connaitre. Leur jeunesse , en-
richie de ces heureux dons que favorise seul le soleil de
l'Orient et du Midi , a donné à tous leurs ouvrages un
caractère de beauté simple qui nous transporte encore
d'admiration, qui nous fait envie peut-être, et qui ce-
pendant ne nous suffirait pas. Une dignité naturelle,
une élégance facile, accompagnait leurs mouvements,
leurs paroles, leurs actions. Chez eux rien n'était ou
du moins ne nous semble avoir été vulgaire; la laideur
était rare; leur génie, celui des Grecs, em])ellissait
tout, la douleur, la mort, le vice même. Et depuis
que les siècles ont mis une si large distance entre eux
et nous, l'éclat qui les environne ne s'est point affaibli :
la Grèce brille dans notre imagination comme un ta-
bleau sans ombre.
Voilà pour le beau. Quant au grotesque , pour parler
comme l'auteur de Croiiuvell, et désigner sous ce nom
ce qui n'est pas le beau, je n'oserais dire qu'il fût inconnu
des anciens. Tout au contraire, ils y ont excellé. Le gro-
tesque n'est qu'une des formes du plaisant ; elles sont in-
nombrables. Le plaisant s'arrête quelquefois à l'épi-
gramme, et pousse quelquefois jusqu'à la parodie. La
peinture plaisante, mais vraie, de nos travers, de nos
défauts, en un mot de nos ridicules, c'est le comique. Si
^ous exagérez cette peinture, si, pour la rendre plus frap-
pante, vous la chargez d'accessoires bizarres, si ^ous lui
prêtez des formes monstrueuses ou fantastiques, vous
passez du comique au grotesque; et loin que les anciens
aient ignoré cette partie de l'art, on pourrait dire qu'ils
DU CROMWELL DE M. VICTOR HUGO. 26i
y ont mieux réussi que dans le comique même. Aristo-
phane est resté le modèle du genre, et je ne sais si le
temps n'a poiût servi la gloire de Ménandre en détruisant
ses comédies. On conçoit que chez un peuple plus sensi-
ble qu'observateur, et que dominait une riante imagina-
tion, le grotesque devait être goûté. D'ailleurs il plaît à
la multitude; il admet l'hyperbole, le merveilleux, le
chimérique ; en ce sens il est plus poétique que la comé-
die. 11 peut être piquant comme une satire, et fabuleux
comme un conte. Les divertissements du peuple grec ont
toujours conservé quelque chose des plaisirs d'un enfant.
Nés sous un ciel plus sombre , conduits à la civilisation
par un plus rigoureux apprentissage , en même temps li-
vrés à des passions plus rudes et éclairés par une religion
plus triste, nos pères entourés d'une nature souvent hi-
deuse , presque toujours rebelle , ont dû porter dans les
arts un goût plus grossier. Avant que le progrès social
eût changé en une mélancolie rêveuse leurs instincts som-
bres ou terribles , en une gaieté naïve et familière leurs
joies farouches, ils durent longtemps ignorer leur propre
génie. La civilisation même ne le leur révéla pas tout en-
tier. Par un reste de défiance envers leur ingrate nature,
ils n'osèrent dans les arts se livrer à leurs propres inspi-
rations. Ils venaient tard; ils héritaient d'un monde plus
vieux , plus travaillé ; leur existence sociale était com-
pliquée; elle était l'œuvre de forces diverses, le fruit de
civilisations inégales; les lois, les langues, les religions,
les races , tout avait eu peine à s'unir, à se fondre ; et rien
de facilement harmonieux , de simplement beau , ne frap-
pait leurs regards.
Plus derrière nous le passé s'accumule, plus il pèse sur
262 PASSÉ ET PRÉSENT.
nous; le respect de l'antiquité , la timidité, l'indolence,
portent l'homme à invoquer l'exemple et l'autorité , au
lieu de suivre librement son instinct. Il étudie , au lieu
d'inventer ; et dans les lettres , dans les arts , il se voue
à l'imitation. Ainsi, parmi nous, l'érudition s'est emparée
de l'esprit humain; elle lui a imprimé un mouvement
hâtif, mais artificiel ; et notre littérature, à demi indigène,
à demi empruntée, a, dans ses plus beaux jours, laissé
désirer plus de naturel et de liberté.
M. Hugo remarque que de très-bonne heure les mo-
dernes ont brillé dans le genre grotesque. Je m'étonne
qu'il n'en ait point vu la raison : c'est qu'ils ne l'ont point
imité. La plaisanterie est toujours nationale, autrement
elle ne serait pas comprise : la preuve , c'est qu'elle peut
rarement se traduire. Les écrivains qui veulent faire rire
ne recherchent point des lecteurs de choix, un public
connaisseur; ils s'adressent au peuple, et font par néces-
sité ce que tous les autres devraient faire par raison; ils
sont de leurs temps et de leurs pays, ils puisent dans les
idées et les mœurs qui les entourent leurs moyens d'effet.
D'ailleurs il y a dans la gaieté quelque chose de spontané
et d'entrainant qui ne s'imite pas , et l'on n'est plaisant
qu'en se laissant aller. La gaieté prend - elle un tour sati-
rique, il faut encore qu'elle soit inspirée par les person-
nages , les actions , les institutions qui frappent les yeux
du poète et du lecteur. On peut faire un poème en l'hon-
neur d'Achille, ou une tragédie sur Alexandre : quel
homme de bon sens s'aviserait d'écrire une satire contre
Thersyte ou Denys le Tyran? On ne rit que de ceux que
l'on connaît. Ainsi le satiri(iue emprunte peu au passé.
Ses conceptions peuvent être étranges , ses allusions dé-
DU CROMWELL DE AI. VICTOR HUGO. 263
tournées, mais elles sont naturellement piquantes, popu-
lairement risihles. Gêné par les préjugés ou )e pouvoir,
il n'aura garde peut-être d'appeler les choses par leur
nom , mais il n'en suivra pas avec moins d'entraînement
les caprices d'une imagination fantasque qui cache des
malices sous des folies; enfln il sera lui-même , il sera ori-
ginal et populaire. Tel a été Rabelais , et ses contes et ses
bons mots font encore la joie des cabarets de la Touraine
et du Poitou.
Depuis Rabelais, notre littérature a continué à n'être
complètement naturelle que dans la plaisanterie. Lorsque
notre langue fut fixée, et malheureusement notre littéra-
ture aussi, c'est encore dans le même genre que nous
eûmes nos écrivains les moins comparables, les plus naïfs,
disons le mot, les plus français. On l'a déjà remarqué,
nous ne devons à aucun pays , à aucun siècle , des poètes
tels que La Fontaine et Molière ; et l'on retrouve jusque
dans les poésies légères de Voltaire je ne sais quoi de na-
tional que nous ne tenons de personne et que personne ne
nous a pris. Seulement vous pouvez observer qu'à mesure
que la société s'est adoucie, ordonnée et refroidie, la
bouffonnerie, bannie par l'élégance des mœurs et du lan-
gage , s'est retirée devant une gaieté plus décente , et la
plaisanterie, à la fois plus directe et plus vraie, mais
moins vive , a passé du grotesque au comique. Il est aisé
de concevoir que , sous le pouvoir absolu d'un seul , une
société polie, où la démocratie ne tient presque aucune
place, doit préférer une gaieté qui reste maligne sans cesser
d'être bienséante. En même temps, si cette société est
très-régulière et très-compliquée, les disparates entre les
mœurs et les caractères y seront communes, saillantes et
264 PASSE ET PRESENT.
vivement senties. Ainsi s'expliquera la supériorité du gé-
nie comique chez les modernes, et surtout chez les Fran-
çais.
On doit comprendre maintenant pourquoi dans le sé-
rieux notre littérature s'est montrée moins originale et
plus imitable. Le beau se dépayse bien plus aisément que
le plaisant. Dès que l'étude nous eut ouvert les yeux aux
beautés des chefs-d'œuvre de l'antiquité, elles nous
éblouirent, elles nous rendirent aveugles pour tout le
reste. On ne crut pouvoir mieux faire que de les imiter;
et quoique cette imitation ait été loin d'être servile chez
nos grands écrivains , il n'est que trop vrai qu'elle leur
ùta une partie de cette indépendance créatrice à laquelle
les appelait la nature. Nous devînmes injustes pour notre
histoire , pour nos monuments , pour notre propre génie ;
et, suivant strictement les formes de l'art antique, non
pas même telles que les avaient conçues les inventeurs,
mais telles que nous les défiguraient d'ignorants critiques,
empruntant à l'antiquité jusqu'à ses sujets, notre poésie,
et surtout notre poésie dramatique , a perdu en mouve-
ment, en variété, en vérité, ce qu'elle a gagné en dignité
et en élégance. Chaque soir nous pouvons voir au théâtre
le double résultat d'une division qui a dominé la littéra-
ture. Nos tragédies sont faites pour le public académique,
pour la jeunesse des écoles ; notre comédie est faite pour
le peuple. La conclusion se présente sans qu'on la cherche.
C'est sur la même scène que se jouent nos tragédies et nos
comédies : il ne devrait y avoir entre elles d'autre diffé-
rence que celle des sujets. On est convenu, parce que fort
heureusement Horace l'avait remarqué, que le sérieux,
le noble, le pathétique même, n'étaient point exclus de
DU CROMWELL DE M. VICTOR HUGO. 26o
la comédie : pourquoi la tragédie ne se permettrait-elle
pas à sou tour l'observation des mœurs, des caractères,
la peinture de toute la société et de l'homme tout entier?
Ni l'une ni l'autre ne seraient forcées pour cela de bannir
la poésie , soit cette poésie de conception qui agrandit
tout ce qu'elle touche et mélange habilement l'idéal et le
réel , soit cette poésie de langage qui , sans sacrifie)- la
clarté et le naturel , relève la pensée par l'éclat des images
et la magie de l'harmonie. Cette conclusion est celle de
M. Hugo. Nous l'avons amenée autrement que lui , mais
notre but est le même ; seulement nous faisons plus d'at-
tention que lui à choisir le bon chemin. En notre qualité
de critique, nous devons chercher à porter dans nos pen-
sées plus d'exactitude et de liaison qu'un poète n'est tenu
d'en donner aux siennes. M. Hugo a des vues; les idées
ne lui manquent pas, mais il les accueille avec trop peu
de sévérité. Lorsqu'il raisonne, on dirait encore qu'il ima-
gine. Au reste, c'est ainsi que procède Schiller dans ses
morceaux de critique , dans ses lettres sur don Carlos. La
comparaison ne saurait déplaire à yi. Hugo ; nous sou-
haitons d'avoir à la répéter quand nous allons parler de
Croniwell.
Cromwpil est l'expression fidèle du système dramatique
de l'auteur. On y doit donc trouver réunis le pathétique
et le grotesque, le noble langage et le ton familier, un
effort constant de retracer les mœurs et les caractères
historiques, peu de scrupule en fait de vraisemblance et
une grande recherche de vérité, enfin tous les genres de
style encadrés dans les formes d'une savante versifica-
tion. Tout cela s'y rencontre en effet, et non sans beauté.
Mais le plus grand mérite de M. Hugo, dans cet ouvrage,
I. 23
266 PASSÉ ET PRÉSENT.
est, selon nous, de l'avoir entrepris. Sachons -lui gré
de sentir la nécessité de rajeunir notre tragédie, et d'oser
risquer l'aventure, non pas dans une esquisse tracée
rapidement et jetée sans conséquence, mais dans une
composition étendue et travaillée , pour laquelle il n'a
rien épargné de son temps ni de son talent. Peut-être
même est-il plus louable qu'un autre de se plaire à de
telles nouveautés. Ses premiers essais en donnaient peu
l'espérance. Son esprit, qui ne fut jamais commun, sem-
blait prendre parti pour les idées communes. Quelque
temps , il parut prétendre innover par la bizarrerie des
formes, non par l'originalité de la pensée. Il mena-
çait de s'en tenir aux idées du parti qu'il avait choisi ;
c'eût été s'ensevelir dans les cendres du passé. Quel-
ques années se sont écoulées, et les idées qui passaient
pour le paradoxe des esprits blasés ont pris place dans le
bon sens, avec cette rapidité de conquête que la raison n'a
possédée que dans notre siècle. La liberté de la poésie et
des arts a gagné sa cause au tribunal de l'opinion. Le
mouvement est venu jusqu'cà M. Hugo ; et tel est le lien
qui unit toutes les vérités, qu'en s'initiant aux nouvelles
doctrines littéraires, il a modifié, nous oserions en répon-
dre, l'ensemble de ses opinions philosophiques. Le temps
n'est pas loin où il écrivait que Yhhtoire des hommes ne
présente de poésie (juejtigc'e dit haut des idées monanhupies
et des emijances religieuses ; et le voilà qui déclare iusnf-
fisaut et passionné le profil que Bossuet a tracé de Crom-
well, de sa ehaire devécpie appinjce au trône de Louis XI f.
Pour trouver le Cromwell dramatique, il se met à cher-
cher le Cromwell véritable. Pour animer sa tragédie , il
s'engage à le peindre sans prévention, lui, ses amis, ses
DU CROMWELL DE M. VICTOR HUGO. 267
adversaires, tout son pays, toute son époque; c'est-
à-dire qu'il promet l'impartialité à une révolution,
à une révolution entreprise pour la liberté politique
et la réforme religieuse! Certes, M. Hugo n'a point
prétendu changer de cause ni de doctrines ; mais , par
instinct de poète, par intention dramatique, il a été
conduit à considérer sous un jour nouveau Chistoirc des
lunnmrs; et je ne serais pas surpris que, depuis qu'il
a fait son Cromwell, il ne jugeât autrement que jadis
l'histoii'e contemporaine, son parti, le nôtre, la révo-
lution.
Ce n'est pas que la pensée historique de CromxveU
soit d'une parfaite exactitude. On la connaît. Tout le
monde a remarqué le portrait que M. Hugo substitue
à celui que peignit Bossuet. Ce portrait, tout bruyant du
choc des antithèses, nous semble viser à l'effet plus qu'au
naturel. Semblable au Cromwell qu'il a vu dans les chro-
niques , le Cromwell que M. Hugo a créé est un person-
nage forcé , tendu, qui ne laisse voir que ses disparates ,
et ressortir que ses contradictions. Ce défaut est un de
ceux qui menacent l'école moderne. Depuis que la poésie
se pique de représenter l'homme omloyant et divers ,
comme le voyait Montaigne et comme l'a fait la nature,
elle s'attache de préférence aux singularités, et sacrifie
l'unité individuelle au besoin des oppositions piquantes.
La tragédie classique réduisait un caractère tout entier
à un seul sentiment : elle faisait de l'homme une abstrac-
tion personnifiée. La tragédie dite romantique, pour ne
point mutiler la vérité, rapproche dans le même person-
nage des opinions et des passions contraires , sans tou-
jours considérer si l'assemblage en est possible , si ces
268 PASSÉ ET PRÉSENT.
couleurs trauchantes peuvent tenir sur un même fond ,
si enfin un homme respire, sent et se meut sous ce vête-
ment bigarré. C'est également défigurer la nature hu-
maine que de la réduire soit à une seule passion , soit à
ses contrastes. On raconte que Bonaparte était supersti-
tieux, ce qui veut dire qu'un homme d'un esprit vaste et
d'une imagination vive , à la fois rêveur et raisonneur,
actif et mélancolique, accueillit quelquefois ces croyances
au merveilleux qui délassent du doute et séduisent par
moments une raison exigeante, plus faite pour le grand
que pour le vrai. Que dirait-on cependant si, dans un
ouvrage d'invention, drame ou roman , on représentait
Bonaparte tel que le Wallenstein de Schiller, consultant
régulièrement un astrologue ou une bohémienne, et met-
tant sur la même ligne sa foi dans le merveilleux et sa
confiance dans le calcul ? L'effet pourrait être piquant :
serait-il vrai? serait-ce là le Bonaparte qui s'est révélé
au monde? Je ne doute guère qu'il n'y ait des méprises de
ce genre dans notre nouveau Cromwell. S'il eût été le
rêveur ba^ard, le bouffon cruel qu'on nous retrace, s'il
se fût autant amusé à méditer vaguement, à causer sans
but, à s'étudier et à se décrire, il n'eût point été l'heu-
reux vainqueur de son roi et de son parti, le maître d'une
monarchie et d'une révolution. Le premier caractère des
usurpateurs à la façon de César, de Bonaparte, de Crom-
w ell, c'est une infatigable activité, c'est surtout un besoin
insatiable de l'exercer, c'est un esprit net, prompt, toujours
décisif et changeant sans cesse d'objet, qui se recueille ra-
rement, ne s'interroge qu'aux moments perdus, ne se dé-
courage pas, ne se repent jamais. Le Cromwell de M. Hugo
a, presque à chaque scène, un a parte ^our ses remords. Et
DU CROMWELL DE M. VICTOR HUGO. 269
quels remords ! ceux d'un régicide ! En ce point seulement,
M. Hugo paraît s'être trop souvenu de ses propres opinions.
Il a vu le régicide en royaliste , et avec les idées morales
de notre époque ; il n'a point songé que le remords , si
commun dans les livres, est rare dans la réalité. Chez
ceux même qui l'éprouvent, il se trahit, il ne s'expose
pas. ^\'alter Scott a fait peut-être tout ce qu'il est permis
de faire, en peignant CromAvell troublé de reconnaître, dans
un tableau qu'il retourne, le portrait deCharlesI", au lieu
de celui de son fils qu'il s'attendait à voir : encore a-t-on
blâmé W alter Scott. Que dire d'un Cromwell qui parle
de la mort de Stuart à peu près comme Oreste de celle
de sa mère? Les régicides anglais crurent, pour la plu-
part, en condamnant leur ennemi, ou se venger ou faire
justice. Tous le jugèrent avec la gravité apparente ou
sincère du fanatisme. Quant au petit nombre de ceux
qui se déterminèrent par un calcul de sûreté et de poli-
tique , ils vivaient dans un temps de mœurs trop rudes
et de passions trop violentes pour être plus accessibles
au remords qu'au scrupule. Cette action put, dans la
suite, leur causer quelque regret, comme tout engagement
irrévocable. Un crime devient à la longue une difficulté ;
il gêne, et l'on n'y peut songer sans ennui. Un moraliste
peut voir sous cet embarras inévitable le remords qui se
déguise ; un poète doit l'y laisser deviner. Le Crom\vell
de M. Hugo semble, au contraire, tourmenté du besoin
de faire en toute occasion la confidence du souvenir qui
le trouble, faiblesse, en vérité, qui ressemble plus à
Dandin qu'à Tibcre. Non que j'accorde à M. Hugo que
Cromwell dût ressembler à Tihrrc plus qu'à Dandin ,
deux noms qu'il a bizarrement rapprochés pour le définir:
23.
270 PASSE ET PRÉSEM.
cruel avec délices , débauché jusqu'au crime, Tibère eut
tous les vices ; il fit le mal par goût et pour satisfaire
les instincts d'une infâme nature : est-ce là Cromwell?
on méprise Tibère : qui serait si hardi que de mépriser
Cromvvell ?
Ce n'est assurément pas M. Hugo. Il règne dans sa
préface et surtout dans sa pièce une visible bienveillance
pour son héros. Aussi, pour le lecteur, l'intérêt véri-
table se porte-t-il sur Cromwell : ce qu'on souhaite,
si l'on est bien déterminé à souhaiter quelque chose, c'est
que Crom\vell triomphe. Ceci n'est point un reproche :
la supériorité exerce sur les imaginations un empire qui
les gagne aux intérêts de son ambition. On voit tous les
jours les peuples se sacrifier pour la gloire d'un seul , et
ce n'est pas le moindre des privilèges du génie que celui
de rendre la multitude complice de son égoïsme par l'en-
thousiasme et la sympathie. Légitime ou funeste, cet
ascendant des grandes facultés gouverne le monde et
captive même la postérité. La philosophie peut s'élever
contre cette usurpation, mais la poésie doit la reproduire.
Les grands hommes doivent dominer dans le drame
comme dans leur siècle ; il n'est point contraire à l'art
que les spectateurs soient séduits comme des contempo-
rains. La morale et la raison n'en conservent pas moins
leurs droits. Au théâtre, comme à l'aspect des choses
humaines, elles restent indépendantes de l'imagination,
de r entraînement, de l'admiration, et protestent au nom
du devoir et de la vérité contre les séductions de la for-
tune, de la gloire et du génie.
Le moment choisi par M. >lugo dans la vie de Cromwell
est celui où , résolu à tenter définitivement de se faire
DU CROMWELL DE M. VICTOR HUGO. 271
déclarer roi, il rallie contre lui les débris du parti révo-
lutionnaire et ceux du parti royaliste. Menacé par une
conspiration double , où des intentions et des opinions
opposées se réunissent dans un but commun, la mort du
Protecteur , il conjure le danger par son adresse et son
courage, et parvient à terrasser ses ennemis sans les
frapper. Mais la condition de sa victoire est qu'il ne sera
pas roi ; il sent trop que le temps n'est pas venu, que le
temps peut-être ne viendra jamais, et, maître de la puis-
sance souveraine , il est forcé de regretter un vain titre.
Comme on sympathise peu avec cette faiblesse de Crom-
vvell , l'impression générale que laisse la pièce, c'est qu'il
a réussi. En effet, les chefs des deux partis sont tombés
dans ses mains ; il a pu les détruire , il a pu même les
épargner ; le peuple se déclare pour lui : que faut-il de
plus? M. Hugo paraît avoir cru que la question dont se
préoccuperait l'esprit du lecteur serait celle-ci : CromAvell
sera-t-il roi? Il s'est trompé. Cromwell restera-t-il le
maître? voilà tout au plus ce qu'on se demande; et il
faut bien le dire, comme il est de la nature de la tragédie
historique que l'événement en soit prévu, la curiosité ne
peut se porter sur le dénoùment , mais sur les moyens
par lesquels il est amené. C'est une curiosité en quelque
sorte critique, et qui s'attache à l'ouvrage plus qu'au
sujet.
Ajoutons qu'une situation politique étant l'unique
fond du drame de Cromuwll , l'intérêt dramatique est
faible par lui-même, et que, de plus, il succombe étouffé
par la multiplicité des détails, l'étendue des scènes, le
volume de l'ouvrage. Voici encore une des difficultés du
théâtre romantique. Comme l'esprit d'observation y joue
2" 2 PASSÉ ET PRÉSENT.
un graiid rùle, la conception principale, celle de l'action,
peut en souffrii', et la vieille règle ad eventum festinat,
qui pourtant a son prix, est souvent trop négligée. Delà
des défauts graves et qui pourraient devenir mortels à
la représentation. L'invention dramatique est ime qualité
précieuse, qui n'est pas la plus éclatante, qui ne suppose
pas toujours beaucoup d'esprit, qui est parfaitement
distincte d'une poétique imagination, et que rien cepen-
dant ne suppléerait sur une scène française. C'est en effet
un des principaux mérites de nos auteurs ; c'est par ce
mérite que notre théâtre s'est soutenu ; et l'on peut même
lemarquer combien il est répandu parmi nous, depuis
la Comédie Française jusqu'au Cirqae de Franconi. Aux
yeux de quiconque a fréquenté le théâtre anglais d'au-
jourd'hui, la supériorité du noti'e, a cet égard, est évi-
dente. Il ne la faut point perdi'e; mais heureusement
pour la tragédie romantique, les nouvelles tragédies à
l'ancienne mode sont aussi dénuées d'invention drama-
tique que de tout le reste.
Rien ne prouve encore que ce don ait été largement ac-
cordé à M. Hugo. Mais ici la réflexion pourrait, jusqu'à un
certain point, remplacer l'inspiration. Or, tout annonce
que le travail , qui se fait sentir à im si haut degré dans
l'exécution de Cromwell, a manqué à la conception de
l'ouvrage. Aussi, est-ce par cette raison, par le défaut du
plan et de l'action, plus que par la nouveauté du langage
et la singularité des détails , que cette tragédie , mise à
la scène, pourrait bien justifier le pronostic de M. Hugo,
c'est-à-dire rV/y sifflce.
Ce serait dommage , en vérité , car il s'y trouve cent
fois plus d'idées et de talent que dans cent autres qui
DU CROMWELL DE M. VICTOR HUGO. 273
sont applaudies. Les intentions n'y manquent pas , les
effets abondent; il y a de la variété dans les caractères,
des traits dans le dialogue, de beaux vers et de jolis vers,
un mélange assez habile du plaisant et du sérieux. Le
premier acte est une comédie agréable ; les scènes de
Cromwell avec sa femme, avec Davenant, avec le juif
Manassé, plusieurs passages du quatrième acte ont de
véritables beautés, même des beautés théâtrales. Cepen-
dant, il y a quelque chose d'arbitraire dans la conduite
de la pièce , et de fantastique dans la partie grotesque ,
qui nous porterait à comparer Cromwdl à ia Panhypo-
crisiade, plutôt qu'à une comédie comme Pinto ou à une
tragédie comme Guillaume Tell.
C'est assez parler du genre et du sujet : il faut songer
au style. C'est la plus grande nouveauté, et, je n'hésite
pas à le dire, la plus grande beauté de Cromwell. L'ap-
parition de cet ouvrage jette quelque lumière sur une
question qui est loin d'avoir été traitée avec l'étendue
qu'elle mérite. Comment faut-il écrire le drame histo-
rique? les vers sont-ils indispensables à la tragédie? les
vers français sont-ils incompatibles avec la tragédie mo-
derne? questions difficiles, peu susceptibles d'être déci-
dées par des idées générales, et qui le seront bien mieux
par des exemples. Or , jusqu'ici , les exemples prouvent
qu'il manque au drame en prose, j'entends au drame
sérieux et historique, un fini d'exécution, une puis-
sance , une grandeur que , par un inexplicable prestige ,
le langage poétique prête à tout ce qu'il exprime. Les
exemples prouvent, en même temps, que le style de nos
tragédies, harmonieux, figuré, passionné, mais monotone
et solennel, ne se prête ni à la familiarité désirable, ni
274 PASSÉ ET PRÉSENT.
aux détails nécessaii-es daus les scènes de l'histoire
moderne.
S'il fallait juger par les faits, la difficulté paraîtrait
donc insurmontable. A défaut d'essais heureux, une
étude approfondie de la langue et de la versification ne
suffirait pas pour conduire à une solution : car l'œuvre
du talent sera précisément de tirer de cette versification
et de cette langue un parti inconnu , de découvrir des
richesses nouvelles dans une raine qui semble épuisée;
et la critique ne peut faire ce qui n'est réservé qu'au
talent. Toutefois , elle peut montrer la route et signaler
les écueils. Telle est l'importance du style pour des
oreilles françaises, telle est, en pareille matière, la puis-
sance de l'habitude, qu'une révolution dans la diction
dramatique est , de toutes , la plus périlleuse à tenter.
Faut-il donc désespérer de la tragédie historique en vers,
ou faut-il proscrire le drame tragique eu prose? Non,
sans doute : pour être moins belle et moins nombreuse,
la prose n'est pas dépourvue de charme et de noblesse.
Goetz de Berlivhingen a son genre de grandiose et d'idéal,
et Goethe s'y montre plus poète, à mon sens, que dans
le Tasse ou l'fphigciiic. La prose peut ne rien ôter à l'in-
térêt, au pathétique même. Plus d'un drame le prouve,
et les auteurs des Soinrs (IrJVetnllij se disposent, dit-on,
à le prouver à leur façDn. Mais la tragédie en vers
n'en reste pas moins le chef-d'œuvre du théâtre , et le
poète, qui sentira sa force, aura toujours l'ambition de
prêter à la conception vaste et libre d'un drame vrai l'or-
nement et le soutien du plus beau des langages. Ce lan-
gage, il est ^rai, devra s'affranchir, s'agrandir comme le
reste. Le style de presque toutes nos tragédies est limité,
DU CROM^^TLL DE M. VICTOR HUGO. 275
à peu près comme le point de vue en est étroit. Il n'ose
tout exprimer ; craintif et dédaigneux , il ne conserve sa
noblesse qu'à la condition de ne point déroger, preuve
certaine que dans cette noblesse il y a beaucoup de fac-
tice. Toute chose a été de même longtemps en France;
on y a cru que la grandeur se perdait à devenir populaire.
Notre poésie est, dans le mauvais sens du mot, une véri-
table aristocrate.
^lais quand tout change, ne peut-elle changer aussi?
Et de même que nous trouvons dans le passé le germe
de tant de vérités, qui n'ont pris que de nos jours leur
développement et leur force, ne pourrons-nous rencontrer
dans les ouvrages des raaitres de l'art les indices qu'il
faut suivre pour innover après eux et comme eux ? Nous
avons déjà ^u qu'une distinction trop marquée a séparé
chez nous la tragédie de la comédie, ou plutôt qu'on a
fait la part de celle-ci trop grande, en lui réservant exclu-
sivement la peinture des mœurs et des caractères. 11 en
est résulté que chacun de ces deux genres a gardé son
esprit, sa diction, sa poésie. Maintenant qu'un même
esprit doit les animer toutes deux, u'est-il pas possible
de leur donner le même langage? Le style de nos tragé-
dies est souvent simple et naturel ; celui de nos comédies
s'élève parfois jusqu'à l'éloquence. N'est-ce pas là un com-
mencement d'alliance ? Peu d'inversions, encore moins
de comparaisons ; des figures justes, mais courtes, telles
que la passion sait les trouver ; jamais de paraphrase pour
exprimer les choses simples ; des coupes libres et variées,
des tours ^ifs et natm-els : telles sont à peu près les con-
ditions auxquelles le style dramatique pourrait embrasser
tous les sujets et tous les tons. Nos grands écrivains en
276 PASSÉ ET PRESENT.
offrent çà et là des exemples ; seulement , ce qu'ils font
quelquefois, il faudrait le faire toujours. Les sujets qu'ils
affectionnaient, les formes de l'art qu'ils avaient créé,
comportaient une certaine pompe, dont pourtant, au
besoin , ils savaient se passer. Le vrai nom de leur tra-
gédie est peut-être celui de tragédie /iéroïcjue. Or depuis
longtemps , les âges héroïques ont fait place aux temps
de l'histoire : c'est un anachronisme que de faire parler
Bayard comme Hercule , et Henri IV comme Achille. Ce
n'est donc point dans nos tragédies mythologiques que
nous devons chercher nos principaux modèles. H faut
imiter le récit du Cid beaucoup plus que le récit de Thé-
ramène; ou plutôt il faut se rapprocher de la nature,
donner au dialogue un air d'improvisation, sans toutefois
renoncer au sublime, mais au sublime vrai, à ce sublime
familier que Fénelon regrettait de ne pas trouver dans
Cmntf.
Peut-être nous accordera-t-on facilement que les sen-
timents simples peuvent s'exprimer dans une poésie
simple. Mais il faudrait aller plus loin. Les objets maté-
riels, les titres, les dates, les termes des lois et des
affaires, mille détails de ce genre peuvent être indis-
pensables dans le drame historique : comment les faire
passer dans les vers ? C'est une hardiesse que d'intro-
duire dans un alexandrin , que de prononcer au théâtre
certains noms des plus illustres de notre histoii-e; A ol-
taire s'est vanté de l'avoir fait , comme d'une grande
nouveauté. IJien des noms de villes et de pays sont tout
à fait interdits. Le guerrier le plus vaillant est obligé
d'employer une périphrase pour parler de ses armes : le
canon , c'est l'airain ,• un fusil , c'est un tuhe numlrier;
DU CROMWELL DE M. VICTOR HUGO. 277
la baïonnette et le pistolet sont ineffal)les. Un archevêque
s'appelle un pontife; un curé ne peut passer qu'en sa
qualité de pasteur ; et pour un conseiller au parlement,
il faut qu'il renonce à figurer dans un vers. On a donné
une tragédie en l'honneur de la pucelle d'Orléans; l'au-
teur n'avait pas cru possible de la nommer. C'était la
guerrière ou la captive, l'héroïne ou la bergère; c'était
tout, excepté Jeanne. Quiconque serait entré sans voir
l'affiche aurait pu assister à la pièce sans deviner de quoi
il s'agissait. On commence à rire de cette pédantesque
pruderie , mais on n'ose encore la braver. Les efforts ha-
sardés jusqu'à ce jour pour faire passer dans la poésie les
détails familiers de la vie positive n'ont d'ordinaire pro-
duit que des vers ridicules par un mélange de platitude
et d'affectation.
Pour atteindre le but, il faudrait dissimuler l'effort.
Le comble de l'art serait de posséder, sans le laisser
soupçonner, le mérite de la difficulté vaincue. Le talent
ne doit plus se consumer dans le travail puéril d'exprimer
poétiquement les choses qui ne sont pas poétiques. Lors-
que des détails de ce genre sont nécessaires à la clarté, à
l'action , à la vérité , le véritable bon goût est de les
rendre naïvement, en faisant peu sentir la mesure et
l'artifice de la versification. Des vers ainsi faits seront
techniquement aussi difficiles que ces vers habilement
tourmentés pour rendre, avec une obscurité ingénieuse,
des détails prosaïques. Ils seront comme de la prose, et
ce sera leur plus grand mérite, le seul qui convienne aux
passages où de tels vers sont à leur place. Mais qu'on
ne l'oublie pas, ce n'est, en ce genre, qu'à force de sim-
plicité qu'on peut éviter la platitude. Il me semble que
I. 24
278 PASSÉ ET PRÉSENT.
ces vers malheureux, qui soulèvent le parterre aux pre-
mières représentations, sont ridicules précisément par un
reste d'expression ou de tour poétique mal placé, qui
contraste avec l'humilité du sens. Si , par exemple , on
est obligé de citer une date, j'aime mieux, et même
en une tragédie, qu'on dise, comme Racine, dans les
Plaideurs ;
Le cinquième ou sixième avril, cinquante-six,
que comme Chénier , dans Fénelon :
c'était de février h troisième journée.
Assurément, le plus plat de ces deux vers est le plus
prétentieux; le premier n'est ni bon ni mauvais, il res-
semble à de la prose. On pourra dire qu'il vaudrait autant
s'épargner la façon, et supprimer la poésie, puisque nous
donnons pour règle de la faire disparaître, même quand
nous en conservons les formes. Encore une fois, nous
nous sommes gardé d'interdire la prose ; mais s'il y a
des passages où la poésie doit disparaître, il y en a beau-
coup où elle fait bien de se montrer. D'abord, par le
travail qu'elle entraine, elle oblige à plus de méditation,
de sévérité , de choix dans les idées ; elle donne au lan-
gage plus de précision et de brièveté ; elle prête de la
force à une sentence; elle la grave en airain , pour ainsi
dire; elle ajoute à la grandeur des idées par l'harmonie,
à la véhémence des passions par la rapidité des tours
et la hardiesse des expressions. De plus, elle contribue à
maintenir dans le drame une portion d'idéal, sans laquelle
l'art serait au-dessous de la nature : car, s'il se borne à
la copier, il sera toujours plus faible qu'elle; il faut
DU CROMWELL DE M. VICTOR HUGO. 279
qu'il ajoute quelque chose à son modèle pour l'égaler.
Enfin , la poésie entretient le spectateur dans je ne sais
quelle émotion propre aux arts, émotion qui l'arrache à
lui-même et le dispose à juger avec l'imagination plus
qu'avec le raisonnement. La puissance de l'harmonie est
une réalité comme une autre ; on ne la néglige que lors-
qu'on ne sait pas l'employer.
Il peut se trouver dans une tragédie des scènes , des
rôles entiers où les formes même de la poésie lyrique ne
seraient pas déplacées. Telles sont quelques scènes du
Pwi Lmr , telles sont les sorcières de Macbeth. Mais,
même dans les scènes ordinaires qu'animent seules les
passions communes, la poésie est loin de rien altérer,
de rien refroidir. Pense-t-on que , rompus en prose , ces
vers du Misanthrope eussent autant d'éloquence?
Percé du coup mortel dont vous m'assassinez,
Mes sens par la raison ne sont plus gouvernés ;
Je cède aux mouvements d'une juste colère,
Et je ne réponds pas de ce que je puis faire.
Quelquefois même la mesure poétique donne à une idée
simple, exprimée simplement , un effet qu'on ne saurait
nier et qu'on ne peut définir. On dit, et je le conçois,
que madame de Staél ne pouvait, sans quelque émotion,
prononcer ce vers :
Votre nom? — Moncassin. — Votre pays?— La France.
11 me semble que quelque chose encore est dû à la me-
sure dans l'impression très-forte que produit ce vers des
Templiers :
On les égorgea tous... Sire, ils étaient trois mille !
280 PASSÉ ET PRÉSENT.
Assurément, dans tous ces exemples, ce n'est point
l'éclat des images et des expressions qui frappe. Qu'est-ce
doDC? J'aurais peine à le dii-e. Mais si l'on demande la
raison de cette puissance des vers, et que, faute de la
pouvoir expliquer, on la conteste, il faudra aussi mécon-
naître l'influence de la musique, et nier qu'elle ajoute à
l'expression; car la chose n'a pas encore été, que je
sache , expliquée d'une façon tant soit peu plausible.
M. Hugo est du même avis que nous sur la poésie
dramatique; et, ce qui vaut mieux, il agit pendant que
nous délibérons. Le style de CroimvcU est la première
tentative sérieuse de renouvellement du langage tra-
gique, et, presque toujours, cette tentative est heureuse.
Par un contraste assez inattendu, les vers de M. Hugo
sont beaucoup plus naturels que sa prose. On trouve dajis
les premiers une savante imitation du style de Corneille et
de celui de Molière, mais un plus grand soin de l'élégance
et de la précision, une correction travaillée, une richesse
de rimes qui feraient envie à un poète lyrique. La bizar-
rerie, penchant trop ordinaire de M. Hugo, se rencontre
beaucoup plus dans le choix des pensées ou des images
que dans l'expression même, et indique plutôt un défaut
de goût que de talent. C/o»i»'e//, enfin, se recomman-
derait uniquement par le style, que sa place serait encore
très-élevée aux yeux des amis de l'art. Si ce n'est pas
un excellent ouvrage, c'est une admirable étude.
DE
LHISTOIRE DE LA POÉSIE FRANÇAISE
{Globe, 1828.)
Chez tous les peuples du monde , la poésie commence
par des chansons : amsi préluda la muse française. Jus-
qu'au quinzième siècle , si tous les vers n'étaient pas des
chansons, si la mesure et la rime ornèrent des chroni-
ques et des romans, c'est que de très-honue heure en
France il y eut des vers ou manqua la poésie. Elle ne se
monti'e alors , en effet , que dans la ballade , la complainte,
le rondeau, dans toutes les formes de la chanson : c'était
le poème national.
Tous les sentiments peuvent se produire par la chanson.
Guerrière ou champêtre , patriotique ou relitiieuse , elle
est, surtout dans les siècles peu avancés, l'interprète
fidèle, le vivant témoignage du génie, on pourrait dire
du cœur d'un peuple. Ce n'est point par hasard, à des épo-
ques encore pleines de simplicité, qu'elle prend tel ou tel
' J"ai beaucoup emprunté , en écrivant ceci , à un ouvrage d'un rare
mérite. Tableau de la poésie française et du théâtre français au seizième
siècle, par M. Sainte-Beuve. Cet article en est presque un extrait.
24.
282 PASSÉ ET PRÉSENT.
ton , et se consacre à rendre de préférence telle ou telle
idée : l'histoire ancienne d'une nation peut se lire dans
ses premières chansons. ■Non cependant que tous les sen-
timents d'un peuple , que tous les événements d'un siècle
doivent se reti'ouver dans les chansons contemporaines.
Il y a des sentiments , il y a des événements qui ne peu-
vent se chanter. La poésie les indique et les caractérise
par son silence même.
Si , par exemple , dans nos premières poésies , vous
rencontrez si peu l'expression des passions politiques, des
émotions du patriotisme , des méditations religieuses, ne
vous en étonnez pas; c'est une révélation nouvelle sur la
destinée de vos pères , une nouvelle déposition contre le
passé au tribunal de l'histoire. Concluez hardiment que ces
sentiments leur restèrent en partie inconnus, ou plutôt
furent tels chez eux, qu'ils ne comportaient pas la poésie.
Parlons d'abord de la religion. En France, elle fut de bonne
heure pratique et théologique , rarement enthousiaste ou
rêveuse. Alliée à l'érudition du temps, traduite dans une
langue morte et savante, il lui fut longtemps interdit
d'être populaire, hormis par ses observances et ses super-
stitions. Elle appartint ou à la science ou à la vie civile,
très-peu à la vie intérieure et morale des individus. Elle
fut donc prosaïque , et ne laissa aux sentiments qu'elle
inspire d'autre poétique expression que le texte officiel de
la liturgie. Du défaut d'exaltation religieuse , il est résulté
du moins que nulle part le catholicisme n'a été aussi régu-
lier et aussi sensé que dans l'ancienne France.
Pour le patriotisme, il est ^enu tard. 11 fut longtemps
ignoré et comme impossible dans un royaume divisé , ou
plutôt dans cette aggrégation changeante d'états diffé-
DE L'HISTOIRE: DE LA POÉSIEIFRANÇAISE. 283
rents, qui devaient composer un jour le royaume de
France. Il ne fallut pas moins que les conquêtes des An-
glais qui contribuèrent si puissamment à préparer l'unité
de l'empire et la concentration de l'autorité, pour jeter et
faire éclore les premières semences de l'amour de la pa-
trie, de ce dévouement tendre , orgueilleux , jaloux, qui
rallie une nation dans le sentiment de son individualité
et de son indépendance. Et ce sentiment longtemps
informe, longtemps combattu par la complication des
intérêts de localité , par l'extrême diversité des lois et des
coutumes, se développa trop péniblement, se forma,
comme tout le reste , à une trop rude école , pour faire
aisément alliance avec l'imagination, et s'exhaler en ac-
cents harmonieux , nobles et passionnés.
Les sentiments politiques, ceux que font naitre les
actes des gouvernements , les grands intérêts des nations ,
ceux qui soulèvent ou calment, unissent ou divisent un
peuple, demeurèrent cent fois plus incertains, plus mé-
langés, plus pénibles encore. Tout fut si longtemps en
France livré à l'instabilité et à la confusion , qu'il était
comme impossible de s'exalter pour une cause , de s'en-
tlammer pour une espérance. Nos aïeux prirent de l'es-
prit de parti tout ce qu'il faut pour se haïr ou s'égorger.
Mais pendant les quatorze premiers siècles , quelle idée
un peu générale , quel sentiment susceptible d'exciter
l'enthousiasme , put animer ces partis qui déchiraient la
nation, et leur dicter des hymnes entraînants ou plaintifs?
Que pouA ait-on souhaiter , attendre , regretter ? Si pour
chanter la liberté il n'est pas nécessaire de la posséder,
de l'espérer même , il faut au moins l'avoir perdue : nos
aïeux n'eurent pas même ce triste bonheur.
'284 PASSÉ ET PRÉSENT.
Soit en interrogeant leurs souvenii's, soit en plon-
geant dans le futur un curieux regard, où leur imagi-
nation eùt-elle rien découvert qui put la ravir ou la con-
soler ? Trop malheureux , trop grossiers pour pressentir
leurs destinées , ils ne pouvaient pas plus trouver dans
leur avenir une espérance qu'un regret dans leurs tra-
ditions. La plupart même ne pouvaient connaître la con-
solation des peuples simples , l'amour de la nature : ce
sentiment ne prend naissance qu'à la vue d'une contrée
pittoresque et dans la liberté de la vie champêtre ; aussi
est-il l'apanage presque assuré des habitants des monta-
gnes. Or la majeure partie de la France est un pays plat
qui n'a dû sa beauté qu'à la culture , et quant aux souve-
nirs de la vie des champs , la féodalité y avait mis bon
ordre, elle leur avait d'avance enlevé toute ombre de
charme ou de dignité. C'était un despotisme civil et, pour
ainsi dire, domestique, qui attristait jusqu'aux chaumiè-
res. Le servage de la glèbe désenchantait la campagne ;
les montagnes même , dont l'aspect agrandit et désinté-
resse , les montagnes n'offraient trop souvent sur leuis
pics odieux que les signaux de la guerre et du pillage. Du
haut de ces cimes imposantes, qui offrent ailleurs un asile
contre l'oppression de la plaine, qui semblent ailleurs
soustraire à l'humiliation la faiblesse en la rapprochant
du ciel , dominait le regard insolent de la tyrannie , et
descendait, couverte d'acier, l'implacable ennemie du
bonheur et de la liberté des hommes.
On le voit, bien des causes historiques se réunissent
pour expliquer et motiver parmi nous le long sommeil de
l'imagination et le développement incomplet ou tardif de
la poésie française. .Te le dis avec plus de regret que de
DE L'HISTOIRE DE LA POESIE FRANÇAISE. 285
haine , nos aïeux furent trop misérables pour être poètes.
Certes une destinée facile et riante n'est pas la condition
indispensable du génie, et le malheur a son inspiration.
Le malheur , dis-je , non la misère , non ce décourage-
ment sans espoir et sans lumière , toujours prêt à dégéné-
rer en brutale insensibilité. Et tel fut trop longtemps le
partage de la multitude en France. Or c'est au sein de la
multitude que naissent les sentiments inspirateurs de
toute poésie nationale. La liberté de la retraite, la vie
solitaire peuvent , à défaut des émotions populaires , pro-
voquer une autre espèce de poésie, celle de la rêverie et
de la contemplation. Mais l'agitation et la rudesse du
moyen âge , le mouvement incroyable des affaires et des
événements , l'action constante des classes de la société
les unes sur les autres, ne permettaient guère la liberté ni
la retraite ; peut-être même qu'indépendamment de ces
causes, le génie naturel de notre pays n'est point méditatif
ni solitaire. Que l'on s'en prenne à notre organisation ou
à notre histoire , ce qui signale éminemment les Français ,
ce n'est pas l'imagination.
Cependant nous avons eu une poésie. Ce nom de poésie
française est un nom connu , qui a un sens , qui réveille
une idée ; je ne sais point d'expression usitée qui ne signifie
quelque chose. Que veut dire celle-ci , et quelle sorte de
poésie devait sortir d'une société ainsi faite , ainsi traitée
par les événements , les lois et le pouvoir ? La poésie ,
nous l'avons vu , ne pouvait être inspirée ni par la patrie,
ni par la hberté , ni par le ciel. Presque partout compri-
mée par la misère et l'ignorance , elle ne pouvait éclore
que là où se rencontrait quelque jouissance des biens de
la vie. Elle ne pouvait inspirer que ceux qui avaient un
286 PASSÉ ET PRÉSENT.
peu de loisir ou de bonheur , exprimer que les sentiments
compatibles avec le caractère français , tolérés par les in-
stitutions, épargnés par les fortunes diverses du pays.
Ainsi l'église, l'université, le monde littéraire des premiers
siècles, monde qui, sous un point de vue général, ne dif-
fère pas de l'église , jouissait d'une mesure de loisir et de
liberté qui eût permis à l'imagination , par conséquent à
la poésie , de naître dans son sein, si d'un autre côté l'as-
sujettissement soit des croyances , soit des devoirs ecclé-
siastiques , n'eût écarté cet abandon , ce laisser - aller
d'émotions et d'actions presque indispensable à la poésie,
surtout si le genre des études n'eût pas été essentielle-
ment antipathique à toute invention , si l'érudition et le
langage des écoles n'eussent résisté à la poésie, qui ne se
nourrit que de sentiments naturels, et ne parle que la
langue populaire. La poésie ne pouvait naitre dans l'école
que par l'étude. On devait arriver à la découvrir par voie
derecherche,lacoucevoir comme une science, la constater
comme une antiquité, non s'y laisser amener par un besoin
del'àmè, et la produire de verve et d'inspiration. Elle de-
vait être un art emprunté et copié des anciens , d'abord
pratique dans leur langue, puis réglé sur leurs préceptes et
leurs modèles , lorsque, des vers grecs et latins , la science
descendi'ait aux chansons nationales, et daignerait les ad-
mettre et les commenter. Gardons-nous donc de chercher
là l'imagination. On n'y in\ente que sous la dictée de
l'exemple, on n'y compose que selon l'ordonnance, et la
critique y précède l'œuvre. iS'y cherchons pas la poésie;
mais remarquons en passant que longtemps l'église et l'é-
cole furent le seul asile de la culture intellectuelle, qu'il y
régnait im esprit d'étude et de recherche qui touchait à
DE L'HISTOIRE DE LA POÉSIE FRANÇAISE. 287
tout , qui glosait sur tout, qui devait se saisir un jour de
la poésie comme de tout le reste, la juger, la former à
sa mode , par suite la constituer en règles , et produire
enfin son art poétique , que nous verrons plus tard se com-
biner avec la poésie naturelle, avec celle qui naissait du
sein de la société ; simple fleur sauvage , qui , pour
n'avoir été ni semée ni cultivée, ne manque d'éclat ni de
parfum.
Mais où s'épanouissait cette fleur inconnue? Vainement
cherchons -nous le sol qui doit la porter. Nous ne trou-
vons là que des ronces incultes , ici que des sillons régu-
liers où rien ne fleurit. L'imagination poétique est étouf-
fée chez le clerc , chez le pajsan , l'un étant trop docte ,
l'autre trop misérable. Il nous faut des hommes qui aient
à la fois plus d'aise et plus de naïveté. Les rencontrerons-
nous dans ceux qui participent à la vie active, et qui
trouvent cependant le temps de penser ou de sentir quel-
que chose? Oui, dans les châteaux et dans les villes , il
existe une double population qui diffère de mœurs , de
droits , de puissance, mais au sein de laquelle règne peu
d'inégalité intellectuelle. L'ordre social , ainsi qu'il est
constitué , ne favorise ou du moins n'épargne que deux
classes , la chevalerie et la bourgeoisie. L'une fut d'abord
la plus libre , l'autre peut-être fut plus tôt intelligente.
Chacune a ses sentiments et ses plaisirs , chacune , bien
qu'elle ait sa part de la disposition tant soit peu prosaïque
de la nation , bien qu'elle ne montre guère de faible pour
l'enthousiasme , brille cependant par cette sorte de viva-
cité mobile qui fait du Français un peuple sensible et spi-
rituel, s'il n'est exalté ni rêveur. Le cercle d'idées et
d'affections où peut se développer , se complaire, se jouer
288 PASSÉ ET PRÉSENT.
leur imagination, ne sera pas très-étendu. Il n'y aura pas
beaucoup de profondeur , de variété , ni peut-être d'élé-
vation dans leur manière de penser et de sentir; mais
enfin ils sauront s'émouvoir et jouir à leur guise. Ils au-
ront des sujets d'espérance ou de regret, quelque chose à
aimer et à chanter. Leurs émotions seront momentanées ,
bornées, parfois vulgaires; mais enfin ils auront des
émotions , et le besoin et le pouvoir de s'y livrer. Là l'ima-
gination prendra naissance; là se rencontrera la poésie
nationale ; elle sera donc chevaleresque ou bourgeoise.
C'est ainsi que se vérifie ce que nous avons dit en
commençant : la poésie porte la physionomie nationale ;
elle l'atteste et la réfléchit. Or maintenant quel est le
caractère de la nation? Je rougis de ce que je vais dire ;
ce n'est point chose neuve , et peut-être tant d'appareil
était peu nécessaire pour amener si mince conclusion.
Mais enfin il ne faut pas trop dédaigner les lieux com-
muns , ils ont toujours quelque fondement, et la vérité la
plus neuve peut se cacher dans un adage. Or donc , quel
est le caractère français? Il n'y a point de réputation
usurpée , les Français sont une nation galante et gaie.
C'est à ce double signe que l'Europe les a longtemps
reconnus. C'est encore leur réputation dans toutes les au-
berges de l'univers. Acceptons-la, et convenons qu'il y
a cinquante ans , chacun sans restriction eût souscrit à ce
jugement. Il disait vérité sans doute , ce jugement du
monde, quoiqu'il ne dit pas toute vérité; et de même
qu'aujourd'hui chacun assure que les Français sont bien
changés, ils sont bien changés en effet; et nous allons voir
que si leur poésie a suivi et reproduit leur caractère, elle
doit maintenant se renouveler comme lui, et devenir dif-
DE L'HISTUIKE DE LA POESIE FRANÇAISE. 28'J
férente pour rester nationale. Quant à son origine, je
soutiens mon dire , elle est dans la galanterie française ,
elle est dans la gaieté française.
La galanterie fut longtemps preuve de noblesse : c'était
vertu de chevalerie. Livrés aux chances d'une vie avan-
tureuse, aux fatigues d'une incroyable activité, ce ne
sont peut-être pas les nobles les premiers, ce ne sont pas
tous les nobles du moins qui chantèrent les tendres soucis,
les molles joies de l'amoureux servage. Mais c'est parmi
eux et autour d'eux que naquit la chanson , interprète
des désirs , des souvenirs ou des regrets de l'amour. C'est
dans les châteaux, dans les palais, dans les veillées après
les carrousels, que se firent entendre les premiers accents
de cette passion si pressante dans sa soumission , si hardie
dans son humilité , parfois si maligne dans ses plaintes ;
de ce mélange enfin d'émotion et d'esprit, de mélancolie
et de légèreté qui caractérisa de bonne heure la galanterie
dans le sens fiançais du mot. Les chevaliers ne pouvaient
chanter leur foi , qui n'était qu'une pratique ; leur cause,
car ils n'en avaient pas. Leurs exploits même ne se rat-
tachaient pas souvent à une idée qui les rendit chers à
l'imagination et propres à la poésie. Il fallut qu'un fil
assez léger vînt lier la valeur à l'amour , et qu'un but
fût proposé à la prouesse, pour que la chevalerie eût ses
chansons , et la poésie naquit du besoin de plaire plus
encore peut-être que de la douceur d'aimer ; tant se re-
trouve en tout l'esprit prompt et positif de la nation.
Toujours est-il vrai que l'amour inspira la première vraie
poésie , et dût cette origine paraître une fadeur , il faut
reconnaître qu'elle est caractéristique , et traliit sa patrie.
Le type de cette poésie est Thibauld, comte de Cham-
I. 25
290 PASSÉ ET PRÉSENT.
pagne , si ce n'est tel qu'il fut , du moins tel qu'on le
renomme ; et pour ne remonter qu'au quinzième siècle ,
nous en trouverons le dernier, et non certes le moins digne
héritier, dans Charles d'Orléans, le père de Louis XII.
Ces noms suffisent pour faire preuve de la noblesse de la
poésie galante.
La gaieté française va se montrer plus roturière. Cette
bourgeoisie , dont l'activité et l'influence expiraient aux
remparts des communes , n'avait point tardé à jouir de
quelque aisance , et parfois de quelque repos. Si la con-
stitution de la société lui défendait presque en tout lieu la
puissance et la gloire, elle ne lui ôtait pas toujours les
moyens et le goût de jouir de la vie. Préservés souvent du
désordre qui régnait dans la campagne, tranquilles pourvu
qu'ils fussent humbles , riches s'ils avaient soin de payer
rançon poiu* leurs biens et leur repos , nos pères aimaient
dans l'intervalle de leurs travaux à se donner, comme on
dit, du bon temps. Population sans droit, sans ambition ,
trop souvent sans fierté, ils se plaisaient aux amusements
grossiers alors de la vie privée , aux sensations franches et
vives qui provoquent ou suivent le gros rire. Des festins
copieux et bruyants , des veillées animées pai* des contes
ou des danses , une joyeuseté intarissable qui se trahissait
par des tours d'écolier ou des sailhes de cabaret, en un
mot la vie telle que la peignent les tableaux flamands ;
voilà les façons de la bourgeoisie d'alors. Ses honorables
membres n'étaient ni difficiles dans leurs plaisirs , ni dé-
licats dans leurs plaisanteries; et la bouffonnerie seule
eût été sans grâce, si la naïveté et la malice ne l'eussent
relevée, la naïveté , cette vertu du temps , et la malice, si
naturelle a un peuple vif et léger qu'opprime l'arbitraire^
DE L'HISTOIRE DE LA POÉSIE FRANÇAISE. 291
que dévorent les abus , et qui n'a d'autre ressource que de
se venger par en nwdire. Là donc, au milieu des ébats
d'une jeunesse vive et déréglée , nous verrons naître de
fines saillies, de plaisantes histoires qui se traduiront en
chansons badines , et composeront avec le temps toute une
poésie à rire , où la verve n'exclura pas toujours la grâce.
Le prince de cette poésie au quinzième siècle, c'est Vil-
lon, chantre de cabaret et de carrefour, qui mena la vie
d'un écolier libertin et fripon, et que ses gentillesses brouil-
lèrent avec le Châtelet. Son talent , qui est réel , a tout
l'entraînement du désordre, et brille déjà par ce mélange
de verve et d'ironie qui signala parmi nous la poésie lé-
gère. On reconnaît en lui un des chefs de cette école qui,
en s'épurant par une sensibilité plus fine et par une gaieté
plus choisie, produira son homme de génie, dans la per-
sonne de Jean La Fontaine.
La galanterie et la gaieté , la chanson d'amour et la
chanson badine , ou , si l'on veut, noblesse et bourgeoisie,
voilà donc toute la poésie comme peut-être toute la so-
ciété française au quinzième siècle. Non pourtant que les
deux genres restassent toujours séparés ; les bourgeois par-
fois hantaient les chevaUers ; des emplois, des services di-
vers ouvraient les palais à la roture. Elle échangeait avec
la noblesse ses idées et ses sentiments ; elle avait enfin sa
galanterie , comme l'autre avait sa gaieté. La poésie sut à
la fois redire les émotions du cœur ou des sens , et les fan-
taisies d'une humeur bouffonne et railleuse. L'alliance
même devint intime, habituelle, commune à toute poésie.
On la retrouve empreinte d'un charme qui n'est point
effacé, dans le poète de François I", de ce roi qui lui-
292 PASSE ET PRÉSENT.
même eut ce double caractère de gaieté et de galanterie,
au point d'avoir passé longtemps pour le roi français par
excellence , et dont la renommée en effet , après un règne
si désastreux , après tant de fautes et d'iniquités, ne sau-
rait s'expliquer sans un fond de sympathie inaltérable en-
tre ses sujets et lui-même, sans une conformité de mœurs
et d'idées qui, malgré son gouvernement, en fit l'homme
de sa nation. Clément Marot ouvre le xvi* siècle; il
avait vingt ans, quand François I" en avait dix-neuf; ses
premiers vers furent offerts au roi , lorsqu'il venait de
monter sur le trône. Fils d'un bourgeois valet de chambre
de la cour , et qui faisait des vers , Clément Marot était
bien l'homme qui devait réunir tous, les caractères pri-
mitifs et naturels de la poésie française. Il devait tenir de
Charles d'Orléans pour la galanterie , de Alllon pour la
gaieté : comme l'un, il avait vu la cour et délicatement
aimé de nobles dames ; comme l'autre , il avait mené une
vie de désordre , et , quoique pour des causes moins gra-
ves , tant soit peu bataillé avec la justice. Rien n'est sé-
rieux chez lui , ni la science , ni la pensée ; il n'a rien lu
que des romans et des vers. On sent avec lui que la poésie
n'a pas encore été touchée par l'érudition. C'est un art
sans doute , mais un art connu de ceux-là seulement qui
le pratiquent , exempt de toutes règles , hors de ces se-
crets du métier qui se révèlent par inspiration ou se dé-
couvrent à ^œu^ re, mais qu'aucune étude, aucune théorie
n'a encore mis à la portée de tout esprit patient et
sensé. Veut-on voir combien la familiarité tendre ou gaie
était le ton naturel et de la poésie et de Marot? Qu'on re-
lise sa traduction des Psaumes ; c'est là que les idées jurent
i
DE L'HISTOIRE DE LA POESIE FRANÇAISE. 293
avec les mots , et que la langue de l'auteur et du siècle re-
fuse une poétique expression aux plus poétiques pensées
qui aient jamais été mises en \ers.
Avant de suivre la poésie au xvi^ siècle , et de parcou-
rir les détails du savant tableau qu'en a tracé M. Sainte-
Beuve , qu'il me soit permis d'insister sur l'idée générale
qui ressort de tout ce qu'on vient de lire et de l'appli-
quer à l'ensemble de l'histoire de la poésie française. Il
me semble qu'elle l'explique et reste vraie, même après
que celle-ci s'est modifiée. Le temps marchera , on verra
la poésie se diversifier, s'agrandir : les conseils de l'érudi-
tion , le mouvement des mœurs , le développement des
esprits feront essayer des genres nouveaux ; de nouvelles
cordes seront attachées à la lyre. Mais je ne sais si les plus
sonores et les plus douces ne resteront pas celles que ten-
dit et toucha les premières la main de nos aïeux. Avec les
années, aux formes diverses de la poésie légère se join-
dront celles de la poésie sérieuse, l'ode, la tragédie , l'épo-
pée. Mais quel genre paraîtra le mieux convenir au gé-
nie national? qui l'inspirera le mieux? C'est encore,
on n'en peut douter, c'est l'amour et la plaisanterie. As-
surément il ne faut rien exclure; tous les essais ont eu
leur mérite ; en tout genre , nous avons eu des talents di-
gnes d'estime. Mais enfin est-ce le poème épique ou ly-
rique qui fait la gloire de la muse française? est-ce dans
le récit ou la description qu'elle excelle? Non sans doute,
cela est convenu. Où sont les sentiments, les objets
qu'elle chante avec le plus d'àme et de puissance ? La
religion? On a commencé par la lui interdire; ce n'est qu'en
passant qu'un sentiment religieux a trouvé placé dans
nos vers. .-Jt/ialie est la seule exception; encore le poète
25.
294 PASSÉ ET PRÉSENT.
n'y parle-t-il pas en son nom ; et son langage est bibli-
que et non chrétien. La nature? Jusqu'à une époque fort
récente , la poésie l'a dédaignée , et le genre de sentiment
que la nature inspire semblait longtemps étranger à nos
cœurs comme à nos livres. Restent les passions politiques.
Mais pendant nos deux grands siècles littéraires, elles
étaient silencieuses ; il eût été bizarre d'y chercher une
inspiration. Il faut donc le reconnaître, le génie français
ne se déploie avec une verve sans rivale, avec une grâce
inimitable, que dans l'amour et la plaisanterie. L'amour
est un sentiment flexible, dont la nature se modifie avec
les opinions, dont l'expression change avec les mœurs.
La plaisanterie est soumise aux variations du goût, gros-
sière pour une société novice , délicate pour une société
raffinée. TS'ous avons vu tous ces changements; mais, à
toutes les époques, et sur tous les tons, la poésie du
sentiment et du comique s'est toujours signalée chez nous
par la force , le charme ou la vérité. Toujours on a senti
qu'elle était naturelle à la France. En tout autre genre,
il manquait à nos poètes tantôt la sublimité , tantôt l'a-
bandon, bien souvent l'invention. Dans l'amour, depuis
la tragédie jusqu'au madrigal ; dans la plaisanterie , de-
puis la comédie jusqu'à l'épigramme, leur génie redeve-
nait aisé, fécond, libre, varié. Cela est si vrai que le
poète fançais par excellence , celui qui n'aurait pu naitre
ailleurs, l'idole de son siècle, l'envie de l'Europe qui ne
lui connaît point de rival ni de modèle , c'est le poète de
la passion et de la plaisanterie, c'est le chantre de Zaïre
et du Mondain , c'est Voltaire.
Dites maintenant que le goût des lecteurs et le pen-
chant des poètes ne les porte plus vers l'école de Voltaire,
DE L'HISTOIRE DE LA POÉSIE FRANÇAISE. 295
ni même vers les deux sources d'inspiration que nous ve-
nons de nommer. Il se peut, et c'est une preuve entre
mille , que nous ne sommes plus le même peuple. Ne s'est-
il pas en effet passé quelque chose depuis cinquante ans?
L'histoire ne cite pas de changement plus étendu , plus
profond, plus rapide , que celui qui s'est accompli parmi
nous. Si de nouveaux sentiments sont nés avec de nou-
velles idées, si l'amour de la liberté ou de la nature s'est
révélé à la France, si le génie national est autre enfin,
autre sera la poésie nationale ; nous le reconnaissons ,
nous le désirons même ; il y a longtemps déjà que nous
demandons à grands cris la nouveauté. Et cependant, je
ne sais , mais peut - être sous le costume du temps , notre
main sentirait - elle battre encore le cœur de la vieille
France. Peut-être est-ce encore l'amour et la satire qui
ont dicté les premiers chants de la muse nouvelle ; l'a-
mour rêveur, la satire amère, il est vrai, tels enfin que
les veut et les comprend un siècle sérieux et troublé. Qui
ne rattacherait aisément aux origines chevaleresques et
bourgeoises de la poésie française , à ses traditions de
tendresse et de malice , les Méditations de M. de Lamar-
tine et les Chansons de M. de Béranger ?
M. Sainte-Beuve ne repousserait pas l'idée que , pour
notre compte , nous nous sommes faite de la poésie fran-
çaise; car son ingénieux ouvrage en contient le germe,
et nous n'avons eu qu'à le développer. Dans l'étude du
XVI* siècle , nous le suivrons de plus près encore. L'éru-
dition et la sagacité du jeune critique seront nos guides ,
et nous serviront même ([uelquefois à nous écarter de sa
route.
En déterminant le caractère général de la poésie fran-
296 PASSÉ ET PRÉSENT.
çaise, nous n'avons pas dissimulé qu'il s'était sans cesse
produit sous des formes diverses. L'esprit de la nation ne
pouvait périr ; c'est en quelque sorte son individualité.
Mais l'individu, en persistant, modifie ses idées et ses ma-
nières ; il est lui-même et non le même ; il change avec
l'âge. Ainsi vont les nations, leur littérature, leur poésie.
Dans le détail , des hasards se présentent , des incidents
surviennent , qui amènent des effets passagers ou dura-
bles; les éléments primitifs eux-mêmes se développent
spontanément, et se modifient par leur propre vertu.
C'est ce développement naturel , combiné avec l'action
des causes fortuites , qui compose toute l'histoire , l'his-
toire politique comme l'histoire littéraire. Contempler et
décrire exclusivement un de ces deux ordres de faits, c'est
mutiler la vérité, tomber dans le système ou dans la con-
fusion, méconnaître l'influence des individus ou la loi de
l'humanité. Dans la littérature surtout, l'esprit garde tou-
jours beaucoup d'arbitraire ; quoi qu'il doive aux circon-
stances, à féducation, à l'exemple, il ne doit pas moins
à lui-même; et, grâce à Dieu, ainsi que la conscience
a des volontés, l'imagination a des penchants. Un grand
écrivain venu dans son temps exerce une puissance per-
sonnelle qu'on ne saurait nier : il hâte ou il ajourne une
nouveauté , il entraîne dans une voie ou détourne d'une
direction, il crée soit un genre, soit une doctrine; et s'il
est vrai qu'il emprunte à son siècle , il rend à son siècle
plus qu'il ne lui a prêté. Une histoire de la littérature est
donc sans doute l'histoire du public ; mais c'est bien
aussi celle des auteurs, comme l'histoire politique est
celle du gouvernement en même temps que de la société.
Encore l'influence des écrivains est-elle plus individuelle
DE L'HISTOIRE DE LA POÉSIE FRANÇAISE. 297
et plus libre que celle du pouvoir ; le talent domine plus
par ses propres forces que l'habileté. Ainsi la critique,
trop portée autrefois à isoler les écrivains de leur époque,
a raison aujourd'hui pour les juger de les placer au mi-
lieu du monde où ils ont vécu, au sein des sentiments et
des idées dont ils ont été les interprètes : l'histoire de la
littérature ne doit pas rester étrangère à celle de la société.
Mais gardons-nous cependant de trop abonder dans ce
sens , et d'oublier ce qu'il y a d'original et de spontané
dans le talent. C'est par une vue complète des choses, de
ce qui est général et de ce qui est individuel , que tout
s'éclaircit et se concilie. Ainsi l'on peut comprendre l'es-
prit d'un siècle et d'une littérature , en même temps que
les variations et les nuances du même siècle et de la même
littérature. L'exemple de M. Sainte-Beuve le prouve à
merveille ; il cherche à tout voir, à faire la part du temps
et celle des personnes. A la lumière qu'il a portée sur
toutes les parties de son tableau , nous aurons peu de mé-
rite à voir clair après lui.
Nous avons laissé Clément Marot à la tête de la poésie
française; il était naturel qu'il eût des imitateurs, ou
plutôt des émules , car il n'avait fait que rimer sous la
dictée de son temps. Son mérite était moins d'avoir créé
qu'excellé dans un genre qui eût été créé sans lui, tant il
convenait à la société contemporaine. Nul ne le surpas-
sait , et de ceux qui avec lui ou après lui composèrent à
sa mode, on ne doit citer les noms que de Mellin de Saint-
Gelais et de Victor Brodeau. Ils continuaient le ton de la
poésie naïve, aux formes humbles, aux origines gau-
loises, tandis que Pierre Faifeu, encore en arrière de l'é-
cole marotique , maintenait assez fidèlement la tradition
298 PASSÉ ET PRÉSENT.
plus grossière de Villon. Mais tout à coup , et presque
sans provocation, la science étendit la main sur la poésie
nationale , et entreprit méthodiquement de la régénérer.
Comme il convient , cette tentative subite fut précédée
d'une théorie , et le système devança l'œuvre. Les pro-
ductions de l'école régnante avaient été suivies de la pu-
blication d'un Art poétique à son usage , où Marot et ses
pareils sont traités de bons et classiques poètes français *^ .
L'école qui prétendait la supplanter débuta par publier
le sien , et Joachim Dubellay se porta le rhéteur du parti
dont Ronsard devait être le poète. Son Illustration de la
langue française parut en 1549, comme un manifeste qui
annonce la guerre.
Pendant beaucoup d'années , les savants de profession
avaient dédaigné ce jargon que l'on parlait autour d'eux,
et refusé toute attention aux bégaiements d'une muse
ignorante. Quand les temps furent accomplis , ils songè-
rent enfin que leur pays pourrait bien avoir aussi une lit-
térature en propre, une poésie en son nom, et tout à
coup , épris du noble désir de lui faire ce beau présent ,
sans tenir aucun compte de ce qui existait déjà, plusieurs
d'entre eux résolurent d'exploiter la langue comme une
mine vierge, et de tout créer sur de nouveaux frais.
Cette pensée était hardie , libre , patriotique , mais , par
une préoccupation singulière, par habitude d'esprit ou
orgueil d'érudition , ils crurent et ils établirent que le
seul moyen de féconder, de refaire la langue était de se
pénétrer intimement de la substance des auteurs anciens,
(ki se transfoniwr en eux, comme ils le disaient, pour
• Art poétique par Thomas Sebilet, publié en 1548.
DE L'HISTOIRE DE LA POÉSIE FRANÇAISE. 299
reproduire sous la forme française les pensées , les mots
même, et tous les procédés de l'art de l'antiquité. La doc-
trine , la réflexion , l'étude manquaient trop aux vers jus-
qu'alors estimés , pour qu'ils en fissent aucun cas , et ils
vouèrent à l'oubli tous leurs devanciers. En même temps,
ils insultèrent aux savants, pour avoir rejeté dun sourcil
plus que stoùjue toutes choses écrites en françois. Ils en-
treprirent donc de restaurer tout ensemble l'art et la lan-
gue, soit dans la prose, soit dans la poésie. Etienne Dolet
forma [Orateta français; Dubellay s'occupa débaucher
le Poète. C'était le poète national , ne l'oubliez pas , il le
dit formellement, et il lui recommande avant tout de
lire et relire les exemplaires grecs et latins. C'était le poète
national, et, ce qu'il reproche à ses prédécesseurs, c'est
de ne s'éloigner point de la commune manière de parler.
Il prétend réhabiliter la langue française , et il veut que
l'on sorte des voies du génie français : « Sur toute chose,
» dit-il , observe que ton poème soit éloigné du vul-
gaire. » Ainsi, cette littérature originale avait pour prin-
cipe l'imitation; cette littérature nationale devait être
empruntée à l'antiquité. Évidemment, nous assistons ici
à la naissance de la poésie classique. Telle fut du moins
sa première forme. N'oublions pas cependant que ceux
qui en eurent les premiers l'idée, firent preuve de har-
diesse et d'une sorte d'invention. Ils pensaient hasarder
beaucoup et grandement innover en s'élevant au-dessus
de préjugés scolastiques, en substituante l'étude stérile
des anciens, à l'art servile de les contrefaire dans leur
langue, la liberté et la fécondité de l'imitation. Ils firent
un faux calcul plutôt qu'ils ne manquèrent de génie.
Ronsard fut le premier, mais autour de lui se groupèrent
300 PASSÉ ET PRESENT.
des rimeurs et des critiques , dont la réunion fut appelée
la Pléiade. Les hommes les plus remarquables par le
sens et l'esprit , tous ceux qui détestaient la trivialité et
croyaient mépriser la pédanterie , applaudirent à la nou-
velle école ; Montaigne , de Thou , Muret , le chancelier
de l'Hôpital , tous crurent saluer enfin le jour de la vraie
poésie française ; quelques-uns même prirent parti dans
la polémique qui ne tarda pas à s'élever; Rabelais seul
s'aperçut qu'il manquait à cette poésie ce qu'il cherchait
partout, le naturel. Mais Rabelais était trop au-dessus de
son siècle.
Ronsard avait passé sept ans entiers avec ses amis à
studieusement approfondir les langues savantes , à mé-
diter froidement les principes et les moyens de la révo-
lution qu'il projetait d'accomplir. Peu après la publica-
tion de la Poétique de Dubellay, qu'il regardait comme
son élève, il imprima ses vers à l'appui de son système,
et presque aussitôt il obtint une gloire et une puissance
qui dm'èrent près de cinquante ans sans débat ni revers,
puis tombèrent soudain pour ne se plus relever. Le nom
de Ronsard n'est pas oublié, mais il est ridicule. On peut,
sans l'avoir lu, soupçonner là quelque injustice. Étudiez
ses idées et ses œuvres, et tout s'expliquera. Que vou-
lait-il? Reproduire en français le génie antique , lui en-
lever les genres dans lesquels il avait brillé, l'ode, la
tragédie , l'épopée , et tout en suppliant les poètes de
n'être pas pins latincnrs nij grécanisenrs , piller Thche et
saccager la Poinlle, c'est-à-dire dérober Horace et Pin-
dare. En bannissant la poésie de collège, qui ennuyait les
hommes de sens , et celle de ruelle ou de cabaret , qui
dégoûtait les gens instruits, il prétendait plake en même
DE LUISTOIRE DE LA POÉSIE FRANÇAISE. 301
temps au goût , à la science , à la raison. Il imitait sans
doute, mais il portait de la verve dans l'imitation. Il était
systématique , mais il se sentait ou se croyait inspiré. Il
inventait peu, soit dans la forme, soit dans le sujet de ses
poèmes, mais il possédait une qualité éminente qui, sur-
tout en France , peut suppléer toutes les autres , il avait
l'imagination du style.
C'est au langage en effet que l'école de Ronsard s'atta-
cha principalement. Elle lui fit subir toutes les épreuves
d'un travail ingénieux. Elle le rendit souvent pénible et
contourné, mais plus noble, plus riche, plus pittoresque;
elle lui donna de l'éclat sans correction , introduisit des
tours et des mots tantôt heureux, tantôt bizarres , figura
la langue enfin ; c'était créer la poésie de l'expression.
Le mécanisme du vers , la coupe des strophes , la diver-
sité des mesures , le croisement des rimes , vingt détails
techniques furent aussi perfectionnés ou imaginés par ces
savants artistes; et c'est à ces divers titres que la poésie,
qui conserve encore l'empreinte de leurs mains, leur doit
peut-être quelque reconnaissance.
Mais là se bornèrent leur influence et leur talent. Style
et versification, sur ces deux points ils furent habiles, et
la plupart, gens d'esprit et d'étude, y ajoutèrent le mérite
plus philosophique que poétique de bien savoir ce qu'ils
faisaient, de concevoir l'art avant de l'essayer, de le
créer à dessein, d'être poètes enfin de propos délibéré.
Funeste et singulier exemple , que nous retrouvons à la
naissance de notre littérature , et qui ne devrait apparte-
nir qu'à des temps de décadence, ou tout au moins de
raisonnement et de civilisation. Ainsi, dès le principe, la
réflexion et la science ternirent la fraîcheur de la poésie à
I. 26
302 PASSE ET PRÉSENT.
peine éclose. L'étude des anciens ne permit pas à nos
pères de rester dans l'ingénuité des premiers âges, ni de
se développer lentement et par eux-mêmes. Elle hâta,
elle improvisa pour ainsi dire leur développement , sub-
stitua de bonne heure l'érudition à l'instinct, l'art à l'in-
spiration. Etonnez-vous maintenant que notre littérature
ait toujours manqué d'une sorte d'originalité et d'aban-
don. L'imitation et la critique ne l'ont pas un instant
abandonnée ; la muse française au berceau notait les airs
en les chantant.
Voyez les œuvres de Ronsard. M. Sainte-Beuve les pu-
blie par extraits ; il ne cache pas son faible pour le poète,
et nul doute que son choix ne soit fait avec autant d'a-
dresse que de goût. Cependant aupi'ès du talent d'écrire
et de versifier , qu'il est impossible de n'y pas admirer ,
comment ne point remarquer ce défaut presque absolu
d'invention, cette disette d'idées originales, ce goût pour
les souvenirs mythologiques, cette inspiration de seconde
main qui se puise dans Théocrite, dans Anacréon, dans
Catulle , surtout dans Horace , même dans Pétrarque ou
Jean Second, enfin je ne sais quoi de savant et d'artificiel
qui annonce déjà la poésie classique? Encore le recueil
est-il composé de manière à faire une sorte d'illusion. Le
défaut est beaucoup plus grand chez Ronsard que dans
ce qu'on en publie. M. Sainte-Beuve a recueilli de préfé-
rence les petites pièces , les poésies galantes , où Ronsard
portait moins de travail et de prétention, mais plus d'âme
et de mouvement. Le dirai-je? ce Pindare du xm"" siècle
s'est mépris sur son génie ; il était né pour être le rival
de Marot, non son adversaire. Prompt au plaisir, léger
dans ses goûts, sa vocation eût été de se laisser aller
DE L'HISTOIRE DE LA POÉSIE FRANÇAISE. 303
avec nonchalance à l'attrait de l'amour ou plutôt de la
beauté , de peindre avec vi^ acité ce que l'imafrination
peut ajouter de charme au plaisir des sens. >'e lui deman-
dez rien de plus , ni sentiment profond , ni pensées neu-
ves , et vous admirerez alors un talent naturel, qu'eût en-
vié Chaulieu, que n'eût pas dédaigné La Fontaine. Mais
l'ambition de Ronsard visait plus haut; il a fait des son-
nets sans doute, car l'exemple de l'Italie ne permettait
pas d'y manquer. Il a fait des chansons tendres et ga-
lantes, car c'était son goût, et les anciens d'ailleurs l'y
autorisaient. Mais l'ode, mais l'hymne, l'élégie, l'épitre
sérieuse , le poème héroïque , il a tout essayé , il a cru
tout créer, et sûrement il mettait sa gloire dans ces com-
positions relevées qui le rapprochaient de ses modèles,
bien plus que dans les pièces fugitives qui l'assimilaient
à ses contemporains. Ce n'est pas dans ce dernier genre
qu'il a fait école, et la réputation qu'il a laissée n'est
pas celle d'un prédécesseur de Parny. C'est pourtant ce
que l'avait fait la nature ; et sa manie fut précisément
de forcer la nature , et d'être sublime en dépit de sa vo-
cation.
Le style et la versification ne sont pas toute la poésie :
voilà ce que ne virent pas les doctes artistes de la Pléiade.
Ils se crurent poètes parce qu'ils écrivaient avec imagi-
nation , avec harmonie , comme ils se crurent nationaux
parce qu'ils appliquaient des expressions anciennes à des
sujets modernes, parce qu'en imitant le mouvement et la
pensée d'une ode d'Horace, ils y glissaient des noms nou-
veaux de personnes et de pays, enfin parce qu'ils ft'anci-
saient l'antiquité. Grande erreur, et qui a, plus encore
qu'une vingtaine de mots bizarres et d'épithètes homéri-
304 PASSÉ ET PRÉSENT.
ques , mérité à Ronsard le reproche d'avoir en francah
parlé grec et latin.
Son école fut un accident qui troubla le cours naturel
de la poésie française. Destinée, comme tout ce qui est
factice , à disparaître rapidement , elle ne se retira point
cependant sans laisser trace de son passage, et cette ten-
tative de constituer despotiquement et systématiquement
la poésie eut pour résultat, non d'établir l'ordre définitif,
mais d'introduire la confusion et l'incertitude. Une
théorie critique qui expliquait les secrets de la compo-
sition et les recettes de l'art , qui érigeait l'imitation en
principe , dut enhardir et multiplier la pire espèce des
mauvais poètes, les poètes beaux-esprits. Aussi ne man-
quèrent-ils pas à la dernière moitié du xa i^ siècle et aux
commencements du suivant. Qui le croirait, et combien
il est vrai qu'un malheur ne va point seul , la tentative
patriotique et originale de créer une poésie nationale sans
originalité porta toutes ses conséquences : un condisciple
de Ronsard, Baïf , l'une des sept étoiles de la Pléiade,
fonda une académie, laquelle obtint, en 1.570, des lettres
patentes, et dont, pour comble d'infortune, le roi se dé-
clara protecteur. Heureusement elle disparut dans nos
troubles civils. C'est ce qui peut-être réhabilitera la mé-
moire de la Ligue dans l'esprit des honnêtes gens. Si elle
n'eût étouffé le monstre au berceau , nous risquions d'y
perdre Malherbe et Corneille.
Le temps qui s'écoula depuis Ronsard jusqu'à la venue
de ces deux gentilshommes normands fut médiocrement
rempli par ses médiocres successeurs. 11 avait lâché les
rênes à l'imitation : rien n'arrêtait plus les esprits com-
muns. Tels furent les Desportes, les Bertaut, tous ceux
DE L'HISTOIRE DE LA POÉSIE FRANÇAISE. 30;j
qui, fidèles à l'imitation plus qu'aux modèles, se jetèrent
dans le goût de l'école italienne, et, par l'afféterie et la
mollesse, gâtèrent encore le genre d'une école dont
Agrippa d'Aubigné garda seul , jusque sous le règne de
Henri IV, la rudesse et l'étraugeté. Cependant, comme le
génie national ne perd jamais ses droits, on trouve encore
çà et là quelques chansons où respire un sentiment vrai ,
et Rosette, pour un peu d absence, se chante encore dans
nos concerts comme au temps du duc de Guise. Cet autre
don de la vieille France, la gaieté, garda, ranima même
sa poésie. Les passions des guerres civiles lui donnèrent
plus de force et de feu; et, dans la Satire Ménippée , la
malice bourgeoise, en conservant sa grâce, devint sé-
rieuse et patriotique. C'est la gloire de Jean Passerat,
qui, tout savant qu'il était, fut poète à la vieille ma-
nière, par sentiment, non par étude. L'amour du droit et
du pays l'inspirait. On retrouve chez lui la vraie France :
peu d'imagination, peu d'éclat, mais l'esprit, la malice
et la naïveté. C'est au même goût, car c'est à la même
condition qu'appartient le fondateur de la satire régu-
lière, Mathurin Régnier; il fut aussi un de ces enfants
de la joie , élevés au bruit des verres et des saillies , et
pour qui la licence des propos moqueurs faisait tout le
sel de la conversation. Grossier dans le ton et les idées,
11 sut porter dans la familiarité de la satire le soin et
l'art du style. 11 appliqua à son genre le principe de
Ronsard, l'imitation des anciens; mais, bornée ici à la
forme de poème, l'imitation ne pouvait empêcher Ré-
gnier de chercher ses sujets autour de lui , et de retracer
dans ses cyniques peintures des mœurs vivantes. C'était
le bonheur du genre que d'être forcément contemporain
26.
306 PASSÉ ET PRÉSENT.
et national, et par là Régnier, quoiqu'il ait pris parti pour
les anciens et pour le savant langage , est un poète tout
français.
Enfin Malherbe vint, et nous ajouterions volontiers
tout ce qu'ajoute Despréaux; car les éloges qu'il lui
donne , répétés par la postérité , sont ratifiés par la nou-
velle critique. Mais ces éloges ne font pas de Malherbe
un grand poète , s'ils montrent en lui un habile écrivain.
Il est vrai, Malherbe épura, fixa la langue et la compo-
sition des vers; il proscrivit l'hiatus, les mauvaises rimes,
les mauvaises élisions, les cousonuances désagréables,
les inversions forcées; enfin il établit les règles de la cé-
sure. Mais ce n'est là , comme on voit , qu'une réforme
technique , du genre de celle que Ronsard avait tentée.
D'où vient donc qu'il fut l'ennemi de toute l'école de
Ronsard , et qu'il passe encore , non pour l'avoir conti-
nuée, mais pour l'avoir renversée? Le voici : la tentative
de Ronsard avait été d'ennoblir la poésie en lui donnant
une langue à part , pour ainsi dire une langue savante ,
enfin de doter la France d'un art emprunté de l'anti-
quité, et qui la calquait pour l'égaler. Au temps de Mal-
herbe, au contraire, la langue usuelle s'était éclaircie,
épurée , relevée ; la raison en se propageant avait passé
des idées aux mots, et, comme la raison, le goût s'était
formé et répandu. Les esprits avaient besoin du simple,
du noble , du sérieux , non plus de l'étrange et du forcé.
Le génie de Malherbe fut d'étendre cette révolution à la
poésie. Sans cesser de la vouloir classique par la dignité
du ton , le st)in de la correction , la marche même du
style , il la prétendit ftiire toute française par le choix des
mots et des tournures. Il réduisit la part de l'imitation.
DE LHISTOIRE DE L\ POESIE FRANÇAISE. 307
et rétablit les droits de l'idiome national. C'est ainsi qu'il
eut à lutter contre ses prédécesseurs, et parut à leurs
partisans novateur téméraire ; c'est ainsi qu'il avait cou-
tume de dire que ses 7na/(res pour le hincjacje étaient les
crochetenrs du Port au foin . Aux yeux du pédantisme ,
la réforme qu'il entreprit parut un retour à la barbarie ,
et il fut accusé de vouloir jeter aux vents les cendres des
Grecs, des Latins et des Hébreux ' . On l'eût appelé roman-
tique, si le mot eût été connu. Malherbe ne l'était toutefois
qu'en ce sens, qu'il voulait que le langage fût national
et suivit son propre génie ; mais en réhabilitant la langue
française , il la châtiait avec une singuhère sévérité, et ce
hardi romantique était puriste impitoyable. >''importe;
s'il rendit la langue des vers correcte et peut-être un peu
sévère , il introduisit le naturel dans le style soutenu , et
dégagea l'art de l'affectation. Là s'arrête, il est vrai, ce
qu'il a fait dans l'intérêt de la poésie. >'i pour les formes,
ni pour les sujets, ni pour la pensée, il n'a aussi heureuse-
ment innové. D'ailleurs, pour être ennemi de Ronsard, il
n'a rien de commun avec Marot. Sa réforme n'est qu'une
réaction modérée contre les excès d'une révolution. >'on
moins dénué d'invention que ses devanciers , avec moins
de sensibilité et peut-être moins d'esprit , ce fut un poète
noble et froid, élevé et timide. Il fit passer le bon goût
dans la poésie, sans y ramener l'inspiration. C'est dire
qu'il créa définitivement le genre classique ; et ce genre
convenait parfaitement à l'âge d'une nation qui, dans les
lettres, revenue de l'exagération, se prenait d'amour
pour la raison , comme , dans la politique , le dégoût de
' Régnier.
308 PASSE ET PRESENT.
la violence la passionnait pour l'ordre. Ainsi régnèrent ,
au grand contentement des peuples, Malherbe et Ri-
chelieu , Boileau et Louis XIV, la littératiu-e classique
enfin et la monarchie administrative. Il fallut près de
deux cents ans pour user l'empire de toutes deux , et les
causes qui renversèrent l'une ont pu seules détrôner
l'autre.
"S oilà comme nous concevons l'histoire de la poésie ,
comme elle ressort du récit de M. Sainte-Beuve ; et nous
devons dire qu'à part quelques jugements , nous n'avons
fait que resserrer ses observations et généraliser ses
idées. L'espace manque pour le suivre dans les curieux
détails du tableau correspondant qu'il trace de la poésie
dramatique pendant la même période de temps; cepen-
dant elle est tellement importante dans notre littérature ,
que nous ne pourrions de tout ceci déduire une conclu-
sion légitime et lumineuse, si nous ne disions un mot de
cette histoire du théâtre, telle que l'a restituée M. Sainte-
Beuve. Veuille donc le lecteur nous croire sur parole,
lorsque nous lui dirons qu'il faut distinguer une première
époque, où le théâtre ne fut point un art, mais un passe-
temps ; bien loin de requérir science et travail , il reste
alors tout populaire par les auteurs, les acteurs et le public.
C'était le temps des mystères et moralités, d'où vient la
tragédie ; des fanes et sotties , d'où la comédie prit nais-
sance. Le théâtre était alors gaulois comme la poésie,
bien que plus grossier qu'elle; cet âge du drame corres-
pond à peu près à celui de Clément Marot , ou plutôt de
ses prédécesseurs. La révolution gréco-latine, dont Ron-
sard est le chef, s'empara de la scène au nom de .lodelle.
L'imitation scrvile d'Euripide, et surtout de Sénèque,
DE L'HISTOIRE DE LA POÉSIE FRANÇAISE. 309
rendit le drame plus sensé , plus intelligible, plus court,
mais sans lui donner la gr(jndeur, la vérité, le pathétique.
La manie pédantesque fut alors portée si loin , que Ron-
sard raconte que dans un repas il se réunit à ses amis poui"
fêter le triomphe de Jodelle , et
Lui fit présent d'un bouc, des tragiques le prix.
Plus tard cependant il lui préféra son successeur, Ro-
bert Garnier , qui, dans le même système introduisit un
style un peu plus noble, une ordonnance un peu plus ha-
bile. Les ti'oubles civils bouleversèrent bientôt la scène ,
où vint plus d'une fois déclamer la passion politique.
Lorsque le calme se rétablit, l'art dramatique était tombé
dans une véritable anarchie. L'imitation à la manière de
Jodelle et de Garnier semblait usée. Mais leur exemple
avait donné le besoin du bon sens et de l'art, mais l'ennui
faisait désirer plus d'imagination et de nouveauté. C'était
le moment pour un homme de génie. C'était l'occasion
d'un Shakspeare. Malheureusement , le rôle échut aux
mains de Hardy, qui ne sut que combiner la manière de
ses devanciers avec celle des Espagnols, et qui, novateur
par imitation, produisit de l'effet, sans faire école. Il
eût fallu plus habile homme pour fonder et sauver la li-
berté du théâtre. >ous sommes au temps de la découverte
du genre classique. Racan, l'élève de Malherbe, Théo-
phile , Mairet , le transportèrent à la scène ; leurs pièces
froides et sensées furent les premiers modèles de la forme
dans laquelle devaient s'encadrer Coi-neille, Racine et
Voltaire. Car, il ne faut point l'oublier, ces grands
hommes n'ont point créé les règles de leur art, ils les ont
310 PASSÉ ET PRÉSENT.
reçues; dans le classique, rien n'est à eux que leur génie.
Seulement ils ont consenti aux prescriptions des beaux
esprits de 162-3, qui s'appelaient eux-mêmes (es réguliers;
prescriptions que leurs auteurs soutinrent médiocrement
dans une polémique assez curieuse , et qu'ils firent enfin
instituer d'autorité par un ordre de Richelieu, que le
comte de Fiesque fut chargé de signifier aux comédiens
de l'hôtel de Bourgogne. Or, c'est ce même Richelieu qui
censura le Ckl et créa l'Académie ; et le bon Corneille ,
intimidé par de si grandes autorités, aima mieux se sou-
mettre que résister, plus content de son génie que d'au-
cun système , et trop sur de lui-même pour craindre , en
laissant rapetisser l'art, de ne pas rester grand. Alors
commença pour le théâtre la période qu'on peut appeler
française, car ce mot jusqu'à nos jours est, en littérature,
synonyme de classique. Mais, par bonheur, on sait qu'au-
jourd'hui notre prétention est qu'il existe une France
nouvelle.
Telle est l'histoire abrégée de la poésie passée : voyons
maintenant ce qu'il en faut conclure pour la poésie à
venir.
C'est en songeant à son siècle que M. Sainte-Beuve a
entrepris de visiter les ruines du xvi«. Il a fait comme
ces publicistes qui aiment à chercher dans nos antiques
lois , dans nos coutumes oubliées , les germes de nos
institutions politiques. Il a voulu voir si, maintenant
qu'il est tant question de reconstituer la littérature , et ,
comme le gouvernement , de la rendi'e libre et nationale ,
il ne découvrirait pas dans ses origines des titres et des
autorités ; pour lui frayer une nouvelle route , il l'a ra-
menée à son point de départ. A mon avis , la critique ,
DE L'HISTOIRE DE LA POÉSIE FRANÇAISE. 31 1
non la poésie, peut gagner à ces piquantes recherches;
l'histoire offre à la première des lumières, des exemples,
des faits, qui ébranlent l'autorité des traditions, en ré-
vélant leur source. Mais la poésie, je ne sais trop si elle
peut beaucoup profiter de l'histoire de la littérature. No-
tre jeune écrivain se demande avec regret pourquoi le
génie littéraire de la France n'a pas été plus libre , plus
riche , plus hardi , et recherche curieusement ce qui en
serait advenu , s'il eût reçu dès ses premiers jours quel-
que impulsion puissante, si par exemple la réforme de
Ronsard eût triomphé , si sa langue se fiit emparée des
livres et de l'usage, et que son esprit enfin se fût perpétué
parmi nous. On sent même que M. Sainte-Beuve serait
prêt à regretter qu'il en soit autrement arrivé; et du
moins pense-t-il que la nouvelle école doit remonter jus-
qu'à Ronsard, pour trouver à ijtioi se rattacher. C'est
dans cette vue qu'il a republié ce vieux poète ; il conseille
d'y chercher des effets de style, des coupes de vers , des
tours vieillis, mais énergiques ou gracieux. Ce lui semble
le bon moyen de renouveler la langue ; et , pour la ra-
jeunir, il veut lui rendre des souvenirs d'enfance. Selon
lui , ceux qui ont créé l'école dont il se présente comme
le critique, ceux qui en sont l'espérance, c'est-à-dire
André Chénier et M. Victor Hugo, n'ont pas suivi d'au-
tre procédé , pour innover, ou plutôt pour rénover^ ainsi
qu'il le dit lui-même, afin de donner apparemment l'exem-
ple avec le précepte. Et comme il n'est nullement un sté-
rile adorateur du passé, étranger aux idées, aux volontés,
aux passions de notre siècle , il est évident que sa théorie
n'est que le développement de ce vers adopté pour mot
3 1 -2 PASSÉ ET PRÉSENT.
d'ordre par cette Pléiade nouvelle, dont il nous semble
en ce monde le Dubellay :
Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques ' .
Sans contester aucun exemple, aucune application, je
remarquerai que cette théorie aboutit à diriger principa-
lement la réforme sur le style. C'est du style , ou plutôt
c'est de la poésie dans son mécanisme , que notre habile
critique nous entretient ; c'est aussi là ce que paraissent
avoir le plus étudié M. Hugo et ses amis. A Dieu ne plaise
que nous prétendions atténuer l'utilité de l'étude en fait
de style ; il est rare que l'on écrive bien tout naturelle-
ment. La nature donne peut-être le talent , non l'art d'é-
crire, et le talent, surtout dans les ouvrages d'imagina-
tion, ne peut guère se passer de l'art, pour laisser un
renom durable. Qu'on s'en plaigne, si l'on veut, comme
d'un préjugé, comme d'un abus particulier à la France
et à sa littérature ; ce peut être une faiblesse de notre
nation , mais cette faiblesse est une condition impérieuse
pour qui veut lui plaire , et le public est un maître qu'on
ne domine qu'en le flattant.
>éaumoins toute chose a sa mesure, et il ne faut pas
(juc l'art du style descende jusqu'à l'artifice. Le comble
de l'art au contraire est d'écrire ou de paraître écrire na-
turellement. Or , je le demande , est-ce le moyeu d'y
réussir que de rechercher systématiquement les secrets
et les procédés surannés d'une diction en désuétude? et
le danger n'est-il pas grand en un tel travail, de donner
' André Chcnier.
DE L'HISTOIRE DE LA POÉSIE FRANÇAISE. 313
au langage un air de marquetterie , de faire contraster
l'âge des pensées avec celui des mots , de prêter enfin au
vieillard les manières d'un enfant, ou tout au moins à la
raison de l'âge mûr le pédantisme d'un écolier? Je sais
qu'on peut habilement déguiser un larcin , qu'avec du
soin et du goût, on enchâsse une expression , une tour-
nure vieillie, dans un style neuf, on rend à une poésie
d'hier des coupes et des formes d'ancienne date, et qui
semblent lui aller naturellement ; mais, en bonne foi , ces
tours d'adresse, car ce n'est guère autre chose, sont-ils
donc d'une si grande importance? Enrichiront-ils si fort
la langue des vers , qu'on doive pour un tel but risquer
de la rendre factice et technique? Qu'on y prenne garde,
des deux manières d'innover dans le style , la meilleure
n'est certainement pas d'innover en imitant. Ces orne-
ments d'emprunt siéent presque toujours mal , et l'imi-
tation donne à toute nouveauté quelque chose de pédan-
tesque , qui va contre le but même qu'on s'est proposé ;
j'aime presque mieux l'innovation déréglée d'un esprit
capricieux qui fait violence à la langue pour se satisfaire,
qui invente au moins ses bizarreries , et se montre ori-
ginal dans le mauvais goût. Puis enfin , à quoi bon inno-
ver dans le style? Qui nous presse de ce côté , et lorsque
tant d'autres intérêts plus graves appellent ailleurs l'es-
prit de réforme et de tentative littéraire, pourquoi le
fixer d'abord sur les détails , comme s'il ne fallait point
commencer par les choses pour arriver aux mots, comme
si ce n'étaient point les idées qui décident de l'expres-
sion , comme si le genre ne dictait pas le langage? Cher-
chez donc de préférence , et d'abord, la nouveauté dans
le genre et dans les sujets; innovez , s'il est possible, dans
L 27
314 PASSÉ ET PRÉSENT.
l'inspiration ; et vous trouverez après le langage conve-
nable, ou plutôt le vôtre se réformera naturellement, s'il
doit se réformer , et se moulera comme un vêtement sur
le corps qu'il doit parer.
Expliquons-nous : on ne peut contester qu'un peu de
nouveauté ne soit nécessaire au style ; il faut en mélan-
ger , plus qu'on ne l'a fait, les différents tons ; il faut en
augmenter , s'il se peut , et la force et l'aisance , le rendre
clair dans les choses difficiles , saillant dans les choses
communes ; c'est-à-dire qu'il faut écrire le mieux possi-
ble. Mais innover ainsi dans le style, ce n'est pas préci-
sément innover ni rénover dans la langue, et Ronsard
et son époque ne peuvent guère nous enseigner autre
chose.
Ce qui manquerait aux imitateurs , ce qui leur man-
que déjà , ce qui manquait à Ronsai'd lui-même dans son
temps, c'est le naturel. Une langue savante équivaut à
une langue morte, et l'affectation est, selon toute appa-
rence, le plus grand défaut de quiconque écrit une langue
morte ; c'est par là que Ronsard me parait avoir fait à
notre littérature un mal qui a plus duré que sa gloire.
Comment donc regretter qu'il n'ait pas été plus heureux
dans sa réforme , ou qu'il n'ait pas eu plus de génie , s'il
devait en tout cas travailler dans le même système? Le
triomphe définitif de ce système n'eût été que le genre
classique élevé à sa plus haute puissance, ou le dernier
degré de la littérature artificielle. Par bonheur , un tel
triomphe était impossible ; tout ce qui est factice n'a qu'un
temps ; on n'impose point un langage à un peuple ; on
peut créer la mode , non l'usage. Il vient un moment où
le public réagit sur les beaux-esprits , et rentre en pos-
DE L'HISTOIRE DE LA POÉSIE FRANÇAISE. 315
session de la langue littéraire, et même poétique. Telle
est la révolution dont Malherbe fut l'artisan : heureux
s'il eût été un poète de génie plutôt qu'un grand écrivain ;
peut-être aurait-il heureusement influé sur notre poésie.
Si l'esprit du temps , si mille circonstances sociales ou
politiques ne permettaient pas qu'elle fût jamais complè-
tement libre, du moins l'aurait-elle été davantage. Mal-
herbe à la fois popularisa et châtia la langue des vers ; il
travailla ainsi pour le bon goût et le bon sens : mais il y
avait aussi quelque chose à faire pour l'imagination , et
par malheur en cela l'on n'est point aidé par ses devan-
ciers, porté par son siècle, comme en matière de langage;
il faut tout prendre en soi-même , et la nature seule fait
les frais du génie et de sa gloire. De même pour le théâ-
tre, il faut regretter que les dons du poète dramatique
ne se soient rencontrés ni dans Hardy ni dans Mairet ,
que le plus original n'ait pas été plus habile , ou le plus
raisonnable mieux inspiré. C'est au moment où la langue
se fixait, c'est-à-dire où la langue française , affran-
chie et relevée , devenait à la fois celle de la science
et de la conversation, celle des grands et du peuple,
celle de l'imagination et de la raison, c'est à ce moment,
que n'ont amené Descartes ni Malherbe , Pascal ni Cor-
neille , et qui fût arrivé sans eux , quoique avec moins
d'éclat, c'est à ce moment enfin qu'aurait dû, s'il eût été
possible , se montrer l'impulsion qui devait lancer notre
poésie dans une voie plus large , dans celle de la nature
et de la liberté. Le langage en effet était si beau, si clair,
si flexible , il était devenu si naturel , que , bien manié ,
il eût donné aux conceptions les plus hardies, aux pein-
tures les plus originales , cet air de justesse et de raison ,
3d6 PASSE ET PRESENT.
sans lequel il n'est point de pure beauté. La langue fran-
çaise est peut-être la plus propre à rendre le beau, tel
que le conçoivent les modernes. Placée comme à distance
égale entre l'anglais et l'italien , entre l'allemand et l'es-
pagnol , elle semble réunir quelque cbose de toutes leurs
qualités , et peut pai' conséquent se prêter merveilleuse-
ment à exprimer le génie moderne dans sa plus grande
généralité ; on pourrait dire qu'elle le représente en le ré-
sumant.
Or maintenant qu'une nouvelle ère commence, que
l'aurore d'un grand avenir se lève , quel doit être le sort
de la langue , comme de la poésie ? Y a-t-il entre l'vme et
l'autre, entre la langue que nous possédons et la poésie
que nous souhaitons, une contradiction invincible? et
l'une est-elle absolument incapable de servir à l'autre
d'instrument? C'est une question que le talent résoudrait
mieux que la critique ; car il est difficile d'affirmer
qu'une langue ne soit pas susceptible de tel ou tel emploi,
puisque l'invention consisterait précisément à l'employer
d'une manière nouvelle. iNIais du moins peut-on assurer
qu'il serait fort triste que la langue française se refusât
entièrement à exprimer les nouvelles idées et les nou-
veaux sentiments. Car, encore une fois , quelle que soit
la prétention des écrivains , leur influence sur le langage
est moindre que celle du public ; et aujourd'hui surtout
que la démocratie est partout, jusque dans la république
des lettres, aujourd'hui que les auteurs ne forment plus
une caste isolée, puisque tout le monde écrit, ils ne sau-
raient plus, comme par le passé, faire autorité ni faire
école pour la langue : elle est la même pour tous, elle
appartient à tous, chacun la conserve et la crée en même
DE L'HISTOIRE DE LA POÉSIE FRANÇAISE. 317
temps. L'art ou le talent consistent à s'approprier le lan-
gage de tout le monde.
Un tel état de choses est-il favorable à la poésie , et
peut-elle se contenter du langage populaire? Il me sem-
ble qu'il faut qu'elle s'en contente, lorsqu'il n'y en a pas
d'autre. La langue française est assurément une de celles
qui font le moins de différence entre les vers et la prose.
C'est même la raison qui soumet la composition de nos vers
à des règles plus sévères que celles de la plupart des autres
langues. Mais on peut dire qu'aux inversions près, il n'y a
point chez nous de langue poétique. C'est un mal peut-
être, mais il est sans remède. Lorsque les circonstances au
milieu desquelles se sont formés l'idiome et le génie d'un
peuple n'ont point amené cette différence , on ne peut la
refaire après coup et pour ainsi dire de main d'homme.
Point de langue factice • c'est la pire des tentatives, c'est
la plus classique dans le mauvais sens du mot. Et certes
le moyen serait mal choisi pour affranchir, comme de
toutes parts on le demande, notre littérature, qu'op-
priment la bienséance de salon et l'étiquette académique.
Ce qu'il faut à ce siècle de liberté et d'égalité , c'est une
littérature qui se prête largement à son esprit , qui soit
pour ainsi dire à l'image de la société ; c'est une poésie
qui s'égale, s'il se peut, à l'universalité des choses hu-
maines. Il me semble qu'il y aurait contradiction a com-
mencer par lui donner une langue exclusive. C'est pour-
tant ce que signille au fond l'antithèse des peiiscrs nou-
veaux et des vers antiques.
Je sais que ce système a séduit des hommes de talent ,
qui se distinguent par un mouvement d'espiit rare aux
faiseurs de vers : et sans doute avec de l'habileté, ils sau-
318 PASSÉ ET PRÉSENT.
ront dans la pratique en pallier le vice, en éviter l'excès.
Ainsi des théories que je crois fausses n'ont point empê-
ché M. Hugo d'écrire admirahlement plusieurs parties
de son Cromwell, mais elles en ont aussi gâté quelques-
unes ; surtout elles rendent sa prose bizarre à l'excès , et
donnent à ses premières odes un air de contrainte si
pénible , une obscurité si étudiée, une incorrection si sa-
vante, que le gracieux ou le sublime ont peine à se faire
jour à travers tant de nuages, et n'y brillent que par
éclairs, Et cependant M. Hugo est un très-habile écrivain:
il a le génie du style. A sa manière, M. Sainte-Beuve offre
le même exemple. Il est difficile de porter plus d'imagi-
nation dans la critique. Son style a de la couleur, de la
force, de l'éclat. Mais le goût sévère, mais la grâce natu-
relle et facile, s'y laissent quelquefois chercher. Rappe-
lons-le aux poètes ; à tout prendre , M. de Lamartine est
encore la renommée poétique la mieux établie. Quelle
innovation systématique , quelle recherche savante a-t-il
faite dans le langage ou dans la composition des vers? H
s'est servi des mots , des tournures , des expressions et
des mesures qu'il trouvait en usage; il s'en est servi à sa
fantaisie , et pour ainsi dire selon son cœur. Mais je doute
qu'il ait beaucoup songé à l'art de les employer : sa né-
gligence est sincère ; il est incorrect, parce qu'il ne soigne
pas assez ; vague parfois, parce qu'il travaille peu; mais
rarement bizarre à dessein, rarement novateur avec effort.
H s'est moins occupé de forger un langage que de faire
rendre à celui qu'il a pris tout fait les émotions de son
cœur et les rêveries de son imagination. Et pourtant la
langue française est de sa nature moins propre au vague
romantique qu'à la réalité des actions , des passions et
DE L'HISTOIRE DE LA POÉSIE FRANÇAISE. 319
des affaires. Or on ne demande maintenant à la poésie
que de savoir tour à tour pénéti'er plus intimement dans
les profondeurs de l'àme, ou se rapprocher plus étroite-
ment de la réalité. On lui demande d'offrir un harmo-
nieux langage à l'imagination, soit quand elle rêve la
vie, soit lorsqu'elle la peint au naturel. Comment croire
que la langue française ne puisse la servir dans le second
cas, après l'avoir si bien servie dans le premier? et
pourquoi chercher une langue de convention pour une
poésie qui n'aspire qu'à être vraie?
Sans doute la langue des poètes ne sera plus parmi
nous une langue sacrée ; mais l'a-t-elle jamais été , et de
nos jours y a-t-il rien de sacré pour la pensée , hors le
vrai éternel? La prétention d'une langue à part ressemble
à la noblesse des titres. C'est chercher une distinction
factice, et s'assurer, à défaut de talent, un signe qui sé-
pare de la foule. Mais , dans la littérature comme dans
la société, le temps est venu où la seule distinction est la
supériorité; et ce qui fait la supériorité, c'est de possé-
der a un plus haut degré et de mieux employer les qua-
lités et les facultés de tout le monde. La nature est la
même pour tous; mais les forces sont inégales ; et ce sont
elles , non les moyens emprimtés , qui font le talent litté-
raire comme le mérite politique. La gloire et la puissance
sont désormais au concours parmi tous les hommes '.
' Il y aurait plus d'une chose à redire aux idées liUéraires énon-
cées dans cet article. Depuis le temps où il a été fait, M. Sainte-
Beuve a perfectionné son ouvrage, modiSé sa critique, développé son
talent. En même temps M. de Lamartine et M. Hugo ont chacun à
leur manière exercé sur la poésie et sur la langue une influence qui
appellerait un nouveau et plus profond examen.
DE
LA POÉSIE ANGLAISE ET DE LA POÉSIE ALLEmOE.
(Globe, 1827.)
Depuis que la littérature française prétend à redevenir
originale, on s'occupe beaucoup en France des littératu-
res étrangères , et c'est là qu'on cherche des modèles ,
comme si , pour atteindre à l'originalité , il suffisait de
remplacer une imitation par une autre. Que la critique
veuille tout connaître, qu'elle ne se renferme point dans
les limites toujours étroites du goût national, elle a rai-
son : ainsi les préjugés se dissipent, l'esprit s'étend, l'ad-
miration cesse d'être partiale, et l'on n'apprend à bien
choisir qu'après avoir beaucoup comparé. Aous nous
sommes condamnés si longtemps à l'étude exclusive de
nos chefs-d'œuvre, nous avons si longtemps interdit au
talent toute marche libre et spontanée, que pour innover
nous avons encore besoin d'être encouragés par l'exem-
ple. Il nous faut des modèles pour apprendre à nous en
passer, et la hardiesse ne nous viendra qu'à la faveur des
autorités. Le goût français a pendant plus d'un siècle
passé pour l'unique bon goût : le meilleur moyen de nous
désabuser est de faire connaissance avec des beautés qui
DE LA POÉSIE ANGLAISE ET ALLEMANDE. 3^\
en violent les règles, et d'acquérir la preuve que le talent
peut, sous d'autres formes que celles qui nous sont fami-
lières, produire d'aussi grands et d'aussi légitimes effets.
Il y a plus : on peut dans une littérature étrangère, sinon
prendre des modèles, au moins puiser des inspirations.
Suivant un mot cité cent fois , le talent peut , à l'aspect
d'un tableau, s'écrier aussi cfinl est peintre; mais le ta-
lent ne le copiera pas. Lorsque l'on conseille aux jeunes
poètes de lire quelque chose de plus que Corneille et Ra-
cine, on ne veut que les engager, en leur montrant qu'il
y a diverses manières de réussir, à tenter d'en créer de
nouvelles. L'exemple des écrivains originaux doit porter
leurs successeurs à faire, non ce qu'ils ont fait, mais
comme ils ont fait. C'est rendre un médiocre service à
notre théâtre que de traduire Jane Shore ou d'emprun-
ter un drame à AValter Scott. C'est simplement changer
de maitres; c'est donner d'autres chaînes, de plus légères
peut-être, à la Melpomène française : ce n'est pas la ren-
dre libre.
Toute littérature, si elle n'est entièrement plagiaire, a
des caractères qui lui sont propres, et qui tiennent à l'es-
prit de la nation qui l'a vue naître. Elle conserve néces-
sairement l'empreinte des opinions, des mœurs, des évé-
nements mêmes qui ont environné son berceau. Il y a peu
de place en ce monde pour le hasard, il y en a moins en-
core pour le caprice : les peuples n'ont guère plus choisi
leur poésie que leur histoire. Il serait donc aussi insensé
de prétendre leur dérober leur manière de concevoir et
d'écrire que d'essayer d'être eux-mêmes : tous les efforts
en ce genre risqueraient d'aboutir à un travestissement
plutôt qu'à une transformation. Dans la littérature aussi
322 PASSÉ ET PRÉSENT.
bien que dans les institutions , il y a quelque chose qui
est de tous les temps et de tous les lieux : dans l'une, c'est
le beau ; dans les autres, c'est le juste. Mais le beau revêt
diverses formes, et le juste emploie divers moyens. En-
tre les moyens de la justice, la réflexion peut servir à
rechercher les meilleurs ; mais les formes du beau , c'est
l'inspiration qui les trouve.
Ainsi , avant de nous jeter aveuglément dans les voies
ouvertes par le génie allemand ou anglais, il est sage d'en
connaître les vrais caractères et de le compai"er au nôti'e.
C'est la poésie surtout qui mérite d'être ainsi étudiée, car
c'est en poésie que l'imitation est le plus tentante et le
plus funeste. Dans les ouvrages d'esprit qui sont plus du
ressort de la raison que de l'imagination, tout ce qui est
bon peut être sui^^ , emprunté , reproduit , parce que la
raison est partout la même. Mais dans la poésie , là où
l'imagination domine, il n'en est pas ainsi. L'imagination
est bien plus individuelle que la raison ; elle est ce qu'il
y a de plus libre et de plus varié. L'imagination copiée
n'est plus elle-même, et les arts n'admettent l'imitation
qu'à la condition qu'elle ne paraisse pas.
L'Angleterre a produit son grand poète épique , son
grand poète dramatique , et le dernier siècle ne lui a pas
épargné les poètes raisonneurs. Mais le temps des uns et
des autres est passé. Par une révolution dont il serait dif-
ficile de démêler la cause , sa poésie a changé de carac-
tère et d'objet; et, chose étrange, sous l'empire de la ci-
vilisation la plus avancée, sa poésie est retournée vers la
nature. Au premier abord, le fait se présente comme une
inconcevable disparate. Quel pays en effet doit plus à l'art
que l'Angleterre? L'aspect même de la contrée montre
DE LA POESIE ANGLAISE ET ALLEMANDE. 323
partout la main de l'homme. Une culture savante y a
changé la face de la terre : point de sommet inaccessible,
point de forêt impénétrable ; aucune rivière n'est un tor-
rent; les montagnes mêmes ont cessé d'être sauvages.
L'industrie humaine s'est tout approprié; le feu, l'eau, le
sol, tout est soumis, tout est dompté. Il n'est pas jus-
qu'aux animaux qui semblent mettre volontairement leur
force au service de l'homme. Le cheval même, ce cheval
anglais si vigoureux et si rapide , ne hennit pas d'impa-
tience, ne bondit point d'ardeur, et sou impétuosité^ est
docile. L'Anglais est en un sens le vrai roi de la terre;
c'est pour lui que tout tourne autour de lui. Lui-même 11
est soumis à d'invariables habitudes ; il craint le change-
ment; il a la religion de l'ordi-e établi. Rien ne devrait
donc être plus prosaïque qu'un pays ainsi travaillé , et ce-
pendant toute l'Europe retentit des chants de ses poètes.
Au milieu des miracles de l'industrie, des profusions de la
richesse, des raffinements du luxe, en face des machines
à vapeur, des ponts de suspension et des chemins de fer,
l'imagination n'a rien perdu de son empire : au contraire,
depuis trente ans elle en a repris davantage ; elle s'est
portée, comme par un irrésistible penchant, vers la des-
cription des objets naturels et des sentiments simples.
Elle en a épanché tout le charme dans une poésie dont la
fraîcheur semble d'un autre âge. C'est qu'en effet, si l'on
regarde l'Angleterre avec plus d'attention , on lui trou-
vera encore un autre aspect que celui qui vient d'être dé-
crit, et l'on s'étonnera moins de la découvrir poétique en
la voyant pittoresque. Cette agriculture si merveilleuse
est loin d'avoir donné tout à l'utile : on croirait souvent
qu'elle a plutôt songé à embellir qu'à fertiliser la terre.
324 PASSÉ ET P«ÉSENT.
Ces champs , si bien exploités , sont verts et riants ; ces
fleuves paisibles coulent à pleins bords dans les prairies ;
grâce aux beaux arbres et aux haies vives , la plaine
même est agréable à voir. Ces châteaux , où l'opulence
étale toutes ses pompes, sont entourés de gazons où pais-
sent de nombreux troupeaux; et l'art qui traça ces parcs
immenses semble n'avoir eu d'autre objet que d'enca-
drer un beau paysage. Le luxe n'est plus de creuser des
lacs, de fabriquer des collines ou de planter des bosquets,
mais d'enclore des rivières, des bois et des montagnes.
Partout vous retrouvez le sentiment des beautés de la na-
ture ; dans les différentes classes de la société , ni la ri-
chesse ni l'indigence ne l'ont détruit. On remarque en
d'autres contrées que ce sentiment est inconnu aux pay-
sans : ce sont les villes qu'ils admirent , et pour eux les
champs ne sont qu'utiles. En Angleterre , tout le monde
aime la campagne , même ceux qui la cultivent. Le plus
modeste cottage en donne la preuve: le goût, qui préside
rarement à l'architecture des villes anglaises , s'est , je
crois, réservé les maisons des champs. Le petit jardin
qui y conduit, le verger qui les entoure, jusqu'à ces buis-
sous de jasmin ou de rosier qui en couronnent la porte
ou en tapissent la muraille, tout parait destiné au plaisir
des yeux. Au milieu des trésors d'une admirable végéta-
tion , une gothique ruine , les tours d'un vieux manoir,
les arches d'une abbaye, le lierre qui couvre les murs de
la paroisse, l'arbre mourant et dépouillé qui n'a d'autre
prix que son âge, sont respectés de tous, soit comme les
monuments du passé, soit comme les ornements du pay-
sage. J.a population entière s'intéresse à tout ce ([ui pare
son séjour ; et cette nation , la reine du commerce et de
DE LA POÉSIE ANGLAISE ET ALLEMANDE. 325
l'industrie, semble reconnaître avec amour qu'elle doit à
la terre sa richesse, sa gloire et sa grandeur.
Un sentiment analogue respire dans la poésie des An-
glais. Les vers de leurs bons poètes semblent avoir été
composés en plein air ; les objets extérieurs y sont fidèle-
ment dépeints, l'impression qu'ils produisent fidèlement
rendue. Les sentiments simples , ceux de la vie de fa-
mille, si bien protégée par la vie champêtre, y conservent
toute leur force et toute leur pureté. Les récits sont le
plus souvent touchants et familiers, ou quand ils roulent
sur de grandes aventures, elles sont contées comme elles
pourraient l'être dans une veillée d'hiver, devant le foyer
d'un ancien château ou d'une humble chaumière. En gé-
néral , le talent descriptif ne manque à aucun poète an-
glais, même aux moins renommés. Il brille d'un grand
éclat dans Burns , dans Crabbe , dans Walter Scott; lord
Byron, qui en a tant d'autres, n'en a peut-être aucun à
un plus haut degré que celui-là; et jusque dans les pein-
tures éblouissantes de Thomas ^Joore, on le retrouve en-
core : seulement Moore semble avoir vu la nature à tra-
vers un prisme, toute diaprée de couleurs brillantes mais
mensongères.
L'Allemagne a donné naissance à un tout autre génie :
elle n'est point le pays du positif; les objets extérieurs
n'y jouent presque aucun rôle dans la poésie comme dans
la vie réelle. Jusqu'à ces derniers temps, les Allemands
ont été presque étrangers à l'action. Condamnés a l'iner-
tie politique, leur existence privée elle-même manquait
de mouvement. Leur attention, incessamment fixée sur
eux-mêmes, a donné parmi eux une énergie prédomi-
nante à la vie intérieui'C. La pensée est tout pour eux, le
I. 28
326 PASSÉ ET PRÉSENT.
moyeu et le but , l'action et l'objet. Aussi leur poésie est-
elle aussi contemplative que leur esprit : on sent que c'est
celle d'un peuple métaphysicien. Pour parler le langage
germanique, permis peut-éti-e en cette occasion, c'est
une poésie qui n'a rien d'objectif; elle est toute psycho-
logique : en d'autres termes, c'est la poésie de l'àme. Si
les comparaisons étaient encore de mode , tandis que la
muse anglaise nous semblerait une nymphe champêtre
qui prête l'oreille au murmure de l'onde ou s'entretient
avec l'écho, la muse allemande nous apparaîtrait comme
un ange aux ailes de flamme, qui, franchissant l'espace,
remonte éternellement vers la source mystérieuse de l'in-
visible pensée.
Dégoûtée de sensations grossières et changeantes , l'i-
magination des Allemands s'est comme réfugiée dans la
conscience, et de là elle plane sur les développements de
la pensée pure ou du sentiment intime. Elle n'emprunte
au monde extérieur que des images et des couleurs pour
figurer et peindre des idées. Tantôt elle saisit et elle met
en relief les modifications les plus légères, les nuances
les plus délicates du tableau intérieur; tantôt elle affai-
blit, elle énerve à force d'analyse les mouvements les
plus marqués, les sentiments les plus saillants de la na-
ture morale. La sensibilité des Allemands est fine et va-
gue ; leur vue est perçante et douteuse ; ils portent la
lumière dans les ténèbres, et se perdent dans les nuages.
Les Allemands sont les plus sincères des hommes, mais
non les plus naturels. Ce développement excessif de la
pensée , dans une vie oisive et souvent solitaire , porte
nécessairement quelque trouble dans l'harmonie de leur
nature : aucun excès ne demeure impuni. Aussi la poésie
DE LA POÉSIE ANGLAISE ET ALLEMANDE. 327
allemande pèche-t-elle souvent par la subtilité et l'exa-
gération : ses caractères éminents sont l'élévation et la
profondeur. Elle frappe par la hardiesse, elle captive par
la nouveauté; elle s'empare puissamment de nous-mêmes
par cet entraînement d'une méditation que rien n'arrête
et qui s'égare paisiblement dans l'infini.
La poésie anglaise et la poésie allemande sont toutes
deux mélancoliques : aussi plaisent-elles de préférence
aux esprits sérieux, aux cœurs affligés. Car l'àrae se con-
sole de ce qu'elle souffre par ce qu'elle rêve, et les tris-
tesses de l'imagination mêlent seules quelques douceurs
aux chagrins véritables. A l'âge ou tout est encore con-
fiante illusion, vaste espérance, lorsque l'avenir sourit
encore, et que cependant une disposition naturellement
sérieuse ou le souvenir d'un grand malheur jettent une
ombre de tristesse sur la jeunesse même ; lorsque l'âme,
blessée, mais non abattue par la douleur, n'a rien perdu
de ses facultés ni de sa force , et qu'impatiente des lan-
gueurs de la vie commune , elle lui demande quelque
chose de plus que le bonheur et l'activité vulgaire; alors
la poésie allemande doit plaire, car elle arrache l'esprit
aux réalités qui l'importunent, et semble entr'ouvrir les
cieux à son regard ravi. L'effort même qu'elle exige de
l'intelligence et de l'attention séduit comme un digne em-
ploi de la force ; elle répond à ce besoin d'inconnu (jui vit
au fond du cœur ; enfin la rêverie est douce à qui ne
trouve dans son âme que la pureté et l'espérance. Mais
si, plus avancé dans la vie, vous avez souffert des coups
redoublés du sort , si vous avez laissé tomber votre cœur
dans ce découragement amer qui suit les déchirantes dou-
leurs, si l'expérience de vos forces vous en a révélé les
328 PASSÉ ET PRÉSENT.
limites, si l'illusion, la confiance, l'avenir même, vous
ont quitté, alors, pressé de vous fuir vous-même, vous
chercherez à vous oublier, à vous perdre pour ainsi dire,
en vous unissant au monde extérieur. La nature seule
conservera pour vous un reste d'attrait, et vous aimerez
la poésie anglaise, parce qu'elle vous ramène à la nature.
Elle satisfera tout ensemble et ce besoin de réalité que
donnent l'âge et l'expérience, et ce besoin de fiction qu'ins-
pire la douleur positive, et qui survit à la perte de l'es-
pérance et de la jeunesse.
Rien n'est absolument exclusif, et l'homme est tout
entier dans le poète : ainsi il serait également téméraire
de prétendre que les Allemands n'ont jamais su décrire
les objets extérieurs, ni les Anglais pénétrer dans les mys-
tères de la pensée. Goethe, Bùrger, ont mis de la vérité,
du naturel , de la naïveté même , dans leurs récits ; et ,
sans être disciple de Kant , sans avoir étudié dans Hei-
delberg ou Gœttingue , lord Byron a su plus d'une fois
lever le voile du sanctuaire de l'àme humaine. Il était
peintre et penseur; mais il était quelque chose de plus
encore, et son caractère individuel distinguée jamais son
génie du génie des Allemands. Quelle que soit en effet
l'audace d'esprit des écrivains de cette nation, on s'aper-
çoit toujours en les lisant que la vie n'a été ni active, ni
difficile pour eux. On sent qu'ils ont passé leur temps à
méditer, et que leur imagination, malgré ses hardiesses,
a rarement troublé le cours régulier de leur existence.
Klopstock a vécu simplement; Goethe n'a été aux prises
ni avec les événements , ni avec les passions , et l'auteur
de TVerther, ce satirique ennemi de l'ordre social, ne s'est
soustrait à aucun des devoirs ni des plaisirs d'un homme
DE LA POÉSIE ANGLAISE ET ALLEMANDE. 329
(lu monde et d'un ministre même. Schiller, le plus sé-
rieux, le plus sensible, le plus généreux de tous, eut une
destinée bien moins orageuse que son àme. Lord Byron,
Allemand si l'on veut par la hardiesse de sou imagination,
fut Anglais par le besoin qu'il éprouva de rendre sa vie
égale en singularité à sa nature. Il ne put respirer dans
la société où le sort l'avait placé ; il voulut des sensations
et des actions hors de l'ordre commun: obstacle, péril,
scrupule, rien ne l'arrêta. On peut reconnaître là quelque
chose du caractère de ses concitoyens, leur besoin de
réalité, leur esprit d'entreprise, leur mépris des difficul-
tés, leur ténacité persévérante. II me semble que ce ca-
ractère a influé sur le talent de lord Byron. Rien dans ses
ouvrages ne rappelle un homme de lettres qui vit au mi-
lieu des livres et s'enferme dans son cabinet d'étude. On
reconnaît dans le poète l'homme qui s'embarque sur le
Léman un jour de tempête, qui passe à la nage le dé-
troit de l'Hellespont , qui mourra quelque jour à Misso-
longhi.
Terminons, il en est temps. Quelque définition qu'on
donne de la poésie, quelque origine qu'on lui attri-
bue, toujours est-il certain qu'elle relève principale-
ment de l'imagination. L'imagination est la muse de
l'homme; riante ou terrible, elle enchante tout ce qu'elle
touche. Je ne sais ce qu'elle ajoute à nos impressions, à
nos sentiments, à nos pensées ; mais c'est par elle que
tout en nous, sensations, affections, idées, peut devenir
poétique. Ce sont des réalités diverses sur lesquelles l'ima-
gination étend sa puissance, et l'on pourrait dire que les
trois poésies qui nous sont le plus connues se les sont
partagées. Ainsi la poésie anglaise serait éminemment
28.
330 PASSÉ ET PRÉSENT.
celle des impressions qiii appartiennent aux objets exté-
rieurs, et la poésie allemande celle de la pensée, ou si l'on
Teut de la rêverie. Quant à la poésie française, il semble
qu'elle est celle de la passion : aussi est-elle la plus dra-
matique.
Maintenant que notre poésie s'efforce de changer de
nature, maintenant qu'elle essaye d'ajouter de nouvelles
cordes à sa lyre, deraandera-t-on quel avenir l'attend, et
quel sera le fruit de cette tentative à peu près sans exem-
ple ? A cette question le ciel nous préserve de hasarder
une réponse : elle excède, selon nous, les droits et les for-
ces de la critique; c'est le secret du génie; le génie est
toujours imprévu. Le grand poète que le temps nous ré-
serve (si le temps nous réserve un grand poète) ne sera
ni le poète anglais, ni le poète allemand. Il comprendra
sans doute , il sentira plutôt , que la poésie des passions
dramatiques, telles que nous les avons conçues et limitées,
ne suffit plus à des esprits aussi exigeants que ceux de
ce siècle. Il créera lui-même son propre instrument, il
chantera aux acclamations de la foule étonnée de si bien
comprendre ce qu'elle entendra pour la première fois, et
de reconnaître ses propres pensées dans une inspiration
si nouvelle. Mais il devra peu de chose aux prévisions de
la critique, et semblable au sage de l'antiquité, il trou-
vera en lui-même sa propre loi. La critique est comme le
lierre, qui tombe et se traine faute d'appui: et le talent,
tel que l'arbre robuste, la relève, la soutient, et l'emporte
avec lui vers les cieux.
DES MOEURS DU TEMPS.
[Globe, i82o-1826.)
I.
DES OPINIONS DANS LE GRAND MONDE.
La révolution a commencé dans le salon , et fini sur la
place publique. Cette foule imprudente et spirituelle qu'on
appelait la bonne compagnie a la première ébranlé les
institutions à l'ombre desquelles elle s'était formée. La
première elle a livré à la discussion les croyances , les pré-
ju<:és, les traditions, toutes eboses qui ne subsistent qu'à
la condition qu'on n'y touchera pas. Tout le dernier siècle
a conspiré contre l'ancien régime par la conversation.
Mais , comme souvent il arrive , le complot n'a point
profité aux conspirateurs; l'événement les a convaincus
tous d'imprévoyance ou de générosité, car ils avaient
semé et d'autres ont recueilli. La révolution, fille ingrate,
a dépouillé ceux de qui elle tenait le jour : aussi l'ont-ils
reniée. Cependant, il faut le dire à leur honneur, beau-
coup qui s'indignent aujourd'hui se seraient résignés à
perdre aux mouvements qu'eux-mêmes avaient préparés,
332 PASSÉ ET PRÉSENT.
si leurs intérêts seuls en avaient souffert. La violation de
leurs droits , l'attaque à la propriété , à la vie , l'outrage
peut-être plus blessant encore aux maximes et aux idées
les plus révérées, eurent seuls le pouvoir d'ai'racher une
grande partie des classes élevées aux opinions attrayantes
et même aux goûts spirituels qui distinguèrent dans la
dernière moitié du dix -huitième siècle la société fran-
çaise. Et comment l'esprit, et l'esprit seul, avec des opi-
nions presque toujours adoptées sans méditation, aurait-il
pu résister aux regrets de l'intérêt , aux ressentiments de
l'orgueil, aux scrupules même de la conscience? Déçue
et châtiée , la bonne compagnie s'est amèrement repentie
d'avoir succombé à la tentation de l'esprit. Confuse de sa
faute , elle craint aujourd'hui , elle fuit les idées nouvelles
comme des pièges , les idées générales comme des vi-
sions ; elle se reproche d'avoir trop pensé pour son salut,
même en ce monde, et semble a.\oir juré, mais un peu
tard, qiion ne ty prendrait plus.
Qui n'a entendu dire cent fois depuis vingt-cinq ans :
C'est l'esprit qui a perdu la France ! Et depuis lors , il ne
manque pas de gens qui s'empressent pour la sauver.
Ainsi l'esprit, brillante idole de nos pères, n'est plus ad-
mis dans les salons qu'avec défiance , comme un séduc-
teur qui compromet tout ce qu'il charme , comme un roi
dépossédé qui conserve des prétentions et des chances,
comme un proscrit que l'on redoute en l'épargnant , et
qui , même après son rappel , demeure en surveillance.
Assurément notre temps en vaut bien un autre. Les
connaissances applicables , les lumières utiles se sont ré-
pandues ; dans les esprits d'élite , la raison s'est élevée à
un degré de justesse et d'impartialité inconnu de nos
DES MŒURS DU TEMPS. 333
pères, et dans les masses, le bon sens est beaucoup plus
près de se confondre avec le sens commun. Mais dans la
population oisive et brillante des salons , si les idées mo-
rales ont fait quelques progrès dus au sérieux de la révo-
lution, les esprits, il faut en convenir, ont bien moins de
mouvement, de vivacité, d'éclat, qu'aux derniers jours
de l'ancienne monarchie. Où retrouver cet amour des
idées nouvelles , si encourageant pour la pensée , ce talent
de la conversation , découverte toute française , ce goût
pour les succès intellectuels, qui , même lorsque l'amour-
propre l'inspirait seul , ennoblissait son origine par son
objet? Quelles réunions rappellent aujourd'hui les soirées
de madame de Beauvau ou celles de madame de Tessé ?
Est-ce un mal pour l'état et le pays? Laissons à d'au-
tres cette question : remarquons seulement qu'il s'agit de
choisir entre le mouvement d'idées qui nous a valu la no-
blesse de l'Assemblée constituante , et celui qui nous a
donné la noblesse de nos deux chambres : c'est à l'his-
toire à prononcer.
>'ous nous bornons à observer la bonne compagnie
telle qu'elle est, à rechercher ce qu'elle pense, au cas
qu'elle pense quelque chose. C'est un monde qu'un salon;
tous les systèmes et tous les caractères y sont représen-
tés ; et cependant de tant d'éléments divers résulte une
certaine unité , de tant de nuances une couleur générale.
La religion, la morale, la politique, la littérature, sont
les seuls sujets importants dont puisse habituellement
traiter la conversation. Les sciences n'intéressent que
leurs adeptes ; le beau monde ne s'occupe cfue de ce qui
est général , c'est - à - dire de ce qu'on peut savoir sans
l'avoir appris. En effet il n'est point d'homme, pour si
334 PASSE ET PRÉSENT.
peu qu'on l'estime, qui ne soit en droit d'opiner sur la
foi, le devoir, le gouvernement, les ouvrages d'esprit;
car tout cela est pour tout le monde. Une opinion sur un
de ces points , quelquelégère qu'elle puisse être , a cepen-
dant sa valeur, comme étant une propriété indispensable
de l'intelligence humaine qui peut bien se passer d'avoir
une idée de médecine ou de géométrie , mais non de pen-
ser quelque chose sur le vrai, le juste et le beau.
On a remarqué souvent la vogue actuelle des idées
et surtout des manières religieuses. Mais lors même
qu'il y aurait là beaucoup d'affectation , cette affec-
tation aurait une cause, ces dehors auraient un fond,
et l'on pourrait toujours se demander où en est la société
sur cet article. La révolution a joint le cynisme au sacri-
lège ; cela suffit pour que l'impiété ait cessé d'êti'e du bon
air. S'il y avait encore des soupers comme au temps de
madame d'î^pinay, on n'y discuterait plus à table l'exis-
tence de Dieu : une telle conversation, si elle était sérieuse,
paraîtrait pédantesque ; inconvenante , si elle était ba-
dine; et dans tous les cas, révolutionnaire. Soit; mais
comment a-t-on remplacé le libertinage d'esprit d'autre-
fois? par le silence sur les matières sacrées , ou , si l'occa-
sion force d'en parler, par un langage vague et cérémo-
nieux , qui ne suppose aucune conviction , et qui prouve
pour la religion plus de respect que de foi , plus de mé-
nagements encore que de respect; on craint d'en parler,
même d'y penser ; ceux qui croient en elle y pensent peu,
et la foi semble avoir besoin de la protection de l'oubli.
Il semblerait en vérité que la réllexion ne put conduire
(fu'au doute, et la discussion qu'à l'incrédulité. Si par
malheur l'entretien vient à rouler sur de tels sujets, les
DES MŒURS DU TEMPS. 335
personnes scrupuleuses se hâtent de le détourner et de
sauver la religion en demandant des nouvelles d'un ro-
man à la mode ou d'un opéra nouveau.
Cette réserve générale laisse percer cependant nombre
d'opinions de détail sentant l'hérésie. La liberté de penser
a gagné à leur insu les plus soumis ; un siècle d'examen
laisse d'ineffaçables traces ; et l'on ne voit personne à
présent qui ne choisisse parmi les instructions de son pas-
teur, qui n'interprète les commandements de l'église , qui
ne contrôle par la conscience les leçons du confession-
nal. Une orthodoxie tout extérieure se concilie très-bien
avec une indépendance, parfois même une indifférence
réelle , que l'on préfère à la recherche avouée et sérieuse
du vrai , aux sévères méditations où peut seule se con-
sommer l'alliance de la raison et de la foi.
C'est par une disposition analogue que tandis que le
désordre ou tout au moins le scandale a disparu des
mœurs privées, qu'une probité qui va jusqu'à la délica-
tesse préside aux relations des hommes bien élevés,
qu'une rare douceur se montre dans toutes les habitudes,
aucune doctrine morale n'est franchement professée, et
les consciences manquent d'une règle fixe et commune.
On a de bous sentiments plutôt que de bonnes maximes;
on ne sait pourquoi l'on est ni pourquoi l'on doit être
honnête homme : est-ce par honneur ou pour l'utilité gé-
nérale, pour obéir à Dieu ou à la société? Est-ce comme
chrétien , comme citoyen , ou comme gentilhomme , que
l'on se conduit bien? Nul ne le sait dans le grand monde,
et peut-être ne serait-ce qu'un fort petit mal en pratique,
si l'imitation ou la coutume suffisaient pour se bien diriger
dans les difficultés imprévues, dans les circonstances
336 PASSÉ ET PRÉSENT.
nouvelles sur lesquelles le préjugé n'est pas formé. Ce
n'est pas tout en effet que d'être loyal dans les petites
choses, que d'aimer ses parents, ses enfants, même sa
femme , que de n'intenter ni ne soutenir de mauvais pro-
cès ; il y a encore une pureté rigoureuse dans les senti-
ments et la conduite, une générosité désintéressée bien
au delà de l'honneur, qui ne s'assurent guère que par
des principes. Il y a en particulier des devoirs où la tradi-
tion manque ; ceux par exemple qui tiennent à la vie po-
litique, comme le dévouement à l'intérêt général, le
culte de la justice, le respect des droits. Les principes
seuls enseignent que la morale privée est strictement ap-
plicable à la conduite publique , que la coopération même
irréfléchie à l'iniquité , que la tolérance même gratuite
d'un désordre ou d'un abus, sont des fautes tout aussi!
bien que le manque de pai'ole ou la violation des devoirs!
de famille. C'est faute de principes que tel habitant des
salons persiste à se croire honnête homme , après avoir
sacrifié l'intérêt d'un tiers , celui de la masse , sa propre
opinion à l'avantage du parti qu'il aime ou de l'homme
puissant qu'il estime , à l'établissement de sa famille ou i
l'avenir de ses enfants. Que de gens ne se reprochen
pomt une complaisance qui leur permet de mieux marie
leur fille! ils ont vendu leur suffrage, trafiqué de leui
conscience , et ils se consolent en disant dans lem* cœur
Je suis bon pure.
Malgré toute la délicatesse que peut donner à de cer
tains sentiments une éducation relevée , ces fautes , ou i
l'on veut ces préjugés, ne sont pas plus rares dans les haul
rangs de la société que dans ces conditions humbles o
des besoins plus pressants pourraient rendi'e moins diffici
DES MCEURS DU TEMPS. 337
sur la probité. Tout au contraire, c'est dans la bonne
compagnie que les devoirs opposés sont le moins respectés
même par la conversation; il suffit qu'ils semblent se
rattacher aux idées libérales pour servir de but favori à
la raillerie et au persiflage. La fidélité consciencieuse
aux opinions est traitée dédaigneusement , tantôt comme
une duperie, tantôt comme une prétention. L'ambition
déboutée, l'avidité effrénée, ne sont sûrement pas en
honneur : mais la prudence qui calcule les avantages
d'une bonne position, et sait dans l'occasion sacrifier aux
intérêts particuliers les principes généraux, passe pour la
vraie sagesse; un homme qui la néglige a besoin d'être
excusé; ses amis sont obligés pour le défendre d'appuyer
sur ses bonnes intentions et d'accuser sa mauvaise tête.
C'est qu'on n'a pas encore généralement compris que
l'utilité commune, c'est-à-dire le droit de tous, est le but
et la cause des fonctions publiques; on semble croire
cjpi'elles ne sont qu'un moyen d'employer les hommes ca-
pables ou d'établir les fils de famille; on appelle une place
une carrière ; on la recherche ou on l'accepte comme une
ressource, non comme un devoir, non comme une mis-
sion presque toujours accidentelle. Un tel préjugé est une
des grandes plaies de la morale publique , et il faut dire
qu'il est encore plus puissant parmi les fonctionnaires de
bonne compagnie que chez les percepteurs de village.
Il est vrai qu'ici la morale touche à la politique, et sur
cette matière le grand monde ne sait ou il en est.
Je ne parle pas de l'esprit de parti; là où il règne, il
donne des passions et des croyances. Mais il n'est pas à
Paris aussi commun qu'on le croirait, et c'est la prétention
de la plupart des salons que d'être fermés aux gens de
I. 29
338 PASSÉ ET PRÉSENT.
parti. Les opinions politiques s'y prennent en effet par
bienséance plus que par conviction. Si l'opinion et le lan-
gage sont monarchiques , c'est que la république est de
mauvais ton. Quant à la monarchie représentative, elle
est aussi trop républicaine ; et l'ancienne monarchie, dont
on regrette la tranquillité , coûterait trop de peine à réta-
blir pour qu'on ose en souhaiter le difficile retour. On
aurait assez goûté l'Empire, si ses formes brusques n'eus-
sent quelquefois heurté le bon goût et ses excès compro-
mis le repos. Car c'est le repos que l'on prise avant toutes
choses, le repos où les mœurs sont libres, les journées
oisives, les opinions sans conséquence. Les injustices et
les violences choquent surtout parce qu'elles fout du
bruit; aussi est-on souvent tenté de se fâcher plus contre
les gens qui s'en plaignent que contre ceux qui les com-
mettent.
Comme leur grand mobile est la vanité, les gens du
monde en font aussi le mobile de la pohtique. La manie
de briller leur parait presque l'unique guide des hommes
dans les affaires publiques ; et s'ils admettent que quelques-
uns soient dirigés par des principes généraux, c'est pour
les accuser de niaiserie ou d'exaltation. Quant à la modé-
ration pour laquelle ils professent tant d'estime , ce mot ne
désigne ni cette mesure de caractère qui fuit les extrémi-
tés, ni cette justesse d'esprit qui s'arrête au point où
l'absolue conséquence touche à l'absurde; mais seule-
ment une certaine neutralité qui se tient à distance égale
de la vérité et de l'erreur, en évitant soigneusement l'une
et l'autre comme deux excès. C'est par exemple la sagesse
qui consiste à ne pas vouloir qu'on coupe le poing au sa-
crilège, mais seulement la tête. La mesure dans le mal
DES MŒURS DU TEMPS. 339
et la réserve dans le bien , voilà toute la modération des
gens du monde. Mêler en proportions pareilles le vrai et
le faux, c'est ce qu'ils appellent avoir l'esprit juste.
C'est qu'ils cherchent avant tout à vivre en paix, et
qu'on n'y réussit que par des concessions. On se compro-
met en restant soi-même ; il vaut mieux penser un peu
comme tout le monde. Il n'y a pas jusqu'à la littérature
qui n'ait ses conventions, qu'il n'est pas sûr d'enfreindre.
Aussi est-elle devenue une affaire d'étiquette, dont chacun
juge d'après les règles reçues , plus que d'après son goût.
On se défie de ses propres impressions, quand elles n'ont
point pour elles les autorités. Si par hasard on est touché
ou diverti par des talents originaux, on s'en excuse, on
s'enrepent, on a grand soin d'innocenter son plaisir par
des restrictions en faveur des règles ; on ira même, s'il le
faut , jusqu'à rétracter son impression comme une fai-
blesse. Ainsi l'on perd jusqu'à la liberté de sentir les arts
à sa guise , parce qu'on préfère de beaucoup la prétention
de s'y connaître à la douceur de s'en amuser.
Cette défiance qui nous prévient contre nos impressions
est singulière parmi nous , nation si mobile , et qui paraît
si susceptible d'entraînement. C'est qu'au milieu des
écarts de la fameuse légèreté française, l'amour-propre
persiste , comme la dernière chose sérieuse des hommes
frivoles. Il plane , comme une sorte de sens intime , au-
dessus de toutes les émotions; il ne s'endort jamais, ce
surveillant actif, cet argus intérieur qui épie toutes les
conséquences de nos impressions les moins volontaii-es, de
nos mouvements les plus spontanés. C'est cliez les Fran-
çais une autre conscience que rien ne séduit , n'aveugle ,
ni ne corrompt ; c'est la voix qui ne se tait pas , c'est le
340 PASSÉ ET PRÉSENT.
flambeau qui ne s'éteint pas. L'amour-propre a ses scru-
pules, ses combats, ses remords.
Il y a peut-être de la sévérité à juger ainsi le monde;
mais cette sévérité irait jusqu'à l'injustice, si l'on ne rap-
pelait en même temps qu'on représente ici ce qui distin-
gue le monde , et non ce qu'il a de commun avec le reste
de la société. L'enceinte des salons n'est pas si épaisse
que le souffle de l'opinion générale n'y pénètre; on a beau
s'isoler dans les palais , il faut bien respirer l'air de son
temps et de son pays. Malgré cette fidélité obstinée aux
traditions et aux conventions factices , les vérités nou-
velles s'introduisent dans les esprits même qui craignent
de les reconnaître et surtout de les professer. Ainsi la li-
berté d'examen , qui n'est point admise comme un prin-
cipe , règne comme un fait dans la tolérance mutuelle
que les mœurs ont introduite entre les opinions; ainsi le
goût de l'originalité littéraire, qui n'ose s'avouer libre-
ment , éclate dans l'empressement général à suivre et à
rechercher la nouveauté dans les livres et les spectacles.
II en est là comme un peu partout en France; le fait y
vaut mieux que le droit, les hommes mieux que les doc-
trines, la société mieux que les lois.
IL
DE LA DÉCLAMATION EN MATIÈRE DE RELIGION.
Jamais peut-être la déclamation ne fut plus décriée ni
plus commune. On demande de toutes parts à la pensée
DES MŒURS DU TEMPS. 341
d'être sérieuse, aux livres d'être vrais, au talent d'être
utile ; et cependant la tribune , la chaire , les tribunaux ,
les classes mêmes , retentissent de paroles vides de sens
et d'idées, dont le ridicule échappe à la faveur de l'ha-
bitude. Je ne sais si ce n'est pas une suite naturelle de
la discussion publique , ouverte par la loi sur tous les in-
térêts. Il se pourrait que la liberté de la presse eût pour
effet de donner naissance à une polémique exagérée et
mensongère , et que la littérature politique fût toujours
et nécessairement déclamatoire. Mais alors il faudrait au
moins préserver de cet abus la littérature proprement
dite. Et en effet, nous le voyons dès aujourd'hui, ce sont
moins les livres que les harangues , les sermons , les
adresses , qui donnent l'exemple d'une vaine rhétorique.
Ceux qui déclament le moins, ce sont les écrivains; j'en
excepte les journalistes , dont la profession participe de
celles de l'orateur, du prédicateur, du professeur et de
l'avocat.
La déclamation est à l'éloquence ce que l'esprit de parti
est à la conviction, et l'hypocrisie à la vertu. S'il est vrai
qu'une grande partie des productions de notre époque
soit infectée de ce défaut, il importe à la critique lit-
téraire de constater le fait, et c'est à l'observation morale
d'en rechercher la cause.
On peut remarquer qu'en tout temps la déclamation ne
s'applique qu'aux idées dominantes; elle est le style des
esprits communs ou serviles. Lorsqu'en portant sur des
matières graves, elle répond à un sentiment qui l'est
aussi , lorsqu'elle part d'un homme convaincu pour s'a-
dresser à un public non moins sincère, elle peut, faute de
talent , n'être pas la véritable éloquence ; mais elle en
29.
342 PASSÉ ET PRÉSENT.
produit presque l'effet, elle en a le renom; elle n'est re-
connue pour ce qu'elle est qu'au jour où les esprits sont
changés , et qu'ils traitent de préjugés les vérités de la
veille. Ainsi, sauf deux ou trois noms qu'il faut toujours
excepter, les plus célèbres sermonnaires du siècle reli-
gieux de Louis XIV sont devenus de purs déclamât eurs
aux yeux de l'incrédule siècle dernier ; et je ne voudrais
point répondre qu'il n'en advînt pas autant de nos pères
les philosophes , au jugement de leurs enfants. Prenez
les discours et les journaux des années les plus terribles
de nos troubles; rarement y trouverez-vous l'éloquence;
la plupart vous paraîtront d'une exagération, d'une en-
flure de langage qui va jusqu'à, rendre douteuse la
réalité du sentiment qu'ils expriment : car il faut de la
clairvoyance et de l'équité pour comprendre que chez
des esprits médiocres, l'enthousiasme, le dévouement,
la passion , peuvent prendre le ton des rhéteurs , et que
des sentiments naturels peuvent avoir un style qui ne
l'est pas.
La déclamation n'est donc quelquefois qu'une faute de
goût, un tort littéraire, qui ne tient en rien de l'hypocri-
sie ni du mensonge; l'éloquence d'une époque peut de-
venir la déclamation d'une autre. Rien de plus rare que
l'éloquence de tous les temps; rien de plus rare que le
talent qui survit à l'esprit de son siècle, interprète im-
mortel d'opinions périssables.
Mais au-dessous du talent qui n'a qu'un temps, on doit
placer encore cette déclamation doublement trompeuse
qui recouvre d'un style faux des opinions feintes, ou du
moins des opinions de situation ou de complaisance.
Qu'aujourd'hui des écrivains et des orateurs parlent le
DES MŒURS DU TEMPS. 343
langage de 1793, ils n'obtiendront pas une heure de suc-
cès ni de créance : ils seront reconnus du premier coup
pour déclamateurs. Même sort attend ceux qui, sans
ménagement , prétendraient, en nos jours d'indifférence,
orner des mêmes éclats de style la prédication hautaine
des doctrines qui ne souffraient ni restriction , ni scru-
pule , ni doute , dans les jours de foi de l'église gallicane.
C'est ce qu'oublient plusieurs écrivains prônés dans leur
parti. Ils ne regardent pas assez si leur caractère connu
et le fond de leur conviction autorisent la pureté, l'excès,
la violence de leur langage et de leurs maximes ; ils né-
gligent de se demander si la véhémence de leurs invec-
tives sera prise au sérieux ou accueillie par le mépris, du
moins par la froideur ; ils ne s'enquièrent pas enfin si le
public n'est pas aussi tiède qu'eux-mêmes, et s'il n'y a
pas dans leur position , leur renommée , leur conscience ,
quelque chose qui fait de leur foi un paradoxe et de leur
piété un scandale.
Laissons ces esprits scélérats qui parlent et écrivent
sciemment sous la dictée de l'intérêt : toute opinion n'est
pour eux qu'un moyen de parvenir; dans leur bouche la
vérité même est une imposture ; ils mentent en la disant,
car ils ne la croient pas. Ce n'est pas à ceux qui ne con-
naissent pas le scrupule que doit s'adresser le reproche.
Parlons à cette foule bien plus nombreuse d'esprits fai-
bles , aussi incapables d'hypocrisie que de conviction ,
qui prennent une opinion parce qu'ils l'entendent retentir
autour d'eux , et qui réussissent bientôt à se persuader
qu'ils la croient , sans toutefois être bien sûrs qu'elle soit
vraie. Peu à peu, sans examen approfondi ni adhésion
consciencieuse, ils deviennent des sectateurs zélés, même
344 PASSÉ ET PRÉSENT.
emportés , d'une croj^anee superficielle , adoptée d'abord
par laisser-aller plus que par devoir. Ils ornent ce texte
de phrases bruyantes et hyperboliques qu'ils empruntent
aux écrivains originaux, et ne s'aperçoivent pas que ce
qui est éloquence et nouveauté dans Bossuet devient pla-
titude et lieu-commun dans un écrivain vulgaire. La
religion , et ce qu'on est convenu depuis M. de Fontanes
d'appeler les saines doctrines, telle est à présent la matière
ordinaire de cette violente rhétorique ; il y a là-dessus
certain nombre de phrases faites que l'on répète indis-
tinctement dans les circonstances les plus simples, comme
dans les plus solennelles , dans un journal comme dans
une église. Il s'est formé une certaine littérature dévote,
à l'usage des laïques comme des clercs, sans vérité, sans
profondeur, sans force. C'est un nouveau genre acadé-
mique, d'autant plus futile peut-être qu'il s'applique à
des sujets plus graves. L'éternité, la providence, la gran-
deur de Dieu , la chute de l'homme , les vérités les plus
relevées , les symboles les plus imposants , les mots les
plus augustes, sont devenus des effets de style, des tours
oratoires, des phrases toutes faites. Quelle bizarre corrup-
tion du goût, ou plutôt quel étrange et triste résultat des
mœurs publiques !
Ce n'est pas en effet ailleurs que dans les mœurs qu'on
doit chercher la source de ce phénomène littéraire. La
(l('<lamation en maûrre de religion ne peut marcher qu'à
la suite d'un retour vrai ou prétendu à la religion; et,
nous devons le dire , il est à craindre qu'ici le fond ne
soit comme la forme, et que la religion d'aujourd'hui ne
soit toute déclamatoire.
Il serait aussi extravagant qu'injurieux d'accuser toute
DES MŒURS DU TEMPS. 343
une époque et tout un pays d'hypocrisie : la nature hu-
maine n'est pas si fausse ni si habile. A cette accusation il
y aurait au moins deux grandes exceptions à faire : l'une
en faveur du peuple; Vautre, des prêtres. Dans le peuple,
et j'entends sous ce nom tout ce qui vit loin du pouvoir
et des salons , dans le peuple , l'affectation religieuse n'a
pas généralement pénétré. Au sein des conditions mé-
diocres règne encore une liberté sans artifice ; là se ren-
contrent des âmes pieuses, pour qui la foi n'est pas une
affaire de circonstance , et des esprits incrédules qui ne
prennent point le masque de la dévotion ; là , nous l'es-
pérons, on n'exagère point sa foi, on ne dissimule pas
son indifférence. C'est tout ce que le moraliste a droit
d'exiger : le premier devoir, c'est d'être sincère.
Quant aux prêtres, on est beaucoup trop disposé à les
accuser de mauvaise foi. Les esprits forts ne peuvent-ils
donc concevoir qu'on croie ce qu'ils ne croient pas? Il
s'en faut cependant qu'ils aient donné à leurs objections
contre le christianisme cette évidence entraînante qui ne
laisse plus de place au doute ; et quand même ils y par-
viendraient, il resterait au moins permis de se tromper.
Malgré la faveur que plusieurs circonstances promettent
à l'état ecclésiastique, nos mœurs répugnent tellement à
cette profession qu'elle n'est pas communément embras-
sée , surtout dans les classes de la société qui ont reçu de
l'éducation. On peut donc tenir pour vraies la plupart
des vocations , et rien n'autorise à donner un démenti
général à la sincérité du clergé. Si à d'autres époques il
a régné dans cet ordre des convictions plus fortes et plus
absolues , jamais peut-être cette foi moyenne , cette sin-
cérité suffisante pour distinguer l'honnête homme de
346 PASSÉ ET PRÉSENT.
l'imposteur, n'ont été plus générales. Ardent sur des in-
térêts qu'il prend pour des devoirs, le clergé est peut-être
tiède sur le dogme, mais il est croyant; sa conduite le
prouve , elle est encore régulière , ses mœurs sont encore
pures : le malheur, c'est qu'il manque de lumières et
d'élévation.
La littérature ecclésiastique en fait foi. Quelle déplorable
absence de talent, d'esprit, d'instruction! A l'exception
de M. l'abbé de La Mennais, dont l'excessive orthodoxie
a produit une sorte de schisme, où trouverez- vous ailleurs
des esprits plus communs et plus superficiels? Aucun
bon livre de morale , aucun traité de théologie , aucune
recherche philosophique de quelque mérite n'est sortie
depuis bien longtemps des mains d'un prêtre. On a cité
quelques sermons; mais aucun jusqu'ici n'a pu supporter
l'épreuve de l'impression. L'église de France est tombée
dans une telle indigence, qu elle en est venue à célébrer
presque comme un père de l'église l'illustre autour d'^^-
tala et des Martyrs.
Les prêtres sont obligés par état à n'écrire que sur les
plus grandes questions. Or, comment seraient-elles trai-
tées dignement par ceux qui , au lieu de se livrer à de
solides études, de creuser jusqu'au fondement de leur
doctrine , de se consommer dans la connaissance des
sciences humaines , de regarder à tout enfin , pour ap-
prendre à discerner le vrai du faux et à fortifier la reli-
gion en désarmant la philosophie, font vœu de tout igno-
rer et de tout craindre , évitent la discussion , redoutent
la publicité , nient sans comprendre , condamnent sans
juger, déclament sans raisonner? Occupés uniquement
de propager leur infiuence sur le commun des esprits ,
DES MŒURS DU TEMPS. 347
non pour les élever, mais pour les soumettre, où trouve-
raient-ils le temps de rechercher la vérité ou seulement
la gloire? Ce qu'ils demandent à la société, c'est moins la
foi que l'obéissance.
Cette circonstance est grave et nouvelle en France.
Jusqu'au siècle de Louis XIV, le clergé a marché en
avant de la société pour les lumières, la science et le ta-
lent, comme pour les vertus : aujourd'hui, bien loin
d'avoir droit à la même supériorité, il en a perdu jusqu'à
l'ambition. C'est une des causes, entre tant d'autres, qui
rendent sans importance le mouvement religieux dont
nous sommes témoins ; c'est ce qui permet de le consi-
dérer comme une chose du moment, comme l'effet de
faveurs changeantes et d'exemples passagers. Ce n'est
guère plus de la religion que l'agiotage n'est du com-
merce : c'est une vogue, un jeu, une manie; il n'y a
rien d'intérieur ni de fort, il n'y a point d'avenir dans
cette réaction de dévotion ; l'orthodoxie est devenue une
bienséance; la foi est convenable, et rien de plus. Bizar-
rerie étrange , la religion , la chose éternelle , la religion
est à la mode. La bonne compagnie l'a reprise depuis dix
ans , comme elle a repris ses titres.
Où trouver une preuve que la conversion du beau
monde soit sérieuse? Est-ce dans les mœurs? elles sont
douces et sociables, mais d'une mollesse raffinée, d'une
délicatesse exigeante qui se refuse invinciblement aux
observances et aux privations qui marchent à la suite de
la piété. Est-ce dans les esprits? mais la classe supé-
rieure, jusqu'ici moins corrompue qu'autrefois, ne fut
jamais plus frivole. Les opinions n'étant que des conve-
nances, nul dans les salons ne pense ni ne raisonne. L'es-
348 PASSÉ ET PRÉSENT.
prit même y est suspect comme de l'exaltation ou du
pédantisme. User du présent, jouir de la soirée, profiter
du vent qui souffle, sans prévoyance et sans passion,
voilà toute la sagesse des privilégiés de Paris. Quelle
place reste-t-il , je le demande , pour ces méditations
attentives sans lesquelles il ne peut y avoir dans notre
siècle de croyances solides? Est-ce au milieu de cette in-
croyable légèreté qu'on peut nous imposer par un étalage
de religion qui n'a pas même le sérieux de l'hypocrisie?
Certes, ou ce nouveau travers sera violemment corrigé
par les événements, ou il doit amener à sa suite un grand
relâchement dans les mœurs privées, enfin une ère nou-
velle de licence qui n'aura rien à envier à celle du temps
de Louis XV, que le mérite de la franchise et les grâces
de l'esprit.
On a beaucoup blâmé l'hypocrisie des dernières an-
nées du règne de Louis XIV. Mais la vie du moins ré-
gulier des courtisans de madame de Maintenon ferait
frémir la légèreté et la mollesse de nos jours. Nous ai-
merions autant nous faire chartreux que de les imiter ;
et cependant leur siècle était celui où La Bruyère écrivait
cette terrible définition d'une vérité plus frappante que
jamais : « Un dévot est celui qui sous un roi athée serait
» athée. »
DES MŒURS DU TEMPS. 349
III.
DES CARACTÈRES.
On dit beaucoup que les mœurs sont meilleures aujour-
d'hui qu'au temps passé , et les plus grands détracteurs
du présent se croient obligés d'en convenir , au moins
pour les classes élevées de la société. Il est vrai qu'ils
ajoutent que le peuple est profondément corrompu , et ils
se rejettent, en dernier espoir de cause, sur la déprava-
tion des esprits et la licence des opinions. Il se pourrait
au contraire que , tel que tous les lieux communs du
monde, celui de l'amélioration des mœurs, vrai d'abord,
commençât à devenir faux, et que cette amélioration, si
elle existe , se montrât partout ailleurs plus que dans les
salons. J'ajouterai qu'a prendre la société en masse, c'est
dans les opinions que la moralité a le plus gagné ; elles
sont aujourd'hui plus conformes à la justice et à l'huma-
nité qu'à aucune autre époque ; il en résulte plus d'hu-
manité et de justice dans les actions, mais les vertus n'en
sont pas plus communes. Par exemple, on trouverait dif-
ficilement en France un dévot qui brùlàt les hérétiques,
mais la charité n'est guère moins rare qu'au temps où on
les brûlait.
Le grand monde , celui de la fortune , des dignités et
de l'ëlégance, peut bien être favorable aux mœurs douces,
mais non aux vertus fortes : c'est la patrie des hommes
faibles. La morale n'y varie guère, quant à la pratique :
seulement l'esprit qui y règne est tour à tour grave ou fri-
vole, austère ou relâché ; car c'est là que les circonstances
I. 30
350 PASSE ET PRESEM.
et les opinions du moment font le plus hautement la loi ,
et cette loi, c'est le bon ton. Ses arrêts sont chez nous
bien plus sévères pour la manière de penser que pour la
manière d'agir ; on peut tout faire dans le monde poiu-vu
qu'on n'y choque point , et la bonne compagnie a des rè-
gles qu'il est plus sûr de violer que de contredire.
Toute société ainsi faite n'est au fond ni bonne ni mau-
vaise; on ne doit juger d'elle que ses apparences, et
quand on affirme qu'elle est meilleure , on doit entendre
qu'elle est moins scandaleuse, voilà tout; à peu près
comme quand ou dit qu'un homme est religieux, cela si-
gnifie qu'il va à la messe. Peut-être même le seul scan-
dale qui ait disparu est-il celui que donnaient les maria-
ges d'autrefois; la fidélité a cessé d'être un ridicule, et
l'amour légitime une niaiserie. Au fait, les bons ménages
sont-ils plus nombreux? c'est possible; toutefois, là où
se rencontrent beaucoup de luxe et d'oisiveté, beaucoup
de jeunes militaires et de confesseurs jésuites, c'est-à-dire
plus touchés des pratiques que des œuvres, tôt ou tard le
mariage doit courir ses anciens risques; seulement on
continuera d'en parler avec plus de respect. D'ailleurs, il
faut bien le dire, la pureté des mœurs n'est pas toute la
morale : il y a d'autres devoirs dont l'oubli est un scan-
dale aussi. Or, dans cette société si amendée, le désinté-
ressement et la fermeté des principes, la dignité et l'in-
dépendance pei'sonuelle, sont-elles choses si communes?
Ces qualités sont-elles même justement appréciées? les
trouve-t-on seulement nécessaires pour gagner le titre
d'honnête homme? Sacrifiez votre opinion à votre for-
tune, abaissez-vous à mille petitesses pour acquérir ou
couserver une place , montrez-vous insatiable de distinc-
DES MCEURS DU TEîtfPS. 331
tions frivoles ou d'utiles appointements; sollicitez les mê-
mes faveurs par les mêmes moyens de vingt pouvoirs di-
vers , de cent protecteurs différents ; ne considérez pas
votre mérite , mais vos goûts , en demandant une place ;
ne vous enquérez point si elle n'était pas vacante par une
injustice ou promise à un plus digne : vous le pouvez, et
peu importe; vous n'encourez aucun blâme; vous n'avez
pas pris directement l'argent d'autrui , vous êtes hon-
nête homme. Que dis-je, pour peu que vous joigniez à
cela un caractère ouvert et riant, vous êtes excellent
homme. Que sera-ce si vous assistez aux offices et que
vous pensiez comme il faut! il n'y a plus de bornes alors,
vous êtes un homme rare. Malesherbes ne fut pas plus
loué dans son temps, et, à coup sûr, il le serait moins
dans le nôtre.
Il n'est rien que n'excuse maintenant, même aux yeux
de tous les partis , le danger de se compromettre. La
crainte de ce danger s'avoue sans honte ; la prudence est
devenue la première vertu ; la timidité même est estimée.
Une opinion toute pleine de lâcheté s'est répandue, elle
a gagné jusqu'aux âmes honnêtes; elle dit à tous : Ména-
gez votre position. Triste effet de l'ébranlement donné à
tous les caractères et à toutes les convictions par qua-
rante années de vicissitudes politiques ! triste effet de cet
amollissement moral que commencèrent la Terreur et
l'Empire, et que viennent d'achever les préjugés de cour
et les doctrines jésuitiques ! De là est résulté un esprit de
servilité auquel je ne connais pas d'autre exemple, parce
qu'il s'allie avec le bon goût et les belles manières, avec
l'esprit, la vanité, l'honneur même ; c'est un mélange
de respect pour la force et pour les convenances, c'est le
352 PASSÉ ET PRÉSENT.
produit de l'intérêt qui calcule et de la raison qui doute,
de la peur qui se ménage et de la médiocrité qui s'iiumi-
lie. Et , chose étrange, un tel avilissement n'a ni l'allure,
ni la renommée d'un vice. Tout au contraire, on en fait
cas; c'est un devoir que le père recommande à son fils;
l'expérience le prêche à la jeunesse ; l'indulgence seule
excuse parfois ceux qui y manquent , et le courage a be-
soin d'apologie et de pardon.
Je sais tout ce qu'on peut dire; je sais de quels noms
on flétrit l'indépendance du cœur et de la pensée. Pré-
somption d'amour-propre, manie de se distinguer, liber-
tinage d'esprit, amour du désordre, rébellion, anarchie,
impiété , cent autres mots s'échappent de la bouche de
ceux qui ont intérêt à calomnier les vertus qu'ils redou-
tent ou qu'ils n'ont pas. La foi dans la raison, la fidélité
à la conscience, l'amour du vrai, du bon, surtout du
meilleur, sont journellement dénoncés comme sugges-
tions de Satan, crimes d'état, ou prétentions de mauvais
goût. Mais je sais aussi que jamais les faibles n'ont laissé
après eux de bienfaits qui honorent leur mémoire, que
jamais rien d'utile pour l'iiumanité ne s'est opéré par leurs
mains, que jamais ils n'ont prévenu un mal, redressé un
tort, réformé un abus, détruit une erreur, et qu'en géné-
ral le perfectionnement de toutes choses et de soi-même
n'est réservé qu'à celui qui, sortant de ligne, résiste au
nombre et à la force. C'est le vieux conseil de la religion,
comme de la philosophie, de renoncer au siècle et de lutter
contre Injltule,
Or, vivre dam te siècle aujourd'hui, c'est vivre en ser-
vage, c'est humilier sa raison, c'est s'attacher volontai-
rement à toutes les puérilités et à tous les intérêts, pour
DES MŒURS DU TEMPS. 353
renoncer à cultiver son esprit et à fortifier son âme. J'in-
siste sur ce point, parce qu'il s'agit ici du vice national.
jN'ous avons les défauts et les passions de tous les temps,
moins peut-être qu'en d'autres temps ; mais pour ce vice,
il est florissant, il prospère, il domine. L'opinion de la
société s'est corrompue au point d'honorer avant toutes
choses les qualités qu'on recherchait jusqu'ici dans les
domestiques.
Toutes nos autres vertus sont altérées et comme an-
nulées par l'existence de cet esprit de complaisance et de
platitude, que les dévots appellent humilité, les mondains
sagesse, les princes fidélité, les fonctionnaires zèle, et les
femmes bonne grâce. Tous les progrès que les mœurs ont
pu faire d'ailleurs semblent à peine compenser un si grand
m.al ; et l'on se sent tout près d'être ingrat envers ces gé-
néreuses doctrines qui depuis un demi- siècle retentissent
dans le monde, puisqu'elles n'ont pu même affranchir les
âmes, et que de toutes les libertés celle du caractère est
encore la moins avancée. Cependant ces tristes apparen-
ces ne doivent pas nous faire une entière illusion ; nous
ne devons pas juger toute la société par la portion qui est
le plus en évidence. Sortons de ce monde brillant et mo-
bile , plus soumis à des circonstances momentanées que
la masse de la nation qui n'obéit qu'aux intluences géné-
rales d'une époque ; pénétrons dans les conditions
moyennes et même inférieures ; visitons les professions
indépendantes, mais laborieuses, le commerce, l'industrie,
l'agriculture, la littérature même : nous retrouverons et
nous apercevrons bientôt ce progrès moral dont on loue
notre siècle. Ici régnent le goût et l'intelligence du travail ;
ici, le désir du perfectionnement en tout genre, le besoin
30.
354 PASSÉ ET PRÉSENT.
de la justice et de l'ordre, éléments premiers et peut-être
uniques de la liberté, l'attachement aux affections de fa-
mille, premiers plaisirs du citoyen, trouvent encore de
nobles et modestes refuges. Dans le peuple même, on sent
une amélioration, du moins une disposition à l'améliora-
tion, vraiment admirable; si, à la honte du pouvoir,
des riches et des prêtres , l'instruction ne lui manquait ,
on sent que l'instinct social qui l'anime le conduirait à
grands pas dans la bonne voie. Le goût de la régularité,
de l'ordre, de l'occupation, est pour ainsi dire dans l'air ;
la grossièreté, la brutalité ne demandent qu'à disparaître.
Aussi règne-t-il parmi nous une paix , une sûreté , une
soumission à l'autorité légale, qui depuis vingt-cinq ans
ne s'est pas démentie , et que presque tous les grands
états du continent pourraient envier à la France. Il y a
des gens qui en font honneur à la gendarmerie; j'aime
mieux en rendre grâce à mon pays.
C'est que, dans la marche actuelle de la civilisation, le
progrès seul des arts utiles tourne au profit des classes
inférieures. Beaucoup de circonstances peuvent pendant
un temps rendre inutiles les efforts de la science et de la
pensée ; mais ceux du travail ne peuvent être tout à fait
vains. L'industrie est en quelque sorte incompressible ;
elle poursuit, en dépit de tout le reste, ses essais et ses
conquêtes. Ce fait, tout simple, tout borné, tout matériel
qu'il paraît être, suffit encore, suffit seul à entretenir le
développement moral du peuple. Tout ce qui offre un
nouveau prix au travail l'encourage, et tout ce qui encou-
rage le travail améliore les travailleurs. Les nouveaux be-
soins suivent les nouveaux produits , et si chez les riches
les nouveaux besoins ne sont souvent qu'un laffinement et
DES MŒURS DU TEMPS. 355
un luxe, chez le pauvre, chez celui qui se passe même du
nécessaire, un besoin nouveau devient presque toujours un
progrès. Voisin encore du point de départ, de cette situa-
tion première où l'homme nu, oisif, errant, ressemblait
aux habitants de nos bois, le pauvre, à mesure qu'il s'en
éloigne par l'industrie, s'élève à un degré de plus au-des-
sus de la brute et remonte à l'humanité.
Ce ne sont là que de simples vues qui seront quelque
jour éclaircies ailleurs et mieux que dans un journal;
mais c'est assez pour aujourd'hui. Il ne faut fermer les
yeux ni sur le bien ni sur le mal : deux assertions con-
tradictoires sur l'état de nos mœurs sont soutenables et
paraissent vraies : une explication est donc nécessaire.
Nous avons commencé à l'esquisser, nous y reviendrons.
Les journaux généralement s'occupent trop peu de
morale : c'est cependant le sujet le plus utile à traiter, et,
quoi qu'on en dise, c'est le plus piquant. Puissions-nous
le prouver par l'exemple !
IV.
DE l'égalité.
Un voyageur arrive dans un pays : il veut y vivre dans
la société , il veut la connaître. Une ])remière chose lui
est nécessaire à savoir : quelle est l'opinion établie sur les
distinctions sociales. Cette science ne s'acquiert point en
un jour , elle a ses secrets et ses finesses ; mais c'est pres-
que toute la science du monde. Dès qu'on la possède, on
356 PASSÉ ET PRÉSENT.
n'est plus étranger, on comprend la langue, on a reçu le
droit de cité.
Mais il faut recommencer dès qu'on émigré de nou-
veau. C'est un des points par lesquels les nations diffè-
rent le plus, même celles qui semblent constituées de
même. La classification sociale est pareille dans deux
pays : cependant, entre les classes qui la composent, les
relations et les égards ne se ressemblent pas. Mille cir-
constances contril)uent à former sur cet article l'opinion
régnante. Elle est quelquefois le résultat de toute l'his-
toire d'un peuple. Les révolutions qu'il a éprouvées, les
causes de sa grandeur ou de sa décadence , le caractère
des princes qui l'ont gouverné ou des grands hommes qui
l'ont servi, la nature de ses institutions, la contrée qu'il
habite, ses inclinations guerrières ou pacifiques, agricoles
ou commerciales , tout sert à fonder la faveur ou le dis-
crédit des rangs, des professions et des familles ; tout sert
à fixer les conditions auxquelles s'obtiennent le mérite et
la réputation. On dit que les Hollandais érigèrent une
statue à Guillaume Buckelst pour avoir trouvé l'art d'en-
caquer les harengs , et nous en élevons une au général
Foy : en Russie, le czar Pierre est jugé digne de cet hon-
neur que l'Angleterre décerne au marin iNelson et au mé-
canicien AVatt.
Ces exemples s'expliquent aisément. Mais combien ,
dans les mœurs et les usages, de diversités moins claire-
ment motivées, moins promptement aperçues! Par com-
bien de signes variés se trahit l'estime ou le dédain ! à
combien de degrés inégaux l'une ou l'autre se mesurent !
que de nuances ont une valeur , que de minuties ont un
sens! Et comment apprendre tant de petites choses si
DES MŒURS DU TEMPS. 357
importantes pour les maîtres du savoir-vivre? il faut ici
un tact que l'habitude donne, non une instruction que
procure l'enseignement. C'est un ensemble de lois si
compliquées et si délicates qu'il faut pour les suivre les
avoir toujours suivies; il faut s'en pénétrer au point de
ne savoir plus comment s'en départir, et presque de
perdre la faculté de comprendre ce qui s'en éloigne, fit
en effet, la chose arrive souvent : nous finissons par
prendre nos usages pour des instincts nécessaires ; nous
disons , en parlant de nos conventions , que ce sont des
choses qui se sentent et qui ne s'expliquent pas. Quel-
qu'un les viole-t-il un peu brusquement , nous trouvons
sa conduite inconcevable ou inimaginable; ses manières
sont fabuleuses, son procédé monstrueux. Ainsi des mo-
des deviennent les règles mêmes de la vérité et de la
nature.
De toutes les distinctions sociales, la noblesse est la
plus factice ; du moins , comme elle doit beaucoup à l'i-
magination , c'est la plus arbitraire. La noblesse existe
en beaucoup de pays; nulle part elle n'est considérée et
traitée de la même manière. Elle s'est par exemple con-
servée en Espagne , en Allemagne , en Angleterre : mais
que la ressemblance est faible entre un pair d'Angleterre,
un grand d'Espagne et un baron allemand! Qui pourrait
impunément leur parler le même langage? qui pourrait
confondre dans une même déférence la bonhomie cérémo-
nieuse, la morgue emphatique, et la simplicité hautaine?
qui penserait flatter par les mêmes hommages ou blesser
par les mêmes reproches toutes ces variétés de l'orgueil
humain ?
La France offre sous ce rapport un singulier spectacle;
338 PASSÉ ET PRÉSENT.
et .ce spectacle , selon toute apparence , les étrangers
pourront le regarder encore longtemps avant d'y rien
entendre. La société française est une énigme pour le
reste de l'Europe , et de tous temps nous avons été le
peuple qu'on a le plus imité et le moins compris. Une
preuve entre mille, c'est que l'importation des opinions
du dernier siècle s'est faite partout et n'a nulle part pro-
duit une révolution comme la nôtre. La France de l'an-
cien régime était, on peut le dire, à nulle autre pareille.
Cette monarchie si absolue et si faible , cette noblesse si
brillante , mais aussi dénuée des moyens d'être utile que
des moyens d'être oppressive, ce tiers-état dont l'activité
se développait sans but, et qui manquait de frein comme
de droits, cette sociabilité qui confondait tout, cette dou-
ceur qui pacifiait tout , cette vanité qui agitait tout , et
enfin cette exigence d'esprit qui a tout bouleversé, ce
sont là choses dont le monde n'a pas encore offert d'exem-
ple. De là une révolution inouïe , dont le résultat n'est
pas moins neuf que sa cause^ De tout l'ancien régime, la
sociabilité est restée intacte, et comme autrefois elle
énervait l'aristocratie, aujourd'hui elle adoucit la démo-
cratie. C'est ainsi qu'elle a contribué à renverser l'une ,
et qu'elle sert à conserver l'autre. Vainement des préju-
gés qui s'appellent des croyances, des prétentions qui se
donnent pour des droits s'efforcent de diviser et de re-
muer une société qui tend à l'union et au repos. Les
éléments de cette société se rapprochent ; ils se mêlent
sans cesse; ils ne peuvent pas plus s'isoler pour se com-
battre que s'agréger pour se grouper. Une démocratie
mouvante échappe à tous les efforts tentés pour la com-
primer. C'est là ce qu'ignorent les diplomates de l'Eu-
DES MŒURS DU TEMPS. 359
rope; mais, sans être diplomate, il suffit d'être étran-
ger, quelquefois même d'avoir accidentellement passé le
Rhin, pour ne plus comprendre comment ce nouvel
état social a changé toutes les relations des individus et
des classes; et, dans les salons comme dans les bouti-
ques , dans les cafés comme devant les tribunaux , il rè-
gne un esprit dont le secret n'est connu que des naturels
du pays.
isulle part l'existence n'est si facile, nulle part les
mœurs n'ont tant d'uniformité : la profonde division des
opinions n'influe pas sur les transactions privées ; nous
traitons les uns avec les autres, sans malentendu, sans
conflit ; les hommes les plus opposés de croyance et de
parti ne peuvent parvenir à se distinguer par les procédés
et les habitudes; les amis du passé sont de leur siècle;
ils le renient , mais ils le suivent. Et cependant les opi-
nions ne se concilient point; l'orgueil aristocratique n'a
point de prétentions si arrogantes qu'elles ne trouvent en-
core accès dans quelques esprits; l'orgueil démocratique
n'a point de préventions si haineuses qu'elles ne se mê-
lent encore aux sentiments de quelques novateurs. Entre
ces deux extrêmes, mais plus près du second que du pre-
mier, se place le corps de la nation avec son invincible
passion d'égalité, troublée sans cesse par les saillies d'une
vanité qui tantôt regrette ce qu'elle sacrifie, tantôt ambi-
tionne ce qu'elle méprise.
Pour l'ancienne noblesse elle-même, les mœurs qu'elle
regrette ne sont point les mœurs qu'elle a. Ce n'est que
par les opinions qu'elle tient à l'ancien régime. Aussi
a -t- elle grand'peine à concilier sa conduite avec ses
idées, et ses souvenirs avec ses habitudes. Elle sait qu'elle
360 PASSÉ ET PRÉSENT.
doit tenii' à la naissance , mais la moitié du temps elle
s'arrange fort bien de Tégalité. Seulement, lorsqu'elle y
pense, elle s'en blesse, et tâche alors d'affecter un orgueil
dont elle n'est pas sûre. Elle aime ses titres, du moins se
fàcherait-elle qu'on les lui refusât ; mais elle en fait bon
marché, dès qu'on les lui accorde, et semble prête à les
déposer, pour peu qu'on prétende en tirer pour elle une
obligation d'agir autrement que tout le monde, par exem-
ple de renoncer aux spéculations mercantiles ou aux em-
plois lucratifs. C'est que , tandis que ses préjugés et ses
scrupules l'attachent à la supériorité du rang, elle se sent
au fond V égale de tout le monde; elle est noblesse par
bienséance et peuple sans le vouloir.
Les événements ont placé près d'elle une autre no-
blesse d'une espèce toute nouvelle , car il ne lui manque
pas moins que la naissance. Léguée par l'Empire à la mo-
narchie , improvisée par un gouvernement qui dans sa
courte durée a fait un peu de tout, elle a été reconnue
par nécessité ou par politique. On l'a donnée à la France
comme une garantie de l'égalité. Du moins était-ce dé-
clarer qu'en restaurant l'ancienne noblesse on ne réta-
blirait pas la roture : chose assez importante, car les
privilèges sont odieux, moins par ce qu'ils ont de positif,
que par ce qu'ils ont d'exclusif. Quant à la nouvelle no-
blesse, comme on l'appelle, elle forme bien, en raison des
emplois qui lui ont valu ses titres , une classe supérieure,
mais elle n'a rien d'une aristocratie, et ceux de ses mem-
bres qui s'y sont mépris l'ont expié par le ridicule. La
plupart ont échappé à la tentation; ils prennent leurs
titres à peu près comme d'autres mettent à la suite de
leur nom ex -notaire ou ancien juge. C'est une manière
DES MŒUKS DU TE.MPS. 361
de rappeler qu'ils ont rempli des places et tâché de ser-
vir l'état. Comme individus, ils peuvent préteudi'e à la
considération ; mais ce qu'il faut à la noblesse , c'est du
prestige.
Hors de ces deux classes, qui se distinguent si peu
du grand nombre, je ne vois plus qu'une foule unique-
ment diversifiée par le mérite, la fortune, la profession.
Une seule classification générale se laisse encore entre-
voir, celle qui distingue les gens bien élevés de ceux qui
ne le sont pas. Bien des prétentions subsistent, il est vrai,
au sein de cette égalité; mais ces prétentions ne produi-
sent après tout que des inconséquences, et les inconsé-
quences mêmes prouvent le fait général auquel elles dé-
rogent : ce fait, c'est l'égalité. Des prétentions la plus
générale est celle qui repousse la noblesse ; notre amour-
propre a bien en cela quelque intolérance à se reprocher.
Mais la paix et la douceur des relations privées n'en sont
nullement troublées ; et la différence entre les anciens
privilégiés et ceux qui ne l'étaient pas est si légère au-
jourd'hui, elle pèse si peu dans les choses essentielles,
qu'il serait puéril de se révolter contre des souvenirs qui
ne peuvent disparaître aussi vite que la réalité. S'il existe
un privilège odieux aujourd'hui, ce n'est pas la naissance,
mais l'opinion qui le donne. Une certaine manière de
penser, apparente ou réelle , passe pour le meilleur titre
aux places, aux faveurs, même à quelques-uns des droits
civils. L'aristocratie des lAcn-pensanis est au vrai la seule
qui tourmente la société, et, pour en faire partie, il n'est
nullement besoin d'avoir eu des ancêtres à la croisade, il
suffit d'avoir mis ses enfants à Saint-Acheul. La nais-
sance est prisée moins pour elle-même que comme signe
I. 31
302 PASSE lîT PRESEM".
et garantie de l'opinion. Même à la cour, elle ne supplée
pas l'opinion, tandis que celle-ci la remplace. Bien voter
est aujourd'hui le premier devoir d'un chevalier français :
on a dit que les lettres de noblesse des Français de notre
âge étaient écrites sur leurs cartouches ; elles le sont au-
jourd'hui sur leurs bulletins.
Ce sont là des circonstances passagères : laissons la
cour, et voyons la société. Le bon moyen d'obtenir dé-
sormais l'estime ou les hommages du public est de le
servir ou de lui plaire. Or, comme une expérience géné-
rale a montré dans le travail la source de toute prospé-
rité nationale ou particulière, le travail est devenu le
premier et le plus commun des titres à la considération ,
et presque à la renommée. Le tra\ail est l'idole de la
société actuelle. Pour avoir trop longtemps encensé le
fastueux désœuvrement de la noblesse de cour, on s'est
jeté dans une reconnaissance enthousiaste pour quicon-
que fait un emploi profitable de ses facultés et de son
temps. Les professions laborieuses sont mises en première
ligne. Peu s'en faut que l'industrie ne soit traitée comme
une vertu et la richesse comme un mérite. Quelques-uns
même en sont venus à tout voir dans la production. Ce
mot a pris pour eux quelque chose de magique et de sa-
cré, et l'ordre matériel exploité par la force humaine
s'offre à eux comme le seul but légitime et raisonnable
de notre mission sur la terre.
Rien de plus juste que d'estimer ce qui est utile en
même temps qu'honorable; rien de plus juste que de re-
tirer de l'oubli, ({ue de relever d'une longue injustice ces
classes actives , au sein desquelles l'état puise sa force ,
et qui ont su fournir dans l'occasion à la gloire ses héros,
DES MŒURS DU TEMPS. 3fi3
à la liberté ses martyrs. Mais l'exagération discrédite ce
qu'elle prétend honorer ; l'utilité n'est pas la seule mesure
ni le premier caractère du bien. Le travail est estimable
en lui-même, et par les vertus qu'il annonce et qu'il en-
tretient, plutôt que par la valeur et la quantité de ses
produits. Après tout, il ne faut point louer à l'égal du
dévouement et de l'héroïsme ce qui n'est que bon sens et
bon calcul.
Cependant j'avoue qu'en ce sens nous sommes tous
portés à passer un peu la mesure. Je n'entends jamais
dans nos petits théâtres ces couplets ronflants et ces ap-
plaudissements à tout rompre en faveur de l'agriculture,
du commerce, de l'industrie, sans m'y associer de grand
cœur. C'est là qu'on peut apprendre à Juger la véritable
opinion publique sur les distinctions sociales. On s'y plaît
à entendre le lal)0ureur rendre hommage à sa charrue, le
fabricant à ses métiers , et l'avocat commenter en chan-
sons le vir bonus dicaidi péril us. Ce besoin de louer toutes
les professions utiles finit même par énerver le comique
de noti'e théâtre : d'un côté la censure protège les nobles,
les fonctionnaires et les dévots; de l'autre le public n'en-
tend pas raillerie sur les négociants, les manufacturiers,
les cultivateurs; et la comédie se trouve dans la nécessité
de s'attaquer à des ridicules de convention, et de peindre
des situations imaginaires , sous peine d'être factieuse ou
impopulaire.
Mais lors même que cette bienveillance de la société
envers elle-même serait poussée jusqu'à la flatterie, elle
n'en est pas moins louable dans son principe; elle n'en
est pas moins le signe et le résultat de l'heureuse dispo-
sition , de l'heureuse situation de la France. Elle tient à
301 PASSÉ ET PRÉSENT.
ce sentiment d'égalité, ou plutôt de justice universelle, qui
a pour jamais aboli entre les diverses classes de la société
l'humiliation et le mépris. Elle signifie qu'il n'existe plus
que des infériorités et des supériorités individuelles. On
diffère encore par le mérite, l'éducation, la fortune, toutes
choses que la société ne peut donner : mais elle n'oppose
à personne de ces préjugés constitués qui retiennent
chacun dans sa condition , et font de cette condition
même une sorte de péché originel dont rien ne peut nous
racheter. C'est là une idée devenue triviale à force d'être
pratique, et je ne sais ni théories, ni intrigues, ni lois
qui puissent y rien changer. On peut multiplier les ef-
forts pour faire revivre des distinctions effacées; ces
efforts peuvent même relever de terre je ne sais quelle
image du passé ; mais ils ressemblent aux artifices de la
fantasmagorie qui ne reproduit rien , pas même des
ombres.
M. DE LA MENNAIS
\'ERS LA FIN DE LA RESTAURATION
I.
Nous éprouvons quelque embarras à parler de l'ou-
vrage de M. l'abbé de La ^lennais, et à discuter les
questions qu'il y traite. Depuis que cet ouvrage a été
publié, il a rencontré un genre d'objection, ou pour mieux
' La première partie de ce fragment fat composée en 1826 , à l'oo-
casion de l'ouvrage de M. de La Mennais intitulé : De la Religion con-
sidérée dans ses rapports avec l'ordre politique et civil. 11= partie.
Les opinions soutenues dans le Globe sur les questions relatives à
la situation du clergii en France ont obtenu dans le temps une certaine
célébrité. Quoique ayant pris très-peu de part à ce genre de contro-
verse, je réimprime des articles qui y touchent, mais qui m'intéres-
sent surtout comme décrivant avec exactitude un moment de la vie
intellectuelle de M. de La Mennais, celui où, sortant de 1 absolutisme
à la fois monarchique et religieux , il menaçait d'arriver au libéralisme
par la voie de l'ultramontanisme , et du libéralisme au radicalisme dé-
mocratique : car cet ardent esprit ne se repose que dans les opinions
extrêmes.
Quand ce fragmenta été composé, il était question des condamnations
judiciaires prononcées contre M. de La Mennais pour avoir attaqué les
doctrines gallicanes et la déclaration de 16^. Comme écrivain, il me
paraissait dans son droit. Dans le domaine do la controverse spécula-
31.
366 PASSÉ ET PRÉSENT.
(lire de condamnation, que nous sommes peu faits à
soutenir et peu libres de combattre. Nous risquons en
critiquant l'auteur d'appuyer ses juges , eu le défendant
de nous rendre ses complices : peut-être même courons-
nous ces deux dangers à la fois , car nous ne sommes ni
de l'avis de ses juges ni du sien. Que faire donc? Mesurer
notre langage sans trahir notre opinion, certains que nous
sommes qu'il est plus facile de calomnier nos intentions
que de les méconnaître.
M. de La Mennais est un des premiers écrivains de ce
temps-ci. Depuis la mort de M. de Maistre, la cause qu'il
soutient n'a plus à citer que son nom. Considéré comme
apologiste du christianisme , ou seulement comme défen-
seur des doctrines ultramontaines , il n'a point d'égal
tive, les doctrines ecclésiastiques et même les doctrines religieuses
ne sont que des opinions, et, d'après la Charte, les opinions sont
libres. Pour bien juger ces questions de liberté religieuse, il importe
de distinguer dans la religion l'idée et l'institution. Les simples écri-
vains , fussent-ils prêtres , quand ils font des livres , doivent jouir de
toute la liberté garantie à la pensée. Mais, comme l'histoire et la loi
ont fait du christianisme en France une institution de droit positif et
non une pure croyance livrée à l'arbitraire de l'esrrrit , le clergé, qui
prend place dans les cadres de l'institution, les prêtres, qui, sous
l'autorité du gouvernement, deviennent comme des magistrats spiri-
tuels , ont des obligations plus étroites et ne peuvent, dans le;ir carac-
tère officiel , réclamer une indépendance absolue. La liberté de penser
et d'écrire est pour eux soumise à des conditions spéciales de légalité
comme elle l'est pour les magistrats de l'ordre le plus élevé. Du point
de vue de l'opposition philosophique et pour la facilité de la controverse,
le. Globe considérait l'église comme une pure doctrine : mais en fait,
et dans la sphère du gouvernement, elle est nécessairement et sera
toujours quelque chose de plus. Le vrai caractère du clergé dans la
société française me parait avoir été remurqunblemcnt établi dans une
opinion de M. Royer-CoUard (Chambre des députés, séance du I.") mai
18 •il).
M. DE LA MENNAIS. 367
dans le clergé de France. Il est aujourd'hui la lumière et
l'ornement de l'église. Réellement elle ne se glorifie pas
assez de lui : est-ce injustice ou timidité?
La littérature et la philosophie seront plus justes ou
moins timides. A nos yeux, M. de La Mennais est de
tous nos adversaires le plus habile et le plus respectable.
Il a laissé bien loin derrière lui cette nuée de prédicateurs
emphatiques et de raisonneurs débiles , dont l'esprit de
parti a fait tout le mérite et toute la renommée. Hardi
dans ses vues , véhément dans ses formes , il sait prêter
à tout ce qu'il écrit l'autorité de la foi , le charme de
l'imagination , l'entra inement de la passion. Sophiste
mais croyant, rhéteur mais éloquent, déclamateur sans
mauvais goût, et plutôt par l'exagération des pensées que
par la licence des expressions , il presse et domine tour à
tour son lecteur par la violence de son invective, l'àcreté
de son ironie, ou l'ascendant de sa dialectique. Sa raison
a peut-être plus de subtilité que d'étendue , mais elle ne
manque pas de force , et donne à son style une clarté , à
ses idées un enchaînement qui font l'illusion de la vérité.
Son érudition pourrait être plus complète et plus appro-
fondie , mais elle est neuve et variée ; il l'emploie avec
adresse, et, loin de surcharger ses écrits, elle semble
n'avoir d'autre but que d'ajouter plus de preuves à sa
pensée et plus d'éclat à sa diction. Enlîn il a le don, pré-
cieux pour ses adversaires, de les comprendre en les
combattant , de poser nettement les questions agitées en-
tre eux et lui , surtout de connaître la portée de ses opi-
nions, et de les suivre jusqu'au bout, et de les embrasser
tout entières. Heureux don, je le répète ; car cette preuve
de la force de son esprit sert à dévoiler la faiblesse de
368 PASSÉ ET PRÉSENT.
sa doctrine. L'erreur n'est en effet visiblement réfutable
que lorsqu'elle est conséquente. Autrement elle échappe
à l'objection en se démentant, se dissimule par des con-
tradictions, et rentre ainsi par fraude dans la vérité.
Franchement adoptée , fidèlement suivie , complètement
développée, elle se manifeste pour ainsi dire d'elle-même.
Telle à mon sens elle éclate dans M. de La Mennais : sa
doctrine , présentée avec une ingénuité hautaine , se
montre dans ses écrits brillante de clarté, forte d'unité ,
puissante de logique , mais également gratuite dans les
principes , fausse dans les faits et absurde dans les con-
séquences.
Je parle de sa doctrine , quoique son dernier ouvrage
semble ne concerner qu'une question particulière : mais
un esprit systématique comme le sien , et qui au fond n'a
qu'une idée , se met tout entier partout ; et la question
qu'il traite, étant au fait celle de l'unité de l'église,
touche de bien près à la question capitale de sa phi-
losophie, je dirai même de toute philosophie. On se
tromperait étrangement si l'on ne voyait dans sou livre
qu'une brochure de circonstance. C'est peut-être la cir-
constance qui le rend piquant , qui vaut à l'auteur son
succès et une amende; mais , dans sa pensée, il s'agit de
tout le système de la religion catholique. Ce n'était pas
\m petit procès à juger.
On dit que M. de La Mennais veut publier une défense.
Nous souhaitons qu'il en ait la liberté ; au reste , s'il ne
l'a pas maintenant, il l'aura dans quelques mois, et peut-
être n'aurons-nous plus celle de lui répondre. C'est donc
à nous de nous hâter, et de préciser par avance les points
sur lesquels, à notre avis, il est bon que AI. de La Men-
M. DE LA MENNAIS. 369
nais revienne et s'explique sans détour. Son livre est
maintenant connu, nous sommes dispensé de l'analyser;
mais, parmi les nombreuses et vastes questions qu'il re-
mue , nous devons en extraire quelques-unes qui nous
paraissent en première ligne. Deux sont pai*ticulières ,
deux générales. Il y a une question de droit et une ques-
tion d'histoire ; il y a une question de philosophie poli-
tique et une question de philosophie religieuse.
?sous ne sommes' pas appelés à décider la première;
mais M. de La ^lennais a besoin de la traiter. Il a nié
de toutes façons les libertés de l'église gallicane; on lui
en refuse le droit. Or la doctrine des libertés de l'église
gallicane, ou tout au moins la déclaration de 1G82 est-
elle une loi de l'état ou bien une simple opinion , et sous
l'un ou l'autre de ces deux titres, est -elle interdite à
l'examen des écrivains et soustraite au contrôle de la
liberté de la presse? C'est une question de droit que nous
laissons à M. de La Mennais; en attendant, voici les
faits. A peine la déclaration du clergé de France fut-elle
publiée, que, par un édit du 22 mars 1682, Louis XIV
défendit d'enseigner on d'cciire cjr(eUiiti' chose contraire à
la doctrine contenue en icelle. Onze ans après, tous les
évêques qui depuis 1682 attendaient leurs bulles d'insti-
tution , écrivirent au pape une lettre approuvée par Bos-
suet, et dans laquelle ils rétractaient la déclaration de
1682 , du moins en tant que décision, la réduisant ainsi
à n'être plus qu'une simple opinion sur laquelle ils ne
s'expliquaient pas ; et , par une lettre au même pontife ,
Louis XIV s'engagea à ne point faire observer les choses
contemies (la)is son cdit du 22 mars 1682. Ainsi fut fait
depuis 1693 jusqu'à la révolution. En 180l on conclut
370 PASSÉ ET PRÉSENT.
avec le saint-siége un concordat qui ne fait aucune men-
tion de la déclaration de 1 682, et qui est lui-même, comme
acte de la puissance papale , ti-ès-opposé aux libertés de
l'église gallicane. Seulement une loi organique, rendue par
suite de ce concordat, ordonna que les quatre articles dont
se compose la déclaration fussent enseignés dans les sé-
minaires. Depuis lors, il est intervenu une autre loi qu'on
appelle la Charter constitutionnelle , laquelle reconnaît à
tout Français le droit de publier ses opinions, en se con-
formant aux lois qui doivent réprimer les abus de cette
liberté. Depuis cette Charte, les lois répressives annon-
cées par elle ont été rendues, dont aucune en aucun ar-
ticle ne fait mention de la déclaration de 1082. Mainte-
nant redit de la même année, rendu par Louis XIV au
temps où la liberté de la presse n'existait pas, abandonné
par lui en 1693 , négligé pendant plus d'un siècle, est-il
encore une loi de l'état? La liberté de la presse, décrétée
depuis par la Charte, connaît-elle d'autres limites que les
limites posées par les lois postérieures à cette Charte? Et
enfin , tandis qu'il est légalement permis à un protestant
d'imprimer que la religion catholique n'est pas la vraie
religion chrétienne, à un philosophe que la religion chré-
tienne n'est pas la vraie religion, est-il interdit à un
Français, par cela seul qu'il est prêtre ou simplement
catholique, d'imprimer que la religion gallicane ne soit
pas la vraie religion catholique? Libres de publier notre
opinion sur le fond même du christianisme, ne le som-
mes-nous plus d'opiner publiquement sur la déclaration
d'une partie du clergé? Ce sont là des questions de droit
sur lesquelles nous cédons la plume à M. de La Mennais.
C'est à lui de réclamer pour ses ouvrages une impunité,
M. DE LA MENNAiS. 374
ime publicité accordée jusqu'ici sans difficulté aux ou-
M-ages de M. de Maistre. Et certes ce dernier, particuliè-
rement dans son livre sur l'église de France, est tout au-
trement sévère que M. de La Mennais pour Louis XIV et
son clergé, pour iiossuet et sa déclaration.
Ceci nous conduit à la question historique. M. de La
Mennais est loin de l'avoir traitée librement. S'il écrit
encore sur ce sujet, il faut qu'il raconte tous les faits et
dise toute sa pensée. C'est son intérêt; mais bien plus,
c'est son devoir. Sous ce seul rapport , en effet , quelque
chose nous paraît manquer à la franchise et à l'indépen-
dance de son langage. L'histoire de la déclaration de
1682 ne serait pas son moindre argument, et cependant
on dirait qu'il craint de s'en servir, et qu'il ne veut
pas avoir autant raison qu'il le peut. 11 omet, il écarte,
peu s'en faut qu'il ne dissimule les preuves les plus
fortes, de peur apparemment de choquer les idées re-
çues, d'effrayer les faibles, de blesser les puissants. Qui
le retient? d'où vient cette crainte ou ce scrupule? Quoi !
il entreprend de prouver, comme l'a dit Fleury, que les
libertés gallicanes ne sont que des servitudes , que la dé-
claration du clergé est un acte de politique mondaine;
et il hésite à caractériser hardiment le despotisme de
Louis XIV et la complaisance de Bossuet! Qui lui im-
pose ? est-ce la renommée également classique du grand
roi et du grand orateur? craindrait-il, en les blâmant une
fois, de perdre le droit d'opposer leurs noms, comme
une arche sainte, à toutes les réclamations des amis de
la liberté? appréhenderait-il de compromettre le dogme
si cher à son parti, le dogme sacré du pouvoir absolu,
en signalant un de ses excès? Des intérêts du moment ,
372 PASSÉ Eï PRÉSEM.
des couveuances de position pourraient- elles balancer le
droit de la vérité? Non, sans doute, et M. de La Meu-
nais est supérieur à de si puérils ménagements. Qu'il le
prouve désormais, en abjurant toute profane indulgence.
Qu'il nous montre ce ijuc c'est ijtiim prêtre, en ne faisant
aucun sacrifice aux choses de ce monde. Qu'il soit, comme
M. le comte de ^laistre, fidèle à sa cause contre son
parti.
C'est presque une réparation qu'il doit à ^I. l'évêque
d'Herraopolis. Dans un de ses chapitres, il établit que la
doctrine des libertés gallicanes, en faisant trop large part
au pouvoir royal, est une doctrine servile, entachée
d'immoralité politique; et, à son point de vue, il l'établit
d'une manière assez plausible. Pour montrer même que les
gallicans ne se sout pas dissimulé cette triste conséquence
de leurs principes, il rapporte deux passages, l'un de
Pierre Dupuy qui justifie les crimes d'état, l'autre de
M. Frayssinous qui dégage le pouvoir politique de toute
responsabilité sur la terre : ces passages conduisent , je
l'avoue, à l'ignoble doctrine de l'obéissance passive. Mais
en les citant avec d'amers reproches, était-il juste de taire
que c'est aussi la doctrine de Bossuet? Le passage incri-
miné de M. d'Hermopolis n'est que le développement
d'une malheureuse phrase de Bossuet dans son Dis-
cours à l'assemblée du clergé de 1(582 ^ Cette phrase
' « Dans ces cruelles persécutions qu'elle endure sans murmurer
durant tant de siècles, en combattant pour Jésus-Christ, j'oserai le
dire, elle (l'église) ne combat guère moins pour l'autorité des princes
qui la persécutent; ce combat n'est pas indigne d'elle, puisque c'est
encore combattre pour l'ordre de Dieu. En effet, n'est-ce pas com-
battre pour l'autorité légitime que d'en souffrir tout sans murmure?...
Le même sang qui rend témoignage à l'Évangile le rend aussi à cette
M. DE LA MENNAIS. 373
de Bossuet vient de droit dans la question ; elle y est
célèbre même; MM. les évèques d'Alais et d'Hcrraopolis
n'ont pas manqué de la citer ; M. de La Mennais était
comme tenu de la répéter; car elle était peut-être son
meilleur exemple, la meilleure preuve de sa thèse. Pour-
quoi ne l'a-t-il pas fait? Dira-t-il que c'est par charité ,
par respect? alors pourquoi cite-t-il M. Frayssinous? Si
l'omission des erreurs de Bossuet est un devoir, la cita-
tion de celles de M. Frayssinous devient une injure. Il faut
choisir, ne rien dire ou ne rien taire. La vérité le veut
ainsi.
Mais ce sont là des questions secondaires. La déclara-
tion de 1682 n'existerait ni dans nos lois, ni dans notre
histoire , le nom même des libertés de l'église gallicane
n'aurait jamais été prononcé, qu'il serait toujours impor-
tant de savoir quelle est la nature et l'étendue du pou-
voir spirituel ; si l'état existe dans la religion ou la reli-
gion dans l'état; enfin, dans le cas où le pouvoir spirituel
serait le pouvoir suprême, d'où procède son droit, et
quel titre légitime son existence et son action. C'est la
question première qui fait le fond du livre de M. de La
Mennais et qui nous intéresse plus directement.
Après avoir parlé de la législation et dç l'histoire, éle-
vons-nous donc avec M. de La Mennais à des ques-
tions plus générales. La première qui se présente est
celle que pose le titre même du livre, et que le livre n'a
vérité... Nul prétexte ni nulle raison ne peut autoriser les révoltes...
Il faut révérer l'ordre du ciel et le caractère du Tout-Puissant dans
tous les princes, quels qu'ils soient, puisque les plus beaux temps de
l'église nous le font voir sacré et inviolable, même dans les princes
persécuteurs de l'église. » (Sermon sur 1 Unité de l'église.)
I. 32
374 PASSE ET PKESENT.
point résolue : « Quel est, quel doit être l'état de la re-
» li(/ion dans ses rapports avec [ordre politique et civil? »
L'auteur établit bien le principe d'après lequel il décide-
rait cette question ; selon lui , le pouvoir spirituel est su-
périeur au pouvoir politique. Mais c'est là une proposi-
tion vague, dont l'application serait certes beaucoup plus
diflicile que la démonstration. Or M. de La Mennais ne
s'est attaché qu'a la démonstration , taudis qu'eu fait de
doctrines politiques, l'application a la première impor-
tance. Dans la plupart des sciences, la théorie est bonne
si elle rend raison des faits; en politique, il faut davan-
tage, il faut qu'elle les gouverne. Or comment la théorie
de M. de La Mennais pourrait-elle gouverner les faits?
en d'autres termes, comment serait-elle applicable? en-
fin quelle devrait être la relation positive et pratique de
l'église et de l'état? C'est ce qu'il laisse à peine entrevoir,
et l'on pourrait le défier d'extraire de son ouvrage un
seul principe de conduite , une seule règle immédiate-
ment utile pour un législateur ou pour un gouvernement.
Résumons fidèlement ses idées , et l'on en jugera.
Les partisans du pouvoir absolu , c'est-à-dire du pou-
voir de la volonté humaine, quelle qu'elle soit, exprimée
par un prince , un sénat ou un peuple , soutiennent par
là même qu'il n'existe aucune règle supérieure à la so-
ciété comme aux individus, et maîtresse des gouvernants
comme des gouvernés; ils omettent ou nient l'existence
de la loi souveraine, seul frein du pouvoir, seule base du
devoir, de cette loi contre laqiielle tout ce qui se fait est
nul de soi; ils ne reconnaissent d'autre droit que le fait,
d'autre autorité que la force. Cependant pour être niée
ou négligée, la loi suprême n'en existe pas moins; et
M. DE LA MENNAIS. 375
comme elle vient de Dieu , comme elle est Dieu même ,
il suit que les partisans de l'absolue souveraineté royale
ou populaire sont des athées en politique. La loi morale
proteste éternellement contre eux : elle seule est souve-
raine. C'est à elle que les rois eu appellent pour se faire
obéir, les peuples pour se faire respecter. Elle seule légi-
time chez les uns et chez les autres le recours à la force.
Tel est l'ordre de la société , l'ordre de ce monde selon
Dieu ; tel il subsiste , abstraction faite du christianisme ;
tel il subsistait antérieurement à la venue du Christ.
Nous espérons que nos paroles traduisent exactement
la doctrine de M. de La Mennais; nous ne pourrions l'al-
térer sans manquera notre propre foi. Quelques-uns ont
prétendu retrouver dans cette doctrine la souveraineté
du peuple ; il y a ^'raiment en ce monde des esprits spé-
cialement destinés à ne point comprendre; mais passons.
De cette doctrine haute et pure, que déduit M. de La
Mennais? Est-ce le gouvernement libre, lequel en sortirait
naturellement? non, sans doute; et ici la division com-
mence entre lui et nous. Depuis l'Évangile , l'église , héri-
tière de tout ce qu'il y avait de vrai ou de divin dans les
croyances humaines, dépositaire et interprète de la loi
morale et suprême, a remplacé ce souverain invisible qui
avait jusque-là régné du sein d'un nuage, partout présent
et invoqué, bien que sans cesse méconnu et désobéi. Or
l'église subsiste par son chef, réside dans son chef; le
pouvoir de l'église ou le pouvoir spirituel , c'est le pape
(voyez pour les preuves l'ouvrage même) ; et ainsi le pape
est le représentant, l'organe de la loi des lois; il est le
souverain des souverains. Il est la règle en personne, la
loi incarnée , Dieu sur la terre. Ces expressions n'outrent
376 PASSÉ ET PRÉSENT.
point la pensée de Af. de La Mennais; on en trouverait
chez lui l'équivalent, et dans son intention comme dans
sa doctrine elles ne contiennent ni exagération ni blas-
phème.
L'église universelle , concentrée dans le chef de l'église
romaine, a donc été substituée à cette loi universelle,
une, perpétuelle, qui dominait auparavant le genre hu-
main, à cette loi déjà catholhjiic dans le pur sens du mot,
et c'est pour cela que l'église a retenu ce nom. En con-
séquence, tout homme, toute secte qui se sépare d'elle,
sort de la loi morale; toute église particulière qui réclame
des droits hors de l'église romaine , se place précisément
dans la position de ceux qui avant le christianisme am-
bitionnaient ou soutenaient un pouvoir affranchi de la
loi universelle, un pouvoir illimité. En un mot, toute
église qui se dit en tout ou en partie indépendante, nie la
loi en tout ou en partie, puisque la loi est une, perpé-
tuelle, luiiverselle : c'est dire qu'elle nie Dieu en tout ou
en partie, puisque Dieu est la loi même. D'où il suit que
les gallicans sont tout au moins athées en politique.
La déduction est exacte , mais les prémisses pourraient
bien être fausses. Nous les abandonnons aux gallicans.
Laissons-leur le soin de prouver ou que le pape n'est pas
l'église universelle, ou que l'église n'est pas Dieu; et
tenant quelques instants pour accordé tout ce qu'affirme
un peu gratuitement le hardi théologien, sommons-le de
s'expliquer nettement sur les conséquences politiques
qu'il en prétend inférer. Les voici telles qu'elles nous
apparaissent : il voudra bien nous dire s'il les rejette ou
s'il les avoue. Étant donné que le pouvoir spirituel ou
papal représente la loi universelle , comme avant lui cette
M. DE LA MENNAIS. 377
loi réglait les rapports des gouvernements et des sujets ,
comme elle seule fondait et limitait l'autorité des premiers
et l'obéissance des seconds , comme il est de la nature de
cette loi que tout ce qui se fait contre elle est nul de soi ,
il suit que le pouvoir spirituel ou le pape doit jouer le
même rôle , occuper la même place , revêtir les mêmes
attributions ; que de lui seul émanent la légitimité et l'il-
légitimité des pouvoirs politiques ; il suit enfin que les
rois relèvent du saint-siége. Oui assurément, dira M. de
La Mennais, et je crois, toute l'église avec lui, ils en
relèvent spirituellement. Soit; mais la restriction que
semble exprimer ce dernier mot, n'est-elle pas vaine?
D'après les définitions précédentes, le nom de pouvoir
spiiituel ne désigne plus uniquement le pouvoir compé-
tent en matière de dogme ou de liturgie; c'est évidem-
ment le pouvoir qui connaît et juge de tout ce qu'il y a
de spirituel dans l'homme. La loi morale à laquelle ce
pouvoir a succédé , ou plutôt dont il n'est qu'une image
visible, statuait sur tout autre chose encore que les
questions purement théologiques. Le bien et le mal, le
juste et l'injuste , et en politique la légitimité ou l'illégi-
timité des actes et des pouvoirs , ^ oilà aussi , ce me sem-
ble, le spirituel de la société; voilà donc la matière de la
juridiction du pouvoir spirituel. Or maintenant , je de-
mande ce qui reste au temporel : que M. de La Mennais
réponde.
Je ne lui tends point de piège. S'il répond qu'il ne
peut parler, la réponse est bonne, et je me tais avec lui.
Mais s'il accepte la discussion , force lui sera de marquer
où s'arrête la juridiction du saint-siége, c'est-à-dire du
pouvoir spirituel , sur le spirituel du gouvernement et de
35.
378 PASSÉ ET PRÉSENT.
la société , en d'autres termes , sur les questions de légi-
timité en matière de commandement et d'obéissance.
Force lui sera de nous dire si un pouvoir, juge souverain
de l'action des autres pouvoirs , ne l'est pas de leur exis-
tence ; et, dans le cas où il serait juge également de leur
existence et de leur action, s'il n'est pas le pouvoir sou-
verain , par conséquent le pouvoir unique de la société
humaine. Par quel art conciliera-t-il ces inductions, qui
ne nous semblent pas forcées , avec les derniers ménage-
ments que dans son livre il garde envers les pouvoirs po-
litiques? Dira-t-il encore que le pouvoir spirituel ne
dispose pas des couronnes , mais seulement prononce sur
les hautes questions de droit public; que, consulté par toute
la chrétienté, 11 déclare simplement qui a tort ou raison,
quel prétendant est fondé , quel pouvoir existe ou agit
légitimement, décide enfin si la loi est ou n'est pas violée,
cette loi contre laquelle tout ce qui se fait est nul de soi?
Mais comme le droit est la règle du fait , comme force
est due à la justice , la décision est apparemment obliga-
toire; et alors il est vrai que le pape ne dispose pas ma-
tériellement des couronnes, c'est-à-dire qu'il n'a ni sol-
dats ni canons pour les donner ou les reprendre, mais
qu'enfin sa parole seule confère au gouvernement le droit
de régner, aux sujets le devoir d'obéir. M. de La ^fennais
opposera- t-il à ces conséquences les mots de l'Ecriture,
omnis potestas à Dco? et placera-t-il sur la même ligne les
pouvoirs politiques et le pouvoir spirituel? .Te ne le puis
penser; la contradiction serait par trop manifeste. Allé-
guera-t-il que le pouvoir politique statue sur d'autres
matières que le pouvoir spirituel? Cela est vrai quant aux
apparences : mnis latpielle des volontés du pouvoir poli-
M. DE LA MENNAIS. 379
tique est dépourvue de moralité? laquelle peut n'être ni
légitime ni illégitime? laquelle, par conséquent, échappe
au contrôle du pouvoir spirituel ? Dire que le pouvoir
politique est souverain dans sa sphère comme le pouvoir
spirituel dans la sienne, c'est dire que le pouvoir politi-
que est un souverain purement matériel , c'est dire qu'il
est souverain dans tout ce qui est hors de la raison et de
la conscience : il n'est plus alors qu'une force brute; au-
tant l'appeler le génie du mal.
La seule ressource est de revenir à la distinction de
Dieu et de César, et de reconnaître à César un pouvoir
distinct , mais non pas indépendant de celui de Dieu , en
un mot un pouvoir conditionnel. En ce sens, son pouvoir
vit^nt lie Dieu , c'est-à-dire que personne n'y peut légiti-
mement désobéir, à moins qu'il n'en use d'une manière
condamnée par le saint-siége. Cette doctrine n'est pas
insoutenable , et elle est plus noble à coup sûr que celle
de l'obéissance illimitée et du pouvoir absolu. D'où vient
pourtant qu'elle est si profondément impopulaire? d'où
vient que personne n'en veut, ni rois, ni sujets? d'où
vient que le clergé lui-même ne la professe pas générale-
ment, et que M. de La Mennais , qui en soutient les prin-
cipes, la pallie ou l'adoucit dans l'application? C'est déjà
un préjugé légitime contre une doctrine politique; le
silence de M. de La Mennais sur les moyens de mettre la
sienne à exécution est déjà de mauvais augin-e. Pas le
mot dans son livre sur la manière dont, pour se conformer
à ses principes, un gouvernement doit se constituer et
marcher; pas le mot sur l'étendue et le nombre des at-
tributions temporaires et conditionnelles, ou permanen-
tes et absolues, du gouvernement. Il ne dit pas si le clergé
380 PASSÉ ET PRÉSENT.
doit exister entièrement isolé dans l'état , seule manière
d'y exister indépendant, comme un surveillant, comme
un juge de la société et du pouvoir, ou s'il doit en partie
relever du saint-siége , en partie de l'état , ou bien enfin
s'il doit s'identifier avec l'état, le posséder, le gouverner,
et réunir les deux glaives dans la même main. On pressent
qu'une telle foule de questions positives, les unes agitées
depuis l'origine de la monarchie , les autres nées de la
révolution , devaient se trouver résolues dans un livre
dont le titre annonce un plan de conciliation entre l'état
religieux, l'état politique, et l'état civil. L'auteur les a
presque toutes négligées ; il s'est borné à des assertions
générales sans contact avec les faits , à des discussions de
pure polémique qui ne touchent point aux réalités. Il s'est
contenté d'appeler Dieu le pape, d'appeler religion le
clergé , et puis de se jouer des difficultés avec ces mots
souverains, et de paraître ainsi dominer les affaires hu-
maines , comme si , pour disposer de la toute-puissance
et de l'éternité , il suffisait d'abuser de leurs noms.
Nous rencontrons ici une question supérieure encore à
la précédente. Est-ce de Dieu en effet que dispose M. de
La ^lennais? et, en reconnaissant que le christianisme
est la vérité, l'idée qu'il en donne est-elle bien le chris-
tianisme? la religion romaine, telle qu'on la professe à
Rome, est-elle bien la religion? Grande question qu'il
nous convient mieux d'exposer que de trancher, et dont
l'importance échappe souvent à ceux qui entreprennent
davantage.
Ceux qui ont condamné M. de La Mennais l'ignorent
peut-être; mais en prononçant sur sa doctrine, ils ont,
selon iui du moins, prononcé sur la vérité de la religion
M. DE LA MENNAIS, 381
chrétienne. A ses yeux et aux yeux de toute son école ,
ils ont porté la main sur le sanctuaire. Leur conscience
peut les rassurer, mais leur raison ne doit pas se dissi-
muler qu'elle a pris parti dans une gi-ande cause. Il y a
des gens qui soutiennent que le gallicanisme , le jansé-
nisme , la réforme, le déisme, l'athéisme ne sont que les
conséquences successives d'un même principe plus ou
moins développé. Ces gens n'inculpent point toutes les
intentions, ne damnent point toutes les erreurs; mais
dans leur pensée , le gallicanisme n'est que l'athéisme à
sa plus faible expression , l'athéisme n'est que le galli-
canisme à sa plus haute puissance ; et ces gens ne sont
ni des furieux ni des idiots. C'est M. le comte de Maistre,
c'est M. l'abbé de La Mennais, et peut-être Fénelon.
On a depuis dix-huit siècles diversement établi la vérité
du christianisme. On a tour à tour raconté ses miracles ou
développé ses dogmes. On a tour à tour invoqué son his-
toire ou sa morale , sa métaphysique ou sa poésie. On l'a
montré satisfaisant tous les besoins du cœur de l'homme,
ou levant tous les doutes de son esprit, conservant l'or-
dre et la paix dans les sociétés bien constituées , ou pous-
sant les nations dans la voie du perfectionnement et de
la liberté. Toutes ces apologies (le mot est consacré) ont
chacune leur mérite ; aucune n'est parfaite en elle-même
peut-être , mais , réunies , leur autorité est grande , leur
masse imposante. Longtemps il n'en a pas fallu davan-
tage pour le maintien de la foi.
Mais depuis un temps , de nouvelles difficultés se sont
élevées : le doute est devenu plus hardi , plus savant et
plus commun. On dit que l'esprit humain s'est renouvelé.
Comme toutes les traditions anciennes, la religion a été
382 PASSÉ ET PRÉSENT.
soumise à une révision sévère, et beaucoup des arguments
que l'usage consacre à sa défense ont été trouvés trop
faibles. Tous le seraient en effet, s'il fallait en croire
M. de La Mennais, à l'exception d'un seul. Pour un en-
nemi nouveau , il faut de nouvelles armes ; et sans rejeter
absolument les apologies accoutumées, il laisse entendre
qu'elles sont insuffisantes contre la critique moderne, et
il cherche un système de défense plus neuf et plus fort ,
dans une partie de la doctrine chrétienne qui jusqu'à lui
n'avait reçu ni tant d'importance ni tant de développe-
ment. Seul , ce système de défense répond à la philoso-
phie du siècle. S'il n'a jamais été aussi complètement mis
au jour, c'est qu'il n'a jamais été aussi nécessaire. Il est
aujourd'hui la base même du christianisme, dont l'apo-
logie la mieux appropriée aux besoins de l'époque est
Y Essai sur F indifférence.
Que cette apologie soit nouvelle, qu'elle soit orthodoxe,
qu'elle soit philosophique, ce n'est pas le lieu d'en juger.
La chose certaine , c'est que les idées sur lesquelles elle
repose sont données comme fondamentales , et qu'elles
ont inspiré toutes les pages du livre que nous examinons.
Or quelles sont ces idées? Rappelons-les brièvement.
L'esprit de l'homme est fait pour la vérité , et pourtant
tous ses moyens de connaître sont insuffisants. Les sens,
le sentiment , la raison , le trompent tour à tour : de là le
doute universel. Cependant la certitude est nécessaire,
et elle existe: or, comment existe-t-elle? quelle en est
la source et la garantie? en d'autres termes, quel est le
signe de la vérité? C'est, en fait comme en droit, le té-
moignage général ; lui seul inspire et légitime la croyance.
L'autorité qui rend témoignage, pour être irréfragable,
M. DE LA iMENNAIS. 383
doit avoir les mêmes caractères que la vérité, c'est-à-
dire être une , perpétuelle , universelle. Or quelle doctrine
possède une telle autorité , quelle autorité réunit ces ca-
ractères? La religion chrétienne manifestée par l'église,
c'est-à-dire la doctrine une, perpétuelle, universelle, attes-
tée par une autorité une, perpétuelle, universelle. On voit
que la certitude de la religion réside tout entière dans les
caractères de l'autorité qui en dépose. Si une seule des pro-
positions précédentes était ébranlée , si seulement un des
caractères voulus manquait au témoignage catholique, la
religion chancellerait aussitôt , et retomberait au rang des
opinions humaines, toutes convaincues d'incertitude.
Ainsi l'église est la preuve de la religion. L'unité, la per-
pétuité , l'universalité de l'église sont les garanties de sa
vérité. Rien n'est donc plus important que de lui conser-
ver ces trois caractères , titres sacrés de sa puissance. Or
qu'est-ce que l'église? est -elle la réunion de tous les fi-
dèles comptés par tète et votant au scrutin ? Mais alors
que devient son unité? Cette réunion d'ailleurs n'existe
qu'en fiction. Les fidèles ne s'assemblent pas : s'ils s'as-
semblaient, ils ne resteraient pas constamment réunis;
et que deviendrait la perpétuité de l'église? Le fait et la
raison, d'accord avec les textes canoniques, s'accordent
à déclarer que l'église n'est point une démocratie. Une
argumentation analogue interdit de voir, dans l'autorité
de l'église, celle du corps des pasteurs ou celle des con-
ciles. Le corps des pasteurs n'agit point en commun ; il
manque d'unité. Le concile n'est point perpétuel; les
églises nationales ne sont point universelles. Qu'est-ce
donc que l'autorité de l'église? Celle du pape et du con-
cile réunis? mais s'il y a dissidence entre eux, qu'arrivera-
38i PASSE ET PRESENT.
t-il? Dira-t-on que l'autorité reste en suspens? ce serait
dire que la société chrétienne, cette société parfaite, gou-
A eruée par une autorité infaillible, a ses jours d'anarchie ;
autant dire que la raison éternelle a des éclipses. La per-
pétuité, l'unitéj l'universalité ne se trouvent, on le voit,
que dans le saint - siège. La constitution de l'église n'ad-
met aucun principe républicain. L'église est une monar-
chie, la tradition est formelle sur ce point; cette monar-
chie est parfaite ; elle ne connaît ni révolutions , ni
décadence, ni réforme : elle a tous les attributs de la vé-
rité qu'elle atteste. Ainsi la religion se prouve par l'é-
glise ; l'église réside dans son chef, et le pape est la preuve
universelle.
Selon M. de La ^lennais, cette doctrine est le fond de
la raison humaine. Toute autre conduit à l'erreur; toute
autre, eùt-elle pour but de démontrer la certitude du
christianisme , est infectée de l'esprit d'examen et fait de
la rehgion un système, une opinion, une manière de pen-
ser. De sorte que quiconque ose contester une partie de
sa déduction ébranle la religion tout entière , et avec elle
la certitude, la vérité, la conscience même de l'huma-
nité qui ne repose que sur l'autorité. Les schismatiques
qui se séparent de la tradition romaine , les jansénistes
qui en appellent au futur concile , les défenseurs enfin
des églises nationales , gallicanes ou autres , sortent de
l'unité, et changent en loi locale ou variable la loi im-
muable et universelle. La dernière de ces sectes est plus
réservée dans ses prétentions : mais son erreur n'en est
pas moins grande et funeste. Si elle pouvait être écoutée,
lorsque de son autorité privée elle pose des limites à l'au-
torité du pape , lorsqu'elle se sépare eu cela des autres
.M. DE LA ME.NNAIS. :j»o
églises et de l'église romaine, qu'en ré su Itérait -il? « Que
» le pouvoir étant incertain dans l'église de Jésus-Christ,
«l'église elle-même serait incertaine. 11 faudrait, chose
«monstrueuse, admettre qu'il existe une société, disons
«plus, une société divine, dans laquelle on ne saurait
» pas après dix-huit siècles en qui réside la souveraineté. »
Je me borne à cet exposé , et , sans contester sur le
fond , je finis par une seule observation qui révèle toute
la gravité du parti pris par M. de La Mennais de réduire
de son chef à un argument unique la cause sacrée qu'il
défend. ^ 'est-il pas certain que toutes les églises réputées
jusqu'ici catholiques, que tous les chrétiens tenus jus-
qu'ici pour fidèles, ne croient et ne professent pas la
même opinion sur la question de l'autorité, c'est-à-dire
ne lui assignent pas la même étendue , le même siège , la
même nature? IN'est-il pas certain que jusqu'ici les di-
verses opinions, qui placent tout ou partie de la souverai-
neté dans les églises nationales ou dans les conciles , n'ont
pas même été formellement condamnées comme hérétiques
ou schismatiques? Si cela est vrai en fait, n'est-il pas^Tai
également en fait que l'église catholique est, à tort sans
doute, mais réellement, divisée sur la question de l'unité
de l'église ou de la souveraineté? Où est-elle alors, je le
demande, cette unité tant prônée, présentée téméraire-
ment comme le caractère exclusif, le signe sacré, la preuve
invincible de la divinité et de la vérité de la doctrine?
L'illustre aj)ologiste ne s'est-il pas quelque peu aventuré,
en faisant descendre la discussion de la sphère du droit
sur le terrain du fait? ne s'est-il pas trop avancé en se ré-
clamant d'un témoignage universel , d'une autorité visi-
ble, qui lui manque dans le point le plus essentiel, et de
I. 33
.380 PASSE ET PRÉSE-M.
l'unité d'uue société partagée effectivement en sectes
comme une école de philosophie. M. de La Mennais a
réuni toutes ses forces sur une seule idée , il en a fait la
base de la foi ; et voilà cette idée démentie par le fait ,
et démentie de son propre aveu; voilà l'église convaincue
de division intestine mais permise, d'incertitude effective
et tolérée sur la question fondamentale ; et d'après les
assertions absolues, les déclamations exclusives de M. de
La Mennais, cette preuve manquant, il n'en reste point
d'autre. Tout moyen de connaître et de croire, autre que
l'autorité, a été rejeté comme infidèle; hors de l'unité
d'autorité, nous a-t-on dit, tout est illusion ou mensonge.
Qu'on le voie maintenant, et qu'on y pense : était -il
sensé de prendre pour point de départ l'incertitude uni-
verselle, de prétendre faire naître la foi du doute, et
d'élever, sur le sable mouvant de la philosophie du scep-
ticisme, l'édifice de la religion dogmatique? On a récusé
toutes les facultés humaines ; on les a insultées avec hau-
teur, comme si l'on pouvait se passer d'elles; on a ra-
valé l'homme à la condition d'une intelligence humble ,
faible, timide, qui ne doit rien espérer d'elle-même, et
qui ne peut trouver d'appui , de force , d'asile que dans
une autorité extérieure. Hé bien, que lui a-t-on donné
pour appui , pour force , pour asile ? quelle est cette au-
torité extérieure? un problème.
IL
Enfin le silence est rompu, et le seul prêtre à qui Dieu
ait donné l'éloquence, !e seul qui rende le lustre du ta-
lent à l'église déchue, le seul enfin qui , par sa fière abné-
M. DE LA MENNAIS. 387
gation des grandeurs de son état, prête à d'impopulaires
doctrines l'autorité qui suit le désintéressement et la sim-
plicité, fait entendre cette voix plus admirée qu'obéie, et
de nouveau gourmande à la fois le pouvoir et la société ,
son église et son siècle. Chaque publication de M. de La
Mennais est pour nombre de gens un grand sujet de scan-
dale. Les indifférents sont révoltés de ce qu'ils appellent
sa violence. Les dé^ ots se hâtent de protester que son lan-
gage n'est pas celui de la religion; les incrédules s'écrient
avec chaleur qu'il la compromet ; le haut clergé le désa-
voue ; et nous , nous prenons plaisir au spectacle de ces
efforts d'une raison hardie et d'un talent vigoureux pour
donner à des doctrines confuses et vieillies la conséquence
et la nouveauté. rS'ous pardonnons la vivacité à la con-
viction , l'exagération aux besoins d'un esprit absolu, et
la déclamation même en faveur de l'éloquence. Préser-
vons-nous donc de l'indignation générale , et faisons de
sang-froid l'extrait du livre avant de le juger*.
]\ul gouvernement n'est possible, selon M. de La Men-
nais, si la société n'est régulière, c'est-à-dii'e si les hommes
ne sont liés par des croyances communes, conçues sous la
notion de devoir. En d'autres termes , la société politique
ne fait que recouvrir la société spirituelle : si celle-ci se
dissout , l'autre périt. Or le lien des esprits , la règle des
croyances communes, le fondement de la société spii*i-
tuelle, c'est la tradition divine, tradition perpétuelle et
immémoriale, mais restaurée et fixée sous le nom de chris-
tianisme par le Rédempteur du genre humain. Et comme
à toute tradition il faut un dépositaire , à toute règle une
' c'est 1p livre intitulé Dv profirès de la Bn-nhition . 1820.
388 PASSE ET PRÉSENT.
autorité, à toute société un pouvoir, l'église est ce déposi-
taire , cette autorité, ce pouvoir, véritable et immortelle
souveraine de la société spirituelle. Le gouvernement de
la société politique, le pouvoir temporel, ne vient qu'en
seconde lisne, comme la chair ne vient qu'après l'esprit.
Soumis à la loi divine, ce pouvoir est bien le iiiimstre de
Dieit , le représentant du Christ , mais à la condition
(Fuser de la puissance pour maintenir f ordre etahli par le
Sauveur-roi : dès qu'il le viole, son autorité tombe. Ainsi
la société chrétienne est une société libre ; car le souverain
politique n'y est pas absolu.
La grande action du christianisme sur les gouverne-
ments qu'il limitait alla croissant durant des siècles;
mais enfin la résistance des puissances temporelles et de
funestes circonstances affranchirent les rois de cette Juiute
juridiction qui coordonnait [ordre politique à (ordre spi-
rituel. L'un et l'autre furent séparés ; il y eut deux so-
ciétés , l'une fondée sur les devoirs, l'autre sur les inté-
rêts; et Louis \IV, en proclamant la séparation, fit du
despotisme la loi fondamentale de l'état, prépara la disso-
lution sociale , et remit en question l'existence du genre
humain. La philosophie et la révolution ont achevé.
En présence de l'église s'élèvent donc deux partis; en
opposition à sa doctrine, deux doctrines, savoir, la phi-
losophie et le gallicanisme, ou le libéralisme et le roya-
lisme. Ceux qui professent l'une de ces deux doctrines
n'en discernent pas tous les principes, n'en prévoient pas
toutes les conséquences. Ils sont même conduits en géné-
ral par quelque sentiment de justice et de > érité que per-
vertit un mauvais système.
Ainsi la philosophie, par l'organe du Glohe, soutenant.
M. DE LA MENNAIS. 389
dit notre auteur, que la raison de chaque homme est sou-
veraine, soutient par là même que rien n'est absolument
vrai ni faux. Comme elle ne reconnaît de pouvoir absolu
qu'un pouvoir infaillible, et n'attribue l'infaillibihté qu'à
Dieu , elle nie toute souveraineté ici-bas ; et , en procla-
mant la souveraineté du jugement individuel, elle ren-
verse sur les ruines de la société spirituelle l'édifice de la
société politique. Sous ce système se cache pourtant une
idée juste. Le mouvement libéral est trop général , trop
constant pour que l'erreur et les passions en soient l'uni-
que principe. Dégagé de ses fausses théories , le libéra-
lisme n'est que l'impuissance où se trouve toute nation
chrétienne de supporter un pouvoir purement humain,
n n'est qu'une conséquence mal prise de la liberté des
enfants de Dieu; et l'on peut remarquer, à la gloire de
la loi évangélique , que jamais les nations catholiques ne
se soumettent aussi servilement que les protestantes au
pouvoir de fait. Ce n'est que parmi les premières que vit
cette noble inquiétude qui a besoin du droit pour en faire
la base de la société, et qui, après l'avoir méconnu dans
la loi chrétienne, le demande du moins à la raison philo-
sophique.
Frappés des conséquences effrayantes du libéralisme ,
les royalistes à leur tour abusent d'un sentiment juste et
vrai; et, parce qu'ils reconnaissent la nécessité d'un or-
dre stable qui ne peut exister sans l'obéissance au pou-
^oir, ils admettent que toute puissance vient de Dieu.
Mais en ajoutant que, dans l'ordre temporel, c'est-à-
dire en tout ce qui regarde l'exercice propre de la sou-
veraineté, les souverains n'ont aucun juge, ils établissent
que le commandement du pouvoir est toujours légitime
390 PASSÉ ET PRÉSENT.
ou supposé tel , et autorisent ainsi toutes les sortes de
tj'rannies. Là en sont venus les jurisconsultes, les parle-
ments, de set-viles évecp/es, et tous les apôtres du galli-
canisme.
Ainsi le libéralisme, éminemment social en tant qu'il
veiil la liberté , a raison de ne vouloir obéir à aucun pou-
voir purement humain ; le royalisme a raison de croire
à la nécessité du pouvoir. Mais l'un a tort de croire qu'il
n'existe parmi les hommes que des pouvoirs humains; et
l'autre, que tout pouvoir établi soit absolu. Le pouvoir
n'est ni absolu ni purement humain par une seule et
même raison, c'est qu'il émane et dépend de la loi di-
vine, et qu'il la représente en même temps qu'il l'ob-
serve. Le christianisme seul, en soutenant cette doctrine,
satisfait à ce qu'il y a de vrai dans les prétentions des
amis de la liberté et des amis du pouvoir. Le christia-
nisme seul , ou plutôt le catholicisme , ou mieux encore
l'église, c'est-à-dire Rome, prêche avec saint Paul que le
chef de chaque nation, préposé de Dieu, est son ministre
■pour le bien; mais que s'il manque à cette condition en
se révoltant contre taritoiité de ipa la sienne dérive, en
violant la loi divine, seule base de toutes les lois, il perd
ses titres à l'obéissance; et le peuple opprimé peut et doit
à sO)i tour, selon les lois de la société spiritiK lie, user de la
force pour défendre son vrai souverain, cl se reconstituer
chrétiennement. C'est ce que prouvent mille exemples;
mais jamais on n'aperçut mieux à quel point le catholi-
cisme empreint dans les âmes le sentiment de la liberté
qu'à l'c'pocjue trop peu conniw de la làgue, l'une des plus
belles de notre histoire.
Que veulent les libéraux? la liberté, c'est-à-dire une
M. DE LA MENNAIS. 391
autorité qui les préserve d'un pouvoir sans règle. Que
veulent les royalistes? un pouvoir légitime et stable qui
les préserve de l'anarchie. L'union de ces deux choses
s'accomplira quelque jour ; elle sera l'ouvrage du chris-
tianisme; et une grande restauration de la société s'opé-
rera, dont le temps sera le premier ministre. Mais « elle
') ne saurait être réelle et durable qu'autant qu'elle sera
» le fruit d'une profonde persuasion. Il s'agit de changer,
» non l'état matériel des choses, mais l'état des intelli-
» gences. Élevez au-dessus des ruines de la civilisation
» chrétienne le sacré flambeau de la vérité; qu'il brille à
» tous les yeux , et que ses rayons , se prolongeant à tra-
» vers les nuages de l'erreur, éclairent peu à peu les es-
» prits égarés en des voies trompeuses C'est en vain
» qu'on essaie d'enchaîner la parole , tant qu'on ne peut
» enchaîner la pensée elle-même. Malgré les obstacles
» qu'on oppose à sa manifestation, elle se dégage de tous
» les liens , et se produit forcément au dehors. Renoncez
» donc à l'idée folle de mettre les esprits aux fers; com-
» prenez que lorsqu'ils s'égarent, on ne les ramène jamais
» que par la libre persuasion , et ([u'on ne les soumet à ce
« qui est juste et vrai que par des armes toutes spiri-
» tuelles. Le mal, le grand mal est qu'on n'a pas foi à la
» puissance de la vérité : on croit à la violence de l'homme,
» et l'on ne croit pas à la force de Dieu. »
Telles sont les idées générales sur lesquelles s'appuie
M. de La Mennais. On voit qu'il attc:'.! une crise, une
révolution inévitable qui reconstituera les peuples chré-
tiennement sous le régime divin , qui s'accomplira par la
liberté de discussion , que Vinterveniion de la puissance
tinUe, et en Cjéneittl loiil moyen de contrainte, ne peut que
392 PASSÉ ET PRÉSENT.
retarder indéfiniment , et que seconde la destruction qui
doit précéder l'œuvre de la régénération sociale. Il est
donc conforme aux lois de la Providence que les doc-
ti'ines qui égarent les peuples continuent de prévaloir;
c'est la tempête qui purifie l'air. La France ne sera pas
l'unique théâtre de la régénération; celle-ci s'étendra
partout où domine le libéralisme , soit comme doctrine,
soit comme sentiment, et sotis cette dernière fonne il est
iiniveisel. Aussi, dans l'attente de cette révolution, que
prépareront des générations qui ne la \erront pas, on
prévoit de quel ton M. de La Mennais doit traiter les
gouvernements qui s'efforcent d'arrêter le mouvement pro-
gressif de la société; et rien n'est plus piquant que la
peinture dédaigneuse qu'il fait de nos administrations.
Mais , persuadé comme il l'est que le triomphe du libé-
ralisme entre dans les plans de la Providence, n'est-il
pas étonnant qu'il ne voie pas avec plus de résignation
ou d'indulgence les mouvements politiques qui peuvent
servir cette cause , et hâter le développement de la loi de
destruction indispensable pour préparer le renouvellement
futur? D'où lui peut venir l'indignation avec laquelle il
signale les progrès de ce qu'il appelle la révolution ou la
démocratie? Il n'y a pas jusqu'à la persécution religieuse
dont il se plaint qui ne rentre dans le plan divin dont il
aime à prophétiser l'accomplissement. Comment peut-il
se trouver en si grand fond de mépris et de colère pour
des doctrines qui, après tout, avancent l'œuvre, pour des
erreurs qui ne doivent être à ses yeux que les échelons
de la vérité? Où puise-t-il tout ce courroux, non moins
pieux qu'amer , pour ces moyens de la Providence que
les hommes ont nommés des ministres, et comment
M. DE LA MENNAIS. 393
l'état présent des choses a-t-il pu l'irriter au point qu'il
en termine le sinistre tableau par ces mots expressifs :
« Jamais , depuis l'origine du monde , un si exécrable
» despotisme n'avait pesé sur la race humaine? »
Précisons les points sur lesquels portent l'examen et
l'indignation de l'éloquent écrivain, et terminons par là
cet extrait fidèle.
1" Une ordonnance du 21 avril rend au ministère de
l'instruction publique l'autorité décisive en matière d'en-
seignement primaire. C'est, selon l'auteur, ou séparer
violemment l'instruction de l'éducation , ou rendre le
pouvoir civil maître des cœurs et des intelligences , ar-
bitre de la morale, fabricateur de la vérité. C'est étendre
indûment le ressort du gouvernement, dont l'action en
matière d'enseignement devrait se borner à la fondation
et à la surveillance des cours de hautes sciences. S'il doit
exister des universités, qu'elles soient des institutions
libres.
2° Deux ordonnances du 16 juin ont prononcé la el»')-
ture des collèges de jésuites, la réduction des petits sé-
minaires. M. de La Mennais parait faiblement regretter
les jésuites, mais il voit dans la mesure qui les frappe un
attentat à la liberté des consciences et des cultes , à la
propriété, aux droits acquis, à ceux de l'église, à ceux
des familles. Il demande fièrement où est la loi qui pros-
crit la société de Jésus ; et à cette question il est bien as-
suré de ne point obtenir de réponse * . Quant aux écoles
secondaires ecclésiastiques, il montre aisément que la me-
' Les jésuites ne peuvent subsister en France comme congrégatior^
d'hommes qu'en vertu d'une loi spécinle , et comme association qu'avec
l'autorisation du "ouvernenient.
394 PASSÉ ET PRÉSENT.
sure qui les concerne est plutôt destinée à satisfaire aux
défiances nationales qu'aux intérêts actuels de l'église.
3° A l'appui de toutes ces mesures , le gallicanisme a
remis à neuf ses vieilles armes. La doctrine des églises
nationales et des religions d'état a été reproduite et com-
plaisamment développée. Cette doctrine est théoriquement
si incohérente , que contre elle la dialectique de M. de La
Mennais était superflue. La religion de l'état, nous dit-
on, est le catholicisme sans doute, mais c'est aussi la re-
ligion (le Louis Xir et de Bossuet. Que signifie cette dis-
tinction? Si telle est la religion de la France, quelle est
celle de l'Italie ou celle du Portugal? Est-ce la reiujion de
Bosstiet et de Louis XIV? Non : c'est donc le catholi-
cisme? Alors la France n'est plus catholique, et le catho-
licisme n'est pas universel.
4° La doctrine des religions nationales n'a en France
qu'une base, c'est la déclaratloij de 1682. Il faut donc
l'examiner, cette déclaration fameuse, et voir si , en pro-
nonçant l'indépendance absolue de l'ordre temporel à l'é-
gard de l'ordre spirituel , elle n'a pas délié la souverai-
neté de tout devoir, et ruiné tout à la fois les fondements
de la liberté et ceux de l'obéissance. Or, c'est ce qu'af-
firme M. de La Mennais. Selon lui , réprouvée constam-
ment par le saint-siége, la déclaration a décrété le schisme
et autorisé par avance les persécutions dont l'église de-
vait être victime.
Enfin, après ce coup d'œil jeté sur la situation de la
religion et de la société, il n'est plus qu'une question que
puisse faire un prêtre : il doit se demander avec recueil-
lement quel est son devoir. Le devoir du prêtre dans les
circonstances présentes est le devoir du clergé tout en-
M. DE LA MENiNAlS. 39o
tier. M. de La Mennais pense qu'en premier lieu l'église
ne doit s'unii- a aucun des partis politiques, et qu'évitant
de lier sa cause à celle des gouvernements, se regardant
comme indépendante, il faut qu'elle se serre autour de
son chef et proclame son unité. Ainsi , plus de ti'ansac-
tions avec le pouvoir, n'implorez plus sa protection ; re-
noncez aux faveurs, aux dignités, à la pairie même ; soyez-
prêtres, soyez évrcpies , et réclamez avant tout la liberté
d'enseignement, de discipline et de culte. Repoussez la
domination de [autorité laïque en ces matières ; repous-
sez toute espèce de formulaire, toute déclaration doctiinale
<iu\'lle prétendrait vous imposer. Qui a droit de vous em-
pêcher de correspondre avec votre chef, de vous réunir
en synode ou en concile ? Laissez- les rois et les peuples se
disputer, dans leurs désirs avetir/les, un pouvoir sans con-
sistance y les vainqueurs , quels qu'ils soient , tomberont
un jour à vos pieds.
Mais pour prendre une telle position dans la société ,
il ne faut pas seulement l'union qui prévient le schisme,
la fermeté qui brave la persécution, il faut la science qui
enseigne les nations. L'impiété triomphe de ce qu'elle ap-
pelle f ignorance du clergé; il y a. dans ce reproche quel-
(jue fond de véiité. Il est nécessaire d'apprendre autre-
ment et d'apprendre davantage. Ce n'est point par ce
qu'ils savent que les ennemis du christianisme sont forts,
c'est par ce qu'ignorent ses défenseurs. Longtemps l'église
tint en sa main le sceptre des sciences; le temps est venu
de le ressaisir.
Ces conseils terminent dignement l'ouvrage : ce lan-
gage adressé aux prêtres ne manque ni d'élévation, ni de
vérité. Mais une seule question, que >L de La Mennais
396 PASSÉ ET PKÉSEM.
nous la permette : Les prêtres sont-ils capables de l'en-
tendre? Nous ne le croyons pas, et si nous en jugeons par
ce fond de pitié qu'il laisse entrevoir pour le corps épis-
copal, nous soupçonnons qu'il ne le croit pas plus que
nous.
Lorsqu'on a lu tous les livres de M. de La Mennais,
lorsque l'on a suivi avec attention la marche de son es-
prit, on ne trouve rien de très-neuf dans son dernier
écrit; car, avec lui, ce n'est pas nouveauté que la verve
du talent. Le plus grand mérite du livre à nos yeux, c'est
qu'il montre M. de La Mennais rompant , ainsi que nous
l'en avions maintes fois sommé , avec les inconséquents
préjugés de son ancien parti. S'isolant dans sa foi, s'en-
veloppant de sa robe sacrée, il foule aux pieds toute ido-
lâtrie monarchique, toute superstition d'ancien régime,
et déclare hardiment Louis XIY despote et Bossuet ser-
vile. Un autre progrès que nous devons remarquer, quoi-
que sa situation plus que la raison paraisse ici l'avoir
éclairé, c'est qu'il en est venu à professer le dogme du
siècle, la liberté des opinions. Nous le ^ oyons même forcé
à concevoir , à expliquer, à légitimer en un certain sens
les principes qu'il nous reproche. Il avoue qu'il y a de
l'honneur et de. la force h les soutenir avec sincérité, et
tout son livre donne à penser qu'en fait de doctrines, en-
tre les libéraux et les royalistes , sa secrète estime est
pour les premiers.
Sur le fond même de l'ouvrage , nous avons une dis-
tinction à faire entre la polémique et la théorie. Il fait de
la polémique avec le ministère , de la théorie avec nous.
La polémique est vive et pressante. Mais elle est d'un
ton qui dépasse l'amertume et que n'excuse pas l'indi-
M. DE LA MEXN.US. 397
gnation. Assurément nous accordons à la presse les plus
gi'andes libertés avec les ministres. La politique admet la
vivacité, et la rend à la fois plus légitime et moins offen-
sante. Cependant pour qu'on permette à M. de La Men-
nais d'accuser le ministère d'une indigne foinbene, d'im-
puter à M. l'évéque de Beauvais d'accumuler dans ses
correspondances des impostures sans nombre , de lui dire
qu'il est dans l'église ce qu'Ahriraan était dans le monde
de l'Orient, et que le caractère dont il est revêtu marque
ses actes d'un signe semblable à celui que Dieu imprima sur
te front de Fauteur du premier meurtre; pour abuser à ce
point de l'impunité que promet à ses paroles le caractère
de l'offenseur et de l'offensé, il faut certes que M. de La
Mennais soit bien sûr de son dire, et donne à la justice
de ses reproches une irréfragable évidence. Or, cette évi-
dence, avouons que nous l'avons en vain cherchée.
A-t-il raison sur les faits? Rien jusqu'ici n'a convaincu
le ministère d'imposture. Le ministère a dit que tous les
évèques s'étaient soumis. Ils se sont soumis en effet. Où
est-il le prélat qui élève la voix? quel est celui qui, de-
vançant de nobles conseils, ait jeté au pied du trùne le
fardeau de ses dignités civiles pour ne garder que sa mi-
tre et sa croix? quel est celui qui se montre prêt à refuser
un titre, une pairie, une pension ? Quand nous verrons
de ces exemples d'une abnégation hautaine, alors nous
pourrons croire à quekpie résistance. Jusque-là, nous
croirons aisément ceux qui nous disent que les croques se
sont soumis, et nous n'en demanderons pas même la
preuve.
A-t-il raison sur le droit? >'ous accordons volontiers
que le gallicanisme n'est qu'un système politique, et non
I. 3i
398 PASSÉ ET PRÉSENT.
philosophique : par conséquent c'est moins une religion
qu'une manière de gouverner la religion. Peu soutenable
en principe, il l'est comme moyeu de remédier aux vices
de la constitution ecclésiastique, et d'amener une trans-
action entre les deux puissances. >'ous croyons que la
liberté absolue remédierait mieux à tout; mais pour
longtemps il faudra se contenter d'un système mêlé d'un
peu de gallicanisme et d'un peu de liberté. Les prêtres
pourraient accélérer la fin de ce système, s'ils avaient le
sentiment de la vraie liberté. Mais leur instinct les pousse
ailleurs, et peut-être, dans l'intérêt de l'église, sinon du
christianisme , leur instinct ne les trompe-t-il pas. Qu'ils
restent donc dans la situation fausse où la nécessité les
place. Tant qu'elle se prolongera, une inconséquence iné-
vitable régnera dans toutes les doctrines et dans toutes
les mesures du gouvernement à leur égard. Pour tout
dire, il y a contradiction entre la constitution de l'église
et celle de la société actuelle. Or, l'église n'a pas plus
envie de réformer sa constitution que la société la sienne.
Qu'arrivera-t-il? L'église , à la longue , pliera sans en
convenir, se modifiera sans se rétracter, fera enfin ce
qu'elle a toujours fait. C'est le propre du clergé que de
s'accommoder au temps. C'est le privilège de son infail-
libilité que de n'être obligée à m.ettre aucun accord entre
les principes et les actes. Il travaille pour l'éternité , en
sacrifiant aux circonstances.
Nous n'approuvons pas en tout les ordonnances dont
se plaint ^L de La Mennais. On a contesté la légalité
du texte de celle sur les jésuites. L'ordonnance sur les
écoles ecclésiastiques n'est pas habilement faite, et celle
sur l'instruction primaire ne suffît pas : l'exécution l'a
M. DE LA MENNAIS. 399
prouvé. Mais aucune iniquité ne nous frappe dans tout
cela. Puisque l'autorité est maîtresse en France de l'en-
seignement, un ministère peut disgracier le clergé, après
qu'un autre ministère l'a favorisé. Il n'y a point là de ty-
rannie, et les grâces ne constituent pas des droits. La
question est uniquement celle-ci : Est-il bon qu'une
grande part dans l'enseignement appartienne au corps
ecclésiastique? Dans un régime de liberté, on doit la lui
laisser prendre, s'il le peut ; dans le nôtre, on ne doit pas
la lui donner. Les raisons, M. de La Mennais lui-même
nous en fournirait quelques-unes. Nous tairons les autres
pour n'offenser personne : disons seulement que le clei-gé
a été depuis quelques années conduit par ses chefs de
manière à mériter la sévérité d'un bon gouvernement.
Lu mot maintenant sur la théorie. On a vu que M. de
La Mennais nous accusait d'avoir, en admettant comme
lui une loi souveraine, affranchi la raison de tout frein,
détrôné le pouvoir, dissout la société, légitimé l'anarchie.
Si la raison est la loi souveraine, rindi\ idu est souverain ;
il n'y a plus de subordination ni d'association possibles.
Voilà l'objection : elle serait forte , si notre adversaire
avait bien rendu notre pensée. Oui, nous professons
qu'aucune souveraineté humaine n'est absolue, c'est-à-
dire que l'infaillibilité n'existe pas sur la terre. La loi
souveraine, la raison infaillible, est donc la loi, la rai-
son , la sagesse divine , ou Dieu même : en ce sens , son
roijamne n'est pas de ce momie. Mais cette loi cependant
se révèle en ce monde; cette raison s'y communique à
des intelligences qui la reconnaissent et la proclament.
Elle illumine tout homme venant au monde. La raison
humaine n'est point la lumière, mais elle rend témoignayc
400 PASSÉ ET PRÉSENT.
à la Immère. Elle est imparfaite, mais elle est la raison,
c'est-à-dire qu'en un certain degré elle s'assimile à la
raison absolue, ou que l'homme est à la resseinblance de
Dieu. Ainsi l'homme est libre; mais sa raison a une rè-
gle, sa justice a une loi, sa sagesse a un type. Toutes les
intelligences, toutes les consciences de ce monde sont donc
associées par leur identité de nature et par la commu-
nauté de la règle qui les domine. Elles sont unies dans la
soumission au juste et au vrai, soumission pour laquelle
elles sont faites , et dont elles ne s'affranchissent jamais
complètement. Elles sont unies, disons-nous; mais elles
sont subordonnées entre elles , parce qu'elles sont iné-
gales, et elles se gouvernent et s'éclairent les unes les au-
tres au nom de leur commune loi. C'est à cette loi qu'on
eu appelle lorsqu'on dit d'une manière absolue : // est vrai,
il est juste j il est raisonnable... Ainsi l'homme est libre
sous une loi; la raison est maitresse sous l'empire de la
raison suprême, dont elle trouve en elle-même une image
faible et iidèle pourtant. Les pouvoirs humains ne sont
légitimes qu'autant qu'ils représentent et observent, sui-
vant les forces humaines , la loi suprême , et le titre de
leur autorité est dans la justice, la vérité, la raison qui
réside en eux. Quelque constitution que l'on établisse ou
que l'on suppose, tout cœur d'homme sent qu'il n'y a au-
cune volonté terrestre qui prescrive contre le droit, et que
le principe obligatoire de l'obéissance est dans la justice
du commandement.
Ainsi plus d'équivoque ni de contradiction. Nulle sou-
veraineté absolue n'est réalisée en ce monde; mais, invi-
sible et présente , la raison suprême parle à la raison
humaine, et ne parle qu'à elle. Tous entendent sa voix,
M. DE LA MENNAIS. 401
non pas assez pour la suivre également , mais assez pour
être également obligés de la suivre. De là le lien des in-
telligences, de là cette société spirituelle qui sert de fond
et d'exemplaire à la société civile, A qui donc appartient
le pouvoir politique? Aux plus capables de faire prévaloir
la loi commune de la société, savoir : la justice, la raison,
la vérité. Quelle est la meilleure constitution politique?
. La plus propre à mettre en lumière la vérité sur chaque
chose et à faire arriver le pouvoir dans les mains de ceux
qui sauront le mieux l'exercer. Ainsi, point de tyrannie,
point d'anarchie : mais que le pouvoir soit légitime, la
liberté respectée, la raison puissante. Toutes ces choses
se tiennent , et leur réunion forme cet idéal de la société
politique que nos systèmes constitutionnels s'efforcent de
réaliser. — C'est traiter en bien peu de mots une bien
grande question ; mais au moins il nous semble que l'ob-
jection de M. de La Mennais a disparu.
34.
DES
CONTROVERSES AU SEI.\ Dl PROTESÎAMISilE.
(Globe, 1829.)
Nous avons entretenu nos lecteurs des troubles qui agi-
tent le canton de Vaud, à l'occasion dés mesures que le
gouvernement du pays a prises contre une secte protes-
tante et contre ses défenseurs. Depuis lors, il a paru une
déclaration forte et modérée, souscrite par un grand
nombre de pasteurs français, qui, sans être 'parfaitement
d'accord sur les points controversés , s'unissent pour ré-
prouver les actes du gouvernement vaudois, comme con-
traires à l'esprit du christianisme, à l'esprit de la ré-
forme, au principe de la liberté de conscience. Ainsi
nous concevons l'espérance que la justice et la raison se-
ront entendues, et ce n'est plus la question de liberté que
nous avons dessein d'examiner en ce moment. Au pre-
mier besoin, au premier signal, nous y reviendrons.
Pour aujourd'bui, nous voudrions donner une idée du
fond de la discussion. On peut remarquer en effet que les
persécutions qui ont soulevé tant de plaintes contre la
république vaudoise sont à la lettre des persécutions reli-
gieuses. Elles sont motivées par une différence de croyance
DES CONTROVERSES. 403
et de culte ; elles ont pour objet de réprimer une hérésie.
Sous la contestation politique se cache donc une contro-
verse de théologie; et, eu effet, la plupart des commu-
nions protestantes sont depuis un temps agitées de dissi-
dences dogmatiques. C'est un spectacle assez nouveau
dans notre siècle et que l'église catholique , inquiète
d'autres intérêts, a cessé de nous donner. Aous deman-
derons à le considérer avec quelque attention , et à exa-
miner du point de vue de nos opinions ces discussions de
foi et de doctrine. Peut-être cet examen ne sera-t-il pas
tout à fait perdu pour la philosophie.
Les controverses théologiques ont autrefois troublé le
monde, et maintenant elles font si peu de bruit, qu'à
peine sait-on s'il en existe, et que l'on dit communément
que le temps en est passé. Notre esprit positif est prompt
à mépiiser comme de chimériques puérilités des débats
qui ne paraissent toucher que des intérêts spirituels.
Qu'importent à un siècle industriel ces besoins auxquels
le pain ne suf/ii pas? qu'importe à un siècle politique le
royaume (jui n'est pas de ce monde ? Déjà les philosophes
qui nous ont précédés concevaient difficilement que la
société se lut tant agitée pour des questions aussi vaines
à leur sens que ténébreuses ; et, tout en se passionnant à
propos de l'Encyclopédie ou des deux musiques, ils s'é-
tonnaient que leurs aïeux eussent daigné s'émouvoir pour
la prédestination ou les deux natures de la personne di-
vine. Hume ne peut retenir une dédaigneuse pitié en ra-
contant les discordes religieuses de sa patrie ; on dirait,
à l'entendre, que Laud et Vane, HoUis et Ludlow, étaient
des faibles d'esprit. Nous comprenons mieux sans doute
aujourd'hui les passions ou les opinions que le temps
404 PASSÉ ET PRÉSENT.
nous a rendues étrangères ; l'intelligence du passé n'est
pas le moindre mérite de cette impartialité d'esprit , qui
sera l'honneur de notre philosophie. Mais généralement
nous n'en sommes pas moins disposés à reléguer dans
l'histoire les querelles et les questions religieuses ; elles
ont cessé de nous toucher, et, sans méconnaître qu'elles
furent im,portantes , nous n'hésitons guère à prononcer
qu'elles ne le sont plus. Notre impartialité nous permet
bien la sympathie pour ceux qui ont soutenu avec dé-
vouement et persé\ érance les opinions de leur choix ;
mais ces opinions mêmes n'obtiennent aucun intérêt;
nous ne les estimons plus que pour les efforts et les vertus
dont elles ont été l'occasion; et, loin de revenir avec cu-
riosité sur des problèmes jadis si attachants pour l'esprit
humain , nous nous félicitons de vivre à une époque où
la raison se porte vers des objets plus accessibles et plus
utiles. Chose singulière! nous disons que de nos jours elle
est plus libre et plus hardie qu'elle ne le fut jamais ; le
premier usage de sa liberté , le grand effort de sa har-
diesse aurait-il donc été d'abaisser son vol et de descendre
du ciel sur la terre?
Je crains que nous ne rencontrions ici un effet de cette
prévention inévitable que le présent inspire aux esprits
qui se piquent le plus d'équité. Si l'on voulait bien cesser
de s'arrêter aux apparences et de juger des choses par les
mots , on apercevrait que l'esprit humain n'a peut-être
pas changé d'objet autant qu'il le semble, et que nos pères,
moins étrangers qu'on ne le croit aux intérêts et aux pen-
sées qui nous occupent, ont laissé des enfants moins in-
différents qu'ils ne le disent aux pensées et aux intérêts
qui captivaient leurs pères. JNon-seulement les hommes
DES CONTROVERSES. 405
avant nous ont senti comme nous, leur cœur a battu
comme le nôtre, mais, à beaucoup d'égards, il a battu
pour les mêmes causes. Avec leur sang, ils nous ont légué
leurs œuvres , et nous n'avons fait que continuer leurs
travaux en acceptant leur héritage. La nouvelle école his-
torique l'a déjà prouvé en ce qui concerne les débats po-
litiques; mais il serait possible, quoique plus difficile, de
faire entrevoir quelque chose de semblable dans plusieurs
des débats religieux qui nous semblent si loin de nous. Il
serait possible de montrer que, sous des noms différents,
nous agitons encore quelques-unes des questions qui par-
tageaient nos aïeux. Un simple coup d'œil saisira le rap-
port des opinions qui amenèrent le soulèvement des Pays-
Bas, avec celles qui ont suscité des révolutions plus mo-
dernes; et l'analogie des causes de la guerre de trente ans
avec celles de la guerre récente , j'ai presque dit de la
guerre actuelle, frappe les regards les moins attentifs. En
remontant plus haut, le principe de la résistance des Hus-
sites au quinzième siècle n'est-il pas tout à fait dans l'es-
prit du nôtre? et dans les querelles des deux puissances
qui remplissent notre histoire, n'est-il pas aisé de retrou-
ver les questions mêmes qui nous agitent en ce moment?
Sans doute le parallèle n'est pas exact de tout point : il
serait étrange , et surtout il serait triste que rien n'eût
changé dans ce monde , sur ce théâtre de mobilité et de
renouvellement. Sans doute le drame a marché, l'intérêt
s'est accru, l'action s'est développée, et l'on sent que nous
approchons davantage de ce dénoùment où cependant
nous ne toucherons jamais. Mais l'unité ne manque pas
plus que la progression à ce drame mystérieux que con-
çut un poète invisible, et dont l'apparent désordre cache
406 PASSÉ ET PRÉSENT.
une savante ordonnance. La diversité des lieux et des
temps, des langages et des acteurs, voile sans la détruire
l'éternelle identité du sujet.
Il y aurait un grand travail à entreprendre. Les histo-
riens philosophes ont su découvrir l'unité politique de
l'histoire, et montrer dans les événements des expressions
différentes et graduées d'un même fait. On pourrait aller
plus loin , et sous les diverses questions que font naître
les doctrines et les cro} ances diverses, montrer les ques-
tions en quelque sorte perpétuelles de l'esprit humain.
Et comme l'histoire politique elle-même n'est à certains
égards qu'un retentissement de l'histoire intellectuelle,
on parviendrait peut-être à montrer que l'histoire de la
société et celle de la philosophie ont eh définitive le même
sujet, et qu'en ce monde , il n'y a de divers que les ap-
parences. Tout change , dit-on sans cesse ; il est vrai ,
mais changer c'est durer, et dire que tout change, c'est
admettre un fond qui ne change point; c'est convenir que
rien ne périt que les formes.
Ainsi, lorsque l'histoire nous enseigne qu'une question
a dans un temps fortement ému les esprits, loin que nous
soyons en droit de conclure de ce qu'elle est oubliée que
les hommes aient alors disputé sur des chimères, il est
plus raisonnable de rechercher par quel point elle tou-
chait aux vérités qui seules ont le droit et le pouvoir de
fixer longtemps l'attention de la raison. Nous verrons
presque toujours qu'elles ont dans un sens mérité l'inté-
rêt qu'elles ont obtenu; bien plus, qu'elles en méritent
encore, et peuvent se rattacher à telles ou telles des ques-
tions qui les ont remplacées dans l'esprit ou plutôt dans
le langage des hommes. Il n'est guère de croyances jadis
DES CONTROVERSES. 407
fortes et honorées qui, considérées ainsi, ne se relevassent
dans l'estime générale ; il est peu de dominations morales
qui ne reprissent part au respect de l'humanité. La reli-
gion, pour parler sur-le-champ de la plus imposante des
croyances et des dominations, la religion se représenterait
bientôt comme la forme la plus puissante que jamais ait
revêtue la recherche de la vérité. Ses dogmes et ses mys-
tères, ses théories et ses problèmes retrouveraient, même
aux yeux de ceux qui n'y croient plus, une certaine im-
portance et leur genre de réalité. On se sentirait moins
prompt à passer avec mépris sur les questions qu'elle pose
et qu'elle agite, et il est peu de controverses théologiques
qui ne redevinssent dignes de l'attention delà philosophie.
La plupart en effet de ceux qui considèrent humainement
la religion n'ont guère d'autre souci que de la trouver'
fausse. Il leur faut à tout prix qu'elle soit une vision gra-
tuite, une claire imposture; c'est, à leurs yeux, un caprice
de l'esprit humain ou un effet accidentel des causes po-
litiques. L'esprit humain n'a point de telles fantaisies, et
les hasards des affaires humaines n'amènent point de tels
résultats. 11 n'y a pas d'incident au monde qui put con-
duire les hommes à s'occuper longtemps et passionné-
ment de ce qui n'est pas , à creuser le vide, à secouer le
néant; et, l'on peut l'affirmer d'avance, toute religion
comme toute doctrine qui a obtenu de l'empire et de la
durée s'appuyait sur autre chose que la force ou l'erreur,
et tenait par quelques liens à l'éternelle vérité.
La religion ne peut être bien jugée que lorsqu'au lieu
de s'attacher uniquement à la prouver divine ou menson-
gère, on en recherche consciencieusement le véritable
sens, et qu'en la rapportant aux objets dont elle traite,
408 PASSÉ ET PRÉSENT.
aux questions qu'elle élève et qu'elle paraît résoudre, on
s'étudie à découvrir, non pas seulement sou origine his-
torique et son but social, mais son contenu, mais sa doc-
trine : c'est une philosophie tout entière à connaître et à
juger. Alors , ce me semble, on lui doit trouver un fon-
dement solide, non plus dans les affections des hommes,
non plus dans les besoins de la société , mais dans les
choses mêmes dont elle est la science. Alors on voit qu'elle
se rapporte à un objet certain, objet qu'elle n'a ni méconnu
ni supposé; on voit qu'elle est une expression de faits
universels et primitifs, et que, s'il ne résulte pas de là
invinciblement qu'elle soit toute vraie, il s'ensuit encore
moins qu'elle soit toute fausse ; qu'enfin si jusque-là rien
n'atteste en elle une révélation spéciale et directe de la
parole divine, encore bien moins est-il permis d'y voir
uniquement la fiction du calcul, ou le rêve de la faiblesse.
A la considérer humainement, elle est vraie au moins de
toute la vérité de ces faits généraux qu'elle représente et
qu'elle explique. Les représente-t-elle fidèlement? Les
explique-t-elle de la façon la plus plausible? Ajoute-t-elle
beaucoup aux lumières de la raison sur tous les points
qu'elle a touchés? Introduit -elle dans la science de
l'homme un élément nouveau , une donnée certaine qui
ne pût sans elle être aperçue et saisie par la raison? Au-
tres questions qui viendront à leur tour. Mais ces ques-
tions mêmes ne se pourront décider qu'après qu'un exa-
men impartial aura produit une comparaison des problèmes
que pose la philosophie avec les dogmes correspondants
qu'enseigne la religion. L'inventaire fidèle de la science
profane peut seul nous faire connaître ce qu'elle attend
et ce qu'elle reçoit de la science sacrée.
DES CONTROVERSES. 409
Il n'est aucune des difficultés dont s'occupe la philoso-
phie qui n'en soit une pour le simple bon sens. Seulement
l'un les entrevoit confusément, y réfléchit par occasion,
les suppose résolues pour la pratique, et n'en tient aucun
compte dans la conduite de la vie; l'autre, au contraire,
les analyse, les distingue entre elles, les étudie méthodi-
quement , s'y attache sans relâche , et ne gagne le plus
souvent à les avoir éclaircies que le triste honneur de les
savoir insurmontables, et de convaincre d'inconséquence
la raison pratique , qui est forcée par l'évidence à les re-
connaître et par la nécessité à les négliger. La religion
se présente à son tour : elle entreprend de régenter le bon
.sens, de satisfaire la philosophie ; elle traduit les mêmes
questions sous une nouvelle forme ; elle ajoute ou substi-
tue ,aux idées abstraites, aux pures conceptions de l'intel-
ligence , des images et des récits ; puis , avec le ton de
l'autorité, elle prononce que tout est dit, et que les diffi-
cultés sont levées. L'imagination et la sensibilité, qu'elle
a su mettre en cause , prennent ainsi quelque influence
sur la conviction. Mais , pour vérifier si cette influence
est abusive et trompeuse, il faudrait que la raison propre-
ment dite, que cette puissance, cette vue, cet instinct su-
périeur, qui juge de tout en nous , qui domine la philo-
sophie , le sens commun , l'imagination , la sensibilité ,
comparât les solutions de la religion aux questions de la
philosophie, aux difficultés du bon sens, et fît équitable-
ment le partage entre ces trois sources de connaissances.
Alors, si elle trouvait que la religion n'ajoute pas une lu-
mière à nos lumières, une explication à nos conjectures,
et qu'elle se borne à changer les termes des questions,
à exprimer différemment les difficultés, en laissant au
I. 35
4i0 PASSÉ ET PRÉSENT.
même point les difficultés et les questions , si chacun des
problèmes, enfin, qui dépassent et fatiguent rintelligence
humaine, restaient tout entiers, même après qu'on les a
nommés des mystères, et qu'on les a traduits en dogmes,
pour les imposer à la foi , alors peut-être la religion se-
rait un langage plus digne ou plus figuré, plus touchant
ou plus auguste; mais, au fond, elle ne différerait de la
philosophie que dans ce qu'elle aurait d'hypothétique ou
d'artificiel ; elle reposerait toujours sur des vérités, mais
n'en établirait point de nouvelles.
Toutefois, dans cette supposition même [et c'est la plus
défavorable', il serait injuste de dire que la religion fût
vaine et fausse. Elle aurait encore à l'attention de l'esprit
humain au moins les mêmes droits que la philosophie,
car elle serait encore la philosophie des peuples.
Si ce point de vue ne manque pas de justesse, on sent
que les controverses théologiques sont loin d'offrir, à
notre siècle même, aussi peu d'intérêt qu'il le semble. Ce
n'est pas dans le temps où l'esprit philosophique saurait le
mieux les généraliser qu'elles devraient cesser de l'occu-
per. D'où vient donc qu'elles ne l'occupent pas, et que
ceux mêmes qui se piquent de suivre de plus près les
progrès intellectuels de l'humanité se font gloire de les
dédaigner"?
La politique en est une des principales causes. Tout a
pris de nos jours un caractère politique, même les contro-
verses qui, en d'autres temps, n'eussent agité que des sa-
vants et divisé que des universités. Les idées sont aujour-
d'hui appréciées surtout par leur influence sur le sort de
l'humanité. 11 est devenu difficile de raisonner en théorie,
car on ne pense que dans un but, et la foule des esprits
DES CONTROVERSES. 411
qui prêtent maintenant attention à la guerre des opinions
ne regarde qu'aux résultats. Hommes de parti que nous
sommes tous, nous ramenons toutes choses aux idées qui
nous préoccupent ou nous enflamment. Il suit que la por-
tion la plus élevée de toutes les doctrines, celle qui tou-
che le moins immédiatement à l'application , celle dont
les conséquences pratiques sont le moins apparentes ou
le plus lentes à se montrer, est négligée comme un superflu
scientifique, comme une récréatio'n de T'esprit indifférente
à la société. Telles nous paraissent aujourd'liui la plupart
des questions théologiques. Il n'y a d'exception que pour
celles qui touchent directement les faits. Ainsi on pro-
nonce chaque jour encore les noms d'ultramoutains et de
gallicans, de Port-Royal et de jésuites; ainsi les limites
de l'autorité civile et de la puissance ecclésiastique don-
nent encore naissance à de fréquentes contestations. Mais
la portée politique de toutes ces questions est évidente :
aussi, la plupart du temps, est-ce dans un esprit politique
qu'on les -considère , c'est-à-dire moins dans le principe
que dans l'application. S'agit-il des limites des deux
puissances , ou ne se risque pas à remonter à la source
même du pouvoir pour déterminer la sphère et le mode
de son action; renouvelle-t-ou la distinction de l'église
romaine et de l'église nationale, on se garde de s'enfon-
cer dans la recherche de la nature du gouvernement de
l'église, et l'on évite la question abstraite de l'infaillibi-
lité; rappelle-t-on les maximes des jansénistes, on laisse
de côté leurs opinions sur la grâce ou la prédestination,
quelque liées qu'elles paraissent avec leurs opinions sur
la morale, à leur tour si étroitement liées avec leurs prin-
cipes d'indépendance en matière d'autorité.
4<2 PASSÉ ET PRÉSENT.
Tant que la religion a régné comme une doctrine et
comme une puissance également incontestée, elle a laissé
sans inquiétude les disputes fermenter dans son sein. Le
clergé les a lui-même entretenues , ayant soin de s'arrê-
ter au point où elles eussent passé la mesure : elles ser-
vaient à réchauffer le zèle, à perpétuer les études, à épu-
rer la doctrine. Aussi pendant longtemps le clergé, même
orthodoxe, a-t-il formé la portion de la société la plus re-
marquable par son activité intellectuelle : la société sem-
blait un corps dont il était l'esprit. Mais a mesure que les
conséquences de ces controverses, longtemps contenues,
se sont étendues en tout sens, à mesure que ce bouillon-
nement intérieur a rompu de tous côtés les parois du
vaisseau qui le renfermait , une prudence tardive a suc-
cédé à cette imprévoyante indulgence pour les combats de
l'esprit; et le clergé sage s'est attaché à prévenir les con-
troverses, à les étouffer, à les abréger, soit en palliant
leur existence, soit en atténuant leur gravité, plutôt qu'à
nourrir, qu'à exciter par l'étude et la discussion le foyer
de l'activité intellectuelle. Cependant il a Aai peu à peu
sou intluence décroître, et faiblir sa puissance. Lui-même
enfin a succombé comme corps politique , et les intérêts
de son existence, qui lui paraissent ceux mêmes de sa sainte
cause, ont dès lors, en première ligne, préoccupé sa pen-
sée. La voix des controverses intérieures s'est tue, les
dissentiments se sont anéantis ou ajournés , les nuances
ont disparu. Le soin commun a été d'offrir le moins de
prise possible à l'attaque. Pour l'église, il n'y a plus guère
qu'une question, et c'est la question d'Hamlet.
Une nouvelle doctrine, ou plutôt une nouvelle puis-
sance , s'était en effet formée, ennemie plus mortelle et
DES CONTROVERSES. 413
moins déclarée que la réforme, d'autant plus dangereuse
qu'elle s'affranchit comme l'hérésie et ne se sépare pas
comme elle , qu'elle reste au sein de l'église et la dévore
au cœur, sans lui offrir une place pour frapper, sans lui
laisser la force même d'étendre le bras : on reconnaît la
philosophie. Celle du dernier siècle a , pour la première
fois, présenté le caractère qui avait jusque-là signalé les
religions : elle a été populaire. Pénétrant dans la masse
de la société, elle a modifié les opinions, les mœurs, les
sentiments. Elle a passé avec vitesse de l'état de science
à celui de préjugé. Dans tous les temps , la philosophie
avait eu ses apôtres, souvent même ses martyrs ; en s'em-
parant de l'opinion, elle a eu son peuple. Dès lors, élevée
au rang des puissances sociales, il ne lui restait plus qu'à
se montrer tyrannique et persécutrice. Elle l'est devenue
en effet, et l'église a reconnu sa rivale.
Mais comme l'esprit de l'église et celui de la philoso-
phie diffèrent autant que la nuit et la lumière , ce qui
avait servi l'une devait nuire à l'autre. Aux siècles pas-
sés, la tyrannie a pu servir l'église : car l'erreur, l'incon-
séquence du moins, est plutôt dans la prétention à l'in-
faillibilité que dans la persécution. La tyrannie de la
philosophie, non moins odieuse, a l'absurdité de plus.
Elle a dû tomber plus vite, et la philosophie reconnaître
et réparer sa faute, car elle portait dans son sein le prin-
cipe de sa réformation : l'église semble ne pouvoir se ré-
former sans s'abjurer elle-même.
Une fois la guerre déclarée entre deux telles puissances,
la controverse, qui accompagne toute guerre, doit chan-
ger de nature. Dans le feu du combat, c'est du pouvoir
plus que de la vérité qu'on s'occupe, et c'est le droit du
35.
il 4 PASSÉ ET PRÉSENT.
plus fort qu'il s'agit de conquérir. On parle moins de
dogmes et de problèmes, de révélation et de raisonnement,
de Dieu et de l'homme. On parle d'institutions, de moyens
d'action, de lois à faire, et de mesures à prendre. Publi-
cité des opinions, liberté des cultes, liberté de la presse,
indépendance du pouvoir civil, tels doivent être aujour-
d'hui les mots de ralliement de la philosophie, toute dé-
vouée qu'elle est à la politique. Subordination des esprits,
suprématie d'un culte, censure des écrits, prédominance
du pouvoir spirituel, telles doivent être les paroles sacra-
mentelles des manifestes de l'église, toute préoccupée
qu'elle est de son existence et de ses affaires. Aul n'a le
temps , l'envie ou le sang-froid de s'élever au-dessus de
ces questions d'urgence, pour toucher aux questions de
principe, qui sans doute les résoudraient par leurs pro-
pres solutions, mais qu'un lien moins visible rattache aux
intérêts de ce monde, et dont les vastes conséquences
édiappent au vulgaire des esprits.
^ C'est ainsi que les discussions tbéologiques sont aban-
données et comme oubliées, au moment même où l'église
et peut-être la religion avec elle sont au fait livrées au
plus grand débat qu'elles aient jamais encouru.
Mais s'il existe des sociétés où l'on n'en soit pas venu
de part ni d'autre à de telles extrémités, où la croyance
religieuse, n'ayant jamais obtenu autant de pouvoir tem-
porel, se trouve avoir à combattre une liberté de penser
moins hardie , on conçoit que les discussions doivent y
prendre un autre caractère , et plus analogue à celui des
anciennes controverses qui divisèrent sans le déchirer le
sein de l'église : telles sont à quelques égards les sociétés
protestantes. Là l'orthodoxie est moins difficile , moins
DES CONTROVERSES. 415
absolue, ou du moins ne paraît pas l'être autant. Là l'au-
torité ecclésiastique, moins forte, et quelquefois purement
spirituelle , rencontre des résistances moins énergiques,
une hostilité moins intraitable , probablement parce
qu'elle a moins exigé et moins abusé. La plus intolérante
des églises protestantes est celle d'Angleterre ; encore ne
conserve-t-elle aucune action directe sur ceux qui sortent
de son sein; son privilège est plus scandaleux qu'oppres-
sif: toutefois elle est la plus attaquée, et, je l'espère, la
plus menacée des églises protestantes. Mais, générale-
ment, dans les pays où la réforraation a pris racine, a
côté d'une église moins exclusive et moins forte que celle
des catholiques, règne une liberté de penser plus réservée,
une indépendance de conduite moins déclarée, enfin plus
de timidité dans les esprits et plus de modération dans
les sentiments. L'écueil et la fin d'une telle situation reli-
gieuse serait une indifférence qui, gagnant de proche en
proche, deviendrait universelle, et qui , sans bruit , sans
secousse, conduirait par voie de révolution intérieure une
société chrétienne à perdre sa croyance en conservant son
nom. C'est cet avenir que les docteurs catholiques ont
souvent prédit aux réformateurs. C'est le sort qui semble
en effet réservé, dans les temps de tiédeur et de raison-
nement , à toute société , qui , sous un nom de secte, n'a
point de dépositaire attitré, de gardien armé de la foi , à
toute nation religieuse divisée contre elle-même par le
principe de son institution. Je ne voudrais pas renouveler
ici l'accusation périlleuse de d'Alembert contre Genève;
mais tel est assurément le terme vers lequel semblaient
marcher dans la seconde moitié du dernier siècle plu-
sieurs des sectes ou des nations protestantes. Je n'en veux
416 PASSÉ ET PRÉSENT.
pour preuve que la régénération religieuse dont elles se
vantent d'avoir donné l'exemple au monde chrétien de-
puis le commencement du nouveau siècle.
Bien que distinctes du grand corps du catholicisme ,
ces sectes ou ces nations ne sont pas en effet isolées dans
le monde, ni étrangères à tout ce qui se passe : elles res-
sentent le contre-coup des événements mêmes auxquels
elles n'ont point de part directe. Ainsi la grande contes-
tation qui tourmente l'église romaine n'a pu éclater sans
frapper au moins leurs regards ; elles n'ont pu mécon-
naître qu'avec l'existence de l'église la réalité de la reli-
gion était souvent mise en question. Plus d'une fois la
philosophie a manifesté des intentions hostiles à l'essence
du christianisme ; toujours l'église romaine a lié au chris-
tianisme ses intérêts menacés. Par une conséquence natu-
relle, la chrétienté non catholique a voulu se distinguer
en même temps et de la philosophie et de l'église romaine ;
elle a dû marquer sa couleur, et savoir et montrer si elle
était encore chrétienne ou déjà philosophe. Moins exposé
d'ailleurs, moins pressé, moins agité, le protestantisme a
dû rentrer avec plus de calme, mais aussi avec moins de
hardiesse, dans les voies de l'examen et de la discussion.
Ainsi le hruit des discordes dont retentit le monde a ré-
veillé le protestantisme sans le trouhler. Excité par
l'exemple , averti par le danger, il a ranimé son zèle au
feu des controverses rallumé dans son sein.
Dans l'intérieur du protestantisme , il n'y a point de
guerre politique. De protestant à protestant, il est peu de
questions qui touchent à des intérêts positifs, à des droits
sociaux , à l'existence légale. Hormis dans le canton de
Yaud, le pouvoir extérieur des sectes les unes à l'égard
DES CONTROVERSES. 417
des autres, des individus à l'égard des individus en ma-
tière de religion, est faible , s'il n'est pas complètement
nul. Parmi eux, nous devons donc trouver de véritables
débats tbéologiques. Sans doute les passions mondaines
n'en sont point bannies : d'où le sont-elles jamais? Mais
elles n'y jouent qu'un rôle secondaire , et les questions
elles-mêmes restent des questions théologiques. M l'in-
crédulité déclarée, ni le fanatisme oppresseur, ne s'y
montrent; il n'y reste d'indifférence ou d'intolérance que
ce qui en parait inséparable des dissensions religieuses.
Voulons-nous donc, par simple curiosité, nous donner
le spectacle de débats tbéologiques, sortons un moment
de nous-mêmes, oublions nos soucis politiques, nos pro-
jets industriels; que nos regards franchissent la Manche
ou la frontière du Jura : en Angleterre ou en Suisse, nous
trouvons le spectacle animé d'une controverse où parais-
sent ne s'agiter que les intérêts spirituels du genre hu-
main.
]\ous avons montré comment il devait y avoir à l'épo-
que actuelle plus de controverses théologiques dans les
communions protestantes qu'au sein de l'église catholi-
que. Des faits nombreux prouvent qu'il en est ainsi , et
quelques-uns sont connus généralement. Tout le monde,
par exemple, sait le nom des méthodhu-s; tout le monde
commence a savoir que sous ce nom , adopté en Angle-
terre il y a environ quatre-vingts ans par certains réfor-
mateurs, on désigne assez improprement aujourd'hui des
sectes qui différent par des nuances de rigorisme et de
doctrine, mais qui toutes au moins se ressemblent par un
attachement fervent et pratique à une foi plus dogma-
tique et plus littérale , et pai' un retour de zèle qui sans
418 PASSÉ ET PRÉSENT.
cloute a gagné les consistoires établis , mais dont ceux-ci
ont reçu et non donné l'exemple.
Le lecteur n'attend pas que nous exposions en détail
les points litigieux entre les contendants, ni les symboles
divers qui distinguent par exemple les trente sectes aux-
quelles l'Angleterre ouvre des temples ; l'ennui de ce tra-
vail en passerait l'utilité. Mais peut-être prendra-t-on avec
quelque intérêt une notion générale d'une question qui
agite encore l'intérieur du protestantisme, après avoir
bouleversé jadis le monde religieux. Elle nous donnera
lieu de confirmer, d'éelaircir du moins notre pensée sur
les controverses théologiques. Peut-être aussi servira-t-
elle à montrer par quelle méthode une cfuestion théolo-
gique peut encore être tournée sous une face intéressante
pour la raison moderne. Cette question dont les facultés
de théologie ont si longtemps retenti, cette question qui
a divisé l'église, et peut-être les apùti'es, cette question
qui fut le signal de la réforme , porte un nom probable-
ment ignoré de la moitié des jeunes enfants du siècle :
c'est celle de la justi/icaùon. Je le demande avec assu-
rance, ce mot réveille-t-il une idée bien nette dans l'es-
prit de ceux qui viennent de le lire ?
On peut s'étonner au premier abord qu'un débat sur
un point de foi naisse et subsiste parmi les protestants.
Comment disputer là ou la décision semble impossible?
Où peuvent-ils en effet trouver un arbitre qui prononce
entre eux, ceux chez qui la foi n'a point de tribunal?
L'idée d'orthodoxie ne semble-t-elle pas en contradiction
avec le principe d'une secte qui se déclare celle du libre
examen? On pourrait répondre d'abord que la liberté des
opinions et la vérité de toutes les opinions ne sont pas la
DES CONTROVERSES. H9
même chose ; que du droit de tout croire en paix ne ré-
sulte pas la certitude de tout croire à juste titre; que
même en cherchant sincèrement le vrai , on peut le mé-
connaître, et qu'entre des hommes qui pensent diverses
choses, c'est une nécessité que les uns aient tort et les
autres raison , au moins comparativement , et que par
suite les seconds soient fondés à tenter de convaincre les
premiers. C'en est assez pour motiver la controverse; mais
pour en dévoiler la cause , pour en expliquer la durée ,
il faut pénétrer plus avant dans la connaissance du pro-
testantisme.
On doit distinguer dans le protestantisme, comme dans
toute religion positive, deux choses principales : les dog-
mes qu'il enseigne , et les signes extérieurs ou autorités
visibles qu'il fournit à l'appui de ces dogmes. C'est distin-
guer ce qu'il faut croire, et les moyens de le croire, ou
ce qu'on pourrait appeler le contenu et le contenant de la
religion. Cette distinction bien faite est la clef de l'his-
toire du protestantisme. On la voit naître dans le berceau
de la réformation même. Lorsque les premiers novateurs
commencèrent, le trait le plus saillant de leurs opinions,
quelles qu'elles fussent en elles-mêmes, était de différer
des croyances enseignées par l'église romaine. En se sé-
parant ainsi , ils niaient par le fait l'autorité absolue de
l'église, et ils ne tardèrent pas à la nier dans les termes,
en soutenant, au mépris des menaces ou des censures,
que la règle de la croyance était, non la tradition de l'é-
glise romaine, mais l'Écriture interprétée avec foi par
la raison. Ainsi, d'une part ils établirent, contre l'en-
seignement de l'église catholique, qu'il fallait croire à
telles et à telles maximes concernant la communion , le
^20 PASSÉ ET PRÉSENT.
salut, et le reste des matières religieuses; de l'autre, ils
soutinrent, contre la puissance de l'église catholique,
qu'il fallait croire à ces mêmes maximes , parce qu'elles
contenaient le vrai sens de l'Écriture , seule autorité in-
faillible en matière de foi. Ainsi ils fondèrent tout ensem-
ble un symbole déterminé et le libre examen. C'était
peut-être édifier d'une main et détruire de l'autre. Com-
ment, en effet, échapper à cette conséquence que, si l'in-
terprétation de l'Ecriture conduisait légitimement à une
certaine croyance, toute autre croyance obtenue par la
même voie pouvait être également légitime? Pressés par
cette conséquence, ils finirent par l'accepter, avec plus
ou moins de franchise, sauf à s'en défendre dans l'appli-
cation , chacun s'efforçant de faire prévaloir sa croyance
propre, sous l'empire du dogme commun de la liberté
d'examen.
Ainsi le protestantisme , et ce mot est pris ici dans son
sens le plus général , se composa de deux éléments. Il eut
deux caractères : l'un , variable selon les temps et les
écoles , la croyance à de certains dogmes plutôt analogues
qu'indentiques; l'autre permanent, le libre examen de
l'Écriture sainte.
Il est évident que ce dernier principe peut détruire
l'autre, jusqu'à la substance. Le libre examen attaque
tout ; livrée à elle-même, la raison humaine peut tout voir
dans l'Écriture. C'est ce qui a fait dire que le protestan-
tisme contenait virtuellement toutes les opinions possi-
bles, y compris le socinianisme, le déisme, l'athéisme
enfin. Ce reproche est le triomphe des docteurs catholi-
ques.
Le vrai, c'est que par la croyance au libre examen, les
DES CONTROVERSES. 421
protestants touchent à la philosophie, ils sont les devan-
ciers des philosophes. Lorsqu'ils se laissent emporter aux
conséquences de ce principe , ils peuvent arriver au der-
nier terme de l'indifférence. C'est pour éviter cette extré-
mité qu'ils se sont en général accordés à maintenir ce
principal et dernier dogme, l'infaillihilité de l'Écriture.
Mais qui ne voit qu'un livre infaillible , interprété par
une raison qui ne l'est pas, cesse d'être une règle im-
muable ? De là des variations nombreuses.
Bien qu'opposés d'ailleurs aux protestants, les catholi-
ques ont comme eux des dogmes de foi et une règle de
foi.- Suivant eux, c'est l'église représentée par le souve-
rain pontife ou par le corps des pasteurs je ne décide
point ici la question , qui possède l'infaillibilité. De la
sorte , leur foi est fixe et leurs dogmes invariables , à la
condition néanmoins que l'église le soit; mais cette con-
dition, ce n'est pas à eux de juger si elle est remplie,
c'est à l'église même. Le vaisseau du catholicisme est donc
à l'ancre, tandis que celui de la réforme flotte à tout vent
de doctrine,
A la rigueur, les catholiques ne sont obligés à prouver
aucun de leurs dogmes, hormis l'autorité de l'église, et
c'est en effet à ce point unique que les plus récents apo-
logistes ont tout ramené. Les protestants, au contraire,
se reconnaissent tenus de démontrer tous leurs dogmes
par la raison et par l'Écriture, hormis l'autorité de l'Écri-
ture même.
Le principe des premiers serait donc en général qu'il
faut tout croire sur la parole de l'église, hormis l'autorité
de l'église; le principe des seconds, qu'il ne faut rien
croire sur parole, hormis l'autorité de l'Écritiu'e.Les pre-
I 36
422 PASSÉ ET PRÉSENT.
miers ne dérooent au système de l'autorité que lorsqu'ils
démontrent l'autorité de l'église. Les seconds ne s'écartent
du système de l'examen que lorsqu'ils ne démontrent pas
l'autorité de l'Écriture.
C'est la différence la plus frappante entre les deux reli-
gions. C'est ainsi qu'en se disant également chrétiennes,
elles suivent chacune une direction opposée; c'est ainsi
que l'une a pu être appelée la religion de l'autorité,
l'autre celle de l'examen.
En même temps que le protestantisme a déchaîné la
raison dans le champ de la religion, il a cherché à la re-
tenir par le lien des dogmes fondamentaux. Mais comme
ces dogmes n'étaient point sous la garde d'une autorité
constituée, comme aucune sanction pénale, presque au-
cune menace spirituelle, n'en protégeait la croyance,
comme enfin les cultes nouveaux offraient peu d'occa-
sions solennelles d'exiger des fidèles une profession de
foi rigoureuse , les individus satisfaits d'une foi si peu gê-
nante ont pu continuer de la professer, sans la croire
strictement, et de paraître chrétiens, sans hien sa\ oir ce
qu'était le christianisme. L'indifférence si puissamment
secondée par les idées modernes a pu se glisser dans bien
des cœurs, longtemps avant qu'ils se sentissent ébranlés,
et plus d'un protestant a pu cesser ainsi d'être chrétien,
sans même s'en douter, à la faveur d'une religion qui ne
forçait pas la soumission et ne provoquait pas la révolte.
11 y a environ un demi-siècle, beaucoup de protestants,
le plus grand nombre alors, s'attachaient de préférence
au dogme de la liberté d'examen , laissant dans l'ombre
les autres dogmes auxquels l'examen avait conduit les
fondateurs des diverses communions dissidentes ; et ceux-
DES CONTROVERSES. 423
là naturellement inclinaient vers la philosophie. D'autres
au contraire et depuis un temps ils se multiplient, sur-
tout en Angleterre et en Amérique) ont fixé leur atten-
tion et leur croyance sur quelques points particuliers, et
ceux-ci penchent davantage vers le dogmatisme. Préoc-
cupés de soins administratifs ou de science mondaine,
tranquilles sur un pouvoir modeste qu'ils ne désiraient
pas étendre, plusieurs des pasteurs et des consistoires ont
été accusés de se rapprocher des premiers , et quelques
sermons publiés dans le temps , et plus semblables à des
discours moraux qu'à des enseignements évangéliques,
donnent, de la vraisemblance à cette assertion. Pai- une
représaille naturelle , les partisans d'une foi plus fervente
et plus complexe ont dû chercher des guides dont le zèle
répondit au leur, et suivre ou former des sectes dissi-
dentes, qui dans les pays libres ont eu bientôt leurs
assemblées, leurs ministres et leurs temples.
Il est ai-rivé ce qui arrive toujours ; l'opposition a ré-
veillé le pouvoir. C'est en général depuis que les dissidents
ont fait éclater leur ardeur que les églises établies se sont
ranimées, jalouses de montrer qu'elles n'avaient point
laissé dépérir entre leurs mains le dépôt des vérités fon-
damentales de la réforme évangélique auxquelles les nou-
veaux réformateurs prétendaient les rappeler. Cependant
une nuance marquée distingue encore ces deux fractions
de toute société protestante , et il est peu de pays où elles
ne se livrent une guerre de théologie, publique ou cachée.
L'histoire en serait longue : je ne citerai qu'un exem-
ple, c'est la question de lajiislification.
Lorsque les indulgences publiées par Léon \ devinrent
au seizième siècle l'occasion de la réforme, Luther, en
iU PASSÉ ET PRÉSENT.
attaquant l'abus de ces largesses pontificales et surtout
la doctrine par laquelle les dominicains prétendaient les
soutenir, osa contester la Aaleur méritoire des pratiques
extérieures, prescrites ou conseillées par l'église avec
promesse de récompense spirituelle. La conséquence et
la hardiesse de son esprit le conduisirent plus loin ; il nia
le mérite de toute pénitence et de toute observance, enfin
des œuvres satisfactoires en général ; et dès lors, appuyé
de nombreux textes de l'Écriture, il attaqua non plus
seulement le mérite, mais la bouté même des œuvres mo-
rales, quelles qu'elles fussent. Selon lui, toutes les actions
des hommes, même des justes en état de grâce, peuvent
être des péchés, parce que le principe du péché, la con-
cupiscence, ou, pour parler un langage moins technique,
le sentiment de l'égoisme et de l'orgueil humain , en est
inséparable. A cette corruption désespérée de l'humanité
Dieu a daigné accorder un remède miraculeux dans la
rédemption, faveur immense mais gratuite, qui offre à
la créature incapable de mérite les inépuisables mérites
du Fils de Dieu. Or ces mérites, c'est par la foi, et singu-
lièrement par la foi en leur réalité et en leiu- vertu , que
l'homme se les approprie ; en d'autres termes, c'est la foi
seule qui rend l'homme agréable à Dieu ou plutôt gracia-
ble devant lui. Ce ne sont pas les œuvres, car elles sont ou
peuvent être des péchés, l'homme restant pécheur, quoi
qu'il arri\ e ; mais c'est la foi , seul et dernier lien de la
nature humaine avec la nature divine. Par elle, la justice
de Dieu profite à l'homme; en d'autres termes, l'homme
estjiisti/icpar la fui. Bossuet s'attache a montrer que Lu-
ther a plusieurs fois varié dans l'expression et les acces-
soires de cette doctrine. Mais jamais cependant il ne l'a
DES CONTROVERSES. 425
essentiellement désavouée. Mais Calvin et son école l'ont
établie avec une précision rigoureuse. Mais enlin on peut
affirmer en général que sous des rédactions diverses elle
a prévalu parmi les différentes sectes de réformés. L'es-
prit des confessions de foi , des auteurs protestants , de la
tradition protestante , est très - certainement que la foi
seule juxli/l<'.
Plus d'un protestant l'ignore ou l'oublie maintenant.
Accoutumé à suivre les inspirations de la raison humaine ,
plus d'un imputerait plutôt cette croyance aux prêtres de
Rome qu'il n'y reconnaîtrait la sienne. S'il est cependant
un fait assuré dans l'histoire ecclésiastique , c'est que ,
pour détruire l'importance exagérée que les prédicateurs
ultramontains attribuaient aux pratiques extérieures, les
réformateurs ont été jusqu'à anéantir l'efficacité des œu-
vres pour le salut, tandis que les catholiques font de ces
mêmes œuvres la seconde condition de la régénération cé-
leste. L'église romaine en effet, pressée par la réforme,
rectifiant ou désavouant sans doute ce que pouvaient
avoir d'outré et de pharisaïque les opinions en cette ma-
tière du commun de ses ministres , déclara , par la voix du
concile de Trente, que, s'il est vrai que les bonnes œuvres
.dépourvues de la foi ou accomplies par l'homme encore
pécheur ne méritent ni n'obtiennent la justification, ce-
pendant elles ne sont pas pour cela des péchés; qu'assu-
rément la justification est gratuite, puisqu'elle est une
grâce de Dieu , mais que les bons désirs, le changement
de vie , les bonnes actions du pécheur, le disposent à la
justification ; que, sans doute, ces dispositions nécessaires
à la justification ne la méritent point encore, mais que,
lorsqu'en y ajoutant la foi et les sacrements , le chrétien
36.
i26 PASSÉ ET PRÉSENT.
a obtenu l'état de grâce, quoique la concupiscence persiste
en lui comme principe du péché, elle n'est point le pé-
ché même : si le chrétien lui résiste, il cesse d'être pé-
cheur; il est justifié, c'est-à-dire qu'il est au nombre des
justes; et les bonnes œuvres conservent, augmentent en
lui la justice ou la grâce sanctifiante , et mcrihut la vie
éternelle.
En écartant toute exagération , en élaguant les diffi-
cultés de détail et les applications épineuses, nous croyons
avoir exactement exprimé les deux doctrines principales
qui partagent le christianisme touchant la justification.
Si l'on nous demande laquelle est celle de l'Écriture ,
nous répondrons qu'ainsi qu'on le doit bien prévoir, cha-
cune des deux doctrines s'appuie sur l'Écriture, et in-
voque des textes en sa faveur. Ils sont trop nombreux
pour être rapportés; mais s'il faut absolument dire ce
qui semble résulter d'une comparaison attentive des pas-
sages cités et interprétés par les deux parties, j'avouerai
franchement que la lettre et le sens paraissent en général
plus favorables à la doctrine protestante. Cette conces-
sion au reste ne saurait blesser un catholique; car sa foi
doit être plutôt déterminée par l'autorité de l'église que
par la signification apparente de l'Écriture.
L'apôtre des protestants est saint Paul : ils citent en-
viron seize passages de ses épitres , dont le texte littéral
leur est favorable. A cette masse d'autorités , on n'op-
pose de l'autre côté qu'un seul passage forme!, tiré de
l'épitre de saint Jacques. Je néglige de part et d'autre
les versets qui n'offrent point au premier examen un
sens explicite et direct. On voit que la balance des au-
torités n'est pas égale : la difficulté de les concilier n'en
DES CONTROVERSES. 427
est pas moius très-grave. La critique philosophique la
résoudrait aisément; il lui eu coûterait peu de supposer
que saint Paul et saint Jacques aient différé d'a\is sur
un point ; elle trouverait tout naturel qu'une même doc-
trine, quelque sainte qu'on la répute, fût interprétée di-
versement par des génies divers, et elle montrerait au
besoin la source du dissentiment dans la position, dans
le caractère de ces deux apôtres , dont l'un , destiné à
prêcher les gentils , habitué à gouverner la conscience
par l'esprit, à régler la conduite par des principes plus
que par des préceptes, témoigna plus d'une fois, dans le
spiritualisme de sa conviction , une sorte de mépris pour
les formes extérieures , et put être conduit par ce mépris
même jusqu'à négliger les actions en faveur de la foi ;
tandis que l'autre, premier évéque de Jérusalem, n'en-
seigna que les Juifs, et, s'adressant à un peuple resté
charnel après sa régénération même, dut s'occuper en-
core plus des actes que des croyances , et conserver de
la prédilection marquée des Hébreux pour les pratiques ,
le respect des œuvres et le culte de la loi écrite.
Mais le chrétien rigoureux ne peut se payer de cette
explication. Il ne peut accorder que des apôtres se com-
battent, que l'Écriture se contredise; et c'est un devoir
autant qu'un besoin pour lui de concilier saint Paul et
saint Jacques. Or, comme d'un commun accord les termes
diffèrent, c'est le sens qui doit concilier; et l'interpréta-
tion, en retrouvant le vrai sens, peut seule ramener la
concordance. Il résulte de là que les protestants inter-
prètent saint Jacques , et se tiennent au texte de saint
Paul , tandis que les catholiques commentent saint Paul
eu s' attachant au texte de saint Jacques. C'est sans doute
428 PASSE ET PRESENT.
une considération en faveur des premiers qu'ils n'aient
guère qu'un texte formel à expliquer car toutes les au-
tres citations ne sont pas directes' , au lieu que les seconds
en ont plus de quinze à éclaircir. Si la pensée de saint
Paul et celle de saint Jacques sont la même pensée , il
faut que saint Paul , qui sans cesse revient sur la justifi-
cation, ait été constamment elliptique, que constam-
ment il ait été plus absolu dans son expression que dans
son idée; ou bien il faut que saint Jacques ait une seule
fois dans une épitre unique excédé par une expression
forcée la mesure de sa conviction : il semble que le se-
cond cas est le plus probable. Quoi qu'il en soit, voici
les deux manières de les mettre d'accord.
Comme dans la plupart des versets où saint Paul parle
de la justification, il l'attribue à la foi en Jésus-Christ,
non aux œuvrrs de la loi, les docteurs catholiques veu-
lent qu'il ne désigne par ces derniers mots que les œuvres
prescrites par la portion de la loi juive qui concerne des
rites ou des formalités , en un mot les œuvres cérémo-
nielles , non les œuvres morales ; interprétation parfaite-
ment gratuite , qui ne résulte pas du sens naturel des
passages, et qui répugne directement à la signification
évidente de quelques-uns. Suivant ce système, saint Paul
en parlant de la justification n'aurait oublié qu'une chose,
c'est de s'expliquer sur la morale. Suivant un autre sys-
tème, plus plausible mais moins répandu, et qui exclut
le précédent, saint Paul au contraire n'aurait voulu parler
que des œuvres morales naturelles, c'est-à-dire dénuées
de foi. C'est une vérité fondamentale, en effet, que ces
œuvres, que les vertus philosophiques comme on les
appelle , n'ont aucun mérite, et ne servent de rien pour
DES CONTROVERSES. 429
la justification. 11 est seulement étrange que saint Paul
ait toujours négligé d'avertir qu'il voulait parler ries
œuvres sans la foi, et que par l'oubli de cette restric-
tion il ait toujours laissé sa pensée dans une obscurité
douteuse. Cependant cette explication, qui rentre dans
l'esprit général du christianisme et des épîtres de saint
Paul , serait peut-être la meilleure , si les mots mêmes
du texte ne se refusaient souvent à la confirmer. Je dois
ajouter qu'elle est la moins accréditée.
En revanche, comme saint Jacques dit positivement
que l'homme est justifié />«/' les œuvres et non pas seule-
ment par la foi, les protestants sont obligés de soutenir
que le mot justifié n'est pas pris ici dans le sens chrétien;
que saint Jacques ne parle pas de la justification propre-
ment dite , savoir, de l'application du bienfait de la ré-
demption au salut de l'homme, mais de je ne sais quelle
justification devant les honunes , et qu'il veut dire que
par ses bonnes œuvres le chrétien prouve au monde qu'il
est un des justes; en d'autres termes, que les bonnes
œuvres justifient la foi. Je laisse apprécier au lecteur la
solidité de cette distinction '.
Telle qu'elle est, elle peut du moins conduire à une
observation qui préviendra toute imputation injurieuse à
l'une ou à l'autre secte : c'est que , pour la pi'atique, la
controverse est de peu d'importance. En effet , les catho-
liques n'ont garde de nier que les bonnes œuvres dé-
pourvues de foi conservent une imperfection qui ne leur '
laisse aucun droit aux récompenses éternelles, et les
protestants accordent avec non moins d'empressement
* Bergier, Dict. de Théoloyk , article OEcvres; Ahréijé des contro-
cerses, par Charles Drelincourt, articleL; Le Serpent d'airain^ p. 50.
i30 PASSÉ ET PRÉSENT.
que les œuvres sont un accompagnement nécessaire de la
foi , et qu'elle manque là où les œuvres manquent pour
l'attester. De là naît encore une sorte de conciliation
qui séduit fort les âmes bienveillantes , et qui les tran-
quillise sur la gravité de ces débats : c'est que les bonnes
œuvres sans la foi ne peuvent être de véritables bonnes
œuvres, et que la foi sans les œuvres, étant une foi
morte, n'est pas la véritable foi ; en d'autres ternies, que,
la foi étant nécessaire aux œuvres et les œuvres à la foi,
il est vain de rechercher, de la foi ou des œuvres , quelle
chose mérite ou obtient la justification , puisqu'il n'y a
pas de justification sans foi ni œuvres; et, moyennant
cela, l'esprit se repose sur cette conclusion si usitée et si
commode qu'il n'y a là qu'une dispute de mots.
Au fait, à le prendre ainsi, les bonnes œuvres se-
raient, dans les deux systèmes, nécessaires au salut, di-
rectement selon les catholiques, puisqu'elles sont avec
la foi une des conditions de la justification ; indirecte-
ment selon les protestants, puisqu'elles sont une des
conditions de la foi , condition unique du salut : ^ oilà en
effet pour la morale toute la différence.
Mais , pour le dogme , cette différence est loin d'être
purement verbale : elle donne naissance à des consé-
quences as^ez diverses. Ainsi, par exemple, la doctrine
catholique, qui semble dans cette occasion accorder
moins à la foi que la doctrine opposée, exige cependant
du fidèle, pour obtenir le salut, une foi plus étendue,
plus compliquée, plus difficile enfin que celle du calvi-
niste le plus strict. En effet, par la foi que l'église ro-
maine impose, il faut entendre non-seulement la foi au
mérite de la rédemption , mais encore la foi à tout le
DES CONTROVERSES. 431
reste de la religion , en un mot la foi à tous les articles
de foi. Les protestants, au contraire, par suite de cette
supériorité qu'ils reconnaissent à la foi sur les œuvres,
admettent, en général, que la condition de la justifica-
tion est uniquement de croire d'une foi spéciale au salut
par la rédemption : c'est , à proprement parler, la foi à
la justification par la foi , ce qu'ils appellent , d'après
saint Paul, la foi an sang de Jesus-Christ, ou, pour
abréger, lajoi en Jésus-Christ. De telle sorte qu'à la ri-
gueur on pourrait rejeter tous les dogmes de la religion,
hors celui-là; professer une opinion arbitraire sur la tri-
nité, sur l'eucharistie, sur l'église, et conserver encore
la foi qui sauve ; et c'est par là qu'il reste pour le protes-
tant orthodoxe une large carrière ouverte à l'esprit
d'examen et à la hberté de penser. De telle sorte encore
( et je ne sache pas que cette conséquence ait été jamais
relevée) que, si la seule foi qui sauve est la foi à la jus-
tification par la foi., ceux qui croient autre chose ne sont
pas sauvés, et il faut leur appliquer à la lettre le mot
de saint Paul, qu'ils sont pour cette raison àcchus de la
grâce de Jésus-Christ. D'où il suivrait que la communion
catholique , qui n'a pas ladite foi , qui en a une autre ,
perdrait ses droits au salut, c'est-à-dire que, si les pro-
testants se piquent de conséquence , ils peuvent rendre à
leurs adversaires damnation pour damnation, et que,
s'ils ne vouent pas les catholiques à la réprobation éter-
nelle , c'est une concession qui doit inspirer à ceux-ci
plus de reconnaissance que de sécurité.
Quoi qu'il en soit , on voit de reste que la doctrine
protestante sur la justification a quelque chose d'exclusif
et d'outré qui choque la raison commune , et même un
432 PASSÉ ET PRÉSENT.
instinct de justice qu'il serait difficile de faire passer
pour une illusion. Cet article de leur croyance doit , eu
conséquence, avoir été un des premiers qui, dans l'at-
tiédissement général de la foi , aient ressenti les effets de
l'esprit de doute et d'indifférence. Il a cessé d'être suivi
à la lettre, il n'a plus été professé que des lèvres; dans
quelques églises il n'a plus même été professé du tout :
il est resté enseveli et oublié dans les confessions de foi;
et , parmi les protestants dont l'éducation religieuse s'est
faite il y a ti-ente ou quarante ans, un bon nombre n'en
a jamais entendu parler. INIais les raisons qui ont affaibli
l'empire de cette croyance doivent la relever aujourd'hui.
Lorsque l'esprit dogmatique s'est réveillé, c'est une de
celles qu'il s'est hâté de tirer de l'oubli : elle est en effet
une des premières en date dans l'histoire de la réforme.
Elle est peut-être la clef de la voûte de tout l'édifice
évangélique; du moins elle tient à la théorie la plus con-
séquente et la plus absolue du grand mystère de la ré-
demption , sans lequel il n'y a pas de christianisme.
Aussi l'expression de cette croyance revient -elle sans
cesse dans la bouche des sectateurs de la nouvelle ré-
forme : dans leurs écrits , dans leurs sermons , dans leurs
entretiens , ils ont fait honte aux fidèles de l'avoir ou-
bliée, aux pasteurs de l'avoir énervée; ils l'ont prise
pour le signe caractéristique de leur communion, et
c'est par la que fraternisent des sectes nouvelles divisées
sur d'autres points. Ce retour a manifesté un fait assez
singulier, c'est que les indifférents, les croyants tièdes
ou raisonneurs, s'étaient laissés aller, sur le plus impor-
tant des dogmes, à une ci'oyance plus rapprochée de la
croyance catholique, en ce point moins outrée et plus
DES CUNTKUVEKSES. 433
naturelle que la foi de la réforme. Cela est si vrai qu'à
Genève il n'est pas rare de rencontrer des protestants
modérés et paisibles qui, lorsqu'on leur représente la
justification par la foi seule comme la doctrine protes-
tante, répondent froidement que ce sont les calvinistes
qui croient cela. Ainsi, dans la ville de Calvin, le nom
de calviniste serait devenu un nom de secte. Ceux que le
peuple y appelle dérisoirement les momiers ne témoignent
pas en effet d'autre prétention que celle de ramener la
foi protestante à son institution primitive'.
A Genève, cependant, le dissentiment n'a pas eu de
suites éclatantes. Il y a bien eu quelque controverse,
mais plutôt, je crois, sur la liberté de prédication que
sur le dogme même. Ce qui martfue le dissentiment,
c'est surtout la vivacité et la persévérance des nouveaux
prédicateurs à insister spécialement sur les dogmes diffi-
ciles et contestés , comme celui de la justification , oppo-
sées au prudent silence des autres pasteurs sur ces ques-
tions, au soin attentif qu'ils prennent de les éviter, enfin
à la réserve, à la froideur avec lesquelles ils les abar-
dent, lorsque les exemples ou les sommations de leurs
rivaux leur en imposent la nécessité. Les uns, âgés ou
timides, veulent le repos avant tout, et ne s'inquiéte-
raient pas de l'obtenir de l'indifférence, d'après la maxime
peu philosophique et peu chrétienne de Voltaire , que la
paix est (Clin prix attssi grand que la vérité ; les autres,
forcés de reconnaître la tradition de la réforme dans les
prétendues nouveautés des méthodistes, espèrent les
désarmer par un redoublement de zèle, rendent leurs
^ Thomas Clialmers , The Christian and civir eronomy of large
toirns , t. 1 , ch. V.
I. 37
434 PASSÉ ET PRÉSENT.
études et leurs prédications plus dogmatiques, parlent
de Jésus-Christ enfin plus que "ne le faisaient leurs pré-
décesseurs, et comptent obtenir à ce prix la tranquillité
et l'union. Dans le parti opposé, quelques-uns ont rompu
avec le corps des pasteurs , et ont élevé autel contre au-
tel ; d'autres, sans se séparer de l'église établie, ont borné
leur ambition à la ranimer, à l'exciter du moins par
l'exemple et la parole , et ne se signalent que par une foi
plus sévère et plus fervente.
Revenons au fond de la question : nous ne la quitte-
rons pas sans la traduire en termes généraux , afin de
prouver ce que nous avons dit, en commençant, de l'im-
portance philosophique et de la valeur cachée des ques-
tions théologiques.
Il est évident que toute la doctrine protestante du sa-
lut est fondée sur le fait de l'imperfection morale de l'hu-
manité. Cette imperfection, qui semble à d'autres une
limitation ou une perturbation, apparaît au calviniste
comme une corruption essentielle ou devenue essentielle,
qui ôte aux hommes toute possibilité de mérite devant
la justice éternelle, tout moyen d'être agréable à Dieu,
toute chance de pardon ou d'atténuation de peine , en un
mot tout espoir de salut (car ces expressions bien enten-
dues diffèrent peu) , à moins qu'un remède miraculeux,
qu'une expiation gratuite, indépendante de tout mérite
humain, n'intervienne de la part de Dieu même : c'est
en effet, selon les protestants, toute la théorie de la ré-
demption.
Reconnaissons, au reste, qu'il n'est pas facile de l'ex-
pliquer autrement : car les catholiques, qui ont eu plus
d'éjiard aux idées communes de mérite moral , obligés
DES CONTROVERSES. 435
cependant de soutenir la gratuité de la rédemption cé-
leste , ont admis qu'une certaine grâce divine , don pu-
rement gratuit, était nécessaire pour qu'une bonne action
naturelle eût une réelle bonté, et que cette grâce était
donnée à tous ; puis, tout en reconnaissant que les bonnes
œuvres naturelles ne sont point mauvaises , que les
bonnes œuvres accomplies en état de grâce sont bonnes
au point d'avoir un certain mérite, ils se gardent de pré-
tendre que soit la rédemption , soit la justification , soit
le salut, puissent être regardés comme des choses dues :
Dieu , disent-ils , en récompensant la foi et les vertus ,
couronne ses propres dons, et sa justice n'est au fond
que sa bonté.
L'une et l'autre doctrines admettent donc , avec des
nuances différentes, que la nature humaine, livrée à
elle-même, n'a aucun mérite; et comme cependant elle
leur parait digne de châtiment, c'est admettre qu'elle
est radicalement mauvaise , ou tout au moins que le mal
y étouffe le bien. D'où il suivrait que, hors du règne du
Christ , hors de la rédemption , et sans ce coup d'état de
la clémence divine, le mal domine dans l'ordre moral de»
la création. On prévoit la portée d'une telle doctrine :
on devine, par exemple, quelles en seraient les consé-
quences si l'on avait le courage de l'appliquer au gou-
vernement civil de l'humanité. Quant au fond de la
doctrine, je n'ai rien à en dire ici. Seulement, si l'on
entendait, eu la soutenant, que ce monde est l'empire
du mal , je dirais que son existence et sa durée élèvent
seules contre cette idée une insurmontable objection ; et ,
si l'on prétendait convertir la fragilité du cœur de l'homme
en une perversité essentielle ou dominante qui détruisît
i36
PASSÉ ET PRÉSIïN r
la bouté des actions honnêtes et le mérite des vertus , je
dirais que la conscience du genre humain se soulève
contre cette idée.
C'est une chose étrange que ce penchant de certaines
écoles à donner aux dogmes un sens hyperbolique et
absolu qui les transforme en idées contraires à tous les
sentiments pratiques, à toutes les opinions communes, à
l'esprit de toutes les règles sociales. Il n'est personne,
parmi ceux qui admettent la théorie calviniste ou jansé-
niste de la justification, qui, dans la conduite de la vie,
ne fasse une différence immense entre le bien et le mal,
en dehors même de toute croyance chrétienne, qui n'é-
prouve et ne professe l'estime et le respect pour les hon-
nêtes gens de tous les temps, de tous les pays, de toutes
les sectes ; et cependant ils mettent , dans la théorie , au
premier rang des vérités saintes une croyance qui place-
rait sur la même ligne devant Dieu le vice et la vertu, et
qui réduirait au néant toutes les distinctions morales
sur lesquelles reposent en ce monde l'honneur, la justice
et la loi.
TABLE
DU PREMIER VOLUME.
Préface I
De la Jeunesse 47
Sur la Situation du Gouvernement 65
De la Bonne Foi dans les opinions 81
La Révolution française 92
Werther, René , Jacopo Ortis 117
Révolution du théâtre 127
Du Choix d'une opinion 157
De la Politique extérieure qui convient à la France 1 68
De l'Industrie et de la Liberté 190
La nouvelle Année, ou 1824 204
Du Théâtre de Shakspeare dans ses rapports avec la société an-
glaise 211
De l'état de la Poésie française 219
Du Cromwell de M. Victor Hugo 249
De l'Histoire de la Poésie française 281
De la Poésie anglaise et de la Poésie allemande 320
Des Mœurs du temps 331
M. de La Mennais vers la,tiff^tî|'i^estauration 365
Des Controverses au sein rlu pn>tèst«i>.tisme 402