PAUL HUET
ECRITS D'AMATEURS ET D'ARTISTES
DÉJÀ PARUS :
Charles Perrault. Mémoire de ma vie. — Claude Perrault. Voyage à
Bordeaux (1669). Publiés par Paul Bonnefon. i vol. illustré de 16 pi.
hors texte.
Reynolds. Discours sur la Peinture. Lettres au flâneur. Voyages pittores-
ques. Traduits et annotés par Louis Dimier. i vol. illustré de 16 pi. hors
texte.
Caylus. Vie d'Artistes du XVIII^ siècle. Discours sur la Peinture et la
sculpture. Publiés par André Fontaine, i vol. illustré de 16 planches
hors texte.
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PARIS
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ECRITS D'AMATEURS ET D'ARTISTES
PAUL HUET
(1803-1869)
d'après
SES NOTES, SA CORRESPONDANCE
SES CONTEMPORAINS
DOCUMENTS RECUEILLIS
ET PRÉCÉDÉS DUNE NOTICE BIOGRAPHIQUE PAR SON FILS
RENÉ PAUL HUET
PREFACE
DE
GEORGES LAFENESTRE
Membre de l'Institut.
Ouvrage illustré do 16 Planches hors texte
et d'un Portrait en héliogravure
PARIS
LIBRAIRIE RENOUARD, H. LAURENS, EDITEUR
6, RUE DE TOURNON, 6
[911
Mû
553
PREFACE
Aucune joie plus saine et plus consolante que
celle d'éprouver, devant l'œuvre et la vie d'un
artiste, cette heureuse émotion de Pascal lisant un
ouvrage de style naturel et de pouvoir s'écrier
aussi : « On s'attendait de ne voir qu'un peintre et
l'on trouve un homme ! » Pour Paul Huet, à vrai
dire, pour le rénovateur, modeste et hardi, de l'art
du paysage en France, le compagnon d'armes, à
lavant-garde romantique, d'Eugène Delacroix et
Victor Hugo, l'annonciateur et le préparateur de
Jules Dupré, Théodore Rousseau, Millet, ce n'est
point une surprise. L'énorme dossier de notes,
pensées, correspondances, citations, publié aujour-
d'hui par son fils, ne fait que justifier, par un amas
de preuves concluantes, la profonde estime et la
chaude admiration que lui témoignèrent, de son
vivant, ses contemporains et ses confrères. C'est
bien là, en effet, une de ces belles personnalités,
nobles de cœur, nobles d'esprit, qui resteront l'hon-
neur de la grande génération dont l'activité féconde,
depuis i8i5, sous la Restauration, la monarchie de
Juillet, la seconde République, a renouvelé en
France, avec la littérature et l'art, toutes les
sciences historiques et sociales. Au temps de notre
jeunesse, au quartier latin, vers 1860, une auréole
de vénération entourait déjà l'artiste vieillissant, et,
lorsqu'à la tombée du jour, dans les grandes allées
du Luxembourg s'étendant alors jusqu'à l'Obser-
Il PRÉFACE
vatoire, avec Sully-Prudhoinme et J.-M. de Heredia,
nous étions émus d'y croiser quelqu'un des combat-
tants de la grande bataille, c'est avec un respect
attendri que nous regardions ce petit homme, au
visage inquiet, aux yeux vifs et mobiles, cheminer,
tantôt seul, lent et grave, tantôt plus alerte et vif,
en compagnie de Michelet, Eugène Pelletan, ou
d'autres survivants du romantisme libéral, plus
résistants et mieux assurés que lui dans leurs espé-
rances ou leurs illusions.
Paul Huet est mort en 1869, un peu démodé
auprès du grand public et des collectionneurs mer-
cantiles, sinon auprès des artistes et vrais amateurs.
Il était plus attristé lui-même que de raison par
cette indifférence, presque fatale, d'héritiers ingrats
qui fait souvent, à leur déclin, expier aux pré-
curseurs la sincérité désintéressée de leurs initia-
tives juvéniles. Depuis cette époque, la piété filiale
de M. René Paul Huet, infatigable et patiente, n'a
cessé, avec une opiniâtreté touchante, de protester
contre un injuste oubli. En toute occasion, par des
prêts aux Expositions rétrospectives, par des dons
aux Musées, par des documents fournis aux
biographes et aux critiques, il a fait des appels, dis-
crets mais convaincus, à tous les yeux clairvoyants
de moins en moins éblouis et dupés par les mes-
quineries, sèchement pédantesques, et les ingénio-
sités, spirituellement glaciales, de l'école anecdo-
tique ou les exactitudes brutales, les trompe-l'œil
grossiers, les pochades prétentieuses des écoles
réalistes. 11 a montré son père, en ses derniers
jours comme à ses débuts, résolument sincère et
personnel dans ses études attentives devant la
nature, et dans leurs interprétations poétiques à
l'atelier, toujours aussi ému, à soixante ans comme
PRÉFACE iH
à dix-lmit, par les inquiétudes du ciel, les boule-
versements du sol, les mouvements des arbres. En
ce moment, M. René Paul Huet prête son concours
actif à l'organisation d'une Exposition générale
de l'œuvre paternelle à l'Ecole des Beaux-Arts.
L'ensemble de ces travaux, peintures, aquarelles,
dessins, eaux-fortes, lithographies, prouvera, nous
n'en doutons point, quelle activité fut celle de ce
travailleur opiniâtre, malgré les agitations de sa
vie, sans cesse tourmentée par la gêne, les maladies,
les infirmités, les soucis de famille, les curiosités
intellectuelles, les désillusions patriotiques. En
attendant que nous puissions, de nouveau, admirer
l'artiste, nous pouvons déjà, grâce à l'ouvrage pré-
sent, admirer en lui l'homme pour son intelligence,
sa culture, ses sentiments, ses convictions, l'époux,
le père, l'ami, le citoyen pour leurs vertus.
L'ouvrage est divisé en quatre parties : i" La
Biographie, d'après quelques notes de l'artiste,
auxquelles M. René Paul Huet a joint ses propres
souvenirs et de nombreuses anecdotes, parfois
inédites, dues à des traditions orales ou des récits
contemporains ; 2° des réflexions, observations,
notes écrites par Paul Huet sur les principes et la
technique de son art, sur V Art en général, la Pein-
ture de Paysage, le Paysage décoratif; 3° la Corres-
pondance, lettres envoyées ou reçues, depuis 1828
jusqu'en 1869, rangées par ordre chronologique;
4° les Jugements contemporains, recueil des ar-
ticles, éloges ou critiques, extraits des revues,
journaux et livres, publiés au sujet de l'artiste et de
ses œuvres durant sa vie et depuis sa mort.
C'est donc, on le voit, un des dossiers les plus
sérieux qu'ait jamais pu réunir une patiente recon-
naissance sur la longue et laborieuse carrière
PRÉFACE
d'un grand artiste. Les quatre séries de documents
s'éclairent, d'ailleurs, les unes les autres ; il faut
les lire dans leur ensemble pour bien suivre et com-
prendre les évolutions et fluctuations de cet esprit
et de ce cœur trop ouverts, pour leur repos, à toutes
les impressions. Chez Paul Huet, comme chez
nombre de ses contemporains, la qualité foncière est
une extraordinaire sensibilité, physique et morale,
d'une telle acuité et intensité qu'elle l'expose à
de brusques alternatives d'exaltation et de dépres-
sion, d'enthousiasme et de désillusion, de foi et de
désespoir. C'est un homme complet, qui, toute sa
vie, voudra rester complet.
Ainsi qu'Eugène Delacroix, son ami spontané de
la première heure, et la plupart des artistes du
même groupe, ce peintre, si passionné pour son art,
ne l'est guère moins pour la poésie, la littérature,
l'histoire, la musique, dans lesquelles il trouve des
excitations et des inspirations Moins qu'eux cepen-
dant, il peut se résoudre à sacrifier, soit par l'effort
d'une volonté stoïque, soit par l'égoïsme d'une
vocation étroite, d'une intelligence limitée ou
d'une suffisance vaniteuse, les joies délicates et les
devoirs austères de la vie familiale et de la société.
Son enthousiasme, natif et réfléchi, désintéressé el
profond pour les beautés de la nature, et pour l'art
qui les peut exprimer, ne se dément pas un seu
jour, non plus que son obstination édifiante à les
représenter telles qu'il les a, l'un des premiers
vues, senties et comprises. Néanmoins, malgré h
domination impérieuse et constante de cette pas
sion, il n'en conserve pas moins le respect et h
pratique des vieilles et simples vertus françaises
C'est un époux d'une tendresse exquise, un père
d'une aff"ection éclairée, un ami loyal, sûr, fidèle, ui
PREFACE V
penseur libre et tolérant. 11 a des convictions poli-
tiques, celles de son groupe, des convictions libé-
rales et républicaines. Il ne les cache jamais non
plus qu'il ne s'en vante et n'en tire profit, mais il
est toujours prêt à les défendre. 11 fait, avec
Alexandre Dumas, le coup de fusil aux journées de
Juillet, il le fait encore, en juin 184B, contre l'insur-
rection démagogique ; il risque d'être fusillé au
2 décembre i85i. Une fois rentré dans la vie ordi-
naire, il ne veut plus être qu'un artiste ; pourvu qu'on
respecte sa pensée, il respecte celle des autres. Il
conservera toujours, pour la famille d'Orléans où il
avait été bien accueilli, une respectueuse reconnais-
sance qui la suivra dans son exil. S'il résiste, sous le
second Empire, à toutes les tentations de courtisa-
neries où il perdrait sa dignité, il se refuse aussi à
toute attitude théâtrale, à tout bruyant scandale qui
ne lui semblerait pas moins la compromettre. Ce
fut assurément, pour lui, une amère douleur de se
trouver, alors, souvent sacrifié, méconnu, jusqu'au
point d'avoir été peut-être, et de s'être cru, en tout
cas, systématiquement écarté et persécuté. Il en
souffrit beaucoup, ses plaintes répétées à ses amis
n'en donnent que trop de preuves. Cependant
il n'en continua pas moins, dans son atelier soli-
taire, à poursuivre son œuvre, avec la même con-
viction, le même désintéressement qu'il l'avait com-
mencée quarante ans auparavant.
Cette figure de Paul Huet, originale et complexe,
parfois si souriante et parfois si douloureuse, tou-
jours sympathique à travers ses misères, n'est pas la
seule, d'ailleurs, qui jaillisse, vivante et précise, de
cette masse de documents recueillis en son honneur.
Beaucoup d'autres personnalités, les unes célèbres,
les autres ignorées, du même temps et du même
Ti l'RÉFACE
groupe, artistes, hommes de lettres, amateurs,
hommes politiques, parents et amis, s'en dégagent,
éclairées par elles-mêmes ou par leur correspondant.
C'est un excellent chapitre d'histoii'e de la société
intellectuelle et bourgeoise au temps du Roman-
tisme, grandissant, triomphant, vieillissant, jus-
qu'aux catastrophes de 1870 que la perspicacité du
vieil artiste, dans ses méditations attristées, n'avait
que trop justement pressenties et annoncées. Aucune
lecture, en y joignant celles des Lettres et Journal
d'Eugène Delacroix, ne saurait mieux préparer les
visiteurs de l'Exposition prochaine, à comprendre
ce que furent et voulurent ces premiers apôtres de
la révolution féconde, qui, sous l'étiquette collective
et arbitraire de Romantisme, loin de rompre, en
réalité, avec les grandes traditions antiques et
françaises, les ont au contraire, ravivées, avec une
hardiesse et une grandeur chaleureuses et fécondes.
Paul Huet, comme Delacroix, se rattache, dans la
peinture, aux vrais maîtres de l'imagination, du
style et de la technique, aux vieux italiens, Uamands,
hollandais, français, à Titien, Rubens, Rembrandt,
le Lorrain, Poussin, Watteau. A la même heure,
leurs amis poètes, romanciers, historiens en fai-
saient autant : Chateaubriand, Vigny, Victor Hugo,
Augustin Thierry, Michelet, cent autres remontaient
même jusqu'au Moyen Age, à travers la Renaissance
et le xvn" siècle, pour retrouver et ressaisir dans
l'imagination abondante de nos ancêtres et dans
leur langage franc et vif, souple, riche et coloré,
la complexité heureuse des traditions nationales.
Georges Lafenestre.
A MA FILLE
CLAIRE PAUL HUET
Paul Hiicl n'ctait pas seulement un pinceau
et un talent, c'était une intelligence. Et ceux
qui l'ont connu de près ajouteront : « C'était
un cœur droit, orné des plus douces vertus. »
Sainte-Beuve, Portraits contemporains.
Il était né triste, fin, délicat, fait pour les
nuances fuyantes , les pluies par moments
soleillées...
Celait plus qu'un pinceau, c'était une âme,
un charmant esprit, un cœur tendre...
J. MicHELET, Le Temps. 12 janvier 1869.
AVANT-PROPOS
J'entreprends une œuvre qui serait téméraire si je devais assumer un
râle de critique. Mon intention est de m'cffacer complètement, de borner
ce travail à une simple compilation.
Entre Sainte-Beuve au début et Mic/ielet à la fin, une longue suite d'ar-
ticles offre des notes infiniment variées, mais concourant toutes au même
résultat. Quelles que soient les opinions de ceux qui ont porté un juge-
ment sur Paul Huet, en art comme en politique, à quelque parti, à quelque
nuance qu'ils appartiennent, ils s'accordent tous pour rendre un même
hommage à la foi ardente de l'artiste, à ses convictions profondes, à son
originalité, à la dignité du caractère, à la distinction de l'esprit, à la
simplicité, à la bonté de l'homme.
Dès les premiers Salons, Gustave Planche lui consacre de longs pas-
sages, véritables croisades contre la vieille routine expirante. Plus tard,
Théophile Gautier, le maître romantique, se trouvera d'accord avec
Charles Clément, le champion de l'école classique et académique, qui,
tout en se déclarant nettement partisan d'une autre direction, n'en rend
pas moins justice à Paul Huet d'une façon éclatante. Chez les deux, la
sympathie est la même.
Thoré, Ale.tandre Dumas, Ernest Chesneau, Philippe Burty, Ernest
Legouvé, Paul Mantz, Pierre Pétroz, Léon Gauchez, Emile Michel, etc.,
etc., pour ne citer que les morts, ont tour à tour apporté leur témoignage.
L'hostilité acitarnée de Delécluze n'est elle pas la plus haute confirma-
a AVANT-PROPOS
tion du rôle prépondérant qu il a joué dès le premier moment ; ce n'est
certes pas la note la moins intéressante.
A mon grand regret, Je ne pourrai citer que quelques passages ; mais
Je renverrai aux te.rtes les esprits plus curieux.
J'ai pris comme épigraphes deux lignes empruntées : l'une à un article
de Sainte-Beuve qu il a lui-même réimprimé dans ses portraits contempo-
rains, l'autre à une lettre de Michelet publiée dans le Temps du 12 Jan-
vier 1869, lettre qui sera reproduite à la fin de ce volume.
Michelet consacrant une page à un artiste .' ÎV'est-ce pas un devoir de
recueillir pieusement cette feuille perdue dans un article de Journal ?
En laissant parler la critique contemporaine, mon admiration pour
mon père, ma profonde affection n'auront à s'imposer aucune réserve. Je
trouverai, ciselé souvent dans une langue merveilleuse, ce que mon cœur
m'eût dicté. Je n'aurai pas à peser, à ménager mes expressions.
Il faut être Dumas fils pour parler de son père comme il le fait dans
ses ravissantes préfaces, tout le monde n'est pas à même de Jouir d'un
semblable privilège. Toutes ces notes réunies éclairent du Jour le plus franc
la figure que J'entreprends de faire revivre, mais avant tout c'est à lui-
même que Je veux laisser, et que Je laisserai la parole.
René-Paul Huet.
Qu'il me soit permis, avant de fermer ce livre, d'adresser un mot de
souvenir et de regrets à ma pauvre sœur M"' Edmée David d'Angers,
si éprouvée durant sa vie, — si soudainement enlevée.
En écrivant ces pages, j'ai retrouvé avec bonheur, dans un passé
lointain, l'intimité de notre enfance, de notre jeunesse, au foyer si
heureux que nous avait fait mon père. Ce n'est pas sans une véritable
émotion que j'avais pu lire à ma sœur quelques fragments, cette lecture
l'avait intéressée, elle restait impatiente et curieuse de la publication du
volume : hélas ! il vient trop tard ! La mort est venue lui ravir cette
dernière joie.
R.-p. n.
PAUL HUET
1803-1869
BIOGRAPHIE
I
Paul fîuet écrivait à Th. Silvestre qui lui avait
demandé des notes pour faire sa biographie :
« M. En cherchant avec vous à retrouver mes premières
impressions, mes difficiles tentatives, et les luttes de mon temps,
j'espère, mieux que par tout autre moyen, vous mettre dans la
confidence de ma vie d'artiste.
Il ne m'appartient pas de juger mes confrères, encore moins
mes rivaux, devant vous surtout, monsieur, qui vous occupez
d'eux. J'ai eu pour beaucoup d'entre eux, dont la peinture allait
h mon cœur, une grande sympathie ; j'éprouvais, pour tout talent
répondant à mes fibres, comme une attraction fraternelle; mon
respect et mon amour pour les grands génies de l'art m'ont tou-
jours fait rêver que j'étais un peu leur parent, parent déshérité
peut-être mais non détaché. Cette disposition a dû, vous le pensez,
m'apporter de grandes déceptions, mais j'avoue n'avoir pu m'en
corriger : un noble essai me touche toujours; j'ai le bonheur de
vouloir trouver un grand cœur dans un beau talent, je n'ai pas
d'ailleurs toujours été trompé.
Je ne suis point né, comme vous le pensez peut-être, au milieu
des champs; j'ai passé presque toute mon enfance et ma jeunesse
dans la contemplation d'une cour fort triste, mais je ne puis
cependant oublier que, manière malade, on me mit tout enfant,
pour me fortifier, dans une petite pension des environs de Paris.
J'ai peu de mémoire, excepté celle des yeux, et je dessinerais
encore aujourd'hui les lieux de nos promenades qui ont fait
impression sur moi.
4 PAUL HUEÏ
Je restai peu à Choisy-le-Roi, c'était le lieu de ma pension,
mon père, homme généreux, dont parlent encore avec respect
les personnes qui l'ont connu, fit de grands cd'orts pour me
donner une éducation complète; il me mit dans un pensionnai
qui suivait les cours du collège Napoléon ou Henri IV et ensuite
externe au collège Bourbon. Je n'ai pas terminé tout à fait mes
études classiques, il y eut de ma faute et de la faute de la fortune.
La littérature de collège me semblait bien ingrate, et cependant,
dès cette époque, je lisais avec avidité tout ouvrage d'imagination.
Sans sortir des ouvrages classiques, j'apprenais mieux tout ce
qui n'était pas dans le programme.
Le spectacle de mon père, luttant avec toute la noblesse d'un
grand cœur et l'impuissance d'un honnête homme contre les injus-
tices du sort, a contribué h développer chez moi un mélange
d'ironie sceptique et moqueuse, que j'ai gardé longtemps uni à
une tendresse nerveuse. J'ai eu tout enfant des passions d'amitié
ardentes et de funestes découragements.
Je n'avais lu ni Rousseau, ni Byron ; je n'avais pas encore tra-
versé les rudes épreuves que j'ai eu à soutenir.
Lorsque ma mère mourut, j'avais sept ans à peu près ; à cet
âge on ne sent pas encore, comme plus tard, toute l'importance
d une telle perte.
Mon père, bien qu'en dehors de toute idée d'art, avait ce sen-
timent élevé qui le fait respecter, il aimait d'ailleurs les lettres
et aurait voulu me destiner à l'instruction ; essentiellement bon,
il céda à mes instances et aux observations de son gendre,
libraire, qui lui promettait de me tailler un métier dans l'art et
de me faire faire des vignettes.
Je fus confié à un bon maître de dessin, comme on l'entend
des maîtres de dessin, qui me mitpendant dix-huit mois environ
au régime des têtes de Lemire ; la prudence et la modestie,
l'amabilité et la constance. Puis j'entrai chez Guérin, passable-
ment fort sur les hachures et muni contre les mauvaises doc-
trines qui perçaient à l'horizon. Je pénétrais dans ce sanctuaire,
vous le pensez, rempli d illusions, sage d'ignorance. Le senti-
ment chez moi, bien que plein de flammes, s'ignorait complète-
ment. J'allais me trouver en pleine école et obligé bientôt de ne
pas rester ou de suivre la routine.
Le Chassseiir de Géricault, \a Méduse soulevaient des flots d'in-
jures de l'école; n'ayant pour juger que mon ignorance, mon
maître vit mon enthousiasme et me prédit que je n'aurais jamais
le prix de Rome, que je ne serais qu'un petit Van-Loo. C'était,
monsieur, la plus terrible des injures.
Je ne devais pas en efl"et obtenir le prix de Rome tant désiré,
je devais même bientôt renoncer à concourir.
L'atelier de Guérin, dont je venais de payer l'entrée par une
si patiente épreuve, commençait à me sembler moins beau, vu
de près ; je n'y fus pas longtemps sans sentir un certain décou-
BIOGRAPHIE 5
ragement me gagner ; on nie parlait Antique et je voyais faire des
morceaux de bois. Je me battais un peu les flancs pour admirer
ces productions annuelles coulées au même creux, ces casques
grecs couverts de couronnes académiques ; je ne comprenais
rien à ce moule a boutons, tout cela me glaçait et ne me donnait
pas la moindre nuance du plaisir que m'avaient fait au collège
La garde meurt et ne se rend pas de Charlet, une vignette de
Prudhon, la Charrette des blessés de Géricault, qui depuis
quelque temps avaient fait invasion sur les boulevards. J'avais ►
le souvenir surtout d'un petit paysage de Rembrandt avec cet
exergue : Tacet sed lofjiulur, qui avait fait tant d'impression sur
moi dans mon enfance, et j'entendais proscrire Rembrandt! Je me
répétais cette phrase : Tu n'auras jamais le prix de Rome !
Je n'ai pas besoin de vous dire, monsieur, où cela me con-
duisit ; l'esprit d'examen et de liberté pénétrait, je voulus entrer
chez Gros, dont les ouvrages m'inspiraient confiance et une plus
grande admiration que ceux de mon maître Guérin.
Sans mes lectures poétiques et mon amour des champs, je ne
sais ce que je serais devenu ; les difficultés réelles de la vie
m'accablaient d'ailleurs et je me trouvais aux prises avec des
épreuves bien dures : la perte de mon père et la nécessité. J'avais
déjà cherché forcément à gagner ma vie en exécutant des dessins
pour les almanachs et en donnant des leçons à des élèves qui, ne
sachant rien, étaient presque aussi forts que leur maître. Je ne
sais quelle fièvre intérieure me soutint encore ; un professeur du
système de Gall m'avait prédit que je serais peintre. Mon premier
maître voulait m'enrôler dans une fabrique de papier peint, j'y
devais trouver lafortune, j'y renonçai fièrement et froissai involon-
tairement cet ami qui me voulait du bien.
Fréquentant les musées, chose peu encouragée alors, passionné
pour le paysage que j'entrevoyais lorsque je pouvais échapper à
la cour de douze pieds de la maison paternelle, transporté par la
lecture des poètes et des ouvrages d'imagination, par Walter
Scott qui paraissait et que le hasard fit tomber entre mes mains,
j'espérais rendre toutes ces scènes, tous ces grands spectacles,
et je me voyais tenu à suivre une filière pour obtenir à vingt-
neuf ans le prix de Rome à mon tour !
Vers cette époque, je commençais avec une grande naïveté mes
premières tentatives de paysage. Saint-Cloud, ce lieu enchanteur
dont on parle quand on est en Italie et dont j'ai connu tous les
buissons, dont j'ai pleuré tout arbre coupé comme un ami perdu,
m'offrait les plus beaux sujets d'étude. Reçu comme un enfant
de la maison dans une famille ' qui habitait l'île Séguin tous les
étés, c'est là que s'étaient développés mes rêves de paysagiste.
C'est en m'abandonnant à la pente de mon esprit, en cherchant
à rendre mes impressions par une étude constante et laborieuse,
' Lelièvre, soa camarade J'enfance, peintre de portraits.
6 PAUL HUET
que j'ai conquis la place modeste que j'occupe aujourd'hui.
Des circonstances fatales, une jeunesse pauvre et rudement
éprouvée m'ont, de bonne heure, retiré des ateliers; je n'ose
m'en plaindre, car je suis de plus en plus persuadé que les aca-
démies ne font pas un artiste et que, le plus souvent, c'est malgré
les académies que les artistes distingués se forment et s'élèvent.
Je n'ai pas eu le choix.
Il est plus facile de dire ce que l'on a rêvé que de parler de
ce qu'on a pu faire; la jeunesse est enthousiaste et, lavouerai-je,
11 me semblait, il me semble encore, malheureusement les heures
vont vile, qu'une grande place restait à prendre dans le paysage.
Porté vers ce genre par un entraînement de ma nature, je l'étu-
diais avec la naïveté et l'émotion de la jeunesse, en dehors de
tous les systèmes établis.
Apporter la vie au paysage, communiquer au spectateur la pas-
sion dont j'étais épris, lui taire partager les impressions dont la
nature m'a si souvent pénétré, était une belle et difficile ambi-
tion. Combien j'aurais voulu, l'imagination frappée par l'immen-
sité et la puissance de la nature, rendre ces grands spectacles
qu'elle déroule constamment devant nos yeux, exprimer les émo-
tions que nous font éprouver l'aspect de ses mystères, le charme
et la mélancolie de ses profondeurs.
Si l'art est l'expression d'une époque, peut-être plus qu'un
autre ai-je apporté le reflet de la poésie inquiète et rêveuse et
dramatique de mon temps.
A ce point de vue, je devais être doublement attaqué. En dehors
la vieille école, qui ne vivait que d'une certaine symétrie de lignes
conventionnelles, j'arrivais pénétré de ce que le caractèie est
plus dans la simplicité, dans l'accord de la ligne et delà couleur;
que la couleur elle-même est une ligne intérieure dans le pay-
sage, comme dans toute autre conception, et une des plus belles
ressources de l'art pour toucher et émouvoir.
Persuadé, d'un autre côté, que la combinaison et le caractère
ne peuvent être abandonnés, — à la condition de donner à chaque
chose le caractère qui lui est propre, en ne voyant pas l'Italie
partout par exemple, — j'ai toujours voulu qu'un tableau fût une
conception de l'esprit, ressortant il est vrai complètement de
la nature, mais une conception qui fut plus qu'un morceau ou
une étude.
Je devais, avec ces opinions, me trouver entre deux feux, et,
après l'école de l'Empire, avoir afTaire avec les purs naturalistes,
qui, tout en se rangeant derrière la nature, ne sont pas ceux qui
l'aiment et la servent le mieux.
L'entraînement de mes idées, mon éducation libre et vaga-
bonde, l'emportement de mon exécution, que je me reproche
sans cesse de retenir, devaient aussi m'empècher d'avoir cette
linesse de touche et ce charme du pinceau, qui pour beaucoup
et le gros public surtout, remplacent la vérité, l'invention et le
BIOGRAPinU: 7
reste. Aujourd'hui la prétention contraire est à l'ordre du jour,
mais au fond c'est une autre mode de touche et voilà tout. « Tous
les ans, me disait Delacroix, le public a besoin d'inventer un
grand homme dans ce genre pour l'opposer à la passion et à la
vérité qui l'épouvantent toujours. »
Le public s'imagine tenir le génie par l'oreille, lorsqu'il croit
comprendre la touche et les moyens d'exécution. Je déteste la
peinture d'habileté et de touche et la juge presque toujours une
marchandise frelatée ',
Une étude ne saurait être trop vraie, un tableau, une peinture
même ne peut toucher qu'à l'aide de la vérité, mais la vérité
est un moyen et n'existe pas seulement dans la réalité du mor-
ceau.
Une peinture est vraie par la couleur, le dessin, l'effet.
Prud'hon, dont l'opinion est de quelque poids, disait : « Saisissez
votre public et vous êtes vrai. »
L'art vit de combinaisons et de sacrifices; je crois que, dans
ces derniers temps, on a trop voulu faire d'une étude un tableau
et qu'on est arrivé à ne faire ni une étude, ni un tableau.
Je me mis à l'œuvre malgré les obstacles de tous genres
que la fortune m'opposait, obstacles dont d'autres ne peuvent
tenir compte tant ils sont communs à bien des artistes.
J'exposai aux salles Gaugain- des œuvres dont la nouveauté sans
doute fit le succès et qui devaient en effet paraître d'une grande
originalité aux idées françaises et surtout aux habitudes de
paysage; on les trouverait aujourd'hui, je suppose, Irèssimples^
L'exposition pour les Grecs fut aussi une des premières occasions
d'essai. Une grande aquarelle pour la Duchesse de Berry, aujour-
d'hui à la Duchesse d'Orléans ; — Une chaumière, gravée à l'eau-
forte.
Je fis des albums lithographies et les premières tentatives de
manière noire sur pierre, trois albums dont le dernier publié
en i83o seulement quoique fait bien avant.
Une maladie terrible faillit m'enlever et m'a laissé pour toute
la vie des traces ineffaçables. Je fus trois mois à la mort,
1 Constablc disail, page 3o4 de ses lettres : o Mes tableau.x ne seront jamais
populaires, car ils ne possèdent pas la paite. Mais je ne vois jamais la patte
dans la nature. » Et page 299 : « Comme la manière vient par degrés, qu'elle
est nourrie par le succès dans le monde, la flatterie, etc. ; tous les peintres
qui veulent être réellement grands devraient être perpétuellement sur leur
garde vis-à-vis d'elle. » {John Conslable, traduction Bazalgette, Floury,
éditeur.)
2 Chez Gaugain, Le Cavalier.
^ Delécluze, dans les Débats du 1" mai i83i, après avoir cnuméré
quelques-uns des représentants de la nouvelle école, disait : « En fait de
compositions bizarres et d'exécution dévergondée, ils n'ont rien laissé à
faire après eux. C'est au moins ce que semblent nous avoir démontré les
expositions successives qui ont eu lieu au profit des Grecs et à la galerie
Gaugain, dans l'intervalle de 1817 à i83i. »
8 PAUL iiuirr
Revenu h peu près à la santé, je me remis à l'ouvrage. Cette
période de i8a^ à i83i fut longue et.n'eut d'autre exposition que
les exposllions particulières. Je commençai à me faire connaître,
et, malgré toutes les dillicultés, il sortir d'embarras.
Gérard', a qui David' m'avait présenté, m'accueillit comme
il accueillait tous les talents nouveaux.
Je terminai, en sortant de maladie, un tableau inspiré de mes
beaux arbres de Saint-Cloud, intitulé Un Jour de fêle, qui fut
exposé en i83o au Luxembourg, exposition pour les blessés de
Juillet.
La Duchesse de Berry, à laquelle fut présenté mon Cavalier
dont le style était sauvage et empreint évidemment des lectures
poétiques du temps, le trouva trop sévère et choisit dans mes car-
tons le croquis le plus simple, une petite vue de la Seine i» Sèvres,
dont on pouvait faire un joli tableau et d'après lequel je fis, je le
crois bien, une chose médiocre; il me fallait la liberté et l'ins-
piration.
Reynolds' vint me voir lorsqu'il arriva à Paris et la connais-
sance de cet artiste, dont la conversation était si précieuse et
si instructive, est, avec l'amitié de Bonington, un des bons sou-
venirs de ma jeunesse.
II
Je crois pouvoir ajouter à cette lettre quelques détails
qui ne sont pas sans intérêt pour peindre le milieu où
Paul Huet est né, où il a été élevé, et relever les premières
empreintes qui ont souvent tant d'influence sur les sen-
timents, le caractère et la destinée d'un homme.
« L'âme aime la symétrie, mais elle aime aussi les
contrastes », a dit Montesquieu. Si l'on cherche l'origine
de la vocation de Paul Huet, le premier germe de sa
vision d'artiste, c'est sans doute dans le contraste violent
entre le milieu où s'est écoulée sa première enfance et
ses rêves de poète que l'on peut en trouver la cause pre-
mière; il est né rue des Boucheries' n° 212, au fond d'un
magasin de draperies et de toiles.
' Le baron François Gérard, peintre, 1770-1837.
' David d'Angers, statuaire, 1788-1856.
' Le graveur, peintre paysagiste, frère du portraitiste.
* La rue des Boucheries, réunie le S octobre 1844 i* 1^ rue de l'Ecole de
Médecine, et enlerée par le boulevard Saint-Germain, devait son nom aux
BIOGRAPHIE 9
On a vu quelle impression de tristesse lui avait laissée
cette cour de la rue des Boucheries. Il en sortait pour
aller externe au collège Bourbon, où un de ses oncles,
ancien abbé, était professeur; il traversait la Seine dont
les berges n'étaient pas encore endiguées par des quais ;
il voyait les nuages fuyant dans les vapeurs matinales à
l'aller, et les couchants dorés et flamboyants au retour ;
à peine sorti de la demeure paternelle, si sombre, son
œil était plus délicatement affecté par cette lumière
radieuse des ciels de Paris, si beaux sur les ponts; aussi
répétait-il souvent: « On va bien loin chercher des motifs,
ou n'en trouve pas de plus beaux que ceux que l'on peut
rencontrer à Paris ou aux environs : le parc de Saint-
Cloud est, en son genre, aussi grand de style que la cam-
pagne de Rome. » (On ne peut se douter aujourd'hui de
ce qu'étaient alors les ormes de Saint-Cloud, tous rem-
placés par des marronniers d'Inde!)
Presque toutes ses biographies donnent pour sa nais-
sance une date inexacte; il est né le lo vendémiaire
an XII, 3 octobre 1 8o3. Son père, Etienne-François-Nicolas-
Quentin Huet, marchand drapier, aA'ait eu une brillante
fortune ; sa mèreMaric-Rose-Élisabeth Marion était d'une
famille rouennaise fort riche. Au musée de Rouen, dans
la galerie des collections de faïences, on peut voir le :
« Tableau nominatif des grand'gardes de la corporation
des merciers drapiers de la ville de Rouen, provenant de
l'ancienne salle d'assemblée de cette corporation :
Nos tiniis palrix consociavit ainor. »
Le quinzième nom sur la liste est : « M. A''. T*^ Marion,
1766, » c'est Michel-Ange-Thomas Marion, le grand-père
maternel de Paul Huet, qui flgure comme témoin sur
son acte de naissance dont voici l'extrait :
boucheries de Saint-Germain-des-Prcs, entre le carrefour de l'Odéon, les rues
de l'Ancienne-Comédie, de Montfaucon et de Buci. — Voir Félix et Louis
Lazare. Dictionnaire administratif des rues et monuments de Paris. 2° éd.,
Paris, i855, p. 534.
PAUL IIUET
lo" Arroniiissement de Paris, an XII.
Acte de naissance du dix vendémiaire an douze de la République fran-
çaise, à midi. Cejourd'liui, à quatre heures du matiu, est ne', rue des Bou-
cheries, n" 2 12, D"" de 1 unité, Paul, du sexe masculin, fils de Etienne-Fran-
çois-Nicolas-Qucntin Huet, propriétaire, et de Marie-Rose-Elisabeth Marion,
son épouse, mariés à Kouen, déparlement de la Seine-Inférieure, le vingt-
sept novembre mil sept cent quatre-vingt ; constaté par moi, Urbain-Firmin
Piault, adjoint au maire du dixième arrondissement de Paris, faisant les
fonctions d'officier public de l'Etat civil. Sur la déclaration du dit Etienne-
François-Nicolas-Quentin Huet, père de l'enfant, et en présence de Michel-
Ange-Thomas Marion, demeurant â Rouen et présent à Paris rue et numéro
susdits, propriétaire, âgé de soixante-neuf ans, et de Michel-Ange-Charles
Marion, demeurant à Paris, rue du Bacq, n" 469, propriétaire, âgé de qua-
rante ans, le déclarant et les témoins ont signé avec moi après lecture à eux
faite du dit acte ; signé au registre : Marion, M. A. Marion, Huet et Piault,
officier public. Délivré par nous, greflier assermenté du tribunal de première
instance du département de la Seine, comme dépositaire des registres,
secondes minutes. Au greffe, séant au Palais de justice, à Paris, ce 32 sep-
tembre 1820. Signé : illisible.
Paul arrivait cinquième dans la famille, vingt ans après
ses frères. La Révolution avait, comme une tempête,
emporté, bouleversé tout, il ne restait que des ruines. Les
relations de famille, dans ce milieu si uni, si patriarcal,
jouèrent un grand rôle dans sa vie, il est peut-être bon
d'entrer dans quelques détails.
Son père avait vu réquisitionner ses marchandises pour
la fourniture des armées de la République ; en échange
de ses draperies il recevait des assignats à cours forcé.
On lui offrit plusieurs fois de liquider cette situation en
les reprenant en échange de biens nationaux; au lieu de
la ruine c'eût été la fortune, mais il répugnait à sa droi-
ture de prendre le bien des absents, des proscrits ; il
refusa, et ces assignats, empilés dans des caisses, Paul
Huet enfant les vit brûler pour allumer le feu; de même
qu'aux jours de la ruine complète, il aida à briser l'ar-
genterie pour la porter à la fonte, cette argenterie
Louis XVI dont il se rajipelait plus tard les fines cise-
lures, les guirlandes de fleurs et les amours joufflus ;
au souvenir des tristes jours de son enfance se joignait
alors un regret d'artiste.
Ce père, victime des événements, n'en était pas moins
BIOGRAPHIE II
libéral et patriote; il fut arrêté sous la Terreur sur la
dénonciation d'un voisin, qui, lui devant de l'argent,
avait trouvé ce moyen expéditif et ingénieux de s'ac-
quitter ; mais réclamé par sa section, qui se portait
garante de son civisme, il fut relâché. De tels faits pei-
gnent un caractère et donnent sur une époque une note
assez piquante.
L'aîné de ses frères, René, militaire, avait fait la cam-
pagne d'Espagne ; prisonnier des Anglais, envoyé aux
pontons, puis interné dans une petite ville de la côte
anglaise, il put entrer chez un négociant qui se prit
d'affection pour lui au point de lui offrir de l'associer à
ses affaires et, devant son refus motivé sur son patrio-
tisme et l'amour de sa carrière, finit par lui proposer de
le faire évader en l'embarquant caché dans un tonneau ;
au même moment il reçut la nouvelle de son échange,
obtenu grâce à l'appui du général Foy, cousin éloigné de
la famille.
A Dresde il était capitaine ; présenté pendant l'action
à l'Empereur par un de ses chefs qui demandait la croix
pour lui : « Il est bien jeune, dit l'Empereur, nous verrons
après la bataille. » II monte sur une borne du pont pour
diriger l'action de ses hommes, reçoit une balle dans la
cuisse et tombe. Bien soigné d'abord chez l'habitant, il
était presque guéri, quand un mouvement de troupes le
fait jeter dans un hôpital, où en quelques jours le typhus
l'emporte. Sa montre, rapportée par un camarade chargé
de ses adieux pour sa famille, fut la seule nouvelle reçue ;
aussi le jeune frère, dans ses rêveries d'enfant, attendit
longtemps le retour du militaire, croyant toujours qu'il
reviendrait comme faisaient de temps en temps quelques
oubliés que l'on avait crus perclus aussi. Cette tristesse,
cette attente n'eurent-elles pas une influence sur la tour-
nure de son esprit rêveur et mélancolique ?
Le second Pierre-Etienne, d'abord employé au cadas-
tre, reprit à la mort du père la direction du bureau de
loterie, donné comme compensation à la ruine due aux
n PAUL HUET
assignats; il se chargea de la tutelle du jeune Paul et de
son avenir. Ce frère aîné, la bonté même, fut comme un
père pour lui; mais, pénétré de son rôle, il fut tout
d'abord un mentor un peu sévère, n'admettant pas la
carrière de son frère qui, pour lui, n'était pas une car-
rière sérieuse; dans les jours de misère, il lui donnait à
dîner... s'il avait fait ses écritures! Très fier, Paul aimait
mieux jeûner que de se soumettre, et souvent, cachant
sa souffrance, il fut sans pain plutôt que de sacrifier le
temps de son travail d'artiste à une besogne de greffier.
La troisième, sa sœur Ursule avait épousé un chef de
bureau à la Guerre, beaucoup plus âgé qu'elle : M. Ri-
chomme, homme d'une grande distinction, très brillant
dans sa jeunesse, mais plus tard vieillard un peu morose,
type d'ancien régime, sévère, rigide, devant lequel tout
le monde tremblait. Chargé au Ministère des services
d'intendance, il lui arrivait de passer plusieurs nuits de
suite avec l'Empereur pour préparer l'organisation d'une
campagne avant le départ du chef pour l'armée.
Cette sœur eut deux fils et deux filles, qui, presque du
même âge que leur oncle Paul, furent pour ce dernier
des camarades ou des frères cadets qu'il protégeait. Cette
sœur fut en même temps pour Paul Huet sa marraine, sa
nourrice, sa belle-mère ; il trouva près d'elle et de ses
enfants un foyer familial, un foyer d'affection et d'intel-
ligence, auquel, en dépit de l'austérité du chef, il appor-
tait la vie et le mouvement ; il faisait dessiner ses
neveux et nièces. L'une d'elles, Céleste, fut sa première
femme, elle avait un talent distingué. Il apportait aussi
les nouveautés littéraires de ses amis. C'est par son
neveu Emmanuel, jeune avocat, secrétaire de la Confé-
rence, qu'il connut Pontmartin, avec lequel il eut quel-
ques années de grande intimité.
Le second, René Richomme, ingénieur des ponts et
chaussées, fit le tunnel de Vierzon, un des premiers travaux
d'art des chemins de fer. Deux petits portraits peints de
René et de Céleste prouvent que Paul Huet eût pu être
BIOGRAPHIE ,3
un portraitiste de valeur. Il a fait, dans la famille, de
nombreux portraits dessinés qui sont d'une grande
finesse.
Sa seconde sœur, la quatrième de la famille avait épousé
M. Genêts, libraire-éditeur rue Dauphine. C'est lui qui
avait décidé le père à donner son assentiment au choix
de la carrière des arts, promettant d'assurer l'existence
au débutant en lui procurant des travaux d'illustration '.
La peinture de cet intérieur de famille serait incom-
plète s'il n'était fait mention d'une figure touchante dans
son humilité. Lors d'un inventaire de fin d'année chez le
père de Paul Huet, une toute jeune fille d'une famille
modeste, mais des plus honorables. M"" Gauchot, ce
nom revient souvent dans la correspondance intime de
Paul Iluet, était venue pour une quinzaine prêter, par
complaisance, son concours à ce travail exceptionnel. Du
même âge que les jeunes filles de la maison et heureuse
dans ce milieu patriarcal, elle prolongea d'abord son
séjour, puis peu à peu, se dévouant à tous, elle devint
comme une enfant de plus dans la famille ; à la nais-
sance de Paul Iluet, — venu si tard, — elle fut pour lui
comme une seconde mère, elle l'enveloppa de son affec-
tion. A la mort de la mère, il n'avait que sept ans, les sœurs
étaient mariées, elle fut plus dévouée encore; en-fin elle
prolongea si bien ce séjour, qui devait durer quinze jours,
qu'à l'heure où la mort vint l'enlever à près de quatre-
vingts ans, elle était encore là.
Dans les dernières années, ayant reporté tous ses
instincts de tendresse sur les enfants de Paul Huet, elle
se mettait à quatre pattes par terre pour servir de dada
à ces deux diables, honteuse quand elle était surprise par
le père qui la grondait affectueusement. Sa simplicité, sa
modestie étaient telles, qu'avantagée d'une chevelure
superbe qui traînait à terre, elle en faisait une torsade
qu'elle roulait le plus étroitement possible autour de sa
' L'arrière-petite-fille de cette sœur de Paul Huet est aujourd'hui la
femme de son lils.
i4 PAUL HU ET
tête pour dissimuler le tout sous un affreux tour en
filasse.
III
Paul Iluet ne trouva pas chez son père, attristé par
les épreuves et tout porté à l'indulgence, un obstacle
sérieux, une résistance invincible à sa vocation. Les
succès de collège, une étrange facilité à faire les vers
latins avaient fait songer à l'École Normale; l'oncle pro-
fesseur voulait le pousser dans cette voie et ne lui épar-
gnait pas les encouragements, mais, devant sa volonté
bien arrêtée, le père ne put que céder, à regret peut-
être mais sans amertume.
Dès son entrée chez Gros, plein de confiance en son
maître, d'admiration et de respect pour lui, il éprouve
une cruelle désillusion. Trop nouveau pour avoir eu le
temps de prendre la facture, le faire de l'atelier, sa figure
pour le concours des places de l'Académie avait été refusée
par le jury, dont Gros faisait partie; le maître n'avait
pas reconnu l'œuvre d'un de ses élèves. Les camarades
prennent la figure, la comparent à celles des premiers
reçus et proclament, avec tout l'élan de la jeunesse,
qu'elle devait être classée des premières : « Nous allons
voir ce que va dire le patron. » Gros entre, passe dans
les rangs, revoyant selon l'usage chaque figure, arrive à
Paul Huet, lui fait des compliments, puis termine en
disant : a Quel est votre numéro de classement ? —
Monsieur je suis refusé ! » Changeant brusquement de
ton : « Aussi pourquoi faites-vous des jambes trop
courtes », et il jette le carton en s'en allant. Le maître
n'avait pas voulu avoir tort !
Raconter sa vie, c'est pour ainsi dire décrire son
œuvre, car il l'a tout entière consacrée au travail, à un
travail incessant ; c'est à peine si la maladie l'arrêtait ;
toujours il a mis en pratique le conseil qu'il donnait plus
tard à son fils sous cette forme : « Il faut avoir un but
BIOGHAPHIE ,5
dans la vie, une passion dominante ; pique des insectes
si tu veux, mais fais-le avec conviction ; la vie est bien
courte, ne perds pas un instant; dans la jeunesse on croit
avoir l'éternité devant soi, plus on va plus les heures
vous échappent et l'on regrette alors le temps que l'on
eût pu mieux employer. Aime le travail pour lui-même,
sans t'inquiéter du résultat, tu trouveras la meilleure
récompense dans la satisfaction intime qu'il procure ; le
travail donne la force de souffrir; s'il ne fait pas oublier
les chagrins, il donne le courage de les supporter. Le
travail, c'est la vraie prière ! »
Son art était donc pour lui une passion violente, une
foi, une religion.
11 profite de son séjour dans l'île Séguin, au Bas-Meudon,
pour faire des études de paysage au milieu d'une nature
presque abandonnée où quelques animaux paissaient
en liberté. 11 passait une partie de ses nuits sur la Seine
à regarder les effets de lune, il parcourait le parc de
Saint-Cloud, et c'est de cette époque que date sa première
impression àeV Inondation de Saint-Cloud ., tableau qu'il ne
devait exécuter que pour l'Exposition universelle de i855.
Dans quelques essais d'aquarelles, d'une étrange
naïveté d'exécution, les ciels ont déjà toute la puissance,
tout le mouvement, tout le caractère dramatique de son
talent ; c'est aussi de ce moment que date une étude qu'il
a toujours conservée, parce qu'elle fut l'origine de son
amitié avec Delacroix. Un soir, chez Suisse, Delacroix en
entrant dit à ses camarades, Poterlet', Comairas", Jadin^ :
« Je viens de voir un paysage bien étrange, j'aimerais
savoir qui a fait cela, c'est signé Huet, c'est très bien.
— Mais c'est de ce petit qui travaille justement cette
semaine à côté de toi, il n'est pas là ce soir, c'est fâcheux ;
' Poterlet, i8o2-i835, auteur de la « Dispute de Vadius et de Trissotiu »,
Femmes savantes (musée du Louvre).
- Comairas (Philippe), 1 803-1875, second prix de Rome, i833, fils de
M'"'^ Jacquotot.
^ Jadin (Louis-Godefroy), i8o5-i882, peintre de la Vénerie.
i6 PAUL ULET
il serait si heureux de l'entendre, il a pour toi la plus
grande admiration. » Delacroix venait de faire la Barque
du Danlc. Le lendemain, présentation et prompte inti-
mité. Paul Iluet peignait alors dans une petite chambre de
la rue Madame, 27, son premier tableau : Le Cavalier;
pendant un mois, Delacroix vint le voir presque chaque
jour, intrigué par cette naïveté dans 1 exécution, cette
heureuse inexpérience des procédés rebattus de l'école,
cette audace inconsciente des difficultés.
Delacroix venait d'exposer son Dante. Ceci fixe une
date et, point très important, cette date précède l'appari-
tion au Salon des toiles de Constable.
La légende veut que notre école de paysage ait dû sa
renaissance à l'école anglaise, ce n'est qu'une légende. Il
n'était pas besoin de cette importation étrangère : la
vérité est que l'école française et très française du
xviii'' siècle n'a jamais complètement perdu la tradition
des Poussin et des Claude Lorrain ; que les paysages de
Watteau, de Fragonard, de Prud'hon ont eu plus d'in-
fluence sur Paul Iluet que les Anglais ; que dans ses pre-
mières études d'arbres à Saint-Cloud, comme dans son
Inondation faite trente-cinq ans plus tard, l'élégance
légère, l'envolée de dessin, le goût décoratif et l'entente
architecturale des deux premiers de ces maîtres se fait
plus sentir encore que la plantureuse vigueur du réalisme
anglais.
« Paul Huet, dit Gustave Planche dans ses portraits
d'artistes, appartient à l'école de l'interprétation, et cette
école n'a pas aujourd'hui de représentant plus habile...
On a dit qu'il relevait de l'école anglaise, il n'y a d'autre
parenté que l'identité de conviction. Quant aux procédés
employés par l'un et par l'autre, il est impossible de les
confondre...
« Pour moi je pense que M. Paul Huet, tout en admi-
rant l'école anglaise, ne s'abuse pas sur les défauts de
cette école, et n'approuve pas la manière dont elle dis-
tribue la lumière et l'ombre. »
BIOGRAPHIE 17
Dès le début, Gustave Planche, dans son Salon de i83i,
à propos de Huet, avait protesté contre cette insinuation
d'une imitation de l'art anglais; aujourd'hui, quelques
témoignages prouvent que l'on commence à revenir de
cet emballement. M. Bazalgette, le traducteur des lettres
de Constable, dans une préface remarquable ', explique
très bien l'influence de Constable et reconnaît que Paul
Huet n'avait pas attendu ses envois en France pour ouvrir
la voie :
« Il y avait aussi Paul Huet. Celui-là fut vraiment un
initiateur, l'ancêtre de tous les paysagistes de i83o. C'est
vraiment lui le premier, qui, s'évadant de la puante
atmosphère des ateliers... se tourna franchement vers la
nature et s'en éprouva pénétré. Huet captive par sa
robustesse, sa saveur, sa franchise, son originalité, la
variété et la couleur répandues sur ses toiles. H fut vrai-
ment le découvreur d'un monde nouveau avant le prodi-
gieux éveil dont Constable, soudain révélé, fut l'une des
causes déterminantes.
« Trois témoignages contemporains lui assignent ce
rôle d'avant-coureur... »
M. Léonce Bénédite pose admirablement la question" :
« Le premier des paysagistes qui s'insurgea fut Paul
Huet... Paul Huet s'était également formé devant les
Hollandais et les Flamands et surtout devant les pay-
sages de Rembrandt et de Rubens, qu'on ne regardait
plus à cette époque et qui l'avaient singulièrement frappé
presque dès l'enfance...
« Paul Huet en fut le premier et le plus ardent lyrique.
Les essais de ses débuts portent, dès 1820 ou 1822, la
trace des préoccupations de ces jeunes révolutionnaires
qui avaient soif de liberté, d'espace, qui mêlaient leurs
joies ou leurs angoisses aux grands spectacles des choses
et rêvaient de créer un art expressif fondé sur ce qu'il
' Pages î4) 25, 26 de la préface de sa traduction du Jolin Constable.
^ Rapport du Jury international de 1900, p. 94 etgS.
i8 PAUL HUET
appelle lui-même « ce magnétique échange, cette com-
munication secrète qui s'établit entre l'homme et la
nature, lorsqu'elle le pénètre de son éloquent silence ».
Son nom correspond pour nous au premier appel de la
liberté, comme il marque le point de départ du paysage
français, dans sa conception moderne, en dehors du rat-
tachement direct à l'école anglaise.
« Ce n'est pas qu'il n'en subît l'influence. Lié avec Dela-
croix, avec les frères Fielding, camarade d'atelier de
Bonington, il ne chercha pas à y échapper et, tout au
contraire, ce grand mélancolique éprouva, lui aussi, une
sensation profonde à l'Exposition de 1824, lors des
envois de Gonstable et des autres Anglais, comme il fut
plus tard fortement impressionné par Turner. Mais ses
rapports avec l'école anglaise proviennent surtout de
leurs mêmes origines : Rubens, Rembrandt et Ruisdaël.
« ... Paul Huet, lui-même, dans quelques précieuses
notes inédites qu'il a laissées sur l'histoire du paysage,
relate l'apparition de Gonstable comme un véritable
événement. »
« Paul Huet, dit M. Roger Peyre', fut le véritable ini-
tiateur. Les dates prouvent qu'il n'attendit pas l'exemple
de Gonstable pour donner le signal de la réaction contre
l'école académique. Paul Huet est le romantique du pay-
sage ; mais un romantique consciencieux et pondéré,
ennemi de tout charlatanisme. La nature est son inspira-
trice exclusive ; mais il l'aime assez pour ne pas hésiter
à choisir ses sites et à les composer afin de lui donner
une vérité plus générale. H la pénètre de son sentiment
intime, soit qu'il nous représente V Inondation de Saint-
Cloud à l'aspect tragique avec ses eaux bourbeuses, et
son ciel orageux, soit qu'il nous invite à nous réfugier
dans la verte tranquillité de ses sous-bois. »
« Dès 1822, ditM. Henry Marcel', au sortir des ateliers
' Histoire générale des Beaux-Arts, p. 75o (septième édition).
- La peinture française au xix° siècle, p. i5a.
BIOGRAPHIE
de Gros etde Guenn et avant l'apparition de Gonstable
a nos Sa ons, .1 pe.gnait déjà des études de nature, danÎ
un style large et panoramique, sans s'attarder au détail
ma,sen cherchant l'efïet d'ensemble, l'aspect dominant'
du site reproduit. Sa tonalité riche de substance sa
touche grasse, c^mme cette aptitude à résumer son sujet
1 apparentaient d nstinct aux Anglais qu'on lui reprocl
d m.te.-^ a tort, les dates disent pourquoi. La vue de t
a Arçues {iS38, musée d Orléans), la vue de Rouen (i 833
museede Rouen), le Palais des Papes (i843, musée d'Iv t
gnon] le montrèrent successivement aux prises avec les
motifs les plus divers, et toujours préoccupé de léner
g.que construction des terrains, de la fuite insensible
des plans, de l'ampleur et des vastes mouvements du
cl cherchant non pas les coins abrités et intimes, mais
les grands horizons noyés de lumière au delà des arC
déroulements de pays. » *=
On abuse volontiers des rapprochements et des compa-
raisons : puis on conclut par une formule qui se trouve
fausse. La caractéristique du talent de Paul Huet est une
mélancolie dramatique, c'est la poésie de l'automne La
caractéristique du talent de Gonstable est une exubérance
de v,e végétative et rustique; c'est la puissance de l'é e
dans son épanouissement, il affirme en maints endroits
es prédilections. « Je n'ai jamais admiré les teintes de
I automne même dans la nature... j'adore la fraîcheur
La vie de Gonstable s'est déroulée dans un rayon très
restreint; le i4 janvier x83. il écrit à Leslie : « Quant"
venir nous rejoindre parmi ces spectacles grandioses
ouvenez-vous, mon cher Leslie, que le grand^n'a p sTi
fait pour mo, et que je n'ai pas été fait pour le grand Z
choses sont mieux comme elles sont. Mon art^limUé e
' Page a33.
ao PAUL HUET
particulier se trouve au pied de chaque haie et dans
chaque chemin de campagne ; là où, par conséquent, per-
sonne ne pense qu'il vaut la peine d'aller le ramasser'. »
Paul Huet a voyagé, ses impressions sont des plus
variées, trop pour l'amateur qui se trouve dérouté (je
parle de l'amateur qui n'aime jamais tant Corot que
quand c'est un Trouillebert) , il a étudié le Midi comme la
Normandie et Baudelaire l'a souligné de ce mot « un
talent libre et grand ».
Il s'agit bien entendu de l'accent dominant chez chacun.
Constable a des ciels très dramatiques et Paul Huet des
printemps d'une grande fraîcheur; quand partaient les
bourgeons, il était en extase devant les jeunes pousses.
Ce qu'ils avaient de commun, c'est leur amour pas-
sionné pour la nature, leur mépris pour l'art convention-
nel et vulgaire, leur indifférence pour le jugement du
public, faux connaisseur et pédant.
Attribuer à la seule vue des Constable toute la renais-
sance du paysage en France serait aussi violent que
d'attribuer le talent de Constable uniquement à son
enthousiasme pour Claude Lorrain ; et pourtant le pre-
mier tableau qu'il voit en 1794 est un Claude et Leslie
dit^ : « Plus tard, Constable regardait la première vue
de cette œuvre exquise comme une date importante de sa
vie. » Dans sa correspondance, il ne cesse de parler avec
exaltation des copies qu'il fait de Claude ; il écrivait à
Fisher le 19 octobre 1823^ : « Si je peux trouver le temps
de copier le petit Claude Lorrain qui est évidemment une
étude d'après nature, cela me servirait beaucoup », et à
sa femme, le 9 novembre de la même année* : « ... Je ne
m'étonne pas que vous soyez jalouse de Claude Lorrain ;
si quelque chose pouvait s'interposer à travers notre
amour, ce serait lui... Mais les Claude Lorrain sont tout.
' Page 213.
« Page 8.
' Page 114.
■ Page 119.
BIOGRAPHIE II
tout ce à quoi je puis penser ici. » A sa vente, il y a des
copies de sa main d'après Ruisdaël et Claude'.
Or, Paul Iluet n'a jamais été à même de faire une copie
d'après Constable. Il a fait en 1824 une petite esquisse
de o'",22 d'après le Gué, évidemment de souvenir. Au
retour de Londres, en i863, il en refait une plus grande
d'après un bout de croquis fait devant le tableau et mis le
soir au lavis en rentrant à son hôtel. Avec une petite
copie d'après Bonington c'est tout ce qui peut être cité de
lui d'après les Anglais.
11 avait fait cette copie d après une petite toile de son
ami. Les camarades la trouvent si consciencieuse et si
fidèle qu'ils s'amusent à la mettre dans le cadre à la place
de l'original et quand Bonington entre : — « Tiens, vois
donc la copie de Huet, c'est étonnant comme elle est
bien, c'est à s'y tromper, compare. — Oui, dit Bonington,
elle est très bien. » Et comme l'avaient prévu les amis,
il ne s'aperçoit pas de la substitution. La charge avait eu
plein succès.
C'est encore Gustave Planche qui résoud le mieux le
problème quand il dit^ : « M. Huet ne relève que de lui-
même, et ne doit qu'à sa seule volonté les ouvrages qu'il
produit. »
Il serait même piquant de renverser les rôles, et de
parler de l'influence française sur l'école anglaise. Mais
je me contenterai de souligner que Constable et Paul
Huet ont puisé aux mêmes sources. Paul Huet disait :
« Watteau est le plus grand peintre français parce qu'il
est le plus français des peintres, il a personnifié l'esprit,
la vivacité, la légèreté élégante, le charme et la grâce de
son pays. 11 est, au suprême degré, l'interprète d'une
civilisation, d'un art, d'une époque ; son dessin et sa cou-
leur sont d'accord merveilleusement pour arriver à ce
but. » Constable, d'autre part, écrivant à Leslie à propos
1 Page 288.
2 Salon i836,t. II, p. 40.
11 PAUL HUET
d'une copie d'après un Watteau de la galerie Dulwich,
Le Bal^ disait' : « Cher Leslie..., votre Watteau faisait un
effet plus froid que l'original, qui semble avoir été peint
avec du miel ; si fondu, si tendre, si moelleux et si déli-
cieux. J'espère bien que le vôtre sera ainsi ; mais soyez
satisfait d'atteindre le bord de son vêtement, car cette
chose incrustable et exquise ferait paraître vulgaire jus-
qu'à Rubens et Paul Véronèse... »
On voit qu il ne marchande pas ses éloges au maître
français ! pas plus que Paul Huet !
L'école anglaise, surtout il est vrai dans le portrait,
procédait de l'école flamande et du long séjour de Van
Dyckà la cour de Londres. C'est aussi de l'école flamande
que les coloristes français procédaient directement. Bien
avant le Salon de 1824, l'admiration que Paul Iluet et
Jadin entraîné par lui, témoignaient pour les paysages
de Rubens tels que : le Moulin, l'Oiseleur, le Tournoi,
les faisait montrer au doigt par leurs camarades qui les
traitaient de fous, ni plus ni moins.
Ceci n'atténue en rien l'enthousiasme avec lequel fut
reçu Constable à Paris, au contraire ; s'il y produisit
une si grande impression, c'est que le sol était préparé,
c'est qu'il répondait d'une façon magistrale au rêve
entrevu, c'est qu'il apportait aux aspirations encore un
peu hésitantes, un peu jeunes, une confirmation, une
leçon admirable, et surtout la confiance en elles-mêmes !
Il ne faut pas oublier d'ailleurs que la gloire de Cons-
table est presque née en France, la preuve c'est que
pour l'Anglais, peuple essentiellement marchand et pra-
tique, toute admiration se traduisant par une A^aleur tré-
buchante, Constable, avant le succès obtenu à Paris, se
vendait fort mal à Londres.
« Aucun peintre d'un égal génie n'a jamais été aussi
méconnu dans son propre pays" », constate son ami Les-
* Page 101.
2 Page 179.
BIOGRAPHIE
lie. Fisher lui écrivait le i8 janvier 1824' : « Mon cher
Constable. II faut absolument que vous laissiez partir à
Paris votre Charrette à /'oin...\e crois que je la laisserais
partir pour moins que sa valeur à cause de l'éclat que cela
peut faire rejaillir sur vous. Le stupide public anglais,
qui ne juge pas par lui-même, commencera à penser qu'il
y a quelque chose en vous, si les Français rendent vos
œuvres propriété nationale. Vous avez été longtemps
victime d'une erreur : Les hommes n'achètent pas des
tableaux parce qu'ils les admirent, mais parce que
d'autres les convoitent. » Et plus loin= : « L'achat de vos
deux grands paysages pour Paris vous fait certainement
monter de deux ou trois degrés sur l'échelle de la popu-
larité, ces nigauds d'Anglais qui n'osent pas se fier à
leurs propres yeux découvriront vos mérites quand ils
verront qu'on vous admire à Paris. »
Longtemps il avait vécu de portraits, et on suit dans sa
correspondance l'influence du succès au Salon de 1824
sur sa situation naissante à Londres.
Paul Huet se désolait de penser que ces merveilles ne
pourraient rester en France visibles et accessibles. L'in-
fluence anglaise s'exerça sur lui un peu plus tard et plus
directe par le graveur Reynolds, frère du grand portrai-
tiste, qui a laissé de belles études de paysage; par
Bonington, qui fut son camarade et son ami ; mais ceci
n'empêche pas que la première impulsion n'ait été tout
intime, toute personnelle, toute spontanée, et, ne serait-
ce que par patriotisme, il me semble bon de souligner
cette vérité trop oubliée souvent.
A ce propos une remarque : on a parlé avec une étrange
exagération de l'influence de Constable sur Delacroix
pour son Massacre de Scio. C'est au Salon même, à la
vue des Constable, que Delacroix obtint de retoucher sa
toile ! On peut se rendre compte de l'influence que cette
révélation a pu avoir sur la toile elle-même. Il a dû retou-
rage 127.
Page i3o.
■24 PAUL IIUET
cher le fond, mettre quelques légèretés dans le ciel,
enlever quelques éclats, assouplir l'ensemble par des
glacis rapides, il n'a pu ni modifier sa composition, ni
toucher aux morceaux importants comme la tête de la
vieille et le torse de la jeune femme, qui sont d'une
pâte merveilleuse. L'influence anglaise, il l'a subie réelle-
ment dans le Sardanapale. A-t-elle été si complètement
heureuse? Tout en en profitant, il a dû en revenir et
s'affranchir de 1 excès du premier enthousiasme, voilà la
vérité.
Ceci, je le répète n'enlève rien à la valeur de Constable,
on voit au contraire avec quelle exaltation passionnée
furent accueillies ses œuvres; mais qu'il me soit permis
de faire une comparaison. Quand on fondait une cloche
aux temps de foi vivace, les fidèles venaient jeter des
pièces d'argent dans le métal en fusion : Après la Barque
du Dante et le Massacre de Scio (sans les retouches) le
creuset était bouillonnant, nous accordons que Constable
est venu apporter une belle pièce de son argent le plus
brillant dans cette fusion, mais pour combien a-t-elle
pesé au temps de la vraie coulée, lors du Plafond d'Apol-
lon et de rHéliodore, le plus sublime chef-d'œuvre de
Delacroix, peut-être. De quelle valeur étaient alors les
apports successifs, ceux du Maroc en particulier, les
éblouissements de l'Orient, la couleur des ciels africains,
et surtout la méditation d'un puissant esprit qui avait
tout étudié, recueilli et refondu dans son creuset à lui,
suivant une méthode dont il a gardé à jamais le secret,
parce que le véritable apport c'était son âme vibrante.
Ne peut-on demander aussi de quel poids a pu peser
lors de V Inondation à Saint-Cloud en i855 l'influence de
V Ecluse et du Gué de Constable vus en 1824, et quel l'ap-
port il peut y avoir entre ces expressions si différentes.
Quoi de plus précis que ce jugement de Pierre Pétroz
dans son Histoire de la peinture au musée du Louvre^ .
1 Page a43.
BIOGUAPIIIK 23
« ... Son calme du matin... aie charme discret d'une
idylle de nos jours et semble en être un reflet lointain.
Mais dans Vlnondatioii de Saint-Cloud où il n'y a pas
apparence d'intermédiaire entre l'artiste et sa conception
des éléments en lutte, où Paul Huet, pleinement maître de
son sujet n'a consulté que lui, rien que lui, le sentiment
de la réalité a beaucoup plus de véracité, de précision et
de puissance. »
Une autre preuve que le sentiment du paysage était
resté comme un patrimoine national, c'est la découverte,
faite bien tardivement, du talent de Michel, longtemps
méconnu de tous et entièrement ignoré de Paul Huet et
de toute l'école qui a suivi.
Une influence beaucoup plus décisive et tout à fait
incontestable a été celle de la littérature : Rousseau, Ber-
nardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, Walter Scott;
puis toute cette jeune école de i83o, le cénacle, au sein
duquel Paul Huet fut de suite accueilli ; son intimité avec
Lamartine, Hugo, Sainte-Beuve, Dumas date de ses débuts
et, dans ce foyer ardent, son enthousiasme de peintre se
surchauffait encore, car « Paul Huet n'était pas seulement
un pinceau et un talent, c'était une intelligence ».
Alexandre Dumas lui écrivait :
Monsieur Paul Huet, rue Sainl-tlonoré, près l'ancien
bazar el vis-à-vis l'hùtel Choiseul.
Mon cher Paul,
Venez donc demain soir samedi chez M"' Waldor, rue de l'Ouest,
n° 5, je vous ai bien promis à elle. J'espérais vous voir, car je ne suis
pas sûr de votre adresse, mais je vais tellement la charger de détails
que j'espère que ma lettre vous arrivera.
Vous y trouverez Boulanger et Victor.
Tout à vous,
Alex. Dumas.
Il venait de quitter la pauvre petite chambre de la rue
Madame pour passer sur la rive droite !
C'est dans cette petite chambre de la rue Madame, 27,
qu'il connut les heures de misère; anémié par des privations
26 PAUL IIUET
excessives à Tàge de la croissance, il fut atteint d'une fièvre
putride ou maligne avec complication de gastro-entérite
aiguë, sorte de fièvre tyjîhoïde ou muqueuse, qui faillit
l'emporter. Un jeune docteur, son homonyme, brillant
élève de Broussais dont il dirigeait le journal, lui sauva la
vie; mais il fut longtemps à se remettre et conserva pen-
dant plusieurs années une gastrite qui lui causait par
moments de cruelles souffrances ; il travaillait souvent la
main crispée sur sa poitrine pour comprimer sa douleur.
Pendant cette maladie, se croyant perdu, il demanda à
son ami Comairas de faire son portrait pour le laisser à
son frère, petite aquarelle étrangement triste, qui est
restée.
La jeunesse, dans ce tempérament sanguin, nerveux,
exceptionnellement énergique, fut plus forte que le mal
et acheva la guérison. Sa camaraderie avec Bonington et
Delacroix le mit en relation avec quelques marchands, il
vendit surtout des aquarelles, trouva des leçons plus
sérieuses et finit par s'assurer l'indépendance.
Voici une lettre de Delacroix qui montre de quelle façon
délicate et charmante il favorisait ses débuts.
Monsieur Paul Jluei, peintre, rue Saint-IIojtoré, maison
des bains, près le hazar et de la place Vendôme.
Mon cher Huet,
Venez le plus tôt possible, un matin, pour prendre la dimension de
votre petit tableau qui est chez moi, afin d'en faire un pendant pour
l'amateur à qui je l'ai placé. Il payerait le pendant i5o francs, cela vous
convient-il ? Vous passerez malgré la portière.
Tout à vous,
EuG. Delacroix.
Ce mercredi matin.
A ceux qui pourraient aujourd'hui trouver ce prix bien
minime on peut citer cette anecdote : Poterlet arrive un
jour en disant : « Ah! j'en ai assez de mon Delacroix, je
vais le revendre. — Gomment, dit Paul Huet, quand on
est assez heureux pour avoir un Delacroix, on le garde !
— Je l'ai assez vu. — Tu oses dire cela. — Achète-le-moi.
BIOGRAPHIE 37
— Tu sais bien que je n'ai pas d'argent. — Gela ne fait
rien, je te le vends quatre-vingt-dix francs, tu me payeras
quand tu pourras. » — La tentation était trop forte, Paul
Huet accepte. En possession du tableau, il le place sur
un chevalet, non loin de lui pendant son travail, pour
en mieux jouir. Arrive un marchand qui lui achetait des
aquarelles. — « Tiens, un Delacroix, à qui est-ce? —
Mais à moi, dit fièrement Paul Huet. — Vous me le ven-
dez? — Jamais, je l'ai, je le garde. — Cent vingt francs ?
— Jamais. » Le marchand tourne, repassant de temps
en temps devant le tableau. Enfin : « Mais il n'est
pas signé. — Qu'importe, vous n'avez pas hésité. — Je
vais chez Delacroix justement, je vais vous le faire signer.
— Laissez-le là. — Je vous le rapporte de suite », et le
marchand part en courant, la toile sous le bras, malgré
les protestations et les appels de Paul Huet.
Le soir, personne. Inquiet, il court chez le marchand :
« Je viens chercher mon tableau, rendez-le-moi. — Votre
tableau, mais vous me l'avez vendu. Voilà les cent vingt
francs convenus. » Paul Huet, furieux, se fâche avec cet
homme qui le faisait vivre et rentre désespéré. Le lende-
main matin il va trouver Portelet, lui conte sa mésaven-
ture et lui dit : « Voici l'argent que je te dois, mais il y a
bénéfice, nous le partagerons si tu acux. » Poterlet, qui
était riche, accepte.
Deux ans après, un catalogue de vente tombe sous les
yeux de Paul Huet, il y voit : Delacroix — Cheval persan
tirantau renard — avec figure. — Mais c'est mon tableau !
11 va à la vente, le retrouve encadré et signé ; le rachète
cent dix francs !
Est-il besoin de dire s'il tenait à son Delacroix !
Après ses premiers essais à l'île Séguin et au parc
de Saint-Cloud, auquel il est toujours resté fidèle, c'est à
Compiègne que Paul Huet peut faire un séjour d'études.
Quand son frère lui annonce qu'il lui permet d'y aller,
d'élan il lui saute au cou. Nous voyons par ses notes
quelle impression profonde, quelle extase religieuse.
a8 PAUL IIUET
presque mystique, il éprouve devant la nature, sous les
hautes futaies, devant les fûts élancés des hêtres, sub
tegmine fagi. L'émotion était si forte qu'il ne pouvait
d'abord se mettre au travail, puis il était pris d'une sorte
de fièvre, qui s'épuisait et se calmait dans un labeur
acharné.
IV
Malgré ses opinions républicaines, avancées pour cette
époque, Paul Huet dut à sa culture intellectuelle, non
moins qu'à son talent, d'être choisi pour donner des
leçons à la Duchesse d'Orléans. Alexandre Dumas lui
annonçait en ces termes sa nomination :
Mon cher Iluet,
Je suis passé avec Asseline pour tannoncer une écolière. — Tu
entres en fonction, mardi, près de la Duchesse d'Orléans. — En atten-
dant, Chut !
A toi,
A. Dumas.
Le 5 juillet 1837, M"' Richomme écrivait à son frère
Etienne, en ce moment à Apt :
« Nous ne sommes point non plus sans nouvelle, mais
chut ! Céleste va tout te dire, il est juste de lui en laisser
le plaisir..., » et la jeune femme d écrire : « M. Asseline
est venu, il y a deux jours, annoncer à Paul qu'il était
nommé professeur de M"° la Duchesse d'Orléans ; il doit
commencer demain à donner une leçon, nous pouvons
donc regarder la chose comme positive. Cette nouvelle lui
a causé d'autant plus de plaisir qu'il n'avait fait aucune
démarche pour avoir cette écolière ; il ne savait même pas
que 1 on cherchait un professeur. Tu penses que nous
sommes contents ; comme je ne doute pas que cette nou-
velle te fera aussi beaucoup de plaisir, je m'empresse de
te l'apprendre. »
Le 22 juillet suivant : « Paul a donné plusieurs leçons
à la Duchesse ; elle n'est point jolie, mais elle a une si
BIOGRAPHIE 29
délicieuse tournure, des manières si affables qu'elle plaît
beaucoup. Il donne ses leçons à Villiers et reste long-
temps, la Duchesse veut peindre d'après nature. »
Le 12 août : « Nous allons partir dans le courant de la
semaine pour Compiègne. Je pense que les journaux
t'auront appris que la Duchesse d'Orléans était à Eu, pen-
dant ce temps les leçons ont été interrompues, mais elles
vont recommencer à Compiègne où la Duchesse doit
passer six semaines environ. »
Le 21 septembre : « Voici un mois que nous sommes
installés à Compiègne... Nous avons été très malheureux
sous le rapport du temps ; Paul a du reste peu de liberté
pour travailler, il est très tenu par les leçons de la Prin-
cesse, il en donne en outre à la fille du comte de Flahaut.
Je n'ai vu la Princesse que deux fois, elle n'est point jolie,
mais on en parle de tous côtés comme d'une personne
extrêmement aimable, ce qui vaut mieux. Paul en est tou-
jours fort content ; en fait de plaisirs, il a dîné il y a
quelques jours au château et il a été plusieurs fois aux
spectacles de la Cour. Nous avons passé hier toute notre
journée à voir une grande manœuvre ou petite guerre,
c'était très beau, le temps du reste a favorisé cette partie
autant que possible, nous n'y sommes pas accoutumés. »
Ces leçons étaient bien plus un cours d'esthétique mon-
daine qu'un enseignement technique. Chaque fois, sous
forme de causerie et tout en exécutant sous ses yeux un
bout d'aquarelle ou de dessin à la plume, il faisait à la
Princesse une sorte de conférence sur l'art en général,
sur les expositions, sur les faits artistiques du jour et
mettait son écoli'ere à même de paraître au courant de
toutes ces questions. Un jour la Princesse lui fait part de
son désir de faire, d'accord avec le Duc d'Orléans, une
commande qui puisse témoigner de leur intention d'en-
courager les arts, qui soit en même temps bien accueillie
de tous les artistes. La Princesse demande s'il pour-
rait citer un nom : « Il y a en ce moment, dit Paul Huet,
un jeune homme, élève de M. Ingres, qui arrive de Rome,
3o PAUL HUET
dont on fait le plus grand éloge et dont les envois ont
fait sensation. Je crois qu'une commande, qui lui serait
faite, serait bien vue de tous. Les élèves de Rome, lors-
qu'ils cessent de toucher leur pension et qu ils arrivent à
Paris, un peu dépaysés, sont souvent bien embarrassés;
un encouragement serait presque dû à ceux qui se sont
fait remarquer pendant leur séjour à la villa Médicis, en
tout cas cet encouragement ne saurait porter ombrage à
personne et répondrait, ce me semble, à vos intentions,
étant une preuve que votre faveur va au mérite, et au
mérite naissant. Ce jeune homme pourrait être arrêté dans
sa carrière par des difficultés matérielles, vous les lui
épargnerez.
— Gomment l'appelez-vous ?
— Hippolyte Flandrin.
— Oh ! monsieur Iluet, il ne s'appelle pas comme cela ?
dit la Princesse en riant.
— Mais si, répond Paul Huet, c'est un nom comme un
autre... et il a du talent, j'en suis juge d'autant plus
impartial, qu'il marche dans une voie tout à fait opposée
à celle de mes amis et à la mienne. »
Quand Paul Huet racontait cette anecdote, il ajoutait :
« Si je lui avais répondu, comme j'en avais la pensée : Vous
vous appelez bien Bourbon, vous êtes alliée aux Gapet,
aux Bouillon, etc, il n'est pas plus étrange de s'appeler
Flandrin. »
Voilà comment agissait un de ceux que dans une de
ses lettres, le même Flandrin appelle « les chiens enragés
de la meute de Delacroix », page 1 54 du volume remarquable
de Louis Flandrin, lettre dans laquelle l'élève trahit si
naïvement la fureur de Ingres, j'allais dire d'Achille,
menaçant de se retirer sous sa tente, si on ne lui donne
un hochet pour le dédommager, lui, « peintre de
haute histoire, mis sur le même rang que Vapôtre du
laid »!!!
C'est le cas de compléter ce mot de Ingres par un
autre de SchelTer, que Paul Huet, témoin, rappelait volon-
BIOGRAPHIE 3,
tiers : Scheffer' avait fait aux pieds de son Christ un ser-
pent dont il sentait lui-même la mollesse et rinsuf'fi-
sance de caractère ; il dit à Delacroix : « Vous qui savez
faire les animaux, dites-moi donc comment je dois faire
un serpent, je n'en viens pas à bout. » — Delacroix prend
une craie et indique rapidement, en commentant son
croquis : « la tête en triangle en forme de V, la gueule
ouverte, les dents en crochets,... etc. » Scheffer regarde,
inquiet, et quand c'est fini : « Oui, dit-il, c'est bien cela,
en effet, mais c'est trop laid; décidément j'aime mieux le
mien 1 »
Paul Huet n'abdiquait pas plus son indépendance en
art qu'en politique, mais il savait être assez élevé, assez
impartial pour recommander un élève de Ingres, dans la
pensée de rendre service à un jeune artiste digne d'en-
couragements, et de donner un conseil sincère et utile à
la Princesse. De même, dans une conversation avec le
Duc d'Orléans, il savait rester courtois, sans renier en rien
sa foi républicaine ; il n'en était que plus estimé et consi-
déré de ce prince libéral, qui le comblait d'attentions
délicates. Une fois entre autres, le Prince, lui faisant
admirer deux ravissants modèles d'armures du xyi" siècle
que l'on venait d'apporter, lui en offre une et la lui
envoie aussitôt.
Un jour, Paul Huet arrivant pour sa leçon et trouvant
la Princesse en larmes, s'informe discrètement : « Ce
n'est rien dit-elle, une impression nerveuse ; le Prince
vient départir et en me quittant, m'a donné ce bouquet.
— Je ne vois pas que le don d'un bouquet soit une
chose si pénible, il n'y a pas lieu de pleurer, ce me
semble. — Ne voyez-vous pas que ce sont des scabieuses ?
— Eh bien, elles sont fort jolies. — Mais ce sont des
fleurs de veuve! — Oh! Princesse, vous ne pouvez être
superstitieuse, vous oublierez bien vite ce fâcheux malen-
tendu, pour ne vous rappeler que de l'aimable intention
' SchefTer (.Vry), 1795-1858.
3i PAUL UUET
(lu Prince. » — 11 parvint à la faire sourire, mais quand
survint en 1842 la mort du Duc, Paul ITuet ne put s'em-
pêcher d'évoquer ce souvenir.
Les leçons interrompues par son départ pour Nice, où
il conduisait sa jeune femme malade, il n'en reçut pas
moins des témoignages de bienveillance de la part du
Duc d'Orléans comme le prouvent les deux lettres sui-
vantes du secrétaire des commandements de la Duchesse.
De M. Asseline, secrétaire des commandements de la
Duchesse d'Orléans.
Mon cher ami,
Vous avez bien raison de croire que je ne vous oublie pas, et si vos
oreilles vous transmettent de secrets avertissements toutes les fois que
vos amis parlent de vous, elles doivent vous avoir tinté souvent; car il
n'est pas de semaine que je n'aie causé plusieurs fois avec vos amis de
tout ce qui vous regarde. La Princesse Royale m'a demandé de vos nou-
velles à différentes reprises et j'espère que vous n'aurez pas le chagrin
de lui voir prendre un autre professeur. Quant à un voyage à Paris, en
laissant votre femme à Nice, je ne puis vous donner un avis ; cela dépen-
dra de la santé de M""' Huet. Ne pouvant avoir d'exposition cette année,
un voyage pourrait vous être dispendieux et peu utile. S'il était pos-
sible de vous trouver un travail, même peu considérable, dussiez-vous,
pour le faire, aller jusqu à Rome, cela me paraîtrait plus agréable et
même plus profitable. Ecrivez-moi là-dessus, et peut-être pourrais-je
mieux ra'expliquer dans une prochaine lettre.
Il y a peu de nouvelles parmi les artistes, on parle beaucoup du pro-
cédé Daguerre, espèce de chambre noire, dans laquelle la lumière
ayant une action inaltérable sur une feuille métallique, préparée par un
procédé chimique, laisserait sur cette feuille, après dix minutes d expo-
sition, un dessin monochrome d'une précision admirable. Cette inven-
tion n'est applicable, bien entendu, que pour la nature inanimée ; c'est
fabuleux, je dois voir cela dimanche et je vous en reparlerai avec con-
naissance de cause. Les portes de Triqueti (de M. de Triqueti') ont été
peu vues. Il en est des portes de la Madeleine comme de son hémicycle,
on les vante beaucoup dans le monde, mais ces diables d'artistes ne
sont jamais d'accord avec les gens du monde : ils ne veulent pas trouver
cela beau, ils ont bien quelques raisons pour cela, mais les journaux
vont répandant partout que c'est admirable ; force est bien de se taire
jusqu'à ce que le public soit admis et le jugement des feuilletonistes
n'est pas sans appel comme vous savez.
La Grande-Duchesse est partie pour le Mecklembourg et elle est
arrivée bien portante dans sa retraite de Ludwigburg.
Je reprends ma lettre commencée d'avant-hier. Je n'ai pas encore vu
I invention Daguerre, je ne puis vous en rien dire. J'aiétévoir SchefTer.
II n'a pas voulu se mettre en avant, quant au projet de faire quelque
' Triqueti {Henri, baron de), peintre et sculpteur, 1802-1874.
BIOGRAPHIE 33
chose en mémoire de la Princesse Marie, dont vous avez si profondé-
ment senti la perte ; depuis quelques jours on s'entretient d'un projet
qui a été soumis par plusieurs artistes à M. Atthalin ; je vous tiendrai
au courant.
Ma mère est bien sensible au souvenir de M°" Huet, présentez-lui
mes hommages et croyez à ma sincère amitié.
Ad. Asseline.
21 janvier i83y.
De M. Asseline, secrétaire des commandements de la
Duchesse d'Orléans.
Cher ami,
Je n'ai qu'un instant pour vous écrire, excusez-moi donc si je ne
vous parle pas du Salon. M. le Duc d'Orléans, tant à cause de la connais-
sance qu il a de vos chagrins que pour utiliser votre séjour dans le
Midi, vous demande une suite d'aquarelles sur les villes méridionales
de France et il consacre à ce travail une somme de 2.000 francs. Je me
hâte de vous annoncer cette bonne nouvelle qui peut modifier agréable-
ment vos projets. Ramener votre femme à Paris me semble difficile,
cela serait coûteux et peut-être imprudent ; car des voyages si longs
peuvent fatiguer outre mesure une santé si débile et la force peut lui
manquer pour retourner l'hiver prochain. Cependant, il faut avant tout
écouter les hommes de l'art : sauf leur avis, voici comment je compren-
drais la chose. Je chercherais pour l'été un asile frais à M™'' Huet et
où elle ne perdrait pas ce qu'elle a gagné en bonne santé, puis je ferais
au printemps soit une pointe à Rome, soit une tournée de quelques villes
du Midi pour faire, à l'automne, ce que je n'aurais pas fait au printemps ;
et les mois de grande chaleur je les passerais près de ma femme. Vous
avez déjà des croquis des villes du Midi de votre voyage à Avignon ;
puis le Prince vous laissant le choix des villes et n'imposant pas un
nombre de dessins, vous n'avez pas besoin de faire de grandes dépenses
pour ce petit travail et il faut tâcher de profiter du petit bénéfice que
vous en pourrez tirer pour voir Rome.
En tout cas, voici d'avance une lettre de change de mille francs. La
Princesse Royale me demande souvent des nouvelles de M"" Huet, elle
est tout entière à son cher petit Prince et je crois qu'elle est en ce
moment portée à pousserplutôt la musique que la peinture, n'ayez donc
aucune inquiétude.
Adieu, cher ami. Je regrette de ne pouvoir causer; mes hommages
à votre femme, ma mère a été bien sensible à votre souvenir à tous
deux.
A vous de tout mon cœur.
Ad. Asseline.
14 mars iSSg.
En 18.48, Paul Huet fait un petit tableau dans le parc
réservé de Saint-Gloud, là où il avait plusieurs fois donne
sa leçon à la Duchesse d Orléans ; et il le lui fait parvenir
dans son exil, comme un hommage de reconnaissance et
3
34 PAUL llUET
de souvenir, par les soins de M. Asseline, ancien secré-
taire des commandements de la Duchesse. Il reçoit la
lettre suivante.
De S. A. la Duchesse d Orléans.
Je ne saurais vous dire combien j'ai été touchée du souvenir que
M. Asseline m'a apporté de votre part. Monsieur. Ce tableau char-
mant, qui me reporte aux jours les plus heureux de ma vie, ceux
auxquels vous veniez partager nos matinées et diriger mes faibles essais,
en m'arrivant dans ma retraite, acquiert un double prix à mes yeux :
recevez-en tous mes remerciements, et croyez bien qu en voulant adou-
cir un moment l'amertume de l'exil, vous avez atteint votre but et que
mon cœur y a été sensible.
Ma mère, dont la présence m'aide à supporter les malheurs actuels
et dont les pensées se reportent bien fréquemment vers ce passé si heu-
reux et déjà si loin de nous, où vous veniez occuper nos matinées de
Corapiègne, me charge d'un mot de souvenir pour vous, elle s'associe
aux vœux que je forme pour vous, dont je vous prie de recevoir la bien
sincère assurance ainsi que celle des sentiments que vous me con-
naissez.
Avec lesquels je suis. Monsieur,
Votre affectionnée,
HÉLÈNE.
Dimanche, 12 janvier 184g.
L'esprit d'indépendance qui fut, en art, le premier carac-
tère du talent de Paul Huet, devait se manifester en toutes
choses; il se passionnait pour la politique comme pour
l'art et la littérature et payait généreusement de sa per-
sonne.
Avant dix-sept ans, il était Carbonaro, avait un fusil
caché sous les lames du parquet chez son père et faisait
l'exercice la nuit avec les camarades. La désillusion sur
les coteries, le peu de sincérité et de désintéressement
des meneurs le firent vite renoncer aux sociétés ; il ne
voulut jaiïiais être franc-maçon, mais il ne manqua pas
une occasion de se dévouer personnellement en s'expo-
sant sans compter.
En i83o, il fut derrière les barricades et ce mot curieux
BIOGRAPHIE 35
de Dumas, qui désirait évidemment la croix de Juillet!
attesterait que son rôle fut sérieux.
Mon cher Paul,
J'ai besoin pour demain matin d'une attestation de vous ainsi
conçue :
« J'atteste que le jeudi 29 juillet à midi, en face du Louvre, aunioment
du combat, j'ai rencontré iVI. Alex. Dumas se battant, que nous sommes
restés dix minutes au milieu du feu, que plusieurs personnes ont été
blessées autour de nous, puis que nous nous sommesperdusde vue, cha-
cun se battant pour son compte. »
Vous savez que c'est l'exacte vérité, mon cher Paul, envoyez-moi
cela par un commissionnaire avec ces mots sur l'adresse : 20 sous pour
le porteur, afin que le certificat me soit remis. Vous le séparerez de la
lettre.
Tout vôtre,
Alex. Dumas.
En 1848, exempté de tout service régulier dans la garde
nationale, Paul Huet se fait inscrire comme volontaire et
marche contre l'insurrection. Il racontait volontiers ses
impressions devant la première pile de pavés rencontrée,
quand ses voisins, le voyant charger son fusil, lui deman-
dèrent de charger les leurs ; ils ignoraient tous le manie-
ment d'arme, bien plus compliqué à cette époque, puisqu'il
s'agissait de la charge en douze temps ; déchirer la car-
touche, manœuvrer la baguette du fusil offrait, au point
de vue de l'esthétique, une série de mouvements dont le
développement demandait une certaine expérience pour
les faire avec dextérité et rapidité. En face d'une barri-
cade, être seul sur le premier rang à connaître son arme,
c'était peu rassurant ; charger les fusils de ses compa-
gnons, c'était se placer entre deux feux et Paul Huet n'était
nullement flatté de l'admiration dont il était l'objet. Le
capitaine, un tailleur mais très ferme, échange alors avec
lui ses impressions sur la situation que leur fait l'incapa-
cité de ses hommes. Ils se décident à marcher tous deux
sur la barricade, mais en parlementaires, pour tâcher de
faire poser les armes à leurs adversaires. Les balles tirées
des fenêtres, crépitant sur le pavé comme de la grêle, les
accueillent sans les atteindre ; tandis que les insurgés,
36 PAUL HUKT
qui fort heureusement n'avaient pu se rendre compte de
la valeur de la compagnie arrivant en armes, prennent la
fuite. Derrière la barricade, il n'y avait plus personne, le
champ était libre quand Paul Huet et le capitaine y par-
viennent, et ce dernier peut faire replier ses hommes en
bon ordre, sans avoir l'air de reculer.
En i85i, au 2 décembre, il fit tous ses efforts pour
pousser à la résistance. Il habitait alors, rue du Cherche-
Midi n° 55, une maison dont la cour spacieuse était entourée
d'ateliers; de Flotte y avait établi son quartier général.
Paul Huet portait des ordres ou des notes pour essayer
d'organiser la lutte, en groupant les éléments dispersés.
Deux ou trois fois, en cherchant à faire dresser des barri-
cades, il fut empoigné par des hommes qui voulaient le
livrer aux soldats presque tous gris ; rue Saint-Placide,
un charbonnier le fit mettre au mur, il faillit être fusillé.
Pendant quatre ou cinq nuits, Hippolyte Carnot qui, cou-
rageusement, se montrait tout le jour, vint coucher chez
Huet pour n'être pas arrêté chez lui et escamoté sans
bruit.
Le 4 ou 5 décembre, alors que toute résistance était
devenue impossible, Paul Huet était, avec sa femme et
ses deux enfants, au coin du boulevard de la Madeleine
et de la rue Saint-Florentin, au m.oment de la fameuse
charge de cuirassiers qui balayait la chaussée. Au milieu
du morne silence de la foule consternée, quelques rares
protestations s'élevaient encore et Paul Huet, comme un
forcené, criait à tue-tête : Vive la République !
Pris dans un remous de la foule, bousculé et regardé de
travers par quelques personnes, il put se retirer, entraîné
par sa femme qui lui tirait le bras en lui faisant remarquer
l'inutilité de cette bravade impuissante.
Il ne put jamais se résigner à taire son sentiment sur
le Coup d'État et à pardonner à l'Empire ses procédés et
ses origines — , aussi cette protestation inflexible nuisit-elle
fortement à sa carrière d'artiste. Plusieurs tentatives furent
faites pour le rallier au groupe artistique et littéraire qui.
BIOGRAPHIE 37
dans les salons du Prince Napoléon et de la Princesse
Mathilde, trouvait un terrain de demi-conciliation ; il ne
voulut se prêter à aucune transaction. SonamiBixio, fami-
lier du Prince, le tàta plusieurs fois; Sainte-Beuve lui
demanda nettement d'accepter l'invitation que la Prin-
cesse Mathilde le chargeait de lui faire, il refusa toujours,
disant que ses convictions républicaines ne lui permet-
taient pas d'accepter et que ses attaches à la famille d'Or-
léans, comme professeur de la Duchesse, étaient un autre
obstacle. Il paya cher cette résistance inflexible.
Très peu de temps après la démarche de Sainte-Beuve,
Paul Huet, suivi de son fds tout jeune encore, montait le
petit escalier en tire-bouchon et très sombre qui, au palais
de l'Industrie, menait aux bureaux de l'administration ;
les personnes qui ont connu cet escalier n'ont pu l'oublier ;
près d'arriver au palier, une voix de femme un peu trop
puissante se fait entendre, et Paul Huet de dire très haut:
« Quelle est la poissarde qui possède un si beau timbre ? »
Au même moment, il se trouve en face d'une dame non
moins puissante que sa voix : «Ah ! Monsieur Huet, je suis
enchantée de vous rencontrer, etc. » La grâce même 1 —
« Oh, elle te connaît, quelle est cette damé, il est impos-
sible qu'elle n'ait pas entendu ? — Bien sûr qu'elle a
entendu. — Mais qui est-ce ? — La Princesse Mathilde. —
Que va-t-elle penser? — Elle est ravie, d'ailleurs elle a
trop d'esprit pour ne pas en rire la première, tu l'as bien
vu ».
M. de Nieuwerkerke, de son côté, lui fit une avance ; il
lefitvenir et luidit : a Monsieur Huet, je voudrais vous être
agréable, faites-moi une demande et je me ferai un plaisir
de vous l'accorder. » — « Monsieur, tout artiste désire être
mis à même de montrer ce qu'il peut faire, il a été plu-
sieurs fois question pour moi d'une chapelle à décorer,
je n'ai jamais obtenu la commande, si vous voulez bien
me confier un travail qui me permette de produire et de
développer mon talent, je vous en serai très reconnais-
sant ».
38 PAUI- HUET
Unpeu agacé M. de Nieuwerkeikc répond : « Jenedispose
pas en ce moment de travaux, nous verrons plus tard, mais
je vous le répète, je voudrais dès maintenant vous faire
plaisir, demandez-moi autre chose ; en dehors des travaux,
il y a des faveurs auxquelles un artiste peut être sen-
sible. » — Paul Huet se levant lui répond : « Monsieur, je
ne sache pas qu'un artiste puisse honorablement solliciter
de votre bienveillance autre chose que des travaux et je
ne demanderai pas autre chose. »
Ce fut une rupture; pendant deux ans, la défaveur fut
soulignée en toute occasion ; puis un jour, sans motif appa-
rent, Nieuwerkerke vint à lui la main tendue et peu après
il apprenait par Ernest Ghesneau, secrétaire de Nieuwer-
kerke, qu'il était porté le premier sur la liste des promo-
tions du i5 août comme officier. La nomination, contre-
signée par le ministre, fut biffée de la main de l'Empe-
reur, qui mit un autre paysagiste à la place. Toujours
porté jusqu'à sa mort, il en fut ainsi chaque année.
Ce changement de nom a pu être dû à des recomman-
dations, mais des notes de police ont pu en être cause ;
son opposition affichée au Coup d'Etat, ses protesta-
tions constantes, ses amitiés, son intimité avec Hugo, de
Flotte, Carnot, Eugène Pelletan, Michelet, Lamartine,
son refus formel de faire la demande que l'on voulait pro-
voquer de sa part, voilà plus qu'il n'en fallait pour le
faire rayer. Pour être juste, on doit reconnaître que l'atti-
tude théâtrale de quelques-uns avait pu mettre le pouvoir
en défiance. Quand Courbet faisait tout pour avoir la
croix, sans se compromettre directement, et la refusait
ensuite avec éclat, pour se faire une réclame, il donnait
le droit à un pouvoir, qui ne voulait pas se laisser jouer,
d'exiger une soumission d'un artiste avant de lui accorder
la récompense qu'il pouvait mériter ; or Paul Huet ne
voulut pas s'y prêter; à ses yeux, c'eût été une plati-
tude.
Une autre anecdote piquante montre combien il était
inflexible: Avant d'être ministre du jeune Empire, For-
BIOGRAPHIE 39
toui avait été secrétaire de Carnot, chez lequel on se
réunissait le mercredi soir. Un peu avant le Coup d'État,
alors que l'on scrutait les chances d'avenir, Paul Huet, qui
gardait en ces réunions politiques le plus souvent le
silence, prit la parole pour dire : « Mais, Messieurs, il n'y
a qu'un homme dont vous ne parliez pas, c'estcelui auquel
vous livrez tout, comme s'il n'avait pas fait Boulogne ; il
me semble que là est le danger. Je suis surpris que vous
ne vous en préoccupiez pas davantage. » L'observation
fut accueillie par des sourires et des protestations, — « Le
Prince Louis 1 il est trop bête ! C'est un homme sans va-
leur, etc. » — « lia l'auréolequevous lui faites vous-mêmes;
il est encore son oncle pour beaucoup et je souhaite qu'il soit
personnellement aussi insignifiant que vous voulez bien
le dire », puis agacé, il se retire. Presque aussitôt, For-
toul, qui était présent, le suit dans l'antichambre et tout
en endossant son paletot : « Vous rentrez chez vous, je
vous accompagne » ; à peine dans la rue: « Mon cher
Huet, A'ous y voyez clair, vous, il est plus fort qu'eux
tous et il les jouera haut la main. » Huet alors s'arrêtant
court et se tournant vers Fortoul lui répond : « J'ai souf-
fert de ne pouvoir parler avec autorité au milieu de ces
hommes politiques pour les mettre en méfiance, je vou-
drais leur donner l'éveil, je déplore leur aveuglement, mais
ce sont tous d'honnêtes gens et j'espère que s'ils sont
assez imprudents pour se laisser jouer, il y en aura du
moins un assez ferme pour le mettre dans l'impossibilité
de manquer à son serment. »>
Fortoul sans aucun doute trempait déjà dans le complot
qui devait le faire ministre ; il quitte aussitôt Paul Huet
après avoir reçu cette douche.
Mais plus tard, comme il était bon prince, rencontrant
Paul Huet au Salon, le ministre Fortoul, entouré de cour-
tisans, vientà lui la main tendue : « Huet, il y a longtemps
quejene vous ai vu. » — « En effet, ditPaul Huet, et depuis
il y a eu bien des changements », mais il ne prend pas la
main qui lui est offerte, — N'y a-t-ilpas là de quoi décou-
40 PAUL HUET
rager les meilleures volontés, et ces gens pouvaient-ils
comprendre tant d'austérité?
Pau) Huet, si compromis au 2 décembre, n"a pas été
déporté 1 ne serait-ce pas à Fortoul qu'il l'a dû sans le
savoir?
VI
Pour peindre l'homme, nous ne pouvons mieux faire que
d'en appeler aux souvenirs de ses amis, de ceux qui, de
près ou de loin, l'ont connu et apprécié.
Michelet écrit :
« 11 était né triste, fin, délicat... une femme a bien dit:
« Nul n'a eu plus le sens des pleurs de la nature », à cer-
tains jours, mélancolie profonde. Il a peint quelque part
un pensif oiseau d'eau, qui se tient seul dans une baie
écartée et ombreuse. En le voyant je dis: « C'est lui »...
«C'étaitplusqu'unpinceau, c étaitune àme, uncharmant
esprit, un cœur tendre et beaucoup trop hélas!... Qui
nous rendra jamais cet aimable voisin, cet ami du foyer,
ses visites du soir? Sa place y reste vide, je l'attendrai
toujours. »'
Hugo lui écrivait :
Merci, mon cher Huet, merci de tout cœur. Votre lettre vaut un ser-
rement de main.
Vous aimez la nature comme moi; j'aime l'art comme vous. Nous
devons nous comprendre. Et nous nous comprenons, car j'aime tout de
vous, l'homme et le peintre.
Votre vieil ami,
Victor H.
6 juin, La Terrasse. Vallée de Montmorency.
Delacroix lui adressait ce mot aussi éloquent dans sa
concision :
Ce jeudi matin.
Mon cher ami,
Le plaisir que me fait éprouver votre lettre est au-dessus de toutes
les récompenses qu'un artiste peut ambitionner. Je vous en remercie
' Le Temps, du mardi ii janvier 1869, ^'oir p. 478.
BIOGRAPHIE 4i
mille fois ici, en attendant que j'aille vous serrer la main. Les hommes
de talent n'ont malheureusement pas tous l'élévation des sentiments.
Qu'importent les mesquines rivalités: je ne m'en suis jamais beaucoup
inquiété. Un suffrage comme le vôtre et noblement exprimé, efface l'im-
pression de mille piqûres.
Je vous embrasse bien sincèrement et vous remercie de nouveau.
EuG. Delachoix. '
Au lendeinain de sa mort, Sainte-Beuve écrivait à son
fils:
Ce II janvier 1869.
Quel coup, cher monsieur, qu'il est inattendu et cruel!
La veille encore, cet excellent ami me venait voir vers 5 heures du soir
et nous causions comme nous le faisions depuis quarante ans. Veuillez
offrir à M™" Huet ma respectueuse et douloureuse sympathie et con-
doléance. Il vous laisse un beau nom que sa perte va grandir encore :
c'était une âme d'artiste dans l'acception la plus élevée du mot; une
intelligence étendue et délicate, un cœur pur et affectueux. Sa sensibi-
lité aura hâté sa fin. Il nous devance de peu, nous de sa génération,
mais tant que nous vivrons, son image restera gravée en nous autrement
encore que par ses œuvres ; une image vivante, ornée de ses qualités
morales et de ses douces vertus.
A vous de tout cœur, cher monsieur,
Sainte-Beuve. -
Rappelant ses souvenirs, Ernest Legouvé s'exprime
ainsi :
« Je suis bien téméraire d'oser écrire même une page
sur un peintre. Mon excuse est dans mon amitié, elle me
permettra de dire sur Paul Huet ce que d'autres ne diraient
peut-être pas... c'est le fond le plus intime de son âme
d'artiste que je désirerais mettre en lumière. Toute sa vie
a été une lutte : lutte contre la pauvreté, lutte contre la
maladie, lutte contre l'école qu'il a attaquée, lutte contre
l'école qu'il a inaugurée, lutte contre lui-même... Je l'ai
connu pour la première fois en i845, aux Eaux-Bonnes,
il était malade... il se croyait gravement atteint...
touché de sa peine, j'allai chez le médecin et le suppliai
' Communiquée à M . Léon Séché et publiée par lui dans la Ilet'iie de Paris
du i5 juin 1908.
- Il est intéressant de rapprocher celte lettre de l'article paru dans les
Portraits contemporains, tome II, p. 243 n. éd.
i-i PAUL IIUET
de me dire la vérité. « La vérité, me répondit le doc-
teur, c'est que M. Paul Huet n'est pas plus malade de la
poitrine que moi ; ce sont de purs accidents sanguins
qui disparaîtront forcément avec le temps. » Plus vite
encore que je n'avais couru chez le médecin, je retournai
chez Huet, lui apportant la bonne parole qui lui garan-
tissait l'avenir. De là, notre sympathie et mon entrée
dans la confidence de sa vie passée et présente. Je n'en
dirai que ce qui touche à ses sentiments d'artiste...
« ... En réalité, il est l'élève de l'île Séguin... L'île
Séguin fut pour lui ce que fut pour J.-J. Rousseau l'île
Saint-Pierre ; un vrai nid de poésie, de paix, de médita-
tion. Il vécut en pleine union, je dirais volontiers en pleine
communion avec les arbres, les eaux, les herbes, les
nuages, les couchers de soleil, toutes les symphonies du
vent. 11 se plongea dans la nature comme les beaux trou-
peaux de Normandie (ce n'est pas lui qui me reprocherait
cette comparaison agreste) comme les beaux troupeaux
de Normandie s'enfouissent jusqu'au poitrail dans l'herbe
épaisse des prairies, et là, Paul Huet, rêvant, ruminant,
préluda au développement silencieux de son talent et
même de son caractère. Cet amour de la nature, si pas-
sionné, si profond, et cependant si mêlé d'imagination et
de rêverie inventive; ce caractère un peu ombrageux un
peu fier et en même temps un peu timide, il les a puisés,
ce me semble, dans la solitude de l'île Séguin. J'y rap-
porterai même la perspicacité railleuse de son esprit :
les solitaires sont volontiers observateurs et moqueurs...
« ... Créature essentiellement nerveuse, impression-
nable, sensible, jedirais volontiers féminine, ilavaitbesoin
du succès, ne fût-ce que pour croire à lui-même. Il suffi-
sait de le voir, avec ses yeux pleins d'un feu clair, et
pétillants de vie et d'esprit derrière ses lunettes, pour
se rendre compte que toute piqûre devait être blessure
pour cet être agité, inquiet et surexcité encore par une
santé toujours variable... »
M. Asseline, ancien secrétaire des commandements de
BIOGRAPHIE ^3
la Duchesse d'Orléans, écrivait à la veuve de Paul Huet
une lettre qui contient le passage suivant :
Aitonne par la Charilé-sur-Loirc, 24 juin 1872.
Nous nous sommes liés bien jeunes, votre mari et moi • dans ce
temps, et jusqu à son mariage, il vivait fort retiré, menait une vie exem-
plaire, consacrant ses modestes ressources à létude de son art 'Son
atelier n était ouvert qu'à un très petit nombre d'amis, avec lesquels il
L^Il';^ •l"'"'"' des maîtres, qu'il aimait avec passion et dont il
parlait avec éloquence. M. le duc d'Orléans aimait son talent et l'encou-
rageait ; ...aviint et pendant son triste et long exil, la Princesse le reçut
toujours avec distinction et n'en parla jamais qu'avec estime
Agréez, Madame, mes hommages très respectueux, ma femme vous
envoie ses plus affectueux souvenirs,
Ad. Asseline.
Camille Pelletan, camarade de son fils, écrivait au len-
demain de sa mort ' :
« Qu'il nous soit permis de rappeler la bienveillance
et l'affection avec laquelle il accueillait les jeunes gens.
Rien n'égalait le charme de ses conversations familières,
où l'on croyait causer avec un camarade et d'où l'on sortait
en s'apercevant qu'on avait reçu l'enseignement d'un
maître. »
Alfred Croiset, le doyen de la faculté des lettres, lors
de l'inauguration du buste de Saint-Cloud, apportait ainsi
son témoignage :
« Dans mes plus lointaines réminiscences d'enfant, je
retrouve, toujours visible et nette, la fine et énergique
figure de Paul Huet. II m'apparaît dans son ateIier,''où il
créait de belles œuvres, et où nous étions admis parfois
à le voir travailler, mais plus encore dans ce cadre
famdial où, entouré de respect et d'affection, il trouvait
l'atmosphère la plus propre à développer son exquise
sensibilité, cette sensibilité poétique qui a été la source
de son inspiration.
« Rien n'était plus charmant pour nous, enfants ou très
jeunes gens, que l'intérieur de cet homme d'élite...
« Paul Huet avait un esprit cultivé et une âme ouverte à
1 La Tribune, du dimanche 17 janvier 1869.
44 PAUL HUET
toutes les formes de la beauté. Toute grandeur, toute
noblesse intellectuelle et morale le faisait vibrer, sous
quekjue forme qu'elle se produisît. 11 aimait les poètes.
11 goûtait les écrits des historiens et des philosophes.
Les idées le passionnaient...
« 11 aimait à discuter et le faisait parfois avec une cha-
leur éloquente. 11 parlait notamment de son art en per-
fection. Et cela le plus simplement du monde, même
devant des jeunes gens qu'il semblait prendre plaisir à
élever jusqu'à lui, et dont il écoutait les propos, plus ou
moins mesurés, avec une inlassable bienveillance. Car
il avait cette qualité, plus rare qu'on ne pense, d'aimer
vraiment la jeunesse, de s'intéresser à ses illusions, de
supporter ses décisions tranchantes et de les discuter
avec sérieux...
« ... Je me souviens de l'avoir entendu parler du style
de Nisard de manière à satisfaire même un classique
endurci. Ce passionné, ce généreux était impartial et
intelligent...
«... Ceux qui ont eu le privilège de connaître person-
nellement Paul Iluet, Messieurs, entendent encore dans
ses œuvres la résonance de son âme. et c'est ce que je
voulais dire à ceux qui ne l'ont pas connu, pour rendre
hommage à sa sincérité de grand artiste. » '
Après cette note éloquente, un portrait plein d humour,
instantané aussi piquant par son originalité que vrai et
juste par l'impression, dû à la plume de Léon Gauchez et
publié dans son Journal de T Art en 1878.
Léon Gauchez était cet ami inconnu qu'attire le talent;
flamand exubérant de vie et de santé, il avait rêvé un
Paul Huet à sa taille :
« Plus tard" j eus le bonheur de me lier avec Théo-
phile Thoré... Je lui parlai de mon cher cahier d'eaux-
fortes, il partageait entièrement l'admiration de Planche
' Discours prononcé à l'inauguration du buste de PaulHuet àSaint-Cloud.
- Un précurseur dans VArt, t. XIII, p. i5 et 33, signé Léon Mancino.
BIOGRAPHIE 45
et mit tout plein de bonne grâce à s'étendre sur le rôle
prépondérant de Paul Huet dans la révolution artistique
commencée sousla Restauration. Ce qu'il me dit du carac-
tère del'homme était bienfaitpouraugmenter monardent
désir d'entrer en relations avec le peintre. Ce n'est
qu'en 1866 que j'eus enfin cette heureuse fortune; mon
imagination s'était créé un Paul Iluet auquel la réalité
se trouva ressembler aussi peu que possible. Aussi eus-je
peineà cacher un premier sentiment intime de désillusion .
Je me trouvais dans son atelier delà rue d'Assas, en face
d'un petit homme à barbe broussailleuse, à l'aspect presque
chétif et timide. Rien ne répondait moins à la poésie que
respirent toutes ses œuvres. La simplicité aussi digne
que cordiale de l'accueil eut immédiatement raison de
l'impression que j'eusse été désolé de laisser deviner et
qu'effaça promptement l'étude de mon hôte; au bout de
quelques instants, il me parut transfiguré; la franchise de
son accent, l'énergique netteté de son regard disaient
l'àme passionnée, le cœur délicat, la nature droite et
dévouée que recelait sa frêle enveloppe. Je sortis plein
de respect pour un des plus galants hommes qu'il m'ait
été donné de connaître, et le sentant beaucoup plus
grand encore, et par le talent et par le caractère, que
tout ce que j'avais rêvé de lui avant de l'avoir vu...
« Je restai en correspondance avec lui et le vis trois
fois, toujours plus ardent au travail solitaire dans lequel
il s'était renfermé, trop fier pour s'abaisser jamais à
l'intrigue, principal moyen de renommée pour tant
d'autres, et respectant trop son art pour descendre
à s'occuper de son côté mercantile. Quiconque dans la
critique tient dignement une plume, avait à cœur de ne
laisser échapper aucune occasion de célébrer cette orga-
nisation d'élite et de rappeler l'attention sur l'élévation
de ce noble talent qui n'a connu aucune défaillance ».
Paul Huet avait l'esprit vif, la riposte alerte et prompte,
causait d'une façon charmante, mais jamais le plaisir de
faire un mot, ou de souligner un trait ne l'entraînait à
/fi PAUL HUET
dire une parole méchanle ou malveillante. Son cousin, le
président Petit, écrivait à son fils le 23 janvier i8Gg :
« Je vous enverrai au plus tôt les passages de la correspondance de
votre excellent père, toujours bon et affectueux pour moi, qui se rap-
portent à l'art et aux appréciations justes, exquises, élevées, qu'il lais-
sait échapper au courant de la plume, d'autant plus précieuses qu'elles
étaient spontanées, sans apprêt, et qu'elles reflétaient, avec un senti-
ment profond et éclairé de l'art, l'honnêteté, la droiture et la bienveil-
lance de son esprit. Sa pensée, souvent mélancolique, ne s'égarait pas
dans des formules pénibles el dont on cherche longtemps la significa-
tion. Elle était, avant tout, claire et nette, expressive et imagée. Alors
même qu'il avait à se plaindre de l'injustice, les personnes s'effaçaient ;
il s'en prenait au mauvais goût du jour, aux moyens, indignes de lui et
de sa loyauté, employés par d'autres pour parvenir et se faire prompte-
ment dans les arts, sans cette lente et féconde incubation du travail et
de la réflexion, une place par surprise, en sacrifiant aux caprices du
jour et à la mode. Voilà, mon cher René, vous vous en souvenez mieux
que moi, car vous aviez le bonheur de l'entendre tous les jours, ce que
sa belle âme flétrissait avec une rare énergie d'expression, une grande
autorité de raison, et cette sûreté de jugement qu'il puisait dans la tra-
dition et la connaissance des œuvres des grands maîtres.
«... Parler de lui, c'est encore le voir, l'entendre, le sentir vivant à
ses côtés ! Je serais heureux de pouvoir échanger avec vous, et près de
vous, les sentiments que cette belle mémoire (hélas ! quel mot cruel
m'échappe), nous inspire à tous. »
Corpore pari'us état. Bien qu'il ne s'agisse pas d'un
héros légendaire, il n'est peut-être pas inutile de donner
une indication de son portrait physique. Il était en effet
petit, mais bien proportionné, la tête était fine, l'œil,
très bien enchâssé, était vif, mais doux et bon ; il le tenait
volontiers à demi fermé, surtout quand il fixait son
attention sur un point ou sur une personne. Le regard
ainsi concentré devenait étrangeinent pénétrant ; le sou-
rire était bienveillant, malgré une nuance de raillerie,
on le devinait sous sa barbe plus qu'on ne le voyait, mais
les j'eux riaient plus encore que la bouche ; habituelle-
ment la physionomie était plutôt un peu grave et triste.
Le front bombé, élevé, était sillonné par des veines sur
les tempes, et encadré par des cheveux légers, bouclés
et enlevés en coup de vent. Il avait la vue excessivement
basse et a toujours porté des lunettes, il se servait
souvent d'une lorgnette pour étudier les détails et suivre
BIOGRAPHIE ,
47
le dessin d'un arbre ou d'une figure, afin d'en bien saisir
le caractère.
II existe un daguerréotype, fait chezDurieu à l'époque
où il s'y retrouvait avec Delacroix, au début de l'invention
et du premier enthousiasme, qui le représente dans la
pose du Christ, lors de la flagellation; le torse, les bras
sont superbes, et la tète, le regard au ciel, est dune belle
expression ; il avait alors quarante-trois ou quarante-
quatre ans. Nerveux, sanguin, il était ardent à tous les
exercices, agile et adroit. Réservé, très doux, d'un com-
merce facile et bienveillant, il devenait d'une violence
extrême si on abusait de sa bonté et avait alors des
colères terribles.
Tout jeune, il revenait de l'île Séguin à pied avec des
amis, la nuit était tombée avant leur arrivée à la place
de l'Etoile, par laquelle ils passaient ce soir-là; un
homme les croise, qui paraissait ivre, et, tout en tibu-
bant, retombe sur Paul Huet, qui sent aussitôt la main
fouiller son gousset, aussi vide bien entendu d'argent
que de montre ; mais comprenant aussitôt qu'il a affaire
à un simulateur, il tombe à bras raccourcis sur l'individu
Ses camarades lui disaient en vain : mais tu vois bien
qu il est soûl, laisse-le donc, tu vas l'assommer. Et lui
de taper toujours des poings et des pieds, s écriant à
chaque coup : Ah oui ! soûl, ah oui ! Enfin on le lui
arrache et l'homme file sans demander son reste, sentant
qu'il avait trouvé son maître.
Plus tard, à un banquet d'artistes en l'honneur de je
ne sais plus qui, ou quoi, il arrive en retard, cherche sa
place, ne la trouve pas et, appelé par des amis qui lui
montrent une chaise vide entre eux, s'assied. Survient le
titulaire, ou du moins un autre camarade qui prétend que
c est sa place. Paul Huet lui répond en plaisantant
d abord : « je n'en puis plus, j'étais horriblement fatigué
ils m'ont appelé près d'eux, tu ne vas pas me chasser de
là, je suis trop bien, mais, si tu veux être sage, on va se
serrer et nous te caserons aussi. — Non, non, je ne veux
48 PAUL HUET
pas être foulé, c'est ma place et je la veux ; puis en
matamore : — Çà ne se passera pas comme cela, j'ai
servi, etc., etc. — Ah ! c'est ainsi que tu le prends, dit
Paul Huet, devenant tout à coup furieux. On plaisante
et tu réponds sur ce ton ; eh bien soit, tu as raison, il
faut en hnir; mais pas demain, tout de suite. Il n'y a
qu'une place, dis-tu, et nous sommes deux : sortons, nos
amis vont nous accompagner et dans un instant il n'y en
aura plus qu'un, celui-là reprendra la place et reviendra
dîner, » Le ton était tel, si ferme, si convaincu que
le farouche spadassin fait une retraite immédiate, et,
devant l'insistance de Paul Iluet, qui ne se calmait plus,
finit par de plates excuses.
Cette vivacité, il savait aussi la montrer dans les
heures degaîté; une lettre écrite à sa femme, vers i854,
montre que dans sa jeunesse, à l'île Séguin même, où il
a tant travaillé, il savait apporter sa part d'entrain, que
les parties de pleine eau n'étaient pas les seuls moments
de détente. La lettre elle-même donne une note assez
vive pour la citer plus complète.
Paris, de l'atelier.
Amie aimée, voici une lettre de ta chère Z... ', elle était chez
le portier et datée du i6, elle le fera sans doute plaisir, et je
crois que tu voudras y répondre de suite. Définitivement la voix
est un bel instrument, voilà qui fortifiera tes intentions il l'égard
d'Edmée ; je t'engage, en attendant, h lui bien apprendre maître
Corbeau ! Ne devrais-je pas une visite de suite ? Pour réchauffer
le froid que j'avais de te quitter, j'ai dû attendre b la gare
jusqu'à près de deux heures et demie et par quel temps! Dans
l'omnibus i>e?-l, j'ai bien cru reconnaître une des jeunes nymphes
de Visle Séguin, une blonde enjouée et folâtre qui donnait sa
part de joie aux beaux jours de cette île enchantée ; époque oii
l'on écrivait encore sans trop de honte Isle avec un S ! et l'on
croyait être si loin de l'ancien régime. Je n'ai pas voulu la recon-
naître. Les scènes de reconnaissance sont embarrassantes après
tant d'années ; c'est effrayant, j'ai cru voir sa mère, une grosse
maman couperosée dont nous riions fort, hélas, à cette époque.
Cette beauté blonde (autrefois) était devenue M"^G..., sculpteur
' M"" Z..., chanteuse de talent et peu fortunée, faisait un brillant mariage.
BIOGRAPHIE 49
qui a eu quelques succès et du mérite, mais je crois que l'on a
encore plus parlé de la femme que du mari, avant, pendant et
après, car elle est veuve, si elle n'a pas convolé en seconde ou
en troisième : médisance d'artiste du reste.
Toute sa vie il a aimé se lever de bonne heure, mais
dans les dernières années surtout, il avait soif de lumière :
« Je serai bien assez tôt et surtout bien assez longtemps
dans le noir, il faut jouir du jour tant qu'on le peut ; si
encore j'étais sûr que, là-bas, je pourrai faire des
paysages, voir des printemps aux pousses tendres et des
automnes dorés, des aurores empourprées et des soleils
couchants dz-amatiques. Je ne puis comprendre un
paradis sans cela. Un bonheur sans travail... L'éternité
à ne rien faire, quel enfer ! »
Il montrait son énergie et sa volonté dans les moindres
choses : enfant, il s'était taillé un pupitre à même une
bûche qu'il avait débitée à lui tout seul.
J'ai parlé de sa facilité à faire les vers latins, elle était
telle, que si son maître lui donnait un pensum, il solli-
citait, comme une faveur, la permission de faire cin-
quante vers au lieu d'en copier cent, préférant se donner
du mal à un travail intelligent et laisser libre cours à son
imagination, plutôt que de s'engourdir dans une tâche
déprimante et routinière.
Deux fois il eut le crâne fendu: tout enfant, sa nourrice
l'avait laissé tomber de ses bras et il s'était ouvert le
front. A vingt ans, il jouait à la balançoire avec son
neveu Emmanuel. Cette balançoire venait d'être posée
dans la cour de la rue Madame, on avait enlevé quelques
pavés pour planter les montants ; le travail n'était-il pas
achevé, la terre pas assez tassée ? Toujours est-il qu'il
sent un mouvement se produire et dit : « Moins fort,
arrête-toi. » Son neveu n'entend pas, croit à un encou-
ragement et redonne un vigoureux élan. Le tout s'arrache
et Paul Huet tombe en arrière, la tête la première sur le
tas de pavés, recevant de plus son neveu dans ses bras,
et le portail s'écrasant sur le tout. Gomment ne fut-il pas
4
5o FAUL HfET
tué ? il en fut quitte pour une fracture de Tocciput.
Delécluze, s'il eût connu ce détail, n'eût pas manqué
de trouver là une explication toute naturelle à la « muti-
nerie de son imagination — à son exécution fantasque —
à son habitude de composer, dessiner et colorer des
pays, des arbres, des feuillages et même des figures
purement fantastiques ' ».
D'autres y verraient la confirmation de cette théorie
qui veut que les gens d une valeur particulière aient plus
ou moins le cerveau fêlé !
Il racontait de son voyage en Auvergne, fait à pied
avec MM. de Gambis^ et de Taillac% cet incident qui
montre 'son sang-froid : Outre son bagage de touriste
des plus sommaires, son sac contenait une lourde boîte de
couleurs chargée d'études, la marche avait fini par
entamer un de ses pieds ; il est forcé de s'arrêter dans un
trou perdu et de laisser ses compagnons poursuivre leur
route. La pluie ne cessait de tomber; lassé d'être depuis
deux jours prisonnier dans ce bouge, il demande si on
ne pourrait lui procurer un cheval et un guide pour le
conduire jusqu'à la ville prochaine, le Puy, je crois,
où il devait rejoindre ses amis.
La route était sauvage, elle traversait des bois de
sapins, en longeant un torrent qui bouillonnait au fond
d'un ravin. Déjà, deux ou trois fois, le guide l'avait quitté
pour s'enfoncer sous bois, sous prétexte de prendre un
raccourci, ses allures paraissaient un peu étranges, ses
propos plus encore, quand, après une nouvelle absence,
il surgit brusquement, saisit la bride du cheval, l'arrête
et demande à brûle-pourpoint : « Etes-vous armé ? » Avec
une heureuse présence d'esprit, Paul Huet répond en
riant : « Armé, pourquoi faire, pour me faire prendre
mon arme, je n'ai pas un sou sur moi, vous pensez bien
' Delécluze. Salons de i83i et i834.
' Secrétaire d'ambassade.
' Conseiller référendaire à la Cour des Comptes.
BIOGRAPHIE 5i
que si j'avais pu rester à l'auberge par ce temps de
chien, je ne me serais pas mis en route; je dois trouver
de l'argent à la ville, voilà pourquoi je suis si pressé
d'y arriver ». L'endroit était des plus sinistres, le préci-
pice, au fond duquel grondait le torrent, était du côté
opposé à l'homme, le moindre effort pouvait y précipiter
le cavalier. Après quelques secondes d'hésitation, le
guide laisse retomber la bride et tout en disant qu'il est
toujours bon d'avoirdes armes, s'absenteune dernière fois,
aussi brusquementqu'il l'avait abordé, mais pourquelques
instants seulement : à son retour, Paul Huet lui demande
pourquoi il lui a fait cette étrange question. — « La
route n'est pas sûre », dit le guide d'un air embarrassé,
et il se met à raconter des histoires d'attaques et d'acci-
dents survenus dans ces parages, qui jouissaient d'ail-
leurs d'une fort mauvaise réputation, surtout depuis
quelque temps. — Paul Huet a toujours pensé qu'il avait
échappé à un danger, que le guide se concertait avec
des complices, que sans son sang-froid il était perdu. 11
portait sur lui quinze cents francs cachés dans sa cein-
ture.
C'est pendant ce même voyage, qu'ayant fait au Mont
Dore l'ascension du pic de Sancy avec ses amis, il s'arrête
à la descente pour faire un bout d'aquarelle du soleil cou-
chant, laissant ses compagnons prendre les devants avec
le guide. Les nuages se forment sous ses yeux ; passionné
par son travail, il ne se rend pas compte qu'ils l'enve-
loppent peu à peu et ne comprend le danger que lorsqu'il
est pris complètement dans un brouillard épais qui ne lui
permet pas de voir ses pieds. Il se souvient d'une con-
versation tenue le matin même à la table d'hôte : Le pic,
avait-on dit, quand il était embrumé, en avait parfois pour
quinze jours, et un voyageur pouvait être perdu, s'il
était ainsi surpris. Il veut chercher sa route, retrouve
bien le sentier, mais se bute à une roche qui lui barre le
passage; impossible de reconnaître l'issue qui se dérobe.
5a l'AL'L UUET
il ne sent que le vide au delà. Enfiévré, ses pieds
alourdis lui semblent chargés de semelles de plomb.
Combien dure cette angoisse, elle lui paraît horrible-
ment longue; mais une déchirure dans la nuée lui permet
de voir le coude du sentier qui tournait la roche, il s'élance
en faisant des sauts fous, délivré subitement de son
poids écrasant et retrouvant, par contraste, une légèreté
surprenante. Un peu plus bas, il rencontre le guide, qui,
inquiet pour lui, remontait à sa recherche, et qui,
l'apercevant, lui crie : « Ah ! quand j'ai vu ce nuage,
je vous ai cru f — Pas pour aujourd'hui », répond-il
en courant de plus belle !
A Rome, il est pris par la pluie ; fatigué d'être enfermé
depuis plusieurs jours à son hôtel, il part, enveloppé dans
son manteau, avec sa pique de paysagiste à la main pour
faire une course dans la campagne. Les paysans, retenus
dans les villages par le mauvais temps qui entravait les tra-
vaux des champs, se tenaient sur leur porte, ou sur la place
pendant les éclaircies. En traversant un de ces groupes,
il est accueilli par des rires; quand il les a dépassés de
quelques pas, ces grands gaillards raillent sa petite taille,
son chapeau rabattu; les rires se changent en moqueries;
plus loin ce sont des insultes, plus loin encore des pierres
qui ne pouvaient plus l'atteindre; mais la colère le prend,
il se retourne brusquement et se met à courir, le bâton
levé contre ces gaillards au nombre d'une trentaine ! au
risque de se faire assommer ! Ceux-ci, en le voyant arriver
la pique levée, fuient en s'éparpillant comme une bande
de moineaux et se réfugient dans leurs maisons en criant :
« Furia francese ». Il avait eu un tel élan que ces Romains
avaient eu peur ! Chacun s'était dit que s'il y avait un coup,
il pouvait être pour lui : « Furia francese ! »
C'est d'ailleurs la seule histoire de brigands qu'il ait
eue pendant son séjour de quatre mois à Rome, malgré
ses courses fréquentes dans la campagne.
BIOGRAPHIE 53
VII
Son désir de parvenir au mieux à la poursuite du bien
était inlassable. Il n'hésitait pas à gratter un tableau ter-
miné pour le repeindre entièrement, témoin son tableau
Fraîcheur des bois, fourré de la forêt., légué par lui au
Louvre, qui a paru sous des formes si différentes aux
Salons de 1848 et de i852.
Il eût voulu trouver une expression qui pût devenir
une devise personnelle témoignant de cette passion.
« J'aurais aimé, disait-il, cette formule : « Ad meliora
semper » mais dégagée de toute ambiguïté ; qu'il ne pût
y avoir confusion entre le vœu tout intellectuel et une
pensée de bien-être matériel. » Il ne l'a pas trouvée.
Dès ses premières études, sa facture s'est affranchie de
toute imitation servile. C'est ce qui a de suite si vive-
ment touché Delacroix.
« Je pense très sérieusement, dit Gustave Planche ' en
i83i, que M. Paul Huet a voulu et veut encore, d'après
des réflexions nombreuses et purement personnelles,
ramener le paysage à la nature et que, pour y arriver, il
a senti la nécessité impérieuse de rompre violemment et
brusquement avec les principes aujourd'hui adoptés. »
H attaquait une étude d'après nature avec un empor-
tement amusant, dans la pleine pâte, large, riche, géné-
reuse, sans indication préalable, mais avec une sûreté
parfaite quant à l'établissement immédiat des grandes
lignes principales qui déterminent le caractère, le senti-
ment et la poésie de l'œuvre. De suite la toile était
grande, les formes justes, mais élégantes; rien de petit,
de mesquin, d'inutile ; il mettait en pratique ce conseil
qu'il donnait toujours. « Oublier tout ce que l'on sait
devant la nature et chercher à rendre le plus naïvement
possible ce que l'on a sous les yeux. »
' Salons, t. I, p. 97.
54 PAUL HUET
Dans ses aquarelles, la rapidité d'exécution était telle
que c'était un véritable plaisir de le voir faire et d'as-
sister à l'éclosion de l'œuvre en quelques touches noyées
dans l'eau, coulant comme une source, avec des ména-
gements de blancs si habiles, si justes, si francs, que le
ciel, par exemple, était aussitôt à l'effet, brillant, lumi-
neux. Il y avait du prestidigitateur, et pourtant cette
virtuosité était si naïve, si sincère, si esclave de la
nature ou du sentiment rêvé, qu'il semblait facile d'en
faire autant ; l'effort ne se voyait ni ne se sentait, pas
plus pendant l'exécution que devant l'œuvre achevée. Il
fixait ainsi des impressions fugitives et prenait des notes
précieuses pour l'exécution de ses tableaux.
N'ayant pas une manière, un métier écrit d'avance,
mais le variant au contraire à l'infini, l'assouplissant
suivant le motif qu'il voulait rendre, il se servait indif-
féremment pour dessiner de la mine de plomb, du
crayon noir plus ou moins rehaussé de blanc, du
fusain, de la sépia, de l'aquarelle, de la gouache ou de
la plume, ou du pastel, mêlant souvent tous ces moyens
avec un heureux imprévu, selon les besoins de la cause.
C'est ainsi qu'il n'eut pas ce qu'on appelle un faire
unique. Beaucoup de gens, amateurs éclairés même, ou
érudits avisés, sont déroutés par cette fantaisie capri-
cieuse, par cette recherche incessante. Ils ne peuvent
classer aussitôt, en une petite place étroite, ce fantaisiste ;
ils ne peuvent le piquer comme un insecte à la place
réservée dans son cadre. De là en partie l'indifférence
du gros public demi-connaisseur qui aime les formules
routinières ; de là aussi, l'estime toute particulière en
laquelle l'ont toujours tenu les artistes et les vrais con-
naisseurs.
Que de gens, voyant son œuvre réuni, s'écrient :
« Gomment, ceci aussi est de lui, cela ne ressemble pas
à ce que je viens de voir ! » Mais si la facture n'est pas
uniforme, monotone, l'inspiration, la vision, sont bien
issues du même cerveau, et, pour les délicats, il est diffi-
BIOGRAPHIE 55
cile de le confondre avec ceux qui l'ont suivi dans les
mêmes voies. « On n'a jamais besoin de chercher un
Paul lluet, on le reconnaît entre mille' ». Il a tout essayé
avec audace, et tel fanatique aujourd'hui de l'école
impressionniste peut avoir la satisfaction de découvrir
en lui un précurseur, humble desservant de ce dogme,
en rencontrant dans une aquarelle une note, audacieuse
peut-être, mais bien à sa place parce qu'elle n'a pas été
mise pour étonner le bourgeois ou pour faire parade
d'une virtuosité malsaine. II a essayé de tous les pro-
cédés, il se les assimilait aussitôt, mais sans en être
jamais esclave. Il s'emparait de l'outil avec une rapidité
prodigieuse, savait en tirer tout le parti, toutes les
ressources qu'il était susceptible de fournir, sans s'as-
servir à lui.
Les questions techniques l'intéressaient d'ailleurs,
témoin cette lettre de Delacroix en réponse à une indica-
tion de siccatif recommandé par lui à son ami.
D'Eugène Delacroix.
Ce 27 avril.
Mon cher ami,
Vous êtes bien aimable d'avoir pensé à m'envoyer votre marchand de
couleurs : mais voici les considérations qui m'ont fait renoncer à me
servir de sa préparation. Je suis extrêmement circonspect dans le choix
des siccatifs surtout, et je suis malheureusement persuadé que le temps
seul et un très long temps peut confirmer le bon usage de ces moyens.
J'emploie depuis plusieurs années le siccatif de Courtray, préparation
flamande qui me paraît excellente et dont l'usage paraît fort ancien. En
second lieu, je me sers d'essence en peignant, et votre homme m'a dit
que l'essence était préjudiciable dans l'emploi de sa pâte ; ses couleurs
ont le même inconvénient pour moi : je vous sais le même gré, mais à
votre tour demandez à Haro du siccatif que j'emploie; en y mettant plus
ou moins d'huile, on fait sécher à volonté, on peut même faire sécher à
l'instant et glacer tout de suite après, tandis que l'autre demande au
moins vingt-quatre heures.
Je serai enchanté si la vue de mon tableau peut être de quelque intérêt
pour M. Legouvé, que j'ai souvent rencontré et que j'apprécie comme
il le mérite ; malheureusement le tableau est un peu loin, à Lille, dans
le musée... '^
' Jean Rousseau. Salon i863, Univers illustré du a5 juin, voir p. 517.
^ Legouvé avait manifesté le désir de voir la Mêdée, ce doit être au
moment où il a fait la pièce portant ce litre ; la lettre, qui n'est pas datée, a
dû être écrite vers i853 ou i854.
56 PAUL HUET
Impressionné comme il le dit lui-même, par les Charlet,
les Géricault qu'il rencontrait sur le quai, il devait être
de bonne heure tenté de s'essayer dans la lithographie.
De quelle date sont les premières pierres, il serait diffi-
cile de le fixer d'une façon très précise ; il était si rare
de trouver un éditeur. On connaît l'histoire des pierres
de Delacroix, que Pierret, son ami dévoué, promenait
sous son bras sans pouvoir les placer. Il faisait de même
pour Paul liuet, avec moins de succès encore. M™^ Del-
pêchc recevait, avec une bienveillance toute maternelle,
Géricault lui présentant les siennes : « Mais enfin, mon-
sieur Géricault, vous êtes riche, vous n'avez pas besoin
de cela pour vivre, que ne laissez- vous M. Vernet (Carie)
faire des chevaux, il les connaît, lui, et sait les faire. »
Quelle difficulté devait avoir Paul Huet à se faire
imprimer!
Quelle que soit l'heure de l'exécution, la maîtrise s'y
affirme d'emblée et une date est certaine, celle de la
première publication : 1829. Ce chiffre est écrit sur la
première page d un cahier; ce fait est très important
dans l'œuvre de Paul Iluet; rien ne peut mieux établir
son originalité, indépendante de toute influence. De plus,
on trouve dans chacune de ces petites estampes, si
naïves d'impression de nature, et en même temps si
expressives par la souplesse, la variété et l'imprévu d une
exécution des plus habiles, on trouve dans chacune
comme le germe franchement souligné de tout ce que
l'école, dite de i83o, a développé dans des voies diffé-
rentes. « On n'y relèverait pas une incertitude de senti-
ment ou d'intention pittoresque », dit M. Hédiard dans
son étude sur les maîtres de la lithographie. Mais le
n° I, Le braconnier, le n° 7, Le ruisseau, dessous de bois
aux troncs de hêtres argentés ne pourraient-ils être
signés par Diaz. Tel autre, le n° 6, Plein soleil, ou le n° 8,
Vue de Rouen, par leurs plans successifs, étudiés jusqu'à
l'horizon à perte de vue, ne font-ils pas songer à Rous-
seau, d'autres à Jules Dupré; sans compter celles qui, par
BIOGRAPHIE 57
leur caractère passionné et dramatique comme le 7, Cré-
puscule et le II, Gros tenips, n'ont trouvé d'autre com-
mentateur que lui-même, le romantique impénitent.
Comme le dit M. Jouin' « il n'a procédé que de lui-
même », il a été franchement le précurseur de tout ce
qui a suivi. Si le fait n'était reconnu et proclamé par
tout le monde, ces petits cahiers de modestes croquis suf-
firaient à ^établir^
Dans le troisième cahier de six marines, daté de i832,
si le coup de crayon est plus ferme, plus sur (comme dit
le public), il est d'autre part moins personnel et moins
imprévu. Ce cahier charmant n'a pas la même portée, le
même intérêt que les deux premiers, le métier est trop
dominant.
Il en est de ses eaux-fortes' comme de ses lithogra-
phies ; dès le début, toute son originalité, toute sa maî-
trise s'y montrent avec une puissance peut-être plus
grande encore ; si, dans les unes, il mêle heureusement
le crayon, le lavis, l'estompe ; dans les autres, il emploie
tour à tour la morsure, la pointe, le burin, la roulette,
le berceau, l'aqua-tinta ou la manière noire, il use de tout,
appliquant ingénieusement chaque procédé à l'interpré-
tation voulue pour atteindre au maximum d'intensité de
l'effet. Les premiers essais datent de la même époque.
« Mais en 1828, dit M. Léonce Bénédite dans son
rapport du jury international de 1900', Paul Huet ému
par les estampes de Rembrandt, comme il l'avait été par
ses tableaux, inaugure une suite de paysages à l'eau-forte,
qui restent des pièces de premier ordre parleur intensité,
' Maîtres contemporains, fasc. i.
■^ Voir la notice de Burty dans Maîtres et petits maîtres, p. 4, 3o, 3i, 66
et suivantes, et les articles de G. Hédiard : Les maîtres de la lithographie
dans l'Artiste, 1891 ; les procédés sur verre dans la Gazette des Beaux-Arts,
1"'' novembre igoS.
^ Consulter, pour plus de détails : Léon Rosenthal : La gravure ; Burty,
déjà cité ; Henri Bcraldi: Les graveurs au A'/.l'" siècle, t. YIII, p. 128 ; Loys
Delteil : Le peintre graveur illustré, t. VII, entièrement consacré à Paul Huet
et à la reproduction de tout son œuvre gravé et lithographie.
' Page 618.
58 PAUL HUET
leur richesse, leur profondeur, leur grandeur et leur
style. »
« Les eaux-fortes du même auteur, disait Gustave Planche
dès i834', rivalisent de transparence et de légèreté, de
grandeur et de souplesse avec les meilleurs ouvrages
de l'école flamande. La gravure, ainsi comprise, est une
véritable peinture, tant elle est vivante et animée. Il y a,
dans les quatre planches que nous avons au Louvre,
plusieurs mérites variés qui n'appartiennent qu'aux
maîtres. Lécorce, les branches et le feuillage des arbres
sont touchés avec une simplicité savante. La toiture des
chaumières est si doucement estompée qu'on a peine à
comprendre comment l'eau-forte a pu atteindre à ce
résultat. Il est fort à souhaiter que M. Huet traduise lui-
même, de cette manière, quelques-uns de ses tableaux. »
Et dans V Artiste^ :
« Pour comprendre tout ce que le graveur, avec les
ressources bornées de son art, peut mettre, dans ses
ouvrages, de sentiment, de couleur, de lumière et de
transparence, peut donner d'accent à la forme des objets,
il n'est besoin que de jeter les yeux sur les paysages à
l'eau-forte par M. Paul Huet. Ces ouvrages sont dignes
des maîtres. »
Quand la grande planche de Royal paraît, Gus-
tave Planche lui consacre un long article dans la revue',
article qu'il est impossible de rappeler ici autrement que
par une courte citation.
« Il eût été, je crois, difficile d'imaginer, pour une
pareille donnée, une distribution de masses plus savante
et plus facile à saisir. Quant au ciel, je n'hésite pas à
le regarder comme un morceau capital. Je sais que dans
toutes les questions d'art, il faut plutôt juger l'œuvre en
elle-même que le mérite de la difiiculté vaincue ; mais
' Salon de i834, p. 26a.
^ Tome YII, p. iSg.
« Revue des Deux Mondes, l. XIII, 4'' série, i" février i838, p. 357.
BIOGRAPHIE 59
lorsque ce dernier mérite vient s'ajouter à la valeur de
l'œuvre, il y aurait de l'injustice à n'en pas tenir compte.
C'est pourquoi je recommande à l'admiration publique
le ciel des Sources de Roiyat, non seulement comme un
modèle de transparence et de légèreté, mais encore comme
un des triomphes les plus éclatants de la gravure à l'eau-
forte...
« Je dirai de l'eau des Sources ce que j'ai dit des arbres
et du ciel. Elle se déroule et se joue en nappes transpa-
rentes, et ne laisse rien à désirer sous le rapport de la
légèreté. L'œil le plus difficile à contenter est forcé de
reconnaître que M. Huet, en luttant courageusement avec
son modèle, a fait tout ce qu'il était possible de faire. Le
burin le plus délié n'irait pas au delà. »
Il est curieux d'exhumer des Débats cette note dans
laquelle on sent le parti pris. Delécluze dont Sainte-
Beuve dit' : « J'ai encore sur le cœur ses jugements
dédaigneux sur Paul Huet, par exemple... M. Delécluze
n'a jamais su que l'accuser d'aimer et de chercher le
bizarre. » Delécluze " s'exprime ainsi :
a M. Huet réussit parfois assez bien dans le paysage
imaginaire, de fantaisie ; et cet artiste a si bien senti sa
vocation, qu'il s'est adonné dernièrement à la gravure
du paysage à l'eau-forte, genre capricieux, où tout l'inat-
tendu et toute la mutinerie de son imagination, contre les
grands et sages aspects de la nature, trouvent à se
dédommagera son aise, (sic.) Ces gravures exposées dans
la salle d'Apollon ont fixé l'attention des connaisseurs. »
« L'analogie entre la peinture anglaise de paysage et
les études que fit Paul Huet dans l'île Séguin de 1820
à 1822 est frappante, dit Ph. Burty. Le rapprochement
jaillit, évident et logique, de la recherche instinctive ou
plutôt de la présence continue de motifs et d'effets ana-
logues. C'est, de part et d'autre, ce que l'on pourrait
' Nouveaux lundis, t. III, p. 99, 4^ éd.
- Débats, du 4 mai i834.
6o PAUL HUET
appeler de la peinture d'insulaire. » Et il ajoute : « Je tiens
à poursuivre ce rapprochement et je prie les amateurs de
comparer les eaux-fortes de M. Seymour-IIaden' à celles
de Paul Huet, qui, de trente ans antérieures, semblent
être des ancêtres de la famille.
« Il faut bien constater qu'il n'a pu avoir pour premiers
modèles les peintures de Constable, de Fielding^, de
Reynolds ' et des autres puisqu'elles ne vinrent en France
qu'à l'occasion du Salon de 1824... mais les premières
influences lui vinrent des Rubens et des Rembrandt du
Louvre. »
M. Henri Reraidi abonde dans le même sens:
« On met aujourd'hui, et c'est justice, les six eaux-fortes
publiées en cahier, celles qu'on appelle /e Héron, elc. .
sur la même ligne que les belles eaux-fortes de Seymour-
Haden. Et ces pièces ont paru en i835 * ! »
M. Henry Marcel, dans La peinture française au
XIX" siècle',, dit :
« Esprit cultivé, ouvert, s'exprimant avec délicatesse
ou profondeur sur les matières de son art, Paul Huet,
tenté par tous les modes d'interprétation, a fait de très
belles eaux-fortes (les Sources de Royat,, etc.), et dessiné
pour le Paul et Virginie^ de Curmer, des bois d'une étrange
puissance d'effet, dans leurs formats minuscules. »
Paul Huet a dû, pour vivre, faire au début quelques
illustrations pour son beau-frère, l'éditeur Genêts, ou tout
au moins en obtenir par son appui. H n'en est pas resté
trace ; pour ce genre de travaux, il était contraint sans
doute de dissimuler entièrement ses jeunes tendances.
H s'affranchit bien vite de toute entrave. Ph. Burty.
' Seymour-Haden, chirurgien et graveur anglais, 1818-1910.
^ Copley Fielding, président de la Société des aquarellistes de Londres,
1787-1855.
' Reynolds, graveur et peintre, frère du portraitiste, a fait de beaux
paysages.
* Les graveurs au X/.V" siècle, t. VIII, p. 128.
» Tage i54.
BIOGRAPHIE 6i
dans sa notice ', s'est attaché à relever avec soin les illus-
trations qui toutes portent franchement l'empreinte de
son caractère. Paul Huet a dessiné de charmantes
vignettes : V Ouragan pour le Robinson Crusoé, traduit par
Petrus Borel (édition devenue très rare) ; deux grandes
compositions pour V Illustration ; la maison où est né le
chimiste Vauquelin et des reproductions de ses tableaux
pour le Magasin pittoresque', etc., etc.
« Les dessins sur bois, que Paul Huet a semés dans le
Paul et Virginie édité par Curmer en i838, ne sont pas
moins remarquables que ses eaux-fortes, dit Burty,
ils forment de petits tableaux d'une coloration audacieuse
et réellement forte. Paul Huet n'intervient que dans la
seconde moitié de ce curieux volume. On l'appela pour
seconder. Le Marville et Français qui préparaient les
paysages dans lesquels les frères Johannot intercalaient
d'assez mièvres figurines. Huet s'assura de suite une place
prépondérante. »
Français' traitait les encadrements de fleurs et de fruits
avec un talent remarquable, avec une grande finesse de
pointe, ils sont tous de lui; mais ses paysages, d'une exé-
cution habile, étaient un peu froids et monotones. Curmer,
pour renouveler l'inspiration, appelle Paul Huet dont l'ima-
gination poétique était bien faite pour interpréter, en la
devinant, cette nature des tropiques ; aussi le succès est
complet. Français prend ombrage de ce voisinage ; ce sont
de ces mécomptes que certaines natures ne pardonnent
pas, il est toujours resté un peu hostile.
Ce volume, dans lequel Meissonier se révélait par ses
merveilleuses compositions de la Chauniière indienne fut
un événement ; les gravures étaient admirablement exécu-
tées. 11 n'en fut pas toujours de même. On a longtemps
gravé sur le dessin, sur l'original tracé sur le bois ; de
' Ph. Burty : Maîtres et petits maîtres.
- Année i85a, un long et bel article, t. X
: 265.
^ Français (François-Louis), 1814-1897, paysagiste, membre de l'Institut.
- Année i85a, un long et bel article, t. XX, p. 307 et Année 1866, p. ^28
et 265.
62 PAUL HUET
charmantes œuvres ont été ainsi détruites par des gra-
veurs. En 18G1, Paul Iluct, sur la recommandation de
Michelet près de Hachette, fait une série de bois pour le
Tour du Monde\ Il emploie les mêmes procédés de tra-
vail que pour les bois du Paul et Virginie.
On ne peut imaginer quelle était, la plupart du temps,
la pauvreté, la nullité des dessins rapportés par les
voyageurs ; d'après cette donnée, Paul Huet faisait une
maquette en quelques traits habilement lavés, puis il
exécutait sur bois un dessin à la pointe où chaque trait
de crayon avait sa valeur comme pour une eau-forte. Ce
travail précieux, très poussé, fait l'admiration des éditeurs
ravis. Les bois sont confiés à des graveurs d'élite, mais,
depuis Curmer, une révolution s'était faite, celte facture
très précise, impérieuse, trop personnelle les déroute, ils
ont pris l'habitude d'une plus grande liberté d'interpréta-
tion ; l'un d'eux ayant manqué, sans doute, un effet de
matin d'une limpidité fine: Entrée du port de New-York,
se permet de graver un ciel d'orage violent, d'une lour-
deur étouffante, à la place du motif donné. Il pensait
faire du Paul Huet plus authentique que l'original. —
Fureur de l'auteur si bêtement trahi ! Le gendre de
Hachette, Templier, envoie unjeunerusse, inventeurd'un
procédé" qui, par la galvanoplastie, devait donner des
clichés typographiques imitant l'eau-forte ; l'essai ne fut
pas favorable. Paul Huet se reprochait ensuite d'avoir
trop demandé au procédé, de n'avoir pas donné pour
cette tentative une note plus simple.
Il ne reçoit pas d'autre commande et ne s'inquiète pas
autrement. Pourtant, un an après, causant avec Michelet :
« Pourrais-je savoir, dit-il, pourquoi Templier, qui
paraissait si satisfait de mes dessins, ne m'en a pas
demandéd'autres, ses compliments étaient-ils sincères? —
Ah, mon cher ami. ils sont désolés; vos dessins infini-
' Le Tour du Monde, a« année, p. 237, 240, 241, 256, etc.
- Voir la lettre du 18 juin 1861.
BIOGRAPHIE 63
ment supérieurs leur coûtent quatre ou cinq fois plus cher
à graver que les autres ; malgré leur extrême désir de
vous avoir comme collaborateur, le prix dépasse trop leur
budget, ils n'ont pas osé vous le dire, ne pouvant vous
demander, à vous, de changer votre manière de faire, et
Michelet explique qu'un lavis laisse plus de liberté au gra-
veur. — Ils n'avaient qu'à le dire, j'aurais fait ce qu'ils
auraient voulu. Jegagnais, sans medéranger de mes toiles,
mes mille francs dans la semaine, avec les lavis dont vous
parlez, je les aurais gagnés dans ma soirée. » Les maquettes
au lavis qu'il faisait sur un chiffon de papier avant de
commencer son bois eussent été l'idéal des graveurs,
elles eussent permis l'exécution simple, rapide et surtout
économique.
Paul Iluet, qui jamais ne fut homme d'affaire, s'en est
tenu là, n'est pas retourné chez Templier et n'a plus
fait de bois.
C'est encore Gustave Planche qui caractérisait le mieux
la façon dont Paul Huet comprenait son art quand il
disait ' :
« Lui aussi il veut la nature et la réalité, mais la réa-
lité vraie, c'est-à-dire poétique, vivement sentie, finement
et courageusement étudiée, il veut surtout traduire ses
impressions personnelles et intimes. Il voit, il regarde,
il s'en va, il se souvient, et il emporte avec lui des traces
ineffaçables, des gages certains de ses voyages, de ses
études. Puis quand vient l'heure de l'invention, quand il
veut composer, il choisit dans ses souvenirs, il fait dans
ses croquis un triage sévère, il rallie, il groupe les élé-
ments que la nature lui donne autour d'une idée grande
et poétique. — Involontairement, par un soudain et iné-
vitable retour de pensée, les débuts de M. Paul Huet rap-
pellent les premières méditations de Lamartine. En pré-
sence de ses œuvres, comme à la lecture des méditations,
on éprouve la même impression. C'est la même rêverie
' Salon i83i, 1. 1, p. gS.
64 VA IL IILET
vague et immense, le même entraînement vois des pen-
sées graves et indélinissables; on voit s ouvrir devant soi
le même horizon lointain et intVaneliissable. »
Et Planche ajoutait encore :
tt Les deux dernières toiles sont comme les premières,
le résultat d une lente préparation et d une longue médi-
tation. ■»
Ce que Planche Formulait si bien dès i83i est resté
vrai jusqu'à la lin. il n"a rien changé à sa manière devoir.
ses procédés de composition ont toujours été les mêmes
et Pierre Pétroz. dans son volume de ÏArt et la critique en
France, donne comme un écho des jugements de Planche.
« Xul paysagiste', en effet, n a été plus que Paul Huet
en communauté d'idées et de sentiments avec les inven-
teurs littéraires de son temps. Dans ses principaux
ouvrages, surtout dans ceux qui datent de la première
moitié de sa carrière, il y a comme un reflet de la pensée
byronienne. La nature y est envisagée en elle-même et
pour elle-même. Les détails inutiles ou indifférents y sont
volontairement supprimés. Les lignes y sont simplifiées,
combinées en vue d'un effet à produire, d'une impression
à rendi^e. La couleury est l'iche et vigoureuse, l'harmonie
des tons y est en quelque sorte passionnée et dramatique.
En tout et partout l'àme humaine s'y manifeste avec ses
inquiétudes, ses doutes et ses désespoirs, avec ses aspi-
rations généreuses et ses ambitions inassouvies. Les cita-
tions du plus grand génie poétique du xix* siècle n'eu-
rent pas seules de l'intluence sur l'imaginât ion de Paul Huet.
mais ce furent celles qui y laissèrent la trace la plus pi-o-
fonde. Vivant à une époque où l'on avait tour à tour de
hautes visées et d'amers découragements. Paid Huet a
exprimé ces perplexités de l'esprit avec autant de fran-
chise et de puissance qu'il est possible de le taire quand
on n'a à mettre en scène, comme moyens d'expression,
que des arbres, des ciels et des terrains. Aussi la plupart
^ (i L'Art tfl la Crâîqueeu Fraïu-e depuis iSii •', La M'attire, p. 199
BIOGRAPHIE 65
de ses œuvres ont un caractère sérieux, parfois même un
peu sombre, en complète contradiction avec le goût clas-
sique en matière de paysage
« Une sorte de foi panthéistique de la nature ' a égaré
Théodore Rousseau, une notion de jour enjour plus juste
et plus compréhensive de la nature a raffermi la marche
de Paul Huet... Il n'a pas pour cela changé de méthode.
Pas plus qu'auparavant, il n'a accentué outre mesure les
détails ou les accessoires. Il a continué à s'efforcer de
traduire d'une façon saisissante ime impression reçue,
une émotion éprouvée. Il s'est appliqué autant que jamais
à exprimer les idées qu'un site donné éveillait en lui. Seu-
lement, il a contemplé, étudié, imité la nature avec plus
de soin, de sympathie, de respect, d'exactitude. Il y a
trouvé des ressources, des forces nouvelles et ses der-
nières œuvres égalent ou plutôt surpassent presque toutes
celles qui les ont précédées. »
Ses séjours forcés dans le Midi ont une influence pro-
fonde sur le caractère de son talent, la nature de ce
paysage méridional, tout nouveau pour lui, jette passa-
gèrement un trouble sérieux dans sa vision. A Nice, il est
enthousiasmé par le grand caractère de la Corniche ; et,
malgré le découragement de ses lettres, c'est en s'achar-
nant au travail que son inlassable ardeur trouve un refuge
contre les tourments, les inquiétudes et les chagrins. A
Rome, ce romantique a une telle admiration pour les lignes
de la campagne, qu'il fait des séries de dessins, à la plume
surtout, dans lesquels les traits de ce pays, classique par
excellence, sont étudiés avec une conscience si scrupu-
leuse, avec une précision, que l'on pourrait dire si mathé-
matique, que les cotes de proportion sont établies comme
pour une épure d'architecte, et c[ue dans quelques études
il en est resté trace. II est loin des brumes du Nord, des
ciels changeants aux nuages voyageurs, des vapeurs mati-
66 PAUL IIUET
nales, des chaudes buées du soir qui prêtaient bien plus
à la poésie de son talent que l'éclat aride et sec du soleil
méridional trop dur, trop brutal ; sa peinture s'en ressent
pendant quelques années et, à première vue, le résultat
ne semble pas être favorable. S'il est dérouté par cette
nature si différente, la critique ne le sera pas moins :
Baudelaire dit au Salon de i845': « Est-ce que
M. Paul Huet voudrait modifier sa manière? Elle était
pourtant excellente. » Mais, si sa couleur est un instant
troublée et hésitante, ses dessins sont tout à fait supé-
rieurs. Cette influence, il la subit comme l'avait ressentie
Géricault, qui a rapporté de Rome de si beaux dessins,
mais en même temps une coloration si sèche et noire, tel-
lement anticoloriste que Delacroix, dans la crainte de
cette crise, fréquente sur les artistes français, ne voulut
jamais faire le voyage d'Italie.
Quand, avec le temps, il reprend possession de sa
palette, il lui reste une sûreté de lignes, une assiette dans
l'architecture de ses compositions, une noblesse et une
ampleur qu'il n'eût pas eues sans cette étude de la nature
alpestre et italienne, et Baudelaire n'eût peut-être pas
dit de lui, comme il le dit plus tard, « un talent libre et
grand qui n'est plus dans le goût du siècle ». Après une
journée à son atelier, il faisait le soir des croquis sous
la lampe, souvent à la plume et sur la première feuille
venue; il fixait ainsi des impressions de la journée, ravi-
vait des souvenirs de voyage ou se livrait à des rêveries
d'imagination, mais toujours basées sur une impression
de nature, qui s'élargissait, se concentrait par la réflexion.
Plusieurs tableaux de lui ont été ainsi composés : \ Inon-
dation de Saint-Cloud\ exécutée en i855, était la réalisa-
tion d'une conception longtemps mûrie après une vive
impressionressentie devant la nature dès 1822. LeGouffre^
paysage composé, et le tableau intitulé Fontainebleau ',
' Curiosités esthétiques, p. 53.
- Musée du Louvre.
BIOGRAPHIE 67
ont été dessinés le soir et lavés à la sépia, ils sont ins-
pirés des souvenirs et des études de Fontainebleau et de
la campagne qui borde la forêt.
Les Falaises de Houlgate ont été composées le soir à
Bcuzeval après une journée d'études faites sur place;
1 indication première au fusain est dans l'album demandé
pour le musée du Louvre par M. Lafenestre.
Les panneaux décoratifs, faits pour l'hôtel de M. Lenor-
mand à Vire ', sont le commentaire le plus frappant et le
plus complet de sa façon de procéder. Ils sont entière-
ment composés, mais rien n'est plus facile que d'en
retrouver l'inspiration directe en suivant sa vie pendant
leur exécution, entre les années i855 et i858. — De son
séjour au Tréport, il tire VEntrée au port. — Il revoit
Rouen et avec ses souvenirs du vieux Rouen de sa jeu-
nesse, il fait la Cathédrale. — Il passe deux saisons à
Villers et à Beuzeval et Dives ; le Ruisseau, le Gué et la
Chaumière, la Vie de château sont des Souvenirs de la
vallée de Beuzeval. — Les Herbages sont une libre inter-
prétation des pentes de la falaise de Dives dominant la
plaine de Caen, avec ses grands espaces de prairies se
confondant à l'horizon dans une ligne de mer. — Il va à
Vire, les Fabriques sont un coin des Vaux-de-Vire. —
Enfin il avait revu le Mont-Saint-Michel, et il a brodé sur
ce thème si riche pour faire le Vieu.v château féodal (Nor-
mandie légendaire).
Il n'exécute pas chaque toile directement sur nature,
ou d'après une étude unique en en faisant une copie scrupu-
leuse et terre à terre ; mais pour l'exécution de chacune
il a fait vingt études et deux cents dessins. On retrouve
très bien dans ses cahiers ceux qui ont le plus servi, il
s'en entoure au besoin, mais surtout il en est profondé-
ment imprégné car son œil a une mémoire merveilleuse.
11 cherchait si peu, la plupart du temps, à faire le por-
' Voir la chaude polémique de Baudelaire dans son Salon de iSSg et
comment est amené le mot si sympathique sur Paul Huet. Curiosités esthé-
tiques, p. 325 et suivantes, et p. 33i et 332.
68 PAUL HUET
trait d'un site, que ce passage d'une lettre' à son cousin
le président Petit, à propos de la Porte de la route
d'Uriage à Vizille, vaut une profession de foi: « Ma vue,
il faut que je vous l'avoue, n'est guère une vue ; mon cro-
quis d'après nature n'a été, comme presque toujours,
qu'un motif à variations et ne m'a servi que pour me rap-
peler au naturel... J'ai tout sacrifié à la ligne et au pitto-
resque, ai-je eu tort? ai-je eu raison? c'est ce que vous
me direz. »
Les deux tableaux du Bois de La Haye et de La Laita^
à marée haute^ dans la forêt de Quimperlé, ont été com-
posés le soir au retour du voyage en Hollande, où il
avait à peine eu le temps de prendre quelques croquis
en courant. Ces deux esquisses simultanément conçues
ont été faites sous l'impression des souvenirs du bois de
La Haye, dont la première a gardé le titre, pour la seconde
elle fut légèrement modifiée après son voyage en Bre-
tagne. Quelques études faites dans la forêt de Quimperlé,
sur les bords de la Laita, eurent une influence sur l'exé-
cution de son projet primitif, et son tableau emprunta
le titre de la rivière de Bretagne.
La Vue de la Meuse à Dordrecht est aussi un souvenir
de Hollande, mais elle fut exécutée à Chaville, sous l'im-
pression d'un coucher de soleil vu du pont du chemin de
fer à Asnières en rentrant de Paris.
Enfin la dernière toile, Pêcheurs tirant une senne sur
la grève de Houlgate, marée montante, peinte le jour de
sa mort, est l'exécution d'un croquis fait le soir quelques
années avant sous l'impression d'un coucher de soleil
qu'il n'avait pas eu le temps de peindre d'après nature.
Entre temps il avait fait l'esquisse peinte.
Le véritable impressionniste n'est-il pas celui qui, vio-
lemment ému, sait traduire et communiquer son émotion.
Paul Huet eut cette force au suprême degré. Quant à
l'exécution: « le temps ne fait rien à l'affaire ».
1 Datée du 35 janvier i86/|.
BIOGRAPHIE 69
On voit ainsi comment il procédait; combien une
pensée chez lui demeurait couvée pour ainsi dire pendant
longtemps, combien elle l'obsédait et comment un effet
qui le frappait, une émotion plus fraîche venait l'aviver
son ancienne impression, la rajeunir, la compléter et con-
courir à la forme définitive.
L'inspiration, la façon de voir et de comprendre, en
un mot la vision personnelle, même devant la nature,
grandissent tout mais ne dénaturent rien. Le brouillard,
les vapeurs du matin, les brumes du soir, qu'il sait si
bien faire entrer en scène à propos, viennent à son aide
pour simplifier et obtenir les sacrifices voulus, en vue
d'une harmonie générale. « Il ne se borne pas à donner
la vie à ses sites, dit Jean Rousseau; il les passionne...
M. Paul Huet excelle à exprimer cette âme mystérieuse
des choses. C'est le Delacroix du paysage. Il tient de
Delacroix par la couleur comme par le sentiment dra-
matique'. »
Mais il est temps de lui laisser la parole, puisqu'il a
lui-même exposé ses idées.
Dans le courant de l'année i854, Théophile Silvestre,
l'auteur de V Histoire des Artistes vivants avec ce sous-titre :
Etudes d'' après nature^ était venu trouver Paul Huet des
premiers, pour lui demander à faire sa biographie et
obtenir de lui-même des renseignements personnels.
Très séduit par sa conversation, par sa verve quand il
parlait de son art avec passion, par les récits colorés sur
l'époque de sa jeunesse, il lui demanda de lui donner
par écrit un jugement critique sur les artistes de son
temps, surtout sur ceux qu'il avait connus plus intime-
ment. La réponse fut nette : « Je ne pourrais que vous
donner un éloge fade, dépourvu de tout intérêt, car il
n'aurait même pas toujours le mérite d'être sincère, ou
mêler mon admiration, souvent très sincère, de réserves
' Jean Rousseau. Salon i863. Univers illustré du aS juin i863. Jean Rous-
seau fut plus tard inspecteur général des Beaux-Arts à Bruxelles.
70 PAUL HUl'ï
et de critiques qui, sous ma plume, deviendraient for-
cément une mauvaise action, une trahison: toute critique,
quelque réservée qu'elle puisse être, venant d'un con-
frère, d'un compagnon de luttes, serait avec raisonjugée
sévèrement, même si l'expression ne dépassait pas ma
pensée, ce qui pourrait arriver, malgré toutes les précau-
tions.
«Je ne puis donc vous donner ce que vous me demandez :
je ne le puis ni ne le veux ; mais ce que je puis faire, c'est
de résumer dans une vue d'ensemble, dans un aperçu
rapide, les origines du mouvement qui a précédé la poussée
romantique de i83o, d'exposer comment s'est formée,
selon moi, l'école à laquelle appartiennent les noms que
vous voulez étudier. Je le ferai plus spécialement au point
de vue du paysage qui a joué un rôle particulièrement
important à notre époque. »
Telle est l'origine des notes suivantes, écrites pour le
critique et restées longtemps entre ses mains, car il fut
très difficile de les ravoir ; c'eût été tout à fait impossible
si Paul Huet avait été moinsgénéreux pour ses confrères. —
Horace Vernet avait dû intenter un procès à Théophile Sil-
vestre pour se faire rendre des notes dans lesquelles il
s'était trop livré.
NOTES DE PAUL HUET
I
DE L'ART EN GÉNÉRAL
L'artiste obéit à une impulsion naturelle ; le besoin de repro-
duire ce qu'il voit, ce qu'il aime, ce qu'il sent. C'est par le
libre et complet développement de cette (acuité particulière, qui
est l'épanouissement de l'âme devant les beautés de la nature,
que l'artiste entraîne dans son rayonnement personnel, commu-
nique son enthousiasme et soumet son public à ses créations,
à ses rêves, jusqu'à ses fantaisies.
De la manière dans l'art. — Pour être ou pour produire, la
première condition est donc de sentir avec force, avec passion.
On ne sent avec force que par soi-même, et, si la vérité est
nécessaire dans l'art, la première vérité est d'être ce que l'on
est réellement : soi, toujours soi. Celui qui n'est pas ému ne
peut guère émouvoir ; mais non seulement il ne faut pas cher-
cher dans les autres ce que l'on doit sentir ou faire, mais il faut
encore craindre de se répéter, de vivre sur une première impres-
sion, et, parce que l'on a bien senti une fois, de continuer indé-
finiment la même note. Sans cela on tombe dans la manière
dont bien des habiles n'ont pu se garder ; la manière vient
aussi de limitation.
Du Beau. — Les philosophes ont fait bien des théories sur
l'art et sur le beau ; les artistes aiment l'art et voilà tout. Quant
à l'utilité de l'art elle est partout ; la demander est une grande
puérilité, la civilisation répond. Demandez à la Grèce et à l'Italie.
Le Beau ne s'impose ni ne se définit : le vulgaire l'ignore,
l'artiste le sent, l'aime et le cherche ; Dieu seul le prodigue. Le
beau est partout où notre âme s'ouvre et s'enflamme ; l'inspira-
tion choisit, la supériorité morale, la distinction, l'éducation
guident la liberté et dirigent le choix.
Un tas de fumier envahi par la volaille peut devenir sublime
72 l'AUL IIUEÏ
SOUS la main de Rembrandt. Ce sujet bas et trivial, traité par le
maître, va nous entraîner dans un monde imaginaire, à travers
les rayons lumineux qui ont éclairé l'artiste aussi bien que son
sujet; tout, jusqu'il son exécution, nous cbarniera, nous fera
penser avec lui. L'insaisissable beau sera partout, jusque dans
les défauts même de l'artiste, peut-être.
Que l'action la plus touchante, le fait le plus héroïque, le
plus beau site du monde soient traités par une main froide, sys-
tématique, bien qu'aussi savante que possible et d'après toutes
les règles du beau, vous ne les regarderez pas deux minutes ;
vous saurez a première vue que le je ne sais quoi qui est le
secret de l'art n'v est pas.
Une des premières œuvres d art qui, dans mon entance, m'ait
laissé une de ces impressions qu'on n'oublie pas, c'est une gra-
vure d'après Rembrandt, un paysage bien simple mais empreint
de mélancolie avec cet exergue pour explication : Tacet sed
loquitnr. Je le vois encore, — et je suis pénétré.
De l'art. — L'art, comme la littérature, est l'expression d'une
époque, aussi bien que l'expression personnelle de l'artiste.
Quelle que soit la part d'influence qu'il exerce, l'indi\idu tient
du milieu dans lequel il vit ; notre physique même prend les
dehors de nos habitudes.
Chaque homme a son cadre, qui souvent le fait valoir :
Phidias, l'antique et les Grecs se confondent. Poussin ', Cor-
neille sont de la même trempe et d'un temps où les femmes
conspirent et tiennent l'épée.
Watteau " et Boucher^ décorent les boudoirs et sont contem-
porains de Parny ' et des romans plus légers que sa poésie légère.
Les hommes de génie, et même les hommes de talent domi-
nent leur temps, mais surtout le résument.
Du paysage. — On a dit du paysage qu'il était, avec la
musique, l'art de notre époque. Ceci est une injustice pour les
talents dramatiques de quelques-uns de nos grands artistes, et je
ne voudrais pas dire, comme M. Chenavard'', que c'est la der-
nière expression de l'art. L'homme ne serait plus l'homme s'il
cessait de sentir ; chaque âge a sa poésie et l'âme ne vieillit pas ;
mais il est certain que les idées rêveuses et poétiques, qui ont
entraîné l'imagination du siècle vers la nature, devaient être
favorables au paysage.
' Nicolas Poussin, iSgS-iGôS.
- Jean-Antoine Watteau, 1684-1721.
^ François Boucher, 1703-1770.
' £variste-L)ésiré de Parny, poète, 1753-181 j.
' Chenavard (Paul-Marc-Joseph), peintre, 1808-1895.
NOTES DE PAUL HUET 73
Le paysage est l'élégie, le lyrisme de la peinture, et la poésie
de notre temps est toute lyrique, tout élégiaque.
De la musique et du paysage. — Comme les belles mélodies,
la nature en effet entraîne l'imagination dans 1 infini ; suivant
les dispositions de notre âme, elle nous charme ou nous terrifie,
nous console ou nous attriste, nous fait assister à ses drames
comme il ses fêtes, et c'est avec raison que les poètes ont com-
paré sa grande harmonie à un immense et divin clavier.
On a beau l'aimer, la voir, l'étudier sans cesse, on ne la connaît
jamais ; incessamment elle nous conduit de ses grandeurs à ses
mystères, de ses beautés à ses caprices, de ses délicatesses à ses
terreurs. C'est un art tout nouveau, où toujours il y aura à faire,
où, lorsqu'on voit la nature, tout semble h faire.
De la dénomination des écoles et du romantisme. — Toute
dénomination d'école est fâcheuse quand elle n'est pas absurde;
c'est un drapeau de guerre civile qui sert au moment du combat
et qui perd sa signification lorsque le feu cesse. Souvent on ne
s'est pas bien entendu sur ce qu'il voulait dire (même pendant
l'action).
C'est surtout dans les arts qu'on est trahi par les siens : per-
sonne ne veut s'y rendre responsable des sottises d'autrui. On
entend tous les jours demander ce que veut dire romantisme, par
les généraux du parti.
Le romantisme fut, dit celui-ci, une dispute sur l'enjambe-
ment ou la césure; une protestation contre l'unité; l'amour du
laid, dit celui-là ; la couleur locale, dit cet autre, dont. Dieu merci,
Shakspeare, Paul Véronèse, Raphaël, Racine et Corneille peu-
vent se passer heureusement, mais dont le paysage, il est vrai,
ne se passe pas.
Peut-être encore le retour au moyen âge, la passion du bric à
brac, car le romantisme fut un peu tout cela, en apparence,
aussi bien que David a pu faire des Grecs avec des casques de
pompiers.
Bien des gens vivent sur un des côtés de cette réforme, de ce
mouvement de l'art et l'attaquent à outrance comme étant l'œuvre
de novateurs féroces.
Il faut dire que sa doctrine est aussi incertaine que son ori-
gine est confuse.
Quiconque ne faisait pas des soldats de Marathon était roman-
tique. Au plus beau du romantisme, ce nom était une injure dans
la bouche de toute médiocrité blessée, qui croyait, de bonne foi
sans doute. Racine ou David compromis dans sa personne.
M. Ingres ne fut-il pas un romantique ? et des plus prononcés ;
non seulement lorsqu'il fait des souliers à la poulaine, non seu-
lement lorsqu'il introduit la tradition florentine, mais aussi
même par la manière personnelle d'interpréter l'antique.
Faut-il donner ce nom à la poésie byronienne seulement?
74 PAUL HUET
doit-on en accuser Voltaire et Rousseau ou les pères de l'Eglise?
remonter de Rabelais, à Lucien et Aristophane ? s'en prendre à
la Pharsale ou à la fable d'Apulée, à la décadence ou au progrès?
Le romantisme a-t-il passé dans les faits accomplis, expression
parlementaire du temps, esl-il mort comme l'assurait naguère
un élégant écrivain, M. de Sacy ' ([ui oubliait qu'à l'Académie il
est plus voisin de MM. de Lamartine, liugo, Mérimée", Sainte-
Beuve', Musset que de MM. Liice de Lancival", Jouy% Arnault';
j'en passe et des meilleurs I dirait Hugo.
11 faudrait s'entendre et non raviver de vieilles querelles. Tel
fait une tirade contre le romantisme et termine par un dithy-
rambe en l'honneur d'Hugo ou de Delacroix.
11 faudrait seulement trouver un moyen de distinguer les
principes qui séparent le Génie du Christianisme de V H ermite de
la Chaussée d'Antin, et surtout le Massacre de Scio de la Corinne,
la Méduse du Léonidas, le Corps de garde turc de la Cuisine de
Drolliug ', les paysages modernes des paysages de l'Empire.
M. Chenavard disait dernièrement que le classique était l'antique
et le romantisme tout ce qui était moyen âge. Cela ne me satis-
fait pas.
Rubens lui-même me paraît très classique ; peu d'hommes ont
une méthode plus sûre.
Combien cela fait aimer la définition de M. Delacroix : Le
romantisme fut une réaction contre l'école, un appel à la liberté
de l'art, un retour vers une tradition plus large : on voulut
rendre justice à toutes les grandes époques, même à David !
Dès ce moment, on étudie non seulement le moyen âge, mais
la Renaissance, on va chercher le Dante, Rabelais, Shakspeare,
mais aussi Raphaël (voyez RL Ingres), Titien, Rubens, Paul
Véronèse, etc. Les musées de peinture, déserts sous David, se
remplissent.
Jamais on ne s'est plus occupé du grec qu'à cette époque ; la
Vénus de Milo, les traductions des tragiques étaient des événe-
ments.
Le malheur du romantisme est d'avoir trop généralisé ; pou-
vait-il l'éviter, il avait tout à rapprendre! L'architecture surtout
n'a pas pu s'en tirer; elle a passé dès ce moment par toutes les
traditions, elle a essayé tous les styles ; aussi, malheureusement,
est-elle plus habile à restaurer qu'à édifier.
* Isaac-Sylveslre de Sacy, i758-i838.
^ Prosper Mérimée, romancier, 1803-1870.
^ Sainte-Beuve, 1804-1869.
* Luce de Lancival, poète, 1764-1810.
'Etienne de Jouy, littérateur, 1764-1846.
* Antoine-Vincent Arnault, poète tragique, 1766- 1834.
' Drolling (Martin), 175^-1827, peintre d'intérieurs.
NOTES DE PAUL IIUET 7?
Le roniaulisme ne fut-il pas aussi un retour vers la nature ! la
poésie romantique la poétisa jusqu'au point de la diviniser, et
le paysage, auquel elle a fait une si grande place, ne lui doit-il
pas beaucoup ?
Pourquoi donc alors l'école du naturalisme ? l'école du réa-
lisme ? l'école du bon sens ;' Ces dénominations indiquent-elles le
tout ou la partie d'un système, peut-ou entendre par là une
école, ou seulement une individualité? Cela parait bien ambi-
tieux, ou bien modeste.
Si l'on dit de Racine qu'il a du bon sens, lui fait-on un grand
compliment, et veut-on dire par là que Shakspeare en manque ?
Une des prétentions du romantisme a été le retour vers l'étude
de la nature. On lui reprochait alors cette tendance comme un
témoignage de décadence ; mais cela n'a pas été sa seule pré-
tention.
Le grand fait du romantisme a été de rendre à la poésie le
domaine de l'imagination. Faites comme vous voudrez, disait-on,
mais laites bien.
La jeunesse aimait l'odalisque de j\L Ingres, le réalisme de
Champmartin ', l'inspiration de M. Delacroix la passionnait.
Le réalisme est-il une réaction contre la convention, la manière,
l'a fie te rie .'' — Vive le réalisme! Veut-il se passer de la poésie,
de l'imagination, de l'inspiration? — • Le réalisme n'a pas encore
rayé ces mots du dictionnaire.
Pagnest " atteignait une certaine perfection académique en
peignant un torse; l'on peut penser cependant que s'il eût pu
atteindre plus haut, il l'eût tenté. Si son intelligence n'allait pas
jusqu'à comprendre qu'il y a autre chose que cette vérité du
morceau, il faut le plaindre ; s'il sut borner ses efforts à sa
portée, il faut le louer.
Les réalistes marquent en général la décadence d'une époque ;
ils font les académies, ou plutôt viennent avec elles. Leur per-
fection est, suivant un terme du métier, dans le morceau.
Ribéra ^ n'avait pas inventé le mot, et, malgré son immense
mérite d'exécution, son profond savoir de praticien, personne
ne s'avisera de comparer à Raphaël ou à Michel-Ange les mor-
ceaux de Ribéra.
L'école Casimir Delavigne ' semble avoir trouvé et introduit
le mot bon sens. Le bon sens est un mot qui plaît tout d'abord ;
malheureusement, c'est souvent un passe-port de l'impuissance
près de la médiocrité; on remplace volontiers l'audace, l'imagi-
nation, la couleur, l'invention, le caractère, la fougue ou la force
1 Callande de Cliampmartin, peintre, 1797-1883.
^ Pagnest (Amable-Louis-CIaude), peintre, 1790-1819.
' Ribéra (José), peintre réaliste, i588-i656.
* Casimir Delavigne, poète dramatique, 1793-1S43.
76 PAUL HUET
par le bon sens. Tout le monde veut avoir du bon sens, et aime
le bon sens; le bon sens n'ellarouche ni n'humilie, on fait avec
du bon sens un ouvrage aimable, respectani Dieu, les mœurs, le
pouvoir établi et les traditions. On peut avec cela n'être ni plus
honnête homme, ce qui ne fait rien à l'alFaire, ni un plus grand
artiste; mais on est bien vu, on arrive, on réussit, on professe.
Les vrais maîtres ont toujours du bon sens, seulement ce n'est
pas le bon sens de tout le monde.
Les maîtres sont toujours vrais, mais n'ont pas la vérité vulgaire.
En France la dénomination d'école du bon sens devait faire
fortune ; la France est le pays du bon sens même et c'est une
grande qualité sans doute, mais c'est un manque de raison que
de faire intervenir la raison mal à propos. Les arts ont besoin
de plus de liberté.
« Sous la raison, les grâces ëtoufTées
(I Livrent nos cœurs à l'insipidité »
dit Voltaire. Les arts, la poésie ont une raison supérieure à la
raison, toute œuvre remarquable, on peut en être sûr, est
empreinte d'une raison supérieure. Le caprice, l'inattendu, les
transports de l'imagination n'excluent pas la raison. Cela peut
très bien aller avec un haut jugement et ressortir du génie.
Le génie soumet la raison et lait la règle, a-t-on dit.
Il faut se méfier des gens qui repoussent une qualité. Lorsque
chez eux le système n'étouffe pas la raison, l'impuissance cherche
une excuse.
Où voit-on que Raphaël, Albert Durer', Van Eyck", Michel-
Ange lui-même aient systématiquement repoussé la couleur,
qu'ils ont cherchée chacun à leur point de vue.' où voit-on que
Rubens, Titien, Paul Véronëse aient un mépris si profond pour
le dessin? Bien des gens ont la prétention de dessiner, disait
M. Guérin ^ (Pierre), et seraient bien embarrassés pour dessiner
Vange de Rembrandt dans sou tableau de Tohie. M. Guérin,
quand il disait cela, n'avait pas encore peur du romantisme.
Les deux premiers agents de la peinture sont le dessin et la
couleur; pour le paysage la couleur est indispensable : c'est sa
plus vive expression, il ne peut s'en passer, pas plus que du
dessin. Pourquoi Dieu n'a-t-il pas fait les fleurs eu grisaille et
les soleils couchants hislorùjues.
La couleur dessine et le dessin colore. Le dessin, qui donne la
forme, donne aussi les lignes, l'accent, qui contribuent au carac-
tère et à l'impression morale de l'œuvre. La couleur, un des
plus vifs éléments de beauté, et d'expression, et de caractère,
contribue à la ligne qu'elle adoucit, rectifie, ou condense.
' Albert Durer, peintre et graveur allemand, i47i-iJ>28.
^ Jean Van Eycli, peintre flamand, 1370-1440.
'Guérin (Pierre-Narcisse, baron), peintre, 1774-1833.
NOTES DE PAUL HUET 77
Autre chose est d'imiter ou de s'npproprier ; les hommes
n'imitent rien, cependant ils créent.
Combien l'on serait h plaindre si la beauté était une, si en
dehors de toute distinction de sang, de race, de climat, de cœur
ou d'intelligence, l'art poursuivait le même type immuable sous
le même moule.
La dignité est la vertu qui a peut-être le plus d'influence sur
le talent.
Les artistes qui aiment les charges, et qui en tirent souvent
de charmantes moralités, devraient se rappeler les hobereaux
espagnols qui labourent, l'épée au côté.
Se respecter dans ce qu'on fait est plus difficile que de se faire
respecter.
L'enthousiasme de la jeunesse fait découvrir des beautés dans
les moindres coins de la nature, l'expérience en découvre bien
plus encore. Jeune, on veut tout apprendre ; vieux, on veut tout
posséder et tout dire.
La différence des climats explique la différence des écoles :
la peinture de Ribéra se comprendrait moins à Amsterdam qu'à
Naples.
L'émotion devant la nature est quelquefois un obstacle à
l'étude ; pour ma part j'ai, devant ses grands spectacles, éprouvé
de si vives impressions qu'il m'était impossible de tracer une
ligne ; le lendemain seulement, le souvenir encore vibrant, je
pouvais retrouver la scène que j'avais vue la veille.
Quelle que soit lu mémoire, il ne faut pas, dans ce cas, remettre
le moment d'exécuter ce qu'on a vu, l'impression doit être une,
et la nature est si saisissante qu'elle met bien vite de la confusion
dans l'esprit.
Le choix seul est souvent une difficulté. Lorsque l'on peint
d'après nature, on peut consacrer à une étude tout le temps
nécessaire pour la rendre le mieux possible ; mais, lorsque l'on
veut rendre un effet, je crois qu'il est indispensable de faire son
étude en une séance, et, dans la séance, de consacrer toutes ses
forces, si cela est possible, sur le moment que l'on a choisi
comme le plus frappant. Le malheur des paysagistes modernes
est de trop courir ; on a besoin de s'identifier avec un pays
pour le bien rendre. L'Italie est un magnifique pays, il est
impossible d'échapper h la séduction de cette belle et noble
nature dont les proportions sont parfaites; l'homme n'y est pas
écrasé par les montagnes, les lignes en sont admirables, le
climat y est varié, tout semble concourir à en faire la terre pro-
mise du paysagiste. Malheureusement on y va, en courant, jouir
d'une pension du gouvernement ; on y porte des impressions
toutes faites, quelquefois même l'on y va dormir, comment en
rapporter après cela des choses sérieuses.
Un autre obstacle est l'habitude du public; il faudrait que lui-
même ait fait son voyage d'Italie. Lorsqu'il l'a fait, a-t-il vu
78 PAUL HUET
l'Italie, quelquefois à peu près aussi bien que l'artiste la étudiée.
Le ciel seul peut varier un paysage indéfiniment. C'est bien
du ciel que vient l'impression, le saisissant, l'inattendu.
Quand une impression est profonde, quand, dans le moment
rnème, vous en avez saisi et tracé les principaux accents, il est
rare que vous n'en tiriez pas parti. Le moment de l'exécution
vient plus tard, quelquefois même il est bon de laisser mûrir
son sujet. C'est alors que l'on voit la différence qui existe entre
une étude et un tableau.
Sous l'Empire, l'école de paysage ne faisait pas d'études, ou à
peine. Aujourd'hui n'abuse-t-on pas du procédé contraire, ne
donne-t-on pas quelquefois des études pour des tableaux?
Etudier la nature sans cesse, à toute heure, par tous les moyens,
pour ensuite en tirer une œuvre complète, voilà ce qu'il faudrait
faire !
Claude, dit-on, ne peignait pas d'après nature ; dans tous les
cas, il aimait composer et nous devons lui en savoir gré. Mais
aucun artiste n'a plus regardé la nature, ne s'en est mieux
impressionné. Son atelier était toujours choisi dans un lieu
magnifique, le soleil posait tous les jours devant ses fenêtres
avec plus d'exactitude que bien des modèles et venait dorer dans
les vapeurs les plus beaux monuments ou les plus belles mon-
tagnes ; l'imagination poétique de Claude faisait le reste !
Dans toute œuvre d'art, il y a toujours un parti à prendre,
il faut seulement que ce parti pris soit vrai ou vraisemblable.
Bien des gens ont la prétention de faire exactement nature, qui
manquent de naturel. De Laberge' me semble, dans ce cas,
pouvoir être cité.
Il y a, dans sa manière, une certaine aberration d'autant plus
étonnante qu'elle a précédé le daguerréotype.
Le daguerréotype a troublé bien des têtes : Rien n'est plus
faux, ni plus dangereux que l'extrême perfection de cet instru-
ment ; il peut servir comme renseignement quand il s'agit d'un
détail, mais il faut se garder de se laisser séduire par ce rendu
impossible et sa fausse perspective.
C'est à la science qu'il faut laisser la loupe, les yeux suffisent
pour jouir des beautés du paysage.
11 y a dans l'œuvre de l'artiste quelque chose qu'aucun instru-
ment ne peut donner; quelle que soit la perfection d'une photo-
graphie, jamais on n'y trouvera la main vibrante qui a gravé l'eau-
forte de Rembrandt, ou même une église gothique de Bonington^.
Mais ce qui serait plus malheureux, c'est que la perfection du
rendu de certains détails détournât des œuvres d'imagination, de
l'invention, et de tant d'autres qualités que l'art seul peut donner.
Le charrrie de l'exécution est beaucoup dans la peinture ; xe
' Laberge (Charles-Auguste de), peintre paysagiste, i8o5-i842.
- Bonington (Tlichard-Parkes), peintre, 1801-1828.
NOTES DE PAUL HUET 79
charme existe le plus souvent quand l'artiste y a le moins pensé.
L'amour de la touche est fatal; malheureusement, c'est après
la touche que les amateurs courent le plus ; leur demi-connais-
sance est flattée de pouvoir reconnaître un artiste à sa touche ;
ils prennent pour un signe d'habileté ce qui, presque toujours,
est un manque d'intelligence et surtout de véritable sentiment.
Il faut s'entendre sur le mot, habileté '.
Attirer les regards des duchesses de location par des sujets
plus ou moins équivoques, séduire les grandes dames de steeple-
chase par les couleurs les plus fausses et les plus chatoyantes,
viser au passage les écus laciles d'un heureux de la Bourse,
voila oii en est réduite l'ambition de beaucoup de nos peintres les
plus habiles.
Soyons habiles ! Le monde appartient aux habiles, la gloire
est aux adroits, c'est le grand mot; on ne dit plus d'un homme
qu'il est droit, on dit qu'il est adroit. Voilà qui se comprend,
qui veut bien dire qu'un homme parviendra, fera fortune, sera
un des heureux du jour : un habile homme enfin !
Malheureusement sur cette route, les caractères s'effacent,
l'esprit perd sa fiaîcheur, le cœur sa naïveté et sa tendresse. Aux
buissons s'accrochent : ici les illusions de la gloire, là l'amour
de bien faire, plus loin les jouissances d'un art aimé ; le livre
de la nature est désormais fermé; qu'importe, il n'y a plus un
artiste mais un habile, un très habile homme.
Que d'elforts, que de talents cependant pour arriver à ces
succès d'un jour. Talents qui sous ces impressions malsaines et
débilitantes s'efiTacent et s'aplatissent. Plus de foi, pas même de
conscience ; des petits moyens pour des petites choses ; 11 faut plaire
à tout prix mais surtout étonner. La nature est trop grande, c'est
la photographie qu'il faut imiter; l'art n'est plus un sentiment,
mais uu tour de force.
L'homme jaloux de l'instrument s'est fait machine, il s'en
étonne et s'admire, désormais le poli supprime le fini; le fini
dispense de l'étude, et tout sera bien si, à laide de leur loupe, les
connaisseurs ne peuvent découvrir une tache au vernis.
Bien des gens fermeraient les yeux, se condamneraient à la
cécité s'ils pensaient qu'il peut y avoir des taches au soleil.
Quels artistes que ces artistes des grands siècles, nous nous
disputons les miettes de ces grandes fêtes italiennes et flamandes
auxquelles ils présidaient. Nous regardons par le petit verre de
la lorgnette ce qu'ils voyaient par le gros bout, et cependant,
nous nous parons de grands mots, fiers de nos petites choses.
Nous faisons sonner nos gros sols et nous faisons fi de nos
pièces d'or. Empressés si un épi dépasse les autres à le mettre de
niveau. En vérité, il semble que le génie doit demander pardon.
1 Passage commuoiqué à M. Ernest Cfiesneau et publié par lui Jans Pein-
tres et statuaires romantiques, p. 49, sous forme de conversatiou.
8o PAUL HUET
L'art se démocratise, dit-on? Mais si nous pensons qu'il est
lait pour les émotions fortes et puissantes, s'il peut élever et
ennoblir le sentiment populaire, ne nous contentons pas de cette
monnaie.
S'il laut que la quantité remplace la qualité, si cet art, pour
pénétrer dans les masses, doit sacrifier à la vanité d'un parvenu
ignorant, et, pour plaire h ce demi-monde, prendre toutes les
allures d'un plat courtisan, si cet art est l'art de la démocratie,
chassons l'art de la République plutôt que de le laisser s'amoin-
drir et se faire de plus en plus petit. Mais non : l'art qui s'adresse
au parvenu de la veille n'est pas l'art du peuple, il ne peut en
être la personnification, ni le génie. Florence, Venise, ces répu-
bliques italiennes concevaient autrement le moyen de relever le
sentiment populaire, et leurs immortels chefs-d'œuvre protestent
contre l'art des lorettes et des marchands de tableaux, auxquels
la nécessité, les besoins de vivre et surtout la vogue entraînent
aujourd'hui les nombreux jeunes gens qui le prennent pour métier.
II
LA PEINTURE DE PAYSAGE
LE MOUVEMENT DES ARTS DE 1820 A i836
Ce qui distingue les œuvres des grands paysagistes, c'est le
caractère d'individualité qui appartient à chacun d'eux. C'est
par cette forte individualité qu'on appelle le style, si le style
est l'homme, qu'ils nous entraînent tous par des moyens divers
dans leur milieu d'émotion, de caractère et de vérité.
Tous nou§ élèvent à leur idéal, car tous ont reçu delà nature
une profonde impression; tous ont éprouvé, au plus haut degré,
ce magnétisme étrange, cette communication secrète qui s'établit
entre l'homme et la nature lorsqu'elle le pénètre de son éloquent
silence.
Il semble que le paysage, comme la musique, appartient à un
certain sentiment spiritualiste moderne peu connu des anciens.
L'antiquité, qui déifiait la nature, n'a jamais représenté la mélan-
colie, cette divinité du Nord et du monde moderne. Voltaire, en
parlant de Télémaque, constate lui-même ce sentiment particu-
lier aux modernes. La rêverie, qui fait pour nous le plus grand
charme du paysage, était aussi étrangère aux anciens que l'amour
tel que nous le concevons.
Xous comprenons la grandeur et la simplicité des anciens,
nous pouvons parfois leur emprunter ces qualités distinctives,
mais ils ne connaissent pas notre senlimentalilé ou pour mieux
dire la tendresse des modernes.
Les poètes de l'antiquité ne pouvaient manquer d'aimer et de
chanter la nature; l'art était impuissant à les suivre dans cette
voie. Quelques peintures d'Herculanum et de Pompéi donnent la
faible mesure du paysage chez les anciens ; pour eux, il n'est
qu'un faible accessoire d'ornementation, et rien dans cette admi-
rable mais immobile nature de la Grèce ne les a frappés. La
beauté de la ligne, si saisissante dans ces riches contrées, n'a d'in-
fluence que sur l'architecture et la sculpture ; dans ces deux arts
la ligne atteint le plus haut idéal : la l'orme se divinise.
Le paysage, il faut le dire, relève directement de la peinture et
PAUL HUET
ne pouvait se développer qu'avec les ressources de 1" ^«"^«"^
lorsque cet art tout moderne est déjà avance et maître de la
paleUe. Le moyen âge en a le sentiment, les trouvères 1 on
entrevu, mais l'art barbare de cette époque, tout en indiquant le
Touvell^s impressions, ne pouvait aborder les délicatesses du
paysage ; ses essais se bornent a quelques enluminures, les
manuscr Us représentent des cbevaliers dans la foret, des hermi-
agës retirés, des monastères aux flèches élancées, tout cela avec-
la naïveté et l'enlantillage d'un art qui s'ignore, mais qui rêve et
" On ÏuUdimcilement ses progrès dans les peintures primitives;
le paysage ne parait réellement qu'avec la Renaissance, il attend
iL'peintf es coloristes, car pour s'exprimer il ne saurait se passer
delà couleur, cet auxiliaire suprême de 1 impression, de 1 ef et
du sentiment. 11 arrive lorsque les peintres, possesseurs d une
science avancée, s'occupent des fonds de leurs tableaux d une
manière sérieuse. \ii„,.f n„,.pr
Le paysage parait réellement avec Raphaël, Albert Duier,
Titien; Coriège et l'Arioste, lorsque la peinture arrive a son plus
iKuù p;,lnt de-perfection. Les paysages du Titien, de Pa n.a d
Giorgion surtout seront toujours d un grand f-,'^'g"'^',7;'- ]^^'f "
le traite tout d'abord d'une façon magistrale, noble, ample,
poétique. Les Vénitiens l'ont compris et les grands artistes
senteît tous son importance, leurs figures vivent désormais dans
l'espace; la perspective aérienne a pris naissance.
La France a bientôt l'honneur de donner le jour aux deux
nlus grands paysagistes.
^Poussin,' Eé en .594, Claude Gelée^ né en i6oo. -Poussin
se montre dans ses paysages sous son véritable jour : c est bien le
Tenseur profond, le' peintre austère du Testament d Eudarn^das
mais dans ses paysages on vit avec l'homme et Poussin lait bien
comprendre q'ue le%aysage est la voix intime, la pensée per-
sonndle du Jeintrc'et que c'est là que lame se révèle et se
communique. • -, ,
Ce langage du sévère Poussin est une grande leçon, mais il est
ridicule cl'imposer a l'imitation ce témoignage d "n caractère
entier, bien à part; même dans un temps autrement sérieux que
le nôtre. Poussin fuira la société, surtout la Cour; et la finance
n'ira pas le chercher.
La nature livre ses trésors, son sein, sa beauté aux penseurs,
aux rêveurs sublimes, aux inspirés qui l'aiment et la che'^hen ;
tous veulent échanger avec elle, idées, soutlrances, bonheur
tous veulent lui demander du repos, des joies, des larmes, de
a passion. Qu'ils s'appellent Homère ou Dante \irgile ou
Sha^speare, les poètes ont l'amour de la nature. Comment les
' Poussin (Nicolas), 1694-1663.
-Claude Lorrain, 1600-1682.
NOTES DE PAUL HUET 83
artistes qui vivent de lumière, de prisme et de couleur, dont les
sens sont plus particulièrement sensibles et ouverts aux séductions
du beau et du vrai, pourraient-ils résister à la puissance de ses
enchantements, au ravissement de ses spectacles, à l'entraîne-
ment de ses tendresses, au charme de ses rêveries, à l'intimité
de ses langages, aux coquetteries de ses caprices !
Michel-Ange lui-môme n'y échappe pas. On a quelques toiles
qui trahissent les faiblesses de cette âme vigoureuse pour le
paysage. Si, dans un moment de sublime colère, le fier tailleur
de pierre jette son marteau sur les débris de marbre dont il vient
de couvrir la terre, pour aller chercher sous le ciel le calme h
ses agitations, il saura découvrir quelque solitude bien âpre,
quelque retraite terrible répondant à la situation de son esprit; et
bientôt la toile, témoin muet et confident indiscret de son trouble,
traduira sa pensée par un chef-d'œuvre. Au milieu de sauvages
aspérités, nous aurons Michel-Ange sous les traits d'un céno-
bite; car c'est lui-même qu'il faut voir dans ces solitudes, sous
la figure de saint Jérôme ou de quelqu'autre inspiré du désert.
Les pédants seuls sont insensibles aux beautés du paysao-e,
encore lui rendent-ils l'hommage que l'hypocrisie rend à la vertu;
du fond de leur cabinet, ils imitent Virgile, ou imposent le style
académique sous le patronage du Poussin; l'homme de génie a ce
privilège de cacher derrière sa grande ombre la foule des imi-
tateurs, des impuissants et des sots.
Nicolas Poussin, né aux Andelys trente et un ans après la
mort du vieux Michel-Ange, soixante-quatorze ans après la mort
de Raphaël, est une des plus grandes personnalités de l'art, une
des plus éclatantes gloires de notre pays. Aucun artiste, sous une
volonté aussi ferme que réglée, n'a possédé une plus brillante
imagination.
Claude est son contemporain, son ami, son admirateur sans
doute, mais il s'est bien gardé de céder à l'entraînement de cette
séduisante vertu. Supérieur à Poussin par une grâce, une élé-
gance à jamais inimitables, son originalité le pose en dehors de
toute tradition, au-dessus de toute imitation; sa couleur, son
dessin, son goût, tout est parfait; les moindres toiles de ce
maître sont empreintes d'une poésie tendre et touchante. Poussin
est presque sinistre dans les fonds de ses nymphes. Claude est
heureux toujours, souriant, même lorsqu'il rêve: il possède un
goût d'autant plus pur que ce goût lui est naturel et n'a rien de
pédant. Est-ce un goût antique ? Il est dans tous les cas antique
sans le savoir.
Poussin sans doute fait école, cette voix grave devait appeler ii
l'enseignement : il semble, en voyant son beau-frère Guaspre,
qu'après lui, et d'après lui, on peut faire des chefs-d'œuvre.
Guaspre, incontestablement, est peintre, il sent vivement, on
aime à lui retrouver un certain côté individuel ; mais il ne vit
que de l'air du Poussin, la main domine le cœur, le praticien se
84 PAUL HUIÎT
trahit et s'éloigne du grand peintre, son inspirateur et son guide.
Cette école finit avec lui; la tradition d'une exécution belle et
large se fait sentir encore quelque temps; mais les imitateurs
ne comptent jamais, hommes de métier on les perd dans la
foule. Le génie est communiste et ne laisse pas d'héritage.
Titien est un admirable paysagiste et Poussin ne l'ignorait
pas! Autre chose est d'emprunter ou d'imiter, aussi doit-on faire
mention d'un artiste de cette école qui a marqué ses œuvres
d'une empreinte vigoureuse bien qu'un peu bizarre. Il reste de
l'Orizzonte ' des gravures à l'eau-forte dont il faut tenir compte,
cet artiste doué s est perdu par l'esprit d'imitation.
Il faudrait plus que quelques lignes à chacun de ces grands
no.^^s qui se succèdent si rapidement dans l'histoire de la pein-
ture à cette époque.
Ruisdaël', né vers i63o, est un de ces hommes à part qui laissent
un lumineux sillon dans l'histoire par la puissance de la pensée.
Cette pensée, cependant, est humble et modeste; la poésie péné-
trante de ce peintre est tout intime; il sait remuer l'âme avec
une vague et un buisson et nous montre combien la nature est
grande et puissante dans ses plus petits détails.
Cuyp ^, par la puissance, la transparence et la limpidité de la
couleur; Hobbema^, par des qualités analogues à Ruisdaël;
Everdingen '', Huysmans', Dominiquin ', Salvator*, Rembrandt',
Rubens '" arrivent en foule au premier rang.
Rubens, à ce nom il faut s'arrêter; ce maître de la couleur,
ce fils de la lumière ne pouvait rester insensible aux beautés de
la nature, il témoigne en passant que son génie saisit toutes choses.
Sans parler du fond de ses tableaux, qui sont toujours admira-
blement compris, il a fait des paysages, du genre, des animaux,
de la nature morte. Rubens disait d'un fond que c'était la grande
difficulté d'un tableau et que son tableau était fait lorsqu'il tenait
son fond. Les paysages de Rubens, traités en esquisses, sont sou-
vent des chefs-d'œuvre, larges de lignes, pittoresques, pleins
d'un sentiment poétique; l'artiste cherche le caractère et l'im-
pression dans les données mêmes de la nature. C'est bien pour
' Franz van Bloemen, surnommé l'Orizzonle, peintre et graveur flamand,
1656-1748.
- Ruisdaël (Jacob-Isaac), peintre hollandais, 1629-1682.
' Cuyp, peintre hollandais, iGoS-iGgi.
' Hobbema, peintre hollandais, 1630-1709.
'' Everdingen (Albert, van), peintre hollandais, 1621-1675.
' Huysmans de Matines, 1648-1727. Vue du Monl Roussel, au Louvre.
' Dominiquiu, peintre italien, i58i-i64i.
' Salvator Rosa, peintre italien, 1615-1673.
' Rembrandt, 1606-1669.
"• Rubens, 1577-1640.
NOTES DE PAUL HUET 85
lui qu'elle est un clavier immense dont il tire d'admirables
accords. Ce serait, par la variété, l'intention, le premier paj'sa-
giste s'il avait poussé ce genre aussi loin qu'il pouvait le faire ;
mais ce prince de la palette fait de ses paysages des faveurs qu'il
jette en passant.
On raconte des fées que certaines ne peuvent ouvrir la Louche
sans qu'il en sorte des fleurs ou des diamants. Rubens sans doute
fut touché de leur baguette : la peinture coule, chez lui, de source
comme la lave du volcan.
Rembrandt est dans ses paysages le magicien que nous connais-
sons; poète plus intime, plus tourmenté, il répond mieux peut-
être, ainsi que Ruisdaël, à nos inquiétudes présentes; il aime le
mystère et en même temps l'éclat. Rembrandt étonne et saisit,
Ruisdaël charme et entraîne dans les douces et vagues rêveries.
Tous deux certainement ont du cœur et tous deux nous touchent
et nous possèdent
Ce qui frappe, quand on jette un coup d'œil sur cette pléiade
de paysagistes, c'est l'indépendance qui les distingue, chacun
d'eux est bien une expression particulière, la manifestation vio-
lente d'un sentiment personnel ; entre eux nul lien, nul rapport;
comparez Claude et Titien, Poussin et Ruisdaël. Tous cependant
ont puisé à la même source : la nature ; tous nous entraînent
par la vérité dans leur milieu d'illusion, d'émotion, de vérité
personnelle. Nous voyons tour à tour avec chacun d'eux. La
nature est infinie et l'âme de l'homme, infinie comme elle, reçoit
et donne toutes les impressions.
La peinture de paysage suit les divers mouvements de déca-
dence et de petites renaissances que l'art éprouve sous les
diverses influences morales et civilisatrices.
Malgré tout ce qu'on en peut dire, la fausse grandeur du siècle
de Louis XIV ne pouvait être bien favorable à l'art, elle ne fut pas
favorable au paysage; les talons rouges veulent les allées sablées,
l'amour en perruque se fait sous des charmilles, Boileau fait
une épître à son jardinier.
Après Poussin et Claude, le paysage est en Hollande : sa poésie
modeste y cherche la liberté et les impressions mélancoliques du
ciel du Nord ; c'est là désormais qu'il trouvera sa grandeur et sa
voie, dans l'humble représentation d'une nature presque ingrate,
tant elle est simple : l'Italie ne vit que du souvenir de sa gloire,
son art, devenu d'abord académique, est tombé dans la décora-
tion. Et, depuis Poussin et Lesueur', la France suit l'académie
italienne ; des hommes dont il faut reconnaître le génie, tel que
Salvator '^ par exemple, perdent leur talent par l'abus d'une fausse
facilité. La louche succède h l'exécution.
Vieux, blasé, spirituel, corrompu, le xyiii*^ siècle, héritier du
' Lesueur (Euslache), i6i7-i655.
2 Salvator Rosa.
86 PAUL HUHT
vieux roi, s'amuse etveutfiiiir gaiement ; il liabille ses marquises
en bergères et joue des idylles à ïrianon.
Cet art du xviii" siècle est souvent charmant, il faut le dire ;
cette liberté de mœurs lui donne une grâce licencieuse, mais
réelle. Traité presque aussi lestement que les choses sérieuses,
il excelle dans la vignette, le pastel, et la peinture de boudoir.
Watteau ' son peintre de fâtes galantes, est tout simplement
un grand peintre, il a étudié Rubens et se trouve doué des secrets
vénitiens. Les fonds de ses petits chefs-d'œuvre sont charmants.
Boucher-, dans ses dessus de portes, Fragonard ^ dans ses
caprices, indiquent d'une façon légère, vive, spirituelle, surtout
amusante, des paysages de convention. Ces badinages faciles,
dépourvus d'ordre, d'idées, de pensées, et surtout d'un véritable
sentiment, bien que délicieux quelquefois, et séduisants toujours,
ne constituent pas un paysagiste, ni le paysage.
Joseph Vernet' a plus de tradition, on retrouve chez lui,
surtout dans quelques belles études, la manière de Guaspre^; il
a connu Locatelli * etpar liocatelli on remonte à Salvator. Quand
Joseph Vernet s'élève on retrouve même un certain souvenir de
Claude. Ses figures, qui n'ont pas la légèreté des Panini ', ni des
Guardi% sont cependant pleines d'esprit, et d'ailleurs bien
françaises.
Nous sommes loin des Titien et des Claude ; le paysage cepen-
dant a, dès ce moment, de nouveaux et grands interprèles ; l'art mo-
derne serait ingrat s'il ne tenait pas compte de Buffon, mais
surtout de J.-J. Rousseau, le sublime rêveur, l'initiateur du
paysage moderne.
Le vrai paysagiste de cette époque, le décorateur Hubert',
qu'il faut bien citer h défaut de mieux, ne va pas si loin ; succes-
seur de Boucher, il emprunte quelque peu de sa touche facile
et se garde de suivre, comme Bernardin de Saint-Pierre, Rousseau
dans ses promenades solitaires. Il passe des boudoirs aux cafés
et décore avec talent les salles à manger de ruines antiques, où
les héros grecs et romains, qui deviennent dès lors à la mode,
portent encore de la poudre et des paniers.
' Watteau, 1684-1721.
-Boucher (François), 1703-1770.
' Fragonard, 1732-1806.
' Vernet (Joseph), 1714-1789.
^ Gaspard Dughet i6i3-i675 dit le Guaspre beau-frère de Poussin.
' Locatelli ou Lucatelli (Andréa), ué (in du xvii" siècle, mort en I74i>
excelle dans les paysages.
' Pauini (Giovanni Paolo), peintre d'architecture italienne, 1695-1768.
' Giiardi (Francesco) 1712-1793.
9 Hubert (Robert), 1733-1808.
NOTES DE PAUL HUET 87
La Révolution ne pouvait pas facilement tourner à l'idylle,
malgré la tendresse de quelques-uns de ses héros pour les petits
moutons. En train de tout décréter, elle décréta l'art grec
ou romain.
Cette époque, si grande par ses aspirations et son énergie,
rêva toutes les réformes. David', son véritable interprète fut, on
le sait, réformateur de l'art ; nul ne posséda mieux la volonté et
le génie d'un réformateur : convaincu, il devait convaincre et il
entraîna tout avec lui. Malheureusement, entraîné lui-même par
les violences de son temps et l'absolu de ses principes, il rêva
l'impossible. 11 crut voir l'Acropole d'Athènes dans les moulins
de Montmartre et l'Apollon sous la carmagnole.
Aussi bien en haine du despotisme que la Révolution combat-
tait, que du goût énervant et dépravé qu'il voulait détruire, David
voulut supprimer toute tradition moderne postérieure h la tradi-
tion grecque. La beauté de la forme antique, qui, pour la Renais-
sance, avait été une révélation, devint pour la nouvelle reforme
une loi unique : la peinture fut en quelque sorte réduite aux
conditions de la sculpture ! Encore ne pouvait-elle faire que du
bas-relief!
L'exagération de ce système était le plus grand obstacle à sa
durée. David lui-même lui porta les premiers coups ; du jour où
il abdiqua son titre de citoyen pour redevenir sujet français et
baron de l'Empire, il dut trahir à la fois tous ses principes.
Foucher, en manteau et en chapeau à la Henri IV, dans le tableau
du sacre, malgré ses mollets antiques, exprime très bien la faus-
seté des prétentions delà nouvelle école et l'embarras du peintre.
David abdique. Gros" sera désormais le peintre de l'Empire.
Malgré les entraves qui arrêtent son exécution, son style a gagné
h l'influence du maître et tout révèle chez lui l'homme de génie.
Le paysage ne pouvait trouver facilement sa place dans ce mou-
vement. Cet abandon de la peinture au profit de la statuaire ne
lui était pas favorable.
La campagne d'ailleurs n'était qu'un champ de bataille. La
poésie en dragon, courant de Jemmapes à ^Yaterloo, ne pouvait
s'arrêter aux buissons de la route ; mais David prouvait lui-même
qu'il est plus difficile de reculer qu'on ne pense : sous l'inlluence du
système, le paysage tenta de renaître et prit des béquilles, dont
il fit des échasses à la suite de l'école.
On courut en Italie, entre deux victoires, prendre quelques
belles lignes, puis on revint bien vite se renfermer avec les
Grecs et les Romains, suivant la mode du temps, pour faire des
paysages grecs. La mythologie anima cette nature factice : ce
ne fut que nymphes de Crète et temples de Paphos.
' Louis David, 1748-18^5.
' Gros, 1771-1835.
88 PAUL HL'ET
Berlin ' et Bidauld% maîtres et fondateurs de ce genre préten-
tieux, eurent, comme toute l'école de David, une longue et grande
influence et créèrent le paysage historique.
A côté de Bertin et de Bidauld, Taunay^ et De Marne* repré-
sentent le genre dans le paysage ; le premier est en ed'et plutôt un
peintre de figures de genre qu'un paysagiste, le second peint
particulièrement les animaux.
Dans leur genre prosaïque, ils ne sont pas beaucoup plus vrais
(jue les autres dans leurs prétentions à l'épopée. Cependant le
hasard met quelquefois au jour des tableaux très distingués de
ces deux artistes.
Bidauld mourut fort âgé, emportant sa gloire, sa doctrine et sa
foi en lui-même dans les palmes vertes de l'Institut, plus heureux
que son rival Berlin, qui, chef d'école cependant, mourut privé de
cet honneur.
Ce corps, institué sous l'influence de David, n'a qu'une place
de paysagiste ; cette place, longtemps tenue par un peintre de
fleurs, est aujourd'hui occupée par un peintre d'animaux,
M. Brascassat.
Le malheur de l'école de David fut d'étouffer toute tradition
et surtout toute tradition pratique. La haine du dévergondage
l'aveugla jusqu'à lui faire rejeter les plus simples procédés de
l'art, et le mal qu'il a fait à cet égard se fait encore sentir aujour-
d'hui ; l'amour du simple le conduisit à un tel excès de simplicité
que la peinture sembla rejeter tout auxiliaire matériel pour
exprimer cet art en bas-relief dépourvu de perspective ; cette
forme si pure, renfermée dans un trait impassible tracé à l'encre,
dut se contenter de quelques teintes froides et systématiques
chargées du modelé intérieur. Tout écart, toute apparence
d'écart, fut flétrie du nom de Boucher, synonyme de la plus,
cruelle injure, et pour tout dire on brûla des Watteau pour
chaufferie modèle académique.
Greuze% chassé de la nouvelle académie, s'était écrié: Vous
verrez ces tableaux dans trente ans et vous verrez les miens, ces
gens-là ne tiendront pas sur la toile !
Le pauvre vieillard ne devait pas profiter de la réaction qu'il
annonçait si bien. Cassandre, pour parler le style du temps, n'eût
pas mieux prévu.
Comment le paysage, au milieu de pareilles influences et de
telles doctrines, aurait-il pu aspirer la vie dont il a besoin? tout
lui était contraire : Etouffé sous le despotisme étroit d'une eslhé-
' Berlin (Jean-Victor), 1775-1842.
2 Bidauld (Jean-Joseph-Ijouis), 1758-1846.
^ Taunay (Nicolas-Antoine), i755-i83o.
* De Marne (Jean-Louis), 1744-1829.
' Greuze (Jean-Baptiste), 1725-1805.
NOTES DE PAUL HUET 89
tique d'emprunt et pédante, cet art, qui vit avant tout de sentiment,
de liberté et de couleur, ne pouvait produire que des œuvres fausses
et conventionnelles. Quelques beautés de lignes, d'heureuses et
larges compositions révèlent l'intelligence des maîtres de cette
époque, mais ne peuvent les arracher à l'oubli. La peinture
est aussi nécessaire à la peinture que la vie au cheval de Roland.
La peinture d'histoire, dans son ignorance des procédés pra-
tiques et ses aspirations à la sculpture, devait tenir bien peu
compte du paysage ; son ignorance lorsqu'il s'agit de paysage,
dépasse toute permission. Un seul peut-être fait exception, mais
cet homme, en tout, est une exception merveilleuse.
Il ne sut pas fléchir devant la souveraineté de l'école, tout en
sachant lui emprunter ce qu'elle avait d'excellent dans son prin-
cipe réformateur ; esprit d'autant plus fort qu'il ne (It aucun
sacrifice, ni au succès, ni à la fortune : il s'agit de Prud'hon '.
Lorsque Prud'hon traduit Longus et représente les amours de
Daphnis et Chloé, il est plein d'une grâce toute charmante; il a
le parfum de l'antiquité sans en prendre la manière, puis c'est
un peintre ! Ame tendre, rêveuse et poétique, c'est un paysagiste
comme Corrège son guide et son véritable maître. En' fait de
paysage, il a laissé des dessins remarquables, exécutés dans sa
manière estompée, rehaussée de blanc.
Prud'hon fait exception à tout ce qui l'entoure ; aucun peintre
n'a mieux que lui enveloppé son sujet dans les fonds, il le fait en
coloriste, en peintre, en poète.
Il sut garder son individualité au milieu de l'entraînement
général, ce qui devait le faire mettre au ban de l'école. La vie
pour lui fut une épreuve et prouva, une fois de plus, que le génie
doit soull'rir.
Prud'hon est peut-être le seul peintre du temps de David qui
rappelle la belle tradition italienne.
Peut-on citer Girodet - qui appartient corps et âme h son
temps et eut le vent de la fortune. Les études de Girodet, rappor-
tées de Rome, sont remarquables même par la couleur et l'in-
fluence du Titien; 11 y a aussi de lui de beaux dessins.
Tourmenté d'une certaine inquiétude poétique, il fit des vers
et même des vers grecs, dit-on. Ce penseur cherche quelquefois
le paysage ; il l'a souvent dessiné, et le fond de l'Endymion,
cette figure d'Apolline couchée est un trait de génie.
Le paysage se traîne à la suite de l'art odiciel de l'Empire.
Dans la poésie, André Chénier *, qui le vit à la façon des poètes
grecs, passa cependant inaperçu. Mais Chénier, comme Ber-
nardin de Saint-Pierre, comme Rousseau, était un précurseur
' Prud'hon (Pierre), 1758-1823.
- Girodet de Roncy-Trioson, i;67-i8a4.
5 André Chénier, 1762-1794.
90 PAUL HUET
du l'omnntisme. Clialeauljiiaiul lui-mAmc ne trouva son public
que sous la Restauration.
Prud'hon et (chateaubriand n'otaient pas les seuls ; il y avait
sous l'Kinpire un foyer dOppositioii littéraire aussi bien que poli-
tique. Parmi les écrivains surtout, plusieurs, et ce sont ceux
qui ont laissé une véritable illustration, étaient les précurseurs
d Une révolution dans l'art. Par leur spiritualisme chrétien et
leur l'orme plus passionnée, ils appartenaient d'avance à la géné-
ration ([ui allait suivre.
Lorsque David vint, à l'aide de ses principes réformateurs,
renverser l'ancienne académie, il le fit au nom de la liberté; la
raison, son génie et la Révolution combattaient pour lui. Mal-
heureusement le despotisme f[u'il vint établir fut pire cent fois
que le régime académique qu'il avait renversé ; on ne put désor-
mais respirer dans l'art qu'avec un brevet de la nouvelle école.
Ni les arts, ni les idées ne se régissent comme la police : une
pensée supérieure les entraîne, mais les filets d'un pouvoir aca-
démique, aussi bien serrés que possible, les laissent toujours
passer. Chacun, dans l'art, a le droit de prétendre h la domina-
tion, le génie seul a raison.
Le directeur du musée, Denon ', ne recueillait-il pas les
peintures proscrites ? Dans des essais h l'eau-forte, peu impor-
tants il est vrai, on trouve une certaine indépendance de talent,
et surtout l'amour des vieux maîtres.
Bientôt les élèves chéris du maître, les hommes éminents de
l'école vont entrer eux-mêmes, et comme à leur insu, dans un
courant nouveau. Gérard^ fera l'Entrée de Henri IV et Corinne;
Gros, le Départ du roi et le Débarquement de la Duchesse d'An-
gouléine ; Girodet, le Songe de Finirai, le Héros romantique.
Quel que soit le style qui préside à l'exécution de ces œuvres,
l'influence du sujet s'y manifeste forcément ; le type de la
médaille antique va disparaître , il faudra penser à redevenir
moderne et libre.
La révolution romantique n'a pas été autre chose que le senti-
ment moderne remplaçant l'abstraction de l'antique pur. Encore,
lorsque M. Ingres fera de l'art antique avec son sentiment nou-
veau sera-t-il considéré comme romantique. Tant il est vrai que
la révolution, qui s'est faite sous ce nom, a été avant tout un
appel à la liberté, au sentiment individuel, un retour à la tradi-
tion générale, si l'on peut dire.
Lorsque le vrai romantisme vint, c'est-à-dire lorsque la méta-
physique de Byron ' pénétra les imaginations, la révolution était
faite, pour me servir encore d'une expression reçue. Les artistes
' Denon (Vivant-Dominique, baron), peintre, i747-'8ï5.
^ Gérard (le baron François), 1770-1837.
' Lord Byron, 1 723-1 786.
NOTES DE PAUL HUET 91
ne procèdent pas par système mais vivent de sentiment. La Char-
rette des blessés de Géricault', la Garde meurt de Charlet', les
scènes militaires de Vernet\ répandues par le procédé lithogra-
phique, nouvelle invention introduite en France par M. de Las-
teyrie ', impressionnent dans les premiers jours de la Restaura-
tion bien autrement que tous les combats d'Ajax et d'Agamemnon.
Déjà le musée des Augustins, l'ormé par M. Lenoir '\ avait repris
la tradition du gothique et de la Renaissance et relevé du mépris
ces chefs-d'œuvre de l'art moderne sauvés de la destruction.
Aujourd'hui le mot mépris, lorsqu'il s'agit de ces œuvres des
xii'', xv'^ et xvi* siècle, paraît une étrange exagération de notre
appréciation de l'école : qu'on veuille bien aller à la villa Bor-
ghèse et l'on verra combien nous sommes loin de l'opinion de
(|uelques-uns des conservateurs de l'école.
Le gouvernement de la Restauration revint avec la noble ambi-
tion d'encourager les arts et d'honorer les artistes, son avène-
ment fut pour eux le commencement des grands travaux, le
moment des honneurs et des nobles récompenses. Elle ramenait
d'ailleurs avec elle deux grands bienfaits : la paix et la liberté;
deux choses dont l'art se trouve toujours bien.
Malheureusement l'on proclame la liberté plus qu'on ne veut
ou qu'on ne peut l'établir. L'engourdissement de la servitude est
plus difficile à secouer qu'on ne pense, et les entraves acadé-
miques ne sont pas les moins difficiles à lever ; les médiocrités
en vivent et les pouvoirs, qui aiment les choses toutes faites, sur-
tout lorsqu'il s'agit d'organisation, les conservent avec un soin
particuliei'. La liberté dans l'art a, comme ailleurs, besoin de
passer dans les mœurs.
La Restauration crut faire merveille en fondant le prix de
Rome pour le paysage.
La fondation du prix de Rome pour la peinture d'histoire
appartient, comme l'on sait, à Louis XIV, ce fut Colbert qui
l'institua.
Ce que l'on ne sait pas assez c'est que, dans l'origine, l'artiste
était libre de choisir son sujet, qu'il exécutait de même en toute
liberté.
Aujourd'hui, à la suite d'un concours de figure académique, on
choisit douze concurrents qui entrent en loge pour exécuter le
tableau qui doit conduire le vainqueur à Rome. Le sujet est
donné.
' Géricault, 1791-1824.
- Charlet, 1792-1845.
^Horace Vernet, 1789-1863.
* Lasteyrie du Saillant (Charles-Philibert, comte de), publiciste agronome,
pliilanthrope, 1759-1849.
" Leuoir (Alexandre-Marie), peintre et archéologue, 1762-1839.
92 PAUL HUET
Le concours de l'arbre remplaça la figure académique. Les
peintres d'histoire ont le modèle qu'il est facile de faire poser;
le chône ou le cèdre du Liban ne peut oflVir cet avantage.
Les peintres de paysage peignent la plupart du temps un arbre
qu'ils ne connaissent pas, même de vue, et vont ensuite exécuter
en loge, entre quatre murs, au secret, sans dessins, sans études,
sans nature possible le tableau de concours. On leur demande
non le résultat d'impression personnelle, mais la reproduction
d'un style convenu, olllciel qu'on appelle historique.
Si malgré l'étude du modèle, l'air qu'on respire dans les aca-
démies est étouffant et vicié ; si, dans les serres chaudes de l'art,
l'imagination dépérit au profit de la routine, si l'on ne peut y
échapper à l'enrôlement volontaire, que dire du paysage appris
à la prussienne, entre quatre murs ? le paysage veut l'air, le
soleil et la liberté ; son modèle est partout où l'herbe fleurit, où
l'arbuste bourgeonne.
Le premier essai fut plus heureux qu'on ne devait l'espérer'.
Michallon ", savant praticien pour l'époque, quoique jeune,
plus impressionné de la nature que son maître Berlin, mérita le
prix par un tableau supérieur aux autres toiles du concours. Ses
envois de Rome attendus avec impatience, reçus avec un grand
intérêt, firent croire à une conception plus énergique et plus
vraie, à une entente plus large de la couleur, à un style plus
simple surtout ; il laissa des études remarquables peintes avec
verve et intelligence, et mourut jeune après avoir jeté un éclat
aussi vif que passager, et inauguré cette manière fausse dont son
imitateur Rémond^ est resté l'unique et plus éminent repré-
sentant.
Les lauréats qui suivent échappent la plupart a la renommée;
élèves dans les principes de l'école, ils apportent presque tous les
qualités et surtout les défauts attachés à cette vicieuse institution.
Deux noms cependant peuvent être cités : Brascassat* et
Giroux ^ (trois si M. Flandrin a eu le prix).
M. Giroux suivit de loin le courant des idées. Le premier,
M. Brascassat a quitté, à Rome même, l'étude du paysage pour
les animaux, genre dans lequel il s'est fait, comme l'on sait, une
grande réputation.
M. Watelet * est l'homme des premiers temps de la Restaura-
tion, il lutte contre les deux chefs de l'école historique et lutte à
armes égales ; comme eux il fait du paysage dans l'atelier.
' Fondation du prix de paysage, 1817.
- Michallon (Achille-Etna), 1796-1822, prix 1S17.
■' Réinond (Jean-Charles-Joseph), 1795-1875, prix de paysage, 1821.
' Brascassat (Jacques-Raymondj, 1804-1867, 2^ prix, i8a5.
^ Giroux (André), 1801-1879, prix de paysage en 1825.
" Watelet (Louis-Etienne), 1780-1866.
NOTES DE PAUL HUET 93
Il n'a plus malheureusement, il faut le dire, l'amour de la ligne ;
mais il est plus vivant, plus pittoresque, il commence à se risquer
dans les campagnes agrestes; il est presque un réformateur, ou
du moins, comme Michallon, passe un moment pour tel. Ses mou-
lins, ses chutes d'eau, exécutés avec un rare talent de main, lui
méritèrent un grand succès. Son habileté pratique, quoique
vicieuse et conventionnelle, est bien supérieure à celle de ses
deux rivaux ; il devait être et fut bienveillant pour les nouveautés.
Bien différent en cela de MM. Bertin et Bidauld surtout.
Continué par M. Lapito', sa peinture est encore en grand hon-
neur h Vienne et à Berlin; dans ces pays il fait vraiment école.
M. Watelet représente en effet un commencement d'émancipa-
tion, il chasse les nymphes et les satyres et s'il n'étudie la nature
que par petits morceaux sans ensemble, on voit qu'il en a la
recherche et la prétention,
M. Watelet marche en dehors de l'école, il a l'avantage d'être
franchement lui, M. Watelet.
Bien que fondée sur les données académiques, l'institution du
prix de paysage prouvait l'entraînement des esprits : dans toutes
les œuvres littéraires, l'amour de la nature débordait; une poé-
tique nouvelle, puisée aux sources vives de l'infini, réveillait
l'épuisement général. La poésie des baïonnettes avait fait son
temps, et l'âme humaine inquiète, battue par les tempêtes, allait
demander h la nature le mot de l'énigme éternelle, que n'ont pu
lui donner la philosophie, la révolution ou les conquêtes.
Lorsque l'Empire tombait au milieu du fracas des armes et des
horreurs de l'invasion, laissant après lui les brisements de l'or-
gueil vaincu, les douleurs de la défaite et le vide de la pensée,
l'art de David avait déjà perdu de son influence. Sous ce régime
despotique et de grandeur militaire, son inspiration révolution-
naire s'était affaissée et disparaissait sous une forme convention-
nelle et académique, art officiel et d'apparat ne répondant pas
plus aux aspirations de l'âme qu'aux inquiétudes des esprits.
La liberté, en rentrant avec la Restauration, devait lui porter
bientôt les coups les plus violents ; la paix ouvrait les portes à
toute une littérature étrangère, pour uous pleine de nouveautés
et de maximes d'art entièrement opposées aux nôtres. Byron,
interprète des déchirements intérieurs, poète du doute, jetait ce
cri de désespoir et d'ambitieuse espérance qui retentit encore
aujourd'hui dans les vers de Lamartine et d'Hugo.
Du scepticisme de Voltaire et d'un retour aux croyances du
moyen âge, d'un panthéisme débordant et du sentiment chrétien
allait renaître une poésie immense, inattendue dans ce siècle
ennemi de toute poésie : le doute lui-même rouvrant les portes
de l'infini !
Il est impossible, dans une histoire de l'art de cette époque, de
^ Lapito (Louis-Auguste), 1803-1874.
94 PAUL HUEÏ
ne pas tenir compte de rinfluence de ces idées nouvelles, dont
il serait difficile de rechercher ici d'ailleurs l'origine, ou de suivre
la trace.
L'esthétique antique, lorsqu'on la considère à son point de
vue le plus élevé, veut la beauté calme et sereine; les passions,
en troublant la beauté des lignes et l'harmonie des contours, la
défigurent et l'altèrent ; elle divinise la forme et préside à la
statuaire antique.
La nouvelle école, en cherchant son idéal dans la nature, en
spiritualisant les passions, en animant les rochers et les forêts
et les nuages, s'empare du domaine de la couleur, du sentiment;
c'est le triomphe de la peinture dont elle emprunte constam-
ment les ressources.
C'est à ces titres que M. Delacroix ' fut si justement surnommé
plus d'une lois le Byron de la peinture. Nul n'a, comme lui,
sondé le fond du cœur pour en exprimer les passions et les souf-
frances. « C'est surtout le peintre du délire et des agitations
morales, dit M. Silvestre ». L'art moderne prend son caractère le
plus frappant dans cette vie morale intérieure, dans cette péné-
tration de la nature.
La peinture est en etfet l'art qui domine désormais les poètes:
les romanciers sont peintres et surtout paysagistes. La sculpture
elle-même, adoucissant ses raideurs classiques, empruntera à la
peinture plus de morbidesse et de vie, elle devient pour ainsi
dire plus coloriste.
Cette activité, cette vie donnée ou prise à la nature, ce retour
passionné vers ses beautés poétiques devaient avoir une grande
influence sur le paysage et lui tracer une route plus vraie, plus
pathétique, plus dramatique et plus simple h la fois; il tente
bientôt vers le but indiqué.
Pour se transformer il n'avait pas à remplacer les nymphes
antiques parles follets ou les gnomes de Byron, de Walter Scott
ou de Charles Nodier ; l'exposition universelle a dû détruire à ce
sujet des préjugés aussi puérils que ridicules ; pour se réformer
il n'avait qu'à retourner aux sources vraies de la nature, pour
demander h elle seule ses impressions et son style. Son action ne
fut pas longue à se faire sentir.
Le genre historique, qui depuis longtemps le traitait avec une
négligence malheureuse, en sentit toute l'importance. L'influence
de son étude fut excellente sur la couleur et la perspective. Les
peintres d'histoire mirent plus d'air dans leurs tableaux, firent
une étude plus approfondie de la valeur des tons et du rapport
des objets. Géricault, Sigalon", Delacroix montrèrent tout le
prix qu'on devait attacher à l'étude du paysage.
Pour ne citer qu'un exemple, le bout de ciel, qui fait le fond de
1 Delacroix, 17981863.
- Sigalon (Xavier), 1788-1837.
NOTES DE PAUL HUET gS
]a Lociisle' de Sigalon, montre par son expression sinistre tout
ce qu'un coin de paysage peut ajouter de dramatique à l'impres-
sion. Il faudrait aussi parler de la Marine de Géricault, du fond
de sa Méduse, et de sa Batterie ; citer V Hamlet de Delacroix et
vingt autres toiles. Epoque plus singulière qu'on ne pense où
tout était à rapprendre, où l'on dut se souvenir que des peintres,
tels Titien et même Raphaël, n'avaient point négligé le paysage.
Ce besoin de recourir aux vieux maîtres et de reprendre la
tradition interrompue eut un inconvénient inévitable, ce fut d'en-
trainer quelquefois plus à l'imitation des maîtres qu'à l'étude de
la nature ; mais tout était à reprendre : peindre un soleil cou-
chant ou un effet de pluie paraissait alors et était, en effet, une
grande innovation.
A la suite des poésies deByron, 1 Angleterre nous envoya une
magnifique leçon de paysage.
Dans l'histoire de la peinture moderne l'apparition des œuvres
de Constable fut un événement. Géricault avait vu ces toiles à
Londres et les avait annoncées comme des chefs-d'œuvre : elles
eurent à Paris le sort des belles choses et des nouveautés : l'enthou-
siasme d'une part et le mépris de l'autre. On entrait d'ailleurs
dans la période fiévreuse du mouvement romantique, le cliamp
de bataille était ouvert.
L'admiration de la jeune école, peu nombreuse il est vrai, fut
sans bornes; il fallait remonter à Rembrandt pour trouver cette
audace d'exécution, ce savoir immense de la palette, à Cuyp - pour
rencontrer autant de limpidité ; ce que l'on rêvait la veille se
trouvait tout d'un coup réalisé sous un des plus beaux aspects.
C'est par une originalité sans efforts, soutenue par la vérité et
la verve, que les deux toiles de Constable brillaient surtout. Expo-
sées en 1824» c'était pour la première fois peut-être qu'on sentait
la fraîcheur, pour la première fois qu'on voyait une nature
luxuriante, verdoyante, sans noir, sans crudité, sans manière.
Un cottage i» demi caché sous l'ombre de beaux et frais massifs,
un limpide ruisseau que traverse à gué un attelage de charrette,
au fond, la campagne de Londres, humide de l'atmosphère
anglaise; voilà dans sa simplicité une des compositions à laquelle,
il faut le dire, son pendant ressemblait beaucoup. Celui-ci est
un canal dominé par un groupe d'arbres, bien voisin sans doute
du cottage. Ce n'est pas par l'invention que ce peintre se dis-
tingue.
On voyait, à la même exposition, une ou deux aquarelles de
son compatriote Coppley Fielding, magnifiques dessins, d'une
poésie plus grande et d'une impression tout aussi vraie.
Plus tard Reynolds \ plus grand paysagiste peut-être qu'excel-
' Salon de 1824 (musée de Nîmes).
-Cuyp (Albert), peintre hollandais, lôoS-iSgi.
'Reynolds (Samuel-William), frère de Josué, le portraitiste.
96 PAUL HLET
lent graveur, apporta en France de belles études et quelques
tableaux extrêmement remarquables par une poésie profonde
et une coloration forte et mystérieuse; il y a dans ce peintre
quelque chose de Fintelligence et de l'élévation du Poussin,
avec une main plus rembranesque et un sentiment plus moderne.
Nous ne connaissions encore la peinture anglaise que par les
portraits de Lawrence ' et quelques essais de Bonington,
Moitié élevé en France, à l'école de Gros, inspiré surtout par
l'école anglaise et particulièrement par Turner-, dont Bonington
parlait sans cesse, ce jeune peintre était dès lors connu par
une foule d'aquarelles charmantes où ses qualités de coloriste
vénitien se montraient dans toute la fraîcheur de la jeunesse.
Sa peinture à l'huile, qui arriva plus tard, répondit à ses
débuts et conserve encore aujourd'hui la place quelle a méritée
pour longtemps. On peut dire de Bonington qu'il a le génie de
l'aperçu et de l'indication : il a des flamands un aperçu fin et
juste de la nature, de tous les maîtres coloristes une recherche
de tons et de l'harmonie.
La légèreté de son genre, sa prétention à la touche, qui fai-
saient son succès près d'un public qui court toujours après la
manière, l'ont empêché de pousser les choses aussi loin qu'il
semblait le promettre.
Ce beau et grand jeune homme mourut vers trente ans d'une
phtisie pulmonaire qui l'emporta au bout de trois mois de maladie.
Je devais le rejoindre en Normandie, il en était parti ; je le retrou-
vai h Paris pour lui serrer la main et lui dire adieu.
Voulant user d'un privilège existant alors, j'avais moi-même
envoyé dans les derniers jours de l'exposition un ballon d'essai,
mais cette faveur d'arriver à la fin n'existait que pour les gros
bonnets et à peine avais-je alors pour tout bien et toute influence
mes vingt ans...
' Lawrence (sir Thomas), peintre anglais, 1769-1830.
2 Turner (Joseph), peintre anglais, i775-i85i.
III
DE LA PEINTURE DE PAYSAGE
AU POINT DE VUE DE LA DÉCORATION
On 1 a dit avant moî, notre siècle est éminemment pnysagiste
L ame moderne effrayée, haletante, pleine de doute, devait cher-
cher, au milieu de toutes ses luttes, un refuge dans la nature •
elle avait besoin de se retremper devant le spectacle de sa muni-
hcence, de se calmer dans le silence de son immensité.
La nature, notre mère commune, notre mère féconde et répa-
ratrice nous ouvre son sein aux jours désespérés et retrempe
notre courage et nos forces dans une source toujours pure tou-
jours nouvelle de vérité, de calme et d'infini; i, sa vue ' nous
nous sentons meilleurs.
La poésie, l'art, la science n'ont pu s'adresser vainement à
elle; la poésie, qui s'éteignait dans le doute, lui a jeté son cri de
desespoir, elle retrouve ses chants d'espérance ; l'art a dévoilé
ses mystères, la science lui ravit ses richesses incalculables
Nous voyons tous les jours les miracles que la science tire de
son sein pour les jeter à l'industrie ; le nom des poètes modernes
est sur toutes les lèvres, leurs pages dans tous les cœurs Nous
ayons une école de paysagistes qui est la fière élève et l'auda-
cieuse rivale de la poésie.
C'est dans l'intérêt de cette école, qui appartient de plein
droit a la civilisation moderne, que je voudrais dire quelques
mots : malgré son vif éclat, elle lutte avec effort contre l'esprit
plus puissant de l'industrie. ^
La peinture de paysage, tout le monde le reconnaît, a pris en
ces derniers temps un développement qu'elle n'avait pas eu jus-
qu ici. Repondant plus particulièrement que les autres branchies
de 1 art aux tendances modernes, comme l'ode et l'élégie dans la
poésie, elle est venue recueillir l'esprit fatigué.
L'élan, qu'elle a inspiré, n'aura pas seulement donné au genre
du paysage un développement moderne, mais son étude aura été
utile aux tendances nouvelles de la peinture dite historique
Le n est pas d'ailleurs l'histoire de la peinture de paysage que
je veux tracer ici. Me renfermant dans les limites les plus ras-
98 PAUL HUET
treintes, je veux appeler l'attention des hommes compétents sur
le parti qu'on peut tirer des talents nouveaux, sur l'emploi à
faire d'un genre laissé au second rang, malgré l'importance qu'il
a su prendre et tous les hommes qu'il a fait naître.
Combien n'est-on pas choque quelquefois de la mesquinerie
prétentieuse de nos décorations intérieures ? Le choix de nos
ameublements a quelque chose de faux et d'étriqué, qu'une élé-
gance de mode voudrait en vain dissimuler ; notre époque elfacée
manque de style, elle emprunte aux époques passées un amal-
game singulier qui la dispense d'invention. La vanité satisfaite
vit aux dépens du goût et l'étoufle sous une apparence mal
déguisée.
Je ne suis certes pas le premier à signaler cette tendance de
notre époque h contenter la vanité aux dépens du goût, en rem-
plaçant trop souvent la réalité par l'apparence, le vrai par le
faux, le bronze ciselé, par exemple, par le fer fondu, le marbre
parle carton-pierre, la main-d'œuvre de l'artiste, enfin, par une
fabrication de pacotille.
Ce mal, cette habitude de tout amoindrir, devenue une néces-
sité, a de graves inconvénients. L'art perd son prestige, disparaît
sous tant de transformations. Qu'on y prenne garde, les sources
même du bien et du beau finiraient par se tarir.
Née d'un besoin général de confort, résultat de la loi du pro-
grès, qui veut, pour le plus grand nombre, le développement
incessant du luxe et du bien-être, cette exubérance de fabrica-
tion est sans doute grande et belle, lorsque, prenant son point
de départ des hautes régions de l'art et de l'invention, la pro-
duction descend d'en haut pour répandre à profusion, jusqu'aux
dernières demeures, le reflet des créations premières de l'artiste.
La source est alors féconde et généreuse, le spectacle merveilleux !
Malheureusement, l'herbe parasite étouffe bien vite les plus
belles fleurs, sans les soins de l'amateur soigneux et jaloux.
Tous les jours nous voyons, à côté de choses magnifiques,
s'étaler sur nos boulevards, dans nos riches boutiques, ces bazars
européens, les objets les plus laids et les plus grotesques, où
l'oubli de la forme la moins sévère n'a pas même de prétexte
dans des raisons d'économie. Ce sont ces produits qui se répan-
dent dans le monde entier comme le spécimen du goût français.
En vérité, on se demande où cela peut s'arrêter.
Voyez au contraire ces peuples, chez lesquels la main-d'œuvre
était tout et la fabrication encore inconnue : l'art était placé,
maintenu pour tous à cette hauteur qui fait encore aujourd'hui
la gloire de ces époques primitives. Les Etrusques, les Grecs,
les Romains même avaient des artistes et point de manufactures,
leur art sert encore de modèle et, dans les objets les plus vul-
gaires, excite toujours une incessante admiration, une éternelle
envie.
Comme nous ne pouvons ni ne voulons surtout reculer, il faut
NOTES DE PAUL HUET 99
donc absolument concilier les deux choses : le génie de l'artiste
qui crée, dirige le goût et le maintient, la fabrication qui le
répand, l'éparpillé, l'émiette.
Pour parler de la question qui m'occupe, j'ai pensé que ces
réflexions n'étaient point tout h fait inutiles.
La fabrication des étoffes et des papiers peints, dont nous
admirons les résultats tous les jours, offre, plus qu'aucune autre
industrie, les avantages et les inconvénients que je signale ;
pendant que la plus modeste demeure tapisse d'une tenture
agréable la nudité de sa muraille, le papier peint pénètre dans
les palais pour y étaler un luxe sordide et quelquefois ridicule.
Malgré de grands efforts et les plus belles tentatives, bien
que tous les jours l'ordre corinthien s'humanise, montre qu'il
comprend mieux les intérêts de la beauté en se parant des
richesses de la palette, il reste bien h faire avant d'arriver à ce
luxe de peinture des belles époques de la Renaissance. Il faut du
reste aller en Italie pour juger de cette profusion. Ce ne sont
cependant pas les talents qui manquent, mais bien l'emploi ;
nous avons une foule d'artistes qui ne demandent pas mieux
d'abord, et qui, dirigés dans ce sens, y gagneraient en talent, en
même temps que le goût général en profiterait.
Nous avons surtout une pléiade nombreuse de paysagistes qui
fait une partie de la gloire et de la force de notre école de pein-
ture, qui pourrait, dans cette direction, grandir en manière et
rendre de vrais services.
Pour toutes choses, et cette vérité s'adresse surtout à l'archi-
tecte, il faut se servir des éléments à notre portée ; c'est de leur
emploi que ressort certaine originalité locale et que chaque pays
prend une physionomie particulière. La peinture de paysage
dirigée vers la décoration intérieure rendrait, à mon avis, les plus
grands services, le tout est de l'accorder avec sa destination.
S'il y avait encore quelque scrupule, quelque pruderie de la
part de l'architecture à s'assimiler cette branche de la peinture,
je tâcherais d'effacer ces préventions défavorables, et, à mon
avis, aussi mal entendues que mal fondées, mais en vérité je ne
le pense pas. Je crois et je crains davantage deux ennemis plus
dangereux : l'indifférence et l'habitude. Pour les esprits sévères
d'ailleurs, les exemples ne manquent pas et, en cela comme
pour beaucoup d'autres choses, nous serions des continuateurs
plutôt que des initiateurs.
Quelques touristes seuls, et les artistes qui ont vu Rome, con-
naissent du Guaspre ' les fresques si remarquables de son Pietio
in Montario et la décoration du palais. Cette série d'œuvres est
l'exemple le plus frappant du parti qu'on pourrait tirer du pay-
sage comme décoration. Cette suite de compositions grandioses
' Gaspard Dughet, dit le Guaspre. peintre français, né à Rome en i6i3,
mort en lôyS, beau-frère et élève de Poussin.
100 PAUL HUET
et sévères n'est pas une des œuvres les moins importantes du
maître. Rien n'est plus saisissant que cet ensemble de paysages
tantôt terribles, tantôt consolants ; l'âme s'égare dans ces thé-
baïdes imposantes où se recueille l'esprit chrétien. On suit du
cœur ces cénobites, ces pères du désert cherchant à se pénétrer
de la grandeur divine au milieu d'une nature si sauvage, si
effrayante.
Titien, l'heureux coloriste, l'enfant de Cadore, né au milieu des
montagnes, Titien qui a, d'une manière si brillante, relevé la
froideur de l'architecture des riches couleurs de sa palette , a
laissé de beaux et nombreux paysages comme décoration des
monuments, il a prouvé ce que le paysage pouvait pour la déco-
ration murale, la grandeur n'est en rien diminuée par l'éclat dans
les productions de ce maître original.
Nous demandons de l'originalité, chacun se plaint du peu de
goût imprimé aux choses nouvelles, et nous ne savons pas nous
servir des plus heureux éléments que nous avons entre les mains.
Pourquoi les architectes reculent-ils autant devant l'emploi de la
peinture comme auxiliaire à l'architecture ? La peinture porte-t-elle
atteinte à la dignité de l'art, qu'ils ont raison de respecter sans
doute ; croient-ils par hasard qu'en la couvrant, ils en cacheraient
les délicatesses et les beautés ? Si l'architecte emploie la pein-
ture, il lui faut tout d'abord des tons éteints et neutres ; les
tons brillants l'offusquent, lui font peur. La dignité de l'ordre
corinthien va être atteinte. Mais il s'agit bien de la pureté grecque
et ne sait-on pas que les Grecs peignaient non seulement leurs
colonnes mais encore leurs figures, ce que nous avons certes le
droit de regarder comme un peu barbare.
Parlons un peu des églises gothiques, h la bonne heure ; la
sévérité de nos cathédrales, l'ascétisme d'une religion sévère ne
permettent pas sans doute la richesse de la palette sous ces mys-
térieux dômes, où rien ne doit troubler la prière. Comment se
fait-il que l'archéologie qui domine aujourd'hui, et nous rend de
si précieux services, couvre les églises de dorures et de peintures,
assez crues souvent, pour faire désirer autre chose? Comment
les mêmes personnes si savantes, si minutieusement à la recherche
des usages, ne font-elles pas attention que chaque siècle a imprimé
son mouvement dans l'art ; comment, lorsqu'elles cherchent avec
tant de soin à faire renaître l'art, malheureusement négligé des
verrières, et à nous donner les preuves les plus évidentes de
l'amour de nos pères pour la splendeur et l'éclat, refusent-elles
le secours de notre art rival? Tous les arts, pour vraiment pro-
gresser, ont besoin de marcher ensemble ; soyons sûrs que la
peinture deviendra plus large.
Ici, je voudrais pouvoir exprimer tout ce que j'éprouve contre
ces systèmes, qui ont la prétention de chasser la couleur de la
peinture et surtout de la peinture murale.
A Gênes, à Venise, l'on voit un genre de peinture architec-
NOTES DE PAUL HUET loi
turale créé exprès pour la décoration intérieure. — Nous ne
serons donc pas tout à fait les inventeurs de ce genre de décoration,
mais ce que nous pouvons dire, c'est que notre époque est plus
particulièrement paysagiste et faite pour en tirer parti. Cet amour
de la nature, d'accord avec la situation de notre esprit, se retrouve
partout : dans notre amour des champs, dans nos livres, dans
nos romans, dans notre poésie, où il se manifeste avec une fran-
chise et un éclat admirables. Lorsque nous ne pouvons échapper
aux liens qui nous retiennent prisonniers au milieu de nos
grandes cités, nous donnons cette jouissance et cette liberté à
notre imagination et nous reposons notre esprit au milieu des
verdures et des ciels imaginaires.
Pour ma part, je suis étonné qu'avec les ressources que nous
avons en artistes remarquables, cet art décoratif n'ait pas pris un
développement spontané et naturel.
Au point de vue de la beauté, quelle tenture pourrait rivaliser
avec cette richesse ? au point de vue de l'économie : les belles
choses restent, durent et gagnent en valeur, pendant qu'il faut
renouveler les étoffes et les papiers bien plus dispendieux.
Hubert Robert, bien à distance des génies de l'art que je signa-
lais tout à l'heure, a exécuté des peintures de décoration remar-
quables ; ses ruines, ses paysages ont été h la mode et plusieurs,
après avoir décoré de somptueux palais, décorent aujourd'hui des
établissements publics, dont ils font la réputation au point qu'on
estétonnéde ne pas voir d'imitateurs.
Des galeries de réception, dessalons d'été, des salles à manger
des escaliers même, comme en Italie, trouveraient dans l'emploi
de ce genre de peinture une originalité, un éclat tout nouveau.
Ce genre, dans ce cas, doit donner de l'espace et grandir les
pièces en offrant à l'œil d'heureuses perspectives, et d'heureuses
situations h l'esprit pas les jouissances délicates de l'art et de
l'intelligence.
J'ai surtout été étonné que le paysage ne fût pas franchement
adopté par certains établissements.
Dans des promenoirs d'hôpitaux, dans des hospices d'aliénés
surtout, où le spectacle de la nature extérieure peut calmer l'es-
prit et raviver les forces éteintes.
En causant avec les hommes chargés de porter à ces misères
humaines le secours de leurs lumières et la charité de leur zèle,
je les ai trouvés, non seulement souvent disposés à accueillir ces
idées, mais pénétrés de leur bienfaisance.
La bibliothèque Sainte-Geneviève possède quelques peintures
trop accessoires de paysage et quoi de mieux placé en effet que
la peinture de paysage dans ces lieux d'études et de recueillement .'
LA CORRESPONDANCE
Dans les premières années, les lettres sont rares ; peu
ont été conservées et l'on sent que l'activité de son
esprit se dépensait autrement ; mais dans les dernières
années, il avait pris l'habitude de transmettre ses impres-
sions à trois personnes surtout : son vieux camarade
Sollier, son cousin Auguste Petit, magistrat, artiste et
lettré, président à la cour de Grenoble, enfin un peintre,
Edmond Legrain', qui habitait Vire.
Ce sont ces lettres qui font l'intérêt de sa correspon-
dance parce qu'il y parle de tout, art, littérature, politique,
et qu'il note tout ce qui l'émeut ou le passionne avec
l'aisance et la liberté qu'il eût apportées à écrire pour
lui seul un journal.
Ses voyages ont toujours été des voyages d'études ou
tout au moins l'occasion de travailler. Il est bon d'indi-
quer la marche de ses déplacements ; elle sera utile à
l'intelligence de sa correspondance et aidera à suivre les
travaux dont il parle dans ses lettres.
Il quitte Paris au mois de mai 1828 pour faire un
voyage en Normandie. Il devait en route rejoindre
Bonington, mais son ami malade était rentré précipi-
tamment à Paris pour aller mourir à Londres avant la fin
de l'automne.
' Edmond Legrain, 1820-1872, élève de Guillard et de Paul Huet. Salons :
1861 : Intérieur d'hospice, à Vire. — • i863 : Prise d'kahil; — Portrait de
M". L. — 1864 ; Inhumation d'une religieuse : — Le livre d'heures. — i865 :
Réfectoire de couvent. — 1868 : La messe du Saint-Esprit, à Vire ; — Por-
trait de M. X... — 1869 : La buvette des tribunaux; — • Une malade.
io4 PAUL HUET
Paul Huet parlait souvent de la tristesse que lui avait
causée cette déception et du chagrin qu'il avait éprouvé
en perdant ce charmant camarade.
Il poursuit sa route seul, s'arrête à Rouen, chez un de
ses oncles Marion, pousse jusqu'au Havre et à Honfleur,
d'où il écrit à sa sœur et à ses nièces.
A sa sœur iW™"" Richomme.
Hontleur. samedi 21 juin 1828.
Bonne sœur, je t'écris à la hâte, il est dix heures passées et,
étant un peu fatigué, je suis pressé de me mettre au lit, vu sur-
tout que, s'il ne pleut pas à verse, je compte me lever demain
d'assez bonne heure pour aller passer un jour à Vierville et
deux ou trois à Trouville, village sur la côte d'IIoiifleur à deux
ou trois lieues... J'ai fait la rencontre ici du hls de M. Isabey,
jeune homme plein de talent, dont tu m'as sans doute entendu
parler quelquefois ; je suis bien aise de profiter du peu de moments
que j'ai à rester avec lui, il va demeurer au plus cinq ou six jours
ici, de la repasser au Havre s'embarquer pour Etretat, situé à
huit lieues du Havre, puis il revient et s'embarque pour Dun-
kerque. Comme son voyage, tu le vois, s'étend loin et qu il est
limité par le temps, il a calculé qu'il ne pouvait rester plus long-
temps par ici... Je suis arrivé jeudi à une heure par le bateau à
vapeur, ma traversée a été des plus heureuses ; tu crois sans doute
que je veux rire, mais la veille, toute la ville du Havre était sur
le port pour voir partir le vapeur et les bateaux passagers. H y a
eu un ouragan très fort, qui n'a duré, il est vrai, qu'une nuit et
un jour, mais j'ai été assez heureux de me trouver au bord de
la mer pour voir un temps que Ion n'a guère ordinairement dans
cette saison, qui du reste est des plus orageuses et amènera des
tempêtes plus souvent qu'il ne le serait à souhaiter pour les
malheureux qui subissent ses caprices. La mer, qui ne m'avait
fait aucun efl'et à mon arrivée, me fait maintenant le plus grand
plaisir. Le premier jour même, j'avais, le soir, du mal à me
séparer de cette immensité d'eau si calme et si imposante, mais
la journée de mercredi me laissera aussi un beau souvenir; c'est
réellement un grand spectacle; quoique l'on ne voie point les
vagues aussi hautes que les maisons, la fureur avec laquelle elles
viennent se briser contre les jetées, le bruit qu'elles font en
roulant le galet sur le rivage, tout cela est grand et sublime. J'ai
le plus grand désir de travailler, de faire au moins quelques
croquis de toutes les belles choses qui m'environnent, Honfleur
est un très beau pays...
LA CORRESPONDANCE io5
A J/""' Ric/ionime, pour remettre à iW"''" Caroline et Céleste.
Montivilliers, dimanche lo août.
Mes aimables correspondantes, j'ai reçu votre lettre avec grand
plaisir, elle m'a rassuré sur la santé de ma sœur dont j'étais
ïort inquiet... Quant à moi, je suis allé passer une semaine à
Toucques, environs d'Honfleur. Le mauvais temps m'a empêché
d'aller jusqu'à Dives où je voulais aller. A Trouville j'ai ren-
contré deux peintres, excellents garçons, l'un M. Mozin ' était là
avec sa mère, dame très aimable. J'ai laissé Jadin - à Toucques
et me suis arrêté à Trouville trois jours, qui eussent été les
plus agréables de mon voyage sans le mauvais temps. J'ai passé
la mer hier et me voici maintenant dans le pays de Caux, non sur
la route de Paris, mais en marche pour y revenir. J'ai laissé mes
deux compagnons à Honfleur; l'un d'eux, qui n'avait pas voulu
nous suivre, est tombé malade pendant notre absence qui, heu-
reusement pour lui, n'a pas été longue, car il s'ennuyait beaucoup
et était mal soigné. Comme j'espère qu'il va être quitte de son
indisposition, j'attends Jadin à Fécamp pour revenir à Paris à
pied avec lui. Mon bagage ne m'embarrassera pas, j'ai laissé
tous mes effets à Honfleur; notre malade, pensant revenir en
voiture, voudra bien s'en charger. S'il prenait une autre déter-
mination, il les mettrait à la voiture. Je souhaite que tout arrive
sans accident, étant obligé de laisser les clefs dans les mains du
conducteur.
Me voilà donc trottant, un carton, une chemise sous le bras,
les poches garnies de crayons. Je vais tâcher de rapporter, tout
en marchant, quelques croquis de ce pays qui est très beau ; je
crois que de Fécamp à Rouen la route est des plus insigni-
fiantes '*.
Je souhaite à Manuel de voir la mer, c'est un poète, et les sen-
sations qu'il éprouverait, en voyant le perfide élément, ne pour-
raient qu'animer sa verve et lui l'aire trouver quelques expressions
neuves pour peindre ces masses d'eau se soulevant par l'on ne
sait quel pouvoir, ouvrant un gouffre et se refermant par un choc
violent qui semble saisir une proie. Que Manuel' exprime cela
et il sera poète; celui qui pourra l'exprimer sur la toile sera un
peintre.
J'ai eu assez de bonheur hier, la mer était très forte, tout le
monde presque sur le vapeur était malade à qui mieux, et j'ai
' Mozin (Charles-Louis), peintre, 1806-1862.
- Jadin (Louis-Godefroy), peintre, i8o5-i882.
^ Après l'avoir vue, il considérait, au contraire, toute la région entre Rouen
et Dieppe comme des plus admirables.
* Emmanuel Richomme, son neveu, avocat.
io6 PAUL HUET
pu jouir du superbe spectacle d'une mer tourmentée sans
éprouver les inconvénients de la voiture, je dois avouer qu'il était
temps pour moi d'arriver !
Quant à ton travail, ma chère Céleste, je ne te ferai pas de
compliments; voici deux mois et demi que je suis en route et tu
es au septième dessin, dis-tu; pour toi qui les expédies si bien,
ce n'est pas trop, mais Caroline me fait espérer que la qualité
rachètera le peu.
Remerciez votre maman, puisqu'elle n'a pu m'écrire elle-
même, de vous avoir choisies comme secrétaires, mes compli-
ments aux couronnés.
Votre affectionné oncle et ami qui vous embrasse de cœur.
Paul.
Je rapporterai à Paris une santé encore un peu vacillante
quoique beaucoup meilleure. Depuis quelque temps, je sens
enfin que le voyage m'a réellement fait du bien, mais j'ai hâte
maintenant de me trouver au milieu de vous, pour me livrer à
mes travaux et aller faire quelques promenades ensemble.
J'embrasse Céleste double pour la peine qu'elle se donne d'aller
me remplacer.
J'écrirai encore une fois une lettre que j'adresserai à Lelièvre,
ou à Edmond '.
Il est évident que ce n'est pas pendant ce court passage
à Trouville de 1828, qu'il a pu y attirer Dumas, ce doit être
l'année suivante, en 1829. Dumas a raconté plus tard
comment il avait découvert Trouville avec son ami
Paul Huet. Je crois que le plus simple est de reproduire
ici la lettre que j'adressais à M. Léon Séché et qu'il a
publiée dans VEcho de Paris dn lundi i4 septembre 1908 :
« Monsieur,
... C'est mon père, enthousiasmé de la vallée de
Touques, qui appela Dumas à Trouville ; il ne croyait
guère le voir répondre à cet appel quand, en rentrant de
son étude pour dîner, il le trouva installé à l'auberge, et
plus chez lui que lui-même. Ce fut une joie folle, une
gaieté comme seul Dumas savait la communiquer. Le
' Cette lettre, communiquée à M. Léon Séché, a paru dans le supplément
littéraire du Figaro du 3 septembre 1910.
LA CORRESPONDANCE 107
repas fut des plus joyeux, mais il faillit tourner au
drame : on mangeait du poisson ; mon père, en riant,
avala de travers, et l'on commençait à être sérieusement
inquiet; tout le monde, empressé autour de lui, cher-
chait à le secourir quand un indigène déclare que ce
n'est rien, qu'il n'y a qu'à aller à ToucquesX chercher une
vieille qui le fera coucher à terre tout de son long, lui
mettra le pied sur la gorge en prononçant des paroles, et
que l'arête passera. Pour un homme qui étouffe et suf-
foque, vous voyez le remède : une lieue à faire avant
d'avoir le secours ! De fureur, mon père eut une telle
révolte que l'arête passa.
Plus tard, Dumas voulant, dans un feuilleton de ses
Impressions de voyage^ raconter comment il avait décou-
i>ert Trouville avec son ami Paul Huet, rappelait l'étran-
glement, mais il avait oublié la fameuse sorcière et la
colère salutaire qui avait fait passer l'arête. — Mon père
lui écrit pour le remercier de réveiller ces joyeux souve-
nirs de jeunesse et lui témoigner son regret de l'oubli. —
Dans le feuilleton suivant, Dumas déclare qu'il doit à son
ami une rectification, qu'il a reçu une lettre de lui, écrite
exprès pour rappeler que ce n'est pas avec une arête de
sole, mais avec une arête de barbue qu'il s'est étranglé à
Trouville,
Mon ami M. Legendre, peintre de fleurs et élève de
Delacroix, arrive avec l'article à la main : « Comment
avez-vous écrit cela à Dumas ? — Mais, dit mon père, je
n'ai rien écrit de semblable. — Alors, il faut protester,
réclamer au journal, donner des explications. — Plus
souvent! dit mon père; avec Dumas, j'en aurais pour
six mois, mais, soyez tranquille, je le rattraperai. »
Peu de temps après, Paul Iluet, débouchant du pont
Royal, arrive à la grille des Tuileries; un rassemblement
était formé ; il fend la foule, parvient au premier rang et
se trouve en face d'un superbe garde national en uniforme
tout neuf, mais tenant son fusil de travers. C'était Dumas
qui, ayant reçu un billet de garde pour le château des
io8 PAUL HUET
Tuileries, s'était décidé àrépondie à l'appel, éludé jusque-
là. La foule était attirée moins par la belle stature, les
cheveux crépus et le teint coloré du garde que par le
nombre merveilleux de décorations constellant sa poi-
trine. C'était pour les montrer que Dumas avait endossé
l'uniforme. En voyant au premier rang de ses admira-
teurs son ami Paul Huet, souriant de son sourire fin et
moqueur, les bras croisés et silencieux, Dumas est un peu
troublé, lui-même, d'être surpris dans ce rôle. Il s'ap-
proche, Huet le laisse venir jusqu'à lui, le prend par les
épaules, le retourne, et, levant les bras, s'écrie : « Il n'en
a pas par derrière ! » Et la foule d'éclater de rire.
« Dumas riait le premier ; il avait compris que c'était
la réplique du rapin à la charge du journaliste, mais il a
négligé de mettre cette rectification dans le feuilleton
suivant »
Il est difficile de fixer exactement la date du premier
voyage en Auvergne : ce doit être en i83i. — II fit ce
voyage avec M. de Cambis', chez lequel il était allé à
Avignon, et M. deTaillac". Une seule lettre, écrite à son
ami Sollier, est sans date.
A M. Sollier.
8 septembre.
Je voudrais, mon cher ami, te donner beaucoup de détails sur
ce que j'ai vu et fait depuis mon séjour eu Auvergne. Sur ce que
j'ai fait, la chose est facile, sur ce que j'ai vu, je ne pourrais pas
en dire autant, car depuis près d'un mois que je suis en vovage,
je n'ai guère passé de jour sans voir de nouvelles choses et des
choses très intéressantes ; et souvent j'ai été forcé de me priver
de beaucoup d'autres.
L'Auvergne, quand on y arrive, est un singulier pays, dur et
sauvage, généralement d'un ton gris et uniforme ; je ne sais qui
s'est avisé de dire que c'était un entassement de grandes taupi-
nières ; il y a dans cette charge quelque vérité. Couvertes de
mauvaises bruyères ou de mousses d'un brun foncé, les mon-
tagnes, toutes du même ton, sont désespérantes dans leur ron-
' Attaché d'ambassade.
' Conseiller à la cour des Comptes.
LA CORRESPONDANCE 109
deiir symétrique ; mais passez sur certaines routes, ayez surtout
un ciel favorable, voyez certains accidents de terrains, dominez
un peu le pays, vous le voyez alors, s'enroulant sur lui-même, se
développant avec une variété infinie, offrir des plans sans nombre,
les accidents les plus pittoresques, les devants les plus riches.
Ces grands terrains sombres, éclairés accidentellement, recou-
verts de misérables genêts et de pauvres bruyères, séparés par
des vallons noirs et humides, puis derrière, des montagnes sans
nombre qui ondulent de la manière la plus pittoresque pour
former un horizon qui se perd dans le ciel ou qui s'entr'ouvre
quelquefois pour laisser voir les plaines fertiles de la Limagne ;
voilà ce que m'a montré un pays dont je n'avais pas encore eu
l'idée.
Je voudrais pouvoir te donner une description des Monts Dore.
Je vais toujours commencer par te parler du bois de sapins qui
se trouve au fond de la vallée des Bains, ce sont les premiers que
j'ai vus.
En s'enfonçant dans la vallée, on commence à voir se détacher,
blancs sur un fond d'un bleu vigoureux et indécis, des troncs,
d'une forme bizarre et irrégulière, entièrement dépourvus
d'écorce ; la hache les a mutilés : quelques-uns semblent les sque-
lettes blanchis d'arbres desséchés par la neige et le temps, puis,
derrière, sont plus serrés ceux qui forment l'entrée de la vallée
d'Enfer, gorge superbe, où Michallon a puisé toutes les études
du Roland ; quelques-uns ont été brisés par la foudre, d'autres
sont renversés pêle-mêle sous le poids d'un rocher, ou ne tien-
nent plus à des terrains suspendus que par des racines qui conso-
lident la montagne et retiennent des éboulements.
Cette vallée d'Enfer est un des endroits les plus curieux pour
un artiste, la nature sauvage est là, dans tout son désordre et
son âpreté ; malheureusement pour moi, le mauvais temps m'a
empêché de pénétrer bien avant; je n'ai pu la voir, dans son
ensemble, que du haut du pic de Sancy qui la domine. C'est du
haut de ce puy que j'ai joui du plus beau spectacle que l'on puisse
voir. Je dois noter ici, h propos du puy de Sancy, qu'à différentes
époques, on essaya de placer des croix ou des bornes pour servir
de conducteurs et que toujours la foudre les a brisées. Je rap-
porterai deux croquis des vues générales de la vallée du Mont
Dore, prises l'une du pic Gros, 1 autre du pic de Sancy qui lui
est opposé ; puissent-ils te donner un soupçon de ce que sont
ces panoramas.
J'ai encore vu une forêt, derrière ces Monts Dore, très curieuse
par son aspect sauvage, par le désordre dans lequel elle est ;
l'exploitation se fait si mal dans ces pays que lorsque l'on abat
un arbre, on laisse des troncs de 3 ou 4 pieds, quelquefois plus,
de hauteur, chose très avantageuse pour les amateurs, sinon
pour les propriétaires. J'ai visité les environs du Mont Dore :
Murols, où il y a un lac charmant, belle ville assez curieuse, d'où
110 PAUL HUET
nous sommes partis pour nous rendre à Bord, ville sur les limites
de la Corrèze. Voulant éviter de repasser par les Monts Dore,
nous avons eu à parcourir i6 lieues du chemin le plus afl'reux, du
pays le plus détestable. Je crois que si j'avais eu plusieurs jour-
nées comme celle-là, j'aurais renoncé à l'Auvergne, tant j'en
avais par-dessus la tête ; la forêt des Gardes dont je viens de
parler m'a dédommagé.
Bord est une ville charmante, dans un vallon, arrosée par une
rivière ; le dictionnaire géographique peut dire ville bien située.
Aux environs sont les eaux de Saint-Thomas et le Saut de la
Saule, ruisseau qui coule dans les rochers les plus sauvages,
qui rappellent bien plus les paysages de Salvator que tout ce
que j'ai vu rapporter d'Italie. Mes compagnons, toujours pressés
de courir en avant, ne voulaient pas me laisser faire un croquis ;
je pris le parti de rester un jour sans eux à Bord, puis je leur
communiquai un projet qui me passa par la tête, et il fut résolu
entre nous que je ne les rejoindrais qu'au Puy-en-Yelai, et que
le lendemain je retournerais au Mont Dore, compléter une suite
de dessins ; qu'au lieu de voir à la hâte le Cantal et sans pou-
voir rien visiter en détail, c'est sans rien voir, je reverrais ce que
j'avais déjà vu et qu'au moins je pourrais consacrer cinq ou six
jours entiers au travail; malheureusement, le jour de mon départ
le mauvais temps m'a pris et la neige, la grêle m'ont empêché de
retourner sur ma route au Mont Dore que nous avions négligé
pour ne pas passer dans la vallée des Bains ; comme je te l'ai dit
plus haut, j'ai trouvé les plus belles choses, l'efl'et, je crois, ajou-
tait beaucoup; à Tauves, j'ai acheté un costume de femme que je
rapporterai h Paris, puis je suis arrivé hier h Clermonl, où la
pluie tombe toujours.
Les costumes de l'Auvergne sont extrêmement variés et pitto-
resques. Hélas ! bientôt le bonnet rond à la parisienne les aura
remplacés ; parmi les jeunes filles, auxquelles la coiffure que
je rapporte sied si bien, c'est à qui prendra le bonnet rond. Je
suis arrivé a Clermont lors de l'Assomption, le pays est très
dévot, je dois ajouter très républicain et très révolutionnaire,
c'est ce que tu pourras demander à Cambis, qui prêche tant
qu'il peut la doctrine sainte du juste milieu et l'amour du roi
de son choix, et à qui l'on répond malheureusement trop sou-
vent : M.... pour Louis-Philippe. J'ai vu réunis, le jour de
l'Assomption, un échantillon de tous les costumes de l'Auvergne.
Les hommes sont généralement superbes, portent presque tous
de grands chapeaux rabattus et ont un peu de ressemblance avec
les Bretons; à Clermont, les femmes des faubourgs ont un petit
corset de velours très élégant, relèvent le bas de leur robe
qu'elles attachent à la ceinture, ce qui laisse voir une partie de
la jambe nue ; presque toutes portent des bannes, ou des pots
d'une forme étrusque sur la tête, ce qui ajoute beaucoup à ce
que leur tournure a déjà d'antique. Le costume que je rapporte,
LA CORRESPONDANCE m
et qui se porte dans les environs du Mont Dore, consiste en une
coitl'e noire retenue sur la tète par un cercle en cuivre (voir
quelques portraits de lemmes par Holbein et van der Wertt), un
corset à la bergère, un jupon retroussé qui laisse voir le jupon
de dessous. Ces usages tloivent remonter à l'époque la plus
reculée.
Je ferais mieux, mon cher ami, au lieu de tout ce bavardage,
de te raconter une de nos excursions ; nous en avons fait de
vraiment fort amusantes. A Clermont j'ai vu un ancien camarade
d'atelier, M. Bachelerie, professeur de dessin, chez qui je loge
cette fois, et qui partira peut-être avec moi pour rejoindre ces
messieurs au Puy. Nous avons fait avec lui un petit voyage à
Tournoël, où nous avons fait passablement de folies, qui per-
draient fort à être racontées. Ce que je me rappelle c'est que,
mourant de faim, nous sommes tombés dans un petit village le
jour de la fête ; nous nous sommes adressés au pâtissier, bou-
langer, rôtisseur de l'endroit qui n'avait rien à nous donner.
« Mais cet excellent gigot aux pommes? — C'est au voisin un
tel. — Et ce morceau de veau? — Oh, c'est h M. le maire. —
Et celui-là ? — A M. l'adjoint. — El ce petit plat de mouton ? —
C'est tout ce que nous avons pour notre dîner. » La chose deve-
nait embarrassante, nous nous en sommes bien tirés en prélevant
une dime sur chacun : le voisin a fourni les pommes de terre,
nous avons coupé un morceau d'épaule au maire, rogné l'adjoint,
pris la part de l'hôte et, pour nos i5 sols chacun, nous avons
eu un repas de prince, laissant à la conscience de l'hôtesse le
soin d'étaler le restant de pommes de terre, de cicatriser
l'épaule du maire, de donner un petit tour de broche à l'adjoint,
afin que chacun n'y vit que du feu et ne pût se plaindre.
Adieu, mou cher garçon, si tu avais à m'écrire, adresse la
lettre au Puy.
Je voulais dire que j'avais rencontré ici Trélat ', que j'avais vu
à Paris, et comme je ne lui ai pas dit que Louis-Philippe man-
geait les enfants tout crus, qu'il était obligé de se cacher dans
les caves de peur des sifflets, et qu'à Paris tout le monde était
républicain, il a trouvé, à ce que j'ai su, que j'étais horriblement
juste milieu. C'est du reste un homme tout zèle et tout dévoue-
ment pour sa cause.
Malgré les réserves faites dans cette letti-e, Paul Huet
avait gardé de ces montagnes une profonde impression
et son admiration pour cette nature sévère, triste, drama-
tique, avait grandi avec le temps. 11 disait que Poussin
' Trélat, médecin et homme politique, 1795-1879, vice-président de 1 Assem-
blée en 1848, rédigeait en i83i, à Clermonl-Ferraud, Le Patriote du Puy-
de-Dôme.
1,1 PAUL HUET
avait dû voir l'Auvergne en allant à Rome, qu'il avait
dans ses fonds des impressions de lignes et de couleur
qui se rapprochaient bien plus de l'Auvergne que de
l'Italie. Je crois que des lettres du Poussin, retrouvées
depuis, sont venues confirmer cette supposition de son
passage par l'Auvergne.
D'Alexandre Dumas.
Mon cher Huet,
Je n'écris pas à Boulanger^ en même temps qu'à vous, parce que je le
crois à la campagne, occupé des tableaux de famille que vous savez. En
tout cas, regardez cette lettre comme commune à tous deux, car il est
bien rare que notre pensée amie vous sépare l'un de l'autre.
Nous avons vu de belles choses, cher ami, et nous vous avons bien
regretté. Voir sans ses amis, c est ne voir que d un oeil et vraiment cela
l'ait peine de ne pas regarder de ses deux yeux un aussi magnifique spec-
tacle.
D'un autre côté, tout ici est histoire et liberté, j'enverrai d'ici à
quelques jours une lettre à Buloz- sur ce que nous avons déjà vu, vous la
lirez avec plaisir j'en suis sûr.
Voyez Buloz. Je lui parle de vous, il vous communiquera le passage
de ma lettre qui vous concerne. Je désirerais bien que l'affaire que je
propose à un libraire s'arrangeât.
Voyez d'un autre côté Appert', pressez-le, en mon nom et au vôtre,
de faire mettre vos tableaux sous les yeux de la Reine. Demandez-lui si
M. Foucault'' de Pressj' lui a remis -25 francs qu'il s'était chargé de lui
remettre, s'il ne l'avait pas fait, priez-le de les lui demander.
Nous sommes maintenant aux eaux d'Aix, où nous resterons quinze
jours ou trois semaines, et où nous voudrions bien vous voir arriver
avec Anicet^. Il vous faudrait à peu près à chacun i.5oo francs pour
faire un beau voyage ici.
Adieu, mon cher Huet, jusqu'à ce que je reçoive de vos nouvelles,
j'espérerai. Tâchez de convertir mon espoir en certitude.
Serrez la main de Boulanger s'il est à Paris.
Tout à vous,
Alex. Dumas «,
poste restante à Aix.
Mélanie vous dit mille choses à tous deux.
' Boulauger (Louis), peintre romantique, 1806-1867.
- Buloz (François), littérateur, fondateur de la Revue des Deux Mondes,
1803-1877.
' Appert (Benjamin), philanthrope, 1797- , Amélioration du sort des
prisonniers ; secrétaire des commandements de la reine.
* l'oucault, physicien, rédacteur aux />e6a(s, 1819-1868.
'Anicet Bourgeois, auteur dramatique, 1806-1871,
* Alexandre Dumas, 1803-1870,
LA CORRESPONDANCE ii3
De Gustas'e Planche.
La franchise et la vérité, mon cher ami, ne sont plus de ce monde.
Jusqu'ici, vous le savez, j'avais le privilège de parler tête haute et la
main ouverte. A l'avenir je me tairai et ne donnerai plus mon avis.
J'ai raisonné la plume à la main sur les mérites et les démérites
à'Angète pendant sept heures d'horloge. Mon éloquence n'a servi de
rien, le public ne la soupçonnera pas. Je vous donnerai à lire le pam-
phlet coupable, et vousjugerez.
Portez-vous bien, et ne parlez jamais des vivants et très peu des
morts, — si vous voulez vivre en pai.K.
Tout à vous,
Gustave Planche.
34. Janvier. 2.
En septembfe i83/i, Paul Iluet épouse sa nièce, Céleste
Richomnie, et part pour La Fère où il passe le mois d'oc-
tobre dans la t'amillede son père. Il fait ensuite des études
dans la forêt de Compiègne avec cette jeune femme qui était
son élève. L'année suivante, appelé à Rouen par l'expo-
sition, où figurait son tableau de la vue de Rouen, il y
séjourne un mois, ayant un tableau à faire pour un ama-
teur ; puis il part pour Honfleur où ils travaillent tous
deux le long de la côte pendant les mois d'août et de sep-
tembre.
Son second voyage en Auvergne a lieu en i836, il s'ar-
rête à Clermont, au mont Dore, et rapporte de nom-
breux dessins et des figures au fusain.
Encore victime, au Salon, mais en très nombreuse et
très bonne compagnie, de l'hostilité intransigeante de
l'Institut, il est ardemment soutenu par Gustave Planche.
Quelques-unes des principales œuvres refusées sont réu-
nies et exposées dans l'atelier de Scheffer. Paul Huet est
du nombre de ceux qui protestent ainsi. 11 reçoit à ce
sujet une lettre d'Eugène Lami.
D'Eugène Lami.
17 mai-s i836.
Je viens vous annoncer, mon cher Huet, que j'ai enfin rejoint M. de
Cailleux, il s'oppose formellement à ce que j'expose mon tableau avec
les autres infortunés; il ne me le rend qu'à la condition qu'il ne sortira
de chez moi que pour aller à Versailles.
ii4 PAUL HUEÏ
Je ne crois pas qu'il vienne beaucoup de monde à l'exposition de
Scheffer à cause de l'éloignenient ; mais tous les peintres iront, et en
définitive ce sont eux qui font les réputations ; voilà ce qui me con-
trarie le plus.
Mille et raille amitiés,
Ce mercredi,
Eue. Lami'.
Si vous venez dans mon quartier le mois prochain, venez me voir,
vous verrez, j'espère, mon ciel amélioré.
Nommé, en 1837, professeur de la Duchesse d Orléans,
Paul Huet passe la saison d'été à Compiègne où se trou-
vaient les Princes, pour continuer à donner ses leçons.
Il fait dans la forêt, pour laquelle il conservait toujours
une prédilection, de nombreuses études et y trouve les
motifs de nouveaux tableaux.
La santé de sa jeune femme très délicate commence à
l'inquiéter, en i838 elle est sérieusement atteinte; ils
vont chercher à Sceaux, auprès de sa sœur, M^^Richomme,
le calme et le repos au grand air ; mais le mieux espéré
ne se produit pas. Après une consultation, ils partent
pour le Midi à la fin de septembre. Cette absence devait
avoir sur sa carrière une grande influence.
Pendant ce premier hiver passé à Nice, il fait des des-
sins sur la Corniche et de belles études de figure.
Après une courte apparition à Paris ils sont forcés de
repartir aussitôt pour Nice. Paul Huet ne conservait plus
l'espoir de sauver sa femme. Il la perd à la fin de décembre
et rentre à Paris au mois de janvier suivant.
Ses lettres de cette époque montrent par quelles dou-
loureuses épreuves il a dû passer.
37 décembre i838 et 5 janvier iSSg.
A M. Sollier.
Mon cher ami,
Si Ton doit pardonner aux bonnes intentions, tu ne peux m'en
vouloir, non plus que quelques camarades, de n'avoir point encore
' Lami (Eugène-Louis), 1800-1890.
LA CORRESPOMDANCE ii5
rempli ma promesse. Il y a bien longtemps que j'ai la bonne
volonté de t'écrire ainsi qu'à Comairas. Sans doute, c'est parce
que je suis mécontent de moi que je ne t'ai pas fait part de
mes travaux et de mes idées. J'ai doublement tort, j'aurais dû
puiser dans votre entretien un peu de courage et d'énergie. Tu
sais déjà par mon frère que ma pauvre malade ne se trouve pas
mal du séjour de Nice et que si aucun accident ne survient, je
dois compter que les chaleurs du printemps décideront d'heureux
résultats. Malheureusement, nous sommes dans notre hiver,
la neige s'est montrée d'abord sur les pics lointains, puis s'est
approchée de sommets en sommets, elle nous entoure d'une cein-
ture blanche, voici qu'elle menace de nous atteindre et d'entrer
dans Nice, ce qui est un phénomène. Aussi tout cela n'est point
très rigoureux et ressemble fort à notre printemps. Il ya quelques
jours, j'allais dessiner d'après nature une bonne partie de la
journée ; j'espère que le mois de janvier ne se passera pas
sans jours aussi beaux. A en croire les habitants, qui me
paraissent pas mal blagueurs lorsqu'il s'agit de faire valoir le
climat et la location des maisons, les mois de décembre et de
janvier devaient être une suite non interrompue de jours beaux
comme nos belles journées d'automne. Il ne faut pas les croire à
la lettre, car aujourd'hui ils se fâchent quand on ose se plaindre
du froid.
Ces interruptions, cette hésitation dans le temps sont pour
beaucoup dans l'incertitude et la marche de mes travaux. A mon
arrivée, j'ai perdu beaucoup de temps en organisation, arran-
gement, promenades, etc. ; puis à l'époque où j'aurais pu tra-
vailler davantage d'après nature, j'ai fait un tableau pour l'expo-
sition de Lyon. A dire vrai ce n'est pas, je crois, bien bon, c'est
quelque chose moitié étude, moitié tableau, fait d'après un
croquis à la plume que tu aimeras, j'espère.
Je dois t'avoucr qu'en arrivant ici, bien que je trouvasse le pays
fort beau, j'étais assez de mauvaise humeur et porté à croire que
je n'y trouverais pas mon compte. Aujourd'hui, bien que con-
naissant mieux les environs, sachant des détails admirablement
beaux, je me demande parfois comment je me tirerai d'affaire ;
je suis tout ébloui de cette lumière si vive et si brillante. Je ne
sais si cette nature resplendissante, bien en dehors de mes études
et de mes premières affections, convient bien à mon talent, ou
plutôt si mon pauvre talent pourra jamais en approcher. Je ne
puis comprendre ce pays que par un beau soleil, c'est alors qu'il
est grand et majestueux ; rarement, au contraire du Nord, j'ai vu
de belles choses par un ciel couvert : puis, même par les mauvais
temps, jamais de brumes ni de brouillards, de ces effets qui dans
le Nord grandissent et composent le paysage. Ici le pays est beau
par lui-même et toute sa force, toute sa finesse admirable de cou-
leur, il la tire du soleil et de sa lumière. C'est de la pleine pâte,
large peinture si difficile h rendre, si belle, réussie. Je parle bien
iiO PAUL HUEÏ
entendu de l'Italie par ce que jen connais, c'est-à-dire Nice, qui
n'est ni Italie ni France. Je crois qu'il doit y avoir une grande
différence par exemple de ce pays aux Etats Romains, que ce
pays est beaucoup plus brillant et plus chaud. Je me demande
souvent qui a rendu l'Italie, et j'avoue que la réponse est dilli-
cile à trouver. Claude Lorrain a le plus approché de cet éclat
et de cette limpidité. Je voudrais connaître davantage les pay-
sages du Titien et du Dominiquin. Je pense souvent ici à ces
deux hommes. Dans les modernes, Decamps nous a donné
d'admirables choses et je retrouve bien ici toute sa palette. Tout
cela est horriblement dilTicile ; on croit tenir, comprendre, et
tout vous échappe comme la plus alerte couleuvre. Malheureuse-
ment j'ai lait peu de chose, j'ai regardé beaucoup, cherché à
comprendre, cru comprendre souvent, et puis je désespère, je
pense à toutes ces intelligences qui se sont laissé prendre et qui
sont venues échouer au grand écueil.
Ce qui me déplaisait surtout à mon arrivée, c'est cette multi-
tude d'oliviers monotones et grisâtres, aussi faibles de ton que
notre saule, sans en avoir la finesse et l'argenté, et surtout en
opposition avec la force et la vigueur du pays. Puis je m'y suis
habitué; après tout, c'est un arbre qui a son genre de beauté, de
loin il se masse bien, noblement, il grandit, ce dont il a parfois
besoin bien que ce ne soit plus cet affreux olivier des environs
d'Avignon, rabougri, poussiéreux et malade ; son tronc est admi-
rable de pittoresque et de caprice. Il s'attache vigoureusement
et s'élance au milieu des pierres et des rochers ; son ombre
manque de force mais non de transparence et l'on suit sa forme
dans le plus épais. Ce qui est très pittoresque, c'est de voir les
troupeaux de moutons et de chèvres, que la neige amène des
Alpes à Nice, grimper sur les rochers ou après ces troncs d'oli-
viers si tortillés.
Ce qui m'a le plus frappé dans mes premières promenades,
c'est Villefranche, petit golfe qui semble un coin de l'Afrique,
entouré de rochers escarpés et plus à l'abri, je crois, que Nice.
4 janvier.
Lorsque je commençais cette lettre, mon cher ami, nous étions
en hiver, hiver peu rigoureux, il est vrai, mais qui nous effrayait ;
aujourd'hui nous sommes en été et depuis le 3i décembre. Nous
aurons ce temps, j'espère, pendant quelques jours ; je n'ai jamais
vu de plus belles journées de mois de juin que nos 3i décembre
et i" janvier. On peut très bien porter pantalon blanc. Ma
femme a depuis repris ses dîners dans le jardin et moi mes
excursions. Pendant que vous faites une misérable parodie avec
votre sale charbon de terre et vos tuyaux de pot4es, nous jouis-
sons d'un soleil d'été et de la verdure du printemps. Ces oliviers,
qu'on est heureux de les trouver, j'allais dire pour avoir de
LA CORRESPONDANCE 117
l'ombre, tant nous jouissons de ce beau soleil ! La matinée est
cependant aujourd'hui un peu plus froide que ces jours derniers,
mais il fera chaud certainement à midi.
Je ne t'ai point parlé de la société que nous avons ici; je vois
très peu de monde et peut-être encore trop pour mon désir de tra-
vail. Je suis fort heureux d'aller chez les Poppleton et je dois
bien des remerciements à l'ami Georges' pour sa bonne recom-
mandation près de sa famille. Je compte que tu lui porteras,
ainsi qu'à Comairas, mille amitiés en attendant que je leur
écrive directement. Ne manque pas de dire h Poppleton que j'ai
grand plaisir ii aller battre politiquement la campagne avec son
bon père et lutter de patriotisme de coin du feu. Je suis gâté
comme il pourrait l'être, traité comme il me l'avait annoncé,
comme son frère. Placé sur le canapé, je gagne les bonnes grâces
de Moumoutte et du chien favori en partageant avec ces innocents
ma tasse de thé. Il est difficile de trouver une meilleure femme
que M""' Poppleton, et sa fille est une personne très distinguée.
Je serais fâché si je ne pouvais me faire aimer de cette famille.
Adieu, ma femme me charge de ses compliments et amitiés
pour M""^ Sollier et pour toi.
Je t'embrasse,
Paul Huet.
De M. Ferdinand de Lasteyrie.
Paris, 5 janvier iSSg.
J'ai reçu hier votre aimable lettre, mon cher Huet, je vous en remercie
comme d'un souvenir de bonne amitié, et je vous réponds avec d'autant
plus de promptitude que je pars aujourd'hui même pour l'Angleterre.
Or, sije vous écrivais d'Outre-Manche, ma prose serait d'une valeur par
trop inférieure au tarif de la lettre. Je profite donc de mes dernières
heures de séjour sur cette terre de petite propriété pour vous donner
de mes nouvelles et surtout vous remercier des vôtres. Je vous sais
bien bon gré d'avoir pensé à moi, et d'avoir compté que je pensais à
vous : c'est ce que je fais souvent, mon cher ami, principalement lorsque
je puis vous croire quelque sujet d'inquiétude. Pour le moment je vois
avec satisfaction que vous obtenez un résultat sensible de votre séjour
à Nice, et que le beau ciel du midi rend peu à peu à votre chère malade
un bien-être qui rejaillit sur vous. Je vous plains seulement du peu de
ressources que vous présente la société au milieu de laquelle vous
vivez, et je comprends le vide que vous devez éprouver ; j'espère tou-
tefois que vous aurez pour compensations le succès de vos soins et de
bons travaux d'art.
Quant à moi, je pars, comme je vous l'ai dit en commençant. Je m'é-
rige, pour une quinzaine de jours, en commis voyageur, et je vais faire
l'article à Londres, pour le compte de la maison Lasteyrie, éditeurs
d'estampes, — une des maisons les plus recommandables de la capitale,
' Georges Poppleton, peintre, Salons de i833 à 1844.
ii8 PAUL IlUt:T
et qui présente, Monsieur, toute c?pèce de garanties, etc., etc. — Bref,
je vais làclier J organiser à Londres le di'bit de ma petite marchandise,
chose toujours assez difficile, lorsque sans être libraire soi-même, on
est obligé d'avoir affaire à des individus de cette race. Vous en savez
quelque chose. Dieu merci.
Somme toute, ce voyage est pour moi l'objet du plus mortel ennui.
C'est assez vous dire que je le mènerai le plus lestement possible et que
j'espère être de retour ici dans une quinzaine de jours, a moins que par
ce mauvais temps je ne me noie dans une ornière ou ne m'embourbe
dans la Manche.
Je voudrais avoir quelqu'aniusante nouvelle à vous donner en échange
de vos histoires matrimonio-industrielles. Nous avons bien ici quelques
Robert-Macaircs qui valent au moins ceux dont vous avez eu la visite.
Mais que pourrais-je vous dire de plus que les journaux ? En fait d'art,
je ne sais trop ce qu'il a pu y avoir de neuf depuis les Portes de Tri-
queti'. Vous avez dû en entendre parler comme d'une chose remar-
quable, et je crois que c'est vrai malgré toutefois quelques imperfec-
tions. On parle actuellement de fonder un journal spécial d'archéologie :
cela m irait comme un gant; mais malgré quelques beaux noms bien
sonnants auxquels on m'a fait l'honneur d'adjoindre le mien, j'ai peur
que ce ne soit pas encore ce qu'il faudrait. La direction est entre des
mains bien faibles. Je ne sais pas grand'chose du futur Salon, si ce n'est
que Scheffer y aura plusieurs choses fort belles. Sa peinture pourra
encore être l'objet de grandes critiques ; mais il y a, dans ses oeuvres,
un genre de mérite qui désarme toujours la critique, en parlant à l'âme
ou au cœur : C'est la pensée. Et franchement, qu'est-ce que c'est que l'art
qui ne révèle aucune pensée ?
Paris est triste cette année. Vous ne pouviez pas mieux choisir votre
moment pour être ailleurs. Mais j'ai peur que l'ennui dans lequel Paris
végète ne transpire dans cette lettre. Si cela est, pardonnez au moins
paresseux de vos amis, ou du moins à celui qui a le plus de plaisir à
surmonter sa paresse pour causer quelques instants avec vous. Je
voudrais bien que mon exactitude à vous répondre eût l'heureux résultat
de vous engager à me donner encore de vos nouvelles. Ce n'est pas ma
politesse qui m'engage à vous faire cette demande, mais c'est le sen-
timent du véritable attachement qui existe j'espère entre nous. Veuillez
me rappeler à l'aimable souvenir de M™* Huet.
Adieu et tout à vous,
Ferd. de Lasteyrie.
De J/""» Iluel à sa mère 3/"*^ Richomme.
33 janvier 1839, Nice.
Paul a fait jusqu'à présent fort peu de connaissances; il voit cepen-
dant deux ou trois jeunes gens qui s'occupent d'art ; il vous aura peut-
être parlé de M. Sergent-Marceau, beau-frère du général Marceau,
homme de lettres et artiste. Il a quatre-vingt-neuf ans, est d'une santé
parfaite, plein de vie, l'on pourrait dire presque de jeunesse, car sa
conversation des plus intéressante est toujours vive, animée. Lorsqu il
raconte les faits de la Révolution, 1 on se croirait au temps dont il
' ïriqueti (Henri, baron de), peintre et sculpteur, 180^-1874, auteur des
portes de la Madeleine.
LA CORRESPONDANCE iig
parle ; sa mémoire ne lui a rien laissé oublier. Chaque fois qu'il nous
quitte, je reste tout étonnée, je me demande s'il est possible qu'il soit si
âgé, je n'ai jamais vu de vieillard aussi jeune, et peu de jeunes gens
aussi aimables
A cette époque, Sergent-Marceau s'était fixé à Nice,
il croise un jour deux jeunes gens dont l'un dit tout haut
avec affectation : « Voilà Sergent-Marceau, le régicide ».
Il va droit à eux, se redresse, et s'adressant à celui qui
lavait désigné : « Oui, Monsieur, j'ai voté la mort du
roi et je recommencerais demain si! le fallait ».
A M. Decaisne.
Mai 1839.
Mon cher Decaisne',
Vous ne m'en voulez pas, j'espère, si je n'ai point répondu de
suite à votre aimable petit mot. En vérité je ne veux même pas
vous faire d'excuses à cet égard, vous êtes trop persuadé du
plaisir que ma fait votre bon souvenir. Cette lettre vous trouvera
en plein Salon et j'espère content de vos succès, ne m'en don-
nerez-vous pas quelques nouvelles ? J'espérais que vous me diriez
un mot de Cornélius" dont le séjour à Paris a diî vous intéresser.
Votre admiration pour les Allemands doit vous avoir fait recher-
cher le triomphateur ; h propos de triomphateur, je suis tout
étourdi de la découverte de Daguerre, que doit-on donc en dire
à Paris, la grand'ville ! Le progrès, l'émancipation, etc., etc.,
avez-vous vu cette merveille? à vrai dire, je suis un peu prévenu
malgré mon étonnement et mon admiration.
S'il faut en croire les feuilletons (la gazette), les pauvres
artistes n'ont plus qu'à se brûler la cervelle. Contre mon habi-
tude, il est vrai que je dois commencer h m'encrasser, je ne vois
point les choses si en noir, j'espère que cela nous délivrera des
faiseurs de ponts neufs et des fabricants de portraits du Palais-
Royal ; la question reste mieux tranchée et sans savoir jusqu'à
quel point cela peut personnellement m'atteindre, je suis sans
inquiétude pour l'art lui-même.
Pourquoi n'ai-je pas un ami ici, pour faire quelques excursions,
vous par exemple, pour aller voir Florence et Rome; ces voyages
sont bien plus efTrayants de loin que de près, pour un homme
surtout. Vous verriez ce pays avec grand plaisir je crois ; je
l'estime surtout fait pour les peintres d'histoire, je n'y puis voir
que de la grande peinture et mon désir de toucher tous ces
' Henri Decaisne, 1779-1852, peintre, élève de David.
2 Pierre de Cornélius, peintre allemand, 178J-1867.
120 PAUL HUET
chefs-d'œuvre des grands maîtres augmente seulement par la
vue du pays. Ce n'est pas cependant l'état des arts à Nice qui
peut exciter cette envie, jamais pays ne fut plus abandonné.
Voici le moment où je vais suivre votre bon conseil et faire
quelques petites excursions, d'abord vers la rivière de Gênes,
peut-être un peu à l'entrée des Alpes qui nous touchent.
Dites à Pierret ' que j'espère lui écrire bientôt, surtout si je ne
reçois point de ses nouvelles. Pierret est pour moi le centre de
plusieurs amitiés bien bonnes et bien vraies.
Adieu, mon cher ami, ma femme vous remercie de votre sou-
venir.
Amitiés,
Paul Huet
A M. Sol lier.
Nice, 3i octobre 1839.
Mon cher Sollier,
Je croyais ne t'écrire que dans cinq ou six jours. Une petite
note, que je te prie de faire passer de suite à mon frère par le
plus court moyen, me fait avancer de quelques jours le plaisir
de causer avec toi et de chercher h oublier un instant mes cha-
grins. Tu sais sans doute par mon frère le désolant progrès de
la maladie. Aujourd'hui plus d'illusions possibles, en vain je
voudrais chercher encore quelque refuge, la réalité paraît, elle
est là impitoyable ; à toutes les heures du jour, de la nuit, elle
me dit que je n'ai plus qu'à attendre la fin fatale.
Tu connais, mon cher Sollier, mon amour pour ma femme et
tu concevras sans peine ma désolation. Je manque en un mot de
courage et de résignation et voudrais, cette fois, avoir autour de
moi de bons amis comme toi pour reprendre quelque foi en
l'avenir.
Notre voyage a été bien pénible. Dès Châlons, je me suis
aperçu de symptômes plus alarmants et pendant encore 160 ou
180 lieues il m'a fallu dévorer mon chagrin et soutenir les forces
et le courage de ma pauvre femme, qui, couchée sur mon épaule,
aspirait autant que moi après la fin du voyage et pour quel but ?
Car je ne pouvais me séparer de cette pensée, que je la condui-
sais en terre étrangère pour l'y laisser bientôt et revenir seul et
désolé, si je n'y mourais moi-même de chagrin.
Maintenant qu'elle est reposée, elle peut s'occuper de la pein-
ture qu'elle aime tant. La maladie n'en suit pas moins son cours
lentement. L'un et l'autre, je crois, n'osons pas nous communi-
quer nos peines.
Tu concevras, mon cher ami, combien j'ai peu de courage
pour travailler; j'ai bien du mal à me mettre à la besogne. La
' Pierret, 1 ami intime de Delacroix.
LA CORRESPONDANCE
nécessité m'y pousse et cela seul peut faire diversion à mes
tourments. Je n'ose pas engager mon frère à venir me trouver et
combien je serais heureux d'avoir avec moi quelqu'un des miens.
Le temps nous a été presque toujours défavorable ; il y a dans
les événements une espèce de fatalité ; depuis notre départ de
Nice, au mois de mai, tout est contraire à notre malade. Moi-
même j'aurais voulu pouvoir me distraire par quelques courses,
les études d'après nature remettent toujours en train, cela ne
m'a pas été possible. Ce pays, je te l'ai assez dit, n'est beau que
par le beau temps et presque tous les jours nous avons eu des
orages plus ou moins forts. La chaleur s'est maintenue jusqu'ici,
mais le froid commence à nous venir ; il est tombé de la neige
dans les Alpes et c'est pour nous l'entrée de l'hiver et l'arrivée,
dit-on, du beau temps : il y a cinq ou six jours, un de ces orages
nous a donné le plus beau spectacle que l'on puisse voir, une
partie du ciel était éclairée, quelques nuages brillants se déta-
chaient sur un ciel bleu dont la limpidité est inconcevable
pour qui n'a pas vu le Midi; et le reste du ciel, couvert par un
grand rideau noir, recevait une singulière transparence du soleil
qui se couchait derrière l'orage. Tous les côtés étaient admi-
rables : ce soleil h travers une pluie très forte, le nord couvert
d'un nuage varié par les teintes rouges violacées, dégradées
admirablement, le levant recevaLl je ne sais par quel reflet des
couleurs pourpres et le midi découvert et éclairé. Pourquoi ne
puis-je peindre ?
J'ai commencé par un peu d'aquarelle, puis j'ai donné quelques
touches à nion Château d'Arqués que je vais reprendre sérieuse-
ment. La pièce dans laquelle je travaille est mal éclairée, il est
impossible d'y faire du feu ; je vais, je crois, accepter une pièce
chez Fricero', pièce au nord assez haute pour peindre et qui a
cheminée.
J'espère, mon cher ami, que tu m'écriras souvent, j'ai besoin
de mes amis et je compte sur ta bonne encre. Tu as sans doute
encore eu bien du mal, après mon départ, pour mon déménaae-
menl. Je te remercie de tes peines, bien que je sache que t"on
amitié ne tienne pas aux formes.
Reçois, mon cher ami, les amitiés de ma femme, embrasse
M"'" Sollier de sa part et de la mienne et crois-moi ton sincère
ami,
Paul.
Mille amitiés à Comairas et à Poppleton ; je suis bien heureux
de connaître ici la bonne famille de ce dernier
' Fricero. peintre italien.
IJ2 PAUL HUET
A sa sœur M"'" lîichomme.
iS'ice, 29 novembre.
Bonne sœur et mère, que je voudrais donc t'apporter un peu
de tranquillité. S'il n'eût tenu qu'à moi, tu n'aurais pas eu une
oominunicalion si prompte de mes lettres, expressions trop vives
peut-être de mon agitation.
Les docteurs peuvent se tromper, tu le sais, et le docteur
anglais Schirving à qui j'ai, tu dois t'en rappeler, adressé une
consultation écrite, disait, de son côté, que si l'habileté des
médecins pouvait conduire ma femme jusqu'au printemps, tout
en ne dissimulant pas son extrême danger, on pouvait encore
concevoir quelques espérances. Le docteur actuel, M. Léautaud,
qui a (ait succéder son traitement au traitement fatal du
D"' Rainay, prétend avoir sauvé des malades aussi avancés. Sou-
tiens donc ton courage, chère bonne sœur, hélas ! nous en avons
grand besoin pour cette longue crise. Puisque tu es assez heu-
reuse pour avoir une confiance entière en Dieu, repose-toi sur
lui, prie-le, et avec résignation abandonne le sort de ton enfant
chérie à sa volonté toute-puissante. Laisse-nous, ma chère amie,
le soin des secours humains. Malgré le désir bien naturel que
tu éprouves d'apporter tes soins h ta fille, et le bonheur certain
qu'elle ressentirait de t'avoir près de son lit, tu ne peux venir ;
ton agitation lui serait dangereuse, elle a besoin de calme et de
repos. Il faut, auprès des malades, des personnes humaines et
zélées, mais une affection trop ardente, une sensibilité trop
expansive est dangereuse. Pourrais-tu, près d'elle, dissimuler
une douleur aussi vive! S'il nous reste quelques chances de
succès, ce n'est qu'avec le temps, des soins prolongés, l'attente
du beau temps. Pourrais-tu rester si longtemps près d'elle et la
séparation alors ne serait-elle pas plus pénible et plus dange-
reuse que ton arrivée favorable et bienfaisante?
Ma dernière lettre, que tu as dû recevoir presque au même
moment où je recevais la tienne du 21, a dû porter quelque
calme à ton esprit, le docteur reconnaissait une amélioration
certaine ; malheureusement, depuis, notre malade a eu une petite
crise. Le temps qui lui était si favorable a changé et depuis trois
jours nous avons un temps de tempête. Cette année est désespé-
rante.
Adieu, bonne sœur, je t'embrasse avec toute la tendresse de
frère et de fils,
P.\UL.
Pour ne te rien cacher, ma pauvre sœur, le médecin vient de
faire sa visite, l'extrême faiblesse de Céleste l'inquiète beaucoup.
— Adieu, j'écrirai incessamment, peut-être demain.
LA COr.UI' SPOXDAACi:
A sa sœur A/""= Ricliomme.
Mercredi. 4 décembre.
Chère amie et bonne sœur, après quelques hésitations, je me
décide h t'écrire. Je pense que tu préfères encore partager notre
incertitude sur l'état de notre chère malade, que d'avoir à te
plaindre de notre silence. Je comprends trop bien, ma chère
amie, tout le supplice de l'attente et les cruelles alternatives du
silence et conçois tous les tourments que l'éloignement doit ajouter
à tes craintes. Echangeons donc, ma chère sœur et mère nos sen-
timents, noscraintes, nosespérances. Parlons de ta Hlle bien-aimée,
de celle qui occupe toute nos pensées, tout notre cœur. Depuis
ma dernière lettre, je ne puis dire qu'il y ait changement ; ce
n'est que le temps qui peut apporter un peu de soulagement à
cette longue et cruelle maladie. Notre saison est toujours pré-
caire, incertaine comme notre espoir. Un jour sombre et chargé
de pluie succède à une admirable journée d'été. Notre malade
ressent de suite l'influence de ces mouvements; son faible pouls
s'élève un instant pour tomber sous l'influence d'un ciel gris et
froid. Que le beau temps vienne donc à notre aide, hélas ! ces
forces vacillantes nous font sentir tout le prix d un ciel pur et
propice... épuisée par de si longues soullrances, pourra-t-elle
supporter longtemps encore les assauts répétés par ce mal cruel.'
Une chose dont je dois te parler et qui, j'espère, ne te causera
pas les émotions que j'ai éprouvées, c'est une cérémonie qui a eu
lieu hier à sa demande. Elevée par toi dans les sentiments d'une
douce piété, je crois quç depuis quelque temps déjà elle pensait
à chercher un secours divin. Je l'avoue, jamais je n'aurais moi-
même abordé cette question, quand je l'aurais vue plus mal,
quel que dût être le résultat dans un pays tout catholique. Je n'ai
d'autre excuse près de toi qui ne peux qu'approuver ses scrupules
à cet égard, que l'émotion cruelle dont je n'ai pu me défendre
hier et que je craignais pour elle.
Mardi elle me dit qu'ayant l'habitude de rester moins long-
temps sans se confesser, elle désirait avoir un entretien avec le
curé de la paroisse qu'elle avait vu l'année dernière et qu'elle
pensait que je ne me refuserais pas à cette consolation spirituelle.
Je ne lui ai objecté que les craintes d'une trop grande fatigue et
l'appréhension d'une émotion trop vive. — Ton objection était
prévue, me dit-elle. Elle avait d'avance écritce qu'elle avait à dire.
Avec l'approbation du médecin qui lui dit que cependant il ne
voyait aucune raison présente pour faire cette démarche à laquelle,
venant d'elle, il ne voulait pas s'opposer, je me suis donc rendu
chez le cure, homme respecté ici et qui passe pour répandre son
bien en aumônes. Il est venu hier matin, d'abord la voir et l'en-
tendre, puis est revenu sur les deux heures et demie lui donner
la communion. Qui pouvait mieux que cette pauvre jeune femme,
124 PAUL HUET
exemple admirable de patience, de résignation et de douceur,
remplir ce devoir que tu lui as enseigné.' Elle a montré un cou-
rage admirable et une douceur angélicjue. Te l'avouerai-je, ma
chère amie, le courage à moi m'a manqué, je n'ai pu voir cette
cérémonie faite, je le pense, pour porter des consolations et des
adoucissements aux âmes croyantes, sans une émotion bien
cruelle et bien vive. L'impression, que veux-tu, a été plus forte
que ma volonté ; car tu sais que si je ne partage pas toutes les
croyances religieuses catholiques, j'envie quelquefois les bienfaits
d'une foi vive et consolante. Pour toi, ma chère sœur, bonne
mère de ma pauvre amie, je sais que cette confiance en Dieu ne
peut que te faire un doux plaisir, et que tu trouveras une douce
consolation a unir tes pensées h celles de ta fille bien-aimée.
Aujourd'hui elle paraît plus faible et fatiguée ; est-ce l'effet d'une
cérémonie au moins imposante, si elle n'est pas triste, ou le
lésultat d'un changement de temps ? La manière admirable dont
cette pauvre enfant a supporté cette scène si cruelle pour moi
doit me faire croire que c'est à la pluie qu'il faut attribuer ce
surcroît de faiblesse et nous faire espérer que le premier rayon
de soleil, si chaud dans ce climat, lui rendra un peu de force.
Que te dire, ma chère amie, pour t'exhorter au courage, à la
patience, à la résignation; le temps seul peut apporter un soula-
gement. Moi-même, tous les jours je me fais les raisonnements
que sans doute tu n'oublies pas, et cependant, je manque souvent
de force et de courage pour cette longue lutte.
Adieu ma chère sœur et amie, écris à ta fille, parle-nous d'elle
à nous aussi. C'est au moins une consolation, si ce n'est un
secours. Adieu.
Je t'embrasse avec 'affection de fils et de frère.
Paul Huet.
A sa sœur M'"' Ricliomme .
Chère sœur, bonne mère, c'est sur toi maintenant qu'il nous
faut porter toute notre tendresse et toutes nos inquiétudes; main-
tenant que tu sais toute l'étendue de notre malheur ! Ai-je bien
fait d'essayer, dans mes dernières lettres, de relever ton pauvre
courage par quelques espérances qui ne m'étaient plus permises
depuis longtemps? J'étais si malheureux que j'avais besoin du cou-
rage des autres! Aujourd'hui, il m'est plus facile de confondre
mon chagrin avec le tien, que de te consoler d'une peine irré-
parable. Chère amie, nous en parlerons de cette pauvre enfant,
de cette ange chérie qui est morte avec le seul regret de te
laisser le chagrin de sa perte. Pauvre mère, disait-elle, je suis
plus heureuse qu'elle, pauvre mère, voilà son dernier mol. Que
cette admirable résignation nous serve d'exemple, machèreamie,
à toi surtout qui as des devoirs d'affection h remplir, deux
LA CORRESPONDANCE ii5
enfants qui peuvent encore te rendre fière et heureuse ! qui ont
besoin de ton amour, de toute ta tendresse, de ton bonheur,
de ta santé. Je me joins à eux, bonne mère et sœur, pour te
prier de prendre courage, pour t'engager à rassembler toutes
tes forces et tout ton amour pour une conservation précieuse ;
les adieux de ta chère enfant sont un ordre pour toi !
Bientôt, je pense, nous serons près de toi, je sens tout le besoin
que tu dois avoir de Caroline et je suis pressé de vous réunir.
Caroline te dit sans doute que nous avons trouvé de tendres
soins, dans la bonne famille Poppleton, dont les regrets ont été
bien vrais et bien vifs. M"" Poppleton a rendu, avec un grand
courage, les derniers devoirs h notre chère enfant et ne l'a quittée
qu'il la dernière séparation. Plus je vois cette bonne famille, plus
j'apprécie ses vertus modestes et désintéressées. Tu les aimes
sans doute par ce que nous en avons pu dire, maintenant, tu les
aimeras par reconnaissance et affection personnelle.
Adieu ma chère sœur, ma tendre amie, ma bonne mère,
ménage-toi pour nous tous, pour tes enfants qui t'aiment et te
prient de prendre des soins et des ménagements, pour ton mari
qui a besoin de toi et dont l'affliction doit aussi être bien vive.
Lorsque je te verrai, ma pauvre sœur, je te parlerai des derniers
instants de ta chère enfant, de sa confiance dans le ciel qui doit
être ta grande consolation ; je te porterai, à toi et à tous, ses
derniers et tendres adieux.
Ton affectionné et bien malheureu.x fils et frère.
Paul.
C'est au salon de i84i c{ue Paul Iluet est décoré. Cette
distinction ne vient pas assez tôt pour qu'il y soit parti-
culièrement sensible; cependant, il est très touché, très
ému, quand il apprend que sa promotion est due à la
demande de Charlet, qu'il ne connaissait pas, mais dont
le talent avait été, comme on Ta vu, un des premiers et
des plus puissants inspirateurs de sa jeunesse.
Il part pour Avignon où il était appelé par ses amitiés
et par des travaux et retourne à Nice, afin de s'y trouver
au moment de l'anniversaire de la mort de sa jeune
femme.
De là, après bien des hésitations, des projets aban-
donnés, il se décide pour l'Italie, va à Rome, où il passe
quatre mois : décembre i84i, janvier, févrieret mars 1842.
Enthousiasmé par la grandeur des lignes de la campagne
i.i6 PAUL HUET
lomaine, il en rapporte de nombreux dessins, des aqua-
relles, et tout un carton de croquis à la plume très précis,
très arrêtés, très étudiés, surtout au point de vue des
proportions architecturales des collines entourant la ville.
Au passage il fait une visite à Lamartine, à Saint-
Point.
Dans une lettre, adressée d'Avignon au peintre Decaisne,
Paul Huet donne l'impression rapportée de sa visite à
Lamartine :
A Decaisne,
... Jai retrouvé à Saint-Point tout le parfum des Méditations,
de Jocelijn. Il m'est aujourd hui difficile de séparer la propriété
du maître, ce clocher perdu dans les arbres, ce presbytère à
l'ombre du château, ce tombeau de famille sous cette sombre
allée, voilà un parc anglais qui ne pouvait appartenir qu'à
Lamartine.
et il ajoutait, à propos de la vue d'Avignon qu'il était en
train d'exécuter :
Je risque le soleil couchant qui m'offre un bel efTet et beaucoup
d'ombres légères.
A M. Sol lier.
Mercredi, 25 août 1841, Avignon.
Mon bon SoUier, me voici depuis samedi débarqué Ici, avec
un orage et vivant avec 3o degrés de chaleur, ou un mistral
infernal très froid et plus qu'impertinent. Aussi, ne sais-je encore
nullement, quand, comment, et à quoi je me mettrai en train. Je
suis (orcé de l'avouer, mon vo3'age jusqu'ici a été un véritable
voyage de flâneur, et à part trois petits portraits au crayon que
j'ai faits à Dijon, je n'ai point ouvert mon carton. Mon temps
du reste s'est passé assez agréablement, dînant chez l'un, couchant
chez l'autre, de Dôle à Dijon, de Dijon à Màcon, de Mâcon chez
les Cambis où je suis ici maintenant; partout fêté et bien accueilli.
Ce serait merveille si cela faisait les affaires.
J'ai été voir monsieur de Lamartine à Saint-Point, à cinq lieues
de Mâcon, et j'ai passé chez lui une des plus excellentes journées
de ma vie, réception simple et amicale, hospitalité empressée et
large ; la journée s'est écoulée en bonne conversation d'artistes,
LA CORRESPONDANCE vx-j
a l'ombre de charmants bois et en société des nièces de monsieur
de Lamartine, jeunes et jolies personnes fort aimables. J'ai, pour
nous rendre à la promenade, accompagné madame de Lamar-
tine à cheval, et, le soir, une promenade a été organisée pour me
reconduire en calèche à environ deux lieues; mon berlingot suivait
par derrière, très surpris d'aller aussi vite que les deux bons
alezans de Saint-Point.
Saint-Point est un petit château admirablement bien situé dans
un vallon pittoresque et presque sauvage, l'église du village est
renfermée dans son parc et le tombeau de la famille Lamartine
est autant sur le jardin de son glorieux héritier que dans le cime-
tière. A peine aperçoit-on le petit mur de séparation qui détache
le cimetière de la propriété, c'est en réalité une page des Médi-
tations poétiques.
Le poète m'a tout montré, sans faste et sans orgueil. Il loge
le curé dans une maison sur le domaine, et, dans les mêmes con-
ditions, un grand bâtiment est en réparation, qui doit recevoir
une école de jeunes enfants, fondée il y a déjà quinze ou vingt
ans par JM'"'' de Lamartine. — Je te laisse sur ces impressions !
Pourquoi, avec de si nobles conditions de bonheur, manque-t-il
encore quelque chose à cette famille si distinguée ! La sœur d'une
des jeunes nièces que j'ai trouvées là vient de perdre son mari,
neveu aussi de M. de Lamartine, et les soins qu'ils prennent, lui
et madame, de ces trois jeunes filles, ne les consoleront sans doute
jamais de la perte de cette enfant unique, morte à quinze ans,
dans ce voyage de Syrie.
Les bords de la Saône, en arrivant à Màcon, sont en vérité très
beaux; je ne connais rien de plus grand que l'entrée de Lyon de
ce côté. Ces énormes forteresses, ces maisons échelonnées sur des
rochers et qui paraissent avoir cinquante étages, la vapeur qui
se joue au milieu de cette décoration et qui la grandit encore,
c'est en vérité très beau.
J'ai, comme toujours, descendu le Rhône comme une (lèche,
c'est un fleuve terrible dans un pays terrible; presque tout son
cours est desséché par le vent horrible qui souffle en ce moment,
et l'aspect de ces rochers est désolé et sauvage. Trois endroits
sont vraiment remarquables : Vienne avec sa cathédrale, Tournon
flanqué de ses murs fortifiés et Viviers sur ses sauvages rochers.
Notre départ de Lyon a été fêté par un temps magnifique ; mais
en arrivant du côté de Valence, c'est-à-dire dans le Midi, nous
avons trouvé le froid, le vent et la pluie.
Ce que j'ai vu d'Avignon ne me plait pas beaucoup pour ce
que je veux faire. Je propose ici, à l'administration du musée, de
leur faire, pour pendant au tableau qu'ils ont de moi, la fontaine
de Vaucluse. J'irais faire quelques éludes à Vaucluse et mon
dessin du Prince me servirait pour exécuter le tableau.
Le musée a déjà une vue de Vaucluse, c'est un Bidault que le
gouvernement a envoyé à la ville d'Avignon, je ne connais pas
viS PAUL HUET
de croûte pareille. h'Orage en Auvergne ne fait pas mal du tout;
l'on en paraît du reste fort content.
Adieu, mon bon Sollier, j'espère que tu neseraspas longtemps
sans m'écrire... mes compliments chez moi, si tu vois mon frère.
Adieu.
Ton ami Paul '.
A sa sœur M""= Riclioinnie.
Mercredi, 8 septembre 1841.
J'ai commencé mon tableau et me voici décidé pour une vue
d'Avignon au soleil couchant. C'est une grande audace que de
mettre le soleil dans une toile. Un seul homme, Claude Lorrain,
a fait preuve d'un génie immense en introduisant cette innovation.
Peu, après lui, ont atteint ce que son génie avait osé et réussi;
j'ai donc beaucoup de chances pour me briser contre le mur,
comme l'on dit.
Je vis au jour le jour, sans projets arrêtés pour l'avenir, ne
sachant au juste quand j'aurai assez avancé cette besogne pour
faire un pas plus loin.
... Pour moi, ma chère amie, ma sauté est bonne et je ne puis
me plaindre que de trop bien vivre, j'ai assisté ici à des dîners
de conseils généraux qui feraient pâlir tous les banquets patrio-
tiques ou ministériels, et l'ordinaire, même quand je suis seul, se
réduit toujours à deux services qui feraient plus qu'un de nos
grands dîners; heureusement que l'air d'Avignon est probable-
ment favorable à ce régime puisque j'y résiste.
Tu pourras dire à Huet que nos discussions ne sont pas grand'
chose quand on voit celles de MM. de Cambis et cependant ces
messieurs sont excellents; je ne connais pas d'homme meilleur
que M. de Cambis père et je ne m'étonne pas de la popularité et
de la sympathie dont il jouit dans ce pays. — Sa position y est
très grande et presque une domination, au moins autant que les
formes politiques modernes le permettent.
Adieu, ma bien chère, je t'embrasse avec toute l'affection de
frère et de fils.
Paul.
A sa nièce M"° Riclionime.
Lundi, 10 septembre l84i-
Ma bonne Caroline. Ma matinée d'hier a été heureuse, puis-
qu'elle m'a apporté nombre de lettres de mains amies
Je n'ai pas besoin de te dire les compliments que l'on t'adresse
et les craintes que l'on a de ne pas te voir à Nice. Pour moi, c'est
' Communiquée à M. Léon Séché.
FTW;
Les CascateI.LES dk Tivoli, prises des hauteurs (aquarelle 1839)
(0-45 X o"'33)
LA CORKESPONDANCE lug
avec un tel sentiment de tristesse que je revois ces lieux, que
je ne regrette presque pas pour vous un voyage aussi cruel.
Vous voilà partis pour le Havre, j'espère que vous pourrez jouir
sans aucune amertume de celte noble et savoureuse Normandie.
Rouen est une ville qui s'en va, mais encore fort curieuse et je
crois, à part quelques beautés d'un ordre bien supérieur, les bords
de la Seine de Rouen au Havre préférables à la Saône et au
Rhône. Les approches de Lyon sur la Saône, le Viviers, Tournon
et Vienne sur le Rhône sont admirables. Tu dois te souvenir de
tout cela, si l'oppression des événements n'a pas jeté un voile
sur ta mémoire. L'arrivée h Lyon a une grandeur presque sur-
naturelle et fantastique.
Mon tableau, auquel j'ai beaucoup travaillé, est très avancé et
je pense qu'avec une quinzaine de jours d'un travail assidu, il
serait presque terminé; le sujet en est simple et permettait la
rapidité. Je vais sans doute le laisser reposer et faire une excur-
sion ; mon esprit incertain ne sait quelle direction suivre. J'ai
presque envie d'aller jusque dans les Cévennes chez M. Cam-
bessèdes. Le pays est, dit-on, fort beau. C'est la plus belle partie
des Cévennes du Languedoc. Si je ne regardais au temps et sur-
tout à l'argent, je voudrais parcourir tout le pays et pousser
jusqu'aux Pyrénées; mais tous ces projets sont des rêves, l'imagi-
nation voyage vite.
Si vous m'écrivez, adressez-moi vos lettres toujours à Avignon,
de là on me les fera parvenir oii je serai, peut-être pas bien loin,
au Pont du Gard, par exemple.
A M. Sollier.
Avignon, 19 septembre 1841.
Mon cher ami. Tu n'as sans doute pu penser sérieusement
que je puisse l'oublier; des amis comme nous ne s'oublient pas si
vite, et pour moi, tu sais combien l'amitié est un premier besoin ;
mais assez sur ce sujet sur lequel nous nous entendons de
reste.
Je ne sais moi-même trop ce que je veux. Dans celte fâcheuse
situation d'esprit, je vieillis et le temps approche où les regrets
ne permettront même plus les rêves et les projets réparateurs.
Comme toi, j'y compte encore, il nous restera notre amitié pour
nous aider l'un et l'autre à supporter l'ennui et l'incompréhen-
sible de cette pauvre vie. Nous causerons sans doute encore de
tout cela, du pour et du contre ; l'inattendu décidera, ou le
temps, comme tu le dis, encore mieux, hélas !
Je suis bien aise que tu aies vu Des Essarts, une de ces belles
natures qui nous semblent heureuses en communiquant le bonheur
et qui, probablement ont aussi, leurs pensées de derrière. Je
n'ai pas reçu sa lettre.
9
i3o PAUL HUET
Je travaille beaucoup ou plutôt j"ai beaucoup travaillé ; mon
tableau avance, et sans doutejc le finirai ici. Le sujet en est simple
et dillicile. Je crois t'en avoir parlé, c'est un soleil couchant, la
ville est dans l'ombre ; pour abréger, voici en deux mots la dis-
position :
Voilà un croquis fait a la diable, mais qui, sans doute pour toi
sera plus clair que toutes les descriptions possibles. Le château
des Papes est, comme dans toutes les vues d'Avignon, la partie
importante du tableau ; et cependant, dans l'ombre vaporeuse
du soleil couchant qui n'éclaire que la berge de gauche et les
petites fabriques du faubourg du côté opposé, le pont est dans la
vapeur lointaine et chaude d'un soleil qui s'abaisse. Il me reste
à nettoyer tout le tableau et le fond et les figures à faire.
J'ai eu l'occasion de revoir ma belle fontaine de Vaucluse;
l'eau était très basse. Penché sur le coin d'un rocher, j'ai pu,
dans cette singulière grotte, mesurer des yeux la terrible pro-
fondeur de ce puits artésien. La limpidité admirable de l'eau
permet de voir descendre à une grande profondeur les pierres
que chacun a bien soin de jeter dans le goulfre. Elles descendent
lentement, repoussées parle mouvement ascensionnel de la source,
rejetant sur les bords un gravier très mobile qui faillit m'en-
traîner. Aussi ce n'est pas sans émotion que j'entendais, après, la
tradition populaire et ridicule qui veut que les corps avalés par
cette eau calme et profonde disparaissent pour ne plus revenir;
ce qui n'empêche pas les gamins du pays de venir se baigner
sans crainte du froid glacial qui pénètre même le spectateur.
Je ne connais pas les œuvres de Pétrarque, mais je me les
figure empreintes d'une belle mélancolie inspirée par ces lieux
sauvages et l'amour idéal de Laure. C'est devenu bien vulgaire
de parler de Laure el de Pétrarque à propos de la fontaine de
Vaucluse ' ; il est cependant impossible de les séparer, et la tradi-
tion est là dans toute sa force. Le conseil municipal, car mainte-
nant c'est l'inévitable du jour, a eu la misérable idée d'élever
une colonne à Pétrarque sur la place; les rochers magnifiques qui
supportent les ruines de son château sont bien plus éloquents et
plus solides, Ils porteront plus longtemps son nom que ce mau-
vais tuyau de poêle de huit pieds de haut parfaitement ridicule.
J'allais ce jour-là, avec M. de Cambis, diner à Lisle, chez
le maire; ma promenade a donc été bien courte. On dînait à
une heure et ce n'est pas sans regret que j'ai quitté ce lieu, pour
moi aussi tout à la fois un sujet d'admiration et de souvenir bien
mélancolique.
J'ai appris pendant ce dîner, chez des fabricants aimables,
lettrés et, pour M. de Cambis, électeurs très influents, des his-
toires du pays qui feraient la fortune de Dumas ; depuis les
' Allusion à ce fait que Pétrarque est appelé le chantre de la fontaine de
Vaucluse.
LA CORRESPONDANCE i3i
amoureux de Roquemaure, qui ne prennent leurs femmes que lors-
qu'elles sont bien éprouvées, jusqu'à la procession de Saint-Gien,
où les hommes ne trouvent femme qu'après avoir porté le saint
en courant l'espace de deux lieues. Je ne raconterai pas ici cette
histoire un peu longue, mais vraiment originale; si Dieu le
veut, je te la raconterai cet hiver auprès de mon chevalet.
Te dire mes projets, je les ignore moi-même, jamais je n'ai plus
senti le vide qui me cause tant d'ennui et une désillusion si funeste.
A quoi bon ! est-ce fatigue, est-ce souffrance, je ne me porte pas si
bien que ces jours derniers, je vis au jour le jour. Demain peut-
être partirai-je pour aller voir la sœur de Christian Ledoux dans
les Cévennes, c'est un petit voyage, aussi ne le ferai-je pas si je
me sens fatigué ou si les dispositions de mon compagnon de
voyage Henri de Cambis, qui va chez une tante ii Alais, ne s'ac-
cordent pas bien avec les miennes; le voyage tient donc h un fil,
a un caprice. J'aurais cependant plaisir à revoir les habitants du
Vigan, tu peux le dire à Christian si tu le vois.
Si je ne fais pas cette petite excursion, je ne tarderai pas à
me mettre en route pour Apt et pour Nice et de là nous
verrons le vent.
J'ai reçu de bonnes nouvelles de la famille Poppleton, mille
bonnes amitiés a Georges et à Comairas, si tu les vois.
J'ai rencontré ici Rennes toujours aussi original, le même, en
un mot, au physique et au moral, vrai gascon. Nous avons fait un
dîner où se trouvait avec lui Castil Blaze ', type aussi très spiri-
tuel et très amusant, espèce de Rabelais manqué, possédant toutes
les charges du jour et en inventant de meilleures, moitié proven-
çales, moitié françaises, qui par cela même sont plus piquantes
encore.
A propos, je suis fâché que tu ne m'aies pas raconté tout au
long ta conversation avec Jadin. Je suis décidément mal avec lui ;
tu sais qu'il m'attribue les plaisanteries qui le concernent dans
l'article si amusant du Corsaire contre le banquet Ingres, dont
au fond, je suis bien innocent.
Vous êtes sans doute tout aux événements politiques. Tu dois
croire que j'y prends fort peu d'intérêt. Les événements sont plus
que jamais bien graves, pour mieux dire effrayants. Quels symp-
tômes ! Et où mènera tout ce gâchis?.... A une atroce et ridicule
révolution, ît un dur despotisme, si ce n'est à l'invasion, au par-
tage, aux Cosaques, etc.
Ne m'oublie pas auprès de mes amis, remercie Régnier" de son
souvenir. Adieu, mon bon, tâche d'être aussi heureux qu'il nous
est permis de l'être ici-bas
Ton bien dévoué.
Paul Huet.
' Blaze (François-Henri), dit Caslil Blnze, musicien et critique. 1784-1857.
^ L'acteur des Français, avait été son camarade à l'atelier Gros.
,3a PAUL HUirr
Mon frère est sans doute encore pour quelques jours en voyage,
je te prie de me faire parvenir les couleurs suivantes Tu me
les adresseras chez M. de Canibis.
3 jaune Indien, 8 blanc, lo cobalt, lo jaune de Naples ordi-
naire, 4 ocre jaune, 4 terre d'Italie, 4 ocre de Rhue, 3 Sienne
naturelle, 4 Sienne brûlée, 3 Italie brûlée 2 brun rouge,
i5 Garance foncée, a Garance rose, a terre d'ombre brûlée,
I bitume, a momie, i noir d'ivoire, i paquet de vermillon.
A M. Sollier.
Aicc, Novembre 1841.
Mon cher et bon Sollier, je reçois ta lettre au moment où j'allais
técrire, comme depuis longtemps j'en avais l'intention. Tu es
celui à qui je puis le plus volontiers rendre compte de mes études
et de mes intentions pittoresques comme le plus initié au secret
de mes travaux. Je viens d'avoir une indisposition nullement
grave, mais qui ne m'en a pas moins fait perdre une dizaine de
jours. J'ai attrapé une bonne courbature accompagnée de douleurs
rhumatismales ; je dois cet accident, très fréquent dans ces pays,
au logement que j'occupais et que j'ai promptement quitté et,
aussi peut-être, à quelques excursions par un temps humide. Mon
voyage, jusqu'à présent, est loin de me satisfaire ; voici un mois
que je suis arrivé à Nice et, dans une première lettre, tu me parles
d'études comme si je devais avoir mon carton rempli. Deux jours
à m'installer et h faire quelques excursions dans le voisinage,
deux études grattées, un petit voyage très pittoresque dans les
Alpes et dont sans doute tu as entendu parler, dix jours d'indis-
position, font un mois écoulé et trois ou quatre croquis qui courent
l'un après l'autre; voilà ce qui me retient dans ce pays que je ne
voudrais pas quitter tout à fait les mains vides. J'ai rapporté de
Tende, dans les Alpes, deux sujets de tableaux assez beaux; l'un
des deux se rapproche un peu de mon motif du torrent, mais
est, je crois, plus original et plus grandiose, c'est du reste ce que
je ne puis encore juger et que tu verras.
Irai-je ou n'irai-je pas en Italie ? C'est en vérité ce que je ne sais
pas plus que le premier jour. Je ne deviens pas très curieux et
je sais le prix du temps qui m'échappe ! Je suis, comme dit mot
frère, qui me pousse à y aller, assez près de Rome pour être tenté
de voir une fois cette ville des artistes, mais cette visite demande
au moins deux mois, sans toucher au crayon. Ces grands dépla-
cements exigent du temps et de l'argent. J'ai encore entre les
mains de quoi faire cette excursion; jai moins de temps, car je
sens tous les jours combien celui-ci passe vite et combien il me
faut me hâter de l'employer. Je tournerai donc de votre côté
peut-être au premier jour; peut-être aussi me déciderai-je à aller
vers Rome tout d'un coup pour satisfaire ce désir qui me reste de
LA CORRESPONDANCE i33
voir le Vatican et la campagne romaine. Je n'hésiterais pas, si je
savais tirer de ce voyage tout le profit que l'on en doit tirer
mais y aller faire «ne excursion si rapide me semble une fan-
taisie un peu seigneuriale pour moi. J'attends, du reste, une
réponse de Comairas à qui j'ai écrit un mot à ce sujet et que j'ai
consulté sur l'opportunité du temps. J'aurai, dans tous les cas, du
mal h ne pas aller jusqu'à Gènes, qui pour elle seule mérite d'être
vue. Tu sais combien cette ville est célèbre par sa situation, ses
palais et les beaux Van Dyck qu'elle possède.
Je ne sais quel temps vous avez à Paris, mais ici, à part une
dizaine de jours pendant lesquels j'ai été malade et qui ont été
très mauvais, nous avons un temps d été, trop chaud seulement
A mon retour de Tende, nous avions, trois autres jeunes gens
et moi, médité une excursion en France, et malgré la pluie bat-
tante, nous nous étions mis en route avec l'espérance assez
fondée que le mauvais temps n'aurait pas de suite. Nous avons été
heureusement arrêtés par le débordement du Var qui s'étendait
d'un bon quart de lieue en dehors son lit. Le pont du Var était
entièrement couvert d'eau et, sur la route, notre voiture avait de
leau jusqu'à l'essieu de devant; le lendemain, le pont était
emporté et j'ai commencé à souffrir de ma courbature. M. Fricero
m'a donné alors retraite chez lui et j'occupe une petite pièce au
midi qui n'a certes pas besoin de feu.
J'ai oublié dans toutes mes lettres de faire demander des nou-
velles de Fleury ' le paysagiste, qui devait amener sa femme cet
hiver à Nice, peut-être cette pauvre jeune personne est-elle
morte aujourd'hui ; si tu vois Comairas, demande-lui de ma part
où cela peut en être.
Adieu, mon cher ami, écris-moi encore à Nice, mais bien
promptement. Je te serai obligé de vouloir bien donner de mes
nouvelles à mon frère
Je t'embrasse de cœur.
Ton ami.
Paul.
A sa sœur M""^ Richomme.
Florence jeudi -i décembre.
Sœur mère, me voici donc à Florence, la ville des fleurs
qu'elle étale dans toutes les rues avec un luxe que nous connais-
sons tout au plus au mois de mai. Arrivé à Livourne jeudi der-
nier par le bateau à vapeur, échappé avec peine au mal de cœur
et au brigandage des faquino qui valent bien les portefaix d'Avi-
gnon, c'est vendredi dernier, après avoir visité Gènes et Pise,
que j'ai vu Florence, si toutefois je pouvais la voir à dix heures
' Léon PUeury, peintre, i8o4-i858.
i3i PAUL HUET
du soir, moment de mon arrivée ici. J'avais reçu en route les
dernières lettres de Sollier et de mon Irère, lettres un peu tar-
dives, qui ne pouvaient alors changer mes projets et qui m'ont
seulement laissé le regret de ne pouvoir partager avec vous le
plaisir de recevoir Athanas et notre bonne tante. Si elle est
encore près de vous, ce dont je doule, connaissant son amour de
l'intérieur et ses habitudes sédentaires, exprime-lui, ma bonne
amie, tout mon chagrin et l'espérance que je conserve, que ce
premier voyage l'aura familiarisée avec cette route de Paris à
Rouen, qui, grâce au chemin de fer, ne sera bientôt plus qu'une
petite promenade du matin, même pour elle. Sollier me dit aussi
que mon ami F^dmond doit encore être a Paris. Lorsque mon
Irère m'a annoncé son arrivée, je ne pouvais penser à une si longue
station. Les afTaires d'Edmond l'empêcheront sans doute long-
temps encore de faire à Paris un séjour prolongé, et quand bien
même j'aurais, au lieu de visiter l'Italie, tourné court à Nice, il
est fort douteux que j'eusse pu embrasser ce bon et vieux cama-
rade dont l'amitié m'est précieuse et fidèle. J'écrirai de Rome à
Sollier et aussi à M'"" Douin dont j'ai reçu un mot, pour les
assurer que, malgré les plaisirs de l'Italie, je ne renonce ni à ma
famille, ni à mes amis. Il me faudra avouer h cette dernière et à
mon frère que le temps leur a donné raison; j'ai presque tou-
jours eu de la pluie depuis mon départ de Nice. J'avais sacrifié
un petit séjour que je comptais faire h Rocca-Bruna, près Mantoue,
pour attendre Léon Fleury, dont tu as sans doute entendu parler;
je venais de recevoir l'avis de son arrivée. J'ai pu avant mon
départ lui rendre quelques services et voir sa pauvre et bonne
malade qui m'a paru moins attaquée que je ne le croyais. J'espé-
rais au moins, malgré ce retard, admirer celte belle roule de la
Corniche, si grandiose et si splendide lorsque le beau soleil de
l'Italie répand ses flots de lumière sur cette riche nature ; au lieu
de ces teintes brillantes et voluptueuses, du brouillard, de la
pluie, même du froid aux approches de Gênes. Le froid n'a pas
duré. Une fois sorti des Apennins, j'ai retrouvé la douce tempé-
rature du Midi, mais peu de ces belles journées dont je vous ai si
souvent parlé. J'ai visité Gênes et ses magnifiques palais. J'ai
commencé à voir de la peinture, encore a profusion comme ici,
mais déjii riche et abondante du mauvais goût italien, bien loin,
surtout dans l'architecture et dans les églises, d'arriver à la beauté
vraiment idéale et religieuse de nos cathédrales; et moins élé-
gante dans les palais, au moins h mon avis, que notre Renaissance
française, gracieuse comme le goût de notre pays. Mais ce qu'il
faut admirer -d Gènes, c'est une certaine grandeur extérieure,
de belles proportions, et une entente de la décoration intérieure
admirable. C'étaient vraiment des roisque ces patriciens de répu-
bliques qui se disputaient la suprématie du luxe et de la repré-
sentation. On montre, au Palais Serra, un salon magnifique, digne
du luxe de Versailles. Partout du marbre et de l'or. La porte
LA CORRESPONDANCE i35
est en lapis-Iazuli, le pavé en mosaïque. J'admirais médiocrement
cette merveille, ici couronnée d'un woùtplus que douteux, lorsque
je suis entré tout h côté, dans un petit salon dont le plafond à
fresque est vraiment digne de Raphaël, exécuté par un certain
Andréa Lemino. Ces peintures qui ont l'air d'être datées d'hier
sont du goût le plus parfait. Les Italiens sont toujours théâtraux
et pompeux, mais lorsqu'ils ont pu se tenir au grand, il ont
atteint une sublime perfection que je retrouve à Florence dans
une multitude de chefs-d'œuvre. Avant de quitter Gènes, je dois
dire que mon amour-propre national a été relevé par un chef-
d'œuvre de notre Puget ', un Saint Sébastien à Santa Maria de
Carignano, comparable à tout ce que l'on a fait de plus beau
dans la statuaire.
J'ai été peu frappé de la beauté extérieure des monuments
de Fisc; la tour penchée et très penchée, d'une gracieuse élé-
gance byzantine, serait charmante si elle était droite; cet affais-
sement si vanté et curieux, en effet, a quelque chose de ridicule;
l'intérieur seul de la cathédrale m'a paru sublime; les styles grec
et arabe y répandent et grandeur et caprice, malheureusement,
à part quelques petites chapelles de Michel-Ange, le mauvais
goût de la décadence italienne y étale déjà son or et ses balda-
quins.
Le Campe Santo, très imposant, renferme, comme tu sais sans
doute, les premières peintures des réformateurs de l'art; malheu-
reusement, l'air marin et le temps surtout ont presque effacé ces
fiers essais de la fresque. La main des hommes y est aussi pour
quelque chose peut-être.
M. Perrot-, artiste français, fixé depuis longtemps à Pise, m'a
accompagné à Florence et m'a été d'un bon secours et comme
guide et comme interprète. On croit en France que tout le monde
parle français en Italie, il n'en est pas tout à fait ainsi. Dans les
deux jours que j'ai passés à Gênes, je parlais une espèce de cha-
rabia et je me faisais comprendre assez bien de ces Génois qui
parlent eux-mêmes un italien fort corrompu. Il n'en est pas
ainsi en Toscane, la langue est pure, peu de gens parlent fran-
çais.
Les chefs-d'œuvre sont ici partout, bien qu'en minorité comme
de raison. Comme à Gênes, plus qu'à Gênes, le marbre et l'or
surchargent les églises ; et si la richesse de ces temples, les
ex-voto qui les couvrent peuvent constater la foi vraie, nous
sommes chez un peuple bien dévot. C'est une chose que je ne
discuterai pas maintenant.
La sculpture et la peinture sont de tous côtés; dedans, dehors,
dans les palais, dans les rues, dans les jardins, dans les églises.
' Puget (Pierre), peintre, sculpteur, 1622-1694-
- Perrot (Antoine-Marie), peintre, né en 1787, élève de Watelet et de
Michallon, de i834 à 1839 se spécialise dans des vues d'Italie.
i36 PAUL HUET
Je commence à trouver que le métier de touriste, qui veut tout
voir, est tant soit peu étourdissant ; et cette profusion finit par
être indigeste et fatigante. Elle a eu peut-être sur le sort des arts en
Italie, une funeste influence : Qu'ajouter aujourdliui à ces chefs-
d'œuvre ou même h ces médiocrités ? Que manque-t-il à ce peuple
pour créer encore des belles choses ? Les beaux exemples sont
partout, il est épuisé, il est mort. L'Italie aujourd'hui, à part
un ou deux sculpteurs dont le mérite est peut-être trop exalté, n'a
pas un artiste, et jamais, dit-on, ses prétentions n'ont été plus
grandes. — L'aspect de Florence estimposant et sévère; la con-
struction de ses palais, qui rappelle des époques de guerre civile,
sent la forteresse et la tyrannie. La place du Palazzio Vecchio,
témoin des luttes civiles, est aujourd'hui un musée. C'est là, qu'à
peu près sans ordre, sont exposés le David de Michel-Ange, bien
au-dessous de sa réputation, Vllercule de Bandinelli, des statues
équestres, des fontaines, etc.. Une galerie, bâtie par Orcagna,
peintre sculpteur et architecte de i3oo, a continué cette loggia
de Lanzi en i355. Sous ces belles et grandes arcades, on voit le
Persée de Benvenuto, beau bronze, un groupe célèbre de Jean
de Bologne, l'Enlèvement des Sahines, et d'autres groupes.
Mon premier souci a été de visiter la célèbre galerie de Médicis
citée comme la première du monde. C'est ici que l'on est volé.
Cette galerie, qui renferme quelques admirables chefs-d'œuvre,
comprend un bien plus grand nombre de choses médiocres. A
part la tribune, salle qui renferme les Vénus du Titien, deux ou
trois beaux Raphaël et quelques autres chels-d'œuvre, la galerie
l'emporte en général bien plus par la quantité que par la qua-
lité. Il faut excepter aussi la statuaire antique. Il n'en est pas
ainsi de la galerie Pitti. Jamais collection ne fut plus complète
et plus pure. L'on n'y voit guère que des tableaux italiens, mais
presque tous de premier choix. Les beaux noms s'y pressent et
se répètent, Raphaël, André del Sarto, etc., c'est là que l'on
voit la fameuse Vieige à la cliaisc que nous avons possédée, ainsi
que beaucoup d'autres chefs-d'œuvre qui sont là ou à la galerie
Médicis. L'histoire de ce palais Pitti est curieuse. Le dernier
descendant de cette famille puissante ruinée par la jalousie
des Médicis, est aujourd'hui aux galères, poussé au crime par
l'envie et la misère. — Les jardins de ce palais m'ont paru
au-dessous de leur réputation.
Pour ne plus te parler peinture dont déjà tu dois, comme moi,
avoir la tète remplie, je ne te conduirai pas dans cette multi-
tude d'églises qui, soit par leur construction, soit par les
richesses qu'elles possèdent, ne sont pas pour un artiste ce qu'il
y a de moins intéressant à Florence. C'est là, dans les cloîtres
annexés aux églises, (chaque église a un, deux, très souvent trois
cloîtr(!s), qu'il faut aller voir les belles fresques, ces chefs-d'œuvre
d'André del Sarto, de Massacio, etc.. J'aime mieux te conduire,
ma bonne amie, au Casclne, promenade admirable qu'il faudrait
LA CORRESPONDANCE iSy
voir dans la belle saison, par un beau soleil. C'est là que je suis
allé hier dans la voiture de M"'° Alexandre Dumas, que j'ai
retrouvée avec plaisir ici, lancée dans la plus grande société de
Florence. Son mari est dans ce moment à Paris et va faire repré-
senter un drame aux Français. Le Cascine, promenade charmante,
est une espèce de Bagatelle du Grand-Duc, située sur une île
entre le Mignone et l'Arno. Ces belles prairies, ces beaux arbres
sont le rendez-vous de l'aristocratie qui va y étaler son luxe
d'équipages. Au loin, les montagnes qui conduisent au duché de
Lucques, et, tout près, les monuments de Florence qui viennent
varier la vue par l'aspect d'une grande et belle ville.
Voilà, ma bonne et chère sœur, de longues descriptions ingrates
et fatigantes peut-être. J'ai obéi au besoin de vous faire suivre
un peu mon voyage; j'ai voulu ainsi vous rapprocher de moi. Je
suis seul, heureusement mon temps est rempli. C'est peu d'une
semaine pour voir Florence, et c'est fatigant de visiter tant de choses
à la fois. J'espère que les amis que tu vois et à qui j'ai promis des
lettres ne se fâcheront pas si j'écris maintenant plus rarement;
peut-être aurai-je plus de temps à Rome, mais ici, j'ai cru, malgré
mon désir de vous embrasser, que je partirais sans cela. C'était bien
long d'arriver jusqu'à Rome sans me donner ce plaisir, je profite
d'un premier moment de repos pour le faire. Je devais partir
aujourd'hui vendredi, je ne pars que demain matin samedi par
un voiturin. Je serai six jours en route, c'est plus long que par
la mer ou la diligence, mais c'est le moyen de voir et plutôt
moins cher. Je fais bien d'avoir plus d'argent que Comairas ne
m'en souhaitait pour arriver à Rome ; je trouve qu'il part vite.
Une chose contre laquelle je me révolte, c'est le change des mon-
naies. Une pièce de 20 francs perd ici environ 7 à 8 sols ; avec
l'acquisition, c'est un douzième par pièce. On perd plus sur les
francs. Il faut changer sa belle monnaie de France contre un
misérable argent très facile à perdre, impossible à compter, et
avec lequel on ne passerait pas le pont des Arts '. La vie, du reste,
est bon marché et bonne.
Adieu, bonne sœur, je t'embrasse de cœur ainsi que Caroline
et te prie d'être mon interprète auprès de tout notre monde.
Ton frère et fils,
Paul.
A M. Sollier.
Rome, 27 décembre 1841.
Mou bon Sollier, me voici donc à Rome après bien des incer-
titudes et malgré ta bonne lettre arrivée un peu tard pour
influencer une décision encouragée d'abord très vivement par
des avis bien différents. Malgré tous ces motifs que tu avais com-
' Le pont des Arts est resté à péage très longtemps.
ii8 PAUL HUEÏ
pris et que je m'étais posés pour renoncer a ce projet, quelques
bonnes raisons m'engageaient aussi à voir enfin cette ville où il
l'aut, dit-on, que tout artiste lasse son pèlerinage. La proximité
où j'étais de l'Italie, l'occasion qui ne se présentera peut-être
plus, d'une année avec un peu d'argent et 1 intention de ne pas
exposer, voilà les vrais motifs de mon voyage : les conseils ont
décidé la question. Bien que le temps et la distraction que
demande un si long voyage ne me permettent pas de travailler,
j'espère ne pas regretter tout h lait ce sacrifice consacré à visiter
un pays si riche pour les arts, si curieux par son pittoresque et
ses mœurs. J'espère recueillir quelques bonnes inspirations de
travail; quant à ton amitié, je la retrouverai, tu n'avais pas besoin
de m'en donner l'assurance, aussi sûre et aussi impatiente que
la mienne.
Si tu vois ma famille, tu as peut-être une idée de mes premières
impressions, qu'il est bien difficile de résumer dans une lettre,
grande tout juste pour contenir des communications d'amitié.
Il faudrait des volumes pour parler de cette multitude de choses
à voir et qu'il faut voir, de cet aspect si resplendissant du pays et
de l'art, et en même temps de ce mauvais goût italien qui fait
mon désespoir, car il tient au caractère national et se retrouve
un peu dans quelques-uns des grands hommes de l'Italie.
Ce vice, c'est un orgueil, une vanité excessive, défaut détestable
et bien ridicule chez un peuple qui, aujourd'hui, n'est plus rien,
moins que rien, la plus misérable espèce et qui ne donne pas
envie d'un gouvernement théocratique et absolu.
Cette vanité se voit dans tout, dans ce goût particulier et
admirable de la grande décoration, dans des palais somptueux
qui ne peuvent appartenir qu'à des princes, dans la toilette des
femmes, pittoresque dans le costume national malgré l'éclat des
couleurs, ridicule dans la singeiiede nos modes, sous ces plumes
de toutes couleurs, avec ces fleurs de mauvais goût. Les plus
misérables mendiants, et tous les Romains sont mendiants, se
drapent à merveille et posent le poing sur la hanche. Les chevaux
ont des plumes et des sonnettes, les maisons des écussons armo-
riés immenses et les femmes de beaux yeux qui n'ont rien de
bien tendre, mais qui sont fiers et dominants. C'est tout cela, je
dois l'ajouter, qui fait la physionomie du pays et lui donne un
certain air patricien, quelquefois ridicule, mais toujours grand
et imposant.
C'est cette tendance qui a produit les plus admirables chels-
d'œuvre, la chapelle Sixtine et le Vatican, comme les horribles
croûtes, les peintures de Vasari et l'architecture et sculpture du
Bernin.
Ce que le temps a consacré est vraiment sublime. Tu ne peux
te faire une idée de la chapelle Sixtine, de la puissance de cet
homme qui s'appelait Michel-Ange et des Chambres par cet
autre, le divin Raphaël. La chambre de la Transfiguration est uu
LA CORRESPONDANCE iSg
prodige, et on éprouve une belle émotion à la vue de cette
perfection idéale. C'est complet, style, dessin, caractère et cou-
leur. L'Ecole d'Athènes est un tableau d'une couleur vénitienne
de la plus belle eau. Michel-Ange lui-même, dans sa fresque,
dans ses prophètes surtout, est d'une grande beauté de couleur,'
et nous ne pouvons avoir idée de la supériorité de la fresque sur
la peinture h l'huile.
Toutes ces merveilles ne m'ont pas empêché de reporter un
coup d'oeil sur mon pays et d'être aussi un peu fier de son génie.
Je me suis rappelé, devant l'immense Saint-Pierre, tout notre
beau gothique, et devant ces palais, Anet, Chambord, les Tuile-
ries, etc. N'ajouterai-je pas que son avenir n'est point fermé;
avec une bonne direction, l'art peut se développer, tandis que ce
pays est mort, bien mort.
Je n'aimerais pas y rester pour travailler; je remarque que la
peur, sans doute, de tomber dans le ridicule tapage des élèves
de Michel-Ange et dans la fausse grandeur romaine, rapetisse
les idées et rexécutioa de beaucoup d'artistes qui étudient ici.
De là cette mesquinerie et ce retour au primitif, qui produit
malheureusement bien des sottises.
Je désire voir la campagne; ce que j'en ai entrevu est merveil-
leux et me donne, comme m'a prédit Comairas, l'envie de revenir,
mais non plus de rester. J'ai vu ici des études de jeunes gens
de beaucoup de talent qui font des dessins réellement remar-
quables, mais qui se sont fermé peut-être la possibilité de faire
des tableaux ii force de faire des dessins et des dessins étudiés
outre mesure; et cependant je vois d'heureuses organisations.
Adieu, mon bon, je t'embrasse et te souhaite bonne chance!
Cette lettre sera portée en France par les soins complaisants
de M. Lehmann', qui emporte avec lui plusieurs tableaux pour
1 exposition.
A sa sœur M"« Ricliomiue.
lo février 1842.
Chère bonne sœur.
Nous sommes maintenant à la fin du carnaval; c'est aujourd'hui
mardi gras, jour fêté avec frénésie par les Romains qui enrichis-
sent, dit-on, le mont de piété de leurs dernières chemises pour
arriver à la fin de cette fête nationale. Le carnaval est en effet
une des choses qui ne sont pas au-dessous de leur réputation ; le
ciel semble le proléger. Ces jours derniers, qui ont succédé à
un véritable hiver, étaient magnifiques et n'ont pas peu contribué
a surexciter cette joie passionnée et admirable qui ne s'obtient
dans le Nord que par l'excitation factice de l'ivresse. Ici, pas une
' Lehmann (Charles) élève de Ingres, peintre, 1814.
i4o PAUL HUET
dispute, pas un homme ivre. Les attaques les plus vives, et pas
une injure au milieu de ce sens dessus dessous. Le Corso, rue
malheureusement trop étroite pour ses splendidcs palais, est
richement tendu d'ctofTes et de tapisseries, et bien mieux paré
des belles personnes qui, de toutes les fenêtres, des échafaudages
et des balcons, échangent avec la foule de la rue et la file des
voilures un bombardement de bouquets et des nuées de confetti.
Je n'ai jamais vu de joie plus expansive ni plus vraie : h celui-ci
un sourire, à cet autre une poignée de main, h tous de la farine
et des confetti.
Partout la confusion des rangs et l'entrain du plaisir sans
arrière-pensée. Les plus indifférents regardent sans s'attrister
de la joie générale. La population de Rome est alors dans son
beau, oubli de la veille et du lendemain; c'est la même naïveté
qui commande à sa joie et à ses mauvaises passions ; si le
désordre s'introduit, il viendra des étrangers plus susceptibles
que passionnés, plus curieux qu'acteurs véritables. La police est
facile et laisse faire ; c'est le Sénat romain, dont j'ai entendu
parler pour la première fois depuis Tacite, qui ouvre la fête, et
des flonflons militaires, comme aux jours de combat, entretien-
nent l'ardeur des combattants.
Un admirable coup d'œil, c'est l'aspect de cette belle popula-
tion romaine, qui garnit le Corso sous les piquants costumes
nationaux ou de fantaisie qui parent le carnaval. Ces beautés si
graves sont tout animées par l'allrait du plaisir et laissent
éclater les passions qu'on ne fait d'abord que soupçonner sur
ces visages grands et sévères. La beauté romaine est faite pour
être vue au soleil et non à la lueur des bougies. Cette mode
charmante et que nous ne pourrions admettre dans nos climats,
de rester tète découverte, leur permet de montrer des cheveux
toujours magnifiques et dont je vous ai déjà parlé tant cette
beauté est frappante : de là aussi mille manière d'arranger et de
retenir ces belles nattes qui ajoutent tant à la noblesse de ces
grands traits, qu'il ne faut pas toujours analyser.
Bien que sur la plupart de ces figures la joie soit naïve et sans
détour, je me suis demandé plus d'une fois, si nos mœurs, qu'on
dit si relâchées, permettraient tant de liberté provocante et
publique, et si les maris français, réputés si faciles, s'arrange-
raient de ces échanges réciproques de bouquets et dé sourires.
Ce qui est sûr, c'est que les belles Forestières^ prennent grande-
ment part à la fête et trouvent l'usage fort agréable. Plus d'une
jolie petite anglaise, bien pincée, lance ses combustibles avec
une joie tout heureuse et toute coquette dont elle gardera le
souvenir.
Les courses de chevaux, qui tous les jours de carnaval termi-
nent la journée, sont curieuses; le départ des chevaux excités par
* Terme employé par les Romains pour désigner les étrangères.
LA CORHESl'OXDAiXCE i4i
une vingtaine de gros éperons en plomb garnis de pointes de
fer aiguës et longues de i8 lignes est intéressant pour un artiste.
On ne conçoit pas qu il n arrive pas plus d accidents, tant les
hommes ont de mal à retenir les coureurs qui parcourent tout
le Corso au milieu de toute la population. Si vous voulez avoir
une faible idée de cette course, tout ce que je pourrais vous en
dire ne vaudra pas la mauvaise gravure de Carie Vernet' que vous
pouvez voir sur le quai Voltaire.
Pour moi, ma chère amie, j'ai pris de ces plaisirs ce qu'il con-
venait à mon caractère et à ma curiosité d'en prendre. Parmi
les plaisirs que je me suis donnés, j'ai été au lettine public, bal
masqué assez ennuyeux et qui dure trop peu pour permettre à la
joie romaine d'aller trop loin, et aux bals de l'ambassade et de
l'Académie ; l'un magnifique et royal dans les beaux salons du
palais Colonne, l'autre artistique et de famille, à la villa Médicis ;
le premier oflFrant la réunion des beautés européennes, chargées
de rivières de diamants ; l'autre, les costumes improvisés d'un
bal masqué sans prétention et manquant de femmes.
Pour dire adieu a ces plaisirs, j'irai sans doute ce soir encore
au fettine avec Joyanl', ou chez Schnetz^, qui compte répéter
son bal de dimanche.
Je remets à demain la fin de ma lettre, ne voulant pas la
fermer sans vous parler des moccoli nui terminent le carnaval. Je
crains seulement que le temps ne soit pas aussi beau que les
jours derniers. Mon intention, si le beau temps continue, est,
malgré le froid un peu vif, de partir pour les environs que je
voudrais bien enfin visiter un peu. Je n'ai pas encore de déter-
mination fixée, mais je sens combien il est important pour moi
de penser au Salon de l'année prochaine et d'y penser de loin.
J'ai eu tort de venir ici dans cette saison, qui, comme partout je
crois, a été d'ailleurs beaucoup plus rude qu'elle ne l'est ordi-
nairement.
Mercredi soir.
Je n'ai été ni au bal de l'Académie, ni au fettine; je me suis
couché de bonne heure après une journée assez fatigante et fort
gaie. Après avoir passé quelques heures au balcon des secrétaires
de l'ambassade où Cambis m'avait invité (balcon loué pour la
fête), ces messieurs m'ont présenté chez lady Muyens pour, de son
balcon, jouir à la fois comme acteur et spectateur de la fête des
moccoli. Il y avait là, comme vous pensez, bonne société : les Ester-
hazy, le prince de Prusse, les Carignan, Doria, etc., j'en passe
et des meilleurs; d'étiquette, heureusement pas l'ombre, je vous
' Voir la lithographie de Carie Vernet et surtout les beaux dessins de
Géricault au Louvre o Les courses de Rome ».
^ Joyant (Jules), peintre, i8o3-i854 (vues de Venise).
^ Schnetz (Jean- Victor), 1787-1870, directeur de l'Académie de France.
i42 PAUL HUET
assure ; la joie a été folle et chacun a enfariné son voisin ou sa
voisine de plus belle, on dépensait avec ardeur le reste de ses
munitions, el plus d'une jolie femme ressemblait plutôt à une
monilariii qu à une comtesse. La course de chevaux terminée,
l'instant des moccoli est arrivé : figure-toi toute cette popula-
tion du Corso s'illuniinant tout d'un coup, chacun armé d'un
paquet de petites bougies et mettant la plus belle ardeur à
souffler la bougie de son voisin ; je te laisse à penser les cris
de joie, les rires et les inventions de tous genres pour préserver
sa précieuse lumière et éteindre la lumière rivale; les mouchoirs
attachés à de longues perches, les boucliers préservateurs, la foule
de la rue, les chars de masques et de promeneurs, les escalades
de tout genre ; c'est vraiment miracle qu'il n'arrive pas des
malheurs. Dans l'appartement qui faisait face au nôtre, le feu a
pris aux rideaux, mais a été éteint tout de suite. Il me reste de
tout cela mal aux yeux et à la gorge ; un peu de pluie est venue
terminer la fête déjà bien avancée. Aujourd'hui, le temps est au
froid et paraît remis; c'est, je crois, surtout pour avoir été
admirer le soleil couchant au Pincio, avec Cambis, que je souffre
ce soir de la gorge.
Voilà donc le carnaval fini ; après cette licence de la rue va
commencer le carême. II est défendu de faire gras dans les pre-
mières salles des restaurants et bientôt ces établissements
seront hermétiquement fermés pendant certaines heures de la
journée consacrées au catéchisme. Les plus ardentes de ces belles
romaines que j'ai vues au Corso ou au fettine, vont mettre la
même ardeur à leurs dévotions. Une bonne confession va effacer
les plus jolis péchés; il n'y a ici nulle hypocrisie, c'est la même
ardeur et la même passion. Comment ce peuple est-il donc
aujourd'hui si abaissé avec des éléments si purs de force et de
vie ?
Adieu, ma chère bonne sœur mère, je t'embrasse toi et les
nôtres avec le plaisir que je me promets à l'instant du retour.
Mille affectueuses amitiés à ceux qui veulent bien ne pas m'ou-
blier.
Paul.
A M. Sollier.
lo mars Rome 1842-
Mon bon Sollier, je pars décidément le 28 de ce mois, et après
m'être arrêté à Avignon quelques jours, je me rends le plus vite
possible à Paris. Plus que toi sans doute, je commence à trouver
le temps long et à sentir le besoin des amis de Paris. Je ne puis
même te cacher que l'isolement dans lequel je vis, surtout pendant
mes courses à la campagne, m'est excessivement pénible ; le temps,
qui n'est pas à beaucoup près toujours favorable, me fait encore
plus sentir l'ennui de cette position. J'ai fait ici une triste expé-
LA CORRESPONDANCE 143
ilence; c'est que je n'appartiens plus à tous ces jeunes gens
dont beaucoup cependant sont de mon âge ; je n'ai plus leurs
goûts, ils m'acceptent, je crois, encore moins. Mon voyage en
Italie est, je le sens avec peine, un voyage manqué sous trop de
points. Il me l'audrait, pour en tirer tout le parti convenable, le
commencer il présent et passer ici huit ou neuf mois, c'est ce que
je ne puis faire, ni moralement, ni matériellement. Je crois avoir
été mal conseillé en choisissant cette époque et surtout en pro-
longeant mon voyage toujours dans le vain espoir d'un beau
temps qui peut encore se faire longtemps attendre aux paysa-
gistes. 11 me faut absolument rentrer pour produire et récolter.
Ici l'on se laisse trop facilement aller a ce doux farniente qui
est la plaie du pays. Pendant que je t'écris, je cause avec Bodinier'
qui est une preuve frappante de ce que j'avance. J'ai trouvé dans
son atelier un tableau commencé depuis quatre ans au moins,
qu'il a déjà exposé h Paris et qu'il s'amuse à changer pour obtenir
de fort médiocres améliorations. Tous ces artistes romains s'en-
dorment sur leur admiration pour les chefs-d'œuvre et le beau
pays qu'ils ont sous les yeux.
J'emporterai de Rome de grands souvenirs, je partirai frappé
de la grandeur de ce pays, oîi il est si facile de tomber dans le
faux et la manière. Lorsqu'on parle de cette nature simple et
sublime, il est presque impossible de ne pas tomber dans un
pathos que bien peu de maîtres ont su éviter et qui, comme je
te l'ai dit, est une des causes qui, par opposition, font tomber nos
artistes modernes dans une maigreur plus déplorable.
Je suis retenu ici par un petit tableau que j'ai à faire pour un
des attachés de l'Ambassade, je ne sais encore si je le ferai ici
ou simplement à Paris, surtout si je refais une petite excursion
aux environs. Je veux aussi revoir quelques-unes des galeries
qui sont il Rome. La semaine sainte, dont les approches attirent
déjà tant d'étrangers me retient aussi. Nous sommes en plein
carême; aux heures des catéchismes, tous les restaurants, cafés,
marchands de comestibles sont (érmés, la foule attend à six heures
du soir l'ouverture de Lepri, notre restaurateur. Dans ce singulier
pays, on affiche la vente des indulgences qui sont d'un bon
produit; et l'escalier saint de Jérusalem, qu'on ne peut monter
qu'à genoux, est encombré de pénitents. Je ne sais si c'est l'ap-
proche du carême qui nous a délivrés des voleurs, mais, il n'est
plus question d'eux depuis quelque temps. Je ne vous ai pas
parlé de cette circonstance qui pouvait vous inquiéter parce
qu'elle était réellement sérieuse ; à mon arrivée ici, les accidents,
comme on dit à Rome, étaient très fréquents; c'est-à-dire que
tous les trois ou quatre jours on avait une nouvelle histoire de coup
de couteau. Mon habitude de rentrer à toute heure du soir m'ex-
posait plus qu'un autre à devenir le héros ou plutôt la malheureuse
' Bodinier (Guillaume), peintre, no et mort à Angers, 1795-187J.
144 PAUL HUET
victime du moment; mais j'avais pour moi trois choses : ma qua-
lité de Français et les précautions de n'avoir jamais d'armes et
toujours au moins deux ou trois écus sur moi. Je dois dire, a ma
honte, que je n'ai rencontré que des figures assez étranges qui
pouvaient fort bien être des mouchards, mais n'étaient pas des
voleurs. Si, au milieu de tout ceci, les églises sont pleines, les
madones pompeusement ornées et les restaurants fermés, tu
pourras dire à mon frère que jamais les bureaux de loterie ne
ferment; les confesseurs donnent, dit-on, les meilleurs numéros
pour la loterie qui est une véritable passion chez ce peuple pares-
seux, superstitieux, et passionné.
Comme je te le dis, je t'écris cette lettre, qu'il me faut vite
porter à l'ambassade, au milieu des visites, .l'espère cependant
que tu pourras la lire et la comprendre ; je te parle mœurs de
Rome et je cause du Poussin avec Bodinier. Je te dirais a ce
propos que je n'ai point vu Planche ' qui, malheureusement pour
moi a passé tout l'hiver à Naples.
J'ai trouvé de très bons moments que je dois à l'amitié de
Cambis. Adieu, quand je renoncerai à toute activité, je reviendrai
peut-être a Rome vivre de la vie qu'on y mène toute douce et
tout endormie. Mais il ne faut pas y attendre le paysage pendant
les mois d'hiver.
De Gustave Planche.
Naples, 8 juillet 1842.
Je regrette, mon cher ami, de vous avoir préoccupé de si tristes
pensées ; et cependant je ne puis méconnaître la vérité de vos réflexions.
Mais j'espère que le travail et le succès appelleront votre attention sur
le revers de la médaille. Tout ce que vous me dites sur l'anarchie des
arts, sur le Salon, sur le public, sur la multitude des talents secondaires
et de pure exécution, sur l'absence générale de grandes pensées, me
semble d'une évidence incontestable, mais je veux croire qu'un jour
viendra où, sans oublier toutes ces tristes vérités, vous n'en souffrirez
plus. Vous n'avez jusqu'à présent que l'estime de quelques esprits
sérieux ; il vous manque la consécration de la popularité. Le jour de la
popularité viendra pour vous, je l'espère, et relèvera votre courage.
Sans renoncer aux qualités poétiques de votre talent, vous pouvez, je
n'en doute pas, donner à votre peinture plus de précision et de clarté,
en un mot abréger l'intervalle qui vous sépare encore des intelligences
communes, et mieux compris, vous serez certainement applaudi. —
Donnez-vous encore des leçons à la Duchesse d'O. ? — En écrivant à
Barye, je prévoyais à peu près qu'il ne me répondrait pas, et je lui par-
donne de grand cœur sa paresse, tout en souhaitant qu'il me réponde.
J'ai écrit à Gleyre - avec la même pensée, pour Sandeau^ c'est autre
chose ; j'espérais qu'il me répondrait et jusqu à présent il ne m'a pas
' Gustave Planche, critique, 1808-1857.
- Gleyre (Charles), peintre, 1807-1876.
3 Sandeau (Jules), littérateur, i8ii-i883.
LA CORRESPONDANCE 145
donné signe de vie. S'il est heureux il n'a pas besoin de se justifier. Le
bonheur est oublieux et se passe sans peine des absents. — Je suis fâché
de voir que mon frère Charles persiste dans sa sauvagerie. Ses études
solitaires le mèneront bien lentement au but, si toutefois elles ne l'en
éloignent pas, ce qui est fort à craindre. Il veut apprendre tout par lui-
même, afin d'éviter les contrariétés d'ainour-propre, et il oublie qu'il a
trente-deux ans depuis six mois, et qu'il bégaye à peine la langue qu'il
veut parler. Je lui ai dit franchement ce que je pense de cette étrange
méthode ; mais je crains que mes conseils ne soient comme non avenus.
Cependant je vais recommencer pour n'avoir rien à me reprocher. —
J'espère que vous verrez Delacroix et Boulanger, que vous me donnerez
de leurs nouvelles et que vous excuserez mon silence auprès d'eux.
Malgré ma paresse apparente, j'ai écrit depuis le commencement de cette
année dix-huit lettres, dont huit sont encore sans réponse. Pour un
homme qui ne sent au bout des doigts aucune démangeaison d écrire,
vous conviendrez que c'est peu encourageant. Au nombre des silen-
cieux se trouvent ma sœur et mon frère aîné. — Ma belle-soeur m'a déjà
dit pour mes portraits ce que vous me dites, et je lui ai répondu que je
neveux rien laisser faire en mon absence. L'édilion publiée en i8':!6 est
tellement criblée de fautes typographiques, tellement différente des
feuilles imprimées que j'ai données comme manuscrit, qu'elle est
presque illisible. Je vois donc la nécessité de revoir moi-même les
épreuves avec une attention scrupuleuse. En outre, il y a plusieurs
chapitres que je voudrais enlever et remplacer par des chapitres meil-
leurs, écrits depuis longtemps et publiés dans la revue, afin de donner
au recueil plus d harmonie et de solidité. Mais à vous parler franc, j'ai-
merais mieux publier un livre absolument nouveau et fait d'un seul jet.
Quelle que soit la valeur des fragments que j'ai publiés depuis dix ans,
quelle que soit la sincérité des pensées que j ai exposées, discutées et
soutenues, je sais très bien que le public s'intéresse difficilement à une
discussion qui occupe tant de pages, et je pense bien sérieusement à
produire mon intelligence sous une forme nouvelle, je veux dire nou-
velle pour moi ; car je n'ai pas la prétention de me montrer sous une
forme inattendue ; l'événement décidera si c'est de ma part présomption
ou sagesse. Je suis prodigieusement las de donner mon avis; sans
savoir si je suis capable de faire autre chose, j'essayerai. Je suivrai en
cela le conseil que vous m'avez souvent donné, et dont je n'ai jamais pu
profiter faute de loisirs et de liberté. Maintenant le loisir et la liberté
sont venus, c'est à moi d'en tirer parti. Je ne suis ni aveuglé par la con-
fiance, ni ébranlé par le découragement. J'envisage avec sérénité toutes
les difficultés de l'entreprise et j emploierai toutes mes forces à les sur-
monter. Toutefois, j'ai le dessein d'adresser à la Revue quelques pages
sur le musée de Naples avant d'aborder le chapitre de ma métamor-
phose. — Vous pouvez me répondre à l'adresse que je vous ai donnée.
Je ne quitterai pas Naples avant les derniers jours d'août, je ne sais
pas encore quelle route je prendrai pour aller à Florence. — Adieu,
mon cher ami ; n'oubliez pas de me parler des aventures de Robelin' il
paraît qu'il débute dans les Amadis.
Tout à vous,
Gustave Planche.
28. S. Lucia.
' Charles Robelin, architecte, né en 1787.
i46 PAUL HUET
Fragments d'une lettre en partie détruite par de Teau-
forte, renversée pendant la morsure d un cuivie.
De Gustave Planche.
...Vos reproches m'ont paru hien injustes mais vos plaintes mêmes
sont une preuve d'amitié, je ne me sentais pas coupable. — Au lieu de
vous en tenir à l'accusation de paresse qui aurait au moins quelque
apparence, vous allez jusqu'à me dire que vos amis trouvent mon
silence maniéré ; bien sincèrement, je suis un des hommes les plus natu-
rels du monde ; et c'est je pense ma seule originalité. 11 m'a suffi d'être
moi-même pour sembler singulier. Tant de gens écrivent des impres-
sions de voyage sans avoir rien à dire. Pour moi je regarde, j'étudie,
je réfléchis et j'attends que le passé m'invite à parler. Cette heure n'est
pas encore venue et je me tais, et je crois bien faire. — D'après ce que
me dit Charles, il paraît que vous avez eu à Rome de la pluie et du
froid, je regrette bien vivement que vous n'ayez pas vu comme moi
Rome et la campagne romaine en mai, en juin, dans toute sa splendeur,
en septembre en octobre dans toute sa sévérité ; vous en auriez tiré bon
profit. Les Poussin, les Guaspre et les Claude Lorrain, se présentent
alors par douzaines à celui qui sait les prendre. Pour moi, je me suis
contenté d admirer, il a bien fallu m'en tenir là puisque je ne sais pas
tenir un crayon et qu'il me faudrait plusieurs années pour esquisser
raisonnablement un arbre, un terrain ou un rocher. C'est, je l'avoue,
un de mes regrets. Le paysage, que j'ai maintenant devant les yeux, a
souvent plus d éclat que le paysage romain, mais il a généralement
moins de grandeur. La couleur a moins de simplicité, les lignes moins
d'harmonie. Là-bas, on trouvera Nicolas Poussin, ici on trouve Sal-
vator Rosa. — Ne croyez pas, mon ami, que je perde mon temps ; j étu-
die beaiicoup et depuis mon départ j'ai acquis un grand nombre d'idées
nouvelles, sur l'histoire de l'art, sur la littérature italienne. — L in-
dulgence, vous le savez, est un des premiers devoirs de l'émotion. Je
compte sur votre indulgence. — Dites-moi, aussi précisément que vous
le pourrez à quelle époque vous m'avez écrit à Rome, pour que je
réclame dès en arrivant les deux lettres que vous m'avez envoyées et
surtout n'oubliez pas de me dire
l'égoïsme du rhéteur ressemble à s'y méprendre à la
cruauté, je suis bien aise de n'avoir pas à parler de ce livre, car j'aurais
trop à dire ma franchise semblerait singulière, la vérité serait traitée
d'injustice. — Adieu, mon ami, écrivez-moi, et croyez à la sincérité
démon amitié malgré mon long silence.
Tout à vous,
Gustave Planche.
Naples, S. Lucia, a8.
De Gustave Planche.
FlorciK-e, 2 octobre 184a.
Tout ce que vous me dites, mon cher ami, sur Delacroix, sur Rie-
sener', sur L. Boulanger est déplorablement vrai : pour tenir tête à
' Riesener (Léon), 1808-1878, peintre, cousin de Delacroix, Léda au
Louvre, Bacchante à Rouen.
LA CORRESPOiyDANCE 147
toutes les difficultés de la vie de Paris, pour marcher dans une voie
droite et légitime, pour ne pas succomber aux flatteries, pour entendre
sans découragement les conseils d'une critique éclairée, il faut une
grande force de caractère, une grande netteté d'intelligence. Aujour-
d'hui, par les journaux, l'on parvient et s élève plus vite qu'autrefois.
L'artiste, s'il n'y prend garde, arrive bientôt à un état de surexcitation
fiévreuse. Pour maintenir son intelligence en bonne santé, il faut veiller
sur soi-même à chaque instant du jour. Je le sais, et vous le savez aussi :
malheureusement Boulanger paraît l'ignorer complètement. Vous
n'avez pas oublié combien de fois il m'a boudé pendant des mois entiers
parce que, dans l'intention de ne pas le désobliger, je m'abstenais de
parler d'une peinture que je trouvais mauvaise. Delacroix a été beaucoup
plus tolérant et je crois qu'il a eu raison. L'amitié de Victor Hugo, si
toutefois ce mot a un sens pour lui, a été funeste à Boulanger, elle lui a
valu trois ou quatre odes assez sonores, et encore son nom n'est écrit
en toutes lettres que dans les notes ; sur la dédicace il s'appelle L. B.
Mais elle l'a rendu sourd à tous les conseils et l'a empêché de choisir
une fois pour toutes une voie dans laquelle il pût persévérer sans
retour. Les incertitudes, les oscillations de son intelligence ont quelque
chose d'affligeant. Il possède plusieurs des qualités qui font le grand
peintre, et il ne sait pas être lui-même. Grand défaut, à mon avis. — Je
vous remercie d'avoir visité mon frère Charles. Je voudrais bien le voir
renoncer à travailler seul. Je lui ai écrit pour lui démontrer les dangers
d'un travail solitaire, et il a paru les comprendre. J'ai prié Delacroix de
le voir et toutes mes lettres n'ont abouti à rien. Vous m'obligeriez beau-
coup en essayant de l'amener à changer de méthode. — Je suis ici
depuis dix-neuf jours seulement, et je pars après-demain mardi pour
Venise oii je resterai pendant tout le mois d octobre. Je passerai le
mois de novembre à Milan. Les fresques d'André del Sarte à l'Annon-
ziata m'ont particulièrement ravi. Je pense que je ne rentrerai pas en
France sans revoir Florence. Quelle richesse, et quelle variété ! depuis
Giotto jusqu'à Ghiberti. — J'ai écrit à Bonnaire de Naples. J écrirai à
Chaudesaigues ' de Venise. Répondez-moi bientôt à Venise, poste res-
tante, et donnez-moi des nouvelles de Robelin Amadis.
Tout à vous,
Gustave Pi.ANt:HE.
De Gustave Planche.
Milan, 7 janvier 184^.
Je n'ai jamais songé, mon cher ami, à vous reprocher votre silence.
J'attendais sans rancune, sans mauvaise humeur, une lettre de vous. Je
vous avais écrit de Florence, en septembre, et vous ne me répondiez
pas. Je pensais que le travail vous absorbait tout entier, et je ne dou-
tais pas de votre amitié Je vois avec peine que vous n êtes guère plus
gai, plus content que moi. Ce que vous me dites de notre vieillesse, de
nos regrets, pour un passé d'hier, me paraît généralement vrai. Cepen-
dant en ce qui concerne mon illustre ami, celui qui a succédé à Sha-
kespeare comme Napoléon a succédé à Charlemagne, je crois pouvoir,
sans vanité faire exception en ma faveur ; car je n'ai pas attendu l'indif-
' Chaudesaigues, littérateur, 1814-1847.
i48 PAUL HUET
l'érence publique pour dire tout haut ce que d'autres pensaient tout
bas, pour dire dans quelle estime je tenais cette parole abondante et
colorée, qui n'avait d'autre valeur qu'elle-même et qui traduisait si rare-
ment les inspirations du cœur et de 1 intelligence. Aujourd'hui que le
public, après dix ans d'une prédication assidue s'est rangé à mon avis,
je serais presque tenté de dire aux étonnés ce que dit un personnage
des Lettres persanes à un homme ruiné : vos blés et vos vignes sont
ruinés, ce que vous me dites là rae fait le plus grand plaisir, car cela
me prouve que j'avais eu raison d'affirmer d après mes calculs qu'il était
tombé cette année deux jours d'eau de plus que l'année dernière. J'avais
prévu depuis longtemps que mon illustre ami assisterait vivant à l'oubli
de son nom; l'égoïsme où il est enfermé, l'ignorance qu il s'est imposée
comme un devoir, ne permettent ni à son cœur ni à son intelligence de
se renouveler ; il recueille aujourd'hui ce qu'il a semé. Rossini, Lamar-
tine, Delacroix auront une vie plus longue, parce qu'ils sont faits d'une
autre étoffe ; ils ont mis dans leurs œuvres quelque chose d'eux-mêmes.
Dans mon séjour à Florence, personne ne m'a parlé de Dumas ; ce que
vous me dites de son panégyrique du Duc d'Orléans, mélange de jac-
tance et d'adulation, ne me surprend pas ; il y a longtemps que je ne lis
plus ce qu'il écrit. Il a perverti sans retour d'heureuses facultés, qui,
surveillées du premier jour, comportaient un meilleur emploi. Je n'ai
jamais eu l'occasion ni le désir de connaître le fils aîné du roi ; mais
sans le prendre pour un génie surnaturel, j'aime à penser que ces fla-
gorneries et ces vanteries lui inspiraient un profond dégoût. — Vous
ne me dites rien de mon frère Charles ; ne le voyez-vous pas quelque-
fois? Je crains bien que le travail solitaire dans lequel il s'obstine si
follement ne le conduise à une éternelle obscurité, à d'éternels regrets.
— J'espère que vous surmonterez votre répugnance pour les pattes de
mouche et que vous me répondrez bientôt à Milan, poste restante. —
Donnez-moi des nouvelles de Boulanger, de Delacroix, de Sainte-Beuve.
Robelin a-t-il quitté l'emploi des Amadis ?
Tout à vous,
Gustave Planche.
Au printemps de i843, un vieil ami et camarade de la
première enfance de Paul Huet, Edmond Dionis du Séjour
recevait chez lui, à Laval, M""" Sallard et sa fille, amie
de sa jeune femme. Dès les premiers jours, Edmond
Dionis, qui trouvait cette jeune fdle charmante, lui dit en
riant : « Je voudrais vous marier, ma femme prétend que
vous êtes très difficile, est-ce vrai ? — Je suis très heureuse
et ne suis pas pressée. — Ah! Eh bien, moi je suis pressé,
que diriez-vous si je faisais surgir un mari en frappant
cette table? » Et il donne un violent coup de poing. « J'ai
un ami, peintre de talent, c'est votre affaire, vous aimez
la peinture, vous en ferez ensemble. »
Le lendemain matin, le hasard amenait Paul Huet ; il
LA CORRESPONDANCE 149
venait surprendre l'ami, qui la veille, en frappant la table,
ne se doutait pas que son évocation aurait cette puis-
sance.
Claire Sallard était la fille d'un ancien officier, neveu
de Dalayrac. Brune, des cheveux noirs, de grands yeux,
la bouche fine et spirituelle aux coins légèrement relevés,
de tournure élégante et distinguée, elle avait vingt et un
ans. Paul Huet en avait près de quarante. 11 est de suite
sous le charme, une voix superbe complète l'enchante-
ment.
De l'autre part, la première impression n'est pas du
tout la même, et le portrait piquant, tracé par Mancino
dans VArt, commente très biencecjuia dû se passer dans
l'esprit de sa future.
C'est sa belle-mère, femme du reste très supérieure et
de beaucoup d'esprit, qui l'accueille avec bienveillance
dès le premier abord; mais il doit conquérir sa fiancée,
qui avait déclaré, avec cette audacieuse témérité des
jeunes filles, c[u'elle n'épouserait jamais : ni un veuf, ni
un homme petit, ni un homme portant sa barbe, ni un
homme à lunettes, ni un homme plus âgé; ni... f[ue
sais-je ? En un mot, il réunissait exactement toutes les
conditions de proscription immédiate!!
Pour cela, il ne fallait pas l'entendre causer, il ne fal-
lait pas le voir dessiner, surtout pour une jeune fille
qui elle-même faisait de la peinture.
Pendant le séjour à Laval, on fait une excursion sur
les bords de la Mayenne ; le soir, il dessine à la plume, de
souvenir, toutes les stations de leur promenade. Plus
tard, sa femme parlait souvent de ces premières impres-
sions et disait la surprise qu'avait causée à tous, et plus
encore à elle-même, cette étrange facilité à retrouver de
mémoire tout ce qu'il avait vu en courant, à le traduire
avec une rapidité amusante, avec une fidélité telle qu'on
aurait pu croire ses croquis exécutés d'après nature.
Conquis à première vue, il ne voulait pas capituler
sans se défendre ; il entendait conquérir à son tour.
i5o PAUL HUKT
De retour à Paris, il écrit à sa future l)clle-mère qui
répond, puis sa fiancée joint des petits mots aux lettres
de sa mère. Le charme de son esprit avait opéré. — Le
mariage est célébré au Mans le 21 août i843.
Jamais union ne fut plus complète, affection plus vraie
et plus solide, dévouement plus absolu, plus admirable.
La vie est longtemps dure, des maladies terribles vien-
nent, dès le début, assombrir l'horizon. Cette jeune fdle
gâtée, fêtée pendant toute sa jeunesse par une mère char-
mante, devient aussitôt une femme sérieuse, modeste,
d'une simplicité excessive, supportant bravement et sans
un regret, sans une plainte, les difficultés et les souf-
frances. Après un été passé à Sarcelles moins d'une année
après son mariage, Paul Huet, condamné par les médecins
devait repartir pour le midi, perdre sa situation à Paris :
leçons, travaux, tout sombrait ! Cette épreuve cruelle
fut le lien le plus puissant.
A sa fiancée.
Vendredi 22 juin 43.
Cfîcre mademoiselle Claire, je viens d'écrire à l'amie Lavaloise
pour la rassurer sur la constance de mes sentiments qui ne chan-
gent pas si vite, soyez-en persuadée. Maintenant que ma lettre
est partie, je me reproche de ne lui avoir point cherche que-
relle sur ce soupçon qui m'ofTense beaucoup. Je pense heureu-
sement que ma première lettre doit avoir complètement éclairé
cette amie et qu'elle a dû vous dire ses inquiétudes calmées. Pour
moi, je suis heureux et confiant; je commence ma lettre aux amis
de Laval par leur dire ce que je ne saurais trop vous répéter
dans l'espoir d'un peu de réciprocité : c'est que tous les jours
j'apprécie mieux et j'aime davantage le trésor que votre bonne
mère veut bien me confier. Dites bien à cette seconde amie, que
je l'aimerai avec vous d'une affection bien bonne; faites-lui
entendre, je vous prie, combien je suis touché de ne recevoir
d'elle que des expressions affectueuses et pleines de confiance, ce
sont de ces délicatesses qui n'appartiennent qu'il des cœurs haut
placés et que je suis au moins capable de sentir.
Il est décidé aujourd'hui, d'après la dernière lettre de cette
bonne mère, que j irai bientôt vous voir au Mans. Ici ou au Mans,
pourvu que ce ne soit pas trop long, cela ne fait rien et j'aurai
autant de plaisir à visiter votre habitation de jeune fille qu'à vous
LA CORRESPONDANCE i5i
montrer mon atelier; je viens cependant de faire ranger avec soin
ce lieu de travail, ce qui n'est pas peu de chose comme vous le
verrez bientôt, j'espère.
Je vais vous quitter pour aujourd'hui, je dîne au Marais, je vais
mettre des gants et l'habit noir pour me présenter respectueuse-
ment devant le frère aîné M. Félix, et obtenir aussi son agrémenl.
Il n'est personne qu'on ne redoute dans ma situation, et un frère,
aîné par le sexe et mathématicien par état, est une puissance à
ménager qu'il faut aborder avec crainte et respect; heureusement
qu'il vous a déjà favorablement répondu et que j'ai un protecteur
h votre doigt. Pour mon frère, c'est ici, chère mademoiselle,
l'occasion de vous dire qu'il vous aime déjà beaucoup et en
vérité, il serait bien mal venu de penser autrement. 11 vient d'em-
porter votre précieuse lettre, dont il a fallu me séparer pour
quelques heures ; c'était pour la montrer à ma sœur qui sera cer-
tainement bien touchée de vos bonnes expressions.
Je suis content de la détermination de votre jeune frère,
j'ai souvent désiré une pareille direction et, avec de la vocation,
c'est un choix dont il ne faut pas le blâmer : les arts ont leurs
bonheurs, surtout pour l'artiste qui n'a pas à lutter contre les
premières nécessités matérielles. L'amour du beau, les sentiments
ouverts aux grandes impressions de la nature ennoblissent l'âme
et la rendent, je crois, meilleure. Pourquoi ne l'avouerais-je pas,
j'aime ma carrière et j'en suis fier. Les forces me manquent peut-
être pour toucher le but désiré, mais l'entrevoir est déjà beau,
c'est s'initier aux nobles gloires qui ont pu l'atteindre. Vous avez
puisé vous-même, chère mademoiselle Claire, à cette source de
l'intelligence et du beau. Je ne puis oublier nos impressions par-
tagées devant cette belle nature et n'est-ce pas un grand bonheur
de penser que nous pourrons voir et sentir ensemble.
Comme je m'oublie à bavarder...
Je n'attendrai pas plus longtemps pour vous répéter combien
je vous aime et désire votre bonheur. Croyez celui qui est pour
toujours votre ami.
P. H.
A sa fiancée.
Juin 1843.
Chère mademoiselle Claire, j'ai tant h écrire, à répondre, à
m'excuser que je ne sais pas par où commencer
Je crois que je n'ai pas encore procédé avec ordre et qu'il faut
cependant montrer que j'ai profité. J'étais bien certain que vous
et votre mère trouveriez ma sœur une bonne et excellente per-
sonne; vous apprendrez à la connaître par ces petits riens qui
montrent un noble cœur; car je vous l'ai dit, elle est d'abord peu
démonstrative C'est quelque chose que des cœurs sincères
et aflectueux, c'est le seul bonheur vrai en ce monde
iSi PAUL HUET
Vous dire combien je suis touché de vos preuves d'afTection,
de cette délicatesse inquiète qui veut ménager mon indépendance
et ma liberté d'artiste, voilà qui m'est difficile. J'aurai à rendre
grâce aussi à cet égard à votre mère ; à vous, je ne vous dirai qu'un
mot : c'est que je vous connaissais bien, car j'étais sur de ne
voir jamais en vous la moindre hésitation h ce sujet. Mais soyez
tranquille, sans sacrifier l'art, je tâcherai de ne point négliger
les intérêts de fortune ou au moins d'existence; plus tard, nous
causerons de cela, maintenant ce que je puis vous dire : c'est que
vous et votre mère, vous êtes bonnes, généreuses, et que je vous
aime. Ce mot, chère Claire, reportera à vous toutes mes idées de
gloire, comme vous voulez bien le dire, toutes mes idées de tra-
vail. J'avais besoin d'un but dans ma vie, je l'ai trouvé, merci du
fond du cœur !
Vous ne verrez point la vue d'Avignon. Sous vos yeux je com-
mencerai une autre toile avec plus de plaisir, de bonheur, d'in-
térêt, et cela sera mieux, j'espère. N'écoutez pas trop les feuille-
tons, aujourd'hui flatteurs, injustes demain, je ne suis à cet égard
fier que d'une chose, c'est que vis-à-vis eux, j'ai conservé toujours
ma dignité et mon indépendance; je dois vous le dire, à vous, qui
devez m'estimer pour m'aimer,
... Adieu, chère mademoiselle Claire, croyez bien en mon
affection. Pour moi, je n'ai jamais été plus heureux, malgré votre
petite méchanceté de me priver de toute une page, lorsque
vous aviez tous ces bons projets à raconter à l'ami qui vous aime
et vous consacre sa vie.
Paul.
Envoyé dans le Midi et se croyant perdu, il choisit
Nice avec la pensée d'y rester près de la jeune femme
qu il y avait laissée.
Il éprouve d'abord une amélioration, mais au printemps
de 1845 les chaleurs aggravent son état. Un médecin
inexpérimenté lui fait appliquer un moxa, il le supporte
plusieurs heures stoïquement ; quand on le relève, il avait
une profonde blessure, comme un trou de balle, dont il
a gardé toute sa vie la cicatrice. Plus tard, on lui dira que
ce remède terrible, si on le risquait, ne devait demeurer
que quelques minutes. Sans le hasard qui l'avait fait
éteindre et en avait arrêté l'action, la poitrine eût été
perforée ; il n'avait pas bronché ! Ce même médecin, ne
se cachant pas pour dire qu'il aime mieux l'envoyer
mourir ailleurs, conseille Pau.
LA CORRESPONDANCE i53
Paul Huet traverse le Midi, passe par Avignon, où il
demeure quelques jours chez de Pontmartin \ par Mont-
pellier, Toulouse, long voyage par les canaux, arrive à Pau.
Dès les premiers jours, il se trouve mieux, voit le docteur
Darralde-, grande célébrité de l'époque, qui déclare qu'il
n'a aucune lésion, que c'est une simple congestion au
poumon, sans danger sérieux, qu'avec des soins et du
repos il sera promptement et complètement rétabli.
Séduit par le climat et les beaux horizons de mon-
tagnes, Paul Huet prolonge son séjour pendant deux
hivers. Il retrouve Delacroix avec lequel il vit dans une
grande intimité. Ils dessinent ensemble, le soir, comme
dans leurs jeunes années chez Pierret. Le fils, nu sur une
table, servait de modèle \
En voyant chaque jour cet intérieur heureux, Delacroix
laissait échapper parfois quelques impressions d'un regret
attendri.
Le Duc de Montpensier, revenant d'Espagne, passe
par Pau. On organise une cavalcade pour aller au-devant
de lui et former un cortège à son entrée dans la ville.
Paul Huet, comme ancien professeur de la Duchesse
d'Orléans, est mis en avant et le soir, au bal officiel
donné en l'honneur du prince. M™'' Huet est invitée à faire
partie du quadrille d'honneur. Ce qui fait aussitôt sen-
sation dans cette petite province 1
A M Sol lier.
Nice, ai décembre i844-
Mon cher Sollier, je voulais t'écrira depuis longtemps deux
mots de souvenir et si j'ai négligé de le faire, c'est que je savais
que tu avais de nos nouvelles, et aussi parce que je ne voulais
point te faire payer un port de lettre pour le peu que j'avais à
te dire. Que t'apprendre en effet : tu sais déjà notre voyage, notre
installation et l'arrivée si heureuse du petit bonhomme qui est
venu réjouir notre exil. Mon frère, je l'en ai prié, a dû passer
' Armand de Pontmartin, critique et littérateur, 1811-1890.
^ Uarralde, médecin qui a fait la réputation des Eaux-Bonnes.
' Le fils de Paul Huet avait un an.
i54 PAUL HUET
chez toi pour te faire part de cet événement, si heureusement
advenu et notre admiration pour une si belle œuvre. Nous vou-
lions une fille, c'était robjet de nos rêves et de nos arrangements
futurs; mais il faut prendre son parti, et le gros gars que nous
berçons nous a fait oublier notre jolie fantaisie. Pourquoi avons-
nous, au milieu de ces folles joies, tant et de si tristes préoccu-
pations ? Celte santé du père agira-t-elle sur cette belle appa-
rence ? Et ce pauvre petit est-il, lui aussi, destiné h souffrir ?
J'espère que cette belle poitrine, cet estomac si bien disposé
sont, pour cette machine si complète et bien organisée, une
assurance d'avenir et de santé. Si les traits du cher petit ne gros-
sissent pas trop, comme je le crains, il sera ma foi un joli homme,
comme dit Esther Douhin. C'est maintenant un petit amour d'en-
fant qui n'a pas encore quinze jours et qui fait non seulement
l'admiration de ses père et mère, ce <[ui est bien juste, mais
l'étonnement dun pays où les enfants viennent très bien et très
beaux !
Quelles sornettes, mon cher ami, je viens te conter h propos
d'un monsieur si éloigné encore de la conscription. C'est, vois-tu,
que je n'ai guère d'autre ouvrage à te montrer; autrefois, je
t aurais parlé peinture, études, nature pittoresque, il me faut
presque oublier tout cela, et je voudrais parfois me dire pour
tout de bon que j'ai cru être peintre, mais que c'est un vieux
rêve ; qu'il laut aujourd'hui me considérer comme un rentier de
Saint-Germain-en-Laye, dont la préocupation unique est de
guetter le coup de soleil qui doit lui chauffer le dos. Malheu-
reusement, je ne puis même pas vanter le soleil de Nice ; depuis
quelques jours, il met une modestie à se montrer qui devient
ridicule et nous fait chercher le feu de la cheminée. Cela ne
durera pas, voilà ce qu'il faut se dire; ce mois de décembre
est toujours ici la mauvaise époque de l'année et il nous faut
attendre patiemment le beau Phébus jusqu'au mois de janvier;
époque où nous aurons le droit de nous croire volés complète-
ment si nous ne nous plaignons point de la chaleur... au soleil.
J'ai fait quelques petits croquis au pastel et me suis épris de ce
genre facile et commode. Cela va à un amateur comme je vais
le devenir ; on fait sa petite promenade et le lendemain on est
heureux de tracer un souvenir du beau soleil couchant de la veille
avec ces couleurs si fraîches, si mates du pastel. L'huile perfide
ne vous joue pas un tour et l'on n'a pas le droit, cette fois, de faire
des tons sales. C'est aussi une charmante préparation pour des
tableaux, j'entends connne esquisses. Ce genre est fait pour rendre
la limpidité, calme et brillante à la fois, des douces vapeurs de
l'Italie. Je ne sais cependant si je serais aussi enchanté de ce pro-
cédé, si je voulais l'employer à rendre l'âpreté de nos rochers ou
le sévère caractère de la campagne de Rome. Son rapport avec le
ton de la fresque est bien en sa faveur.
Ah ça, mon cher ami, quand penses-tu venir fonder cette
LA CORRESPONDAXCE i55
colonie d'omis qui a toujours fait l'objet de tes rêves. Comme
Comairas serait bien ici, si ses fonds ne lui donnaient pas trop
d'inquiétudes; des pâtés de foie gras à i franc, du vin de dessert
à i5 sols et la liberté de jouer aux dominos, dont nous usons
tous les soirs. Si toutes ces choses n'ont pas assez d'attrait pour
vous, usez encore un peu vos bottes dans votre sale Paris et
vous penserez bientôt que toutes ces douceurs de la paresse ont
leur prix.
Pour ne pas tout à fait perdre la main, je travaille un peu les
jours de fêle et les jours de pluie, et peut-être vous enverrai-je
mon tableau des rochers, qui peut bientôt être fini. Malheureuse-
ment, c'est assez pour sentir parfois la furia me reprendre ; je
voudrais bien étaler, sur une bonne toile, une pâte généreuse et
obéissante. Il faut se rappeler, pour être sage, que cela a été
toute ma vie, plutôt un rêve qu'une réalité. Adieu, cher gros,
soutiens toujours ta bonne santé. Pour moi, je suis sûr de te
conserver mon amitié.
Paul.
Amitiés à ton fils, ma femme te fait ses compliments et mon fils
te présente ses respects
A M. Sollier.
Nice, prinlPiups iS/p.
Merci, mon cher gros et bon, de ta dernière lettre déjà éloi-
gnée. Je voudrais t'écrire plus souvent, mais le temps passe vite,
même lorsque l'on ne fait rien, et les amis qu'on laisse derrière
soi, qui vous accusent peut-être d'insouciance et d'oubli, ne
pensent pas assez que nous avons bien des réponses a faire pour
une lettre que chacun nous écrit. J'ai cette habitude de croire
qu'une lettre, écrite dans mon centre, s'adresse un peu à tous et
je ne réfléchis pas que celles que j'envoie à M"" Sallard lui
sont un peu particulières et ne passent pas de main en main
comme celles de mon frère. Tu fais trop l'éloge de notre bonne
grand" mère pour que j'y ajoute rien. J'ai tant de plaisir à lire
ses lettres gaies, spirituelles et aimables comme elle, que je me
figure qu'elle peut lire les miennes sans trop d'ennui. Je m'ha-
bitue h lui donner, en forme de bavardage, le récit de nos obser-
vations, récits que je te donnais autrefois et que tu ne regrettes
pas sans doute; des histoires de Jésuites, qui ne valent même
pas celles de Sue et qui n'ont d'autre attrait que celui de la loca-
lité et de l'actualité comme vous dites. Notre vie, plus calme et
plus uniforme que la vôtre, n'a rien de bien pittoresque; ma
femme se charge de chanter la gloire de son amour d'enfant, et
comme je ne peux toujours parler montagnes ou bleu d'azur, je
m'amuse de la gentillesse de ces braves gens que vous installez
i56 PAUL HUl-T
chez nous. Peut-être bientôt aurons-nous de nouveaux motifs
descriptifs, je crains bien qu'il ne nous faille prendre nos vieux
snbots et nous remettre en route. Nice, depuis un mois est devenue
peu habitable, un soleil enragé et un vent de chien qui se dis-
putent h nos dépens. J'allais fort bien... si ceci ne s'était adressé
qu'à moi... mais ma pauvre Claire souffre beaucoup de cette
surexcitation printanière ; sa poitrine est en mauvais état, fati-
guée à la fois par le climat et les veilles. Tu sais la bonté et l'exal-
tation de son cœur et je n'ai pas besoin de te dire sa sollicitude
maternelle, son inquiétude de troubler mon sommeil. J'ai appelé
un médecin, on a beau faire, il faut avoir affaire à ces messieurs;
celui-ci nous engage h nous éloigner pendant l'été de cette terre
africaine où tout est arrangé pour l'hiver aux dépens de l'été.
La nature se révolte, les arbres poussent en une nuit, les
murailles portent des fleurs, on vous tond tout cela comme pré
ou comme tête de capucin. Des matinées délicieuses, une atmo-
sphère enchanteresse dont vous n'avez pas d idée ; à dix heures,
un soleil ardent; à midi, un mistral qui dessèche et qui ne trouve
pas un arbre pour lui résister. Notre maison est heureusement
assez il l'abri. Outre que nous nous sommes installés pour l'été
et qu'il est fort désagréable de perdre son argent, nous regrette-
rons notre installation, notre bois d'orangers inondé de fleurs,
nos rosiers qui n'ont à peu près que des roses, et un petit atelier
que je viens de louer au fond de mon jardin, qui met toute la
vallée a découvert; de là, je vois toutes les montagnes qui fer-
ment Nice, quelques-unes, plus éloignées encore, et le pays n'a
pour ainsi dire pas un petit secret à me garder. — Tu t'étonnes,
mon cher ami, qu'au milieu de cette belle nature, je prenne eu
mépris les indignes menées de messieurs du pont des Arts. Je
t'avoue qu'ici on ne devrait pas s'en inquiéter, mais les oublier
tout à fait. Certes, je n'ai pas d'admiration pour l'organisation
de ce pays que j'habite; mais quand on pense qu'un pays, se
disant le plus civilisé et le plus avancé, souffre de si mesquines
impudences, on se demande s'il n'est pas plus sage de suivre
non la pratique de Comairas, mais ta sage philosophie.
V^ous voilà, à propos, mes chers bons frères les Parisiens, bien
enunuraillés^ ficelés de canons et autres ficelles, contre qui et
pour qui? dis-moi-le, toi mon cher, qui lis cinquante journaux
par jour. Pour moi qui n'en lis guère et n'y vois par conséquent
que du feu, je me demande si quelques-uns porteront sur le
palais Mazarin, et si le roi, dorénavant, se croira assez fort pour
faire un nouveau règlement, ou si les canons sont faits dans l'in-
térêt de messieurs les académiciens. Tu me comprends ! Dieu
veuille qu'un jour ceci ne tourne à mal contre personne. Ni
contre les gens du pouvoir, que j'aime ; ni contre ceux qui les
craignent; mais je m'aperçois que je fais de la politique et de
tous les discours qui ont été faits pour la circonstance, pas un
seul ne vaut sans doute le chapitre de Rabelais sur le moyen de
LA CORRESPONDANCE 167
fortifier Paris. A cette époque, le gros et spirituel bon sens ser-
vait à quelque chose. Cinquante discours cicéroniens sont
aujourd'hui autant de bulles de savon, bien fou est donc qui
s'en mêle et veut s'opposer à ces capacités de gros sous. — Notre
fils est beau, mon cher, comme un Rubens ou un Raphaël,
au choix, car j'ai le malheur, sur ce point comme sur quelques
autres, de me trouver de l'avis de Montaigne et de prendre le
bien là ou il se trouve. C'est notre avenir, notre politique, et
notre œuvre. Que ferons-nous, dis-moi, de ce petit blondin, pour
en faire un homme heureux ? C'est beau, un homme à élever, mais
c'est difficile. Avant d'y trop penser, je fais sauter celui-ci qui
me paraît disposé à aimer toutes les bonnes choses de cette
pauvre vie. Je n'aurai pas besoin, j'espère, de lui apprendre à
aimer les vieux amis. Tu m'as donné quelques détails sur le Salon
qui m'ont fait grand plaisir et qui auraient dû être suivis par
d'autres. Tu me parles des dessins de Decamps' et me fais bien
désirer les voir; t[uant à en faire dans ce genre, ce ne serait pas
une raison pour avoir du succès; je me souviens trop bien avoir
exposé mes dessins au fusain, et les meilleurs naturellement, chez
un marchand de la rue Neuve-Vivienne, qui avait des croquis de
Decamps dans la même manière, mais très incomplets et bien
loin d'une vigueur que Decamps lui-même n'avait pas cherchée
mais aurait, me disait-il, voulu obtenir. J'ai vu les amateurs de
Decamps s'extasier quand même devant ses dessins et ne point
regarderies miens ; c'était mes intérieurs, les grandes figures, etc.
ces choses-là se sont vues de tout temps et de tout temps se ver-
ront. N'en est-il pas de même pour mes parcs et mes rochers.
That is the question !
Adieu, mon cher ami, j'aurais voulu profiter de la complaisance
de la même personne pour écrire à Comairas, à qui je dois une
lettre, etc., etc., Tutti altri, mais je te prie encore cette fois
d'être mon intermédiaire auprès des camarades.
A M. Sollier.
Pau, 4 novembre i845.
Il y a bien longtemps que je n'ai reçu aucune nouvelle de toi,
mon cher gros, et j'ai l'amour-propre de penser que toi-même,
sans doute, lu te plains de mon long silence. Nos voyages sont de
fameux déménagements et tu sais ce que sont des déménagements
ou des arrangements continuels; nous sommes bien comme l'oiseau
sur la branche, mais a la condition d'être encore le coq plumé de
Platon, volatile fort dépourvu et fort empêtré comme tu sais.
Enfin nous voilà, après avoir fui du nord au midi, passé du sud
au sud-ouest, un peu en ceci le coq de la girouette ; cherchant
' Decamps (Alexandre-Gabriel), i8o3-i86o.
i58 l'AUL IILET
vers quel pôle on peut trouver la santé et cherchant encore ! Nous
avons définitivement quitté les Eaux-Bonnes depuis le 28, empor-
tant avec mol une toux que l'usage des eaux et mon séjour dans
les montagnes semblaient avoir détruite pour longtemps. Singu-
lière vie, singulier séjour que la vie des eaux. On vient là pour
mourir ou pour polker, jouer au lansquenet et avaler des verres
d'eau; on retrouve tout Paris, tout son monde et toutes ces
figures que l'on a vues quelque part. La, vous apprenez ce que
c'est qu'une maladie de poitrine, telle mine à iaire peur n'a
presque rien, lorsque cette grasse et rouge figure est condamnée.
On parle politique avec des phtisiques au dernier degré et des
jeunes femmes mourantes dansent tous les soirs. J'ai été heureux
de retrouver, parmi les vaillants, Delacroix venu là pour un res-
tant de mal gorge ; je ne l'avais jamais connu si bien portant, il
a, je crois, pensé à se soigner lorsqu'il était guéri, ce qui, dans
tous les cas est une bonne méthode. Les artistes étaient en
nombre celte année, et tu as pu voir dans les journaux quoti-
diens que Roqueplan' était de retour à Paris. J^orsqu'il est
arrivé à Bonnes on était presque obligé de le porter à l'établisse-
ment ; bien des gens prétendent qu'il n'est pas guéri et qu'il a
eu grand tort d'aller à Paris ; ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il est
parti gros et gras, avec les apparences de la santé, à part ce petit
restant de toux perfide et traître.
Il revient à Pau dans trois semaines avec Devéria', autre
miracle vivant des Eaux-Bonnes. Camille emporte avec lui de
jolies petites toiles ; exécution précise, couleur agréable, ce que
l'on appelle un charmant pinceau; j'y ai regretté d'anciennes
qualités que ne remplacent pas les nouvelles. Du reste, il ne
demande de ces panneaux de 18 pouces que 2.5oo, il me semble
que c'est assez raisonnable pour deux petites figures de bergers
ou bergères. Il est vrai qu ils sont tant soit peu à l'eau de rose
et que l'eau de rose concentrée n'est jamais d'un trop grand
prix dans certain monde. Enfin ! j'en parle un peu comme le
renard de la fable et je ferais bien mieux d'avouer, car au fond
c'est vrai, qu'une jolie peinture n'est jamais trop payée. Tout
cela, réuni à mes vieux catharres, ne m'encourage point trop au
travail. Je sais combien dans ces succès il faut faire de part au
tendre, au joli et aussi aux journaux, c'est à désespérer et je
suis obligé d'avouer (avec tout l'orgueil possible) qu'ils sont
trop verts ! Ajoute que le docteur m'a conseillé de suspendre
tout travail pendant la saison des eaux ; recommandation
presque inutile au milieu de cette population du boulevard de
Gand.
Te parler de mon voyage en Espagne est de l'histoire ancienne,
puis j'en ai eu de cruelles indigestions. J'ai relu mes lettres
' Camille Roqueplan, i8oo-i855
' Achille Devéria, 1800-1837.
LA CORUKSPONDANCE iSg
dans les journaux, et je dois avouer que j'ai rougi de mon
style, car tout ce que l'on a rabâché là-dessus m'a semblé bien
troidasse et bien traînant ; un article de Nestor Roqueplan ' sur-
tout, notre compagnon de voyage, m'a paru particulièrement
ennuyeux. Il est vrai que l'enthousiasme qu'il déployait à Saint-
Sébastien devait nous faire espérer quelque chose de moins
carafe d'orgeat. Je m'attendais à trouver un vrai matador de
littérature. J'étais parti là avec Legouvé, homme bien charmant,
qui a su découvrir, pour son propre compte, l'idéal que son
père a chanté". Cette bonne famille nous est devenue tout
intime et j'espère que les eaux n'en emporteront pas le souvenir.
A propos, Planche est donc de retour, j'ai vu son nom par
hasard dans un Charivari et dans le Consliitilionnel, je crois.
Quel croc-en-jambe a-t-il donc donné à la figure de Marochetti^
et qu'est-ce que cette figure?
Toi qui vois tout, qui es partout, tu as aussi vu les envois de
Rome et les concours ; les prix sont-ils donc si forts, cette
année, comme le dit M. Thoré, dans un article où, par paren-
thèse, il attaque assez vertement cette bonne Académie ! Tout
cela devrait bien peu m'intéresser ^ hélas ! Mais enfin on vit
encoreavec cequel'ona tantaimé,jeneveuxpas dire, bien entendu,
ni l'Académie, ni ses concours! Mon frère est dans ce moment
en Normandie, je voudrais bien mieux que mon bon frère vînt
nous retrouver; j'ai hâte de le voir et surtout de lui montrer
notre petite machine d'homme, ainsi qu'à ma vieille Gauchot.
Ma vanité d'artiste est ici complètement satisfaite et je jouis tous
les jours davantage en voyant les progrès journaliers de cette
charmante et intelligente figurine. La bonne et gentille mère en
jouit encore plus que moi, et voilà bien des joies pour nous con-
soler de tous nos ennemis. Pourquoi ne puis-je le peindre, le
sculpter, comme c'est joli, un eniant! Je ne vois plus que des
François Boucher, des Rubens et aussi des anges de Raphaël, car
on retrouve toutes les impressions dans ces charmantes natures
animées. Adieu, cher bon, crois que l'on ne t'oublie pas et écris-
nous. Nous sommes installés fort bien après beaucoup de tribula-
tions, de fatigues et d'ennuis, dans une maison de la rue Monl-
pensier, maison du carrossier.
A M. Sol lier.
Pau, mars 1846.
Il y a bien longtemps, mon cher Sollier, que je ne t'ai écrit. Je
' Nestor Roqueplan, frère du peintre, lillérateur et directeur de théâtre,
1804-1870.
^ Délicate allusion au livre qui a fait la réputation du père d'Ernest
Legouvé: Le mérite des femmes.
3 Maroclietti 'Je baron Charles), sculpteur, i8o5-i8G8.
i6o PAUL HUET
m'étais promis aussi d'écrire à notre bon gros Comairas, mais
la raison qui encourageait ma paresse pour l'un était bien plus
forte à l'égard de l'autre ; et si la correspondance devait servir
de ihermomètre, on pourrait juger de l'engourdissement que
donne la province. Je voudrais cependant te persuader que nous
ne sommes pas tout à fait momifiés. L'aspect de nos belles mon-
tagnes, malgré la neige qui couvre les Pyrénées, parle encore au
cœur du peintre et je ne me suis jamais senti moralement meil-
leure volonté de rendre mes impressions d'artiste et de féconder
mes études passées; celte vie calme a son cbarme, et si les che-
mins de fer nous donnaient des ailes pour aller vous voir quel-
quefois et savoir ce que l'on fait là-bas, j'apprécierais beaucoup
ma vie solitaire et campagnarde. Nous avons ici un petit centre
d'artistes.
Roqueplan, qui fait avec beaucoup de travail et de temps de
charmantes choses, Devéria, échappé par miracle a une maladie
de poitrine très prononcée, et Wickeniberg ', le peintre de
neige, que le docteur contemple avec autant de surprise que
d'admiration.
Lorsqu'il arriva aux Eaux l'été dernier, on lui donnait quinze
jours d'existence et le docteur ne comprenait pas comment il se
pouvait tenir debout. Buvant des eaux sulfureuses d'une façon
effrayante, mangeant comme quatre et se donnant souvent des
indigestions, prenant du vin et trois tasses de café h l'eau très
fort tous les jours, ce tempérament scrofuleux, poitrinaire se
soutient et met la mort en défi. Aujourd'hui l'on commence à
dire : Il en réchappera peut-être. Le pays a quelques artistes,
ou plutôt quelques peintres inscrits au catalogue que je ne con-
nais pas. Des premiers, c'est Roqueplan que je vois le plus.
Camarades d'atelier, nous avons quelque plaisir à nous retrouver,
bien que son caractère froid ne soit pas très sympathique.
Devéria est tellement original que je ne le recherche pas et qu'il
en fait autant. Après avoir donné dans un catholicisme exagéré,
il est aujourd'hui quaker protestant, tète ronde, à barbe véné-
rable. Il porte un manteau grave et noir qui lui donne l'air d'un
prédicateur du xvi" siècle. Ces folies religieuses n'altèrent pas
cependant son esprit, ni même son bon sens. J'ai, quand l'occa-
sion s'en rencontre, plaisir à causer avec lui, mais nous ne nous
cherchons pas. Le fanatisme du bien et du beau m'a toujours
tenté et paru respectable, mais le fanatisme religieux n'est point
de notre temps et a causé trop de malheurs pour que je ne le
voie pas avec plus de pitié que d'estime.
Il n'est question pour nous que d'un voyage à Paris. Nous avons
hâte de revoir nos amis et aussi la capitale. Ma femme est
pressée de montrer son petit homme, qui est pour elle d'un
succès dangereux. Je crains d'un autre côté ce voyage, une
' Wickemberg, peiutrc suédois, mort à Pau en 1846.
LA CORRESPONDANCE i6i
absence, même courte, change bien les choses. Nous arrivons avec
des illusions qui n'existent plus chez ceux que nous avons laissés.
Pressés de les revoir, ils se sont accoutumés a notre absence.
La vague, elle-même, plus rapide encore, est déplacée, et je
n'entrevois pas sans crainte ces petits froissements qui m'ont
causé tant d'ennuis, tant de chagrins. Suis-je déjà mort et d'un
autre temps. Irai-je lutter encore avec des coteries dont je n'ai
jamais voulu caresser, tjiioicji/^on die, ni les travers ni les haines?
je lis ici le Constitutionnel et j'ai été constamment choqué de la
volonté de Thoré à m'écarter pour me substituer son intime
/?.., qui peut me devoir quelque chose, mais auquel je ne dois
rien. Tout cela n'est que misérable, je le sais, mais ce sont des
coups d'épingle dont je n'ai pas besoin. J'ai assez. Dieu merci,
de ma susceptibilité nerveuse et maladive. J'avais cependant
voulu te persuader, ces jours derniers, de lui faire voir le Cava-
lier et de lui demander ce qu'il en pensait, en lui rappelant que,
moi aussi, j'étais sorti de cette école indépendante des Guérin
où il a bien voulu mettre Bonington à ma place. Mais à quoi bon,
je connais Vindividu et je crois plus à sa mauvaise volonté qu'à
son enthousiasme. Si ma santé veut bien me laisser tranquille,
j'ai encore beaucoup à faire et je puis faire. J'avais pensé surtout
qu'il te serait agréable de faire connaître ce tableau qui t'appar-
tient et qui reste enterré. Delacroix a affecté de m'en parler
beaucoup aux Eaux-Bonnes, comme pour nie reprocher, lui
aussi, l'abandon de cette première manière, en même temps
c'est à peine s'il a voulu jeter les yeux sur mes dessins d'Italie,
qu'il regardait comme ce que j'avais fait de mieux! Voilà l'exposi-
tion, heureusement je n'y envoie rien, je pourrai revoir tranquil-
lement la lutte en spectateur désintéressé. Comairas expose-t-il?
Vois-tu Lelièvre? As-tu toi-même encore quelques relations avec
ce monde artiste de nos jeunes années et de nos premiers
enthousiasmes ? Porte-toi bien et aime-moi toujours. Ma femme
se recommande à ton bon souvenir.
Il fait à Paris rappaiition dont il est question dans la
lettre précédente et retourne à Pau. Sa femme, retenue
par la naissance de sa fille, ne peut l'accompagner aux
Eaux-Bonnes, ce qui donne lieu à une correspondance.
A sa femme.
Les Eaux-Bonnes, septembre 1846.
Je ne sais pourquoi, amie, tu as pu t'étonner si fort en rece-
vant ma lettre. Tu devrais mieux savoir ton ami, faut-il donc te
répéter combien je t'aime, amie, comment je t'aime! Je trouve
102 PAUL HUET
qu'une lettre est presque un confident indiscret pour une ten-
dresse comme la nôtre. Tu sais ma confiance, mon affection,
tout le bonheur que j'ai trouvé ; tu as près de toi deux petites
têtes qui peuvent te dire bien plus que mes paroles et je veux
garder, pour te les redire encore, toutes mes pensées, toutes
les tendresses de mon cœur. Je ne veux pas que nos lettres res-
semblent à des lettres de romans, mais qu'elles nous fassent
vivre de notre vie, si douce et si tendre h tous deux, et qu'elles
ôlent, par leur toucher seul, la première amertume de l'absence.
Si je ne t'écris pas deux ou trois jours, tu sauras que je suis
privé et tu m'écriras, toi, n'est-ce pas? Tu me diras si notre
petite Edmée embellit. Car tu ne saurais croire combien mon
amour-propre de père s'occupe de cela. Crois-tu que c'est signe
que j'aimerai moins cette enfant? Il me semble, à moi, que cette
préoccupation indique la tendresse que je lui réserve. Embrasse-
les bien pour moi, ces deux petits êties si chers sur lesquels se
résument maintenant toutes mes ambitions et toutes mes espé-
rances. René va m'oubller, je le vois déjà dans ta seconde lettre.
Je ne sais si je dois vous parler du voyage. Gavelle prétend que
c'est une imprudence, qu'il fait trop froid ici pour ta petite fille,
pour toi surtout. J'ai trouvé la journée hier bien belle et bien
chaude malgré un peu de pluie, et je me disais qu'il n'y aurait
pas de danger, puis après je doute, le temps va peut-être changer et
s'il arrivait quelque chose? Aujourd'hui, car il est sept heures moins
un quart, la journée se prépare plus belle encore. J'ai été tra-
vailler hier, j'ai fait un croquis de hêtre qui serait magnifique à
peindre ; puis j'ai été à la Cascade pour terminer le bout de
croquis que j'y ai commencé, mais la pluie s'est chargée du
lavis de cette aquarelle, ce qui a fait une sauce singulière. J'ai
senti combien j'étais mal outillé, assis par terre (je t'avais, il me
semble, demandé le petit siège) avec un parapluie à la main,
rataliné pour protéger ma boutique ; j'étais bien mal à mon aise
et je crois que ma passion de travail fait déjà bruit aux Eaux-
Bonnes au milieu de tous ces bons à rien qui montent à âne en
éperons et pensent à leur effet.
A sa femme.
Septembre 1846.
Je ne sais, ma chérie, si je dois partir, je suis encore dans la
même incertitude. Cette fois c'est i'otre lettre qui cause ces per-
plexités. Cette femme a qui j'écris des lettres si tendres et qui
ne sont pas h beaucoup près l'expression de mon cœur ; cette
femme dont je relis les petits billets la nuit pour y relire un mot
de tendresse, la voilà qui m'écrit qu'elle reçoit les assiduités
A^un ami de la maison et qu'il est bien temps que je revienne,
hélas ! sera-t-il temps ! Chère aimée amie, vos lettres sont bien
LA CORRESPONDANCE i6:j
folles; ta lettre est bien genlille et spiriluelle. Eh bien, cepen-
dant, il y a toujours au fond de ces plaisanteries une idée triste
pour une âme tendre et battue comme la mienne. Tu ne sais pas,
amie, ce que c'est que le malheur ! Ne le connais jamais. Tu
verras quel doute, quelle timidité, il répand dans la vie. Cette
idée de te perdre, de te voir un jour fatiguée de notre bonheur,
tu sais quelle a traversé quelquefois mon esprit. Tu ne sais pas
tout le froid qu'elle y répand. Je sens que mon existence tient
à la tienne, au bonheur que tu m'as fait, je lui dois la vie bien
certainement, mais tu sais à quoi elle lient. Tu me demandais
une lettre sur-le-champ, il m'eût été difficile d'obéir à tony'e le
i<eux. Pour la première fois je me suis un peu éloigné à l'heure
de la poste ; j'avais reçu ta petite lettre et je ne comptais pas
sur cette joie, tu n'avais pas l'air d'attendre des lettres de Paris
et tu ne m'écris pas tous les jours. Pour moi, qui n'ai rien fait
ici malgré quelques motifs d'études vraiment admirables et qui
me seraient fort utiles, tu sais comment le temps se passe ; la
vie des Eaux-Bonnes et les moments qui s'y perdent même
avec la meilleure volonté. J'ai été, hier, revoir la grotte Castel-
lane, — bien que l'on ait coupé ces beaux arbres qui accom-
pagnaient si noblement ce site, c'est encore magnifique. J'ai
commencé un croquis, bien peu de chose; il faut s'installer,
choisir et s'y mettre. Je complais retourner aujourd'hui et
remettre à mon retour quelques études peintes, car je ne t'ai pas
dit encore mon secret, mais je veux partir demain, si je trouve
une place, pour aller te voir et l'embrasser, te regarder, voir
si tu es bieu élancée, embellie, te voir enfin, puisque cela se
peut. Si j'étais à cent lieues de toi, que deviendrais-je, amie,
et quand je pense qu'on voulait te retenir par égoïsme ! J'ai
gardé le silence, mais lu dois sentir aujourd'hui ce que je serais
devenu ? Ce petit mot te sera porté par M. W. je crois, à moins,
que ce temps atroce de ce matin ne l'empêche de partir, il se
met en route avec les G. Cette petite société V. L. est vraiment
charmante, il règne une intimité de famille et de bon goût qui
met chacun à l'aise. On a joué hier une charade et j'ai partagé
les bons rires des enfants. C'est vraiment une bonne chose de
s'amuser, et je ne sais pourquoi tant de familles se tuent par
l'excès contraire. Je pensais combien ta mère saurait organiser
ces charmantes folles et qu'avec notre famille si nombreuse, on
pourrait trouver bien des ressources de plaisir intime.
Pourquoi ne puis-je partir de suite, comme je filerais par cette
pluie méridionale. Oui, chère petite Claire, mon amie, ma femme,
je vais t'embrasser aussitôt que je trouverai de la place, ce qui
n'est pas facile, car chacun se précipite. Notre avocat général G.
m'a fait un long discours, et, cette fois, il a pénétré mon cœur,
non de son éloquence mais par ses raisons. Il ne veut pas que tu
viennes, que ta fille vienne. Il craint pour loi un événement ; un
rhume, des coliques, la fièvre pour ta fille. Jamais, a-t-il dit, je ne
i64 PAUL HUET
voudrais îi votre place prendre une telle responsabilité, et ma
femme serait assez raisonnable pour ne pas vouloir la première
une si folle chose. Comprends-tu que j'aie essayé de répondre ii
cela, moi qui n'ai pas voulu répondre il toutes ses folies de l'autre
jour! Seulement, cette fois, je ne dormais pas (c'était avant
déjeuner ! ! !) Mais, amie, je pensais que s'il vous arrivait quelque
chose, j'aurais de sérieux reproches il me faire, puisque d'avance
m'a dit G., tout le monde me condamnait. Je venais cependant
d'en parler à M. Darralde chez G. même ; mais ce que c'est que
d'écouter avec son cœur, j'ai compris que le docteur ne voyait
aucun dancrer, riait des ménagements extrêmes que l'on prend,
lui disais-je, ;i Paris et t'engageait seulement à sortir un peu
avant de te mettre en voiture. G. et sa femme ont entendu tout
le contraire. M. Darralde, suivant eux, nous condamnait, seule-
ment, il ne voulait pas se prononcer contre des gens décidés et
que cela, après tout, regarde. M. Darralde ma répété que je pou-
vais me passer des Eaux, que j'étais extraordinairement fortifié
dépuis mon départ et que Pau me guérirait mieux ma bronchite.
J'aime mieux, après tout, sacrifier même ces études que j'ai tant
envie de faire. Si j'en ai besoin, je viendrai passer un jour, ou
deux, ou trois, si je ne me décide pas à une dizaine de jours
après tavoir vue. — Ainsi, amie, à bientôt j'espère. 11 tonne
en diable, voilà un coup qui a dû arrêter subitement cette pauvre
petite madame G. C'est une bien charmante femme, très bonne,
très aimée îx l'hôtel. Je doute qu'ils partent par ce temps et ma
lettre t'arrivera par la poste probablement. Ado, ado, embrasse
René, embrasse Katte, j'approuve cette idée comme une révéla-
tion ; il me semble que j'y avais pensé, pauvre Katte. Je l'aime
ma petite fille, embrasse ces deux chéris.
A toi,
Paul.
A M. Sollier.
Pau, octobre 1846.
Je croyais presque, mon cher Sollier, recevoir le premier une
lettre, je n'ai pu te voir avant mon départ de Paris ; tu étais
parti chez Larseneur sans me prévenir de cette escapade, vrai
coup de tête pour toi qui doit décider ta carrière de voyageur. Un
peu décourage et tu viendras nous voir, passer quelque temps avec
un vieux camarade qui aurait tant de plaisir à vous recevoir les
uns ou les autres. As-tu des nouvelles de Lelièvre? Yois-tu ce bon
gros Comairas ? Ah ! les voyages, si l'on pouvait entraîner tout
son monde avec soi, j'irais au diable de bon cœur. Les nouvelles
d'art, les musées, ma chère Bibliothèque me manquent bien
aussi un peu. Tu as eu la bonne habitude, jusqu'à présent, de
me parler des expositions, des envois de Rome ou des Prix. Je
LA CORRESPONDANCE i65
suis cette année fort en retard, ou plutôt tu es bien en retard
avec moi. Prix et envois sont passés, l'illustre Thoré m'a donné
des nouvelles auxquelles j'aurais préféré un mot de toi.
As-tu mis le pied au foyer de l'Odéon? J'ai eu le tort de ne
pas m'occuper de cette affaire pendant mon séjour; je voulais
savoir si cela méritait au bout du compte quelque intérêt pour y
envoyer ma matinée de printemps ou peut-être ton tableau, mais
je pense qu'aux lumières celui-ci ne ferait pas bien.
Nous avons eu mes beaux-frères pendant une quinzaine de
jours, si tu les vois ils te diront que je travaille. Je ne sais si,
malgré mon besoin de bien faire, je fais grand'chose de bon,
au milieu des cris, des pleurs, des rages, des joies, des vagisse-
ments de mes deux moutards, car tu sais que j'ai une grosse
petite Claire-Edmée, venue en ce monde avec de beaux yeux. Je
ne veux rien dire de sa force ; René, qui nous paraissait un
arrière-rejeton de Gargantua, n'est qu'un avorton près des
enfants du Béarn et même de sa sœur. Il est vrai qu'au lieu de
grossir, il reste dans les enfants fins et délicats, bien qu'entrant
bientôt dans les enfants terribles. J'ai été te voir le jour de mon
départ, tout plein d'un tableau de Rousseau que j'ai trouvé
charmant et que tu devrais voir chez l'amateur auquel il appar-
tient. Amateur qui, par parenthèse, devrait bien m'acheter des
tableaux, c'est le propriétaire du magasin de nouveautés : Notre
Dame de Laurette, magasin que tu dois connaître, demander là
le monsieur dont le nom m'échappe avec tous les noms propres
les plus illustres. Tu pourrais, en lui demandant à voir ses
tableaux, lui dire que je t'ai parlé de son cabinet et de sa com-
plaisance à le montrer : un Ingres, de très beaux Diaz, Dela-
croix, Géricault, Cabat et Rousseau, etc., annoncent, eu char-
mants échantillons, un amateur tel que nous les aimons. Je
m'aperçois que je te parle de Paris et bien peu de mon pays que
les pluies obscurcissent. Je quitterai les Pyrénées sans en
emporter une étude et cependant j'ai eu, cette année, de beaux
motifs et de grandes envies de faire quelque chose d'après cette
belle nature toujours si vibrante. La pluie, le soleil, le rhume,
m'ont toujours arrêté dans mes bons projets. J'ai été faire une
tournée aux Eaux-Bonnes avec mes beaux frères ; c'était après le
départ des malades et des médecins et le plus beau moment de
l'année, l'automne avait répandu ses palettes d'or et son voile
azuré sur cette grande nature. Je serais volontiers reparti le len-
demain. Mais le lendemain la pluie eût calmé mes ardeurs dans
le cas où j'aurais pu quitter mes hôtes. Nous avons fait, depuis,
une partie h l'entrée des montagnes, toute la famille, toute la
couvée en était, mais c'était pour manger un pâté, faire rôtir un
poulet au bord du précipice, pendu à une ficelle, au milieu des
rochers, au feu des bourrées de la montagne. Jamais poulet
domestique n'a obtenu un plus beau glacis doré, seule mais
belle étude de mon automne, exécutée avec le vin du pays pour
i66 PAUL HUET
tempérer la crudité des eaux glacées du torrent. Hélas ! hélas ! et
ceci, mon cher, se passait h Bétharram. lieu de dévotion, pieux
calvaire, source de miracles !
Adieu, mon cher ami, prie pour moi, mais surtout écris-moi.
Bon Bonjour aux amis,
Paul.
Rue Bavard, n» 4-
Il revient définitivement à Paris en iS^'j, après dix ans
d une absence à peine interrompue par de fugitifs retours.
— Le Duc d'Orléans était mort, il n'était plus professeur;
la Révolution de 1848 allait mettre l'art dans une situa-
tion particulièrement critique, et ce ne sont pas, on l'a
déjà vu, les événements de 18 ji qui devaient rétablir les
affaires de Paul Huet.
En 1848, il passe l'été à Bellevue avec son frère et sa
sœur. De cette année, datent des études faites au Bas-
Meudon et dans le parc de Saint-Cloud. Une petite vue,
effet de pluie, avec le mont Valérien dans le fond, prise
à Bellevue, a été exposée et a figuré plus tard à l'Expo-
sition universelle de 1889.
Entre temps il rentrait seul à Paris pour s inscrire
comme volontaire dans la garde nationale, dont il était
exempté. Aux journées de juin, sa femme anxieuse l'at-
tendait d heure en heure pendant trois jours sans aucune
nouvelle.
C'est dans cette période qu'il commence à aller sou-
vent l'été passer plusieurs semaines de suite chez des
amis dévoués : M. et M"^ des Essarts, sur les hauteurs de
Guérard, près Crécy-en-Brie. Ses études au bord du
Morin et dans les plaines environnantes lui ont souvent
servi de thèmes pour ses tableaux. Il y laissait parfois
femme et enfants quand ses travaux le retenaient à
Paris.
A sa femme.
Atelier, mercredi, 7 h. 1 /a, 1849.
Chère amie, je veux avant tout commencer cette journée par
LA CORRESPONDANCE 167
toi. Tu n'as reçu peut-être ma lettre qu'hier matin mardi, le
dimanche en est cause. J'avais cependant pris la précaution de
porter moi-même ma lettre rue J.-J. Rousseau dans l'espérance
d'arriver à temps et beaucoup aussi par un sentiment de sou-
venir ; je veux parler de ce temps où je t'envoyais, à toi jeune
fille, ces lonojues, longues épîtres, et où je recevais ces réponses
qui m'ont lait connaître ton cœur si simple, si pur, et si bon.
L'heure venait de sonner à mon grand désappointement.
... Je ne conçois point comment ma première lettre ne t'est
pas parvenue. Des Essarts, qui a passé dans mon atelier hier
un long et bon temps de flânerie, m'a dit qu'un paquet avait
été perdu a la poste, ce paquet doit se retrouver; outre bien des
tendresses et des càlineries, faibles expressions de ce que ressent
mon cœur, chère amie, je te contais un volume de toutes sortes
de choses, les unes qui méritaient réponse peut-être, les autres,
pour prolonger ma causerie avec toi et tromper ainsi une sépa-
ration qui me paraît à moi fort longue. J'ai déjà eu bien envie de
t'aller embrasser, l'espace qui nous sépare est peu de chose et
c'est triste de penser qu'une question d'économie est un obs-
tacle. Les amoureux d'autrefois fendaient des montagnes pour
se rejoindre, hélas ! nous nous arrêtons devant des gros sols. Les
temps héroïques sont passés et cependant nous nous aimons bien
je crois C'est qu'il faut charrier droit, comme dit père Plutarque,
qui n'est pas plus amusant que sa morale. Nous allons avoir bien
des dépenses et ce côté du budget parait toujours plus clair que
celui des recettes. On n'entend à Paris qu'un concert de plaintes,
c'est le chant des banqueroutiers, chœur qui occupe une grande
place dans le théâtre moderne ; tout cela n'est point rassurant.
Tout le monde n'est cependant pas malheureux, George Sand
vient d'hériter de 40.000 livres de rente, dit-on ; elle a fait noble-
ment ses parts : 10 aux Clesinger', lo qu'elle garde pour son
fils, 10 qu'elle donne à une nièce qu'elle a adoptée, du consente-
ment de ses enfants et en les prévenant qu'elle serait comptée
comme eux dans le partage de son cœur et de sa fortune ;
10 enfin qu'elle a gardées pour elle. Voilà une belle conduite et
cela sent l'artiste, n'est-ce pas ?
Un ami très intime, M. Legendre-, élève de Delacroix
et peintre de fleurs, plus tard conservateur du musée de
Blois, l'entraîne à Andilly en 1849; ^^ J ^^^^ '^^^ études
intéressantes, entre autres, une Étude dans le bois de la
chasse, exposée l'année suivante au salon de i85o.
' Clésinger (J.-B.-A.), sculpteur et peintre, i8i4-i883, gendre de George
Sand.
- Isidore Legendre, peintre, 1811-1878. Salons 18Î8 à 1872. — Course de
taureau. — Picciola. — Pavots. — Chrysanthèmes, etc.
i68 PAUL HUET
C'est seulement en i85o qu'il vient s'installer à Fon-
tainebleau pour y travailler; à partir de cette époque il y
reviendra avec passion, et son admiration pour la forêt
ira toujours grandissant. Jusque-là il restait fidèle à ses
premières impressions de Gompiègne.
Jaloux de son indépendance, fuyant les trop nombreuses
colonies d'artistes, il a toujours préféré le séjour de Fon-
tainebleau à celui de Marlotte ou de Barbizon.
A M. Sollier.
Fontainebleau, i8 août i85o.
Il est à peine sept heures du matin, mon cher Sollier, c'est
l'heure du facteur, pour répondre à ta lettre, je ne prends que
le temps nécessaire d'en donner connaissance à ma femme, je
suis tout disposé à te rendre le service que tu demandes
Nous avons ici des temps plus supportables qu'à Paris, j'ai pu
faire hier ma première pochade dans la forêt, et, excepté vendredi,
la parcourir dans bien des sens déjà ; je vais aujourd'hui aller à
Moret voir un M. Souiller, ami intime de Delacroix et des
Pierret, c'est un garçon des plus aimables à qui je promets une
visite depuis vingt ans. J'espère que tu ne nous feras pas attendre
la tienne si longtemps. J'ai bien pensé aux fleurs, mais je n'ai pu
encore les entreprendre, tant que la forêt sera praticable, elles
auront probablement tort. Je suis émerveillé de cette forêt de
Fontainebleau, qui est bien autre chose que Compiègne par la
sauvagerie et la variété. Il n'y manque qu'un torrent quelconque
pour rivaliser avec certains beaux endroits du Midi. Je suis déjà
capable de te servir de guide et voudrais te donner le désir de
hâter ton arrivée
Je t'embrasse.
Paul Hlet.
Pendant l'été de i85o, il retourne à Trouville, fait des
études dans la vallée de Toucques avec Troyon qui com-
mençait à faire des animaux, passe quinze jours à Mor-
tain ; enthousiasmé par ce coin de la Suisse normande,
il va jusqu'à Avranches et au mont Saint-Michel, demeure
encore quinze jours à Granville où il fait des études de
falaises et de vagues qui lui serviront pour ses Brisants
à Granville. 11 est très désolé de la perte d'un cahier de
LA CORRESPONDANCE 169
croquis plein de figures de marins et de pêcheurs, tombé
sans doute dans les rochers. Enfin il revient par Le Mans.
La mort de A. Bazin ' donne lieu à une correspondance
avec Sainte-Beuve qui écrivait un article dans ses Lundis
sur l'auteur du Louis XIU.
De Sainte-Beiae '-.
Ce 2 septembre i85o, lundi.
Mon cher ami,
J'ai à écrire quelque chose sur ^I. Bazin. Je vois, d'après la lettre
de faire-part, que vous lui étiez allié'. Je voudrais bien avoir de vous
quelques renseignements positifs sur sa vie et ses origines, moins pour
le dire que pour le savoir : voudriez-vous me donner un rendez-vous
pour demain mardi vers 4 heures chez vous, si vous vouliez — ou vers
midi chez moi si vous sortiez.
Tout avoua, mon cher ami,
Sainte-Beuve.
n" 5, rue Saint-Benoît.
De Sainte-Beuve.
Ce 7 septembre i85o.
Mon cher ami.
J'ai été si absorbé par le travail que je n'ai pu encore vous répondre.
Mon article est fini et j'aurais voulu y pouvoir tenir plus de compte de
votre désir. Mais quand vous l'aurez lu, veuillez aussi tenir compte de
mes rais(ms.
Je crois en effet que les familles sont ennemies de la littérature.
Depuis que je me livre à ce genre de portraits et d'études, je n'ai jamais
rencontré que difficultés de ce côté et demande d' adoucissements. Or,
vous artiste, vous savez ce que c'est qu un portrait adouci.
Cromwell, dont on faisait le portrait, montrait son visage tout plein
de verrues et de poireaux à son peintre, et lui disait : « Ah ! ça, vous
allez me faire au vrai tout cela, entendez-vous ».
Ce que disait là Croravvell est tout le contraire de ce que disent les
familles. S'il y a dans une physionomie un trait saillant, une ride, une
gerçure, un tic, il faudrait l'eU'acer.
Tout ceci est pour vous expliquer le sens de cette parole que j'ai jetée
' Ana'ïs Bazin de Raucoii, historien, 1797-1830. Histoire de France sous
Louis XIII et sous le cardinal Mazarin, couronnée par l'Académie (le pre-
mier prix Gobert décerné). Voir l'éloge de Sainte-Beuve dans les Causeries
du Lundi, t. II, p. 464-485.
^ Ces lettres ont été communiquées à M. Léon Séché qui les a publiées
dans la Bévue de Paris du is juin 1908.
^ A. Bazin était oncle de la femme de Paul Huet.
I70 PAUL IIUET
devant vous l'autre jour. Dans le cas présent, j'avais affaire à un homme
d'esprit, ironi(jue, nullement bienveillant. Supérieur par l'intelligence,
ayant bien des parties fines et d'autres petites, j'ai essayé de marquer
tout cela sans pouvoir supprimer la clé secrète, selon moi le principe
de son ironie ou du moins le principal ressort. Mais je l'ai laissé encore
à demi enveloppé.
Est-ce avec douleur que je pourrai choquer et blesser en agissant
ainsi et en ne supprimant pas ce que je crois la vérité ? — Non, mon
;imi, ce n'est pas une douleur : ce que vous m'avez dit m'a montré assez
quels sentiments pouvait inspirer auprès de lui et chez les meilleurs
des siens celui qui y répondait si peu. — Homère et Shakspeare n'ont
pas de biographie — bien — mais M. Bazin n'était ni l'un ni l'autre :
s'il a chance de vivre, il faut pour cela qu'on le dessine de près et qu'on
le grade. — Lui-même, quand il a pu faire les biographies de Molière
ou de Bussy-Rabutin, demandez-lui comment il s'y est pris et avec
quelle précision rigoureuse il a tout recherché et enregistré ! J'aurais
voulu avoir le talent singulier qu'il a montré dans ces deux biographies,
pour le lui appliquer à lui-même. C'est ainsi, après tout, qu'on honore
les gens de lettres ; — il faut les honorer, non selon la charité morale
trop fade, mais selon la vérité morale, la seule digne des esprits fermes,
des philosophes et des hommes. — Excusez-moi, cher ami, il faut que
j'aie eu la conscience bien forte de ce que je faisais, pour ne pas vous
céder entièrement et tout d'abord.
A vous,
Sainte-Beuve.
De Sainte-Beu\e.
Ce i5 septembre i85o.
Mon cher ami,
J'avais besoin de votre témoignage pour être un peu rassuré. Il m'a
été très sensible, je vous assure, et j'aurais été vous en remercier si je
n'étais occupé comme un ouvrier à la semaine.
Je vous serre la main encore une fois et je vous remercie.
A vous,
Sainte-Beuve.
Attiré à Seine-Port par Ernest Legouvé, en i85i, séduit
par le charme de ce voisinage, au moins autant que par
les bords de la Seine très pittoresques alors, Paul Huet
y revient trois années de suite.
Entre temps, il laisse sa femme à Seine-Port pour aller
à Ghailly faire des études dans la forêt de Fontainebleau.
A sa femme.
Dp Chaill}-, a4 octobre i85i.
Il me semble, ma chère enfant, qu'il y a un siècle que je n'ai
entendu parler de toi; je ne sais si le temps te semble aussi long.
LA CORRESPONDANCE 171
je devrais pourtant le trouver bien rapide, par le peu que je puis
l'aire ici
J'ai, aussitôt mon arrivée, ébauché une grande étude et vu, à
côté même, un motif qui me serait bien utile. Le froid, le
brouillard, les changements de temps me laisseront-ils la possi-
bilité de tirer quelque chose de tout cela, c'est ce que je ne puis
me promettre et j'en éprouve grande impatience. Vers les quatre
heures et demie, il m'a fallu quitter hier ! Mais tout n'a pas été
perdu; j'ai visité le vieux Bas Bréau, la partie qui fait face aux
gorges d'Apremont, et vu des choses magnifiques au bord de la
route. Au coin du carrefour de l'Epine est un motif assez sem-
blable au sujet de mon grand fusain et dont je voudrais bien
aussi saisir l'aspect; mais tout cela est beaucoup, quand on pense
que le brouillard se lève vers les midi et qu'en partant de bonne
heure on passe son temps h frotlailler un eflet gris que l'on ne
retrouvera pas, qu'on gratte le lendemain, ou bien à faire du feu
dans la forêt pour se déraidir un peu. — Mais combien je vous
regrette cependant et quelles belles promenades ne ferais-tu pas,
chère Claire, sous ces tapis d'or parsemés d'émeraudes et de
rubis. Il est des moments où cette nature se pare d'une façon si
magique qu'on se figure ne l'avoir jamais vue si belle; rien
n'est plus séduisant que d'assister à toutes ces charmantes trans-
formations, la forêt semble échapper au brouillard, et quand elle
a étalé toutes ses richesses, la nuit vient lui rendre sa grandeur
et sa mélancolie. Malheureusement tout cela se succède avec une
telle rapidité qu'on assiste à des coups de théâtre et que l'admi-
ration qui vous saisit laisse bien peu d'heures pour un travail
sérieux, suivi et profitable. Ne viendras-tu pas jouir un peu de
tout cela, chère chérie amie? Viens pour la forêt et pour moi
aussi un peu. Je vous avais parlé d'une voiture en concurrence
du chemin de fer, elle a commencé avant-hier son premier voyage
et doit passer bien près de Seine-Port. — Voilà qui serait
charmant pour venir tous passer quelques heures en forêt
Ne m'oublie pas auprès des Legouvé
De sa femme .
A M. Paul Huet, Hôtel du Cheval-Blanc, à Chailly, près Melun.
Seine-Port, octobre iSoi.
Ami aimé, quelle journée ! Je l'ai passée tout entière avec les Legouvé
qui m'ont entourée de fleurs, de raisins, de bonnes grâces charmantes.
Nous avons vendangé tout leur jardin et puis fini par une promenade
en forêt. J'ai vu l'horizon lointain de la tienne forêt ; j'ai envoyé dans
l'espace un baiser intérieur. Le ciel était beau ! quelle tendresse partout
dans cette nature voilée et caressante. La rivière était si vaporeuse que
tout paraissait grand. J'aimais ce pays aujourd'hui parce que j'aime ces
gens, qui font tout aimer autour d'eux, jusqu à leur grande, belle et
innocente fille qui paraît plus sérieuse qu'elle ne l'est, et qui porte plus
I7Î PAUL HUET
de majesté qu'elle n'en a dans le caractère. Hier quelle journée sombre
et triste, un vrai jour de Toussaint, ou jour des morts. J'ai promené
nos chéris bien loin, marchant en pensant toujours que je suis heureuse
d'avoir le temps de penser que je suis heureuse. A Paris, je n ai jamais
cette liberté. Je suis décidée à jouir de mon bonheur. Je suis embaumée,
enchantée de fleurs ravissantes qui me donnent envie de peindre ! Je
suis triste de les voir sans toi ; donne-moi un coin pour faire naître des
fleurs, c est ma passion, ce serait mon seul luxe. J'ai mes enfants qui
sont bien des fleurs délicieuses ; ils ont des sabots et c'est une folle joie
pour eux. J'ai passé la soirée hier chez les Legouvé, ils m'avaient
invitée à venir, M"" Flavie est passée me prendre. J'ai tapissé ;
M. Legouvé ne disait pas grand'chose, c'était assez calme. Ils m'ont
donné à lire un article de Pelletan sur le livre de M. Legouvé, qui est
fièrement bien et qui fait honneur à sa femme, qui a dû lui inspirer cette
haute estime pour notre espèce.
Nous irons un jour avec les Legouvé te voir. Je te permets de nous
recevoir dignement et je serai enchantée de cette partie. Je t'aime et j'ai
beau vouloir te dire quelque chose, je n'imagine rien de plus. Je vou-
drais bien organiser notre vie pour être ensemble toujours et dans un
lieu que tu aimes. Les Legouvé m'ont fait voir une petite maison qui se
vendra l.ooo francs. 11 y a tout ce qu'il faut ; tu sais que je n'ai pas
d'ambition, pas de vanité, ni toi non plus, n'est-ce pas ? de l'air et de la
liberté, un abri s'il vient un orage. Les Legouvé jouissent bien d'eux-
mêmes, leur malheur paraît adouci, ils s'aiment tant. Ce sont d aimables
gens et bien bons On me fait causer un peu ; M. Le-
gouvé m intimide comme tous les hommes de mérite ; j'aime bien mieux
écouter causer, mais je me lance dans l'art. Voilà le brouillard qui
t'enveloppe, j'ai froid pour toi, tu ne penses à rien, je ne suis pas là
pour te gronder ; souviens-toi de notre premier voyage à Fontainebleau ;
pense un peu que je t'aime, que nous t'aimons, et ne te laisse pas souf-
frir; écris-moi. Je t'écris entre chien et loup, à 1 heure où l'on ne peut
rien faire que s'aimer en se regardant auprès du feu. René va bien, il
mange, il dort, il est plus entrain, nous travaillons à 1 heure du brouil-
lard et puis après je le laisse pousser. Edraée est très admirée des
Legouvé, ils disaient tout bas tous deux : elle a l'air bon et intelligent
comme sa mère; cela m'a fait un charme pour toi. René doit leur faire
mal. Ce n'est pas Georges pour eux, car Hené n'a rien d'avancé, ni
d'extraordinaire, je n'en sais rien faire et je me dis tous les jours que je
devrais le faire instruire par un maître. Adieu, je ne veux pas t'en dire
trop long, je sais que tu n'aimes pas les longues lettres. Je vais écrire
à ma mère. Je t'envoie tous nos baisers bien tendres, mon Paul ami,
écris-moi. Que je suis quelquefois joyeuse de n'être plus avare de
toutes ces petites dépenses que je craignais souvent et qui portent tant
de bonheur. Addio caro a me. Je vais lire l'histoire des Mérovingiens
de Thierry, puisque je ne sais pas dormir sans toi.
Ta Claire.
A son fils.
Chailly, octobre 5.
Si tu n'es pas content de ta lettre, mon cher aimé René, j'en
suis, moi, très content et très heureux; surtout, puisque d'après
LA CORRESPONDANCK 173
ce que me dit mère, elle est de toi seul et sans brouillon. Aussi,
bien que pressé d'aller dans la forêt travailler, je veux te répondre,
sans perdre un moment et te dire combien je suis fier quand je
vois quelque chose de toi qui m'annonce du travail et des pro-
grès. Tes ellorts pour bien l'aire, mon cher enfant, seront tou-
jours la meilleure preuve d'afrection que tu puisses nous donner.
Quand je m'exprime ainsi, mon enfant chéri, sois sûr que c'est
bien ton ami qui te parle et un ami comme tu en trouveras dilli-
cilement de meilleur. Mère me dit, mon enfant, que tu lui parles
de moi et que tu es son ami en mon absence. J'ai trouvé cela
bien gentil, en même temps que bien raisonnable; il faut alors
bien travailler, pour pouvoir un jour être un véritable ami pour
mère, un ami qui puisse la protéger et remplacer père. C'est
pourquoi nous désirons tant te voir devenir un homme, c'est-à-
dire instruit et capable de dire et de faire tout ce que ton bon petit
cœur renferme. Tu seras aussi le protecteur d'Edmée, et plus tu
seras capable de lui être utile, plus tu l'aimeras; c'est parce que
tu as besoin de nous, mon cher enfant, que nous t'aimons tant.
Je voudrais bien, moi aussi, mon cher René, être avec toi, avec
Edmée, avec mère, avec vous tous ou vous avoir avec moi dans
cette belle forêt. Mère aurait bien mieux fait de venir me voir
avec vous deux. Mais elle a un devoir à remplir, il faut qu'elle le
fasse. Quand j'aurai bien travaillé et fait moi aussi, bien mon
devoir, j'irai vous joindre et vous embrasser. Ce sera là ma récom-
pense. Je désire que cela en soit une pour toi. Adieu, je t'em-
brasse ainsi que Edmée bien tendrement.
A M"'" Paul Hiiet.
Je devrais ne pas t'écrire et j'avais résolu de ne répondre qu'à
René qui va rester seul à la maison, mais définitivement, je suis
un homme plein de faiblesse et je ne puis laisser partir ce chiffon
de papier sans t'embrasser et te pardonner, tout en me réser-
vant de régler nos comptes quand je te verrai. J'ai été vraiment assez
indisposé, j'ai encore aux lèvres des boutons de fièvre, mais cela va
mieux et le bon air de la forêt va, j'espère, me remettre. Je veux,
moi aussi, être bien raisonnable et tâcher de remporter d'ici de
bons souvenirs ; au moins tu dois penser combien la forêt était
belle hier et avant-hier, bien que le brouillard ne se soit levé que
vers midi. J'ai, pour me rendre au premier arbre, juste une
demilieue, ce qui explique comment on va s'entasser à Barbizon.
Je vais aujourd'hui essayer d'un gamin, car mal en train comme
je l'étais ces deux jours, je n'ai pas eu hier le courage de porter
ma boite. Mon indisposition s'est terminée du reste comme d'ha-
bitude et j'espère que je vais en être quitte ; si cela n'était pas,
ce serait un bon prétexte pour aller t'embrasser. Je vois cepen-
dant que tu peux parfaitement te passer de moi, je ne puis t'en
dire autant. Adieu, chère amie, je suis déjà bien en retard, je
174 PAUL HUET
devrais avoir déjeuné depuis trois quarts d'heure. J'attends une
lettre et plus de détails sur votre installation. Mes compliments
affectueux ou aimables.
De sa femme.
Seine-Port. Ce matin mercredi, i5 octobre i85i.
Mon cher aimé bon, je prenais cette plume pour te dire bonjour
quand j'ai entendu Vliomme de lettres crier M'"' Huet et j'ai couru
joyeuse. L'adresse à René m'a fait respecter le cachet, mais son amour
de propriété lui ayant l'ait garder la lettre à lui tout seul, je me suis
révoltée et je me suis emparée de son trésor. J'avoue que j'ai cherché
les lignes qui m'étaient destinées et je conviens que j'ai bien mérité
d'être grondée, je demande pardon bien tendrement. Je vois que tu as
souffert et je vais être inquiète. La position de Chailly n'étant pas con-
venable, je vais te conseiller Barbizon; cette solitude m'attriste pour
toi et ne pouvant être là, je te désire quelques humains pour causer ;
mon pauvre cher, combien je suis touchée de ta lettre à René, il ne veut
pas que je la lui lise.
J'avais bien à te dire des tendresses pour réparer ma sécheresse de
l'autre jour; et je t'aurais écrit, même sans attendre ta lettre, quoique
je sois une femme d'ordre avant tout. Ma journée d'hier s'est bien pas-
sée, ma mère a été heureuse, mon père très aimable, ils m'ont recon-
duite le soir jusqu'au chemin de fer à huit heures; arrivée à la station
de Cesson, pas de voiture pour Seine-Port ! J'ai pris mon parti en brave,
et comme le temps était assez beau, malgré les apparences de pluie qui
nous avaient réjouis René et moi dans la journée, j'ai crié : Enfants,
enfants du courage et j'ai invité tendrement le facteur à m'accompagner ;
c'était un brave homme, il nous a beaucoup distraits avec un gros chien,
qu il avait emmené pour nous défendre et qui a chassé un hérisson.
Cette lieue, à un demi-clair de lune, s'est faite assez bien ; les petits
n'ont pas dormi, ni grogné, et j'ai été très contente de René ; j'ai donné
une pièce de quarante sous au brave homme Ce retour en plaine à
neuf heures du soir n'était pas aussi dangereux que par le brouillard du
matin. Tu n'es pas content de moi, je ne soigne pas bien tes enfants.
Mon cher aimé, comme je suis triste d'en jouir seule ; toute la journée
de lundi j ai toujours pensé à toi en tirant mes points, sans me reposer ;
mais hier, j'ai perdu ma journée, je voudrais si bien que ma broderie
fût finie pour la fête de ta sœur que j'en perds mes yeux. J'aime la cam-
pagne parce que j'ai le temps de faire quelque chose pour les autres et
de penser, ce calme repose ma tête. Il se passe un si grand silence dans
cette maison, que le soir, avec Louise, nous avons peur. Je n'ai pas
revu les sœurs de M"^ Legouvé. J'irai porter ma lettre ce matin, j'espère
qu'elle va partir et que tu l'auras ce soir. Je t'embrasse, je t'aime, je
t'attends, j'ai besoin de toi, mais je veux m'en passer pour te laisser à
tes études. Je suis bien fière de te voir impatient de nous rejoindre.
Cette peinture, dont j'aurais pu être jalouse, je voudrais quelquefois
maintenant te la faire aimer plus que moi. Les années viennent ; si Dieu
nous laisse vieillir l'un près de l'autre, nous garderons toujours notre
bonheur, mais les années qui viendront affaibliront tes forces pour le
travail et l'art, et je voudrais encore entendre chanter tes louanges ;
c'est un doux murmure à mon oreille. Pardonne-moi mon orgueil de
femme et de mère, car je sens aussi qu'il y a de l'ambition pour ton fils
LA CORRESPOiNDANCE ijS
dans ce désir d'entendre nommer son père. Je t'aime, c'est tout ce que
je sais dire et penser.
A bientôt, n'est-ce pas?
Ta Claire.
J'aime beaucoup mon installation, il ne me manque que toi et des
fleurs; apporte-moi des bruyères de ta forêt. En la ti'aversant hier,
j'avais le cœur bien triste, je me rappelais nos souffrances de l'année
dernière et quelques beaux jours que nous y avons passés ensemble
heureux et libres. Addio... Caro Paolo inio.
A aM. Sollier.
i852.
Cher gros bon, voici plus de six semaines que je me mords
les poings ; aussi je ne te demande point grâce pour un pauvre
aveugle (s'il vous plaît); tu sais la cause de mon long silence,
elle serait plus que suffisante pour l'attendrir s'il en était besoin.
Toutefois, je ne vois rien de grave dans mon indisposition toute
tenace qu'elle paraît. L'ophtalmie est terminée depuis long-
temps, il ne me reste qu'un trouble nerveux, fort insupportable,
d'autant plus insupportable que je ne puis travailler et que faute
d'un point, mes tableaux restent en panne malgré l'heure mena-
çante de l'exposition. Voilii un hiver bien mal passé. La rou-
geole pour les petits, une gastrite pour ma pauvie femme, et
pour moi une indisposition, bien ennuyeuse pour tous, insup-
portable pour un peintre. Ne nous plaignons point trop puisque
je puis t'écrire et qu'on peut penser comme toujours au malheur
plus grand dont on est si voisin. Jouissons du bonheur que
nous avons et de celui de nos amis. Tu ne saurais croire com-
bien il nous est bon de te savoir heureux, tranquille et sage là-bas,
mon bon philosophe : et quels remerciements nous donnons à
l'affection qui te protège et te soutient. Nous avons vu tes
enfants, parlé de toi, vu ta petite fille et écouté les projets de
Sollier, il espère une recette qui vous rapprochera.
Ta petite fille est une bien charmante enfant; nous sommes
allés dimanche pour leur rendre notre visite sans les trouver.
Quelle mascarade que la comédie humaine, les
gens sont-ils fourbes, dupes ou méchants? Ils ont souvent de
tout cela. Heureusement que d'après mon système, l'échelle a
deux extrémités et je crois encore aux bonnes gens, aux amis,
à toi, à mon bonheur, à ma bonne femme ; et que de penser que
tu es heureux nous réjouit. Je ne crains pas de te parler de ce
que j'ai de bon, de ces petits qui donnent tant d'émoi, de ce que
j'ai autour de moi d'excellent, fais de même et tu nous feras
plaisir. Tu vis en philosophe et en sage, pourtant que tes choux
ne te fassent pas oublier que tu as ici de bonnes et vieilles affec-
tions.
Je voudrais te parler art, lettres, nouvelles, mais que te dire ?
176 PAUL HUIiT
Mon parti est vaincu, jamais tout cela n'a été si mort : la Bourse
fait merveille, les ouvriers travaillent, Paris se démolit, les
appartements sont hors de prix. Lambessa et Cnyenne se peu-
plent. La littérature des quatrains même se tait; il y a queue pour
être sénateur ou plutôt, pour avoir trente mille francs. Le vieux
Isabey est ofllcier de la Légion d'honneur, Lépaulle' est premier
peintre de rimpératrice, M. de Morny et M'"" Lehon ont
gagné dix-sept millions dans ces honnêtes spéculations de crédit
foncier et mobilier qui feront la gloire de ce règne : avec les
chemins de fer dont les concessions portées à 99 ans ont fait la
fortune, M. Fould ■ regorge, Sa Majesté paye les dettes de
Saint-Arnaud'. Si la France n'est pas contente, elle est bien diffi-
cile ! Les peintres peut-être ne sont pas contents, mais connais-
tu cette espèce ? Si tu la connais, n'en parle pas.
Adieu. Compliments, affection, voilà ce que je t'envoie de vrai
et de tous.
Paul.
Nous le retrouvons à Seine-Port en 1802, il rapporte
d'une course à Paris le germe de la rougeole. Le méde-
cin, ne soupçonnant pas la nature de son mal, ordonne
un bain frais. — Il le prend heureusement trop chaud, y
perd connaissance; on le retire avec peine, mais couvert
de taches rouges. Si l'eau eût été fraîche, comme il était
recommandé, il serait resté dans le bain. La convalescence
fut longue et pénible.
A M. Sollier.
Seine-Port, 8 octobre i85a.
Enfin, cher bon, me voici à toi : Il n'est pas encore sept heures
du matin, mais il est bien dit qu'aujourd'hui je commencerai
par faire ce que tous les soirs j'ai le regret de n'avoir pas encore
lait : t'écrire, causer avec toi, de ta santé, car Dieu sait com-
ment elle échappe au moment de la plus aveugle confiance ; te
parler de ton installation, de ton bonheur surtout auquel je
crois maintenant, et que tu mérites si bien. Tu dois être tout à
fait établi, inspectant tes terres, toisant tes murailles, récoltant
tes fruits, plantant tes choux et les mangeant. Que de petits
bonheurs ; et avant tout, celui de t'occuper de l'amie qui t'a
' Lépaulle, né en 1804.
^ Fould, homme d'Etat et financier, ministre, sénateur, 1800-1867.
'Saint-Arnaud, maréchal de France, prit part au Coup d Etat du 2 décembre.
LA CORRESPONDANCE 177
porté son dévouement dans ta retraite et dont l'existence est
pour jamais liée à la tienne. Combien je la remercie et l'aime
pour ma part, combien je voudrais lui exprimer les sentiments
que me fait éprouver son attachement pour toi, attachement dont
j'apprécie la délicatesse.
Ma santé est revenue après une convalescence bien longue.
Si mes forces ne sont pas ce qu'elles étaient, elles suffisent pour
me donner l'envie et la joie du travail ; c'est depuis peu de
jours que je l'ai repris, à notre retour de chez nos amis Carnol.
Nous avons passé, pour me refaire, une douzaine de jours dans la
belle propriété de Presles, chez des amis bien bons. Les enfants
s'en sont donné à cœur joie et la grosse a été très gâtée. Qua-
rante arpents de parc, des eaux vives partout, une maison simple,
bâtie sur l'emplacement d'un ancien château et habitée par des
amis simples eux-mêmes et excellents, qu'on apprécie mieux
dans l'intimité.
Tu ne reçois pas le Mfli,''flsm /;«V/ores(7«e. Ce recueil
a publié un bois d'après mon grand tableau. La gravure est un peu
lourde et noire, mais l'article qui l'accompagne est charmant et
doit être de la main de Charton'. J'ai été sensible à l'attention,
à la forme de l'éloge. Legouvé, à notre retour, m'a remis cet
article. Nous étions passés à Paris pour retrouver ma sœur et
Caroline parties pour aller au-devant de la sœur de Georges
Poppleton, dans ce moment à Paris. Cette rencontre nous a
causé beaucoup de plaisir, plaisir entremêlé d'une certaine
mélancolie de souvenirs. Combien nous parlons de toi ; je pourrais
dire presque tous les jours. Il est si triste de s'éparpiller ainsi,
heureux encore de ne point se perdre. Aujourd'hui que nous
sommes heureux, c'est ce qu'il faut nous garder de faire, si
nous pouvons. Adieu, cher bon, amitiés de tout le monde chez
moi, les enfants l'embrassent et moi aussi.
Paul.
A M. Sol/ier.
i853.
Je ne puis te donner des nouvelles de l'exposi-
tion; depuis cinq ou six jours les ouvriers abattent les baraques
du Palais Royal (j'ignore si l'on doit dire impérial) qui doit rece-
voir le prince héréditaire, il était bien juste qu'on mît les
artistes a la porte pour un personnage si éminent. En attendant,
l'exposition est remise pour un mois, trois mois, ou cinq ans.
Comme du temps du Grand, il est question de réformes qui doi-
vent nous atteindre, nous en avons grand besoin, mais quand
on promet des réformes on peut à peu près compter sur des
' Edouard Charton, avocat, homme politique, fondateur du Magasin pitto-
resque, de l Illustration, du Tour du monde, etc.
178 PAUL HUKT
abus. Lorsque Vauban proposa d'établir un impôt général qui
devait dégrever les petits, on laissa les petits et on établit
l'impôt de Vauban, parce que le règne de Louis XIV était un
grand règne !
J ai h peu près fini mes trois tableaux pour l'exposition, main-
tenant qu'elle est retardée je ne serai peut-être point prêt, aussi
vais-je me tenir pour averti.
Au Président Petit.
Juillet i853.
Mon cher Auguste, vous êtes mécontent et vous ne vous
expliquez pas ma négligence... J'avais, à l'intention de Grenoble,
fait trois petites toiles que je n'ai pas voulu vous envoyer dans
des cadres parcimonieux et trop défavorables, et c'est en dépit
de tout que je vous al expédié par conscience et sans doute
trop tard, le tableau : Le chêne de Pau que vous aviez vous-même
choisi et une étude de la forêt de F ontainehleaii .
J'ai eu beaucoup d'occupations et d'ennuis. Mon tableau des
Marais^ bien que mal placé, a été remarqué et a fini par obtenir
au renouvellement une des places les plus en honneur de l'expo-
sition. Malheureusement, il n'en est pas plus vendu, n'ayant
pour introducteur aucun grand dignitaire de 1 empire, pas même
le plus petit sénateur quelconque. J'ai appris hier que quelques
membres du jury, — lejury, en général, fait ses afTaires plutôt que
les nôtres, — voulaient, ■par exception, me faire avoir un renouvel-
lement de médaille. J'ai passé par toutes les récompenses, l'on a,
en conséquence, passé outre et je n'ai pas obtenu celte fiche de
consolation. Il n'entrait ni dans les possibilités, ni dans nos arran-
gements d'aller visiter cette année vos belles montagnes, mais vous
comprenez combien tout cela coupe nos ailes, malgré le bien grand
désir que j'ai de vous aller voir et de présenter ma femme et les
deux moutards à ma chère et bonne cousine et a vos enfants, au train
des choses, je ne puis prévoir l'époque d'un si grand voyage. La
saison d'ailleurs est on ne peut plus défavorable, les bains de mer
sont ordonnés à ma femme qui, vous le savez, a été fort souffrante,
et à mon petit garçon qui a besoin de forces. Venus à Paris pour
nos affaires et l'arrangement de ce petit voyage nous sommes
arrêtés par le froid et la pluie.
J'oubliais de vous raconter, mon cher ami, que si le gouver-
nement de Sa Sublime Majesté Napoléon III Empereur, etc., etc.,
ne peut acheter beaucoup de tableaux, et en particulier les pay-
sages de votre serviteur ; en compensation, il a été accroché à
la plus belle place du salon, contre toutes les règles et les habi-
tudes, au milieu de l'exposition, une croûte informe, recom-
mandée, il est vrai, à notre sublime Empereur par la Grande
Duchesse de Bade et que Sa Majesté, dans sa magnificence.
LA CORRESPONDANCE
179
trouvait très naturel de donner 4o-ooo francs de ce tableau
représentant une revue fantastique de Napoléon P"' aux Champs
élyséens ; composition pillée de la charnian te petite lithographie de
Raff'et. Le directeur des musées, M. de Nieuwerkerke, a trouvé
que dans ce moment de pénurie, c'était bien dur de donner
40.000 francs et a obtenu de Sa Majesté l'Empereur de n'en
donner que 10.000; il a, de plus, fait mettre au bas du
tableau cette inscription à la fois courageuse et impudente :
Exposé par ordre.
Paul Huet séjourne au Tréport où le costume des
pêcheurs avait conservé encore tout son caractère, et en
profite pour faire beaucoup d'études de figures. — Son
ami Legendre l'appelle à Blois pour quelques jours ; il ter-
mine la saison à Seine-Port comme l'indique ce passage
d'une lettre à son cousin Petit, du 19 novembre :
« Enfin, dans ce petit pays d'où je vous écris, depuis trois ans.
la société intime de Lcgouvé, de Pelletan ' et de Jean Reynaud "
nous a rapprochés de Seine-Port. Ces trois noms doivent vous
être sympathiques et vous faire concevoir notre goût. »
A M. Sollier.
Tréport, 14 août i853.
Il y a bien longtemps, cher vieux bon, que je ne t'ai écrit,
encore plus longtemps, sans reproche, que nous n'avons reçu de
tes nouvelles. Nous avons pensé un instant en aller chercher;
parmi vingt projets, celui d'aller en Bretagne, faire prendre des
bains de mer à ma femme et aux enfants, me souriait d'autant
plus qu'il servait de prétexte au désir de passer t'embrasser ; tu
dois penser combien de raisons et bonnes raisons sont venues
s'opposer à nos désirs. La raison du plus fort, l'argent, était déjà
bien décisive, lorsque la santé de ma sœur, en nous donnant des
inquiétudes graves, a décidé après bien des retards pour le plus
près. C'est donc d'un petit port assez peu pittoresque, le Tréport,
que je viens te demander raison de ton silence et réparer le
mien en causant avec toi de tout ce qui nous intéresse, de ton
bonheur, j'espère, du mien, de l'art, du Salon, de mes ennuis et
de tant de choses permises ou plutôt défendues aujourd'hui, que
nous aimions tant à toucher ensemble. Tu as dû voir tes enfants,
' Eugène Pelletan, écrivain, homme politique, i8i3-i884, membre du
gouvernement de la Défense nationale.
- Jean Reynaud, pliilosophe, i8o6-i863, auteur de Ciel et terre.
i8o TAUL IIUKT
j'ai vu la gracieuse jeune femme avant notre départ pour Fon-
tainebleau, où nous avons passe un mois avant de venir ici, elle
se promettait le prochain bonheur d'embrasser bientôt sa sœur
et toi-même. C'est de Fontainebleau que j'ai eu les meilleures
nouvelles de mon Salon, J'étais parti assez désespéré de la place
éloignée de mes toiles, malgré la bonne volonté apparente et
les éloges de la direction, elles se trouvaient perdues dans un
immense bazar où, je dois l'avouer, beaucoup de mes amis ne les
avaient pas trouvées, je parle même des mieux intentionnés. Au
renouvellement, mon tableau des Marais a été placé à une des
meilleures places du salon carré; et j'ai pu juger, que si cette
place lui eût appartenu dès l'origine, mon tableau, malgré la mau-
vaise volonté et le goût actuel, eût eu un des succès légitimes
de l'exposition. J'ai eu la satisfaction de savoir que Delacroix,
dans le jury, ne trouvant pas de tableaux dignes de premières
médailles, demandait un rappel de médailles exceptionnel pour
les gens déjà récompensés et appuyait avec une grande insistance
son opinion du mérite de mon tableau. Cette proposition pou-
vait d'autant moins réussir, mon cher ami, qu'il est bien décidé
que notre temps est fini; je représente, pour ma part, le roman-
tisme, dont il n'est plus question depuis longtemps; ma seule
consolation est de mourir en bonne compagnie. J'avais quelque-
fois entendu, dans ma cour ', la jeunesse traiter Lamartine, Victor
Hugo, comme des pleutres ; en peinture, Géricault et Delacroix
de pas grand'c/iose. Mais voici le mot d'ordre donné : il faut
un art nouveau à ce nouvel et grand règne et j'ai vu hier dans
un journal patente : le Pays^ il n'en est plus d'autres ! qu il
n'était plus question depuis longtemps de ces pauvres diables
dont on avait fait quelque bruit dans leur temps : Chateaubriand,
M""" de Staël, Paul-Louis Courier, Béranger; que pour ceux
qui vivent encore : par politesse, par un reste de pitié, on peut
les ménager pour qu'ils aient le temps d'assister, tout vivants, à
leur enterrement; que cette philosophie éclectique (Cousin),
cette poésie protestante (fjamartine), etc., était la honte d'un pays
catholique et àun goui>ernement moral. Voilà où nous en sommes,
voilà comment le grand principe d'autorité s'y prend pour former
l'esprit public ! Dans un style de portière on insulte par ordre
les plus belles gloires de la France. Au moment où l'art n-e trouve
de succès que dans ses tendances les plus matérialistes, on fait,
à l'aide de deux ou trois phrases incomprises de de Maistre",
du catholicisme de tréteaux ; et l'on insulte tout ce qui a jeté
dans les temps nouveaux un peu de grandeur et de générosité.
Pour moi qui n'ai été qu'un soldat dans cette glorieuse phalange
moderne, je n'en souffre pas moins de ce que je vois et j'entends.
' Paul Huet habitait alors rue du Cherche-Midi $7, une m.iison où se
trouvaient de nombreux ateliers autour d'une grande cour.
' Joseph de Maistre, philosophe religieux, i^SS-lSai.
LA CORRESPONDANCE i8i
Je n'ai pas besoin de te dire que je n'ai rien eu d'acheté. Ce
gouvernement qui dispose de tout l'or de la France, qui se
donne 3o millions de liste civile, qui a dans les mains le jeu de la
Bourse et des chemins de fer, n'a pas de quoi encourager les arts,
il paye ostensiblement fort cher quelques œuvres, décore les
remuants et les populaires et met le reste au bâillon ou à la porte.
L'exposition était cependant intéressante, forte comme exécution,
aucune tendance à l'idéal ou h la grandeur. Delacroix, plus incor-
rect que jamais, et aussi coloriste compositeur que toujours,
avait l'air d'un vrai barbare, avec son grand style au milieu de
cette facilité gracieuse, de ce naturalisme (le mot est à la mode)
aimable, qui ne veut ni pensée, ni sujet, ni drame. Le succès du
salon a été pour Rosa Bonheur', qui a fait une immense étude
du marché aux chevaux de Paris, et Troyon ", qui a donné le
résultat de ses belles études d'animaux.
Il n'a été fait bruit d'abord que des paysages de Daubigny^ : deux
études de mares d' après nature et une étude de mauvais chaumes.
Je puis dire mauvais chaumes, ceci était mauvais en tout; une
seule des éludes était bonne, mais tout cela était bien au-dessous
du succès. Français avait aussi trois études, trois bonnes choses,
dont une certainement très remarquable. Il a été décoré. Quant
il l'histoire, au genre historique, au paysage de style, je ne vois
pas ce que je pourrais te citer. Quelques peintres de genre,
belges, se sont distingués. Je ne vois dans tout cela que de fortes
raisons pour ne pas abandonner le genre de style qui m'appar-
tient, mais aussi bien peu de motifs encourageants pour m'aider
au travail. Est-ce donc cette raison, ou la paresse naturelle et la
pente de l'âge qui m'encouragent à jouir de mon bonheur inté-
rieur, au dessus de toutes ces vanités ! — Mais depuis que je suis
ici, je n'ai pu toucher ni brosses, ni crayons; tu auras peine ii
croire une telle chose de ton peintre ordinaire, du travailleur
infatigable que tu connais ; voilà cependant, comme je te le disais
plus haut, où nous en sommes. Je n'en pense pus moins à toi,
mon cher bon, et je ne suis pas seul à le faire, femme, enfants,
tout ce qui te regrette, fait des vœux pour toi et ta chère com-
pagne au souvenir de laquelle jeté prie de nous rappeler. Je ne
sais pourquoi, il me semble que nous devons aujourd'hui avoir
une petite place dans son afifection.
Paul.
Tréport, chez la V Sire, rue aux Vaches.
' Rosa Bonheur, peintre, 1822-1899.
2 Troyon (Constant), paysagiste et animalier, i8i3-i865.
' Daubigny (Cfiarles-François), paysagiste, 1817-1878.
18-2 PAUI. nUET
A sa femme.
Blois, i853.
Le temps, depuis mon arrivée, est en harmonie parfaite avec
le pays, qui est vraiment laid et maussade, je devrais dire aflreux,
comme la journée d'hier. Nous avons parié de toi, des enfants,
peinturluré un commencement de nature morte et j'ai visité le
château de Blois avec Legendre : l'architecture en est, comme
dans beaucoup de nos plus beaux monuments, trop échantillonnée,
ce qui, avec la disposition du terrain, donne à l'ensemble un
aspect aussi bizarre que pittoresque. La partie Louis XII est très
remarquable, surtout dans )a cour. La restauration en a été faite
avec soin et goût, bien que cela ne paraisse pas suffisant pour éta-
blir très haut la gloire d'un architecte et faire pardonner les
incongruités de la restauration du Louvre. Je doute fort que la
couleur donnée aux fresques intérieures soit la couleur des fresques
exécutées sous Catherine de Médicis ; quant aux souvenirs histo-
riques, tu sais ce que valent les descriptions des animaux parlants
qui vous conduisent; ce qui paraît probable, c'est qu il est diffi-
cile de bien constater la place où le duc de Guise a été escotié,
et qu'on a le droit de choisir entre trois ou quatre portes qui se
disputent cet honneur ! Comme dans mon opinion , ces deux
coquins historiques se valent bien, la chose me paraît d'un
médiocre intérêt et j'aime mieux les cliarmantes sculptures renais-
sance exécutées par une main inconnue aujourd'hui et peut-être
fort peu célèbre alors. Legendre fait le projet d'aller à Cham-
bord, je désire voir ce château avant de partir et j'aurai grand
plaisir à le visiter avec cet aimable compagnon. M™° Legendre
est toujours la même, tout occupée de la tenue de sa maison et
surtout de l'éducation de sa fille. Mathilde travaille son piano
sept ou huit heures par jour; ce sont les vacances de la fille et
de la mère. Je n'ai rien à te souhaiter, tu le sais, chère chérie
amie, tu es pour moi la meilleure et la plus dévouée femme
rêvée, je te voudrais seulement le flegme de cette charmante et
coquette jeune femme qui fait toutes ses petites affaires avec le
calme administratif le plus parfait.
Les Legendre m'ont bien déclaré qu'ils ne me laisseraient point
partir au bout de huit jours. Je pense cependant être exact à tes
instructions et ne pas dépasser ma permission; j'ai trop hâte de te
rejoindre un peu et de voir des arbres. Ce qu'il y a cependant de
plus beau ici c'est l'ancienne route qui passe devant la porte de
cette maison ; il ne reste qu'un très petit morceau de ces ormes
antiques, mais ils sont vraiment remarquables.
Adieu, amie, je désire bien recevoir de tes nouvelles, écris-moi
et récris-moi, il est fort indifférent que les lettres se croisent.
Ton ami,
Paul.
Aux Allées, maison du Belvédère.
LA CORRESPONDANCE i83
A sa femme.
Blois, mardi lO heures et demie du soir.
Nous arrivons du château féerique de Chambord, chère chérie,
et je trouve enfin ta lettre tant désirée, malgré les merveilles
que vient de m'offrir ce palais enchanté de la Renaissance,
malgré un appétit excité par ce retour tardif et dix heures de
jeûne, elle était toute ma préoccupation, enfin la voici ! Et j'ai
quelque chose de toi, si je ne puis t'avoir toi-même ! J'étais
inquiet, agité, mécontent, ta lettre me fait comme un rayon de
soleil; à cette époque de sombres nuages, elle a réchauffé et
coloré mon âme découragée. Les plaisanteries ne tarissent pas h
ce sujet, le mari et la femme s'en donnent à cœur joie; si je dois
les croire, tu es bien enchantée d'être débarrassée de moi, et tes
belles phrases ne sont là que pour la forme; à ma place, ils sau-
raient à quoi s'en tenir sur ton compte, etc.. Je voulais t'aller
chercher samedi et te ramener lundi matin à Paris, donner
ce témoignage de ma sympathie bien vraie à notre pauvre amie
de Lumière et te rejoindre; je ne conçois une absence pro-
longée loin de toi que si elle peut être utile à mon travail; malgré
les tristes résultats de mes peines, je comprends comme un devoir
de donner à l'étude les dernières années de force et d'énergie
qui me restent, et de leur sacrifier le seul bonheur, crois-le bien,
qui me soit véritable, celui que je goûte près de vous trois, près
de toi surtout. Je suis cependant fort gâté ici, comme tu le dis
dans ta lettre, et si nous n'avons pas toute la gaieté d'Andilly,
c'est que ton absence fait ombie au milieu des aimables folies
de mes hôtes. Legendre veut absolument t'écrire pour obtenir
une prolonga /ion de congé, je ne sais comment il s'y prendra et
quelle pomme de discorde il veut jeter entre le mari et la femme,
je suis aussi curieux de voir ta réponse et j'ai hâte de la voir ! Je
devrais un peu croire les mauvaises paroles qu'on me siffle aux
oreilles, sais-tu? Déjà tu t'arranges pour me laisser ici et ta
lettre contient des doutes et des duretés qui sentent plus Fon-
tainebleau que Lumière ; pour moi, je leur ai dit mon avis; d'un
autre côté la saison s'avance malgré ce que tu peux dire, et ce
pays est tout à fait misérable. De Blois à Chambord il y a, sous
la levée, d'assez jolies oseraies, il faudrait faire deux lieues pour
aller les chercher, elles ne valent pas les saules de Seine-Fort,
en vérité. L'amitié, sous ce point de vue, m'a tendu un véritable
guet-apens, et Legendre, qui prétend m'avoir prévenu dans toutes
ses lettres que ce pays était affreux; il faut toute leur amabilité
et leur bonne grâce pour faire passer là-dessus ; leur empresse-
ment est extrême et je suis honteux de me voir aussi engagé.
Legendre complote toute espèce d'excursions et est parvenu, non
sans peine, à organiser la partie de Chambord. C'est le moment
des vacances, les chevaux de louage sont rares et exténués; nous
i84 PAUL HUET
avons été obligés hier de laisser notre équipage à deux lieues de
la ville et de revenir h pied; ce qui pour toi, ma gilana. eût été
une promenade, paraissait un prodige pour cette petite lemme
si soigneuse de sa beauté, de ses lorces, de toute sa personne,
et cependant si courageuse pour les devoirs tracés. Sois tran-
quille, si j'attaque quelquefois ta simplicité trop modeste, je ne
la ménage pas de mes feux d'artifice, de compliments et de
railleries sur ses grâces vraiment charmantes et sur les panaches
dont elle croit devoir les orner. Tu sais combien ils sont gais,
aimables et braves ; la plaisanterie ne va que jusqu'où elle doit
aller.
Pour revenir h Chambord, nous nous sommes mis en route
vers les une heure aujourd'hui ; à un quart de lieue il a fallu
revenir, changer de cheval, tant le nôtre était éreinté et à bout de
service : dix lieues à faire, un château magnifique h voir, nous
sommes rentrés à Blois silencieux de fatigue et d'appétit. Cham-
bord est un monument que l'Italie peut nous envier; extérieure-
ment, c'est un chef-d'œuvre de grandeur, de magnificence et en
même temps de caprice. Malheureusement il a été la proie de
plus d'un sauvage, Louis XIV a détruit l'audace du grand esca-
lier et l'a sali de ses mansardes, cet homme fourrait ses perruques
partout; le maréchal de Saxe a comblé ses fossés, la Terreur
pillé les meubles et les plombs, et le soldat Berthier, auquel le
Napoléon l'avait donné en apanage, a détruit le bois et le parc,
•j lieues de bois; cette coupe réglée, cette conquête pacifique lui
a rapporté six cent mille francs. Avant de le vendre au comte de
Chambord, qui le fait modestement restaurer avec les idées plus
justes de ce temps-ci ; le château a coûté aux donataires, aux sous-
cripteurs si tu aimes mieux, douze cent mille francs, il faudrait
plus de deux millions pour le remettre en état et le meubler; sa
nudité intérieure est tout à fait indécente.
Au président Petit.
Paris, 20 janvier i854
Vous avez été bien cruellement atteint, mon cher ami, et
j'éprouve un serrement de coeur à vous parler aujourd'hui d'un
événement si triste et déjà un peu loin, tant le temps nous
emporte même dans nos douleurs. Je sens que je ne puis le faire
qu'en touchant des blessures qui ne sauraient être fermées. Je sais
combien était tendre l'afTection que vous portiez à votre mère.
Le bruit de son mérite, de sa forte et maternelle influence
m'était parvenu, et je n'avais pas besoin de ces détails pour
savoir qu'un cœur comme le vôtre devait être brisé par cette sépa-
ration, toute fatale, toute voulue qu'elle est par les lois sévères
qui gouvernent toutes choses ici-bas. Si votre âme est faite pour
sentir plus qu'une âme ordinaire la grandeur d'une telle perte,
LA CORRESPONDANCE i85
mieux qu'une autre elle est préparée pour la lutte et contre le
malheur. Celle que vous regrettez a été la première, je crois, h
vous armer contre l'adversité, j'ai entendu parler de son carac-
tère noble et courageux ; puis vous avez autour de vous de bonnes
et gracieuses consolatrices, d'aimables et tendres cœurs pour
caresser, attendrir, apaiser votre chagrin.
Pendant que je rouvre vos plaies, elles s'entendent pour vous
guérir et vous faire sourire au bonheur. Un regard de votre
chère femme, un baiser de votre Marie et de ces autres jeunes
et frais visages, inconnus ou vagues pour moi, font plus qu'un
serrement de main d'un ami; je ne puis cependant ni'empêcher
de vous offrir toute ma sympathie. J'ai perdu ma mère bien
enfant, mon père bien jeune encore, je n'en sens peut-être que
plus vivement l'excellence de ces affections protectrices et natu-
relles ; et c'est l'amour de nos enfants qui nous fait mieux com-
prendre l'affection pour les pères.
Je ne puis vous parler d'autres choses dans cette lettre : les
événements, les arts si singulièrement protégés, dirigés et pra-
tiqués aujourd'hui, me laisseraient de quoi remplir une lettre;
bien des choses d'un autre côté, bonnes pour l'intimité, se ris-
quent peu sous la protection de ^I. Tayer, le directeur général
des postes. Le bruit est plus que jamais à la guerre, les affaires
vont mal ou plutôt ne vont pas du tout. Je vous laisse à penser ce
que sont les arts au milieu de cette agitation.
Adieu, mon cher ami, nous sommes revenus de la campagne
fort tard cette année avec une provision de santé qui s'écoule
bien vite sur le macadam de Paris.
P.tUL HUET.
A M. Sollier.
Janvier, ib5/l.
Ça, cher ami, tu es, j'espère, passé à l'état superlatif, impalpable,
omnipotent, incarné au Dieu Vischnou ! et tellement absorbé
dans les régions supérieures de ta félicité, que du fond de ton
extase, et du milieu de tes choux, tu regardes avec profond
dédain, si toutelois tu regardes, la pauvre espèce qui grouille,
patauge et croit vivre ici, en prenant chaque jour les bains du
macadam moral, politique et tristement liquide qui déborde à
pleins bords notre pauvre Babylone.
Permets-moi, après un moment de respiration que celte longue
période demande, de tourner mes regards vers toi, de te dire que
tu nous mancjues, que ton silence nous attriste ! On te voyait
rarement, mais enfin on te voyait. Là-bas, c'est fini ; tu commences
h ne plus exister pour nous, ou comme je disais mieux, nous
n'existons plus pour toi.
Je voulais t'aller voir : le temps, l'espace, la raison suprême
i8G PAUL Huirr
m'ont retenu, privé de ce plaisir. Partie remise j'espère. Quand?
Je ne sais.
Les aflaires vont mal, les miennes du moins et je ne les crois
pas exceptionnelles. 11 est vrai qu'un honnête homme, aimant son
art et travaillant chez lui, n'a pas beaucoup de chance de fortune.
11 faut aujourd'hui être un X***, l'cflronté coquin, (jui vient de
carotter Sa Majesté de dix mille Irancsen se donnant des airs de
Benvenuto Cellini. Tu as vu quelquefois Paillasse ou plutôt Gali-
malré faisant cours de morale à sa façon, sur la place publique,
volant son maître et mettant les doif^ts dans le fricot. Nous en
sommes là aujourd'hui. Quand je dis nous, je veux dire nos grands
hommes d'Etat, nos grands artistes, tout ce que nous avons de
grand.
L'effronterie est le suprême du jour, à moins qu'on ne préfère
la tartufade qui n'est pas non plus sans succès. Aussi, au milieu
de tout cela, des grandes présentations, des ballets où les dames
a queue paraissent en mousquetaires ou en vivandières, je n'ai
pas encore donné une robe à queue à ma femme, mais bien un bel
et bon cachemire, oui mon cher, un de vrai, l'objet de ses désirs
les plus anciens et encore les plus vifs. Un beau matin ou plutôt
un beau soir, je suis allé tout droit chez Brousse, A la Caravane.
Je le savais un peu amateur, je lui ai proposé un échange, moitié
argent, moitié peinture. Accepté, cachemire choisi, échangé.
Seulement aujourd'hui le tableau est en vente à la porte du mar-
chand !
Je suis fâché de ne t'avoir pas conté l'affaire X***, d'un bout
à l'autre, elle est réelle, très vraie, j'en tiens les détails de bonne
source. Il a dit, dans tous les cas, d'assez grandes vérités, je crois,
h Sa Majesté sur le personnel qui l'entoure.
Adieu, cher ami vieux, nos compliments les plus affectueux à
ta chère compagne.
Je t'embrasse de cœur en mon nom et comme chargé de
pouvoirs.
P.VUL.
A M. Sol lier.
Commencement de i854.
Vieux bon, je voulais, en te donnant le bon exemple,
répondre de suite h ta lettre, piqué d'ailleurs par certain pas-
sage, j'avais hâte de relever ta légèreté, le temps m'a manqué.
Comment toi ! campagnard bourgeois, qui n'as plus d'autre
affaire que de savourer, à travers tes plates-bandes ou au coin de
ton feu, les élucubrations de Girardin ' ou les sottises de notre
ami Dumas, comment lis-tu ta feuille quotidienne, ta presse
enfin ! Tu te perds, mon cher ami, la bonne littérature t'échappe ;
' Emile de Girardin, publiciste, 1806-1881.
LA CORRESPONDANCE 187
certes, si tu négligeais moins ton feuilleton, tu aurais reconnu
mon innocence au sujet de cette lettre canard servie h propos
d'un poisson d'avril. Comment n'as-tu pas vu que cette réclame
de la main de Dumas', n'était lancée que pour ridiculiser les
réclamateurs, susceptibles des mémoires. Bonnes gens, en vérité,
qui s'inquiètent de l'exactitude des mémoires de Dumas et viennent
se mettre en travers les plaisirs du public et les blagues de ce
farceur spirituel, notre ami. Pour moi, je m'en suis bien gardé,
j'ai trouvé que j'en avais assez comme cela, les conseils, non
plus que les compliments, voire même les reproches et les
hontes ne m'ont point manqué. Tu as eu le courage de m'en
écrire, bien des amis n'ont pas osé me parler de cette grosse
sottise, mise sur mon dos, et si j'en avais cru Buloz (de la Revue
des Deux Mondes) j'aurais joint mon procès au sien et attaqué
Dumas comme coupable de faux en écriture privée! Il a fallu me
consoler avec les gens qui, trouvant la lettre spirituelle, venaient
m'en faire compliment, et tout en déclinant la responsabilité, ne
pas être trop humilié de cette aventure. Me vois-tu réclamant
contre cette réclame et ballotté pendant un mois encore au
plus grand amusement du public ! Je le pouvais d'autant moins
qu'il m'aurait fallu demander l'insertion de ma véritable lettre,
car j'avais écrit; comme il y a bien quelque chose de vrai
au milieu de toute blague, j'avais en effet écrit à Dumas non
pour Valtarjiie/\ mais pour le remercier de son aimable souvenir
et lui reprocher en même temps son manque de mémoire. Je
lui racontais tout au long l'histoire véritable et authentique de
l'arête de Trouville ! dont il eût pu tirer un bien meilleur parti.
Quelque jour au coin du feu, rapprochés du même tison, je
te donnerai le plaisir de cette histoire dont le préambule,
comme tu vois, est vraiment trop long.
Je travaille, c'est toujours le seul et le grand plaisir de ma
vie, à part nos joies de famille. 11 le faut, il faut aimer l'art
pour lui-même pour travailler malgré les dégoûts, les petites
épines du métier. Il est des destinées! la mienne est de conquérir
péniblement quelque sérieuse estime et de voir se renouveler
sans cesse de nouvelles modes, de nouveaux succès et de nou-
velles médiocrités. Bien que j'aie quelque droit de me plaindre,
et que l'expérience me montre combien il est difficile d'être
honnête homme, consciencieux et d'avoir le succès, j'accepte
ma tâche et je veux, autant que mes forces le permettront, me
contenter moi-même et faire chaque chose de mon mieux Mon
plus grand chagrin est de voir combien l'existence est courte pour
poursuivre une idée et qu'avec les difficultés de la vie, diificultés
dont j'ai eu ma part, la fin arrive sans qu'on ait rempli sa
tâche. Il est, au milieu de tous les écueils, bien difficile de
' Voir, pour l'e-xplication de ce passage, la lettre adressée à M. Léon
Séché, p. 106.
i88 PAUL HUET
garder sa fermeté et son sang-froid. Le peintre a besoin de
trouver son emploi, et l'accumulation de ses toiles dans son ate-
lier est bien faite pour troubler et donner le doute. Sans ses
grands travaux oii Delacroix en serait-il? Ceci est une ques-
tion qu'on peut se poser. Il vient de terminer le grand salon de
la paix à rilôtel de Ville. Avec une incorrection plus grande que
jamais, c'est plaisir de voir combien cet homme conserve sa
vigueur et sa nature. C'est toujours, et peut-être mieux que
jamais, d'un grand style et d'une belle et harmonieuse couleur.
Le fait des grands artistes est de conserver la foi et le naturel des
premiers débuts, l'inspiration ! et de ne point perdre leurs défauts,
on pourrait dire. C'est ce quia lieu pour Delacroix, pour Ingres,
qui lui aussi vient de faire un plafond pour l'Hôtel de Ville, l'Apo-
théose de Napoléon I"' ! ! ! 80.000 francs ! ! ! Une médaille antique
mise aux points comme Ingres seul peut la mettre et peinte avec
des couleurs et une gaucherie de gestes, dont il faut lui laisser
la responsabilité.
Il y a eu une certaine distribution de largesses impériales dont
j'ai été, comme toujours, naturellement exclu. On a (ait venir une
douzaine des hommes de mon temps, de mon école, Rousseau,
Troyon, Français, Benouvllle ', Saint-Jean ^, etc., etc. Le ministre
d'Etat leur a donné des conseils, dicté des programmes, fait des
discours et les a congédiés. On se croyait volé (par habitude) ;
au bout de huit jour.-. : M. Rousseau une commande de dix mille,
M. Français de huit mille, et Troyon beaucoup plus, je crois,
n'importe. Delacroix prétend que les opinions légèrement /^o«zm-
goU'stes de ces messieurs ont pu les servir. Je crois que certaine
adresse, une popularité habilement conquise les servent beau-
coup mieux ; j'entendais dire h l'un d'eux, qui est certainement
le plus fort dans ce genre, parce qu'il n'a pas l'air d'y toucher,
et qu'il est avec cela très bon enfant, très aimable et très aimé :
qu'il ferait aujourd'hui un xi/ccès à n importe qui !
Je ne te dis pas un mot de politique, la chose
est fort peu intéressante. Jules Janin ' était arrêté hier, disait-on,
pour avoir dit à l'Opéra, en apercevant Fould : « Tiens, voilà celui
qui nous envoie des sergents de ville pour nous dicter des articles. «
Le fait était vrai. C'est le moyen nouveau employé non pas seule-
ment pour le premier Paris, mais pour faire dire telle ou telle
chose d'une actrice ou d'une pièce ! Ainsi soit-il ; tu l'as voulu,
Georges Dandin. As-tu entendu les cris de nos sénateurs et de
nos députés, cela a dû te réjouir le cœur. Adieu, cher ami, la
place me manque, il m'en faudrait beaucoup pour te dire tout ce
que j'ai encore h te dire pour toi et ta chère compagne, veuille
' Bcnouvillo (Jcan-Acliille). iSiS-iSgi, prix de paysage, 1837.
'^ Saint-Jean, peintre de fleurs, 1808-1860.
'■> Jules Janin, critique littéraire et dramatique, 1804-1874-
LA CORRESPONDANCE 189
bien me rappeler à son souvenir, ma femme se joint à moi et les
enfants t'embrassent.
Veux-tu la lettre de Montalembert P
En 1854, c'est encore vers la côte normande, vers la
région de la vallée d'Auge qu il est attiré. II prend
un soir de juillet, dans la cour des Messageries de la
rue du Bouloi, la diligence pour Honfleur ; mise sur
une prolonge de la ligne de l'Ouest à la gare du Havre,
elle roule sur rails jusqu'à Rouen, où une nouvelle méta-
morphose la replace sur des roues, avec attelage et
postillon, on traverse de nuit la vieille ville et la Seine
pour se réveiller au matin à Pont-Audemer, où, pendant
un relais, il est ])Ossible de visiter les vieilles églises
et leurs superbes vitraux. Arrivé à Honfleur, il fait une
tournée au pied de la côte de Grâce, puis pousse jus-
qu'à Trouville. La foule élégante, qui a de plus en plus
envahi et transformé le petit coin, découvert avec Dumas!
le fait fuir. Enfin, deux lieues plus loin, il trouve un
refuge dans une ferme, près d'une plage déserte et d'un
hameau de deux ou trois chaumières, groupées autour
d'un petit clocher, sous le nom de Villers. 11 prend pen-
sion avec sa famille dans la ferme Fauvel qui existe en-
core, et pendant plus de deux mois, dans ce trou inac-
cessible, travaille avec passion au milieu de cette vie
rustique. Troupeaux de bœufs, chevaux, porcs, volailles,
tout lui sert de modèle, il remplit des cahiers de croquis,
fait des études peintes des vieux moulins, des cours
plantées de pommiers, des ruisseaux, des masures ; prend
des effets de marine sur la plage et dans les falaises des
Vaches-Noires, commence avant le lever du jour et finit
après la nuit tombée.
Un matin, il est arraché à son travail par l'arrivée de
deux Parisiens et une Parisienne, grand événement dans
ce désert ; c'étaient Hippolyte Garnot et sa femme, accom-
pagnés d'un ami, M. Dutrône, ancien magistrat protes-
tataire contre le coup d'Etat, chez lequel ils étaient en
igo PAUL llUET
visite au château de Sarlabot, près Dives : « Nous avons
eu du mal à vous trouver, dit Carnot, vous êtes bien
caché ici, mais nous vous tenons et nous vous enlevons,
vous venez avec nous chez notre ami qui sera heureux de
vous faire voir son domaine, situé sur les hauteurs de
Dives, d'où il domine à perte de vue toute la plaine de
Caen, nous ne repartons pas sans vous. »
Pour donner une idée de ce qu'était alors ce pays,
aujourd'hui sillonné par les automobiles, la voiture n'avait
pu descendre dans la vallée. M. Dutrône avait dû l'aban-
donner près du château de Villers, à plus dune demi-
lieue dans les terres; il tenait en main son cheval dételé.
C'est au milieu des petits ruisseaux ravinés par les orages,
à travers les herbages plus ou moins marécageux, qu'il
fallait chercher un passage. Aucun chemin pour aller à la
mer.
C'est ainsi que Paul lluet voit pour la première fois
cette côte de Dives. Après trois jours de fctes normandes,
dîners pantagruéliques commençant à midi pour finir à
cinq heures, suivis de soupers de sept à neuf! il déclare
que malgré le charme de cette réception, l'amabilité de
ses hôtes, il lui faut se retirer et rejoindre son travail;
que d'ailleurs, il ne saurait résister à un pareil régime.
On ne veut pas le laisser partir, il est prisonnier. Aux
pressantes instances pour le garder, il répond que puis-
qu'il est impossible de partir en plein jour, il se sau-
vera de nuit. — Le lendemain matin, à cinq heures, il
laisse un mot de remerciements à son ami Carnot et à son
aimable hôte et part à pied par la falaise de Beuzeval, à
travers des éboulements, appelés le Colimaçon, qui sont
aujourd'hui la ville de Iloulgate.
A la fin de son séjour à la ferme de Villers, il a le
désir de revoir cette côte de Dives entrevue, de rendre
à M. Dutrône une visite un peu correcte pour se faire
pardonner son escapade d'écolier. Les bagages sont ju-
chés sur un banneau de la ferme, les enfants par-dessus,
et par la grève à marée basse, la seule route praticable.
LA CORRESPONDANCE 191
il longe les belles falaises dites les Vaches-Noires. C'est
en cet équipage qu'il arrive à Dives et descend dans
une vieille auberge pleine de caractère. Malgré son titre
pompeusement historique, Thôtel de Guillaume le Con-
quérant ne se doutait pas alors, dans sa rusticité primi-
tive, de la glorieuse destinée qui lui était réservée, et
M"" Lerémois, la mère du charmant antiquaire, qui a
fait de cette maison un véritable musée, était loin de
prévoir que sa table recevrait un jour tout ce que la lit-
térature, la politique, l'art ou le théâtre pouvaient avoir
de célébrités, et à sa suite tout le snobisme parisien.
De là, Paul Huet rayonne dans tous les environs ; la
visite à M. Dutrône amène des relations plus suivies, il
fait des études à Sarlabot, à Montdimont, à Trousseau-
ville, études dont il va tirer parti pour ses panneaux
décoratifs. L'aimable châtelain, peu artiste mais ardent
patriote et philanthrope, a introduit en France une race
bovine sans cornes, la race anglaise de Durham ; il fait
poser lui-même son taureau noir, donnant à Paul Huet
des renseignements précieux pour les proportions par-
ticulières à la race, pour les formes qui caractérisent le
type.
Dans la vallée de Beuzeval, alors si sauvage et si pit-
toresque avec ses vieux moulins, il rencontre M. Delise,
jeune avocat de Lisieux, qui, plus tard, sera Procureur
général à Paris, sous la République, son beau-frère,
M. Jouvet, très artiste, faisant un peu de peinture; ce
dernier lui dit qu'il l'a déjà vu àMortainen i85i, étant avec
son ami le peintre Legrain, de Vire. Paul Huet est reçu
au chalet, unique habitation alors construite sur la plage.
Les soirées se passent en causeries d'art, de littérature.
Pendant qu'il dessine ses souvenirs de la journée, on fait
de la musique, une très belle voix d'homme complète
la séduction. Quand Paul Huet part pour Paris, il est
déjà convenu qu'il reviendra l'année suivante dans un loge-
ment de douanier pouvant offrir un refuge pour la sai-
son. C'est alors qu'il retrouve M. Legrain, qui devient
Kji PAUL HUET
Fanii avec lequel il échange jusqu'au dernier jour une
correspondance suivie, correspondance qui fournit sur
ses impressions d'art, sur ses travaux, ses projets, ses
enthousiasmes ou ses découragements, une des notes
intimes.
A Villers, un camarade de son fils, Georges Clairin,
encore enfant, fait près de lui ses premiers essais de
dessins d'après nature.
A M. Sollier.
Paris, 19 octobre i854.
Comme il y a longtemps que je ne t'ai écrit, cher bon, j'ai
commencé à ton intention plusieurs lettres toutes restées en
plan; il faut que celle-ci soit plus heureuse, je sais que sans cela
ta plume resterait tout à fait muette, heureusement que j'explique
ta paresse par ton bonheur et que je lui pardonne, comme un
homme heureux moi-même : tout va bien ici, femme, enfants se
portent a merveille. Quand je dis ici, la chose n'est pas abso-
lument exacte ; nous débarquons de Normandie où nous avons,
au bord de la mer, à l'abri des mécliants et des sols, comme
dit Lafontaine, passé deux mois et demi ; et à peine sortis des
wagons, j'ai conduit ma femme à Fontainebleau, où elle va rester
à peu près jusqu'à la fin du mois...
J'ai travaillé en voyage, comme aux beaux jours de la jeunesse,
et je prépare pour l'Exposition, dite universelle, trois toiles impo-
santes par la dimension ! Souviens-toi, cher ami, que tu nous as
promis ta visite, j'aurai, au besoin, un lit médiocre à l'offrir.
Me voici donc seul à Paris où, tu le vois, j'ai fort à faire. Je le
sens si bien que je ne sais par où commencer. J'ignore quelles
sont, je ne dirai pas mes chances de succès, mais même les
chances de succès d'une exposition de peinture ouverte à côté
d'une exposition universelle de l'industrie, au milieu des fanfares
de la garde impériale, de l'inauguration d'un nouveau Paris, et des
pompes triomphales de la victoire. Tout cela est commandé pour
la même époque, sans compter les surprises. Les Français s'en-
nuient, on les amuse. Pour les arts, comme ils sont là sous forme
de trophées accessoires, je pense qu'ils seront facilement dévorés;
sans compter qu'ils offrent peu de dividende et se mettent peu en
commandite. Non, non, l'esprit du siècle n'est pas là, il faut en
prendre son parti; je le dis, je t'assure, sans trop de mauvaise
humeur, le travail seul est un assez bon plaisir et vaut la peine
qu'il donne. Je suis heureux, tu le sais; ma femme est toujours
la bonne et charmante compagne que tu connais, les enfants
poussent à ravir comme de vrais et bons champignons, ils
LA CORRESPONDANCE ,93
t'aiment car ils aiment mes amis, mais s'il m'était défendu de
travailler, cela me manquerait beaucoup. Sans pouvoir, comme
Delacroix que j'admire, calculer toutes mes forces, mes instants,
mes plaisirs et ma vie pour le culte de lart, je suis heureux, tout
en jouissant d'autres bonheurs qu'il ne connaît pas, et dont je
puis te parler, à toi qui sais en jouir, d'avoir un peu de sa pas-
sion et de son amour pour le métier ingrat et perfide après
lequel nous crions tant. A qui donc parlerais-je de cette coquette
maîtresse si ce n'est à toi, cher ami, à toi qui l'aimes aussi, qui
as partagé mes émotions, encouragé mes luttes. Combien je pense
à toi, combien tu me manques! l^'aniitié est une bonne et sainte
chose, à laquelle je ne veux pas plus renoncer. Quelle triste sépa-
ration, au bout du compte, que celle qui tient éloignés deux
vieux amis comme nous. Je n'ai écrit à personne pendant mon
absence et n'ai eu de remords que pour toi, ingrat qui vis dans
ton fromage.
Adieu, cher ami, mille respectueuses amitiés à ta compagne,
et écris-moi.
Je te parlerais bien, si j'en avais la place et le courage, de mes
affaires, de certains mécomptes, de la tenue que je garde, fierté
dont on ne me saura aucun gré et qui profite si bien à d'autres.
Mais tous ces accidents ont peu d'intérêt, ils rentrent plus ou
moins dans l'histoire du monde où le masque de l'hypocrisie le
plus sale, le plus connu, le plus traîné, réussit toujours, puis j'ai
souvenir de ta dernière lettre et tu croirais en vérité que je
prends ces choses plus à cœur qu'elles ne valent et que ma
propre dignité ne le permet.
Paul.
A sa femme.
23 octobre i854-
Si ce n'était le plaisir que j'éprouve des bonnes nouvelles de
ta santé, je me laisserais aller à une disposition assez maussade,
et tu risquerais, ingrate, comme tu te nommes si bien, de rece-
voir le contre-coup de mon humeur. J'ai décloitté la caisse de
Nantes, et la vue de ce capital à fonds perdu est loin de me
réjouir. Je viens d'écrire à ma nièce pour lui dire que nous
n'irions pas dimanche et je reprends la plume pour toi, qui
trouves mes lettres bâclées et peu tendres, qui ne me répondras
pas, et qui reçoisde ces lettres, /je« /e«rf/'es, tous les jours. Décidé-
ment Ihomme est bien l'être incompris. N'êtes-vous donc pas
contente, belle dame, que je vous tienne si bien registre de ma
conduite, que je vous donne le journal de mes heures, que je
vous rende compte de tout. Si je n'ai pas parlé de tout ce qui
me tenait au cœur et qui y tient bien, c'est que c'était un peu
triste pour moi isolé ici ; je puis commencer à le dire maintenant
i3
,94 PAUL HUET
que la (in approche, mais je tenais à ne pas troubler vos derniers
jours (le campagne et de famille, chère madame.
J'ai passé la soirée de lundi chez Bixio, il m'avait prêté la
dernière revue, que je devais lui rendre de suite : Un article de
Planche très beau sur Rubans, Chez Bixio, on accusait Planche
de plagiat à propos de cet article. Je ne suis pas Rubens, mal-
heureusement, et ne puis payer de ma gloire le nombre de mes
années. Je voudrais avoir comme lui à offrir h ma jeune femme
une splendeur éclatante. Il y avait entre elle et lui une différence
de 36 ans qu'il a su combler par la gloire, il a été comme moi,
ma chère, un mari amoureux et heureux. C'est le plus beau point
de ressemblance, n'est-ce pas? 11 y avait chez Bixio le petit
cercle des habitués, cercle qui vieillit et s'endort. Hier, j'ai redîné
chez Legendre ; pour mettre h profit les derniers jours de
liberté que laisse le vieux père, nous n'y avons pas manqué, et
pour nous refaire de l'affreux mélodrame de l'autre jour, nous
avons été entendre, au Théâtre lyrique, une jolie pièce nouvelle
parfaitement montée et dont la musique gracieuse, facile, est char-
mante. 11 nous a fallu même admirer les décors. Naturellement nous
avons parlé de toi, j'ai parlé de toi, qui troublais mon plaisir par ta
santé. M™^ Legendre et tes amis disent tous que tu ne te couvres
pas assez. Les trois quarts des maladies, à mon avis, viennent du
changement d'air et des impressions qu'on en reçoit. Soigne-toi
pour moi, qui ai besoin de toi, pour tes enfants qui en auront
plus besoin encore, et crois que je ne puis te dire rien de
mieux que ce mot qui sort si bien du fond de mon cœur : je
t'aime.
J'ai beaucoup travaillé, aussi n'ai-je vu personne. Je voulais
aller chez les Miet voir Zélie. Je voulais écrire à ma tante, à
M. Dutrône, je n'ai rien fait de tout cela et toi? A bientôt chère
chérie amie, moi aussi je compte les heures. Embrasse pour
moi père et mère et comble les petits, je te le rendrai.
A son fils.
Mon cher René, je sais que tu tiens à ce qu'on te réponde. Je
ne te promets pas de toujours le faire, mais comme aujourd'hui
je veux te recommander de me bien donner tous les jours des
nouvelles de mère, je n'y manquerai pas. Tu sais, mon bien cher
enfant, que tes lettres me feront toujours plaisir; je veux non
seulement être ton bon petit père, mais encore être ton bon
petit ami, et sois sur que tu n'auras jamais de meilleur confi-
dent, ni de plus sincère comme de plus indulgent conseiller que
moi ou ta bonne mère. Ce que je serai pour toi, tu le seras à ton
tour pour ta sœur, dont tu sais être, parfois, le protecteur et
l'ami. Plus vous vous aimerez, plus vous vous élèverez ensemble
en intelligence dans les mêmes idées, dans les mêmes besoins,
LA CORRESPONDANCE igS
et plus vous serez heureux. Je suis content de toi pour ton trav<Til,
cela me fait beaucoup de plaisir. Ton maître te donne des choses
faciles, tant mieux si tu les fais bien. Dans la vie, on ne s'inquiète
jamais si une tâche, un devoir est facile, mais s'il est bien fait.
Adieu, chéri, nous t'aimons bien tendrement et tu sais qu'en
parlant de toi ou de ta sœur, en vous regardant, ta mère et moi
avons eu souvent les larmes aux yeux.
Ton petit père.
L'Exposition universelle était annoncée pour i855.
Paul Huet, plongé dans le plus grand découragement,
n'osait rien entreprendre. Les événements de i852 ne
l'avaient pas seulement atteint moralement, il était encore
frappé dans sa carrière ; depuis le coup d'État, ses toiles
n'étaient plus achetées par le ministère, il se sentait à
l'index et véritablement, comme il le dit lui-même,
(( proscrit à l'intérieur ». Un jeune artiste, qui eut plus
tard quelques succès et un moment de vogue, et qui avait
travaillé beaucoup près de lui depuis quelques années,
Desjobert', dit en feuilletant ses cartons : « Vous qui me
prêchez si bien le travail, qui toujours prêchez surtout
d'exemple, qu'aurez-vous pour l'Exposition universelle ?
Comment se fait-il que vous n'ayez pas encore commencé
une toile exprès ? Voilà l'occasion de vous montrer et de
répondre aux injustices dont vous êtes victime. » Et avec
une verve charmante : « N'oubliez pas que vous êtes notre
vieux chef de file, il ne sera pas dit, je pense, que vous
désertez devant l'étranger, etc., etc. » Il fait si bien que
Paul Huet, piqué au jeu, tend sur le mur d'une petite
chambre de débarras un grand papier bulle sans fin sur une
largeur de trois mètres, et trace, en trois ou quatre jours,
avec un entrain merveilleux, le carton au fusain de Y Inon-
dation, dans lequel la composition est tellement écrite et
arrêtée, qu'il n'aura qu'à le reporter sur la toile, exacte-
ment de la même taille, pour l'exécution du tableau.
Quand Desjobert revient peu de jours après, il ne peut
croire que ce travail, enlevé si vite, ait été commencé
' Eugène Desjobort. 1817-1863.
196 l'AUL HUKT
depuis sa dernière visite. Paul Huet ne l'ayant pas fait
dans son atelier, il supposait qu'il s'était caché pour le
faire depuis de longs jours.
Ce dessin, décalqué sur une toile, fut peint avec la même
lapidité et la même verve.
Desjobert, enthousiasmé du carton, avait déjà parlé de
l'œuvre, il en parla au furet à mesure de l'exécution;
quelques artistes vinrent, entre autres Français, qui, pré-
venu du succès qui semblait se préparer, ne put s'empê-
cher d'être frappé et d'avouer à Paul Huet que plusieurs
l'admiraient assez pour qu'il ait été déjà question de
donner au « paysage » une grande médaille d honneur,
afin de la lui attribuer.
Avant l'ouverture des salles, Paul Huet reçut de Dela-
croix, qui était du jury, la lettre suivante déjà publiée
par Ph. Burty dans le journal de Delacroix.
D' Eugène Delacroix.
Ce 21 avril.
Mon cher ami, je crois vous faire quelque plaisir en vous parlant de
celui que m'ont fait vos tableaux à l'exposition. Votre grande //lonrfa-
tion est un chef-d'œuvre, elle pulvérise la recherche des petits effets à la
mode : votre rivière fait également fort bien et ils sont tous les trois
placés de manière à ce qu'ils se donnent une vigueur mutuelle. J'espère
que vous serez content de ce que tout le monde vous en dira ; car mon
jugement est celui que j'ai entendu porter par tous ceux qui vous ont vu.
Recevez, mon cher ami, l'assurance du plaisir que me fait votre
succès si mérité et celle de ma vieille et sincère amitié,
Eugène Delacroix.
On trouvera plus loin' une autre lettre de Delacroix
datée du 17 avril 1857, écrite au moment où le tableau de
\ Inondation fut acheté pour le musée de Luxembourg, qui
vient encore confirmer cette bonne opinion et ces éloges
de Delacroix.
A l'heure du vote des récompenses, non seulement
la grande médaille d'honneur à donner au paysage
' Page iio.
LA CORRESPONDANCE 197
l'ut passée sous silence, mais après la distribution des
premières médailles dont disposait le jury, on s'aperçut
avec stupéfaction que Corot, ni Paul Huet n'en avaient.
Français, qui était du jury, ne s'était pas oublié, bien
entendu ; aussi put-il protester sans danger contre cette
malencontreuse distraction, et comme il s'écriait : « Huet,
Corot c'est impossible, mon ami Corot, c'est impardon-
nable ! » — Delacroix, toujours si réservé, ne put s'em-
pêcher de l'apostropher en lui disant : « Monsieur Fran-
çais ne criez pas si fort, Corot n'a eu que deux voix, celle
de Dauzats et la mienne, ainsi vous n'avez pas voté pour
lui. — C'est une erreur, on aura lu Court' » ! — Delacroix
haussait les épaules en lui tournant le dos. Ecœuré et
désolé, il arrivait aussitôt chez Paul Huet en sortant de
cette séance, lui racontait la scène et ajoutait : « Nous
avons envoyé une délégation auprès du ministre pour
demander les deux médailles supplémentaires, votées
d'acclamation; si l'empereur ne les accorde pas, je
demande pour vous la croix d'officier- ».
Le lendemain, la liste officielle paraissait avec quatre
noms de plus ; l'empereur avait accordé deux médailles
au jury et en avait, de son autorité privée, attribué deux
autres à des étrangers ; convenances diplomatiques sans
doute.
Cette année i855 est la date la plus importante dans
la carrière de Paul Huet, c'est le tournant décisif, c est
l'heure où, affranchi des influences méridionales et repris
par la poésie du nord au point de vue de la couleur, mais
fortifié par l'étude des grandes lignes italiennes ou plutôt
provençales, il marche sûrement et largement dans sa
voie jusqu'au bout.
' Court (Joseph-Désiré), 1797-1865, prix de Rome, 1821.
'■' J'assistais, tout enfant, à la visite de Delacroix, qui avait interrompu notre
diner de famille, et je le vois encore sur le palier de l'escalier, quand, au
moment de quitter mon père, il lui lança les derniers mots au sujet de la
croix d'olGcier. L'a-t-il demandée, malgré la médaille, a-t-il essuyé un refus,
précédant de quelques années les ratures impériales ? R. P. H.
igS PAUL HUET
La rivière, dont parle Delacroix dans sa lettre, est le
Soleil couchant à Seine-Port^ le troisième est Environs
cT Antibes ; mais il ne parle pas d'un quatrième mieux
placé encore que les autres, puisqu'il l'avait pris pour
remplir un vide au milieu de ses propres toiles, dans
la salle qui lui était, à lui Eugène Delacroix, spécia-
lement réservée. Ce tableau intitulé : Fraîcheur des
bois, Fourré de la foret, était considéré par Paul Huet,
autant au point de vue de l'exécution que pour la com-
position et le sentiment, comme l'expression la plus
complète de son talent. C'est à l'instante prière de son
fils qu'il a consenti à le léguer au Louvre. La toile,
avant d'y pénétrer, devait subir une aventure assez
curieuse pour être rapportée.
Quand cette donation est annoncée à M. de Nieuwer-
kerkeen 1869, l'accueil est des plus gracieux. — « Nous
sommes heureux, dit-il, que Paul Huet ait songé à VAd-
niinistration [sic] , les règlements ne nous permettent
pas de mettre le tableau de suite au Louvre, il va être
placé au Luxembourg et aussitôt les délais expirés, il
sera transporté au Louvre. — Monsieur, le cas est prévu,
la toile me revient. Mon père ayant déjà trois toiles au
Luxembourg, je tiendrai celle-ci à votre disposition pour
le Louvre quand vous la voudrez. »
Cinq ans après en 1874, c'est-à-dire bien avant la date
réglementaire, deux des tableaux du Luxembourg : Inon-
dation à Saint-Cloud et Calme du niatin^ intérieur de
forêt entrent au Louvre. La toile en question est aussitôt
offerte au conservateur des musées nationaux, M. Barbet
de Jouy : « Je dois, dit-il, soumettre la proposition à la
commission des musées, elle se réunit ces jours-ci,
envoyez le tableau, vous aurez la réponse dans quelques
jours ».
Au bout de six semaines, pas de réponse ! nouvelle
démarche chez M. Barbet de Jouy : Dans son cabinet,
deux tableaux placés sur des chevalets frappaient les
regards dès l'entrée : celui de Paul Huet et une vue des
LA CORRESPONDANCE 199
Alpes, de Rousseau. — Silence. — Monsieur, je venais
savoir si vous aviez une réponse à me donner au sujet
de ce tableau... Est-il accepté ou refusé par la Commis-
sion ? — Oh, il est accepté, mais sans enthousiasme ; et
pour ce qui est de moi, je dois vous déclarer que je ne
l'exposerai pas, je n'ai pas de place... puis... qu'est-ce
que ce tableau?... Ce n'est pas un tableau,... ce n'est pas
une étude, on ne sait; ce n est pas composé... ça a Vair
d'un décor (sic) — puis brusquement, montrant le Rous-
seau : Voilà un tableau! — Monsieur (avec un sourire),
vous me permettrez, j'espère, de vous faire observer que
je ne puis être juge entre Rousseau et mon père; d'autres
s'en sont chargés, pas toujours à l'avantage de Rousseau,
mais puisque vous me mettez au pied du mur, que vous
parlez de tableau et de composition, j'oserai dire que
cette toile de Rousseau, quels que soient ses mérites, a
un défaut,... ou une qualité singulière, car c'est voulu
pour l'elïet ; elle a des premiers plans étrangement noirs et
sacrifiés. — Oh! ils n'existent pas. — Monsieur, je n'osais
le dire; vous vous exprimez mieux et plus franchement que
je n'aurais pu le faire ! Mais il n'est pas ici, je vous le répète,
question de Rousseau, il s'agit de cette toile et je suis
désolé de vous l'avoir présentée et surtout de la voir
acceptée, car il est trop tard pour la reprendre, ce que
je n'aurais pas manqué de faire si j'avais connu plus tôt
vos intentions. — Oh, il n'est pas trop tard. — Comment,
je puis encore la reprendre ? — Parfaitement. — Quand
puis-je l'envoyer chercher. — On vous la portera, aujour-
d'hui même, si vous voulez. — Je rentre chez moi. — On
vous suit. » Une heure après, le tableau était rapporté
par un gardien.
Quelques années plus tard, rencontre de M. Lafe-
nestre : « Quelle est cette histoire, dit-il, on m'a
parlé d'un tableau de Paul Huet, destiné au Louvre et
mal accueilli, si mal reçu que vous l'auriez repris, est-
ce possible ? Je viens d'être nommé conservateur, si vous
êtes encore disposé à le donner, moi, je le réclame, je
200 PAUL HUHT
serai heiiieux que J'entiéc de cette toile au Louvre soit
une de mes premières mesures. — Ce tableau est à votre
disposition avec tout ce que vous voudrez bien accepter. »
C'est ainsi que, sur l'initiative de M. Lafenestre, neuf
nouvelles toiles et vingt-six dessins, plus un album de
voyage instamment demandé par lui, ont été choisis
pour le Louvre et sont allés y rejoindre les toiles du
Luxembourg.
Voici, du reste, le jugement de Burty sur le tableau
Fourré de la forêt, exposé à Lille en 1866 sous ce titre
un peu différent : Intérieur de forêt dans les Pyrénées ' :
« Celui-ci est certainement un des chefs-d'œuvre de M. Paul
Huet, c'est un tableau déjà ancien sur lequel la pâte a opéré
tout son travail, qui est admirablement ensoleillé et qui ne chan-
gera pas plus qu'une maïolique qui a cuit au four. C'est un des
échantillons les plus sobres et les plus sains de l'école roman-
tique, c'est un coin de forêt plantureux et verdoyant, les rochers
disparaissent sous la mousse, les troncs d'arbres lustrés et moirés
s'alignent comme les colonnes dun temple, un ruisseau bondit
et écume. Le choix du site est raisonné et le tout est admirable-
ment dessiné et peint; mais ce qui est frappant, c'est le soleil
qu'on y sent, les arômes qu'on y respire, les vols d'insectes qu'on
y entend bruire, j'allais dire les sonnets qu'on y cueille par gerbes.
C'est plus qu'un paysage, c'est un tableau. Dans le musée, le
tableau de M. Paul Huet eût été un enseignement, celui de
M. Daubigny [Bords de VOise) ne sera qu'un exemple ».
Ce même tableau, comme on la vu, est celui que Dela-
croix avait choisi pour remplir un vide dans le salon qui
lui était réservé à l'Exposition universelle en i855 et
Maxime Du Camp s'exprime ainsi à ce sujet' :
« M. Paul Huet a une telle puissance de savant coloris, que ses
paysages ont pu alTronter sans pâlir le dangereux voisinage des
toiles d'Eugène Delacroix. — Son Fourré de la forêt déjà exposé
en 1802, est un tableau de premier ordre où le peintre a eu à
lutter contre des obstacles sans nombre qu'il a su vaincre à force
de science C'est vrai comme la nature. Qui de vous, après
des heures de marche, de soleil et de fatigue, n'a été heureux
' Gazette des Beaux-Arts, septembre 1866, t. XXI, p. 386.
^ Les Beaux-Arts à l'exposition universelle de i855, p. aSi.
LA CORRESPONDANCE 201
de trouver un abri semblable pour s'y étendre et y dormir à
l'aise. »
« On retrouve', dit Théophile Gautier, dans le Fourré de la
forêt cette densité touffue, cette luxuriance de frondaison, cette
fraîcheur opaque [frigiis opaciun) dont l'artiste a le secret. »
Est-il besoin, après ces témoignages, de rappeler ce
mot d'Ernest Chesneau ■ s'adressant à la jeune génération.
« Le tableau, nous le trouvons toujours chez vos prédé-
cesseurs et maîtres, Paul Huet, Théodore Rousseau, Corot; chez
Paul Huet surtout. »
A M. Sollier.
Mai i855.
Cher bon,
J'ai, en eflet, beaucoup travaillé, et fait, dit-on, merveilles. J'ai
reçu h ce sujet les plus vifs compliments; entre autres une lettre
de Delacroix, qui a vu mes tableaux en place et s'est empressé
de m'écrire que j'avais fait [Inondation à Saint-Cloud 9 pieds
sur 6) un véritable chef-d" œuvre qui pulvérise toutes les petites
manières à la mode [sic). Tu vois que voilà un bel éloge et d'une
bouche précieuse, mais je ne m'abuse pas trop. Delacroix, Ingres,
Decamps exposent, ainsi que d'autres moins effrayants, tout l'en-
semble de leurs œuvres ; l'étranger envoie des quatre parties
du monde la quintessence de ses chefs-d'œuvre. Voilà plus qu'il
n'en faut pour rendre modeste; on n'a pas besoin de se rappeler
que dans ce bienheureux pays tout est caprice, mode, intrigue
et fausse faveur, et que les étrangers ont toujours une chance
de plus que nous, en vertu de ce vieil adage : que nul n est pro-
phète en son pays. Les arts d'ailleurs, comme toutes les choses
d'intelligence, occupent aujourd'hui une bien faible place, et la
locomotion, qui sème de l'or et ouvre les palais de la bourse et les
temples de la fortune, écrase, dans sa course, tous les pauvres
(aiseurs de livres, ou badigeonneurs de toiles. C'est curieux,
amusant et triste aussi, quoique grand. Nous avons rêvé, prédit
des temps nouveaux ; nous avons tous été plus ou moins les pro-
phètes de ce règne des Juifs et du Saint-Simonisme. Voilà que
nous y touchons et nous reculons d'horreur, comme, pour ma part,
je le pressentais du reste. Tu vas venir voir tout cela qui mérite
certes la peine d'être vu. Je compte dans tous les cas sur le plaisir
de te voir.
* Les Beaux-Arts en Europe, i855, 1" série, p. i55; (voir les articles com-
plets aux Salons.
- Salon de 1866, Constitutionnel, 5 juin.
PAUL IlUb:'!'
Adieu, cher bon, mille compliments pour vous de la part de
ma femme. Les entants se portent bien et t'embrassent.
Tu ne reconnaîtras plus Paris, qui, lorsqu'il n'est pas abattu, a
le malheur d'être badigeonné.
Au président Petit.
J'ai été très sensible, mon cher Auguste, à vos bons souvenirs
affectueux. La France, en effet, s'est montrée d'une supériorité
incontestée, et à une telle distance en général, qu'il eùl été ditli-
cile de lui disputer le rang qu'elle occupe. Pour moi, mon cher
ami, j'ai été heureux dans cette grande bagarre. J'avais, en ellet,
travaillé avec l'idée ambitieuse de défendre l'honneur national et
mon nom sur ce champ de bataille pacifique; et cet orgueil m'a
servi, au point de vue de la vanité personnelle satisfaite au moins,
car les résultats matériels jusqu'à présent sont nuls encore cette
année, quatrième du règne ; vous pensez que je n'ai pas le vent de
la faveur et que sous ce régime, il règne et souffle mieux que
jamais. J'ai reçu au moins de nombreux témoignages de sympa-
thie et je n'ai pas besoin de vous dire que votre souvenir n'est
pas celui qui m'a fait le moins de plaisir
Le ministre, lui, n'a pas encore fait ses acquisitions, je ne sais
quels seront ses choix. On parle de la singularité de goût qui a
présidé à ceux du maître et l'on dit seulement que les acquisi-
tions ministérielles seront rares ; comme vous voyez, j'ai cepen-
dant encore une faible chance.
En fait d'art et de nouvelles, il est toujours question ici de la
destruction des Champs-Elysées au profit du bois de Boulogne
et surtout de la spéculation. M. de Morny, dit-on, est acquéreur
au nom d'une compagnie; on reprendrait un ancien projet. Le
bois de Boulogne deviendrait le centre de la science et des plai-
sirs. Le jardin des Plantes, métamorphosé en caserne, irait y cher-
cher de l'air et de l'espace pour les animaux. Si, comme le bruit
court, Sa Majesté le veut, nous verrons ce projet, qui, à la des-
truction près des Champs-Elysées, ne manque pas de grandeur,
se réaliser bientôt.
Il est question aussi, puisque je vous donne des nouvelles, d'une
chose plus grave qui met le conseil d'Etat et surtout (dit-on, tou-
jours) M. Baroche ' sens dessus dessous, d'une nouvelle des
plus singulières, des plus incroyables et des plus impossibles,
d'une nouvelle qui ne peut manquer de vous piquer, vous, avocat
légiste et président de cour : il est question donc d'un maximum
sur les loyers, il s'agirait de diviser Paris par zones et de tari-
fer les propriétaires suivant les quartiers, l'espace, la hauteur, etc.
L'exécution sera difficile, mais le bruit seul a de quoi amuser
' Baroche (Pierre-Jules), homme d Etal, ministre, 1802-1870.
LA CORRESPONDANCE ao3
les Français puisqu'ils en avaient besoin, et les propriétaires en
particulier. Pour moi, mon cher ami, je prends l'esprit de mon
temps et accepte toutes ces singularités comme pluie ou giboulée
qu'il plaît au bon Dieu. Définitivement l'amour de l'or et des spec-
tacles est la passion du peuple, le courage est à l'armée, et la
servitude dans les mœurs; que votre amitié reste
Vale et ama me,
Paul.
.1 M. Sollier.
A quoi songes-tu, que deviens-tu? Définitivement mon cher
ami, les bêtes t'absorbent, et disposé peut-être à leur trouver
plus de raison qu'aux gens d'esprit, tu romps avec Paris, tes sou-
venirs et notre bruit. Tu aurais peut-être raison si en vérité
l'amitié n'était une bonne chose. Il me semble, à celle que nous
te portons ici, que tu pourrais en faire quelque cas et ne pas
tant la mépriser. Sois tranquille, parle-nous élevage, bêtes à
cornes, prairies artificielles, fenaison, nous t'écouterons. Tu
parleras à un paysagiste d'abord, puis h des Parisiens qui aiment
d'autant mieux la campagne qu'ils en sont loin. Crois-tu que les
Géorgiques aient été faites pour des fermiers, par hasard? Le bon-
heur est parfois égoïste ; si c'est cela, je te pardonne et n'ai que le
regret de ne pas t'entendre dire que tu es heureux. Si tu as des
soucis, des chagrins, ne peux-tu nous les dire et ne sais-tu pas
la part que nous prendrons à tes peines. Tu étais, lors de ton court
voyage, inquiet de M"" Sollier, et tu sais combien, sans la con-
naître, nous aimons cette compagne de ta vie. A peine de retour
des bords de la mer, l'inquiétude des santés commence ici pour
nous. Ma femme, qui rapporte toujours de l'Océan une santé
brillante, est déjà atteinte du marasme de Paris.
Tu sais sans doute que j'ai eu ici une première médaille en
grande compagnie, fort partagée comme tu as pu voir, et que
d'ailleurs j'ai failli ne pas avoir. J'ai reçu à cette occasion force
félicitations, plus que la chose n'en mérite assurément, mais les
tiennes me manquaient et il faut que je ne sois pas fier pour t'en
parler. J'espérais mieux, du reste, et tu connais tellement, moncher
philosophe, la vanité de ces récompenses et le ridicule du choix,
que tu as préféré ne pas donner h ta paresse ce prétexte
pour nous écrire. J'aimerais mieux tannoncer, en ell'et, que
mes tableaux sont vendus fort bien et que j'ai à décorer un salon
du nouveau Louvre, il n'en est rien encore, hélas ! Sa Majesté a
fait ses acquisitions que l'on trouve, près de lui, très singulières
et que j'approuverai pour ma part d'autant moins que je n'y suis
pas compris. J'ai du reste une jolie commande, c'est la décoration
d'un petit salon : huit tableaux en hauteur à faire pour un brave
et aimable normand.
3o4 PAUL HUET
J'ai vu Comairas un instant à Fontainebleau, où je reste le
moins possible quand je ne vais pas pour y travailler; il a gagné
ses procès et n'en travaille pas plus
Adieu, bien des compliments les plus affectueux de la part de
tous, et de ma part amitié quand même.
Paul.
Sois sur que tu as raison, et comme toi nous trouvons Paris
stupide.
De Ernest Legouvé.
Bravo, cher ami, je suis bien heureux de voir votre nom placé au
premier rang. N'est-ce pas un hasard charmant que celui qui met dans
la même année mon entrée à l'Institut et votre belle reprise de posses-
sion de la renommée. Allons ! ferme ! M""" Huet doit être bien contente ;
car ma femme l'est beaucoup ainsi que ma fille : je voudrais bien que
ma chère femme fût aussi bien portante que la vôtre, rien ne manque-
rait à mon contentement : malheureusement elle est toujours bien débile
et bien maigre. C'est une cruelle épreuve que cette longue maladie, et
où il faut tout son courage pour rester douce et calme comme elle l'est.
Nous reviendrons lundi à Paris et nous comptons, parmi nos plaisirs,
la joie de vous serrer la main.
A vous de coeur.
E. Legouvé.
Paul Huet passe le printemps de i856 sur la hauteur
de Châtillon, en un joli coin très boisé avec la vue de Paris
dans le fond. Puis il retourne à Beuzeval. Le caractère de ce
pays resté sauvage l'attirait. Houlgate était une lande
dominée par une avalanche de terrains éboulés, cahotés,
en un mot l'entrée du désert, des roches ou Vaches
Noires. C'est ainsi que cette vallée sert de thème à plu-
sieurs tableaux de Paul Huet. Les Vaches Noires (musée
royal de Bruxelles) ; Les Falaises de Houlgate (musée de
Bordeaux) ; La chaumière Vauquelin{M^^Y)2iy\àà' Knger^) ;
Le moulin à Vïllers (M. Jacques Redelsperger), enfin la
série des panneaux décoratifs pour un hôtel à Vire.
Mais en i856, la vallée de Beuzeval est envahie par
une épidémie de fièvre typhoïde ; sous cette influence.
Paul Huet rentre souffrant à Paris, est pris d'une maladie
d'intestins, extrêmement grave, qui dure deux ans avec
' La lettre n'est pas datée, mais l'entrée de Legouvé à l'Académie est de
i856.
LA CORRESPONDANCE 2o5
des alternatives de mieux et de rechutes plus terribles.
Il est plus de six mois sans pouvoir supporter autre
chose qu'une bouillie de maïs; il mourait de faim ! Son
ami, le docteur qui le soigne, sort un jour en jetant le
drap sur lui et dit à sa femme en lui serrant la main :
<( Allons du courage ! » Puis, revenant peu après et n'osant
entrer, murmure : « Il est encore là ? » Une lueur d'es-
poir revient, il ordonne des frictions à l'alcool camphré
sur la colonne vertébrale. Sur ce corps décharné, le
squelette perçait la peau, chaque vertèbre était à vif, le
sang perlait sous la friction et toujours énergique,
Paul Huet ne cessait de dire : « Plus fort, frotte donc.
— Mais le sang coule. — Eh ! qu'importe, frotte ! »
Aussi, quand vint la convalescence et l'heure où il dit à
son vieil ami : « Eh bien, docteur, vous m'avez encore
sauvé la vie ; j'ai été bien bas !» — « Mon cher, lui répond
ce dernier, je crois vous avoir tiré de très mauvais pas
dans deux ou trois circonstances, mais cette fois, je n'y
suis pour rien, c'est vous qui, littéralement, n'avez pas
voulu mourir ; votre énergie vous a sauvé, moi, je vous
avais abandonné. »
Cette maladie le désespérait parce qu'elle arrêtait ses
travaux. Les panneaux décoratifs pour la Normandie
étaient depuis peu commencés, il était impatient de
montrer ce qu'il pouvait faire en ce genre ; à peine
remis, il reprend son travail et le pousse, avec un entrain
plus jeune que jamais.
Pendant la convalescence, au printemps de 1857, il
avait trouvé asile à Lumière, près Grécy, dans la pro-
priété de ses vieux amis Des Essarts.
A M. Le grain.
Dives, il août i856.
Vous êtes parti bien vite, mon cher Monsieur Legrain, et
comme un homme bien charmé de fuir la capitale pour retourner
à ses moutons ou plutôt à son grand fauteuil et aux petits soins
d'une bonne maman. Il y a de l'ingratitude cependant, et sans
•jo6 PAUL HUET
trop vous reprocher votre fuite, je dois vous dire que tous ici
vous ont vu partir avec regret.
... Après votre départ, j'ai beaucoup travaillé aux panneaux.
Jouvet en est enchanté, Dieu veuille qu'il ne se trompe pas ;
deux sont aujourd'hui avancés et j'en ai ébauché un cinquième.
Nous avions pensé un moment à les aller essayer mais, réflexion
faite, tant de diflicultés se présentent qu'il nous a paru plus prudent
d'attendre que le tout soit terminé. Nous établirons à Paris des
conditions factices qui nous permettront d'en faire un peu l'épreuve.
Nous voici ici depuis lundi et je n'ai pas encore ouvert un cahier
de croquis. Je suis parti de Paris extrêmement fatigué par les
chaleurs ; et la fatigue du voyage, le changement de temps m'ont
tellement éprouvé que je me crois obligé de ne rien faire encore
et de soigner une espèce de bronchite ou de refroidissement
dont je suis victime. Vous devriez, si vous avez un peu de
courage, venir nous trouver, cette promenade vous ferait grand
bien et à nous grand plaisir.
D Eugène Delacroix.
Ce rî janvier 1857.
Mon cher ami,
Je vous remercie bien vivement de la marque damitié que vous me
donnez et vos félicitations me sont bien sensibles. Vous m'affligez en
ra'apprenant que vous êtes souffrant et même au lit : sans être au lit, je
suis à peu près dans le même cas que vous. Depuis près de vingt-cinq
jours je n'ai pu mettre le pied dehors ; un maudit rhume négligé m'a
interdit toute sortie : cela arrivait doublement mal avec la position de
candidat. On a su ma position et grâce à quelques lettres et au zèle de
quelques amis, cela n'a pas influé sur le résultat. J'ai trouvé là trois ou
quatre personnes qui ont pris ma cause en main avec une chaleur que
je n'eusse pu y mettre moi-même assurément; l'assurance de cette
sympathie ajoute beaucoup au plaisir de la réussite.
Avant comme après, mon cher ami, et toujours je suis, avec l'estime
et la sincère affection que je vous ai toujours portés,
Votre bien dévoué,
E. Delacroix.
A M. Le grain.
•} février 1857.
Mon cher jeune et aimable ami,
Les bons comptes font, dit-on, les bons amis : ce vieil adage
me fait peur et je voudrais par respect pour lui et surtout à
cause de l'amitié que je vous porte, me mettre un peu en règle
avec vous, cela est, je le crains, difficile.
...Vous avez appris que j'avais été malade, sachez donc pour mon
excuse, au moins de ces derniers temps, que je suis bien et
LA CORRESPONDANCE
gravement malade encore. Le travail, le déménagement de
1 atelier deux mois presque déjà d'une maladie qui s'annonçait
depuis les grandes chaleurs de cet été, c'est-à-dire depuis le
moment où j ai eu tant de plaisir à vous voir, et à travailler
avec vous dans cette afiVeuse serre de l'atelier ; des épidémies
régnantes partout, et même à Beuzeval, des fièvres muqueuses et
typhoïdes, m ont jeté une mauvaise influence ; j'ai malheureuse-
ment une atlection un peu chronique des muqueuses de l'estomac
et des intestins, et depuis deux mois mes entrailles sont dans le
plus déplorable état. Je ne sais, à vous dire vrai mon cher
monsieur ami, comment tout cela finira ! J'ai un grand cham-in
de ne pas pouvoir m'occuper des panneaux de M Adrien • sa
confiance augmente si c'est possible mes regrets Je la dois
surtout, sans doute, à votre gracieuse indulgence et cependant je
dois vous dire que malgré ma mauvaise disposition de santé
je crois que ce que vous avez vu a beaucoup gagné depuis mon
retour. J a. cinq tableaux ébauchés dont quatre presque Terminés
On m engage beaucoup a les exposer. Je ne sais même auioui-
dhui si ma santé, d ici à l'exposition, me permettra d'achever le
fét"at\"cVuef ' ' ''""' ' " '" "'* deux que je pourrais exposer dans
... Je vous remercie vraiment de cœur d'avoir si bien parlé
de moi ; bien que je ne sois pas mécontent de mon travail ie
n a, pas la même confiance que M. Adrien et je me demande
avec quelque anxiété comment tout cela fera en place la préoc-
cupation du jour, de la couleur du fond, de l'élégance moderne
du salon le peu de reculé, etc., voilà bien des scrupules qui
passent et repassent devant mon exécution, et encore si j'avais
la santé! mais une ulcération des intestins est une chose qui
donne de 1 inquiétude a un homme qui du reste n'a, au milieu
de ses douleurs, éprouvé jusqu'ici d'autre fièvre que celle du
travail. Heureux ceux qui travaillent! J'arrive à cet âge où l'on
sent bien vivement le prix du temps et la rapidité avec laquelle
Il vous échappe. Et vous qui avez repos, tranquillité d'esprit
bonheur incommensurable de la santé, travaillez-vous beaucoup ^
On m a dit, et j ai reçu cette nouvelle avec grand plaisir et
quelque orgueil, que votre voyage à Paris vous .avait donné non
pas comme a moi une inflammation, mais le feu an centre
Travaillez, travaillez c'est, croyez-le bien, le plus grand bonheur.
Vous en serez plus heureux et aussi meilleur pour vous pour
ceux qui vous entourent. ' ^
Au président Petit.
17 février 1857.
Mon cher ami,
re^rochlr*"'^'*'^^'"' '''' "" """"'' P"" *"" *^*''' ^^ ^"PP^'-'^r vos
2o8 PAUL HUET
...Voici plus de deux mois que je suis étendu en victime, soit au
lit, soit en chaise longue, sans que je puisse encore me croire en
convalescence...
.le ne vous parle pas de mes travaux, c'est, vous le pensez, ce qui
me tient le plus au cœur et qui me fait compter les heures de
maladie. J'ai laissé de nombreuses toiles en train, un assez beau
travail, décoration d'un salon de province qu'il me tarde, si Dieu
le permet, hélas ! de reprendre et d'achever. Ne vous étonnez
pas de la tournure un peu découragée de cette lettre, elle s'ex-
plique, n'est-ce pas ? et j'ai lieu d'être en harmonie avec le temps.
Vous avez eu la bonté de vous informer des résultats de mon
exposition universelle. Soyez tranquille, tout cela est rentré chez
moi. Après un succès, 11 est vrai, très constaté parmi les artistes,
tout le monde s'attendait à de grands et fructueux résultats pour
moi. Il ne suffit pas, vous le savez, de faire de bonnes choses, il
faut savoir les produire et je ne suis pas à la hauteur de notre
temps.
Adieu, mon cher ami.
A M. Legrain.
i8 mars 1857.
Je n'espérais pas vous écrire si vite, mon cher Monsieur I^^egrain,
mais je suis si convaincu du plaisir que vous aurez en apprenant
que mon Inondation va prendre place au Luxembourg, que je
veux que vous soyez des premiers à apprendre cette bonne
affaire. Je la regarde comme assez certaine pour pouvoir vous
en faire part. Une discrétion qui m'était recommandée, je ne sais
trop pourquoi, et qui me coûtait je dois l'avouer, ma empêché
de vous remercier de vos bons efforts pour placer ce tableau au
musée de Caen. Je puis vous dire aujourd'hui combien j'ai été
touché de la chaleur de votre jeune amitié dans cette circonstance.
C'est donc le moins que je vous apprenne avant personne que
le ministre d'État s'est bien conduit. M. Fould s'est vraiment
montré aimable, mais je ne saurais vous dire quel empressement
les amis qui ont entrepris cette affaire ont su y mettre. Vous le
concevrez par votre propre préoccupation dont je vous remercie
de cœur. J'ai eu le bon esprit de ne demander que 6.000 francs,
prix qui n'a pas été trop débattu, à ce qu'il paraît, malgré la
pénurie du ministère d'Etat en cet instant, car on l'a jugé
convenable et modeste. Je serais donc content, ayant outre cela
plusieurs petites choses ; petits tableaux et bois arrivent pour
me donner de l'occupation juste au moment où les forces me
manquent à mon grand désespoir car, je ne prévois pas l'époque
où je pourrai reprendre mes chers panneaux, objet de ma grande
préoccupation. Ma santé ne se remet pas, chute ou rechutes
viennent incessamment détruire mes forces renaissantes, et j'ai
plus maigri depuis un accident survenu il y a une quinzaine de
LA CORRESPONDANCE aog
jours que dans le cours de la maladie. J'attends l'air et le soleil
avec impatience et la possibilité d'aller quelque part réchauffer
mes pauvres boyaux au soleil. Hélas ! hélas ! que de temps usé en
souffrance dans cette pauvre vie où les années arrivent si vite.
Profitez de votre bonne santé, usez-en et n'en abusez pas sur-
tout.
Du président Petit.
i857
Mon cher Paul,
Le courrier m'apporte avec le 19" Entretien de Lamartine, de ce
grand cœur que j'aime et admire autant que vous pouvez l'admirer et
l'aimer, votre bonne et rassurante lettre. Le hasard, vous le voyez, a
quelquefois de bien touchantes rencontres.
Je réponds de suite et vais au plus pressé ; et avant tout, votre santé
s'améliore, vous reprenez vos travaux, vous préparez votre palette.
Dieu soit loué ! Je savais par M. Genêts que vous alliez mieux, mais je
vois que vous marchez à un complet rétablissement. Recevez-en mes
cordiales félicitations.
Je voudrais bien insister de nouveau pour que vous veniez nous voir,
afin d'aspirer dans notre belle contrée /'«('/■ ^«?' du sommet des monts,
comme disait, hélas ! ce bon Béranger.
Notre exposition se prépare ; nous avons reçu beaucoup de toiles,
mais peu d'oeuvres. Cependant il y a un paysage de Diaz, un Dupré ;
je ne sais si ces tableaux nous sont adressés directement par les artistes
ou par des intermédiaires ; je soupçonne qu'il y a là-dessous un peu de
commerce... Nous serions bien heureux d'avoir les petits tableaux dont
vous me parlez. L'exposition ouvre le 10 août. (Quelle date ! Dieu me
pardonne.) Je vous suis bien reconnaissant de tenir compte de la
demande que je vous ai faite d'une petite reproduction de votre Inon-
dation. J'espère que votre santé et vos loisirs vous permettront de me
l'adresser. Je lisais ce matin encore dans la Revue des Deux Mondes un
article de Gustave Planche sur le salon de cette année ; il regrette votre
absence et rappelle votre Inondation en termes qui me font désirer de
plus en plus de jouir de cette œuvre. Ainsi pensez à moi.
Je vous écrirai peut-être ces jours-ci. Un artiste de Grenoble,
M. Rahould, ira pour quelques jours à Paris ; il serait heureux de visiter
votre atelier; c'est un bon et excellent jeune homme, élève de Goignet.
Recevez mes vives amitiés,
A. Petit.
Au président Petit.
Paris, avril 57.
Hélas ! mon cher ami, M. Genêts vous a dit que j'étais
souffrant ! je suis malheureusement bien malade, et voici quatre
mois, d'une aSection d'entrailles, espèce de fièvre typhoïde,
dont j'aurai bien du mal i» me tirer. Je n'ai pas besoin de vous
dire toute la tristesse que cette situation répand sur la maison.
Si quelque chose pouvait adoucir cette position, ce seraient certai-
14
a 10 J'AUL HUET
neiiient les preuves d'adVction et d'intérêt qui me sont venues de
toutes pnrts et dont votre aimiible lettre est un nouveau témoi
gnage. Je vous remercie de votre vive et chaleureuse sym-
pathie, c'est un bon réconfort pour un pauvre et ad'iiibli malade
comme moi, et qui compte, même auprès des tendres soins dont
je suis entouré.
Vous apprendrez avec plaisir que mon Inondation va sans
doute prendre place au Luxembourg par l'intermédiaire de Mon-
sieur Bethmont', votre illustre confrère, qui s'est montré très
charmant pour moi dans cette circonstance. Cette all'aire s'est
laite comme par enchantement. M. Fould s'est montré bon prince
et je dois dire bon ministre, si, comme tout le monde me le dit
et comme je le laisse dire, il n'a fait que justice. Je ne lui en
sais pas moins de gré et je voudrais bien que ma santé me permit
de lui donner encore mieux raison, ainsi qu'à vous, mon cher
ami, qui me gâtez dans votre lettre. Ce n'est pas une des choses
les moins douloureuses pour moi que cet abandon des forces qui
ne me permet pas de prendre la palette. — Je ne veux pas vous
attrister de mes douleurs. Assez autour de moi coulent les
larmes et s'alanguissent les âmes.
Votre bien dévoué,
Paul h.
D Eugène Delacroix.
Ce 17 avril iSS;.
Mon cher ami, je vous remercie mille fois de votre aimable souvenir.
C'était à moi, qui commence à me remuer, à ra'informer de votre santé.
Je vous ai su malade avec bien du chagrin, et l'ayant été moi-iiième
pendant près de quatre mois, je vous ai plaint davantage encore.
Quoique convalescent, je ne puis encore travailler, je sors très peu et
je n'ai pas repris le libre usage de la parole, la moindre conversation
me fatigue et le moindre froid me fait craindre le retour des accidents
de la maladie.
Je suis très heureux de voir qu'on a rendu à votre tableau la der-
nière justice en l'achetant : car, hélas ! les éloges ne sulfisent pas. Si
j'avais eu un conseil à donner à cet égard, il était à la tête de ceux qui
méritaient de figurer dans un musée. Remettez-vous vite en état de
nous en faire de pareils. II faut plus de force qu'on ne l'imagine pour
faire le moindre travail en peinture, à plus forte raison quand il faut
donner tout ce qu'on a d'expression et d'exécution.
Présentez, je vous prie, mes souvenirs respectueux à M""* Huet et
recevez, mon cher ami, les nouvelles expressions de mon bien sincère
et vieux dévouement.
E. Delackoix.
' Bethmont (Eugène), bâtonnier de Tordre des avocats de Paris, homme
politique, député, membre du gouvernement provisoire et garde des Sceaux
eu 1848, 1804-1860.
LA CORRESPONDAA'CE
A M. Legrain.
Cher Monsieur ami, j'espère que vous acceptez mon aflTection
quoique peu ancienne de date, comme bien vraie et bien sym-
pathique, et que dans hi triste heure que vous avez à passer vous
me permettez de vous presser la main comme un vieil ami.
Je ne chercherai pas à vous ofi'rir des consolations; je sais
trop qu'il est des douleurs qu'il faut respecter, sentir, partager,
et que des mots même vrais ne font qu'irriter au lieu d'apporter
le calme de la bonne intention. J'ai perdu moi-même ma mère
trop jeune pour sentir cette perte comme je l'aurais lait plus
lard, quand le vide de cette alFection bienfaisante m'a fait com-
prendre tout ce qui me manquait, tout ce qui avait manqué ii
mon enfance, a ma jeunesse, même à mon âge mûr, alors que
j'aurais pu, comme vous, rendre en reconnaissance et en soins,
un peu de cette affection maternelle que rien ne peut remplacer :
on s'attache par les devoirs comme par l'affection, comme par les
soins ; c'est ce qui place si haut l'amour maternel, et ce qui fait
que vous-même êtes bien frappé par cet événement dont, par
privilège, vous avez encore été frappé plus tard que d'autres.
Si j'osais, j'ajouterais que cette mort était inévitable et que,
d'après une parole de notre bon Jouvet, le genre d'affection qui
emporte votre mère peut faire dire qu'il est heureu.\, au moins
pour elle, que de si tristes jours n'aient pas été prolongés.
Courage et force, c'est tout ce qui me reste à vous dire, il le
faut, vous êtes homme, et par souvenir, en mémoire de celle
que vous venez de perdre, vous en aurez.
Vous avez près de vous des amis, de nobles cœurs je crois,
qui vous aiment et vous entourent; leurs soins pourront beau-
coup J'ai su que M™" Emile, cette mère par excellence, vous
avait fait du bien en obtenant vos larmes. J'espère que vous ne
luyez pas ces secours de l'affection, je voudrais pouvoir y joindre
mes efforts. Si vous voyagez, vous viendrez nous voir, j'ose y
compter, je voudrais que ma santé, dont l'état est encore bien
triste, me permît de vous aller joindre.
Votre tout dévoué.
Paul IIukt.
A M. Georges Poppleton '
Mon cher Georges,
J'ai sur le cœur une faute bien plus palpable que les crimes
imaginaires dont tu demandes pardon; ton inquiétude de néo-
' Georges Popplclou, peiulre, Salous de i8j3 à i844-
■xii PAUL UUET
phyte va trop loin et te trouble. Sans être catholique comme toi,
ma conscience a lieu d'être moins satisfaite, j'aurais dû de suite
répondre à ta lettre, toute de cœur, empreinte d'une vertu nou-
velle, et spirituelle comme au temps où tu étais philosophe.
Mais aussi lu m'as mis à une singulière épreuve ; je cherche, et
je chercherai longtemps encore ce que je pourrais avoir à te
pardonner. Je ne vols d'autre coupable que moi, d'autre faute
que mon silence que je confesse, et que tu me pardonnes, j'espère.
J'ignore tout autant si d'autres parmi mes amis devaient s'ins-
crire avant ou après toi, mettre à profit la circonstance solen-
nelle qui m'a valu ton bon souvenir et me demander pardon de
quelques petites trahisons ignorées ou oubliées ; comme tu l'avais
prévu, tu as été le premier, et tu es resté le dernier sur cette
liste ouverte par d'afTectueux scrupules et une délicatesse de
sentiments nouveaux. Ce que je puis dire, ce qui est sur
dans ma mémoire, c'est que ce n'est pas la première fois que je te
retrouve aux heures d'épreuve; une fois de plus seulement ton
témoignage me fait grand plaisir et grand bien. Je n'ai qu'une
liste, celle des bons souvenirs, et, sur celle-là, tu peux t'inscrire
un des premiers.
Pourquoi ne pas l'avouer? Ma négligence vient peut-être aussi
de l'embarras que j'éprouve ; le signe qui nous réunit ne nous
sépare-t-il pas ? Je me sens un peu intimidé devant l'homme
nouveau. Le philosophe dogmatique est souvent entier et dédai-
gneux, mais au fond, le sectaire catholique se croit seul le droit
de fouler la liberté de penser. Je n'ai cependant pas, certes,
l'intention d'attaquer tes nouvelles opinions, tu as le courage de
les poser et la foi sincère est toujours respectable ; comme tout
amour, elle vient du cœur. N'est-elle pas d'ailleurs le bonheur,
au dire de tous ceux qui la possèdent? Comment ne pas res-
pecter le bonheur de ses amis ? Ce que je te demanderai, mon
cher ami, c'est que ta loi, que je crois ardente puisqu'elle a pu
te décider h quitter la forme de tes pères, soit toujours bienveil-
lante et charitable. Je conçois les gens qui, croyant à la prière,
s'adressent à toi pour arriver à Dieu. La prière, ce cri de notre
faiblesse, donne du courage quand elle est personnelle, mais
combien elle doit élever l'âme quand elle vient d'un élan de cha-
rité vraiment chrétienne! Le catholique maudit souvent, il me
semble; les foudres du Vatican, dit-on, écrasent; mais le vrai
chrétien prie pour ses ennemis et les embrasse. Quoi de plus
beau! Bien que j'aie de la justice de Dieu une idée plus haute,
il me semble, en ne la soumettant pas à l'intervention humaine,
j'avoue que je sens mon cœur disposé à ces appels vers lui, et
que, sans être un croyant, je serai heureux si mon souvenir
trouve sa place dans tes prières. Je crois à la force du sentiment,
à cette communion des âmes entre elles et avec Dieu. La béné-
diction d'un vieillard ne fait pas de mal, disait Pie VII; la
prière est dans le même cas, puisse-t-elle me réunir en pensée
LA CORRESPOMOANCli -ni
avec toi, n'aurait-elle que ce mérite, il ne faudrait qu'y applaudir.
Malgré mon état de faiblesse, j'ai pu assister à la piemière
communion de René, cérémonie solennelle, comme tu l'appelles,
et touchante, même pour des sceptiques comme moi. Il est des
points où les cœurs se rapprochent. L'humanité est une dans
certains moments de communion morale. Le nouvel archevêque
olficiait pour la première fois h Paris en faveur de ces jeunes
écoliers. Un peu faible, suivant moi, en parlant du dogme devant
cette réunion de professeurs, sa parole s'est élevée en touchant
les devoirs de l'homme dans la société, devant et pour ces
enfants qui doivent un jour lutter sur cette mer d'épreuves et
faire eux-mêmes la société de leur temps. L'émotion a gagné les
cœurs et confondu les âmes et les intelligences. Il y a moins
loin qu'on ne pense de l'adorateur de Vichnou à l'adorateur de
Jésus, de l'incrédule au croyant; la flamme est la même, bien
que les cierges ne soient pas de la même fabrique.
J'ai voulu répondre a ta lettre, te montrer combien je te
savais gré d'aborder avec moi tes nouvelles opinions, mais je
serais désespéré de me laisser aller à rien qui pût ressembler à
de la controverse; reconnaissant Dieu plus facilement si l'on ne
me contraint pas à le définir, perdant ma pensée dans son infini,
j'admets toutes les révélations et toutes les croyances. Nous
avons d'ailleurs tant de sujets qui nous rapprochent, qu'on peut
facilement laisser des sujets qui se décident d'autant moins sous
enveloppe que l'humanité n'est pas encore prête a les résoudre.
Bien des siècles seront oubliés avant la connaissance parlaite du
sublime inconnu. Courbons la tête et parlons santé, lamille,
beaux-arts, nature, sujets toujours vrais, d'autant plus vrais
qu'ils touchent tout le monde et parlent le même langage. Je
relève pour ma part d'une bien longue et bien douloureuse
maladie, triste épreuve adoucie par les tendres soins de ma
femme, la science affectueuse du docteur, l'amitié des miens et
des amis. Sans être très vaillant, mon état de santé est bien
amélioré, j'ai l'espoir que je toucherai encore la main que tu
m'as tendue de si loin. Toi-même, mon cher ami, comment vas-
tu ? Comment se trouve ton aimable et bonne sœur, celte amie
dont on regrette tant l'intimité? La chaleur est-elle plus suppor-
table sous vos oliviers, à l'aide de vos oranges et de vos limons,
que cette chaleur de Paris qui n'a, pour se tempérer, que les
ruisseaux et le coco de réglisse. Il ne me faut pas trop en
médire si, comme je le crois, ce temps est favorable à ma con-
valescence, j'ai soif de la campagne où je devrais être. Retenus
à Paris par les études de René, qui nous fait espérer quelques
succès, il nous a fallu opérer un déménagement qu'il nous
faudra sans doute recommencer dans trois mois; les congréga-
tions sont puissantes et riches aujourd'hui. Est-ce un signe de
renaissance religieuse? Je laisse cette question, mais elles
envahissent tout le quartier du Luxembourg et M. Ratisbonne
PAUL HUET
espère bien nous mettre sous peu à la porte, pour le plus grand
bien des filles de Sion et de l'Eglise. Je voudrais te dire un
mot de mes enfants qui, à nos yeux paternels, méritent bien un
petit article. René aura-t-il sa première couronne? Hélas ! notre
ambition est de lui voir mériter ce premier témoignage de la
vanité humaine, comme prélude à d'autres ambitions. Pour sa
sœur, elle se contente, jusqu'il présent, de son prix de caté-
chisme, prix plus modeste, mais qui a aussi sa vanité.
L'espace me manque pour causer plus longuement avec toi, le
.Salon d'ailleurs t'intéresse peu, et, par le lait, il est assez peu
intéressant pour qu'il soit permis de le passer sous silence. La
spéculation en est le premier mobile et les couronnes y sont
moins disputées que les billets de mille francs. C'est à qui tou-
chera mieux les faiblesses du public !
Adieu, mon cher ami, rappelle-moi à l'aDTection de ta bonne
sœur, sois l'interprète de ma femme et de ma nièce près d'elle
et crois à mon amitié'.
Paul Hlet.
A M. Sollier
Cher ami, j'ai dû t'écrire, au moins cela était si bien dans mon
cœur et dans mes papiers que je crois 1 avoir fait. Tu vois
donc que ma négligence n'est pas de l'oubli, nous ne pouvons
être indifférents l'un à l'autre et nous pensons beaucoup à toi, ii
vous, dois-je dire ; et cependant tu as toi-même été bien lent à
t'informer de moi ; ta conscience doitte faire croire que je prends
ma revanche et satisfais une rancune ; mais, comme je te le dis,
bien que nos mains se soient serrées pour un long adieu, je ne
puis penser que tu m'as oublié soit volontairement, soit involon-
tairement. Tout me fait espérer que nous nous donnerons une
main amie encore plus d'une fois. Sans être ce que je voudrais
qu'elle fût, ma santé s'est améliorée infiniment ; je suis sur pieds,
je travaille un peu, j'aspire la vie par ce qu'elle a de bon ; en un
mot, je ne suis pas encore mort j'espère, pour cette fois, ni pour
moi, ni pour les miens, ni pour les vrais amis. Grâces soient
rendues au bon docteur dont l'affection plus encore que le talent
m'a été d'un si heureux secours ; lorsque j'en trouve l'occasion,
j'aime » lui paver ce faible tribut de reconnaissance. Une fois
de plus, il m'a tendu la main pour me faire revenir de loin. Je
connais sa grimace débonnaire, il m'a cru f... perdu et toi aussi !
Je devrais être à la campagne ii retremper aux émanations de
la forêt ou a l'air vivifiant de la mer ces malheureux organes
affaiblis. J'ai tout un vieux cuir h refaire et ce n'est pas facile.
Ce qui ajoute encore aux dilficultés de la nature, ce sont ces
' roramuniquc'e à M. G. Lanoë et publiée dans son Histoire du Paysage.
LA CORRESPONDANCE 2i5
mille riens qui arrêtent la vie; j'ai fait et défait deux ou trois
fois mes préparatifs de départ et c'est encore de mon atelier que
je t'envoie de mes nouvelles; il est un de mes meilleurs abris contre
la température tropicale qui favorise les récoltes, et j'espère
aussi mon rétablissement. Tout fait espérer qu'on pourra boire
aux amis ; j'ai passé trois semaines h la campagne chez M""" Des
Essarts, je n'ai jamais vu la nature si belle et si prodigue de
belles promesses ; maintenantjattendsies vacances pour emmener
avec moi tout mon monde. René marche bien et nous avons
quelqu'espoir de succès à la distribution, ni pour lui ni pour moi
je ne voudrais être absent.
Ne devais-tu pas venir à cette époque jeter un coup d'oeil sur
l'exposition ? Je voudrais bien, dans ce cas, que nous ne soyons
pas partis. Ce qu'il y a de plus remarquable au Salon, il faut le
dire, c'est le local ; s'il n'était pas si chaud, il n'y aurait que des
éloges a faire sur le jour, la grandeur et la disposition. Tout le
monde peut se dire dans le grand salon ; malheureusement, il
n'y a de grand que les pièces, et les peintures les plus grandes
seraient celles de Meissonier si Robert Fleury' n'avait pas fait
un excellent tableau d'un mètre carré ; tableau de genre comme
tout ce qui se trouve a l'exposition y compris les batailles ofii-
cielles et officieuses. Nous sommes en pleine rue Laffitte, devant
une foule de tableaux charmants, créés et mis au monde pour
lutter avec la crinoline et charmer les sens de l'amateur. Que
de talents ! que de coups de pinceaux, comme dit la foule, donnés
non pour se faire ouvrir le temple de la gloire, style i8o4, mais
le cofFre-lbrt de M. Rothschild ou le simple gousset de M. Péreire,
raison iSS-". On entre au Palais de l'Industrie, on demande au
premier gardien : Veuillez m'indiquer le tableau de vingt mille
francs de M. Gérôme ! vingt mille ni plus ni moins, par un
marchand encore ! ne va pas trop donner là dedans. Talent d'une
grande volonté, facture patiente, modelé vigoureux, drame réel
sous les costumes ridicules du bal masqué. Est-ce un chef-
d'œuvre que cette peinture sèche et sans couleur de l'école
Delaroche % qui nous donne le spectacle d'une société Mabile
s'égorgeant comme des gens comme il laut, au lieu de vider h
coups de poings une querelle commencée sans doute a coups de
pieds? Pour moi, je ne puis m'intéresser beaucoup ni aux acteurs
ni à l'auteur de ce drame, tout en reconnaissant un talent aussi réel
que bien coté h la bourse. Lorsque le peintre n'a plus l'émotion
(lu sujet, cette botte secrète que connaissait si bien son maître
Delaroche, il devient, à mon avis, d'une nullité fâcheuse ; si la
vogue n'était là pour faire tout accepter, sa peinture passerait
inaperçue et surtout inachetée. Il ne me reste plus de place
pour causer. Le paysage n'existe que faiblement représenté :
' Robert-Fleury (Joseph), 1797-1890.
^ Paul Delaroche, 1797-1856.
ai6 PAUL HUET
trois paysages d'un grand sentiment de nature par Daubigny, un
joli Corot, sur trois très mauvais, une belle nature morte de
Courbet, de jolies Fantasias Arabes, et voilà bien en abrégé le
Salon. Sur ce je t'embrasse au nom de tous et te charge de mes
respects près de M"" SoUier. Sois moins long à nous donner de
tes nouvelles.
Paui.
Je m'aperçois que je n'ai pas parlé d'une chose essentielle :
notre déménagement, malheureusement suivant toutes les proba-
bilités, provisoire ; ni des élections sur lesquelles tu m'inter-
roges : pour vider cette dernière question, je crois peu à la
colère contre l^aris et surtout aux résultats de cette colère ; la
province est fort divisée et pour que tu n'en ignores, la majorité,
dans presque toutes les villes de France, pour ne pas dire toutes,
a été pour l'opposition. Les journaux, à commencer par le
Moniteur, avaient d'abord donné le résultat des voles, ce qui
bientôt leur a été justement interdit, la vérité n'étant pas tou-
jours bonne à dire. Quant à ce que feront les membres de l'op
position, malgré tout en si petite minorité, ils ne le savent eux-
mêmes, je crois, je ne t'en instruirai donc pas. L'opinion publique
est pour qu'ils siègent, le serment leur étant imposé latalement.
On peut donc supposer qu'ils siégeront. Si l'on pouvait tâter
sincèrement l'opinion, on trouverait, je crois, que le pouls bat
pour la liberté entre une dictature militaire et la dictature des
clubs ; on ne veut, au moins dans la moyenne, ni de Lourdes, ni
du sabre. — Voilà pour la politique; le peuple s'abstient, garde
sa neutralité, attend le moment de mettre le glaive gaulois dans
la balance. En attendant, nous sommes aujourd'hui rue de
l'Ouest, 5o, dans une maison charmante, convoitée par les Jésuites
miiîtres d'une grande partie du quartier et qui ne tarderont pas
à nous mettre à la porte. Le propriétaire est jNI. Yavin, homme
d'argent, fin matois qui saura les faire payer. Ils payeront, qu'est-
ce que l'argent pour les congrégations? Jamais elles n'ont été
plus riches, les familles en font les frais. Notre maison est des-
tinée à couver certains héritages, on y met des pensionnaires.
M. Ratisbonne, le directeur rubicond et fleuri des dames de
Sion, congrégation de juives converties, entretient là certaines
âmes ascètes toutes confites en Dieu. On communique au couvent
par une petite porte qui donne sur les deux jardins.
Soit adresse, soit calcul ou ennui d'une telle privante, M. Vavin
s'était défait de ces locataires demi séculières, demi religieuses,
dont fort innocemment nous avons un peu pris la place; il s'agit
de les faire rentrer et de rentrer en maître soi-même, c'est ce
que fera le Ratisbonne, aidé du secours d'en haut et surtout de
l'argent des fidèles. Ce à quoi serviront les petites souscriptions
de la Propagation de la foi. Le pis de l'afTaire, c'est que nous en
serons les tristes victimes, que nous ne pouvons, ni n'osons nous
LA CORRESPONDANCE 217
installer et qu'il faudra bientôt regretter notre vue, la dépense
et toutes les avaries d'un déménagement. Un coup de maître
serait d'acheter la maison et de la faire payer à M. Ratisbonne,
mais comment lutter avec Tartufe?
« C'est à vous d'en sortir, vous qui parlez en maître. » Au
fond, Louis (XIV) est pour Tartufe.
Voici donc l'adresse provisoire : rue de l'Ouest, 5o,
Il passe encore une saison au Tréport, son ami Legrain
vient l'y rejoindre et l'entraîne à Vire.
A M. Legrain.
Tréporl, 20 août 185", rue aux Vaches, chez la V* Sire.
Je veux m'y prendre au saut du lit, pour vous donner de nos
nouvelles et vous presser d'accomplir votre bonne promesse.
J'ai tardé plus que je ne voulais, l'encombrement d'une installa-
tion n'est pas favorable à l'écriture, meubles et enfants sont un
peu sur le dos, tout vous pousse vers la plage, oii l'on pense h
ses amis, mais où il est difficile de leur écrire. J'espère, cher
monsieur ami, que vous reprenez courage, combien je voudrais
vous en donner, moi qui n'en ai pas tout ce que je devrais avoir.
Venez donc nous rejoindre, nos forces réunies feront quelque
chose, vous trouverez des cœurs ouverts, bien heureux de vous
avoir; le travail y gagnera tout en étant l'agent principal et le
premier réparateur. Je plains pour ma part, les gens qui n'ont
pas cette ressource, souvenons-nous tous les deux que nous
sommes jusqu'ici des favoris du ciel, nous qui avons une occu-
pation si attrayante, qu'elle est la consolation des mauvais jours
et le bonheur encore dans les meilleurs instants. Venez, je
serai avec bien du plaisir votre compagnon et si je puis, votre
guide et votre soutien. Je compte dans mes succès et mes bonheurs
de travail la rencontre des amis de Beuzeval au nombre desquels
je me plais à vous placer un des premiers : puissiez-vous trouver,
dans l'afTection que nous vous oiï'rons, l'appui dont vous avez
besoin aujourd'hui ; tout n'est pas désespéré quand on croit à
la sûreté de l'intimité et des bonnes relations. Venez me prendre,
les voyages sont d'un bon secours, le déplacement est (avorable
à ce que j'appellerais la circulation morale. Vous verrez d'ailleurs,
et, j'espère, nous verrons ensemble un charmant pays. La vallée
d'Arqués est une des merveilles de la Normandie, les vieilles
ruines de son château une des premières émotions de ma jeunesse,
que j'irais retrouver avec plaisir et dont je serais heureux de vous
faire les honneurs; mais vous n'avez pas l'idée d'une Normandie
plus normande, d'une richesse de végétation si abondante; pour
moi, qui ai vu des lits de verdures et des eaux transparentes, je
2i8 PAUL HUET
n'ai pas souvenir d'une terre si bien matelassée, plus amoureuse-
ment arrosée que les six ou huit lieues qui précèdent Dieppe en
venant de Rouen par le chemin de fer. Tréport est, vous le savez,
un joli petit port de pécheurs Iri-s pittoresque, très animé par
ses costumes et toujours amusant (juoi([ue bien gâté par la crino-
line ; on y met les entants de l'aris en sevrage et à la sortie de
la nourrice on les lance dans la polka et peut-être aussi vers le
léger cancan qui les conduit un jour à Mabile ou à la Chartreuse.
0 teinpora, ô mores! Suis-je donc devenu bien père noble et
bien ganache, puisque tout cet emportement à froid ne m'enthou-
siasme pas comme toutes les bonnes mères de famille qui se
sacrifient en tapisserie derrière des jeunes personnes de six à
quinze ans.
Que voulez-vous, j'aime mieux les arbres du vieux parc d'Eu,
et après Saint-Cloud que vous n'avez guère vu, vous ne trou-
verez pas ce château indigne d'être visité. Hélas 1 peut-être faut-il
se presser. Le nouveau propriétaire a déjà vendu le mobilier !
La France est plus riche de six mille francs dans la personne de
son monarque, et le beau parc au premier jour sera peut-être
livré à la bande noire, ou au moins vendu pour quelqu'établisse-
ment industriel, tel que la Chartreuse dont je vous parlais tout
il l'heure. Quelle bonne idée de porter cette spéculation
en grand au bord de la mer ! Si on pouvait obtenir le privilège
d'établir une roulette, quelle fortune ferait l'entrepreneur,
homme de génie, qui aurait assez d'argent pour obtenir et monter
cette bonne affaire! Ce n'est pas la nôtre et je compte sur vous
pour des plaisirs plus simples, n'y manquez pas et venez me
prendre. Ma santé toujours bien délicate a été fort éprouvée du
changement d'air, j'espère qu'elle gagnera en force sous l'impres-
sion un peu constante de la mer. Je la soigne en ne travaillant
pas, pour cela je vous attends, arrangez-vous, d'abord sachez
bien que je veux m'emparer un peu de votre personne et vous
imposer l'amitié de votre bien dévoué,
Paul Huet.
De M. Le grain.
Caen, mardi 25 août 1857.
Mon cher Monsieur Huet,
Si je n'étais encore pris par le pied, je serais déjà parti pour vous
aller retrouver, mais je soutfre toujours beaucoup. Les jours passent
sans apporter d'améUoratlon sensible, je me vois contraint à garder à
peu près la chambre, et je voudrais, à force de repos, me guérir pour
être en état de faire ces belles promenades dont vous me parlez et qui
seraient si bonnes avec vous.
Soyez assez bon, je vous prie, pour me dire à quelle époque vous
comptez quitter le Tréport, et je m'arrangerai certainement de façon à y
aller passer avec vous les huit derniers jours de votre séjour ; puis, je
LA CORRESPONDANCE 219
vous emmènerai à Vire, où nous serons tous si heureux de vous pos-
séder.
Que votre lettre était excellente, naon bon monsieur Huet, mon bon
ami, puisque vous voulez bien que je vous parle ainsi ! Dans la disposi-
tion morale où je suis, une lettre comme celle-là fait grand bien et je
dois encore remercier Uieu, puisqu'après m'avoir si cruellement frappé,
il met sur mon chemin de vraies et franches amitiés. Merci, mon cher
monsieur Huet. des bonnes paroles que vous me dites : j'en suis recon-
naissant et fier.
Veuillez, je vous prie, me rappeler au souvenir de M""' Huet et
embrasser pour moi Edmée et René qui a si bien gagné le droit de
jouir de ses vacances.
A vous de cœur,
Edm. Lecuain.
A M. Le grain .
Tropoi't, vendredi. 27 Roùt.
Mon cher monsieur nmi, eu vous parlant comme je l'ai fait, je
n'ai que donné satisfaction à mon cœur et crois bien n'avoir
rien dit de trop : heureux, bien heureux si je puis avoir tait un
jeune ami Ma santé quoique parfaitement remise
en apparence, est toujours soumise à bien des incertitudes et des
épreuves, mais vous, vous devez avoir envie de mettre h profit
votre jeunesse et votre liberté pour travailler et faire les progrès
que vous êtes en droit d'espérer et d'attendre. Pour cela, si vous
m'en croyez, vous ne resterez pas constamment à Vire ; bien que
le séjour en province ne soit pas aussi fatal qu'on se le figure
au développement de l'artiste : la pensée y est plus libre, la spon-
tanéité plus naïve et plus facile, le travail plus calme, plus
maître de son exécution, plus dégagé de toutes les misères des
grandes agglomérations d'individus, de toutes les petites in-
fluences de la mode. Mais encore faut-il voir pour se connaître et
comparer. Corrège ne sut qu'il était peintre qu'en voyant Raphaël,
et les Corrège sont rares. Tous les peintres ne deviendront pas
par l'isolement et le simple aperçu des ouvrages de Raphaël, la
gloire de Parme comme Allegri. De notre temps Maréchal de
Metz', talent bien distingué, a su tirer parti de son éloignement
au profit de son originalité et l'on peut dire que sa fortune d'ar-
tiste n'y a rien perdu. Mais Maréchal n'est jamais resté igno-
rant de Paris et de ce qui s'y fait. Elève de Paris, il a eu le bon
esprit de tout oublier et de tout rapprendre une fois rentré chez
lui. C'est ce que plusieurs d'entre nous avons été obligés de faire
au sein de Paris même, ce qui est plus dllFicile peut-être. Pour
vous, mon cher ami, vous êtes doué, au milieu d'une nature
charmante, et vous n'avez pas à deviner que le travail est le
' Maréchal (Charles-Laurent), peintre, né à Metz en 1801.
•J20 PAUL HUET
meilleur soutien, l'art, le plus grand consolateur. Je serais heu-
reux de partager avec vous les prémices de votre belle Nor-
mandie, qui est aussi un peu mienne. Jouvet et vous, devez
vous souvenir que Claude' n'est devenu peintre que vers qua-
rante ans, et que ce n'est guère qu'à cet âge que Poussin, par-
venu à grand'peine à Rome, a refait sa manière, oubliant les
leçons de Vouet ' et fuyant les succès faciles de l'école
J'attends maintenant votre réponse, votre arrivée voudrais-je
dire ; votre lettre décidera de quel côté je ferai voile pour
parler la langue du pays. Vous savez tout le plaisir que votre
présence fera ici, si vous avez le même plaisir h venir, vous serez
ici bientôt
A vous de cœur.
Pâli, Huet.
A sa femme.
Vire, iS septembre 1857.
Chère chérie amie, te voilà déjà en retard et moi dans l'inquié-
tude et avec un mécompte. J'espère que l'embarras de ton débar-
quement et tant de choses à faire et à défaire ont pu seuls t'em-
pècher de remplir une promesse à laquelle j'attache, tu le sais, une
véritable importance. Après un voyage de sept heures en diligence,
pour faire quatorze lieues, qui n'a pas laissé que de faire valoir
les chemins de fer, nous sommes arrivés ici hier soir à onze heures ;
nous avons passé une journée à Caen, soignés par une demoi-
selle Marie, vraie Gauchot par le cœur et laffection maternelle
de sœur aîuée qu'elle porte à notre ami. Nous avons passé une
partie de notre journée à voir le musée, que tu connais, je crois,
un peu et aussi les prairies et quelques intérieurs de cours d'hôtel
très remarquables que nous ne connaissions pas et que peu de
voyageurs visitent. Il faudra dire bientôt adieu à ces derniers ves-
tiges d'architecture pittoresque que nos enfants ne verront plus.
Je suis très gâté par mon compagnon qui cherche et connaît les
moyens d'épargner les fatigues du voyage, mais je me félicite
aussi d'être auprès de lui. Sa tête n'est pas encore bien forte pour
résister aux souvenirs présents. Comment se plaindre de notre
séparation momentanée ! Et cependant, dans ces wagons qui m'en-
portaient en sens contraire, je disais : ils sont là, ils arrivent et
pensent à moi aussi sans doute. A Vire, deux vieilles sibylles qui
ont dû présider à bien des naissances et des enterrements dans
la famille nous attendaient pour nous recevoir avec le dévoue-
ment traditionnel des vieux serviteurs d'autrefois. Je croyais
que ces sortes de figures n'existaient plus que dans quelques per-
sonnages des romans historiques.
' Claude Geléo, <Iit le Lorrain.
^ Vouet (Simon), peintre, iSgo-iG^g.
LA CORRESPONDANCE 221
M. Adrien, chez qui nous avons déjeuné, est toujours plein
d'enthousiasme en espérance pour mes peintures décoratives. J'ai
revu son salon avec plaisir, ma peinture y sera soutenue par
beaucoup plus d'or que je ne croyais et je n'ai aucun regret de
l'avoir tenue un peu vigoureuse. Je voudrais bien que les toiles
ne tardassent pas trop à venir; j'ai hâte de faire la première
épreuve et n'aurais-je fait que revoir l'emplacement, mon voyage
dans tous les cas ne serait pas inutile. C'est du reste ce que
je souhaitais le plus, revoir la place et m'assurer du cadre. Je
désire que l'on envoie cela par un roulage au moins accéléré,
car je prévois que le temps ici va se passer fort vite, pour la
besogne du moins.
Ma lettre va te trouver j'espère à Fontainebleau et non pas
t'y attendre, tu voudras bien témoigner à M. et M"" Sallard
mon regret de n'être pas avec toi pour les voir ces derniers jours
de vacances, regrets qui seront augmentés de beaucoup si tu dois
entendre tous les jours la voix de M™'' Félix Sallard à laquelle
je te prie de présenter aussi mes aflectueux respects.
Adieu, je ne sais comment abréger, et cependant il me faut
avant de fermer, t'embrasser mille et mille fois ainsi que les deux
gâtés chéris,
Paul.
A sa femme.
Septembre 1857. Vire, mardi matin.
La bieu-aimée, je n'ai pu t'écrire hier et tu n'attendais sans
doute pas ma lettre : mère, père, belle-sœur, enfants, les uns avec
leurs exigences, les autres avec leurs doux chants et leurs caresses.
Voilà de quoi te tenir en haleine et faire passer le temps ; tu ne
manques jamais d'occupations! Pour moi quelles que soient mes
distractions ici, et bien que le temps passe vite partout, attendre
tes lettres et penser à vous, voilà toujours la grande affaire.
J'écrirais donc volontiers tous les jours pour me recueillir dans
mon affection d'abord et aussi pour réchauffer ton zèle à me
donner les nouvelles.
Tu sais que nous étions dimanche à Mortain; partie charmante
malgré le mauvais vouloir du temps qui nous a disputé ses
moindres rayons de soleil et gratifiés de quelques ondées. M™" G...
m'a demandé de tes nouvelles et reçu avec force témoignages de
souvenirs les plus flatteurs pour toi, pour moi, pour les enfants,
pour tout le monde. Triomphe réel, tempéré par le cri de la
conscience : quatre pensionnaires de plus faisaient bien et
feraient bien à la table de l'hôtel de la poste à Mortain. Cette
fine mouche conserve encore les traces d'une vieille beauté,
rajeunie par une petite fille de trois ou quatre ans, venue après
notre départ ! M"' Emile était ravie de ce petit voyage qu'elle
222 i>.\i;l huet
desirait faire depuis longtemps, elle lui avait fait le sacrifice
facile d'un dîner et celui plus réel d'une soirée où elle devait se
faire entendre. J'avais eu la pensée de jeter pour elle sur un
morceau de toile l'esquisse du buisson il la croix du Bourg
d'Ault et de lui porter mon improvisation toute fraîche samedi,
mon attention a eu d'autant plus de succès, qu il y a toujours un
point laible dans le coin des meilleurs cœurs. Sans le savoir, je
caressais un peu la jalousie d'une belle-sœur et excitais l'autre
en m'adressant à la délicatesse et au goût de la femme artiste.
Le silence de Legrain m'a éclairé; il n'a pas été question le
moins du monde de mon cadeau pendant notre pérégrina-
tion et je me suis empressé se réparer la chose et de la remettre
en équilibre en faisant pour M""' Lenormand, avant notre
déjeuner d'hier, un petit souvenir de notre e.xcursion. Je n'ai
donc pu hier écrire comme je le voulais ni à toi, ni à Legendre,
ni à M. V., auquel je n'ai pas encore répondu. J'y ai d'autant
moins pensé, que venant de porter ma tartine et causant bahut,
M. Adrien a fait atteler et nous a conduits, M. Edmond et moi,
voir un meuble de la Renaissance à trois ;i quatre lieues de Vire.
Ce meuble tout en ébène, h portes sculptées, serait d'uu grand
prix s'il n'était fort malade, bien qu'il appartienne depuis trente
ans à un médecin qui l'a payé 60 francs et en voudrait 700. On
se demande de suite si ce brave homme, qui se porte si bien dans
cette solitude, soigne ses malades comme ses curiosités.
M. Adrien en a offert 3oo francs (pour moi), mais la chose n'a
pas eu de succès. Je voulais attendre quelques jours pour te
donner des nouvelles de ma santé et te dire fièrement qu'aussitôt
arrivé ici et il peine reposé de mon voyage, mon affection avait
comme par enchantement changé de nature et que j'allais à
merveille. Malheureusement, la métamorphose n'a point tout à
fait tenu, et ce matin, je suis un peu repris, soit que le froid
ail eu son influence, soit le régime des dîners qui, bien que
simples et excellents, n'ont pas notre simplicité ni notre excel-
lence patriarcales. C'est dommage; je me trouvais tout rasséréné
et les plus beaux projets de travail, parmi lesquels ton image
était mêlée, me passaient dans la tête. Il faut croire d'après
cela cependant, qu'il peut s'opérer un changement sur et com-
plet.
Pas de nouvelles des panneaux? J'espérais que mon frère les
ayant expédiés de suite me donnerait aussitôt de leurs nouvelles.
Je ne voudrais pas les attendre ici, oii je ne lerai rien. J'ai
relapé en quelques coups un paysage de mon hôte avant de tou-
cher à l'esquisse de M™" Emile, et je crois que si nous arrivons
il faire, dans le jardin de cette dame, un bout d'étude d'après un
coin assez insignifiant, ce sera la grande affaire de mon voyage.
Le pays, bien que pittoresque, ne prête pas à la peinture, les
lignes sont ramassées, les arbres plantés en haie, symétri<[ue-
ment distribués ; il est d'ailleurs abîmé d'affreuses fabriques. 11
LA CORRESPONUANCE ni
faut ajouter que le temps a changé et <[uc nous sommes, à tra-
vers quelques pluies, passés h un froid assez vif. Adieu, amie, je
ne fermerai ma lettre qu'après le courrier que j'espère. Eu
attendant, je t'embrasse de mille tendresses, la suite sera adressée
à mes deux correspondants.
Je reçois ta lettre h l'instant, mais je pars chez M. Lenormand
déjeuner et je vois que je puis me dispenser d'y répondre ; à
bientôt, dans ma première je te donnerai des détails sur ma
course à Mortain.
A sa femme.
Do Vire, jeudi, i'^'' octobre li^^■].
Je t'aime, chère bien-aimée amie, et je sens à ma tendresse pour
toi, plus encore qu'à ma passion pour l'art, dont tu ne peux être
jalouse, que tout ce qui tient à l'âme ne saurait vieillir. Je vis de
ta vie et tu connais ma pensée, sans que j'aie besoin, je crois,
de t'ouvrir mon cœur.
Ah ! pauvre amie, si je n'écoutais que mon cœur, je ferais de
mon fils ce que je n'ai pu faire de toi, ce que tu devrais être
encore, mon compagnon d'atelier, le successeur de mes idées,
l'exécuteur de mes rêves. Mais tu sais qu'il faut aimer les
enfants pour eux et les tremper impitoyablement dans les eaux
du Slyx; il lestera toujours un talon vulnérable.
Tu t'étonnes h propos de la légèreté de ces viveurs que l'on
rencontre parfois et tu cherches leur excuse dans leur manque
de cœur. La vie est facile, en effet, pour ceux qui n'ont d'amoui'
ni pour le beau, ni pour le bon, de tendresse que pour eu.x-
mèmes, ils prendront de l'art et de l'affection ce qui peut
charmer entre deux verres, comme on aime la lumière des bou-
gies dans un festin. Ces méchants sont souvent les plus redou-
tables, car ils sont méchants sans passion, seulement pour ajouter
à leurs plaisirs. En voilii trop sur ce sujet qui ne vaut pas toutes
ces phrases.
René me paraît bien sévère en fait de chant, je me laisse
cependant aller au plaisir de lui trouver du bon sens et du senti-
ment en bien des choses ; ce côté de caractère a frappé
M. lîdmond. Cependant, M""... a une belle voix, une charmante
méthode et beaucoup de goût. La beauté a son prestige incon-
testable et tout-puissant, a-t-elle ce feu sacré qui rend belles
celles qui n'ont que le sentiment pour se faire valoir? C'est ce
que je ne saurais dire. M™" Emile est loin d'être jolie, mais elle
a la grâce du sentiment, la bonté et la distinction d'un cœur
artiste, tout le monde l'aime ici, et elle est charmante pour tout
le monde; nous avons dîné hier chez elle, après y avoir déjeuné
en famille. Dans l'entre deux, nous avons peint d'après un petit
2î4 PAL'L HUIÎT
coin pittoresque de ce nid de fauvettes que tu envierais. Com-
bien de lois ai-je répondu à son enthousiasme pour sa maison-
nette de chaume : « Je connais quelqu'un à qui cette suspension
ferait bien envie ». L'air, la vue, la campagne et la ville, le
calme et le chant font de cette petite retraite unendroit char-
mant où tu serais à merveille, tu l'as rêvé bien des fois.
Je voulais te parler de Mortain, puisque je te l'ai promis.
Deux ou trois vieilles femmes possèdent, par suite d'un procès
de famille, quelques toiles de Géricaultet quelques centaines de
croquis. Tu juges du désir que j'ai éprouvé de jeter les yeux sur
ces feuilles perdues de notre grand peintre. Nos démarches, il
faut l'avouer, ont été vaines. Ces sorcières, incapables de juger,
ni dejouir de ces œuvres que le hasard a jetées dans leurs mains,
ne permettent, dit-on, à personne d'y jeter les yeux; au pre-
mier jour, le feu, allumé par quelque curé, finira par dévorer
ces dessins, sous le prétexte des nudités ou d'autres signes plus
ou moins diaboliques ou cabalistiques. Ayez donc une patrie et
de la famille, soyez Géricault, pour que le sort se joue ainsi de
vos rêves de gloire et de toute votre existence de luttes et de
travaux.
Je te remercie des détails que tu me donnes sur ce pauvre
Planche; je regrette de n'avoir pu lui tendre la main dans ses
derniers jours, mais au moins je sais qu'il n'est pas mort aban-
donné de tous. J'ai lu quelques articles sur lui, dans aucun on
n'a parlé comme il convient de sa vraie vertu, le désintéresse-
ment. Tu sais les deux ou trois faits dont je veux parler.
Adieu, ma bien-aimée amie, bientôt je t'embrasserai ainsi
que les deux chers enfants, qui me manquent comme toi ; tout le
monde ici parle de vous, de toi surtout et te regrette...
J'espère encore vous rejoindre a Fontainebleau; si mes toiles
étaient arrivées, je serais déjà parti pour vous serrer bien tendre-
ment quelques jours, quelques heures plus tôt...
A sa femme.
Octobre 1857. i heure 1/2.
Chère amie, je t'écris du salon de M. Adrien au milieu de
mes peintures. Cette caisse si attendue est donc arrivée, déballée,
et pendue aux murs dorés de la petite maison. Nous venons de
faire l'essai aux lumières, allumées pendant que nous déjeunions.
Tout le monde paraît fort satisfait, et pour ce qui est de moi, je
suis content de l'effet produit. Aux lumières, les peintures parais-
sent un peu des vieilles tapisseries ; mais opposées au soleil, il
nous a été impossible, je crois, d'en juger la valeur; au lieu de
la lumière éblouissante d'un salon, on avait le jour éteint d une
caverne et j'ai demandé que 1 opération fût recommencée ce soir.
Je pense me mettre en route demain matin avec Jouvet, j'irai
LA CORRESPONDANCE 225
sans doute dîner à Beuzeval pour partir, si je puis, vendredi pour
Paris. Serez-vous revenus, mes aimés, c'est ce que je saurai en arri-
vant rue de l'Ouest oii je ne comptais pas d'abord m'arrêter. Mon
projet était d'aller d'un trait h Fontainebleau vous embrasser au
plus vite ; mais ta dernière lettre me donne la crainte de ne pas
t'y rencontrer malgré une lettre de Caroline qui me fait part de
sa bonne intention d'aller passer la fin de la semaine avec toi.
Le temps est incertain, aura-t-elle accompli son projet, aura-
t-elle pu s'arracher à sa chapelle et à son banc d'œuvre ? Le temps
qui gronde et tempête me donne par ses violents caprices le droit
d'en douter. J'aurais cependant eu bien du plaisir à faire avec
vous un tour dans notre belle forêt ; quel charmant lieu de
rendez-vous, chère amie ! Au moment où j'écris cette ligne, le ciel
éclate, les vents se déchaînent, la grêle, la pluie, la tempête tom-
bent, traversent et retentissent. Ce coup inattendu m'inquiète.
Pourra-t-on porter ce chiffon de lettre que je t'écris à la hâte et
qui sera sans doute le dernier que je t'envoie d'ici? Pourrons-nous
partir demain par ces bourrasques qui font rire en dessous nos
manufacturiers. L'on manquait d'eau et bientôt le torrent va
remplacer la vapeur, c'est une économie de vingt pour cent!
Pauvre enfant, tu serais manufacturière pendant dix ans, dis-tu?
Pour moi, je ne puis tenir cinq minutes à l'odeur de cette huile
bouillante qui me donne le vertige et des nausées, comment
ferais-tu? Et les échéances, les ventes manquées, les ouvriers à
conduire ; hélas, la liberté a son prix, l'art et la nature peuvent
nous consoler, prenons-en notre parti. Pour le bon M. Edmond,
jamais, dit-il, il ne voudrait être dans la fabrique.
Adieu amie, adieu enfants, au bruit de cette grêle, mon cœur
se réjouit car je vais bientôt vous embrasser.
Chacun ici s'empresse, amie, de te faire ses compliments et de
l'adresser des souvenirs.
Je ne sais pourquoi mon frère n'a pas joint le clair de lune aux
autres toiles. J'espère malgré tout qu'ils sont près de vous.
Mes compliments affectueux à tous, je t'aime, je vous aime.
Paul.
A M. Lesrain.
Octobre 1857.
Cher monsieur et ami, toute séparation est triste surtout lorsque
l'on quitte, comme je l'ai fait, une hospitalité charmante et un
milieu d'affection et de bienveillance extrême. Mais ce qui m'a
rendu mon départ pénible, mon cher monsieur Legrain, c'est l'état
dans lequel je vous ai laissé. Si d'impérieux besoins de cœur et de
doux devoirs de lamille ne m'avaient pas rappelé, je serais resté
pour vous seul encore quelques jours, car il me semblait en vous
quittant que je vous laissais moins bien qu'au moment de notre
i5
îiG PAUL HUET
arrivée, peut-ôtre, est-ce trop présumer de mon influence, mais
j'aurais voulu lâcher d'agir sur vous pour vous sortir de vos
vapeurs dangereuses et funestes, d un abandon ([u'il dépend de
vous surtout de secouer. C'est parce que vous avez du cœur
qu'il faut vouloir, et c'est mal aimer ceux dont la mémoire nous
est encore si chère, que de céder à des entraînements qu'eux-
mêmes condamneraient. Pour bien regretter ceux que nous
pleurons, il faudrait se demander comment ils voudraient nous
voir, on aime à se persuader que les êtres qui nous ont aimés
nous suivent toujours de leur pensée et de leur protection ; et
que demanderait une mère, si ce n'est le bonheur de celui qu'elle
a élevé et chéri, bonheur que vous saurez, vous, mon ciier ami,
toujours reporter à celle qui l'a préparé. La vie est sans doute
une épreuve, mais une épreuve que notre volonté et notre con-
science traversent plus ou moins bien. Croyez-moi, mon cher
ami, ne cherchons pas à aller plus vite que le temps, il marche
trop vite pour nous et tout moment perdu est irréparable; ces
vérités qui semblent si banales sont les premières oubliées, on
ne s'en souvient qu'au moment où le bûcheron veut compter avec
la mort. Ce qu'il nous est permis de faire, ce qu'il nous est sage
de chercher, c'est de calculer les moments qui nous sont donnés
pour accomplir notre tâche. L'art nous offre plus que rien au
monde le moyen d'oublier les heures et d'arriver noblement au
port. Vous avez tout ce qu'il faut pour y réussir et surtout pour
en tirer les fleurs les plus charmantes ; liberté d'action et de
fortune, forces de cœur et d intelligence ; vous pouvez entrer
dans la carrière en soldat ou en volontaire, en rapin ou en
amateur ; jouissant de ce que vous ferez et de ce que feront les
autres, sans déception d'un côté, sans jalousie de l'autre.
Pour moi, quelles que soient les amertumes que m'a données
mon métier, je m'estime encore heureux d'avoir une carrière où
l'on trouve des jouissances inconnues aux plus heureux du
monde. Je rabâche sans doute, tout ce que je vous dis, vous le
savez mieux que moi, mais pourquoi n'avez-vous pas vous-même
plus de volonté soutenue ?
•l'aurais dû vous remercier tout d'abord de votre bonne et
affectueuse hospitalité, les moments ont été bien rapides pour
moi à Vire, je me demande si j'ai pu abréger aussi les vôtres.
Veuillez, quand vous verrez M""" Emile, la remercier plus
particulièrement que je ne le fais dans ma lettre h M. Adrien
des bons instants qu'elle nous a donnés. Voila une artiste, un
vrai sentiment, une âme douée et sympathique, qui sait commu-
niquer aux autres la flamme secrète. Je désire qu'elle puisse,
comme il me semble qu'elle doit le faire, vous entraîner où jamais
mes paroles sans doute n'auront la puissance de vous conduire.
La musique ainsi comprise est l'art le plus saisissant, le plus
puissant sur l'imagination ; en écoutant ces belles symphonies,
on rêve mieux peinture.
LA CORRESPONDANCE 227
Au président Petit.
Mon cher Auguste, je ne puis que vous tendre la main, une main
amie bien sympathique à votre douleur. Moi aussi j'ai perdu
mon père! et, bien que je l'aie perdu fort jeune, je sens encore
aujourd'hui l'immensité de ce malheur, car j'aimais mon père
comme vous aimiez le vôtre, d'une affection aussi tendre que res-
pectueuse, d'une tendresse pleine de vénération. Nous perdons
nos meilleurs parents, nos enfants subiront les mêmes épreuves ;
cette loi fatale, dont la seule douceur est de n'être pas inter-
vertie, n'en est pas moins aflVeuse, comme beaucoup hélas ! de
celles qui président à notre pauvre humaine nature. J'espère que
lorsque vous recevrez ces lignes, mon cher ami, vous aurez déjà
subi la douce et bonne influence qui vous entoure et que votre
douleur sera au moins adoucie par les caresses de ce jeune
monde, que vous aimez comme votre père vous aimait.
A M. Legrain.
6 décembre 57.
Mon cher jeune élève,
Vive la peinture, qui dans d'autres moments nous fait damner ;
on se fait damner et l'on se damne, vous le savez, pour de char-
mantes choses. Ce n'est pas trop médire de l'art que de le ranger
parmi les choses damnables que vous et M. Adrien connaissez
mieux que moi.
Je travaille, malgré tant de dérangements; le Clair de lune
fini, le tableau des Fabriques (côté de la fenêtre) très avancé et
venant assez bien, suivant moi, voilà pour ce qui concerne la
ville de Vire et ce que je dois à ses aimables hôtes. Mais vous,
cher maître, qu'avez-vous fait ? N'est-il donc question que du
portrait de M. René, que vous faites bien de conduire à bonne
fin, et qui y arrive, à ce qu'on m'écrit. Mais n'avez-vous pas
commencé autre chose? Ne vous avais-je pas commandé une tête
par jour, bien attaquée, franchement modelée comme le portrait
de M"° Marie, par exemple.
11 est bien bon, je crois, de faire une étude serrée, comme
nous disons nous autres, mais l'étude est surtout dans l'exercice
du coup d'œil, dans le grand accent donné à l'œuvre. Ceci est
rendu sensible par les copies de l'antique et de quelques grands
maîtres; la copie d'une œuvre médiocre ne laisse rien, la copie
d'un antique, pour peu qu'elle soit dans les lignes et l'aspect,
fait grand plaisir. Les esquisses, les croquis de maîtres démon-
trent, vous le savez, encore mieux ce principe, elles offrent ce
suc que je vous veux faire donner. Ah, mon cher, si l'on pouvait
ïî8 PAUL HUKT
refaire son éducation ! I^orsque l'on doit tout, comme moi, h de
longues réflexions et à sa propre expérience, il semble que l'on
pourrait aller loin et faire quelque chose. Marchez donc pendant
qu'il est temps encore, et croyez-moi, car je vous parle comme
l'évangile : En vérité ! Vous avez du reste un beau modèle et de
quoi faire un chef-d'œuvre, veuillez lui faire mes compliments
en attendant ceux que je désire vous adresser h ce sujet.
Nous sommes, comme on dit en province, au sein des plaisirs,
mais prés de votre aimable musicienne vous entendez probable-
ment plus de musique à Vire que nous h Paris. Avec nos snntés,
nos all'aires, et notre éloignement, nous ne sortons pas, j'ai
entendu cependant Nadaud ' il y a deux jours et j'ai pu lui dire
que j'avais eu un souvenir charmant de sa musique pendant les
vacances. J'ai aussi, Dieu me pardonne, été une fois aux Variétés,
entendre les chansons de Béranger" par Déjazet^; n'allez pas là,
croyez-moi, h moins que ce ne soit pour voir le C/ievrertil, jolie
petite pièce, ou pour chasser comme moi bien des ennuis. Je
voudrais que vous eussiez quelque plaisir à m'écrire comme je
l'ai en me recommandant à votre affection.
Votre bien dévoué de cœur,
Paul Huet.
Les enfants vous embrassent et ma femme vous fait ses com-
pliments affectueux.
A M. Le grain.
i6 décembre 1857.
Cher Monsieur Edmond, vous parlez de lettres, les vôtres sont
charmantes. Votre dernière nous a fait d'autant plus de plaisir
qu'il y règne une certaine gaieté de cœur que vous avez dans les
bons moments et qui vous va très bien ainsi qu'à vos amis ; écrivez-
nous souvent sur ce ton, nous en tirerons un bon proHt pour nous-
mêmes et l'heureux augure que votre situation morale est meil-
leure. Prenez le dessus et rentrez dans la vie. Vous avez des amis,
faites-le pour eux, ce sera déjà un bonheur.
Je voudrais, comme vous me l'avez dit quelquefois avec une
bienveillance qui vous est propre, contribuer par mon bavardage
à vous rendre le calme et le repos que je vous prêche. Faites ce
que je dis et non ce que je fais, dit M. le curé; aussi c'est moi
qui solliciterai votre secours; je ne suis guère en train en ce
moment au moins. Le froid remue mes entrailles, et ma maudite
' Nadaud (Gustave), musicien et cliausonnier, 1820-1893.
2 Bérauger (Pierre-Jean de), chansonnier, 1780-1857.
■* Déjazet (Virginie), célèbre comédienne, 1797-1875.
LA CORRESPONDANCE iig
affaire mon cerveau, tout cela d'autant plus cruel qu'il s'y joint
un grand appétit de peinture. Ma nièce vient de nous quitter avec
mon frère, ils vont passer l'hiver à Nice ! Pour nous, nous les
regardons faire; comment trouvez-vous cela? J'avais envie de
vous écrire de venir nous joindre et de partir tous pour la vraie
Italie ; nous aurions dit bonjour en passant à ces gens-là, et aurions
été voir quel temps il fait à Rome. Au diable les afi'aires et l'hiver
aussi, puisque tout cela est un rêve
Je vais commencer les trois derniers panneaux. Si Dieu me
prête vie, ils iront, j'espère, assez rondement. Je suis content
des esquisses, qui sont toutes arrêtées. Si j'avais le bon esprit
de prendre la méthode des maîtres dont aujourd'hui on tient
trop peu compte, si je mettais mon esquisse sur du papier bien
arrêté, avec figures et principaux détails pour reporter le dessin
ensuite au carreau sur la toile, j'irais vite et sûrement. Notre
défaut, défaut auquel nous devons quelques-unes de nos qualités
modernes, est de trop livrer au hasard, au sentiment. Si vous
étiez à Paris, je vous engagerais h aller au Musée (salles des
dessins) copier quelques esquisses des maîtres, je vous accompa-
gnerais avec grand plaisir. Je ne connais pas l,-» galerie des des-
sins de Florence, la nôtre est merveilleuse et dirigée avec goût.
Notre Musée, lorsqu'il sera rouvert entièrement, sera vraiment
splendide. On vient de livrer au public deux travées de la grande
galerie avec éclairage large et doux à la fois, par en haut; j'es-
père que les autres ne tarderont pas ; pour moi, c'est une privation
de ne pas avoir ma galerie complète et certains de mes maîtres
les plus adorés. Je ne sais si je vous intéresserai en vous parlant
des palettes de Delacroix, qui font grand bruit parmi quelques
artistes. Delacroix a l'habitude de préparer de riches palettes sui-
vant le tableau, le sujet qu'il traite; il fait des tons, les numé-
rote et en conserve des échantillons sur du papier h peindre. C'est
ainsi que l'on fait circuler la palette de Trajan\ la palette du
Christ au Jardin des oliçiers'^, etc., etc. Ces tons, suivant moi,
sont pour ainsi dire des tous primitifs, qui viennent augmenter les
couleurs nombreuses dontce peintre lait usage. Il cherche, en tons
principaux, tous les tons les plus riches qui peuvent se soutenir et
aussi laire opposition. Delà, on veut voir un calcul beaucoup plus
profond et qui tiendrait vraiment du sortilège, on y voit un tableau
entièrement combiné dans ses plus minutieux détails, ce qui serait
aussi impossible qu'insensé de la part d'un homme qui, il est vrai,
raisonne tout ce qu'il fait. Ce système, excellent surtout pour
celui qui l'invente à son propre usage, lui procure un succès auquel
peut-être le malin artiste a pu quelquefois songer, le succès qu'on
obtient en frappant les esprits. Cela n'en est pas moins intéres-
sant à étudier et je tâcherai de m'en procurer une pour l'ana-
* Justice de Trajan, tableau au Salon de 1840, musée de Rouen.
- Le Christ au Jardin des Oliviers, Salon i855, église Saint-Paul.
23o PAUL llUET
lyser, je vous en ferai part. Jusqu'à présent, je ne puis y voir
qu'une richesse de tons et un soin de préparation et de palette
qui laisse bien loin les conseils que j'ai pu vous donner à cet égard
et ce que je lais niol-nième. Nous avons, vous et moi, beaucoup
à gagner à étudier les procédés d'un si habile homme.
Voici une longue lettre; vous m'en avez demandé de longues,
vous voilà puni. Je la termine donc. Je voulais cependant vous
parler des études de Troyon qui, cette année, a rapporté une
trentaine de toiles couvertes en deux mois. Il en a, dit-on, refusé
cent mille francs,... c'est le plus extraordinaire exemple de
succès.
Votre tout dévoué de cœur,
Paul Huet.
A M. Lesrrain.
Décembre 1857.
Je viens de lire un livre qui correspond si bien à ma fibre,
que je ne puis m'empècher de vous en parler, tâchez donc de
lire VEsstii sur- la Révolution de Lanfrcy, car je désire que vous
soyez de mon avis. Voilà un jugement sain, fort et fécond sur ce
grand drame de 89 qui nous agite tous encore aujourd'hui.
L'auteur débute par un coup de plume sur de Maislre et un
coup de massue sur Louis Blanc'. Le chapitre sur la Déclara-
tion des droits de l'homme est très remarquable par la profon-
deur. Il ne manque à ce livre, parfaitement écrit, qu'un peu de jeu-
nesse dans la forme. La force nécessaire s'y trouve mais on vou-
drait, il me semble, un peu plus d'éclat dans un tel sujet. Au
résultat, livre de fond qui doit rester, qu'il faut lire et faire lire.
Pour parler moins haut, les panneaux sont en bon train, tous
sont à peu près aujourd'hui au même point et les derniers, à cer-
tains égards, par l'élan et l'enlevé réussissent mieux que ceux que
vous connaissez, au moins généralement. Des figures de quelque
importance à faire, l'harmonie générale à revoir et je n'aurai plus
qu'à les montrer. Viendrez-vous les voir?
A M. Le grain.
Luudi matin, 4 janvier i858.
Cher monsieur Legrain, je n'ai pu encore répondre à votre bon
souvenir, à ces affectueux souhaits que vous m'envoyez et que je
voudrais vous rendre ; car moi aussi je les ai pour vous au fond
' Louis Blanc, piibliciste, historien. liomme politique, membre du Gouver-
nement provisoire en 1848, — 1811-1882.
LA CORRESPONDANCE î3i
du cœur. Que cela vous dise mieux que toute parole la différence
lie cette journée h Paris, avec cette journée h Vire ; journée triste
partout, qui là-bas vous appartient, et qui, ici, estlivrée à tous. Ne
regardez pas encore cette fois, mon cher ami, par le gros bout
de la lorgnette. Ce jour est triste pour tous ceux qui ne sont plus
enfants ! mais encore pouvez-vous penser à vos amis et me donner
une preuve de souvenir que je n'ai pu vous rendre aussi exac-
tement. Ce jour-là surtout, Paris est la grande ville ; celui qui
connaît Paris et ne l'a pas vu à cette date, ne le connaît pas encore
et ne se figure pas ce tohu-bohu, ce contact des intérêts qui
courent et se heurtent, cette fièvre singulière d'espérances spé-
culatives. On a beau se mettre à l'écart, il est difficile d'éviter
cette foule qui se choque et nous choque, nos affections mêmes
nous entraînent dans le flot. Pour moi, qui, depuis quelques
années, ai le plus possible réduit mes visites et renoncé à cet
usage singulier des cartes, excepté pour en rendre, je vous avoue
que j'ai encore de quoi me mettre en humeur ces jours-là. Je ne
sais si à Vire l'usage des cartes est consacré ; je me dis tous les
ans qu'il n'en est plus question que pour les fournisseurs qui
cherchent pratique ou veulent se rappeler aux débiteurs retar-
dataires. Hélas, je vois que les gens qu'on ne veut pas voir, les
ennemis prudents, les amis dont on ne sait pas le nom et bien
d'autres encore sont trop intéressés à ne pas laisser passer une
mode de si bon goût.
Un jour que Dumas écrivit quelque part : « Un de mes trois cents
amis intimes », il glaça singulièrement mon affection. Que dire de
ceux qui ont cinq ou six cents cartes à envoyer à leurs intimités !
Je me tiens heureux de n'être pas de ceux-là et j'espère que vous
n'accepterez pas comme des banalités, les consolations et les
espérances que je voudrais vous donner. Je voudrais aussi vous
envoyer collectivenienl les souhaits que je forme. Je ne peux vous
détacher de l'aimable milieu où vous êtes et du petit cercle qui
veut bien penser à moi. Soyez mon interprète près de chacun et
près de tous...
Il ne faut pas être plus royaliste que le roi, ni plus romantique
qu'en i83o. Je suis bien de votre avis, M. Ingres, avec la palette
de Delacroix, ne changerait pas beaucoup sa couleur, cependant,
puisque vous ne vous rendez pas bien compte de l'importance de
ce que je vous ai dit à propos de la manière de procéder de Dela-
croix, j'ajouterai aujourd'hui, en attendant meilleure explication,
que tout sentiment, quelle que soit son individualité, fait bien
d'avoir recours à certaines traditions; que rien ne nous force à
faire des tons comme Delacroix ni surtout les mêmes tons, mais
qu'il est bon de savoir pourquoi, dans quel but, et d'après quelle
méthode il en fait. Le plus grand reproche qu'on puisse faire à
l'école de David, c'est d'avoir enterré toute tradition ; chacun dès
ce jour, et c'est la gloire du romantisme, s'est mis à l'œuvre pour
la retrouver et en former une nouvelle, tout en laissant au génie,
a3ï PAUL IIUET
au senliment, au simple instinct son initiative. Personne aujour-
d'hui, certainement, n'a porté la science de la couleur aussi loin
que notre grand coloriste et ses procédés sont bons à connaître.
Je n'ai pas de place pour en écrire plus long, je ne puis que
vous embrasser et vous dire qu'en raison du nouvel an, chacun
ici en fait autant.
Paul IIuet.
A M. Le grain.
17 février 58.
Cher monsieur ami,
Je lui dois la visite de M. C... le décorateur. Vous
vous rappelez que je désirais être en rapport avec cet habile
homme qui fournit à juste prix, du Moyen âge, de la Renaissance,
du Rococo, le tout en carton pierre, h toute l'Europe indistincte-
ment ; ce qui lui permet de bâtir pour son petit usage des palais en
pierre de taille. Je crains qu'il m'ait assez mal jugé, il s'attendait,
je crois, à tout autre chose qu'à ce qu'il a vu; mauvaise disposi-
tion, vous savez, pour juger les gens. Il pensait trouver de vieux
moules, quelques pastorales Boucher, ou quelques scènes ita-
liennes du théâtre Watteau et a dû, je le crains, prendre mau-
vaise opinion d'un homme qui cherchait si loin (et si mal peut-
être) ce qu'il pouvait trouver tout près, tout fait et bien fait
dans les gravures du temps; ma frayeur est qu'il soit parti en
disant : Cela est fort bien, mais n'est pas dans le style. Je con-
nais ce jargon, témoignage de l'impuissance du temps (le nôtre),
et vous devez reconnaître à ma colère, combien je l'ai en hor-
reur et en mépris. C'est avec cela qu'on nous fait passer toute
cette vieille défroque de pacotille qui ne laissera après elle que
la vermine d'un magasin de costumes et les lambeaux de vieilles
décorations.
M. Rothschild fait faire chez cet artiste industriel, ou pour
mieux dire chez cet industriel artiste, une magnifique décoration
Louis XV. Est-ce la faute des artistes, des architectes de notre
temps ! de prendre tout fait dans le passé et de copier ainsi le
vieux toujours? Au moins a-t-il le bon goût, que lui permet sa
fortune, de faire exécuter en bois au lieu de carton pierre, ces
charmantes moulures du xviii* siècle; mais ce qu'il y aura de
plus curieux c'est que la direction générale de cette décoration
de château est confiée à un peintre intelligent et spirituel, et
que nous verrons peut-être dans les panneaux et dessus de portes
de pâles copies de ces charmantes peintures de Watteau qu'on
ne pouvait imiter de son vivant. Peintures qui se font à l'entre-
prise aujourd'hui et qui, cependant, ne peuvent encore se
mouler comme ces cartons complaisants que M. C... expédie
aux cinq parties du monde et enverra dans la lune le jour où les
ballons pourront y pénétrer.
LA CORRESPONDANCE 233
Mettez que je m'échauQe peut-être fort à tort, non pas pour la
question générale dont j'ai la bêtise, dirait M. C..., de me préoc-
cuper, mais en ce qui regarde mes rapports avec lui; en somme,
il a été fort aimable, bien qu'il m'ait paru un peu étranger
à la peinture, pour ne pas dire ignorant en fait d'art, et tout à
fait renfermé dans sa spécialité, son article, dirais-je si j'étais
son commis voyageur. C'est un homme fort intelligent, enten-
dant bien, je ne voudrais pas dire son affaire que je compren-
drais autrement, mais les affaires que je comprendrais fort mal.
Je crois, nous disait-il, qu'il y a des gens qui ^■endent le néces-
saire pour avoir l'ornement. Il ne sait à qui répondre, tant
l'amour du luxe et àw paraître est partout ! Pour le goût, d'ail-
leurs, il le vend, mais il n'est pas chargé de le donner, ni même
de l'inventer ; il m'a néanmoins promis de m'amener quelques-
uns de ses clients, de nous aider dans nos recherches sur les
moyens de tendre nos toiles et il viendra même, je crois, à Vire
les voir mettre en place, ce qui devrait répondre à toutes mes
suppositions ; mais j'y tiens et je les crois vraies.
A M. Legrain.
Che
r monsieur ami.
Pas de nouvelles, bonnes nouvelles? Votre silence me fait
espérer que vous allez venir vous-même à Paris poursuivre
votre débiteur ; si je savais cela, comme je me féliciterais de ne
mètre pas encore acquitté, seulement je vous préviendrais, entre
nous, qu'il faut vous presser. Vous pourrez trouver votre
homme déniché. Il n'est plus question de grippe, d'angine, ni
d'épidémie quelconque. Apollon a percé de ses flèches tous les
monstres de l'hiver y compris le catarrhe et le rhume de cer-
veau. Paris est charmant à cette époque et vous êtes encore, vous,
mon cher ami, d'âge sensible à cette renaissance du printemps,
où la femme refleurit et repique avec les roses. Mais ce n'est
pas toute la question : je compte que le parfum de mes huiles et
de ma térébenthine a bien aussi ses charmes pour vous attirer, et
dans trois mois il faut que je déguerpisse; Loyola me met à la
porte ; mon atelier, oii je me trouve si bien installé, va être
converti en école des Frères et en salle de conférences pour la
Propagation de la foi en faveur des ouvriers enrégimentés.
Enfoncé Cabet' et Considérant"! Les socialistes ont trouvé plus
forts qu'eux et j'apporte ma part à l'œuvre. Hélas? ce n'est
pas tout à fait de bonne volonté et je crains que cela me soit peu
compté dans le paradis des dévots. Quoi qu'il en soit, il laut
* Cabct (Etienne), écrivain, auteur de lii célèbre utopie communiste,
1788-1856.
^ Considérant (Victor), pliilosoplie, fouriériste et économiste, iSoS-iSgS.
■234 PAUL IIUKT
faire mes paquets, les bons Pères vont le 9 juillet occuper
cette pauvre petite propriété qu'ils viennent de payer 3 à
400.000 francs, pour lesquels ils recommencent à quêter de plus
belle ; 11 est vrai que c'est pour y bâtir ou ajouter les terrains
vastes qui avoisinent, ou pour aller ailleurs fonder une œuvre qui
ne sera que la continuation de celle-ci. Pour indemnité, on va
venir me tendre l'escarcelle, la bourse ou la vie ! y compris la
vie future. Je ne voudrais pas plaisanter sur un si trrave sujet,
d'autant plus que je suis fort vexé, que je ne prévois pas où je
vais percher. A quel saint me vouer pour parer ce coup que les
saints me portent.' Paris devient de plus en plus impossible. Les
propriétaires alléchés, posent en principe que la propriété doit
toujours gagner et comme il faut vivre vite, gagner vite. Chaque
mutation, une augmentation, aussi on ne tient plus à ses loca-
taires, pas plus qu'aux gouvernements; on se figure qu'on gagnera
quelque chose à une mutation et c'est bientôt le seul principe qui
nous restera.
Vous avez sans doute appris la ruine complète de mon héros,
ce pauvre Lamartine. 11 avait toujours reculé devant une sous-
cription nationale, il en sentait toutes les conséquences, toutes
les incertitudes et le voilà forcé d'y venir. L'empereur lui accorde
son patronage et souscrit en tète. Une commission est nommée
où se trouvent pêle-mêle des sénateurs et des journalistes, le
seul représentant de la presse indépendante est Ulbach' de la
Revue de Paris; M. Renée' du Consiitulionnel est un des mem-
bres les plus influents. Vous avez lu sans doute la lettre impé-
riale, ou au moins du ministre de l'Intérieur. C'est un chef-
d'œuvre, jamais on ne tua son adversaire de meilleure grâce.
Pauvre Lamartine! il était trop grand! — Poète et quel poète !
Vous savez enfin, jamais homme ne fut doué à ce degré du don de
poésie; de prime saut, il est orateur, historien, homme d'Etat;
courage civil, courage militaire, grandeur d'âme, il a tout, il
semble en dehors de notre pauvre espèce et le voilà qui tombe
comme un épicier. Ah! mon pauvre, mon pauvre ami, quel
chagrin cela fait. Que les imbéciles se réjouissent, que les
médiocres applaudissent, que les ingrats triomphent, pour moi
je gémis de cette position, de cet abaissement d'un grand
homme, du plus noble et du plus pur représentant de l'intelli-
gence humaine. Cela, croyez-moi, retombe sur Ihumanité, et
ceux qui la méprisent, pour lui mettre le pied sur le cou, ont
beau jeu en ce moment.
Si vous ne m'écrivez pas, c'est que vous allez
venir nous surprendre et piocher; on vient d'ouvrir la galerie
italienne, les jours bien ménagés ne sont pas encore ce qu'ils
' Louis Ulbach, littérateur, 1822-1889.
- Amédée Renée, publicistc, 1808-1859, directeur du Pays et du Constitu-
tionnel, député du Calvados en 1857.
LA CORRESPONDANCE 235
devraient ou pourraient être ; on avait toute liberté, c'est inex-
plicable; quant aux œuvres des maîtres, elles sont remises à
neuf et sortent de chez le dégraisseur. Il y a eu, il paraît, un
décret pour les peintures comme pour les maisons. Tous les
dix ans on badigeonnera les Raphaël, les Titien, les Léonard,
les Rembrandt, etc., etc., comme les façades de nos rues. Vous
serez charmé de ce petit travail. Les artistes n'y entendaient
rien, ce n'est qu'un pouce de crasse que l'on a enlevé et les
glacis et les demi-pâtes des Vénitiens n'étaient que dans leur
imagination. Le plus beau de raffaire, c'est que cela est propre-
ment exécuté par des gens qui ont abattu l'ancienne administra-
tion sous le prétexte de suspicion de ce crime. 11 n'est que de
faire les choses sur une large échelle..., et surtout de pouvoir
faire taire les mauvaises langues.
De M. Le grain.
Vire, 12 avril i858.
Mon cher maître, il y a trop longtemps que je remets à vous écrire;
je veux avant de me coucher vous présenter mes excuses et vous prier
de me pardonner mon trop long silence. Ne me gardez pas rancune,
je vous en prie. J'ai passé, depuis un mois, de mauvais jours ; j'ai été
assailli par une foule de diables bleus, de chagrins et de misères, et
j'ai plus d'une fois manqué de courage. S'il m'eût été possible de quitter
Vire, où me retiennent quelques affaires criardes, je serais ailé me
retremper près de vous, sentir vos huiles comme vous dites, et chercher
une cordiale poignée de main qu'il me tarde de recevoir
Je voudrais bien un peu maudire les Jésuites qui vous prennent mai-
son et atelier. Mais je sens que je ne pourrais le faire aussi énergique-
ment que vous, et que mes imprécations, inutiles comme les vôtres,
vous paraîtraient bien maigres. Je me borne donc à vous plaindre, et
sincèrement, d'être forcé de quitter une habitation qui vous allait si
bien. Avez-vous en vue un autre appartement ? Pendant qu'il est ques-
tion de maudire les gens, je m'unis à vous contre les frotteurs du
Louvre. On se trouve heureux de n'être pas un maître exposé dans
l'avenir à être écuré comme une casserole par quelque directeur de
musée. Empâtez ferme, mon maître, et glacez peu, car un jour ou
l'autre vous serez frotté ! Quel bête d'animal que l'homiue. De toutes
parts on entend crier qu'il faut éviter les restaurations aux oeuvres d'art,
et ceux qui ont crié au meurtre, quand vient leur tour de conserver les
tableaux, s'empressent de les livrer aux vernisseurs. Il faut avouer que
cela n'a rien d'étonnant par le temps qui court : On veut du luxe, mais
du luxe pimpant, brillant, de vrai luxe point. On veut se faire admirer
des foules et l'on réussit. La foule aime Saint-Jacques la Boucherie
remis à neuf, la rue de Rivoli, le bois de Boulogne jardiné et Notre-
Dame bariolée : pourrait-elle aimer un Vénitien un peu enfumé ? C'est
pour elle que l'on travaille, dût périr la gloire du Titien et de Véronèse.
C'est logique. Des rêveurs, cher maître, voulaient élever le peuple à
eux, le faire intelligent, épurer ses goûts : le peuple les a reniés.
On se fait, non peuple mais racaille pour lui plaire, et il acclame et
applaudit. Si encore le musée ne subissait pas les misères du temps !
■'36 PAUL HUET
Mais je vois qu'il paye sa pari du tribut général et j'en suis désolé
comme vous. Voilà Lamartine qu'on va restaurer aussi. C'est grand
pitié. Comment n'a-t-il pas eu le courage de vivre avec i .000 francs de
rente depuis dix ans. C'eût été beau de voir un dictateur descendre du
pouvoir et se retirer pauvre à la campagne. Je ne l'accuse pas : il ne le
pouvait pas sans doute, mais je le plains du fond du cccur.
Vous avez peut-être remarqué, cher maître, que moi aussi j'ai
pris ma feuille à contre-sens, comme vous le fîtes l'autre jour. Cela a
été involontaire et le hasard seul l'a voulu. Pourquoi ne m'est-il pas
donné de vous imiter aussi facilement en peinture.
Adrien, bien que désireux de posséder ses panneaux, me charge de
vous dire qu'il vous donne toute liberté, tout le temps de les faire voir
et qu'il serait désolé que son impatience vous ravît les éloges qui
doivent vous revenir.
Adieu, cher maître, je travaille beaucoup malgré mes diables bleu de
Prusse; je ne sais si je fais bien ou mal, mais au moins je passe le
temps. J'embrasse Edmée et René. Edmée doit être bien rose par ce
printemps. Veuillez me rappeler au bon souvenir de M™^ Huet.
A vous de cœur,
Edmond Legrain.
A. M. Legrain.
Che
r monsieur ami,
Votre lettre a devancé la mienne, je vous en remercie ; je dési-
rais vous écrire, mais le cœur, vous le dirai-je, n'était pas assez
vaillant pour prendre l'initiative...
Je ne sais si c'est sous l'influence de cette crise que je vois
mon exposition, comme bien des choses elle me parait manquée
il moitié, pour ne pas dire aux trois quarts. J'ai eu du monde,
quelques bons enthousiasmes, un succès près de tous ceux
qui ont bien voulu se déranger, mais ce n'est pas encore ce
qu'il faudrait pour bien poser et l'artiste et son œuvre. Je
suis embarrassé pour vous exprimer ma pensée enchevêtrée
entre la modestie et l'orgueil, et surtout bien troublée par l'af-
fliction. J'ai eu des sympathies, les éloges du petit nombre qu'on
désire le plus ; mais est-ce lii le succès, cela ne rentre-t-il pas
dans, ce qu'au théâtre, on appelle un succès d'estime et que
j'appellerais volontiers un succès consolateur? Sans prétendre à
ces triomphes h grosse caisse d'Horace Vernet, succès du drapeau
tricolore et du troupier français, ou à ces succès après décès
comme Delaroche, succès de gens comme il faut qui font les
choses à la mode, ne pouvait-on espérer quelque chose de mieux
que cet enthousiasme a huis clos avec peine enlevé à l'indifférence
du temps ? L'indifférence pour tout ce qui n'est pas le dividende
est le caractère général de cette époque qui s'endort pour
oublier, comme l'esclave antique s'enivrait. Pour constater un
succès, il faut qu'il soit de bon goût, dans un certain monde
LA CORRESI'ONUArs'CE ïj^
qu'on appelle le monde, d'aller ou d'être allé, — n'importe
où — voir ou ne pas voir n'importe quoi. Alors tout le monde se
presse, les journaux parlent et leur critique se fait éloge. Dans
le cas contraire, vous l'avez fort bien remarqué (dans cet article
du Conslitulioitnel arrivé un mois trop tard), on ne se compromet
pas et les mots les plus charmants ont quelque chose de banal
et de prudent. Notre Planche n'était ni prudent ni banal.
Pour ne pas démentir ma femme, je vous dirai cependant que
plusieurs de ceux dont je désirais le plus l'assentiment sont
revenus deux ou trois lois pour compenser tous ceux qui ne sont
pas venus i» mon invitation ; parmi ces indifférents, je dirai il
M.Adrien que son ami M. le bââââron M... n'est pas venu les
quelques architectes que j'ai eu l'honneur de voir ont été
enchantés. Votre lettre me prouve au moins que ce n'est pas
l'indifférence qui vous a empêché de venir nous voir, combien
cependant j'aurais eu de plaisir h retravailler un peu avec vous,
dans cet atelier que je vais quitter et dont je ne profite guère
avec mes embarras d'exposition ; c'est moi sans doute qui vais
aller vers vous, je songe à partir bientôt pour placer mon
travail, j'espère que vous en serez aussi content cette fois que
la première. Plusieurs panneaux de votre connaissance ont
gagné, ceux que vous ne connaissez pas vous feront, j'espère,
plaisir, ce ne sont pas ceux que Delacroix et autres aiment le
moins. J'avais songé à vous écrire à propos de l'exposition de
Caen, h. vous demander ce qu'il fallait en faire et penser, mais
je viens d'apprendre par notre Leharivel' qu'elle n'aura pas lieu,
faute d'un local, ce qui résout toute dilficulté pour moi. Peut-
être cela vous permettra-t-il de venir me surprendre et me
prendre ici, nous repartirions tous deux avec le bagage. Je com-
mence à désirer les voir installés comme on désire voir terminé
l'ouvrage qu'on a le plus de plaisir h laire. Nous nous en irons
ensemble demander a iM™° Emile la répétition de quelques-uns
des morceaux si applaudis dans son concert il bénéfice. Vous
n'avez pas besoin de me dire qu'elle a enlevé la salle. Je serais
bien heureux d'entendre en petit comité cette bonne musique.
A M. Legrain.
i5 juiu i858.
Cher monsieur ami, j'ai besoin de causer avec vous ; je voulais
vous écrire depuis plusieurs jours. J'avais juré hier de ne pas
passer la journée sans faire cette excellente chose, mais hélas!
c'est l'époque des faux serments, le parjure est dans l'air et
cependant nous ne sommes pas au mois de décembre. Celui-ci
du moins (mon parjure) est bien involontaire. La chaleur,
quelques visites tardives qui m'arrivent encore m'ont empêché.
' Le Harivel-Duroclier, sculpteur, i8i6-i8y8.
238 PAUL HUET
J'étais levé presque à quatre heures pour m'acquitter de mon
projet, je me suis mis à ma table devant une des plus belles vues
de toutes les villes du monde, la fenêtre ouverte, il faisait doux,
frais même, les oiseaux s'en donnaient à tue-téte et je suis resté
là jusqu'à près de huit heures, je commence votre lettre. Je n'ai
pas besoin de vous expliquer tout ce manège, vous comprenez
que je suis livré à mes préoccupations ! D'autant plus triste que je
suis seul depuis hier; et cependant, c'est avec joie que j'ai vu
ma femme s'envoler vers l'air pur de Fontainebleau, l'air, il faut
l'espérer, ne sera pas plus chargé de chaleur électrique qu'il ne
l'est à Paris, il sera moins méphitique sous les grands et solennels
ombrages de la forêt.
... J'abuse, n'est-ce pas, de votre bonté, mais que voulez-vous,
je compte sur votre amitié pour moi. Je n'ose vous reparler de
voyage, vous êtes dans les bâtisses jusqu'au cou, plus attaché que
jamais au toit, au sol qui fviis ont vu nailre.
Adieu, cher monsieur ami, à bientôt au moins en lettre; ne
m'oubliez pas près de tout votre aimable monde et surtout ne
m'oubliez pas...
Il m'est revenu un vieux camarade, que je n'avais pas revu
depuis vingt ans, et qui, sur le bien de mes panneaux, est tombé
chez moi hier.
A sa femme.
Ma chère amie aimée, j'avais commencé une grande lettre hier,
elle n'a pas pu partir; j'avais du monde chez moi : M. Lemarcy,
son ami, puis Préault', venu me prendre pour aller au spectacle,
me donner à dîner, me payer l'omnibus et même la bière. Il a
voulu traiter tout du long. Je suis rentré à près d'une heure du
matin et six actes d'un mélodrame en neuf tableaux. Les gens, qui
se plaignent qu'il n'y a plus d'émotions, n'ont qu'à aller à
V h.m.h\sn-Co)ni(iue voir — les Fugitifs^ pièce morale et religieuse
avec approbation de monseigneur l'Archevêque. — On y sert
deux religieuses qui soignent les vivants, enterrent les morts et
donnent la vie éternelle. C'est fort beau. Il y a un fakir qui fait
beaucoup de politesse à la religion catholique, ce qui est bien
goûté. Le public, je ne savais pas cela, a adopté un petit chau-
vinisme religieux pour faire pendant au chauvinisme du pompon
et de la redingote grise. Je me suis levé un peu tard pour recevoir
ta lettre, la lire, et partir pour la Maison dorée, j'ai déjeuné
avec le docteur.
Adieu, je t'embrasse.
' Augusle Préault, sculpteur, 1810-1879.
LA CORRESPONDANCE aîg
A son fils René, âgé de treize ans.
Mon cher enfant, je te remercie de ta bonne lettre et je vais
lâcher de trouver mes guêtres pour aller bien vite avec toi en
forêt faire la chasse aux vipères. Je voudrais que tu pusses
chasser tout de bon, avec un vrai fusil et une vraie marche de
chasseur. Tu as besoin d'exercice et de volonté, de volonté en
toutes choses. Tu sais combien ta mère te soigne, t'aime, te gâte,
dis-toi bien cela et fais aussi beaucoup ses volontés pour lui
plaire et la récompenser du mal qu'elle se donne. Tu t'en trou-
veras bien. Rien n'est plus mauvais que de lutter pour des
misères ; c'est un manque de force que la résistance pour des
riens. Tu seras surpris de trouver du plaisir à faire ce qui
d'abord t'avait semblé monstrueux à entreprendre. Souviens-toi
que nous avons toujours compté beaucoup trop sur ta raison, je
dois dire beaucoup trop parce que nous avons commencé trop
tôt à te consulter. Tu as eu, jeune, la qualité que cela devait
développer, le jugement, il faut t'en servir, non pas pour lutter,
mais au contraire pour faire volontairement ce que l'on t'impose,
puisque l'on ne veut rien que pour ton bien. Voilà beaucoup de
morale et je ne voulais que te faire des tendresses, et plaisanter
avec toi.
A M. Legrain.
Fontainebleau, 4 juillet î858.
Je suis ici pour quarante-huit heures, pour embrasser les
miens et retourner à Paris préparer mon voyage s'il plaît à Dieu.
Je tiens à vous écrire, cher monsieur ami, et pendant qu'on est
à la messe je choisis un moment et une feuille de papier pour
causer avec vous, répondre à votre aimable lettre, vous remercier
de votre confiance, vous adresser tous mes vœux et vous demander
de vouloir bien vous occuper de mes loiles, qui sont en route
depuis deux jours pour leur destination. Je compte que vous
voudrez bien assister à l'ouverture de la caisse, qui bientôt
arrivera, je pense, grâce à la grande vitesse. Je suis inquiet de
leur état de santé, de l'eilet qu'elles vont faire et fort confus de
n'être pas avec M. Adrien pour les recevoir. Le Clair de lune a
été détaché de son châssis et je n'étais pas là au moment où la
caisse a été fermée pour voir comment cette toile a été traitée.
J'ai écrit hier à M. Adrien pour lui faire part de tout cela, le prier
de m'érrire et lui dire que j'irais de suite s'il était nécessaire;
que, dans le cas contraire, je lui demandais d'attendre mon retour
pour les placer.
J'espérais vous montrer, ainsi qu'à M. Adrien, cette ville et
a4o PAUL HUET
surtout ma forêt de Fontainebleau, trahit siiti tjiipmnnp i'olnptas •
vous êtes entraîné vers d'autres découvertes, par d'autres projets.
Tel que je vous connais, vous ne pouvez en faire que de sages
et vous êtes sûr que mes vœux les plus affectueux vous accom-
pagnent partout et toujours. Je m'en rapporte h votre caractère
pour être persuadé que vous ne pouvez vous tromper de chemin
ayant toujours le cœur pour guide.
Je m'étais fait un plaisir de vous (aire les honneurs de ces
sauvages et antiques ramées, de vous promener dans ces âpres
et magnifiques solitudes. Bientôt ces dômes de verdure, ces
sévères Thébaïdes disparaîtront sous la hache des gouverne-
ments, ou pis encore, sous les papiers que la civilisation sème
partout avec ses restes de pâtés et ses bouteilles cassées, trace
infecte et peu pittoresque ! Où sont, dites-moi les impressions
devant de pareils témoins ? J'ai encore le souvenir de ces terreurs
de jeunesse en pénétrant dans ces sombres taillis qu'on parcourt
aujourd'hui en voiture h quatre chevaux, comme le bois de Bou-
logne. Les bandits traditionnels ont cédé la place anx gandins et
aux crinolines, entre ces deux extrêmes la poésie a pu à peine
fourrer son nez.
Nous allons donc faire un lointain voyage dans les Alpes, voir
si la civilisation a de ce côté aplani les sommets.
Un jour, bientôt peut-être, vous connaîtrez toutes ces inquié-
tudes de la paternité et vous jugerez mieux nos épreuves. Pour
des êtres sensibles comme vous, l'isolement et la solitude sont
impossibles ; la responsabilité, les soucis de la famille, la charge
d'âme deviennent de terribles devoirs, de cruels tourments!...
On m'avait conseillé de mettre les panneaux à l'exposition de
Rouen, mais elle n'aura lieu qu'au mois d'octobre et cela m'a
paru impossible.
y)e M. Le grain.
Vire, vendredi igjuillet i858.
Mon cher maître. Arrivé depuis hier seulement de la campagne, je
viens de voir vos admirables panneaux, et j'en suis ravi. Il est impos-
sible Je rêver un ensemble plus complet, plus poétique, plus puissant
que cette magnifique décoration. Celui de vos panneaux que j'aime le
plus, c'est celui que je vois, et je serais bien embarrassé s'il me fallait
faire un choix parmi eux. Vos matin et soir forment un adorable con-
traste. On entend, dans le premier, les oiseaux chanter leur hymne
matinal. Et le château, et le soleil couchant, peut-on rien imaginer de
plus fin de ton et de plus distingué de composition ? Cher maître, vous
êtes un grand artiste, et ceux-là sont bien heureux qui peuvent posséder
de pareils ehefs-d oeuvre. Une chose m'a surtout frappé et c'est ce que
j'attendais le moins, permettez-moi de vous le dire : vos figures sont
magnifiques. Votre barque du phare est belle comme une barque de
Delacroix. Vos têtes sont charmantes et d'un caractère puissant. Il y
a dans le matin une femme en capuchon rouge et une laveuse magni-
LA CORRESPONDANCE î4i
fîques. Si j'écoutais mes impressions, je prendrais toutes vos figures
l'une après l'autre et je les louerais sans exception. Vous avez dans
l'usine un délicieux groupe d'enfants. Votre magnifique talent se révèle
sous une nouvelle lace. Aviez-vous jamais fait des figures comme
celles-là ? Je ne le crois pas. Dans ce que je connais de vous, rien, sauf
les figures de l'Inondation, n'est aussi beau. Couleur, vérité poétique,
composition, tout est parfait. J'insiste surtout sur les figures, cher
maître, car c'est la première fois que j en vois d'aussi belles. Vous
avez dans vos paysages des fonds admirables de transparence et de
profondeur ! Enfin vous m'avez fait éprouver aujourd'hui un véritable
bonheur artistique. Vous êtes un grand peintre et plus encore un grand
poète. Quel malheur qu'une exposition ne se soit pas trouvée en ce
temps pour l'illustrer de ces productions qui eussent, je crois, relevé
notre école si pauvre, à l'heure qu'il est, de pensée et de composition.
Je ne finirais pas, cher maître, si je ne prenais la résolution de m'arrêter
et de contenir mon admiration.
Je vais maintenant vous parler un peu de moi, car je sais que vous
voulez bien descendre de vos hauteurs pour songer aux misères ou aux
bonheurs de vos amis. Donc, je me marie : j'épouse une jeune fille,
sœur d'un de mes plus intimes amis, gracieuse et distinguée.
Revers de la médaille : On me fait une condition de quitter le quartier
que j'habite, et me voilà en quête d'une maison comme un vrai parisien.
Oh, je les plains bien les parisiens. Vous voyez que même sans jésuites
on n'est pas toujours sûr de coucher chez soi. Par malheur, les appar-
tements à louer sont rares dans notre ville paisible et immobile et je
ne sais où donner de la tête, la possibilité d'un atelier me préoccupe
surtout Il ne m'est encore permis de parler qu'à mes
intimes amis du mariage qui m'est prorais. N'êtes-vous pas de ceux-là,
bon et cher maître; ne me dites pas, quand mes lettres sont courtes,
que peut-être je veux vous prouver que la longueur des vôtres m'en-
nuie. Cela me fait mal. Si ma lettre finit vite, pensez qu'une préoccupa-
tion ou un chagrin me rendent paresseux, et croyez que je suis très
heureux quand une lettre de vous, bien longue, bien remplie, vient me
donner une nouvelle preuve d'une amitié dont je suis fier.
Veuillez, je vous prie, cher maître, offrir à M™* Huet, l'assurance de
ma respectueuse amitié et embrasser René et Edmée pour moi.
Je vous embrasse de tout cœur,
Edmond Legrain.
La montagne était ordonnée : attiré par l'amitié de son
cousin le président Petit, c'est vers Grenoble que Paul
Huet oriente son voyage.
11 passe six semaines à Saint-Laurent du Pont, fait
des dessins importants à Fourvoirie dans le Désert de la
Grande-Chartreuse qu'il visite, travaille au Bourg d'Oisan,
à Séchilienne, à Vizille. 11 trouve dans le torrent de la
Grande-Cliartreuse le motif de son Torrent dans les Alpes.
i6
242 PAUL HUET
Au retour, il s'arrête pour faire une visite à Lamartine,
qui depuis longtemps l'invitait à revenir à Saint-Point.
A son frère.
Grenoble, hôtel Belleinont, quai Créqui, samedi matin, i- juillet i858.
Nous n'avons guère eu le temps, mes chers bons, de vous
donner de nos nouvelles. Nous partons encore aujourd hui pour
faire en famille une excursion pittoresque dans les environs, et
pendant les apprêts du départ et les précipitations de la tasse
de café, je vous envoie à la hâte le meilleur de nos souvenirs de
voyage, celui qui vous appartient.
Nous sommes arrivés à Grenoble, mardi vers 5 heures, bien
fatigués par la chaleur, mais la bonne réception qui nous attendait
était faite pour nous reposer et nous faire oublier les ennuis du
voyage.
Les montagnes apparues par un coup de baguette ont produit
sur les enfants une vive impression. Le cours du Rhône est beau,
même près de la ville, et avant d'avoir atteint ces admirables pers-
pectives de Valence; mais la route, lorsque l'on change de voie
pour prendre l'embranchement de Grenoble, devient assez
monotone et triste, surtout pour des voyageurs endormis ; on
se demande où sont les Alpes, lorsqu'au tournant d'un mamelon
on aperçoit, par enchantement, ces vieux géants du monde.
René et Edmée ont jeté un vrai cri, un cri parti du cœur; ils ne
se faisaient aucune idée de ces masses éternelles et imposantes.
Notre voyage bien combiné s'est bien fait, nous partions à
4 heures de Fontainebleau lundi matin et nous avons eu de
5 heures du matin jusqu'à 1 1 heures et demie pour voir Lyon.
Je vais être obligé de vous dire adieu, je crains de me faire
attendre et crois entendre la voiture qui doit porter tout le
monde à Vizille où nous déjeunerons ; il y a parc, château et le
reste, au milieu des plus grandes sauvageries alpestres, dit-on...
A M. Le grain.
Grenoble, 24 juillet.
Mon cher monsieur ami, je suis fort mal en train depuis deux
jours, et ne saurais mieux faire, pour sortir de léthargie, que de
répondre à votre heureuse lettre. Recevez mes compliments bien
sincères, partant du cœur pour aller au vôtre; mon cher ami,
personne ne prend plus de part à l'événement que vous m'an-
noncez et je m'unis de toute mon âme aux vœux que vous allez
recevoir. L'isolement, qui ne convient à personne, était encore
moins fait pour vous ; vous avez besoin d'échange, il vous faut
LA CORRESPONDANCE 243
aimer autant qu'être aimé et vous trouverez dans une ten-
dresse de tous les instants, dans une confiance réciproque, dans
une sûreté d'afFection, le bonheur dont vous avez perdu la
trace et que vous méritez par toutes vos qualités de cœur et la
justesse de votre esprit. Je vous remercie de m'avoir fait part de
votre bonheur aussitôt qu'il vous a été permis de le faire; vous
ayez bien jugé en pensant que je prendrais à cette nouvelle
1 intérêt d'une véritable aflTection et vous féliciterais d'autant
mieux, qu'en vous connaissant je puis complimenter aussi celle
qui vous a choisi ; quant aux revers de la médaille dont vous
me parlez, je vous avouerai que je le trouve tout autre que vous
et j'applaudis de toutes mes forces à ce projet. Vous avez le regret
naturel des habitudes et des souvenirs. L'air et le soleil
sont des éléments de bonheur qui vous feront oublier bien vite
votre maison, commode, mais triste, et plus triste pour vous
que pour un autre ; car sans vous l'avouer, c'est par certaine
mauvaise influence mélancolique que vous tenez à une maison
qui, pour une jeune femme, des enfants et vous-même plus tard,
pèserait sur vous des mauvais souvenirs d'un passé dont vous né
devez conserver que les joies de cœur, les impressions de ten-
dresse, les recueillements de reconnaissance.
En voilà bien long, mon cher ami, je suis entraîné par tout ce
que vous méritez, par l'intérêt que je vous porte, à vous parler
d'une décision bien importante pour vous et à laquelle mon
amitié ne peut s'empêcher de s'initier.
Je recule d'ailleurs certains remerciements à vous faire et qui
touchent mon amour-propre de trop près pour ne pas me mettre
dans 1 embarras. Cette charmante musique de la louange est
trop douce il l'oreille des pauvres artistes, pour que je ne m'y
laisse pas entraîner des premiers. Comment résisterais-je à ce
flux d'éloges que vous me prodiguez, plus en ami qu'en critique,
n est-ce pas ? Ma carrière heureusement n'est pas assez bril-
lante pour que je me laisse étourdir par l'enthousiasme de votre
amitié. Je crois bien, du reste, et je vous l'ai dit, qu'il y a
quelque chose là et que j'aurais pu faire, si, comme me disait
Riesener, ce travail des panneaux m'était venu à l'âge où l'on a
1 avenir pour soi et devant soi. Je suis cependant bien heureux de
votre sympathie ; ne vint-elle que d'un cœur prévenu j'en serais
encore assez fier.
Me voilà avec tous les miens au milieu des Alpes, dans un
pays des plus grandioses et des plus surprenants. L'aspect de
ces géants, apparus comme un coup de théâtre, a fait jeter un cri
a mes enfants et cependant dois-je y regretter nos infinis nor-
mands, nos vaporeux espaces, c'est ce que je ne saurais encore
vous dire ; nous sommes ici en famille, fort gâtés, tout à la santé
de René, qui ne peut encore avoir recueilli un grand fruit de
son séjour. Nous avons hâte d'échapper aux gâteries qui nous
enlacent et d'aller nous installer à Saint-Laurent du Pont, dans
244 PAUL HUliT
la Grande Cliartreuse. C'est là que je compte prendre sérieuse-
ment le travail qui m'est, vous le savez, impossible au milieu du
monde...
... Vous ne me dites rien des Adrien L... ' Votre lettre me fait
espérer qu'il a recule contre-coup de votre enthousiasme et qu'il
est content du travail, impatient de le voir en place. Je n'ai pas
moins que lui hâte de le voir définitivement placé.
A sa nièce Caroline Richomme.
Saint-Laurent du Pont, dimanche i^' août.
Je revenais ce matin le long du torrent qui conduit à la Grande
Chartreuse, pour gagner Saint-Laurent, où nous sommes depuis
jeudi soir, et je pensais que, sans doute, je trouverais les lettres que
nous attendons depuis notre arrivée à Grenoble. Vais-je avoir
ce que nous espérons, me disais-je, de bonnes nouvelles de leurs
santés? Comment vont-ils ceux que nous aimons et que nous
avons laissés? De vous autres, pas un mot! augurons que vous
allez le mieux possible et que la paresse seule nous prive de
vos nouvelles. Il y a cependant dans l'attente une certaine inquié-
tude, que vous feriez bien de faire cesser.
Nous voici donc, au cœur de la montagne, à six kilomètres
des Echelles, frontière de la Savoie, à deux heures et demie de
cette Grande Chartreuse, objet du pèlerinage ou plutôt de la
curiosité de tant de touristes, que nous n'avons pas encore
visitée cependant. Les Petit doivent venir pour faire cette partie
avec nous; les attendrons-nous pour monter sur les pics où se
trouve cette vaste habitation des cénobites? C'est ce que je n'ose
dire. Le torrent assez pittoresque invite fort et nous sommes
volontiers sur ce chemin. Nous n'avons pas besoin, ma chère
amie, de ce monument religieux pour penser à toi, cependant,
tu reviens naturellement du cœur à l'esprit lorsqu'une image
quelconque du catholicisme s'offre h nous. C'est à toi que je
réserverai la description de la Chartreuse lorsque nous l'aurons
vue, et nous irons voir certainement avec intérêt ces austères
moines, que nous ne connaissons que par les peintures de Saint
Bruno". Ce que je puis te dire déjà, c'est que le Révérend Père
est ici une puissance et une puissance aimée. Son établissement
fait pour huit cent mille francs d'afTaires par an, il tient hôtel et
vend de la liqueur, si connue sous le nom de la Chartreuse. Le
Révérend a offert neuf millions, dit-on, pour rentrer en posses-
sion de tous les biens passés à l'Etat à l'époque de la Révolution.
' Adrien Lenormand, manufacturier à Vire, propriétaire des panneaux
décoratifs.
- La vie de Saint-Bruno, suite de 24 tableaux par Eustache Lesueur.
Musée du Louvre, provient du couvent des Chartreux de Paris.
LA CORRESPONDANCE 245
Voilà de quoi inspirer le respect, mais ce qui n'y nuit pas, c'est
que les bons Pères font beaucoup de bien, bâtissent des églises,
dotent des religieuses, font entrer des novices dans les sémi-
naires, et il faut ajouter que, lorsque le manque de vocation
empêche les néophytes de continuer, ceux-ci savent presque tou-
jours garder la dot et c'est, dit-on, quelquefois un moyen de se
la faire donner. Aussi tu serais certainement édifiée de voir
comment le dimanche est observé dans les communes qui dépen-
dent du couvent. Il faut ajouter encore que Saint-Laurent, que
nous habitons, a un curé capable et un vicaire presque aussi
distingué. Claire te dira qu'il parle bien. Voilà, ma chère enfant,
pour les nouvelles religieuses auxquelles tu peux prendre quelque
intérêt. Je ne te parlerai pas de la Salette. Ce que je te dirais
sur le commerce qui se fait là, en concurrence des eaux de la
Chartreuse, ne serait peut-être pas de ton goût, bien que pour
appuyer mon opinon, j'aie pour moi quatre ou cinq des curés les
plus distingués de Grenoble, l'archevêque de Lyon et une con-
damnation en police correctionnelle. Mais comme je sais que tu
n'aimes pas à ce qu'on plaisante des miracles quels qu'ils soient,
et que je ne veux pas avoir même Vair de te taquiner^ je m'abs-
tiendrai. On ne plaisante d'ailleurs pas avec des miracles en bou-
teilles qui rapportent plus de deux cent mille francs par an et enri-
chissent un pays. Si je ne t'ai pas parlé du pays lui-même, c'est que
j'ai un peu honte de n'en avoir rien tiré et que je crains de le
quitter sans grand profit. Il est impossible de voir rien de plus
pittoresque. Je connaissais assez les Alpes pour n'avoir aucune
surprise, mais c'est toujours un grand spectacle que celui de
ces éternels bouleversements. Pourquoi les peintres reculent-ils
tous devant ces magnificences? La didiculté de les rendre est sans
doute pour beaucoup, mais aussi bien des conditions qui sont
en dehors de l'art ; un manque de proportions, certaine crudité
de couleur, une monotonie dans l'efifet des sapins, voilà pour la
peinture; ajoutez à cela qu'il faut s'acclimater à un pays morale-
ment et physiquement et que celui-ci, qui fait passer des cha-
leurs d'Afrique aux neiges de Saint-Pétersbourg, étonne autant
les habitudes que les yeux. Nous avons eu d'ailleurs une si
aimable réception à Grenoble, des promenades si intéressantes,
qu'il était bien difficile de travailler. J'en suis au regret, vais-je
faire mieux ici ? Je ne sais...
A sa nièce Caroline Ricliomme.
14 septembre i858.
Ma chère Caroline,
Bien que nos lettres vous soient certainement communes, je
veux cependant t'écrire un petit mot à part, c'est le moins que
je puisse faire pour toi. J'ai commencé trois ou quatre lettres à
246 PAUL HUKT
ton intention, sans pouvoir jamais arriver à donner un corps
quelconque à mes bonnes pensées et je voudrais réparer un peu
cette faute, l'assaut continuellement d'une excursion extravagante,
quand on la fait surtout dans un but d'étude, à une prostration
maladive, je suis arrivé h ne pouvoir remuer ni bras, ni pattes ;
heureux d'avoir encore ma main pour l'écrire et te dire que nous
t'aimons ici quand même. Est-ce a celte vie de fatigue que je
dois le découragement que j'éprouve, ou au pays lui-même qui me
va peu ? Je crois que le pays a beaucoup d'inHuence sur la santé ;
et la fatigue, sur l'opinion qu'on peut avoir du pays. Les Alpes,
dont tu ne connais que la partie italienne, sont, je le maintiens,
plus extraordinaires que belles h peindre. Je parle toujours
des montagnes vues de près, dans leurs intérieurs, leurs défilés
presque toujours en coulisses. Mais les Alpes du Dauphiné,
trop hautes pour être belles, trop grandes pour être vues de
si près, ont un inconvénient de plus que celui de lignes fatigantes
par leur parallélisme, c'est la couleur. Si le Midi, si la Pro-
vence en un mot, que tu aimes tant, manque beaucoup de cette
rêverie et de cette douce intimité qui font la beauté des paysages
du Nord, il lui esl si supérieur par la beauté des lignes, la
splendeur et l'éclat de la couleur, la grandeur des spectacles,
qu'on peut se prendre d'une grande admiration et trouver les
plus beaux motifs d'un tableau; à Nice, d'ailleurs, on a devant soi
de grands et beaux pays. Ici, la vallée que nous occupons a bien
assez d'espace aussi pour otl'rir des vues, comme l'on dit; mais
les montagnes, sur lesquelles Saint-Laurent s'appuie, sont de
vraies murailles dont la couleur, d'un vert absolu, diminuerait
beaucoup la hauteur, si l'œil n'était obligé de la mesurer en se
levant sans cesse vers le ciel, si les jambes, surtout, n'en don-
naient pas la preuve à chaque petite course? Le torrent qui mène
à la Chartreuse est des plus pittoresques, les eaux, toujours admi-
rables dans ce pays, coulent dans de magnifiques rochers ou
sous des arbres presque aussi beaux que ceux de Fontainebleau.
Malheureusement il est bien diilicile de se placer pour prendre
la moindre étude. Ce n'est pas d'ailleurs quelque chose d'assez
caractérisé pour donner l'aspect du pays, qui manque essentiel-
lement de caractère. C'est cependant là que j'ai porté mes
efTorts, et c'est là, hélas, qu'à chaque tentative, et je les ai beau-
coup répétées, j'ai attrappé d'affreux et dangereux refroidisse-
ments et les courbatures qui en sont la suite ; heureux si ma
poitrine, bien fatiguée par ces efTorts réitérés, n'en porte pas de
plus mauvaises impressions.
J'avais, ma chère bonne, promis de te parler de la Chartreuse,
mais vraiment comment traiter ce sujet avec toi? Tu voudrais
bien, dis-tu dans une de tes rares lettres, me voir un peu moins
mécréant, et moi je voudrais te voir un peu plus philosophe,
voltairienne même ; ne ris pas trop, et comprends que par là
j'entends, un peu plus indulgente pour les opinions des autres,
LA CORRESPONDANCE 147
un peu plus portée h l'esprit d'examen, h l'étude des faits et de
l'histoire, sans te souhaiter de rien perdre du sentiment reli-
gieux qui fait, dis-tu, ton bonheur et ta joie la plus pure; sui-
vant moi, cela peut très bien s'accorder. A ce prix, tu serais
étonnée de voir que nous serions rapprochés plus que tu ne le
crois. Par le fait, il me serait dilficlle d'avoir une opinion sur les
Chartreux et, je l'avoue, surtout avec toi. Peut-être certains
hommes ont-ils en efTet besoin de cet isolement, que je ne con-
çois guère, pas plus pour le bonze indien, ou le derviche turc,
que pour le Chartreux catholique ; ton appel à la prière de Moïse
m'a paru plus spirituel que convainquant. Je crois plutôt que
pour juger les moines, il faut se reporter au moyen âge, au
temps de leurs institutions. Aujourd'hui nous pouvons encore
admirer les ordres utiles à l'humanité, mais il nous est difficile
d'admettre les ordres purement ascétiques. Chaque époque a ses
refuges et ses nécessités. Pour les Chartreux, qui se font avec
leur liqueur quinze à dix-huit cent mille francs, dit-on, par an,
qui tiennent auberge et font valoir, 11 y aurait beaucoup à dire,
mais j'admets avec toi, sauf réserve, la nécessité d'un asile pour
quelques âmes frappées, pour des repentirs peu intelligents,
pour quelques cœurs égarés qui croient trouver un refuge dans
le cloître et ses macérations. Tant est que le Père qui nous a
conduits paraissait charmé de pouvoir causer avec nous, que
nous l'avons trouvé fort aimable et fort empressé à nous initier
à l'intérieur du cloître. Le cloître dont une partie est d'une
charmante architecture du xv" siècle, reçoit le jour sur le cime-
tière et donne entrée aux cellules. Les Pères ne communiquent
entre eux qu'une fois par semaine, ce jour-là, ils vont en pro-
menade dehors, dînent ensemble et se dédommagent du silence
et de l'isolement de la semaine. Une cellule se compose : d'un
promenoir, d'une pièce d'entrée, d'un petit cabinet de travail,
d'une chambre à coucher. Le promenoir, qui a un petit guichet
pour recevoir le dîner, prend le jour ainsi que les pièces, sur le
petit jardin attaché à chaque cellule et donne Issue à l'escalier,
qui descend a un bûcher et à un atelier de menuiserie qui con-
tient un tour et un établi : ces deux pièces ont entrée sur le
jardin. La chambre contient, en face le lit, une espèce d'alcôve
oîi se trouvent une stalle et un prie-Dieu, c'est là que le Père se
livre à la contemplation, principale occupation de ses heures
d'isolement et de silence. Chaque porte de cellule est désignée
par une devise, presque toujours tirée parmi les plus désolantes
de l'Imitation. Je ne sais si cette vie peut être agréable à Dieu,
mais je t'avoue, ma chère enfant, qu'elle me paraît aussi
ennuyeuse pour celui qui la mène, qu'inutile aux autres. Je
viens de relire la vie de Franklin, et suis persuadé que si l'on
avait un saint à ajouter au calendrier, on choisirait à notre
époque le nom de cet excellent homme et de cet utile citoyen
philosophe, plutôt que celui du plus ascétique Père de la Trappe
■i/iS PAUL HUET
ou de la Chartreuse ; autres temps, autres exigences devant les
hommes... mais assez sur ce sujet, je ne veux pas te blesser, ni
même te taquiner ; je te parle comme à une sœur que j'aime et
que j'estime. Si l'espace me le permettait, je te donnerais sur les
Pères des détails que je réserve h nos causeries. Qu'il te suffise
aujourd'hui de savoir que les Pères se portent tous 1res bien,
vivent vieux, sont pour la plupart des ouvriers et comptent parmi
eux quelques hommes revenus des vanités du monde. Le plus
jeune frère a 18 ans, le père le plus âgé ^4 > i' f^"' ^t''^ d'une
bonne santé pour être reçu et le chant des matines nous a prouvé
que les poitrines sont excellentes. Cette vie les engraisse géné-
ralement et peu de Pères, d'après ceux que j'ai vus, offrent cet
aspect ascétique qu'on imagine toujours. Adieu, chère amie, je
crois, malgré ta douce et pure piété, que tu comprendrais que les
sites sauvages qui cntourentla Chartreuse inspirent des sentiments
plus religieux que l'intérieur de ce cloître, d'où les Pères ne
sortent qu'une fois par semaine, pour bien babiller entre eux.
Il y a au couvent une bibliothèque de livres ascétiques et théo-
logiques, mais les Pères la connaissent peut-être moins de vue
que les étrangers. Adieu encore, je t embrasse de tout cœur,
ceux qui sont autour de moi en font autant.
Paul.
Notre pays est vert comme au printemps, d'un vert éternel,
aussi quelles belles promenades et quel étonnement pour les tou-
ristes.
De Saint-Laureul du Pont.
... Le découragement que j'éprouve n'est balancé que par
l'espérance que j'ai toujours et que tu me connais, d'emporter
quelque chose de ce pays, qui tout beau qu il est ne me va guère.
C'est un pays que je ne voudrais pas juger par ce que j'en ai vu,
mais que je trouve fait bien plus pour les touristes que pour
l'art. Je crois que les Alpes méridionales (d'après ce que j'en
connais) sont bien supérieures et tout cela ne ressemble en rien
à l'Italie...
Nous partons définitivement de Saint-Laurent mercredi matin;
si mes reins et ma poitrine me le permettent, nous nous met-
trons en route par la montagne et, passant par la Chartreuse,
nous nous rendrons à Grenoble en deux ou trois jours, c'est-à-
dire le plus doucement possible et en faisant quelques croquis,
si je puis.
C'est au retour de ce voyage en Dauphiné qu'il se
décide à répondre à l'invitation que Lamartine lui avait
faite depuis longtemps. Arrivé à Màcon, il prend une
LA CORRESPONDANCE .249
voiture, qui, passant devant Milly fermé et abandonné,
arrive, en contournant le coteau ombragé par une route
montante et sinueuse, au château de Saint-Point. Sur la
droite de la route, un cheval blanc en liberté dans un
pré, est signalé comme étant celui que montait Lamar-
tine en 1848.
La demeure simple, poétique, couverte de plantes, de
lianes, est précédée d'un terre-plein, grand espace vide,
sur lequel s'avance Lamartine, maigre et ravagé, mais
digne et imposant, accompagné de M™^ de Lamartine et
de M™^ de Cessia sa nièce, de beaux chiens gamba-
dent autour de lui ; un lévrier, au poil soyeux et d'une
beauté tout exceptionnelle, est présenté par lui comme
un souvenir donné par un chef pendant son voyage en
Orient. C'est un spécimen d'une race fort rare dans le
pays même et conservée jalousement par quelques princes
persans; une exception avait été faite en sa faveur. 11
en avait compris la valeur et en paraissait très fier.
Des paons superbes, reste des splendeurs passées, font
la roue et donnent une note brillante dans ce milieu
austère et recueilli.
Au dîner, les chiens entouraient les convives. —
M"" Huet, sollicitée par l'un d'eux, le caresse; pendant
ce temps le premier morceau servi dans son assiette,
disparaît enlevé par un compère qui, rejoint aussitôt par
son complice, va partager avec lui la proie dans un coin;
M™" Huet, un peu saisie hésite; aussitôt M. de Lamartine
souriant la prévient que c'est le tribut levé sur toute
personne s'asseyant pour la première fois à la table de
Saint-Point : — « Vous pouvez être sûre qu'ils ne recom-
menceront pas demain. » — En effet, les jours suivants,
non moins aimables pour quêter une aubaine, ils se
gardent de la prendre.
Dans la soirée, Lamartine aborde le sujet de sa situa-
tion lamentable, désastreuse, expose sa ruine complète,
irrémédiable, annonce la vente de ses biens par autorité
de justice, l'arrivée des huissiers pour le lendemain matin,
•i5o PAUL HUirr
la saisie et l'afficliage à la porte; paroles d'autant plus
impressionnantes quelles étaient exprimées par cette
noble figure sur un ton grave, posé, pénétrant, avec une
élévation et une noblesse d'expression remarquables,
une grande dignité triste et mélancolique. Tout en mau-
dissant le destin et l'ingratitude des hommes, il sem-
blait un Dieu dictant les arrêts de la fatalité.
Profondément ému et secoué d'une véritable douleur,
Paul Huet, retiré dans la chambre qui lui était offerte,
s'empresse de déplorer avec sa femme leur indiscrète
arrivée dans un moment aussi néfaste, et songe à la
nécessité de se retirer dès le lendemain matin, afin de
ne pas prolonger un séjour qui trouble encore plus cet
intérieur brisé.
Lamartine travaillait le matin ; levé avant le jour, il
restait invisible et ne descendait que vers midi pour le
déjeuner; à partir de ce moment, il était libre et se don-
nait à tous.
M"" de Lamartine et M""^ de Cessia avaient déjà
calmé les scrupules et le trouble de Paul Huet et de
sa femme, les avaient tout au moins rassurés quant à
l'imminence des événements redoutés. Mais, quand le
Dieu apparaît, c'est dans un rayon de splendeur, souriant,
rajeuni; il établit avec emphase son bilan : — « J'ai
passé la nuit à faire des comptes, à aligner des chiffres;
je vends tout, Milly d'abord, tout, les meubles, — suit
une énumération, — ce tapis, — et il frappe du pied en
disant un chiffre; — mais les murs de Saint-Point me
restent et j'ai encore un million liquide! »
Pendant le déjeuner il ne tarissait pas. M™* de Lamar-
tine, silencieuse, jetait de temps en temps un regard
vers Paul Huet, qui, plus triste peut-être que la veille,
sentait plus cruellement encore l'abîme insondable creusé
sous les pas de ce génie inconscient.
Après le repas, Lamartine montre son cabinet de tra-
vail situé dans une tour du château, cueille lui-même
une fleur et donne une gerbe de plumes de paons à la
LA CORRESPOXDAXCE aii
fille de Paul Iliiet qu'il avait vue en ramasser une.
Dans l'après-midi de ce même jour, ou le lendemain,
on descendait dans la vallée pour faire le tour du châ-
teau à une certaine distance, afin d'en contempler l'as-
pect sous ses diverses faces. Au moment de partir,
y[me jg Lamartine, qui ne pouvait venir à cette prome-
nade, prend Paul Huet à part et lui demande de veiller,
s'il est possible : « Il est si bon, je redoute les rencon-
tres. » — A peine sorti, Lamartine était arrêté par un
paysan qui semblait le guetter de loin, l'entretien se
prolongeait, l'homme était obséquieux, Lamartine parais-
sait bon prince. Enfin après une station un peu longue,
il rejoignait en s'excusant : — « Ce brave homme est
un de mes voisins ; gêné en ce moment, il me demandait
de lui acheter son champ, je n'ai pu lui refuser ce ser-
vice; l'affaire est conclue, pour dix mille francs. » —
Et un peu plus loin, il montrait un bout de terrain
inculte paraissant sans aucune valeur.
Paul Huet, qui avait senti l'impossibilité d'intervenir,
eut l'impression que ce ne devait pas être la première
fois que ce teriain était ainsi acheté, qu'il avait dû, avec
bien d'autres, être payé plusieurs fois déjà. On sentait
l'ignorance absolue de la valeur de l'argent, le vertige
du grand seigneur, vivant dans un rêve avec l'insou-
ciance d'un enfant.
Paul Huet faisait un bout de croquis, simple trait de
la silhouette du cliàteau flanqué de ses deux tours; puis
on rentrait en passant par la tombe où M"" de Lamar-
tine, inconsolable dans sa douleur, venait chaque matin
pleurer sa fille comme au premier jour. Cette souf-
france était toujours telle qu'elle l'exprimait dans cette
lettre écrite douze ans plus tôt.
De M"'' de Lamartine.
Je vous prie d'offrir mes compliments et mes félicitations à M"" Huet
sur la naissance de votre enfant. C'est la plus grande joie de la vie.
Je ne dis pas le plus grand bonheur, car de passer sa vie avec celui qu'on
aime par-dessus tout, est en fait le bonheur le plus grand ; mais l'en-
aSa PALI, HL'ET
fant est le complément si indispensable de ce bonheur-là, que lorsqu'on
Ta eu et qu'on ne l'a plus, tout bonheur a fui. Lorsqu'on est jeune on
conserve l'espoir de revivre encore dans un autre enfant, mais lorsque
le temps a enlevé cette dernière espérance, il y a une sorte d'isolement
dans le cœur d'une mère qui augmente avec 1 âge. C'est le contraire des
autres blessures que le temps cicatrise, celle-là se creuse toujours plus.
Soignez-vous, monsieur, et agréez 1 assurance de mes sentiments
bien distingués,
M""" de Lamartine.
Nous causons souvent de vous avec votre ami M. Decaisne.
19 février i845.
Enfin l'école, fondée par elle, était proche, oii, après
sa visite quotidienne, elle allait se consacrer à l'éduca
tion des enfants : — « C'est ma seule joie maintenant
en ce monde, de m'occuper de ces enfants, disait-elle,
et encore cette joie est bien troublée par mes inquié-
tudes pour l'avenir. Où serai-je demain, que deviendra
cette œuvre après moi ? » '
On conçoit quelle profonde impression de tristesse et
de mélancolie Paul Huet emportait en quittant Saint-
Point, où il avait été si heureux de pouvoir venir rendre
hommage au poète dans son cadre intime. Rentré à
Paris, il recevait, peu de temps après, cette lettre, cri
sublime de souffrance et de révolte.
De Lamartine.
Mon cher Huet, vos deux mots m'ont bien touché, j attendais un
calme pour vous le dire.
Ma femme à l'agonie vingt-huit jours de suite. ]\Iieux.
Valentine à la mort vingt-trois jours. Moins de danger.
Notre ami et médecin mort en neuf jours chez moi.
La femme qui le servait, morte de fatigue et de chagrin.
Une servante admirable, devenue folle subitement après la mort de
son maître.
Moi, fort souffrant de corps et de cœur, allant d'un lit à un cercueil.
Pendant ce temps-là, vingt huissiers à mes portes et pas un acqué-
reur pour mes dépouilles !
' Ai-je besoin de dire que ce récit est autant le résultat de mes impres-
sions personnelles que le reflet des conversations de mon père. J'étais pré-
sent lors de cette visite à Saint-Point et, sans parler des notes que j'ai
prises sur l'heure, j'étais à l'âge où de pareils faits se gravent pour jamais
dans le souvenir d'une façon indélébile.
R. P. H.
LA CORRESPOiNDANCE a53
Voilà le bulletin.
Vous avez beau dire, allez, la France est une vilaine patrie et j'aurai
la consolation de mourir en la maudissant ! ^
Mais on y a de bons amis et vous en êtes. Adieu,
LAMAnTINE.
D'Eugène Delacroix.
Ce i3 octobre i858.
Mon cher ami, vous faites confusion dans le souvenir qui a pu vous
rester de mon procédé pour mater. J'emploie tout simplement de la
cire et de l'essence rectifiée fondues ensemble à froid ou au bain-marie ;
mais, chose essentielle, j'ai ce mélange sur ma palette au moment où je
peins et j'en prends à chaque touche pour mêler aux tons ordinaires.
Vous n'obtenez aucun effet ou plutôt cet effet est très désagréable quand
vous passez cette drogue sur le tableau achevé.
Haro a une espèce de cire qu il passe sur les tableaux pour les mater
après coup : mais ce procédé mate très irrégulièrement, de sorte que
vous n'obtenez plus, même en plus faible, l'effet de votre tableau. Vous
concevez que si, en peignant, vous matez vous-même, vous tenez
compte dans l'exécution des couleurs qui perdent plus que les autres à
être matées et vous renforcez en conséquence. L'opération faite ensuite
donne un très mauvais résultat et je vous en parle pour 1 avoir essayé.
A votre place, je vernirais mes tableaux : ils valent bien la peine
qu'on cherche le jour pour les voir; autrement vous aurez un résultat
louche et qui ne sera avantageux ni pour vous ni pour les personnes
qui possèdent vos tableaux.
J'espère que le séjour que vous faites à la campagne vous fait du bien :
pour moi, c'est mon grand remède. Maintenant je suis très occupé de
ma chapelle Saint-Sulpiee - qui avance et ne me fatigue pas autant que je
l'aurais cru.
Adieu, mon cher ami, recevez l'expression de mon bien sincère
dévouement.
E. Delacroix.
Au président Petit.
9 novembre i858.
Mon cher Auguste,
... Malgré votre juste passion pour vos montagnes, vous goû-
teriez bien de même la modeste Normandie; si elle ne touche pas
' Daos le XXI'^ entretien du Cours familier de littérature, t. IV, p. i6l,
Lamartine, dans un article sur Béranger, dit à propos de ses funérailles du
i6 juillet 1857 et de l'enthousiasme populaire :
c Ah! quel peuple! On peut le maudire pour ses inconstances, mais il
faut l'adorer pour ses Gdélités et pour ses retours ! Qu'on dise ce que l'on
voudra, l'àme de cette terre est mobile, mais c'est une belle âme parmi toutes
les âmes populaires de l'antiquité et du temps présent. On peut se plaindre
quelquefois d y vivre, mais il faut se féliciter au moins d'y mourir ! »
^ La chapelle des Saints-Anges à l'église Saint-Sulpice.
2^4 PAUL HUET
au ciel, elle atteint aussi l'infini par la mer et je f rois l'âme de
Marie et la vôtre, mon cher Auguste, capables de sentir les
beautés de l'Océan. Je voudrais bien voir comment Marie com-
prendrait cet horizon mystérieux qui emporte la pensée bien
plus loin que ces pics magnifiques, dont elle est si enthousiaste.
Je ne sais, mon cher ami, si je pourrai tirer parti de ces mer-
veilles de votre nature alpestre si particulière ; à peine si j'ai
pu la bien comprendre, malgré toute 1 impression qu'elle a faite
sur moi. Mais pour rendre ce beau pays, s'il peut se rendre, il
faut y vivre longtemps, peut-être aussi ne pas le voir de si
près ; car vous avez beau dire, je le crois hors de proportion ; non
seulement l'homme n'est plus rien, mais vos sapins de deux
cents pieds disparaissent comme des brins d'herbe, l'Oisans ' seul
me laisse une vive impression et le désir de revoir ces merveilles
avec vous...
... Je vous embrasse et je vous aime,
Paul.
Au président Petit.
3i décembre i858.
Mon cher bon, ou plutôt mes chers bons, car c'est à vous tous
aujourd'hui, plus qu'un autre jour encore, que je veux envoyer
ce souvenir de bonne tendresse. Bien que nous n'ayons point
besoin d'aucune date précise pour penser h vous, instinctive-
ment on est disposé à s'embrasser avec une plus vive émotion à
ce moment où l'on remonte l'horloge, et ce n'est pas pour
céder à l'usage que des cœurs attachés et inquiets échangent les
vœux les plus tendres et les sentiments les plus affectueux. On se
compte, on serre les rangs, et, de loin comme de près, on sent
l'émotion et la douce étreinte. Nous vous embrassons du meil-
leur, croyez-le bien. Si les souhaits peuvent quelque chose, vous
serez heureux...
Je puis ajouter à ces vœux le désir que nous avons de vous
voir et de vous embrasser. Il n'est pas possible que nous oubliions
les moments passés ensemble, vous nous avez trop gâtés! et nous
les comptons parmi les bons jours de notre vie d'affection. C'est
lorsque l'on vieillit, que l'on sait, mieux que jamais, que les seules
joies véritables sont dans les attachements sûrs et solides. La
jeunesse épanche le trop-plein de son cœur ; mais nous, mon vieil
Auguste (c'est de moi vieux que je parle), nous nous réchauffons
aux bons foyers d'affection et de vieille amitié I Si je sui-
vais mon penchant, je vous écrirais plus souvent, hélas, les
bonnes choses sont celles qu'on sait le moins se donner. Je ne
suis pas un homme de plume, je m'acoquine à mon chevalet,
pendant que Claire s'attelle aux enfants. Les jours passent dans
' Le Bourg-d Oisans près Grenoble.
LA CORRESPOiNDAACE aSS
le travail et la fatigue, le découragement est trop souvent au
bout, pour se trouver bien en train de communiquer à ceux qu'on
aime les impressions pénibles, les tristes pensées et quelque-
fois de trop vrais chagrins. La mort, cette brutale insensée, a
enlevé en cinq ou six jours un ami de René ; elle traîne avec
cette cruauté inexorable, que je connais trop bien, le jeune et
charmant cousin à Cannes où il est allé chercher quelques der-
niers rayons du soleil. Voilà pourquoi je ne vous ai pas écrit et ce
dont je ne voudrais pas vous attrister. Sans compter une
lettre navrante de Lamartine, devant laquelle tombent les
petits ridicules dont profitent trop bien ses ennemis. — Certes,
c'est un singulier spectacle de voir ce grand poète demander
pardon d'avoir publié quelques vers dans sa jeunesse et dire
qu'il n'est qu'un homme d'Etat, qu'un homme d'affaires ou au
moins le premier marchand de vins de la France. Le malheur,
l'injustice et l'ingratitude égarent ce grand esprit, qui pour-
rait certes parler de plus haut à la France, et dire qu'elle n'a
pas pu le suivre, parce que poète, il la menait trop haut pour
elle. C'est la pourriture seule qui l'a détachée de l'héroïsme et
c'est cette pourriture qu'il veut à tout prix retenir. Il n'y par-
viendra pas, lui moins que personne, et déjà il jette cette pous-
sière au vent comme une malédiction qu'il jette au pays : « Vous
avez beau dire, m'écrit-il la France est un affreux pays et je
n'aurai de consolation que de mourir en la maudissant. »
Vous le voyez, mes chers amis, malgré moi, lorsque je voudrais
vous parler de choses riantes, d'affections, d'enfants et d'aima-
bles espérances, je tombe dans les tristes réalités; mais la neige
nous entoure, ce ciel gris et souffreteux a son influence et vous
devez vous-mêmes en recevoir, malgré vos belles montagnes, plus
d'une triste impression.
Je termine en me rappelant à ceux de vos amis qui veulent
bien se souvenir de nous et en vous embrassant de cœur comme
j'ai commencé.
A M. Lesrain.
Paul.
4 janvier i858.
Mon cher ami, vous êtes heureux : soyez-le le plus long-
temps possible, et ce sera toujours court; jouissez de cette féli-
cité nouvelle qui vous a rendu la santé, bien plus encore que
l'air natal. Tout ce que nous avons pu dire de votre charmante
compagne, nous l'avons senti et pensons n'avoir rien deviné que
de juste et de vrai. Pour moi, je n'ai que trop l'occasion de com-
prendre le prix de la santé, ce seul bien qui me manque et dont
l'absence détruit autour de moi et en moi le bonheur dont tous
nous pourrions jouir : travail, tranquillité d'esprit, confiance dans
l'avenir, quelle nomenclature dépend de cet état suprême ,
■j>6 PAUL HU£T
iiutour de nous tout ce qui nous aime souffre de notre souffrance
et ce n'est pas la plus petite douleur de la maladie. Si vous
attribuez a l'air natal votre guérison subite, pour moi, c'est
tlepuis que j'ai remis le pied dans ce sale pays qui m'a vu naître,
comme disent messieurs les poètes, que je vais de mal en pis et
tellement que je crains de retomber dans l'état ou j'étais il y a
deux ans. Mais c'est mal à moi d'attrister vos beaux jours. Je
dois m'empresser de vous dire que je vais mieux, qu'il faut
espérer que bientôt j'aurai repris « le cours accoutumé de ma
modeste vie », je dis modeste vie, car pour des exploits il n'y faut
plus compter. Si l'âge des béros est passé pour tous, je ne puis
avoir la prétention de le faire renaître. Je ne puis cependant ne
pas m'allliger de la privation de mon atelier. Vous savez com-
bien j'aime le travail, le Salon approche et les années ne me
laissent pas beaucoup de temps à perdre, vous voyez, mon cher
monsieur Legrain, qu'on a encore des illusions !
Pour revenir à des choses meilleures, êtes-vous installés, avez-
vous placé M"'" Legrain dans un nid de son goût? et jouissez-vous
du plaisir de dépenser tout votre savoir faire à l'embellissement
de votre cher coin? Le bahut fait-il bien? les tableaux sont-ils
placés, l'atelier prêt, terminé, occupé, et la couleur des rideaux
plaît-elle à Madame? Votre vue doit être bien triste et je ne veux
vous en parler, cependant tout est beau sous l'impression du bon-
heur, et ce grand horizon doit encore parler à votre cœur...
Vous êtes ou vous devrez être si occupé que je ne vous par-
lerai de rien ; vous avez avec vous, en ce moment, plus de poésie
que l'on n'en publie en bien des années...
A vous de cœur,
Paul Hleï.
Le médecin voulait m'envoyer dans le Midi, mais je crois
qu'aujourd'hui, il me renvoie à Pâques ou à la Trinité, c'est-à-
dire au printemps, alors seulement il exigera mon départ pour
la campagne.
Au président Petit.
29 janvier 59.
Cher ami, vous sentez bien que je voulais vous écrire, que
l'entrain seul m'a manqué. — Depuis mon retour de Normandie, je
traîne une vie triste, sans ressort et sans force. Comme tous les
malades, j'attends le soleil du printemps, qu'on me montre en
espérance comme un joujou dont on flatte les enfants. J'espérais
pouvoir vous écrire que tout cela était fini, que je travaillais,
vivais, marchais comme le premier venu! Mais il n'en est rien;
ma passion du travail n'avance pas d'une seconde l'heure de la
délivrance. Je ne prends pas toujours mon mal en patience et
LA CORRESPONDANCE aï;
c'est pourquoi je tardais à vous écrire ; a quoi sert d'attrister
des amis! qui, eux aussi, out leurs tristesses!... Hélas! j'écri-
vais tout à l'heure a un vieil ami : j'ai beaucoup travaillé et
peu récolté... J'ai été sobre toujours et j'ai toujours eu des mala-
dies d'entrailles et d'estomac, ainsi va le monde! ...Je n'aurai
donc rien de nouveau pour le Salon, mon cher Auguste ; le pro-
priétaire des panneaux me permettra-t-il de les exposer, c'est
ce que je ne saurais dire encore. Mais combien j'ai admiré la naï-
veté de votre amitié lorsque vous voyez déjà le succès assuré
de ces toiles et que vous parlez de la grande médaille d'honneur
à propos de ces décorations. Comment, mon cher ami, un
homme de votre expérience, président s'il vous plaît d'une Cour
Impériale, peut-il s'égarer ainsi? Si ce n'était votre affection qui
vous aveugle et pour laquelle je voudrais vous embrasser, je
rirais un peu à votre barbe, car vous en portez, monsieur le
magistrat '. Hélas ! ne savez vous pas ce que c'est que les comités,
les autorités, rivalités, les grands mots de peintre d'histoire, les
jalousies d'artistes, etc., etc. Je n'ai pas la prétention d'avoir fait
des chefs-d'œuvre, mais vous voyez que, fussent-elles des chefs-
d'œuvre, mes peintures ne seraient pas encore si près du
triomphe. J'ai une santé bien appauvrie, le travail, la lutte,
les maladies, voilà sans doute bien des causes de mon état
de souffrance ; mais ne puis-je pas dire encore que je m'en vais
un peu du mal des Robert^ et des Donizetti'^ et de tant
d'autres qui n'ont pas su vaincre. Sans rêver la grande médaille
à propos de mes panneaux, j'ai le regret d'une vie manquée, des
travaux que j'aurais pu faire et qui m'étaient, je crois, légitime-
ment dus si les choses dans ce monde marchaient comme elles
doivent marcher. Pardonnez, mon cher ami, ces tristes plaintes
échappées à un malade qui voit en noir; un peu de santé, le pre-
mier rayon de soleil, la force de reprendre la palette et je vous
écrirai avec de nouvelles illusions et un nouveau courage. J'as-
pire à vous revoir tous, à revoir aussi votre beau pays dont je
n'ai rien su tirer que le souvenir des bons moments passés près
de vous...
Lamartine est venu me voir deux fois pendant ma maladie, il
avait repris quelques illusions, prétendant que de tous côtés, il
reçoit, surtout parmi les petits, les plus nombreuses marques de
sympathie. Sur 4oo habitants d'un village de l'Aisne, plus de 36o
ont apporté leur petite souscription, aussi ne peut-il pas déses-
pérer de ce beau pays de l'Isère si patriote et si poétique, il sait
' Le président Petit portait la barbe en pointe et ne rasait que ses mous-
taches.
- Léopold Robert, peintre et graveur, né en 1794. s'est suicidé à Venise
le 20 mars i835.
^ Donizetti (Gaetano), compositeur italien. 1797-1848, est mort tou.
17
a58 l'AUL HUET
qu'il a, dans ce coin de la terre nationale, des amis comme
M. Petit, etc., etc. Quand vous verrai-je, mes chers amis?...
... Nous vous embrassons de cœur.
A ri.
Au président Petit.
Avril 1859.
... Alen jacln est ! Jai donc envoyé les panneaux à rexposilion
et, faute de mieux puisque je n"ai pu travailler de 1 hiver, sept
petites toiles accumulées depuis plus ou moins de temps et ter-
minées pour la circonstance. (]e n'est pas sans inquiétude qu'on
lance ses pauvres toiles dans cet océan. 8.000 tableaux présentés!
L'on parle de quelques très belles choses.
Il paraît, mon cher ami, que la souscription Lamartine est
abandonnée définitivement à Grenoble ; c'est au moins ce que
me disait notre poète avec une triste amertume, dimanche der-
nier. Il voit arriver le moment où ses propriétés vont être dépe-
cées à vil prix, et où lui-même sera obligé de s'aller cacher
dans quelque village des environs, ou même en Angleterre !
De E. Delacroix.
Ce mercredi, juin 18S9.
Mon cher ami, j'apprends en rentrant que vous avez pris la peine de
passer. Pardonnez-moi; depuis quelques jours je me suis trouvé forcé
d'être presque toujours hors de chez moi et j'ai négligé malheureuse-
ment de répondre à votre lettre si amicale et si chaleureuse. Je me le
reproche d'autant plus qu'il y était question d'affaire. Je vous remercie
bien de me remonter un peu sur l'effet de ces pauvres tableaux que
j'étais presque aux regrets d'avoir exposés; au reste, je devrais être
habitué à cet effet de presque toutes mes expositions. Soit le contraste
de mes tableaux avec les autres, soit toute autre cause, telle que l'ab-
sence de vernis, il y a toujours une sorte d'hésitation à les approuver
même chez mes amis ou ceux qui ont l'habitude de ma peinture : à plus
forte raison chez les gens qui ne jugent que sur parole, ou qui pré-
fèrent à tout, les tons fraîchement vernis et criards de beaucoup de
peintures toutes fraîches.
Je crains que le prix que je veux avoir de mes tableaux n'effarouche
votre amateur : Ce prix, qui est un peu au-dessus de ceux que je demande
ordinairement, tient au désir que j'aurais, pour des choses que je regarde
comme un peu réussies et qui m'ont donné beaucoup de peine, d'avoir
un prix au moins égal à celui que les marchands obtiennent des ama-
teurs : je ne les céderai que moyennant ,',.000 francs pour chacun.
Je vous prie donc de croire à mon regret, si ce prix dépasse ce que
peut mettre votre ami : Peut-être, dans d'autres ouvrages, moins
importants relativement, trouverai-je à le satisfaire en lui vendant quelque
chose au même prix que je fais à des marchands.
Voilà bien des paroles pour une all'aire d'intérêt. Ce qui m'a charmé
LA CORRESPONDANCE iâg
dans votre lettre, c'est d'y voir votre partialité pour moi, qui rae flatte
et qui m'honore encore plus.
Je n'ai pas encore osé aller au Salon par la crainte de m'y voir : de
sorte que je ne peux pas vous parler de vos beaux panneaux. L'effet
m'en a suivi longtemps après la visite que je leur fis chez vous l'été
dernier. Je ne doute pas qu'on ne les estime à leur valeur, c'est-à-dire
très haut.
Je vous serre bien la main en attendant le plaisir de vous voir,
E. Delacroix.
Dans le journal d'Eugène Delacroix on trouve, à la
date indiquée ici, c'est-à-dire l'été précédent, ce passage
où il parle évidemment de cette visite :
i3 avril i858.
« J'ai été à trois heures chez Huet. Ses tableaux m'ont fort impres-
sionné, il y a une vigueur rare ; encore des endroits vagues, mais c'est
dans son talent. On ne peut rien admirer sans regretter quelque chose
à côté. En somme, grand progrès dans ses bonnes parties. En voilà assez
pour des ouvrages qui restent dans le souvenir. Ce qui m'est arrivé
pour ceux-ci. J'y ai pensé avec beaucoup de plaisir toute la soirée'. »
Cette note prouve combien Delacroix était sincère
({uand il faisait un compliment à son ami. Les termes
de la lettre et ceux du journal intime sont presque iden-
tiques; d'une part : « l'effet m'en a suivi longtemps
après la visite que je leur fis chez vous Tan dernier »,
de l'autre : « ses tableaux m'ont fort impressionné, il
y a une vigueur rare,... en voilà assez pour des ouvrages
qui restent dans le souvenir. Ce qui m'est arrivé pour
ceux-ci. J'y ai pensé avec beaucoup de plaisir toute la
soirée »\
' Journal d'Eugène Delacroix, t. III, p. 32j.
- Je ne crains pas d'aborder, sans aucune hésitation, un point un peu
délicat. Ce Journal de Delacroix contient une boutade de mauvaise humeur
qui a, paraît-il, fait à la mémoire de Paul Huet le plus grand tort auprès
des amateurs ; elle se trouve à la page 377 du tome II, datée du 18 juin i854.
Burty l'a relevée lui-même, en publiant à côté la lettre de Delacroix à Paul
Huet du 24 avril i855, c'est-à-dire presque de la même époque ; mais il suffit
de lire ce qui précède la boutade, pour l'expliquer et la comprendre :
n 18 juin. A huit heures, chez Durieu ; jusqu'à près de cinq heures, nous
n'avons fait que poser... Huet m'a mené chez lui : je m'y suis aperçu que
j'avais oublié mes lunettes, et je suis revenu, tout courant et fatigué, les
l'ALL HUDT
L'année précédente, évidemment avant la visite du
i3 avril, Iluet avait reçu cette autre lettre qui donne
l'impression de Hiesener, transmise j)ar Delacroix.
De E . Delacroix.
Ce lo mars.
Mon cher ami, je regrette beaucoup de vous avoir manqué; vous me
trouveriez surtout vers deux heures; au reste, voilà plusieurs jours que
je me propose d'aller vous voir; Riesener m'a parlé de choses très
belles que vous avez en train que je voudrais que vous me montriez.
Ma santé se soutient grâce à des précautions assez minutieuses : Le
repos à propos est le meilleur remède. J'espère que vous n'êtes pas
mécontent de votre état et je le désire bien.
A vous de cœur,
E. Delaciioix.
A M. Legrain.
Avril 1859.
Mon cher ami, après avoir commencé et recommencé dix fois
à vous écrire, sans parvenir h pouvoir ou h vouloir vous envoyer
mes épîtres, — trop tristes témoignages de mes souffrances, car
je ne voulais pas attrister vos heureux jours ; — il faut bien, cette
fois, que je me décide à vous dire combien nous vous remercions
de votre aimable souvenir. Si j attendais, comme je le voulais,
mon parfait rétablissement, j'attendrais trop longtemps. Depuis
votre passage si court à Paris, où vous nous avez fait entrevoir
en jaloux votre jeune femme comme une de ces charmantes
apparitions qu'on voudrait retenir et fixer, notre vie a été tra-
versée par tous les ennuis imaginables ; cet hiver si doux et
presque italien nous a été funeste à tous, malades les uns ou les
autres ou les uns et les autres ensemble, tourmentés de tracas,
de misères, d'inquiétudes et de souffrances, comment écrire,
ennuyer ses amis de ces sottes confidences?
... Pour moi, vous le savez, j'ai passé l'hiver sinon dans mon
lit, au moins comme un vieux podagre, les pieds enchaînés et
la tète assez libre pour souQrir de l'impossibilité de songer au
moindre travail. C'est ît grand'peine si, à force de volonté et au
dernier moment, j'ai pu terminer quelques petits tableaux pour
reprendre au septième étage de Durieu. 0 Et l'homme nerveux, exaspéré (et
sans lunettes) d'ajouter : « Ce pauvre Huel n'a plus le moindre talent
Comme ceci montre la justesse de cette note de Meissonier, qui pourtant,
lui, n'était pas un nerveux comme Delacroix ; « Il y a des jours où l'on ne
peut rien goûter, d'autres où tout vous enivre. En fait d'art, tout dépend de
la disposition intime que nous apportons devant les choses. » (Grcard.
Souvenirs de Meissonier, p. 186.)
LA CORRESPONDANCE 2G1
faire cortège aux panneaux que M. Adrien, vous le savez, a eu la
complaisance de nous expédier. Encore ma femme, peu confiante
en moi, prétend-elle que j'aurais bien mieux fait de faire l'éco-
nomie de mes forces et surtout de mes cadres pour ces petites
toiles! A-t-elle raison? Je dois le craindre. Comment feront les
panneaux eux-mêmes dans cette mer immense de l'exposition?
Que vous êtes heureux, vous, cher ami, de n'être pas obligé de
vous jeter à la nage au milieu de ce pêle-mêle du Salon et de
prendre un bain dans cette infecte purée de peinture! Songez
qu'il y a 8.000 présentations ! Les pauvres hameçons, que j'ai
lancés là-dedans, seront sans doute perdus. J'espère que vous
viendrez cependant voir tout ce tapage. Votre santé a été excel-
lente et comme doit être la santé d'un jeune marié, il faut
espérer que Paris cette fois ne vous éprouvera pas.
Je ne vous ai pas encore parlé de vos ambassadeurs, c'est par
là que j'aurais dû commencer. Tudieu ! quelle noble idée ils
donnent de la cour qu'ils représentent; je n'ai vu que Dumas,
fraîchement débarqué du Caucase dans son magnifique costume
oriental, qui puisse rivaliser avec ces gaillards-là de fraîcheur et
de rotondité. Merci, merci surtout du souvenir qui vous a sug-
géré l'idée de nous envoyer ces beaux normands...
Adieu, mon cher ami, pensez toujours à nous et sans nous
donner des preuves aussi palpables, écrivez-nous quelquefois un
mot d'amitié, vous ne sauriez croire combien cela fait plaisir
aux pauvres souffreteux.
Votre tout dévoué.
Paul Huet.
A M. Lesrain.
Mon cher ami, depuis ma dernière lettre, voici la première
minute dont je puis à peu près disposer; tout fatigué, mal en
train que je suis encore, je veux vous la consacrer et vous dire au
moins que je pense à vous. Sans entrer dans les tristesses de
santé et d'afï'aires, nous venons d'être pris par d'aimables
et bons cousins de Grenoble que nous aimons et dont nous avons
dû presque exclusivement nous occuper. Le pèreetla fille, char-
mants tous deux (dans leur genre), malgré leur amour de la pein-
ture, ne venaient pas à Paris pour travailler et faire des études
dans mon atelier, ceci pour rappeler nos bons moments passés
ensemble. Le père est un président de cour dont la gravité est
fort douce et fort aimable, la jeune fille un type italien sévère
et pur, elle aurait sans doute votre préférence sur le président
fort beau aussi. Quoi qu'il en soit, j'ai dû les promener et l'ex-
position, comme vous pensez, a été le but obligé de nos excur-
sions ; ne viendrez-vous pas la voir? Paris, vous le savez, est
^5, PAUL HLKT
toujours bien séduisant au p.inten.ps, t..ut paré déjeunes femmes
et de fleurs, c'est le moment d'y ramener M '^«g'''' "^ ^^
voudrais, en vous parlant du Salon et de toutes les coquetteries
Cu'U renferme, exciter votre activité et vous donner pour ven
ici le désir que j'ai de vous y voir. Que ne vous ai-je écrit le jour
de l'ouverture sous l'impression des premières agaceries de cet
irt singulier, corrupteur et corrompu ! Malheureusement .jesuis.
pourvLenparlerfun peu à bout de cette pacotille en plein air
En appelle^'exp^sitio'n de peinture et de sculpture. C est un
bazar o iental fort séduisant le premier jour et qui fatigue bien-
tôt comme les plus jolis kaléidoscopes. Je suis mal venu aujour-
d'hui pour vous^arler de tant de talents, d'efforts et d éclats ; j en
ai été ébûuritré d'abord et j'en suis revenu presque aussi Mte,
deuttorts sans doute. Venel juger la question. Pour moi, je me
sens peu à l'aise au milieu de cette peinture troussée, vernie,
lu'ré^e Vous avez vu quelque pauvre diable entrant dans un
salon avec un pantalon trop court et des gan s dépare lies il
vaut mieux quelquefois que les gens qui sont la, mais il ne s y
Irouve pas mieux pour cela; c'est mol-même, mon cher ami, je
ne sens dans mes petits souliers. J'ai eu beau faire, je ne sai
plis mettre un faux'col comme ces g--l^ ^ "^^ ^^J^d'êtr
mesquins, ma peinture un peu sauvage, maigre sa volonté d être
a malle. J'entends dire : ce tableau a été payé .0 ooo rancs,
"eïui-ci 1..000, on veut .0.000 de cet autre, car c'est le critérium
pr excellence et je me cacherais ne trouvant pas trop ^'^ "moment
5e donner une valeur raisonnable a la mienne. Si j'étais classiju
ie vous dirais que le Parnasse est une boutique, ou le sieui
Apoîlon ne tien? plus sa lyre, mais des bank-notes et des espèces
bien plus sonnantes.
J'avais, pour le placement de mes panneaux, des promesses sur
lesquelles je me suis paisiblement endormi et je dois croule
qu'Us ont été placés à bonne intention. Que voulez-vous, ma
Susceptibilité d'auteur n'est pas satisfaite; Ils ne -^^ ^-^^^^^
place à succès, trop loin, trop dans l'ombre 1-'"^ il ne sont
pas en plein soleil. Pas de chance! De a un peu ^ «"'^1^ b^^"^
que des gens, bienveillants sans doute, les remarquent, dit-on,
quand même. . , ^^. „„
Delacroix dont vous vous inquiétez, je pense, a envoyé sept ou
huit petites toiles, trois ou quatre sont pe>it-êfe de trop ; mais
malgré tout, ces petites toiles sont encore les seules grandes de
l'exposition, et comment ne pas tenir compte de la vraie gran-
deur ; aujourd'hui, où est-elle ?
Nous allons avoir une exposition des œuvres de Scheffer . c est
mardi ou mercredi l'ouverture, quelle que soit opinion sur ce
ar istes, ce rassemblement des œuvres d'un artiste -lebre qui
n'est plus, aura toujours un grand i^^érêt. Avant de ferme cette
lettre ie veux vous dire que nous venons de louer un petit pied
à tèr'ri, aux moulins de ChàtiUon. J'espère que vous n avez
LA CORRESPONDANCE i6î
oublié ni ce petit pays, ni cet endroit, nous y avons fait un bout
d'étude ensemble.
11 passe Tété à Fontenay-aux-Roses sur le plateau des
moulins, en un point occupé aujourd'hui par la redoute
et qui domine toute la vallée d'Aulnay. Il avait devant
sa fenêtre une vue superbe s'étendant jusqu'à la forêt
de Fontainebleau, en un horizon au delà de douze lieues.
Il y fait de nombreuses études, surtout des études de
ciels, puis à l'automne il va passer quelquesjours à Fon-
tainebleau et chez ses amis, à Lumière, entre Guérard et
Ciécy-en-Brie.
Au président l'élit.
Fouteaay-au.v-Rosos. Juin iSîg.
... Nous voici aux moulins de Fontenay, aux quatre points car-
dinaux, exposés à tous les vents, sinon à l'air de vos montagnes;
de Paris ài la distance d'un omnibus, l'air est excellent et vous
snvez qu'en miniature et sans comparaison aucune, les environs
de Paris sont charmants.
... Ce n'est probablement pas cette année que j'irai demander
il vos montagnes pardon de mes irrévérencieuses restrictions ou
plutôt de mon impuissance devant leurs grandioses, leurs gigan-
tesques disproportions. Combien, cependant, ne devons-nous pas
être attirés vers ce beau pays, que vous seuls rendez charmant,
et où l'on a une si fidèle mémoire; dites à tous vos amis,
mon cher Auguste, que je suis tout fier du souvenir qu'ils veu-
lent bien me garder. Je ne vous parle pas des miens ici, j'aurais
voulu vous les faire mieux connaître ; si peu qu'ils vous ont
aperçu, soyez sûr que vous avez su gagner leur sympathie ;
j'aurais désiré seulement que quelques-uns d'entre eux lussent
en position de vous être aussi utiles qu'ils sont agréables. Mal-
heureusement pour moi-même, ce n'est jamais ce que j'ai cherché
dans mes relations; je me suis toujours laissé diriger, trop
exclusivement peut-être, par la sympathie ; et, mettant trop de
fierté h rester indépendant dans mes amitiés, c'est surtout lors-
qu'ils étaient au pouvoir que mes amis eux-mêmes m'ont peu vu.
Si vous étiez resté quelques jours de plus, mon cher Auguste,
vous auriez vu l'exposition de Scheffer. Je sais combien ce talent,
tout de sentiment, vous est sympathique. Marie surtout eût pris
grand intérêt à cette exposition. Ary Schelfer est vraiment le
peintre des femmes; praticien timide, il a touché mieux que
personne, certaines grâces et certains secrets du cœur féminin.
C'est dans les sujets à sentiment qu'il est vraiment supérieur à
264 PAUL HUET
lui-même; sa limiclilé de pinceau sied à la limidito sentimentale
(ju'il traite et je comprends mieux que bien des artistes ses succès
de cœur; ceci au point de vue de l'art. Je n'ai rien à vous dire,
mes chers amis, de mes propres affaires. Je ne sais trop ou en
est l'exposition. La guerre lui donne le dernier coup de pouce.
Ces deux arts qui vivent souvent l'un de l'autre ne peuvent
cependant aller bien ensemble, et quelque sympathique que soit
celle-ci, elle traîne comme tant d'autres, et plus que d'autres peut-
être, trop de fléaux avec elle. Pour des nouvelles, vous en
savez autant que nous ; on chante victoire à Paris et l'on illumine
à Vienne. J'avoue cependant que je suis de ceux qui font des
vœux sincères pour la délivrance de ce beau pays, presque
compatriote du nôtre, et au moins, dans ce cas un frère aîné, bien
dépossédé de son droit d'aînesse. Je n'ai pas lu le livre d'About',
mais je vais le lire ; on a été ici plusieurs jours sans le saisir et je
crois bien que la tolérance sera grande.
Au président Petit.
lo juillet iSSg, Fontenay-aux-Roses.
Vous VOUS plaignez du temps, mon cher Auguste ; avez-vous
donc quelque chose de pareil à cet air mat à tuer des hirondelles
au vol, qui doit, hélas! abattre comme des mouches ceux de nos
pauvres blessés dont on s'inquiète le moins. Voici la paix, dit-
on, Dieu soit béni ! en attendant, que de souffrances et comment
se plaindre ! et cependant il faut que ce soit vous pour que j'aie
le courage de m'arracher à ma torpeur et morale et physique.
Je suis prisonnier de cette lourde chaleur, ce n'est pas là l'air
de vos montagnes. J'ai certain scrupule en vous écrivant : vais-je
vous communiquer cette peste d'abattement, d'ennui, de décou-
ragement qui me gagne et fait gangrène? Nous vieillissons, comme
vous dites, et c'est plus qu'un mal, c'est un crime qu'on se
pardonne peu et que les autres vous pardonnent encore moins.
En pressentant le terme, nous sentons que nous devenons et que
surtout on veut nous rendre de plus en plus étrangers à ce qui
se passe. Au sol fraîchement remué, il faut des pousses nouvelles.
C'est ce que sait notre nouveau seigneur et maître qui, de tous
les hommes de sa génération, n'aime et ne veut souffrir que lui.
En vous contant tout cela, je suis sans doute sous l'influence de
cet affreux sirocco qui m'ôte toute force pour gagner le bois
voisin et me ramène fatalement à ce triste : — à quoi bon I — sans
issues. Il y a si longtemps que je roule inutilement mon rocher
de Sisyphe, que je me sens un peu battu et abattu. Je dois vous
dire, et je n'ai pas besoin de votre bonne lettre pour savoir tout
' Edmond About, littérateur et publiciste, auteur de La Question romaine,
1828-1885.
LA CORRESPONDANCE 265
rintérêt que vous prenez à tout ceci, qu'en fait de justice ou de
faveur, (le premier mot est de vous) je n'ai pu obtenir qu'on
donnai plus de pente h mes toiles... Lorsque votre lettre nous
arrivait, j'étais à Paris ; j'y allais prendre connaissance de quel-
ques revues, et de l'article de M. Tardieu ' qu'on m'avait déjà
dénoncé. M. Tardieu, qui a de tout temps suivi mes travaux, et
a toujours été de velours pour moi, est le fils du graveur de
l'Empire. Comme vous, mais sans y attacher peut-être autant
d'importance, j'avais remarqué l'oubli et l'abandon de la presse,
aussi ai-je porté de suite ma carte à Tardieu, et j'ai eu le plaisir
de le voir en personne. C'est certainement un des critiques les
plus sérieux, au moins à ce qu'il m'a semblé. Outre, me direz-
vous, que je suis payé pour cela, je sais trop malheureusement
comment fait la jeune critique. Un feuilleton est une chasse
réservée où elle fait son métier de rabatteur à tant la ligne. Peu
lui importe de tirer au hasard aussi bien sur le moineau franc
que sur le coq de bruyère : Je ferai le Salon mieux que personne
cette année, disait M. Chose du Siècle, car je n'y mettrai, j'es-
père bien, pas les pieds. Il y parut, et pour la morale je vous
dirai que celui-là aussi m'a été favorable' : sur Vètiquetle du sac
sans doute.
Sous l'influence de ce ciel orageux, que ne dirait-on pas et de
l'art et du reste? Le danger n'est pas, cher ami, de trop oublier
les premières impressions de la jeunesse, mais de trop se per-
suader que tout était bien mieux de noire temps. Vous avez autre-
fois été très sensible aux délicatesses de SchefTer, vous le seriez
encore. Cependant, vous jugeriez peut-être plus sévèrement sa
peinture qui a vieilli, et que les artistes ont toujours trouvée
incertaine et doutant d'elle-même. Les femmes ont fait son grand
succès et le soutiennent encore. C'est un grand bonheur de les
avoir pour soi, aussi voudrais-je bien conserver ma bonne petite
place près des chères cousines Pour Anna, cette
température italienne doit lui donner la réalité de ses rêves ; elle
doit causer avec le Dante et se promener avec le Tasse sous les
ombrages de la villa d'Esté. Félicitez-la bien de ma part de ses
études d'italien Pauvre Italie, vous devez l'aimer,
en effet, et comme un artiste et comme enfant. Pour nous, notre
compte est fait, nous pouvons prévoir ce que nous allons gagner
à tout ce sang répandu. Pour elle, du la sa ! peut-être lui pré-
pare-t-on quelque petite guerre civile et Dieu sait qu'on n'aura
pas grand mal h trouver le prétexte, si l'on veut d'une façon ou
d'une autre remettre la main dessus. L'Empereur rentre, dit-on,
ce soir h Paris, sans tambour ni trompette, mais repart, dit-on,
pour Fontainebleau attendre son entrée triomphale ! Que sera-
t-elle, grand Dieu, quand on pense au départ. Les journaux
' Voir plus loin au Salon de iSSg un court extrait de cet article.
^ Voir Le Siècle du 7 mai iSig, Salon par Louis Jourdan.
■i6G PAUL HUET
anglais eux-nn^mes n'ont-ils pas dôclan; qu'il avait dépassé les
plus grands hommes de l'antiquité. Veulent-ils fasciner l'aigle
et détourner son vol ? Connaissez-vous cette caricature anglaise
d'un figaro couronné, qui vient de faire la barbe à l'empereur
de Russie, savonne l'empereur d'Autriche, fait asseoir le roi de
Prusse, qui attend son tour pendant que la petite Victoria
entr'ouvre la porte et demande si, à elle aussi, on peut mettre la
serviette. — Nous nous inquiétons de l'état de l'art, de l'abaisse-
ment des lettres, du mépris de la morale et de la philosophie,
et les pauvres peuples sont taillés, découpés, mis en sauce comme
le dernier des civets ! Tout est dans tout, dirait M. Jacotot' —
Pourquoi prenons-nous souci de toutes ces choses et ne nous
contentons-nous pas du soleil couchant et de la symphonie en
La? Peut-être parce que l'un ne peut aller sans l'autre.
... De trois ou quatre cent mille francs d'entrées et de loterie,
il ne mest, pour ma part, revenu la moindre parcelle. A qui
cela profite-t-il? Demandez-le à l'administration et à M. de Morny
qui, dans la commission de la loterie, a remplacé M. M... Avec
un habit brodé, des panaches, des titres et de gros appointe-
ments, on est capable de tout, et Morny plus que personne. Aussi
n'a-t-il fait ni mieux, ni plus mal que M..., mort d'apoplexie,
disent les uns, à la suite d'apostrophes assez vives, suicidé, disent
les autres ; dans ce cas, le chagrin que lui donnaient ses ^ ou 8
millions serait cause de cette fin. Le Morny a ajouté, de son
cru, un choix de quinze à vingt toiles qui augmentent d'autant les
chances de votre loterie ; puissiez-vous gagner les mieux payées
et vous en défaire au prix d'acquisition.
A M. E. Legrain.
10 et II juillet iSîg, P'ontenay-aux-Roses, aux moulins.
Mon cher ami, je ne vous ai pas félicité à propos de la bonne
nouvelle, j'avais cependant fort à cœur de vous dire tout le plaisir
que m'a donné ce bonheur qui suit et devait suivre l'autre. Je
ne sais ce que j'ai attendu ; nous avons eu ici une série de
temps orageux, et depuis, de telles chaleurs, que tout courage
m'a manqué; ajoutez à cela toutes les épines d'un métier dont
vous n'avez que les roses et vous comprendrez que j'aie voulu
ménager votre susceptibilité et votre repos. Nous sommes ins-
tallés il nos moulins, et malgré cette situation aérée nous ne
sommes pas sans tendre nos langues altérées vers les bocages de
votre Normandie et les brises de la mer. Cette chaleur m'ôterait
tout courage si je n'avais déjà l'accablement que donnent le mé-
compte et l'ennui. Je suis mécontent de moi et des autres a
l'exposition; je sens qu'il arrive un âge où 11 est plus difficile
' Jacotot (Jean-Joseph), auteur de la méthode d'enseignement universel
dite méthode Jacotot, 1770-1840.
LA CORRESPONDANCE 267
que jamais d'ameuter le public. Depuis notre souverain maître
jusqu'au plus petit administrateur ou critique, tout le monde veut
se faire des jeunes amis et inventer des nouveautés. Je trouverais,
tout cela assez juste, si c'était appuyé sur une justice immaculée,
une jeunesse enthousiaste, des talents originaux et certains. Je
suis, me direz-vous peut-être, passé à l'état de Cassandre ; mais
en vérité je coms le dis, je ne puis rien voir de tout cela. L'art
est un point d'appui pour les uns, la canne de M. de Balzac, un
joli petit métier pour les autres ; la grande affaire est de savoir
se faire des amis, débiter des coq-à-l'àne et appartenir à une
petite Eglise. De toutes les vertus nécessaires, je ne sais même
pas fumer une pipe. Je vois bien que je ne pouvais faire mon
chemin et que je suis trop heureux d'avoir obtenu la place que
j'ai conquise avec peine ; et encore bien des gens l'envient, à ce
que vous dites. Enfui, voilà l'exposition fermée et je vais pouvoir
rendre incessamment mes toiles aux chers Adrien que je remercie
de cœur de leur complaisance. Malgré tout, je ne me reproche
ni les dépenses, ni les épreuves (àltes ; peut-être sans cette guerre
en aurais-je déjà recueilli quelques fruits qui peuvent venir encore.
Je ne puis dire que vous avez bien fait, mon cher ami, de ne pas
venir voir l'exposition, puisque nous aurions eu le plaisir de vous
avoir un peu. Je comprends trop que vous ayez été retenu, mais
jamais Salon ne m'a plus attristé, ni fatigué ; il semble que, ne
sachant à quel gibier s'adresser, les artistes tirent aux moineaux.
Pour le public, il juge une œuvre d'art h peu près comme une
nouvelle forme de crinoline, mais certainement avec plus d'in-
différence ; si ce métier ne soutenait une bonne administration
et des habits brodés, je crois qu'il n'en serait plus question, et
pendant que l'Angleterre organise partout des écoles avec une
volonté incroyable, on ne serait pas fâché d'étouffer ici les nôtres.
Vous savez ce que je pense de notre système académique, si
destructeur de tout sentiment artiste, et soutenu ici, parce qu il
représente l'unité et la centralisation systématique et qu'on croit
l'avoir à ses ordres comme quatre hommes et un caporal. C'est
cependant le dernier reluge : par cette raison reprendra-t-il un
peu de vie? Comme en toutes choses, du reste, 1 administration,
heureuse de représenter l'opposition, tient à se dire plus avancée
que MM. de l'Institut. C'est, au pacifique, la représentation de la
guerre de l'Indépendance et, quelque valeur qu'on puisse attacher
à l'art et aux artistes, cela ne coûte si cher ni en hommes, ni en
argent. En voilà bien long sur mon dada, pardonnez cet épan-
chement d'un ami qui, de retour à une bonne période de santé,
a besoin de dépenser un restant d'activité et ne trouve d'autre
moyen que de vous ennuyer de toutes ces balivernes. Il y a
longtemps cependant que je sais le peu de profit des doléances ;
le moindre grain de mil qu'on pourrait tirer de son cru vaudrait
infiniment mieux. Malheureusement, je suis à bout de cet art
sans but ; je n'ai même plus d'entrain pour faire des études d'après
208 PAUL HUET
nature. Il est vrai, comme je vous lai dit, que nous avons ici une
chaleur ultra-italienne et que tout porte h s'étendre sur l'herbe
et à répéter en chœur : A quoi bon ! i> (juoi bon ! à quoi bon !
J'espère que plus sage, vous savez jouir en paix de vos félicités.
Vous allez connaître les joies de la paternité, bonheur si vanté
et toujours bien au-dessus de tout ce que l'on a pu en dire. Plus
([ue personne vous saurez saisir ce moment suprême où celle que
vous aimez le plus au monde vous donnera, vivante, le premier
anneau qui relie, à l'éternel infini, l'homme et l'aimée du cœur.
Ne vous laites pas cependant trop d'illusions ; ce bonheur a
aussi ses inquiétudes, les nôtres ont été souvent bien vives.
Au président Petit.
i6 septembre iSSg.
Cher ami Auguste, voici la saison finie, car les jours passent
vite, même les jours ennuyeux. L'année dernière, je m'en voulais,
à pareille époque, de revenir sans avoir su tirer parti de votre
beau pays, sentant mon impuissance, écrasé sous ces formida-
bles débauches de l'éternel artiste, qui, lui, peut tout se per-
mettre Depuis quinze jours, j'ai repris un travail
suivi et sérieux, et quel travail! Tous les jours je vais à Paris
retoucher les épreuves, subir les épreuves, devrais-je dire, des
photographies de mes panneaux. Cela me donne du mal et, je le
crains bien, ne me donnera que de tristes résultats. Je vois les
choses en noir devant ces noires reproductions ; mon Salon a
été nul; voici deux ans de souffrances, l'âge arrive, comme vous
me le dites, dans votre dernière lettre, et bientôt il ne faudra
plus compter que sur les rhumatismes et autres distractions qui
couronnent les jours vertueux de la vieillesse Sur
cette limite si diflicile à passer pour les femmes et pour les
artistes... je vous l'avoue, cher ami, j'ai grand'peine a m'habituer
h l'idée... de ne pouvoir plus mettre sur la toile les quelques
pensées que j'ai encore vives et claires dans le cerveau : deux
années de soutl'rances m'ont rendu bien timide et craintif et,
outre le besoin que j'aurais de travailler pour les miens, ce n'est
pas là tout h fait vivre pour un artiste. Ne vous étonnez donc
pas si, parfois déjà, je vous ai écrit quelques phrases décou-
ragées. A qui m'ouvrirais-je, d'ailleurs, sinon à vous qui sentez
si bien, et qui m'aimez, j'espère, beaucoup. Ne démentez pas cela,
mou cœur ne veut pas vieillir et l'affection que nous vous
portons à tous ne peut changer...
Certes, il est facile de s'enthousiasmer pour le courage militaire
et les fatigues du soldat, mais il est d'autres courages qui n'ont
pas le prestige de l'uniforme et qui méritent bien plus. Le
courage militaire est une chose qu'on ne peut admirer en France,
et nous savons à quoi servent les rentrées prétoriennes. Le
LA CORRESrONUANCE 269
militaire tue pour avoir un grade et des honneurs; quant à l'amour
de la liberté, c'est une bagatelle à la quelle il ne pense plus en
mettant le pied à l'école militaire; lorsqu'il y pense, c'est pour
mettre la liberté ii la queue de son cheval. Cela ne saurait avoir
rien de personnel, même à M. ]j. qui peut faire exception dans
l'armée, mais les exceptions sont bien rares ! Que notre chère
M. entende Lamartine sur ce sujet.
Tout à vous,
Paul.
Au président Petit.
Paris, vendredi, septembre 1859.
Pour vous rassurer et répondre en même temps à votre seconde
et h votre première lettre, ami Auguste, je vous dirai que vous
êtes toujours bien bon et que tous nous avons été touchés de
votre excellente affection. Vous vous moquez de mes humeurs
noires, vous blaguez un peu mon spleen et vous avez raison.
Hélas, vous le faites avec art, vous prenez les mitaines du cœur,
les faits n'y vont pas avec tant de précautions...
Pour en revenir à votre lettre, cher ami, je ne crois pas vous
avoir dit combien elle est de tous points charmante. C'est un
vrai bonheur et qui compense de bien des petites choses, croyez-le,
de se laisser aller à toutes les gâteries de votre affection. Voilà
ce que je comprends encore et qui ne laisse ni doute, ni trouble.
Il n'en est pas ainsi de la gloire, dont vous me parlez en beau
et noble langage. Vous devriez bien me dire votre opinion sur
cette divinité douteuse que j'aime, tout ingloriiis que je suis, et
surtout sans savoir ce qu'elle est. Vous me mépriseriez moins
peut-être, ou plutôt vous auriez plus d'indulgence pour mes
gémissements inutiles, si je vous disais qu'en mon âme et cons-
cience, la vraie gloire n'est pas tant le bruit que l'expansion la
plus complète de la pensée et la satisfaction de soi-même; et je
crois que si vous examinez un peu mes plaintes, vous verrez
que les obstacles à la création les excitent bien plutôt que le
succès, dans le sens qu'on attache vulgairement à ce mot. Mais
votre lettre, cher ami, me prouve que vous en savez plus long et
en parlez mieux que moi sur toutes ces petites misères de notre
temps rabougri... Songez combien il y a longtemps que je lutte
et si personne a mis plus d'obstination que moi dans cette vie de
bouchon de liège, toujours renfoncé et toujours à la surface. Merci,
cher bon, de vos cris d'encouragements, ils ne seront pas,
j'espère, inutiles ; permettez seulement au cheval tant soit peu
de race de piaffer, s'il se sent arrêté dans la carrière.
... Vous savez combien de choses l'homme domine dont le
cœur est blessé, vous sentez tout cela et comme homme de cœur
et comme artiste, car vous êtes tout cela, monsieur le président !...
La dernière livraison de Lamartine est très belle ; je voulais
270 PAUL HUET
vous en parler : l'illustre poète est à Mâcon, c'était une bonne
occasion pour lui écrire...
A son fils.
l'outainebloaii, lo octobre iSSg.
Lundi, de mon lit,
(Ce qui excuse mon griffonnage)
Mon cher enfant. Mes journées se répètent et se ressemblent
beaucoup ; prendre une tasse de thé, emporter son déjeuner dans
le sac et aller, en courant, s'installer dans un coin du Nid de
l'aigle ou du Charlemagne pour faire, au plus vite, ce que je
pense utile à mes projets pour retourner plus vite encore vers
vous ; voilà mes journées de tous les jours. J'aurais donc pu en
passer un sans vous écrire, mais j'ai tenu à répondre à ta bonne
petite lettre dont, je veux te l'avouer, j'ai été bien content. Tu
vois, ami, que ce nest pas difficile d'écrire surtout à ceux qu'on
aime et qui vous aiment. Pour moi, j'ai grand plaisir à vous
dire à tous que je pense à vous, encore plus à recevoir quelques
bonnes causeries de mes adorés. Je suis bien seul sans vous,
et vous ne pouvez beaucoup m'envier, ni me reprocher le temps que
je passe loin de vous. Quand tu sentiras et comprendras mieux
toutes choses, tu verras qu'il est pénible de ne point remplir la
tâche de sa vie comme on le voudrait, et si les voies de l'art te
sont plus ouvertes, tu te rendras compte que pour l'homme qui
désire arriver a la réalisation de ses rêves, il est dur de ne pouvoir
exprimer sa pensée faute de travail et combien alors les entraves
à l'exécution sont pénibles. A ton âge, la vie à l'air, l'expansion
avec des amis et tes retours vers nos tendresses doivent te suffire ;
mais j'espère cependant te voir désirer avoir un but dans ta vie.
Tu nous as entendu souvent dire combien étaient malheureux
et nuisibles, en général, ceux qui n'en avaient pas. Voilà bien de
la morale, prends-la comme une bonne causerie de la forêt. Je
tâche d'oublier que je ne vous ai point là, et pourquoi mon Dieu,
ne vous ai-je pas? ce serait si bon de voir, de sentir, d'admirer
ensemble ; le cœur s'ouvre devant ces sublimités de la nature tantôt
sauvages, tantôt sévères ou mystérieuses. On éprouve un sentiment
vraiment religieux, car on ne l'analyse, ni on ne le raisonne; il
vous pénétre avec l'air qu'on respire. Tu as été privé de la
petite partie du déjeuner Saint-Cloud ; le pire de l'affaire, c'est
qu'une indisposition en était cause. Je connais ta raison pour
dominer ces petites contrariétés, et je suis sur que tu as compris
le chagrin de ta mère et aussi celui de ta sœur dans cette
circonstance; ils t'ont vite dédommagé. Dis à ta mère, combien
je l'aime, elle qui vous a donnés tous deux à toutes nos ten-
dresses. Embrasse bien Edniée pour moi de tout mon cœur et
du tien. J'ai été très heureux de ce que tu me disais de ses
LA CORRESPONDANCE 271
petits soins pour toi; aime-la, cher bon ; aimez-vous, aimons-
nous dois-je dire. C'est le vrai bonheur.
Ton père,
Paul Huet.
Je vais avec Barye voir Decamps qui a encore un enfant bien
malade ; ce serait le troisième qu'il perdrait en peu de temps.
Nous irons donc en forêt plus tard.
A Victor Pavie.
l'aris, le 6 novembre iSSg.
Mon pauvre ami,
Vous venez de perdre votre père ! Moi, j'ai perdu le mien,
j'avais alors dix-sept ans, et je sais encore ce que c'est.
Il est des amis qui sont séparés non seulement par l'éloigne-
ment, mais aussi par un long silence. A certaine heure, une mau-
vaise nouvelle, le glas de la mort, qui s'entend de loin, leur rap-
pelle que quelqu'un de cher souffre et pense à eux; ils sentent
alors qu'ils s'aiment. Pour ne pas vous l'écrire, mon cher ami,
mon aflection, vous n'en doutez pas, n'en est ni moins vive, ni
moins sûre. On n'oublie pas un noble et chaleureux cœur comme
le vôtre. Tel que je vous connais, vous deviez être un vrai fils
pour celui que vous venez de perdre et il devait vous aimer
comme vous m'avez dit que vous aimeriez vos enfants. J'ai bien
pensé h vous. J'aurais voulu vous voir, non que j'aie quelque chose
à vous dire, on ne dit rien dans ces circonstances, mais je vous
aurais serré la main.
Je sais, du reste, que vous avez un courage chrétien qui n'est
pas donné à tout le monde. J'espère que, dans cette circonstance,
il vous donne un appui que je n'ai pas, et que je ne saurais vous
offrir. Je ne puis que vous témoigner et mon affection et ma
sympathie, ainsi que celle de tous les miens.
Adieu !
Pall Huet'.
A M. Legrain.
8 novembre 18Î9.
Cette lettre, mon cher ami, doit-elle vous porter mes plus heu-
reux compliments? D'après ce que vous me dites, vous attendez
d'un instant à l'autre ce trait d'union qui doit encore resserrer
votre bonheur; mes vœux, croyez-le, ne lui manqueront pas, mais
il a, sans mon secours, de bons génies qui présideront à sa nais-
sance ; tout ce que sa charmante mère peut lui donner et ce que
' Publiée par Henri Jouin, loc. cit., p. 282.
■x-ji PAUL HUET
je vous connais de cœur. Vous allez éprouver une joie que les
mères seules, dit-on, comprennent, mais que j'ai la prétention
d'avoir goûtée et que vous sentirez aussi, si je vous connais bien.
Le premier cri de ce petit être est d'une fière éloquence pour
ceux dont il résume toute la tendresse ; et l'amour est exprimé là
tout entier, comme il ne saurait l'être ailleurs. Je sais que vous
avez fait merveille dans vos fêtes et, comme Giotto ', peint toutes
les bannières de la cité ; c'est la vraie peinture. J'ai regret de
n'avoir pas vu tout cela, j'aui'ais applaudi avec plaisir à vos suc-
cès. Notre splendide ami ^ a donné une fête particulière qui, dit-
on, a écrasé la grande; il a eu la bonne et délicate grâce de me
dire que sa fête eût été trop belle si ses toiles eussent été de la
partie. Je conçois combien il a dû les regretter, je n'ai pas be-
soin d'en être l'auteur pour cela. Vous m'avez fait de toutes ces
merveilles de bien modestes récits et vous en étiez, il me semble,
tout l'ordonnateur. C'est une bonne idée que ces solennités pro-
vinciales ; peut-être avec le temps en résultera-t-il quelque profit
pour l'art, mais il faudra terriblement vous travailler, messieurs
des départements, pour vous dérouiller, et l'on peut mourir rien
qu'en regardant la tâche. Et Paris, oùva-t-il? Hélas!
Pour en finir avec les santés, je vous dirai que j'ai
employé l'été a réparer la mienne ; que je suis aussi bien que pos-
sible, sauf les années qui viennent et qui me disent : Travaille,
travaille, tu n'as plus que quelques jours comptés...
... Je n'ai rien fait et j'ai le plus grand désir de faire, malgré
les : A quoi bon? Tous les peintres n'ont pas a se plaindre.
Gudin'a une propriété qui lui revient à 200.000 francs, dont on
lui offre, dit-il, deux millions. C'est à Beaujon.
-•1 M. Legrain.
19 novembre Sg.
Cher ami, pour s'être fait attendre, nos compliments ne seront,
ie l'espère, ni moins bons, ni moins bien reçus. Votre lettre, qui
portait avec elle le parfum de votre bonheur, a mis h nous par-
venir un temps que ne perdraient pas les mauvaises nouvelles.
Jetée au moulin vide de maître, votre lettre nous a été rapportée
par le meunier lui-même, ne pensez donc pas, mon cher ami,
que votre joie n'a pas eu ici son retentissement. Nous pensons
bien à vous, à votre chère femme, à votre existence toute nou-
velle ; que la vapeur nous emporte, il est une poésie du cœur
que la civilisation détruira difficilement et, tant qu'il y aura des
eniants, les pères la goûteront et seront encore enfants de ce côté.
' Giotto (Angiololto di Bondone dit), peintre florentin, i266-i336.
- M. Adrien Lenormand, qui avait commandé les panneaux décoratifs.
■' Théodore Gudin, peintre de marines, 1802-1880.
LA CORRESPONDANCE 273
De tout temps, du reste, il y a eu, h côté du torrent, des anses où
certains esprits peuvent s'arrêter. Vous êtes de ceux-là et aussi
celle que nous tous aimons; la vie serait bien amère pour nous
autres, si nous n'avions pas de ces joies du cœur, et, après vos
tristes épreuves, ce renouvellement vous était bien dû ; puissiez-
vous en jouir lonj^temps sans les inquiétudes inséparables de
toute grande afTection....
Au président Petit.
Novembre Sg.
Mon cher Auguste, voilà un terrible événement, et vous avez
dû, en effet, éprouver une grande secousse ', donnez-nous de vos
nouvelles. Pour le Luxembourg, on en a été véritablement quitte
pour la peur. Les peintures de Delacroix dans la bibliothèque
l'ont bien échappé, c'eût été un vrai malheur, à mon avis. C'est
toujours Abel de Pujol '^ qui est victime ; pour celui-ci, c'est
peut-être une chance. Il est des ouvrages qui gagnent à n'être
connus que par mémoire, ainsi le Gustave Wasa d'IIersent',
mauvaise peinture d'une jolie composition, bien gravée parDupont.
Qui ne soutiendrait que c'est un chef-d'œuvre malheureusement
perdu dans le pillage et l'incendie du Palais royal, comme le
Testament ifEitdamidas, du Poussin, dans un naufrage. Vous
n'avez pas vu, je crois, la coupole de Delacroix : cet événement
vous donnera le désir de la voir à votre prochain voyage ; croyez
que cela en vaut la peine. Pourquoi, dites-moi, vous, cher ami,
dontle jugement mérite d'être consulté, pourquoi tant de peintures
médiocres gagnent-elles à être gravées, pourquoi de belles
choses, des chefs-d'œuvre presque, ne peuvent-ils pas soutenir
cette épreuve? Quand vous serez revenu de vos angoisses, sorti de
votre drame, pensez-y... Je viens de rencontrer Michelet arrivant
de la campagne, sa jeune femme et lui-même ont été toujours
souflTrants, ils viennent cependantdu midi, de Bordeaux. Louis XIV
n'en va pas moins faire ses grandes entrées et nous pourrons
assister tout à l'heure au petit coucher du grand roi. Je m'en
promets de belles et vous ? Adieu, mon cher ami...
Au président Petit.
Mardi, 27 décembre 69.
Vous me demandez, mon cher Auguste, comment il se fait que
je vous imite dans votre paresse à nous écrire? Je n'en sais vrai-
' Après un accident de feu.
- Abel de Pujol, peintre d'histoire, 1785-1861.
^ Hersent (Louis), 1 777-1860.
Ï74 PAUL HUET
ment rien ! nous avons tant de Ijonncs choses à prendre chez
vous, que ce n'est pas celle-là qu'il me faudrait aller chercher.
Je n'ai pas mt''me pour excuse ce manque d'occupation forcée
qui vous fait, dites-vous, oublier jusqu'aux devoirs. Je me suis
donne tant de tâches que je ne sais par où commencer. Puis
c'est de plaisir qu'il s'agit ici, chose qu'il faudrait ne pas laisser
échapper, et rare chez nous ; après celui de recevoir de vos nou-
velles, de savoir comment se comporte, par ces tempêtes, ce
petit coin où votre tente est plantée, d'apprendre qu'on nous
aime toujours dans ce bon petit milieu, celui de vous dire que
nous vous aimons beaucoup, arrive naturellement; il ny a que
le temps de vous le dire qui manque. Projets, plaisirs, devoirs,
tout cela passe ici comme des ombres, on n'en peut rien saisir que
le regret. Le temps emporte notre pauvre plume comme le reste.
Si ce n'est le temps qui l'emporte, c'est donc le diable.
Je ne sais si nous irons jamais à Dijon, mais si passer sa vie
au coin du feu sans voir personne, se recfoqueviller, s'aco-
quiner dans l'intérieur de famille est la vie de province, nous
sommes de vrais provinciaux. Cette vie de Paris qui enflamme
l'imagination des provinciaux est bien changée, sans doute, car il
faut terriblement chercher pour y trouver ce courant magnétique,
ce choc électrique des intelligences, cet échange puissant d'idées,
de systèmes, de contradictions, dont vous parlez! Tout cela est
aujourd'hui de l'ancien régime et porte des ailes de pigeon. La
vie est bien encore à Paris, car les voitures y écrasent tous les
jours quelqu'un et l'on se bat pour entrer à la Bourse, mais les
idées se cachent et ceux qui les possèdent n'ont pas trop l'air
de vouloir s'en dessaisir. Voilà, direz-vous, de la misanthropie,
et je retombe dans mes découragements. Que voulez-vous, mon
cher ami, comme tous les i'ieiij\ je dénigre le temps présent et
cependant si j'allais jamais en province, j'aurais certes très
souvent la fièvre du désir, la nostalgie de ce Paris que j'abîme
aujourd'hui. Le livre de Michelet vous a fait plaisir et à moi aussi;
pourtant, il me paraît, vous le dirai-je, un peu faible, et je le
mets au-dessous du livre deV Amour, devrais-je me compromettre !
Il n'en est d'ailleurs qu'un appendice charmant et plein de grâces,
mais un peu vieilli ! Lamartine, que je n'ai vu qu'une seule fois
par ces temps désastreux, a fait de beaux articles sur Thiers ' ;
mais pourquoi cette conclusion sans conclusion ? En poésie, en
histoire, en politique et même en critique, il semblerait que
M. Lamartine ne peut ni résumer, ni conclure, ni se décider.
Dans une charmante étude sur Horace*, il y a certaines avances
que j'aimerais mieux ne pas voir, l'article dût-il ne pas exister! Je
suis déjà bien assez affligé pour ce grand homme de ses continuels
' Examen critique de l'Histoire de l Empire, par M. Thiers. Cours familier
de littérature, t. VIII, p. 81, 44*', 45" et 46'' entretiens.
- Cours familier de littérature, t. VIII, p. ^37, 47" et 48" entretiens.
LA CORRESPONDANCE 27^
appels de fonds, qui ne seront jamais les derniers. Le découra-
gement est certes une triste chose, mais il y a une chose plus
triste que le suicide : c'est l'abaissement. Je n'ose, après cela,
mon cher ami, vous parler d'un livre qui va trop bien peut-être
à mes tristes instincts : avez-vous lu le livre de Lanfrey ' ? Avez-vous
lu les lettres d'Everard? Le découragement au moins n'a jamais
su prendre une plus belle attitude, des expressions ni plus fières,
ni plus nobles. Ce livre, dont la première édition est épuisée,
est aussi attaqué qu'il est applaudi; il donne un rude soufflet à
tous les demi-ralliements, à toutes les mesquines et honteuses
lâchetés qui n'ont pour excuse ni la franchise, ni la nécessité.
L'on s'occupe, en un mot, de ce livre autant qu'on peut s'occuper
aujourd'hui d'une œuvre d'esprit. M. Dargaud^ vient de publier
1 histoire de la liberté religieuse. Malheureusement, quand on
écrit l'histoire de la liberté, il semble qu'on prononce l'éloge
d'un mort sur son tombeau. Si la liberté n'est pas morte, elle
est bien malade, ses héritiers ne sont pas, je pense, pressés de la
rappeler à la vie, et pour le public, il y a longtemps qu'il ne
demande pas le bulletin de sa santé. Le livre de M. Dargaud a
du succès, je ne l'ai pas lu, l'auteur me donne ses petits volumes,
mais la liberté religieuse en aura six, je crois; je les lirai cependant
et avec intérêt. Bien que je sois un sauvage, ma femme, vu mon
admiration pour l'auteur des lettres d'Everard, a accepté pour
moi une invitation : je dîne jeudi avec le jeune et beau désespéré,
et si je n'étais pas si pressé de vous écrire, j'attendrais pour
vous dire si cet Adolphe de la liberté a perdu l'appétit.
Je vous ai parlé, cher Auguste, de la Forêt dont il était ques-
tion pour votre musée de Grenoble, absolument pour l'acquit de
conscience ; j'étais persuadé, comme Claire, que votre adminis-
tration aurait de bonnes raisons pour ne pas faire cette folie, vos
conseillers municipaux doivent dire : cette bêtise ; qu'il n'en soit
plus question.
A vous de tout cœur,
Paul Huet.
Du président A. Petit.
Grenoble 3i décembre iSSg
Mon cher et bon Paul, ma femme et mes enfants vous ont écrit ces
jours-ci et ils ont dû vous adresser de ma part tous les vœux d'amitié
pour le renouvellement de l'année; mais je m'en voudrais de ne pas
vous envoyer un souvenir tout particulier, en réponse à votre bonne
lettre. Ce n'est pas que je n'y trouverais matière à vous gronder sur
' Lanfrey (Pierre), écrivain, homme politique, député, 1871. Sénateur ina-
movible. i8i8-i877.
2 Dargaud (Jean-Marie), littérateur et historien, 1800-18G6, auteur de
Marie Stiiari, de Jeanne Grey et ami de Lamartine.
"76 PAUL HUET
celte misanthropie qui se r(!;veille toujours en vous et vous aiguillonne
sans cesse. Que vous souffriez des misères de ce temps, que vous
rêviez pour la France ce bonheur et cette grandeur artistique, littéraire
et intellectuelle, et cette dignité morale qu'elle n'a pas, faute de liberté,
je le comprends et sur ce point comme sur bien d autres je sympathise
avec vous. N'accusez pas votre vieillesse, comme vous le dites plaisam-
ment, de vous faire dénigrer le temps présent; c'est votre cœur, ce
sont vos sentiments toujours jeunes qui parlent en vous. Mais que faire?
cher ami ; la masse, le gros de la nation, le profanum vulgus accepte
ce qui est; pour eux, tout cela est le beau, le bien, le vrai. Votre indi-
vidualité protestante et gémissante, les quelques âmes d'élite qui répon-
dent çà et là à la vôtre sont 1 honneur et l'espoir de ce temps d'épreuve ;
elles nous préparent, elles nous conservent l'avenir; mais aujourd'hui
que faire, sinon laisser passer l'ouragan et se réserver pour de meil-
leurs jours! En attendant ce moment qui arrivera, soyez-en sûr, rassé-
rénez votre âme, sortez du teins et du changement, comme dit Bossuel
dans ce style et cette langue inimitables, et prenez-vous-en à ce qui est
impérissable, donnez cours à votre imagination, fixez sur la toile vos
nobles pensées. N'avez-vous pas à votre disposition, soumis à votre
pinceau créateur, un talent éternellement jeune et beau, inépuisable
dans sa force et sa richesse, et reflétant, par la présence et l'action de
l'homme, les sentiments les plus élevés et les plus hauts ?. .. La nature
s'offre à vous ornée de charmes toujours nouveaux, tantôt gracieuse et
coquette, tantôt sublime et d'une majesté sauvage et fière, là éclatante et
forte à l'air libre et pur des monts, ici mystérieuse et tendre à l'ombre
des bois, partout et toujours entraînante et ne sachant rien refuser à
qui sait l'aimer et la comprendre! aimez-la donc cher artiste, soyez
vainqueur. Elle vous livrera ses secrets et, de son sein, s'échappera
pour yonsV Idéal! Voilà votre mission; achevez de la remplir. On est,
sinon toujours, le plus souvent du moins, maître de sa destinée.
Ce que vous me dites de Lamartine, à propos de son écrit sur
Horace, m'a troublé, je vous l'avoue. J'avais lu avec plaisir ce dernier
entretien; je n'y avais remarqué aucune faiblesse indigne de notre
poète. Votre lettre m'a fait relire ce cahier. Ne vous êtes-vous pas
mépris, mon cher ami ? Il fallait bien peindre Horace tel qu'il était, accep-
tant avec l'indolence de son caractère la tyrannie, assez douce pour lui,
d'Auguste. Mais de là à l'approbation d un tel ralliement, il y a loin et
je n'ai rien vu de pareil dans cet écrit. Au contraire, la fin me semble
un énergique démenti à une telle appréciation ! Hélas! il faut bien le dire,
notre poète chéri oublie trop ce qu il se doit à lui-même et aux admira-
teurs de son talent, par ses éternelles demandes d'argent; plaignons-le
de cet abandon de sa dignité. Ici du moins il s'adresse au pays, à ses
amis, à ceux qui sympathisent avec son génie : il a pu croire ne point
déroger et ne faire appel qu à d'autres lui-même; ne 1 accusons pas, sans
de fortes preuves, de s'abandonner au vainqueur du jour. Je crois,
malgré vos craintes à cet égard, qu'il est resté pur sous ce rapport.
Je n'ai point lu le livre de Lanfray. Je l'ai demandé à mon libraire qui
doit me le faire venir. Je le lirai certainement avec intérêt, et j'attends
avec impatience le récit de votre entrevue avec ce jeune René politique.
Notre époque est-elle destinée à voir renaître ce vague de l'âme, ces
désespoirs qui ont marqué les premières années du xix'' siècle après
nos commotions politiques et sociales ? Cela n'aurait rien d'étonnant ;
ce serait, suivant moi, un bon symptôme; on n'écrit pas sur de pareils
LA CORRESPOiNDAîVCE 277
sujets quand on n'espère pas quelque chose de mieux et quand on ne
sent pas en soi vivre et frémir quelque puissant ressort.
A M. Legrain.
5 janvier 1860.
Mon cher ami, vous nous avez donné d'heureuses étrennes :
c'est réconfortant de vous entendre redire combien la vie vous
est bonne ! Votre joie se communique, car elle est de bon aloi, elle
vient du cœur et l'on se sent heureux avec vous. Votre souvenir
de fin d'année nous a été bien sensible, nous vous avons trouvé
heureux même dans cette circonstance, puisque vous pouviez
nous prévenir ; mais vous nous excuserez, vous connaissez Paris,
ses coups de coude, les importuns, les connaissances, les pré-
tendus devoirs, choses, gens qui vous poursuivent, qui courent,
se cherchent avec l'intention de ne se point rencontrer, et qu'on
voudrait maudire, le jour où l'on voudrait embrasser ses amis!
Mais ne maudissons personne, assez de gens s'en chargent !
Souhaitons-nous tous ce que nous pouvons souhaiter à de vrais
cœurs amis, à vous la continuation, le développement de toutes
ces bonnes tendresses qui ont rouvert votre cœur à la vie et vous
l'ont respirer le bonheur. Vous avez en ce moment une petite
despote, une petite fée mignonne, qui vous tient et vous gouverne ;
tout en ne parlant pas, elle commande déjà très bien, en enten-
dant parler d'elle, non pas seulement par son père. Il faut croire
que les vraies amitiés sont favorablement écoutées là-haut, espé-
rons donc encore que tout ce que nous formons de vœux sera
bien entendu, que cette jolie machine, ce charmant petit miracle
de votre union va se développer comme la rose au printemps. Il
me semble qu'en formant des vœux pour cet objet mignon,
je ne puis rien souhaiter de mieux pour la mère et pour vous...
...Jouvet est en humeur de gâteries, et tout ce qu'il me dit
du salon de M. Adrien prouve qu'il voit un peu tout en beau
lorsqu'il s'agit de peinture, mais j'en fais ma part, et je vous
engage à en faire autant ; la louange d'un ami est double et je
suis heureux que ce travail fasse plaisir à ceux pour lesquels il
a été fait.
Vous me demandez des nouvelles de la brochure : penché sur
le berceau de votre fille, est-ce là que vous rêvez à la question
italienne ? aux guerres religieuses et civiles ? Hélas ! le monde n'est
pas près d'appartenir aux sages. Mais vous savez trop bien ce que
je pense là-dessus, pour que je veuille m'étendre et risquer de
me faire mal voir des charmants yeux de M"° Legrain ! Pour
l'auteur de la brochure, il a lancé là un boulet qui pourra bien
ne pas s'arrêter de si tôt et rebondir assez pour lui faire
attraper quelque éclat. Si ce n'est nous, nos enfants en verront
encore, et de belles, mais je prie avec vous pour la paix du monde
et la conservation des tableaux italiens, Dieu les préserve de la
■i'jS PAUL HUET
guerre et des guerres de fanatisme, ils ont déjà assez des conser-
vateurs de musées!
A M. Le grain.
i3 févripi- 1860.
... Vous me demandez des nouvelles de l'exposition du boule-
vard des Italiens, j'y suis allé deux fois, mais fort tard et par un
temps des plus obscurs ; je puis vous dire cependant qu'elle est,
comme vous le pensez, fort intéressante par la revue rétrospec-
tive des talents les plus saillants de notre époque ; les amateurs
ont fourni le contingent, l'exposition porte leurs noms ; et c'est
pour cela que j'y suis fort mal représenté. Vous savez que ma
peinture a peu cours chez ceux de ces Messieurs qui font la
bourse des tableaux; je ne sais par quelle fatalité, ou quelle
faute, mais c'est un trop véritable fait qui pèse sur moi de bien
des façons. L'organisateur de cette exposition s'est adressé au
secrétaire delà Duchesse d'Orléans, qui, n'ayant plus grand'chose,
me l'a renvoyé, c'est ainsi que j'ai pu avoir à cette galerie le
grand carton de mon Inondation et la forêt dont vous avez, je
crois, fait une esquisse ; celle-ci ne se voit pas, mais pour le
carton, fort bien placé, il a eu ce grand succès d'estime dont je
dois, à ce qu'il paraît, me contenter. La critique de V Illustration,
qui dans tous les temps a fort peu parlé de moi, n'en a pas tenu
compte. Ce qui est toujours hors ligne, à mon avis, ce sont les
Delacroix : La Barque de Don Juan, VHamlet (du Duc d'Orléans)
et, pour les amateurs, ce sont une douzaine de Meissonier, véri-
tables miracles d'adresse, de finesse, et des Decamps toujours
très forts ; le réaliste Courbet y est représenté par deux très
belles toiles, les paysagistes à la mode y font moindre figure, et
laisseront là quelques feuilles de leur couronne. On ne sait
pas si cette exposition ne cache pas quelque mystère, on pré-
tend que le gouvernement cherche un moyen de renoncer aux
expositions ou au moins à n'avoir plus que de grandes exposi-
tions à fracas, très éloignées. Je n'en travaille pas moins. J'ai
sur le chevalet un tableau dont je voudrais envoyer l'esquisse à
votre compatriote, je suis son débiteur et je crains qu'il n'ait une
bien mauvaise opinion de votre serviteur. J'en aurai cependant
encore besoin pendant quelque temps.
Au président Petit.
Mars 1860.
Mon cher bon,
C'est trop bête de se dire tous les jours, matin et soir, qu'il
faut et qu'on va vous écrire, de n'en rien faire et de se priver
LA CORRESPONDANCE 179
ainsi de vos lettres qui nous font tant de plaisir, de vos nou-
velles dont nous avons besoin. Comment cela se fait-il ?Le diable,
qui sait tant de choses, et pave, dit-on, l'enfer de bonnes inten-
tions, vous le dira mieux que nous qui n'y comprenons rien.
Ne viendrez-vous pas cette année, nous voudrions y compter ;
nous ne pouvons vous offrir qu'un bien petit coin, du moins vous
savez avec quel bonheur nous vous verrons l'accepter. C'est de
l'égoïsme de vouloir vous mettre si mal pour vous avoir avec
nous, mais vous devez comprendre cet égoïsme-là, et faire
quelque sacrifice pour le satisfaire. A Paris, malheureusement,
il faut se plier en deux et quelquefois en quatre. Enfin si Marie
ou Anna veulent se contenter d'un coin dans la maison de Socrate,
moins Socrate, nous serons, je le répète, heureux d'y faire tenir
des amis si chers; nous rêvons les instants trop courts que vous
pouvez nous donner.
Que faites-vous, que dites-vous, mon cher ami, de tout cet
encombre politique? Cet imbroglio doit-il finir par un drame
ou un vaudeville ? Le pape prouve, une fois de plus, qu'on ne meurt
pas facilement. Edmée nous disait, il y a quelques semaines,
qu'il était excommunié, et nous de rire de cette vérité naïve. Si
notre Majesté arrive à bon port dans tout ce qu'elle entreprend,
elle aura, quoi qu'on fasse, un grand nom dans l'histoire ; pauvre
histoire ! nous pouvons dire en terme de peintre, que nous l'étu-
dions d'après nature. L'humanité me paraît définitivement remplir
le rôle de l'écureuil dans sa petite machine tournante ; comme
l'écureuil elle croit faire quelque chose, hélas !
Voulez-vous de mauvais vers sur Lacordaire et l'Académie? On
veut bien les dire de Viennet' ces bouts rimes, n'en croyez rien.
Pour soutenir le siège apostolique :
Un cénacle ultra catholique Montalembert, Falloux, Dupan-
loup.
Assisté d'un fils de Calvin Guizot.
Et d'un groupe voltairien Thiers, Mignet, Rémusat.
Que guident un néochrétien Villemain.
Un philosophe fantaisiste Cousin.
Va faire un académicien
D'un capucin socialiste Lacordaire.
Si les vers ne sont pas bons, la clef n'est pas difficile, je ne
sais pourquoi je vous la donne. En attendant on s'occupe du
procès Dupanloup, ceci est pour amuser le parterre. Puisque
vous lisez, mon chez ami, voici un livre sérieux, auquel mon
beau-frère a mis la main, Quinze ans du règne de Louis XIV".
' Viennet (Guillaume), poète classique, 1777-1868.
- Quinze ans du règne de Louis XIV, 1700-1715, par Ernest Moret, mort
avant d'avoir achevé«on ouvrage qui fut terminé par un ami, Edmond Sallard,
plus tard député de Seine-et-Marne (Provins).
a8o PAUL IIUET
C'est bon, — très bon, il me semble, bien que cela soit toujours
de l'histoire classique, l'épopée des petites boucheries monar-
chiques. — l^oin de là et cependant un livre intéressant : La
liberté ielii,'ieuse, histoire des guerres du XVJ" siècle par Dar-
gaud : but moral et drame pathétique, plein d'intérêt. Michelet
pioche, soupèse Louis XIV à sa manière. Nous attendons avec
impatience ce grand tableau du plus grand dos coloristes, et je
me figure que nous ne serons point trompés dans notre espé-
rance de plaisir; c'est si bon de voir ces grands messieurs dans
les coulisses et sur la scène en môme temps. Si ma femme vous
écrit, elle vous parlera sans doute de M™° Hugo, avec laquelle
j'ai dîné; l'exil au moins ne la fait pas maigrir. Michelet nous
dirait qu'elle nous a montré un beau spécimen de la viande
anglaise — voilà bien du bavardage, et je veux cependant mieux
que cela, c'est-à-dire vous embrasser tous de cœur bien ten-
drement et surtout vous dire à bientôt.
Du président Petit.
Grenoble, 3 avril i85o.
J'aurais dû répondre de suite à vos charmantes et pressantes lettres,
cher Paul, mais une mauvaise nouvelle est toujours assez lot annon-
cée et reçue : nous n'aurons point le plaisir de vous voir pendant les
vacances de Pâques. Plusieurs raisons s'y opposent. Si je vous
disais la première, vous me dispenseriez de vous énumérer les autres.
Et cependant le vide qui se fait sentir dans mon escarcelle n'est pas
le seul obstacle à ce voyage.
Ma cousine a donc, elle aussi, payé son tribut à la souffrance! Je vous
plains, mon cher ami, d'être toujours dans les angoisses et les petites
misères de la vie. Vous méritez si bien tous de parfiler des jours d'or et
de soie, au lieu de ce chanvre triste et raboteux qui fait la trame de
notre vie ! Vous, du moins, vous avez échappé cet hiver à la rude étreinte
du mal et je vous en félicite bien cordialement. Vous paraissez content
de vos travaux, c'est pour moi la preuve que la santé est revenue et avec
elle le calme, le rassérénement de l'esprit et la vigueur de la concep-
tion. Qu'est-ce donc que cette œuvre dramatique que vous avez jetée
sur la toile? Mon imagination trotte et s ingénie à trouver le sujet que
vous avez choisi. Je ne vous interroge pas, cher artiste; je neveux point
soulever le voile qui dérobe sans doute un chef-d'œuvre et me garde
une agréable surprise. Courage donc cher ami! de la persévérance et
le succès ne se fera pas attendre.
Vous êtes menacé (agréablement, je l'espère) de quelques visites dau-
phinoises. M. Crépu, que vous avez vu chez moi, doit aller à Paris
bientôt. Il y serait déjà sans la maladie de Bethmont, qui vient de nous
être enlevé si cruellement C'est une grande et belle intelligence, un
noble cœur et surtout un bon caractère qui vient de s éteindre. Les
hommes de cette trempe sont rares dans tous les temps, et surtout dans
le nôtre. M. Crépu ira certainement vous voir; c'est un homme de
goût et qui apprécie beaucoup votre talent
LA CORRESPONDANCE 281
Je ne connais point les deux ouvrages dont vous me parlez et que je
lirai avec plaisir quand je pourrai les trouver dans nos cabinets litté-
raires, où les livres sérieux et utiles sont rares. Je viens de lire, dans
le dernier numéro de la Rei'iie des Deux- Mondes, un article de Michelet
sur la Brinvilliers. C'est sans doute un chapitre détaché de son volume
de Louis XIV. J'attends avec impatience l'œuvre principale.
\'oilà donc la Savoie réunie et Anselme Petetin ' décoré. Est-ce là
tout le prix qu'il retirera de ses brochures, ou lavant-coureur de grâces
plus amples et plus lucratives? L'Indépendance a annoncé plus d'une
fois que la préfecture de Chambéry ou d'Annecy lui était réservée. Nous
verrons bien !
Que M. Petetin se rende possible, et qu'il prête à l'administration
française l'appui de son talent, cela n'a rien qui étonne ; depuis longtemps,
je crois, il sympathise avec les idées gouvernementales de l'Empire.
Mais que Lamoricière, à peine rentré d'exil, aille offrir son épée au
Pape, cela est-il croyable? Que va-t-il faire dans cette... fabrique
d'excommunication et contre qui s apprête-t-il à combattre?... Le Chari-
vari, sous ses allures plaisantes, a dit une chose bien sérieuse ; c'est qu'il
est difGcile pour quelques hommes de se résigner à planter des choux!
Voilà un beau passé bien vite effacé !...
Adieu, laissez vite mon bavardage et retournez à votre chef-d'œuvre.
Puisse la certitude de vous savoir aimé de nous, vous inspirer une
ardeur nouvelle et vous faire donner quelques coups de pinceau plus
brillants encore.
Tout à vous de cœur,
Auguste Petit.
Irez-vous à la réception de Lacordaire^ à l'Académie? Ce sera curieux
d entendre Falloux ■" faisant l'éloge de la Démocratie en Amérique de
Tocqueville ' !... Vous verrez qu'il se dira plus démocrate que ce der-
nier, quoique cenesoitpas beaucoup dire.
Dites-moi pourquoi notre Lamartine se croit obligé de consacrer
trois entretiens à M™' Récamier». Franchement, c'est trop ; en parler
une fois, c'était bien ; mais revenir sur cette énigme, cette équivoque
femelle, à quoi bon ? ...
Au président Petit.
5 avril 1860.
Mon cher Auguste,
... Je travaille beaucoup et j'entreprends quelque commerce :
il m'est arrivé des bois pour le Tour du monde de Cliarlon et si je
' Anselme Petetin, publiciste et administrateur, 1807- 1873, préfet de la
Savoie, 1860, conseiller d'Etat, 1862.
^ Lacordaire (le Père), prédicateur, brillant orateur, 1802-1861.
•■' Falloux (comte de), promoteur de la loi de i85o sur la liberté de rensei-
gnement, 1811-1886.
' Tocqueville (Alexis de), publiciste et homme politique, i8o5-i859.
» Souvenirs de M^" Récamier, Cours familier de littérature, t. IX, p. 5,
49", 5o^ et Si" entretiens.
î82 PAUL HUKT
puis réussir dans cotte petite entreprise, ce ser;i une ressource
que la peinture ne donne pas. Je n'entrerai pas dans d'autres
détails sur ce chapitre, vous me feriez la leçon sur ce que vous
voulez bien appeler mes découragements misanthropiques, puis
je n'ai pas le temps, car je veux que ce petit mot parte an jour
iTaiijonrd'Inii.
Nous avons enterré ce pauvre Bethmont hier, la cérémonie a
été touchante, et c'est une consolation ! Pour moi qui ne con-
naissais cet homme de bien que par un service rendu', j'ai eu
les larmes aux yeux en voyant ces hommages unanimes, rendus à
une vie pure, à une grande carrière hautement et simplement
parcourue. Je veux croire que sa mémoire restera aussi intacte,
et que les respects qui l'ont accompagné le suivront. Du reste
cette vie brillante et glorieuse, certainement enviée, cachait
bien des misères; bien des gens s'étonneraient si l'on disait
devant eux que ce fils de meunier, parvenu si haut, est mort à
peu près de chagrin !
... Pour moi j'ai été à merveille cet hiver et j'ai profité de ce
bon temps pour beaucoup travailler; j'espère encore vous
montrer un tableau à peu près terminé. En attendant, je vous
embrasse au nom de tous et tous de cœur.
Vale^ i'cilete et nus ainate
Au président Petit,
Paul.
Mon cher Auguste, Claire, qui a mis six semaines à parfaire
son épître, me met la plume sous la gorge et veut que j'ajoute
deux mots à tout ce qu'elle vous envoie pour nous d'affections
et de tendresses. La tâche est douce et cependant j'ai si peu de
temps pour tout ce qu'il me semble avoir à vous dire, que je
voudrais me récuser. Ma vie, en ce moment, est celle d'un cheval
à la roue, je tourne ma meule les yeux bandés et c'est à peine
si j'ai le temps de vous embrasser, c'est trop ou trop peu, je
voudrais ni'échapper avec vous en liberté, vous parler et de
Rome et de Paris, et de Michelet et de Pelletan, et de ceci et de
cela; surtout de votre bon ami M. Crépu, si charmant à voir
aujourd'hui où les hommes de bon sens ne sont pas communs,
et surtout parce qu'avec lui nous retrouvons un peu de cet air des
montagnes, qui nous remet au milieu de vous.
Pourquoi Pelletan s'en prend-il si durement à Déranger, voilà
je crois une des préoccupations de votre dernière lettre ? L'orgueil
' Betlimont (Eugène), s'était entremis près du minisire des Beaux-Arts et
avait réussi à faire acheter par l'Etat le tableau de l'Inondation de Saint-
Cloud de Paul Huet.
LA CORRESPONDANCE ï83
perdit, dit-on, l'ange des ténèbres, et, si vous avez vu Pelletan,
sa ressemblance avec Satan a dû vous frapper tout dabord ; ce
([ui lait que bien des lemnies le trouvent séduisant... C'est ce
type d'origine et de race. Les dames ont toujours eu, depuis lu
mère Eve, un certain goût pour le diable. I>e nôtre, assez bon
diable, et meilleur qu'il ne paraît, n'a d'autre idée, je crois, que
de jouer un rôle. Il donnerait son âme, s'il pouvait encore en
disposer, pour le plus mince des paradoxes ; puis, quand ce
cigare est à sa bouche, la fumée l'enivre, il va diriger l'opposi-
tion, moraliser, épurer son parti et chercher la force dans le plus
petit nombre possible qu'il pourra diriger, commander, veux-je
dire. En ce moment, il a fort à faire, l'exécution de Giiéroult '
le préoccupe presque autant que celle de Béranger ; tout ce qui,
de près ou de loin, lui paraît flairer la poudre impériale, sentir
la sabretache, chanter la gloire et la victoire, lui devient ennemi
et l'empêche de dormir. Parmi ses armes de guerre j'admire
cependant son petit engin de Louis XIV ", vous avez lu ce petit
pamphletje pense, vif, amusant et serré, qui garde la place h côté
du livre de Michelct, livre décousu de pages très belles. L'intro-
duction m'a surtout fait grand plaisir. Je suis prévenu et pour le
livre et pour l'auteur, nous dînons chez lui demain jeudi, et,
vous ne le direz pas à Pelletan qui ne pourrait nous le pardonner,
avec Guéroult, la bête noire de Pelletan.
Votre chère Italie m'intéresse plus que tout ce bruit littéraire.
Un ancien zouave, aujourd'hui ouvrier au faubourg Saint-Antoine,
demande si les amis de la liberté ne peuvent pas aussi offrir
leur sang h la cause des peuples, puisque les amis du pape
lèvent librement des armées ; dix mille sont prêts, dit-il, à partir
avec lui. Le faubourg Saint-Germain, lui, répandait hier soir le
bruit de la ruine de l'expédition; Garibaldi était fusillé et Nino
Bixio^ noyé avec son navire coulé à fond. Apprendre cette nou-
velle et courir chez le frère de Nino était une même chose ;
Bixio n'était pas chez lui, mais ce que je puis vous dire, c'est
qu'on ne sait rien encore et que les partis font courir les bruits
les plus contradictoires...
Lamartine prétend réussir dans son entreprise de librairie,
il en disait autant dans ses malheureuses tentatives de souscrip-
tion ! II est très malade de ses rhumatismes. Pelletan est comme un
chat en rage depuis ses articles Béranger. Michelet rajeunit, sa
jeune femme lui fait boire l'élixir de vie.
' Guéroult (Adolphe), homme politique, publiciste, 1810-1872. Saint-Simo-
nien, directeur de La Presse; fondateur de l'Opinion nationale ; dépalé, i863.
- Décadence de la Monarchie française.
' Nino Bixio, amiral italien, frère d'Alexandre Bixio.
284 PAUL HUET
Au présidera J'etit.
10 mai 1860.
... l'auvre Bethmont, je n'iii p:is attendu celte circonstance
pour sentir cette perte. Il y a quelque temps que nous avons eu le
plaisir de voir M. Crépu, son digne ami, je suis peu sorti et ne l'ai
rencontré (ju'une (ois chez les Carnot. Je ne sais si sa haute
raison s'est beaucoup accommodée de toutes les conversations
panachées de ce salon. Vous saurez son opinion. Tous les esprits
du reste sont tendus aujourd'hui vers l'Italie. Garibaldi est un
héros fort indépendant de la mode et devient une grande figure.
Votre cœur demi-italien doit palpiter. Pour les nôtres, ils vont
au-devant de cette terre, mère de l'art et du génie moderne, encore
quelques années de vie et nous assisterons à de grandes choses
bien imprévues.
A M. Le grain.
12 juin !86o.
Vous me gâtez beaucoup, mon cher peintre, et je suis vraiment
embarrassé devant tous les éloges pompeux que vous voulez
bien donner à ma toile, je veux dire h mon esquisse; je crains
que, chez vous, l'ami ne soit plus juge que l'artiste; après
tout, la louange pour venir de l'aflection n'en est pas plus
désagréable, et je mentirais si je n'avouais pas ma faiblesse à
votre endroit; vous êtes bon, sincère (bien qu'un peu peintre et
normand), et en faisant la part du cœur, ce qui reste de votre
lettre est encore très bon h prendre, et je vous en remercie. Je
désire, un jour ou l'autre, être aussi heureux à votre intention;
ne me demandez pas, quand? Je vois la vie m'échapper, de mes
dix doigts fermés, sans que j'en puisse saisir un instant; vous le
voyez, mon cher ami, au retard que je mets à vous écrire...
Je savais que vous aviez fait le portrait de M"" Emile, et
qu'inspiré par l'émotion du moment, vous aviez réussi. Voilà ce
que je sais par d'autres que vous. Permettez-moi de penser que
vous avez mis dans cette tète soulTrante, abattue par les douleurs
et physiques et morales, autre chose qu une ressemblance pure-
ment matérielle, on ne l'eût point trouvée ressemblante.
Il faut être bien dépourvu à Vire pour que M. votre beau-
frère consente ii perdre son temps devant un de mes panneaux.
Je suis tout fier de l'enthousiasme qui a pu lui donner un pareil
courage, j'y suis peu accoutumé ici, où l'on court dans les musées
après les œuvres de succès et d'exécution. Dites-lui, dans tous
les cas, que la nature vaut mieux que tout. Je crains bien, par
parenthèse, que ma nouvelle œuvre ne me donne pas plus de
popularité; ce n'est pas avec cela qu'on peut espérer allumer la
rue Laffilte. Ne vous désespérez pas, mon cher ami, depeignotter
LA CORRESPONDANCE a85
en province, la fenêtre fermée et la fenêtre ouverte, vous avez de
beaux modèles et de saintes inspirations ; ne me mettez pas sur
l'art, Poussin, le goût moderne, le progrès infini, etc., je remplirais
ma lettre de sottises et je désire la finir par les meilleures choses
du monde, les plus vraies, bien que les plus anciennes, les
expressions du cœur...
Paul Huet.
... Une autre fois, je vous parlerai peinture, ce que je ne puis
faire sous le coup de vos compliments et avec mes dispositions.
De M. Le grain.
Vendredi soir, 24 juin 1860.
On dit dans notre Vire, mon cher maître, que lorsqu'on parle des
gens, les oreilles leur tintent . S'il en était ainsi, de deux à cinq heures
aujourd'hui, un gentil petit bourdonnement vous eût averti que l'on
s'occupait de vous sur la terrasse fleurie de la Besnardière
Nous avons causé de vous, de nos regrets à la pensée que vous ne
feriez point une pointe cette année jusqu'à nous. Nous avons encore
parlé de votre belle esquisse que M"" Emile connaît et admire aussi.
A propos de cette esquisse, mon cher maître, cessez de m'accuser de
flatterie, je vous en prie. Ce que j'ai écrit après l'avoir vue, une pre-
mière fois, je l'écrirais encore aujourd'hui parce que je le pense : Il
me semble que jamais paysagiste ne laissa couler plus de poésie sur
deux pieds carrés de toile. Si mon amitié et ma sympathie pour votre
genre de talent me grossissent, comme vous le prétendez, le mérite de
votre œuvre, je puis du moins vous affirmer que mes éloges ont été
sincères.
N'aurais-je pas cependant lieu de les regretter un peu si vous aviez
pu croire que ma louange de Normand cachait un désir d'obtenir à mon
tour quelque belle chose de vous? Je vous suis reconnaissant de la
gracieuse promesse que vous voulez bien me faire, mais je vous en
supplie, croyez bien que ma louange était désintéressée. Vous avez
assez fait pour moi : Vous ne m'avez refusé ni conseils, ni études. Vous
m'avez donné par-dessus tout une affection éprouvée, et je n'ai rien à
vous demander que la continuation de ce bon sentiment qui m'est
précieux.
J'avais oublié de vous parler de votre magnifique dessin publié par
/'Illustration. Je vous avais reconnu avant d'avoir lu votre nom. L'Illus-
tration aura-t-elle souvent de ces bonnes fortunes?
Qui donc vous avait parlé du portrait de M™' Emile? On le trouve, il
est vrai, ressemblant, mais quand je le regarde, je crains toujours d'être
resté trop au-dessous delà tâche que j'avais acceptée. Si c'était à recom-
mencer, je ferais autre chose
Je m'acharne après un intérieur d'hospice que j'ai entrepris. Du noir
et du blanc, et puis encore du noir et du blanc, c'est bien difficile à har-
moniser.
Ne nous oubliez pas près de M"' Huet. Dites-lui le bon souvenir de
CRtilde et mon attachement respectueux, embrassez pour moi Edmée
et René et croyez-moi à vous de cœur.
Edmond Legrain.
j86 PAUL nUET
Au président Petit.
7 juillet 1860.
Cher Auguste, vous parlez chefs-d'œuvre avec la facilité que
vous mettez il tout ; vous m'envoyez des bonbons comme il un
enfant gâté et boudeur qui a besoin d'encouragement, c'est le
privilège des artistes d'être traités en enfants ! Pour notre société,
si grande iitililaire, nous sommes en effet des enfants qui n'avons
su, ni prendre, ni faire un état ; elle continue la famille et gémit ;
heureuse quelquefois, lorsqu'elle est fatiguée de nos gentillesses,
de se débarrasser de nous par un morceau de sucre, ou quelque
chose de pis. Mettez-vous h ce point de vue, mon cher ami, et
vous aurez l'explication de bien des choses.
L'art est aujourd'hui une parade, qui sert quelquefois à amuser
le public, dans l'occasion, h défaut d'une petite guerre en Orient
ou en Italie. Il sert aussi à donner quelques bonnes places à de
braves gens, qui ont la bonne intention de ne point les remplir,
mais de se faire payer. Ne cherchez pas autre chose.
Est-ce une bonne chose de réduire le nombre des admissions?
Je n'en sais rien moi-même ; encore moins ceux qui viennent de
faire décider la question. Ce qu'ils savent mieux, c'est qu'un
plus grand nombre de tableaux à placer leur donnerait plus de
peine, et ni plus ni moins de gratifications. Que je vous admire
de prendre feu à propos de ce livret d'exposition : Trahit sua...
Mon cher président vous êtes un peu des nôtres, votre toge,
malgré toute sa sévère grandeur, cache un cœur d'artiste.
Prenez garde ! C'est sans doute pour cela que nous sommes si
vivement entraînés vers vous ! Mais les autres ! Vous ne vous
doutez pas du peu que cela pèse aujourd'hui. Je voudrais d'autant
mieux vous tenir dans mon atelier, cher ami, que ce serait vrai-
ment bien pour moi et pour moi seul ; nous tâcherions d'arrêter
cette débâcle qu'on appelle la vie, par nos bonnes causeries de
cœur, en repassant toutes ces espérances, toutes ces folies qui
amusent l'artiste, et lui font faire quelquefois de grandes choses,
malgré l'opinion de ces messieurs...
Nous faisons tous les plans possibles pour aller chercher de
l'air. Invité, depuis je ne sais combien d'années, à aller dans la
Creuse, par deux femmes charmantes d'environ cinquante à
cinquante-cinq ans que j'ai laissées tranquillement vieillir, je ne
sais si j'irai encore cette année, malgré mes engagements. Claire
devait aller à Fontainebleau... et je crois qu'elle va aller s'ins-
taller à Falaise dans un coin d'habitation que nous offre notre
cher docteur. J'ignore si, une fois là, je la laisserai pour aller
voir si la Creuse l'emporte sur le Grésivaudan ; n'en dites pas
trop de mal, puisque vous connaissez le parti que George Sa«d
en a su tirer. En attendant, je cais ret'oir ma Normandie qui en
vaut bien aussi la peine, croyez cependant que j'aimerais mieux.
LA CORRESPONDANCE 187
la grandeur et les beautés à part, le pays où je vous trouverais
tous. Vous me demandez des nouvelles de Lamartine, il va mieux,
je ne l'ai pas vu depuis une huitaine, il commençait à descendre
un peu le soir.
... Je vous écris au milieu des arrangements du départ. Il
paraît décidé que nous allons tous à Falaise chez un ami, passer
un mois, six semaines, pour aller de là à Fontainebleau...
Au président Petit.
Juillet 1860.
Cher ami, j'espère bien que vous n'aurez ni mes tourments,
ni mes inquiétudes. Vous m'avez vu, comme Cimon l'Athénien
fendre mon bois et souffler le feu, mais hélas ! j'ai bien d'autres
chats, et plus qu'il n'en fallait pour la peinture assez difficile par
elle-même, vous pouvez le croire...
Vous voulez des nouvelles politiques, en voici : Lamartine va
mieux et restera encore à Paris environ trois semaines, un mois.
— Gortschakow ' a demandé des explications à M. de Monte-
bello^ sur les menées des agents français en Pologne. Il lui a été
carrément et très résolument répondu que les prétentions de la
Russie en Orient n'auraient de satisfaction que lorsque la
Pologne serait constituée en royaume, non seulement indépen-
dant, mais fort ; et que, sur cette question, on avait l'appui actif
et décidé de l'Autriche qui voulait elle-même cette barrière.
Les aflaires de Garibaldi vont assez mal; des renforts lui arri-
vent, mais il ne faut pas qu'il compte le moins du monde sur les
Siciliens. Ils préfèrent les coups de bâton d'un roi, qui leur laisse
leurs mulets, à toutes les promesses d'une liberté qui se résout
pour eux dans la conscription et des emprunts. Les deux espè-
rent et se remuent. L'unité italienne est bien difficile, même pro-
visoirement.
Montanelli^ qui avait voté contre l'annexion et avait laissé sa
popularité dans ce vote, redevient très populaire. Anexandre
Legrand savait, dit-on, d'avance que cela serait impossible et ses
menées tendent peu à rendre la chose possible. Qu'est-ce, dit-on,
qu'un homme qui a des généraux et des ambassadeurs dans
tous les partis? M. de Goyon ', général Lamoricière% etc.
Je ne sais plus que penser de la République américaine; mais
' Gortschakow (Alexandre), diplomate russe, 1798-1883.
■^ Lannes, duc de Montebello (Napoléon-Auguste), pair de France à qua-
torze ans, en i8i5, ambassadeur, ministre, sénateur sous Napoléon III,
1801-1874.
^ Montanelli, homme politique et littérateur italien, i8i3-i862.
' Goyon (comte de), général, 1802-1870.
' Lamoricière (Louis de), général et homme politique, 1 806-1 865.
288 l'AUL HUET
si tout ce que l'on dit des désordres, de l'outrecuidance et des
vices de cet étal modèle est vrai, il n'a pas quarante années
d'existence; cette porte ouverte à toutes les misères lui a apporté
tous les vices.
(Lamartine disait hier soir : Au fait! qui donc achète de la
peinture? Je connais et j'ai connu tant de gens riches et je n'en
ai pas vu acheter.)
Paul Huet passe trois mois à Falaise dans la propriété
de son vieil ami le docteur, travaillant toujours avec le
même acharnement malgré une saison constamment plu-
vieuse. Il fait des études dans les environs : à Guibray,
de vieilles maisons; à Marie-Jolie, des ruisseaux; à
Pont-d'Ouilly, les bords de l'Orne; dessine le vieux
château, l'église, les portes de la ville; remplit de cro-
quis, d'aquarelles, de dessins à la plume, au crayon, ou
au fusain un cahier, qui, réclamé plusieurs fois avec
instances par M. Lafenestre pour le musée du Louvre,
se trouve placé dans les réserves des dessins. — Il va
à Vire voir son ami Legrain et termine sa saison en
passant une quinzaine à Beuzeval, où il jette la pre-
mière esquisse du tableau des Falaises de Hoiilgate et
fait des études qui lui servent plus tard pour ce tableau.
Le Bocage normand est aussi un souvenir de Pont-
d'Ouilly.
Au président Petit.
i3 août 1860.
Mon bon Auguste,
... Hélas! s'il ne fallait que les eaux du ciel pour guérir,
comme tout le monde se porterait bien ! c'est la France entière
que le Bon Dieu met au régime hydrothérapique, avouez qu'il
donne un peu dans les systèmes ; lui aussi se laisse influencer
par la mode ! Je parle ainsi parce qu'il en est, je pense, à Gre-
noble comme à Falaise, comme a Paris; la France est inondée,
le soleil a la pituite, il a trop pompé, le malheureux, la maladie
des pommes de terre. Je vous écris par une pluie battante qui va
cesser pendant cinq minutes pour recommencer de plus belle.
Je le crois bien que vous devez en avoir de belles cascades !
Vous parlez de ces belles eaux à en faire venir l'eau à la bouche,
comment ne m'avez-vous pas fait voir AUevard et ce torrent de
Le Vieux Château féobal (Normandie légendaire)
Panneau décoratif (Salon de 1859)
(Toile, i-9iX i-iQ)
LA CORRESPONDANCE agg
Bréda ! Vous me donnez tous les regrets du monde, surtout
quand je pense que j'aurais pu voir toutes ces magnificences
avec vous tous. Vous me dites plus prévenu que je ne le suis
pour la Normandie et contre les montagnes. C'est à vous, cher
ami, que ce discours s'adresse ; j'ai d'ailleurs une faiblesse pour
les belles eaux, c'est ce que j'aurais voulu voir dans vos pays et
c'est justement ce que je n'ai point vu. C'est aussi ce que
j'aurais voulu faire, il me semble que je sens, au contraire, assez
ces eaux impétueuses ou calmes, pour essayer de les rendre.
Vous parlez du reste de ce beau torrent de façon à donner
tous les regrets... J'ai un reconnaissant souvenir pour votre
pays, j'aurais voulu y retourner et pour moi et pour Claire qui
s'y est si bien trouvée. Ce n'est pas tout à fait par un goût
exclusif que j'ai choisi cette belle Normandie que vous ne con-
naissez pas, que j'irai dans cette belle forêt de Fontainebleau
que je souhaiterais vous faire connaître et que vous raillez si bien.
... Je voudrais vous donner des nouvelles de Paris, que vous
aimez ; je ne les sais que par ricochet. Le discours latin de
l'année, de Nisard', était l'éloge de Jérôme, il a, dit certaine
opposition dont il faut se méfier, été fort mal reçu ; plusieurs
lauréats de l'année dernière (le fils d'Haussonville ") se sont
retirés et l'élève Richard de Charlemagne a improvisé une
satire adressée à son camarade Duvergier de Ilauranne '. Cette
pièce a paru dans les journaux anglais, voilà des cancans de peu
d'importance, et le résultat : que les deux élèves Duvergier et
Richard seraient renvoyés du collège. La circulaire du ministre
contre les conspirations papistes devrait, il me semble, faire bon
effet. Mais je ne sais si vous avez pris garde à un discours d'un
monsieur P***,qui, tous les ans, donne ses conseils, ses encoura-
gements et les récompenses aux artistes, et qui vient de présider
la distribution du Conservatoire. Ce beau M. qui, h 25 ans, a été
nommé conseiller à la Cour des comptes, qui est aujourd'hui secré-
taire général au ministère d'Etat, etc., etc., et dont le principal
titre est, dit-on, d'avoir deux pères, parle admirablement du
labeur, des privations, des luttes que les artistes doivent cher-
cher et subir, pour gravir ce sentier de la gloire et de la fortune,
etc. Figaro, oîi es-tu ?
Adieu, mes chers amis, je vous embrasse,
AUL.
Au président A. Petit.
12 octobre 60.
Vous savez, mon cher ami, que si les arts donnent de grandes
» Nisard (Désiré), littérateur, 1806-1888.
^ Gabriel comte d'Haussonville, de l'Académie française, né en i843.
' Ernest Duvergier de Hauranne, homme politique, 1843-1877.
19
Î90 PAUL HUET
jouissances, des voluptés intellectuelles qu'on ne peut trouver
ailleurs, ils laissent aussi bien de laniertume. Je les crois, du
reste, très malades; dusso-je exciter votre généreuse colère, il
me faut avouer bien des découragements qui m'empêcheront de
pousser Kené dans cette voie où je serais si heureux de le con-
duire. S'il ne tourne pas vers les écoles, qui, en ce temps, excitent
le plus l'ambition, je le dirigerai peut-être vers 1 architecture
qui n'est pas aujourd'hui un art, mais est au moins un hono-
rable métier que la peinture ne peut être qu'en se désavouant...
Lorsque vous verrez René, vous trouverez un homme, le voilà
plus grand que moi, ce qui ne le lait pas bien grand, et la barbe
lui pousse au menton; et cependant, lorsqu il laudra qu'il se
décide, peut-être cette rage de bâtisse, qui nous lait penser
aujourd'hui à l'architecture, sera-t-elle passée. Ce qu'on appelle
des progrès, ce ne sont que des caprices. Les hommes me font
l'elFet de sortir d'une ornière pour rentrer dans une autre. Je
voudrais avoir une foi vive dans l'avenir; les instruments qu'em-
ploie la Providence m'empêchent-ils de voir la grandeur du
nouvel édifice, je ne sais, mais sans regret pour le passé, je doute
de l'avenir. Vous êtes sans doute plus heureux que moi, mon cher
ami, vous jouissez, je l'espère et je le souhaite, complètement
de la résurrection de votre patrie maternelle, et le fait est qu'on
ne peut rester indifférent à des événements aussi grands qu'im-
prévus. Garibaldi, qui fait bien quelques sottises, surtout lors-
qu'il nomme mon ami Dumas directeur général des musées de
Naples, n'est pas un homme de ce temps-ci. C'est bien un de ces
héros légendaires qui laissent des traces singulières et fantas-
tiques dans la mémoire des peuples Comment le passage de
votre empereur ne vous a-t-il pas été au moins assez favorable
pour vous donner un petit bout de ces rubans que les plus belles
filles de Grenoble, si j'en juge par le charmant échantillon
que je connais, ont prodigués à Leurs Majestés. J'espérais
mieux que cela et je comptais au moins que cette petite distinc-
tion vous rattacherait à autre chose de meilleur. Vous n'avez
donc pas d'espérance, mon cher ami, ou laissez-vous, vous aussi,
sommeiller toute ambition? On n'est pas ambitieux pour soi, mais
pour les siens. C'est ainsi du moins que je le comprends, pour
vous comme pour moi. Je ne sais au juste quels sont vos titres,
mais je sais que vous venez après le premier président, je con-
nais votre distinction, votre caractère et instinctivement je sens
qu'il y a de l'injustice à ne point penser à vous, nous y pensons
tant!
Je rapporte peu, bien peu de mes vacances. Nous quittons un
pays de marécages, qui, cette année, a été presque impénétrable.
Tout y était sans ombre, comme sans lumière, on aurait pu y
faire de la peinture chinoise, moins l'éclat des couleurs, et
l'étrangelé physionomique. Adieu, mon cher bon, il me reste peu
de place, juste assez pour me recommander au souvenir de ceux de
LA CORRESPONDANCE agi
vos amis qui veulent bien se rappeler de nous. Je vous embrasse
de cœur.
Au président Petit.
i6 novembre 18G0.
Amiens (unicis.
Comment, mon cher bon, nouslaissez-vous sansnouvelles ? Voici
l'hiver, c'est-à-dire la rentrée, le travail, la souffrance. Nous ne
pouvons être de ceux qui vivent sur le : Pas de nouvelles, bonnes
nouvelles ; nous en avons besoin, c'est bien assez de l'éloigne-
meut, de la distance ; les lettres ne changent pas le chiffre des
kilomètres, et cependant elles semblent le diminuer, c'est encore
une façon de se voir, puisque les cœurs parlent et s'échangent...
Puis Dieu est grand ! A propos de Dieu, que faites-
vous de son grand vicaire? Dans les changements opérés aux
Tuileries on a placé deux sphinx égyptiens h la porte pour rem-
placer les lions de Barye ; n'est-ce pas bien l'enseigne de l'éta-
blissement ? C'est à se demander si le Maître les a lait mettre là
avec intention. Il est impénétrable ! Pour l'expliquer, il faut s'en
rapporter à la fameuse brochure, et encore ! Politiquement par-
lant, lui seul est libre en France, aussi quel talent pour amuser
son public! Paris a des changements de décorations à vue, mais
la scène se passe toujours trop devant des casernes. La caserne
sera définitivement l'architecture du temps et le style Napo-
léon III. C'est le seul côté de l'art qui préoccupe ce tout-puis-
sant : laisser un style. Malheureusement, ce grand politique ne
sait pas qu'on ne peut décréter un style, même en changeant la
forme des crinolines et des tuniques militaires. Quoi qu'il fasse,
le style dans l'art va toujours s'amoindrissant, la force du pou-
voir, si incontestable, ne peut créer des Michel-Ange, et dans sa
région, on ne les aimerait guère ; les mièvreries font fortune, et
l'art a, comme la banque, besoin de faire fortune. Il veut plaire
et ne plaît pas trop. Si j'osais, je dirais qu'il se fait mépriser;
sans doute parce que je pense qu'il fait beaucoup pour cela.
Comment vous parler de moi, de ma petite besogne après cette
sévérité ? Je voudrais cependant, mon cher ami, que vous ne
jugiez pas trop cette sévérité comme 1 effet de la bouderie et
d'une mauvaise humeur d'incompris ; cela peut se dire, mais cela
n'est pas. Comme tous, je veux de temps en temps tendre la
main à la fortune. Hélas ! il y a longtemps que je reconnais qu'elle
a peur de moi, elle prend mon geste pour une offense et me rend
un soufflet que je ne lui ai pas donné. Je veux vous dire cepen-
dant que j'ai terminé mon tableau et je ne suis pas assez modeste
pour ne pas en espérer au moins une chose : l'estime de quelques
amis. Voilà la vraie gloire et la grande consolation : faire de l'art
pour soi et pour quelques-uns est encore un bonheur ; lire une belle
page, penser à ceux qui vous aiment, voilà ce qui fait passer sur
agi PAUL llt'liT
bien des choses. Je ne vois pas le monde, noire monde moderne,
en beau. Je voudrais prendre les lunettes des hommes de pro-
grès, elles ne vont pas à mes yeux. La cause de l'Italie est bien
belle, elle est juste, elle est noble, je regrette de rester froid
devant le spectacle de son émancipation. Certes, lorsqu'on l'aura
délivrée du soldat autrichien, du confesseur, du sigisbée et mi^nie
de ce miracle de saint Janvier, ce sera fort bien ; mais, voir le
palais Pitti remplacé par une caserne, le Duc de Florence par un
Haussmaan ' ou un Saint-Arnaud " quelconque, la faenza par la
faïence de la rue Saint-Denis ne sera pas très gai ; nous sommes
loin aujourd'hui de la Révolution française, qu'en a-t-on fait?
Faut-il là-dessus s'en rapporter au Moniteur'^
De M. Legrain.
Vire, 17 décembre 1860.
Je suis bien en retard avec vous, mon cher maître, et je ne veux pas
différer davantage à vous écrire. Si j'ai été un peu paresseux à votre
endroit, c'est que j'ai eu de vos nouvelles successivement par Henri,
par G. et enfin par Adrien. Notre gros ami est revenu enchanté de votre
tableau . Cela ne m'étonne guère
Si vous êtes resté dans les données de votre esquisse, votre tableau
doit être magnifique. A-t-on jamais dramatisé à ce point le paj-sage?
Mes souvenirs (il est vrai qu'ils sont bornés) ne me rappellent rien de
semblable et, si je ne me trompe, il faudrait que le public des expositions
eût l'épiderme bien endurci pour ne pas se sentir remué par votre
œuvre
J'ai fait un portrait de conseiller en cour impériale : tête vulgaire
mais énergique et largement modelée, costume superbe de forme et de
couleur, cela m'a beaucoup amusé. Puis selon votre conseil, j'ai repris
mon intérieur d'hôpital sur une toile nouvelle et je m'en trouve bien.
J'obtiens le même effet avec une pâte moins désagréable. Leharivel est
venu à Vire quelque temps après votre départ. Il m'a laissé une épreuve
photographique de la petite vierge qu il exécute en marbre.
... Dieu veuille que cette amélioration continue et que vous puissiez,
en toute liberté de cœur et de corps, mettre au jour les belles choses
que vous sentez Croyez-moi toujours à vous de cœur,
Edmond Legrain.
Du président Petit.
Grenoble, 10 février 1861.
Mon cher Paul, vos lettres deviennent rarissimes ; il y a un siècle
que je n'ai reçu de vos nouvelles; ne comptons donc pas entre nous et
n'écrivons pas pour répondre
' Haussraann, préfet de la Seine, 1809-1891.
- Saint-Arnaud (Armand Leroy de), maréchal de France, exécuteur du
Coup d Etat du 1 décembre, i8oi-i854.
LA CORRESPONDANCE agS
Pour moi, mon cher ami, j'ai dû aller dans le monde officiel, mais
j'ai rempli ce devoir de position dans les limites les plus étroites, les
plus strictes
Je m'éclipsais bien vite et rentrais au logis de plus en plus étonné du
vide de ces réunions et des lieux communs de paroles qui s'y débitent.
A part trois ou quatre maisons, où l'affabilité, la grâce des maîtres de
la maison répandent du charme sur toute la soirée, que dire de la plu-
part de ces fêtes?. ..et quel fruit peut-on retirer pour l'esprit et le cœur
de ce pêle-mêle de gens indiflérents les uns aux autres et qui portent
sur la figure et sur leurs sentiments un masque perpétuel ? La tristesse et
le désenchantement sont au bout de ces réunions bruyantes. Heureuse-
ment quelques bonnes et franches visites d'amis, comme Michal-Ladi-
chère' et Charransol, viennent rétablirl'équilibre et remonter le moral.
Vous nous manquez toujours, cher Paul, dans ces rares et intimes cause-
ries; nous aurions tant à dire de vous, des vôtres, de vos travaux, de vos
contentements d'artiste ou de certains désespoirs pour lesquels j'aurais
une gronderie toute prête, pourquoi sommes-nous si éloignés ! Je ne
sais plus ce que vous faites, je ne vois plus de vos œuvres, je n'ai
même pas l'espoir de vous voir de sitôt à votre atelier, tranquille à
votre chevalet, tirant de votre palette et répandant sur la toile des
rayons d'or, des gerbes de lumière et tous les trésors d une imagination
toujours jeune, et puisant dans sa tristesse même un charme plein de
poésie et de sympathie. Je ne vous verrai point au Salon de cette
année. Il faut y renoncer ; il faut se priver, cette fois encore, des jouis-
sances de la quinzaine de Pâques si vite écoulée à Paris et des moments
passés près de vous, à votre foyer hospitalier! Ici rien ! ni musique, ni
peinture, ni les illusions du théâtre. Je ne vois rien, n'entends rien : la
vie végétative et rien de plus! Ah! mon cher peintre, que vous seriez
aimable et mille fois remercié in petto si vous vouliez m'envoyer une
esquisse, une pochade, une pensée jetée sur toile large comme la
main, mais pour moi, grande, profonde par le sentiment qui s'y trou-
verait et que je saurais bien y lire, soyez-en sûr! Surtout, n'allez pas
dire : a quoi bon, cela ne vaut rien, ce n'est pas la peine!... Songez que
je ne demande qu'une chose, entrer en communication de votre pensée,
et admirer ensemble la nature dans le petit coin ombragé, mysté-
rieux, mélancolique où vous me feriez pénétrer avec vous. Allons,
vous me devez bien ce dédommagement pour les plaisirs que je ne
pourrai goûter près de vous. Deux ou trois coups de votre pinceau
savent dire tant de choses!
Que dites-vous de la Mer de notre cher historien Michelet ? II y a
toujours de l'imagination et de l'image, mais c'est bien au-dessous de
ï Insecte et surtoutde/'0(sea«. Et puis franchement il voit l'amour partout
et toujours: le rapprochement des sexes se présente un peu trop sous
sa plume, ses tableaux ne sont pas toujours chastes. On dirait d'un
vieillard qui ne peut prendre son parti de n'être plus jeune et qui
recherche des gravures un peu libres. Comment ne sent-il pas que sa
dignité comme homme et comme écrivain ne peut que perdre au retour
de ces idées et de ces images? C'est fâcheux.
Adieu, mon cher ami, nous allons assister bientôt à la discussion de
^ Michal-Ladichère (François-Alexandre), magistrat, homme politique, .
avocat à Grenoble, né en 1807. Membre de l'Assemblée nationale en 1871.
■294 l'ALL HUET
l'adresse, cette dernière brèche faite au pouvoir temporel du pape.
IVous aurons sans doute le coup de boutoir de Dupin' au Sénat et l'in-
sidieuse adresse de Billault- à la Chambre. 11 sera curieux de voir le
premier essai de discussion aux Chambres, depuis l'établissement de
l'Rmpire, tourner contre la papauté; la brochure de Laguéronnière''
fait assez prévoirie résultat, par <'ela même qu'elle ne conclut pas.
Adieu, nous vous embrassons tous de cœur ici vieux et sincères amis,
A. Petit.
Mes respectueux compliments et mes vœux de santé et de bonheur à
Lamartine quand vous le verrez.
Au président Petit.
Paris, 24 février 1861.
Cher bon, vous m'avez prévenu deux fois : je suis bien en
retard, et je voulais vous écrire; vous me demandez quelque
pochade, depuis longtemps je projetais pour vous un petit
plat de mon métier. Je ne sais comment vont les choses. Je tra-
vaille beaucoup, énormément ! et ma tête travaille plus que mes
mains, que ma volonté. Rien ne se fait, rien ne réussit, rien
n'aboutit; les lettres sont les premières en souffrance ; vous
devez savoir que lorsque je ne vous écris pas, c'est une privation
que je m'impose ; je voudrais vous voir tous, et c'est une façon
de tromper doucement cette espérance que de causer avec vous
la plume à la main.
... Nous serions si heureux de vous serrer la main au pas-
sage, de vous garder dans noire coin quelques instants, dans le
demi-jour de notre intimité et l'égoïsme de notre affection
Nos lettres, mon cher Auguste, ne peuvent être bien
gaies, ni bien sereines ; depuis que l'un et l'autre nous échan-
geons nos pensées, l'histoire des santés occupe, hélas ! une place
un peu trop grande dans la correspondance ; tout s'en ressent,
et je crains, pour ma part, de vous communiquer un peu de
notre noir quand vous espérez de nous un moment de soulage-
ment à vos propres tristesses, lorsque je voudrais vous égayer
des petites histoires qu'on attend toujours d'un Parisien, d'un
artiste, le Parisien n'est pas toujours gai, ni l'artiste : toujours fou ;
malheureusement, c'est presque le contraire qu'il faudrait dire.
Les Lantara' et les A. Dumas eux-mêmes ont peut-être bien
aussi, leurs revers, etc. Ce n'est certes pas là le tvpe par excel-
' Dupin aîné, jurisconsulte, homme politique et magistrat, 1783-1865.
^ Billault (Auguste), ministre d'Etat, iSoS-iSG'S.
' Dubreuil-Hélion, vicomte de Laguéronnière, publiciste et homme poli-
tique, 1816-1876, rédacteur en chef de La Presse, conseiller d'Etat, sénateur.
' Lantara, peintre paysagiste, 1729-1778.
LA CORRESPONDANCE 295
lence, malgré les bons instants que ces rieurs, que ces parfaits
diseurs de rien nous font passer ! L'artiste est plus souvent une
de ces sensitives maussades qui ne trouvant pas leur place en
ce monde, gênent les autres ; voilà pourquoi je crains souvent,
moi-même, de vous apporter le reflet de mes élucubrations et
de mes mécomptes...
... Puisque nous voici dans les Beanx-Arts, il faut aussi vous
parler un peu de cet atelier que vous voulez bien aimer et que
je voudrais voir réchauffé par votre regard ami. — Trois tableaux
sont sur chevalet et prêts pour l'exposition, il ne reste guère
qu'à couper les câbles pour les lancer dans cette mer inconnue,
agitée, sans fond, pleine d'ennemis et de corsaires. Faites des
prières aux pieds de la Madone, cela leur servira à peu près comme
au pape, le pauvre homme ! C'est bien la peine, dites-moi, d'ins-
tituer un nouveau culte, un nouveau dogme ! C'est vraiment en
politique, en religion surtout que les amis d'hier sont les ennemis
d'aujourd'hui.
A M. Lefirain.
Mon cher ami... Qu'il soit bien entendu que si je vous ai fait
quelques objections à propos de votre aimable proposition de me
prendre pour maître, ce n'est nullement parce que j'y vois le
moindre inconvénient personnel autre que de blesser gratuite-
ment deux hommes qui doivent avoir légitimement cette préten-
tion. De mon côté, je n'ai nullement renoncé à l'enseignement
de l'art, ni la prétention d'avoir des qualités personnelles qui ne
puissent se transmettre. Je vous dirai même à ce sujet et ceci
n'a pas rapport à vous, que pour certains artistes, et entre autres
Desjobert (pour ne pas le nommer), j'ai été très blessé qu'après
leur avoir rendu de vrais et utiles services, ils aient été prendre
d'autres patronages que le mien. Desjobert a travaillé dans mon
atelier, avec moi dans mes voyages, je lui ai ouvert mes cartons,
et pour avoir la voix de Français il a pris, lors de l'Exposition
universelle, le titre d'élève de Français ajouté au nom d'Aligny
dans l'atelier duquel il avait étudié et duquel il tient encore.
11 n'en est pas ainsi pour vous, je ne vous ai été utile en rien
et je vous le répète : ce que vous savez, c'est à vous que vous
le devez, très peu à vos deux maîtres et rien à moi, qui, en
toute occasion, vous serai agréable autant qu'il me sera possible.
Attendant des amis, j'ai fait transporter votre tableau à
l'atelier, je l'avais déjà montré à quelques personnes. Je m'em-
presse de vous dire qu'on le trouve unanimement bien et que
Préault disait à l'instant : que les faiseurs, Beaume ', par
exemple ne faisaient pas mieux. Espérons donc que tout ira
bien...
' Beaume [Joseph), peiutie, i^qô-iSSd.
agô l'ALI- lit' ET
Tâchez de lire ce chiiTon que je n'ai point le temps d'écrire.
Tout à vous de cœur,
PaII, IIlKT.
Au président Petit.
ï'i av[-il 1861.
Mon bon Auguste. Vous voilà donc avec un nouveau M. le
Premier ; malgré vos tristes prévisions, nous avions voulu con-
server jusqu'au jour du Moniteii>\ l'espoir de vous voir à un
poste dont vous êtes, nous le croyons, digne; vous vous méfiez
trop, je crois de votre origine. Est-elle une mauvaise note, ou
une recommandation ? C'est, par le temps qui court, ce qu il
serait dillicile de savoir. L'obstacle pour vous n'est point, je
le crois, et je le crains, dans vos antécédents, dans vos opinions;
allons au viC, il est dans votre caractère. Le gouvernement est,
mon ami, plus que vous dominé par son origine : il a, je le crois,
comme de plus mauvais gouvernements, le sentiment de ses intérêts;
il comprend le besoin de se relever dans l'opinion, de s'entourer
de gens honorables et d'une capacité reconnue, d'apaiser les
partis. Il y a mieux; il semble aujourd'hui deviner où est sa vraie
force, ou du moins comprendre où sont ses plus grands ennemis,
ceux qui ne lui pardonneront jamais d'appartenir, quoi qu'il fasse,
à la Révolution. Mais son origine l'enchaine à un personnel qui
le tient à l'étroit et éloigne les hommes d'un caractère éprouvé.
Vous n'avez près de ce personnel ni gages, ni amitiés, ni inté-
rêts surtout. Jamais la faveur n'a été plus vénale, n'a plus dépendu
du népotisme, des intérêts de coteries, de l'influence féminine.
Les exemples abondent, et l'art de parvenir pourrait s'enrichir
des plus curieuses histoires. J'en pourrais citer, et des meil-
leures, si l'art de conter de nos spirituels aïeux m'était donné !
Ce n'est ni le moment, ni l'occasion, je ne crains pas de faire
rougir la magistrature, mais nos lettres vont à la iamille, au.x
jeunes et charmantes cousines, qui n'ont pas plus les oreilles
de M'"" de Sévigné que je n'ai la plume de Rabutin. Ces his-
toires qui faisaient rire nos pères sont le châtiment des petits-
fils; elles donnent l'humiliation et non la grosse joie.
Quelques mots de l'estime que vous portait l'ex-Premier qui
vous quitte, m'avaient fait espérer mieux et je veux croire qu'à
travers cette sale poussière qui vous barre aujourd'hui le passage
vous serez un beau jour, mon cher ami, reconnu pour ce que
vous valez et appelé à votre place.
... Pour clore ce bulletin un peu long, je vous dirai, mon
cher ami, que Claire, à la suite de toutes ces épreuves, n'est pas
bien vaillante et que j'ai eu un étourdissement assez grave pour
penser que c'était un avertissement du ciel. Je ne me suis cepen-
dant pas encore confessé malgré les poursuites de ma nièce, la
LA CORRESPONDANCE 197
bonne Caroline, qui veille au salut de toute la famille ; en atten-
dant, nous dînons demain avec l'auteur du Prêtre, de la Femme
et de la Famille ', nous voudrions bien vous voir avec nous. La
verve de ce cher et vieux philosophe est aussi vive qu'intaris-
sable ; et ma foi, parbleu! Il faut pardonner un peu à tant de
jeunesse !
Je n'ose vous dénoncer la brochure' ; vous connaissez ces deux
feuilles qui (ont, depuis quelques jours, tant de bruit. Tout le
monde ici l'a lue, la lit, la lait lire ; c'est l'histoire du moment.
Elle est terrible, il faut l'avouer. Ce qu'on y voit de plus clair,
c'est ([u'elle décidera le gouvernement dans ses entreprises ita-
liennes. Puisse cette espérance se réaliser. Car je vous avoue que
cette grande œuvre me touche, dans ce temps de petites choses.
La religion remise à sa place, renvoyée au fond des consciences,
désarmée pour le mal et l'intrigue, fortifiée pour le bien, mora-
lisée en un mot, voilà un fait qu'il serait beau de voir, si cela est
possible ! Ce qui n'est pas moins beau et ce qui paraît plus facile,
n'est-ce pas la reconstruction de ce grand peuple italien auquel
nous tenons par tant de côtés ? Vous qui êtes à moitié italien, vous
devez, il me semble, vous préoccuper plus que personne de ces
questions.
Mes tableau.\ sont envoyés, pendus, dit-on, et dit-on aussi, bien
placés, les premiers bruits leur sont favorables, espérons donc !
Pas ti op cependant, car j'ai, pour ma part aussi, eu tant de décep-
tions que je ne veux pas trop escompter ces rumeurs favorables.
Je ne vous parle pas de votre commande, mon cher ami, j'ai
jusqu h présent eu trop à faire pour penser h l'esquisse que je
désire vous offrir; j'ai travaillé énormément dans ces derniers
jours, et depuis, j'ai un petit arriéré d'affaires qui m'a, jusqu'ici,
empêché de m'occuper de plusieurs choses semblables à la vôtre,
que je rêve d'accomplir...
Je voudrais vous donner une idée du tableau dont Claire vous
a parlé, pièce importante de mon afl'aire ; il est bien difficile de
décrire un paysage.
[/ci un croquis du Gouffre).
Comprendrez-vous mieux cet informe croquis? Je le souhaite.
Vous y voyez : un gouffre, l'abîme si vous voulez, c'est sans
doute le nom que je donnerai au tableau. Les figures doivent
laire comprendre qu'un accident, un malheur est arrivé. Le pu-
blic, j'entends même le public artiste, n'aime plus guère ces
grandes compositions, comment acceptera-t-il celle-ci? Dieu le
sait ! Dio la sa! et cependant le sujet n'est peut-être pas encore
le plus sombre de mes deux tableaux principaux ; j'ai repris les
' Jules Michelet.
-Lettre sur l'Histoire de France, par le Diic d Aumalo.
•igS l'AUL UUET
arbres battus par la mer, un temps de chien et des chiens d'ar-
bres; vous comprendrez encore moins celui-ci, mais vous devi-
nerez qu'il est peu fait pour les dames h ombrelles, et que cette
pluie (|ui lomlje si dru pourrait bien me retomber sur le dos.
Je vous éciis a la hâte, mon cher ami, vous le devinez à tout
cet affreux décousu. Je suis, vous le voyez, dans une espèce
de fièvre, de précipitation, fort inquiet comme d'habitude et
comme un homme payé pour cela; je voudrais vous parler de
tous les vôtres mieux et plus longuement, un peu des miens et
de Michelet et de sa Mer et de votre Italie et du discours Napo-
léon ; c'est bien des choses pour si peu de temps, d'espace et
tant d'intérêts. Vraiment, il est bon de vivre pour les curieux et
Lamartine ne pourrait plus dire : la France s'ennuie. Vous, mon
cher ami, qui n'avez pas d'exposition, parlez-moi de tout cela
entre deux audiences comme vous savez en parler et contentez-
vous de toutes les tendresses que je vous envoie pour vous et les
vôtres. Je suis d'ailleurs obligé de m'arrèter comme vous voyez.
(Ces derniers mots débordent sur un croquis de la J/a/'ée <f'ey«^-
!io.re).
Au mois de mai, il perd en quinze jours son frère et
sa nièce, les derniers représentants de cette nombreuse
famille ; ses lettres sont l'écho de sa douleur. Il va cher-
cher à Sèvres, sur les hauteurs de Bellevue, le calme
et le repos, pour rétablir sa santé ébranlée par les cha-
grins.
De sa fenêtre, il avait une vue superbe sur les coteaux
du parc de Saint-Cloud ; il en fait plusieurs études.
Au président Petit.
Paris, 24 mai 61.
Mon bon Auguste, j'étais sur que nous vous aurions près de
nous aux mauvaises heures. Merci de cette main qui vient serrer
la mienne. Oui, mon ami, j'ai un profond chagrin, les avertisse-
ments ont beau se faire entendre, c'est dans ce triste moment
qu'on sent l'intensité de la douleur et le vide d'un ami perdu.
Mon frère était un véritable ami, ou plutôt, comme vous dites,
un véritable père par son dévouement et son orgueilleuse ten-
dresse pour tout ce qui m'appartenait ou venait de moi. Mes
enfants l'aimaient passionnément, et cette affection, on n'avait pas
eu à la leur apprendre : il était bon pour eux. Votre lettre nous a
lait tout le bien qu'elle pouvait nous faire dans un pareil
moment. Merci de vos bonnes sollicitudes, merci...
I-A CORRESPONDANCE 299
La résignation, si on ne la puisait dans les affections qui nous
entourent, dans les devoirs qui nous réclament encore, on la
trouverait, je crois, dans le mal lui-même, dans le (ait qui nous
frappe avec une si brutale vérité en menaçant ce qui nous reste.
Au président Petit.
Paris, 6 juin 61 .
Mes bons amis, nous avons bien besoin de vos témoignages
d'affection ! Rien ne saurait vous peindre notre accablement et
notre douleur. Claire et moi sommes changés, maigris et affai-
blis plus que par six mois de maladie. Du courage il nous
semble que nous en avons, nos forces seules nous trahissent, et
nous disent ce qui nous manque d'énergie pour la résistance.
Nous ne pensons plus, nous ne mangeons plus, et cependant
voici déjà huit jours que ce dernier et fatal événement nous a
frappés, au moment, il est vrai, où nous étions déjà si cruellement
éprouvés. Tout a été cruel, la maladie, les circonstances, la fin!
Cette pauvre maison est à jamais fermée pour nous, et me voilà
faible et vieux, le dernier et le seul de cette famille qui m'a élevé
et que j'ai élevée. Si vous n'étiez si loin, nous aurions été nous-
mêmes, mon cher Auguste, chercher un abri sous votre amitié
et un peu de vie à l'air vif de vos montagnes. J'ai bien compris,
cher bon Auguste, votre élan vers nous, et sans vos devoirs, je
n'aurais pas été surpris de vous voir arriver près de nous. Vous
êtes un de ces grands cœurs qui attirent et attachent, vers les-
quels on se penche dans les moments de faiblesse et que la main
cherche dans les nuits douloureuses et obscures de la douleur.
Je pense avec peine au contre-coup dont votre tendre Marie a
pu être frappée et ne m'étonne pas qu'elle ait deviné, sous
l'enveloppe un peu trop froide de notre Caroline, une âme sym-
pathique à la sienne. Certes, si le Ciel ouvre ses félicités promises
aux vertus de l'abnégation, de la piété la plus pure et de la plus
chrétienne charité, la pauvre enfant est heureuse aujourd hui,
en communication continuelle avec l'Infini ! Comme vous, mon
cher ami, je crois que personne n'est mieux préparé à ces
grandes clartés du Ciel que ces âmes délicates et aimantes,
éprises de la perfection ; mais nous qui restons au milieu de nos
faiblesses et de nos doutes, nous sentons plus vivement les dou-
leurs de la séparation et les dilTlcultés de la lutte. Ces amis qui
nous quittent semblent nous attirer et nous avertir de sépara-
tions plus douloureuses encore. Vos lettres, mes chers amis,
sentent tout cela, le disent mieux que moi, avec une plus déli-
cate réserve, car les faits se présentent à nous avec une telle
brutalité qu'il n'y a plus de ménagements possibles de notre
côté ; la réalité nous frappe et nous écrase.
3oo PAUL nu ET
A M. l.e'rrain.
7 juin Ci.
Mon cher ami, je n'ai pas répondu à votre lettre; le billet
noir, qui a dû vous parler déjà de l'étendue de nos malheurs,
doit vous le faire comprendre. C'est ii peine encore aujourd'hui
si je peux tenir une plume ; nous sommes dans un anéantisse-
ment douloureux qui ne nous permet ni de penser ni d'agir.
Ma nièce a suivi mon frère de quelques jours ; elle était la sœur
de la jeune femme que j'ai perdue, la dernière dune famille
à laquelle je tenais par tous les liens les plus tendres de la parenté
la plus proche, de l'alliance et de l'afï'ection. Mon frère, ma
sœur m'avaient un peu élevé, j'avais élevé ces enfants tous dis-
parus comme un frère aîné peut le faire, c'est trop, n'est-ce pas!
et vous, si bon, vous devez comprendre l'état où nous sommes.
Une maladie de six mois ne laisserait pas plus de ravages après
elle ; il nous faut en appeler h toute notre énergie morale pour
ne pas céder à cette all'reuse mort, qui semble nous inviter à
suivre ceux qu'elle entraîne devant nous, nous sommes épuisés
de douleur, d'émotions et de fatigue.
Vous ne vous attendez pas que je vous parle du Salon, à peine
y ai-je mis les pieds, mon frère tombait malade le jour de l'ou-
verture !
Vous êtes bien placé, votre tableau fait fort bien, aussi bien
que tableau puisse faire dans ces salles affreusement éclairées.
Vous m'avez, je crois, parlé critique dans votre lettre, je n'ai pas
lu deux feuilletons; le premier que j'ai lu m'aurait ôté l'envie
sans doute d'en lire un second, si j'avais été en état de le faire.
Il y a eu ici cependant un cours où un M. Deschanel' a com-
mencé la critique du Salon ; on en dit le plus grand bien ; ce
cours aussi a été de suite fermé par mesure de police, j'aime à
croire que c'est à cause des grandes chaleurs.
Viendrez-vous à Paris? Nous aurions bien du bonheur à vous
voir. Si vous ne craigniez les sombres tristesses, il y aurait
quelque charité de votre part à venir nous tendre la main ; dépê-
chez-vous, dans ce cas, nous avons hâte de fuir ce foyer de
malheur. Il est cependant probable que nous ne nous éloigne-
rons pas, et que c'est dans les environs que nous irons chercher
un peu d'air et beaucoup de calme, si nous pouvons trouver ces
deux biens pour remettre nos esprits et apporter un peu de dis-
traction à nos cœurs ; je ne puis diie d'oubli, h mon âge on
n'oublie pas...
Adieu, et soyez heureux, vous le méritez, mais ce n'est pas
toujours une raison.
Votre ad'ectionné
Paul Muet.
' Emile Doschanel, littérateur, critique et homme politique, 1819-1904.
LA CORRESPONDANCE
A M. Lesrain.
1 8 juillet 6i.
Mon clier artiste et plus cher ami...
J'ai quelques bois à faire pour Hachette. J'ai fait quelques
essais de gravure pour un procédé qui permettrait de substituer
la gravure à l'eau-forte ;i la gravure sur bois. L'inventeur a
trouvé le moyen, par la galvanoplastie, de mouler la gravure
en saillie et d'établir des clichés qui peuvent s'imprimer, comme
la gravure sur bois, par le procédé et avec l'ensemble typogra-
phique. Cela, comme vous pouvez le supposer, ne manque pas
d'intérêt, la difficulté sera encore cette fois dans le goût et les
habitudes du public. J'aurais voulu m'occuper des expositions de
province, d'une exposition à Saint-Pétersbourg à laquelle je suis
convié, le temps passe et je suis pour tout en retard. Vous me
demandez des nouvelles de lexposition, je puis vous dire, avec
quelque plaisir obscurci de mécomptes, que le ministère a acheté
ma Grande Marée. Pour des croix d'olficier, il faudrait être pro-
bablement plus de ce monde que je n'en suis. Mes amis, et vous
êtes du nombre, j'espère, me font plaisir en pensant à moi, mais
le pouvoir n'y pensera pas beaucoup, je crois ; il y a dix ou
quinze ans que les hommes de mon époque, qui ont apporté
quelque peu du leur à notre triste métier, ont eu cette distinc-
tion : Isabey, Roqueplan, Cabat, etc.
Je crois pouvoir dire que j'ai fait dans ma partie plus que
cela comme iniliali\>e ; l'Exposition universelle était une belle
occasion pour nie faire ce plaisir, mais j'ai, je pense, montré
trop de maladresse en ne sollicitant pas une faveur et en atten-
dant une distinction légitime ; mon tour est passé et mon seul
regret est de ne pas laisser quelque œuvre meilleure. Ces sortes
de distinctions comptent peu dans les œuvres d'un artiste. Gudin
est chamarré et n'en est pas plus grand peintre. Je vous
remercie toujours, cher ami, de votre bonne pensée. Vous-même
auriez pu prétendre à une mention.
Au président Petit.
Sèvres, i^' août, maison Gauthier, 1861.
... Nous avons loué une petite bicoque à Bellevue, charmant
pays et bien nommé ; nous avons, de nos fenêtres, une vue presque
italienne. Ne riez pas, je connais vos préjugés à propos des
environs de Paris. Ils sont charmants, gracieux, délicats comme
les natures parisiennes et quelquefois grandioses. Que je vou-
drais pouvoir vous les montrer! Mais je crois encore plus facile
d'aller vous voir, à Allevard. Les eaux sont-elles définitivement
3oj l'AL'L HUET
aussi belles que vous me le disiez ? Vous les avez revues, et vous
devez mieux savoir h quoi vous en tenir ; vous ne désirez pas
plus que moi les voir ensemble. Comment, mon cher ami, avez-
vous eu un congé si court ?
Vous me demandez des nouvelles du Salon ; j'y ai eu du
succès, mais toujours ce succès d'estime fort peu fait pour satis-
faire complètement. J'y ai vendu cependant une toile assez
importante'. Je voudrais que ce tableau pût aller ii Grenoble, à
votre musée, il vous ferait penser quelquefois à moi.
J'aurais bien voulu vous avoir hier, et j'ai songé à vous en
voyant de la peinture et de la vraie peinture! Delacroix a
ouvert à ses amis sa nouvelle chapelle de Saint-SulpiL'e, la cha-
pelle des Saints-Anges : Un plafond, deux tableaux ; Héliodore
chassé du temple, sujet si magnifiquement traité par Raphaël, est
non moins bien traité par notre cher maître moderne ; peinture
d'un grand style, d'une couleur magnifique et d une originalité
singulière, tout y est. Je vous en reparlerai, mais je veux tou-
jours vous envoyer ce mot de tendresse pour vous et tous les
vôtres.
Paul.
A M. Legrain.
•29 août 1861, Sèvres, rue des Binelles, maison Gauthier.
Mon cher Legrain, une palette h faire, un voyage à Paris,
du monde qui m'arrive, une correspondance d'affaires qui me met
en retard avec tous mes amis, voilà bien des motifs à vous
présenter pour m'excuser de ne vous avoir pas encore remercié
de la belle photographie de M""" Emile''. Ce charmant souvenir
d'une femme qu'on ne peut oublier, que nous aimions avant de
nous intéresser à sa santé, nous a fait, je n'ai pas besoin de
vous le dire, le plus grand plaisir.
Moins fin sans doute que l'original, votre portrait est ressem-
blant, surtout par l'expression délicate et profonde du modèle.
Vous deviez partir pour Beuzeval et rejoindre, dans ce petit
foyer de l'amitié, cette chère jeune femme qui est allée demander
autant je pense à l'allection des siens qu'à l'air de la mer, un
remède à ses maux. Son courage, son énergie morale, devraient
avant tout la guérir ; elle me semble admirable de volonté rési-
gnée. Elle est du nombre, du reste, de ces esprits élevés qui,
plus près que les autres de l'Infini par l'enthousiasme, la pureté
de l'âme et la finesse des sens, ne craignent pas la mort. L'art la
soulève entre ciel et terre, car c'est vraiment une belle âme
d'artiste, vivant dans des régions meilleures que les nôtres...
' l.a marée d'é(juinoxe (Musée du Louvre).
2 M™^ Emile Lenormand, mère de René Lcuoruiand, le compositeur.
LA CORRESPONDANCE 3o3
... J'ai vu dernièrement de belle et bonne peinture. Delacroix
a terminé sa chapelle de Saint-Sulpice. Vous avez pu apprendre
cet événement par les journaux entre un procès en cour d'assises
et les nouvelles de Saint-Cloud. J'avoue que, pour moi, la décou-
verte d'un bel ouvrage d'art m'intéressse autant que ces grands
intérêts, voire même que de plus grands événements. Je voudrais
vous parler de ces ouvrages d'un grand artiste, mais tout ce que
je pourrais vous en dire ne saurait sans doute vous en donner
une idée. Les critiques, par leurs belles descriptions, peuvent
donner ou ôter le désir de voir une œuvre d'art, mais je crois que,
si on ne la connaît pas, ils peuvent en donner une bien fausse
idée. Ce n'était pas peu de chose, il faut le dire cependant, de
peindre le châtiment d'Héliodore, après Raphaël, et des trois
peintures de Delacroix, c'est certainement la plus remarquable.
Il est entré en lutte avec le maître italien, armé de ses seules
qualités. L'Académie, ni l'âge, il faut le dire, n'ont enlevé à ce
fameux vénitien des rives de la Seine, rien de sa verve, ni de son
originalité primesautière. Ce tableau, le meilleur incontestable-
ment des trois, et que j'aime à croire un chef-d'œuvre dans son
genre, m'a reporté par l'émotion aux jeunes sensations du mas-
sacre de Scio — iSzy ! !
Au président Petit.
S septembre 18G1.
Vous êtes en vacances, mon cher ami, et j'espère que vous
en profitez autant qu'il vous est permis de le (aire. J'aurais
voulu, croyez-moi, aller vous voir cette année et vos montagnes
aussi, bien que vous m'ayez posé comme un ennemi de vos pics
terribles et pittoresques. Je n'ai pu me remettre au travail, ceci
est mon plus grand désespoir et je voudrais pouvoir demander à
n'importe quelle contrée un peu de mon entrain habituel.
Avez-vous lu le numéro de Lamartine sur Rousseau? numéro
qui fait grand bruit ici. Que dites-vous de cette sortie, non sur
la politique du Contrat social, ni sur les sentiments d'amour
paternel du philosophe de Genève, mais de la sortie du poète sur
le droit d'aînesse', et l'on peut dire de la violence si peu dans les
habitudes du noble critique? Je prends doncles choses de ce monde
encore à cœur, puisque je n'ai pu lire, sans chagrin, cet exposé
de doctrines d'un ancien président de République, qui témoigne
du rôle qu'il aurait pu jouer sous Charles X. Ce malheureux
homme de génie, Coriolan à l'intérieur, méfait l'effet de ces lions
qui rugissent dans la cage étroite où ils sont enfermés et
broient de rage le premier objet qui tombe sous leurs puissantes
griffes.
' Cours familier de liltorature, 66" entretien, § 22 et suivants, t. XI,
p. 469.
3o4 PAUL HUET
Pour petite pièce, nous avons eu le discours de Courbet, le
réaliste, au congres d'Anvers. Ce discours m'a consolé de n'être
pas allé prendre une part de la noble hospitalité des Anversois,
hospitalité grandiose à ce que l'on dit. C'était une belle occasion
de voir les magnifiques peintures de l'école (laniande, et vrai-
ment Courbet aurait mieux fait d'étudier un peu les Snyders et
les superbes Rubons qu'il avait le bonheur d'avoir à côté de lui.
Mais je vous parle de cette pasquinade comme si vous aviez
remarqué cette histoire dans les journaux ; probablement vous
avez passé cela avec tous les faits divers. Vous ne pouvez, comme
moi, rougir de ce paillasse, qui ne perd aucune occasion de
faire sa réclame. Il a pourtant du talent.
Nous sommes très inquiets des pauvres Carnot. L'aîné des fils '
est revenu ou plutôt a été rapporté de Marseille oii il était allé en
mission, comme élève ingénieur des ponts et chaussées, dans un
état misérable. Vous vous rappelez sans doute que ce jeune
homme distingué a eu une fièvre typhoïde à l'école.
...Pour vous, ne nous oubliez pas et à bientôt, en lettre, hélas !
Paul.
.-1 M""' Auguste Petit.
Décembre 1861.
Voilà René, mon élève ! décidé ii faire de l'art et prenant à
cœur et ;i grand entrain, pour lui du moins, cette grande entre-
prise. On se flatte toujours dans ses petits. Je veux croire qu'il a
dans son organisation nerveuse un côté artiste : l'observation,
le coup d'œil, un certain esprit critique et l'amour des choses
grandes et nobles. Je crains que ce soit un faible bagage pour se
présenter dans la société moderne, mais il faut en prendre son
parti et rester fier devant tous ces hommes d'argent, plus ou
moins réussis, qui tiennent le pavé aujourd hui.
L'art donne de grands tourments, mais aussi de belles et grandes
jouissances, de nobles consolations. Claire parle sans doute
longuement des concerts populaires où l'on vient de livrer la
grande musique aux oreilles de la multitude. C'est magnifique,
nous avons joui avec un bonheur qui eût été complet si Auguste
et vous tous eussiez été là avec nous.
Adieu,
Paul.
Du président Petit.
3i décembre 1861.
Mon r.her Paul, voici un petit mot à la hâte pour vous dire tous les
vœux que nous formons pour votre bonheur à tous et vous assurer de
' Sadi Caruot.
LA CORKESPONDANCE 3o5
notre vive tendresse. Vous avez passé une année bien douloureuse
et vous savez la part que nous avons prise à vos chagrins. C'est une
poignante chose, lorsqu'on avance dans la vie, de voir le vide s'élargir
autour de soi, mais ce doit être une consolation pour vous de savoir
combien ceux que vous avez pleures sont regrettés, et d'avoir la certitude
qu'ils jouissent dans une autre vie de la récompense due aux cœurs
aimants et dévoués.
Vous avez une tâche bien douce maintenant et qui est au niveau de
votre caractère et de votre talent : celui de relever le courage de
ceux qui vous entourent, et de diriger dans la bonne voie un fils bien
né et qui ne pourra certainement que suivre vos leçons et envisager
l'art du point de vue élevé où vous l'avez étudié avec passion pendant
une vie agitée. Vous avez eu, comme tous les grands artistes, vos
moments de découragement et d'ennuis, et des mécomptes inséparables
des caprices du jour et de la mode; mais vous laisserez un nom; tout
en cherchant des voies nouvelles, vous êtes resté fidèle à la tradition et
vous formerez un des anneaux de cette chaîne glorieuse des représen-
tants du beau. L'art a son unité, comme la littérature, comme la juris-
prudence ; nous sommes tous, à des titres divers, des ouvriers dans
ce grand travail humain ; nous apportons humblement, modestement,
notre pierre à l'édifice toujours en construction, toujours inachevé;
heureux ceux qui, comme vous, verront leurs noms sauvés de l'oubli
et leur part de labeur appréciée de leur vivant!
Dites à ma bonne cousine de prendre courage et d'envisager la vie
et ses devoirs de mère et d'épouse avec la force qui convient à son
esprit et à son bon cœur; je suis persuadé que sa santé s'en trouvera
bien. S'il ne s'agit que des vœux bien sincères pour relever la santé,
elle peut compter snr un prorapt et complet rétablissement.
... . Il faut, malgré votre défense, que je vous parle encore de
votre beau tableau. On vient le voir et l'admirer. MM. Rahoult ' et
Ravanat sont venus plusieurs fois l'étudier, et leurs éloges répondaient
bien au plaisir que je ressentais en contemplant ce beau site et cette
vigoureuse nature. Merci encore une fois de ce charmant panneau !...
Pour vous, mon cher ami, et les vôtres, vous êtes sûr de ma vieille
et constante amitié. Tout à vous,
A. Petit.
Au président Petit.
2 janvier 6î.
A nous deux, mon cher Auguste, que j'aie donc un bon
moment au milieu de tous ces ennuis, de toutes ces courses,
de toutes ces visites, de toutes ces débâcles de jour de l'an ; que
je vous embrasse vous et les vôtres avec tendresse et bonheur.
Vos lettres indulgentes et bonnes nous ont fait bien plaisir à
tous. Le cœur y est éloquent comme la plume.
Je n'ai pas besoin de vous dire, mon cher ami, combien le tra-
vail souffre lui-même au milieu de tant d'autres souffrances : les
' Rahoult (Diodore) , peintre, né à Grenoble eu 1819, mort en 1874: déco-
rations d'églises et peinturess murales au musée de Grenoble.
3o6 PAUL HUET
procès,' les affaires, la santé, voilà plus qu'il n'en faut pour
couper les ailes d'un vieil artiste comme votre ami ; ajoutez un ciel
qui nous met dans les limbes et n'éclaire bien que les gens qui
ont des lanternes à leurs carrosses. Je vis dans de beaux rêves
que sans doute cette demi-nuit favorise. Je suis bien content,
mon cber Auguste, que la toile que je vous ai envoyée vous fasse
plaisir. C'est un succès pour moi ([ue ce succès de l'amitié et je ne
puis m'empècher de croire mon tableau meilleur; — puisqu'il vous
plait, il ne pouvait être mieux placé et sans savoir quand nous
pourrons le revoir, je serai bien heureux de retrouver les gens qui,
en toutes circonstances, exercent une si aimable hospilalué.
...Je n'ai rien à vous dire, cher ami, des choses de ce monde.
La politique se borne à quelques coups de poings donnés ou
reçus au parterre de l'Odéon, affaire de boutique, je crois, plus
que de patriotisme ou d'élan vers la liberté. Quel singulier temps
où tout ce qui est sentiment généreux s'abaisse ou descend ; en
même temps que les grandes fortunes, l'insolence des écus
s'élève à des proportions inouïes ! — Troubles et ténèbres
partout autour de nous, sortira-t-il de là une civilisation magni-
fique, ou sera-t-on englouti dans le plus épouvantable cata-
clysme? Ce qui donne raison aux faiseurs, c'est que le temps
seul donnera le mot de l'énigme et qu'à la postérité seule appar-
tient la louange ou les reproches! — Uàne cous ET moi serons
morts — ont dit La Fontaine et Louis XV.
Je suis forcé de vous quitter, mes chers amis, que ce ne soit
pas sans vous embrasser tendrement et faire pour vos santés à
tous, pour votre bonheur en particulier, les meilleurs vœux du
cœur, l^ersonne ne peut prendre plus d'intérêt à vos joies ou à
vos peines.
Paul.
Tout le monde vous embrasse.
De J. Micitelet.
17 janvier 1862.
Mon cher monsieur, que je suis heureux de votre souvenir ! Vous
me rendez l'aimable nord, autrement dit : Xesrayonset les ombres. — Dans
ce palais de la lumière où tout sèche depuis huit mois, on se meurt
faute de pluie.
Ici comme là, je me consume de travail. — Vous aurez le 3o la terrible
fin de Louis XIV. Peut-être un volume en avril. — Cette rapidité crois-
sante amuse et attriste. Demain on aura passé!
Non, sans amitié cependant. Voilà ce qui est solide, ce qui nous reste,
j'en suis sûr, dans nos prochaines étoiles, que 1 on voit ici chaque
soir.
' Héritage de son frère qui avait prêté de l'argent à un ami pour lui rendre
service et qui soutenait, d accord avec cet ami, depuis plus de vingt ans,
une série de procès pour rentrer dans les fonds engagés.
LA CORRESPONDANCE 307
Cette pensée m'est présente, m'accélère. Je crois fermement que,
pour l'avenir, nos amitiés et nos reuvres, ce sont nos raisons d'exister
(causas vii'endi).
Je vous embrasse et serre la main à votre charmante femme, dont
les yeux sont plus brillants que les étoiles d'ici.
J. MlCHEI.KT.
D'Eugène Pelletan à M'"" Paul Huet.
Chère madame. Voici deux places que je vous prie d'accepter. J'espère
que vous voudrez bien aller me voir pendre en place de Grève. Rien
n'est agréable comme ce supplice de nos amis.
Mille et mille poignées de main à Huet; je tombe à vos genoux pour
vous demander l'absolution la veille de ma mort,
Eugène Pelletan.
Au président Petit.
Mon cher Auguste, un peu de paresse, beaucoup d'occupations,
encore plus d'ennuis, voilà comment je remets de jour en jour
à vous écrire, à vous demander de vos nouvelles, dont nous
avons bien besoin, à vous donner des nôtres, qui en ce moment
ne sont pas tout à fait satisfaisantes Ici, la vie est passée
à l'état de grande machine ; on se revoit au bout de vingt ans
en se demandant des nouvelles de la veille, on ne sait beaucoup
et qui meurt et qui vit. Voici les deux SchelTer' efTectivement
disparus. Henry, esprit faible, était l'ombre bien affaiblie de son
frère, fantôme un peu lui-même. Je le voyais quand par hasard
nous nous rencontrions, et pour bien des gens, la seule surprise
de la mort, c'est qu'ils le croyaient mort en même temps que
Ary. Ainsi va la vie !
Pour Pelletan, il subit sa peine depuis trois ou quatre jours
et je vais aller lui faire ma visite. C'est, il me semble du reste,
une très faible blessure pour le métier qu'il fait, et je pense
qu'il fera tout au monde pour se parer de sa cicatrice. Pour ce
qui est de sa vente, Pelletan n'a point de fortune, mais heureu-
sement pour lui, sa bourse ni sa bibliothèque ne souffriront
beaucoup de cette spirituelle alternative : payer en livres ou en
argent. On a porté à la salle des ventes une cinquantaine de
mauvais bouquins. « Combien ces quatre volumes? Il y a mar-
chand à 10 francs, — 5o francs, — 10, 5o, — et non, imbécile,
5o francs, — 5o francs répète le crieur, ébahi, — 100 francs,
— 200 francs, — 400 francs, — 5oo francs. Adjugé à M... une
grammaire de Lhomond, les Racines grecques et la charte
' Henry Scheffer, 1798-1862.
3o8 l'AUL tiVET
constitutionnelle de i83o pour 5oo francs. — En ly minutes, on
a couvert prés de ii.ooo francs d'amende et de frais et la vente a
été remise a une i>acation très procliaine. Il y en avait bien pour
i5 francs disait en sortant l'expert naïf.
Pour notre cher poète, je n'ai pas encore, je l'avoue à ma honte,
envoyé ma souscription, car cela me gène en ce moment; je le
regrette et je veux le faire tous les jours, bien que je ne puisse
lui pardonner la faiblesse étrange de ses honteuses réclames.
Pour moi, cet homme a été le plus grand homme du monde :
Orphée domptant les bêtes féroces et bâtissant des villes par le
prestige et l'enchantement d'une parole divine. Orphée n'est
plus, les bacchantes l'ont tué, il ne reste plus que l'élève de
Girardin ! Tout cela, mon cher ami, vous le voyez, est assez triste.
La dignité n'est plus de ce monde, vous et moi sommes assez
fous pour tenir encore à ce pauvre vêtement. Pour le poète, il la
met tous les jours et remet aux annonces, sans se faire le moindre
scrupule de la vendre plusieurs fois. 11 était au-dessus de tous
et à la grande joie de ses ennemis, il s'est mis de niveau. J'en
éprouve pour ma part un véritable chagrin, encore un dieu
tombé, et celui-là sans laisser au monde une parole fortifiante.
Pour Renan, qui renie à son cours le vrai des chrétiens avec une
singulière impudence, il a été sifflé et par la société de Saint-
Vincent de Paul, plus puissante qu'on ne pourrait le croire, et
par une jeunesse qui, dit-on, a la prétention de se réveiller ; pour
cela, elle fait beaucoup de bruit ! C'est, parait-il la même coalition
qui avait déjà sifflé About à l'Odéon. Vous assurer qu'il n'y a
pas sous tout cela quelques petites ficelles, c'est ce que je ne
saurais dire.
Vous achetez souvent les nouvelles publications ; avez-vous lu,
mon cher ami, le i'"' volume (en deux parties) des Mémoires sur
Carnot par Carnot (fils) ? Lisez cela et vous y prendrez, je crois,
un vif intérêt. La seconde partie de ce i"'' volume est entièrement
remplie par le Comité de salut public. L'auteur aborde avec une
grande franchise et son honnêteté habituelle les profondeurs de
cette forge mystérieuse et formidable où se battait le fer qui
devait tuer l'ancien monde et fonder le nouveau. Tout cela aura
pour vous, je pense, un grand intérêt. Ici, rien de mesquin, peu
de détails personnels, rien, dans la description des luttes inté-
rieures, qui détruise la grandeur du sujet et le développement
de la lutte révolutionnaire. Carnot paraît ce qu'on le croyait :
honnête homme, grand génie militaire, on le découvre un noble
écrivain. Ou je me trompe, ou vous aurez du plaisir à lire ce
volume. Les seuls véritables événements se sont passés à la
Chambre. Vous connaissez comme moi, mieux que moi, les dis-
cussions de l'adresse à propos du libre-échange. On n'est trahi
que par les siens. L'impression causée par cette tempête est
assez profonde ; elle est toute naturelle, car la gêne des afTaires
est générale et trop vraie.
LA CORRESPOxNDANCE Sog
Je me suis remis au travail, je ne sais encore ce qu'il en sor-
tira, vous savez qu'au moins chez moi l'intention est bonne, mais
jusqu'ici, la paix intérieure si nécessaire à la production, manque
au travail, nous avons eu et nous avons encore presque toujours
quelque chose : des chagrins, des maladies, et des affaires. A ce
propos, mon procès, puisqu'il est devenu mien, aura cela de bon
qu'il me conduira peut-être près de vous ; si je suis forcé de me
rendre dans le Midi, je ne manquerai pas d'aller vous embrasser
tous. Grenoble, cette lois, sera bien sur mon chemin...
Adieu, mon cher Auguste, je vous serre tendrement ; à vous
aux chers vôtres. Voici une longue lettre à déchiffrer que pour
moi je ne veux point relire, car il faut qu'elle parte et que
j aille voir mon prisonnier.
Paul.
Il passe à Meudon la saison d'été ; des études au Bas-
Meudon préparent son tableau, aujourd'hui au musée de
Montpellier.
L'Exposition universelle' le décide à faire le voyage
de Londres pour voir l'école anglaise réunie à cette
occasion dans une section rétrospective. II retrouve tout
l'enthousiasme de sa jeunesse devant le Gué et VEcluse
de Constable, admire tout particulièrement le talent, si
personnel et si original d'Hogarth ^ et est charmé par
l'élégance facile, la distinction, l'éclat et la virtuosité
des portraitistes.
Autour de Londres, il visite Hampton-Court, Windsor,
Kew, va à Twykenham chez le Duc d'Aumale et à Tum
Bridge Wels où il rend visite au Comte de Paris, arrivé
la veille d'Amérique, où il avait pris part à la guerre
de Sécession.
Il pousse une pointe jusqu'à l'extrémité du Cornwall,
voit la cathédrale de Salisbury, le camp romain d'où
Constable a pris un de ses tableaux, Exeter, Plymouth,
et sa merveilleuse rade, Penzance, la pointe de Land's-
End, visite des mines de cuivre, des pierres druidiques,
' Son tableau de V Inondation de Saint-Cloud. très bien placé dans la gale-
rie de la section française, sur un pan coupé à la cymaise, se voyait de
toute la galerie et eut un réel succès.
^ Hogarth (William), peintre anglais, humoriste, 1697-1764.
3io PAUL HUKT
traverse tout lo comté de Cornwall pour rejoindre l'em-
bouchure de rinn et Ilfracombe sur le canal de Bristol.
Tout en courant, il rapporte de nomi)reux croquis. 11
avait fait des aquarelles à Exeter, à Penzance, à la cas-
cade de Lydeford, au bord de l'Inn, etc.
A l'automne appelé à Apt par des affaires, il en pro-
fite pour faire des dessins et surtout des aquarelles, très
audacieuses de ton, qui peuvent faire penser aux impres-
sionnistes, dont il n'était pas question bien entendu à
cette époque.
A M. Sollier.
Meudon, le 29 juin i86'2.
Mon cher Sollier,
J'aurais dû t'ecrire, répondre à ton aimable et bonne lettre
pleine de gâteries, de vieille et indulgente amitié. Je l'aurais
déjà (ait sans cet entraînement des jours et des semaines, qui te
fait mettre, à toi-même, tant de distance entre les nouvelles que
tu nous envoies à grandpeine. Depuis ta dernière lettre, j'ai
constamment été poursuivi par les préoccupations de mes affaires,
et bien qu'un peu décrassée aujourd'hui, ma plume doit encore
avoir certaine odeur de procédure peu digne d être présentée à
mes amis. Tu feras bien de passer ma lettre au vinaigre, comme
on le fait de celles venant des pays où règne la peste. Il n'en est
pas de plus grande que celle des procès : d'autant plus dange-
reuse qu'on peut y prendre goût et s'y acharner; malgré toute
mon horreur, je sens que j'ai en moi assez de sang normand pour
me laisser aller à cette horrible passion qui a pour soutiens et
pour prétextes le droit, la justice et l'honneur et pour excitants :
l'intérêt et l'orgueil.
Si l'on dit vrai, je vais enfin sortir de ce trou à fumier, l'on me
fait espérer justice aux droits de mon pauvre frère, mort quel-
ques mois trop tôt pour voir la fin d'une affaire qu'il poursui-
vait depuis vingt-deux ans. Je ne croirai moi-même à cette con-
clusion si attendue que lorsque tout sera terminé et que nos
adversaires auront, après nous avoir payés, laissé écouler le
temps prescrit de nous susciter quelques nouveaux incidents.
J'attends ce moment de paix avec impatience ; moralement et maté-
riellement V intérieur s'en trouvera bien. Dans ces débats acharnés,
les petites luttes intérieures ne sont point les moins sensibles, et
les femmes en général, il faut le dire, sont peu faites pour les
affaires. Elles se jettent entre les combattants par dévouement,
vous entourent de leurs bras par tendresse, et vous font recevoir,
par amour qui se sacrifie, tous les coups de vos adversaires. Tu
LA CORUESrONDANCE 3ii
as dû voir souvent cela en action. Pour moi, engagé par devoir
envers les miens et envers mon frère, j'ai dû suivre cette affaire
avec la fermeté que donne le bon droit, malgré les ennuis et les
dégoûts de toutes sortes. Heureusement, tout n'est point laid
dans notre laide humanité et j'ai, pour tenir tête à de tristes
avoués, à la mauvaise foi des adversaires et peut-être de nos man-
dataires, le dévouement même de l'ami qui a compromis mon
Irère dans cette suite désastreuse de ventes, de liquidations et de
procès dont, après tout, je ne verrai peut-être pas la fin moi-
même, mon pauvre frère croyait toujours la toucher. Voilà le
procès ! et les processifs ! On le dit trop autour de moi, je me le
dis encore plus, la peinture vaudrait mieux. Je vois liler mes
dernières années sans les mettre à profit pour l'art ingrat que
j'aime et qu'il faut bien aimer pour lui seul aujourd'hui. C'est un
plaisir, un bonheur pour moi de voir qu'à longue distance de
temps et de lieu, tu peux prendre encore intérêt à mes chères
occupations. Jamais on n'a fait au fond moins de cas de l'art et
de la peinture en particulier ! Mon pauvre ami, nous en sommes
les derniers voltigeurs. Il s'agit bien de cela aujourd'hui! Et
cependant jamais on n'a tant écrit, tant paru rendre hommage à sa
dignité, à son influence; les grands mots ne manquent pas, on
fait d'Ingres un sénateur de quatre vingt-deux ans et l'on emploie
L. Muller ' et pis encore, à décorer les monuments et les bou-
doirs, les églises et les mauvais lieux. L'art de peindre n'est rien,
mais l'art de se produire est tout. Il faut plaire au caporal par-
venu, au préfet, ou à la femme de chambre. Ces gens-là ont, for-
ment et tiennent le goût, chacun ou chacune ayant le sien. Nous
sommes en dissidence à propos de ce pauvre Corot que tu atta-
ques, parce que là où je verrai quelque chose de simple, de sin-
cère et d'élevé, j'en saurai gré, et ne demande pour moi que cette
justice. On me trouve peu lorsqu'il s'agit de commandes, de tra-
vaux ou de récompenses, mais encore ai-je cette consolation que
lorsqu'il s'agit de représenter l'art national on m'accorde une
place. J'ai eu cette chance à l'Exposition universelle, je l'ai, à ce
qu'il paraît, à Londres, où mon tableau de V Inondation, que la
commission a envoyé (je n'ai point voulu m'en mêler), est bien
placé et a, m'ont dit plusieurs personnes, un véritable succès. En
sortira-t-il quelque chose ? J'en doute : — La satisfaction d'avoir
fait le mieux possible qui, en ce monde, est la première en toutes
choses.
Où tu nous donnerais raison, c'est dans la petite installation
que nous avons cette année. A ton image nous cultivons nos
chou.r, et Claire est heureuse de cette vie de campagne. Ne
viendras-tu pas nous voir dans cette petite retraite ; à cinq minutes
de Paris, Meudon, rue des Jardies. Meudon, célèbre par son curé;
' Millier (Charles-Louis), peintre, membre de l'Instilut, iSiS-iSg-i. Appel
des dernières victimes de la Terreur.
3i2 PAUL HUET
les Jardies, par la propriété que Halzar avait eu le soin de bâtir
sans escalier, à celte lin qu'on en parlât : et de fait, nous en
parlons. Tu serais bien reçu là, tu peux m'en croire, et nous
aurions un arriéré que des lettres, même les plus familières, ne
sauraient liquider. As-tu lu les Misérables ? Tu dois être en avance
sur nous. Tu cis pour vous, et nous, nous sommes ici continuelle-
ment assiégés, d'amis quelquefois, d'importuns souvent, ceci est
de tous les temps et contraire a la lecture, au travail, aux vrais
plaisirs et même aux vrais amis. Nous ne connaissons de ce roman,
qui a déjà le tort de vouloir être une pyramide, le colosse de
Rhodes ou le mont Alhos, que le premier volume. Comme tou-
jours des pages magniliques, un peu de fatras et des choses de
mauvais goût. J'en suis fâché pour Hugo, qui, non content de
se couronner lui-même de lauriers, veut prendre les petits bou-
quets de liserons de ses confrères. Je ne puis souffrir les scènes
d'étudiants récoltées dans les ateliers, péniblement traînées et
au-dessous du talent du grand poète élégiaque et non réaliste.
Réaliste ! nouveau nom, aussi bête que celui de romantique,
avec lequel on nous poursuit depuis trente ans, sans en savoir
autre chose que c'est une injure ou un moyen de démolition ! Les
lionnêtes gens, c'est-à-dire ceux qui veulent faire leurs affaires,
ont toujours su employer ainsi une petite nomenclature et la
mettre à leur usage, à défaut de talent. Que répondre à un
monsieur qui lait de la peinture, soi-disant religieuse, en pillant
les peintures de Fiesole' ou les fresques de Pise, quand il ne
remonte pas aux Byzantins, lorsque devant une peinture il jette
ce mot, romantique ! Socialiste est du même effet, il n'y a plus
qu'à fuir et se cacher. L'empire, auquel il faut du nouveau et qui
ne vit que de vieux, empoigne cela; pour lui, romantique veut
dire libéral, orléaniste; il envoie les savants faire des fouilles à
Athènes, et dans le fond de l'Asie, fait bâtir une maison romaine
et disserter sur Phidias. Tout cela ressemble au brouet des Spar-
tiates qui empoisonnait M™" Dacier et son helléniste époux % mais
donne jusqu'à présent un triste mouvement à l'art français. Du
romantisme, puisque romantisme il y a, on a pris deux petits
côtés, l'archaïsme et l'étude matérielle et étroite de la nature. Si
tu vivais à Paris, tu verrais ces deux systèmes vivant côte à côte
en plus ou moins bonne intelligence, criant sur les toits qu'ils
ont tout inventé, et détruit tout ce qui les a précédés; tout cela
pour obtenir une chapelle, attraper une commande et surtout le
public. C'est un assaut de savoir laire, les plus habiles obtiennent
des audiences, c'est le comble de la réclame, etc., etc., qu'ajouter?
Sinon de te répéter qu'aujourd hui il s'agit moins d'avoir du
talent que de persuader qu'on en a, moins par ce qu'on fait que
par ce qu'on dit, ou fait dire.
* Fiesole (Fra Angelico da) peintre toscan i387-i455.
2 André Dacier, pfiilologue, 1651-1722 ; sa femme, fielléniste, i65i i-jio.
LA CORRESPONDANCE 3i3
Ce bavardage t'amuse-t-il ? J'en doute, tu n'y verras que le
résultat de mécomptes, l'elTet d'une vieillesse grondeuse, car
liélas ! nous y touchons, nous y sommes. C'est aujourd'hui, c'est
moi qui t'en avertis, c'est aujourd'hui ma fête; ce n'est plus mon
pauvre frère que l'on vient Icter, mais ton vieil ami qui se figure
toujours avoir vingt ans et ne veut croire à sa vieillesse; c'est
qu'en vérité, on reste jeune par le cœur et que notre vieille
amitié ne vieillit pas. 11 n'y a que lorsque nous nous regardons
qu'il faut bien reconnaître ces barbes blanches, ces cheveux
appauvris et le reste, comme dit La Fontaine toujours jeune et qui
commença sa carrière d'écrivain à près de quarante ans. Tâchons
d être jeunes, après tout, aux yeux de ceux qui nous aiment et
laissons faire le temps et Dieu. Ta santé est bonne, toujours
excellente, si j'en crois ta lettre et surtout ta dernière visite, tu
as le bonheur en toi, et autour de toi tout va bien ; je fais des vœux
pour que cela dure ainsi longtemps. Je n'ai plus de place que pour
t'embrasser, toi et les tiens, au nom de tous.
Paul.
A sa fille.
Uc Londres, vendredi i8 juillet 1862.
Chère amie Edmée,
Je n'ai pu te remercier de ta petite lettre et te bien recom-
mander de ne pas oublier de nous eu écrire d'autres. Ce sont les
voyageurs qui ont besoin d'avoir des nouvelles du foyer où
tendent, malgré les curiosités du voyage, leurs meilleurs regards.
Vous voyez que nous remplissons nos devoirs de touristes en cons-
cience, même un peu trop bien ; si ta pauvre mère était avec nous,
elle brûlerait encore mieux bien des choses qui ne nous intéres-
sent qu'à moitié et que nous regardons aussi souvent en courant.
Nous avons vu hier les diamants de la couronne à la Tour de
Londres. On dit que les femmes ont un grand attrait pour ces
magnifiques verroteries. Celles-ci ont passé sur des têtes char-
mantes, destinées quelques jours plus tard au billot. L'histoire
d'Angleterre est pleine des drames de Barbe-bleue ; aussi montre-
t-on, à côté de ces bijoux, qui valent quelque chose comme
soixante-quinze millions, les haches, les chaînes et billots qui
ont servi à beaucoup de beaux messieurs et de belles dames du
temps passé, dont tu feras bien de lire l'histoire. M. Dargaud'
en prépare un épisode des plus intéressants. Four toi, tu aimes
les fleurs et n'as pas ces tentations, ni ces dangers à craindre.
Embrasse tendrement ta chère maman pour nous et réserve
pour ton petit père une part de tes bonnes et meilleures
caresses.
' Auteur d'une Histoire de Jeanne Grey et d'une Vie de Marie Stuart.
3i4 PAUL IIUKT
A sa femme.
Mercredi, juillet 1863.
Chère chérie, nous voyons tout à \n course et c'est souvent
malheureux. Windsor, que nous avons visité hier, est une mer-
veilleuse féerie du moyen ûge. Four nous rendre au chemin de
fer qui conduit à ce magnifique château, nous avons parcouru,
dimanche, de très beaux quartiers de Londres. Nous sommes
malheureusement partis tard, notre intelligent et aimable cicé-
rone est aussi un peu par trop voyageur, c'est-à-dire flâneur. Nous
voulions voir quelques boutiques, acheter des guides et choisir les
albums anglais dont nous désirons faire provision; nous avons
mis, à parvenir au chemin de fer, un temps que nous aurions
bien fait de consacrer à voir l'aspect pittoresque de ce prodi-
gieux ensemble de citadelles, de château.\ forts, de donjons qui
forment à eux seuls une ville militaire du xii' ou xiii^ si parfai-
tement conservée. La chapelle, qui peut être du xv'', est Renais-
sance anglaise, ne manque pas de caractère et complète ces
gigantesques constructions. C'est véritablement la première
journée d'étonnement. Nous avons, cependant, dimanche, vu les
magnifiques cartons de Raphaël qui méritent à eux seuls un voyage.
A Windsor, nous avons vu la collection complète des tapisseries des
Gobelins, d'après l'histoire d'Esther et quelques autres tapisse-
ries de la même manufacture non moins remarquables par la con-
servation et la richesse. Mais ce qu'il faut noter, c'est le salon
des Van Dyck. Vingt-deux Van Dyck des plus magnifiques, por-
traits des roi, reine et grands seigneurs en costumes élégants de
Charles \". On ne peut rien voir de semblable ailleurs, je pense;
toutes les qualités du peintre et de l'admirable portraitiste se
trouvent réunies dans cette collection; on voudrait s'en pénétrer
et s'en nourrir pour emporter le plus possible avec soi de l'im-
pression ressentie et la communiquer aux autres. La galerie des
Lawrence, très remarquable certainement, mais qui vient, malheu-
reusement pour la comparaison, presque immédiatement après,
reçoit un contre-coup fâcheux de ce redoutable voisinage.
L'époque élégante, les costumes nobles et somptueux que Van
Dyck avait à représenter, peuvent entrer peut-être pour une cer-
taine part dans TefTet de la peinture. Il y a des choses et des
hommes qui ont leur bonheur, le bonheur d'arriver à temps et
au complet. Nos habits noirs ou les costumes de carnaval des che-
valiers de la Jarretière étaient une difTiculté de plus pour Lawrence
qui est un habile homme et un grand physionomiste. Il n'a pas les
mêmes armes et il vient après.
On ne peut venir à Windsor et ne pas désirer, lorsqu'on est
paysagiste surtout, voir le Virginia Water (Eaux de Virginie) ; il
fallait, pour cette satisfaction, faire une course de huit a neuf
milles anglais que nous avons entreprise à travers l'aimable et
LA CORRESPONDANCE 3iS
gracieuse forêt de Windsor, qui n'est toujours qu'un parc admi-
rablement peigné, car tout ici est parc ; routes, cimetières et
forêts sont tenus mieux que nos jardins les plus froids. Aussi,
malgré le charme d'une suavité de fraîcheur sans exemple, et que
nous sommes heureux de saisir au passage, même en France
dans nos années humides, finit-on par éprouver un certain ennui
de ces chênes si bien portants, de ces prairies si propres, etc.. Il
faut, pour rejoindre une partie de la forêt qui rappelle de loin
la forêt de Compiègne, parcourir une allée de trois milles au
moins d'ormes aussi beaux que les beaux arbres de Saint-Cloud,
un peu moins élancés. Les eaux de Virginie, que nous avons eu
(|uelque difficulté à gagner, sont très belles : elles forment un
lac d environ sept milles de tour (trois milles font presque
une lieue française); cette promenade un peu longue, protégée
par un soleil anglais qui brille à travers les brouillards de
M. de Vendôme, s'est terminée par un dîner que nous avons été
trop heureux de trouver à l'extrémité du lac. Voili» le tracé de notre
conduite d hier mardi, ma chère amie, qui te dira que nos santés
semblent remises des épreuves du mal de mer. J'ai sentimentale-
ment cueilli une petite fleur sur les tapis moelleux qui bordent
les eaux de Virginia Water, en ton souvenir ; je l'ai donnée à
René qui va sans doute la mettre dans celte lettre avec un mot de
sa main. Nous attendons ce malin de vos nouvelles avec impatience,
le relard, occasionné par l'observation du dimanche, a dû te
donner de l'inquiétude et nous sommes impatients d'avoir de
vos nouvelles. Je vous embrasse toutes deux du plus fort de ma
tendresse.
.1 sa femme.
Exeter, mercredi à 4 heures i,î, juillet iSGi.
Deux mots de mon lit pour ne point te laisser sans nouvelles
aujourd'hui. Si la chose est possible, nous serons dans quelques
heures à l'extrémité ouest de l'Angleterre et nous aurons par-
couru, h la course n'est pas assez dire, mais avec la rapidité de
la vapeur, la plus grande largeur de ce pays. Il faudrait plus
de temps pour trouver dans ce voyage l'intérêt qu'on y vient
chercher, et il faudra que la pointe de Plymouth, ce petit
Fiiùstère de l'Angleterre, nous offre de grandes beautés pitto-
resques pour expliquer ce voyage que nous aurions pu faire
quelques jours plus tôt ou quelques jours plus tard en train de
plaisir. C'est sur les murs d'Exeter que nous avons vu que les
Anglais, eux aussi, exerçaient cette sorte de spéculation, pour
aller visiter le pays dont ils font le plus de bruit.
Jusqu'ici, route monotone, Normandie un peu proprette et
n'olfrant pas sur le parcours les grandes lignes de la vallée de
Rouen, ni les accidents pittoresques des bords de la Seine. Quel-
ques belles églises, de jolis détails dans le paysage de plus en
3i6 PAUL HUET
plus vert et printanier et, malheureusement pour des voyageurs,
arrosé trop régulièrement par les soins de la Providence. Nous
vous avons dit quelques mots de Salisbury et de son gigantesque
clocher que les liabilanls coni[)ari-nt au clocher de Strasbourg.
Exeter possède aussi une belle cathédrale, gothique anglais,
magnifique vaisseau. Les églises, en ce pays, ont d'assez pauvres
façades; celle-ci, cependant, ne manque ni de beauté, ni d'ex-
pression. Une galerie crénelée, soubassement d'une très belle
rosace, donne au monument un caractère original. L'argent va
vite aux tours de roues des wagons, et je me prive d'acheter
les photographies des monuments que nous voyons. Ce serait
le seul moyen de les classer dans sa tête. Je suis du reste retourné
hier soir par une pluie serrée, froide et persistante, d un carac-
tère bien anglais, pour acheter une photographie de IHotel de
Ville, très léussie. Mais les boutiques étaient, comme nous devions
le craindre, fermées. Le dimanche fermées, il n'est point hono-
rahle de se présenter avant dix heures dans un magasin, qui,
lorsqu'il se respecte, ne fait aucune affaire six heures sonnées.
Je dirais que le parc de cette ville offre de très beaux arbres, si
ce n'était un lieu commun. Les arbres sont toujours magnifiques
en Angleterre et l'Angleterre, d'ailleurs, n'est définitivement
qu'un grand parc anglais soigné dans les plus petits détails. La
nature y prête et les ingénieurs ont passé par là. La plus grande
ambition des nôtres n'est-elle pas d'arriver à cette perfection et
de faire la barbe à toute la végétation française? La mare de
Ville-d'Avray, par exemple, est une imitation anglaise. Allons-
nous voir des rochers de jardins anglais, espérons le contraire,
ô mon Dieu ! La mer n'entend pas qu'on touche à son domaine et
les Anglais savent ce qu'ils doivent à cette divinité bienfaisante,
qui fait un grand peuple de ce pauvre peuple dépossédé. C'est
ici qu'on sent mieux encore ce que je vous ai souvent répété,
combien la France est favorisée. Beautés pittoresques de tous
genres, des variations extrêmes depuis les plaines de la Flandre
jusqu'aux pics des Alpes et des Pyrénées, des produits variés
infinis. Ici, nos fleurs de jardins viennent en serre, et à part le
bœuf et les pommes de terre, rien ne vient, qu'en bateau et de
chez nous. Ce qui est naturel i» ce pays, c'est la tenue extérieure,
le sentiment de sa valeur et de sa dignité, le respect de la liberté,
et, par conséquent, du bien commun. Un fait particulier et qu'il
faut que je vous signale, c'est l'extrême propreté des latrines de
chemin de fer ; jamais les Anglais ne se permettraient ce mot.
Il ne concevraient jamais Cambronne. Sur la porte qui conduit
à l'utile séjour on lit : Gentleniann. On sait ce que cela veut dire
et l'on trouve des lieux à l'anglaise aussi tenus que ceux de toute
propriété particulière. C'est un bien commun, et lorsque l'on
compare une telle chose avec les indignes cloaques de nos
monuments publics, on est vraiment surpris et l'on explique cer-
taines qualités civiques d'un plus haut intérêt. Mais ne vous fiez
LA CORRESPONDANCE 317
pas à cela ; pour le confort, les Anglais ont plus l'apparence que
la réalité. Ne levez aucun tapis, la moindre baraque a son tapis
d'escalier. Ils vivent mal, mangent sans serviettes, se bourrent
de viandes lourdes et s'épuisent de thé, nourriture qui ne laisse
pas mourir de faim, comme tu le crois pour nous, mais qui est
fatigante et insupportable pour des estomacs français, délicats
et gâtés par le choix, la variété et les précautions. La graisse
est ici le sublime de la viande et reparaît sous tous les aspects,
aussi lavorise-t-on les produits monstres et ne connaît-on, en
fait de pâtisserie délicate, que le plum-pudding.
Je voulais vous écrire deux mots, car je calcule un peu mon
dernier quart d'heure ; je vous quitte pour tâcher de ne pas le
perdre, si bien employé qu'il soit avec vous et je vous embrasse
aussi fort que vite.
Paul.
Un produit merveilleux de ce pays et qu'il faut décidément
reconnaître, ce sont les femmes et les enfants, d'une beauté
délicate et charmante sur des traits d'une grande pureté. Voilà
pour les consoler de manger de mauvais pois crus, faute de beurre
dans un pays de pâturages, et de ne connaître que dans les contes
de fées la couleur des vins de France. C'est avec de l'affreuse
eau-de-vie de pomme de terre que s'enivrent certaines de ces
créatures de keepsake si fines et si éthérées.
A sa femme.
Liskeard, juillet 1862.
Nous brûlons la moitié de nos courses; et cela non seulement
dans la partie la moins intéressante, mais depuis que nous sommes
dans le véritable Cornwall, pays vraiment pittoresque, l'ancienne
Bretagne qui est à l'Angleterre ce que la Bretagne française est
à la Normandie. C'est ii Exeter que la nature prend un caractère
plus prononcé, plus grandiose ; on croit entrer dans un pays de
montagne, mais ne vous y trompez pas, les montagnes ici ne
sont que comparatives, rien qui rappelle des Alpes, et d'ailleurs
on est bien vite persuadé qu'il n'en est rien. Des détails char-
mants, une fraîcheur inouïe, expression générale de toute l'An-
gleterre et beaucoup de rapports avec la Normandie et l'entrée
de la Bretagne, voilà ce que vous trouverez. Peut-être, si l'on
pénétrait dans l'intérieur, découvrirait-on cette petite Suisse que
l'on est surpris de trouver vers Mortain. Ce qui est vraiment
beau près de Plymouth, ce sont les eaux de la rade qui, s'étendant
dans l'intérieur des terres, forment des espèces de lacs d'une
grandeur imposante. Déjà, en sortant d'Exeter, nous avions aperçu
la mer et vu des bords marécageux dont la couleur émeraude était
d'un incomparable eflet. J'ai, je crois, parlé d'Exeter, de son
3i8 PAUL 11 CET
église, et de son Hôtel de ville, petit monument de la Renais-
sance qui ne manque ni de caractère, ni d'élégance. Plymouth
est un admirable port militaire, les rades et les canaux s'y mul-
tiplient, cl la marine anglaise se montre dans toute sa force ; de
vastes chantiers de construction, une citadelle formidable, un
phare en pleine mer, sentinelle avancée, et une marine aussi belle
que nombreuse donnent la force et la puissance de l'Angleterre.
C'est très beau et, dans mes souvenirs, bien supérieur à Toulon.
11 y manque seulement, au point de vue qui nous préoccupe par-
ticulièrement, les montagnes qui couronnent le port français.
Plvmouth doit être, du reste, toujours en fête, et nous avons été
assez heureux pour y surprendre une régate brillante, la foule,
le vaisseau contenant les juges de la joute, toute une flotte
pavoisée.
La route n'a plus bientôt de remarquable qu'une certaine
âpreté et l'aspect des établissements de mines de cuivre. Les
mines se serrent et se rapprochent aux environs de Ture. Pen-
zance, dernier but de notre excursion, est un charmant port. C'est
de là que l'on part pour voir les merveilles du Cornvvall. Le
lendemain de notre arrivée, nous avons, h l'aide d'une voiture,
fait une grande excursion et visité les rochers âpres et célèbres
de cette dernière borne de l'Europe. Une auberge s'intitule h
l'extrémité : Le premier et le dernier hôtel de l'Angleterre. De
Penzance même, dans la rade, s'aperçoit le mont Saint-Michel
anglais qui ne peut se comparer à celui d'Avranches ni comme
position, ni comme grandeur, ni comme architecture. Nous
n'avons vu ni l'un, ni l'autre, notre Bretagne, mais le peu que
nous avons pu entrevoir, ce qu'en dit notre compagnon de voyage
nous fait croire qu'avec beaucoup de ressemblance, elle ne le
cède en rien à ce pays, en beautés romantiques et sauvages. Nous
avons malheureusement vu, avec notre rapidité habituelle et le
désir de rentrer près des nôtres le plus tôt possible, cette suite
non interrompue de rochers battus par la mer, ces grottes fan-
tastiques qui devaient parler si puissamment à l'imagination
jeune et vierge des anciens bretons. Mill-bay est un des plus
imposants sites parmi ces lieux merveilleux. Commencée au
Logan-Rock, à la (Roche branlante), notre excursion, pédestre
dès ce moment s'est terminée vers Land's End (la fin de la terre,
Finistère) ; nous sommes rentrés harassés de fatigue et la tète con-
fuse de ces flots nacrés, de cette mer immense de l'Atlantique,
de cette suite un peu trop répétée de rochers singuliers et sau-
vages et surtout les jambes dans l'estomac. Aussi avons-nous le
lendemain renoncé à aller voir la pointe de Lizard, près du mont
Saint-Michel. Nous nous sommes mis en route et à jeun, pour
aller visiter des pierres druidiques et une fontaine célèbre où
les jeunes tilles vont chercher un mari dans le mirage des eaux
malheureusement à peu près taries. Notre course n'a pas été, à
beaucoup près, aussi heureuse, et notre fatigue aussi bien récom-
LA CORRESPONDANCE
3-9
pensée ijue la veille. Rentrer à l'hôtel, payer une note anglaise
après un déjeuner dinatoire et reprendre le chemin de Plymouth
a été aussi vite exécuté que résolu ; c'est donc de Liskeard que
je vous écris, c'est de Liskeard que René reprend h peu près ces
notes en formes de lettre. Je lui cède la place, car je suis obligé
d'abréger mon récit déjà trop long. Plus que vous, nous comptons
les heures du retour.
Il est quatre heures et demie, je quitte ma lettre violemment
Logan-Rock (la roche branlante) à la pointe du Land's End.
Dessin de Puul Huet.
pour vous dire que nous allons être un peu à la merci des
voitures et des routes de traverse, dans un pays sauvage ou au
moins arriéré et montagneux, qu'il nous faut gagner Ili'racombe
où nous espérons trouver vos lettres, et que de là h Londres, la
route sera encore longue pour rattraper les chemins de fer,
regagner Londres, le saluer d'un dernier regard, faire une der-
nière visite à qui de droit s'il est possible. Si les lettres étaient
par trop impatientes, malgré la fatigue un peu trop extrême, nous
irions d'un trait droit vers vous vous embrasser.
Nous prenons le chemin de fer jusqu'à Portsmouth où nous
entrons dans les terres.
A sa fille.
jjiillet 1762.
A Edmée,
Ma chère enfant chérie. Puisque René veut bien me laisser un
3îo PAUL HUET
peu de place, je vais en profiler pour te remercier de ta lettre et
te demander si ton écriture, dont tu accuses ta plume, ne vient
pas de ton bras éclopé. Cela me tourmente un peu, malgré vos
certificats d'amélioration. Ta pauvre mère nous a écrit des lettres
peu raisonnables et assez inquiétantes pendant notre excursion,
nous les avons reçues un peu comme des coups de fouet sur la
tête des chevaux ; aussi avons-nous beaucoup couru et pas du
tout travaillé. Quelques lignes que j'aurai du mal h mettre eu
ordre, si je veux amadouer les éditeurs. Pierre qui roule
n'amasse pas de mousse, aussi, dans ma carrière, n'ai-je jamais
considéré les grandes excursions que comme une satisfaction donnée
à l'imagination et à la curiosité. Compter sur mes dessins serait
donc, pour vous, refaire l'histoire du pot au lait, tu pourrais
écrire au laid. — Tu as été, je le vois, charmante pour ta mère
et tu as un peu adouci les vides de sa pauvre âme en peine ;
tâche de la soutenir encore deux jours et tout ira bien. Je ne
veux pas penser à mon voyage à Apt, qu'il faudra cependant
faire et qui, au moins il faut l'espérer maintenant, aura son
utilité. Je pensais que ton grand-père resterait avec vous, mais
je vois que notre jardin et vos présences ne lui ont point fait
oublier les treilles de Fontainebleau. Fais en sorte, au moins, de
retenir grand'mère, elle et toi vous êtes pleines de jeunesse
et saurez bien faire attendre encore ta pauvre mère deux jours.
Irrévocablement notre arrivée aura lieu, au plus tard samedi, et
comme nous sommes aussi pressés que vous, peut-être vendredi.
Je suis obligé de te quitter et n'ai plus qu'à vous embrasser.
A Sainte-Beuve,
août 1862.
Mon cher Sainte-Beuve,
Je voudrais pouvoir vous serrer les mains. C'est seulement
hier que j'ai lu votre Lundi sur Delécluze ' ; article charmant,
plein de votre éclat, frappé avec la finesse délicate et pénétrante
que vous savez mettre à vos moindres écrits. Le public, j'espère,
comprendra enfin votre magot. Satisfaction de cœur, bonheur
que laisse une justice bien faite, bien et spirituellement rendue,
un avant-goût du plaisir des dieux ; voilà ce que je vous dois.
Oui, mon cher ami, le règne de cette influence, à la fois
pédante et délétère, a pesé comme une calamité pendant plus de
quarante ans. Petite vanité satisfaite, beaucoup de bêtise et pas
de cœur, font les longues années. Pendant plus de quarante ans
cette larve, posée sur les feuilles des Débals, a, de sa bave, taché,
flétri, sali tout ce qui était fleur, tout ce qui pouvait être un fruit
J'accorde d'après vous, à M. Delécluze, qu'il était plus bête que
' Article du 11 août, sur Etieune-Jean Delécluze t. III, des Nouveaux
J.undis, 4"^ éd. p. 77.
PI. X
La Cathédrale, panneau décoratif (Salon de 1859)
(Toile, 1-93 X i"io)
LA CORRESPONDANCE 3ai
méchant et (ju'il sulfit d'arracher à cet affreux bourgeois son bon-
net de coton. S'il s'était borné, comme certains de ses confrères
d'une haute notoriété, à reprocher à Napoléon d'être un soldat,
h Lamartine d'être un poète, je crois que je lui pardonnerais de
grand cœur, mais j'avoue, à ma honte, combien j'ai désiré sou-
vent qu'un pied généreux écrasât cette loche inutile et maltai-
sante. Quel coupable que celui qui aurait pu faire tant de bien et
qui n'a fait que du mal !
La plus grande gloire de M. Delécluze sera certainement
d'avoir pu occuper votre plume pendant si longtemps. Je ne puis
voir en cet écrivain qu'un vieillard envieux, pressé de venger
l'impuissance du jeune et paresseux Etienne. Je comprends votre
emlian-as en parlant d'un homme qui n'a jamais rien su parce
qu'il n'a jamais rien compris. Citer, vous le savez mieux que moi,
mon cher ami, n'est pas savoir. La critique, comme je la con-
çois et comme vous la faites, est une noble mission, un sacerdoce ;
pour dicter des conseils, il faut avoir le droit de parler haut et
de haut; derrière Sainte-Beuve, montrer Joseph Delorme.
Vous dites, mon cher Sainte-Beuve, que le jeune Etienne a
négligé de nous transmettre ce que David lui adressait de con-
seils et de vérités; vous aimez les anecdotes, elles sont néces-
saires à vos récits, permettez-moi d'en rappeler une assez cu-
rieuse. David, faisant le tour de son atelier et disant à chacun
son mot, s'adresse au jeune Etienne : « Tu es riche toi, tu ne
travailles pas toi, tu ne seras jamais un peintre, ça se voit, mais
tu es un bavard, et toi, Etienne, tu seras un critique !
Cela voulait dire dans la bouche du maître, un mauvais cri-
tique, et jaloux à tort et à Iraveis. Voilà l'avenir d't. tienne :
artiste manqué, critique par impuissance et jalousie, écrivain dif-
fus, bavard, volant avec sa plume la réputation qu'il ne peut
gagner par sa palette, incapable de développer un germe fécond,
de tendre la main aux faibles, d'applaudir les forts, d'éclairer le
public, parlantdeMichel-Ange en méconnaissant/é/7cAo; dépourvu
du don si précieux d'admirer et n'ayant que le plus affreux des
pédantismes, le pédantisme de l'ignorant et du bourgeois.
Vous accordez quelque talent d'écrivain à M. D., que ce soit
le résultat de votre indulgence ou un respect imposé par la
vieillesse, je me tais, le maître en fait de style a prononcé;
j'avoue cependant mon dégoût et mon ennui pour ce style lourd
et vide. M"° de Liron, la fille aux habitudes, qui s'applique un
collégien, encore enfant, dans ses nuits d'insomnie, m'a paru
quelque comparse négligée par l'auteur de Faiiblas, et le sujet
d'un assez mauvais livre, qu'une sensiblerie inspirée par l'époque
d'Ourika fait passer. Ajoutez, si vous voulez, la curiosité qui
s'attache toujours à de pareils sujets et vous expliquerez, il me
semble, le petit succès d'un sujet égrillard traité par un vieux
libertin. Mais ce que je veux bien établir, c'est que l'élève de
David, le conservateur des bonnes doctrines, n'a jamais su tracer
in PAUL HUEÏ
un trait, n'a de sa vie compris une ligne, lui le grand défenseur
de la ligne. C'est qu'il n'a jamais été plus peintre de genre que
peintre d'histoire et que les deux tableaux dont vous parlez, ex-
posés récemment chez Martinet, sont une preuve iriécusahle de
ce que j'avance. Jamais il n'a été tenté une imitation plus bête,
])lus inlorme, plus ignorante des spirituels et vaillants croquis
de Carie Vernet. Malheureusement, je suis trop juge et partie
pour vous parler de ce pauvre homme dont je vous fatigue, vous
(jui venez déjà de vous imposer la lourde tâche de l'étudier.
J'aurais mieux fait, cher ami, de vous dire en mon nom et au
nom de bien des souffrances, combien je vous remercie des mots
chaleureux qui nous relèvent après tant d'années.
Je vous embrasse de cœur',
Paul Hlet.
De Sainte-Beuve.
Ce 8 août.
Cher ami, j'ai reçu cette admirable eau-forte : me voilà avec mon
rêve de forêt devant les yeux, la forêt prochaine, et la forêt lointaine et
fuyante : la pensée s y joue dans la réalité. J'irai vous remercier dès que
j'aurai quelque répit. Ce que vous me dites de Delacroix m'inquiète ;
quel esprit charmant et quelle droiture dans un talent immense ! Nos pre-
miers rangs sont bien entamés.
Ne parlons pas de la bête morte-, morta la bestia, niorto il veneno.
A vous,
Sainte-Becve.
A sa femme.
Mardi matin, septembrf 1861.
Me voici, chère aimée, chez nos aimables amies, dans la vraie
Creuse, et je t'écris en vue des l^ierres Javotres, berceau de la
Jeanne de George Sand. J'ai trouvé, coinnie tu penses, l'accueil
le plus charmant dans cette gracieuse et poétique habitation,
qui serait un peu ton rêve, château, manoir ou domaine, c'est
simplement une belle et bonne vieille maison, a la fois large et
modeste, où l'on vit au milieu du fermage; d'un aspect riant, et
d'une tranquillité un peu sévère. Un bel étang, un petit jardin à
la française, un beau bois, un riche potager, voilà pour les yeux,
le cœur et l'estomac. Jamais d'orgue de Barbarie! que M"'' de
Mabru regrette, je soupçonne quelquefois. Des voisins un peu
éloignés, la Revue des Deux Mondes et le journal le Siècle, voilà
' Lettre publiée par M. Léon Séché dans la Revue de Paris du 1 5 juin 1908
et qu'il présente ainsi : C'est une des plus belles que je connaisse ; elle a le
style, elle a la Hamme et cette noble indignation qui, le cas échéant, fait la
prose, tout aussi bien que les vers.
* En marse de la main de Paul Huet : Delécluze.
LA CORRESPONDANCE 323
la nourriture spirituelle, ce qui pourrait être bien juste, si
M'"" de Mabru ne s'occupait pas beaucoup, je crois, de son exploi-
tation agricole. Il est bien heureux cependant que ces représen-
tants de lintelligence pénètrent jusqu'ici ; nous sommes dans un
pays passablement arriéré, et pour tout dire, les lettres restent
il Boussac vingt quatre heures sans être délivrées. J'en frémis
d'horreur... une lettre parviendrait aujourd'hui pluspromptement
il Bruxelles ou h Turin qu'au centre de la France (c'est à n'y
rien comprendre) ; et puisque messieurs les journaux s'occupent
des facteurs ruraux, voici un détail qu'il serait bon de leur
faire connaître, en admettant toutefois que l'administration puisse
être touchée d'une réclamation des journaux. C'est ;i l'Empereur
qu'il faudrait s'adresser pour que sa main généreuse ait l'occa-
sion d'accorder un nouveau bienfait! J'espère donc, ma toute
bonne, que tune seras pas trop inquiète si cette lettre éprouve un
retard. Tu vois qu'en vrai mari, et même en mari qui a passé
l'âge des Joconde, je crois encore tes yeux un peu humides au
surlendemain du départ. Je suis d'ailleurs le plus à plaindre, et
n'ai jamais mieux senti que sans vous tous, c'était Visoleinenl !
Sans revenir cependant sur mes aimables hôtesses, qui veulent
faire de moi un véritable Vert cert et m'accabler de soins et de
gâteries, je dois te dire que j'ai été fort heureux en compagnons
de voyage : A peine assis dans mon coin, Victor Borie' me ten-
dait la main, M. Baudrillart' se faisait reconnaître par des témoi-
gnages affectueux et M. Payen^, en compagnie d'un journaliste
et d'un autre jeune savant (autre savant n'est pas pour le jour-
naliste), s'asseyait h côté de moi. Tout ce monde se rendait à la
Motte-Beuvron, où Sa Majesté paijait à dîner à l'occasion d'un
grand concours agricole. La conversation a été vive et charmante;
il y a, dans un certain monde à nous, une communauté d'idées
fortifiantes qui, malgré les petites divergences de détail néces-
saires, établit bien vite un lien d'afTection et de parenté. Tout ce
monde m'a quitté avant Vierzon où j'ai passé notre tunnel', plein
pour nous de souvenirs. Après Bourges, et surtout à Saint-
Amand, le pays devient charmant, l'on suit les bords du Cher,
jusqu'à Montluçon, et tout ce qui appartient au département de
l'Allier porte l'empreinte d'une belle et large nature ; malheu-
reusement j'avais, pour suivre les rives gracieuses, un jeune
officier de cavalerie, échappé de Saint-Cyr, à moustaches cirées,
' Victor Boric, cconomisle et littérateur, né en 1811, rédacteur à L'Agri-
culture praiiriuc.
- Baudrillart Henri, professeur au Collège de France, économiste,
1821-1894, de lAcadéinie des Sciences morales et politiques, rédacteur aux
Déhais, à la Revue des Deux Mondes.
''■ Payen (Anselme), chimiste, 1795-1871.
* Tunnel construit par son neveu, René Richorame, ingénieur des ponts et
chaussées.
324 l'ALL IIUKT
capables, comme celles de l'empereur, de porter Garibaldi d'un
côté et le roi de Piémont de l'autre'. Tomber de M. Payen et
compagnie à cet ctourneau vainqueur qu'attendaient à Montluçon
deux princesses, déguisées sous le nom de parentes, la chute
était un peu vive. Heureusement ai-je trouvé à Montluçon un
bon lit après souper, dans lequel je me suis fourré, sans trop
m'inquiéter de mes trois voisin et voisines, qui venaient de dîner
à côté (le moi et de demander deux chambres dans le même
hôtel ; cette petite histoire a déjà mis l'éveil dans le paisible
manoir du Boucheroux, et l'on s'est bien promis de savoir quelles
sont ces deux (peu) belles inconnues qui attendaient à l'hôtel de
France le capitaine Phéhiis T... ou de T... avec lequel j'ai
voyagé.
Adieu, écrivez-moi, vous me ferez grand plaisir, fai besoin
de savoir ce fjite l'ous faites et ce que vous devenez...
Tu vois que nous sommes dans un pays sauvage, je voudrais
avoir Jeanne pour la relire sur place. Le paysage y est certaine-
ment y»Z«s beau que nature.
A sa femme.
Vendredi matin, 26 septembre 1863.
... Je pars demain matin, ma chère amie, je prends la voiture de
Boussac à Montluçon, que j'attends au passage, vers les dix ou
onze heures, et par le chemin de fer de Moulins, Saint-Etienne,
et Lyon je gagne Avignon où je serai dimanche soir; c'est donc
à Apt maintenant que j'attends tes chères lettres... J'ai hâte d'être
à Apt... et de travailler un peu; je n'ai pas voulu déployer ici
les afTaires de peinture, pour faire une pochade ou deux, sans un
intérêt précis et vraiment intéressant, le pays n'est cependant
pas dépourvu, il a, comme je vous l'ai dit, un certain caractère.
— J'ai visité avant-hier les fameuses Pierres Javotres avec le
voisin de ces dames, un M. Monmont, qui revenait de chez
George Sand. Il a été complaisant et m'a conduit, dans son
tilbury et sous un gros manteau, il travers les plus affreux che-
mins pour une voiture, jusqu'au sommet de la montagne où
George Sand a placé les plus charmantes scènes de Jeanne.
Les Pierres Javotres sont des granits grisâtres, qui rappellent
quelques pierres de Fontainebleau ; je n'ai pas besoin de dire
que Fontainebleau est beaucoup plus beau. Nous avons vu,
du reste, ces beaux fonds de l'Auvergne, du Limousin et du
Berry, — , car de cet endroit, on domine tout le pays, — sous les
nuages et à la lueur des éclairs. Le soleil couchant nous a salués
d'un dernier éclat fantastique et nous avons pu rentrer sans
être noyés, ce que nous pouvions craindre. Hier, promenade
' Allusion à une carioatuie de l'époque.
LA CORRESPONDANCE 3j5
avec M"" de Mabru et Beaulaton, et un bout de dessin de la
maison qui, du côté de l'arrivée et sous son aspect le plus modeste,
est vraiment pittoresque. Ce n'est pas là travailler, et j'aspire à
causer un peu sérieusement avec cette belle nature de Apt pour
voir si je suis encore bon à quelque chose et un peu autre qu'une
vieille i^anache.
J'ai lu presque trois volumes des Misérables, où j'ai trouvé
comme dans les premiers, de magnifiques pages ; le sixième volume
est très amusant et ti-ès dramatique ; c'est une histoire de voleurs
qu'on ne peut quitter et qui doit donner la chair de poule à bien
des femmes. Malheureusement on trouve toujours trop de fumier;
il a beau être retourné avec une fourche d'or, c'est une mau-
vaise litière, et je crois impossible de laisser certains volumes à
portée d'une jeune fille ; les larmes qu'elle peut verser à la fin
n'effaceront pas les mauvaises pages et l'impression putride de
quelques endroits. C'est malheureux, car ce livre restera, parla
peinture historique de certains moments de i83o, d'un intérêt
très grand de souvenir et de curiosité et par des pages vraiment
émouvantes. On ne jouit point seul de ses lectures, h la cam-
pagne encore moins; je voudrais, mes amis, vous avoir avec moi.
Adieu, je vous confonds dans ma tendresse et mes baisers.
A sa femme.
Nîmes, jeudi soir, octobre 1862.
J'ai reçu vos lettres, mes chers aimés, je vous remercie, bien
qu'elles soient trop courtes ! Un exilé comme moi, qui n'a ni
meilleure distraction, ni même aucune autre, est bien heureux
de recevoir des nouvelles, de revivre avec les siens aimés. Me
voici donc cloué à Nîmes jusqu'à la semaine prochaine...
Une plus aimable rencontre, c'est un jeune inspecteur des
domaines, qui est venu se mettre à ma gauche. Il nous a ren-
contrés à Mortain à la fameuse table, il y a de cela onze à
douze ans ; il a beaucoup demandé de vos nouvelles et se souve-
nait surtout de ce petit garçon qui parlait comme un homme et
racontait l'histoire du ramoneur (Pierre et Pierrette sans doute)
de la charmante M""^ Montgolfier et de son amie Belloc '.
J'avais le projet d'aller ces deux jours au Pont du Gard, l'in-
certitude du temps, tantôt froid, tantôt chaud, nous donnant tous
les tons du Midi, vent, gelée, soleil et bourrasques; la crainte
aussi de m'éloigner et le peu d'entrain que j'éprouve m'empêche-
ront peut-être de bouger. Les alentours de Nîmes sont ingrats,
c'est la laide Provence, qui quelquefois l'est complètement.
Les Michelet sont toujours les mêmes, admirables d'élan et
' Pierre et Pierrette, par Louise Sw. Bolloc, 1849, prix Montyon. Jules
Renouard et C'", rue de Toumon, 6.
326 PAUL HUET
traffeclueusc el prévoyante sympathie, je suis touché toujours
par cette amitié qui ne se rencontre que dans les grandes et
tfénéreuses natures.
Vendredi.
Vous enverrai-je cette lettre, oui sans doute, puisque la voilà
faite, et qu'elle me vaudra une réponse. Je suis curieux de
savoir si je serai aussi content que Pils, mon cher ami, du reste,
tu vas malheureusement avoir le temps de laire deux autres
figures avant mon arrivée ; dépèchc-toi de savoir laire hien une
figure, mais, contrairement à l'opinion des ateliers, souviens-toi
qu'il y a bien autre chose à savoir. Apprends à bien voir et ii
exprimer des croquis, la nature et l'antique dans ce qu'il a de
grand.
Votre ami.
A sa fille.
Nîmes, Dimanche, octobre 1862.
Je ne puis, mon Edmée, prendre tes reproches au sérieux ; ta
mère les relève justement, et pour moi je craindrais plutôt
d'écrire trop et de vous faire payer le plaisir que j'éprouve a
causer avec vous. Au lieu de vous charmer, je vous trouble, car
vous parlez, il faut bien le dire, de calme et de sang-froid
comme des gens qui se jettent par la fenêtre pour crier au feu.
Les dernières lettres de ta pauvre mère, qui ne manque pas et
ne manquera pas de me dire qu'elle est bien sage, m'ont tour-
menté. Nous n'avons plus, du reste, une longue séparation, tout
va forcement finir lundi ou mardi au plus tard, et, comme vous
me le demandez je serai vite en route Je n'aur;ii plus ii vous
rendre compte de toutes les oscillations de cette ennuyeuse
affaire, qui n'est, à mes yeux, que la dernière spéculation d'intri-
gants secondaires et de bas étage. Donnez vos dîners bien vite
en mon absence, je serai plus avec vous et c'est, tu peux le croire,
chère enfant, après quoi j'aspire. Tu dois voir qu'on est bien un
peu ensemble de loin, mais que ce n'est pas la même chose. Ne
demande pas, ma chère Edmée, ne demandons pas aux amis plus
qu'ils ne peuventdonner. Quelle part voulez-vous, l'une et l'autre,
mes bien chères, que l'on prenne à une séparation momentanée;
les amis ont leurs affaires comme nous avons les nôtres. Lorsque
Keller ' reste seul pendant les voyages en Angleterre de ceux
qu'il aime sans doute aussi beaucoup, nous ne nous troublons
pas le moins du monde de cette séparation qui peut être bien
pénible pour lui. Quant à ces petits commérages qui se passent
' Emmanuel Keller, peintre, né à Troyes. Salons i838 à 1848.
LA CORRESPONUAMCE iij
autour de vous, tu as plus de bon esprit qu'il n'en faut pour
rester supérieure à tous ces propos de pensionnaires. N'est-on
pas heureux d'opposer à toutes ces petites misères les généreux
élans des Michelet ; combien ceux-ci témoignent, par là, leur
grande supériorité. Pensons aussi que les méchants ne le sont
peut-être que parce qu'ils sont malheureux. Puis, sont-ce des
amis, tous ces personnages de rencontre, qui vous prennent
comme ils vous quittent? On lait peu d'amis dans la vie, voilà
pourquoi il faut quelquefois pardonner un peu à ces vieilles ami-
tiés qui en ont couru avec nous les chances. Tout, entre nous,
pour nous, contribue à une bonne, tendre et profonde affection,
voilà pourquoi nous nous aimons si bien. Je suis heureux, ma
chère enfant, de l'affection si vive que tu portes à ton frère.
Vous entrez dans la vie et rien ne saurait mieux vous y guider,
ni vous soutenir ; et cependant, plus tard, vous aurez d'autres
affections plus proches et votre amitié, sans cesser, vivra de
sacrifices. iNIais je m'aperçois que je vais, comme dit ta mère,
faire des maximes à extraire pour les bonbons de jour de l'an,
malheureusement j'ai oublié de les mettre en vers. Je ne puis
cependant m'empêcher de vous dire : que dans ce petit exil vos
lettres, mes seules distractions, ont été un grand bonheur.
Adieu et à bientôt. J'espère que votre temps sombre ne vous
fait pas voir tout en noir. Tu n'es pas d'étoffe à faire un misan-
thrope. Vous prenez, je le vois, des leçons de danse chez
l'aimable et douce M™" Croiset, ce n'est pas, je suppose, pour
engendrer trop de tristesse et de mélancolie.
Adieu, je t'embrasse tant que je peux, embrasse bien ta mère
pour moi et soutiens-la de toute ta tendresse.
A son fils.
Nîmes, lundi matin, octobro 1862.
Mon cher René, tu es un aimable garçon d'avoir trouvé un
moment pour m'écrire, je vois avec bonheur que tu travailles,
que Pils est content de toi et toi de toi-même, il faut profiter
de ce bon moment, tu vas partir peut-être, car les grands pro-
grès se font, je te l'ai toujours dit, par saccade et soubresaut.
Comment as-tu trouvé le temps de ranger ces livres!... Vous
avez des journées bien sombres pour le travail, d'après ce que
vous me dites et ce que je suppose; on ne peut s'en douter ici,
le ciel a toute sa clarté s'il n'a pas l'intensité d'azur qu'on
aime avoir dans le Midi. Vendredi à 3 heures, je suis parti pour
le pont du Gard, voulant mettre à profit deux jours à peu près
d'attente inutile. Le mistral, un mistral de vrai, des plus ter-
ribles, m'a balayé ; je suis revenu samedi coucher à Nîmes où je
n'étais pas fâché de faire une visite hier h M. P... et puis j'ai
beau faire, il m'est difficile en ce moment de m'éloigner des
328 l'AUL HUET
aflaires Aujourd'hui, sans doute, le sort en est
jeté. Je n'ose plus vous en parler, car je vois que ce trouble, que
je voudrais supporter seul, est bien augmenté par la distance.
Cependant mille chances contre une, dit Maître Boissier ; cela
doit donner de l'espoir, et lorsque je vous transmets ces nou-
velles, je ne crois pas troubler ta pauvre mère si bonne, si pas-
sionnée dans ses tendresses. Puisque tu es la tête forte de la
maison, je te la recommande, mon cher ami, en lait j'ai beau
avoir confiance, on peut avoir un malheur, mais un malheur qui
ne me serait pénible que pour vous.
J'ai trouvé le pont du Gard toujours beau malgré la saison ;
cependant il est trop tard pour travailler en cet endroit qui est
loin d'avoir la splendeur du Var et de Nice. J'y ai rencontré un
nommé Lanoue ' dont tu as vu au salon des Campagnes de Rome
à l'huile et au pastel. Il est là seul, et trouve son exil, sans
parents, sans amis, sans femme'', comme chante Edmée, aussi
doux que possible; il compte rester là encore une huitaine de
jours, pour terminer des pastels, trop achevés (comme il le
dit lui-même); il faut dire qu'avec ce mistral, il fait dans ce cou-
rant du Gardon un froid épouvantable et que, dans ses huit jours,
il aura du mal à trouver peut-être quelques heures...
A son fils.
Nimcs, mercredi i3 novembre 1862.
Je viens de passer l'après-midi chez JNl. Numa Boucoiran.
C'est une ressource ! J'ai beaucoup pensé à toi, mon cher René.
Boucoiran m'a montré des calques magnifiques, d'après les des-
sins qu'il a faits pour la copie de Michel-Ange de Sigalon ; tu
sais, ou tu ne sais pas que Boucoiran^ était l'élève et l'ami de
Sigalon, il a aidé beaucoup celui-ci dans ce grand travail : bien
des parties entières sont de lui, et après la mort de Sigalon,
il a été chargé de terminer cette commande. Ces calques ont été
pris à la glace et retouchés avec un soin extrême. M. Boucoiran
voudrait trouver un graveur capable de les reproduire. Ce serait
un service à rendre à la jeunesse de l'école, qui va à Rome
(quand elle y va) avec un petit ponsif honnête et modéré de
figure académique, qui lui donne bien tard l'idée d'un style
semblable; l'habitude est prise, aussi vont-ils à peine voir la cha-
pelle Sixtine. Je ne sais, du reste, si les estomacs français sont
capables d'accepter une science si vigoureuse et des partis pris
' Lanoue (Kolix-Ilippolyte). peintie. 1812-1872, prix de paysage, 1841.
- Rôle de Marthe dans Faust, acte III scène du jardin.
■'' Né à Nîmes en i8o5, collaborateur de Sigalon de i833 à 1837.
LA CORRESPONDANCE ii<j
si violents. Les femmes, il faut bien le dire, malgré l'opinion
(lue M"'" Pelletan aurait de moi si elle m'entendait, se voileraient
double, pour ne pas dire qu'elles n'y comprennent rien. J'ai
arpenté la ville en plusieurs sens, visité l'église de Questel,
cette charmante copie des petites basiliques italiennes du
xii' siècle. Les peintures de Flandrin qui ornent le chœur sont
complètement dans ce style, notre architecte a dû être content
de ce travail qui n'écrase rien. C'est un afTadissement de la frise
de l'église Saint-Vincent de Paul. Au jour du jugement dernier,
si chacun reprend ce qui lui appartient, il ne restera pas grand'-
chose à ces messieurs.
Je suis logé au Luxembourg... Vue sur l'esplanade en face du
palais de justice, au fond des arènes, et au milieu de la place
une fontaine avec un énorme groupe de quatre ou cinq figures
de PradierM
Au président Petit.
i"' janvier i863.
J'aimerais mieux vous parler peinture, musique, de ces
arts que vous aimez et comprenez si bien tous et vous surtout,
mon cher ami, doué d'une voix rare que vous avez eu le tort de
négliger et sans doute de perdre. Si l'époque n'est point tournée
vers l'art, il faut au moins que certaines âmes élevées lui con-
servent un culte secret. — Que voulez-vous? Je parle avec quel-
ques droits, malgré les vents les plus contraires, je travaille,
et plus j'avance, plus j'aime cet art que je vois finir, lui aussi. Je
crains pour René de mauvais jours ; ah ! jeune homme, quel
métier vous entreprenez là ! disait Charlet il y a déjà quelque
vingt ans, au bas d'un de ses charmants petits chefs-d'œuvre
Ne parlez pas de moi, mon temps d'arriver est fini ; dans les
arts plus qu'ailleurs, il faut savoir saisir la corde et ne point la
lâcher. Je n'ai jamais su faire mes affaires et n'apprendrai guère
aujourd'hui. Une fierté maladroite, un mouvement de timidité un
peu orgueilleuse, l'orgueil, vous le savez, marche volontiers
derrière la timidité, a indisposé contre moi une des rares
infiuences qui me veulent quelque bien, et j'ai su, d'un homme
bienveillant, me faire un ennemi que je sens d'une façon indé-
finissable comme certain air qu'on ne touche pas. Je ne puis
aujourd'hui que demander assez de calme et de santé pour mettre
à profit les dernières années qui me restent et ne point souffrir
d une persécution qui se fait sentir dans les petites occasions. Ce
qu'il faut surtout, c'est la santé, le bonheur de ceux qui nous
entourent. C'est là, mes chers amis, ce que nous vous souhaitons
à tous du plus profond du cœur, en vous embrassant tendrement
comme on vous aime.
Paul Huet.
' Pradier (James), sculpteur. 1792-1862.
33o PAUL HUET
A M. Sollier.
Paris, 3 janvier i863.
Mon cher ami, voilà donc le résultat de vos belles promesses :
i86!5! et pas un mot de toi, ni de ta chère compasfue depuis
votre bonne et aimable visite, si pleine d'espérances et d alFectueux
engagements. Je ne sais si je romprai ce silence ; quoi qu'il
advienne, je veux vous envoyer les souhaits que nous formons
tous les jours pour votre bonheur, pour l'accomplissement de
vos espérances, l'entière satisfaction de vos désirs, puisqu'il faut
toujours désirer quelque chose en ce monde
La peinture languit bien sous un pareil souffle, et le temps si
contraire à vos arbres fruitiers, ce temps, qui nous prépare
quelque plaie d'Egypte l'été prochain, ne nous est pas plus
favorable. Paris est dans les aqua-tinta d'Hugo qui vient de
publier, avec accompagnement de grosse caisse, les élucubrations
fantastiques de ses rêves comme peintre. Je n'ai point encore vu
ces planches et j'en parle d'après Quasimodo — je n'ai lu que
huit volumes sur dix, des Misérables. Il y a plus de création dans
les types que je ne le pensais d'abord dans cet arlequin — j en-
tends par arleqnin ce potage si bien décrit par Balzac, où l'on
trouve toutes sortes de choses, même un vieux soulier — des
pages admirables, des situations dramatiques et poignantes, des
caractères bien trouvés ; 1 agent de police, par exemple, type
très original et vigoureux, mais pas un livre.
Pourquoi te parler de tout cela ? Tu es, mon cher ami, cent fois
plus au fait que nous ; tu vis et nous courons.
Adieu, mon cher ami, reçois, ainsi que M"'' Soiller, mes vœux
les plus chers. Toutes ces feuilles qui tombent : tous ces dèsen-
c/ianlements qui arrivent ne diminuent pas la foi que j'ai en ton
attachement, et surtout celui que je te porte,
P\tJL HuET.
A M. Sollier.
i6 janvier i863.
Comment te remercier, mon cher bon, de ce magnifique cadeau ?
Je voudrais inventer quelque chose qui pût te faire plaisir pour
te prouver combien je suis sensible à cet aimable souvenir. Je
n'aurais pas osé te rappeler cette promesse, me reprochant
déjà de t'avoir mis sur la voie. Plus j'avance dans la carrière,
plus je suis épris de ce talent merveilleux. Charlet est un
de ces heureux privilégiés doués en naissant. Voilà le vrai des-
sinateur ! homme du vrai style, car il n'en a pas la prétention.
Jamais je n'ai été plus frappé de la vanité de certains efforts. La
LA CORRESPONDANCE 33i
maladie de faire de l'effet appartient à noire époque. Je sors de
l'exposition du prince Deniidof, ce prince trop riche fait argent
de sa collection ou d'une partie de sa collection, on dit que c'est
pour se passer la folie (et celle-là est réelle) d'acheter la maison
Pompei du prince Napoléon, cette grande bûtise d'un homme
d'esprit. A part deux admirables dessins de Géricault, de déli-
cieuses aquarelles de Bonington, franches, loyales, coulant
(coinine les Ckarlel] de bonne source, j'agirais peut-être bien
comme le prince russe, et ferais comme lui beaucoup d'argent,
puisqu'on veut bien en donner, de cette trop célèbre Siralonice
et même des Decamps, la Mâchoire d'àne de Sanson et un certain
nombre de grandes et belles aquarelles. Dieu me garde de nier
l'immense talent de ces œuvres, mais elle sentent trop la manière,
et en vérité, comme le Misanthrope : « J'aime mieux ma mie, ô
gué! J'aime mieux ma mie ! » — dans des sens trop opposés, ces
deux œuvres sentent l'enclume et la réclame. 11 ne faut plus
penser au Poussin, au Testament, a l'Esther, ii V Enlè^'ement des
Sabines, etc., ces œuvres si fortes, si antiques de sentiment, si
simples de conception ; on ne pourrait souffrir un instant ces
gestes de pantomimes, exagérés pour faire comprendre toutes
les finesses de l'auteur. Je ne parle ni de la peinture, ni de la
couleur de la Siralonice, rien que d'y penser cela fait giincer des
dents ! L'œuvre de Decamps veut, au contraire, être trop coloriste
et ne l'est guère plus que l'œuvre de M. Ingres; paysage faux,
verdàtre, cette belle composition, vigoureuse certainement dans
le style, perd son effet par V immuhililé de la peinture. Je ne
sais si ce mot te rend cette peinture de Decamps où tout paraît
taillé dans la muraille. Les belles aquarelles, elles-mêmes, expo-
sées à cette vente, perdent par une richesse de tons inopportuns ;
il n'est pas un vêtement de singe qui ne contienne toutes les
laques, non de la palette, mais de la chimie, rouges, jaunes,
vertes, tout cela tapé, retapé, regratté, rempàté, avec une habileté,
lin talent, des ressources dont on regrette l'emploi. La Stratonice,
achetée h la vente de la Duchesse d'Orléans quelque 4i>-000 francs,
a la prétention d'atteindre les loo.ooo. Voilà comment nous pro-
cédons aujourd'hui ! et dire que j'aime mieux ces belles litho-
graphies de Charlet; il faut que le vrai soit bien fort, ou mon
goût bien dépravé. Trouver quelques défauts à des œuvres qui
se vendent si cher ! Dieu sait cependant que j'aime mieux admi-
rer; quel bon plaisir l'on éprouve h aimer une œuvre, i» entrer
dans la vie même de l'auteur. N'est-ce pas un ami ? — Tu vois
que moi aussi, je mets bien des restrictions à d'anciennes admi
rations, qui cependant n'ont jamais, de ma part, été sans
réserve.
Quant à Lamartine que tu traites fort mal et qui prête nial-
' Demidof (Anatole), duc de Santo-Donato, opousa la princesse Mathilde,
fille de Jérôme Bonaparte, 1813-1870.
332 PAUI, HUET
lieureusement h toutes les attaques par ses malencontreuses spé-
culations, sa mendicité déplorable, comme tu le dis à la suite
(le tous, il a été si uiallieureux, on a été si injuste à son égard,
([u'il faut lui jjardonner bien des choses. Il n'a pas voulu être le
plus grand homme du monde, mais il reste toujours un homme
bien extraordinaire. Quand je le vois, je suis, je l'avoue, de suite
sous le charme. Il est doué par les fées, et dune bouche divine
sortent, comme dans les contes de Perrault, des perles et des
diamants. C'est une grâce inimaginable que la parole de ce poète ;
puis il a soixante-treize ans ! Rappelle-loi ces singuliers moments,
où la société des décembristes acclamait le président, et avec
quel fier dédain l'homme, abandonné après de si grands services,
passait sous le silence de la foule. Je ne l'excuse pas aujourd'hui,
mais il a dû bien souffrir et penser que la France ne méritait
guère qu'on jouât pour elle aucun rôle, surtout celui de la
pauvreté, qui est ce qu'elle dédaigne et méprise uniquement
aujourd'hui.
Tu te plains du temps : que dirais-tu, cher ami, de celui de
Paris, et si tu étais peintre surtout ! Après la sévérité que j'ai
montrée pour deux œuvres célèbres, je n'ose parler de ce que
je fais ; il y aurait peut-être plus d'orgueil à ne pas le faire. Je
sais d'ailleurs quel intérêt cVami tu portes à mon travail. J'ai
repris ma Marine (ce naufrage dont, je crois, tu as vu l'ébauche)
sur une plus grande toile ; elle est fort avancée et a été très vite
en considérant les difllcultés que donnent ces temps ténébreux.
Jamais je n'ai vu, je crois, un hiver pareil. Sans que nous soyons
malades, nos santés se ressentent de cette humidité constante.
Si cela se prolongeait, on verrait, comme en Angleterre, la
pendaison devenir à la mode et bien portée.
Adieu, ami, mes respectueux et bien affectueux compliments i»
ta chère et digne compagne. Ma femme a écrit, je crois, quelques
mots a M™' Sollier pour excuser mon retard. Merci encore de ton
cadeau pour moi et pour René, dressé il aimer Géricault, Dela-
croix, Charlet et tous ceux que nous aimons — à bientôt et de
cœur.
Paul Huet.
Tu sais par les journaux que la Stratonice a été adjugée
ga.ooo au Duc d'Aumale ; ce nom proclamé a excité de vifs et
nombreux applaudissements, comme il y en a toujours du reste,
lorsqu'il se lait des prix si énormes. Trois ou quatre cris de
« vive l'Empereur! » ont protesté.
De M. Sollier.
Saint-Germain du Val, 11 février i863.
Mon cher ami, en allant à La Flèche hier, la buraliste du chemin de
fer in'a remis un petit colis dont le contenu, comme tu penses, nous a
LA CORRESPONDANCE 333
fait bien plaisir. Tu ne faiblis pas, c'est toujours le même style et la
même vigueur d'exécution. Nous sommes allés passer huit jours à
Laval où nous avons bien pensé à toi ; il y a de beaux motifs le long
des bords de la Maj'enne tout encaissée de carrières de marbre. Je ne
sais si tu connais cette contrée, mais il me semble qu'il y a de quoi
faire; il est vrai que si tu exprimais tout ce que tu as dans ton cerveau,
il te faudrait vivre des siècles pour le mettre à exécution. J'espère que
René continue à faire des études, et toi, que prépares-tu pour l'exposi-
tion? 11 paraît que cette fois on ne pourra en produire que trois
Je ne sais pas comment M. Ingres n'est pas mort de j0ie.9i.000 francs
une de ses œuvres et sénateur par-dessus le marché ; je ne conçois pas
plus le Duc d'Aumale que celui qui a poussé l'enchère contre lui. Passe
pour Decamps, il y a de la fantaisie et un certain charme dans ses
œuvres et cependant on dit qu'elles ne gagnent pas à vieillir. Nous
sommes ici sous l'émotion de l'œuvre dernière d'Emile Augier : le
Fils de aboyer, qui a été reçue, comme partout, avec enthousiasme. Nous
l'avons vue à Laval et il faut que cette œuvre tranche bien dans la plaie
qui nous ronge, pour qu'elle ait eu ce succès, car c'est assez pitoya-
blement joué ; il n'y a qu'une scène au monde où on puisse en jouir
complètement.
Il y a évidemment lutte entre le progrès représenté par 89 et les droits
de l'homme, et l'éteignoir clérical représenté par le Pape ; je crois que
tout est là : l'Empereur a beau reculer, il faudra en finir; les prêti-esle
sentent bien. A mesure que l'éducation se propage, la jeunesse leur
échappe, nous le voyons bien chez nous. Depuis seulement que nous
sommes ici, dans un pays essentiellement catholique, les jeunes gens
qui n'avaient que dix ans en ont vingt aujourd'hui ; ils n'acceptent pas
tout sans examen, aussi notre pauvre curé, un vrai prêtre, ne demande
qu'à prendre sa retraite et à laisser de plus jeunes continuer une tâche
qui est au-dessus de ses forces
Je crois que vraiment toutes les religions s'en vont; elles ne sontplus
à la hauteur des connaissances qui nous éblouissent depuis quarante
ans.
A bientôt, mon cher ami, nous vous embrassons tout de cœur.
Tout à toi,
SOLLIER.
Du président A. Petit.
Votre exposition doit avancer. 11 me semble que vous devez être
content de vous. Vous avez travaillé avec une ardeur, un entrain de
bon augure; votre cœur est trop jeune, votre amour de l'art trop vif,
trop éclairé, pour que vos toiles ne portent pas la saisissante empreinte
de l'émotion qui vous aura inspiré cette grande scène de Saufetage au
bord de la mer. Quand verrai-je cette belle page? Prendra-t-elle place
au Luxembourg en face deVlnondation!'...
Qu'est-ce que ce portrait de Lamartine qu'on distribue chez lui aux
souscripteurs de ses œuvres? Je ne suis pas souscripteur de cette
dernière et grande édition. Mais j'ai celle de i8',9-i85o. Ne puis-je
avoir quelque droit à ce portrait?...
Adieu, tout à vous,
Auguste Petit.
8 mars iS63.
334 l'AUL llUI-T
La dernière visite de Delacroix à Paul Iluet eut lieu
à son atelier de la rue d'Assas le samedi 28 mars i863.
Tout ce qui touche à cette grande personnalité a un tel
intérêt que je transcris ici les notes suivantes prises
aussitôt son départ avec une absolue naïveté'.
Les conseils à Paul Huet, les théories sur la dégrada-
tion de la lumière, les confidences sur sa façon de com-
poser ne révèlent rien de très nouveau, mais comme
l'époque de cette visite est très antérieure à toutes les
réclames impressionnistes, luministes, pointillistes ou
autres, il n'est que juste de rendre à César ce qui appar-
tient à César et de montrer que ces questions préoccu-
paient Delacroix, qu'il les étudiait :
— Delacroix entrant : « J'ai vu Dauzats hier, il sor-
tait de chez vous enthousiasmé de vos toiles, il ma dit
qu'il préférait votre tableau ^, même à Vlnondation. Je
serais volontiers venu avec lui. Vous voyez, je n'ai pas
tardé, me voici. »
11 s'assied en face du tableau des Falaises de Houlgate
auquel Paul Huet était en train de travailler.
« Oh, que c'est original, c'est très bien, etc.. Vos
silhouettes de falaises sont superbes, mais elles ne sont
pas assez nettement arrêtées. Je vous l'ai déjà dit plu-
sieurs fois, mon cher ami, votre carrière eût été tout
autre, si vous eussiez voulu vous donner la peine de
faire attention à ces choses de transition. Ce n'est rien,
mais cela donne un fini nécessaire.
« Votre cadavre est un peu blanc, la mort est toujours
couleur de terre ; il n'y plus de transparence et les
ombres sont fortes : vous ferez bien de le glacer. C'est
peu de chose et votre tableau gagnera. Sans vouloir
faire attention à ce bon public, il faut dire que la scène
n'est pas très gaie; elle sera moins cruelle si votre
' J'étais présent lors de cette visite, et j'ai noté la conversation dès le
départ de Delacroix. R. P. H.
- Dauzats a demandé la toile pour le musée de Bordeaux, sa ville natale.
Voir sa lettre du 6 septembre i863, p. 355.
LA CORRESPONDANCE 335
cadavre est un peu dissimulé dans la demi-teinte.
« Le Bas-Meudon\ Oh! quel heureux contraste; c'est
très gai de lumière, plus fait ; vos transitions sont ici
mieux ménagées, vous voyez comme cela fait bien.
« Et le troisième, cette vue de Normandie ; près de
Falaise, dites-vous, c'est la vraie Normandie. Votre ciel
est superbe et votre fond, à gauche, ravissant, vous avez
fait une étude d'après nature ? »
Paul Huet : — « Non, il pleuvait à verse quand j'ai
vu ce motif, et bien que j'en aie fait, vous le savez, par
tous les temps, je n'ai pris ce jour-là qu'un bout de
croquis, un trait, j'ai fait l'esquisse aussitôt rentré. Mais
vous connaissez mes études, cette armoire en est pleine,
et ces cartons ! Ce n'est que comme cela que l'on apprend
et toujours. »
Delacroix : — « Oui ! On apprend sans cesse, sans quoi
on ne vivrait pas. — S'il fallait toujours faire la même
routine, autant se brûler la cervelle tout de suite.
« D'après de récentes observations, je crois pouvoir
établir, en principe, que la transition d'une ombre au
clair est toujours séparée par une ligne bleue, mais
bleue, très bleue, indigo enfin, pour les chairs surtout.
Voyez à la lampe, vous aurez l'exagération du phéno-
mène et vous en jugerez plus facilement. L'ombre, après
cette ligne bleue, devient d'un violet foncé, et dans les
ombres des chairs, la ligne bleue est encore séparée de
la lumière par un ton rose rouge, causé par la transpa-
rence du jour qui glisse sur la peau et la traverse
même.
« Voici une nature morte, un lièvre, il est d'un beau
ton, le rappel des blancs de la queue est très heureux,
les pattes sont très bien, le couteau aussi.
« La difficulté pour ces natures mortes est la composi-
tion, parce que tout doit être éclairé suivant le même
jour et c'est fort difficile, ne pouvant avoir tous les
' Musée de Montpellier.
336 l'AUL HUHT
objets à la fois ! Je ne sais comment faisaient Chardin
et tous ces gens-là ; ils devaient avoir des objets fac-
tices, ou je ne sais quoi, pour se rendre compte d'avance
de l'effet des ombres et de l'arrangement. »
Paul Huet : — « Vous ne trouvez pas que le couteau
à manciie de cuivre, étant jaune lui-même, fasse mal si
près des tons jaunes et roux du lièvre. Je crains qu'il
ne lutte trop avec les tons du ventre de la bête ? »
Delacroix : — « Non, au contraire, ce cuivre a des
brillants qui font très bien. Dans un tableau, il faut des
brillants et c'est ce que je cherche toujours. Il faut sur
le premier plan, soit de la vaisselle, soit des pierreries,
enfin un éclat, un collier par exemple, je cherche sou-
vent à placer un collier. Le brillant c'est la vie ; on n'en
met jamais assez. — Voyez sur les mains les brillants sont
de toute nécessité. « Eh bien, dans vos paysages vous
devez chercher cela et vous le cherchez, c'est plus dif-
ficile à trouver, il est vrai. »
Paul Huet : — « Aussi a-t-on dit qu'il n'y avait pas
de paysage sans eau. C'est notre plus grande res-
source. »
Delacroix : — « Oui, mais comme un paysage est
joli dès que vous avez ce reflet; soit un ciel, soit un fond
se reproduisant dans ce miroir. Voyez votre rivière, là,
dans ce Bas-Meudon.
« Les blancs sont très rares dans le paysage ; vous
avez une maison, mais c'est une oeuvre humaine, puis
les maisons vraiment blanches sont des exceptions ;
vous avez un nuage blanc, mais d'un blanc bien modifié,
une carrière, mais c'est rare et rarement bien blanc : il
n'y a que l'eau qui vous donne des brillants et du blanc
par les reflets. »
Un carton est ouvert, Delacroix y prend une gravure
qui s'y trouve, c'est un Charlet : La Garde meurt et ne
se rend pas. — « Voilà un chef-d'œuvre, quelle compo-
sition ! Pour moi, je mets cela à côté de Raphaël, de
LA CORnESPONDANCE 33^
Rubens, de tout ce que l'on voudra. Est-ce que vous
avez une collection suivie. »
Paul Huel:— a Non, mais j'aime beaucoup les œuvres
de Chariot. J'ai trouvé celle-ci tout récemment, je l'ai
achetée parce que c'est un souvenir. Je la voyais sur
les boulevards en sortant du collège. Je ne connaissais
nen, mais j'étais passionné pour ces lithographies; c'est
à elles que je dois ma vocation de peintre. »
Delacroix .— « Ah ! Je ne savais pas ce détail, mais ce
que je sais bien, c'est que moi aussi je courais après ces
estampes; il est vrai que, ayant quelques années de
plus que vous, je les ai toutes vues paraître.
« J'avais traité ce même sujet. C'était un cavalier
démonté qui avait le pied sur son cheval mort et qui
refusait de se rendre... Oh! c'était bien mauvais, mais
le motif aurait prêté. Je publiais ces dessins pour vivre,
j'en tirais quelqu'argent. J'ai bien fait, sans l'avoir jamais
vue, le portrait de la femme d'un ambassadeur turc
alors à Paris, ainsi que le portrait de M*** sans l'avoir
vu davantage. Je l'avais fait ressembler, sans le vouloir,
à Guérin. Tout cela a paru deux ans avant les premières
lithographies de Charlet, qui sont de 1822.
« Aujourd'hui les jeunes gens ne veulent plus entendre
parler de Charlet, on n'en veut plus. C'est pourtant un
homme d'un grand génie, pas deux têtes dans tout son
œuvre qui se ressemblent. »
A propos de l'inspiration et de la façon dont une
composition trouve sa formule définitive dans le cerveau
de l'artiste, Delacroix, l'homme au génie si fécond,
ajoute cette curieuse confidence : « Jamais une idée ne
me vient tout d'une pièce et d'un jet spontané; toujours
ma pensée emprunte son point de départ à une chose
vue, à une vision perçue, fût-ce une image à un sou,
une gravure d'Epinal informe. De là, elle voyage à perte
de vue, et je n'ai pas besoin de vous dire que le but
atteint n'a rien de commun avec le point de départ.
Mais ce point n'en a pas moins existé. »
338 l'AUL HUET
Après ces notes, il est intéressant de citer une lettre
de Delacroix adressée à Gustave Planche, elle complète
et corrobore étrangement les confidences de cette cau-
serie intime avec Paul Iluct.
L'ugcnc Dctacroi.r à M. Giistaïc J'Innchc,
103, /lùlrlilu Midi, rue de. la liarfn
Ce n'est pas ma modestie, mon cher ami, qui m'empêche de vous
faire un croquis de mes œuvres : C'est l'impossibilité, absolue pour
moi, de refaire une chose déjà faite. Je me suis tué pendant une demi-
semaine pour faire une Liberté pour Mesnier et j'ai été obligé d'y
renoncer, tant mon instinct me rend cette besogne nauséabonde. J'ai
un à peu près de croquis fait par un polisson qui est à la disposition
de Tony, quand vous le voudrez.
Je compte envoyer le Quentin, si vous trouvez un homme de bonne
volonté pour en faire un à peu près, de grand cœur. Je n'aurai pas le
temps, je pense, de mettre ma bataille.
Pour vous prouver ma bonne volonté, je vous ferai tout ce que
vous voudrez en fait de vignette, excepté ce que j'ai déjà mâché une
fois.
Vos livraisons ont été portées négligemment. J'ai entendu parler de
gens qui avaient souscrit et n'ont rien reçu ; d'autres, chez qui on n'a
pas fait toucher la souscription.
Dites-moi ce qu'il faut que je fasse de mon croquis de Liberté : s'il
faut l'envoyer à Tony sur-le-champ ?
Je me tiens toujours confus et reconnaissant de la façon dont vous
me traitez. Hélas! j'ai grand besoin de compensation à l'ennui qui me
ronge. Tout le monde, la peinture, les hommes et moi-même, tout cela
m'ennuie. Donnez-moi un désert et faites-moi l'amputation de ce qui me
reste d'amour-propre, je serai trop heureux dans ce monde.
Tout vôtre,
Eugène Delacroix.
A M. Le grain.
a avril i863.
Vos tableaux sont très bien, surtout l'intérieur. Ce qui tue
votre portrait, c'est un fond chocolat détestable qu'il serait facile
de modifier avec du courage. C'est-à-dire : prendre le chemin de
fer et venir deux jours ici pour peindre un quart d'heure. La
tête est bonne, fine d'expression et ressemblante.
Je suis très fier d'un tel élève qui devient mon maître.
Paul Huet.
LA CORRESPONDANCE 339
Au président Petit.
Avril i8G3.
Mon cher Auguste, j'ai envoyé mes toiles, je puis régler mes
affaires et surtout me livrer un peu à mes amitiés ; c'est à vous
tout d'abord que je pense...
Vous vous intéressez toujours à mes travaux, mon cher ami, et
je vous en remercie ; cette pensée qui m'accompagne part chez
vous autant du cœur que de votre goût délicat pour l'art lui-
même que vous aimez aussi passionnément. Oui, j'ai envoyé mes
toiles, peintures barbares et grossières, à côté des jolies choses
qu'on nous donne aujourd'hui. Au moment de se lancer dans
cette aventure d'une exposition, l'on hésite comme l'homme
plongeur qui se jette à l'eau. Nous avons en peinture des gens
d'une habileté pratique singulière. C'est fort joli et très laid,
mais effrayant de propreté. En allant me placer il côté de ces
toiles si vaporeuses et si tendres, je me sens comme un homme
crotté dans le salon d'une duchesse. On peint aujourd'hui comme
M'"^ de Guyon ' écrivait, mais pour dire moins qu'elle encore. Le
pinceau a un moelleux et un fini qui donnent aux sujets les plus
légers, aux portraits les plus engageants, quelque chose de vapo-
reux, de tendre et de mystique, qui permet k toutes ces pein-
tures d'entrer, dans les plus discrets boudoirs, se placer entre un
crucifix et les bréviaires les plus légers. C'est l'époque, et pour
réussir il faut en être-.
Je me console en ayant quelquefois Caton pour moi contre les
dieux du jour. Mes peintures, cette année, ont fait faire la grimace
à quelques amis, mais trouvé grâce devant quelques-uns des juges
que j'aime le mieux. Je désire, si vous venez, mon cher bon,
quelles soient de votre goût. Je dois vous prévenir, mais je crois
que ma femme vous en a parlé, que ma toile importante n'est pas
très aimable. La suite d'une grosse marée sur les côtes sauvages
de Dives, au pied des sévères falaises des Vaches Noires. J'ai
1 Mme Guyon, mystique. Doctrines quiétistes, 1648-1717.
- Il est intéressant de rapprocher de cette lettre ce passage d'une lettre de
Constable, page 78 de la traduction, par Léon Bazalgette :
« ... Croyez-moi, mon cher Fisher, je ne serais pas loin de me trouver mal
en chemin quand je suis là debout devant mes grandes toiles, si je n'étais
pas remonté et encouragé par votre amitié et votre approbation. J'ai peur
maintenant (pour ma famille) de ne jamais faire un artiste populaire, un
peintre pour messieurs et pour dames... »
Plus loin, à la page 218, Leslie dit avoir trouvé cette remarque parmi ses
notes : n Mon art ne flatte personne par l'imitation, il ne sollicite personne
par le ooli, il ne chatouille personne par la petitesse, il est saus sucreries
ni fadaises, comment alors pourrais-je espérer être populaire? »
Et page 228 : « ... John Chalon a répandu un bruit sur mon compte qui m'est
revenu de deux ou trois côtés différents, à mon grand avantage, à savoir qu'il
m avait réellement vu en main quatre petits pinceaux de martre et que je
m'en servais bona fide pour peindre... »
J4o PAUL HUET
eu encore cette année reiitêtemeiit des figures, et voulu ajouter à
l'expression dramatique du paysage l'expression des figures.
J'ai introduit là un noyé, sujet d'horreur pour les femmes de
goût qui sont venues voir mes tableaux, et sujet de drame inté-
rieur, bien que Claire soit plus cd'rayée de la critique que du
sujet.
En voilii bien long, mon cher ami, sur un tableau dont on ne
parlera peut-être pas ; le silence du public va-t-il mettre, hélas!
tout le monde d'accord ? Je n'aurais pour me consoler que les
quelques enthousiasmes que j'ai recueillis'.
Avec cela, un bord de la Seine aimable et agréé de tout le
monde poli ; puis un bocage plus disputé par tous ceux surtout
qui ne connaissent pas la nature plantureuse, surabondante,
veloutée de la verte et humide Normandie.
A M. Lesrain.
Il avril i865.
Mon cher ami, j'ai vos reçus, vos tableaux sont donc arrivés
en bon état. Plusieurs les ont vus qui ont été fort satisfaits,
entre autres M. Marcille', amateur et connaisseur; Delacroix lui-
même a été content de vos peintures et (pour vous consoler d'un
voyage si désagréable et que nous n'avons pas su rendre moins
pénible) a trouvé que le fond du portrait faisait a merveille : le
fond, chose importante (ceci dit pour ma défense personnelle).
Lorsque je vous verrai, puisque vous nous donnez l'espoir que
vous saurez affronter un séjour qui vous est si dangereux, je
vous dirai la partie critique; elle vient surtout d'un ami plus dif-
ficile et fort entiché des principes Corot, dont il s'est tardivement
fait l'élève. Chennevières ^, vous savez, je crois, est venu pour me
voir et malheureusement ne m'a point trouvé. J'aurais désiré
qu'il vit chez moi vos toiles et les miennes; c'est une triste chose
de jeter ses malheureuses productions au milieu de l'horrible
mêlée des envois de l'exposition. J'ai aperçu quelques toiles,
l'abomination de la désolation dans les termes de l'Ecriture et, à
côté, des peintures d'un onctueux suave et doux qui dépasse
' Dans un article paru dans le nuaiéro de la Pairie du i3 avril 1878, signé
des initiales M. de Th., la citation de ce passage de lettre, prise dans la
brochure de Burty, est accompagnée de cette note :
<( Tout le caractère de l'homme, tout l'œuvre du peintre, œuvre sévère,
hardi, consciencieu.'c, qui ne flatte aucune tendance du jour, qui ne pactise
avec aucun succès éphémère ou de mauvais aloi, tout Paul Huet est dans
ces lignes, u
■^ Eudoxe Marcille, amateur distingué, possesseur d'une très belle collec-
tion d'œuvres de Prud'hon.
' Le marquis de Chennevières, écrivain, inspecteur des Beaux-Arts, conser-
vateur au Louvre.
LA CORRESPONDANCE 34i
toutes les ineffables tendresses de Marie Alacoque. Le pinceau
trouve le moyen aujourd'hui, par le fini et l'extrême moelleux
des passages de transporter le spectateur dans les mystiques et
vaporeuses écoles du Sacré-Cœur , c'est plus joli que nature et
plus laid, mais quelle figure doit-on faire en pareille compagnie!
Ici comme ailleurs, on sent qu'on est hors l'Eglise et de mauvais
ton. Il faut en prendre son parti et porter courageusement sa
blouse ou sa vareuse.
Adieu, mon cher ami, faites part à votre chère femme des com-
pliments qu'ont reçus vos peintures et croyez tous les deux à nos
sentiments d'affection.
Paul Huet.
.l'ai eu pour ma part, il faut bien vous le dire, quelques enthou-
siastes. Vittrix Diis, etc.
C est en i863 qu'il va pour la première année à Cha-
ville, où il fait des études aux étangs : ainsi qu'à ceux
de Ville d'Avray, d'où Corot a tiré ses meilleures inspi-
rations, (avant leurs embellissements par les ingénieurs).
Paul Huet prend dans la partie restée un peu pittoresque.
le motif de son tableau Soirée cVété^ les Baigneuses^ dont
il a fait une eau-forte.
11 apprend la mort de Delacroix et prononce sur la
tombe de son ami quelques paroles d'adieu, expression
de son admiration enthousiaste; elles sont d'autant plus
appréciées par les amis et admirateurs du maître qu'elles
venaient avant le triomphe remporté par l'exposition et
la vente de l'année suivante.
A l'automne, il va passer quelques jours à Saint-
Maclou chez un ami M. A. Vauquelin, il fait des études
à Honfleur, puis à Houlgate.
A M. Sollier.
Mai i863.
Mon bon Sollier,
Qu'il y a longtemps que je ne t'ai écrit, qu'il y a longtemps
que nous n'avons reçu de vos nouvelles! Que sont donc devenues
ces belles promesses de correspondance ! N'est-ce donc pas
342 PAUL HUET
assez que la mort éclaircisse les rangs, emporte les amis, faut-il
que l'éloignement, l'absence fassent le désert autour de nous?
Il est des amis oublieux, j'ai renonce à toute correspondance avec
eux; c est ce que je ne puis iaire avec toi, qui ne m as jamais
tout à (ait délaissé. Nous avons eu beaucoup d'ennuis, ce dont on
n'est pas pressé de faire part à ceux qu'on aime ; passe pour les
chagrins, mais les ennuis, chacun a assez des siens I...
Pendant ce temps, ou à peu près, Paris nommait ses députés,
tu sais comment !... Que dit-on en province de cette tenue des
Parisiens ? Partout du reste, l'opposition a ofTert au gouvernement
une minorité qui peut passer pour une énorme majorité ! Telle
est ici l'impression. Pour passer à un autre ordre d'idée : j'espé-
rais d'autant plus te voir à cette époque que nous sommes en
pleine exposition, et que tu as pris plus ou moins la bonne habi-
tude de venir h Paris vers le mois de juin. Si l'exposition ne t'at-
tire pas, j'espère qu'elle ne sera pas pour toi un prétexte à ne point
venir ;je lui en voudrais d'autant plus. .le viens de l'écrire à un
ami tout à l'heure : C'est une triste chose de vieillir, on perd
non seulement amis et famille, mais les illusions; tout change
autour de nous, ce que nous aimions est oublié, au moins en
tient-on peu compte ; au vide des amis se joint le vide de la
pensée ; je me fais peu, pour ma part aux tendances du moment,
à cet art coquet, coquin, sans grâce, d'une habileté pratique
dépourvue de sentiment, cœur de courtisane, c'est directement à
la bourse de l'amateur que l'artiste s'adresse. Il y a longtemps
que les marchands sont dans le temple, mais depuis que l'expo-
sition s'est éloignée des vieux maîtres pour passer au palais de
l'industrie, il n'y a plus de temple, ce n'est plus qu'un bazar.
Objets parfaitement confectionnés, poli précieux, vernis parfaits,
rien n'y manque, pas même les annonces des journaux, car la
critique n'est plus qu'un moyen au profit de qui sait la tenir.
Cela est si vrai, que le public prévenu ne tient même plus aujour-
d'hui compte de celle qui veut être sérieuse. Que de talents,
que d'intelligences cependant dans cette exposition ! Le nombre
des habiles est vraiment considérable. Aussi suls-je par moments
tenté de me frapper la poitrine et d'attribuer à 1 âge ces impres-
sions moroses, ces blâmes surannés. La sculpture, plus encou-
ragée du gouvernement, a conservé au moins l'apparence d'un
grand art. Elle se cramponne à la tradition et donne raison aux
écoles. Si les convictions lui manquent, si elle a peu la vie de
l'âme, l'étude de chefs-d'œuvre de l'antiquité y supplée, et des
talents vraiment remarquables ont donné, cette année encore,
de belles réminiscences du passé. Les gouvernements qui bâtis-
sent ont besoin de la sculpture et l'encouragement qu'elle reçoit
est pour beaucoup dans ces efforts. C'est là, d'ailleurs, que l'on sent
combien la peinture est un art plus intime, plus moderne, ayant
besoin de spontanéité, traduisant l'expression plus directe de l'ar-
tiste et aussi de son époque. Les imitations des vieux maîtres, en
LA CORRESPONDANCE 343
peinture, ont toujours quelque chose de guindé et d'ennuyeux;
c'est pièce fausse, qui sonne faux. Tel l'art allemand, malgré les
hommes distingués qui le représentent. C'est une espèce de défi
et de reproche lancés au public par des âmes grandes et déses-
pérées, qui sentent l'impuissance de leurs effoits. Ni Géricault,
ni Charlet ne procédaient ainsi, ils portaient la lumière avec eux.
Je ne sais si c'est vieillir, mon cher ami, mais de plus en plus
j'aime ces grands artistes, et regrette qu'on ait si vite quitté le
sillon qu'ils ont tracé. Malheureusement rien n'est impuissant
comme les regrets. Delacroix est un artiste d'un autre âge pour
la génération présente.
Nous sommes à Chaville, près de Versailles, dans un recoin un
peu sec. Ecris-nous, donne-nous de tes nouvelles et rappelle à
ta chère compagne, que nous avons trouvée si distinguée de cœur,
qu'elle a promis de répondre aux sentiments affectueux que je
me charge de renouveler ici.
Mes respects à M""" Sollier.
Tout à toi.
A M. Lef/rain.
Pai:l Huet.
10 juin i863.
Mon cher ami. Je voulais vous écrire, cela depuis à peu près
l'ouverture du Salon, non pour vous en parler, car ce qui m'a
peut-être retenu, c'est la conviction où j'étais que malgré la ter-
reur que Paris vous inspire, vous ne pourriez résister à venir
voir cette année l'exposition. Vous l'avez h peu près annoncé et
je comptais profiter d'un voyage qui ne serait pas fait pour moi.
Je ne sais si vous avez beaucoup lu de critiques, si l'on parle
de peinture et d'exposition à Vire ? L'art de la peinture est tel-
lement devenu manufacturier, il atteint si bien les progrès de
la confection que je ne m'étonnerais pas qu'on s'en occupât
dans une ville comme la vôtre, plutôt qu'au centre de VintelU-
gence et des académies^ où l'on a bien autre chose à faire.
Je ne veux point médire des académies, bien que peu menacé
d'en être ; ni même de mes confrères, mais il faut cependant,
mon cher ami, que je vous dise un peu ma pensée puisque je
m'avise de parler de cette exposition à laquelle nous contribuons
l'un et l'autre. Ma pensée, c'est qu'il est triste de vieillir, les
amis disparaissent, les choses changent autour de vous, on
a beau se sentir l'âme jeune et se croire de ce monde, on est
presque un étranger dans un monde nouveau ; l'art, cette ex-
pression de la pensée, se modifie, venu de l'âme, on le croit éternel
et cependant il est le plus vite emporté dans les époques criti-
ques et de décadence. Non seulement il se modifie, mais il
s'éteint et meurt; assistons-nous à cette agonie? Je ne saurais
le dire, bien que j'en sois tenté. J'entends tellement parler de
344 PAUL IILET
progrès ! Je suis tellement témoin d'une habileté générale pra-
tique que je suis tout prêt à maccuser et à attribuer à 1 âge
morose les erreurs d'un jugement suranné. Ce qu il y a de sûr,
c'est que ce que nous aimions, on paraît ne plus beaucoup en tenir
compte et que nous n'aimons guère les tendances d'un art
devenu une monnaie de circulation, depuis le boulevard des Ita-
liens jusques un peu au delii Notre Damu-de-Lorelte.
Que je n'aille pas au moins vous détourner de votre voyage par
cette boutade d humour, venez voir par vous-même, mon cher
ami, ces choses charmantes, qui toutes ont ce charmant vernis
féminin : --- le désir déplaire. — Nous serons d'ailleurs heureux
d'avoir le sentiment naïf d'un homme moins soumis à ce régime.
... Ce qui me paraît le plus fort aujourd hui ou au moins
cette année, c'est la sculpture; renfermée dans les limites de
la tradition académique, la sculpture, en s'immobilisant un
peu, paraît avoir donné raison aux écoles ; elle a trouvé le
moyen de reproduire, dans des types connus, de belles réminis-
cences d'un passé qui avait en plus la vie de l'âme. C'est quelque
chose ! Mais enfin, c'est beaucoup aussi de voir de grandes tra-
ditions se relever. La sculpture doit, je pense, cette supériorité
aux encouragements qu'elle reçoit, on ne peut tout à fait la ré-
duire à la proportion des statuettes ; et des gouvernements qui
bâtissent sentent le besoin de cette magnifique ressource de déco-
ration. Si plats que soient nos monuments, ils ont besoin de sculp-
teurs. Il y a donc tout à dire sur cet art moderne sans conviction,
qui, ne sachant trouver sa voie, se rattache au passé et trouve, a
défaut d'inspiration, de beaux souvenirs qu'il jette avec impuis-
sance au public comme un reproche et un regret...
J'ai vu les dessins de monsieur votre beau-frère... ils sont bien
faits, mais qui ne fait bien aujourd'hui, surtout dans ce manie-
ment du fusain ? Il y a aussi une trop grande inexpérience des
premières conditions d'un tableau : le manque d'agencement
dans les lignes, mais rien là n'est fait pour le décourager, à
peine a-t-il étudié ! Il lui faut des points d'appui, qu'il les prenne
dans les maîtres et sin-lotil dans la nature; il se préoccupe trop,
je le crains, des petites productions modernes. Vous lui direz,
de tout ceci ce que vous jugerez à propos. Nous vous embras-
sons...
Au président Petit.
2 juillet i863.
Mon bon ami,
Étes-vous remis de vos dernières secousses? Etes-vous plus
rassuré sur ces santés si chères des êtres bien-aimés qui vous
entourent? Nous sommes impatients de vos nouvelles.
... Si je ne vous écris point, mon cher Auguste, c'est qu il me
faudrait répondre à vos préoccupations si vives par le récit de
LA CORRESPONDANCE 345
nos petits ennuis et de nos mesquines misères ; bien peu de chose
que ces petites épines devant les chagrins passés et les menaces
de l'avenir! II vient de disparaître du théâtre humain un des
plus nobles représentants de notre chétive espèce. Jean Rey-
naud ' le philosophe, l'auteur de Ciel et terre, ce livre un peu
bizarre, témoignage d'une science immense unie à l'imagination
la plus grande; Jean Reynaud, que nous avons tous connu, est
mort pour prouver une fois de plus que la force physique, protégée
de la force morale, est impuissante devant le destin. Reynaud était,
du reste, de ces hommes qui n'ont point d'âge et qu'on voit tou-
jours jeunes. Le front superbe, la tète haute, dénonçant son im-
mortalité par son regard; Reynaud semblait dominer le sort
comme les hommes. 11 portait la puissance avec lui et bien des
gens, le croyant fatalement destiné au pouvoir, ont été très
étonnés du rôle modeste et secondaire qu'il a joué dans nos évé-
nements. Ceci s'explique par un mot : Il était aussi ferme dans
les principes de l'honneur que dans sa foi politique.
Nous avons perdu, vous le savez. M™" de Lamartine il y a
quelques jours. C'est une perte aussi que cette femme excellente;
je n'ai point vu Lamartine depuis, mais, à part le trouble nou-
veau que cet événement peut jeter dans ses affaires, je ne crois
pas que la perte de M'"" de Lamartine altère en rien sa puissante
sérénité .
Vous m'avez demandé quelques causeries sur le Salon, mon
cher ami, jusqu'ici je me suis senti peu d'humeur à parler de
cette lutte de petits intérêts plutôt que d'art. Jamais le nombre
des talents qui s'adressent au public n'a été plus réel et plus con-
sidérable. La moyenne de l'exposition est très forte et doit satis-
faire la statistique; quant aux qualités réelles de la peinture, de
la grande peinture surtout, vous pensez qu'elles sont toujours
bien rares, plus rares que jamais pouvez-vous dire. Ne vous
fiez ni aux réclames, ni surtout aux couronnes d'or qui tombent
sur le succès. Toutes ces Vénus, pleines de suavité et de talent,
sont faites pour des boudoirs, je doute que jamais elles trouventun
temple. La peinture anecdotique est en grande recherche et en
grand succès ; le fini, le soin, les intentions spirituelles, les tours
de force, d'adresse et de minutie font les succès de ces composi-
tions destinées à la photographie et à la gravure populaire. Le
savoir-faire, qui dirige la vie, dirige aujourd'hui le goût et il faut
reconnaître le triomphe de tant d'habileté.
La peinture refusée est, comme on devait s'y attendre, parlai-
tement ridicule, peut-être cependant y a-t-il, dans tel tableau,
de plus véritables instincts de peintre que dans telle autre toile,
qu'on couvre de billets de banque. Cette confusion, (|u'il faut
reconnaître, est triste pour un peintre. Le genre que j'appelle-
rais, Folie dramatique, et qui fait la fortune des théâtres, a, au
;546 l'ATL HUKT
Salon, d'admirnbles représentants : le Sallimbanf/i/e dcKnaus est
charniant d'exécution, le peintre de Dusseldorf prouve que les
Allemands savent rire et faire rire avec infiniment d'esprit et de
finesse. Je ne sais, mon cher ami, si ces détails peuvent amuser
vous et les vôtres. Je sais votre amitié et vous me demandez quel-
ques nouvelles de ma sauvage peinture ; elle est bien barbouillée
auprès d'œuvres si propres; elle a, comme presque toujours, un
succès d'estime près certaines gens, qui prétendent tenir plus
au fond qu'à l'habit, mais de succès populaire, il n'y laut pas
compter. Pour le succès de coterie, nous vivons trop en nous,
trop retirés du monde pour y prétendre ; de temps en temps
seulement, je sens les coups mystérieux que portent certains
amis ou certains confrères. La presse m'a été généralement, je
crois, favorable ou au moins indulgente pour ma qualité de vété-
ran, titre peu flatteur qu'il faut cependant fièrement porter. Le
Conslilutionnel m'a fait deux articles, la Revue des Beau.v-Arts
m'a été, je crois, très favorable, je ne l'ai point encore lue.
Mais si vous pouvez vous procurer le n" 267 du jeudi 23 juin i863
de V Univers illustré, vous trouverez un charmant article d'un
M. Rousseau", que je ne connais nullement, et qui m'a traité
mieux qu'en ami. Le petit préambule sur le paysage, qui sert
presque uniquement à développer l'éloge que M. Rousseau va
faire de ma peinture, est admirablement fait et très finement
senti.
Bien entendu que je ne vous ai point parlé de gens qui mérite-
raient d'être cités, je ne puis, en vérité, avoir la prétention de
vous mettre au courant du Salon. Je dois cependant, puisqu'il
me reste quelque espace, vous parler des peintures de Fromentin,
un peu recherchées sans doute, mais dignes cependant du char-
mant écrivain.
... Nous vous embrassons de cœur.
D'Hippolyte Carnot.
Prestes, 8 juillet i863.
Mon cher ami. La mort de Jean Reynaud nous a bien tristement
affectés, et en même temps frappés comme un coup de foudre, quoique
la gravité de son état nous fût bien connue. La veille, j'avais été appelé
auprès de lui par dépêche télégraphique; mais, dans lajournée, une
consultation du médecin avait été si rassurante que j'étais reparti le
soir, croyant le danger très ajourné, si ce n'est presque enrayé. Jean
Reynaud est mort le lendemain matin, et la lettre d'Henri Martin, qui
me l'annonçait, portant une adresse fautive, ne m'est arrivée que trois
jours après. J'ai su la nouvelle par Sadi qui, se trouvant à Paris le lundi,
alla, sans rien savoir, à la maison où notre ami n'était déjàplus. M™'= Rey-
naud a été admirable de courage et de dévouement. Nous faisons là une
' Voir plus loin aux Salons, p Si;.
LA CORRESPONDANCE 347
grande perte. M. Nefftzer' m'a demandé un article, que je me suis
empressé de lui envoyer et qu'il a mis hier soirdiins le Temps, ie suppose
que Legouvé fera autre chose que les quelques mots, excellents d'ailleurs,
qu'il a mis dans le Siècle, et je pense qu'Henri Martin ne se taira pas
non plus. Un pareil homme ne peut s'en aller sans adieu.
Je vous remercie de tout ce que vous me dites au sujet de mon livre ;
je vous en remercie d'autant plus que je vous sais à la fois ami
sincère et bon juge en matière de goût. Or, dans un travail de ce genre,
on est sûr de soi quant à la vérité des faits, on n'en est pas sûr quant
à la manière de les présenter. Etre ennuyeux en disant trop, ou sec en
n'osant pas dire assez, c'est le double écueil. J'ignorais que le cousin
Jacques eût été lié avec votre famille; j'en aurais causé avec vous. J'ai
souvent entendu parler de lui dans la mienne, où l'on avait conserve
bon souvenir de lui, quoiqu'il fût un peu fatigant.
Notre jeune couple est pour quelques jours à Fontainebleau, et le
frère est parti pour sa tournée d'Allemagne ; de sorte que la table ne se
compose que de trois personnes.
11 n'y a rien encore d'arrêté sur le voyage à Limoges, qui se ferait
avant la fin de ce mois, mon beau-frère le marin devant venir au mois
d'août avec sa famille et rester jusqu'au i5, fête de la grand'maman.
Après le départ de cette colonie, nous nous proposons de vous envoyer
une sommation amicale, à laquelle j'espère bien que vous ne résis-
terez pas. Nous nous inscrivons d'avance pour éviter d'autres projets.
Salut altectueux à Chaville de la part de Presles. Je vous serre la
main bien cordialement.
CAliNOT.
A M. Legrain.
Siimedi 18 juillet i8(i3.
Mou cher ami, vous êtes bien fier ! Peu de peintres, que je
sache, regrettent l'acquisition de leurs œuvres : et le grand déses-
poir de Géricault était de ne pouvoir débiter un pouce de sa pein-
ture ; il regrettait, avec quelque raison, cette dernière épreuve, l'ac-
quisition étant à ses yeux le plus bel éloge qu'on eût pu faire, et je
ressens un vrai plaisir en vous adressant mon compliment. Je sais
que l'enlèvement d'un ouvrage auquel on consacre ses soins, cause
toujours un certain souci ; nos enfants sont des enfants perdus ;
une lois sortis de nos mains, Dieu sait ce qu'ils deviennent et
quelle obscure destinée les attend ! Je parle ici pour moi, mais
rien n'encourage mieux la production, croyez-moi. Vendez donc,
mon cher ami, et dépèchez-vous de mettre une autre toile sur le
chevalet. Cette dernière prouve déjà plus d'expérience, vous
ferez mieux encore, et d'autant mieux peut-être que ce moyen de
comparaison ne sera plus sous vos yeux. Ce point éclairci, le
plus difficile est de vous dire ce que vous devez demander de
votre tableau. Vous me rirez au nez, si je vous assure qu'en
ceci, je n'ai nulle expérience. Telle est cependant l'exacte vérité ;
singulière marchandise que la nôtre ! qui ne peut avoir cours !
' Publiciste, fondateur et rédacteur en chef du Temps.
348 PAUL HUET
singulirr métier où chaque peintre a ses prix, et n'est jamais
colé ; où l'estime, cependant, s'appuie sur le tarif. Pour réussir,
sachez vendre très cher. Dites qu'on s'arrache vos tableaux et au
besoin faites-les disparaître: si vous les vendez bon marché,
dites qu'on les a achetés un prix exorbitant, au-dessus de vos
espérances ! Comment voulez-vous que je sache ce métier ? Je ne
suis pas juif, ni même marchand chrétien, qui ne le cède guère.
Votre homme est-il riche? très riche? Rst-il généreux, est-il
avare ? Tenez-vous si peu à vendre que vous puissiez risquer une
grosse demande ? Est-il assez comme il faut, assez bonhomme
pour dire : Je puis donner cette somme? C'est un peu à vous-
même de résoudre ces questions, cependant, en thèse générale,
on peut sans hésitation demander d'un premier tableau, tel que
le vôtre de i .aoo h 2.000 francs, c'est donc à peu près h i .000 francs
que s'arrêterait mon conseil.
Dans la position où vous êtes, il ne serait ni bon, ni bien de
le donner à trop bon marché.
... Mon tableau de Houlgate était commandé... Nous avons ici
la chaleur des tropiques, et pour logement à la campagne, une
cloche à melons qui a l'avantage d'être très accessible h la moindre
humidité, aussi le travail est-il un travail de nègre, c'est-à-dire
fort nul ! J'entends parler des nègres tels que Dieu les a faits.
Les journaux m'ont, je crois, en effet, été généralement
sympathiques. Malheureusement, dans les journaux d'art les
coteries dominent, et vous savez que j'aime mieux fuir au loin
que d'approcher ces lèpres.
Paroles prononcées sur la lonibe de Delacroix
le lundi 17 août i863.
Messieurs,
« Les morts vont vite ! » Ce mot de Gœthe, que Delacroix
répétait dans la première jeunesse et sur la tombe de Géricault,
son guide et son ami, nous est sans cesse cruellement rappelé.
Quel vide autour de nous ! Tous se pressent ; hier, David,
Scheffer, Delaroche, Decamps, Vernet; aujourd'hui, celui qui
nous était si cher, Delacroix, nous est enlevé, alors qu'avec autant
de modestie que de grandeur, il se reposait de la gloire par de
nouveaux travaux. Car cet infatigable jouteur ne s'est jamais
reposé avant ce triste jour. Le travail, pour lui, était le premier
bonheur; l'art, son unique passion ; passion à laquelle il a tout
sacrifié : les plaisirs du monde, où son esprit charmant lui assu-
rait les succès brillants et faciles; les joies de la famille, qu'il
comprenait avec l'intelligence d'un grand cœur. Comme Michel-
Ange, il disputait les heures qu'il fallait dérober à son art
jaloux.
LA CORRESPONDANCE J49
Pourquoi ne pouvons-nous le rappeler parmi nous ! Nous tous
ici, Messieurs, qui sommes réunis pour rendre les derniers
hommages a cet homme éminent, nous éprouvons comhien sont
tories les affections qu'inspire le génie. Si le talent fait des
envieux, le génie fait des amis, et tous nous sentons le vide
immense que va laisser après lui l'homme qui, pendant tant
d'années, nous a donné de si vives et de si belles émotions.
Et cependant, il sera toujours avec nous, il vivra plus que
jamais dans ses œuvres, cet homme qui, du premier coup, a
frappé le sol de son empreinte et assuré sa gloire par une per-
sonnalité si tranchée et si vigoureuse.
Penseur profond, peintre admirable qui prend sa place près
de Paul Véronèse et de Rembrandt, à côté de Goethe et de Byron,
Delacroix est du petit nombre des artistes qui caractérisent une
époque et s'en emparent ; il restera une des gloires de notre
France.
Il m'est impossibls d'entreprendre ici l'histoire de cette vie si
remplie, d'étudier ces œuvres si variées qui portent toutes l'em-
preinte du maitre, la grilFe du lion, et par leur nombre nous
révèlent l'étonnante fécondité de quelques anciens.
L'esprit juste de Delacroix l'a tenu en dehors des petites
querelles d'école. 11 ne raj'ait aucun mot du dictionnaire et ne
rejetait pas plus l'imagination que l'étude, la couleur que le
caractère et le dessin. 11 ne se demandait pas s'il était spiritua-
liste ou réaliste ; il voulait émouvoir et charmer, il savait que
l'âme seule arrive h l'àme, et qu'on doit toujours dire le vrai. De
là, cette foule de toiles si passionnées où la couleur n'est qu'un
moyen de plus d'arriver à l'expression ; de là ce génie vigoureux,
inventif et original, qui se révèle dans les décorations de nos
monuments, aussi bien que dans les œuvres de moindre dimen-
sion.
L'originalité de Delacroix est de celles qui semblent toutes
naturelles, car c'est un des caractères saillants du génie de se
manifester sans eifort et sans manière. Je n'ai pas parlé de l'écri-
vain, de l'administrateur; partout Delacroix a porté un esprit
juste, une droiture et une fermeté inébranlables.
Mais s il m'était possible, combien je serais heureux de parler
de l'ami, de l'homme privé, toujours d'une grâce, d'une bonté
charmantes.
Il appartenait à d'autres voix que la mienne de se faire ici
l'interprète de cette profonde douleur, et surtout le juge de ce
beau talent; mais, fier et reconnaissant d'une amitié qui, pendant
quarante ans, ne s'est jamais démentie, j'ai cédé à l'entraînement
du cœur et essayé de vaincre l'émotion de ma profonde douleur,
pour adresser à celui que j'ai si bien aimé et si bien senti un
dernier et solennel adieu'.
' M. Maurice Tourneux a donué ces paroles dans son volume intitulé :
350 l'AUL HUET
De L. Riesener.
Beuzeval-sur-Mer, ce 21 août i863.
Mon cher ami, comme vous devez le penser, j'ai lu avec recueille-
ment ce que vous avez dit sur la tombe de Delacroix et je dois vous
témoigner combien ma femme, moi et mes filles nous avons été émus à
cette lecture.
Tout ce que vous avez dit est vrai, fortement senti et exprimé avec
une modération dans les termes qui donne un tour distingué aux sen-
timents les plus sympathiques.
Les amis de Delacroix sont bien heureux, mon cher ami, que vous
ayez ainsi exprimé leurs regrets et leur admiration, si heureusement
et d'une manière si conforme à leur pensée qu'il semble, en vous lisant,
que l'on eût écrit la même chose que vous.
Voilà, mon cher ami, ce que j'ai sur le cœur, ce que je tenais à vous
dire, et je pense que notre ami, s'il a pu vous entendre, vous aura
remercié.
Je vous embrasse. Tout à vous,
L. RiESEXEn '.
De M^'^ L. Riesener à .V/"* Paul Huet.
Mon mari m'avait dit, bien bonne et chère madame, l'impression
profonde qu'avait fait le discours de votre cher mari. — .l'avais hâte de
le connaître, mais ce n'est qu'hier soir qu'on a pu me le donner, et je
tiens à vous dire que nous en avons tous été touchés aux larmes ; non
seulement nous, mais mes filles, mais notre ami M. Labbé, mais Belly-
et sa femme qui ne connaissaient pas l'illustre objet de nos pleurs.
C'est que le sentiment de ce discours est exquis, et l'expression d'un
rare bonheur. C'est que l'éloquence du cœur s'y trouve jointe à la plus
haute éloquence de l'esprit et du style. — Ce que je vous dis, chère
madame, n'est pas seulement mon sentiment, c'est celui de tout le monde
et l'âme de notre ami, n'en doutez pas, sera satisfaite de cet hommage
si éloquent, rendu à sa mémoire. Béranger assurait que la puissance
du st3'le de M™" Sand tenait principalement à l'admirable justesse de
sesépithètes. En cela, M. Huet s'est montré maître à tous. Je voudrais
les reprendre une à une, ces épithètes si justes, si fortes qui révèlent
1 homme d'un mot, et avec une si suprême délicatesse, mais il faudrait
copier le discours tout entier.
Enfin, chère madame, si peu intéressante que puisse être pour un
Eugène Delacroix devant ses contem <orains : il les présente ainsi à la
page 21 : II ... aussi la majeure partie des assistants sut-elle bon gré à Paul
Huet de prendre la parole immédiatement après M. Jouffroy. Cet adieu
vibrant et chaleureu.i n a été imprimé que dans l'Opinion nationale et dans
VArtiste; je suis heureux de contribuer à remettre en lumière cette géné-
reuse improvisation. »
' Le peintre Léon Riesener était le cousin de Delacroix.
- Léon Belly, peintre orientaliste, portraitiste, 1827-1877.
LA CORRESPONDANCE 351
homme du talent de M. Huet l'opinion d'une infime parcelle de la
foule, j'ai voulu vous la dire et mon admiration, parce qu'elles sont sin-
cères et que, vous connaissant tous pour des êtres de qualité supérieure
et vous aimant de tout mon cœur, j'ai été plus sensible qu'une autre au
succès haut placé de votre mari. Ne peut-on pas, d'ailleurs, être inha-
bile au bien dire et sentir vivement le beau, le bien, le vrai?
Nous sommes tous fort souffrants, mon pauvre mari maintenant a un
sujet de chagrin trop grand et trop durable qui rendra lourdes toutes
les heures de sa vie
Je vous serre les mains bien affectueusement à tous
Laure.
De Léon Belly.
De Houlsate.
Votre lettre, mon cher monsieur, m'a fait le plus vif plaisir, car
outre le témoignage d'un souvenir plein d'affectueux intérêt, j'y trouve
un encouragement bien précieux et un éloge tout à fait sensible. Vous
savez assez ce que valent l'éloge ou le blâme de la critique et de la foule
pour vous rendre compte du prix que j'attache à votre suffrage et com-
bien je suis touché de la bonté que vous avez mise à me le faire connaî-
tre ; c'est surtout dans un temps comme le nôtre, où il semble que
1 autorité en matière d'art soit tout à fait méconnue, où les succès se
font et se défont suivant la fantaisie d'un public ignorant et présomp-
tueux, qu'on a besoin de l'appui des hommes de talent et de savoir.
C'est là que se trouve aujourd'hui la Direction des Beaux-Ans, et non
ailleurs. — Les artistes le sententbien et un mot d'approbation bienveil-
lante comme celui que vous avez bien voulu m'envoyer donne plus de
courage que toutes les récompenses de l'administration et les éloges
des feuilletons.
C'est à Houlgate que m'est parvenue votre lettre. J'y suis avec ma
femme, jusqu'à présent plus occupé à respirer et à regarder «ju'à tra-
vailler. La mer est d une beauté si calme et sereine qu elle n'inspire
que des idées de repos. Cependant, j'ai découvert dans le fond de la
vallée de beaux arbres et des eaux limpides courant tantôt sombres
sous d'épais feuillages d'aulnes, tantôt comme de l'ambre liquide dans
des rives plus ouvertes glissant au soleil sur un lit de cailloux d'or.
C'est de ce côté que je vais me mettre à travailler, réservant la mer
pour les jours de mouvement dans le ciel. Votre Orage sur la plage de
Villers est bien saisissant. C'est vraiment la mer furieuse se mêlant au
ciel dans cette monotonie terrible qui semble ne pouvoir cesser. C'est
vrai, c'est poétique, inspiré. Vous ne me dites pas si vous pensez à
venir cette année dans ce paj's que vous semblez aimer, car vous l'avez
souvent visité. Je me rappelle tous vos paysages des côtes de Norman-
die. Je serais très heureux de vous retrouver et de vous exprimer
encore de vive voix toute ma reconnaissance pour votre indulgente
sympathie. Je vous serre bien cordialement la main en vous priant de
croire aux meilleurs sentiments de votre tout dévoué,
L. Belly.
35ï PAUL HUKT
De Sainte-Beuve.
Ce a3 août.
Cher ami, j'ai fait votre cadeau, et il a été reçu corarae il le méritait.
On a admiré particulièrement les fonds : pour moi j'en admire tout.
Votre discours sur cette tombe ' a été très bien, touchant, élevé,
et d'un ami qui parle d un de ses pairs. Oli ! diantre ! Comme les premiers
rangs sont tombés! Nous arrivons en ligne. A nous les balles! Tra-
vaillons jusqu au bout, et faisons feu jusqu'à la dernière cartouche.
A vous de tout cœur -.
Sainte-Beuvf.
A M. Legrain.
27 août i863.
... J'espère, mon cher ami, que votre trio charmant a passé
vaillamment et plus glorieusement que nous par-dessus ou par-
dessous ces abominables chaleurs; pour ma part, je ne suis point
brave et mon malheureux estomac est bien en déroute depuis
quelques jours. La mort de Delacroix, sa maladie n'ont pas, bien
entendu, amorti les douleurs physiques, c'est une grande perte
pour tout le monde et pour moi en particulier, qui ai suivi avec
l'admiration du cœur cette grande existence. C'est un homme
qui ne sera pas remplacé et dont la perte sera de jour en jour
de plus en plus sentie. L'Académie, elle, est débarrassée d'un
poids, et bien que Delacroix n'ait jamais répondu aux attaques
qui l'ont poursuivi que par ce sourire complaisant et railleur
que nous connaissions, sa présence ne pouvait se pardonner ; un
des membres les plus infimes a été chargé de lui donner le coup
de pied de l'âne.
... J'ai prononcé quelques paroles sur la tombe de Delacroix;
je ne sais pourquoi, je ne voulais pas vous en parler. J'ai été
assez heureux en m'acquittant de cette pieuse tâche et je reçois
de tous côtés des félicitations auxquelles je ne m'attendais guère.
Vous le trouverez dans le Moniteur du lundi 18, je crois, si le
cœur vous en dit.
Au président Petit.
Mardi, août i863.
Cher bien bon. Si j'avais dans le sein même de l'Académie, un
ami aussi chaleureux, un cœur aussi prévenu, je pourrais, certes,
prétendre, avec quelques années devant moi, et un savoir-faire
' De Delacroix.
2 Communiquée à M. Léon Séché et publiée par lui dans la Revue de Paris
du i5 juin 1908.
Le Gué et la Chaumière, p;inneau décoratif (S.ilon de 1S59)
(ToUe, i-9jXi"io)
LA CORRESPONDANCE 353
que je n'ai pas, forcer ces portes qui six fois se sont refermées sur
Delacroix. Mais personne, dans cette boutique jalouse et étroite,
ne vous ressemble et ne veut penser comme vous. Bien que pro-
fondément touché de ces élans d'afl'ection, si sympathiques et
sincères, je n'ai pu m'empêcher de sourire de votre naïveté.
Pauvre ami ! Vous vivez loin du théâtre de nos coteries. C'est
beau, à notre âge, de voir avec les yeux du cœur. Mais il faut
avouer qu'ils n'y voient pas d'assez près. Vous ne soupçonnez ni
l'étroitesse, ni les liens de camaraderie de ce corps usé, vivant
de vieilles idées qu'il ne sait même ni suivre, ni rajeunir. Ces
quelques paroles, dites sur la tombe de Delacroix, qui n'ont
d'autre mérite que d'être senties, comment avez-vous pu croire
qu'elles pourront préparer, toucher ces têtes de bois, ces âmes
desséchées? Dites au moment où l'Académie des beaux-arts fait
donner, par un de ses membres les plus médiocres, le coup de
pied de l'âne h ce lion couché dans la poussière, comment n'avez-
vous pas compris que je donnais de moi la plus mauvaise note.
Ma modestie me lient, heureusement elle-même, en garde contre
de fâcheuses démarches, et je crois que je n'irai jamais me
heurter contre les chevaux de frise de la soupe à V oignon^. Un
jour je vous conterai ce que c'est que cette puissance de la
soupe à l'oignon, qui, depuis tantôt soixante ans, recrute dans les
prix de Rome, les sculpteurs, les peintres, les musiciens et les
graveurs de notre Académie. L'Ecole d'Athènes suivra l'Ecole de
Rome dans cette belle tradition. L'Académie française se recru-
tait chez M""' Récamier, et maintenant elle est descendue de
l'appartement de cette belle dame à la sacristie ! Pour faire rentrer
cette soupe dans le gosier de messieurs de l'Ecole de Rome, il faut
une popularité comme celle de Vernet, l'autorité de Ingres, des
succès de monde, comme ceux de Delaroche, une puissance
d'artiste comme celle de notre ami. Delacroix, sans l'Exposition
universelle, n'eût pas été nommé, c'est ce qu'il me disait en
causant peu de temps avant sa maladie, à propos àe ma candida-
ture (/lie je lui fiosais impossible. « Je ne serais même plus
nommé aujourd'hui ; tout tient, me disait-il, à une chance, à un
joint. » Ce joint, pour moi, ne viendra jamais. Vous trouvez quel-
quefois un lond de découragement et de tristesse dans mes lettres;
ce n'est pas la perte de ces succès, que je suis loin de mépriser,
qui en est cause, mais le manque d'occasion de me produire. Je
suis resté en route, la santé, un genre ingrat, les préventions,
qui s'attachent à un novateur, bien des chagrins m'ont arrêté
Tout ardent que j'aie été à la lutte, j'ai souvent fait défaut,
et je touche à la vraie vieillesse sans avoir donné ce que je
pouvais donner, au moins me le semble-t-il ! Que voulez-vous,
mon cher ami, je n'ai point le droit de me plaindre : j'ai fini par
fixer le bonheur autour de moi, j'ai trouvé dans ma vie de
' Dîner mensuel des anciens élèves de l'Ecole de Rome.
23
354 l'ALL IIUET
fécondes et solides affections, je jouis de votre amitié avec épa-
nouissement et reconnaissance, il m'a été donné de voir et de
sentir la nature avec des yeux ouverts et sensibles a toute beauté ;
moins que personne j'ai le droit de me plaindre et je saurai me
passer des iionneurs qu'il faut aller chercher par de plats moyens
qui ne sont pas en mon pouvoir. Je jouis plus qu'un autre de
certains petits bonheurs. — J'ai véritablement été heureux d'avoir
osé prendre la parole dans cette dernière circonstance et de
n'avoir point laissé le public sur l'impression du discours de
M. Jouflroy '. J'ai été plus heureux encore que ces quelques mots,
que j'ai tenus dans une grande modération^ aient été jugés dignes
de celui qui en était l'objet. Votre approbation, comme en toutes
circonstances, m'a été sensible et bonne...
Je vous envoie, mon cher ami, l'épreuve d'une eau-forte
que je viens de faire pour la Société des aquafortistes, vous avez
peut-être acheté cette collection, généralement un peu barbare
jusqu'ici, et faite pour dégoûter plutôt que pour répandre le
goût d'un genre intime et charmant, dont le premier mérite est
dans la délicatesse et le sentiment. 11 y a là cependant quelques
hommes de talent et le titre par un M. Jacquemart^ est fort
remarquable.
J'ai reçu tout à l'heure une lettre bien charmante de Sainte-
Beuve, à propos de mon pauvre discours. Mes amis me gâtent et,
comme au Bourgeois gentilhomme, ils finiront par me persuader
que j'ai fait de la prose.
A M. Sollier.
Chaville, août i853.
Mon cher ami, je suis, encore une fois, le vrai coupable ! Je
m'étais, d'après tes derniers reproches, promis de ne plus être
en faute et je reconnais que c'était encore à moi à t'écrire. J'ai
pourtant plaisir à le faire, tu es depuis longtemps le seul ami '
avec lequel j'entretiens une ombre de correspondance et c'est
bon cependant d'échanger quelquefois sa pensée.
Voilà donc le peintre du Dante sous son linceul ! pauvre Dela-
croix ! Je l'ai suivi pendant sa maladie, mais n'ai pu lui dire un
dernier adieu, retenu ici par une indisposition qui, depuis la
triste cérémonie, est devenue plus grave. On est venu m'annoncer
sa mort, et je n'ai pu trouver que l'être inanimé. J ai embrassé
cette tète pleine de génie naguère, et j'aurais voulu avoir ma
palette pour conserver un souvenir de ce masque, beau comme
celui de Géricault. Je n'aurais pu le faire et je n'ai pas eu à lutter
' JoufTroy (François), sculpteur, 1806-1882.
' Jacquemart (Jules-Ferdinand), graveur, 1837-1880.
^ Le seul ami du petit groupe de la première jeunesse.
LA CORRESPONDAJJCE 355
contre les impressions douloureuses d'une telle épreuve. Il avait
défendu qu'on retînt rien de ses traits après sa mort. Ni la pho-
tographie, ni le moulage n'ont tenté de le reproduire. Son service
a été une véritable manifestation. La foule était immense à l'église
de Saint-Germain-des-Prés, il a, de là, été conduit au Père La
Chaise, où comme dernière épreuve, il a été lu sur sa tombe
deux discours, si l'on peut appeler cela des discours; l'un par
un sculpteur, l'autre par un paysagiste ! Après un M. Jouffroy,
sculpteur, qui doit son entrée à l'Institut à une petite figure gra-
cieuse [Le secret à Vénus), j'ai dit moi-môme quelques mots.
M. JoulTroy a cru pouvoir se permettre de traiter lestement le
plus grand peintre de cette époque, le plus grand peintre peut-
être de toute l'école française. Si j'avais prévu cette pierre jetée
sur un tombeau par la médiocrité jalouse et poursuivant le génie
dans son dernier asile, j'aurais dit beaucoup plus, mais je tenais sur-
tout a être bref dans une circonstance où je croyais que les plus
beaux parleurs se disputeraient la place. Je n'avais préparé
quelques mots que par prévoyance, et j'ai eu à me féliciter de
n'avoir point laissé partir cette grande ombre sans un adieu pro-
fondément senti.
Depuis cette triste cérémonie, je ne vaux pas grand'chose.
De A. Dauzats^.
Aitonne, 6 septembre i863.
Mon cher Huet, je me reprocherais doublement mon silence envers
toi; d'abord pour ta cordiale invitation à la suite de ma maladie,
ensuite parce qu'après la perte de ce cher Delacroix que nous déplorons
l'un et l'autre, j'ai lu avec un sentiment de consolation, dans les Débats,
les bonnes paroles d'adieu que tu as prononcées sur la tombe du grand
artiste, notre ami, et que je voulais te dire merci pour nous tous.
Comme toi, j'aimais l'artiste et l'homme et je me rappelle, avec un
sentiment de douce mélancolie, les bonnes causeries qu'il m'a été
donné d'avoir avec lui, aussi profltables pour mon intelligence que
pour mon art. On ne meurt pas tout entier, ni pour toujours; il me
tarde d'être de retour à Paris pour aller à la Bibliothèque de la chambre
des Députés, au Luxembourg et au Sénat, revoir ces belles pages si
vivantes et si émues.
J'ai vu avec infiniment de plaisir que ma demande de ton tableau
pour le musée de Bordeaux avait réussi et j'en suis heureux à tous les
points de vue'''. Mes compatriotes, pour qui tu n'es pas un inconnu, sau-
ront apprécier ton ouvrage et je vais recommander au directeur du
musée de le bien placer.
Situ recevais cette lettre en temps utile, tu pourrais m'écrireà Artonne,
par la Charité (Nièvre).
1 Adrien Dauzats, peintre, 1804-1868. Voyages en Egypte, en Asie Mineure,
en Algérie, etc.
- Voir le récit de la visite de Delacroi.\, du a8 mars i863, p. 334.
356 PAUL HUET
J'ai lu le nouveau règlement sur les expositions annuelles ; à côté du
Jury électif, que j'approuve, de la nomination des présidents par les
membres de chaque section, etc. je ne puis m empêcher de regretter que
les attributions du jury soient trop restreintes et de remarquer l'embar-
ras de la rédaction sur la somme approximativement semblable à celle
des recettes de l'exposition qui sera employée en acquisitions d'œuvres
d'art ; que le jury ne soit pas consulté sur ces acquisitions, c'est un
tort, il n'y aura aucun contrôle possible.
Mes affectueux compliments à ta femme et à tes enfants, à toi de cœur,
A. Dauzats.
Du président A. Petit.
Septembre i863.
Mon cher ami, merci de votre lettre intime et charmante. Je vous
gronderais pour vos éternels désespoirs et vos plaintes des injustices
du sort et des hommes à votre égard, si vous ne mettiez pas tant à nu,
devant moi, votre âme tout entière.
Merci de vos bonnes conQdences, mais laissez-moi vous dire que
vous ne connaissez pas toute la force de votre oeuvre et ce qu'il contient
de sympathiques expressions. Les talents comme le vôtre seront toujours
l'objet des discussions passionnées. Les œuvres généralement acceptées
sont celles qui ne portent ombrage à personne et par lesquelles on ne
craint point d être dépassé ou écrasé, celles qui se tiennent dans un
niveau moyen.
Vous n'en êtes pas là, Dieu merci : persévérez donc, et laissez-moi
penser encore que la succession de Delacroix sur les hauts sièges de
l'Institut n'est point une impossibilité pour vous.
• A Victor Pavie.
Septembre i863.
Mon cher Pavie,
Oui, la mort de Delacroix est un grand motif de douleur ! A
part la perte immense que tous doivent ressentir et que votre
âme élevée et digne éprouve mieux que personne, je perds un
ami, un guide, ma boussole. C'est un point d'appui qui manque
désormais il ma vie, déjii et si souvent éprouvée. Une sympathie
des plus ardentes m'unissait à ce talent aimanté et m'attirait par
les afliiiités les plus sensibles. Je ne vous ferai pas, mon cher
ami, l'éloge de Delacroix. Vous aimiez comme moi ce vif génie
et cet homme charmant, mais vous avez pensé à moi dans cette
circonstance et je vous en remercie. Tous nous avons bien besoin
de nous serrer les coudes, comme dit la vieille garde ! Les rangs
s'éclaircissent terriblement et le chef, au moins le mien, est
tombé. Que voulez-vous ? Qui n'ambitionne cette mort qu'entoure
une auréole de gloire ! Pour moi. je ne regretterais point la vie,
si je pouvais laisser aux miens un si grand exemple et un si beau
nom. Ne parlons point des attaques, mon cher ami ; le génie, en
LA CORRESPONDANCE
prenant son vol, marche toujours sur quelque serpent. Ne nous
étonnons pas d'entendre siffler autour de Delacroix les vipères
et les envieux. Le monde, hélas ! serait renversé s'il n'en était
pas ainsi. Nous sommes d'ailleurs d'un pays où la gloire, au
moins celle qui se fait sans tuer des hommes, se paye de cette
façon. Nous détruisons nos monuments pour avoir le plaisir de
les restaurer et nous élevons toutes les médiocrités pour abaisser
le vrai mérite, quitte à faire d'une tombe un piédestal. Le Sueur
meurt aux Chartreux et l'on recueille pieusement quelques-unes
de ses toiles perdues et lacérées.
J'ai prononcé sur la tombe de Delacroix quelques paroles. J'ai
trop craint peut-être d'être long; mais, timide naturellement, je
me sentais bien modeste : je comptais que quelque Mérimée ou
quelque Thiers prendrait la parole et je tenais à me renfermer
dans la modestie qui m'appartient. Il n'en a pas été ainsi, et sans
moi, personne ne prenait la parole après le discours de cet enfant
terrible et perdu de l'Académie '.
A M. Sollier.
Paul Huet.
Septembre i863.
Mon cher Sollier.
Deux mots : ma femme voulait écrire à ton aimable et char-
mante compagne et ne l'a pas fait : on croit avoir du temps à soi
et je ne sais comment il passe
Je te parlais aussi de la mort de Delacroix dans ma lettre;
cette perte est immense et généralement bien sentie ; pour moi,
cet événement m'a causé un grand chagrin. Je ne voyais pas Dela-
croix bien souvent depuis longtemps, mais cette intimité de tous
les jours, que nous avions perdue, avait laissé les traces d'une
bonne et sincère affection. Je l'ai vu plusieurs fois pendant sa
maladie et tous deux nous sentions notre attachement. C'est un
point d'appui qui manque désormais à ma vie, car je sens combien
de plus en plus nous marchons dans le vide au milieu de ce monde
nouveau.
Adieu, ami, je me fais l'interprète des miens près de M"" Sollier
et t'envoie mille amitiés,
Paul.
Je suis peu vaillant depuis ces grandes chaleurs, l'estomac est
1 M. Henri Jouin, eu publiant celte lettre, l'accompagnait de cette note :
« Retenons de celte page le parfum d'attachement sincère qui s'en dégage.
Le Sueur n'est pas mort aux Chartreux, mais Paul Huet est paysagiste. Ce
n'est pas un érudit. Au surplus, de plus avisés que lui ne pouvaient
pressentir, en i863, les découvertes de Jal dans les Archives de la Seine,
dont le résultat ne fut connu qu'en 187a. » Henry Jouin, loc. cit., p. 298.
358 PAUL HUET
toujours battu en brèche et, la vieillesse aidant, tout cela ne
s'annonce pas bien. Je vais mieux cependant depuis deux
jours.
A Paul de Saint- Fictor.
6 octobre.
Je viens de lire avec un bonheur extrême vos beaux articles
sur Eugène Delacroix. L'admiration sincère, généreuse, enthou-
siaste, est vraiment une bonne chose. On est heureux de la sentir
en soi et chez les autres. Delacroix a eu une grande part dans
ma vie d'ami et d'artiste, c'est peut-être ce qui me donne le
droit, monsieur, de vous remercier en mon nom et au nom des
amis du grand homme.
Si j'ai quelquefois négligé de vous remercier de votre indul-
gence pour mes œuvres, je ne veux pas non plus rester le der-
nier à vous féliciter de votre beau travail. Vous avez la forme et le
fond; vous parlez de lart en homme qui connaît les mystères du
temps de Delacroix, en penseur qui pénètre l'âme et le cœur.
Vous avez des mots de flamme et de lumière. « La peinture de
Delacroix — dites-vous, — est raisonnée autant qu'inspirée. La
main fougueuse de l'exécuteur obéit, en lui, à la réflexion du pen-
seur. » C'est le secret de son génie, c'est l'homme lui-même,
supérieur à son temps, à l'esprit de secte et d'école, que vous
peignez par ces traits qui abondent, en vingt endroits de votre
éloge. Pourquoi les citer ? Vous en savez mieux que moi la valeur
et la portée, car vous en parlez en homme sûr et pénétré.
Je suis vraiment heureux de cette justice un peu tardive
rendue à ce noble génie. La pierre du tombeau est souvent le
premier piédestal en l'honneur d'un grand homme. Vous y
placez la statue, monsieur, taillée de main de maître ; oui ! j'ap-
plaudis et m'unis de sympathie.
Recevez, monsieur, avec mes félicitations, l'assurance de mes
sentiments les plus distingués ',
Paul Hubt.
A sa femme.
Houlgale, novembre i863.
Chère Madame,
Il paraît que vous boudez votre pauvre mari ! plus que cela !
^ Cette lettre, écrite à Paul de Saint-Victor à propos des articles publiés
dans La Presse des 4. 8 et i3 septembre i863, a paru (p. 25) dans le
volume intitulé ; Eugène Delacroix devant ses contemporains, par M. Mau-
rice Tourneux, qui dit, eu parlant de ces articles : ii Cette brillante prome-
nade à travers la partie la plus importante de l'oeuvre de Delacroix fut, avec
l'étude de Baudelaire, le premier examen sérieux consacré à l'artiste au
lendemain de sa mort. Aussi l'un des plus vieux amis de Delacroix, émule et
compagnon de ses luttes, Paul Huet, adressa-t-il à Saint-Victor la très
belle lettre inédite suivante, dont je dois la copie à l'obligeance de M. Alidor
Delzant, l'un des exécuteurs testamentaires littéraires de l'éminent styliste.
LA CORRESPONDANCE SSg
que dans vos charmantes \eltres pleines d'/ui/iiour, que vous seule
savez écrire de ce stijle imprévu, bondissant, qui dénonce trop
bien le lait que vous avez sucé, par ces soubresauts capricants,
vous en faites les frais à vos amis! que vous mériteriez bien
mignonne, ma mie! que je me laissasse aller de mon côté aux
coquetteries de ce joli pays; le soleil, lui aussi, boudait un peu
depuis huit jours, son aspect triste me rappelait à mes devoirs
d'époux et de père, et voilà qu'il se pare, à mon arrivée, de son
éclat oriental, jette sur cette belle vallée sa poudre d'or et l'enve-
loppe dans un voile transparent et magique. Tout prend de la
grandeur, et la nature vous attire par ses infinis brillants et poé-
tiques, c'est le moment des peintres, saisissez vos pinceaux !
Mesdemoiselles, voici l'effet ! Mais quelle faiblesse, hélas ! pour
vous punir il faudrait aussi punir ces deux petits, qui n'ont pas
manqué de m'écrire et de s'inquiéter de ce pauvre père absent.
Puis, faut-il avouer ma faiblesse, je me punirais moi-même,
ingrate! Comment? me sachant éloigné, perdu au milieu de ces
crinolines de province, traîné à ces dîners, en laisse, attaché par
un cordon a la petite madame, ne m'as-tu pas consolé par tes
tendresses. Sais-tu, c'est que tu n'étais pas contente de toi, que
tu n'as pas lait ce que tu avais l'intention de faire et que tu n'as
été préoccupée que des malheureux dîners que mon infortune
va l'imposer. Ils ne sont pas digérés, ceux-là! Moi, bonhomme,
je m'inquiétais de ton inquiétude, je trouve moyen de t'écrire
sur du papier emprunté, je cours à chaque bureau, j'interroge
chaque facteur, et pour tout cela madame boude, parce que,
n'ayant absolument rien de bien particulier à lui dire, je ne crois
pas devoir séparer dans mes lettres une réponse collective, à
ces bonnes lettres collectives, image d'une trinité mystique,
dirait ma belle-mère !
Il faut entendre un jeune époux de vingt-six ans parler des
femmes, qui ont leur dignité, leur personnalité, leur privauté et
surtout leur Jour et leur salon ! — « J'espère vous voir ? Vous savez
que je reçois tel jour, je compte donner quelques dîners, j'espère
bien vous avoir, vous m'amènerez votre mari...?» — «Mon mari,
allez à ***, vous ne pouvez faire autrement, nous avons été trop
invités. » — Et tu crois que je ne serais pas mieux avec vous tous,
en vérité, c'est mieux savoir son monde. Mon jeune mari voudrait
bien, lui, être quelquefois en liberté, prendre sesjours de congé,
comme il dit, mais il a devant lui, et au-dessus de lui de grands
exemples, et l'amour conjugal pratiqué par son beau-père et par
nous, ce n'est pas, à ce qu'il paraît, peu imposant.
Assez sur ce ton, j'ai eu grand plaisir, crois-moi, à retrouver
les Jouvet, M"" Jouvet est toujours charmante et pleine pour toi
de tendresse, regrettant que tu ne sois pas ici. Elisabeth est une
grande fille qui porte très bien une jolie tête chinoise
Les Riesener sont incomplets. M™" Riesener, fort malade des
nerfs, a laissé mari et grande fille pour aller retrouver dans le
36o PAUL HLET
calme Je Paris sa mère un peu soufTrante, j'y déjeune ce matin.
— J'aurais bien des choses h te dire, beaucoup à te demander,
mais je veux remettre à Paris on plutôt à Chaville nos explica-
tions et notre raccommodement ; en attendant et sans faire
(Tavances, je suis obligé de te dire que je taime aussi tendrement
que jamais et aussi faiblement peut-être.
Il me semble que Hené va bien, je suis heureux de lui voir
quelque entrain, puisse-t-il donc réussir. Adieu, à bientôt
Ton vieux mari, toujours pour toi jeune de cœur.
As-tu vu M"'°Chesneau? As-tu écrit à M™' Michelet ? etc., etc
Je devais déjeuner à dix heures, on s'est mis à table à près de
midi. Comment travailler avec cet aperçu de tant de choses et
de tant d'amis. Ah ! nos bonnes campagnes en commun dans
des lieux déserts !
A M. le comte de Nieiuverkerke , surintendant des Beaux-Arts.
Monsieur le comte,
Vous n'avez pas besoin de mon assentiment pour avoir pleine
conscience du bien que vous venez d'accomplir. Votre nom,
désormais, est attaché à une grande et glorieuse réforme. Dans
le rapport' qui vient de motiver le décret de l'Empereur sur
l'Ecole des Beaux-Arts, tout est dit, prévu, sondé, conclu avec
une parfaite connaissance des vices et des besoins de l'institution
et la plus admirable fermeté.
Mais, Monsieur le comte, j'ai cru devoir, dans ce premier
moment d'étonnement et de surprise, vous adresser ma part de
reconnaissance et de félicitations. Si ces grandes mesures sou-
levaient quelques oppositions, j'ai voulu vous donner l'assurance
que les applaudissements les plus vifs, que les vœux les plus
sincères ne vous manqueraient pas et vous suivraient dans votre
généreuse et libérale entreprise ; plus libérale, plus radicale que
personne n'eût osé l'espérer.
Rien de plus faux, de plus singulier que l'institution du prix
de Paysage. Ce genre relève essentiellement du sentiment indi-
viduel. La suppression du prix, des ridicules concours, était
indispensable. Comme paysagiste, j'applaudis de toutes mes
forces et sans réserves.
L'Ecole doit un enseignement élevé, général, que tous doivent
suivre : elle fait des peintres, la direction des esprits crée des
genres.
L'Université donne un prix d'honneur au discours latin, et ne
couronne ni les Méditations de Lamartine, ni les Chansons de
Béranger.
Que les paysagistes suivent l'Ecole; que les peintres d'histoire
étudient la belle et grande nature : tous y gagneront.
' Ce rapport était l'œuvre de Viollct-lc-Duc.
LA COURKSPONDAiNCH 36i
Voilà, je crois, Monsieur le comte, ce que vous avez admira-
blement compris. Un mot sévère cependant semble vous être
échappé, mais connaissant trop la largeur de vos opinions, votre
bienveillante sympathie pour tout elVort généreux, je ne puis
penser que vous ayez voulu retirer au paysage tout droit, tout
espoir aux encouragements.
Dans ces dernières années, en rendant à l'individualité plus
d'indépendance et d'initiative, en mettant l'artiste en communi-
cation avec les grands spectacles de la nature, en retrempant
l'imagination aux sources du vrai, dans le silence du sublime
infini, ce genre, qui depuis J.-J. Rousseau semble la plus vive
expression de la poésie moderne, aura peut-être, plus qu'on ne
pense, préparé les esprits aux réformes si nécessaires que vous
venez d'accomplir, avec autant de grandeur que d'amour du
bien.
Que d'excuses je vous dois, Monsieur le comte, je me suis
laissé entraîner sur un sujet que vous avez approfondi. Mais mon
fils veut choisir la carrière des arts, et je suis plus heureux
qu'un autre de cette réforme qui va faciliter ses études. Je
n'aurais pas osé, je n'aurais pas voulu lui faire suivre les dange-
reuses a\>enues de l'ancienne Ecole.
Veuillez, Monsieur le comte, avec mes félicitations, recevoir
l'assurance respectueuse des sentiments distingués avec lesquels
j'ai l'honneur d'être votre très humble et obéissant serviteur,
Paul IIuet.
A M. SoUier.
Jeudi, 18 octobre 63.
Je t'ai écrit, je crois, mon cher bon, depuis la mort de Dela-
croix, qui a fait un grand effet et m'a été ibrt sensible. Comme
aux funérailles des anciens, on se bat sur son tombeau. Tu lis,
je pense, les journaux comme on les lit en province, mieux qu'à
Paris où nous ne les lisons point du tout. Tu as dû voir, dans le
Moniteur de dimanche, le coup porté à l'Institut, classe des
Beaux-Arts ! Comme dirait notre Charlet : La boutique est
enfoncée, le Berzuinguin l'a mise sens dessus dessous ; cette
Ecole de Rome, si fatale à l'art français, vient d'être j-epic et
capot. Le rapport de Nieuweriieriie est admirablement dressé,
pointé, chargé; il porte coup. Le monstre ne s'en relèvera pas
et, ma foi, morte la bête, mort le venin. Le décret qui reconstruit
cette mécanique est vraiment très libéral, mais comme nous
vivons dans un temps de singulières confusions, je suppose que
c'est au nom de la liberté qu'on va l'attaquer. Il faut dire que la
forme est un peu rude et que M. le gouvernement ne prend pas
des mitaines. En ce moment, ces gens sont étourdis du coup
36î l'AUI, HL'l-T
reçu a la tête, mais quand ils reviendront un peu à la vie, je suis
persuadé qu'ils auront, comme Polichinelle, de la rancune ; ce
sont, en vérité, des esprits mal faits. On voulait, avant les deux
dernières élections, me pousser h me mettre sur les rangs ;
mon bon sens joint, je dois le dire, à quelque modestie, m'a
empêché de (aire cette sottise. De telle façon que la position
donnée, j'aurais été battu, honni des deux côtés. Je ne t'explique
pas cette affaire, les journaux t'en diront plus que je ne pour-
rais le faire sur ce chifion de papier où j'ai h peine la place de
vous embrasser.
T'ai-je dit, mon cher ami, que Delacroix avait pensé à moi, et
m'avait laissé un souvenir de sa précieuse affection, il m'a gâté,
il aimait Charlet autant que nous deux, il a fait, tu le sais, un
article sur cet artiste original, maître plein de génie que bien
des gens, prétendus connaisseurs, ne connaissent pas, ou du
moins n'apprécient pas. Delacroix avait une assez belle collection,
qu'il cherchait à rendre complète ; c'est cette collection qu'il m'a
laissée, et de plus, à partager avec trois autres personnes, les
dessins, pastels, etc., de M. Augiiste\ ainsi que les esquisses de
Poterlet qu'il avait en assez grande quantité et qu'il estimait à
leur valeur. Je suis très fier de cette bonne pensée, de cette
preuve d'amitié du cher maître ; je regrette cependant qu'il n'ait
pas joint à cela le moindre croquis de sa main. Je compte bien, il
est vrai, me donner quelque chose à sa vente, mais un souvenir
plus intime n'aurait pas retenu l'ambition que j'ai de poursuivre
quelques-uns des magnifiques dessins qu'il laisse et qui le feront
connaître de ses amis et de ses ennemis sous un jour nouveau.
Comme tous les grands coloristes, c'est un dessinateur, dessina-
teur plein de vie, de mouvement, de tournure et de style. Chaque
trait est de flamme et porte l'empreinte de la passion. On fera
cette vente dans le mois de janvier ; si tu devais faire le voyage
de Paris, tu devrais tâcher de venir à l'époque de la vente dont je
t'avertirai
Adieu, cher bon, que dis-tu du discours de ton Empereur et
de la lettre aux frères couronnés ; c'est drôle, mais il va bien, et
peut-être le verrons-nous mettre l'Angleterre et la Russie dans
le même sac que l'Ecole de Rome, mais aussi peut-être sera-ce le
contraire ! Hélas! nous sommes au spectacle et cela pourrait bien
ne point finir par un mariage. Je vous embrasse toi et ta chère
compagne, comme vous le méritez et comme, je pense, tu le per-
mets ; je le fais pour moi et pour tous.
P. H.
' Voir les articles de M. Charles Saunier dans la Gazette des Beaux-Arts.
année igio, t. I, p. 44' et t. II, p. 5i et 232.
LA CORRESPOMDANCE 363
Au président Petit.
Il novembre i863.
Mou cher Auguste,
Suis-je coupable? je le crois; au désir de vous écrire, au
besoin de causer avec vous, il me semble qu'il y a des siècles
que je ne vous ai écrit, des siècles que nous n'avons eu de vos nou-
velles. Commençons par là: comment allez-vous?... Ici, nous
allons passablement, vieillissant plus ou moins, les jeunes
croyant la vie sans limites, les vieux trouvant le temps passé
bien court, hélas! et mesurant avec effroi celui qui peut rester,
si encore il est accordé. Que de pertes de tous côtés ([uand on
avance !
... Voici, mon cher Auguste, Delacroix remplacé à l'Institut.
Ai-je bien fait de ne point me mettre sur les rangs, je le crois,
bien que mon nom ait été mis en avant en certain lieu influent. La
foule des inconnus s'est précipitée pour remplacer le grand
peintre, et l'Académie a choisi le plus obscur; comme je vous
l'avais prédit, elle l'a été prendre parmi les convives Romains.
Le sieur Hesse^, que vous ne connaissez certainement pas, l'oncle
d'un liesse ■, qui n'est pas sans talent pour avoir fait les Funé-
railles du Titien. Le sieur Hesse, qui depuis son prix de Rome, a
exposé peut-être deux ou trois œuvres inaperçues, remplace le
peintre de la Chambre des députés, de la Bibliothèque du Sénat, etc.
Qu'aurais-je été l'aire devant cette boutique de parti pris? Au lieu
de faire des visites, j'ai couru la campagne. Vous savez, je crois,
que nous avons été passer une dizaine de jours chez nos amis
Carnot et de là revoir la forêt de Fontainebleau, que vous ne con-
naissez pas et que vous ne connaîtrez peut-être jamais. Dans
quelques années, le progrès aidant, elle sera taillée, tondue,
alignée, ni plus, ni moins que le bois de Boulogne. Quel bonheur
pour les bourgeois de Paris, qui, tous les dimanches, vont déjà
manger leur pâté sous un chêne druidique lorsqu'ils trouveront
des chaises en fer et des allées sablées ! 0 silence, ô chers réduits,
oh vous chercher ? En quittant Fontainebleau, j'ai cédé facilement
à l'invitation d'un jeune ménage ami et j'ai été passer en Nor-
mandie une douzaine de jours. Vous savez ce que sont devenues
les plages les plus sauvages. Vos montagnes, envahies par les
touristes, vous le disent assez ; il faut que la nature soit bien
forte et bien fière pour conserver son caractère devant ces pro-
fanes ! J'ai rapporté quelques études. Voici l'hiver, chacun
rentre ou est rentré. Michelet, revenant du Midi, aspire Paris,
le dévore des yeux et du cœur. « Que c'est beau Paris ! » a été
' Hesse (Nicolas-Auguste), 1 795-1 869.
- Hesse (Alexandre-Jean-Baptiste), 1806 1879. Membre de l'Institut en 1867.
364 PAUL HUET
son premier bonjour. Ce n'est pas à Montauban, ni à Saint-Jean-
de-Luz, qu'on trouve la Bibliothèque, nos musées et le reste.
C'est de là cependant que notre auteur a rapporté son volume :
La Régence. L'avez-vous lu? « La mère en permettra la lecture à
sa fille » n'est pas l'épigraphe qu'il a dû mettre en tète du volume,
mais à part quelques pages qu'on voudrait retirer et qui sem-
blent ne rien ajouter it l'histoire, quel talent, quelle profondeur
de vue, quelle perspicacité étonnante pour expliquer un lait, en
tirer les conséquences. Quel génie, en un mot, divinatoire et sûr,
pour montrer, désitnhiller un homme, une action, donner la phi-
losophie de l'histoire. Le jugement sur Law, le portrait du
Régent, la critique de Manon Lescaut., me paraissent des chefs-
d'œuvre. Surtout cette appréciation, si juste suivant moi, du
roman de l'abbé Prévost, qui relève la moralité un peu trop
douteuse de ce volume original et si remarquable.
Malheureusement, si l'on est effrayé de certains passages pré-
sents, avec Michelet on est déjà inquiet de 1 avenir. Que nous
dira-t-il à propos de la Pompadour, de la Du Barry et du Parc
aux cerfs? Que saura-t-on des Tuileries en 1804, 1810, 1860, etc. ?
Il n'est pas mal de faire parler les murs, mais tout le monde ne
doit pas écouter ! Que dites-vous, mon cher ami, du discours de
votre Empereur? Je sais qu'on peut tout dire d'un discours de la
couronne; je n'ai point lu les journaux, mais celui-ci me paraît
fort habile et au demeurant, cette lacération publique des traités
de 1814 est un grand lait. L'Europe, qui les a elle-même si bien
déchirés, verra-t-elle ici une descente sur le Rhin? Je n'en sais
rien, mais ce que l'on peut penser, c'est que l'histoire a sa jus-
tice et que les peuples ne doivent jamais désespérer. Adieu, cher
ami...
J'ai pu voir les cartons de Delacroix, qui laisse des dessins
admirables.
A M. Le grain.
12 novembre i86'J.
Mon cher ami, vous êtes un Normand, vous vous excusez de
votre trop long silence et au fond vous accusez ma paresse, voilà
le vrai ; le vrai encore, c'est que vous avez raison et que je suis
prêt à en faire l'aveu. Que voulez-vous le temps emporte ma />>a-
/esAC .' C'est la romance qui le dit. Pour moi, je sais que le temps
manque à toutes choses, aux meilleures surtout. J'ai lait cepen-
dant de grandes enjambées ; de Chaville j'ai été revoir ma Nor-
mandie en passant par Fontainebleau, les chemins de fer ont
donné des bottes de sept lieues à tout le monde, mais n'ont pas
allongé le temps, ni garni toutes les bourses. J'aurais bien voulu,
puisque j'étais en train, sauter jusqu'à Vire, c'était impossible
cette année, et j'ai été fort heureux encore de voir un instant
M""' Adrien chez nos bons Jouvet, chez lesquels j'ai passé trois
LA CORRESPONDANCE 365
jours. Que n'ctiez-vous là, mon cher ami, mais vous démarrez
bien plus difficilement que moi, non seulement vous avez de
douces chaînes qui vous retiennent au port, mais votre santé
s'oppose à votre départ. Je vois avec plaisir que vous travaillez,
ne vous inquiétez pas des on dit à propos du sujet que vous
traitez ; s'il vous convient, vous le rendrez bien et alors il plaira
aux autres. Je vois, du reste, que vous êtes voué aux religieuses.
N'allez pas, j'espère, donner ce goût du cloître h votre Elisabeth,
je m'y oppose ; comme sa mère, elle sera faile pour faire le bonheur
de quelque brave garçon ; du reste, si elle déchire les livres
d'heures, elle n'en prend pas le chemin; ne nous effrayons donc
pas trop d'avance ; autre preuve, c'est qu'elle ne pose pas et
malheureusement il y a toujours un peu de pose dans ces voca-
tions. C'est bien difficile, n'est-ce pas, mon cher ami, un portrait
d'enfant ? Cela demande une étude naïve, plus naïve encore que
toute autre chose, et il faut cependant enlever, saisir ce charme
incertain de l'enfance si insaisissable. Evitez trop de pâte, pour
commencer surtout ; caressez de la brosse, comme vous le faites
du regard, cette jolie figure de votre enfant. J'ai vu ce matin
quelques cartons de Delacroix, le maître laisse d'admirables des-
sins, je voudrais que vous vissiez l'exposition de cette vente qui
aura lieu dans le courant de janvier. J'ai reçu un aimable et bien
cher témoignage de son affection.
Quelques personnes voulaient me pousser à me mettre sur les
rangs pour son héritage à l'Institut. Bien qu'il en ait été question en
haut lieu, j'ai eu la sagesse de m'abstenir et j'ai bien fait. L'Aca-
démie a été prendre le plus obscur de ses pensionnaires de Rome.
Vous avez dû savoir, mieux que moi sans doute, qui ne lis pas les
journaux, quelle niasse d'illustres inconnus s'est présentée pour
prendre la place du grand peintre, c'est à crever de rire. Mais
heureusement que l'Institut est aussi incorrigible dans cette cir-
constance, elle avait un vieux talent à récompenser, un vieillard
de quatre-vingts ans, le bras droit de David, Rouget', qui l'a
aidé dans ses grands tableaux et a, lui-même, fait dans ce style,
vieilli il est vrai, des toiles remarquables. Bien entendu, l'Ins-
titut, qui pouvait par ce moyen sortir d'affaire, s'est bien gardé
de le choisir. Connaissez-vous M. Hesse.'' — Celui qui a fait les
Funérailles du Titien? — Non, l'oncle! Vous ne connaissez ni
l'un, ni l'autre ; bien entendu, c'est l'oncle que l'on a nommé,
c'est tout ce que je connais de ses œuvres, et tout ce que je puis
vous en dire, prix de Rome des plus médiocres et parfaitement
inconnu.
... Vale et Valete,
Paul IIuet.
Rouget (Georges), 1784-1869. 2" prix de Rome, i8o3.
366 l'AUL MUET
Au président l'etit.
Jeudi, 18 novoinbi'p i863.
... Un autre événement' ! Pour nous, mon cher ami, toute
une Révolution de Juillet ! C'est à n'y pas croire. Vous avez lu
le Monilciir du dimanche 16, je le pense du moins. Que dites-
vous de ce coup de Jarnac! Ai-je bien lait, dites-moi, de ne point
me présenter devant cet aréopage, qui m'aurait ri au nez ; mais qui
rit le dernier aujourd'hui ! Lisez ce rapport, mon cher ami, il est
admirablement bien fait et, mieux que tout ce que je pourrais
vous dire, il vous donnera la clef du mystère. J'ai cru devoir en
écrire à M. de Nieuwerkerke ^. Car son décret sera bien attaqué.
Voj'ez la situation ! Jamais mesure plus libérale, et c'est au nom
de la liberté que l'on va attaquer ce décret. Avec une innocence
bien impardonnable à mon âge, je me suis avisé de parler avec
certain abandon de ce coup de pied dans le bas du dos donné à
la classe des Beaux-Arts devant, ou plutôt à M. Patin % doyen de
la faculté des lettres, examinateur de René ! J'ai trouvé tout l'Ins-
titut irrité, offensé par le décret et peut-être regardant tout
autour, l'œil inquiet, si ce coup n'allait pas atteindre toutes les
classes.
Voilà Pelletan remis en question et perdant, outre les frais
de mise en scène, les appointements courants ; c'est fâcheux, et
je ne vois pas ce que le ministère gagnera à l'irritation causée
par ce coup de cravache avec la réélection, je crois, presque assu-
rée. Après cela, la préfecture en sait peut-être plus que nous à
cet égard.
... Vous m'avez demandé plusieurs fois, mon cher ami, ce
qu'était devenu mon tableau des Falaises de Houlgale. \e vous ai-je
pas dit que cette toile avait été demandée pour le musée de Bor-
deaux? Je suis content du sort qui lui est réservé, bien que le
jour soit exécrable dans cette galerie. Vous parlez, mon cher
ami, comme le ferait M""' Sand de ces pauvres enfants perdus que
nous lançons dans le monde et que nous perdons de vue aussitôt.
Il est vrai que c'est réellement triste ! Delacroix devait laisser
au Musée une magnifique esquisse de son plafond du Louvre et
le portrait de sa sœur par David, portrait en pied, un des plus
beaux de David. Un monsieur lui écrit qu'un de ses tableaux
est dans la pauvre église de sa commune, fort endommagé par
l'humidité du lieu, et perdu s'il ne porte un prompt remède.
Delacroix remercie cet admirateur de son talent et ce vigilant
ami, et de suite écrit au ministère pour avoir son tableau, se
' La réforme de l'Ecole des Beaux-Arts.
2 Voir la lettre à M. de Nieuwerkerke plus haut, p. 36o.
•'' Patin (Henri), professeur. Etudes sur les Tragiques Grecs. 1793-1876.
LA COllRESPONDANCE 36;
chargeant de le restaurer, moyennant qu'il sera retiré de ce
lieu malsain et funeste. Pas de réponse. Delacroix vend de suite
l'esquisse et lègue le portrait de David à la famille de son beau-
frère, à la condition que jamais il ne sera donné au Musée.
Voilà l'intérêt, mon cherami, que l'administration, la plus éclairée,
porte aux pauvres œuvres d'un grand peintre. Que voulez-vous ?
Mes Arbi'es battus par la mer^ sont chez le ministre d'état, l'ad-
ministration peut les retirer ; j'ai demandé, dans ce cas, qu'on
envoyât le tableau à Grenoble, mais il est probable qu'on ne
fera pas plus attention à ma demande verbale qu'à la représen-
tation écrite de Delacroix.
Adieu chers amis...
Paul.
A M. Le grain.
3o décembre i863.
Je vous la souhaite bonne et heureuse ainsi qu'à tous les vôtres
que j'embrasse au nom de tous.
Mon cher ami, il y a trois semaines que ma femme s'était
chargée de vous écrire et de vous remercier de votre bonne et
excellente lettre. L'amitié a donc aussi ses flatteurs ! Je ne
mérite sans doute point la centième partie de toutes ces bonnes
choses que vous dites si bien, et, traître que vous êtes, avec
une simplicité qui les ferait passer tout droit...
Je me suis beaucoup occupé aussi, faut-il vous l'avouer, des
grandes affaires académiques qui sont aujourd'hui sur le tapis et
partagent avec la Pologne l'attention des gens qui lisent les
journaux. J'ai pris feu pour cette question qui était une des
idées fixes de ma jeunesse et que je ne croyais jamais voir abou-
tir, surtout de la sorte ; l'Académie, il faut le dire, a été traitée
de main, non àe^ pied de maître, il faut avouer qu'elle le méri-
tait. Vous ne connaissez point le fond de cette aflàire, mais vous
savez de quoi elle est capable ; je ne pense point, surtout après
ce qui se passe, qu'elle soit mieux disposée à m'ouvrir jamais ses
portes. Heureusement, comme vous savez, je n'y pense guère ; si
vous avez lu le rapport du surintendant Nieuwerkerke, et après
lui, la réponse de Beulé " dans la Revue des Deux Mondes, vous
devez être édifié sur l'état moral de cette boutique.
Je vous écris au milieu des miens qui me parlent de vous et de
votre charmante (émme, je n'en perds pas la tète et me rappelle
ce que vous dites de votre atelier. Je vois avec plaisir que les
nonnes, tout en allant à la queue leu leu et doucement, font
leur chemin, et que surtout vous êtes très satisfait du portrait de
' Marée d'équinoxe aux environs de Bonfleur ; aujourd'hui au Louvre.
2 Secrétaire perpétuel de l'Académie des Beaux-Arts.
PAUL HUET
votre chère Marguerite. Vous êtes heureux, je n'ai jamais pu
obtenir que mes enfants posassent deux minutes; la mère avait
liop peur que je leur jetasse un sort. Vous avez un sentiment dé-
lii'ut qui doit vous faire réussir le portrait ; amenez celui-ci avec
toute la tendresse qui vous anime...
Du président Petit.
JanvitT 1864.
Mon cher Paul,
Voici une piiotographie qui me semble reproduire l'un des deux
petits tableaux dont vous me parlez dans votre dernière lettre : l'Entrée
par la route cVUriage de la petite ville de Vizille. Est-ce bien là le
luutil dont vous m'avez montré une esquisse à l'aquarelle, au retour
d'une excursion à Vizille et à Séchilienne? Si j'ai gardé bon souvenir
de votre dessin, cette image, que je vous envoie, pourra peut-être
vous donner une idée plus complète du site. Le tunnel est manqué,
on devrait apercevoir l'extrémité s'ouvrant sur le vallon de Vaulnaveys
à Uriage.
Je lis un nouveau volume qu'Ernest Chesneau vient de faire
paraître chez Didier : L'art et les artistes modernes. Vous y êtes
nommé plusieurs fois et notamment aux pages 167 et suivantes. Tout
ce que j'entends dire de vos Falaises d' Houlgate me donne de plus en
plus le désir de connaître cette œuvre. Mais quelle apparence que je
puisse jamais aller à Bordeaux?
Ceci n'est qu'un très court souvenir pour vous et les vôtres. Je vous
écrirai bientôt. Nous entrons ici dans les plaisirs du carnaval.
Quand donc votre éternel procès de Nîmes vous ramènera-t-il en
Dauphiné ? Faudra-t-il qu'Anna et moi nous allions vous relancer à
Paris, pendant les courtes vacances de Pâques, imitant en cela
Mahomet, puisque vous ne pouvez vous décider à venir à nous ?
Tout à vous de cœur.
Au président Petit.
Auguste Petit.
îS janvier 1864.
Mon cher Auguste,
Je reçois votre charmante photographie, le cœur touché. Vous
êtes vraiment bien aimable de penser ainsi à moi et d'une façon
si délicate encore. Malheureusement pour moi, mon siège est fait.
Vous connaissez cette mauvaise excuse de feu l'abbé de Vertot, à
laquelle ma paresse est heureuse de recourir. Le fait est qu'il est
bien tard pour faire les changements que pourrait entraîner ce
témoin irrécusable que vous faites comparaître pour me con-
fondre, ou au moins pour m'inquiéter. Ma vue, il faut que je
vous l'avoue, n'est guère une vue ; mon croquis d'après nature
n'a été, comme presque toujours, qu'un motif ;i variations et ne
m'a servi que pour me rappeler au naturel. Il est certain que si
LA CORRESPO.NDANCl!:
369
j'éprouve devant ma toile le trouble qu'inspire toujours, à son
auteur, un ouvrage terminé, ce trouble est plus grand devant
l'image de la réalité. Votre photographie est un miroir mis a côté
du souvenir. Après quelques essais, j'ai cru. par exemple, devoir
supprimer rien que le château de Vizille, c'est-à-dire ce que
demanderait tout d'abord l'amateur à la nature et h sa reproduc-
tion. J'ai tout sacrifié à la ligne et au pittoresque, ai-je eu tort ?
Ai-je eu raison ^ c'est ce que vous me direz bientôt, car nous regar-
dons votre lettre comme un billet à échéance ; vous n'attendrez
point cette fois la Trinité, et h Pâques vos deux lits seront prêts ;
petits lits, petites chambres, maison de Socrate, bien remplie
quand vous y serez, mon cher ami, car vous savez comment on
se tasse à Paris où le terrain se vend si cher au mètre.
Votre lettre est arrivée pour me guérir complètement d'une
grippe déplorable qui, depuis plus de vingt jours, me retient au
gîte. Tout Paris tousse et crache, comme dirait Pelletan, la
France a le rhume de cerveau...
Il y a fort longtemps, mon cher ami, que je voulais vous
écrire. Vous causez bien, j'aime vos lettres, et vous êtes du très
petit nombre de ceux qui excitent la confiance et appellent le
trop-plein de la pensée et du cœur. Si je ne m'ouvre pas plus
souvent, c'est que le temps me manque, c'est que je vieillis,
que je suis maussade et triste et ne veux pas vous entraîner dans
mon sombre, vous avez bien assez du vôtre, mon cher ami.
Venez donc que nous tâchions de secouer les années, que nous
retrouvions un peu ensemble les bonnes joies du cœur, les rêves
souriants du passé...
Lisez-vous toujours? Avez-vous lu : le Maudit, qui fait fureur-
en savez-vous l'auteur? Est-ce bien l'abbé Michon? l'abbé Carron
y est-il pour quelque chose ?
Vous savez combien j'avais prisa cœur nos affaires de l'École.
Cette question, je l'ai vu par vos lettres, vous est tout à fait
étrangère; ne la jugez pas au point de vue de Pelletan bien plus
enragé que personne contre les Académies, et qui lance un mot
contre la mesure dans son discours sur la Commune de Paris. Si
vous voulez être bien au fait, lisez les articles de Chesneau, de
Saint-Victor, et le rapport de Nieuwerkerke et la réponse du ma-
réchal Vaillant', Jamais on ne dira plus, ni mieux et c'est assez
intéressant pour piquer votre curiosité.
Eh bien I mon cher Auguste, voilà donc notre pauvre Pologne
a bout de lorces et de courage. Si j'en juge par les injures des
misérables journaux qui l'insultent et lui crachent au visage,
elle est perdue ! Je ne puis m'empêcher d'en concevoir un gra^nd
chagrin et une sorte d'épouvante. Ces gens qu'on égorge et qu'on
appelle assassins ! N'est-il pas triste de ne pouvoir les secourir.
' Maréchal Vaillant, 1790-1872. Sénateur, ministre de la maison de l'Empe-
reur et des Beaux-Arts. '^
370 PAUL llUET
Cette aventure, puisque aventure il y a, ne valait-elle pas mieux
que les guerres de Mexique et de Chine, ces fantaisies ruineuses
de l'autre monde .'
Adieu, cher bon, je vous embrasse tous tendrement et à
bientôt.
Malgré le mauvais état de sa santé, un instant très
ébranlée, Paul Huet suit avec passion l'exposition et la
vente de l'atelier de Delacroix. Il est heureux de ce
triomphe posthume si retentissant, qui est la consécra-
tion éclatante de cette belle carrière, objet de 1 admira-
tion de toute sa vie.
Au président Petit.
Paris, mardi i6 février 64-
Mon cher Auguste,
Je vous ai envoyé la notice d'Eugène Delacroix, sans y joindre
un mot de lettre, par la triste raison que j'étais dans mon lit.
J'ai été fort malade depuis une quinzaine de jours et je suis
encore fort souffrant. Je ne sais quel nuage a passé sur Paris
il certain moment, mais beaucoup de personnes ont, dit-on, été
frappées ; pour moi, j'ai éprouvé d'atroces convulsions d'estomac,
qui laisseront peut-être de longues traces de souffrances. Je me
suis cependant levé pour aller voir l'Exposition de peinture du
grand artiste dont vous voulez recueillir un souvenir. J'ai sup-
porté aussi bien que possible cette /w/;r«</ertce et j'espère pouvoir
me traîner à la vente. Mon ambition est aussi de courir les
chances de l'enchère et d'apoir mon petit morceau. Comme vous
probablement, je serai forcé de me réserver pour les dessins,
qui, du reste, seront plus intéressants encore que les peintures ;
nous serons donc concurrents, mon cher ami, et je vous avoue
que je suis si embarassé pour moi-même que votre commission
m'épouvante un peu, je dois vous l'avouer. Cette vente, on peut
le prévoir et c'est l'opinion des experts, sera des plus singu-
lières et pleine de soubresauts. Telle chose poursuivie ira peut-
être il des prix impossibles et un moment après, si l'on sait saisir
l'occasion, il y aura un lot avantageux. Vous me parlez, cher ami,
de quelques centaines de francs, je voudrais que vous puissiez
préciser un peu vos intentions et me dire jusqu'à quel point vous
me laissez carte blanche. Rien n'est plus ébranlant qu'une vente ;
pourrals-je d'abord la suivre? C'est ce que je ne saurais encore
bien assurer. Comme je vous le dis, je le désire et surtout pour
les dessins, vers lesquels je serai, comme vous, obligé proba-
blement de me rabattre complètement. C'est cependant une der-
LA CORKliSPONDANCE 371
nière occasion et je désire, dans Finlérêt de René, en profiter pour
lui laisser des souvenirs d'un talent merveilleux qui ne se retrou-
vera certainement plus, ni peut-être n'aura de longtemps rien
qui puisse le rappeler. La peinture féminine nous envahit et si
notre époque, dont Delacroix est le vrai représentant, n'a pas
assez osé, que sera donc l'art énervé de l'avenir !
La peinture est seule exposée en ce moment, deux salles con-
tiennent a peine ces richesses et quand on pense qu'il n'y a là
que les éléments de tout ce que Delacroix a exécuté, on est con-
fondu. Bien entendu que je ne parle pas des six mille dessins
qui vont suivre. Il faut dire que Delacroix a eu l'esprit de tout
conserver et que bien peu de ses études ont été éparpillées sur la
route. Ce qui frappe surtout dans ces esquisses, c'est 1 accent
nerveux, vif, continu, qui ne cède jamais, dans cette carrière
remplie, ni à la mode, ni aux influences; jamais accent ne fut
plus sincère. Beaucoup d'incorrections, bien entendu, avec un
grand sentiment de dessinateur ; bien qu'on en dise, Delacroix
est un dessinateur, si le dessin est destiné à exprimer. Grande
tournure, merveilleuse invention, la passion dans la forme
comme dans la couleur, Delacroix est l'artiste moderne par excel-
lence et non un professeur de dessin qui cache l'impuissance
et la médiocrité par la rhétorique.
Il est bien à regretter que vous n'ayez pu venir à Paris à ce
moment. Outre ses œuvres, Delacroix avait lui-même acheté un
certain nombre d'études de Géricault, parmi lesquelles il y a
trois ou quatre morceaux des plus intéressants.
Les artistes surtout se précipiteront et lutteront sur ce terrain
de la vente, il faut bien vous tenir pour prévenu que c'est
plutôt une vente d'artiste qu'une vente d'amateur.
Adieu, cher ami, embrassez bien pour nous tout ce qui vous
entoure '.
Paul Huet.
A M. Legraiit.
Paris, 18 février 64.
Mon cher ami, j'espère que vous ne m'en voulez point du retard
que j'ai mis à répondre à tous vos bons souvenirs...
Je sors de mon lit après de longues souffrances. La vente de
Delacroix m'a lait faire un effort et des imprudences, dont jus-
qu'ici heureusement je ne me trouve pas trop mal ; j'ai pu, lundi
matin et mardi avant le public, aller visiter avec soin cette mer-
veilleuse collection des études du maître. Quand on pense que
dans trois salles, l'on a seulement exposé les esquisses qui ont
servi à l'exécution de tout ce que cet homme a répandu avec
1 Communiquée à M. Léon Séché et publiée par lui dans la Revue de Paris
du i5 juin igo8.
i-jj. PAUL nu ET
profusion dans le public, et que la semaine prochaine on aura
près de 6.000 dessins à voir, on reste vraiment ébahi et stupé-
ïait. C'est la flamme ardente de l'incendie qui sort de tous côtés
et vous gagne, flamme vivifiante, qui transporte et communique
le feu sacré. Je regrette que vous ne puissiez voir cette exposi-
tion qui, du reste, a le plus grand succès. Je suis la vente elj'ai
assisté hier, sans trop de fatigue, à la première lutte passionnée
des enchères avec des intentions dangereuses pour un père de
famille ; j'ai résisté aux tentations et je crois bien que je ne
pourrai me donner un souvenir de cet illustre ami; d'après mon
relevé, la première vacation a produit, pour 81 esquisses ou
tableaux inachevés, 84 816 francs. Le légataire universel et exé-
cuteur testamentaire, usant de son droit, avait retiré pour lui le
morceau capital, la magnifique esquisse du plafond d'Apollon
qui serait, dit-on, allée à plus de 20.000 francs, on dit que c'est
avec terreur que ce pauvre homme, qui est déjà fort riche,
acceptait le testament et ses charges; il a, outre les droits et
frais, une centaine de mille francs h payer ; si la vente se
soutient sur ce début, on peut dire qu'il fera de 3oo ii
400.000 francs. Je ne sais, mon cher ami, si ces détails vous inté-
ressent, mais je suis tellement plein de ce sujet que je me figure
que vous pouvez prendre quelque plaisir à en entendre parler.
Un jeune homme de ma connaissance, un peintre, pardieu, s'en
est donné pour 16.000 francs. Il faut dire qu'il a pour ce prix
six morceaux importants qui seront, sa vie entière, une grande
leçon.
Comment répondre au milieu de tout cela h ce que vous me
demandez sur mes travaux.^ Pour moi, il me faudrait vingt ans de
moins et de la santé pour faire sortir un peu de tout ce qui me
trouble le cerveau. Que voulez-vous, mon cher ami, il n'est pas
donné à tout le monde d'aller à Corinthe. Pour vous, qui êtes
jeune, tâchez de ne point avoir la migraine et de travailler, le
travail étant à mes yeux un des meilleurs moyens d'assurer le
bonheur.
Au président A. Petit.
•il février 64.
Cher ami.
Je ferai de mon mieux, mais ne puis répondre de rien; le feu
est aux enchères, l'enthousiasme va croissant, la mort, une fois
de plus, donne raison à l'absent ! On s'est disputé les moindres
toiles,.... la vente des dessins ira au moins aussi loin, l'exposi-
tion est magnifique et l'on commence à proclamer hautement que
Delacroix est un grand dessinateur. Les imbéciles ont attendu
pour cela l'exhibition d'une copie de Raphaël, excellente en effet.
Pour comprendre que cet homme est un génie supérieur, il a
LA CORRIÎSPONDANCE 373
fallu tenir en main la preuve qu'il était capable de faire un
devoir de troisième.
La séduction de l'exposition de dessins est irrésistible, il faut
que les plus rebelles admirent celte flexibilité de talent qui passe
de la grâce la plus charmante, de l'exécution la plus adroite, h la
grandeur du style, au nerveux de rexéciition et à la beauté sublime
du caractère et de la forme.
J'ai noté pour moi la première pensée des Anges terrassant
HéUodore croquis à la mine de plomb, et je compte pousser ce
dessin jusqu'à 200 francs. Jepense, ou du moins j'espère l'avoir,
mais certainement il y aura concurrence '.
Au président A. Petit.
Février 64.
Mon cher Auguste,
Je suis humilié profondément. Malgré mon peu de forces, car
j'ai éprouvé une vive secousse que je ne sais à quoi attribuer, si
ce n'esta la mauvaise saison et aussi à la vieillerie, j'ai, matin et
soir, assisté à la vente de Delacroix. J'ai suivi avec une constance
inébranlable les péripéties de ce beau succès et je n'ai su, ni osé
prendre ma part, et encore moins la vôtre. Dans la vente de la
peinture je me suis, dans mon inexpérience, laissé aller à cet
emportement du jeu de Venchère. Car véritablement il y a tou-
jours un peu du tapis vert dans cette affaire. Pour notre vente,
elle a été, comme on dit ici : Vexaltation De Lacroix, et si, à la
vente des dessins, j'ai été lâche pour moi, j'ai été peureux pour
vous devant des gens décidés à pousser en avant et ayant pour
cela l'artillerie nécessaire : argent en poche. J'ai d'autant moins
osé pour vous, mon cher ami, que j'ai vu que vous aviez fait cer-
tains rêves. Votre discernement vous avait bien servi dans la dési-
gnation des lots que vous m'aviez indiqués, les amateurs
devaient suivre les dessins de vente sous verre et, comparative-
ment, ils n'ont pas toujours payé plus cher ; mais vous aviez pensé,
et vous deviez d'autant plus le croire qu'il en avait été question,
que l'on ne diviserait point les lots et que lorsque l'on annonçait
tant de feuilles ; Dante et Virgile, par exemple, ensemble et
détails de la composition : 4o feuilles, — Etudes pour la
galerie d'Apollon : 5o feuilles. — On aurait de quoi choisir, et
comme vous me le dites dans votre lettre, être généreux envers
des amis. Il n'en a pas été ainsi, tous ces lots ont été divisés et sub-
divisés. Ce dernier, par exemple, a été partagé en onze chemises
taillées avec art : Un bon dessin (d'artiste) entouré de quelques
croquis par trop insignifiants pour compter beaucoup, les deux
ou trois belles pièces à part.
' Communiquée à M. Léon Séché et publiée dans la lievue de Paris du
i5 juin 1908.
374 PAUL HUET
A propos de ce carton, le peintre Chenavard me proposait
le matin d'acheter à plusieurs tout rcnsenible. Il estimait à peu
près 1 .5oo francs au plus, le tout a été à 1.900 ! et cependant, en
réfléchissant, c'était une assez bonne idée; mais l'enchère eût été
plus haut !
Vous voyez, mon cher ami, combien nous sommes distancés.
Avec 600 (rancs, vous espériez deux lots d'histoire et des animaux.
Eh bien, j'ai cependant, dans ce lot, poursuivi un dessin jeté
admirablement, mais à peine indiqué du char d'Apollon et des
quatre chevaux, jusqu'il 190 ou 196 francs, décidé, si vous ne le
preniez pas, à le garder, mais je n'ai pas osé mettre sur l'enchère
de 2o5 francs, prix auquel il a été adjugé. Le suivant un peu plus
terminé, mais moins beau à mon avis de beaucoup, a été adjugé
260 francs, c'était une répétition du premier et à 190 francs, j'ai
regretté le dernier qui représentait un grand groupe de figures
du même plafond.
J'ai, pour mon compte, acheté le dessin dont je vous ai parlé,
une répétition du n° 299 : Héliodore chassé du temple s'est vendu
I 5oo Irancs, la portion inférieure 58o francs et ma répétition,
sur laquelle j'avais eu la chance de mettre la main, la considérant
comme meilleure bien qu'elle n'ait pas eu les honneurs du i'erre.
m'a été adjugée à 286 francs. — Lorsque je la désignais à l'ex-
pert, pour lui demander à quel prix je devais espérer l'obtenir,
il me dit que je devais l'avoir pour 100 à i4o francs alors qu'on
espérait déjà faire beaucoup d'argent, et j'étais, je crois vous
l'avoir dit, décidé à aller jusqu'à 200 francs, ce que je n'aurais
pas osé faire pour vous. L'opinion de beaucoup de personnes est,
que plus tard, il se trouvera certainement des occasions plus
avantageus&s. Des amis, demi-étrangers aux arts, il est vrai, ont
jeté les grands cris au prix de mon dessin et cependant je le
regarde comme très avantageux par cette seule raison, qu'artis-
tiquement parlant, je l'estime mieux que la composition prin-
cipale qui a été adjugée au prix de i.ooo francs. Cependant, mon
dessin n'aura, près du public, jamais la même valeur. Je désirais
ardemment des animaux et pour vous et pour moi ; je crains
bien de ne pouvoir en obtenir. Pour mon compte, j'ai poussé
le n° 21 3, études peintes de lions sur la même toile presque en
grisaille, jusqu'à 1 . 100 francs, il a été adjugé à plus de 1. 180. Je
l'ai abandonné dans l'espérance que j'aurais plus d'avantage à
attendre les dessins. Claire vous a donné, je crois, les prix des
lions (dessins) vendus. Non seulement les prix m'ont paru ina-
bordables pour ma bourse et la vôtre, mais un jeune amateur
de ma connaissance, qui a acheté à la vente pour plus de
35.000 francs, était décidé à acheter les plus beaux à peu près
à n'importe quel prix. Comment lutter avec de pareils adversaires?
Me laissera-t-on glaner quelques croquis des n° 4^5-486 ? C'est ce
que je n'ose espérer! A bientôt.
LA CORRESPONDANCE 3-5
A M. Le grain ■
i"' mars 1864.
Mon cher ami, je ne suis point encore très vaillant malgré ma
barbe plus blanche que celle d'Henri IV. En retard avec vous,
je le suis vis-à-vis les autres et moi-même ; je ne pourrai sans
doute point exposer, et malgré mes intentions très modestes,
c'est toujours pour moi une contrariété de ne point paraître à
l'heure de la bataille
Vous êtes arrivé à un niveau de force qui vous permet d'être,
vous-même, le meilleur juge de ce que vous devez faire et je suis
persuadé que votre tableau de cette année sera meilleur encore
que le dernier. Vous ne pouvez avoir perdu et vous avez plus
d'expérience maintenant. Bien que mon atelier soit abominable-
ment encombré, si vous préférez me faire voir votre envoi à
l'aise et chez moi, je suis et serai toujours heureux de me
mettre à votre disposition — vous pourrez peut-être l'envoyer
directement à l'Exposition, — le tableau n'aurait pas ces marches
et contremarches qui ont, il faut l'avouer, de grands inconvé-
nients. Mais aussi vous ne pourriez que le recommander direc-
tement à M. de Chennevières, qui porte un intérêt particulier à
ses compatriotes ; pour moi, je crains de n'avoir point aujour-
d'hui grande influence ! Depuis qu'il est au Luxembourg, il devait
venir me voir et n'est pas venu, il est devenu l'intime et Valter-
ego de Français, qui voulant entrer h l'Institut se cramponne
aux gens utiles et a tous les défauts nécessaires pour favoriser
son entrée. Vous savez combien et comment je me suis tenu
éloigné de toute coterie ; en vieillissant, mon horreur pour ces
sortes de manèges, si perfectionnés de nos jours, n'a fait que
croître et embellir.
Je n'ai point le temps de vous parler de la vente de Delacroix,
vous êtes en ce moment trop occupé de vos affaires. Je suis sûr
cependant que vous apprendrez avec plaisir que tout s'est passé
à la plus grande gloire de cet artiste éminent. Bien des gens ne
le connaissaient pas et ne soupçonnaient point cette force. Ajoutez
à cet éclatant succès la puissance de l'entraînement, l'opinion fana-
tique des moutons de Panurge et vous vous formerez une laible
idée de cette vente fantastique qui ne se représentera de bien
longtemps.
A M. Sollier.
Mon cher ami, depuis votre départ, nous n'avons reçu aucune
nouvelle de vos santés, de votre réinstallation dans votre retraite,
de vos souvenirs de Paris ; on a bien besoin, cependant, de sentir
dans les rangs éclaircis les coudes au corps, suivant l'expression
376 PAUL HUET
des vieux de la vieille de Chailet. Depuis et presque aussitôt
après ton départ, j'ai été gravement indisposé et plus d'une
douzaine de jours au lit, suite de contrariétés, des intempéries du
temps ou plutôt des viienies de la vieillesse qui me gagne. J'ai
été pris par une crise nerveuse de l'estomac des plus cruelles.
J'ai pu me relever pour me traîner à la vente de Delacroix. Je
Taisais bien triste figure le jour de l'Exposition ; on a été, il faut
le dire, plein de bonnes volontés pour moi, et j'ai pu suivre avec
une grande constance presque toutes les péripéties singulières
de cette bataille aux enchères. Rien de plus énervant cependant
que cette lutte des enthousiasmes et des écus. Je ne sais si l'on
a vu, même à la vente de Girodet', de telles passions soumises
au coup de maillet du commissaire-priseur. Mais de bien long-
temps, j'en suis certain, on ne verra une pareille vente. Les
journaux ont dû te transmettre des nouvelles de cet enthousiasme
qui a produit ce que l'on apprécie le plus aujourd'hui, la seule
preuve admise de nos jours de la capacité et du génie, un magni-
fique résultat d'argent, pas bien loin, je pense, de 400.000 francs
qui vont aller, après les frais payés, s'engloutir dans la poche
d'un ami, riche de 80.000 livres de rentes et qui ne s'attendait
guère, le pauvre homme, à ces résultats. Delacroix avait, dit-on,
pris la précaution d'établir, que, si les legs n'étaient point
couverts par la vente, on i-apporierail ; mais que si elle produi-
sait un chiffre supérieur et inattendu, il serait fait un nouveau
partage au marc le franc. Le notaire, dit-on (je n'en veux pas
prendre la responsabilité), ami du légataire universel, a fait rayer
il Delacroix mourant cette dernière condition, sous prétexte de
difficultés possibles; et c'est ainsi que cette fortune, qui devait
en grande partie aller dans la bourse de Riesener, est allée
dans celle d'un ami qui n'en a pas besoin, mais qui y tient d'au-
tant mieux. Le côté plaisant de cette triste affaire, c'est que
jamais homme n'avait moins compris ou, pour mieux dire, plus
détesté le talent de Delacroix, que cet ami privilégié et choisi.
La gloire de Delacroix semble avoir gagné h cette dernière exhi-
bition que lui-même a voulue. Il allait bien à ce terrible lutteur de
se mesurer encore une fois avec le public. On a trop tenu peut-
être à montrer surtout la flexibilité singulière de ce talent varié
et fécond. W a tout abordé. Tu connais sa supériorité dans
l'étude des animaux, il excelle dans le paysage à l'aquarelle,
toutes les femmes voulaient avoir des études de fleurs, il a mis
une certaine coquetterie à exiger la vente de quelques portraits ;
mais sa supériorité est certainement dans les grands sujets, les
compositions dramatiques et les projets de décorations. J'aurais
voulu qu'on mît ceux-là plus encore en évidence. Le légataire
s'est adjugé (suivant son droit de choisir deux tableaux) une
' Girodet-Trioson (Anne-Louis Girodel de Roussy) , peintre, 1767-1824-
Prix de Rome, 1789, Sommeil d' Endymion. Académie des Beaux-Arts, i8i5.
LA CORRESPONDANCE 377
esquisse du plafond d'Apollon (qui serait, lui disail-on, montée
à 20 000) que d'abord Delacroix comptait léguer au musée, legs
que dans un mon)ent d'humeur, un peu trop légitime, mais qui
retombe en définitive sur lui comme sur nous, il a rayé de son
testament, ainsi que la donation d'un portrait en pied de sa
sœur par David, qu'il a légué à la famille de son beau-frère.
Il laut l'avouer, mon cher ami, j'ai fait quelques belles folies
\\ cette vente où tout s'est vendu, presque tout du moins, fort
cher. J'ai peu de choses et Val payé.
Voilà bien des nouvelles Dans quelques jours, aux vacances de
Pâques, nous aurons le cousin Auguste Petit et sa fille Anna; il
m'avait chargé de commissions h la vente, car le cousin n'est
pas italien pour rien et est enthousiaste ! Malheureusement je n'ai
point osé opérer pour lui et il faut dire qu'il m'avait singulière-
ment renseigné, se figurant qu'il aurait des lots de 17, aS ou
même 5o feuilles h la fois, voulant les meilleures, etc.
Peut-être y aura-t-il, comme le prétendent les ennemis de
Delacroix, qui sont furieux comme des taureaux piqués par des
picadors, diminution dans les prix, le contraire de la vente si
modeste de Géricault.
Mais je n'ai plus de place pour vous embrasser et vous demander
de vos nouvelles ce que je veux faire de tout cœur,
Paui,
A M. Legrain.
14 mars 1864.
Mon cher ami, je n'ai pas eu un moment hier pour vous dire
que votre caisse est arrivée en parlait état et que j ai vu vos
tableaux.
Vos religieuses sont d'un excellent sentiment, d'un bon elTet
et je vous fais compliment sincère de ce tableau bien conduit
et d'une bonne harmonie. Sera-t-il d'un grand intérêt pour le
public, c'est ce que le public seul pourra vous dire.
Le portrait est moins satisfaisant, l'efTet paraît trop, la couleur
est un peu cherchée et prétentieuse avec quelque lourdeur. Je
ne veux point vous dire qu'il n'a pas vos qualités ; l'expression,
bien qu'un peu trop indiquée et par conséquent vieillissant et
alourdissant le modèle, est d'une charmante intention. Puis, il
faut le dire, rien n'est plus diflTicile c{ue de peindre ces fleurs
fugitives de l'enfance. Il faudrait, comme le papillon, ne les
toucher que du bout de l'aile ; mais hélas ! qui donc a des ailes !
bien que plus jeune, beaucoup plus jeune que moi qui vieillis
beaucoup, nous pouvons avouer que ni l'un, ni l'autre nous n'ap-
partenons à la race diaprée des Lépidoptères.
Pour parler plus simplement, pour réussir dans ces sujets, il
faut un talent immense et les maîtres les plus forts ont souvent
échoué.
J78 PAUL HUET
Vous êtes plus heureux que moi, qui n'ai point terminé et qui
metliai la dernière touche sur le dos de mon commissionnaire.
Votre portrait est peut-Atre ce qui réussira le mieux. Voilà seule-
ment ce que je veux vous dire avant de fermer cette lettre
Quant à être mon élève, il est trop tard pour vous en dédire,
l'engagement est pris une première fois pour toujours.
Pâli. Hiet.
Au président Petit.
iS mars 1864.
Mon cher Auguste. Pourquoi donc ce silence ? Tous les jours
nous demandons : ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? Ni Aune,
ni Anna ' ne nous répondent.
Ma femme voulait vous réunir lundi prochain aux Mlchelet et
n'ose les inviter avant d'avoir de vos nouvelles.
Je vous laissais pressentir, mon cher ami, dans ma dernière
lettre, une acquisition magnifique ; par une circonstance singu-
lière, je suis possesseur aujourd'hui du Croinwell de Delacroix et
tl'un espèce de Saint Paul rern'ersé de son chei'al. J'ai fait l'ac-
quisition de ces deux belles aquarelles moyennant finances et
échanges, mais tout en prenant l'engagement de garder le Croni-
we^/pour moi, j'ai fait la réserve de pouvoir vous céder le Saint
Paul; et je crois que, si ce dessin vous convient, vous aurez là
un très beau spécimen de Delacroix, satisfaisant l'artiste et
l'amateur. L'échange me regardant, je pourrai vous céder ce
dessin à un prix dont il faudra garder le secret.
Je viens de recevoir une lettre de SoUier, auquel vous avez
écrit directement. Ne vous a-t-il donc point répondu, qu'il me
charge de sa réponse? Il est très paresseux et s'en remet à moi
qui compte les instants. C est samedi que j'envoie mes deux
toiles à l'Exposition ; ne les verrez-vous pas ?
Sollier ne peut se procurer aucun billet du Conservatoire, les
abonnés ne lâchent point leur place même à l'agonie, dit-il ; il
a, lors de son voyage à Paris, obtenu an billet qu'un exécutant
lui avait cédé, faveur dont les musiciens ne peuvent jouir (en
payant) qu'une fois tous les trois ans. Mais il vous dit, ce que
je vous aurais dit moi-même, que vous aurez, pour vous consoler,
les concerts Pasdeloup-, qui sont pour le Conservatoire un sujet
légitime d'inquiétude et de jalousie. Seulement vous entrerez
facilement et vous payerez beaucoup moins cher.
Nous attendons l'heure de votre arrivée avec impatience
' Seconde ûlle du président Petit.
^ Pasdeloup, créateur des concerts populaires.
LA CORRESPONDANCE 379
A M. Le grain.
•21 mars 1864.
Mon chez ami,
Il a été convenu avec M. de Chennevières, que j'avais vu deux
jours avant pour lui recoinnaander, sur les instances de M"" de L. . .
qui ne marciiande pas avec ses amis, votre beau-frère M. du Parc ;
il a été convenu, dis-je, que si votre portrait éprouvait un échec,
il aurait la complaisance de le retirer, mais que nous devions
toujours le taire passer au jury pour la satisfaction de ceux de
vos amis qui savent que vous l'avez envoyé.
Je crois donc que tout est pour le mieux dans le meilleur des
mondes possible et qu'il nous faut accepter jusqu'à concurrence
d'un meilleur.
Selon les apparences, le Salon sera moins nombreux cette année
que l'année dernière, et je n'ai entendu parler d'aucun morceau
important. Comme toujours, les journaux citent quelques noms
de connaissance ou recommandés qui leur tombent sous la plume,
mais qui n'indiquent absolument rien.
Vous me demandez complaisa m ment ce que j'envoie moi-même?
Deux toiles à peu près toutes deux de la grandeur de mon
Chemin normand (du pont Douilly) exposé l'année dernière :
Ventrée de la petite ville de Vizille dont vous voulez bien vous
rappeler et un torrent dans les Alpes. Ces deux tableaux sont les
résultats de mon voyage dans le Grésivaudan qui aurait dû m'ins-
pirer de plus grandioses conceptions.
Le torrent est d'un effet bien sévère, et je crains qu'il soit
sévèrement accepté. La porte de Vizille, que j'ai beaucoup
travaillée, paraît plaire, mais je suis si peu goûté du public que
je ne veux pas non plus en trop espérer.
A vous de cœur,
Paui. Huet.
Courbet a envoyé deux femmes qui seront mises à la porte par
M. le curé ou le commissaire de police. J'ai aperçu aussi une
Aimée du sieur Gérôme qui sera reçue, mais qui, en vérité, méri-
terait bien le même sort.
L'un et l'autre, il faut le dire, ont fait dans des genres très
différents de bien mauvaise peinture. Vale.
De A. Danzats.
Paris, 6 avril 1864.
Cher ami, j ai vu avec bien du plaisir la cour de ferme que tu as
envoyée à l'Exposition cette année'; en me rendant au jury. Ce tableau
a appelé mon reil par une irrésistible sympathie.
'■ La porte de la rouie d'Uriage, à Vizille, au musée d'Ajaccio.
38o PAUL IIUET
C'est certainemRnt une de les bonnes pages.
Quand nous raettons-nous en mouvement pour les plaques projetées'?
Mes compliments bien affectueux, je te prie, à M""' Huel.
A toi de cœur,
A. Dauzats.
A M. Sollier.
Paris, 17 avril i864-
Cher Sollier. Près d'un mois qu'Auguste Petit vient de passer
à la maison avec sa fille, ma belle-mère qui lui succède pour cinq
ou six jours, et que nous possédons encore en ce moment, voilii
de quoi expliquer mon silence et, j'espère, l'excuser. Si je ne t'ai
pas écrit, ce n'est pas faute de penser à loi, ni même d'en parler ;
le président, qui ne s'étonne de rien et qui s'étonne de tout,
trouverait très naturel que le Conservatoire donnât une repré-
sentation pour lui tout seul, et ne comprend pas comment ton
séjour à Paris ne coïncide pas juste avec son voyage dans la
capitale. Bref, il aurait voulu te voir, a beaucoup parlé de toi et
se rappelle h ton souvenir. C'est un grand enfant gâté, un bon
chien un peu lévrier que M. le président; ayant envie de tout
ce qu'il voit, il éparpille un peu à l'aventure et pour peu de
chose le fond de sa bourse et oublie en partant la moitié de ses
petites affaires; avec cela toujours bon, facile, aimable, aimé
(comme un enfant gâté), ne sachant trop ce qu'il veut, si ce n'est
de l'avancement que nous voudrions bien lui voir, qu'il mérite
et dont il a besoin avec ses quatre filles; quatre filles ! C'est beau-
coup pour un homme seul. La mienne grandit et déjà il faut pré-
voir l'instant où nous aurons à la marier !
La vente de Delacroix, sur laquelle tu voudrais avoir des détails,
a donné au légataire universel, à peu près 36o.ooo. Il y a
quelque chose de vrai dans ce que tu avances, qu'on ne peut être
l'ami de celui dont on n'aime pas le talent. Quoique bien absolu
par la formule que tu lui donnes, cet axiome est vrai dans son
principe, surtout lorsque le talent est, comme chez Delacroix,
l'âme même de Ihomme. Celui-ci, d'ailleurs, n'entendait pas
raillerie à ce sujet et dans le fond ne pardonnait guère aux ennemis
de sa peinture. Avec son esprit, il a dû faire exception pour un
ami de collège, un homme du monde qui avait eu le mérite, mérite
précieux aux yeux de tout le monde, de réussir et de se faire, dit-on,
80.000 livres de rentes. Ce dernier ne devait pas beaucoup parler
peinture, mais sans doute il connaissait les bons placements et ne
voyait son ami que comme un homme d'une grande réputation
qu'il devait se déclarer incapable de comprendre. Delacroix aimait
les hommes habiles, et croyant l'être, a choisi, pour mener à
' Il était question de mettre des plaques commémoralives sur la maison où
était né Delacroix et sur celle où il était mort.
LA CORRESPONDANCE 38i
bien son dernier appel devant le public et surtout pour parvenir
a payer les legs de son testament, plus un homme d'airaires peut-
être qu'un ami ; au point de vue moderne, il a parfaitement réussi
et il laut le dire, heureusement 1 honneur de l'artiste n'en a
point souffert; bien des gens qui regardaient Delacroix comme
un coloriste, lorsqu'ils consentaient à reconnaître en lui les dons
de la couleur, le proclament aujourd'hui un grand dessinateur.
J'ai, comme tout le monde, payé fort cher quelques lots que l'en-
chère fiévreuse ma fait adjuger, et j'ai eu la chance d'avoir, a
des prix très modérés vraiment, mes meilleures acquisitions ;
j'aurais du reste, payé le tout un prix assez élevé sans un hasard
singulier qui m'a fait tomber entre les mains, presque pour rien
(comparativement), un des beaux dessins d'amateur adjugé au
prix de i.ioo et quelques dizaines de francs; ce dessin, à moins
d'un revirement dans l'opinion, doit un jour valoir plus que
toutes mes acquisitions. C'est le sujet de Croimvell traité par
Delaroche et refait par Delacroix, après une conversation que
nous eûmes ensemble au sujet de l'œuvre qui avait eu un si
étrange succès. Cette aquarelle, achetée par un Anglais, a été si
bien dépréciée par le sieur Goupil, édileur des œuvres de Dela-
roche, que l'Anglais s'est empressé de jeter ses acquisitions au
premier venu. Un jeune homme ayant acheté pour plus de
4o.ooo francs de peinture à cette vente se trouvait là, chez Goupil ;
et comme j'avais favorisé ses enchères, il a eu l'amabilité
d'acheter pour moi cette excellente chose 4oo francs ; il a bien
voulu me céder aussi une aquarelle moins faite, de la même
source, pour Auguste Petit, qui, malgré le prix modeste de
200 francs, n'en a pas été, je crois, très satisfait. J'avais poussé
h son intention et en désespoir de cause quelques lots de croquis,
mais en voyant sa piteuse figure devant ces acquisitions un peu
chères, j'ai cru devoir ne souffler mot et les garder pour moi.
La merveille de mes acquisitions est un dessin de la partie infé-
rieure de UHèliodore de Saint- Sulpice, croquis de maître h la
mine de plomb, qui se peut comparer avec les plus beaux dessins
des grandes écoles. Je l'ai payé quelque chose comme 280 francs,
c était, certainement le plus beau des dessins attribués à ce sujet,
heureusement il n'avait pas été mis sous verre. Le pareil, infé-
rieur à mon avis, s'est vendu plus de 5oo francs et la composi-
tion entière, à laquelle je préfère mon dessin, a été achetée
i.56o francs pour le Duc d'Aumale. J'ai donc acheté, comme tu
vois, quelques lots de croquis (fort chèrement payés), ce dessin
de Cromwell , plus une figure académique très belle, deux chevaux
(étude qu'on peut croire de Géricault), des costumes grecs, et
une toile sur laquelle sont divers fragments tels que des chevaux,
une tète et une petite figure académique, des lots modestes
(hélas) ! J'espère bien, du reste, que tout cela sera en ordre lorsque
tu viendras à Paris et que j'aurai le plaisir de te le faire voir.
Delacroix était bien loin de prévoir l'issue de sa vente. Je ne
38i PAUL UUET
sais si je t'ai dit, d'après certains bruits, que le notaire avait fait
rayer un article du testament exigeant un nouveau partage entre
certains héritiers dans le cas d'un succès dépassant ses prévisions.
Le légataire universel lui-même n'avait accepté que sous bénéfice
d'inventaire. La vente de Géricault a été loin d'obtenir ces
magnifiques résultats ! mais aussi dans quelles proportions les
prix ont-ils monté !
Nos santés sont assez florissantes en ce moment...
Qui t'aurait dit jamais, mon cher ami, que ton ami Paul ferait
partie d'un jury pour juger les concours préparatoires de l'École 1
0 tempora ! je souhaite de tout mon cœur que nous puissions
relever sa faiblesse et son épuisement.
Adieu, ami, tout le monde t'embrasse et vous embrasse.
Tout à toi,
Paul IIuet.
L aquarelle du Cromwell devant Charles I". dont il
est question dans cette lettre, intéressait d autant plus
Paul Huet qu'en la voyant à la vente il s'était aussitôt
souvenu d'une conversation avec Delacroix à propos de
Delaroclie : d'accord tous deux sur la pauvreté de sa
peinture et la sécheresse de son exécution, ils rendaient
hommage à ses qualités de compositeur, dans la mort du
Duc de Guise, par exemple. Mais comme Paul Huet
témoignait sa surprise de 1 étrange succès du Cromwell
qui lui semblait une grave erreur : « Vous avez raison,
dit Delacroix; le fait historiquement est apocryphe;
mais ce n'est pas une raison pour qu un peintre, séduit
par le sujet, ne se livre pas à son imagination pour
l'interpréter; il doit du moins s efforcer de le com-
prendre et de le représenter dans des conditions qui le
rendent vraisemblable. Le tableau de Delaroche est un
non-sens. Il est évident que Cromwell ne serait jamais
venu de propos délibéré, et poussé par je ne sais quelle
curiosité malsaine, cynique, soulever le couvercle du
cercueil de sa victime, comme celui d'une tabatière.
« 11 est permis de supposer que, sachant bien le corps
de Charles 1^ déposé dans le palais, mais ignorant dans
quelle partie des appartements, Cromwell soulève une
portière qui retombe derrière lui et se trouve subitement
LA CORRESPONDANCE 383
en face du cadavre. Il hésite, se trouble, se découvre
involontairement, et, fasciné par le spectacle de ce
dénouement du drame qu'il a vécu, ne sait ni avancer,
ni reculer. — L'endroit est calme, silencieux, enveloppé
d'ombre et de mystère ; le cercueil posé à terre est resté
ouvert ; le cadavre dans son linceul tranche par la blan-
cheur avec tout ce qui l'entoure ; la tète rapprochée,
mais séparée du corps par une ligne sanglante, et frappée
par un rayon discret, s'enlève en lumière... »
Développant ainsi peu à peu sa pensée, Delacroix
poursuit dans les moindres détails, son étude du sujet.
Et quand Paul Huet voit plus tard cette aquarelle, il lui
est impossible de douter un seul instant qu'elle n'ait été
le résultat de leur conversation.
Ceci vient encore à l'appui de cette curieuse confi-
dence de Delacroix disant que ses compositions avaient
toujours comme point de départ une chose vue, sur
laquelle il brodait indéfiniment.
A M. Le >^ m in.
Mai 18G4,
Mon cher ami, j'allais vous écrire quand votre lettre nous est
arrivée. Je vois que vous aviez pris vos mesures pour être plus
promptemeut averti que je n'aurais su le faire ; mon temps est
tellement pris que je ne lais pas, a beaucoup près et surtout à
heure fixe, ce que je voudrais. J'ai vu avec plaisir que votre
beau-frère était reçu comme il le désirait; je n'ai pu encore
remercier M. de Chennevières qui s'est montré charmant en cette
circonstance. Le jury, du reste, a été d'une excessive indulgence
et plus que jamais vous auriez eu le droit de crier à l'injustice si
M. du Parc avait été victime. Je vous l'ai dit, d'ailleurs, le jury
croit, avec quelque raison, devoir se montrer un peu dur pour
les dessins en général et les fusains en particulier, genre facile
et déjà trop envahissant, cultivé, avec succès ma foi, par des
amateurs titulaires des plus beaux noms.
Si monsieur votre beau-frère veut arriver, il faut qu'il fasse
de la peinture et cela, comme je le lui ai dit, dans l'intérêt
même de ses dessins.
Votre lettre m'annonce votre visite à Paris, mon cher ami, et
ce n'est pas ce qui m'a fait le moins de plaisir. Vous viendrez
vous voir au Salon oîi votre tableau est fort bien placé et fait
384 l'AUL ULET
très bien, mais au moins nous profiterons de la circonstance et
nous aurons, j'espère, le plaisir de vous tenir aussi quelques bons
instants. Vous excusez >I. du Parc du titre d'élève de M. P. II.
qu'il a bien voulu prendre. Je suis persuadé que de lui-même il
ne l'aurait pas fait sans m'en parler, mais je ne saurais le
reprocher à M'"" de la Renaudière qui, en ellet, ne m'en avait rien
dit, et qui a laissé le livret nous faire cette surprise...
A M. Sol lier.
■24 juin iSb/i.
Cher ami, tout en me disant que tu es bien revenu des choses
d'ici-bas et en particulier des pauvres illusions qui nous attirent
encore, nous autres, pauvres diables, auxexpositioiis. j'ai entretenu
jusqu'au i5, jour de la fermeture, la fausse espérance de te voir
prendre ce prétexte pour venir à Paris. Aujourd'hui, il n'est plus
permis d'en douter, nous ne te verrons pas. Tu restes dans ton
bonheur, vrai fromage que tu fais bien de ménager. J'aurais eu
cependant grand plaisir à te voir, à peine t'apercevons-nous
dans tes rares apparitions, et sans faire de la mélancolie, ne
pouvons-nous dire qu'il faut compter désormais ces bons
moments. Je viens d'écrire à Comairas, me répondra-t-il? Je le
crois, mais il n'est guère dans nos habitudes d'échanger notre
correspondance. Je lui demande de ses nouvelles, car il vient
d'être malade. Comairas languissant et traînant la patte, voilà
qui ne va pas et ne peut se comprendre. Je sais que depuis
trente ans sa bonne constitution et son excellente mine l'inquiètent
et le tourmentent. Mais le voilà pâle et tiré, et l'on me dit que
ce gros corps s'allonge et maigrit, c'est à mon tour de m inquiéter.
Je sais cependant qu'il termine son palais, la villa Trépiani,
qu'il doit léguer à la ville de Fontainebleau, ne demandons pas :
Pourquoi bâtir à cet âge :' Tu vois qu'il a son idée du lendemain,
et je suis heureux de penser d'ailleurs, qu'avec sa bonne consti-
tution, avant de donner son nom à quelque rue de sa ville
d'adoption, il jouira pendant plus de vingt ans encore et de sa
construction et de l'idée qui le soutient.
Ma femme a dû vous écrire et vous donner des nouvelles de
l'Exposition, qui, cette fois, m'a été favorable. Grâce à mon tableau
de genre (cette porte de Vizille que tu m'as vu commencer à
Meudon), admirablement placé dans le grand Salon, j'ai eu ma
part de succès, le tableau a été acheté par le ^Ministère dès les
premiers jours, et il s'est fait dans la presse un retour en ma
faveur, malgré les efforts d'une coterie inexplicable en tête de
laquelle il faut, je crois bien, placer le peintre Français qui veut
absolument faire rayer mon nom. J'ai, cette fois encore, triomphé
de ce qu'on appelle ici la conspiration du silence, système orga-
nisé à l'égard de certaines gens qui déplaisent, qu'on craint et
LA CORRESPONDANCE 385
qu'on veut faire disparaître. Système que l'on sait fait pour le
peuple aimable et léger dont nous avons l'honneur de faire partie ;
tu sais aussi bien que personne qu'il lui faut tous les jours un
renouveau, nous sommes de vrais Athéniens, sauf le goût de l'art
que nous n'aurons jamais. Dans une vingtaine d'années, nous
pouvons être au-dessous de messieurs les Anglais, si dans ce
pays, si extraordinaire par ses ressources et ses individualités,
quelque génie particulier ne relève point les esprits. La somme
de talents, le nombre d'intelligences, la dépense d'esprit sont
extraordinaires, malheureusement tout cela est subordonné au
goût de M. Wortli ' ou de telle autre modiste. Claire m'a fait une
ennemie mortelle de ma belle-sœur (la jeune), à laquelle déjà je
n'avais point assez fait de compliments sur sa peinture, en lui
disant que j'attribuais à l'envahissement de l'art par les femmes,
le mauvais goût et la fausse direction. Ce n'est point juste, car,
que de choses à ajouter à cela. Ne sommes-nous pas bien loin du
temps où l'on fait dire à Michel-Ange que la peinture h l'huile
est bonne pour les femmes.
Je t'écris de Paris où je viens au moins tous les mardis faire
acte de présence et attendre les visites et les lettres à l'atelier; tu
sais que nous sommes à Chaville, dans un de ces hameaux pari-
siens où le caquetage du voisinage n'est interrompu que par le
bruit du chemin de fer ; nous habitons une maisonnette, qu'on
appelle un château, le château de Nemours, Dieu me pardonne,
c'est un vrai château de cartes, grand comme la main, la maison
voisine, qui peut contenir à peine un demi-monde et son chien, a
une pièce d'eau, c'est une cuvette à piston qui donne un jet
magnifique et non continu de deux pieds de haut, le progrès !
De Frédéric Villot, conservateur au Musée du Louvre.
5 juillet 1864.
Mon cher Huet. Je n'ai pas répondu plus tôt à votre lettre parce que
je ne viens pas très régulièrement au Louvre, étant assez souffrant. Je
ne puis me remettre du crachement de sang qui a failli m'emporter
l'année dernière, et, malgré toutes mes précautions, je compte peu
sur une guérison. Toute la question pour moi est de moins souffrir et
non pas de ne point souffrir.
Je ne puis vous donner de renseignements positifs sur la maison où
Delacroix est né. Delacroix avait deux antipathies insurmontables,
bien étranges chez un pareil esprit. Celle de la jeunesse, dont la vue
lui était odieuse, il le disait hautement ; et celle de parler de son âge, ou
de tout ce qui touchait à sa naissance, quoique en ce qui concernait
son âge, ce fût le secret de polichinelle.
Pendant plus de trente ans d'une extrême intimité, de causeries
interminables, à la ville, à la campagne, dans un voyage où nous
sommes restés longtemps en tête-à-téte dans une baraque de pécheur,
' Le couturier Worth.
386 l'ALL HUET
au bord de la mer, il m'a raconté à maintes reprises sa vie, ses aven-
tures, ses désirs, ses idées, sur l'art, etc. J'ai écrit une foule de ces conver-
sations au moment même ; mais, en ce qui louche sa naissance, le lieu
précis où il est venu au monde, sa discrétion a toujours été grande.
J'ai eu beaucoup plus de détails sur sa famille à la fin du siècle dernier
et au commencement de celui-ci, par ma mère, qui avait vécu intime-
ment avec sa sœur. M""' dcVerninae, un frère mort jeune, et la famille
Riesener. J'ai oublié beaucoup de ces petits détails, ayant négligé de les
écrire, parce qu'alors, en Delacroix, l'artiste m'importait plus que
l'homme, et que j'aimais mieux, avec lui, causer art que biographie.
La seule personne qui eût pu écrire une vie de Delacroix, c'était
Pierret. Il ne l'avait pas quitté depuis le collège et il savait ce que
personne ne sait maintenant.
Quant à moi, depuis 18-27 jusqu'en '856, j'ai vu Delacroix presque
tous les jours. 11 a fait chez moi plus de 'ioo dessins (que je possède) et
nous avons vécu fraternellement, jusqu'au moment où un mauvais
génie, qui avait intérêt à l'isoler, est parvenu à le détacher de moi. Je
n'ai absolument rien à me reprocher; j'ai fait mon examen de conscience
au moment de sa mort et ma conscience est tranquille.
Plus lard, si ma santé et mes travaux me le permettent, je viderai mes
cartons et mes souvenirs; je dirai alors ce que je pense de ce grand
artiste, avec impartialité. Maintenant, je laisse faire les plus pressés, les
amis de la dernière heure, ceux qui l'ont peu et même ceux qui ne l'ont
point connu. Que d'amis intimes il a eus et que je n'ai pas vus chez lui une
seule fois en trente ans ! Cette amitié et cette admiration posthumes
doivent vous faire sourire comme moi, car vous ne devez guère plus
que moi vous étonner de grand'chose.
Et nos in Arcndia ! traduction libre : nous avions de la barbe au temps
où ont paru le Massacre, Sardanapale, etc.
Tout à vous,
F. ViLLOT.
Riesener ne peut-il vous renseigner sur la maison où est né
Delacroix?
Au président Petit.
Chaville, près Versailles, 29 juillet 64.
Mon cher Auguste, plus je vieillis, moins je me rends compte
du temps. Où donc est 1 âge où l'on en était si riche ? Où, à côté
des heures bien employées, on avait des moments à perdre, du
temps de trop ! Temps où les projets s'accumulaient, où rien ne
semblait impossible, où plaisirs et travail trouvaient leur place.
Kst-ce illusion ? ou simplement comptions-nous moins avec
l'avenir? J'admire les hommes qui cumulent fonctions sur fonc-
tions, obéissent aux exigences du monde, aux entraînements
de la famille et trouvent encore le moyen d'accomplir leur œuvre
personnel. Ils sont bien rares, et cela se conçoit. Le fait est que,
depuis un mois, j'ai vécu de bonne volonté et serais bien embar-
rassé de résumer mon travail. Je n'ai pas encore répondu à
quatre ou cinq lettres fort pressées et particulièrement, mon
LA CORRESPONDANCE 38;
cher ami, à la vôtre à laquelle je voulais immédiatement
répondre... Nous sommes installés à la campagne, je crois que
ma dernière lettre était déjà datée de ce petit pays de Chaville ;
type charmant des environs de Paris, où il pousse, malheureu-
sement pour le pittoresque, autant de chalets que d'arbres ; je
me trompe, car on abat beaucoup pour faire place à toutes ces
petites niches bourgeoises, qui, sur un terrain vendu au mètre,
occupent trente pieds carrés et oH'rent salon, cuisine, chambre
de maitie, etc., et pas un coin pour cacher le balai ou les sou-
liers. Je n'ai pas besoin de vous dire que Ton est là fort peu
confortablement pour travailler. Il est rare que la proximité de
Paris et le besoin d'air et de locomotion n'attirent point de
nombreux visiteurs; parmi ceux-ci, le cœur a son choix, mais il
faut tous les recevoir, et le travail ou les affaires, qui sont une
excuse à Paris, ne suffisent pas ici pour mettre à l'abri... Tous
les jours, je rêve un départ et ne sais trop comment diriger ma
saison. J'attendais des nouvelles du Midi qui pouvaient tout d'un
coup me forcer à aller à Nîmes. 11 y a si longtemps que je désire
connaître le comté de Foix et ce coin des Pyrénées Orientales,
que j avais conspiré une course à travers les départements du
Centre, les Cévennes, Nîmes et l'Ariège, pour revenir vous serrer
la main à tous au passage du retour. Tout cela est bien loin.
Claire, que ses souvenirs de jeune fille et les invitations les
plus pressantes rappellent du côté de la Sarthe, a le plus grand
désir de voir la Bretagne et nous pousse vers la Loire et le Mor-
bihan. Si je suivais tous mes projets, je serais en ce moment à
Bruxelles et Anvers; il y a trente ans que tous les ans je me
reproche de ne point connaître Rubens, Rembrandt, etc., à
leur foyer. De tout cela, on pourrait conclure, mon cher ami,
que nous aurons bien du mal à démarrer, que les voyages sont
bien chers en famille, ou qu'il est bien dur de se quitter à notre
âge, et qu'il y a de l'ingratitude à ne point jouir simplement de
ce que Dieu vous a mis sous la main.
Je ne sais rien des récompenses du Salon dont vous voulez
bien me parler, avec tous mes amis qui se trompent comme
vous à mon sujet; erreur de cœur dont je vous remercie. Ce
que je sais, c'est que ces sortes de distributions sont bien plutôt
des faveurs que des récompenses, et qu'aux yeux de personne je
n'ai droit à ces faveurs, que je ne ferai pas un pas pour les
obtenir et que je ne connais ni aide de camp, ni femme de
chambre. Quant aux récompenses, vous voyez vous-même, par ce
que vous me dites, combien on est peu d'accord sur ceux qui
les méritent. L'opinion de votre M. le conservateur m'est fort
indilTérente, il m'a tout l'air d'un sot ! Mais les sots sont souvent
en majorité quand il s'agit d'accorder ou d'obtenir ce qui devrait
être la part du travail et du mérite. Pourquoi, par exemple, ce
monsieur est-il conservateur de votre musée.' il est plus sûr que
probable que c'est parce qu'il n'a rien faitet nesaitrien; cela n'est
388 PAUL IILET
jamais compromettant. « Il fallait un calculateur, ce fut un dan-
seur qui l'obtint », est encore aussi vrai qu'avant la Révolution.
Et les principes de 89, sous lesquels nous avons le bonheur de
vivre, n'ont rien changé à cela. Adieu, pourquoi, une fois en
train, mon papier se refuse-t-il au plaisir que je prends à bavarder
avec vous...
Paui Huet fait une tournée rapide en Belgique, ce
voyage depuis longtemps rêvé, pour admirer chez eux les
maîtres flamands, les inspirateurs de sa première voca-
tion de peintre; il gagne la Haye et Amsterdam pour
voir Rembrandt. Charmé des bords de la Meuse, du bois
de la Haye et de Schevening, ses lettres à sa femme
sont l'écho de ses impressions.
Au retour, il emmène sa famille à Tentrée de la Bre-
tagne, visite Rennes, Saint-Malo, Dinan, remonte la
Rance, dont il est enthousiasmé, retourne au Mont Saint-
Michel, à Avranches, à Granville, à Mortain, ce petit
coin de la Suisse normande qu'il affectionne tout parti-
culièrement, à Vire où il retrouve le peintre Lcgrain et
ses amis des Vaux de Vire.
A sa femme.
Anvers, 22 août 64-
Fête de Téniers, de Rubens, grande kermesse pendant huit jours.
Chère fillette et toi amie. Nous recevons vos lettres et nous
vous répondons de suite. Je t'embrasse d'abord, toi, ma chère
enfant, c'est ta fête et je suis content de te savoir bien remise ;
c'est cependant aussi un anniversaire, ma chère petite, pour
ta mère et pour moi, anniversaire que nous fêtons toujours
ensemble ; c'est, je crois, la première fois que nous nous
trouvons séparés, — nous ne le sommes pas de pensée. — Nous
sommes ici en grande lète aussi, grande kermesse ! 1 anniver-
saire de la fondation de l'école de peinture '. Nous mangeons du
Rubens en veux-tu en voilà, l'enthousiasme est à son comble et
nous en avons notre bonne part. Les belles flamandes courent
les rues dans les costumes les plus Irais et les plus parisiens,
charmantes et plus éclatantes encore que leurs costumes ; mais
le vrai Rubens que nous dévorons, nous allons le chercher dans
les musées et les églises. Dans les églises, on les dérobe à la vue
i 1664.
LA CORRESPONDANCE 389
comme fruit défendu, non cependant par peur du péché, mais
pour faire venir les gros sols. Jésus chassait les marchands du
temple, oui! c'était avant la Révolution, aujourd'hui on le fait
marchand .
Quelle peinture et comme on voudrait la voir, elle est aussi
belle que la peinture moderne des bons Anversois est détestable,
les misérables! Ce sont les seuls qui ne comprennent pas le
génie de leurs maîtres ; leur peinture le dit du moins, et pour-
tant quelle fête de la peinture ! des arcs de triomphe, une joie
enivrée, glorieuse; par toutes les rues, des fleurs, des bannières.
Les noms de Rubens, de Téniers inscrits partout au milieu des
tentures et des fleurs. Pourquoi n'ai-je point le temps de vous
parler de cet enthousiasme de ces froids flamands, de cette
gloire nationale si unanimement sentie et qui ne s'adresse qu'à
une palette, immortelle il est vrai.
En voyant le défilé de toutes ces corporations, René a dû vous
dire que j'avais reconnu Robert Fleury, membre de l'Académie
d'Anvers ; car s'il n'y a plus de grands peintres à Anvers, il y a
des Académies et des peintres qui se détestent comme s'ils
avaient du talent. Le pis, c'est que nous avons voulu assister au
couronnement des vainqueurs; l'estrade académique était adossée
à un magnifique Rubens ; V Adoration des mages, ces superbes
figures sortaient de la toile pour jeter leur regard méprisant et
dédaigneux à tous ces faiseurs de discours.
Nous avons bien pensé à toi à l'église Saint-Paul ce matin,
ma chère Edmée, oii nous avons entendu ta belle musique de
Saint-Roch admirablement exécutée.
J'ai pour plume une épingle ; les lampions ne sont pas
allumés et le soleil a reçu son éteisnoir, adieu'.
A sa jeniine .
Anvers, mardi 23 août.
Chères aimées, je vous remercie toutes deux de votre exacti-
tude ; c'est une preuve d'affection qui devient un bon soutien
au pauvre voyageur dans les mauvais jours. La kermesse est
noyée dans des torrents de pluie. Les tentures, les bannières ne
sont plus que de tristes oripeaux, canitas vanilatuni ! ce qui veut
dire que nous avons pataugé des églises au musée, du musée aux
églises. Adieu le feu d'artifice et les cavalcades auxquels nous
ne tenions guère. Vive toujours Rubens, qui est ici dans toute
sa magnificence, qui est toujours en fête. Nous aurions pu, en
prévoyant le mauvais temps, partir peut-être aujourd'hui ; mais
il fallait partir h midi, c'était trop tôt et nous n'aurions pas
eu vos lettres. Plus tard, il nous est difficile de voyager la nuit,
' Communiquée à Ernest Chesneau et publiée en partie dans Peintres et
statuaires romantiques, p. 4^-
390 PAUL UUET
nous allons entrer en plein hollandais, et déjà ici, il y a des
imbéciles de flamands qui n'ont pas pu apprendre le français
pour nous recevoir. Vous nous demandez des notes, mes chères,
les guides vous en diront bien plus que nous ne saurions le
faire. Les dictionnaires d'anecdotes donnent de l'esprit à bien
des gens, les guides font le fond de bien des voyageurs;
demandez à notre ancien compagnon D... ! Tu as raison, ma
cfière amie, de regretter pour nous le voyage en huit jours qui
te sert en ce moment de bréviaire ou de cuisinier bourgeois; il
nous serait très utile; nous sommes obligés de faire, d'après
notre gros volume et l'indicateur belge, des travaux encyclopé-
diques, qui pourtant ne nous conduiront pas h l'Académie des
inscriptions. Mais que de science je pourrais développer dans
cette lettre si je savais utiliser tout ce que ce volume m'apprend
en littérature, en liistoire, en géographie, et en bien autres choses.
Que j'aime mieux garder ce que j'ai vu pour vous en parler
entre nous quatre comme je sais le faire alors. Le plus grand
plaisir des voyages n'est-il pas d'en parler, et d'en parler à
ceux qu'on aime surtout? Tout ce que je puis te dire, c'est qu'en
voyageant, les préventions s'arrondissent comme les cailloux
qui roulent ; les gens que je vois ont leurs défauts, et les cris
de ces bons buveurs de bière, cjui hurlent pour se mettre en
train, ne sont pas toujours de mon goût; eu masse ils valent
peut-être bien nos français. Ne va pas lire : ils volent moins
que nos Français, je n'en sais encore rien, mais je le crois, c'est
une de mes expériences de voyage qu'on vole beaucoup en
France. Je ne puis m'iiabituer à payer dans les églises à chaque
rideau qu'il faut faire lever, et cependant je dois avouer que,
pour nous, nous avons eu la chance de tirer assez bien parti
de la situation et que nous avons eu affaire avec des sacris-
tains complaisants. L'on copie dans quelques-unes de ces églises
les tableaux de l'illustre maître, et, d'après les indications de
l'un de nos bedeaux, nous avons pu revenir contempler plus
longtemps une des plus belles toiles de Rubens dont j'ai fait une
esquisse à Pau d'après une copie de Roqueplan, copie ou esquisse
qui rappelle véritablement bien le tableau.
A sa femme.
Schevcningen, La Haye, 25 août 64.
Nous ne pouvons t'en écrire bien long, chère amie, je t'écris
debout, dans le bureau du chemin de fer américain qui conduit
de La Haye au petit port de mer de Scheveningen que nous allons
voir à notre arrivée ; nous comptons consacrer la journée de
demain à visiter le musée et les collections particulières. Nous
avons parcouru un pays extrêmement original ; la Hollande pro-
prement dite est une Normandie plate, quelque chose comme
LA CORRESPONDANCE Sgi
les prairies de Caen. Mais les bords de la Meuse, que nous avons
suivis en bateau à vapeur, correspondant du chemin de fer, sont
extrêmement pittoresques et d'une grande originalité ; cette
suite non interrompue de moulins hollandais lancés dans l'air,
pressés les uns contre les autres comme une sorte de forêt fan-
tastique et baignés par les Ilots, ont un effet très inattendu. Le
temps est toujours h la grande pluie et dans ce pays nous sommes
littéralement entre deux eaux. — Je vous ai dit, je crois, com-
ment les fêtes populaires d'Anvers avaient été interrompues par
les ouragans qui ont jeté arcs de triomphe et décorations par
terre. Nous avons vu pourtant, avec un véritable intérêt, ces fêtes
populaires, ces marches et contremarches des sociétés de
métier qui font la joie de tout le monde ici, et qui ont si épou-
vanté nos imbéciles de bourgeois de Paris. Cette race cependant,
on le voit, est bien facile partout h mener.
Il faut affranchir tes lettres, sans cela vous nous coûterez
un franc cinquante, tout est très cher. Ecris-nous, du reste, main-
tenant à Liège.
Adieu.
A sa femme.
La Haye, jeudi soir, ï5 août 1864.
Il ne me reste plus rien à dire, je crois, après ces détails que
René vous donne; cependant, je veux vous embrasser, toi particu-
lièrement, ma chère fillette, dont c'est la fête, et fête qui se passe
sans nous. Je veux aussi présenter mes affectueux compliments
à ta grand'mère qui sans doute est en ce moment avec vous. La
Belgique est un pays qu'elle aimerait. Les catholiques, qui se
débattent en ce moment, y sont comme le poisson dans l'eau et
me paraissent toujours en fêtes et en fonctions ; les formes reli-
gieuses y sont un peu italiennes et, comme l'art flamand si exu-
bérant dans ses beautés, elles se ressentent de l'époque de déca-
dence qui a suivi l'explosion magnifique de la Renaissance et du
protestantisme. Les églises y étalent un grand luxe et une mise
en scène théâtrale d'un effet presque irrésistible. La peinture, la
musique, de belles voix, l'encens et les fleurs viennent prêter
leur appui à la religion qui déploie, dans des édifices chargés
de sculpture, la grandeur et le luxe du culte romain. C'est ainsi
que ces jours de fêtes, les madones de toute grandeur, qui se
trouvent à tous les coins de rue, sont chargées de fleurs, d'orne-
ments, de peintures improvisées pour la circonstance et devien-
nent, depuis le pavé jusqu'au toit, de véritables monuments. Le
soir, tout cela est illuminé, la foule s'amasse et ce peuple si calme
se précipite, se foule, et échange des coups de poing pour se
donner une joie qu'on sent n'exister ni dans ses habitudes, ni
dans sa nature. C'est en opposition sans doute à ce luxe catho-
lique, que certaines pauvres âmes exaltées ont cherché dans
Sgî PAUL HUET
les rigueurs du cloître un ;tbri et des macérations. Le bégui-
nage pique votre curiosité. Nous avons regretté de ne pas arri-
ver au moment des offices et de ne point entendre ces pauvres
filles clianter en s'accompagnant sur l'orgue. 11 doit y avoir là
de belles voix. On n'est pas encore en Allemagne, et cependant
il semble que l'on est chez un peuple bien plus musicien et
amateur de la musique que chez nos P'rançais du Nord. Mais le
béguinage, tel que nous l'avons vu, n'inspire que de tristes
réflexions sur le sort des femmes obligées a chercher dans une
étroite prison un abri contre la misère et les rigueurs d'une
société qui ne sait ni les protéger, ni les nourrir. Du reste, vous
pouvez vous figurer une espèce d'hospice comme notre maison
des Incurables. Le béguinage de Gand, qui passe pour le plus
curieux des Flandres, est une petite ville proprette, silencieuse,
où tous les murs sont peints à la chaux, où le pavé en briques
est admirablement entretenu ; toutes les habitations se ressem-
blent, aucun bruit n'y pénètre, aucun bruit n'en sort, sur chaque
porte est inscrit le nom du saint qui donne son nom au couvent,
et au-dessous : couvent de trois personnes, couvent de six, etc.
On y fait des travaux de femmes et surtout de la dentelle. Une
personne chargée de vendre fort cher, mais, dit-elle, au plus juste
prix, les ouvrages de ces recluses, vous reçoit dans une petite pièce
où, moyennant la pièce toujours prélevée en toutes circonstances,
on peut voir un prétendu Raphaël et quelques autres peintures
de même force et d'égale authenticité. Je ne sais quelle impres-
sion vous auriez <i la vue de ces misères morales si admirablement
organisées, pour moi, vous savez d'avance que j'ai dû sortir de
là promptement et avec une profonde tristesse. Ce système, qui
se réduit à une prison à vie est à mes yeux révoltant. Que de
sourdes passions, que de regrets, que de désespoirs peut-être,
dans ces murs impénétrables ; sur la porte il faut écrire : Sans
espoir.
Nous partons d'ici à deux heures et sans avoir rien fait; il
faut convenir que cela n'est pas facile. Vents et marées sont
contre nous, à chaque instant il pleut, mais la rapidité du voyage,
le siège qui nous manque, le froid aussi qui se fait sentir ren-
dent la chose à peu près impossible. Adieu, nous vous embras-
sons tendrement une dernière fois'.
A sa femme.
Amsterdam, samedi 27 août 1864.
Chère amie, un mot ce soir avant de nous mettre au lit; nous
sommes un peu fatigués sans avoir vu autre chose cependant
que le musée où les Rembrandt nous ont retenus et captivés.
' Communiquée à Ernest Chesneau et publiée dans Peintres et statuaires
romantiques, p. 46.
LA CORRESPONDANCE Sgï
Comme exécution, on ne peut rien voir de plus merveilleux
que les syndics de Rembrandt et sa Ronde de nui/, (je conserve
le titre consacré, bien que l'on ait mis deux siècles h reconnaître
la bêtise de cette dénomination. — Un tableau qui fait lace à
celui ci est un phénomène de talent, mais dépourvu complète-
ment de génie. Van der Heist a dû troubler autant la tête de
Delaroche que Rembrandt celle de Delacroix et de Poterlet. Je
laisse, du reste, à ton fils, le compte rendu de ses impressions.
Amsterdam compte trente h quarante mille juifs, et les plus
juifs ne sont pas ceux qui en portent le nom; nous resterons ici
le moins possible, la vie, qui doit être assez raisonnable dans toute
la Hollande, est difficile aux étrangers. Ce sont des gens de pas-
sage qu'il faut exploiter et l'on presse l'éponge avec une rare
impudence. Nous sommes peu affriandés, en dehors les galeries,
parce que l'on nomme les curiosités locales. On les voit généra-
lement par acquit de conscience et pour dire qu'on les a vues.
La peinture même de second ordre finit par fatiguer étrangement
l'intelligence et troubler la vue. La dernière étape en chemin de
fer nous a d'ailleurs bien lassés. Tout ici, même les beaux
bois de La Haye, comme dit Maxime Du Camp, repose sur pilotis
et je crois que les soubresauts des dernières stations viennent
de ce mode forcé de construction, rien n'est plus énervant.
Nous avons eu le malheur de céder à la règle en allant visiter
le Palais-Royal et je dois dire que nous avons été parfaitement
volés, non seulement à propos du pourboire (à peu près 2 fr. 5o
qu'il faut donner et qu'on vous demande), mais par les misérables
décorations intérieures qu'il faut avaler. L'architecture, cepen-
dant, a une véritable grandeur, sans cela on pourrait dire, comme
le Gascon, qu'on n'en voudrait pas pour ses écuries; des meubles
de l'Empire restés depuis le règne de Louis-Bonaparte; des pen-
dules du Boulevard et des tapis de la rue Saint-Denis. Nous com-
mençons donc à tourner avec plaisir les yeux sur la route de
Liège, c'est-à-dire à nous rapprocher de vous. Demain nous tâche-
rons d'expédier le Musée zoologique qui nous attire médiocre-
ment, persuadés qu'il est bien loin du Jardin du Boi, et surtout
les galeries particulières. Nous mettons à notre retour h vous
parler de toutes ces merveilles de l'art hollandais qui finit par
fatiguer par sa perfection même. Bien entendu, je mets à part de
ce mouvement d'humeur Rembrandt et un petit nombre de pein-
tres doués du génie de l'art.
...Je cesse ; René, qui voulait écrire, ajoutera un mot demain :
il est au lit et j'ai hâte d'en faire autant. Je vous embrasse.
Canaux, canards, canailles. Quand Voltaire résumait ainsi par
ces trois mots la ville d'Amsterdam, il avait compté avec les
hôteliers et les domestiques de place.
391 l'AUL HUET
Au président Petit.
Vire, 5 octobre 65.
Mon cher Auguste, deux mots en courant pour vous expliquer
mon silence : parti de Paris il y a une quinzaine de jours pour
rejoindre ma femme au Mans ou plutôt dans les environs du
Mans, votre lettre, arrivée à Paris quelques minutes après mon
départ, me suivait en voyage et ne nous est parvenue qu'en route.
Depuis, nous avons, en aventuriers, visité Saint-Malo, Dinan,
Avranches, Granville, Mortain et enfin gagné Vire, où nous
voulions, avant de continuer un voyage qui devait se poursuivre
jusqu'à Cherbourg, voir les amis que nous avons ici. Nous sommes
tombés en pleines noces de Gamache, bal, dîners pantagruéli-
ques
Ce que vous ne savez pas, d'ailleurs, c'est que nous avons,
moi et René, couru la Hollande et la Belgique. En moins de
quinze jours, nous avons dévoré du Rubens et du Rembrandt et
malgré la quantité et la qualité, nous n'en avons pas eu de trop.
A peine revenus, je suis allé seul passer trente-six heures à Com-
piègne pour m'occuper un peu du travail que j'espère avoir et qui
n'est pas signé, les deux vues du château de Pierrefonds. Cette
restauration est admirable, mais, pendant qu'on restaure Pierre-
fonds, (m abandonne le Mont Saint-Michel qui n'est pas moins
intéressant. Je voudrais pouvoir vous parler, mon cher ami, de
toutes ces merveilles, le seul instant qu'il me soit permis de
vous donner dans cette course échevelée est bien disputé, on
parle autour de moi et l'on m'interpelle....
Au président Petit.
Chaville, 26 octobre 64.
Mon cher Auguste,
Pour le coup, nous voici rentrés. Nous avons, Dieu merci, beau-
coup couru cette année! trop pour le travail, trop pour les
affaires et les amis. Je suis en retard avec vous, en vérité j'aurais
eu bien du mal à vous écrire pendant que j'étais en route.
Quel plaisir cependant, cher ami, n'aurais-je pas eu h vous parler
des chefs-d'œuvre que nous avons été voir, en courant, il est vrai,
mais que nous avons dévorés des yeux du corps et de l'âme, René
et moi. Vous n'avez vu ni la Hollande, ni la Belgique. Combien
vous auriez de jouissances intellectuelles, mon cher ami, en
voyant Rubens et Rembrandt chez eux. Nous possédons, certes,
la plus belle galerie du monde : tous les maîtres, et ces deux
grands hommes particulièrement, y sont admirablement repré-
sentés, mais en voyant Rubens à Bruxelles et surtout à Anvers,
LA CORRESPOXDAXCE SgS
sa ville natale, il y a je ne sais quelle saveur délicate, quelle com-
munication violente qui vous enlève et vous ravit.
Si je ne vous ai point écrit devant ces chefs-d'œuvre, ce n'est
pas, je n'ai pas besoin de vous le dire, faute de penser à vous.
Vous êtes artiste par le cœur et vous avez avec les maîtres cette
parenté de l'âme qui fait qu'on leur appartient par quelques liens
chers et secrets. 11 me semblait que la santé de votre chère Marie se
trouverait bien h ce régime et qu'il saurait mieux réussir que
tous les remèdes de la médecine à cette chère enfant. La Leçon
d'anatomie, la Ronde de nuit, V Assemblée des notables, de Rem-
brandt, sont trois merveilles. Tout a été dit sur ces tableaux et
tout reste h dire. Les critiques qui en parlent me paraissent
pour la plupart ne pas les comprendre. Ce sont des raisonneurs
qui veulent à tout prix renchérir, trouver du nouveau, disséquer
le sentiment comme si la flamme pouvait se tranchelarder, se
couper par morceaux. Laissons faire les chimistes, il est des
choses qu'ils n'atteindront pas. Dieu merci ! Rembrandt, Rubens,
Rembrandt surtout sont faits pour les peintres ; il faut avoir mangé
de la couleur pour jouir complètement de la Ronde de nuit,
par exemple. Voilà pourquoi tous les critiques s'amusent à lui
préférer la Leçon d'anatomie. J aime mieux les deux. Mais pour
eux, ils préfèrent, bien qu'ils n'osent ouvertement le dire, la
peinture de Van der Llelst, qu'on oppose à Rembrandt. La dis-
pute, vous le voyez, n'est pas d'aujourd'hui. Van der Helst a son
chef-d'œuvre vis-à-vis la Ronde de nuit, c'est quelque chose.
Tableau admirable sans doute, mais du Delaroche de ce temps,
si l'on ose introduire Delaroche en cette compagnie.
On dit que la Ronde de nuit est mal exposée. N'en croyez pas
un mot; on lui prépare un musée, une galerie, une muraille, une
place d'honneur ! tant pis ! La Ronde de nuit est par terre, on entre
de plain-pied dans le tableau, les personnages vont se faire
place et vous écarter pour passer, et pour des peintres donc, voir
cette palette de près, cette couleur qui coule comme la lave
et illumine la pièce. Voilà qui fait plaisir, plaisir! quel mot, qui
transporte, mon cher ami ! Nous avons cependant chez nous de
bien grandes choses et la Hollande n'a pas en petits Rembrandt
des tableaux comme le Menuisier et les Disciples d'Emmaiis, etc.
Pardon, cher ami, j'ai rempli mon papier de ce verbiage et je
n'aurai point de place pour vous parler de notre voyage en Nor-
mandie, où j'ai conduit tous les miens ; la nature, elle aussi, est
bien belle !
Toto corde,
396 PAUL IIUEÏ
Au président Petit.
Paris, 16 novembre 1864.
Mon cher ami,
Je vous ai écrit il y a peu de jours pour vous donner avis de
notre retour à Paris, aujourd'hui je dois vous annoncer mon
dépari pour Nîmes ! Vers samedi ou dimanche, je me mets en
route Je n'ai pas besoin de vous dire tout ce que ce voyage
m'apporte de tourments et d'ennuis ; je quitte des travaux arriérés
sur lesquelsje m'étais jeté comme un afl'amé. Un secours véritable
pour moi, c'est de penser que j'irai vous serrer la main et causer
avec vous.
Je vous ai jeté quelques phrases sur mon voyage en Belgique
et en Hollande, ce singulier pays dont on a tant parlé et dont on
parlera longtemps encore. Rien d'étrange comme cette terre fac-
tice et transparente. La couleur, d'une vivacité extrême, reçoit
les doubles reflets de l'eau et du ciel; la lumière traverse les
objets et donne à ces belles prairies toujours mouillées une
vivacité charmante, une légèreté inaccoutumée qui surprend. Une
multitude de moulins battent incessamment des ailes pour sou-
tenir au-dessus de l'eau cette terre créée par la main patiente et
volontaire de l'homme. On se demande comment tant d'obstina-
tion ! et si l'énergie ne pourrait trouver ailleurs d'aussi grandes
richesses sans une lutte si terrible et des dangers si menaçants.
Mais je dois dire que nous étions tout aux galeries. L'art occupe
une grande place dans ces pays marchands ; ils sont fiers de leurs
artistes et, tous les ans, la Belgique a quelques prétextes pour
fêter ses héros pacifiques et rappeler sa vraie gloire. Anvers,
quand nous sommes passés, fêtait la fondation de son école,
et nous avons dû à cette circonstance de voir librement les gale-
ries nationales. Toutes les corporations étaient en l'air et la
vieille liberté se donnait licence. Les rues étaient partout ten-
dues, et de dix en dix pas, des arcs de triomphe, dans le style
de Rubens et variés a l'infini, rappelaient les noms des artistes
célèbres de la région. Quelques écussons témoignaient la recon-
naissance du pays pour Carnot et sa défense en 181 4. — A la suite
de cette excursion trop rapide, j'ai conduit tous les miens en Nor-
mandie où des invitations pressantes les appelaient. Nous avons
rencontré, j'ai oublié de vous le dire, votre ami Assolant', qui,
comme nous, visitait en touriste le Mont Saint-Michel, cette autre
merveille de l'art et de l'architecture audacieuse
Adieu, mon cher ami, je vous quitte aussi brusquement que je
vous ai pris, car je ne sais où donner de la tête avec les travaux,
les correspondances d'affaire, les jurys et le départ
' Assolant (,T.-B. -Alfred). Elève de l'Ecole Normale, professeur d histoire ;
journaliste et romancier, 1827-1886.
LA CORRESPONDANCE 397
De Viollet-le-Duc.
i février i865.
Cher monsieur, je pense que les sympathies d'opinions qui nous
unissent vous rendent indulgent et que voua voyez les choses en beau.
Il faudra bien combattre pour tuer encore le ver de notre temps : larou-
tine pédantesque, bâtarde des talons rouges et perruques de Louis XIV.
Nous sommes vieux et nous ne verrons pas la fin de ces luttes. Heureu-
sement, derrière nous, il se dresse peu à peu une jeunesse sournoise et
sérieuse qui donnera du fil à retordre aux derniers restes de l'Académie
et qui enlèvera probablement et définitivement la grande perruque dite
immortelle.
C'est dans ces sentiments que je me dis, mon cher confrère en sym-
pathies, votre tout dévoué,
Viollet-le-Dl'c.
Et votre Pierrefonds, qu'en faites vous?
Au président Petit.
Février i865.
Vous avez cent fois raison, mon cher Auguste, je devrais tou-
jours avoir un quart d'heure à vous consacrer. C'est le moins que
je puisse taire pour vous tous que j'aime, pour moi-même qui
ne veux pas que vous m'oubliiez. Je voudrais pouvoir vous donner
de longues heures, mais en eOet je travaille avec férocité. Cette
préoccupation du travail écrase un peu trop tout le reste. Vous
savez tout le temps que j'ai perdu en voyage ; (juand la bise fut
venue j'avais devant moi l'époque fatale, bien fixée et ;i courte
échéance. Je me suis précipité sur ma toile avec l'ardeur que vous
me connaissez, ardeur qui me soutient dans la poursuite de je
ne sais quelle chimère, dont nous autres, pauvres fous d'artistes,
nous avons besoin pour vivre. J'arriverai et je commence à voir
clair dans mon affaire. Bien? Thaï is question. J'en suis à ce
moment où le travail avance et où les yeux commencent a se trou-
bler. Je sais que je ne serai jamais populaire, ni même passa-
blement adopté par ce monde des amateurs, monde bourgeois
s'il en fût. On parle beaucoup aujourd'hui grandeur de toute
espèce, mais toute tentative empreinte de grandeur est toujours
fort mal vue ; en fait de grandeur, le public ne comprend guère que
la grande tournure d'un cocher de grande maison élevé sur
son grand siège. Ceci n'est point pour médire de mon temps;
les talents abondent, courent les rues et l'on ne saurait se figurer
les efforts de nos jeunes artistes pour captiver les bonnes grâces
delà bourse. Jamais l'art n'a déployé ni plus de grâces, ni surtout
plus d'adresse. Lorsque je reviens de voir quelque exposition
moderne, j'en suis stupéfait. L'homme, qui (ait une omelette
cent pieds au-dessus du Niagara, n'est pas plus adroit, mais il
jgs l'ALi, hui;t
est plus extraordinaire et je crois vraiment que le public a raison
de le préférer.
Excusez-moi donc, mon cher ami, et devinez au milieu de
quelles pensées je vis, vous ne vous en doutez pas, je vous le
répèle, vous qui vivez de cette douce vie de province, avec trois
jours sur six pour vous reposer des fatigues de ce haut fauteuil
présidentiel :
« Où toujours le sommeil vous verse ses pavots. »
et vous ne pouvez vous en douter.
Plaisanterie h part, je voudrais de tout mon cœur que l'on ne
vous y laissât pas dormir trop longtemps. Vous semblez déses-
pérer de la première présidence, et pourquoi ? Que ne puis-je
quelque chose pour vous, si je puis, dites-le-moi, malheureuse-
ment, je crois qu'il faut que les influences viennent de plus haut,
ou au moins de plus près
A M. Legrain.
II mars i865.
Mon cher ami, je suis surpris de n'entendre point parler de
vous, êtes-vous donc déjà passé à l'état de député, empaillé dans
les douceurs du centre, ou bien l'élection se passe-t-elle à Vire
comme en Angleterre, et avez-vous été tué d'un coup de poing
de votre ami Adrien, qui doit les donner proprement quand il
s'en mêle. Que de suppositions me laisse votre silence !
J'espère que rien de tout ce qu'on peut craindre n'est arrivé,
et que, les pieds dans vos pantoufles, vous menez fièrement de
front la politique et la peinture comme feu Rubens. Il est temps de
songer à nous envoyer vos tableaux, vous ne tarderez pas, je pense,
à nous donner avis de leur départ. A propos, il ne faut pas, mon
cher ami, que j'oublie de me recommander à vos bonnes grâces,
quand vous serez dans les honneurs, vous pourrez m'oublier.
Souvenez-vous que je ne suis pas un vil courtisan de la fortune, un
bas flatteur du pouvoir, mais je veux cependant vous rappeler que
le premier je désire saluer le futur député, qui sait? le futur
ministre, car avec toutes les qualités que vous apportez, il faut
s'attendre a tout. Pas de zèle et ne rien dire, voilà les premières
qualités d'un homme d'Etat; ajoutez, mon cher ami, le physique
de l'emploi : une démarche grave, maintenue par un ventre un
peu prédominant, convient très bien : ne pas marcher est mieux
encore. Quoi qu'il en soit, je fais des vœux bien sincères pour
votre succès; mais méfiez-vous de votre rival; il boit bien et
assommerait un régiment; évitez de vous trouver sous sa coupe.
Pour moi mes alîaires personnelles me suffisent, j'ai bien du
mal à les bien faire et à conduire ma peinture. A mon retour du
Midi, je me suis heureusement jeté comme un affamé sur les cou-
LA CORRESPONDANCE 399
leurs et j'ai mangé de la palette avec rage ; si bien qu'aujourd'hui
j'ai terminé et puis attendre quelques jours en pleine liberté
l'heure fatale. Je compte envoyer vers le 16 ou le 1^, si cela est
possible ; je veux vous donner cet avertissement. J'ai déjà un
vieil ami, qui, de Manosque (Basses-Alpes), m'envoie deux
tableaux. C'est un gaillard de soixante-six ans qui débute au Salon,
aussi se dépèche-t-il.
Je ne saurais vous dire si mon tableau sera de facile digestion
pour le public, c'est une de mes grandes toiles; aujourd'hui on
doit faire des panneaux microscopiques qui puissent entrer dans
la bourse des amateurs. Il faut une certaine manière gracieuse
et jolie dont la charmante exposition de la rue de Choiseul donne
les plus sincères spécimens. Je suis grave et sauvage comme à
mon ordinaire, ce qui va fort peu h la jeunesse dorée et aux chi-
gnons à crinolines qui représentent aujourd'hui le goût, et le
dirigent. Pardonnez-moi d'entrer dans ces détails, je sais que
vous portez assez d'intérêt à ma fortune d'artiste pour vous en
inquiéter. Quelques amis paraissent enthousiasmés, mais sou-
vent les vrais amis s'abusent et les autres vous déchirent d'au-
tant mieux qu'ils se disent vos amis. Nous avons tant d'indépen-
dance ! D'ailleurs ne doit-on pas tenir compte de l'opinion de
chacun et de ce côté, il faut s'attendre à tout.
« Je m'y connais, au moins mieux que vous en peinture reli-
gieuse, me disait une de mes cousines; je crois, je pratique et
vous êtes un mécréant. »
Un savant voulait voir sur ma toile la couleur locale et récla-
mait la flore du pays sur mes montagnes les plus éloignées, et la
couleur des différents marbres sur les pierres de mon torrent.
Quel métier! mon cher ami, mais ne vous découragez pas, si
vous l'aimez, cela suffit. L'art est une maîtresse : qu'importe l'opi-
nion, si on l'aime !
11 existait autrefois une charge charmante que racontait admi-
rablement Emile Deschamps', un des poètes du cénacle roman-
tique ; David faisait la leçon au fameux Baour^ : « Imbécile, disait-il,
quel bel art tu possèdes, tu ne sens pas tout ce qu'il a de
ressources, le nôtre est si borné, si renfermé dans des conditions
étroites. J'ai des beaux amants h faire, je veux les placer dans des
belles Alpes ; des Alpes, toi, si tu avais su jamais ce que c'est que
l'amour et les amants, tu pourrais décrire des Alpes merveilleuses,
gigantesques, et faire des amants de six pieds, mais nous, tu ne
me comprendras pas, imbécile (imbécile est le refrain adressé à
Baour Lormian), mais nous, il nous faut faire de beaux amants et
' Emile Deschamps de Saint-Amand, poète romantique, 1791-1871. Fonda-
teur avec V. Hugo de la Muse française.
^ Baour Lormian, poète et auteur dramatique, 1770-1854, auteur de : Le clas-
sique et le romantique, « satires assez niaises contre le romantisme nais-
sant », dit Larousse.
4oo PAUL HUET
de toutes petites Alpes, ou de grandes Alpes et de tout petits
amants, etc. etc.» Racontée avec la voix bien renduedes deuxinter-
locuteurs, cette charge était admirable. En vous la racontant, je
prends la place de Baour, mais au moins suis-je décidé à apprendre
la Géologie et la Botanique.
Adieu, j'attends des nouvelles de vos tableaux et de votre
élection, quelque soit l'élu, le triomphe sera pour nous. Veuillez,
en attendant, présenter nos plus affectueux respects à M""' Legrain.
Tout à vous,
Paul Huet.
A M. Legrain.
17 mars i865.
Moucher ami, votre tableau est-il mieux, moins bien que celui
de l'année dernière? C'est assez diflicile h dire; il a d'autres qua-
lités, beaucoup d'air, de lumière, de l'aspect, tout cela est bon,
surtout pour des expositions. Cependant, au dire de la majorité,
puisque c'est aujourd'hui sous ce régime que nous vivons, il
est moins intéressant et a moins d'harmonie. Maintenant, voici la
critique du professeur : Toujours de l'incertitude dans vos tons
gris que vous auriez bien fait d'étudier d'après nature, pas assez
d'étude dans la physionomie, le caractère particulier et personnel
de vos nonnes, voilà ce qui ôte de l'intérêt à votre tableau. Ne
me dites pas que vos religieuses sont aussi indifférentes, c'est
possible; mais c'est ici que je dirai : il faut les voir et les faire
autrement; n'en déplaise h messieurs les réalistes, il faut cher-
cher la réalité, mais ailleurs que dans l'indifférent ou le commun.
Présentez-moi la vie religieuse avec ses expressions d'extase, de
piété ascétique, de désespoir profond et rentré que donne cette
vie cloîtrée, fermée à tous les désirs du dehors, labourée par
toutes les passions des communautés jalouses, étroites, abruties,
inoccupées, etc., etc., tout cela, autant, bien entendu, que le com-
porte une toile de l'importance de la vôtre, assez grande pour
que le peintre puisse indiquer l'accent, serait-ce celui de
M. Biard' ou de Gresset^
Je me serais bien hasardé à vous glacer quelques voiles un
peu trop vifs, mais cela eût été insignifiant, m'eût entraîné trop
loin peut-être, et j'ai préféré me renfermer dans une discrétion
plus convenable.
Voila, du reste, assez de pédantisme, aussitôt votre caisse
ouverte, j'ai écrit à M™'' de Larenaudière ; connaissant sa flamme
pour tous ceux qui l'intéressent, j'ai pensé vous être agréable ;
elle est venue de suite; elle est du nombre de ceux qui préfè-
' Biard (François-Hugues), peintre, 1798-1882.
- Gressct, poète, 1709-1777, auteur de Vert-Verl, du Méchanl, etc.
LA CORRESPONDANCE
40 1
rent votre exposition dernière, puisque vous me demandez l'opi-
nion. L'exposition de M. votre beau-frère la préoccupe surtout,
je l'ai engagée il écrire h M. de Chennevières pour moi, je n'ai
pas l'influence à beaucoup près qu'elle me suppose. Je me
réserve d'ailleurs pour le placement de votre tableau, bien que
je sois souvent mécontent de la façon dont on traite les miens.
Pour la réception, il est entendu a mes yeux que vous n'avez
rien à craindre; il n'en sera pas ainsi d'un ami qui, de Manosque,
Basses-Alpes (aSo lieues), m'envoie deux toiles qui seront cer-
tainement refusées. C'est ici qu'il n'est pas très agréable d'être
correspondant. Voili> un homme de soixante-six ans qui s'avise
de se jeter dans cette bagarre où il n'a que faire. C'est ce que je
lui ai écrit, avant la réception de sa caisse, heureusement !
... A vous de cœur,
Paul Huet.
Je suis heureux d'avoir un post-scriptum a vous écrire; M. Reizet,
le conservateur des estampes et je crois aujourd'hui conservateur
de la peinture, sort de mon atelier d'où je vous écris. A part
les réserves d'expressions et de types dont je vous ai parlé et qu'il
a faites, il a été très content de votre tableau. Bien entendu, il
n'est pas le seul et plusieurs artistes de ma maison, qui l'ont vu,
m'ont paru très satisfaits.
Adieu, pardonnez-moi le décousu de ma lettre trois ou quatre
fois interrompue.
A son fils.
21 avril i865.
Mon cher René, ta mère aura dû te dire déjà que vous n'aviez
pas eu de raison de débuter par une pareille course. Il faut ménager
sa monture et ses jambes, même lorsqu'on doit passer à la révision.
Ton numéro t'appelle, c'est mardi 9 mai que tu iras passer sous
les lunettes de messieurs du conseil de révision. Huit heures du
matin. J'arrive moi-même d'un fameux conseil de révision.
Nous avons été trois heures et demie a examiner vingt figures,
non positivement plus belles les unes que les autres, mais ici les
heureux sont ceux qui sont pri.s. Si cela t'intéresse, voilà les
heureux, ton ami Regnault est le premier.
1. Regnault, élève de Cabanel.
2. Chabot, élève de Gérôme.
3. Girard (Firmin), élève de
Glayre.
4. Machard, élève de Signol.
5. Peslin, élève de Cabanel.
6. Moreau, élève de Pils.
7. Jackson de la Chevreuse,
élève de Gérôme.
8. Jacquet (Gustave), élève de
Bouguereau.
9. Blanc (Joseph), élève de
Cabanel.
10. Hunibert, élève de Cabanel,
Picot.
26
4oa PAUL llUET
La vente de Delacroix a été misérable. Petit a racheté l'es-
quisse' 6.000 francs. La famille, frappée douloureusement, har-
celée aussi peut-être par certaines clameurs de l'opinion, a. dit-on,
de tout cela par-dessus la tête et ne veut même plus entendre
parler de l'inauguration du monument. C'est M. Rivet ^ qui sera
chargé de cette affaire et qui continuera la publication sur Dela-
croix et sa correspondance. J'ai eu l'occasion, au sujet de ces
afTaires de vente, de voir Andrieu^, ce jeune homme gagne tous
les jours dans mon esprit. 11 est nourri à bonne école, et est un
infatigable travailleur. 11 est à ses cartons tous les jours jusqu'à
onze heures du soir. Je lui ai manifesté ma sympathie et mon
désir de le voir. Comme tu es le but qui me fait agir, j'ai pensé
qu'il te serait utile. Il a mis noblement à ma disposition une
foule de calques d'après notre cher maestro. Comment les dessins
de Delacroix ne perdraient-ils pas sur la place, il y en a beaucoup
sur papier végétal, et les calques, par une main habile, exercée
à sa manière, sont de vrais fac-similés. J ai rencontré Pils* au
musée mercredi, je venais de te quitter. 11 m'a parlé de toi avec
satisfaction; il a, comme moi-même, constaté ton inégalité, et la
nécessité pour toi de changer de travail. J'ai été d'autant plus
satisfait que tu sais combien je suis persuadé de l'avantage d un
changement de travail et de la force qu'on en peut tirer. Nous
causerons de tout cela souvent encore j'espère, mon cher ami.
Serre la main pour moi à tes amis. Nous t'embrassons bien ten-
drement. Tu ne nous as pas dit combie'h devait durer ton
absence. Ta mère, Edmée te le dit, je crois, ira t'embrasser
demain.
A M. Legrain.
Samedi ^ mai i865.
Mon cher ami, vous êtes bien placé et votre tableau le mérite,
j'ai bien dit un mot à M. de Cliennevières à cette occasion, mais
je pense qu'il a eu plus égard à la justice qu à mes faibles recom-
mandations. Faut-il vous dire que vous allez devenir populaire,
je vous envoie un mot de M. Bingham qui doit faire penser que
vous êtes surla voie ; vous n'ignorez point le succès de ce monsieur
qui réussit admirablement les photographies d'après les tableaux.
' Il s'agit de l'esquisse du plafond d'Apollon cédée aussitôt au musée de
Bruxelles. — Voir les lettres du i8 lévrier et du 6 mars i864, P- 371-377.
- Rivet (Jean-Charles), baron, 1800-1872, homme politique, député. Auteur
d'une proposition (proposition Rivet) tendant à conférer à M. Thiers le titre
de président de la République.
^ Andrieu (Jean-Pierre), élève d'Eugène Delacroi-t, 1821-
' Pils (Isidore), i8i5-i875. Prixde Rome, i838. Rougetde l'Isle, au Louvre,
Bataille de VAlma. à Versailles, etc.
LA CORRESPONDANCE 4o3
J'ai pensé qu'il vous serait plus agréable de répondre vous-même.
Réclamez pour vous quelques épreuves.
Vous me demandez, je crois, dans votre lettre, queje n'ai pas
sous la main, si le troisième larron, mis en avant pour la grande
médaille, ne serait pas par hasard votre serviteur ? Détrompez-
vous, j'ai reçu ofllciellement les plus vifs compliments du jury, où
j'ai peu d'amis, mais personne n'a songé à me mettre en avant ;
dans ces sortes d'affaires, la camaraderie faille principal. Il en a
fallu une bien vigoureuse pour pousser un paysagiste à ce point!
Le Constitutionnel, que vous citez et qui m'a montré une si
aimable sympathie, les remet lui-même à leur place ; lisez-le avec
un peu plus d'attention qu'on en met à lire un journal, et vous
devinerez certaines énigmes. Pour votre ami, on sait qu'il aime
son art, vit en silence, un peu fier, ce qu'on ne pardonne pas ; un
peu ambitieux de gloire, on lui fait des compliments ; de quoi
se plaindrait-il, on le laisse dans son coin où viennent le trouver
de bonnes amitiés comme la vôtre. Un vrai bonheur, une grande
ambition serait de voir les succès arriver à mon fils. Je lui pro-
digue les coups d'éperons à ce pauvre garçon, peut-être trop ;
comme toutes choses, les conseils sont bons, pas trop n'en faut.
Je ne le quitte pas des yeux, vois ses figures et lui sacrifie
même mon titre de maître ; à l'Ecole, il est l'élève de M. Pils,
peintre d'histoire. Qu'il réussisse, voilà l'essentiel, je vous remercie
de l'intérêt que vous lui portez. Cela ne pouvait lui manquer et
ne lui manquera pas.
Votre lettre me fait espérer votre visite, vous faites bien ; au
morale et au physique, il vous faudrait plus d'action ; j'admire
tous les jours comment vous pouvez faire votre peinture dans ce
coin perdu (au point de vue de l'art), et cependant, ce qui tue
aujourd'hui l'art et les artistes, c'est ce froissement continuel !
Les talents les plus forts ont bien du mal h ne pas s'arrondir, à
ne pas se polir comme les galets. Venez à Paris, mais si vous
faites provision de quelque chose, n'emportez le succès de
personne et encore moins le succès du moment ; cela dure chez
nous deux ou trois expositions
Tout à vous,
Paul Hukt.
Au président Petit.
Il mai If
11 est question de détruire notre Luxembourg au moins
en partie ; M. Haussmann n'y va pas de main morte, il sait ce
qu'il fait. Son seul regret, disait-il à M. de Gisors, l'architecte du
Luxembourg, c'est de n'avoir point fait raser les thermes de
Julien, qui l'ont forcé à briser la ligne du boulevard Sébastopol.
Vive la ligne droite. Je voudrais bien la voir appliquer au moral.
C'est de Paris que je vous envoie mes amitiés, l'Exposition
4o4
PAUL llUET
m'y appellera souvent ; j'ai travaillé comme un nègre pour y
arriver et aujourd'hui la critique et les amis me travaillent, et
me travaillent d'autant plus cjue mon tableau ' a eu grand, très
grand succès devant l'administration et le jury. Mais notre métier
est si singulier, si livré aux bêtes, aux faiseurs, aux médiocres et
aux intrigants que je pourrais, de ma lucarne où je reste retiré,
vous en conter de belles, si je ne vous entendais dire déjà que je
suis toujours mécontent. Il est vrai que je dédaigne trop toutes
les petites menées souterraines, pour songer seulement a les
parer et que je me contente de les mépriser fort Je fais des
vœux pour tous.
Adieu mon cher ami,
Aino vos et me ainate,
Pal'l.
Au président Petit.
i6 juin i865.
Mon cher ami,
Pour commencer par le vrai commencement, je veux vous dire
que j'ai pu rejoindre l'arrêt que vous avez rendu dans 1 aflaire
Armand. De notre campagne, bien que nous ne soyons pas loin
de Paris, la chose n'était pas facile, la fortune m'a bien servi.
Cela m'a paru parfait. La gazette dite Des Tribunau.r qualifie
l'arrêt d'admirable et j'espère, en effet, qu'il vous fera grand
honneur. Plaise à Dieu qu'il vous mène vers votre but et rappelle
vos droits. Mais hélas, homme de justice, vous savez mieux que
personne ce que souvent valent les droits ! Enfin, mon cher ami,
votre mérite est et doit être de plus en plus constaté ; vous êtes
aimé, vos chefs de file veulent vous servir et proclament 1 estime
qu'ils ont pour vous, ne désespérez donc pas. Vos dernières
lettres, et je parle aussi de celles provenant des chères vôtres,
étaient empreintes d'une tristesse profonde qui devient lapanage
des honnêtes gens. Ce temps pourrait facilement mener a la
misanthropie, il faut s'en garder. Je connais cette pente ; mais
il faut sono-er aux plus malheureux que nous, il y en a !.....
Vous ête^s bien aimable de penser toujours à mes expositions.
En effet mon cher ami, mon tableau a été fort goûté des hommes
compétents, le jury n'a eu que des éloges pour moi, et lorsque
ie dis : que des éloges, je m'entends ; lorsqu'il a ete question
des récompenses, je disparaissais. C'est la règle ; nos artistes ne
se donnent plus, comme les Italiens du xvi' siècle des coups de
couteau, mais ils s'entendent très bien aux petites perfidies. C est
le progrès — N'entamons pas ce chapitre, il me donnerait de
riiumeur et c'est avec de Vhumour qu'il faut parler de ces petites
' Le Gave débordé, musée de Montpellier.
LA CORRESPONDANCE 4o5
misères. 11 faut d'ailleurs prendre sagement son parti, je ne
serai jamais populaire et encore moins un homme (T affaires .
Vous parlez des journaux mon cher ami, je fais près d'eux si
peu de démarches que moins que personne je puis m'en plaindre.
Le Pays, le Constitutionnel, le Petit Journal, le Grand Journal, ont
été très charmants pour moi. Le Pays et le Constitutionnel sur-
tout, en annonçant le jour de l'ouverture et en bons et excellents
termes des articles complets lorsque viendra le paysage. Mais,
croyez bien que je suis très heureux avec mon indépendance,
d'avoir quelques sympathies dévouées. Quand on sait comment
se cuisinent la plupart de ces articles, on y tient peu. Le jury
appartient à un petit nombre d'amis qui se tiennent et qui ont
leurs électeurs de cafés. Les articles se confient à de jeunes
audacieux qui servent leurs amis et rien que leurs amis. Comment,
c'est à un président de Cour qu'il faut apprendre ces sortes de
choses ! Eh, mon Dieu! les hautes Cours ont aussi des coulisses.
— Je suis heureux pour vous de la nomination de M. Chevalier
comme procureur général, vous voilà en pays de connaissance,
le beau-frère de M. Millevoie doit arriver prévenu et vous appré-
ciant déjà. Courage donc. Il vous faut, comme à moi, cher ami,
que les choses viennent de plein droit et toutes faites. En i836,
j'étais en concurrence contre B"' pour la place de conservateur
à Rouen. « Quelles sont les habitudes de votre adversaire? me
disait Sainte-Beuve. — Mais son beau-frère est directeur du
théâtre et tous les soirs B. est dans les coulisses. — Votre affaire
est perdue, me dit Sainte-Beuve, vous ne serez jamais de cette
franc-maçonnerie des portes secrètes. » Toujours les coulisses,
mon cher ami, et cependant je n'ai pas profité.
Que dites-vous des grèves ? Que pensez-vous de ces progrès
Saint-Simoniens, car je tiens à mon dire, c'est le Saint-Simonisme
qui gouverne. Peut-être n'est-il pas, pour les vrais apôtres,
parfaitement orthodoxe ; mais rien en ce monde n'arrive tout
dune pièce ; et après deux mille ans, on n'est pas bien d'accord
sur la morale du Christ et surtout sur les dogmes venus à sa
suite. Le fait est que les intérêts gouvernent et comme le deman-
daient les pères, la Sainte-Blague est parfaitement pratiquée. Si
je vois des jeunes critiques de vingt ans, (jui nihil alienum putant,
parlant aussi bien astronomie, hydrographie, mathématiques,
que danse et musique, que philosophie ou peinture ; je vois des
hommes politiques chargés de faire les lois, qui s'intéressent
plus aux voleurs qu'aux honnêtes gens. A vrai dire, je n'aime pas
beaucoup cette philanthropie à effet; ces questions sont bonnes,
mais à leur place. Si l'on abolit la peine de mort, et même
peut-être avant, il faudra songer à se défendre soi-même. Le
vol s'est fait une bonne petite place dans les mœurs. Les domes-
tiques sont impossibles et les marchands en prennent à cœur
joie. Il n'y a plus rien à dire ; faits consacrés, comme dit M. Guizot,
positions prises sont respectables ! Mais ce qui n'est pas encore
4o6 PAUL H CET
tout à fait admis, c'est le vol avec efTraction, cela viendra,
enfin autour de nous chacun se munit de revolvers. Plusieurs mai-
sons du voisinage, entre autres l'habitation d'Hetzel, ont été com-
plètement dévalisées. J'ai proposé à Hetzel de faire dire dans les
journaux il messieurs les voleurs que désormais nous étions armés
/iisi/n'aii.r dents. Mais les malins savent tout et c'est lorsque
vous n'êtes pas chez vous qu'ils arrivent. Ne sont-ils pas d'ailleurs
protégés par de grands exemples; le tout est de réussir et de
faire dire : Il a su faire ses affaires. George Sand, dans un article
nouveau [Sylvestre) nous promet l'âge d'or, initié par un dictateur,
pionnier intelligent du progrès. En attendant, il n'y a plus de
fiacres dans la capitale du monde civilisé. Les cochers font grève !
et veulent 40 sols. C'est trop juste, mais j'aimerais mieux, vieille
croûte que je suis, la liberté et la concurrence établissant natu-
rellement la valeur des choses. Passons-nous de fiacres et allons
à pied. En attendant, je vous aime et vous embrasse tous de cœur.
Le progrès, pour moi, c'est la poste me donnant ou vous envoyant
des nouvelles en quelques heures.
Quant à la morale, c'est bien elle qui fait grève,
Pail Huet.
Appelé à Pierrefonds parles études dont il avait besoin
pour l'exécution du tableau qui lui était commandé,
Pierrefonds restauré, Paul Huet y passe quelques jours.
Puis il fait en Bretagne un voyage d'excursion un peu
rapide, visitant Rennes, 'Vitré, Carnac. Quimperlé, le
Faouet, où il voit le pardon de Sainte-Barbe. Rosporden,
Goncarneau, Pont-Aven, Quimper, Audierne, la pointe
du Raz, où il rencontre quelques camarades de son fils.
Clairin, Butin, Jadin, fils de son vieux camarade, Mouil-
lard. Il est accueilli et fêté par ces jeunes gens, qui le
retiennent trois jours à la baie des Trépassés, là il
retrouve un peu les impressions de Land's-End en
Gornwall. Il revient par Douarnenez, rencontre Jules
Breton, tout jeune encore, et gagne Brest par Châteaulin,
la rivière et la rade.
A Quimperlé, il avait descendu la Laita de très grand
matin jusqu au Pouldu, avait vu le lever du soleil sur la
forêt envahie par les eaux de la grande marée ; le soir, en
remontant avec le flot, il voyait le coucher de soleil sous
les futaies. Cette impression venant rajeunir et com-
LA CORRESPONDANCE 407
pléter ses souvenirs de Hollande, fixera la composition
de son dernier tableau dont la première pensée lui avait
été inspirée par un souvenir du Bois de La Haye.
Tout en courant, il fait quelques études, beaucoup de
dessins et de croquis de figures.
A sa femme.
Ma chère amie,
Tu as raison sans doute de me gronder, et d'ailleurs que dire
à une femme qui commence par déclarer que la chose lui man-
querait ; discuter avec elle les qualités du calicot comme toile de
peinture, ou faire valoir des économies que je voudrais lui voir
dépenser à sa toilette : temps et peine perdus; il vaut mieux
t'embrasser, toute noire que tu veux être, et avouer que ces
voyages de cinq ou huit jours sont fort insignifiants, si l'on
prétend les mettre à profit pour une récolte d'études impossibles.
J'ai hésité beaucoup à faire venir ce qui me manque. Cela eût
été facile et bien le premier jour, mais vraiment, plus on attend
et plus on doit hésiter. Chaque jour ne doit-il pas me rappro-
cher de toi, et de vous tous ; lerais-je beaucoup plus et beaucoup
mieux par ce temps incendiaire, qui semble devoir vous faire
éclater comme le canon de midi au Palais Royal. Il faut en
prendre son parti. Venir ici par ce temps de canicule pour
choisir des études, voir le pays, savoir à quelle heure on tra-
vaillera, etc., tant d'inconvénients de toutes sortes dans un si
rapide voyage, il faut, comme tu dis, se soumettre à la force
supérieure et baisser la tête comme devant sa femme le fait un
mari convenable et bien élevé. Le temps passe avec une rapidité
effrayante, cela devient chez moi une monomanie de me plaindre
des tours qu'il nous joue, et vraiment, c'est alors qu'on se prend
à regretter les heures d'éloignement et de séparation. Je vois,
du reste, que les distractions ne vous manquent pas et que tu tiens
à Chaville une cour qui doit te consoler de mon absence. Il me
reste à être fier de voir qu'au milieu de ces hommages, tu as
le temps de penser à ton pauvre absent.
As-tu écrit à Auguste et envoyé ma lettre? Je ne puis guère
lui écrire d'ici, il me faut toute la tendresse de cœur que j'ai
pour vous, pour remplir, à celte heure de la plus grande cha-
leur, huit pages c[ui vous sont adressées; le matin seul est un
peu supportable, à peine rentré pour le déjeuner qui se pro-
longe, il faut subir une chaleur particulière a ce pays, à la fois
humide, orageuse et lourde. Viollet-le-Duc, que j'ai vu hier et
avec lequel j'ai passé la soirée, le trouve bien plus agréable à
l'automne ; ce qui m'étonne, car ce pays, — et c'est là une de
4o8 PAUL HUET
ses particularités remarquables, — est environné d'étangs plus ou
moins pittoresques qui doivent être très beaux en septembre
mais qui devraient, ce semble, être fiévreux. Il prétend le con-
traire et donne le pays comme beaucoup plus sain à cette
époque.
J'admire René d'aller à l'école par ce temps et cependant je
vais encore, par pure conscience, tâcher de monter a mon poste ;
voici deux jours passés sans avoir eu ce courage. Tu sais que je
suis sur un des plateaux qui dominent le château, à peu près aussi
h l'abri du soleil que la pudeur des statues des Tuileries sous leur
feuille de chêne. Cette comparaison est inspirée par l'ouvrage
que tu tiens de M'"* X, ouvrage dont tu ne me dis pas le titre,
mais qui, au nombre de ses feuilles, paraît manquer de celle en
question. N'est-ce pas là ce qui va le mieux au cœur et h l'esprit
de M™" X.? Que de feuillets elle tourne pour arriver à celui-là! je
m'en signe pour elle.
Si tu n'as pas plus à me dire, que dirai-je donc, moi, de mou
exil. Je lis cependant un journal et je vois que Jadin pourrait bien
avoir raison. Je reste persuadé d'ailleurs que l'Empereur a dû
être frappé de l'effet de la nouvelle qu'il avait fait afficher et qu'on
a prise pour la paix.
Lord Stanley a fait un discours à la chambre très favorable à
l'Angleterre et peut-être peut-on espérer que l'alliance de ces
deux messieurs pourra valoir la vie à quelque cent mille
hommes. Heureux peuples ! Avant cela, il faut savoir comment
enlever le Prussien de l'Autriche et à quel prix. Les aiguilles à
découdre vont plus vite que les métiers à coudre, à ce propos
en achètes-tu une ? Mon compagnon m'attend, il veut absolu-
ment, le malheureux, se dévouer et venir griller avec moi au
soleil de Pierrefonds, vrai soleil de juillet, sauf les résultats.
Xotre besogne ne fera pas, hélas ! révolution.
Adieu, mille baisers tendres et à bientôt.
A son fils.
Cher enfant, je te remercie d'avoir pensé à mécrire; moi aussi,
crois-le bien, je pense à toi, et beaucoup ! C'est une si grande affaire
de se créer une carrière; et lorsque la carrière choisie est celle
des arts, une si rude entreprise, un succès si douteux, un bonheur
si disputé, qu'il est permis de s'inquiéter ; permis à un père sur-
tout qui voudrait aplanir la route dont, mieux que personne, il
connaît les difficultés et les détours. Ton admiration pour Géri-
cault me fait d'autant plus de plaisir que tu me parais le com-
prendre et ne pas t'arrèter aux effets d'une force toute person-
nelle qui ne serait rien sans cette fermeté, cette justesse de
dessin dont tu parles. Cette surprise que cause Géricault,
Michel-Ange l'a causée avant lui, et lui-même prévoyait qu'elle
perdrait la génération qui voudrait le suivre sans le comprendre.
LA CORRESPONDANCE 409
C'est une justice qu'il faut rendre à notre époque, qu'elle a tout
vu, qu'elle s'en remet beaucoup à la nature et en appelle aux
sentiments personnels. Beaucoup, 11 est vrai, proclament cette
maxime sans la suivre, mais elle domine les forts et rallie tous
ceux qui veulent ne se pas trop égarer. C'est peut-être tout ce
qui reste de i83o, mais il faut le conserver. Tu ne parais pas
content de ta figure; après celle-ci une autre meilleure, et
cependant je suis content de l'éloge que Pils t'a fait. La distinc-
tion, dont il parle, tient à la nature même, et par l'étude des
maîtres et de l'antique, tu peux beaucoup la développer et la
diriger. Il me paraît difficile que tu n'arrives pas à l'exécution,
puisque dans tes premières études elle te semble facile et toute
naturelle. Tu as dû avoir bien du mal, du reste, à travailler à
l'atelier cette semaine, la chaleur doit y être extrême. Je n'ai
pas pensé à faire faire des panneaux et ce moyen était en effet
fort simple; mais j'avais avec moi une planchette et du papier
à peindre. Tu sais déjà, par expérience, comment le temps
passe et comme il est rare que cette ambition de tout faire, lors-
qu'on entreprend une course de huit ou dix jours, puisse trouver
sa satisfaction. Voir, choisir et faire, voilà une grande affaire en
si peu de temps, surtout lorsqu'une chaleur si exceptionnelle
vous coupe bras, jambes et le sommeil. Je ne vois pas qu'il soit
indispensable que tu ailles chez M. Rivet avant moi ; je compte
ne pas tarder à aller chez lui à mon retour, si tu es de force a y
aller seul, tu feras cependant bien. Je pense que vous lui avez,
les uns ou les autres, dit que j'étais absent et non encore de
retour. Je me suis chargé de tes compliments pour M. Beauvais'
qui n'y manque pas; je t'embrasse bien tendrement.
Ton père,
Paul Huet.
A sa femme.
Pierrefonds.
Chère chérie amie.
Je vous en écrirai bien peu ; je ne sais comment le temps
passe, définitivement il est plus court pour les vieux. Rien de mes
projets ne va au gré de mes désirs ; une chaleur impossible
ou des orages dont je n'ai pointa vous parler ; d'après le journal,
ils tiennent de bien près à ceux qui viennent de fondre sur
Paris et tombent ici à l'heure même où je me rends sur mon
terrain. J'éprouve plus que jamais que passer en courant dans un
beau pays peut plaire à l'imagination, mais ne remplit guère les
cartons. La forêt est pourtant charmante, et si l'on pouvait en
jouir ensemble, avec le calme d'une installation, j'y trouverais
' Beauvais (Armand), paysagiste, né en 1840.
4io PAUL HUET
grand plaisir a rendre ces tendres mystères des hautes futaies
qui ont, dans cette verte forêt, un charme particulier, mais pour
toutes choses, il faut prendre son élan. Comme pour la musique,
(Edmée comprendra cela), il faut préluder par des accoids et des
gammes. J'ai à peu près lerminé mon grand dessin, c'est l'essen-
tiel, j'aurais voulu y joindre encore quelques études peintes
pour plus de renseignements de tons. Vous savez comment j'ai
échoué au commencement, et voilà pour finir que le temps se
met de la partie. 11 a fallu ces deux derniers jours plier
bagage, grand train, pour ne pas faire du lavis à trop grande
eau. Je ne sais si j'aurai plus de chance aujourd'hui, le ciel est
encore menaçant, et je crois aussi qu'il prélude par des notes
incertaines et vagues à la grande exécution que nous avons eue
ces deux derniers jours. Je n'ai aucune envie de lutter avec
cette faria céleste et désire bien plus me rapprocher de vous,
qui semblez si bien, si j'en crois mon cœur, me désirer. Je
serais d'ailleurs bien peu peintre, si avec mes impressions, mon
dessin, l'esquisse qui est a Paris, je ne venais à bout d'un
tableau que j'aurais pu faire sans cela. J'aurai sans doute, d'ail-
leurs, l'occasion de revenir pendant l'exécution, si alors nous
ne sommes pas en plein hiver, car en vérité les hommes calcu-
lent toujours sans les saisons,
A M. Sollier.
A propos, je m'aperçois que je n'ai point répondu à la der-
nière flèche que tu m'as tirée avant de fermer ta lettre. Tu as
cependant touché juste et nous avons encore au cœur les affaires
du Luxembourg. Nous parlons bien, n'est-ce pas, du Luxembourg
de nos fenêtres. Non seulement la ville de Paris va embellir ce
vaste jardin h sa façon et réduire la pépinière en casernes et en
rues nouvelles ; mais notre propriétaire va bâtir dans son jardin
et sur la nouvelle rue Bonaparte. A sa place, je ferais sans aucun
doute comme lui; à la nôtre, cela n'est pas moins désagréable,
et nous voyons déjà le moment de déménager. Je veux croire
avec toi le Paris nouveau une merveille, mais je suis de ceux
qui pensent qu'une ville n'est pas seulement faite pour des mil-
lionnaires et qu'il n'est pas bon de faire tout à la fols, ni pour la
santé, ni pour les fortunes. Les palais du boulevard Malesherbes
sont à louer et ont déjà ruiné bien des spéculateurs en passant
d'une main à une autre. Chaque bouleversement est accompagné
d'une épidémie, et en fait d'architecture, l'improvisation n est
pas possible. Le Louvre est terminé (extérieurement), les gale-
ries le seront bien vite, mais peut-être eùt-on bien fait de méditer
un peu plus les projets. En fait d'art, le temps, tu le sais, ne
fait rien à l'affaire. Tu vois que j'aurais beaucoup à répondre. Je
n'ai pas, comme tu parais le croire, de parti pris, mais je suis
LA CORRESPONDANCE 411
loin d'admirer sur parole. Dans un temps comme celui-ci, il faut
d'ailleurs baisser la tète et accepter. On a fait une pétition pour
la conservation du Luxembourg, je ne l'ai point signée. Au
point de vue de l'intérêt, ces changements à vue me seront peut-
être ou ruineux ou favorables. Chi lo sa ! Personne ; en tout,
les enjeux sont ouvei'ts.
Je suis très fatigué, j'arrive de Pierrefonds où, en plein soleil,
j'ai fait, pendant les grandes chaleurs, des études pour une vue
du château restauré, qui m'est commandée. Cette restauration
sera admirablement faite par Viollet-le-Duc. La restauration a
fait de grands progrès, c'est, hélas! l'art d'aujourd'hui. Cette
bagatelle coûtera bien, je pense, une quinzaine de millions ; ce
sera beau et fera la fortune du pays. L'Empereur en fait un
Windsor et aura là sa galerie d'armures du musée rétrospectif.
La collection est admirable et riche.
A M. Le grain.
Mercredi 12 septembre i865.
Mon cher ami,
La vieillesse, que tout le monde veut atteindre et qu'on sou-
haite ardemment à tous ceux qu'on aime, est cependant une assez
vilaine chose. Je commence à la voir de tout près ! Votre ami
se fait vieux et ne vient à bout de rien, pas même de répondre
aux bonnes lettres qu il reçoit. Ne m'accusez pas, je suis toujours
aussi sensible à vos témoignages affectueux et les vieilles douleurs
qui donnent de l'inertie à mes membres n'ont nullement encore
reiroidi le cœur. Le dirai-je ? Si belle que soit cette survivance
intérieure, il y a quelque chose de triste à ne plus pouvoir tenter
tout ce que l'on sent et tout ce que l'on désire.
Je ne sais si c'est l'impatience hâtive d'une vie qui se précipite,
il me semble que je n'abats plus la besogne comme autrefois...
. . . Avec la singulière folie des bâtisses de l'administration muni-
cipale, on se demande ce que Paris peut devenir d'un instant à
l'autre ; par ce système de reconstruction générale, veut-on ruiner
la propriété ou la mobiliser, c'est ce que personne ne saurait
dire ! Bien des gens se ruinent en ce moment, et l'abolition de
l'héritage et de la propriété, sous le voile de certaines réformes
excellentes peut-être, se prêchent publiquement, ouvertement.
Mais passons, mon cher ami, que je n'aille pas avec vous tomber
dans l'économie politique ! Laissons au temps et à Dieu le soin de
dégager tous ces mystères. L'homme ne sait jamais bien à quoi
servira le filet dont il tire les mailles.
J'ai beaucoup travaillé cet été et avancé, je le crois du moins
sans en être bien sûr, un tableau qui m'est commandé et que je
veux mettre à une des expositions prochaines : Le château res-
4i2 PAUL HUET
taure de Pierrefonds. Je veux y Joindre le pendnnt, les ruines
dont j'ai les études depuis trente-cinq ans au moins ! J'avais espéré
mettre ces tableaux de dimension moyenne, à l'Exposition univer-
selle, mais les conditions sont si peu réglées qu'il est dillicile de
savoir ce que sera cette exposition et ce que l'on pourra y pré-
senter. Singulière idée d'abord, d avoir réuni l'exposition des arts
à l'industrie, en soumettant surtout la direction à l'ingénieur
Le Play, homme purement industriel, qui doit avoir une estime
médiocre pour les arts réputés inutiles. M. Le Play ', a réservé
une toute petite place pour les tableaux. Ceci servira de réponse
à tout ! Pas de place !
A M. Le grain.
Cliaville, 19 octobre 65.
Cher ami, vous êtes cent fois bon et je reconnais votre cœur.
Mais est-il bien possible d'aller quatre, quatre, y songez-vous I
chez des amis, porter le mauvais air que nous pouvons transporter
dans nos poches, dans nos malles, au fond de quelque soulier ? Y
avez-vous bien réfléchi ? Pour nous, cela nous parait impossible
à accepter et nous vous remercions. Que va durer cette aimable
peste? Quelle espèce de visite va-t-elle nous faire .^ Il est bien
difficile, avouez-le, de quitter ses affaires, son chez soi, de rompre
avec tout, lorsque l'on est chef de famille, et cela après une
absence déjà longue. Nous arrivons de Bretagne, fort contents du
pays, très mécontent de moi. Je veux dire que j'ai vu cette
vieille curiosité avec grand plaisir, mais en courant comme un vrai
touriste, c'est-à-dire ne rapportant rien de bon, d'utile à mon
métier, ni même à personne. Beaucoup de fatigue dont nous nous
ressentons encore et les souvenirs d'une chaleur qui eût été mieux
placée en Afrique ou au moins en Sicile. Je ne puis regretter
d'avoir été jeter un coup d'œil sur cette vieille Armorique qui s en
va, comme le reste ; les filles n'épousent plus, sans faire la condi-
tion que le prétendu abandonnera le Bragoii-Bras, c'est-à-dire
les vieilles culottes Louis XIII qui donnent à ces gaillards l'air de
princes et nous font, sous nos tuyaux de poêle, encore plus pal-
toquets ; il était temps d'aller les voir, dans trois, quatre ans les
vieux bretons seront des sans-culottes. Ils mordent à la plus grande
ambition moderne, un pantalon et un petit lopin de landes qu'ils
entourent bien vite de cailloux. La propriété fait l'homme libre,
c'est déjà quelque chose d'avoir six pieds de terre pour se faire
enterrer. Ils seront sans costumes, sans culottes allais-je dire, mais
maîtres chez eux. Oui, c'est quelque chose.
Comme peintre, j'aurais beaucoup de regrets, mais les peintres,
eux aussi, s'en vont comme le reste, ils font place aux philolo-
* Le Play (Frédéric), économiste, 1806-1882.
LA CORRESPONDANCE 4i3
gués, aux archéologues, aux grécologues et pantologues de
récente et envahissante invention. J'admire la science comme un
ignorant, je fais grand cas des savants, mais il ne faut abuser de
rien ; et nous avons un par-dessus le marché de pédants que j'en-
verrais quelquefois au diable. C'est une invasion de |choléra. On
ne sort pas des thèses, des hypothèses et des antithèses sur le
monde antique, et on ne s'occupe pas des vivants, si ce n'estpour
les perdre et les décourager. Vous connaissez la fable de l'astro-
logue qui tombe dans un puits, c'est fait d'après nature et bien
plus de notre temps. On aura le dernier mot sur la philosophie
de l'art grec, mais on ne connaît rien des procédés de Paul Véro-
nèse ou de Rubens, petites gens dont il ne faut plus s'occuper,
ils n'ont pas la ligne !
On nous fait espérer que le choléra sera moins tenace, moins féroce
qu'aux autres apparitions; qu'en sait-on? Au moins les médecins,
cette fois, ont-ils l'esprit d'avouer qu'ils n'y comprennent rien.
Pas le plus petit mot! si ce n'est qu'il est contagieux, qu'il est
venu de l'Inde, a fait explosion h la Mecque, s'est délecté à Cons-
tantinople, réjoui à Marseille, a suivi la ligne du Rhône en épar-
gnant Lyon, la ville catholique, et qu'enfin des fugitifs, avis pour
vous, mon cher ami, nous l'ont apporté de Marseille aux Bati-
gnolles. Voilà la science, qu'en dites-vous? Grand bien nous
lasse et que Dieu nous bénisse, mais vous voyez que nous ne pou-
vons aller chez vous.
Nous allons pendant une quinzaine encore rôder aux environs
de Paris, aller chez quelques amis qui sont sous la même influence
et puis il faudra rentrer. J'ai hâte, vous le savez, de mettre à
profit les derniers jours que Dieu me donne. L'art est mon fagot
et lorsque la mort parait, je la prie poliment de faire encore une
fois ma palette.
A M. Sollier.
Je voudrais bien savoir, mon cher ami, si ma recommandation
près de M. Rathery, inspecteur des finances, a été de quelque
avantage pour ton fils ; je suis surpris de n'avoir à ce sujet aucune
nouvelle, d'autant plus que tu aurais pu m'écrire pour mécrire.
La recommandation a été faite en temps opportun et à mes yeux
favorable. M. Rathery allait se marier, se mariait, était marié, et
dans cette lune de miel encore a son premier croissant, il me
semblait fort bien disposé à faire des heureux du reflet de son
bonheur. Je sais que ta paresse est bien grande et que les crises
électorales, qui doivent mettre la ville de La Flèche en mouve-
ment, sont plus que suffisantes pour absorber le peu de moments
que tu pourrais consacrer à un ami. Notre avoué, M. Garnier, a eu
à ce qu'il paraît plein succès. Tu as dû, en homme d'ordre, tra-
vailler à cette élection, traversée dit-on par de sourdes et mes-
quines menées de M. le Maire. Voilii les nouvelles qui doivent
4i4 PAUL HUET
donner bien de l'occupation à la ville de La Flèche et qui reten-
tissent jusqu'à Chaville. Quel joli sujet que des élections munici-
pales pour un romancier ou mieux pour le théâtre. L'on dit que
tout a été fait, je n'en crois rien, il y a toujours matière à rire si
l'on veut s'amuser. C'est l'humeur du spectateur qui faille tableau.
Rien n'est nouveau sous le soleil, mais le soleil est toujours beau
et nos successeurs croiront l'admirer mieux et autrement que
nous. 11 n'est plus question de faire des femmes douces, modestes,
laborieuses, attachées à la maison, l'âme intérieure du foyer.
Nous avons des (émmes artistes d'un grand mérite : Rosa Bon-
heur étale sa croix sur son bavolet et M"' Sand pourrait porter
le ruban en bandoulière, s'il n'y avait pour cela des porte-coton,
des chambellans et des généraux; bientôt nous aurons des
femmes avocats, des femmes médecins, des femmes députés ; c'est
à qui fera passage à ces dames. Vive le progrès ! Molière est déci-
dément une ganache : Ceci s'imprime, il ne faut qu'attacher le
grelot. Notre ami Pelletan, fort galant homme et homme fort
galant, vient de publier le premier volume d'une trilogie sur ce
sujet: La femme, le père et l'enfant. La femme, sous le nom de
mère pour ne pas faire tort à M. Michelet, ouvre la marche natu-
rellement ; ce nest plus une affaire de chevalerie, mais de supério-
rité. Cependant il est fort peu question, dans ce livre, delà mère,
de ses devoirs, de ses bonheurs, du grand rôle quelle joue. Livre
plein détalent, de bonnes intentions, qui mènera bien des femmes
au diable et avant à Charenton. Trois folles sont venues derniè-
rement lui apporter une colonne de .luillet couverte du haut en
bas de devises, citations de notre auteur. Elles étaient vêtues en
hommes, et sous des barbes postiches auraient pu remplacer Tom
Pouce luttant contre son caniche. C'est admirable, tant de talent
pour arriver h de si beaux résultats. Une chaîne d'or pour faire
voler un hanneton. Tout le monde ici va passablement bien, depuis
les grandes chaleurs j'ai seul été poursuivi par des douleurs,
névralgico-rhumatismales fort pénibles. Je ne sais si les médecins
découvriront jamais un moyen de guérir les rhumatismes, mais
une main de femme douce et légère pourrait sans doute beaucoup
pour cela.
Une chose bien en progrès, ce sont les coteries artistiques ;
tous les jours une brochure nouvelle nous apprend la découverte
d'illustres peintres méconnus ; je viens d'en lire une des plus
cocasses intitulée Place aux jeunes. Où sont les jeunes ? Il est vrai
que je dois nécessairement être vexé, car l'auteur ne m'a pas
(ail l'honneur de me nommer. Je crois, à vrai dire, que ce doit
être un paysagiste et le paysage est si fort! si jeune !
Adieu, mon cher ami, mes respects affectueux;» M"'' Sollier.
Pavl Huet.
LA CORRESPONDANCE
A M. Sollier.
Il y a bien longtemps, cher ami, que nous n'avons échangé de
nos nouvelles. Parmi les vœux que je lorme pour vous el que je
vous envoie, je souhaite moins d'interruption dans notre corres-
pondance; de moins loin on ne sait qui meurt ou qui vit. — Je
viens de perdre un ami de quarante ans. Bixio ', qui tant de fois
a bravé la mort, nous a été enlevé en quelques jours. Revenu
tard de la campagne et d'un long voyage en Bretagne, voyage fait
en famille, je me suis renfermé, calfeutré, faisant le mort, pen-
dant que les autres mouraient, cela pour me mettre tout entier au
travail. La première fois que j'ai mis le nez dehors, c'était pour
dire à Bixio : me voilà. Je l'ai trouvé, mais à l'agonie et n'ai pu
le voir ; le surlendemain nous suivions en foule le cercueil d'un
libre penseur. Tout cela à ma porte, alors que les journaux en
parlaient et que tu savais toi-même sa maladie.
Pendant que je me plains de ton silence, il me vient en mémoire
que tu lis fort mal mes lettres; tu préfères tes feuilletons et tu
as raison ; mais en fait, j'ai droit de me plaindre. J'ai fait quel-
ques plaisanteries fort innocentes, ce me semble, sur Vémanci-
pation des femmes et tu m'envoies à ce propos un pavé sur la tête.
Qu'a donc de commun ce que je disais du livre, ou plutôt à propos
du livre de Pelletan, et messieurs les compositeurs d'imprimerie?
Dieu me garde d'empêcher les femmes d'entreprendre tous les
métiers du monde, soit même le métier de monter la garde,
malgré ma répugnance pour les Vésuviennes et les Amazones.
Mais avant tout, je voudrais quelles fussent mères de famille, éle-
vassent leurs enfants, fissent la soupe à leur mari, moyennant que
ceux-ci tailleraient de la besogne, feraient bien moins le lundi,
fêteraient beaucoup moins les autres saints de leur calendrier
social. Quantaux femmes de génie, libre champ, elles sont comme
les hommes de génie fort rares. S'il s'agit de cordons, les dames
aiment tellement les rubans que je leur laisserais volontiers part
entière, ['uis après, je me permettrais une réflexion : c'est que
les arts, les lettres, déjà envahis par la foule des médiocres,
gagnent peu et gagneront peu à l'envahissement des femmes. Sans
être aussi rude que Joseph de Maistre", comme lui, j'ai peu vu
d'Homère, de Michel-Ange, de Newton parmi les femmes. Les
femmes sont charmantes toujours quand elles le veulent, elles
écrivent et causent d'une façon charmante, un peu plus haut elles
perdent généralement leurs grâces et ce don de plaire qui est
leur naturel et leur attribut. Deux puissances s'entendent aujour-
d'hui surtout pour corrompre le goût : les femmes et les criti-
' Bixio (Jacques-Alexandre), savant et homme politique, i8o8-i8G5.
2 Maistre (Joseph-Marie, comte de), homme d'Etat, écrivain, philosophe,
1753-1821.
, r PAUL HUET
410
ques, autorité malheureuse, influence perfide, a «=°""P ^^ J^f^
attachée. Cela ne veut pas dire que je pre ends le moins du monde
•e -mer les carrières h ce sexe Irrésistible, je le voudrais que je
ne 'pourrais et si je disais semblable sottise, M^ Solher
"e me le pardonnerait de sa vie, et elle aurait raison. Les femmes,
peu propres aux grandes entreprises, priment dans la musique
d'exlculion. Pourrie reste, je ne demande que ce que je deman-
derais aux hommes, un goût inné, la vocation irrésistible, la pa*-
s'on qui compte aujourd'hui bien peu chez toutes les agréables
personnes qui font de l'art un métier, une ressource, une conte-
L nce une^vanité. Ne vois rien de personne en tout ceci, je te
p ie ma pensée est plus haute. Dans ce siècle de défaillances
de dorure^ Christoflef je fais bon marché de ma personne, ma s
ie subis trop l'influence de ce temps misérable pour ne pas quel-
iueîoiïen Ldlre. Admirons le reste, a la bonne heure, plus tard
on verra ce que devient l'échalaudage. . , „ ,„
VoTlà qui dépasse son but, qui dit a certains égards plus que
le ne vaudrais dire, et n'est pas d'ailleurs a sa da «. Oublre
iette tirade sur l'envahissement du métier, d'autres ont mieux dit
que moi Lis Taine, par exemple ! Au lieu de tout ce bavardage,
ïeçoiT mes vœux pour toi et ta chère compagne, ils sont sincères
^^Not" allons passablement; pendant une huitaine nou^ avons
fait une petite succursale des cliniques en grève. Que dis-tu de
celàchis^ Admires-tu, comme tout Pans, cette folie d avoir relevé
punîde peines inquisitoriales les folies de a Jeunesse après
Ce • toït le monde est indigné de ce coup abominable frappe
su dès gamins qui, dans trente ans, iront peut-être a confese
Faut U rfre ou pleurer? Le fait est que personne ne doit résister
^° PuiTqu':;; U:,1rdonc les études de Quinet sur la Résolution,
beau Uvre, malheureusement livre d'un misanthrope désespère,
qui a rive je crois, à tout autre conclusion que celle qu 1 désire
%d eu il vous embrasse de cœur tous les deux pour la fin de
cette année et le commencement de la future ; les mxens se joi-
gnent tous à moi. ^^^^ ^^^^
René va bien dans ses études, on dit qu'il sera peintre. Quel
mystère dans l'avenir de ce métier !
A M"" Miclielet.
i865.
Chère Madame, je réclame ma part du collectif, je veux
n^, r h la leUrè ce mot charmant : « Lisez nous quand je dis
K. et Répondre directement. U y a trop longtemps d'ailleurs
LA CORRESPONDANCE 417
qu'on ne vous dit pas de ma part, ce qu'on pourrait cependant
vous dire bien mieux que je ne saurais le faire. Tant pis pour
vous, chère madame, malgré ma paresse et ma timidité, singu-
liers défauts à mon âge, je me risque. Je ne suis pas très sûr de
faire de la prose, mais si la prose vient toute seule pour dire :
Toinette, mes pantoufles ; peut-être saurai-je vous dire en deux
mots combien tous deux je vous aime et vous admire. Chez vous,
d'ailleurs, le génie, ni l'esprit n'elTacent nullement la bonté. Vous
savez lire dans les cœurs comme dans la nature, et vous saurez
traduire et bien interpréter mes intentions. Vous me croirez
facilement quand je vous dirai combien vous nous manquez.
Un voyage avec vous serait un rêve. Vos lettres sont attendues
et disputées. Nous serions heureux de lire avec vous ce grand
livre que vous avez sous les yeux et que vous entr'ouvrez.
Nous venons de Bretagne, beau et mélancolique pays qui vit,
triste et sauvage, replié sur lui-même, du souvenir de sa tra-
dition. Si l'on veut recueillir quelque dernier témoignage de ce
vieux passé celtique, il faut se presser. Tout s'en va, même la
Bretagne ! La terre elle-même changera bientôt d'aspect, le diable
jette ses flammes parles naseaux terribles des machines à vapeur.
Dans trois ou quatre ans peut-être, on ne trouvera plus un de ces
costumes qui donnent h ces sauvages aux longs cheveux l'ap-
parence, la fière tenue des grands seigneurs. Ils ont la bonté
de nous craindre comme des fils du démon. Ce qu'ils compren-
nent bien, c'est la propriété : posséder est leur grande ambition.
Une motte de terre, un lopin de lande fait leur bonheur. Dès
qu'ils en sont maîtres, ils l'entourent de murs en cailloux et
disent ; Ce champ est à moi ! La propriété c'est le vrai chemin
de la liberté ; ils le prennent et le trouvent doux, s'inquiétant
peu si le diable y est pour quelque chose et entre avec eux.
Que de souvenirs à rapporter, que d'observations à faire pour
ceux qui savent voir et regarder ! J'envie les savants, une note
leur suffît. D'un regard vous auriez pénétré cette vieille civili-
sation armoricaine. Nous avons beaucoup couru, beaucoup vu ; il
ne me restera rien de ce beau voyage. Je n'ai su ni faire, ni
rapporter une étude, mais il nous reste à tous de grandes
fatigues et le souvenir de chaleurs tropicales. Nous avons nargué
le choléra, vous savez qu'il est ici ! Les médecins disent parfai-
tement comment il est venu, par où il a passé, où il s'est arrêté,
même de quelle couleur il est. Mais ce qu'ils savent bien mieux,
c'est qu'ils ne savent pas ce que c'est, ni comment on le soigne,
encore moins comment on le guérit. Situation cruelle, qui fait
que nous vous souhaitons et ne vous souhaitons pas, que nous
voudrions vous presser de revenir et que nous vous engageons à
rester au loin, à l'abri du fléau, dans vos belles et pures mon-
tagnes. Restez-y, mais pensez quelquefois a nous et souvenez-
vous qu'ici, vous êtes aimés.
M. Quinet vient de publier sur la Révolution un magnifique
4i8 l'AUL HUET
fragment; vous le connaissez sans doute, certainement <Jois-je
dire. Nous sommes pénétrés de ce beau morceau. Quinet
est de la grande famille, de la votre enfin ; dites, si je me trompe?
La revue publie en même temps des vers de Victor Hugo.
Malheureusement, c'est trop fort pour nous ; nous demandons la
traduction. Son cheval est par trop un mulet indéchiffrable.
Pégase a jeté le grand poète par terre et ne lui a laissé que cette
triste monture.
Adieu, chère belle madame, et pardon de cette longue lettre,
elle est d'un écolier à sa première visite, il ne sait comment
rester, ni comment partir ; je n'ai su ni commencer, ni finir.
Veuillez recueillir mes prolondes et respectueuses ail'ections. 11
est bien entendu aussi que c'est à vous deux que je m'adresse,
Paul Hiîet.
Au président Petit.
8 décembre i865.
Mon cher Auguste,
Puisque votre démarche ne vous laisse ni regret, ni repentir,
je n'ai rien à dire ; et cependant, en ami, je ne vous l'aurais point
conseillée. Je m'étonne un peu qu'un grave magistrat cède si
facilement, dans cette circonstance surtout, h un mouvement
emporté. J'espérais que vous aviez passé sur moi, fort innocent,
votre première irritation Je n'étais pas trop content, mais je me
suis gardé de vous répondre. Vous revenez facilement. Vous
êtes persuadé, j'en suis convaincu, que j'ai fait pour le mieux
mais que je ne pouvais pas grand'chose. 11 n'en est pas de même
pour ceux qui peuvent tout !
Votre légitime mécontentement vous a fait mal interpréter
quelques mots de ma lettre écrite à la hâte, et bien éloignés
d'une mauvaise intention. Lorsque je vous conseillais dattendre
la bonne occasion de donner à ces gens-là un nouveau témoi-
gnage de votre valeur, je n'avais certes pas voulu mettre en doute
vos droits à la position que vous demandiez. Votre ambition me
semblait modeste pour vos années de service. Mais, mou pauvre
ami, vous êtes, je le vois, encore bien jeune puisque vous pensez
que les droits acquis passent avant tout, c'est le contraire qu'il
faut croire! M. Baroche ' sait tout cela, mais comme c'est cer-
tainement un homme d'esprit et qu'il connaît les hommes, bien
qu'il soit lui-même un grand exemple de ce que peut la fortune,
j'espère qu'il aura compris ce qu'il y a de noble dans votre pre-
mier mouvement et jeté votre lettre au panier. Cependant ce
' Baroche, homme politique, 1802-1(^70, ministre de Napoléon III. Prési-
dent du conseil d'Etat.
LA CORRESPONDANCE 419
serait une exception ; non seulement sous le régime de l'absolu
bon plaisir, mais sous tous les régimes, les puissants veulent que
Ton plie ; eux-mêmes se courbent !
Certes, il n'est pas entré dans ma pensée de vous dire de
rendre des services et non des arrêts, j'ai joué sur les mots et
voilà tout.
Vous vous êtes trop pressé, mais avec moi cela n'a aucun
inconvénient; je voudrais qu'il en fût ainsi partout. Vous savez
de reste que les pouvoirs veulent dans les hautes fonctions et
dans les postes Importants surtout (comme Lyon) des hommes à
leur discrétion. C'est sous ce faux prétexte de dévouement que
les habiles, les intrigants et les plats se glissent et arrivent. Et
la faveur, et le népotisme, les comptez-vous pour rien? Cela
n'a pas d'opinions. Croyez que dans toutes les carrières les
hommes droits, consciencieux, ont lieu de se plaindre. J'ai voulu
quelquefois m'épancher avec vous, vous dire ce qu'est notre
métier, et avec raison, vous m'avez fait voir qu'il y a mieux à faire.
Vous savez que si j'étais quelque chose ou quelqu'un pour ce
monde odlclel qui ne connaît que ses appétits, je ferais tout mon
possible pour vous être utile.
M. Michelet passe l'hiver à Hyères. Je n'ai pas le temps ni
l'humeur aujourd hui de vous parler du voyage en Bretagne.
J'avais d'abord besoin de parler de vous et de vos contrariétés. Je
travaille beaucoup et je suis très en retard ; après le grand voyage
nous avons fait quelques visites, chez un beau-frère menacé
d'être aveugle, puis chez notre amie M"' Des Essarts où je
comptais rencontrer son frère Paul Lenormant' que je tenais h
retrouver. Il venait de partir et je ne l'ai vu qu à son cabinet.
Votre procureur général est bien aimable de ne point m'ou-
bller ; veuillez lui dire encore combien je regrette de ne l'avoir
point rencontré. Embrassez bien les vôtres et recevez nos plus
afl'ectueux compliments; j'attends l'éloge que vous avez prononcé
en pleine Académie.
Il est bien difficile de voir l'artiste sous l'étudiant, mais René
va bien, je suis content, il faut voir.
Tout à vous,
Paul.
Au président A. Petit.
Décembre i865.
Mon cher ami, j'ai revu M. Lenormant, il y a deux jours, et si
j'avais eu le moindre espoir à vous donner, je n'aurais pas, malgré
mes embarras de toutes sortes, perdu un moment pour vous
écrire. Les mauvaises nouvelles parviennent toujours assez vite.
Bien que le résultat qui vous concerne soit prévu, j'éprouve un
' M. Paul Lenormant était secrétaire général au ministère de la Justice.
4ao l'ALI, HUET
véritable chagrin à vous en parler. Vous aurez du mal, il me
semble, d'après ce qui se passe et ce que j'entrevois, à parvenir
à Lyon. On m'a laissé penser que le ministre lui-même était
dépassé, fort ennuyé du nombre des concurrents, qui s'est encore
augmenté depuis ma dernière lettre, et en tout cas décidé à
céder à la cour de Lyon. Vous devez ce me semble avoir quelque
aboutissant dans cette circonscription. Je crois que vous n'êtes
pas assez au courant de ce qui s'y passe et, comme toutes les
belles âmes, trop en dehors des moyens souterrains. Je voudrais
pouvoir quelque chose. Je n'ai pas besoin de vous dire avec quel
plaisir je mettrais mes forces et monamltiéà votre disposition. Je
désire pour vous l'occasion de vous distinguer ; elle peut encore
s'olIVlr cette année, ne la négligez pas. 11 vaut mieux parvenir
par cette belle et noble porte du mérite personnel qui, dans tous
les cas, est à la fois une vengeance et une consolation. Votre
alTaire Armand n'a pu être oubliée. Je sais que l'on aime mieux
les services que les arrêts, mais peut-être trouverez-vous hono-
rablement le moyen de rendre les deux en même temps.
Dites-nous, mon cher ami, si vous avez près de vous la famille
Michelet. Nous sommes un peu étonnés du choix de cette rési-
dence. Vos tentures de neiges semblent peu faites pour l'organi-
sation susceptible et délicate de la charmante femme que vous
allez avoir dans vos murs. J'espère pour vous que ce climat dur mais
tonique lui convient, et que vous pourrez mieux connaître ces deux
personnes supérieures ; ne négligez pas, mon cher ami, cette
bonne occasion. M. Michelet a un cœur à la hauteur de son génie
et, au milieu de tant d'études sévères et de cette étonnante pro-
duction, il trouve le moyen d'être utile, serviable, excellent
pour tous.
M""' Michelet sera très contrariée par le dernier décret. Il nous
fait bondir... Notre Luxembourg va être dépecé, détruit, anéanti ;
le plus beau jardin de Paris doit fournir i5 millions à M. Hauss-
mann, le décret devait paraître ! 11 a paru en un tour de main.
C'est comme si l'on raflait vos montagnes. Espérons que le quar-
tier y gagnera d'une autre façon, mais il me semble que le jeu
est un peu vif et qu'on joue h coup sur sur les fortunes privées
d'une façon étrange et folle. Paris crèvera d'embonpoint.
Je me sens encore fatigué de mon voyage et ahuri de ce que
j'ai fait, de ce que je fais, de ce que je veux faire, triste chose de
se faire vieux et de le sentir. Ce qui vous étonnera, mon cher ami,
c'est l'admirable verdeur de Michelet ; quelle singulière et vigou-
reuse jeunesse sous les années ! Vos montagnes, sous leur blanc
manteau, ne sont ni plus vigoureuses, ni plus vivantes. De leur
neige sort tous les ans une sève plus forte et plus jeune. Adieu.
Mille amitiés,
Paul Huet.
LA CORRESPONDANCE 4ai
De Sainte-Beuve.
Ce jg décembre i865.
Cher ami,
Je retrouve ces beaux ombrages des Bords de /a <Sc(>ie, j'imagine,
([ue j'avais déjà admirés. Vous me direz où vous avez pris ce point de
vue ; mais l'essentiel est cette grandeur de vue, cette magnificence de
la saison vaporeuse et automnale, ces plans si larges s'étageant et
s'enfuyant comme aux yeux de la rêverie. Votre originalité est là et
j'en possède, grâce à vous, un merveilleux spécimen.
Merci, cher Huet ; j'irais, dès aujourd'hui, vous remercier si je n'étais
retenu attendant, pour une indisposition, le docteur.
Je présente à M"" Huet mes respectueux hommages, et à vous
mes vieilles et reconnaissantes amitiés,
Saintk-Beuve.
A M. A. Vauquelin.
Paris.
Cher Monsieur et jeune ami,
Il faut mettre toute chance à profit. Un commencement de
rhume me retient aujourd'hui auprès du feu, je suis heureux de
vous consacrer une heure de ce triste dimanche ; il me permet de
causer avec vous et de vous demander, comme je l'ai fait pour
votre excellent beau-père, pardon d'un silence trop prolongé
mais involontaire. Encore si j'avais gagné quelque chose à ce
mutisme lorcé ! Ce serait au moins une petite indemnité dans le
système des compensations. Mais rien ne se fait ; un sort semble
jeté sur moi ; affaires du dehors, affaires du dedans, rien ne
marche, rien ne s'achève. Pour la peinture, il faut avouer que le
temps n'y est guère, j'entends, non le temps moral qui pourrait
peut-être se présenter à la pensée, mais le temps nébuleux et
sombre des Frimaire et Nii'âse qui tiennent ce que leur nom
promet. Nous sommes en Laponie, éclairés dans nos tanières
par la lumière d'une lampe à l'heure de midi. Jugez ce que
devient le paysage avec ces obstacles. Pierrefonds, fort avancé,
n'est point terminé. Je suis dans les ennuis de l'architecture,
armé de l'équerre et du compas, n'ayant point voulu recourir
à d'autre aide que René ; il me faut prendre et reprendre à
l'infini, pour accuser et dissimuler tour à tour. Ces instruments
devraient être familiers à tous les peintres, mais l'éducation
moderne est si bien mesurée que les peintres sont aussi étran-
gers à l'art des Ictinus et des Vi^nole que les architectes à l'art
des Zeuxis et des Vèronèse.
Et vous, cher monsieur, que faites-vous de vos brosses? Pensez-
vous au Salon prochain? La muse a-l-elle déposé son baiser sur
votre jeune front ? Vous êtes encore à l'âge des faveurs et des
422 PAUL HUET
inspirations, vous regardez devant vous et nous autres n'avons
plus que le souvenir du passé, toujours ou presque toujours
accompagné de regrets. 0 vieillesse si tu pouvais ! O jeunesse si
tu savais 1 Vous ne vous doutez pas de la rapidité du temps et
combien arrive vite le moment oii l'on se dit : j'aurais dû faire !
Vous êtes doué, profitez de vos belles années et des dons du
ciel. Je suis efîVayé en pensant aux vingt-deux ans de René, et
plus encore pour lui peut-être que pour moi je vois avec inquié-
tude sa frêle i)arque entraînée par le courant.
Dites-moi que l'ami Legendre travaille ; je pense tous les jours
à lui et voudrais le voir reprendre goût à ses occupations habi-
tuelles. L'art, à tout prendre, est un grand compagnon et, dans
l'isolement du cœur, un vrai consolateur. Il peut tromper les
ambitieux, mais soutient les affligés; poussez-le par l'exemple.
Legendre est d'ailleurs d'un bon conseil, et travaillant avec lui,
vous trouverez, s'il reprend plaisir au travail, d'autant plus
d'appui pour vous.
Je me recommande au souvenir de votre charmante femme
dont je ne vous demande pas des nouvelles, elle va bien ainsi
que ses chers enfants : ces dames, qui lui adressent tendresses
et compliments, ont reçu il y a peu de ses nouvelles.
Adieu, cher monsieur, veuillez accepter mes plus affectueux
compliments et souhaits,
Paul Huf.t.
A M. Legrain.
6 février 66.
Ch«
Je quitte la palette pour vous remercier, sans trop tarder, de
votre aimable souvenir ; définitivement vous rétablissez en notre
faveur certains droits d'un régime que l'on croyait aboli depuis
les glorieuses déclarations de principes de 89! Prenez garde,
vous allez nous convertir et déjà la vue de ces nobles compatriotes
nous fait penser que nos pères (ceux qui recevaient) avaient de
bonnes raisons pour maintenir prébendes, redevances et autres
choses plus gracieuses encore. Le seul tort que vous avez, c'est de
ne pouvoir les accompagner, c'est vous que nous voudrions rece-
voir et fêter.
Vous me parlez dun tableau qui ne vieul pas et qui vous met
l'àme à l'envers. Etes-vous bien sûr de ce que vous me dites à
ce sujet, l'artiste se décourage facilement, avez-vous retourné
votre toile pendant quelques jours .' Refait une ou deux esquisses
pour vous rendre mieux compte des difficultés ? Enfin pris
toutes les précautions nécessaires en cette circonstance ?
Vous prenez vos sujets sur nature, vous vous aidez, je pense.
LA CORRESPONDANCE 423
beaucoup de la nature pour exécuter vos ouvrages, on ne se
trompe guère avec ces moyens. Je n'ai rien vu et j'en suis fâché,
je vous aurais peut-être remonté !
Vous pensez que j'ai suivi la vente Troyon et que j'ai fait là de
belles et nombreuses acquisitions dont vous me demandez compte.
Cette marchandise, bien c^vC abondant sur la place, n'est pas laite
pour moi. Je voudrais, certes, posséder quelques-unes de ces belles
et faciles études, mais je n'ai fait que paraître un instant à la
vente, me gardant de la suivre pour ne pas être trop tenté, ou
me donner trop de regrets. Voilà de la peinture agréable et
facile. Troyon est enfournear de petits pains toujours réussis, il
ne faut pas les voir cependant en aussi grande quantité. Pâte déli-
cieuse, habileté extraordinaire qui devient un peu commune à
la fin et trop regardée, [..es études de paysage étaient plus variées
et charmantes de facture et même d'impression. Tout cela a été
disputé entre gens ardents et riches, richissimes qui font aujour-
d'hui les ventes, plus la mode et le beau tempsl II avait de char-
mants spécimens des œuvres de camarades, je n'en étais pas, car
je ne suis d'aucune église, vous le savez, chose mauvaise à la vérité
et dont je nepuis me défaire. Un ciel, étude à peine frottée, mais
d'une admirable indication il est vrai, s'est vendue disent les
uns : 6 les autres 10.000 francs, voilà ce qui s'appelle un succès !
qu'en dites-vous?
Adieu, mon cher ami, je vous quitte, car je n'ai pas un instant
à moi. Je travaille et prépare une toile un peu grande.
A M. Sollier.
Février 1866.
Mon cher vieux, bien que toujours courant et fort pressé, je
veux te déclarer que je peux me plaindre de tes longs silences,
mais qu'il n'entre nullement dans ma pensée de compter tes
lettres. Je t'écris pour t'écrire, causer avec toi, tromper les
distances et obtenir de tes nouvelles. C'est en vieillissant que
les séparations paraissent plus pénibles, elles sont plus amères
encore lorsqu'elles divisent au bout d'un certain temps les opi-
nions et les esprits ; cela doit arriver et arrive. Je n'ai pas la
prétention de croire que mon époque, comme l'on dit, a trouvé
le dernier mot et que tout ce qui se dit et se fait n'est que le
radieux développement de ce que nous avons rêvé, dit ou voulu.
Seulement, tout en reconnaissant de plus en plus le fatal enchaî-
nement des choses, je suis de mon âge et tiens à ne pas suivre
les yeux fermés les nouvelles générations qui nous succèdent. En
beaucoup d'endroits, je les juge comme on nous a jugés sans
doute, comme un peu folles et aveugles; et cependant c'est une
justice qu'il faut leur rendre : elles parlent de mon temps avec
une certaine piété filiale qui ne manque pas de grandeur et qui
4a4 PAUL HUET
est surtout remarquable à côté des rasades et des petits verres
qu'on leur sert sous le nom de progrès, de développement huma-
nitaire, etc., etc. Je te trouve fort jeune et lort heureux du reste, si
tu peux prendre, avec l'enthousiasme de tes vingt ans, tout ce
qui se débite aujourd'hui sur le marché de l'intelligence. Je ne
puis goûter toutes ces folies et, par nature, je déteste toute espèce
de charlatanisme et de charlatans ; mais moi aussi j'aime la jeunesse
et reconnais que malgré la pipe et l'absinthe, à coté du réalisme
et de l'amour immodéré de l'argent, on trouve encore des fraî-
cheurs qu'on aime h respirer. N'est-ce pas d'ailleurs à côté de
nous qu'ont pris naissance tous ces systèmes qui me paraissent
aujourd'hui plus ou moins ébouriffants et singuliers, exploités
surtout par le charlatanisme et le besoin de dire ou de faire
autre chose que son voisin? Ajoute, pour ma satisfaction et notre
bonne entente, que je reconnais, au milieu de beaucoup d'absur-
dités, beaucoup de bien et de vrai a recueillir. Nous avons trop
demandé la liberté, trop combattu pour elle, pour ne pas écouter
nos successeurs.
Voilà une bien longue réponse à deux mots de ta dernière
lettre et tu dois trouver que pour un homme qui n'a pas le temps
d'écrire, j'écris bien longuement. C'est qu'en eff'et, mon cher
ami, j'y prends plaisir, même malgré toi qui parais éviter la dis-
cussion et te contenter de me blaguer comme un sage qui veut ne
point se laisser troubler dans ses contemplations. A propos de
contemplations, si je trouve qu'on ne fait plus beaucoup du La-
martine ou du Hugo, la petite littérature d'atelier est quelquefois
bien vive et amusante. Le fils de Droz ' (le sculpteur que tu as
connu, je pense, et un de nos plus anciens camarades de pension
à Lelièvre et à moi) Gustave Z- vient de publier un petit volume
charmant que je t'engage à lire. Ce livre n'est guère que la réu-
nion d'articles tirés de la Vie Parisienne, revue qui s'adresse au
(demi) monde, qui défraye aujourd'hui romans et théâtre et
donne le ton aux femmes qui veulent être le monde honnête, le
monde, enfin ! Ce garçon qui faisait de la peinture médiocre et
s'était avisé d'imiter — à l'huile — . le peintre des bergers de la rue
des Lombards : (Hamon), a trouvé, — à Ventre, — une couleur
charmante et fraîche fort inattendue. Je t'engage, toi qui lis tout,
à lire cela ; c'est un écrivain qui s'est révélé, dans un petit genre il
est vrai, s'il y a des petits genres dans la réussite et le succès
mérité. Le range-t-on parmi les réalistes ou autres, je ne sais,
mais c'est vif, très amusant et écrit, sans que j aie envie de le
classer. J'ai dit tout à l'heure, littérature du demi-monde, mais ce
sera lu par le vrai monde fin connaisseur et distingué.
' Droz (Jules-Antoine), sculpteur, 1804-1871. fils de Jean-Pierre Droz,
graveur des monnaies.
^ Gustave Droz, romancier, iSBî-iSgS. Monsieur, Madame et Bébé, Autour
d'une source, etc.
LA CORRESPONDANCE 4î5
Ma femme, qui demande à qui j'écris, me recommande de ne
point l'oublier et d'envoyer à M™* Sollier ses souvenirs les plus
afl'ectueux et aussi à toi-même. Adieu, mon cher ami.
Barye ' se présente a l'Institut ou plutôt ses amis le présentent.
L'Institut aurait besoin de quelques nominations semblables.
Bien entendu, dans la mesure de mes forces, j'ai poussé à la
roue, malheureusement je ne peux pas beaucoup près de l'illustre
corps.
Au président Petit.
Mon cher Auguste,
J'espère que vous êtes tout a fait revenu à votre beauté pri-
mitive et que votre belle tête de magistrat et d'aimable ami a
retrouvé sa grâce naturelle et immaculée. A qui diable cette vilaine
maladie va-t-elle s adresser ! C'est bien le cas de dire que rien
n'est plus respecté dans ce temps de misères et d'incrédulité.
Avez-vous au moins fait vacciner autour de vous les jeunes et
charmants visages plus menacés (ou devrait le croire du moins)
et encore plus intéressés à préserver leur beauté?.. L'enfant va
bien, il marche et marchera j'espère. Ce n'est pas peu de devenir
un peintre, ils ont beau vivre par certains côtés plus longtemps
que bien d'autres, ils devraient vivre deux cents ans, ce ne serait
pas trop que la première partie pour apprendre et la seconde
pour produire. Les dithyrambes plus ou moins élégiaques sur la
rapidité du temps seront de mise et les pauvres peintres ne
seront pas les derniers à dresser leurs plaintes vers le ciel.
C'est surtout en cette saison... qu'on s'aperçoit du peu qu'on peut
faire. Vous voyez, mon cher ami, que je n'ai pu vous écrire ;
depuis un mois je dispute mon travail... aux jours sombres et
obscurs, sortira-t-il quelque chose de ces ténèbres? Espérons-le et
puisque, eu vrai Dijonnais, vous trouvez le moyen, du fond de vos
montagnes, de vous intéresser à nos arts, faites des vœux
pour moi et soufflez dans mes voiles. Je voulais faire un pendant
à mon Inonclalion, mais je me suis trompé de mesure et mon
tableau aura, tant en largeur qu'en longueur, environ 23 centi-
mètres de moins, peu importe s'il est bon, n'est-ce pas?
Si j'étais à la mode, ce serait le moment et l'à-propos de mourir ;
quelqu'un, qui a trop bonne opinion de moi, me recommandait
d'y songer; la vente de Troyon a fait quelque chose comme
4 il Soo.ooo francs ; par le temps qui court c'est la vraie gloire.
J'ai vu les expositions fort intéressantes, mais j'ai à peine mis le
pied à la vente pour avoir moins de tentations et de regrets. Les
gens, qui jugent et achètent, forment un monde à part, fort mé-
' Barye, 1795-1875, élu à l'Institut en 1868.
PAUL HUET
prisant et dédaip;neux. S'il passe un chef-d'œuvre, on dirait que
ce sont eux qui l'ont fait, qu'eux seuls peuvent le comprendre et
le désigner. Singulière petite espèce que la nôtre et dans cette
petite espèce que de diminutifs 1
Pail Ulet.
Au président Petit.
i4 mars 1866.
Mon cher Auguste,
Mon Salon est en effet terminé, mes tableaux partis ; j'espérais
que le premier moment de liberté vous serait consacré et que je
ne me laisserais point prévenir par votre lettre. J'ai gardé tant de
choses à faire que je suis plus occupé, plus pris que pendant les
dernières heures de mon travail d'exposition. Croyez bien que
ce n'est pas la paresse qui m'a empêché. Je ne sais guère ce que
c'est que la paresse et je n'ai pas besoin de vous dire combien
nous pensons à vous. Nous ne vous savions cependant point si
malade. Il paraît que cette petite vérole, qui atteint les rois, frappe
fort sur les présidents ; je vous en veux un peu de l'avoir passée
h tous les vôtres, et cela, malgré nos recommandations de revac-
cinage, mesure essentielle, enfin! >;ous avons eu l'honneur
de recevoir M. et INI"" B. Ce sont des gens charmants et vous
pensez qu'il a été beaucoup parlé de vous. Si vous devez espérer
quelque chose auprès des puissants de la terre ou au moins du
ministère, il me semble que mieux que personne M. B., qui
paraît avoir pour vous force estime et véritable amitié, peut agir
et voir. Je ne sais, en vérité, sur quoi vous appuyez ce que
j appellerais à mon tour vos préventions sur quelqu'un qui ne
peut en avoir d'aucune espèce contre vous, à moins que des
ennemis (et l'on en a toujours) n'aient adressé sur votre compte
des rapports intéressés ou perfiides. Vous avez tort, permettez-moi
de vous le dire, de vous faire sur une personne, que je crois des
plus bienveillantes et des plus honorables, des idées fausses qui
vous montent et vous animent. Voilà ce que j'appelle des pré-
ventions et des préventions dangereuses dans une tête ardente
et méridionale, que je tiens pour un peu trop italienne et
artiste peut-être; ce passage de votre lettre m'a fait de la
peine. J'ai cru y deviner des dispositions fâcheuses pour votre
intérêt. Vous êtes aimé et, plus encore, estimé comme homme
excellent et homme de talent. Mais je vous l'ai dit, vous êtes par
cela même porté à blesser des petites natures. Je sais par trop
d'expériences personnelles combien la plus petite supériorité,
bardée d'honneur et de dignité, inspire de haine mesquine, de
jalousie étroite. Vous m'avez souvent reproché mon espèce de
misanthropie, mes plaintes et mes vaines accusations. Vous avez
eu cent lois raison, car tout cela n'empêche rien et ne peut
LA CORRESPONDANCE 427
qu'airaiblir. Il faut ou marcher avec le monde, consentir à user
de ses moyens, ou se renfermer comme vous le faites, j'en suis
sur, dans votre devoir et votre dignité. Le jour de la justice
arrive, ou s'il ne vient pas, on peut au moins regarder les autres
en face. Puisque vous lisez les journaux et me parlez de la presse,
voyez le discours de M. Braun que le Siècle dit plein de calom-
nies. M. Braun ne dit pas toute la vérité ! Voilà ce que je pense.
Félicitez-vous, mon cher ami, de n'avoir pas dans vos hautes
fonctions affaire avec ce personnel. J'ai au moins la conscience,
lorsque j'obtiens la sympathie des journalistes, de la devoir à mes
efforts et à ma persévérance ; on ne saurait croire de quelles
intrigues bêtes les journaux sont entourés. Pauvre humanité ! on
demande la réforme des abus : — c'est pour en créer d'autres.
Je suis cependant loin de me plaindre de la presse, je lui dois
beaucoup peut-être, mais toutes les questions ont deux (aces ; j'ai
bien plus à me plaindre des gens de mon métier. C'est souvent
là qu'il faut regarder. Croyez-vous que vos compétiteurs, pour
Lyon, par exemple, aient dû vous ménager? Je n'en sais rien,
mais on peut supposer bien des choses chez ceux qui veulent
arriver. Je suis seulement persuadé qu'en vous en prenant à un
homme que je tiens pour bienveillant, vous faites fausse route,
et je crois devoir vous en avertir; pardonnez-moi si mon amitié
m'entraîne trop loin. En attendant, vous avez en ce moment
mieux à faire, soignez-vous, achevez, mon cher ami, de vous
remettre en pleine santé et en état de reprendre les hautes fonc-
tions que vous remplissez si bien, j'en suis sûr.
Après ces tristes éternelles épreuves, vous devez éprouver
un grand bonheur et comme une sorte de renaissance. Le pre-
mier bonheur, celui que nous goûtons ici, est de se sentir tous
ensemble.
Adieu, mon cher ami, mille tendresses à toutes les chères
vôtres.... cjuoi que vous en disiez, je vous quitte pour m'acharner
au travail ; c'est là qu'est pour un artiste la vérité et les meilleures
joies.
Paul Huet.
.( M. Le grain.
i4 arril 1866.
Mon cher ami, j'attendais de meilleures nouvelles ! La mort de
votre vieille et fidèle Marguerite a dû vous être bien sensible.
Rien n'est plus respectable qu'un pareil attachement. C'est, en
effet, une parente et une bonne parente que vous avez perdue ;
tous les parents ne donnent pas de si beaux exemples, nous avons
compris votre chagrin et nous y prenons part, quatre-vingt-neuf
ans offrent aussi un chiffre rare, il faut bien le dire.
Je n'ai aucune nouvelle des dessins de M. votre beau-frère, je
4î8 PAUL HUHT
n'ai pas davantage reçu une lettre de lui; veuillez lui dire qu'il
ne nie doit aucun remerciement et (|ue je suis, de cœur, dispose
à lui être agréable autant ([ue cela dépendra de moi. J'ai été fort
embarrassé dans le choix de ses dessins; tous les trois sont bien
faits, mais efTeclivement un peu monotones. Le petit, que j'ai laissé
de côté, m'a paru manquer complètement de perspective. C'est
un genre ingrat et un peu limité si l'on n'use pas de toutes ses
ressources. Le Jury est et doit être sévère et je voudrais avoir de
ses nouvelles. Vous avez, du reste, dans M""' de la Renaudière,
une amie ardente et d'un zèle éprouvé.
^L du Parc est reçu, j'ai retardé ma lettre pour avoir des
nouvelles h vous transmettre. Je suis fâché que vous n'ayez pas
envoyé votre contingent habituel, j'ai attendu votre caisse malgré
l'avis que vous m'aviez donné. C'était bon pour vous de pour-
suivre ; il faut surprendre le public ou le tirer longtemps par
l'habit, il est ii la fois fantasque et animal d'habitude; si vous
pouviez lui faire croire un jour que votre tableau est acheté
4o.ooo francs, prix courant des grands faiseurs, votre fortune
serait faite. Il est vrai qu'on ne réussit pas a tous coups. Le fameux
Gérôme vient d'avoir son jour de malheur.
Vous avez peut-être vu aux Champs-Elysées un charmant hôtel
Renaissance, sur remplacement de l'ancien Jardin d'hiver. C'est
l'hôtel d'une dame qui fait grand bruit et qui a fout pour en faire ;
ancienne maîtresse de H... (ne montons pas plus haut), elle s'ap-
pelle aujourd'hui M™' de Païva. Elle est la femme légitime de
l'ambassadeur portugais et fait bâtir aux frais d'un richissime
Prussien sa charmante habitation, qui reviendra, dit-on, à dix
millions. Depuis quelques années, nous sommes dans le royaume
des fées; certaines dames ont des marraines qui, moyennant
remise, font pleuvoir les millions. L'escalier de ce palais est
incrusté de lapis lazuli et de malachite : « Ainsi que la vertu, le
vice a ses degrés », a dit Emile Augier en montant les marches
de ce palais enchanté.
Les peintres les plus en vogue, ceux qui savent, comme ces
dames, faire beaucoup de bruit, sont chargés de la décoration
intérieure ; tout naturellement le fameux Gérôme, qui fait la
peinture d'ivoire que vous savez, a été choisi pour exécuter un
panneau. Gérôme est le gendre de Goupil, le riche éditeur de
gravure, homme très entendu en afTaires. « Combien prendras-tu
à la Païva? dit Goupil à son gendre. Elle est riche, très riche, il
ne faut pas donner ce tableau à moins de 4o.ooo francs. — Très
bien, je me laisse faire, va pour 4c'.ooo francs. » Ou dit le prix
à l'architecte qui le trouve un peu salé, mais qui en fait son
affaire. Il va chez la princesse : « Belle dame, vous allez avoirvrai-
ment une habitation royale, les travaux avancent, tout est digne
de vous, vous avez heureusement choisi les plus illustres artistes
du temps qui rivalisent de zèle et de goût; dois-je vous prévenir
qu'un palais de prince doit aussi entraîner des prix princiers.
LA CORRESPO^'DA^•Cli: 429
Ces messieurs sont un peu chers, pas trop certainement pour
leur mérite, mais le nom, le talent ! le génie! tout se paye. —
Mais enfin, monsieur ? — Madame, M. Gérôme croit être modeste
en vous demandant pour un chef-d'œuvre 4o-Ooo (rancs. »
Madame se lève, sonne, fait atteler, arrive chez Gérôme, comme
elle entrait autrefois au bal Mabille : « Comment, monsieur,
40.000 francs, y songez-vous ? Vous croyez que je me laisserai
faire, je me suis laissé faire trop souvent, Monsieur, assez désor-
mais. — Mais madame je ne suis nullement embarrassé, M. Gain-
bard m'en offre 45ooo. — Gambadez, Monsieur, tant qu'il vous
plaira, je m'en moque, vous m'avez déjà fait payer horriblement
cher mon portrait, une horreur à mettre au grenier, gardez
peinture et portrait, celui-ci par-dessus le marché et adieu. »
Moralité : Ne prenons jamais 40'000 francs pour un de nos
tableaux.
Et à mon tour adieu, meilleure santé,
Paul Hvet.
A propos, il parait que M. Païva, l'ambassadeur, réclame; il n'a
rien de commun avec la Païva en question, elle serait beaucoup
trop vieille.
Au président Petit.
Paris, 11 mai 1866.
Oui, mon cher Auguste, le diable a jeté un sort sur moi. Je ne
viens à bout de rien. Les heures sont des minutes, et doubles
les affaires. Dites-moi pour quel but en conscience ! Oh ! si l'on
savait comment piochent ces pauvres artistes, dans cette cage
roulante d'écureuil, qui, fixée à son axe, les tient pleins d'illusions
à la même place jusqu'à ce que mort s'en suive, au grand plaisir
du public, je l'espère! Hélas! nous croyons marcher à la gloire !
Qu'en dites-vous, mon cher ami? Vous qui êtes pour nous plein
d'indulgence et de sympathie. Hélas! du fond de votre bonne,
douce et grasse vie de province, qui a dû, je pense, depuis long-
temps vous rendre force et santé, vous nous accusez de paresse,
d'indifférence, d'oubli. Vous ne connaissez pas cette vie de Paris,
pressée, haletante, barbare, où tout se touche, où l'on ne touche
à rien; vous l'avez vue en passant, et pour aller à l'Opéra! Et
cependant nous ne pouvons nous passer de ce foyer brûlant, des-
tructeur, impossible. Michelet, malgré tous les matériaux qu'il
avait emportés, a eu bien du mal à écrire son premier volume
de Louis XV à Hyères, d'où il revient. H faut coûte que coûte
passer à ce creuset, y repasser sans cesse, sur le feu dévorant.
Paris change chatjue jour. Le droit au travail élève partout des
palais pour une bourgeoisie menacée qui souffre et ne pourra
payer, ce semble, d'aussi somptueuses demeures; à moins que
43o PAUL H UET
tout le monde ne devienne des Pereire et des Mil es' ! Qui se
trompe, qui trompe-t-on .' Le temps le dira. La foule rêve un âge
d'or qui pourrait bien être 1 âge de 1er. Si l'on trouve peu d'auxi-
liaires aujourd'hui, dans l'avenir on aura peut-être en face des
ennemis, le fer contre le fer, dit Ovide. En attendant, personne
ne veut travailler, ni servir; l'existence est de plus en plus dif-
ficile pour celui du moins qui n'a pas des millions à répandre.
Ce mot de millions tourne toutes les têtes, il semble que l'on
n'a qu'à allonger la main pour les prendre ; c'est ce qui fait qu'on
veut les prendre et non les gagner. Les plus sages et les plus
honnêtes espèrent, comme Arlequin, gagner a la loterie sur un
billet qu'ils n'ont pas pris. Les habiles dansent sur la corde tendue
et se cassent le cou. Les artistes eux-mêmes font de grands efforts
vers ce mât de cocagne ofTert à la cupidité ; au Salon, dont j'aurais
dû vous parler tout d'abord, chacun veut attirer les regards; on
saute pour le roi de Prusse, ou pour M"" de Païva. Nous tombons
au coco sculpté, avec boutique et fanfare à la porte. On fait annoncer
la vente de son tableau pour la simple bagatelle de 4o.ooo francs
dans l'espérance d'en vendre un autre a moitié prix, et avec perte !
Quelques Crésus donnent avec facilité du reste lO, i5, 20.000 francs
d'un caprice et ne donneraient pas 5oo francs d'une œuvre d'art.
Tout cela trouve des journaux, des annonces, des compères et
des casques Mangin !
Vous allez dire, mon cher ami, que je suis bien toujours ce
frondeur mécontent, cet injuste boudeur; hélas! probablement
je ne suis que vieux; triste chose de vieillir, de croire qu'on
aurait pu faire et que tout vous échappe, qu'on n'est plus de ce
temps et que ce qu'on avait cru faire, fonder, n'est plus même
compris. Mon tableau cependant a le succès (puisque succès se
dit) auquel je puis prétendre, succès d'estime, qui se soutient et
gagne des adversaires. Je n'ai jamais, avec mon genre, pu pré-
tendre au succès de vogue, celui que rêve et réclame M"' Rosa B.
le verre à la main. Mais vous ne connaissez pas sans doute Ihis-
toire du diner donné à sa décoration". En fait, mon tableau est
bien placé, apprécié et peut-être acheté, mais comme il est con-
sidéré comme une œuvre sérieuse et supérieure au Salon, plus
mal payé que tout autre. René a, vous le savez, mon cher ami,
exposé un essai. J'espère que l'année prochaine il n'exposera pas
et préparera quelque chose de sérieux.
Beaucoup de nouveautés. Lisez-vous les articles de Taine sur
ritalie? Les derniers sur Venise sont fort beaux. Malheureuse-
ment cet homme nous dit trop bien pourquoi nous ne pouvons
' Mirés (Jules-Isaac), banquier, 1809-1871.
- Au banquet donné en l'honneur de M"° Rosa Bonheur, un convive porte
un toast à sa gloire. — Prenant son verre, elle répond : « Si vous entendez
par là le succès dont on jouit de son vivant, j'accepte ; mais s il s'agit de
cette réputation posthume dont nous ne tirons ni satisfaction, ni profit, je
ne m'en soucie en aucune façon. >>
LA CORKESPONUANCE 43i
rien faire, il ferait bien mieux de prendre le drapeau et de crier :
En avant I Ne serait-ce pas mieux pour un prolesseur de l'Ecole
des Beaux-Arts .' Un siècle qui a vu David, Gros, Gros ! Géricault,
Delacroix, peut espérer mieux que les bibelots tant vanlés.
Mozart, remis à l'Opéra avec pompe et chanté délicieusement
au théâtre lyrique, prouve qu'on aime toujours la bonne musique.
Adieu, cher ami,
Vale, calele.
Paul.
A M. Legrain.
1 1 juin 60.
Vous me parlez de mon Salon avec ce constant et ailectueux
intérêt de votre amitié pour les choses qui me concernent ; c'est
bien a vous et je vous remercie. S'il était facile d'être content des
autres et jamais de soi, je devrais être satisfait cette année. Bien
placé, il me faut croire à ce succès d'estime qui est mon lot ; à
part les inimitiés invincibles, on me fait la place bonne, prix de
persévérance peut-être? Je reçois h l'instant un journal qui
m'appelle le cieil ami de Guérin et de Gros et parle avec atten-
drissement de mes cheveux blancs ; prenons ce que l'on veut bien
me donner. Un homme, sachant si peu laire des concessions,
vivant si en dehors des coteries et des puissances, doit savoir se
contenter. Faire mieux mes affaires, il faut y renoncer, un ami
de Guérin et de Gros doit être de son âge et ne peut se corriger.
11 paraît que je ne sais même pas vernir mes tableaux à propos
et parer ma marchandise ! Jugez lorsqu'il s'agit de battre la
grosse caisse. Le fait est que mon tableau ' est triste, bien qu'on
le trouve jeune ; triste surtout au milieu des devantures de bou-
tiques, des feux d'artifice et des incendies qui l'entourent. Cet
effet de brouillard, par trop hollandais, dont je l'ai enveloppé,
plaît peu aux spectateurs et les porterait au suicide. Ils aiment
mieux les belles couleurs roses et le gris perle des tendres biches,
le seul qui puisse se porter. Quel singulier métier que celui-ci
et quel plus singulier peuple d'amateurs; sait-il ce qu'il veut?
j'en doute. Parlez-moi des critiques ! Les meilleurs sont ceux qui
nous disent pourquoi l'art est muet, mais pas plus qu à Lucinde,
ils ne sauraient lui rendre la parole ; ces messieurs parlent d'oi-
presque comme des livres, et ne savent pas le premier mot de
ce dont ils parlent. Quand ils disent les exigences de l'art, les
belles qualités des maîtres, les magnificences des grandes épo-
ques, le diable en personne ne ferait une plus belle leçon de phi-
losophie ; mais aussitôt qu'ils aperçoivent la moindre étincelle,
'■ Le Buis de la Haye.
43î PAUL HUET
soyez sûr que les premiers ils mettront le pied dessus. Plaire ii
ses ennemis? Grand Dieu! 11 est déjà bien dillicile de contenter
ses amis; une chute leur est si agréable! Plaire à soi-même?
Hélas! Vous qui avez mordu à ce terrible fruit, vous savez, dans
le désert qui nous est fait, quelles inquiétudes nous nourrissons !
J'ignore comment vous avez su que j'avais exposé un malheureux
petit bouquet. Vous auriez dû me dire où vous aviez fait cette
découverte. Voulant user de mon droit, j'ai en effet envoyé une
fleur offerte h ma lillctte le jour de sa naissance. Ses amies lui
donnaient un bouquet, jai voulu lui faire le mien. Mais en voilà
bien long sur ce sujet, mon ami, je voulais vous parler non de
moi, mais de ce Salon, vrai cabinet de curiosités, collection de
bibelots ; l'art tourne au bric à brac et plus, à la marchande à la
toilette. Discours de vieux peut-être, mais qui vous aime vous et
les vôtres comme un jeune...
Paul Huet.
Sainte-Beuve à M""^ Paul Huet, à C/iai'ille [Seine-et-Oise).
Ce 4 juin 1866.
Madame, je suis touché comme je le dois d'un témoignage si amical
de sympathie : nous avons besoin plus que vous ne le supposez d'être
encouragés et soutenus dans ce travail de chaque jour : il nous est doux
de sentir des intelligences amies, et particulièrement de les trouver là
où nous avons nous-même des admirations à placer. Je me rappelle le
premier jour où je visitais Paul Huet dans son atelier proche l'Ecole de
médecine : que d'années écoulées, que de vicissitudes depuis lors!
Notre amitié a résisté, et nous n'avons cessé, chacun dans son ordre, de
travailler et de lutter! Ces souvenirs, dans leur sévérité même, ont
leur douceur.
Il me sera bien cher, Madame, et bien précieux, en lui donnant la
main, de sentir désormais une autre main toucher la mienne. Agréez, je
vous prie, et partagez avec lui l'expression de mes sentiments les plus
dévoués et les plus profonds'.
Sainte-Beuve.
Du président A. Petit.
Grenoble, 18 juin 1866.
Mon cher ami, je relis votre spirituelle dernière boutade, et j'admire
la jeunesse, la verdeur, la grâce de votre esprit qui, souvent morose et
grondeur, frappe avec beaucoup de justesse sur les travers, pour ne
rien dire de plus, de notre époque de transition; époque inquiète,
agitée, où s'élabore avec hardiesse et trop peu de prudence peut-être un
avenir que bien des gens redoutent, où s'agite le crible où passera,
après bien des oscillations, la fine fleur du socialisme (pourquoi reculer
devant le mot, quand la chose est partout?) et où sera retenu, pour
' Communiquée à M. Léon Séché.
LA CORRESPONDANCE 433
être jeté aux immondices, ce qu'il y a d'indigeste, d'impossible, d'illibéral
et contre nature dans ce système. Cet avenir, que j'espère toujours,
tant me sont chères mes anciennes aspirations (mes illusions, si vous
le voulez), vous et moi nous n'en verrons poindre que l'aurore. D'ici
là, bien des fortunes scandaleuses s'élèveront et s'écrouleront; bien des
luttes seront soutenues pour le triomphe du juste et du vrai ; mais le
pouvoir, porté par le suffrage universel de plus en plus éclairé, devra
s'exercer forcément au protit d'une démocratie intelligente, honnête,
et des idées civilisatrices. En attendant, nous n'avons, dans notre modeste
position, qu'à suivre le précepte du grand Corneille, /'a/rf notre devoir
et laisser faire aux Dieu.c.
Vous poursuivez le vôtre, mon cher ami, avec une ardeur, une persé-
vérance dignes d'éloges et de succès. Vous ne seriez pas l'artiste que
chacun proclame, si vous ne cherchiez encore plus que vous n'avez
trouvé déjà, si vous n'aspiriez pas à plus haut qu'où vous êtes arrivé.
Cette certaine idée qui était en Raphaël, et qui doit faire le tourment de
l'artiste, du poète, de l'écrivain, sera-t-ellejamais satisfaite?... Heureux
celui qu'elle obsédera sans cesse ! Il tendra ainsi de plus en plus à la
perfection de son art. Suivez donc votre idée et ne vous préoccupez
pas des déviations des autres...
Qu'avez-vous donc fait aux critiques de l'art pour qu'ils gardent vis-à-
vis de vos œuvres une réserve aussi injuste ?... J'ai vainement cherché,
dans la Revue des Deux Mondes, votre nom au compte rendu du Salon
par Maxime Du Camp, et dans plusieurs journaux . Il a dû se trouver sous
la plume d'Ernest Chesneau, mais je n'ai pas le bonheur de lire le
journal de M. Boniface; il m'a fallu attendre jusqu'au lo de ce mois
pour lire dans la Presse quelques lignes de Paul de Saint- Victor', sur
votre grand tableau et sur la poésie et l'émotion que vous savez répan-
dre sur vos toiles. — Quelques mots de votre dernière lettre me font
penser que votre tableau de la Haye a été acquis. Est-ce par l'Etat, et
puis-je espérer le voir au Luxembourg, ouira-t-il orner quelque collec-
tion particulière ? Je regretterais qu'il eût reçu cette dernière destination,
car je ne connaîtrais pas cette œuvre, et je maudirais encore plus les
impérieuses nécessités qui m'auront empêché, cette année, d'aller vous
voir pendant l'ouverture du Salon.
A M. Sollier.
Octobre i856.
Mon cher ami,
Comment allez-vous? On s'inquiète de vous; les lettres, nos
lettres si tu veux, deviennent de plus en plus rares et tu semblés
brouillé avec Paris, où nous pensions vous voir. Triste chose de
vieillir par ce temps maussade trop en harmonie avec la vieil-
lerie. Je suis de ceux qui désirent voir le soleil à la dernière
heure. Au printemps, j'ai fait une apparition à Fontainebleau où j'ai
trouvé Comairas toujours malingreux et mécontent, mécontente-
ment d'un homme qui ne fait rien et ne sait que faire. Corot, son
' Paul de Saint-Victor, critique littéraire, 18^7-1881.
38
434 PAUL IIUET
intime depuis la mort de Decamps, m'a donné il y a quelques
jours, accidentellement, de ses nouvelles; à soixante-dix ans,
Corot a des rhumatismes, première atteinte à cette santé iné-
branlable! Lelièvre', venu à Paris pour consulter, est reparti sans
nous voir, Dionis, de plus en plus grondeur et toujours excellent,
aurait grand besoin d'air et de repos et ne peut s'arrêter. Voili»,
mon cher ami, le bulletin du vieux groupe dont tu es toujours,
j'espère, le plus solide et vaillant représentant, la colonne la
plus inébranlable. Je serais fâché cependant de ne point avoir de
vos nouvelles et de ne point savoir comment vous vous comportez
dans ce charmant abri où vous vous confinez. Croyez qu'il y a
encore, de par le monde, des amitiés fidèles. Te donner des détails
c'est te dire, mon cher ami, qu'on compte aussi sur toi. L'écho
d'une aimable sœur nous répète une (ois par an les mêmes nouvelles
de G. Poppleton. Georges pratique en conscience, entend la messe
tous les jours à six heures du matin, est le premier it courir après
vêpres et complies, ne manque pas un sermon, et quitte seule-
ment le livre d'heures ou l'Imitation, pour manier, comme saint
Joseph, la scie et le rabot. Cette santé chancelante, si usée, se
maintient par la sainteté de l'âme et l'exercice modéré du corps.
Hélas ! et dire qu'un tel exemple ne nous profite pas. Peut-être à
cet égard me donnes-tu un démenti, peut-être as-tu fait de ton
manoir une chapelle dont tu es le vrai desservant. Lorsque je t'ai
vu, tu sais comment j'ai été pris par le calme de ce charmant her-
mitage où ta philosophie semblait si bien encadrée. Et cepen-
dant, je t'ai toujours vu si bien au fait des petites choses de ce
monde, que je doute beaucoup de ta conversion. Tu es moins
isolé, dans ton isolement, que nous à quatre lieues de Paris, dans
cet atelier de la famille où tout le monde travaille. La plus grande
distraction vient du rossignol de la maison. Je voudrais vous faire
entendre la voix d'Edmée qui a pris un bon développement de
soprano sonore, vibrant et cristallisé. Je l'avoue, j'en jouis avec
bonheur et cependant non avec égoïsme, je serais heureux de vous
la faire juger. Je travaille toujours comme un homme à la tâche
et qui compte les heures d'un travail à livrer. C est qu'en effet,
il faut compter le temps aujourd'hui, on dit que je travaillé trop,
ce qui peut se dire dans un temps où personne ne veut plus tra-
vailler. J'ai été et je suis encore éprouvé par des troubles nerveux,
des espèces d'étourdissements qui pourront bien me jouer un
tour. On veut attribuer ces indispositions à trop d'assiduité ! et
les ans donc? Les enfants vont bien, la mère heureusement mieux
qu'elle n'a été depuis longtemps. Edmée chante encore pour
chanter, et René, devant le grand cordon de route qu'il voit devant
lui, comme tous les jeunes gens, trouve qu'il aurait tort de se
presser et flâne un peu trop le long du chemin.
' Lelièvre (Charles-Jeau-Bapliste), peintre de portraits, salons de i83i à
1848.
1>A CORRESPONDANCE 435
Voilà bien en détail, mon cher ami, des nouvelles de nos santés
à tous? Que t'écrire de mieux! Je suis toujours en retard avec
toi des choses courantes, tu restes plus jeune que moi avec le
présent. Le présent toujours jeune et que je commence à calom-
nier peut-être, mais qui tous les jours me semble se séparer davan-
tage. Et cependant, mon cher ami, le soleil est toujours pour
moi aussi merveilleux, les femmes aussi charmantes et l'amitié
aussi douce. Plus que jamais, je crois qu'il est des choses qui ne
vieillissent pas, et ce sont surtout les bonnes.
Adieu, mon cher ami, mes compliments les plus affectueux à
ta chère compagne ; tous les miens se joignent à moi.
Paul Hl'et.
A M. Legrain.
3o décembre 66.
... Les difficultés de la domesticité, qui de plus en plus refuse,
comme on dit au turf. Par quoi la remplacera-t-on ? dites-le-moi
si vous avez le secret ; je veux bien rêver un état où tout le monde
aura cent mille livres de rentes, mais comme messieurs les
réformateurs me prouvent qu'il y aura toujours des sots et des
imbéciles, j'en doute et ne vois pas ce que les pauvres diables
gagneront a laver la vaisselle dans un phalanstère. Je me trompe
fort, ou il y aura toujours certains pots normands à vider et
des gens pour cela. Que les races ne soient pas condamnées à
perpétuité, voilà, sur ce point, ce qui est consacré et heureusement
bien consacré. Les pauvres vieux libéraux sont fort arriérés ! et
dire que dans notre jeunesse nous avions cru que nous ne pour-
rions jamais l'être. Hélas, me voilà pour mon compte dans les
ganaches, et pourtant, mon cher ami, jamais âme ne s'est plus
débattue dans une vieille machine. Je rêve, à mesure de la dimi-
nution des forces, des travaux d'Encelade ; hélas, les Dieux jaloux
n'auront pas besoin de l'Etna pour m'écraser ; le plus petit caillou
aura raison de moi ; un rhume de cerveau et nous ne sommes
plus braves, mon cher ami, une colique et nous entrons dans
l'immortalité. Ce qui veut dire que nous sommes... ficltits.
Adieu, en attendant, travaillez, le travail est un bon gardien et
une belle illusion, cela remplit la vie, console de bien des choses
et n'empêche pas d'aimer ses amis de tout cœur.
A M. Léon Gauclicz.
8 janvier 1867.
Monsieur. Je ne sais comment découvrir l'auteur anonyme
chargé dans la Chronique internationale de la critique de l'Expo-
436 PAUL II CET
sitioii (le Lille. Pardonnez-moi, monsieur, si je m'adresse à vous
pour aller à sa rencontre ; sans mon absence de Paris, je n'aurais
pas attendu si longtemps pour vous demander de vouloir bien, en
ma faveur, trahir cet incognito et me faire connaître à qui je dois
le témoignage d'une vive et bienveillante sympathie dont j'ai été
touché.
Si vous ne pouvez me répondre, soyez, monsieur, mon inter-
prète auprès de M. R. S..., l'auteur des articles sur l'Exposition
de Lille et recevez l'assurance de mes sentiments distingués'.
De M'^' Mic/ielet.
Hyères, 1°'' février 1867.
Ghers amis,
Quelle bonne fête nous avons eue hier soir en recevant ces trois
lettres toutes chargées de tendresses et de vœux. — Comme je me
sens fière d'être ainsi favorisée de notre cher et grand artiste. Oh !
pour lui, quelle apothéose dans notre cœur ! — Mon mari va prendre
la plume, je me tais, n osant plus rien lorsqu il parle; mais je pourrai
bien doubler la signature ?
J'ai été d'autant plus heureuse de cette aimable visite, que je me
sentais un peu prise de mélancolie, par suite de ma mauvaise santé.
Vous m'avez fait oublier ces petites misères dont nous sommes trop
esclaves. — J'ai revécu au milieu de vous, à la fois sous le charme et
l'entrain de la vie.
Ce matin, je vous relis encore, le ciel est splendide, le mistral s'est
apaisé, mon mari est charmant, je me sens aimée, je ressuscite.
Vous avez raison, ma chère Edmée, de vous envelopper de vos mous-
selines blanches, c'est le nuage qui fait valoir la beauté. Je voudrais
être plus près de vous et compléter votre toilette, de nos lianes souples
et amoureuses. Leurs amitiés iraient si bien à vos vingt ans.
£>e Jules Michelet.
Je me permets, mademoiselle, d'interrompre ma femme, à ce mot, et
de vous dire que je vous vois aussi dans ce nuage, vous admire, vous
suis de mes vœux paternels! Puisse !... Mais si je ne m'arrêtais ici,
mes vœux seraient si longs que je ne pourrais dire ce que j ai sur le cœur,
pour i'ous, madame, qui nous dites ces choses aimables et tendres, — et
pour vous, chermonsieur ! Vous me traitez trop bien au sujet d'une lettre
qu'on ne devait pas imprimer. Je n'en rétracte pas un mot, mais cela a paru
à mon insu, trop tôt. — Artiste veut dire créateur. Si Cousin- eût été
vraiment artiste, il faudrait s'incliner. Mais c'était un metteur en œuvre,
ingénieux, adroit et charmant — charmant, n eût été son emphase et sa
solennité, demi-hypocrisie qui me faisait hostile. — Avec cela, tel quel,
j'aimais cette figure, l'une des principales de l'époque. J'ai été attristé
de voir révélé, si vite, ce sentiment sincère, qui pouvait rester intérieur.
' Publiée dans l'Art, t. XLI, p. 53.
- Victor Cousin, philosophe, homme politique de l'école spiritualisle.
LA CORRESPONDANCE 437
Vous l'avez compris, j'en suis sûr. Entre nous, nous nous entendons. Je
vous serre tendrement la main,
J . MiCHELET.
Au président Petit.
Février 1867.
Mon cher Auguste,
Que dites-vous de ce long silence. Pour moi, sans trop m'in-
former h qui la faute, j'en accuse tout le monde et moi-même.
Croyez bien que ce n'est pas la promesse d'une lettre, que votre
chère Anna a si souvent annoncée, qui a retenu ma plume ; je
n'ai à cet égard ni susceptibilité, ni rancune ; je vous aurais écrit
depuis longtemps si le diable ne s'en était mêlé. Je n'ai ni liberté
de temps, ni liberté desprit. Le progrès est-il parvenu h dimi-
nuer les heures en augmentant Paris ? Le progrès joue de si sin-
guliers tours ! Quel signe de décrépitude, mon cher ami, de douter
de toutes ces choses qui ont bercé notre jeunesse! Je vois toutes
ces merveilles du jour d'un œil terne et le dirai-je : mécontent. Il
ne faut voir ni les décors, ni les bayadères de trop près et trop
souvent. On parle beaucoup de personnalité et d'individualisme,
mais je sens trop qu'on vit pour moi et que je n'ai ni le temps,
ni la force de faire ma partie dans ce tohu-bohu de commande,
qui renverse les maisons, tranche les montagnes, et par des
coups de baguette construit des palais, sans architecte ! Paris
est plus étrange et plus nouveau aux yeux d'un Parisien qu'aux
yeux d'un étranger ; tous les jours je me perds dans des quartiers
que j'avais revus la veille tels qu'ils étaient dans mon enfance,
et l'on peut assurer sans se tromper beaucoup, que dans six mois
il n'existera pas une maison ayant vu deux générations. Tout
cela peut être magnifique, et inspirer beaucoup de tristesse. La
vie allait ce me semble assez vite déjà. Il y a longtemps qu'on
l'appelait un rêve; aujourd'hui, on pourrait dire que c'est une
hallucination étrange qui passe rapide comme l'éclair, ne nous
laissant la possibilité ni d'agir, ni de penser. Ou parle de millions
comme autrefois de pièces de dix sols et l'on se demande comment
on vivra au milieu de ces millionnaires de hasard qui se pendent
sur leur coffre-fort. Il me faut, sous ces impressions, préparer
mon Exposition universelle et l'Exposition annuelle, car nous
aurons deux Expositions ! Qui oserait dire qu'on n'aime pas les arts
aujourd'hui !
... Cette vie dont dépendent aujourd'hui toutes les existences
viendrait h manquer, on se demande quelle serait la liquidation
de ces dernières années ! 11 y a quelques jours, le Lion, disait-on,
était malade et déjà les braves mettaient le nez dehors pour voir
s'il était temps de donner la dernière ruade. Le fait est qu'il y a
un sourd mécontentement qui ne demanderait qu'à se faire jour.
... Les Miclielet partent demain pour le Midi et retournent à
4Î8 PAUL IIUET
leur coin d'affection, dans cette belle vallée d'Hyères aux chênes
verts. M™" Michelet est souffrante et fort changée. Malgré le
succèsde son petit volume ', elle part fort triste et jetant un regard
plein de regrets sur ce Paris dont je viens de médire, mais où
elle a ses amis et un théâtre. Avez-vous lu ce petit volume qu'elle
laisse derrière elle ? Ce n'est certes pas un livre fait pour des
enfants, mais peut-être bien une leçon pour les mères, et dans
tous les cas, les souvenirs bien sentis d'une enfance opprimée et
malheureuse. Je ne sais si, comme bien des gens le prétendent,
elle eût mieux fait de ne le point écrire, pour moi, je le
trouve plein de cœur et d'attrait; la souffrance du cœur inspire
toujours une grande sympathie et les efforts de l'imagination,
le travail de l'intelligence chez un enfant, bien étudiés et bien
peints, ne peuvent manquer d'intérêt.
Adieu, mon cher ami, embrassez tous les vôtres pour nous.
Paul Huet.
Avant six mois nous aurons la guerre, l'Allemagne ne parle de
rien moins que de reprendre l'Alsace et la Lorraine et peut-être
de venir à Paris. J'ai à ce sujet de singuliers détails. Je
crois au moins qu'on saurait les recevoir d'une fameuse façon.
De Sainte-Beuve.
Ce 5 mars 1867.
Cher ami. Pavie m'a appris que vous aviez été malade. J'y ai bien
pris part, et je vois avec bonheur que vous êtes mieux.
Je ne sais rien de rien sur le point que vous me touchez. Que me
parlez-vous des Dieux! Je n'aurai point l'insolence de dire que je n'en
connais pas, mais je dirai je ne les vois pas. Une démarche de vous
pour cette succession- mettrait l'Académie dans son tort : je crois, à
vue de pays, que ce serait le plus sûr résultat.
J'offre à M"" Huet mes reconnaissants hommages, et à vous, tous
mes vœux pour la santé et toutes mes amitiés,
Saixtc-Beuve.
D'Ernest Legouvé.
Cher ami, vous aurez vu dans les journaux que l'élection Braacassat
est ajournée à six mois.
Il est possible et probable même, à ce qu'il paraît, qu'il y aura d'ici
là une vacance nouvelle dans la section de peinture.
' Les Mémoires d'un enfant.
- Il s'agit de la succession de Brascassat à l'Institut. Jacques-Raymond
Brascassat, peintre de paj-sages et d'animaux, 1804-1867. Pri.i de Rome de
paysage. De l'Académie depuis 1846.
LA CORRESPONDANCE 439
M. Beulé ' compte proposer, si cela arrive, de nommer deux paysa-
gistes, vu l'éclat et le nombre des artistes qui aujourd'hui se distinguent
dans ce beau genre. Vous avez de nombreux concurrents ; Français et
Fromentin augmentent la liste. On parle aussi, je crois, d'Aligny ; ce
qu'il faut, c'est faire voir vos tableaux du Luxembourg le plus possible
aux juges. J'y mènerai Beulé. Nous resterons lundi soir à la maison, si
vous voulez venir, vous nous ferez plaisir.
Bien à vous,
A M. Lesrain.
E. Legouvé.
i3 mars 1867.
Mon cher ami, si je n'ai pas lieu d'être très fier de ma santé,
qui, par ce temps diabolique, ne se remet point très vite, je puis
me dire très heureux et très satisfait d'un élève aussi charmant
que vous.
... Il me semble difficile que votre portrait, bien qu'un peu
lâché, ne soit pas admis et remarqué pour certaines distinctions ;
je vous demande pardon d'y avoir mis quelques touches ; mais
l'habit de cet élégant jeune homme était trop négligé, et j'ai
craint que cela lui lit tort pour rentrer au Salon. On a dû vous dire,
du reste, que j'avais fait mon possible pour me tenir dans vos
données, me contentant de donner littéralement un coup de
brosse à ce costume ; véritables fonctions de valet de chambre.
Vous avez su que j'avais eu une espèce de coup de sang qui
m'avait, comme mon patron saint Paul, foudroyé et jeté bas de
mon dada, c'est-a-dire de mon chevalet. La différence, c'est que
mon saint a reçu en tombant tous les rayons divins et que je n'ai
recueilli de mon coup de foudre que la nuit la plus obscure.
J'étais seul, et lorsque j'ai pu retrouver mes sens, je suis heu-
reusement parvenu à me traîner jusqu'à ma porte pour l'ouvrir
et appeler du secours. Comme tout cela s'est passé sans aucune
congestion, nous devons espérer que je serai bientôt remis et
des remèdes violents et de rhumatismes et des grippes qui ont
profité de la circonstance.
Mes meilleures amitiés.
Paul Huet.
A M. Léon Gauc/iez.
Monsieur, j'aurais mauvaise grâce à résister à vos aimables
flatteries. Si la louange est un appeau au son duquel se laisse
prendre notre pauvre vanité, je ne puis me défendre de reconnais-
' Beulé (Charles-Ernest) archéologue, secrétaire perpétuel de l'Académie
des Beaux-Arts 18146-1874.
44o PAUL HUET
sance pour la sympathie bienveillante que vous m'avez témoignée.
Permettez-moi de vous dire, Monsieur, ce qui, jusqu'à présent,
m'a empêché de me joindre à votre grande association : la triste
expérience !
Dans les généreuses années de la jeunesse, j'étais un des plus
ardents à concevoir et à proposer de pareilles entreprises. Que
sont devenus ces embryons de sociétés fraternelles ? Des fœtus
avortés avant les premiers mois. C'est que l'art est délicat, très
en dehors des choses ordinaires de la vie et d'une susceptibilité
difficile à comprendre. Ce qui fait la fortune de tous, en général,
cause sa ruine. Pour réussir, les associations veulent le nombre,
l'art vit d'exceptions et dans un certain sens est l'ennemi de la
foule.
Ajouterai-je, Monsieur, que j'ai tous les défauts qu'entraînent
ces conditions que je prête h mon métier ! Pour lutter, je me suis
toujours tenu dans le silence et l'ombre, loin de ces ateliers de
courte échelle où se préparent les succès. On prend facilement au
mot les gens qui ne demandent rien. On les estime et on les laisse.
Vous voulez, Monsieur, me tendre la main et vous vous
offrez à moi d'une façon toute chevaleresque, pour m'introduire
dans votre société. Je cède facilement à de si gracieuses avances.
Tout ce que je souhaite, c'est que vous en tiriez vous-même satis-
faction'.
Au président Petit.
24 mars 67.
Cher ami,
Vingt lettres commencées témoigneraient de mes bonnes inten-
tions, croyez que je ne vous oublie pas. L'enfer, direz-vous, est
pavé de bonnes intentions, le ciel et l'amitié exigent davantage.
J'ai été très souffrant, accablé de soucis et d'affaires et fort peu
en train de colporter à mes amis mes humeurs maussades et mes
tristes impressions. Dans la jeunesse, la maladie est encore la
lutte, pour les vieux, c'est le coup de grâce, voila le décourageant !
Vous avez été mis au courant de mes accidents et je vous en
tiens quitte ; j'ai beaucoup tourmenté les miens et aujourd'hui
les miens veulent me mettre en lisières ; bientôt l'on me don-
nera une bonne pour me conduire au soleil en douillette de soie.
Sous ma vieille i>iienille, je veux cependant croire encore à la
jeunesse du cœur et voilà comment je me révolte. Qu'est-ce donc
que la vie sans les ardeurs de l'amitié et les joies du travail ;'
Faut-il s'en aller sous le triste coup des illusions perdues ? Ce
qui se passe autour de nous est bien fait pour produire ce décou-
ragement, qui n'est plus exclusivement le fardeau de la vieil-
lesse, mais la plaie d'une jeunesse épuisée. Ce qui semble le plus
» LArt, t. XLI.
LA CORRESPONDANCE 44i
singulier, le plfts inexplicable aux hommes de notre âge, qui ont
vu tant d'événements, c'est le peu de foi, c'est ce manque
d'ardeur en toutes choses de la jeunesse actuelle. Les faits poli-
tiques sont graves, l'inquiétude est grande et manifeste, mais ce
que je trouve bien plus grave, bien plus inquiétant, c'est cette
lâcheté morale générale, symptôme d'une prompte décadence.
Quand tout le monde tire à soi, on est bien sur qu'il ne restera
bientôt plus que des débris.
Voyez, mon cher ami, malgré moi je parle comme la vieillesse
chagrine. Mais vous-même ne vous êtes-vous jamais inquiété des
opinions libérales de votre jeunesse, j'entends de leurs résultats :
les casernes de M. Haussmann et les émeutes de Roubaix !
Vous avez vu les séances de la Chambre et l'incohérence de
tous ces beaux discours. Pour moi, je l'avoue, je goûte peu le
discours de Thiers. Thiers me paraît le vrai ministre de l'Empire ;
c'est un élève de Talleyrand qui n'a pas su changer à temps les
galons de son habit. La séance où Jules Favre ' et Rouher ' ont
parlé a été des plus violentes, et les journaux vous ont très mal
donné la violence des invectives : « Vous vous êtes traînés dans
des flots de sang, criait Pelletan. — Vous avez, avant le 2 dé-
cembre, baisé la semelle de mes bottes pour obtenir une place »
criait le calme Carnot à Rouher, etc. Jugez du reste.
Si vous voulez des nouvelles : E. Ollivier^ touche au ministère;
Rouher emploie son immense talent h se maintenir en équilibre ;
dans les bureaux assemblés pour nommer la commission pour la
liberté de la presse, Ollivier a échoué à une voix contre le candidat
de la majorité : — Savez-vous pour qui vous avez voté ? a dit aux
deux membres de l'opposition le président du bureau d'OUivier : —
« pour le candidat de l'empereur, le membre de la majorité don-
nera, ou au moins est incité à donner sa démission ; l'empereur
tient beaucoup à ce que E. Ollivier soit nommé par son bureau
membre du comité ». En fait de révolution, les Français de la
me de Richelieu, vont jouer Hernani ; le séquestre est levé.
J'ai été si souffrant. . . que je n'ai pu aller rendre ma visite à votre
cher et charmant président M. B... Je tâcherai certainement de
réparer cette faute involontaire. Soyez assez bon, mon ami, pour
présenter mes premières excuses. Mais à quoin'ai-je pas manqué !
Ce pauvre Ferdinand de Lasteyrie ' parti immédiatement après
' Jules Favre, homme politique, avocat, 1809-1880. Député, chef du groupe
des Cinq. Vice-président du gouvernement de la Défense nationale, ministre
des Affaires étrangères ; de l'Académie française, 1868.
^ Rouher (Eugène), homme d'Etat 1814-1884, avocat, député 1848, mi-
nistre i85i, président du Sénat 1869.
^ Emile Ollivier, avocat, homme politique, 1825. Ministre de l'empire
libéral.
* Lasteyrie du Saillant (Ferdinaud-Charles-Léon, comte de), archéologue
et homme politique, i8io-i8y9, député, aide de camp de Lafayette en i83o.
4,i2 PAUL HUET
la mort d'un fils pour aller en Amérique snuver dans le Sud une
partie de la fortune de sa femme, rentrait, il y a quelques jours,
pour conduire cette dernière au tombeau. Victor Lefranc ' vient
de perdre une fille adorée de quatorze ans, ce que je pourrais
vous compter de malheurs serait terrible. Il m'est triste de ter-
miner ma lettre par cette sombre revue.
J'espère au moins que vous êtes toujours de plus en plus
satisfait de la santé des chères vôtres.
A bientôt et adieu, embrassez-les bien pour nous tous et
donnez-nous de vos nouvelles.
Paul Huet.
Au président Petit.
Mon cher Auguste,
i6 avril 67.
Pâques est dans cinq jours I Que faites-vous donc, ne prenez-
vous point vos vacances ? Ma femme, ce me semble, vous a offert
son pauvre gîte. Vous devez être impatient de voir cette Expo-
sition universelle qui amène l'Europe à Paris, avant que l'Europe
ne se déchire ! Rien, il est vrai, n'est complètement achevé
pour recevoir les visiteurs, et peut-être faudra-t-il encore un
mois pour que tout soit terminé. Au point de vue pittoresque,
cette Exposition sera curieuse et originale. Pour les ignorants,
qui, comme moi, sont peu soucieux d'étudier les merveilles de
l'industrie et ses machines, qu'ils ne peuvent, ni apprécier, ni
bien comprendre, l'Orient étalera ses richesses et ses plus pom-
peuses fantaisies. Il est déjà curieux de voir une mosquée à côté
d'une chapelle évangélique, une boutique catholique à côté d'une
boutique protestante, délivrant toutes deux leurs prospectus et
leurs petits sermons. La synagogue et le temple égyptien cou-
doyant tout cela, ayez donc des opinions bien arrêtées ! Et
cependant, hélas ! qui dit que dans peu de temps nous n'aurons
pas nos guerres sociales et religieuses. Avant que l'orage éclate,
ne voulez-vous pas venir nous voir, nous serions heureux, vous
le savez, de vous offrir une hospitalité bien étroite, que le cœur
seul peut rendre supportable ; les santés des chères vôtres doi-
vent vous laisser plus de liberté d'esprit et d'action et vous avez,
ce semble, toujours une fille au moins pour vous accompagner.
Je ne vous renouvellerai pas mes excuses, mon cher ami, j'ai
été accablé d'ennuis et d'affaires, et si je ne vous ai point écrit,
c'est que cela m'a été impossible. J'avoue que je suis du nombre,
déjà grand, de ceux qui entrevoient un triste avenir. Peut-être
mes intérêts bourgeois troublent-ils ma vue ; que voulez-vous ?
J'entre dans cet âge où l'on n'est plus compris, où l'on comprend
peu les nouveaux arrivants. Si j'entreprenais ce sujet, mon cher
' Victor Lefranc, avocat, homme politique, ministre i8og-i883.
LA CORRESPONDANCE 443
ami, je n'en finirais pas et je désire tellement vous envoyer mon
meilleur mot d'amitié et de souvenir ijue je veux en rester là pour
que ma lettre puisse, s'il se peut, partir aujourd'hui.
Nous ne savons guère ce que nous ferons cette année, fuirons-
nous cet envahissement pacifique des étrangers, irons-nous faire
un voyage au loin pendant qu'on se pressera ici, je ne saurais le
dire et c'est pour cela que je voudrais vous engager à venir de
suite.
Adieu, mon cher ami, écrivez-nous.
A M. Léon Gauchez.
9 mai 67.
Monsieur, j'ai reçu des nouvelles de votre exposition et aussi
des vôtres, je pense : un mot dans la Chronique internationale qui
peut être de vous, et dont je remercie l'aimable auteur.
C'est cependant une lettre de M. Blangis" (a propos du démêlé
Gudin ) qui m'a fait prendre la plume. L'auteur, M. Dorçay,
auquel je voudrais pouvoir serrer la main, a fait un charmant et
spirituel à-propos dont je le remercie vivement. Les trois lignes
de Gustave Planche sur la distribution des médailles en i83i
semblent écrites aujourd'hui ! Elles disent, mieux que tout ce
qu'on pourrait dire, les luttes qu'il m'a fallu soutenir. Je vous ai
raconté. Monsieur, les péripéties malheureuses de mon placement
à l'Exposition universelle. On pouvait prévoir dès lors ce que
seraient les médailles.
Un tel gâchis fait passablement scandale et je n'ai pas besoin
de vous dire ce que j'en pense. Malheureusement, les coquins
savent que le bruit passe et que le butin reste ; à côté de la
médiocrité triomphante, il y a le vrai mérite qui couvre et fait
passer !
J'ai vu, avec quelque surprise, que votre Exposition se compo-
sait au moins autant d'anciens tableaux que de tableaux d'artistes
vivants. Sans y voir beaucoup d'inconvénients, on se demande si
ces vieux et ces jeunes ne se nuisent pas réciproquement...
Paul Huet.
Étes-vous aussi malheureux qu'ici? Il ne s'est vendu, dit-on,
absolument rien depuis l'ouverture des deux Expositions. L'in-
dustrie seule occupe les esprits et les emporte.
De M. Léon Gauchez.
Ce 10 mai 1867.
Cher monsieur.
Il ne faut jamais remercier à propos de ce qu'imprime la Chronique.
^ L'Art, t. XLI, p. 55.
- Pseudonyme du paysagiste Daliphard.
444 PAUL HUET
On n'y dit (jue ce que l'on sent et ce que l'on pense. On ne fait donc
que remplir un devoir d'honnête hoiiiine. — Et cela porte en soi sa
récompense...
Quant à ce que je pense du jury et de tous les jurys, et des récom-
penses, et de M. Théodore Rousseau et de ses exploits actuels, le n" 20
de la C/ironique vous l'aura appris. Pour moi, pour tous mes amis,
pour toutes les natures vaillantes, — et il y en a plus que vous ne le
croyez, monsieur, ce qui vous arrive a pour unique résultat de grandir
l'admiration que m'a toujours inspiré votre talent et le profond respect
que je ressens pour votre caractère.
Aidez-nous un peu et laissez-nous faire et on ne dira bientôt plus
seulement feu Gudin; — la bande entière des faiseurs impudents y pas-
sera tour à tour. — Aucun d'eux ne perdra rien pour attendre — mais
la lutte à laquelle notre petit groupe s'est énergiquement voué exige
que nous trouvions soutien et concours chez tous nos adhérents, chez
tous ceux qui approuvent notre œuvre
L'exposition ici est réellement brillante et les ventes marchent bien. —
J'ai tout lieu de croire que les Falaises de Houlgate vont être vendues.
Les directeurs voulaient prendre votre charmant Matin pour la loterie
hebdomadaire, mais c'est forcément une question de prix et, quoique
le vôtre soit très raisonnable, ils ne peuvent aller au delà des entrées
du samedi pour leurs achats.
Ecrivez-moi aussi souvent que vous le pourrez, monsieur. C'est
une vraie joie pour moi de vous lire et surtout ne vous excusez jamais.
C'est M. Dorçay qui vous remercie, mon cher monsieur, et qui se
permet de vous serrer respectueusement la main et de vous prier de
présenter ses compliments sincèrement affectueux à monsieur votre fils.
LÉox Galxhez.
P. -S. — N'exposerez-vous pas à Londres?
Au président Petit.
Chaville. 7 juiu 67.
Pardon, mon cher ami, d'avoir tant attendu pour vous remer-
cier de vos bons et chaleureux témoignages de sympathie. J'avais
commencé une lettre pour vous immédiatement après la récep-
tion de la vôtre. Une lois qu'une lettre commencée est restée là,
inachevée, coupée, je ne saurais la reprendre : les impressions
sont promptes, et dans le cas présent, il est mieux peut-être que
j'aie laissé passer quelque temps sur la première colère. J'aurais
pu sans doute vous ennuyer par quelques sorties fort inutiles à
propos de choses qu'il est mieux de laisser de côté ! C'est ce que
demandent en général nos ennemis, mais sans réfléchir que nous
y trouvons notre compte. Je m'aperçois, et c'est là le triste, que
de moins en moins je suis de ce temps-ci. Ma génération est
déjà loin et, pour les échantillons qui subsistent encore, on trouve
qu'ils durent trop longtemps, le passé devient une contradiction,
et toute contradiction est un reproche. L'ambition de toute puis-
sance nouvelle est de marcher dans son ensemble et son unité ;
LA CORRESPOiN'DAACE 445
jusques aux coups de coudes, que je reçois dans la rue, tout
nie parait avoir un caractère nouveau, voire môme un fort vilain
caractère. Que voulez-vous, mon cher ami, il en a été ainsi tou-
jours et sans doute nos enfants devenus vieux regretteront le
temps passé. Aujourd'hui, nous devons avouer que ce moment
a sa grandeur, demandez à ceux qui s'enflamment aux mer-
veilles de l'Exposition universelle, et h cette foule extraordinaire
qui se précipite sous les pas de ces empereurs et rois réunis.
Aucun, de tous ceux qui sont là, ne se doute guère probablement
du mouvement philosophique et social qui les emporte vers un
inconnu! Ils pensent simplement à goûter à toutes les chopes
et toutes les cuisines de l'Exposition, en s'embarquant pour aller
vers des Indes nouvelles plus imprévues que l'Amérique, qui sert
aujourd'hui de boussole à tous ces ambitieux. Une pyramide,
représentant la masse d'or arrachée à la Californie, masse de trois
à quatre milliards, ne sert pas moins à griser les visiteurs de
cette grande foire du xix" siècle. Que voulez-vous que les arts
deviennent dans cet entraînement Phalanstéro-Saint-Simonien !
Les artistes sont devenus des commerçants de bas étage, des
montreurs d'ours annoncés à grosse caisse, des escamoteurs
habiles, qui ont leurs compères. On ne parle plus (et pour des
drogues souvent) que de prix de 5o, de loo.ooo Irancs. Pour faire
aller ce commerce, il faut des annonces, du bruit, des médailles,
des journaux, des tours de passe, etc., comme pour la Revalescière
et autres industries ; et au bout du compte que de talents, que
d'efforts pour faire cet affreux commerce !
N'avez-vous donc pas envie, mon cher ami, de venir, vous
aussi, jeter un coup d'œil sur ce volcan en ébullition? Je ne sais
si tout vous charmerait; pour nous, nous serions bien heureux
de vous voir. Peut-être enfin, quoique ma lettre ne soit pas de
nature à vous donner beaucoup d'espoir, auriez vous quelque intérêt
à vous montrer en haut lieu ; bien que du temps passé, vous êtes
et paraissez jeune pour un magistrat, et dans ce monde il faut se
montrer. Je regrette de n'être pas plus encourageant, mais je ne
puis dissimuler que je suis encore meurtri ; il ne m'appartient
pas de pleurer une médaille, bien que mes prétentions allassent
à la grande ; le plus cruel, c'est l'escamotage de mes tableaux.
Quand on veut tuer un homme, rien n'est plus facile et l'on
fait disparaître les pièces du procès ; c'est le côté odieux de mon
affaire, côté encore inexplicable pour moi. Cela doit-il amener
la compensation dont vous parlez, je ne sais; il y a onze ans
que j'ai été porté tous les ans, il en est question cette année
comme les autres. Qu'attend-on de moi, rien sans doute. Dans
tous les cas, il faut dire que lorsqu'une chose n'arrive pas à
son temps, elle perd beaucoup de sa valeur; on se replie sur
soi-même et c'est ainsi, mon cher ami, que vous me semblez
faire. Combien je pense à vous, cependant, et combien je voudrais
vous voir arriver à la réalisation de votre légitime ambition. Il
446 PAUL HUEÏ
ne s'agit pas pour vous de la satisfaction d'une vanité d'artiste
bien au-dessous des conditions de l'art, disons-le bien haut, mais
de la récompense que méritent vos longs services, de l'intérêt de
votre famille.
A vous de cœur,
A M. Lesrain.
IIuET.
•2 1 juin 67.
... J'étais bien sûr, mon cher ami, que votre bonne sympathie
ne me manquerait pas ; vous deviez être un des premiers à pro-
tester en ma faveur. Que voulez-vous, on ne peut tout avoir ;
mériter une chose et l'obtenir ce serait trop, et là vraiment serait
l'injustice.
Il y a quelque quarante ans que j'ai entendu prêcher, chez mes
amis de la rue Taitbout', qu'on ne tenait pas assez compte des
grandes facultés de l'intrigue et du savoir-faire. Que le bien ne
se laisait jamais que par le mal, ou du moins bien souvent. Ces
grandes vérités ont fait leur chemin, et Dieu sait qu'elles sont
admirablement appliquées.
Hélas ! mon cher ami, une seule chose m'humilie, c'est que les
forces me manquent, et que je me sens, pour cette fois, un peu
vaincu, non par l'outrage et l'indignité, mais par ce manque de
force. Cette loi, que je m'étais faite de marcher droit à travers
les obstacles, n'a pu me protéger et je sens qu'il faudra faire
place bientôt aux bateleurs, aux arracheurs de dents, aux grippe-
soleil, les véritables grands hommes de ce temps-ci.
Non, mon cher ami, il ne m'appartient pas de regretter, encore
moins de quêter une médaille qui, dans ma conscience, m'était
due, mais ce qui m'a véritablement froissé dans ce qui vient de
se passer, c'est le déni de justice le plus odieux qu'on puisse
imaginer, la suppression de mes tableaux à l'Exposition univer-
selle. La veille de l'ouverture, sur les huit tableaux que j'avais
envoyés et qui avaient été, semblait-il, acclamés par le jury, un
seul était placé. Sur ma protestation et la mise en demeure de
me renvoyer le tout, on en a fourré cinq dans des hauteurs infinies
pendant que le jury qui devait se décerner les récompenses était
admirablement placé.
Et dites après cela qu'il y a une presse, une critique des
beaux-arts et même une administration protectrice, qui, en effet,
est de tout ce monde, ce dont j'ai le moins à me plaindre.
Non, mon cher ami, ne parlons pas de tout cela ; le scandale
qui en est résulté, scandale bien vite éteint, est une faible con-
solation que je dois accepter. Vivre de l'estime de quelques gens
' Les Saint-SimonicDs.
LA CORRESPONUANCli 44;
de bien, c'est h cela qu'il faut réduire l'ambition. Quand j'ai
commencé ma carrière, tout le succès que je recherchais était près
de quelques hommes d'un vrai mérite, je croyais que c'était le
seul et unique moyen d'arriver à une gloire durable.
Pardon, mon cher ami, c'est trop remuer toutes ces ordures;
parlons famille et amitié, personne ne sait mieux que vous toucher
le vrai bonheur, c'est au foyer que vous l'avez trouvé, c'est là
qu'il est...
Donnez-moi des nouvelles de vos portraits ; chacun ici vous
envoie amitiés et compliments.
22 juin 1867. — A cette lettre prise et reprise, permettez-moi,
cher ami, d'ajouter quelques mots sur l'événement littéraire qui
remue encore tout Paris. J'ai conduit tous les miens a la repré-
sentation d' Hernani, et ce n'est pas sans émotion que j'ai assisté
à la reprise de cette pièce, qui, dans notre jeunesse, a eu l'impor-
tance d'une grande bataille et dune belle victoire, victoire
réelle bien que contestée. La politique a pu se mêler au mouve-
ment des esprits, mais c'est véritablement une victoire morale et
littéraire, qui peut avoir une grande influence. La pièce a marché
sans la moindre contestation, ce qui n'avait pas eu lieu aux plus
beaux jours de i83o. La seule manifestation d'opposition a été
dans deux ou trois endroits, pour réclamer l'exactitude primi-
tive du texte ; la jeunesse, qui semblait séparée du mouvement
de i83o, a été profondément impressionnée et tout à fait prise
par cette grandeur inaccoutumée.
La salle, composée de tout ce que la presse, la politique, le
barreau, les arts ont de distingué, ofi'rait ce coup d'oeil qu'on ne
trouve qu'à certaines premières représentations. Le prince Napo-
léon, avec sa famille etsa suite, était dans une grande loge d'avant-
scène. Lorsqu'il est entré, Delaunay commençait cette admirable
apostrophe :
« Ne me rappelle pas, futur César romain,
« Que je t'ai là chétif et petit dans ma main,
« Et que si je serrais cette main trop loyale,
« J'écraserais dans l'oeuf ton aigle impériale. »
La jeune princesse, qui assistait (comme Edniée) pour la pre-
mière fois à un de ces grands tumultes de théâtre, a été visi-
blement impressionnée, et tout le temps de la représentation, la
pauvre jeune femme jetait, à chaque allusion, un regard inquiet
et ému sur cette salle, semblant chercher l'énigme de l'avenir.
Vous pouvez, mon cher ami, juger de l'impression sur mes
enfants ; René avait perdu son sang-froid habituel, Edmée est
encore dans l'ivresse de cette révélation inconnue. Je ne puis
me reprocher, cependant, d'avoir voulu lui jeter ces impressions,
dont elle gardera, ainsi que son frère, un grand souvenir.
448 PAUL HUET
Quel beau succès pour Hugo ! après plus de trente-cinq ans,
quel renouvellement.
A Victor Hugo, après la reprise il' Hernani auz Français, en 1861.
Cher grand poète, quelle reprise ! quelle joie aussi pour ceux
qui vous aiment et vous suivent depuis le début. Comme
Pétrarque, on vient d'aller vous chercher au loin pour vous con-
duire au Capitole. N'enviez pas le triomphe du poète florentin.
Vous avez été porté par une salle émue, passionnée, enflammée
par vos beaux vers. Victoire complète! c'était irrésistible et les
moins disposés étaient heureux de suivre et fiers d'être là.
Vous m'avez sans doute bien oublié, mais je trouve l'occasion
trop belle pour ne pas en profiter et me rappeler h votre amitié.
Pendant cette représentation, mille souvenirs se pressaient et
personne n'était plus heureux de ce succès présent, renouvelant
le passé.
J'aurais voulu vous présenter mes deux enfants, jeunes tous
deux, tous deux fiers aussi de se trouver mêlés à ces jeunes recrues
de votre génie. Vous auriez joui de leur enthousiasme si pur et
peut-être vous seriez-vous mieux rappelé celui qui n'a cessé, ni
de vous admirer, ni de vous aimer '.
Paul Huet.
Chaville 23 juin
De Victor Hugo.
Hauteville-House, 3o juin.
Merci, cher Paul Huet. Mon vieux cœur est ému de votre souvenir !
Vous voyez que notre jeunesse avait raison. Quant à vous, vous l'avez
prouvé par toutes les belles œuvres qui font aujourd'hui votre renom-
mée. Je vous ai suivi du regard dans votre ascension de succès en
succès. Aujourd'hui, je suis heureux de retrouver toute jeune votre
vieille amitié.
J'embrasse vos chers fils et je vous serre la main -.
^'lCT0B Hugo.
A M. Legrain.
Blois, i8 août 67.
Cher et bon ami. Nous sommes tous heureux de nous retremper
à votre bonne amitié. Votre lettre dernière m'a fait personnelle-
' Communiquée à M. Léon Séché et publiée par lui dans la Bévue de Pans
(lu i5 juin 1908.
"^ Communiquée à M. Léon Séché et publiée par lui dans la Revue de Paris
du i5 juin 1908.
LA CORRESPOiXDANCE 4i9
ment le plus grand bien. Je ne sais vraiment m'expliquer com-
ment je ne vous ai pas encore remercié de ces tendres témoi-
gnages de votre bonne et fidèle sympathie, c'est entre beaucoup
de motils, que j'avais trop i» vous parler de moi ; sujet que je
voudrais éloigner ! Je tiendrais à ne pas me laisser dévorer par
ces haineuses bassesses humaines. Je crois avoir beaucoup à
me plaindre, car j'ai la faiblesse d'attacher trop de prix à ce
qu'on veut bien appeler la gloire, et comme le malheureux
J.-J. Rousseau, je serais trop disposé à ne voir que trames per-
fides et jaloux ennemis autour de moi. Triste pente sur laquelle
on est heureux de trouver la main d'un ami, d'un ami sûr,
dévoué, simple et bon comme vous, pour échapper au vertige
que donnent les mesquines injustices et les misérables intrigues.
Lorsque Dieu nous conserve la loi du cœur et le bonheur qu'on
peut trouver autour de soi, tout peut paraître bien indifférent
dans ces bas-fonds de la vanité humaine. Ce qui m'attriste
le plus dans ce qui m'arrive, c'est que René, au début de la
vie, prend plus que moi les choses au vif et trouve le décou-
ragement avant la lutte. Pauvre garçon!
Je vous écris de Blois, de chez un ami ' dont l'existence
actuelle est une leçon. Il n'y a pas plus de dix-huit mois qu'il a
perdu la femme la plus séduisante, la plus charmante qu'on
puisse jamais rencontrer. Que sont donc les petites épreuves à
côté d'un pareil malheur ! Rien ne peut le consoler et ne le con-
solera. Ne croyez point, du reste, mon cher ami, que ce soit la
perte de quelque médaille ou d'un changement de ruban, qui
ait causé en moi une révolte telle que celle que j'éprouve. Je sais
ce que c'est que la faveur et vois trop souvent à qui elle
s'adresse. Je suis de ceux qui supportent fièrement une injustice,
et souvent j'en suis sorti plus énergique. Mais mon histoire de
cette année est si sourde, si singulière, que je me sens frappé
sans pouvoir dire d'où viennent les coups. Je vous ai raconté, je
crois, mes tristes aventures de placement et cette espèce de mise
hors la loi. A qui s'en prendre? Au jury, qui s'est h la suite
donné les récompenses? A l'administration, qui, après la distri-
bution, m'a donné une demi-satisfaction de place et a décoré,
de son côté, tous les paysagistes qui tiennent la tête en me pros-
crivant. La critique m'a abandonné, et tous semblent s'entendre
pour me dire : vous n'êtes point des nôtres, ni de ce temps.
Vous comprendrez, mon cher ami, qu'à mon âge ces cruautés,
qui rayent une carrière, deviennent terribles ; il faut céder, se
taire et faire place au torrent ; il se joint à tout cela tant de
détails, tant de petites circonstances, que je pourrais faire un
volume de récriminations. Mais Dieu m'en garde et pardonnez-
moi de vous en dire si long : il faut toute votre amitié pour
provoquer cette confidence.
' Le peintre L Legendre.
45o PAUL HUET
« L'honnête homme trompé s'éloigne et ne dit mot,
Les cris sont pour le fat, la plainte est pour le sot. »
11 ne me reste, cher ami, qu'à satisfaire des ennemis impa-
tients et médiocres ! Qu'ils prennent la place.
Ces ennuis sont plus que doublés par l'état de ma santé; vous
savez qu'elle n'a pas besoin de surexcitation; c'est là surtout ce
qui révolte mes sentiments d'artiste; avec de la santé et de la
force je voudrais lutter tout seul contre tous ces obstacles et
voir ce que peut faire un déporté à l'intérieur. Personne n'est
plus pénétré que moi du bonheur de l'artiste qui peut se satis-
faire, et toute difficile qu'est cette tâche, je m'efTorcerais de
l'accomplir.
Si j'avais le bonheur de vous voir, mon cher ami, je vous con-
terais plus simplement et mieux toutes ces misères, tous ces
tristes troubles ; pardonnez-moi de vous en parler si au long, ce
n'était pas dans mes intentions.
A M. Sollier.
Cher ami, parviendrai-je donc à t'écrire; je suis depuis un
mois si stupide, si mal en train que je crois bien faire en épar-
gnant mes amis. J'ai été, je suis encore fort embêté, fort agacé !
Je crains de dire un mot trop vif et ceux-là rendent bien mal
mon état. Depuis mon coup de sang, ma santé a eu du mal à se
remettre et les affaires n'ont pas aidé J'ai eu de rudes épreuves,
l'Exposition universelle m'a joué surtout les plus vilains tours. Je
ne sais où nous allons, mais je ne puis admirer cet esprit de
coterie qui nous surmène. Les coquins seuls en profitent, car
rien ne les arrête ; c'est en général le grand secret de ce qu'on
est convenu d'appeler l'habileté.
Pour ce qui me concerne, j'avais envoyé huit tableaux; le jury
m'avait laissé libre du nombre et du choix, c'était merveilles !
Seulement, la veille de l'ouverture, pressé par la curiosité, je fis
une première sortie pour aller voir ma place; sur huit tableaux,
un seul était placé ! Je rentrai et j'écrivis au marquis de Chenne-
vières qu'il voulût bien me donner une place honorable (le seul
tableau placé l'était indignement) ou qu'il me renvoyât, pour
toute faveur, tous mes om'rages. Le lendemain, M. de Nieuwer-
kerke et M. de Chennevières me plaçaient un tableau à la cymaise
et trois autres à la diable.
Le jury s'était placé admirablement, et tu as pu voir dans les
journaux qu'il n'a pas hésité à se donner toutes les grandes
récompenses, en réservant les petites (qu'on ne pouvait offrir aux
hommes supérieurs) pour leurs camarades.
Tout ceci a fait scandale, mais ce scandale qui vaut quelques com-
pliments de condoléances et qui le lendemain laisse les coquins
maîtres de la place.
LA CORRESPONDANCE 45i
On dit bien : Tout cela ne signifie pas grand'cliose, puis après
tout, qu'est-ce que cela vous fait? Vous avez tout le reste. C'est
vrai et c'est faux. Tu dois comprendre qu'on n'accepte pas ces
injures face à face sans émotions. De grands esprits ont succombé
à moins, ou pour moins. Mais je suis heureusement assez fier et
élevé de cœur pour dominer ces fatales misères. C'est tout ce quon
peut dire et ce qu'on peut exiger.
Ne viendrez-vous pas voir l'Exposition universelle? C'est grand
et, malgré beaucoup de niaiseries et d'amusettcs, cette démons-
tration du génie moderne a de grands côtés. Ton esprit, je le sais,
est plus qu'un autre ouvert h ce développement, et je crois que
tu y prendrais le plus vif intérêt. La peinture est là, comme
le jardin, pour l'agrément des promeneurs. Quant h l'Exposition
des Champs-Elysées, elle est déserte ; le public étranger n'y va
même pas. Il faut payer et l'on est rassasié de peinture et d'ex-
positions. Le vieux musée du Louvre, où l'on ne paye pas, est
rempli tous les jours comme un jour de dimanche.
Adieu, mon cher ami, nous sommes tous h Chaville par un
froid au-dessous de zéro. Singulier temps, où dans les éléments
même il y a confusion.
Mes affectueux respects h Madame et a toi de cœur,
Paul Huet.
Au président A. Petit.
Chaville, 24 ao"t 67.
Mon cher ami. Nous ne rendons pas justice à l'Empire. L'Em-
pire est tout d'une pièce et n'oublie pas. Louis XII ignorait les
griefs du duc d'Orléans, Henri IV gagnait ses ennemis par sa
grâce et sa générosité, mais Louis XlV faisait pendre haut et
court un pauvre diable de frondeur, qui s'était permis de chercher
abri trop près de la Cour et, se croyant oublié, vivait depuis une
vingtaine d'années dans une retraite profonde. Vous connaissez
l'histoire de ce vieux gentilhomme, elle est tout au long et pal-
pitante dans Saint-Simon. Voyez ce que l'on pourrait faire de
nous, qui prenons exemple sur le grand siècle et datons des Césars.
Louons le Seigneur, et rendons grâces aux puissants ! Je l'avoue,
j'avais cru à la bienveillance de l'administration ; personne ne se
laisse plus que moi entraîner à la reconnaissance.
Etranger, hostile à toute coterie, certains témoignages
m'avaient gagné, je trouvais bien que la force sans contrôle se fît
accepter par des actes de justice, et j'espérais qu'elle me serait
rendue pleine et entière. Chose rare, on semblait tenir compte de
toute ma carrière. Vous savez, cher ami, ce qu'il en est. Sans
être gonflé de vanité, j'ai pu accepter de belles paroles, elles
m'étaientprodiguées ! Aujourd'hui, sans savoir à qui m'en prendre,
il me faut reconnaître que j'ai été joué et me tenir pour bien
45 'i PAUL HUKT
averti que ma carrière est terminée. Je in ennuie de l'entendre
appeler le juste ! Ne parlons plus, mon cher Auguste, de cette
triste histoire, elle n'est pas brillante pour des gens qui se
croient et ont raison de se croire forts, très forts — du poignet. Et
puis je vous le disais b l'instant, h qui la faire remonter? Il me
semble si misérable, si ridicule que César consulte de vieilles
notes de police, s'inquiète de mes idées libérales et me garde
rancune des leçons que j'ai pu donner h une Princesse trop tôt
enlevée, ou même tienne compte de mes impressions à son avè-
nement, que je suis porté (moi chétif et petit dans sa main) à m'en
prendre à plus bas. Je n'ai jamais pu expliquer l'histoire de mon
placement et bien d'autres petits faits aussi singuliers que mes-
quins. Ce que je puis vous dire, c'est qu'après un certain trouble qui
m'a fait voir des ennemis pai'tout, j'ai triomphé de ces misères
et plus que jamais me suis retrempé dans ma propre estime. Il est
une forteresse où nul ne peut atteindre. Je n'ai aujourd hui qu'un
regret, vous pensez que je suis au-dessus de toutes ces misères,
et que s'il s'agit de faveurs je puis les dédaigner; après une vie
de lutte acharnée contre toutes les difficultés, je souhaiterais
vingt ans de santé pour continuer ma carrière et achever mon
œuvre. C'est ainsi seulement que je voudrais avoir raison de mes
ennemis !
Si, du reste, vous voulez avoir une certaine idée de la couleur
locale, je puis vous raconter que le secrétaire d'un haut person-
nage, tout influent dans les arts, auquel j'avais eu l'occasion de
rendre quelque service, vint insinuer il y a quelque temps à
Claire que si elle désirait pour mol la récompense à laquelle
/'étais porté depuis une dizaine d'années, elle ferait bien de
faire, accompagnée de sa fille, une visite à son patron! Ma femme
lui répondit que c'est ce quelle pourrait peut-être se décider à
faire s'il était question d'obtenir grâce pour la vie de son mari,
mais ce qu'elle ne ferait certes jamais pour demander une chose
due et de toute justice ! Voyez, mon cher ami, que nous devons
d'après cela faire le désespoir de ceux qui nous portent le plus
d'intérêt.
Un de mes amis, riche propriétaire de Normandie, maire de
sa commune, jeune homme tout dévoué a l'Empire, et fils
d'un maire influent bien autrement dévoué, vient de lutter
et de l'emporter sur le candidat du préfet dans les élections du
conseil général. Pour s'être porté trop tôt et contre Cas'eu du
préfet, l'élection est cassée. Si M. V. père n'a pas un trop vif
désespoir de ne plus dîner à la préfecture, voilà une affaire qui
ne fera pas beaucoup d'amis au gouvernement. Seulement chacun
est bien averti qu'on ne peut penser, agir, voter, parler que par
M. le préfet. J'ai si bonne opinion de la dignité, du caractère et
de l'indépendance des gens de notre temps, que je suis prêt à
parier pour M. le préfet, et à lui donner raison.
Merci, mon cher ami, des bonnes nouvelles que vous nous
LA CORRESPONDANCE 453
donnez des vôtres dans chaque lettre ; nous vous demandons plus
de détails à ce sujet, c'est avant tout ce qui nous intéresse. J'ai
été bien longtemps souffrant d'horribles rhumatismes; il a été
question de m'envoyer à Aix en Savoie, bien près de vous, mais
je crois peu aux eaux, en général je crois à peu de chose aujour-
d'hui, excepté à l'amitié. J'ai été très heureux que votre bonne
sympathie me vînt en aide dans ces dernières circonstances. J'ai
eu beaucoup d'affectueux témoignages d'estime, mais j'ai pu juger
aussi que l'insuccès ne faisait pas toujours ou ne consolidait pas
toujours les amitiés. Je n'ai pas besoin de vous dire que je renonce
à l'Institut. L'appui que j'ai donné à l'administration, h propos
de la réforme, est, près de l'Institut, une mauvaise recomman-
dation. Mais aujourd'hui c'est peut-être une plus mauvaise recom-
mandation près de l'administration qui semble demander pardon
à l'Académie de la liberté grande et des coups de bâton que
La faute retombe sur ces affreux romantiques. — Injure qui
désigne la victime et qui fait crier tue, — tue, bon à pendre par
ceux qui ne se doutent pas de ce que le mot veut dire ; le savons-
nous bien ?
Adieu, mon cher ami, je vous embrasse vous et les chers vôtres
dont je voudrais vous parler plus longuement.
Toto corde.
Déporté à l'intérieur.
Homme très dangereux ! ! !
Quelle farce.
Pour répondre à votre lettre, je suis peut-être tout simplement
puni TpouT n'avoir pas voulu demander.
Au président Petit.
Septembre 1867.
Mon cher Auguste,
Je pense à vous et ne puis trouver, ni un moment, ni, le dirai-
je? le courage de vous écrire. Je suis enlacé par une suite d'en-
nuis, de souffrances physiques et morales qui m'étreignent et
me brisent. Aux rhumatismes qui me mettent dans la position de
ce pauvre Lamartine visitant l'Exposition dans une chaise rou-
lante, il faut joindre les coups de la fortune et toutes les perfi-
dies de mes frères les humains. Je ne reviendrai pas sur les
affaires du jury de l'Exposition. Je vous ai déjà ennuyé, je crois,
du récit plus ou moins détaillé de ces charmantes intrigues, qui
par système de compensations, laissent l'honneur, l'honneur
intime, le contentement d'une bonne conscience aux hommes de
talent et les récompenses publiques à la sottise et à la cabale.
C'est ce qu'on appelle le régime démocratique et égalitaire.
Vous m'avez, si j'ai bonne mémoire, encore adressé les condo-
léances de votre cœur d'ami; et ces serrements de mains sont,
454 PAUL HUET
en pareille circonstance, le meilleur pansement à ces sottes
blessures. Laissons donc bien vite ces saletés qui appauvrissent
l'âme même de la victime. Il faut dire qu'on ne sait trop que
toucher aujourd'hui.
J'espère que vous me pardonnerez de ne vous avoir point
écrit. J'ai une belle occasion aujourd'hui. Tous nous avons
assisté à la reprise d'Hernani ; vous ne pouvez avoir aucune
idée de l'explosion de la salle. Il y a encore une jeunesse;
Victor Hugo et i8!5o doivent être contents! On peut dire que
cette représentation a été un véritable événement. Le véritable
roi de Paris, si visité par les rois, a été. ce jour, le chef de bandits ;
le succès, aidé peut-être par la politique, a cependant été tout
littéraire. Je suis curieux de savoir comment marcheront les
représentations prochaines; à cette première, nulle opposition 1
Ceux même qui, venus là pour protester (et malgré le choix de
la salle, choix certainement épuré, il y en avait plus d'un), étaient
dans de mauvaises intentions, ceux-là ont été entraînés, ou ont
gardé le silence. La pièce dite avec une grande intelligence
aurait demandé plus de force. 11 a fallu reconnaître qu'après
toutes ces mièvreries du demi-monde, auxquelles les acteurs
des Français sont habitués, ils avaient affaire h un grand style et
que malgré la singularité de cette épopée espagnole, il s'agissait
d'élever les «âmes par de grandes images au lieu de les traîner
dans la boue. J'ai été heureux d'avoir emmené là mes enfants et
de les voir emportés dans ce beau mouvement d'enthousiasme
électrique. Quel triomphe, après trente-sept ans ! J'avoue que
j'aimerais une conception plus humaine, mais j'ai joui cependant
de grand cœur de ce succès de l'imagination capricieuse et fantai-
siste sur les prétendues découvertes du nouveau réalisme, qui
croit avoir tout inventé. Hélas ! le vrai, ni la vérité ne sont d'hier
ni d'aujourd'hui, qu'on se contente d'y revenir; qu'on n'ait pas
la singulière prétention de l'inventer, et surtout qu'on ne donne
pas comme dernier mot de l'art, les platitudes du grossier et du
commun. Combien tout cela, cher ami, est difficile à poser;
le temps seul peut vanner ces productions de l'esprit, et
encore !
La grande question était de savoir si M"' Favart s'acquitterait
aussi bien et même mieux que M"" Mars du rôle de Dona Sol ;
on s'adressait dans la salle aux vieux témoins de la première
représentation; on se rappelait le mauvais vouloir de la célèbre
et grande actrice, disputant, avec l'auteur, les vers et les épi-
thètes. M"" Favart, à mon avis un peu maniérée, est loin de
M""^ Mars dans l'ensemble de la pièce; mais dans quelques scènes
de passion et d'effets dramatiques, elle peut rivaliser. Ce
que les anciens témoins semblent oublier (ils sont généralement
mécontents de la manière dont la pièce est jouée) c'est que les
acteurs d'autrefois n'avaient pu encore se défaire de leur style
pompeux et déclamatoire, et que la Comédie Française, aujour-
LA CORRESPONDANCE 455
d'hui habituée à jouer les drames modernes et complètement
oublieuse de la vieille tragédie classique, a une manière plus vraie,
plus souple et plus intelligente de dire.
En voilà bien long, mon cher ami, surtout ne me prenez pas
pour un critique, je n'ai ni cet excès d'honneur, ni cette indignité.
Mais j'ai pensé que vous, artiste et enthousiaste, riche d'esprit
et cœur chaud, vous auriez quelque plaisir à entendre parler un
témoin de cette fête de l'intelligence, de ce réveil de l'enthou-
siasme.
Les journaux, du reste, vous en diront plus que moi, je
vous embrasse ainsi que les chers vôtres, donnez-nous des nou-
velles de vos santés, voilà ce qui touche encore plus.
Toto corde,
Paul Huet.
De Sainte-Beui'e.
Ce 9 septembre 1867.
Mais, mon cher ami, je ne sais rien de plus que tout le monde. Il
est à croire que vous étiez sur cette liste, mais on aura fait comme
toujours des radiations, et au dernier moment l'accident de Th. Rous-
seau aura été cause qu'il l'aura emporté sur vous. Au fait, mon cher
ami, laissez-moi vous le dire, qu'est-ce que tout cela vous fait ? Vous
êtes classé dès longtemps aux yeux des juges ; vous êtes un des pères
de la renaissance naturelle du paysage; nul n'en a conçu aussi large-
ment que vous 1 esprit, la poésie, la vie : d'autres ont pu réussir et
exceller dans des parties et dans des coins de paysage, mais rame de
la nature, qui donc l'a saisie et comprise comme vous? Voilà votre
titre tracé en vingt pages qui déûent la comparaison. A votre place,
j'enverrais promener toutes ces bêtises, et je me concentrerais à recueillir
mon œuvre sous quelque forme qui la rende commodément visible
et qui la vulgarise : par exemple, pourquoi ne feriez vous pas des gra-
vures, comme vous les savez faire, de vos principaux paysages, par
ordre de date et d'exposition depuis /e Château d' Arques et avant? Vous
trouveriez une plume d'ami pour mettre en tête quelques lignes d'in-
troduction, s'il en était besoin ; et le contemporain, l'ami, l'émule
d'Eugène Delacroix pourrait dormir sur les deux oreilles : il serait
vengé.
Bien à vous '.
Sainte-Beuve.
De L. Vitet-,
Paris 11 octobre.
Moi aussi, monsieur, je suis d'un autre temps; et quand je passe en
revue tous ceux de mes amis de l'Académie des Beaux-Arts que je
' Communiquée à M. Léon Séché et publiée par lui dans la Rei'ue de Paris
du i5 juin 1908.
- Ludovic Vitet, littérateur, homme politique, 1802-1873.
456 PAUL HUE'f
voudrais voir voter pour vous, je m'aperçois hélas ! que la plupart
ont déjà fait le grand voyage, et que les retardataires mont peut-être
oublié. Je n'en vais pas moins tâcher de les intéresser à une candidature
qui ne devrait rencontrer que des partisans empressés. Quant à M. B',
je ne me flatte pas d'avoir sur lui le moindre empire, cependant je veux
essayer aussi. Vous pouvez compter, monsieur, non seulement sur
ma plus vive sympathie, mais sur mon plus actif concours.
Croyez, monsieur, que rien ne me serait plus agréable que votre
succès : la justice, même tardive, est un si grand plaisir. Croyez aussi
je vous prie, à toutes les assurances de mes plus affectueux et distingués
sentiments,
L. VlTET.
A la suite d'une Exposition à Bruxelles, un des tableaux*
envoyés par Paul Huet avait été acquis pour le musée
Royal, où il se trouve placé avec quelques toiles impor-
tantes de l'Ecole française.
La lettre suivante est écrite pour remercier M. Léon
Gauchez, qui avait favorisé cette acquisition avec l'appui
persévérant de Jean Rousseau, le critique d'art, plus tard
inspecteur général des Beaux-Arts à Bruxelles.
A M. Léon Gauc/iez.
Chaville, 27 octobre.
Monsieur, je vous remercie doublement et de l'affaire conclue
et de l'avis que vous vous êtes empressé de m'en donner. Je n'étais
pas chez moi au moment où votre lettre est arrivée; depuis j'ai
été tellement pris et occupé que je n'ai pu vous répondre. Il faut
dire que tous les jours j'attendais le retour de mes trois autres
tableaux que le papier sur lequel vous m'avez écrit semblait
annoncer. Je voulais vous remercier de tout cela à la fois.
J'ai été sur le point de me présenter, moi aussi ! à l'Institut,
mais il est écrit que je ne serai reçu pas même académicien, et
me suis retiré bien vite de cette bagarre à laquelle je ne comprends
rien. Il y a foule comme aux dernières entrées gratuites de l'Ex-
position universelle.
J'ai a faire à Fontainebleau où m'appellent quelques études
pour mes travaux de l'hiver; et je dois avouer que lorsque j'ai vu
le beau temps, j'ai vivement regretté mes pas perdus. Dix-sept
grands hommes se présentent pour succéder à Brascassat et les
immortels paraissent décidés à ne pas souffrir l'entrée d'un paysa-
' Beulé, secrétaire perpétuel de l'Académie des Beaui-Arts.
^ Falaises de Houlgate, entre Dues et Trouville [Calvados).
LA CORRESPONDA.N'CE 457
giste. Ces conditions m'ont bien vite arrêté avant tout pré-
liminaire.
Je voudrais bien savoir l'époque de votre passage à Paris,
j'aurais grand plaisir, je vous l'ai déjà dit. monsieur, à vous
recevoir.
Mon fils vous remercie comme moi, monsieur, de vos bons sou-
venirs et, comme moi, vous prie d'agréer l'assurance de mes meil-
leurs et plus dévoués sentiments,
A M. Sollier.
Paul Huet. '
Novembre 186';
Mon cher Sollier,
Jusqu'au dernier jour de l'Exposition nous avons compté vous
voir. Aujourd'hui que toutes ces productions du génie moderne
sont plus ou moins parties ou enterrées, l'inquiétude succède à
l'espérance. Qu'êtes-vous devenus ? Indifférents aux expositions,
cela ne peut beaucoup étonner. L'art aussi est une religion qui
s'en va ; on est en train de l'emballer au palais de l'Industrie.
Tout admirateur que tu es de ton époque, tu as raison de trouver
les roses de ton jardin des chefs-d'œuvre plus nature et plus
réussis que toutes les vérités de nos réalistes. Mais, mon cher
ami, si la peinture, si l'ait est encore une illusion perdue, tâchons
que l'amitié ne soit point traitée de même. C'est une richesse de
cœur qu'il faut sûrement placer et garder en avare
Au président Petit.
Paris, 4 décembre 1867.
Cher ami Auguste,
Mea culpa ! Je vous demande pardon, pardon que vous ne me
refuseriez point si vous connaissiez mes bonnes intentions, la
plume même souvent prise et mise de côté par tous ces mille
petits incidents qui semblent se multiplier avec l'âge. Vingt fois
j'ai voulu vous parler de vous, des vôtres, des chères santés, de
votre position dont vous semblez découragé ? Que sont donc
devenus vos services et vos justes espérances ? On veut toujours
douter de la façon dont les choses se passent ; on suppose beau-
coup, on est à cent lieues. Le hasard, le vent du jour, voilà ce
qui règle l'avancement, décide des récompenses, un peu de bas
sesse n'y nuit pas.
Vous le voyez, je devrais ne pas vous écrire, vous m'appelez
' Celte lettre a paru en fac-similé dans le journal 1,'Art, numéro du
7 avril 1878, avec des reproductions de dessins à la plume et un article très
bien fait, signé Léon Mancino (I^éon Gauchez).
458 PAUL HUET
déjà l'homme aux découragements. Que voulez-vous? Je vieillis,
radote et cependant vois les choses de près. Elles ne sont pas
souvent très belles, ni même bien gaies. De loin encore, vous
avez, cher ami, le rayon du ciel natal qui vous fait voir illu-
minés les jours de vos amis. C'est vous, qui êtes le vrai poète
et non moi; au physique, je me débats dans les vieux rhuma-
tismes; au moral, j'ai plus de points noirs que n'en veut
bien montrer mon souverain. Il me faut le travail que j'aime
pour retrouver ce que vous voulez bien appeler, à votre façon
charmante, la sérénité de mon esprit. Devant les préoccupations
sérieuses que vous devez avoir, je ne devrais pas me plaindre
puisque tout va bien autour de moi, et que j'ai pour ressource
le travail qui veut bien encore ne me point quitter malgré le peu
de succès que j'en retire. Le marin, qui aime le mieux la
mer, est celui qui a le plus souffert de ses violences et de
ses caprices.
Aujourd'hui tout s'arrache. Si l'on n'est pas dans le courant des
faiseurs et des habiles, on est bien vite rejeté dans le remous de
l'oubli. La gloire, comme les journaux, se fabrique dans les
cafés. L'Exposition universelle a été pour les artistes une véri-
table déception ; l'assaut impudent aux récompenses livré par
quelques cyniques. Le caractère ne s'est montré ni bien grand,
ni bien beau; on ne craint plus aujourd'hui de mettre les doigts
dans la boue, on se contente de les recouvrir d'un gant de chien,
cela suffit pour être bien vu. Ce n'est pas, cher ami, que les
artistes vaillent moins que les autres, non en vérité.
Vous me demandez des nouvelles de la politique ! Je n'y entends
véritablement rien. Il faut en demander des nouvelles à la bourse et
au Crédit mobilier. Le Crédit mobilier et les usiniers inquiètent
beaucoup M. le préfet. Si M. le préfet saule, hélas que devien-
dront toutes les petites spéculations ! .\ussi M. le préfet recom-
mande à tous : le silence — surtout, pas d'éclat ! L'empereur, dit-il
aux réclamants, s'intéresse à vos créances, soyez sages, prudents,
il fera quelque chose pour vous ; voyez les embellissements de
Paris, cette grandeur fantastique, n'ètes-vous point fiers, n'êtes-
vous point patriotes ? Soyez reconnaissants et laissez-nous
prendre votre argent, il est si bien employé ! Voilà la manière,
la sauce de la grande politique. Il ne s'agit plus du Mexique, de
l'Allemagne, ou de Rome, mais simplement de boucher un trou
par un autre. Comment, cher ami, voulez-vous que je parle poli-
tique, je serais plus embarrassé que tous nos hommes d'Etat
ensemble pour vous dire où l'on va. Certes, nous savons bien com-
ment finiront certaines affaires, mais, par où faudra-t-il passer.'
That is question. Nous avons un maître et pas un homme, du
moins c'est à craindre. Les vrais hommes d'Etat, il faut peut-
être les aller chercher au Figaro ; ailleurs hésitation, doute, revi-
rements, une faute pour en soutenir une autre; après nous la fin
du monde !
LA CORRESPONDANCE 4^9
A M. Sollier.
î2 décembre 1867.
Adieu, cher ami, tout cela nous fait vieux. Le bonheur a
beau rajeunir, l'horloge est là avec son timbre glacial. Le pauvre
Rousseau', paralysé depuis quelque temps, est mort hier, dit un
journal de ce matin. Mon pauvre ami Sainte-Beuve, ce qui me
fait plus de peine, est fort malade, i83o perd ses représentants,
ou plus jeunes et plus vieux. Les idées changent, les murs
s'écroulent, les hommes s'égorgent : l'amour seul est debout,
renouvelant sans cesse la vie et l'activité. Avec quelle indiffé-
rence cette jeunesse regarde le flot qui fuit et se perd. L'avenir
lui appartient. Notre bonheur est de la laisser heureuse et con-
fiante,
Paul Huet.
Au président Petit.
3o décembre 67.
...Th. Rousseau vient de partir. Malheureusement j'ai à me
reprocher un mot un peu vif sur lui, le jour même de sa mort, en
écrivant à un ancien ami commun. C'est un homme de talent,
mais tellement envahissant et exclusif, que j'ai eu un peu à me
plaindre de lui. Lorsqu'il a débuté, j'ai été lui tendre la main,
comme à un ami ; il me semblait que mon influence sur lui, et
certains rapports dans la manière de sentir, devaient être des
motifs de sympathie, j'étais jeune! J'ai plus d'une fois été
trompé ; au résultat, c'est encore un homme h regretter. Ainsi
part i83o !
Th. Rousseau était mort à Barbizon le 22 décembre.
II ne faut pas oublier que cette année 1867 était celle de
l'Exposition universelle, que Rousseau avait été nommé
par l'administration des Beaux-Arts membre du Jury,
puis élu par ses confrères président de ce même jury. On
voit, par les lettres qui précèdent, quel avait été le sort
des toiles de Paul Huet, dont une seule était accrochée,
la veille de l'ouverture, et mal placée.
Rousseau, si longtemps victime avec Delacroix, Paul
' Théodore Rousseau, 1812-1867.
46o PAUL HUET
Huet, Marilhat, etc., etc., de lostracisme des jurys,
devait-il oublier ce temps et montrer contre un rival de
lutte, qui l'avait précédé dans la voie suivie par tous
deux, la même partialité dont il avait tant souffert. Thoré
lui-même, Thoré son admirateur' passionné, signale l'ab-
solutisme arbitraire de Rousseau : « La notoriété de Théo-
dore Rousseau commença, dit-il, par les protestations réi-
térées que la critique écrivit en sa faveur. Il était devenu
célèbre avant qu'on eût pu voir ses œuvres. Durant
quinze années, la publicité des Salons lui avait été refusée !
N'était-ce pas odieux? et que gagnèrent à cela les Bidault
de l'Institut?
«Il est donc inexplicable — et bien triste — que l'ancien
paria devienne à son tour le proscripteur de la jeunesse
qui cherche ce qu'elle veut... » Thoré proteste au nom
des jeunes, on voit que Rousseau n'était pas plus tendre
pour ses contemporains, et particulièrement pour celui
qui avait témoigné le plus de sympathie pour son talent.
Comme le dit Paul Huet, il était allé trouver Rousseau
dès son premier début, qui était un succès plus que con-
testé ; l'accueil de ce jeune homme, qui avait neuf ans de
moins que lui, i8o3-i8i2, avait été si plein de hauteur
et de morgue qu'il avait regretté sa démarche et n'avait
pu la renouveler. La rupture de Rousseau avec son ami
Dupré parce qu'il obtenait la croix avant lui! montre à
quel point il était ombrageux. Il faut lire à ce sujet l'ar-
ticle d'Emile Michel, un autre de « ses fanatiques les plus
fervents », publié dans la Revue des Deux Mondes du
i^' mai igoS sous le titre : Les Peintres de Barbizon.
Quelle que soit la bonne opinion que Rousseau pouvait
avoir de sa supériorité, le mieux n'était-il pas de laisser
le public juge, au lieu de supprimer son confrère, et ne
serait-on pas en droit de supposer, qu'au fond, il était
inquiet du jugement porté par ses amis les plus dévoués
sur sa dernière manière et de la façon dont Paul Huet
' Salons de W. Burger, 1861 à ISitS. tome II, p. 356.
LA CORRESPONDAMCE 461
suivait une route opposée en élargissant toujour la sienne.
Ne prévoyait-il pas le jugement porté par Pétroz, Man-
cino, etc., et indiqué même par Thoré !
En tout cas le regret que témoigne cette lettre, aussitôt
la triste nouvelle, prouve assez la générosité de Paul Huet
et souligne la différence des deux caractères, autant que
des deux manières.
A M. Le grain.
37 fovrir 68.
Cher ami, je vous plains et vous admire; vous savez souffrir et
conserver votre gaieté et votre esprit ; les douleurs cependant
n'ont rien du Carnaval et peu de gens savent comme vous les
déguiser sous un charmant entrain. Votre jeunesse vous sauve
encore sans doute, elle qui, dit-on, vous donne un droit qu'on
n'accorde plus aux vieux podagres de mon espèce. C'est du
moins un précepte que je m'entends prêcher tous les jours !
Malgré ces belles sentences dont on veut c/iloroformer mes
vieilles et fidèles douleurs, je trouverais bien plus juste de ne
point souffrir.
Comme le bûcheron (c'est une faiblesse sans doute), je maudis
mon sort et mon fagot, tout en protestant que ma tâche est à
peine commencée et que j'ai encore bien des toiles à couvrir.
Malgré les rhumatismes et bien autres choses moralement plus
graves, j'exposerai donc sans trop de soucis des jurys passés,
présents et futurs, sans aucun regret de la faveur princière, ni
trop même de la mode courante. J'aime la peinture, sans doute,
plus qu'elle ne m'aime, mais les amants malheureux ont aussi
leur bonheur ; demandez à Pétrarque.
Pour vous, cher ami, envoyez-nous votre tableau, il n'a guère
besoin de mon approbation ; cependant je ne voudrais pas vous
faire douter du plaisir que j'aurai h le voir et à vous rendre mon
service annuel.
Vous ne me dites point ce que vous avez fait, je compte dans
tous les cas sur quelque chose de bon et de délicat. On l'ait
comme on voit, on voit comme on est, est un proverbe qui s'entend
de l'esprit, et la lourdeur corporelle dont vous vous plaignez,
jusqu'ici n'a jamais paru dans votre peinture ; il ne s'agit que de
bien s'entendre...
René vous remercie, il fait un tableau de chasse important,
dont je suis assez content, aura-t-il fini ?
161 PAUL IIUET
Au président Petit.
1 1 mars 1868.
Maigre tous ces soucis d'afTiiires et de santé, j'ai terminé deux
toiles que j'enverrai à l'Exposition. Je ne sais si elles y seront bien
accueillies, il est rare qu'un vieil auteur soit accepté comme
Auber vient de l'être à qKatre-vingt-huit ans. Je ne les ai pas
cependant. Mais René, j'espère, me remplacera et prendra une
meilleure place. Puisque vous voulez bien porter intérêt à ses
efforts, je puis vous dire qu'il m'a (ait de charmantes études et
qu'il termine un tableau de chasse important dont j'espère
quelque chose. Il travaille h côté de moi, et je couve avec bon-
heur ce jeune oison, ayant l'ambition toute paternelle de voir
paraître un jeune aiglon.
Adieu, mon cher ami, j'embrasse au nom de tous les chères
et aimables femmes qui vous rendent à la vie.
A vous de cœur,
Paul.
Au président Petit.
Mon cher Auguste,
Chez les espèces nerveuses, vous le savez, la pensée va vite !
Nous avions d'autant plus besoin d'apprendre des nouvelles de
vos santés, que tout le monde ici était, et est encore plus ou
moins patraque ; une pauvre femme épuisée, à bout de force,
malade d'une activité fiévreuse qui veut aller quand même, une
fille enrhumée et qui, depuis votre départ, tousse à nous faire
croire à la coqueluche ; un garçon fort et vigoureux en appa-
rence, manquant de ressort et que tout printemps énerve; votre
serviteur enfin, vieux podagre perclus, malgré des chaleurs prin-
tanières inconnues aux Parisiens, et que de ma vie, je n'ai, pour
ma part, rencontrées qu'en Italie tout au plus; voilà le bilan
assez triste de la position matérielle de la famille. Tous les
matins, nous espérons quelques brises venant de vos montagnes
et nous apportant, avec leur doux rafraîchi, des nouvelles de vos
santés. La chaleur était une excuse pour tous, pour nous si
affairés, pour vous, doué de cette bonne indolence napolitaine
qui vous va si bien et que je déplore cependant chez une intelli-
gence comme la vôtre. La contemplation est une belle chose,
les passionnés de la nature le savent mieux que personne ! Mais
dans cette vie, il faut avoir sa meule à tourner. C'est peut-être
dans nos villes babyloniennes et haussmannesques, que ce besoin
se fait sentir ; devant vos grands spectacles, vous oubliez certai-
LA CORRESPOiNDAiNCE 463
nement les petites misères et les misères si petites du contact
humain. Je n'ai pourtant pas à ce sujet une bien grande idée de
la province. Lorsque l'on sent des démangeaisons, il ne faut
pas aller trop loin pour chercher les puces ; dans notre monde
d'artistes, si pourvu d'intelligence, de vive gaieté et d'appa-
rente franchise, il n'en manque pas, croyez-le bien. Vous me
demandez des nouvelles de mon exposition ; le succès est réel';
je serais bien maussade si je ne le reconnaissais point, il
n'est pas moins vrai que je sens tout autour les petites menées
sourdes et lâches pour me mettre à l'écart de tout. On voit que
je les comprends, et la jalousie dès lors va jusqu'à la haine.
Trop fier et aussi trop sérieusement épris du travail pour me
mêler à aucune coterie, je reste battu et méconlenl. Je me con-
tente de faire comme l'honnête homme qu'un maçon grossier et
hargneux coudoie, je brosse le bras sali avec la manche propre,
et mes rhumatismes en profitent.
About, comme il le dit, en prenant dans la Revue des Deux
Mondes la succession de M. Maxime Du Camp ", qui, heureuse-
ment pour lui et pour le public, a renoncé à régénérer l'art dans
cette revue ; About a hérité du mot d'ordre. Cet esprit facile, bon
enfant, qui veut redresser l'art, absolument comme le nez de
son notaire, est conduit en laisse par deux ou trois échappés de
la villa Médicis. Chargé de venger le prix de Rome, il ne me
nomme pas, et je commence à croire que j'ai fait une bien mau-
vaise action en approuvant la réforme, hélas, quelle réforme !
Je vous remercie, cher ami, de la peine que vous avez bien voulu
prendre en écrivant à Valence. Ce tableau est bien jeune et bien
incomplet, fait trop vite, mais la composition me plaît et j'aime-
rais fort en obtenir quelque chose. Si vous savez à qui je puis
moi-même m'adresser, veuillez me le dire, je vous éviterai la
peine d'écrire au directeur, au conservateur ou à M. le Maire.
Nous sommes depuis samedi dernier installés à Chaville et
par cet esprit de contradiction qui est dans l'entière humanité,
il fait presque froid depuis notre arrivée ; cela devait être !
Adieu, mon cher ami, ne manquez pas de nous donner plus
fréquemment des nouvelles de votre aimé entourage. Contez-nous
vos ennuis. Voyez que je ne me prive pas et que je mets votre
patience à l'épreuve, cela fait toujours un peu de bien. Quand
on a un rhume de cerveau, se moucher est nécessaire, éternuer
est inévitable et je me contente de vous en demander pardon. Je
vous envoie les plus tendres témoignages d'amitié de tous les
ennuyeux de Chaville.
Pall Huet.
'■ Les Ruines du château de Pierrefonds, appartenant aujourd'hui à S. M.
l'Impératrice Eugénie. — Fontainebleau (vue de forêt avec des chasseurs).
Musée du Louvre.
^ Maxime Du Camp, littérateur, 1822-1894.
464 PAUL HUET
.i M. Legrain.
4 juin 68.
Vous êtes bien aimable de penser h moi, mon cher Legrain,
vos lettres me font toujours un sensible plaisir, vous êtes de ce
métal pur qui sonne bien, de ce métal qui tous les jours disparaît
de la circulation pour recevoir plus ou moins d'alliage. La vieil-
lesse, qui a vu disparaître bien des amitiés, devient plus difficile,
elle pèse avec soin les pièces qu'elle possède et devient avare
des meilleures. J'ai du mal à me croire vieux! Tout me le dit
cependant, les douleurs abominables et tenaces dont je suis
atteint, les humeurs noires et misanthropiques qui me poursui-
vent. Je passe, je crois, pour assez aimable et gai parmi les
miens, pour boudeur et mécontent dans le monde des affaires.
C'est que j'aime bien ceux que j'aime et que les relations d'inté-
rêts, de rivalité et d'amour-propre font peu aimer les hommes.
Je ne voudrais point médire cependant de l'humanité, je crois à
l'inflexibilité droite de mes sentiments, à la facilité de mon pre-
mier jugement, pourquoi ne serais-je point persuadé qu'on peut
rencontrer dans le monde des êtres bien meilleurs que moi.
Malheureusement, les bons vont droit leur chemin, les mauvais
vont de nuit, par des sentiers couverts, et leur plus fatale action
est d'inspirer le doute, la méfiance et l'effroi. Je ne puis oublier,
non plus, que dans ce pays charmant du bocage, dont les habi-
tants ont, dit-on, les doigts crochus, j'ai trouvé des cœurs droits
et tendres, de bonnes et fidèles sympathies. Je vous aime, mon
cher ami; dans ce rare ménage où je vous vois, près de votre
chère femme que je voudrais plus connaître encore, heureux
de cette fillette qui doit tous les jours s'épanouir en beauté sous
vos yeux.
Vous êtes un vrai sage, vous avez su prendre les roses de notre
singulier métier et laisser les épines à ceux qui, comme moi,
en ont fait le but de leur vie. Vous me demandez des nouvelles
de mon Salon avec cette affection empressée qui devient un
charme. J'ai, si j'en crois les compliments nombreux et exagérés
que je reçois, un vrai et légitime succès. Si j'en crois certains
résultats, j'en suis encore aux premiers jours de la lutte, finis-
sant par où j'ai commencé, toujours sur la brèche, plantant mon
drapeau, et tout au plus porté par souvenir à l'ordre du jour. Il
faut prendre son parti et comme bien des héros faire son devoir
dans les rangs. Il y a, je dois vous l'avouer, une certaine volupté
dans cette lutte, et tant d'hommes sont finis après un premier
succès que je ne sais si ce combat perpétuel n'a pas son charme.
Seulement je sens, je l'avoue, l'âge venir, l'instant approche et
ma vie si combattue, si difficile n'est point arrivée où je voulais.
Le beau de l'humanité, c'est de rêver dans les étoiles et d'aller
LA CORRESPONDANCE 465
jusqu'à l'infini, la réalité (sans caleinhottrder le réalisme) est
bien loin de là...
Mon cher ami, l'art est bien une religion, mais ses augures et
ses critiques, aussi bien que ceux d'Apollon Vancien, ne peuvent
se regarder sans rire. J'ai été mis au ban de la Revue des Deux
Mondes, j'attribuais cet exil à quelque prévention particulière
de Maxime Du Camp, ce critique bel cravate que vous connaissez
et dont vous connaissez peu les ouvrages. L'aimable et facile
About lui succède et ce sévère auteur du Nez d'un notaire et des
Mariages de Paris se charge de morigéner l'art et de mettre à la
raison son époque. 11 prend en main surtout les petites affaires
de trois ou quatre de ses amis, rigides échappés de la filla
Médicis. Lisez cela et si vous avez quelque souvenir de nos
masques, amusez-vous. Quant h moi, il paraît que je dois être
exécuté sur l'autel des neuf muses, et la grâce que me fait
About, c'est de m'exécuter comme les pendus de Londres, inco-
gnito et dans les coulisses, entre deux cigares et sur son divan,
où se tissent les articles; il ne me nomme pas, ainsi que faisait
l'homme dont il est le légataire, c'est connu et l'exécution la plus
recommandée est l'exécution du silence.
Du Baron C/i . Hit'et.
Paris, 7 juin i868,8, rue Montalivet.
Depuis que j'ai reçu votre amicale lettre, mon cher Huet, j'ai été
deux fois chez M. de Courval sans le rencontrer. J'espère que de votre
côté, vous aurez reçu le livre de M. Piron. Vous êtes sur la liste des
amis de Delacroix, et dans les premiers. Je n'ai pas eu besoin d'avertir
M. de Courval. — Andrieu, je suppose, où les notes de M. Piron lui
avaient appris le rang qui devait vous être assigné, à tous les titres. Ce
ne peut être que par une erreur d'adresse ou par un oubli involontaire
que le livre ne vous est pas parvenu. Dans tous les cas, je prends
le parti décrire à M. de Courval, puisqu'il est invisible.
Le livre vous satisfera-t-il? Si j'en juge par mes propres impressions,
il s'en faudrait de beaucoup. Il a, à mes yeux, deux torts; il aborde
des questions d'art pour lesquelles il était complètement incompétent;
il parle de Delacroix, comme si Piron avait vécu de sa vie, et toute la
vie de notre ami était dans son organisation d'artiste, une lettre close
pour ceux qui n'étaient pas en communauté d'idées et de sentiment à ce
sujet. Ce qu il y a de plus regrettable, c'est qu'en citant, ou en publiant
les lettres et les notes, Piron a fait un choix qui n'est pas toujours
heureux. Dans trente ans, quand nous serons tous morts, nous qui
avons connu et aimé l'homme et son talent, quelque Delaborde déter-
rera ce livre, et fera un Delacroix d'imagination, que la postérité accep-
tera de confiance sur l'étiquette. Et voilà, mon cher Huet, comment se
distribue la gloire, et comment s'imprime la vérité.
J'ai été au Salon. Mes efforts pour découvrir les tableaux de votre
fils ont été infructueux. Où sont-il donc dans la salle H? J'ai vu votre
second. Il me paraît moins original que Pierrefonds et moins un. Mais
vous y êtes tout entier, avec la même énergie et le même sentiment pro-
466 l'AL'L HUET
fond et riche de la nature que lorsque vous étiez au début. Les
qualités qui ont fait de vous un véritable peintre et un grand artiste,
ne sont ni dans votre main, ni dans votre palette, et c'est pour cela
qu'elles ne vieillissent pas.
Vous me demandez ce que nous faisons et où nous sommes. Ce que
je puis vous dire, c'est que nous sommes à Paris, et que nous en sor-
tirons au mois d'août pour aller en Limousin, passer l'automne. Mais
j'espère aller un de ces jours causer avec vous de mes projets, et
savoir s'il n'y a pas quelque moyen de vous entraîner quelque part.
Croyez, mon cher Huet, à mes sentiments de vieux et fidèle dévoue-
ment,
Charles Rivet'.
A M. Legruin.
Chaville, 3 juillet 1868.
Mon cher ami, me croyez-vous donc assez d'enfantillage dans
l'esprit pour me faire attacher à n'importe quel article de revue,
la gloire, la réputation ou même le bonheur de l'artiste? La
gloire n'appartient qu'aux rares et vrais génies ! Saluons-la comme
une immortelle qui fait battre les cœurs généreux; sans l'obtenir
nous pouvons l'aimer et de loin la suivre. Ce que j'ai voulu
dire, ce que j'ai répété plus d'une fois, c'est que ce besoin de
bruit qu'on appelle la réputation n'était qu'un trouble dans la
vie de l'artiste et que son vrai bonheur il ne l'obtenait que dans
les jouissances du travail et le recueillement de la pensée.
La réputation se fabrique aujourd'hui en boutique, j'ai horreur
de ces mesquines et sourdes menées, je crois avoir été exempt du
moindre contact avec ces bassesses de l'envie, mais j'en suis
témoin et victime ; et, dans ma confiante amitié, je me suis laissé
aller à vous dire que vous étiez plus heureux à l'écart de cette
fange que ceux qui forcément y mettent les pieds et en reçoivent
les éclaboussures.
Laissons ces sottises de côté, j'ai bien autres choses h vous dire.
Paul Huet marie sa fille, heureux de la donner au fils
d'un grand artiste, compagnon de sa jeunesse enthou-
siaste.
Quels cruels retours préparaient de si douces illusions ! ! !
Aussitôt sa fille mariée, il part pour Etretat où son vieil
ami le peintre Legendre vient le rejoindre pour 1 entraîner
à Ronfleur, puis à Saint-Maclou près de Pont-Audemer.
De là il va faire un séjour de trois semaines à Fontaine-
bleau où il travaille encore. Son dernier dessin d'après
* Le baron Rivet, avait, jeune, ctc dans les ateliers camarade de Delacroix.
Bonington, Huet, etc.
LA CORRESPONDANCE 467
nature représente le Chêne du Charlemagne. Il avait dit :
« Il faut, avant de mourir, que je rende hommage à ce
vieillard. »
Rentré à Paris il embrasse sa fille qui partait pour
Angers et qui, hélas ! ne devait pas le revoir.
C'est à ce moment qu'il termine son tableau de LaLaila
et commande ses cadres pour le Salon, avec un fdet noir
pour la première fois.
A sa plie, à Annecy.
Bien chère enfant. L'insatiable soif, que la fureur du temps
nous donne, n'est rien en comparaison du besoin que nous éprou-
vons d'avoir de vos nouvelles. Dieu soit loué, nous avons reçu
ce matin votre lettre si attendue ; chaque mot y respire le bon-
heur et si nous sommes toujours un peu brisés, nous sommes
heureux aussi de te voir si confiante en cet avenir depuis long-
temps préparé, rêvé dans ces longues pensées suspendues sur toi.
Vous ne savez guère, chers enfants, ce que vous êtes pour ceux
qui veillent sur vous, accumulent sur vous toutes les espérances
et toutes les ambitions. Ta mère est pleine de courage, ma chère
enfant, et si douloureuse que soit cette séparation, elle est trop
prodigue envers toi, pour ne pas faire son bonheur de celui
qu'on te prépare aujourd'hui
Tu sais, je le crois du moins, combien il faut peu pour
faire vibrer en nos cœurs les sentiments les plus tendres, c'est
avec joie que j'accepte ces témoignages d'affection...
Je suis toujours un peu souffrant, ta mère bien fatiguée est
pleine d'énergie et de volonté. Pardonne-lui de te suivre avec
une tendresse un peu effarouchée dans cette vie nouvelle où le
bonheur t'emporte. Comment ne pas chercher à ses côtés celle
que jamais on n'a voulu perdre de vue un seul instant, et qui
s'envole et si loin et si vite...
Jouis, chère enfant, jouissez de ces heures premières où se grave
l'avenir, que vous trouverez toujours meilleur, je l'espère. Vous
faites un voyage charmant; charmant n'est pas le mot; il doit
être enchanteur. Devant les beautés sublimes de la nature, vous
sentirez vos âmes plus émues, vos pensées plus grandes ; l'im-
mensité du bonheur s'ouvrira devant vous. On peut prier Dieu
de bien des façons, mais Ih, il parle h tous pour tous. Vous êtes
dans la meilleure disposition, dans la plus excellente préparation
pour goûter et sentir ces beautés de la nature qui vont s'épanouir
à vos yeux et se donner à vous. Je voudrais te prier de parler
.{68 l'AUK HLET
de moi aux jeunes amis qui vous ont reçus, mais le temps presse
et la place manque.
Il y a longtemps que je ne connais d'autre religion que celle
du cœur, celle-là Pascal la trouverait vérité de ce côté de la
rivière, vérité à l'autre bord. Aimons-nous les uns les autres. Je
t'embrasse de tout cœur, voilà mon culte. Ne va pas prendre
cela pour une dissertation.
A sa fdle (citez M. Buloz, au Ronjoux).
24 août 1868.
Je prends la place de ta mère, ma bien chère enfant, pour t'em-
brasser à grands bras et te dire que nous jouissons de ton
bonheur. Pour tes vingt-deux ans je te souhaite la continuation
de ce beau rêve. Je ne veux pas t'en écrire bien long, et pour bien
des motifs, le premier est que tu ne dois pas avoir le temps de
me lire. Les gâteries qu'on te prodigue, ces femmes charmantes,
tout ce milieu d'intelligence et d'esprit qui te reçoit si gracieuse-
ment, voilà de quoi te faire trouver les journées trop courtes et
les lettres bien longues. Le portrait que tu nous fais de M""' Pail-
leron rappelle bien la belle enfant que j'ai connue, le plus beau
Titien du monde. Tu diras à M"'* Buloz tout ce que je lui garde
d'affectueux souvenirs. Je vous embrasse.
A sa fille.
Etretat, î2 septembre.
Je ne sais, chère enfant, si cette lettre ira te rejoindre à
Venise. J'espère qu'elle pourra dans tous les cas suivre vos pas
et vous rattraper en route. J'ai de la peine à croire que vous
puissiez quitter la reine des lagunes si vite après avoir séjourné
si longtemps à Genève. Vous êtes ravis et cela ne m'étonne point.
J'ai regretté bien souvent de n'avoir point profité de la jeunesse
et de certaine liberté pour voir ces maîtres vénitiens, séducteurs
de l'art, et Dieu sait si malgré les souhaits, doux reflets de ton
enthousiasme et aussi un peu de ta tendresse, je parviendrai jamais
à réaliser ce rêve, avec ceux qui me restent. Tu étais d'ailleurs
dans les bonnes conditions pour goûter, sentir et comprendre la
peinture vénitienne Votre âme doit être ouverte à l'art et à
toutes ces splendeurs de Venise.
Nous sommes à Etretat devant une mer plus froide, entourés
d'une population bien loin d'offrir le moindre écho du brio
LA CORRESPONDANCE 469
italien, fatigante et fatiguée, prétentieuse et vaniteuse en ses
costumes déflorés avant l'essai capricieux. Tout cela a son charme
cependant et la pensée s'isole facilement devant cet horizon
fermé qui ouvre l'infini
Dans sa notice sur Paul Iluet Ernest Chesneau a recueilli
une lettre qu'il présente ainsi :
« Au mois d'août 1868, un de mes amis et confrères en
critique, esprit hardi, original, humoriste, avait publié
sur le paysage une étude dont les conclusions étaient des
plus rigoureuses. Il adressa cette étude à Paul Huet qu'il
avait rencontré chez moi et dont le talent d'ailleurs lui
inspirait une haute estime.
« Piqué au vif, celui que Baudelaire appelait « Le vieux
de la vieille » lui écrivit la curieuse lettre que voici : »
A M. X...
Réponse à son article sur les paysagistes el contre le paysage^
"Chavillc, 2 septembre 1868.
Monsieur, depuis l'envoi que vous m'avez fait de votre feuilleton
du 5 août, j'ai voulu vingt fois prendre la plume et vous remercier;
j'ai été touché de ce que vous me dites de personnel, mais je vous
ai trouvé si sévère, si cruel même pour un genre que j'ai beau-
coup aimé et que je croyais de sa nature fort inofll'ensif, que j'ai
sans cesse été poursuivi du désir de prendre au moins la défense
du pauvre délunt sur la tombe duquel vous jetez la pierre.
« Voilà donc plus de quarante ans que je vis d'illusions, qua-
rante ans que je suis plein d'amour pour le monstre, ne me dou-
tant nullement du mal auquel j'ai contribué ! — Quarante ans!
Bien des royautés plus puissantes ont la vie moins dure et sont
plus vite oubliées.
« Si quelqu'un était venu me dire : « Le paysage est mort,
jetons une fleur sur sa tombe et pardonnons-lui ses péchés », j'au-
rais silencieusement renfermé mon chagrin.
Mais, tudieu ! monsieur, ce n'est pas ainsi que vous vous
exprimez. Quelle oraison funèbre ! Votre fougueux confrère de
VUniveis, traînant la libre pensée sur la claie, n'éclaterait en plus
de violence, ni plus de joie. La France est-elle donc sauvée ? L'art
de l'Empire va-t-il renaître de ces cendres du paysage et subir
une heureuse transformation ? Souhaitons-le, ô mon Dieu ! Ayons
le siècle de Périclès ! le siècle de Léon X ! Vous le croyez, je joins
mes vœux aux vôtres pour un si glorieux avenir, mais en attendant
4:o PAUL HUET
ne maudissons point les morts. Cela, disent les bonnes femmes,
ne porte point bonheur.
Voilà dix ans que vous poursuivez cette exécution, dites-vous,
que vous méditez cette brillante victoire!
Si le paysage a dû flétrir tout ce qui l'entourait, corrompre
l'art dans son essence même, vous avez eu raison. Mais j'avais,
jusqu'ici, regardé le paysage comme un bon voisin, un bon auxi-
liaire, comme un genre tout personnel, inodensif près des genres
orgueilleux, incontestablement supérieurs, puisqu'ils l'affirment.
Je l'ai toujours vu modeste et prêt » rendre hommage aux légi-
times talents à l'ombre desquels il poussait ses petites racines,
recevant avec reconnaissance les éloges et les encouragements.
Qu'a-t-il arrêté?
Versailles et nos églises témoignent que la grande peinture
n'a manqué ni d'encouragements ni d'occasions de se signaler !
Et les peintres de i83o, qu'en faites-vous, M. Ingres compris?
Dans un siècle fatigué, sceptique, le paysage paraissait l'ex-
pression des âmes tendres et recueillies, une expression neuve,
vive et sincère, ce qui dans l'art compte pour quelque chose. Quelle
étude intéressante vous feriez, monsieur, sur l'art à l'époque de
la chute de l'empire et sur l'état du paysage en particulier !
Vers la fin de la Restauration, la jeunesse semblait sortir d'un
long épuisement ; entraînée par un irrésistible élan de liberté,
elle courait à toutes les sources de la vie, vers le beau et vers le
bien. Il y eut, comme un tourbillon lumineux, la colonne de feu
de l'intelligence.
Philosophie, histoire, politique, on voulait tout embrasser, tout
envahir. L'art ne fut pas oublié, ce fut sur ce flot que fut porté
le pauvre paysage; la poésie tout élégiaque, caractère essentiel
de ce temps, lui tendait la main.
Vous, monsieur, sans tenir compte de ce qui se faisait alors,
vous nous présentez le paysagiste : grivois, vaurien, en goguette,
paresseux , allant à la suite de M. Paul de Kock, boire le vin du
cru et chercher la feuille à l'envers. Vilain portrait ! En pour-
rait-on trouver l'original aujourd'hui ? Je ne sais; mais il n'a rien
de commun avec l'école de paysage à laquelle j'appartiens, celle
dont vous voulez bien me reconnaître le précurseur.
Je n'ai, je l'avoue, jamais vu, ni lu M. Paul de Kock ; je le tiens,
puisque vous le dites, pour un paysagiste de bonne humeur.
Mais les paysagistes de mon temps étaient moins gais, témoin
Obermann. Ce n'était pas la gaieté qu'on leur reprochait!
Ils s'appelaient: J.-J. Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Cha-
teaubriand, George Sand. Voilà les maîtres, les paysagistes d'alors,
les émus et les passionnés qu'on admirait et qui, je l'espère, ne
sont pas encore oubliés.
Je voudrais avoir le temps, l'espace, le talent surtout pour
répondre à toutes les questions que soulève votre article, dire
avec vous, quoique avec mes réserves, que le paysage ne peut être
LA CORRESPONDANCE 471
une école, mais une expression particulière et personnelle. Cette
<[uestion des écoles est aujourd'hui bien grande, et comme vous,
monsieur, m'a beaucoup préoccupé ; il y a trop à dire et plus à
(aire. La critique devrait bien, maintenant qu'elle est si forte et
si habile dans l'investigation du passé, découvrir les moyens d'étu-
dier les maîtres des grandes époques. Ce qui me paraît incontes-
table, c'est que le paysage a été dans les temps modernes d'une
certaine influence et pourrait ouvrir à l'étude de la figure des
voies nouvelles. On lui doit, je le crois du moins, un amour plus
sincère du vrai et du simple, l'oubli du convenu et de l'acadé-
mique, ces produits funestes de la décadence.
Vous prétendez, monsieur, que c'est à l'étude du paysage qu'on
doit l'art facile ; mais l'art facile est de tous les temps et de
toutes les écoles. Boucher, dans ses figures aussi bien que dans
ses paysages, est un peintre facile. Poussin, dans ses paysages, est
un peintre sublime et profond. Ruisdaël et Van der Neer seront
toujours des artistes sérieux et des poètes délicats.
Discussions vaines, ce me semble.
Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux. Cette con-
clusion n'est point d'un romantique, ni même d'un paysagiste.
Un de mes confrères, — pardon ! un membre de l Institut,
peintre cVhistoire, s'il vous plaît, — homme de talent qu'on aurait,
sous l'Empire, relégué parmi les peintres de genre, me démon-
trait dernièrement l'infériorité de certains genres (du paysage
bien entendu). « On aura beau faire, disait-il, La Fontaine a fait
parler les bètes, vous ne le comparerez jamais à un Racine qui a
étudié le creur humain et fait parler les dieux ». {sic) Faire parler
les bêtes, traduire leur langage surtout comme le bon La Fontaine,
n'est pas une petite affaire, et cela ne prouve pas que La Fontaine
n'ait pu faire une étude non moins approfondie du cœur humain
que nos grands tragiques. — « Avouez, lui répondis-je, qu'à
défaut de nous appeler Virgile, ni vous, ni moi ne serions déses-
pérés de nous appeler Horace ».
Merci encore une fois, monsieur, je suis d'autant plus touché
de votre sympathie qu'elle résiste h vos préventions. Ce que vous
me dites de l'injustice qui me poursuit m'a été au cœur. Que
voulez-vous, il faut prendre son parti de certaines choses ; si la
dignité personnelle que vous m'accordez n'est qu'à ce prix, il n'y
a pas à hésiter.
Votre reconnaissant et dévoué serviteur,
Paul Huet.
Un mot : il y a des courants, c'est, en général, ce que l'on entend
par écoles. Le paysage surtout ne peut se considérer au point de
vue d'une école. Le paysagiste est, de tous les artistes, celui qui
communique le plus directement avec la nature, avec l'âme même
de la nature.
472 PAUL HL'ET
Chesneau fait suivre cette lettre de ce commentaire :
« Le vaillant artiste avait raison.
« Le grand paysage romantique est mort avec Paul
Huet. — Ses émules, ses successeurs, ceux qu'il a vus
naître et grandir, ceux qui sont venus après lui et qu'il
n'a même pu pressentir, ont, dans cette forme d'art,
infinie comme la nature elle-même, apporté des modes
d'interprétation tout différents des siens et bien dignes
d'intérêt. Mais je ne rencontre personne aujourd'hui dans
notre école de paysage, qui sache voir les nuées ora-
geuses, les eaux débordées, les forêts désolées, les grèves
désertes, les altières falaises, en un mot, la nature
héroïque, avec une telle intensité, une telle largeur, une
telle sincérité d'émotion ; personne qui, l'ayant ainsi
comprise et pénétrée, l'exprime avec de tels accents,
avec une si poétique grandeur ' ».
A sa fille.
Etretal, 25 septembre.
Ta description de Venise est charmante et colorée, ma chère
enfant, et tu nous as envoyé du Lido un vrai souffle de bonheur
et de plaisir. Nous regrettons pour vous, comme pour nous, que
vous ne restiez point plus longtemps dans cette ville enchantée,
un peu molle. Tu nous traduirais tes impressions enthousiastes
et nous nous laisserions bercer au doux mouvement de votre gon-
dole... Nous sommes loin de vos entraînants spectacles. Etretat
est un charmant endroit qui veut bien laisser voir la mer entre
deux falaises, à peu près comme dans le petit côté dune lor-
gnette. Pour le travail, n'y comptons pas, au milieu de ces babys
et de toutes ces variétés féminines aussi changeantes que la saison.
Nous faisons absolument un voyage de touristes, ne posant guère.
Demain nous allons voir l'Exposition du Havre pour prendre le
mal de mer qui doit nous conduire à Saint-Maclou. Je vous
embrasse.
A M. Legrain.
Paris, sept heuies du matin, 9 octobre.
Mon cher ami, nous partions pour la mer comme votre excel-
lente lettre nous arrivait, nous partions un peu au hasard, comme
' Peintres et statuaires roniantitjues, p. 57.
LA CORRESPONDANCE 473
toujours la plume au vent. Nous avions bien besoin, depuis le
départ de la chère enfant d'aller respirer quelque part, de changer
d air... et nous nous dirigions vers la mer avec la pensée d'aller
un peu vers vous, de revoir nos amis Jouvet et peut-être de vous
rejoindre. Rien de tout cela ! Nous étions h Rtretat depuis une
dizaine de jours, lorsqu'un excellent ami M. Legendre est venu
nous prendre, pour nous conduire h Saint-Maclou près Pont-
Audemer, chez ses enfants...
Cette fois, je vous donne deux mots d'amitié au moment d'un
départ, nous allons passer quelques jours à Fontaineblau, profiter
des derniers beaux jours et revoir ces belles futaies que j'ai besoin
d'interroger pour terminer un tableau très avancé que j'ai laissé
à Chavllle...
Nous avons passé par bien des soucis et des alternatives, nous
avons besoin de nos amis et je compte sur vous. Les souffrances
jjhysiques viennent se joindre aux peines morales, il faut disputer
les heures au temps qui nous presse.
Votre bien dévoué de cœur,
Au président J'etil.
Pâli. Huet.
28 oolobre 16
Mon cher ami.
...Vous avez raison de vous plaindre, en effet, et pour mon
compte, je fais les plus sincères « mea culpa » de mon silence
prolongé. Je vous l'ai dit déjà quelquefois, je vieillis, la vie se
présente souvent sous soti jour le plus triste et je me sens peu
disposé à ennuyer de mes doléances des amis peut-être plus
éprouvés; croyez que nous pensons à vous. J'ai, pour ma part,
bien souvent le désir de vous écrire, puis, par un mouvement
peu défini, je me prive de ce plaisir, je rentre dans ma coquille,
triste et mécontent. Les artistes ont l'imagination trop vive sans
doute, et plus qu'à d'autres il leur est difficile d'ouvrir leur cœur
dans une correspondance qui ne saurait remplacer les effluves
d'une affectueuse et confiante conversation. La mobilité de leurs
impressions est un obstacle et l'amitié la plus voyante ne saurait
toujours les suivre. Cette année a été pour nous une suite d'émo-
tions bien vives et trop opposées. Vous, mes chers amis, qui êtes
aussi un peu artistes et plus poètes que personne par le cœur,
pouvez peut-être me comprendre et me pardonner !. .
Nous vous embrassons tous de cœur et écrivez-nous.
À M. Le forain.
3o décembre 68.
Mon cher ami, vous êtes heureux dans votre cher et calme
intérieur, près de cette bonne et charmante compagne que vous
474 PAUL HLirr
comprenez si bien, et que vous entourez de respects et de votre
iirdente tendresse. Puissiez-vous jouir jusqu'au bout et longtemps
tous les deux de ce bonheur que vous méritez si bien. Votre
Elisabeth doit se développer sous les yeux de sa mère pour vous
la rappeler tous les jours davantage. Veillez, mon cher ami, à
cette tendre fleur. Vous ne savez point ce que c'est que de la
confier, un jour voulu, h des mains inconnues et étrangères!...
Adieu, mon cher ami, recevez les vœux que nous formons tous
pour vous, pour voire chère fille en particulier, qui est sans doute
la pure gardienne de votre bonheur.
A vous de cœur,
Paul Hukt.
DERNIERS JOURS DE LA VIE DE PAUL HUET
Paul Huet, dans une lettre du 6 août i8G5, adressée à
son cousin le président Petit, écrivait : « L'idée d'une
« vieillesse inoccupée m'est horrible, vous savez quelles
« consolations et quelles ressources mon art m'apporte,
« je l'aime malgré toutes les petitesses, toutes les lâchetés
« de ceux qui l'exercent. » — 11 répétait souvent : que
son vœu était de mourir debout, de ne pas se survivre à
lui-même, de ne voir ni les infirmités, ni la dépression
morale, de pouvoir jusqu'à la fin travailler et lutter, de
tomber sur la brèche ! — Ce vœu fut exaucé, trop tôt,
car il pouvait avoir encore plusieurs années de force et
de production.
Le 8 janvier 1869, il travaillait toute la journée à son
atelier et enlevait, avec une verve endiablée, une plage
dont l'ébauche était à peine frottée la veille. Le ciel mou-
vementé, brillant dans des tons argentés, était en quelques
heures peint d'un seul jet, d'une seule coulée. Les éclats
tl'un soleil radieux filtrent en se jouant à travers les
nuages déchiquetés avant de baisser à l'horizon. Ce n'est
pas encore le soleil couchant, mais c'est l'heure où il des-
cend déjà et où ses rayonsglissent comme des flèches. Une
figure de pêcheur en vareuse rouge pique la plage d'une
note vive. On dirait une œuvre de jeunesse et de vie exu-
bérante ; il la faite pourtant dans une heure dernière de
déchirement et de souffrance. Le chagrin qui le minait
était comme exaspéré.
Quelques jours avant il avait reçu de Pailleron une
476 PAUL HUHT
stalle pour la pieniière représentation des Faux mcnages.
Le 7 après une visite chez Sainte-Beuve, il assistait à cette
représentation.
Le lendemain, en (|uittant son travail, il s'était rendu
chez Pailleron pour le remercier et le féliciter de son
succès, la conversation avait été vive, il avait eu plaisir
à montrer, vis-à-vis du jeune et chaimant auteur, la
coquetterie de son esprit ; on pouvait cioire qu'il prenait
le dessus...
Après le dîner, en se levant de table il porta brusque-
ment la main à sa poitrine, disant : Je souffre, j'étouffe,
et il tomba en se roulant à terre, dans une crise de dou-
leur aiguë.
Un médecin appelé en hâte, le docteur Clairin. oncle
du peintre, trouva la crise calmée, alfirma qu il n'y avait
aucun danger, que c'était une fausse digestion, et partit
en ordonnant une potion. Vers dix heures Paul Huet
s'endormait d'un sommeil calme et rassurant. — A trois
heures du matin sa femme, restée près de lui, appelait
son fds et angoissée demandait : Qu'a-t-il. il est froid ? 11
était mort, mort d'une congestion, d'un anévrisme, d'une
embolie ?... mort de chagrin. — Le lendemain, en entrant
dans son atelier, son fils trouvait sur sa table une feuille
de papier sur laquelle il avait essayé une plume ; après
quelques traits informes, les mots très lisibles : « Mort
je suis. » Et Michelet, envoyant au Temps la note si déli-
cate, laissait percer, sous la réserve la plus discrète, la
triste vérité dans le mot de la fin : « C'était... un cœur
tendre et beaucoup trop, hélas ! »
On lit dans le Constitutionnel du mercredi i 3 janvier,
les discours de Pelletan et de Chesneau, dont j'extrais
les passages suivants, et qui sont ainsi présentés :
« M. Eugène Pelletan, ancien ami de Paul Huet, a pris la parole et d'une
voix émue, avec une grande élévation de pensée, a rendu un éloquent
témoignage à la noble vie de cet homme de bien. — « La pierre de ce
caveau ne saurait retomber sur le cercueil de Paul Huet, sans qu un
témoin de sa vie ne vienne en porter témoignage
DERNIERS JOURS DE LA VIE DE PAUL HUET 477
«Paul Huet appartenait à celte forte génération qui a fait, il y a qua-
rante ans, la révolution de l'art moderne. Il avait pensé que pour repré-
senter la nature, c était la nature elle-mêuie qu'il fallait étudier.
<( 11 l'étudia dans tous ses aspects, à tous ses moments, aux heures de
calme comme aux heures de drame. Il sut aussi hien traduire une idylle
de Normandie qu'une tempête sur l'océan. Son àme, multiple comme la
nature, semblait en refléter toutes les poésies.
«D'autres sont venus depuis, qui ont suivi la voie qu'il avait ouverte,
et qui ont ouvert d'autres voies à leur tour. Mais aucun d'eux ne l'a
dépassé. Paul Huet a été un des régénérateurs, et peut-être le premier
régénérateur, en date, du paysage moderne.
«Ahl sans doute, il survivra dans ses œuvres ; et nos musées parleront
à nos fils de son talent. Mais il est une autre part de lui-même dont ses
amis doivent aussi parler. Car Paul Huet n'était pas seulement un artiste
éminent; il était encore un cœur excellent, un esprit distingué ouvert à
toutes les idées du temps et à toutes les aspirations de l'avenir
« Heureux qui à l'heure du départ peut laisser pour testament, comme
Paul Huet, le nom d'un grand artiste et celui d'un honnête homme! »
« M. Ernest Chesneau a rappelé ensuite les titres glorieux du grand
paysagiste à notre admiration
— « Mais de 18.27 seulement, de cette année glorieuse où Dela-
croix exposait son Sardanapale, date le vrai début de Paul Huet. Ce
début fut un triomphe. On y vit une conquête nouvelle dans le monde
des formes et des couleurs. On salua l'aurore du paysage moderne.
« Je ne redirai pas le nom de tant d'œuvres célèbres qui depuis, jus-
qu'à sa dernière heure, se sont succédé, naissant coup sur coup au souffle
de son inspiration, si douces ou si sombres, si rayonnantes ou si tra-
giques, variées comme l'âme humaine elle-même.
«Depuis vingt ans surtout, son génie, arrivé à toute sa maturité, en
pleine possession de sa force expressive, avait réalisé des conceptions
d'une grandeur exceptionnelle, et qui nous ont tous profondément émus :
V Inondation de Saint-Cloud, les Falaises de Houtgate, le Gai'e débordé
et tant d'autres, toutes puissantes dans leur flamme d'émotion. Malgré
moi, ce mot d'émotion revient sur mes lèvres; c'est que l'émotion, la
passion était étroitement liée à l'œuvre de ce grand peintre qui était
un grand poète.
« La gloire de Paul Huet est d'avoir le premier introduit dans limage
de la nature non 1 homme, mais ce qu'il y a de vraiment supérieur et
d éternel dans l'homme, ce qui mérite seul d'être fixé par les moyens
de l'art, la vibration de lame humaine en ses effusions de joie, d'amour,
de charité, de fraternité, comme en ses angoisses et dans ses douleurs.
« Le paysage, avant Paul Huet, était un art décoratif ou un art de com-
binaisons académiques; il en a fait un art de passion, un art héroïque.
«Par là il appartient à la glorieuse phalange des maîtres qui, apportant
une formule nouvelle aux aspirations de l'homme, le dégagent d'autant
du poids de la matière.
«Aussi l'histoire gravera-t-ellelenoin de Paul Huet en tête de la page
consacrée par elle à notre paysage moderne dont il est le père à jamais
glorieux. »
47» PAUL IIUKT
Lettre de Micliclct au Temps.
Mardi, iï janvier 1869.
Un homme est mort hier que tous regrettent : l'illustre Paul Huet, le
restaurateur du paysage en ce siècle. Ce beau mouvement d'art a com-
mencé par lui. A l'époque où durait le genre absurde de l'Empire, ses
paysages grecs, peuplés de beaux Dunois, le seul Huet regarda la
nature.
Il était à Saint-Cloud, et les inondations fréquentes qui s'étendaient
sous les grands arbres le touchèrent, l'inspirèrent (18^2).
Il était né triste, fin, délicat, fait pour les nuances fuyantes, les
pluies par moments soleillées. S'il faisait beau, il restait au logis. Mais
l'ondée imminente l'attirait, ou les intervalles indécis, quand le temps
ne sait s'il veut pleuvoir.
Une femme a bien dit : k Nul n a eu plus le sens des pleurs de la
nature. »
A certains jours, mélancolie profonde. Il a peint quelque part un
pensif oiseau d'eau, qui se tient seul dans une petite baie écartée et
ombreuse. En le voyant, je dis : « C'est lui. »
Il est vrai que l'Empire, ce temps si dur, ces grandes destructions,
nous avaient laissés tristes et amis de la solitude. De là l'élan du paysage,
de là Huet, et ce talent mystérieux. Des bois, des eaux, des retraites
cachées. « Mais plus d'hommes! surtout plus d'hommes !... Ne nous
peignez plus d'hommes! » C'était le sentiment commun.
Le Romantisme vint, avec divers courants. D'une part, les faux mélan-
coliques, la poésie testamentaire de jeunes gens qui se portaient bien;
de l'autre, les viulents, avec des éclairs mirifiques, d'étonnantes fantas-
magories, une grande brutalité aussi, et une préoccupation excessive
des procédés. On croyait ne pouvoir plus peindre que par taches (gros-
sières à regarder de près). On prenait en pitié les Ruysdaëlet les
Hobbéma.
Des œuvres très fortes parurent, qui cependant ne se supportent
qu'aux vastes galeries, où l'on peut regarder de loin Celui qui jouit
seul, profondément, de la peinture, le penseur, le rêveur, une âme
recueillie, qui, dans son cabinet, veut avoir la nature, avoir à lui un
paysage pour y loger ses rêves, aura un Paul Huet. Cela fait moins de
bruit : pas plus qu'une mélodie de Schubert à demi-voix.
Il est bien entendu que, pendant le tapage du gros torrent, ce chant
exquis n'était plus entendu. Cela a ajourné sa gloire. On lui reprochait
justement ce qu'il avait d'original, de ne pas être subjugué par le pro-
cédé, de sentir qu'il y a quelque chose au-dessus, d'éviter la manière,
l'effort et les effets heurtés qu'on obtient à si bon marché. Ces effets ont
perdu beaucoup. Et lui, il reste. Il avait précédé. Il survit, survivra.
Il est mort. Me voici dans son petit salon désert, tout rempli de ses
oeuvres. Comment en dire l'impression ? C'est surtout quand on voit
plusieurs de ses tableaux ensemble, qu'on en sent la couleur touchante,
disons mieux, la douce chaleur. En plein hiver, on en est réchauffé.
C'était plus qu'un pinceau, c'était une âme, un charmant esprit, un
cœur tendre, et beaucoup trop, hélas!... Qui nous rendra jamais cet
aimable voisin, cet ami du foyer, ses visites du soir? Sa place y reste
vide. Je l'attendrai toujours,
J. MiCHELET.
10 janvier 1869.
DERNIERS JOURS DE LA VIE DE PAUL HUET 479
Victor Hugo au fils de Paul Huct.
•} fi'vricr 1869.
J'ai été comme vous, monsieur, durement atteint, et pleurer m'est
facile. Du reste, je suis accoutumé à cet hiver de l'âme qu'on appelle
la douleur, dix-sept ans d'exil, c'est dix-sept ans de deuil, l'exil n'est
autre chose qu'un veuvage. J'aimais votre père. Nos deux jeunesses
s'étaient rencontrées et j'avais vu l'aube de ce grand talent qui a été
dans son art spécial, comme un jour nouveau.
Faire vrai, c'est créer. Paul Huet a fait vrai, de là sa puissance. Il a
compris la nature comme il faut la comprendre, empreinte de réalité et
pénétrée d'idéal. Oui, je le pleure. C'était en même temps un noble et
ferme caractère. Vous êtes son digne fils, je le sais. Je vous serre la
main'.
Victor Huoo.
Camille Pelletan.
La Tribune, 17 janvier 1869.
Notre grand paysagiste Paul Huet est mort subitement dans la nuit
de vendredi à samedi. Rien ne faisait présager le coup fatal qui nous
l'a enlevé.
Paul Huet n'est pas seulement un des plus grands paysagistes d'une
époque quia donné au paysage une importance qu'il n'avait jamais eue,
c'est encore à peu près le premier en date. Avant lui, le paysage acadé-
mique et porcelaine régnaitsans partage; il lui a porté les premiers coups
au même moment où Delacroix révolutionnait la peinture d'histoire. Il
était dans 1 avant-garde de cette glorieuse armée qui a renversé l'école,
plus pensive que classique, de la restauration, et qui a fait naître, au
sortir de l'époque la plus pauvre que la France ait peut-être traversée,
cet admirable art moderne qui restera une des gloires du xix'= siècle.
Après avoir passé par l'atelier de Guérin, d'oii, par une singulière
antithèse, sont sortis quelques-uns des réformateurs les plus illustres,
il engagea la lutte immédiatement. En 1824, il exposait dans des exposi-
tions particulières. En 1827, il figurait au Salon avec un paysage inspiré
par quelques vers des Odes et Ballades. Depuis ses débuts, il n'a pas
quitté la brèche un seul instant. Il y a quelques jours à peine, il mettait
la dernière main à une œuvre qui soutiendra dignement la gloire d'un
nom dont l'éclat ne s'est pas éclipsé un moment depuis quarante ans.
Paul Huet avait, dans son talent, un côté de création et de drame
qui en fait une figure à part dans le groupe des paysagistes modernes.
Il reproduisait moins qu il ne créait. Il composait, non pas comme les
paysagistes classiques de l'Empire, non pas même comme Poussin, mais
à la manière de Rubens. Il se sentait trop à l'étroit dans la copie exacte
de la nature, non qu'il ne l'aimât et ne l'étudiât à fond, mais il avait
cela de commun avec les maîtres de tous les temps, qu'il lui était néces-
saire de remanier les éléments qu'elle lui fournissait pour en tirer une
création personnelle.
' Lettre communiquée à M. Léon Séché et publiée dans la Revue de Paris
du t5 juin 1908.
180 PAUL HUET
Il cherchait, avant tout, la couleur et le drame. Il savait donner aux
lourds nuages orageux, aux grands arbres dressés par le vent, à la
lumière étoulfée et bleuâtre, un trouble et un frissonnement qui rappel-
lent Shakespeare et Hugo. Quand il plaçait dans un paysage une scène
tragique, la nature tout entière sympathisait à l'action et y prenait part.
Qu'on se rappelle C Inondation, avec ce désespoir calme et sinistre du
ciel et des eaux grises; qu'on se rappelle encore cette scène de rochers
et de précipices, au bord desquels s'accrochent des arbres tordus,
que presse un ciel orageux, et où un homme, enveloppé d'un manteau
flottant au vent, cherche de l'œil, penché sur un abîme, les traces d'on
ne sait quel crime mystérieux. La mer, avec ses drames poignants,
devait trouver en lui un de ses meilleurs peintres, — nous allions dire de
ses meilleurs poètes, — et il a rendu les déchirements de l'Océan avec un
mouvement et un accent pathétiques dont il a emporté le secret.
Il avait, à côté de cela, des coins d'une fraîcheur sans égale, des
dessous de bois où la lumière filtre verdie, des matinées blondes et
blanches, des feuillées et des eaux noyées dans un air bleuâtre. Il sentait
particulièrement le charme des futaies de hêtres, et il rendait avec
un amour spécial leur luisance argentée, capitonnée de mousses rougies.
lia obtenu, à une de ces dernières expositions, un de ses plus grands
succès avec un Intérieur de ferme, où ce côté de son talent se déployait
avec un grand bonheur.
Il y a peu de procédés que Paul Huet n'ait essayés. Il laisse de très
belles aquarelles. 11 a fait de la lithographie tout à fait à ses débuts en
même temps que Bonington, les Vernet et Charlet. On a trop oublié
qu'il fut le premier à tirer de l'oubli l'eau-forte, aujourd'hui tenue en si
grand honneur. Ses grands paysages à l'eau-forte, où l'on retrouve
toutes ses qualités, resteront parmi les estampes les plus importantes
de notre époque.
Tel fut l'artiste. Ceux qui ont connu l'homme savent ce qu'il valait.
Jeune, il avait appartenu à une génération qui a révolutionné les arts
plastiques, la littérature, l'histoire, la politique, et il n'était resté indif-
férent à aucun de ces mouvements. Il en avait gardé de grandes et
illustres amitiés qui font peut-être son plus bel éloge. Il laisse un fils
dont il était à la fois l'ami et le maître et à l'éducation artistique
duquel il avait voué ses dernières années. Qu'il nous soit permis de rap-
peler la bienveillance et l'affection avec laquelle il accueillait les jeunes
gens. Rien n'égalait le charme de ses conversations familières, où l'on
croyait causer avec un camarade, et d'où l'on sortait en s'apercevant
qu'on avait reçu l'enseignement d'un maître.
Camille Pelletan.
Théophile Gautier.
Journal officiel, i5 janvier 1869.
Les rangs de l'armée romantique s'éclaircissentde jour en jour. Bien
peu des vaillants, qui firent les premières campagnes, répondraient à
l'appel. Le siècle en laisse tous les ans derrière lui quelques-uns. qui
s'assoient sur le bord de la route, ne pouvant plus suivre et meurent.
Les survivants, ceux qui ont combattu près d'eux pour la liberté et
l'autonomie de l'art, leur doivent les honneurs militaires et la troupe,
FUITK EN KgYPTE
Esquisse à la sépia, projet pour un tableau non exécuté
|o»44 X 0-2S8)
Fontainebleau. — Les Chasseurs
Esquisse à la sépia, première pensée du tableau exposé au Salon de i858
(o-44Xo"285l
DERNIERS JOURS DE LA VIE DE PAUL HUET 481
hélas ! de plus en plus diminuée des vétérans, se réunit chaque fois tris-
lenient pour les accompagner à leur dernière demeure. Naguère, c'était
Delacroix, puis Théodore Rousseau, maintenant c'est Paul Huet, et
avec lui on peut bien dire que s'en va la poésie du paysage.
Pour bien se rendre compte du talent de Paul Huet, il est nécessaire
de le replacer dans son milieu. Les générations qui profitent du progrès
souvent ignorent, ou plutôt oublient à quelles initiatives hardies ou à
quels elForts persévérants il est dû; rien de plus difficile que de rompre
avec la routine ou, si vous l'aimez mieux, la poétique de son temps. 11
faut pour cela une rébellion de génie dont peu de gens sont capables,
une vigueur énorme de tempérament et une force inébranlable de con-
viction ; quiconque sort de la route tracée, même pour prendre le bon
chemin, est assailli d'injures et de huées, chacun lui court sus, tous les
chiens aboient après lui et lui mordent les talons comme s'il était un
malfaiteur cherchant à s'esquiver avec son butin ; aucun outrage ne lui
est épargné, et il faudrait recourir aux journaux de l'époque pour croire
aux diatribes furieuses dont furent accueillies des œuvres aujourd'hui
universellement admirées et bientôt classiques. Certes, on se fût fait
scrupule d'appliquer à des galériens ayant fait leur temps, les épithètes
flétrissantes qu'on jetait comme des poignées de boue à des artistes qui
n'avaient d'autre tort que de chercher des idées et des formes nouvelles.
Quand Paul Huet débuta, le règne du paysage historique durait
encore, et la nature était assez mal vue dans les tableaux. L'imitation
mal entendue du Poussin et de Claude Lorrain, deux grands maîtres
pourtant, avait amené le paysage à un degré de convention peu croyable.
On peut retrouver les vestiges de ce style dans les papiers peints,
vernis, représentant les Aventures de Télémaque ou tout autre sujet
analogue qui ont la prétention de décorer les salles à manger des
vieilles auberges de province; les fleuves ou les sources ont des urnes
sous le coude; les arbres, à feuillages symétriques, logent des Hama-
dryades ; les montagnes se découpent sur un ponsif immuable, et
l'éternel temple grec dresse dans le fond son fronton triangulaire.
Bertin, Bidault enseignaient cette formule à leurs disciples. Michallon
semblait un prodige et Watelet, avec son moulin brassant de l'écume,
un novateur d'une espèce dangereuse.
On n'a pas assez remarqué peut-être, que sous le rapport de la
couleur , la révolution pittoresque procéda de Bonington comme
la révolution littéraire procédait de Shakespeare. L'influence de ce jeune
peintre anglais, ou d'origine anglaise, est visible dans les premières
œuvres romantiques. Eugène Delacroix lui-même, ce fier génie, si pro-
fondément original, en reçut un reflet qui illumine le Combat du Pacha
et du Giaour, d'une poésie si byronienne, et flamboie d'une façon si
superbe dans le Sardanapale se brûlant avec ses femmes, ses chevaux
et tous ses trésors. Paul Huet reçut son rayon deConstable, un admirable
paysagiste d'outre-Manche, continuateur, avec un sentiment particulier,
d'Ôld Cromeet de Gainsborough. Cet artiste sincère ne dédaignait pas de
peindre la nature telle qu'il la voyait dans sa largeur et son détail. Ses
arbres verts et touffus, comme ceux de l'Angleterre, n'avaient pas
appris la mythologie dans le dictionnaire de Chompré, et ne connais-
saient que les murmures des vents et le gazouillis des oiseaux. Hs
avaient l'ignorance de vrais paysans, mais une sève généreuse montait
de la terre nourrice jusqu'à l'extrémité de leurs branches les plus menues.
Le soleil, l'air, la pluie et le brouillard s'y jouaient, et sur ses gazons
3i
48î PAUL llUET
épais, drus, d'une fraîcheur soyeuse, le berger pouvait faire tomber, en
luarchant, les perles de rosée de la couronne des marguerites.
Avec un esprit moins réaliste, mais cependant épris de la vérité,
Paul lluet mit dans le paysage une largeur et un sentiment de nature
qui faisaient paraître plus fausses, plus vides et plus maigres encore
les compositions académiques de ces paysagistes en chambre qui
n'avaient pas même l'idée d'ouvrir leur fenêtre et de regarder les arbres
de leur jardin, ou seulement les nuages passant dans le ciel au-dessus
des maisons ou des collines. Il excellait à rendre les forêts profondes
percées de fuites bleuâtres, les eaux diamantées où s ébattent les cygnes,
les plaines moirées par l'ombre des nues que l'habit anglais d'un chas-
seur pique d'une étincelle rouge, les grands bouquets d'arbres aristo-
cratiques des parcs se dressant au milieu des pelouses peuplées de
daims, et aussi les chaumières, au toit moussu, enfouies dans les végé-
tations touffues, et poussant une spirale de fumée sur le rideau sombre
des bois ; nul mieux que lui ne faisait s'étaler les larges feuilles des
nymphoeas sur le vert noir des eaux dormantes, courir à l'horizon les
nuages gros de pluie et laissant déjà tomber leurs grises hachures
comme les flèches d'un carquois qu'on renverse; bondir de rocher en
rocher l'écume des cascades et jaunir sur les épaules des coteaux les
rousses fourrures de l'automne.
Il avait une couleur harmonieuse et riche qui rendait, sans s'égarer
au détail, les grandes masses d'ombre et de lumière dont se composent
les sites. Il donnait au moindre paysage échappé à son pinceau le
tremblement de la vie, le souffle et le rayon. On sentait que ces arbres
pouvaient frémir et se courber sous le vent, que ces nuages se dépla-
çaient et que tout à l'heure la lumière allait tourner. Il ne figeait pas
les objets dans un contour rigide et laissait à la nature son élasticité et
son jeu. Il était le romantisme du paysage comme Delacroix était le
romantisme du drame. Il y apportait son rêve, sa passion et sa mélan-
colie. Il eût peint d'admirables décors pour Comme il vous plaira et les
comédies romanesques de Shakespeare. On a dit que l'art était l'homme
ajouté à la nature : homo additus naturse ; on ne saurait mieux caracté-
riser Paul Huet qu'en disant qu'il était le poète ajouté au paysage. Mais
ne croyez pas qu'il fût incapable, 1 artiste fantasque et chatoyant,
d'exprimer le vrai dans son énergique nudité ; pour s'en convaincre, il
suffit de revoir la Digue cV Harfleur par un maut'ais temps.
Une mer tumultueuse, dont les bouillonnements jaunes crèvent en
paquets d'écume livide contre la jetée submergée à demi, attaque
furieusement l'obstacle destiné à la contenir. Le ciel est bas, les nuages
plombés y courent sous le vent. Les embruns se mêlent à la brume et
de pauvres arbres rabougris, secoués par la tempête, tordent leurs
squelettes noirs sur le fond sinistre de la tourmente. On sent dans ce
petit cadre l'irrésistible puissance de la mer et l'on songe aux barques
qui sont au large et que la rafale pousse à la côte; il n'y a là aucune
composition apparente, le site est exactement traduit, et cependant
l'âme de l'artiste n'est pas absente : il résume et concentre cette poésie
des marées d'équinoxe. Il en fait comprendre la tristesse et 1 épouvante.
Quelqu'un qu'on ne voit pas dans le tableau regarde ce spectacle désolé
et y mêle l'émotion humaine.
Un des chefs-d'œuvre de Paul Huet est le Parc de Saint-Cloud
pendant l'inondation;]' ediM dormante, diffuse, baigne le pied des grands
arbres, dont les cimes dépouillées de feuilles s'enchevêtrent en sombres
DERNIERS JOURS DE LA VIE DE PAUL HUET 483
filigranes; entre leurs troncs, espacés comme les piliers d'une nef de
cathédrale, montent les fumées grises du brouillard, et des barques
plates glissent silencieusement, chargées de personnages indistincts,
qui ressemblent à des ombres passant le Styx.
Paul Huet maniait aussi habilement la pointe d'aqua-fortiste que le
pinceau. Il égratignait le vernis noir avec une aisance, une verve et un
esprit tout à fait remarquables. Du fouillis des hachures entrecroisées
d'une main légère, il savait faire jaillir l'effet pittoresque, obtenir des
lumières pétillantes, des noirs veloutés et profonds. Sa grande planche
représentant les Cliutes de Royat, en Auvergne est un chef-d'œuvre ;
les rochers, les arbres, les eaux sont exprimés par des travaux d'une
variété piquante et qui montrent une maestria absolue d'aqua-fortiste.
Dans ce beau volume de Paul et Virginie, l'honneur de l'éditeur Curraer,
où Meissonier se révéla par ses microscopiques illustrations de la Chau-
mière indienne, merveilles de vérité et d'humour, Paul Huet mit des
paysages exotiques qui rendent la luxuriante végétation des tropiques
et de l'Inde avec une étonnante poésie locale.
Dans le grand mouvement romantique, Paul Huet représentait le
nouveau paysage naturel et poétique à la fois. Entré dans la lice au Salon
de 1827, la mort, avec le coup de foudre de l'apoplexie, le renversa le
pinceau à la main devant la toile qu'il préparait pour l'exposition de
cette année, dans le commencement de ce mois. L'art a occupé toute sa
vie. Heureux qui meurt en face de son œuvre!
Cliarles Clément.
Les Débals, 22 janvier 18G9.
L'école française vient de perdre un de ses paysagistes les plus dis-
tingués. Il y a bien des années déjà, en i853, j'écrivais : « M. Paul Huet
n'a pas gardé dans l'opinion le rang auquel il peut prétendre. » Depuis
cette époque et malgré les efforts sans cesse renouvelés du vaillant
artiste, cette situation ne s'était pas modifiée : son nom restait dans le
demi-jour. Son talent n'avait pas faibli, il n'avait rien changé à sa
manière, il était toujours le peintre ardent et convaincu qui, dès la fin
de la Restauration, marchait au premier rang des novateurs. La faveur
capricieuse du public, qui avait si vivement accueilli ses débuts, ne lui
était pas revenue ; les tableaux qu'il envoyait régulièrement aux exposi-
tions annuelles n'étaient remarqués que des artistes et de quelques
amateurs, et le peintre qui, sans être méconnu, était un peu oublié,
disait avec tristesse et quelque amertume : « Comme tous les inventeurs,
je n'ai vu réussir que les faux brevets. »
Inventeur!... même devant une tombe à peine fermée, je ne voudrais
rien exagérer, mais on peut bien dire qu'il avait donné l'exemple, et
dans une assez large mesure, ouvert la route aux peintres plus jeunes qui
l'ont supplanté dans l'opinion. Il faut sans doute tenir grand compte de
l'influence que Géricault exerçait sur les artistes au moment des débuts
de Paul Huet et de l'impression si vive que firent les tableaux de Cons-
table et de quelques autres peintres anglais que l'on vit à Paris vers 18-24.
Il n'en est pas moins vrai que, dans cette direction du paysage roman-
tique et naturaliste, suivie par Paul Huet jusqu'au dei'nier jour sans
qu'il déviât d une ligne, avec l'ardeur et l'obstination d une ardente
conviction, il devança de plusieurs années MM. Fiers, Cabat, Corot,
48', PAUL HUET
Dupré, Troyon, Diaz, Rousseau qui ne commencèrent à peindre que
vers 1 83o. La réputation bruyante de ses émules ne doit pas faire ouijlier
la place importante, et à bien des égards prépondérante, que Paul Huet
occupe légitimement parmi les peintres naturalistes contemporains.
Ses premières émotions d'artiste furent causées par les lithogra-
phies de Géricault, qu'il voyait sur le boulevard, en sortant de l'école,
et il parlait souvent de l'impression profonde que lui avait fait éprouver,
le Naufrage de la Méduse exposé en 1819. Après la mort de son père,
un ami l'emmena à Sèvres. C'est là qu'il fît ses premières études d'après
nature ; c'est alors aussi qu il vit Vlnondation de Saint-Cloud, thème de
l'un de ses meilleurs et de ses plus importants tableaux qu'il n'exposa
qu'en i855. La nature de son talent s'affirma dès ces premiers essais.
11 s'était lié avec les chefs du mouvement romantique en littérature et
en peinture : avec Hugo et Delacroix; ce dernier notamment lui resta
très attaché et ne cessa de l'encourager et de le soutenir.
En iS-i'i, il mit à une exposition particulière un Cavalier qui fut
remarqué. En 18.47, '^ exposa au Salon une Vue de La Fère, et, depuis
cette époque, il ne laissa guère passer aucune exposition sans y envoyer
un ou plusieurs tableaux. Je ne veux, ni ne peux entrer aujourd'hui
dans le détail de son œuvre ; il est très considérable, et je ne crois pas
exagérer en disant que, de 1827 à 1868, Huet a exposé au moins de
quatre-vingts à cent tableaux.
Paul Huet ne s'est pas borné à la peinture : il a pratiqué avec talent
la plupart des arts qui en dépendent. Il a dessiné de remarquables
bois pour l'édition Curraer de Paul et Virginie. 11 fît en i834, un cahier
d'eaux-fortes qui parut chez Goupil. Il donna également quelques
plancheset au Bulletin de famides Arts et aux Beaux-Arts de Curmer. Il
publia en i8'58 sa grande eau-forte des Sources de Royat; cette estampe,
exécutée avec beaucoup de franchise et de fermeté, est en même temps
d'une légèreté, d'une transparence qui méritent les plus grands éloges:
le ciel, en particulier, est excellent. Paul Huet a fait aussi des lithogra-
phies : une première série éditée par Motte en i8:jy; six marines
publiées en i8'52 chez Merlot; huit sujets de paysages chez Gihaut
frères, et probablement quelques autres feuilles qui nous sont incon-
nues.
Paul Huet n'est pas un naturaliste dans le sens étroit de ce mot. Il
n'appartient pas à cette école mesquine et inintelligente (que nous vou-
drions appeler V Ecole pliotograpliique) qui se borne à copier puérilement
un site sans choisir et sans interpréter. Rebuté par le paysage histori-
que des Valenciennes, des Bidault, des Rémond, il se jeta à corps
perdu dans le romantisme; il s'y trouva dans son élément, car son ins-
tinct le poussait bien réellement de ce côté. Huet ne transforme pas la
nature, ce qui est le fait des peintres de style, mais il la sent profon-
dément; il l'aime, il ne peut la voir sans enthousiasme, sans émotion ;
aussi sa langue, exprimant avec force et sincérité une manière de voir
qui n'est pas la plus élevée possible, trouble et remue. Je ne veux
pas le cacher, la direction que suivait Paul Huet n'est pas celle que je
préfère, mais sa peinture ne m'a jamais laissé indifférent. Que l'on aime
ou que l'on n'aime pas sa manière, il parle et on l'entend. lia compris
certains effets grandioses, sévères, dramatiques de la nature. Son exé-
cution, large, puissante, rude, presque grossière, est très personnelle
et appropriée aux sujets qu'il choisit et aux impressions qu'il exprime.
Paul Huet, soutenu par une inébranlable conviction, a travaillé
DERNIERS JOURS DE LA VIE DE PAUL IlUET 485
quarante ans sans se décourager, sans se lasser, ni se détourner.
Vingt fois il a touché, sans l'atteindre complètement, à un de ces succès
éclatants qui donnent la renommée incontestée, populaire, et comblent
les vœux de l'artiste. Il est mort la palette à la main, en terminant deux
tableaux que nous verrons à la prochaine exposition et qui sont au
nombre de ses meilleurs ouvrages,
Charles Clément.
A Préault, statuaire;
sur son médaillon^ de Paul Huet.
Le voilà! c'est bien lui, Paul Huet le romantique.
Le vieillard toujours jeune, ardent, audacieux,
Peinti-e des flots troublés et des ciels soucieux.
Grand artiste, honnête homme. A la faveur publique
Il n'a rien concédé, mais d'un zèle héroïque,
Quand il tenait le bien, il poursuivait le mieux,
Ne croyant qu'à son cœur, son esprit et ses yeux,
Au vrai, celui-là seul que l'idéal indique.
Regretté parles siens et de tous honoré,
Il restera vivant dans ce bronze inspiré,
Qui sur sa tombe encore nous révèle son âme.
Jusqu'au bout sans faiblir, ayant persévéré
Au chemin que la gloire anime de sa flamme.
Qu'il repose à présent ! Il est au but sacré.
F. de Ghammont.
Alexandre Dumas. Moniteur universel, 12 janvier 1869.
Aujourd'hui c'est Paul Huet. Un grand peintre celui-là; un
grand peintre à la manière de Ruisdaël et de Cabat et qu'aux deux der-
niers Salons l'école idéaliste opposa, sinon avec avantage, du moins
sans infériorité, à un autre grand peintre de l'école opposée, à Courbet.
Ce fut en i83i ou i83'2 qu'il débuta.
Quelle époque! que de sève ! quel jaillissement d'art et de poésie! et
comme tout un monde de peintres, je ne parle point des poètes, des
romanciers, des historiens, s'élançait à la recherche du beau!
Eh bien, parmi tous ces braves lutteurs dont on attendait les tableaux
pour connaître le niveau de l'art, Paul Huet était un de ceux dont on
attendait les tableaux, car chacun de ses tableaux était une tentative
nouvelle vers le pittoresque, un essai audacieux vers l'inconnu. Il avait
des exagérations étranges qui faisaient rêver comme un vers de Dante
ou de Shakespeare. Sa couleur comme celle de Delacroix était pleine de
caprices.
Eh bien, Huet avait de ces choses à la Delacroix. Il donnait par-
fois à ses arbres des âmes humaines
' Médaillon placé iur la tombe de Paul Uuet, au cirueliére Montparnasse.
486 PAUL HUET
... Iluet avait le grand talent d'imprimer un caractère à ses toiles :
Il y en avait de joyeuses, il y en avait de mélancoliques, il y en avait
de désespérées.
Je me rappelle une forêt de lui, où, même de jour, pour rien au
monde, je n'eusse voulu entrer.
Je me rappelle une inondation à l'eau bourbeuse, où l'on frissonnait
à la seule idée d'être dans une des deux barques qui sillonnaient le
tableau.
Savez -vous pourquoi cette race était forte ? Elle savait aimer...
C'est qu'avec l'amour on avait la foi !
La foi et l'amour, c'est le génie.
Avec l'amour on traverse les mers, avec la foi on transporte les
montagnes.
Eh! Dieu merci! nous les avons eus.
— Pars, voyageur, pour la terre inconnue, va, et si l'on s'y retrouve,
aurevoir! Car nous nous aimerons là-bas commenous nous aimions ici;
mais si nous ne devons pas nous y retrouver — si de la mort — chose
terrible, nous tombons dans le néant. Adieu!
Olivier Merson. Le Public, i3 janvier 1869.
Encore un vétéran de la peinture qui disparaît !
Paul Huet était un représentant toujours fidèle et dévoué de la vieille
inspiration romantique, et il exerça une bonne part d'influence au temps
du grand mouvement pittoresque de i83o.
Aujourd liui on comprend le paysage autrement que Paul Huet; on
s'applique de préférence aux impressions fraîches de la campagne, aux
parfums agrestes, comme autrefois on recherchait, sous prétexte de
style, la cadence, le balancement des lignes; on composait alors la
nature, rarement avec tout le bonheur désirable, il faut bien le dire, on
l'arrangeait pour encadrer un souvenir antique dans un site imagi-
naire.
Lui Paul Huet, eut un sentiment particulier et très vif, très frappant
qui le distingue de ses devanciers autant que de ceux qui le suivirent.
Sans doute il ne serra pas la vérité d'aussi près que les uns; mais il
n'eut garde de tomber dans l'afféterie des autres et n habita jamais leurs
contrées de carton. Non, s'il manque en général d'ordre et de disci-
pline, de la turbulence de sa facture se dégage une verve, une grandeur,
une puissance, un souffle qui, certes, ne se trouvent pas dans le bagage
de tout le monde.
Et puis il eut le don de la couleur. Sa palette était souple et variée.
11 n'en sortit pas rien que des notes sombres, farouches et terribles,
des bruits de tempêtes; mais aussi des accents d'une sérénité exquise,
les frissons tendres de l'aube, les rosées matinales.
Henri Maret. Le Globe littéraire, artistique et scientifique, i5 janvier 1869.
Paul Huet est le premier qui, dans ses tableaux, ait donné à la nature
les émotions de l'homme. Il y avait du Shakespeare et du Mozart dans
DERNIERS JOURS DE LA VIE DE l'AUL HUET 487
son genre. Qu'on se rappelle la Grande marée d'équinoxe aujc environs
d'Honlleur, les Falaises de lloulgate, le Gni'c débordé, le Bois de La
Haye. Tout cela est terrible, violent, désolé, magnifique. Le Bocage
normand, au contraire, est un tableau simple et doux, et le Bas-Meudon,
et le Lac, effet de printemps où l'on voit passer les brises tièdes.
Paul Huet a trouvé la formule la plus élevée du paysage. Est-il
besoin de dire que c'était un romantique ?
J'ai toujours présente à la mémoire une toile de ce maître, laquelle
avait, je crois, pour titre : Un torrent le soir dans les Alpes. Je revois
cette nappe d'eau mugissante ; je l'entends se briser sur les assises du
rocher. Elle se précipite entre deux monts immenses. Au-dessus, le
ciel est couvert de nuages. Dans l'abîme, un aigle vole, il frôle le pied
des sapins noirs.
Cet aigle n'est-il pas l'image de ces audacieux rêveurs qu'attire le
gouffre mystérieux et qui abordent sans crainte les problèmes horribles
et inféconds ? Ils ne s'émeuvent, ni des clameurs des eaux, ni des ténè-
bres amoncelées. Mais un jour la mort vient, les profondeurs s'ou-
vrent, et rien ne reste d'eux que la tentation de les suivre.
Henri Maret.
A Bonnin. La France, 20 janvier 1869.
Paul Huet,
L'année 1868 s'est éloignée toute voilée de deuils illustres. Et peut-
être nous pensions qu'elle avait bien chèrement acquitté le fatal impôt
de la mort, lorsque les premiers pas de la jeune année viennent se
heurter à une nouvelle tombe. Sans doute, celle-ci n'aura pas en se fer-
mant le long et douloureux retentissement du suprême adieu que l'émo-
tion publique adressait à Rossini et à Berryer : l'éloquence du peintre
n'a que bien rarement ce beau privilège d'être entendue de tous et de
soulever ces acclamations populaires qui font un écho glorieux à la
voix de l'orateur ou du musicien; et, il faut bien le dire aussi, rien ne
lasse plus vite que les larmes. Cependant, qu'on ne laisse pas dispa-
raître l'artiste que nous perdons aujourd'hui, sans offrir à sa mémoire
un juste tribut d'admiration et de regrets. Lui aussi, il occupera une
place dans l'histoire intellectuelle de ce temps; et il faut la faire assez
large dès à présent pour que la postérité n'ait pas à nous reprocher de
n'avoir pas vu, de n'avoir pas compris, d'être restés aveugles ou
ingrats.
Paul Huet était né en i8o3. Il appartient à la grande génération qui
a laissé sa trace lumineuse sur la première moitié de ce siècle, et dont
le génie a édifié ce monument prodigieux d'énergie, d'audace et de
généreuses erreurs, que l'on appelle le romantisme. La pensée humaine,
égarée par l'ivresse ou l'épouvante aux jours de terreur de notre Révo-
lution, attentive, contenue et dominée pendant la sanglante épopée du
Premier Empire, venait de reprendre son essor et se lançait à travers
l'espace avec cette admirable et imprévoyante ardeur de la jeunesse et de
la première heure de liberté. Certes, il y eut un peu de lièvre au pre-
mier moment de cette expansion; mais l'avenir décidera bientôt ce qui
vaut le mieux, de cette fièvre qui n'était qu'une exubérance de vie, ou
488 l'AUL HUET
du sommeil qui l'avait précédée et de l'indifférence sceptique qui l'a
suivie.
Paul Huet, qui avait étudié avec tous les novateurs dans l'atelier de
Gros, le peintre épique de la Bataille d'iiylau et qui débutait au milieu
de la mêlée mémorable du Salon de 1827, fut un des plus ardents
parmi ceux qui s'affranchirent des entraves académiques. L'un des
premiers parmi les paysagistes, il revendiqua les droits de la nature
confisqués au profit des recettes classiques. A ce titre, il est lancêtre
de toute l'école contemporaine de paj'sage.
Il avait ouvert la voie du réalisme, avant que fussent au monde ceux
que l'on a coutume de considérer aujourd'hui comme les promoteurs
de cette doctrine. Et, bien qu'il paraisse désormais séparé d'eux, il a
été et il reste leur maître. S'il existe entre ses œuvres et les leurs une
distance, nous allons voir qu'elle est tout à son honneur, que ce n'est
pas lui qui a reculé, ou qui s'est écarté du droit chemin.
Le réalisme, nous l'avons dit bien souvent, est un principe essentiel
à l'art, commun à toutes les écoles. Il est le point de départ de tous les
artistes, mais il ne peut être le but absolu d'aucun maître; c'est une
base et non un sommet. Paul Huet, en l'appelant à son aide, n'y a
cherché que ce qu'il peut donner, il y a pris les mots de la langue admi-
rable qu'il parle en ses poétiques compositions, et c'est là tout. Il s'est
servi du réalisme, il ne s'y est pas asservi.
Lorsqu'il a dégagé son art des formules de convention, pour le
renouveler et le rajeunir à sa source première et vivifiante : la nature,
il n'a pas demandé tout son art à l'imitation, il ne lui empruntait que
les moyens expressifs qui devaient traduire ses impressions person-
nelles dans un style souvent élevé, toujours ému. Jamais il n'a permis
que des préoccupations d'exactitude et d habileté de reproduction vins-
sent empiéter sur les droits de l'inspiration. Chez lui, l'âme a toujours
dominé la main, le poète a toujours dirigé l'artisan. Et l'on peut dire
qu'il dépasse ses successeurs de toute la tête.
A cette heure, en effet, l'école de paysage douée de qualités si vigou-
reuses, si franches, et il faut ajouter si positives, s'égare par l'exagéra-
tion du principe qui a si heureusement guidé ses fondateurs. Son
amour pour la vérité, la nature, s'est en quelque sorte matérialisé.
Elle en aime trop exlusivement l'aspect extérieur, la forme saine et
vigoureuse. L'apparence physique de la force et de la santé suffit à com-
bler ses désirs; au cœur, à l'âme, il semble qu'elle n'ait rien à demander.
Laborieusement attachée à reproduire son modèle, l'étudiant sans cesse,
sous toutes ses faces, copiant au lieu d'interpréter, elle en répète cons-
tamment la lettre et n'arrive que trop rarement à en faire sentir l'esprit.
C'est que le réalisme seul est impuissant à l'exprimer. Pour le saisir
sous la réalité, comme pour distinguer l'âme dans le corps, ce n'est
pas assez d'avoir la vue bonne et d'ouvrir les yeux, — le regard n'em-
brasse que ce qui est limité et fini, — il faut le secours de l'intelligence,
de l'imagination, qui vont au delà et peuvent embrasser l'infini : c'est
en elles qu'il se reflète, elles seules peuvent nous le faire entre-
voir.
Aussi combien Paul Huet apportait plus d'exigence en son amour
pour la nature : Il fallait, pour satisfaire sa passion, que la forme prît
une expression, qu'elle s'animât; que la vie intérieure, la pensée, vînt
ajouter son rayonnement mystérieux et puissant à la belle nature. Il ne
demandait pas seulement aux arbres leur verdure, au ciel son azur pro-
DERNIERS JOURS DE LA VIE DE PAUL HUET 48y
fond et son peuple de nuages, aux eaux leur transparence; il voulait
que dociles à sa fantaisie, ces formes et ces couleurs, transfigurées dans
un ensemble harmonieux et fort, rendissent sensible aux yeux 1 image
calme, sereine, ou inquiète, ou violente, entrevue par son imagi-
nation.
Ils sont deux, dans l'art contemporain, qui ont pénétré ainsi le secret
de leur modèle, qui ont fixé sur la toile ces vagues impressions de tris-
tesse, de joie, de grandeur qui vous émeuvent si profondément en face
de l'imposant spectacle de la nature. Notre école a reçu d'eux son expres-
sion la plus élevée, et ils nous semblent d'autant plus hauts, qu'ils sont
plus isolés sur leur sommet où la génération nouvelle tarde trop à les
suivre. Ces deux individualités supérieures, ces deux artistes, aux nobles
ambitions, Paul Huet et Corot, nous ne pouvons jamais les séparer, car
leurs œuvres, d'un caractère si différent, s'unissent dans notre esprit
pour résumer les manifestations les plus pures comme les plus diverses
de la peinture de paysage.
Tous deux sont poètes, tous deux sont également épris de la nature;
l'un recherche ses sourires, l'autre aime ses colères et ses larmes.
Ame attendrie et rêveuse, Corot s'oublie le soir au fond des vallons
tout pleins de brumes légères, au bord des eaux endormies, pour sur-
prendre sa maîtresse à l'heure où elle se dérobe dans la mystérieuse
obscurité du crépuscule ; levé dès l'aube, il la voit s'éveiller doucement
et écarter son voile de vapeurs rosées sous les premières caresses du
soleil matinal. A lui les bocages idylliques que peuplent les poétiques
fantômes de la mythologie; à lui aussi, lorsqu'il redescend des bois
sacrés dans nos campagnes, la na'iveté pénétrante des sites agrestes.
A Paul Huet, au contraire, le désordre, la violence, le drame, les
batailles. A lui les menaces des nuages noirs qui semblent courber sous
eux la tête hautaine des arbres séculaires; à lui les mugissements des
vents déchaînés, la tempête des forêts houleuses comme des océans;
à lui encore les eaux écumantes, furieuses, les torrents débordés qui
envahissent les plaines, escaladent les rochers et tentent l'assaut des
collines. Il avait fait de la majesté de ces tumultes grandioses le domaine
de son inspiration. L'ouragan, la foudre, l'inondation, furent ses acteurs
favoris. Qui pourrait aujourd'hui oser les mettre en scène, qui saurait
écrire un poème digne de ces grandes voix?
Les qualités techniques de la peinture de Paul Huet sont en harmonie
avec les prédilections de son esprit : une couleur puissante, une pâte
solide, un pinceau énergique. Sa mâle exécution n'était pas toujours
aussi habile, aussi achevée que celle des peintres d'aujourd'hui. Mais on
comprend qu'il ne s'attardait pas aux petits soins du métier lorsque sa
brosse se hâtait sur les pas de l'inspiration.
Quant à ses oeuvres, leur nombre est considérable. Pour suivre la
fécondité de son imagination, il a souvent employé, et avec une incon-
testable supériorité, le procédé rapide de l'eau-forte. Nous ne désigne-
rons pas ses principaux ouvrages : leur énumération dépasserait les
limites de cet article ; nous en rappellerons deux seulement que chacun
a admirés dans la galerie du Luxembourg. Ces deux tableaux montrent
ce talent magistral sous des aspects tout opposés. Le premier et le plus
important, ï Inondation dans le parc de Saint-Cloud, est une page drama-
tique de la plus large expression; le second est une délicate fantaisie
de fraîches et joyeuses couleurs. Le peintre oublie un instant ses
conceptions tragiques, devant la riante image d'un ruisseau qui glisse
490 PAUL IILET
sous un dais de verdure printanière, au fond d'une solitude où la nature
n'a d'autre témoin de sa beauté qu'un martin-pêcheur, éraeraude ailée
qui vole sur les eaux.
Ces toiles sont anciennes déjà. Toutes deux, elles datent de l'Expo-
sition universelle de i855, où l'auteur reçut une médaille de première
classe. A l'exposition de 1867, aucune récompense n'est venue rappeler
l'existence du maître et consacrer le rang qu'il avait conquis dans l'art
contemporain. Ce n'est pas que sa main se fût ralentie, que son inspi-
ration fût épuisée; — il était encore l'un des plus féconds et des plus
militants de nos artistes; — c'est seulement que le goût du jour avait
changé.
Oui, et il faut l'avouer avec tristesse, pour la plupart d'entre nous,
foule moutonnière, soumise aux leçons de la mode qui fait et défait les
réputations au gré d'un caprice parti de je ne sais quelle fantaisie, le
paysagiste Paul Huet n'était plus qu'un souvenir, un vieux nom oublié
ou tout près de l'être. Nous avons essayé de dire ce que ce nom a été
pour les artistes et ce qu'il représentera devant 1 histoire.
En montrant quelles étaient la conviction ardente, la foi élevée de ce
maître, puissions-nous avoir réussi à prouver à l'école actuelle que
l'épanouissement de sa robuste santé la laisse trop indifférente aux
troubles de l'âme, et à faire mesurer la distance qui sépare une étude
d'un tableau, le talent du génie..
A. BONNIN.
Une exposition réunissant une partie de l'œuvre de
Paul Huet a lieu au cercle de l'Union artistique, situé
alors place Vendôme. Une préface au catalogue faite par
Ph. Burty a été réimprimée dans Maîtres et Petits-maîtres
Miclielet envoyait au Temps la lettre suivante.
Lettre de Miclielet au directeur du Temps
1-] décembre 1869.
Mon cher monsieur. Le 9 janvier de cette année, je vous adressais
quelques lignes sur la mort de Paul Huet. Le 6 janvier prochain l'ex-
position de ses tableaux, place Vendôme, 18, sera fermée.
Combien elle a augmenté les regrets! Je croyais le connaître. Il m'a
paru tout autre, dans le rayonnement si varié de son œuvre, plus puis-
sant, plus exquis. Tout s'y soutient, s'y explique, s'y harmonise.
Nombre de choses excellentes gagnent encore, étant mises à leur place
dans ce grand concert. D'autres qui, isolées, pouvaient se contester,
apparaissent admirables, comme notes expressives de la symphonie.
Ce qui domine tout, ce qu'il faut remarquer dans un tel poète, c'est
l'étonnante vérité, sa sincérité courageuse à accuser la vérité locale,
même quand elle étonne (exemple, l'âpre Torrent du Dauphiné).
JM. Burty l'a dit dans sa belle notice : « Il a été plus réel que les réa-
listes. » C'est aujourd'hui surtout, dans son exposition, que cela saute
DERNIERS JOURS DE LA VIE DE PAUL HUET 491
aux yeux. On y voit la puissance avec laquelle il a distingué, spécifié
le trait original, le caractère des lieux, des saisons et des heures du
jour, des ciels et des lumières propres à chaque pays, le sens juste et
profond qu'il a de la contrée.
Cela le met à part de la grande armée romantique qui veut les effets
forts, ou éclatants, quand même. Chez lui, nulle enflure, nulle emphase.
11 devance, au reste, de beaucoup le mouvement de i8io. Il date de 1822
Quels précédents ? Aucun. Seulement il a vu Géricault. Le célèbre
radeau est très proche parent de ['Inondation de Saint-Cloud.
Chaque grand peintre, on peut l'observer, a certain tableau capital
qui lui revient toujours, qu'il fait, refait, ou dont il peint souvent les
analogues. PourHuet, c'est cette Inondation . Il la fit tôt et tout d'abord,
et il ne l'arrêta qu'en i855.
Chose curieuse. Il enviait parfois le genre élevé, la grandeur du
peintre d'histoire. Et il ne savait pas à quel point il l'était. Nul, plus
que lui peut-être, n'a exprimé l'âme du siècle pour ceux qui savent lire
dans le mystère du paysage. Cette âme, nuagée et flottante, la mélan-
colie de nos temps, jusqu'à lui ne s'exprimait guère dans la figure
humaine. Greuze peignit le pauvre petit peuple maigre de Louis XV,
des enfants mal nourries, malsaines, maladives et charmantes. Prud'hon,
aux temps cruels de la Terreur et de l'Empire, fit la grâce souffrante,
et le sourire étrange qui rit, n'osant pleurer. Qui eût dit qu'on transpor-
terait tout cela dans le paysage ?
Huet l'a fait pourtant! Il a des Greuze, de douteux marécages, insa-
lubres, incertains, où l'on est attiré. 11 a des sourires de Prud'hon,
des éclaircies si tristes, qu'on prie le soleil pâle de pleuvoir plutôt
tout à fait. Lui-même il était tel, à l'image du temps, plein de lueurs
changeantes, d'indécises et fuyantes ombres. L'âge augmenta cela.
C'est le dernier Huet surtout qui est le vrai. Dans sa barbe touffue,
pourtant légère au vent, d'un blanc blond délicat, des souffles singuliers
passaient, trahissant à demi les mouvements secrets de la bouche invi-
sible, des pensées contenues comme un essaim de songes. Avec tant
d'ardeur intérieure, et pour cela même peut-être, il se défiait fort de
lui. Il avait les incertitudes, les timidités de la passion. Ses yeux fins,
doux, sauvages, semblaient de la biche des bois.
A-t-il su à quel point l'âme du temps était en lui, cette âme nuancée,
dont il a dit si bien l'incertain, les tristesses? Je ne le pense pas. Tout
entier à son œuvre de chaque jour, il ne s'est pas connu. Il s'est vu en
détail, non dans sa suite et son ensemble. Qu'eût-il dit s'il se fût con-
templé, comme on le fait ici à cette exposition, dans cette grande histoire
mystérieuse où la nature nous donne les reflets de tout ce qui fut dans
nos cœurs? Quelle histoire saisissante! Cette salle, éclairée d'un sobre
et pauvre jour d hiver, discrètement me racontait quarante ans de ma
vie. Labeurs et passions, temps obscurs, moments d'éclaircies, surtout
les assombrissements : tout)' était! Parfois des notes bien tragiques.
Le grand et lourd orage des Marais de la Somme, qui vient si noir à
nous, ne m'annonçait que trop le petit cadre noir et le mourant éclair,
tellement sinistre, de Tréport.
C'est donc fini ! il faut se séparer. Je le sens pourtant tellement en
personne dans cette salle, vivant et respirant Et dire que demain
il va être divisé de nouveau! démembré! que cette âme ira aux
quatre vents !... Hélas! dure destinée du peintre ! Où irai-je
demain, si je veux le retrouver?... à Londres ? Londres aura un mot
49Î PAUL UUET
de la pensée dont la fin est peut-être à Vienne, à Pétersbourg C'est
une seconde mort, non moins dure, plus définitive.
Je ruminais cela, sortant la tête basse, — emportant toutefois, avec
l'amer regret, la vivante harmonie de ce grand concert d'art, de cette
âme si chère, — et la sentant en moi.
J. MiCllELET.
SALONS
LA CRITIQUE
En 1827 Paul Huet paraît pour la première fois au Salon
avec une Vue des Environs de la Fère. La critique s'occupe
sérieusement de lui au Salon suivant, assez éloigné : i83i ;
mais dans l'intervalle il avait envoyé à des expositions
particulières et comme le dit plus tard Dumas ' : « Je me
rappelle l'effet que produisirent les premiers tableaux
de Huet aux expositions libres de la rue Vivienne, pour
les Grecs, etc. »
Sainte-Beuve écrivait, dans un très bel article souvent
cité : « Nous avions déjà vu deux ou trois paysages de
M. Huet exposés à la galerie Colbert, et dans tous un
même caractère nous a frappé, à savoir l'intelligence
sympathique et l'interprétation animée de la nature... »
Il poursuivait à propos du Diorama Montesquieu : « C'est
la nature que le peintre embrasse et saisit... La nature
avant tout, la nature en elle-même et avec toutes ses
variétés de collines, de pentes, de vallées, de clochers
à distance ou de ruines, la nature surmontée d'un ciel
haut, profond et chargé d accidents, voilà le paysage
comme l'entend M. Huet ; et son exécution répond à cette
pensée. De larges teintes, une plénitude de ton qui pousse
à l'impression de l'ensemble, des ondées de lumière et
' Alexandre Dumas, Salon de iSSg, p. i43.
494 l'AUL HUET
d'ombre ; des nuances uniques dans l'épaisseur des feuil-
lages et dans la profondeur des lointains, nuances devi-
nées et pressenties, qu'un œil vulgaire ne discernerait
pas dans la nature; qui ne se révèlent qu'à la prunelle
humide de larmes, et qui nous plongent en de longues
et ineffables rêveries durant lesquelles nous nous mêlons
à l'ànie du monde. ' »
SALON DE i83t.
Paysage : Le soleil se couche derrière une vielle abbaye située
au milieu des bois (musée de Valence).
Trouvez-moi, trouvez-moi
Quelque asile sauvage,
Quelque abri d'autrefois.
Trouvez-le-moi bien sombre.
Bien calme, bien dormant.
Couvert d'arbres sans nombre,
Dans le silence et l'ombre.
Caché profondément.
Victor Hugo.
Intérieur d'un parc, paysage avec figures. — Une forêt un jour
de fête. — Un orage à la fiin du jour.
Voyageur isolé qui t'éloignes, si vite.
De ton chien inquiet le soir accompagné.
Après le jour brûlant quand le repos t'invite,
Où mènes-tu si tard ton cheval résigné ?^
Victor Hugo.
Vue prise à La Fère (Aisne) paysage. — Vue d'Abbeville
(Somme) paysage. — Paysage.
Et aux dessins :
Les Braconniers, aquarelle, appartenantà M. de Cambis. — Vue
d'Harfleur, aquarelle. — Le clocher d'Harfleur, aquarelle. — Vue
des bords de la Seine, aquarelle. — Boutique à Rouen (au sup-
plément).
Gustave Planche ' à la suite d'un long article dans lequel il établit net-
tement le rôle de Paul Huet ajoute :
' Paru dans le journal Le Globe du a3 octobre i83o et réimprimé par
Sainte-Beuve dans les Portraits contemporains.
2 Odes et Ballades ; la X" : A un passant.
3 Tome I, p. 97 et 98.
SALONS 495
« L'exécution générale de ce tableau (Vieille abbaye) révèle bien un
parti pris évidemment nouveau. Dans la pensée de l'artiste, la nature
extérieure n'est poétique et grande, capable de saisir et d'attacher qu'à
la condition d'être aperçue par masses et par lignes tellement distri-
buées et coordonnées ensemble, que les unes soient éteintes et sacri-
fiées, les autres éclatantes et enrichies au profit d'un effet voulu. Il
répugne aux détails, il néglige à dessein et en vue d'une intention plus
haute, ce qui, dans la vie et dans les spectacles de tous les jours, nous
frappe médiocrement ou ne produit sur nous qu'un effet mesquin et
prosaïque
11 résulte de l'œuvre générale un effet grand et poétique, une
pensée intime et profonde. C'est à coup sûr et quoi qu'on dise, le plus
beau, le plus vrai payage du Salon.
Dans h' Artiste^ après avoir cité les vers de Hugo :
« C'est sur cette donnée que M. Paul Huet a fait son grand paysage,
et je ne puis mieux faire que de dire qu'il a bien rendu toute la poésie,
toutle charme mystérieux, tout le silence de la douce pensée de M. Victor
Hugo. On entend les feuilles bruir et l'eau couler
Jal. Salon de 1831 -.
« Je termine ce chapitre en parlant de M, Paul Huet. C'est un oseur;
il n'a voulu ni du moderne paysage historique, ni du style du Poussin,
ni de la simple et naïve réalité ; il s'est fait paysagiste d'expression, si
l'on peut parler ainsi. De la nature il n'a pris que la poésie, non la
poésie douce et attrayante, mais une autre que j'appellerais volontiers
convulsive. 11 voit tout au travers de ce prisme qui lui noircit le ciel, la
verdure et l'eau. La forme le touche peu, c'est comme M. Delacroix qui
a besoin de faire comprendre sa pensée, et qui altérera le type de ses
figures jusqu'à les descendre à la dernière laideur, pourvu que ces laids
visages disent bien haut ce que le peintre aura voulu dire
Ses prés, ses arbres sont étincelants d'escarboucles et d'or. Il
y a de la lourdeur, de la dureté, de l'uniformité dans tous ses tableaux,
et avec cela une profondeur, un sentiment, une richesse d'imagination
qui étonnent
SALON DE i833.
Vue générale de Rouen, prise c!u Mont-aux-Malades. — Paysage
composé ; soirée d'automne. — Entrée de Forêt, souvenir de Com-
piègne. — Intérieur de Forêt, maison de garde. — Paysage,
Crépuscule. — Vue de Saint-Cloud, prise de la lanterne de
Démosthènes (ces deux derniers inscrits au supplément).
Gustave Planche salon de 1833^.
La Vue de Rouen recevra de nombreux suffrages; l'habile com-
binaison des lignes, l'immensité de la perpective, la forme heureuse et
* Tome I, p. 272.
- Page 219.
■* Salons, t. 1, p. 179.
496 PAUL HUET
vraie des dunes, la solidité des premiers plans, la pâte légère et flocon-
neuse du ciel, ne laissent rien à désirer.
L'n paysage tout entier d'invention, un ICffct de soir, de l'eau sur le
bord du cadre, au second plan un bouquet d'arbres, et au fond les
ruines rouillées d'une abbaye, valent mieux encore. La fiie de Rouen
peut lutter avec les ïurner; celui-ci se peut comparer, pour la gran-
deur et la poésie, aux meilleurs de notre Claude Lorrain.
Ainsi que nous l'avons dit précédemment ', la rénovation du paysage
attend ses destinées de MM. Paul Huet et Charles de La Berge. Ces deux
artistes éminents ont posé la question, chacun à leur manière et très
diversement ; ils demeurent fidèles à leur première volonté, et chacune
de leurs œuvres, en agrandissant la voie où ils sont entrés, et qu'ils
ont eux-mêmes frayée, ne change rien à leur premier dessein.
Au premier aspect, la différence des efTets révèle évidemment
la différence des procédés et des intentions. M. Huet prétend avant tout
et surtout à l'impression, à l'émotion poétique; M. de La Berge paraît
exclusivement préoccupé de la reproduction exacte et complète des
moindres détails de la nature
Le premier choisirait pour parrain Claude Gelée, et le second
Hobbéma.
La Vue de Rouen -, de M. Huet, se distingue par des qualités pi'é-
cieuses et surtout par l'étendue indéfinie de l'horizon. 11 semble que la
toile recule et s'agrandisse presque à chaque minute
Son paysage composé est, à coup sûr, son meilleur ouvrage sous
tous les rapports : il y a de la grandeur sans emphase, du calme sans
sécheresse, de la poésie sans manière et sans obscurité. Les lignes
sont harmonieuses, et la percée du fond, à droite, est bien
inventée;. . . .
Dans l'Artiste ' :
« Mais nos vallons ombreux et humides, nos plaines riches et culti-
vées, notre ciel nébuleux, voulaient être reproduits avec ce sentiment
poétique que le Poussin, Salvator Rosa et Claude Lorrain ont répandu
sur la nature éclatante de l'Italie ; et parmi les paysagistes qui se font
remarquer au Salon de cette année, un seul, M. Paul Huet a conçu ses
compositions dans ce sentiment. Le style hardi et pittoresque de cet
artiste convient aux grandes scènes de la nature
Il serait aussi injuste d'exiger de M. Paul Huet un fini de détails con-
traire à la nature de ses impressions, que de demandera M. de La Berge
dont nous parlerons tout à l'heure une allure plus élevée et moins labo-
rieuse : Ce serait vouloir dépouiller ces deux artistes de leurs qualités
si belles et si précieuses, quoique si opposées
Ch. Lenormand dans Les Artistes contemporains '.
Heureusement pour nous, si nous voyons quelque promesse de
talent se démentir, d'autres talents tendent à se dégager de la corrup.
' Page 218.
- Page 220.
■'Page 145.
■' Page 97.
SALONS 497
tion et de la manière. M. Paul Hueta exposé une Fi/e de la ville de Rouen
remplie des qualités les plus remarquables; le choix du site, la disposi-
tion des lignes méritent de grands éloges : le ciel a de la transparence,
du mouvement, une véritable largeur d'effet. Les falaises blanches qui
longent la Seine à gauche du spectateur sont rendues avec finesse et
vérité.
Jal. Les Causeries du Louvre'-, Salon de i83i.
Lord G. — Cela est grand, bien développé; le ciel se meut, le ter-
rain est largement découpé, le ton général a de la finesse, les monu-
ments ont de la fermeté et annoncent la grande ville. C'est très bien,
plus vrai, beaucoup plus naturel que ce que je connaissais de cet
artiste.
— C'est plein de bonnes qualités. La raison est venue en aide à
l'école coloriste qui se dévergondait si fort les années précédentes ; on
a compris que c'était trop peu d'harmoniser systématiquement des tons
prestigieux et d'en revêtir des formes fantastiques. On étudie sérieuse-
ment, on cherche le dessin et vous voyez que cet effort profite au pay-
sage. MM. Bertin, Aligny et Corot ont été, pour leur genre, ce qu'a été
M. Ingres pour la grande peinture, ils ont fait rougir la révolution
pittoresque de ses écartsetlui ont appris qu'on n'était rien avec deseffets
sans forme. M. Huet a ouvert les yeux et je le trouve dix fois meilleur
que lorsqu'on lui criait de tous côtés qu'il était admirable et sublime.
Ne fallait-il pas citer ce passage : Paul Huet profitant
des leçons de Bertin et d'Aligny ! Ceux dont il a com-
battu les tendances !
Je cominence par m'excuser d'une citation un peu
longue, et qui paraîtrait déborder sur le cadre de mon
sujet, mais les articles de Delécluze, parus dans les
Débats, n'ont pas, que je sache, été réimprimés; il serait
regrettable de laisser perdre une sortie si virulente contre
l'école anglaise à propos de Paul Huet et le passage sur
Corrot [sic) qui la prépare !
Delécluze. Les Débats, i"' mai i833. Salon.
« ... 11 y a encore un jeune paysagiste, plein de bonnes qualités, qui
poursuit la naïveté avec trop d'acharnement. C'est M. Corrot; outre
cela, ses compositions se ressemblent trop et manquent souvent d'in-
térêt. C'est toujours un ciel plein de jour et de transparence, il est vrai,
mais trop habituellement opposé à des terrains dans le demi-ton les
tableaux de M. Corrot ne sont bien souvent que des pochades.
^ Pages j6i et j63.
igS PAUL HUET
« Les peintres dont il vient d'être question se sont élevés sous le
soleil de l'Italie, et j'ai dit les défauts dans lesquels je crois qu'ils
tombent. Le plus à redouter de tous, c'est l'alfectation de la na'iveté dans
la composition et de la maladresse pour ce qui tient à l'exécution. Mais
on voit, dans quelques paysages exposés au Salon, une adectation con-
traire, mise en œuvre par des hommes également de mérite, mais qui
se sont formés sous l'influence de l'école anglaise. M. P. Huet est, cette
année, le paysagiste qui a été le plus fidèle aux principes des Constable,
des Turner, des Daniel, et par extension de Watteau On sait que la
naïveté n'est pas le péché mignon des trois derniers peintres que je
viens de nommer. M. Huet, qui, celte année, a fait de grands efforts pour
revenir à la vérité, se sent pourtant encore de son éducation première.
Il néglige absolument le dessin, soit qu'il rende des lointains, des
arbres ou des plantes; il néglige le dessin, chose aussi importante dans
le paysage que dans tout autre genre.
« Ce défaut capital est également sensible dans les Vues de Rouen et
de Saint-Cloud, peintes par ce jeune artiste. Dans ce dernier ouvrage
particulièrement, r/io^jsonia/i'^edesplaines et des collines qui composent
les fonds n'est nullement observée; les formes de ces collines ne sont
pas étudiées avec soin, et les arbres qui garnissent les devants offrent
les mêmes défauts. M. Huet a un coloris fin et brillant, à la faveur
duquel il espère faire oublier le défaut des qualités que je recommande;
il se trompe. Cet éclat de couleur flatte et éblouit les deux ou trois
premières années de la carrière pittoresque d'un jeune artiste; mais
bientôt on ne tarde pas à exiger plus de lui, et s'il ne fait des efforts
pour perfectionner son talent, ses flatteurs, même les plus chauds, ne
tardent pas à se changer pour lui en critiques sévères.
« Dans l'intérêt des arts, je désire ardemment que la manie des
principes et des procédés de l'école de peinture anglaise, en cessant
entièrement, ne donne plus à certaines productions cette apparence
bizarre qui les fait prendre par les faux connaisseurs pour des ouvrages
fort originaux »
Il est intéressant de rapprocher des Salons de Planche
et de Delécluze le jugement porté par Mantz à la suite
de l'Exposition universelle de 1889 ^ laquelle l'Etat a fait
figurer entre autres la Vue de Rouen :
« ..." Son chef-d'œuvre V Inondation de Saint-Cloud est
resté au Louvre, mais nous avons au champ de Mars
la Vue de Rouen qui, ayant figuré au Salon de i833.
appartient tout à fait à la période batailleuse. A ce
paysage s'ajoutent quelques autres pages intéressantes
où la recherche de leffet, la largeur de l'exécution con-
finent parfois au décor. Mais la curiosité véritable, quand
on consent à faire un retour vers le passé, c'est la Vue
'■ Gazette des Beaux-Arts, 3'= période, t. II, p. 352.
i
SALONS 499
de Rouen. Il faut y voir un vaste paysage panoramique,
ambitieux d'exprimer la physionomie locale d'une région,
avec les accidents de terrain, sa construction intérieure,
ses cultures superficielles, son caractère intime. Ainsi,
dès le début, Paul Huet mettait beaucoup de choses
dans ses tableaux et avouait son goût pour le paysage
expressif.
SALON DE 1834.
Vue générale d'Avignon et de Villeneuve-lès-Avignon, près de
rintérieur du fort Saint-André. — Vue du château et de la ville
d'Eu. — Vue des environs d'IIonfleur.
Ces deux tableaux appartenaient à S. A. R. le duc d'Orléans.
Et à la gravure : Paysages gravés à l'eau-forte.
Gustave Planche, Salon de i834'.
Entre ces trois paysages de M. Paul Huet, celui que je préfère, c'est
une Vue des environs de Honfleur.
C'est une composition d'un style très arrêté, très pur, très clair
et très harmonieux. J'ai retrouvé dans cette toile toute l'invention et
toute la naïveté queM. Huet avaitprécédemment montrées, en i83i,dans
son Effet du soir, en i8'}3, dans son paysage composé; mais ces
qualités sont ici unies par une étroite alliance. La poésie se marie à la
réalité, l'une et l'autre se soutiennent mutuellement et l'on n'a pas à
regretter, comme dans les deux toiles des années précédentes, le sacrifice
de plusieurs parties importantes de l'exécution à l'effet général du
tableau.
Les rochers et les terrains à gauche sont d'un relief admirable. La
grève, qu'on aperçoit sous les flots amincis, est d'une couleur heureuse-
ment saisie. Le ciel est noir et chargé sans être lourd. Ici ce n'est pas
seulement de la bonne peinture, c'est un excellent tableau. »
A propos de la Vue d'Avignon : -
« Jamais peut-être M. Paul Huet n'avait apporté, dans l'exécution
des détails, une patience aussi persévérante que dans les premiers
plans de sa Vue d'Avignon. A ne les estimer que selon leur mérite
pittoresque, indépendamment de la composition à laquelle ils se rat-
tachent, c'est une suite de morceaux excellents Le ciel est d'un ton
chaud et clair; c'est presque un ciel d'Orient.
Dans l'Artiste. — Pai/sagistes ^.
Les noms qui se disputent le premier rang sont tous déjà connus.
< Page -162.
^ Page 263.
3 Tome VII, p. 63.
5oo PAUL HUlîT
Paul Huet le plus poète de nos paysagistes, et ces deux jeunes hommes,
dont le début fut brillant au dernier Salon, Cabat et Rousseau
M. Paul Huet' est poète, et à bien dire le plus poète de tous nos
paysagistes.
M. Huet a donc fait preuve d'une heureuse intelligence et d'une vive
et flexible imagination en nous montrant, par opposition à la nature
dont il s'est inspiré dans ses tableaux des années précédentes et cette
année encore dans ses deux Vues de Normandie, une Vue d'Avignon
empruntée à une nature plus ardente et plus lumineuse.
A quoi bon ensuite faire ressortir chaque mérite différent du
tableau : la profondeur et la largeur du point de vue; le sens poétique
que le peintre a su conserver dans cette grande harmonie d'aspect du
fleuve, des villages, de la ville papale et des lointains de l'horizon? Ces
qualités éminentes sont déjà considérées comme inséparables du talent
de M. Huet
Delécluze, — Les Débats, 4 mai i834-
M. Paul Huet est un peintre qui aime les efl'ets fantastiques et qui fait
tout plier à cette idée dominante quand il compose ses tableaux. Aussi,
serait-on porté à croire qu'il ne devrait jamais donner un titre fixe à ses
ouvrages, comme Vue de la ville d'Avignon, par exemple. Pour tous
ceux qui connaissent le climat et le ciel de la Provence, et 1 aspect
imposant du palais des Papes, et la délicieuse pureté de l'architecture
des murs fortifiés qui entourent Avignon, la vue qu'en a donnée M. Huet
est loin d'être satisfaisante.
SALON UE i835
Matinée de Printemps. — Soirée d'Automne. — Maison d'un
garde.
A la gravure : Paysages gravés à l'eau-forte.
Le journal V Artiste- signale le refus d'une petite toile de Paul Huet
en compagnie de Boulanger, Riésener, Jules Dupré, etc.
Un article de Ferdinand Denis' très élogieux sur les Paysages com-
posés et gravés à l'eau-forte par P. Huet.
Une critique' peu bienveillante finissant cependant par ces mots :
« ... et pourtant dans son grand paj'sage de cette année : la Soirée d'Au-
tomne, quel beau lac ! Quelles eaux calmes ! Quelle sombre et mélanco-
lique couleur!
SALON DE i836
Souvenir d'Auvergne, soleil couchant dans les montagnes. —
Chaumière des environs de Dieppe.
I 10, III.
^ Tome IX, p. 171.
■^ Tome IX, p. 117.
'• Tome IX, p. i5o.
SALONS 5oi
Planche proteste violemment contre le refus de sa Marine.
Gustave Planche, Salon de i836'.
« Il est fâcheux que le Souvenir d' Auvergne de M. Paul Huet soit placé
deux pieds trop haut, et ne soit pas vu sous un angle convenable
La pâte est riche, mais n'a pas une épaisseur exagérée; c'est de la pein-
ture franche et hardie, plus vraie que la peinture littérale, plus animée
que la peinture traditionnelle, fidèle aux deux conditions suprêmes et
inséparables de l'art, participant à la fois de l'invention et de la réalité.
La Lisière du bois, envoyée l'année dernière par M. Huet, offrait des
qualités aussi solides que la toile dont nous parlons mais n'avait pas la
même importance de composition. Quoique cette lisière fût par elle-
même un morceau complet, cependant, ce n'était qu'un morceau. Le
Souvenir d'Auvergne est un poème qui rappelle les grandes époques du
paysage et qui place M. Huet fort au-dessus de l'école réaliste de nos
jours. Pour ceux qui ont vu de près et par leurs yeux les Turner et les
Constable, et qui ne jugent pas les originaux sur les traductions,
M. Huet ne relève que de lui-même, et ne doit qu'à sa seule volonté
les ouvrages qu'il produit.
« Le public n'est pas encore arrivé jusqu'à lui, mais que M. Huet se
rassure et persévère, qu'il attende patiemment l'heure de la popularité,
car cette heure est plus prochaine qu'il ne pense.
« Une jV/aWnedu même auteur, refusée par M. Bidault, est exposée dans
l'atelier de M. A. Scheffer, à côté du beau paysage de M. Rousseau.
Je suis sûr que la Marine de M. Huet aurait rallié tous les critiques
dissidents. Cette composition, moins importante que le Souvenir d'Au-
vergne, est plus facile à saisir ei aurait frappé tous les jeux. Les arbres
placés à droite du spectateur sont un chef-d'œuvre de précision. Les
flots sont d'une légèreté à laquelle M. Gudin, multiplié douze fois par
lui-même, n'atteindrait jamais. Mais puisqu'il a plu à M. Bidault d'ex-
clure cette admirable Marine, il faut que M. Huet traite, l'année pro-
chaine, un sujet de même nature sur une plus grande échelle.
L'Artiste'-. Salon, i836.
Le Souvenir d'Auvergne de M. Huet est un des bons ouvrages de ce
peintre. Ses horizons sont plus étudiés que ceux de MM. Cabat et
Dupré. Il ne côtoie pas avec eux les ruisseaux des prairies ou les
mares domestiques. Il saisit ordinairement l'imagination par l'origina-
lité des sites, et il faut convenir que celui de cette année est des plus
Irappants. Sans doute il ne possède pas toute la fermeté de main de
M. Dupré, tout le charme naïf des détails exquis de M. Cabat; mais
peut-être s'empare-t-il davantage de la pensée avec une sorte de magie.
Dans ses tableaux, l'impression résulte d'un ensemble remarquable
plutôt que d'objets intéressants chacun en particulier. On trouve à
chaque pas dans son œuvre des preuves de sa prédilection pour l'effet
de la totalité, par les sacrifices qu'il fait porter sur des parties dont
l'intérêt ne lui semble pas devoir concourir eflîcacement à ce but unique.
Nous avons encore présente à la mémoire sa Forêt de l'année der-
* Tome II. p. 39.
- Tome XI, p. i35.
5oa PAUL HUET
nière. On n'a pas assez rendu justice à la poésie profdnde qui respirait
dans cet ouvrage. Nous retrouvons la même qualité au plus haut degré
dans ses Montagnes de cette année. 11 y a quelque chose de la séduc-
tion, du rêve dans l'impresion qu'elles produisent »
Plus loin, Gustave Planche revenait sur le refus de la
Marine'.
« Le jury a refusé une Marine de Paul lluet. Or vous ignorez peut-être
par qui est représenté le paysage à l'Institut ? Par le plus obscur, le
plus ignoré, le plus médiocre de tous les peintres, par M. Bidault.
L'Institut qui ne compte dans son sein qu'un seul paysagiste, capable
tout au plus de faire le portrait en pied d un moulin, l'Institut a refusé
une Marine de Paul Huet. Malgré les récriminations de la critique,
malgré le placage érudit des comparaisons qu'elle n'a pas ménagées au
novateur, nous sommes en droit de regretter la marine de Paul Huet,
car c'est en lui que se personnifie le paysage poétique, c'est en lui que
se résume l'intelligence de la nature, étudiée le crayon à la main et idéa-
lisée par la réflexion. Seul parmi nous, tandis que le réalisme enva-
hissant menace de détrôner la pensée, il voit dans le paysage autre
chose que la matière; il ne crie pas hosannah quand il a cr)pié un brin
d herbe ou un caillou. Que les voyageurs de cabinet, familiarisés par la
gravure avec Constable et Turner s'enrouent à crier que Paul Huet
procède de l'école anglaise, nous ne les troublerons pas dans leur
triomphe innocent. Nous nous permettrons seulement de ne pas par-
tager leur avis. Mais il est bon de publier que M. Bidault, juge sans
appel de M. Paul Huet, a refusé son suffrage à l'accusé.
« Le jury a refusé un paysage de M. Marilhat Que M. Marilhat se
console, car il a eu pour juge M. Bidault.
(( Le jury a refusé un paysage de M. Rousseau...., mais qu'il se con-
sole, car il a été jugé par M . Bidault. »
Au salon de i83i [Débats du i4 mai) Delécluze
disait :
« Passons rapidement toutefois sur les ouvrages de MM . Ulrick.
Huet et Bard, qui composent, dessinent et colorent des pays, des
arbres, des feuillages et même des figures purement fantastiques. Un
moulin à vent, ou même un chou bien imité, me paraissent préférables
à des compositions de cette espèce. »
Le mot n'avait pas été perdu pour Planche puisqu'il
le relevait cinq ans après !
SALON DE i838.
Coup de veut, souvenir d'Auvergne. — Vue prise à Compiègne,
soleil d'automne. — Grande marée d'Equinoxe.
' Salon de i836, p. 293.
SALONS 5o3
A la gravure. Source de Royat, près Clermont (Puy-de-Dôme).
Gustai'ti Planche^, Salon de i8J8.
Les trois ouvrages envoyés cette année au Louvre par M. Paul Huet
ont droit à une égale attention. Chacune de ces toiles, en effet, se dis-
tingue par un mérite particulier; la signiflcation et le style de ces trois
compositions sont de telle nature, qu'il est impossible de ne pas trouver
plaisir à les étudier. A notre avis, M. Paul Huet a fait depuis d'w ans
d'immenses progrès; il a gardé la richesse et la variété du coloris qui
lui avait concilié, dès ses premiers débuts, les plus précieux suffrages,
et en même temps, il s'est efforcé d'écrire de plus en plus clairement le
sens de chacune de ces compositions
Le Coup de vent, souvenir d'Auvergne, offre un ensemble de lignes
très habilement ordonnées. La gorge qui occupe le centre du
tableau étonne et charme par sa profondeur. Le ciel est d'une bonne
couleur et s'accorde bien avec le ton général du paysage. Les terrains
et les arbres qui occupent le premier plan sont d'une pâte solide et
d'une remarquable vérité
Je préfère, au Souvenir d Auvergne, une Vue prise à Compiègne
Jamais, je crois, la nature d'automne, si harmonieuse et si riche
dans sa mélancolie, n'a été représentée avec plus d'éclat et de vérité.
La rouille des arbres est rendue avec une précision, avec une justesse
qui ne s'étaient rencontrées jusqu'ici que chez les Flamands. Le gazon
et les fleurs du premier plan sont d'une admirable fraîcheur; l'eau dans
laquelle se réfléchit l'image des troupeaux est d'une transparence qui
ne laisse rien à désirer. Toute la partie de droite de la toile contraste,
heureusement, avec la partie gauche. Autant celle-ci se distingue par la
richesse de la couleur, autant l'autre nous attache par sa profondeur
indéûnie, par sa couleur mystérieuse. Ce tableau est, à mon avis, le
meilleur que M. Paul Huet ait jamais fait. Par l'unité de la pâte, par la
franchise des tons, par l'harmonie linéaire, par la simplicité du sujet,
il mérite l'admiration unanime des juges les plus sévères. Tous les
éléments de cette toile sont à la fois réels et librement interprétés. Ceux
qui ne croient pas à la nécessité de la poésie dans le paysage, qui
veulent bannir l'imagination du paysage comme un auxiliaire inutile ou
dangereux, ne peuvent i-efuser leur approbation au terrain et aux arbres
de la Vue prise à Compiègne. Comparée à la réalité, cette toile défie
hardiment l'analyse; mais elle offre, en même temps, un beau sujet
d'étude aux partisans de l'interprétation. Car il est évident que M. Paul
Huet ne s'est pas cru obligé de copier littéralement ce qu'il avait devant
lui, il a choisi dans la forêt de Compiègne le sujet de son tableau, mais il
a supprimé ou transformé les éléments qui lui ont paru inutiles ou
mesquins. C'est là, selon nous, la seule méthode à suivre dans lapratique
du paysage. C'est en conciliant le respect de la réalité, comme point de
départ, avec la libre interprétation, que le paysage retrouvera la richesse
et la variété qui distinguent les œuvres de Claude Gelée, de Ruisdaël.
^L Paul Huet paraît pénétré de cette vérité et chacune de ses com-
positions témoigne de son amour sincère pour la nature et pour l'in-
vention. Quand il nous aura donné quelques toiles pareilles à cette Vue
prise dans la forêt de Compiègne, il ne peut manquer d'obtenir la popu-
' Tome II, p. ij5.
5o4 PAUL HL'ET
larité qu'il mérite. Car cet ouvrage réunit, aux qualités qui séduisent
la foule, les qualités plus rares qui charment les homnies du métier.
C'est tout à la l'ois de la peinture agréable et de la peinture excel-
lente. Celte double recommandation placera certainement le nom de
M. Huet parmi les premiers noms de notre école.
Une grande marée, temps d'équinoxe, du même auteur, mérite une
attention toute spéciale, d'abord parce qu'elle est pleine de vérité, et
ensuite parce qu'elle a été refusée, il y a deux ans parle jury du Louvre.
Les vagues sont rendues avec une grande finesse; les arbres placés à
droite sont d'un très bon effet, tous ceux qui ont pu assister au spectacle
que M. Huet a voulu traduire sur la toile, se plaisent à reconnaître
qu'il a reproduit très fidèlement la réalité ; et pourtant le jurj" du Louvre
avait refusé ce tableau il y a deux ans. Si nous sommes bien informé,
1 auteur n'a rien changé à son ouvrage; iln a rien supprimé, rien ajouté;
il a laissé son tableau tel qu'il l'avait conçu, tel qu'il l'avait exécuté.
Comment donc la quatrième classe de l'Institut est-elle arrivée à modi-
fier son premier avis? Quelques membres du jury, qui se donne pour
infaillible, auraient-ils vu la mer depuis l'arrêt rendu contre M. Huet?
Journal L'Artiste^, Salon de i8ï8.
M. Paul Huet est, par excellence, le peintre des sombres forêts et
des ciels chargés d'orage. C'est là son domaine, dont il est sorti quel-
quefois, mais où le ramène bientôt un sentiment dominant et profond,
aussi s'y est-il renfermé cette année pour le choix de ses trois composi-
tions. Un Coup de vent, le Soleil d' automne , un Temps d équinoxe, voilà
les trois sujets choisis par M. Paul Huet. Son imagination se plait à ces
scènes tristes ou terribles de la nature. M. Paul Huet a d'abord été
loué pour la teinte poétique que, mieux que personne aujourd hui, il
répandait sur ses tableaux; mais on lui reprochait de trop sacrifier, à
ce grand eflet de sa peinture, la précision et la rigueur des détails; ses
arbres et ses terrains n'apparaissaient pas assez nettement formulés à
travers l'atmosphère idéale dont le peintre les enveloppait. M. Paul Huet
n'a point, en esprit superbe, fermé l'oreille à ces critiques; il a voulu
conserveries qualités que tout le monde lui connaissait et y joindre celles
qu'on lui demandait. L'étude et le travail lui ont fourni les moyens de
compléter son talent; et il faut le déclarer aujourd'hui, on ne saurait lui
reprocher ni mollesse, ni indécision dans le dessin et dans le modelé de
ses arbres et de ses terrains. Ses deux paysages contiennent de vieux
arbres d'un relief puissant et vrai, son tableau d'une grande marée a,
sur le premier plan, des détails de terrain et d'arbres dépouillés d'une
âpreté d'aspect saisissant. Bizarre composition qui, dans son petit
cadre, laisse une impression vive et immense de l'Océan et de ses
dangers. Nous croyons qu'aucun Salon n'a encore fait autant d honneur
à M. Paul Huet que celui de i838.
Deléduze. Les Débats, i' avril i838.
Rien n'est si difficile, dans les arts, comme en révolution, que de réagir
et de le faire avec mesure. Cette invasion de paysages à la Watteau,
' Tome XV, p. i33 et i34.
SALONS 5o5
dont nous avons été menacés il y a cinq ou six ans, nous a valu nu
retour brusque vers le genre poussinesque.
On a remarqué avec plaisir, qu'un jeune paysagiste heureusement
doué par la nature, mais dont les premières études n'avaient pas été
sagement dirigées, semble se rapprocher du simple et du naturel.
M. Huet a mis à l'exposition plusieurs tableaux, dont 1 un surtout, Vue
prise à Compiègne, éclairée par un soleil d'automne, présente des
qualités précieuses dans certaines parties de son exécution et ne manque
pas de poésie.
Entre le mélodrame et la tragédie, entre le romanesque et la poésie,
il existe une différence bien sensible, qui jusqu'à ces années dernières
paraissait avoir échappé à l'esprit de M. Iluet. En poésie il n'y a pas
d'idées ou d'images si bizarres, si surnaturelles même qu'elles puissent
être, que l'on ne fasse passer à l'aide d'une imitation sage et artistement
préparée. Dans le genre romanesque au contraire, les faits les plus
simples, les idées les plus vraies, les images les plus saisissantes
deviennent incroyables, exagérées ou même inintelligibles par le
désordre, l'incorrection et l'endure de l'imitation et du style. Or c'est
cette différence extrême que M. Huet semble apercevoir aujourd'hui, au
moins suis-je autorisé à le croire, depuis que j'ai regardé cette soirée
à Compiègne, où malgré un peu de monotonie dans le ton des grands
arbres, on s'aperçoit que la lumière est bien établie sur leur feuillage,
où enfin il y a du calme, du grandiose et de la poésie.
SALON DE 1840.
Vue du château d'Arqués ii Dieppe (musée d'Orléans).
Il n'a qu'un tableau au Salon, Gustave Planche en
donne la raison' :
« Chaque année, le jury du Louvre soulève des plaintes nom-
breuses...
« Il est arrivé, en effet, à des artistes éminents, qui ne partagent pas
les convictions du jurj', de se voir exclus des galeries du Louvre...
« Il est impossible en effet que M. Blondel approuve la peinture de
Delacroix, et pourtant, malgré ses défauts, M. Delacroix est un peintre
éminent, tandis que M. Blondel est un peintre absolument nul, bien
qu'il siège dans la quatrième classe de l'Institut. M. Bidault ne peut
approuver les paysages de M. Huet ou de M. Rousseau et pourtant
MM. Huet et Rousseau ont une valeur incontestable, tandis que
M. Bidault ne signifie rien dans l'histoire de son art, quoiqu'il siège
dans la quatrième classe de l'Institut. »
Plus loin Gustave Planche appréciait ainsi le tableau :
« La Vue du château d'Arqués de M. Paul Huet offre plusieurs par-
ties recommandables : je crois pouvoir louer, en toute assurance, la
* Tome II, p. 157 el IÔ8.
5o6 PAUL HUET
couleur de la colline, le fond et le ciel ; mais je ne saurais approuver le
ton des arbres placés sur le devant du tableau, toute cette partie de la
toile est d'une crudité qui fait tache. Tout en respectant le contraste
que M. Huet a voulu établir, entre le second et le troisième plan de son
tableau, il conviendrait, je crois, d'adoucir le ton des arbres et de leur
donner un peu plus de légèreté '.
Jules Janin : — L'Artiste, Salon i8',o'.
« Il y a bien de l'air, mais aussi bien de la verdure, dans la Vue du
château d'Arqués, par M. Huet...
« Nous parlions tout à 1 heure de la Normandie^, c'est la véritable
patrie du paysage français... qui que vous soyez et quels que soient
votre maître et votre école, parcourez la en toute confiance cette terre bénie
et fertile; ainsi l'a parcourue M. PaulHuet, et naturellement il s'est arrêté
au pied du château d'Arqués, dans cette célèbre et riante vallée qui se
souvient de Henri IV tout autant que les plaines d Ivry... Au premier
aspect, le paysage de M. Paul Huet est un peu vert, la teinte vous
paraît uniforme ; mais, pour ceux qui l'ont bien vu, c'est véritablement
le paysage normand ; c'est tout à fait là, cet air limpide et pur ; ce sont
là ces ruines honnêtes et tranquilles qui rappellent d'une façon si loin-
taine le château fort. Même, à ce sujet, il faut savoir fort bon gré à
M. Paul Huet de n'avoir pas recherché l'effet guerrier dans ce paysage;
c'est une modération dont un homme d'esprit seul était capable, car il
faut avoir beaucoup d'esprit pour n'en pas montrer mal à propos...
Delécluze. — Les Débats, 13 mars iS'io.
Mais dans le genre du paysage, il y a une foule d'artistes qui, sans
se rattacher systématiquement à la composition poussinesque ou à
l'imitation précise et rigoureuse, ajustent des tableaux dans leur imagi-
nation, en partant d'une donnée qui leur a été fournie par la nature.
Ce moyen n'est peut-être pas le moins bon, mais sous la condition
cependant que l'on ne se laissera pas aller à faire des décorations fan-
tastiques.
M. Paul Huet est un homme qui traiterait fort bien ce genre si, ne
cédant pas aussi facilement aux fantaisies de son imagination, il s'ap-
puyait plus souvent sur le réel. Il n'est personne qui, en voyant la Vue
du château d'Arqués de ce peintre, ne soit frappé de la justesse de
mon observation. M. Huet veut être plus poétique que la nature, ce
n'est pas raisonnable. En poursuivant de pareilles chimères, on risque
de perdre les dispositions les plus heureuses, un talent que tout le
monde reconnaît, mais dont on ne peut que difficilement approuver
l'emploi.
M. Troyon est à peu près dans le même cas, sa palette est riche, sa
facilité extrême, mais il pèche par le défaut de naturel et de réalité dans
ses compositions... »
— Il me semble que ce jugement porté sur le talent de
' Tome II, p. i-o.
^ Tome V, a» série, p. 169.
s PageaSS.
SALONS 5o7
Troyon donne bien la mesure de la valeur du critique !
D'ailleurs ce pédant si sévère ne se donne même pas
la peine de lire les noms au livret, dans le même article,
il écrit le nom de Dauzatz [sic) comme il écrit Gorrot
et Descamps, comme il écrivait Jéricho I
SALON DE 184 I.
Intérieur de Forêt. — Vue du port et de la rade de Nice. —
Un torrent en Italie. — Le Lac, paysage composé, effet du soir.
— Rochers dans la vallée de Nice.
Journal L'Artiste ', Salon de iS.\ i .
«... Toutefois ce n'est pas encore là tout à fait du paysage de style,
et, sous ce rapport, M. Paul Huet a obéi à de plus directes inspira-
tions...
Le Torrent en Italie a un aspect plus sévère encore. La composition
est grandiose, le ton chaud et éclatant; les lignes de ce plateau élevé
ont une majesté extrême... Le site est agreste et primitif; il fait invo-
lontairement rêver aux brigands des Abruzzes...
Delécluze : — Les Débats du 18 mai i8/|i,
M. Huet est encore un homme qui a le sentiment très prononcé de
l'art du paysage, quoique son exécution fantasque ait nui si longtemps
au véritable développement de son talent. Cette année, il a été plus sage,
et sa verve n'en est que mieux appréciée. Son Intérieur de forêt, placé
dans le grand salon, est un fort joli tableau.
SALON DE 1843.
Vue d'Avignon et du château des Papes (musée d'Avignon).
Un seul tableau au Salon de iS'i'i, le journal V Artiste nous en donne
la raison-. Il est cité parmi les noms des artistes refusés avec Bou-
langer, Corot, Millet et même Flandrin ! un portrait de sa mère !
Plus loin : « Un seul tableau de M. Paul Huet a échappé à la pros-
cription générale dont tant d'ouvrages de mérite ont été l'objet ! C'est
la Vue d' Avignon et du cliâteau des Papes, uue belle peinture, toute res-
plendissante de lumière et calme cependant, et suave, et tranquille, et
bienheureuse comme un riant souvenir des contrées méridionales.
SALON DE 1844 (sou absence).
Malade à Nice, Paul Huet n expose pas en iSV'i. Le journal VArtiste
dans un article d'ouverture d'Arsène Houssaye intitulé les Absents-\ cite
' Tome VII, 2" série, p. 3i5.
- L'Artiste, t. III, 3° série, p. 178 et iii.
' VArtiste, 3' série, p. i45 du tome V.
5o8 PAUL H U In-
de nombreux noms ne devant pas figurer au Salon. Après Ingres, Dela-
croix, Scheffer, Charlet, Decaraps etc., « ainsi de Roquepian... Rie-
sener... ainsi de M. Paul Huet, de M. Cabat, de M. Jules Dupré, de
M. Rousseau, ainsi de vingt autres, dont l'absence frappera tous les
regards habitués au talent qui n'a pas dit son dernier mot. On pardonne
à ceux-là leur absence, et sans y penser je fais ici leur éloge ; en effet,
dans les arts, toutes les médiocrités bruyantes arrivent toujours sans
peine au jour fixé ».
SALO.N DE 1845.
Vieux château sur des Rochers.
S'il n'avait en 1845, qu'un tableau au Salon, il ne faut pas attribuer à
l'absence ou à la maladie cette abstention.
Thoré-Rurger en donne la raison' :
« Paul Huet, à qui l'on a refusé deux tableaux, comme s'il n'était pas
un artiste éminentet en quelque sorte consacré par quinze ou vingt ans
d'études consciencieuses et de recherches inquiètes, Paul Huet na
qu'un paysage au Salon. C'est un Vieux château sur des rochers. Le site
est mélancolique et très pittoresque. La carcasse des ruines percées à
jour se dessine sur le ciel, et les flancs de la montagne aux broussailles
rousses sont couverts d'une ombre mystérieuse. Paul Huet a souvent
rencontré la grandeur et la poésie. »
Au Salon de 1847, Paul Huet n'a pas exposé. Malgré son absence,
W. Burger rappelle son nom de la façon que voici '- :
«...Vers i83o on vit tout à coup des bandes d'aventuriers qui s'empa-
rèrent de la nature et de la poésie et renversèrent l'ancienne royauté.
Decamps, Cabat, Roquepian, Paul Huet, Marilhat. Jules Dupré, Rous-
seau furent les chefs de cette révolution. Cabat, Paul Huet et Roquepian,
quoiqu'ils aient été du 10 août, sont demeurés un peu Girondins. »
Ce reproche d être demeuré un peu Girondin, en oppo-
sition avec l'accusation si fréquente d'être resté un
romantique enragé, impénitent vaut la peine d'être
relevé.
Gustave Planche souligne encore cette absence'' :
« ... Quand MM. Ingres et Delaroche. quand MM. De-
camps, Jules Dupré, Paul Huet, Cabat, sont absents, on
ne peut se former une idée juste et complète de l'art
contemporain... »
' Salon de 1845, p. 186.
- Salon, 18^7, p. 481.
3 Salon, 1847, t. II, p. aSg.
SALONS 5o9
SALOK DE 184s.
Paysage : scène tirée de l'Arioste, Roland furieux, chant I. —
La mare aux canards, forêt de Compiègne. — Le Val d'Enfer, au
pied du pic Sancy. — Lac Guéry, Mont d'Or (Auvergne). — Cas-
catelles de Tivoli, vue prise à mi-côte. — Château et vallée de
Pau. — L'Automne, paysage aux environs de Pau. — Rochers,
site des Apennins. — Marais. — Une source aux Eaux-Bonnes
(Basses-Pyrénées). — Crépuscule aux environs de Pau; le Gave
au fond.
Théopliile Gautier : La Presse 10 mai 1848.
Après une disparition assez longue, M. Paul Huet reparaît avec une
quantité de tableaux de pays différents et d'effets variés qui nous prou-
vent une absence bien employée; il nous promène de la mare aux
canards de Compiègne au Val d'Enfer, du Mont d'Or aux Gascatelles
de Tivoli, du château de Pau aux gorges des Apennins et dans bien
d'autres endroits encore : le matin, le soir, le midi, le printemps, l'été,
l'automne, toute contrée, toute heure, toute saison lui conviennent,
pourvu qu'elles soient pittoresques.
M. Paul Huet est un paysagiste poétique, romantique même, si l'on
peut employer encore ce mot, auquel les disputes d'écoles ont donné
une signification presque ridicule : il conçoit la nature largement, par
grandes masses et avec un effet décidé.
Les artistes s'occupent plus maintenant de la rugosité d'une roche,
de l'empâtement d'un tronc ou d'une touffe de feuilles que de la physio-
nomie même de la nature. Les sites ont leur mélancolie et leur sourire,
leurs tristesses et leurs joies, leurs heures de gaieté folle et de morne
abattement, qu'il faut traduire dans leur sens général, sous peine de ne
faire qu'un mot à mot inexact. Ruisdaël n'y manquait jamais, M. Paul
Huet cherche toujours ce sens général et le trouve souvent.
SALO^ DE 1849.
Vue prise aux environs du Col de Tende (musée de Carcas-
sonne). — Chêne de Saint-Corneille, ii Compiègne. — Crépus-
cule, bords de la Seine. — Soleil couchant, paysage composé.
— Monte Calvo, Nice.
Dessins : Paysages Fusains (quatre) numéros séparés. — Inté-
rieur, Fusain, une chambre de malade à Clermont-Ferrand
(Auvergne).
Dans les Tablettes européennes, revue politique et littéraire. Salon
de i8'iy, un article non signé. On trouve à la page 88 ce simple mot :
« M. Paul Huet qui continue de peindre en rêvant... »
La bienveillance de cet auteur anonyme ne se prodigue pas du reste
car un peu plus loin il ne trouve pour Rousseau que cette ligne :
« M. Théod. Rousseau, qui, avec un talent très original, n'atteint guère
plus souvent au vrai qu'au naturel. »
-iio PAUL HUET
Gustave Galimard. — Examen du Salon de i^Vj-
Cette année, tous les maîtres du paysage romantique sont présents au
Salon, la célèbre phalange est au complet; MM. Corot, Fiers, Théodore
Rousseau, Paul Huet et d'autres sont les représentants de l'école nou-
velle...
SALON DE i85o.
i564. Les rives enchantées. — i565. La Butte-aux-Aires (Fon-
tainebleau). — i566. Les enfants dans le bois. — 1367. ^"®
prise dans le parc réservé de Saint-Cloud. — i568. Etude de
Rochers Carabasco. (Nice). — 1669. Etude dans le Bois de la
chasse. — 15^0. Lisière de bois. — 1671. Soleil couchant.
Sabatier Unglier, Salon de i85<), page i&.
Je vois une étude très remarquable de M. Paul Huet qui vaut bien
des tableaux (i568); on y reconnaît la touche du Maître. Les Rochers
de Carabasco sont dignes de Salvator. Sa Lisière de bois (iS^o) a un
aspect tout vénitien. C'est brossé et enlevé avec une énergie et une
audace à la Tintoret.
SALON DE i852.
Soir d'Orage, Forêt. — Fraîcheur des bois, fourré de la Forêt
(musée du Louvre). — Calme du matin, intérieur de forêt (musée
du Louvre.
Gustave Planche^.
Je suis heureux d'avoir à saluer dans M. Paul Huet un retour vers
les années les plus fécondes de sa jeunesse. Sa grande Lisière de forêt
nous reporte en effet vers ses meilleures inspirations. Il y a dans ce
tableau de grandes masses très bien vues et très bien interprétées.
Edmond et Jules de Concourt. Salon de iSSî à la page 77.
Huet Paul. • — M. Huet rend d'un savant pinceau ces verdures pâles
et aériennes qui dorment au bord des eaux.
Bathilde Bouniol. Causeries d'un amateur. Souvenirs du Salon, études
sur l'Art., page 24.
M. Paul Huet a reparu avec trois toiles. Dans les deux intérieurs de
forêts, la couleur est brillante, la touche vigoureuse, le soleil abonde;
mais l'air manque peut-être et l'on voudrait quelques percées de
lumière qui permissent à l'œil de pénétrer dans les fourrés. Nous avons
remarqué de magnifiques troncs d'arbres aux écorces lisses ou mous-
seuses. Nous souhaiterions en général cependant, une exécution plus
complète, et que ces toiles ressemblassent moins à de belles esquisses.
Le grand tableau de M. Paul Huet nous paraît d'une couleur moins
attrayante.
' Salon de 1802, t. 11, p. 3i4.
SALONS 5ii
Alp/i. Griim. Salon de iSài, page go.
Des trois paysages de M. Huet, le moins bon est le plus fantastique,
il représente une forêt pendant un soir d'orage; les deux autres, des
intérieurs de forêts, ont beaucoup de fraîcheur; l'effet général est plus
satisfaisant que les détails.
SALON DE i853
Marais salants aux environs de Saitit-Valery sur Somme
(Picardie). — Brisants, Granville (musée du Louvre). — Inté-
rieur de forêt.
EXPOSITION UNIVERSELLE DE i855.
Inondation à Saint-Cloud (musée du Louvre). — Soleil cou-
chant à Seine Port, (musée du Louvre). — Environs d'Antibes
(Var). — Fourré de la Forêt (musée du Louvre). — Marais,
Picardie. — Une soirée d'automne. — Calme du matin (musée
du Louvre).
A la gravure : Les Eaux de Royat (Auvergne). — Chaumière
normande, eau-forte. — Pont des Pyrénées, eau-forte.
M. J. Delécluze. Les Beauv-Arts dans les Deux Mondes en i855 '.
h'Inondation à Saint-Cloud, paysage de M. Huet, a un aspect de
grandeur qui pai'le à l'imagination. C'est certainement un de ses meil-
leurs ouvrages, bien qu il laisse à désirer, comme toutes ses autres
productions, ce soin, cet amour avec lesquels on témoigne de son
respect de la nature, en ne négligeant aucun de ses détails.
Maxime du Camp. Les Beau.v-Arts à l'Exposition unit'erselle de iS/iS -.
M. Paul Huet a une telle puissance de savant coloris, que ses pay-
sages ont pu aflronter sans pâlir le dangereux voisinage des toiles de
M. Eugène Delacroix. Son Fourré de la Foret, déjà exposé en 1842,
est un tableau de premier ordre où le peintre a eu à lutter contre des
obstacles sans nombre qu'il a su vaincre à force de science. C'est un
dessous de bois pris à demi hauteur d'arbre; nulle part on n'aperçoit le
ciel ; la seule lumière éclairant le paysage est dans cette clarté dou-
teuse et verdâtre que tamisent les rideaux de feuillage et qui enveloppe
les objets d'une demi-teinte douce et charmante. Quelques rochers
vêtus de mousse, un ruisseau assombri qui tombe de pierre en pierre,
le tronc argenté d'un bouleau, des fougères, un impénétrable taillis,
c'est là tout mais c'est vrai comme la nature. Qui de nous après des
heures de marche, de soleil et de fatigue, n'a été heureux de trouver
un abri semblable pour s'y étendre et y dormir à 1 aise ?
L'Inondation à Saint-Cloud est une composition triste d'un effet
' Page 289.
^ Page 231.
5i2 PAUL HUET
sinistre bien trouvé. Les arbres trempent leurs basses branches dans
les flots grisâtres d'une froide inondation toute pleine de limon et de
fange délayée : le ciel est sombre et chargé de colère; une barque, qui
passe emportant des malheureux, indique bien des drames terribles
qu'on devine sans les voir. La Soirée d'automne (salon iS'iS) est
restée une toile grave et belle, largement peinte, et qui, à cette époque,
annonçait déjà le haut degré de maestria auquel AL Paul Huet est
aujourd'hui parvenu.
Tliéopltile Gautier. Les Benu.c-Arts en Europe (i855 ').
L'exposition de M. Paul Huet est très brillante; son œuvre s'y
résume par quelques-unes de ses toiles les mieux réussies. M. Paul
Huet représente dans le paysage le côté romantique, et il a eu son
influence au temps de la grande révolution pittoresque de iS-îo. — Un
des premiers il s'est inspiré, tout en gardant son sentiment particulier,
de Gainsborough, Constable et autres naturistes d'au delà du détroit,
et il a fait exprimer à l'huile les limpidités, les vapeurs, les transpa-
rences de l'aquarelle anglaise. Sa manière de concevoir le paysage est
très poétique et se rapproche un peu des décorations d'opéra par la
largeur des masses, la profondeur de la perpective et la magie de la
lumière, il excelle à rendre les intérieurs de forêt, dont les grands
arbres se refléchissent dans les eaux vertes et dormantes, à pencher le
feuillage bleu des saules sur quelque lac étoile de cygnes, à faire lever
ou coucher le soleil derrière des brumes tour à tour argentées et incan-
descentes; ses ciels sont toujours éventés de brises, ses feuillages
pénétrés de fraîcheur, ses lointains baignés d'atmosphère : sans doute,
d'autres ont serré la vérité de plus près, mieux rendu les détails, mais
nul n'a saisi, comme lui, la physionomie générale d'un site et n'en a fait
ressortir avec autant d'intelligence l'expi'ession heureuse ou mélanco-
lique. — On devine, à voir ses toiles, un peintre imbu de la lecture des
poètes et qui rêve devant la nature à la strophe de Lamartine ou au
sonnet de Wordsworth.
Ce n'est pas que M. Paul Huet ne sache être réel lorsqu'il le veut :
V Inondation à Saint-Cloud est là pour le témoigner. La Seine débordée
a envahi la chaussée, et ses flots jaunes courent en tourbillons limo-
neux dans les allées basses du parc, baignent les voitures jusqu'au
moyeu; les arbres prennent un bain de pied et découpent leurs cimes
chauves, où l'automne n'a laissé que quelques feuilles rousses, sur un
ciel gros de pluie, encombré de nuages bleuâtres. Au fond, l'on aper-
çoit l'autre rive qu'éclaire une zone de lumière livide; il était difficile
de mieux rendre la lumière blafarde, l'eau terreuse, les branchages
rouilles, et l'aspect étrange et désolé de l'Inondation. Le Soleil couchant
a un ciel comme M. Paul Huet sait les faire, inondé d'air, rutilant d'or
et de pourpre, sans tomber dans ces excès de cinabre et de mine orange
auxquels se livrent les moins fins coloristes pour exprimer cette heure
splendide. Le Calme du matin se distingue parla sérénité limpide de la
couleur; la nature s'éveille aux premières lueurs de l'aube, reposée et
fraîche comme une jeune fille qui entrouve les rideaux de gaze de son
lit. La rosée nocturne s'évapore, les eaux fument comme des encensoirs,
les brumes matinales s'envolent, et les prés étincellent sous les réseaux
' 2'^^ série, p. i35.
SALONS 5i3
des fils de la Vierge. — On retrouve dans le Fourré de la Forêt celte
densité touffue, cette luxuriance de frondaison, cette fraîcheur opaque
(frigus opacum) dont l'artiste a le secret. Les mélancolies d'octobre
assombrissent la Soirée d' Automne, tandis que le soleil brille joyeuse-
ment de son éclat méridional dans les Emnrons d'Antibes : le Marais
s'endort paresseusement sous son manteau de joncs, de roseaux et de
sagittaires, et ses eaux plombées, miroitantes par place, reproduisent
un ciel gris et brumeux ; quelle bonne halte pour les sarcelles, les
canards et les hérons !
Dans la Gazette des Beaux-Arts du i5 mars 1860', à propos de l'ex-
position des tableaux modernes, Théophile Gautier dit : « Passons au
magnifique fusain - de Paul Huet, le Parc de Saint-Cloud pendant une
inondation; car dans une revue de tableaux, il faut, comme La Bruyère,
se résigner à l'absence de transition.
« Les eaux troubles de la Seine envahissent les allées et baignent le
pied des grands arbres, surpris de voir circuler des barques entre
leurs troncs. Le jour livide, l'atmosphère froide, l'impression hivernale
et sinistre sont rendus par le fusain aussi bien qu'aurait pu le faire
le pinceau, et nous retrouvons dans le dessin tout le mérite de
la toile. »
M. Henry Marcel. La Peinture Française au XIX' siècle''.
Il atteignit le maximum d'effet pittoresque dans l'Inondation de
Saint-Cloud (i855. Musée du Louvre), où les grands arbres courbés par
le vent d'orage, sous de noirs amoncellements de nuées, laissent
tremper leurs chevelures dans la nappe trouble des eaux débordées.
Ce cataclysme de la nature est poignant comme un drame humain
AU SALON DE iSSg.
Les F'abriques. — Le vieux château féodal (Normandie légen-
daire). — Les Herbages. — Le Gué et la Chaumière. — Le Ruis-
seau. — La Manche ; entrée au port. — La Cathédrale. — La Vie
de château.
Ces huit peintures l'ont partie de la décoration du salon de
M. Adrien Lenormand, à Vire (Calvados).
La Chambre de la malade, intérieur d'Auvergne. — Entre pluie
et soleil, fin d'avril. — Les bords de la Seine, printemps. — La
moisson. — Soleil couchant sur la mer. — Grotte de Santa-Croce,
comté de Nice. — Sources de Laruns (Basses-Pyrénées).
Alexandre Tardieu. Constitutionnel du 18 juin iSSg.
^L Paul Huet est un des artistes qui, sans courir bien loin, ont
' Tome V, p. 33o.
- Musée du Louvre ; c'est le carlou qui a servi à la préparation du lablcau.
' Page i52.
33
5i4 PAUL HUET
trouvé les plus heureuses inspirations et les effets les plus neufs dans
des contrées exploitées par beaucoup de leurs émules. C'est que l'origi-
nalité était en lui-même, dans la manière de voir et d'interpréter la
nature; c'est qu il savait animer de sa pensée propre les siles qu'il
retraçait, etc
Alexandre Dumas '. J'arl cl les artistes contemporains au Salon de i8jy.
« Paul Huet se présente à l'Exposition de iSSg avec huit grands pan-
neaux destinés à la décoration d'un salon. Ces peintures sont, comme
toujours, d'un sentiment poétique très élevé et d'une jolie couleur; peut-
être sont-ils un peu brosses, comme on dit en terme d atelier, mais ce
genre d'exécution est très convenable à leur destination.
« Ne pas oublier que ces tableaux, destinés à être placés dans un
endroit obscur et mal éclairé par le jour extérieur, doivent porter leur
lumière en eux-mêmes; en outre, il a une Chambre de malade bien silen-
cieuse et d un joli effet.
« Enfin la Grotte de Santa-Croce, à qui on pourrait reprocher d'être un
peu une imitation de Decamps, fort réussie au reste, avec des tons heu-
reux, des grattages bien glacés, ficelles naïves, naïvement employées.
<; Arrêtons-nous un instant sur ce maître, car Paul Huet est un maître
chez lequel ont pris ce qu'ils ont de meilleur, bon nombre d élèves,
aujourd'hui maîtres à leur tour.
« Paul Huet est un maître datant de cette époque dont datent Dela-
croix, Bonington, Boulanger, Decamps
« Huet ne fut pas encouragé, mais il n'en persista pas moins dans son
labeur solitaire et convaincu. Nous avons vu à l'Exposition universelle
des paysages qui pouvaient lutter avec tout ce qui se fait de beau et de
vanté ; nous nous rappelons surtout une vue de Forêt, encore aujour-
d'hui dans l'atelier de l'artiste, et qui est une des plus belles choses de
la peinture moderne. »
Baudelaire -, à propos de ce Salon de 1 85g, dit en parlant des paysa-
gistes : « Elèves de maîtres divers, ils peignent tous fort bien et
presque tous oublient qu'un site naturel n'a de valeur que le sentiment
actuel que l'artiste y sait mettre Ils prennent le dictionnaire de l'art
pour l'art lui-même, ils copient un mot du dictionnaire croyant copier
un poème, or un poème ne se copie jamais. Il veut être composé.
Ainsi ils ouvrent une fenêtre et tout l'espace compris dans le carré de la
fenêtre, arbres, ciel et maisons, prend pour eux la valeur d'un poème
tout fait. Quelques-uns vont plus loin encore, à leurs yeux une étude est
un tableau, etc., etc. » Il faudrait tout citer car cet article, quand on le
lit attentivement, semble fait pour amener le mot sur Paul Huet^ : «Per-
mettez-moi, mon cher, de revenir encore à ma manie. Je veux dire aux
regrets que j'éprouve de voir la part de l'imagination dans le paysage
Je plus en plus réduite. Çà et là, de loin en loin, apparaît la trace d'une
protestation, un talent libre et grand qui n'est plus dans le goût du
siècle, M. Paul Huet par exemple, un vieux de la vieille, celui-là. »
' Page 143.
^ Curiosités esthétiques, p. 3^6.
" Page 33 1.
5i5
Paul Manlz : Gazette des Beaux-Arts, i" juin iSSg '.
« M. Paul Huet est l'un des premiers; fidèle aux libres traditions qu'il
inaugura jadis, il se montre dans la série de peintures qu'il destine à la
décoration d'un château en Normandie, varié, abondant, coloré, plein
de luniière, »
SALON DE 1861.
Le Gouffre, paysage composé. — Grande marée d'équinoxe, aux
environs d'Honfleur (au Louvre). — Les Falaises de Houlgate, dites
les Roches -Noires près Dlves (Calvados), (musée royal de
Bruxelles). — Un intérieur en Auvergne. — Etude de mer dans
la Manche. — Soleil couchant aux environs de Trouville.
Théophile Gautier : Abécédaire du Salon de 1861 -.
Nous voyons avec plaisir que M. Paul Huet est toujours fidèle à la
vieille inspiration romantique. La Grande marée d'équinoj-e aux environs
d'Honfleur a une turbulence et une sauvagerie d'exécution incroyables.
Les vagues jaunes de limon, se tordent convulsivement sur les obsta-
cles, lançant contre le ciel noir des fusées d'écume. Elles semblent vou-
loir déraciner un groupe d'arbres aux branches disloquées, ployés sous
l'effort du vent, inondés par la lame qui déferle. Rien n'est plus simple
et plus terrible que ce tableau presque monochrome. En effet, la tempête
n'a, sur sa palette, que du blanc, du gris et du noir. — Le Gouffre, pay-
sage, rappelle les Selve Selvaggie les plus farouches et les plus trucu-
lentesde Salvator Rosa. — \^' Intérieur de ferme en Auvergne fait reluire
des paillettes de lumière dans un bitume tout rembranesque, et le Soleil
couchant aux environs de Trouville montre que M. Paul Huet est tou-
jours l'ardent coloriste que vous savez.
JK. Burger^ : Salon 1861.
Paul Huet atoujours cherché les effets étranges. Il aime les tremble-
ments de terre, les fureurs de la mer et les orages. Il a dû avoir envie
daller peindre les éruptions du Vésuve. La nature tranquille l'attire
rarement. Il lui faut les Roches noires, un Gouffre, la Marée d'équinoxe
aux environs d'Honfleur. Ce dernier tableau a de la grandeur et il est
peint avec une fougue magistrale. Les groupes d'arbres battus par le flot
montant et irrésistible ont l'air de regimber contre la violence et leurs
hauts branchages se hérissent comme des crinières. La vague lourde et
sombre roule, avance et donne l'impression de terreur qu'on ressent
devant le Déluge du Poussin.
Un autre tableau de Paul Huet, simple lùude de mer dans la Manche,
a aussi beaucoup d'étrangeté. Deux tons seulement: une bande mono-
' Tome II, p. 296.
- Pages 218 et 219.
' Tome I. p. 52-53.
5i6 PAUL HUKT
tone, d'un gris jaunâtre, pour la mer ; uni; l)ande d'un gris ferrugineux,
pour le ciel. Albert Cuyp a peint quelquefois des marines dans ce
même sentiment et reproduisant le même eil'et.
Léon Lagrange : Gazette des Beaux-Arts, \" août 1861 '.
... Viennent maintenant les coloristes, légion nombreuse et quelque
peu indisciplinée, qui toutefois a déjà sa tradition et ses maîtres. La
tradition, c'est la fidélité à l'impression de la nature. Les maîtres, ce
sont après MM. Corot, Rousseau et Daul)igny, ^L Muet et M Ziera. Ce
dernier n'a exposé que... M. Paul Huet, au contraire, a tenu à repré-
senter toutes les faces de son talent. Le Gouffre, paj'sage étrange,
composition forcée, et la Grande marée se rattachant à une manière déjà
ancienne que JNL Huet a abandonnée sans doute pour des motifs plau-
sibles. h'Intérieur en Auvergne prouve qu'il saurait aussi bien que pas
un aborder la peinture de genre. Mais le véritable intérêt de l'exposi-
tion de M. Paul Huet se concentre sur V Etude de mer et sur les Roches
noires. L'étude est le compte rendu sincère et presque naïf d'une impres-
sion maritime, reproduite avec une rare justesse de ton. Les Roclies
noires portent le caractère d une interprétation savante qui ajoute à la
poésie de la nature la poésie de la couleur. Il y a loin de cette couleur,
pleine, riche, puissante, au perpétuel sourire de M. Lambinet, peintre
attitré du printemps. La nature serait bien monotone, si elle ne se mon-
trait jamais que parée...
— II est intéressant de rapprocher cette page de celle
de Th. Gautier et des éloges de Burger. — On sent dans
cette critique que la mode est aux études, aux simples
impressions de nature; que le drame est démodé ; pour-
quoi alors cette dernière phrase ? si l'on ne veut accepter
ni le Gouffre^ ni la Grande marée, qui sont bien l'expres-
sion de la nature violente et non parée.
Ceci, du reste, fait ressortir la variété et la souplesse
extrême du talent de Paul Huet, puisqu'il sait si bien
passer du drame à l'idylle, et satisfaire les goûts les plus
extrêmes.
Sa sincérité, sa naïveté devant la nature sont ici loya-
lement reconnues et franchement proclamées.
SALON DE i863.
P'alaises de Houlgate, entre Dives et Trouville (Calvados)
(musée de Bordeaux). — Le Bocage normand. — Le Bas Meudon
(musée de Montpellier).
' Tome XI, p. i44-
SALO.NS 5i7
iV. Burger : Salon de i863».
« Dites ? Quel paysagiste est venu au monde depuis la pléiade qui aloi-s
encore, excitait tant de controverses et qui a conquis aujourd'hui une
réputation européenne ?...
Paul Huet, toujours vaillant et dramatique, avec ses falaises et ses
ravins, quand il ne s'exalte pas avec les inondations et les tempêtes.
Jean Rousseau : Univers illustré, aS juin i86'i.
Après quelques considérations générales sur le paysage, l'article
commence ainsi :
« Un des talents les plus personnels et les plus créateurs du paj-sage
moderne est encore Paul Huet, ce vétéran de l'école romantique. Ce
n'est pas lui qui se contenterait des copies terre à terre qui sont à
l'ordre du jour ! Il ne se borne pas à donner de la vie à ses sites; il les
passionne. La nature n'a-t-elle pas ses drames ? De même qu'on entend
des plaintes dans le vent qui passe, n'y a-t-il pas des menaces dans un
ciel orageux, un morne désespoir dans des rochers stériles ?Les arbres,
dans la nuit, prennent des aspects de fantômes ; ils se tordent, dans
la tempête, comme des suppliciés. M. Paul Huet excelle à exprimer
cette ànie mystérieuse des choses. C est le Delacroix du paysage. Il tient
de Delacroix par la couleur comme par le sentiment dramatique. Y a-
t-il au Salon un paysage plus vigoureux, d'un plus beau ton, d'un effet
plus superbe que l'espèce d'effet d'orage qu'il expose, un site très vert
sous un ciel très noir ? — J'ai oublié le titre et le numéro delà toile ; mais
on n'a jamais besoin de chercher un Paul Huet : on le reconnaît entre
mille. »
Paul Mantz : Gazette des Beaux- Arts, i" juillet i86'j -.
Paul Huet doit aussi être rangé parmi les poètes en ce sens que,
prenant pour thème un motif fourni par la nature, il l'amplifie, l'exagère
et l'exhausse au niveau de son caprice ou de sa passion. La Falaise de
Houlgate, avec son ciel tourmenté et ses vagues écumantes, est d'un
effet très émouvant ; dans les autres tableaux de M. Paul Huet, l'exécu-
tion laisse peut-être un peu à désirer, mais il y a toujours chez le labo-
rieux artiste une recherche heureuse de la couleur et du drame ; ce
n'est pas sans profit que M. Paul Huet a été mêlé aux grandes batailles
romantiques ; il a gardé la flamme sacrée, et il est presque le seul qui
se souvienne aujourd'hui des enseignements de Constable et des paj'sa-
gistes anglais.
Ernest C/iesneau : Le Constitutionnel du 12 mai i863.
Un long article très sympathique.
1 Tome I, p. 4o3.
* Tome XV, p. 40.
PAUL HUET
SALON U 1^ iSG.'i .
Porte de la route dUriage, à Vizille (Isère) (musée d'Ajaccio). —
Un torrent le soir dans les Alpes (Isère).
l'aul de Saint- Victor : La Presse, 'l'i juin 18G4.
M. Paul Huet sait passionner et dramatiser la nature, il lui prête
les mouvements et les inquiétudes d'une âme agitée. Son Torrent dans
les Alpes roule avec une sombre colère entre des rochers q\ie la nuit
métamorphose en fantômes. La touche Apre et juste fait sentir la chute
et le poids des eaux; on croit presque entendre leur retentissement
monotone.
W. Burger' : salon i86|.
M. Paul Huet a exposé deux paysages de l'Isère, un peu trop déco-
ratifs, et qui n'égalent pas ses peintures vraiment magistrales, comme
V Inondation du musée du Luxembourg.
M. Jean Rousseau : Univers Illustré, ai mai 186', -.
Paul Huet — Porte de la route d'Uriage à Vizille (Isère). Je me borne
à constater, en passant, que ce petit tableau est un des chefs-d'œuvre
du Salon carré, me réservant de parler en détail de M. Paul Huet
lorsque je trouverai sa seconde toile, un Torrent, le soir dans les Alpes. —
Elle mercredi 8 juin : M. Paul Huet d'abord. Son Torrent, le soir dans
les Alpes, est une des toiles les plus poétiques et les plus colorées de
l'exposition. On sait que Paul Huet est à plus d'un point de vue le
Delacroix du paysage contemporain.
Léon Lagrange : Gazette des Beaux-Arts'', !"■ juillet 186',.
Les drames de la nature sont mieux du ressort de M. Paul Huet.
Le Torrent dans les Alpes rdi^TptWe: 1 homme des Sources de Royat et de
V Inondation à Saint-Cloud. La Porte de la route d'Uriage nous donne
une impression plus fraîche ; il y a là une variété de tons vifs, une
richesse de palette qui réjouit la vue, un motif pittoresque qui s'égaye
d un franc soleil. Mais voj'ez comme la nature sait plier sous l'inter-
prétation de 1 artiste. Reconnaitriez-vous le même soleil que M. Rous-
seau chauffe jusqu'à l'assombrir? M. Paul Huet nous le montre brillant
comme un amoureux en fête, M. Rousseau en fait un maître sévère
dont la nature reçoit les caresses sans y répondre.
SALON DE i865.
Le Gave débordé (musée de Montpellier) — ■ Cabane de pêcheurs
à Beuzeval, près Dives (Calvados).
' Tome II, p. 85.
- 7° année, n° 33o et 335.
3 Tome XVII, p. 10.
SALONS 5i9
Paul Manlz : Gazette des Beaux Arts'.
C'est encore par le sentiment que M. Paul Huet garde le rang qu'il
a conquis dans les anciennes luttes romantiques. Il a aussi conservé
de ces temps écoulés le goût des colorations vigoureuses; il est de ceux
que Constable a charmés, et, comme un contemporain de Delacroix,
il a le don, aujourd'hui si rare, de saisir les choses par leur aspect
violent. Le grand tableau de M. Paul Huet, le Gaie nous montre un
torrent débordé qui, au bord d'une plantureuse vallée, roule son flot
plein d'écume. A droite, de grands arbres héroïques protègent de leur
ombre une prairie où paissent quelques vaches. Ce tableau, où les
détails sont lâchés et sommaires, où tout est sacrifié à l'effet d'en-
semble, est, à vrai dire, comme un grand décor somptueux, riche,
exalté dans le sens du drame. L'inspiration a passé par là.
W. Burger. : Salon de 1 865 -.
« MM. Eugène Isabey, Paul Huet, Cabat, Corot appartiennent aussi
à celte génération des restituteurs du paysage, et leurs tableaux vien-
nent toujours en première ligne au Salon...
« Paul Huet aussi est un peintre très abondant, mais plus rassemblé
et plus harmonieux dans sa couleur générale. Son tableau du Salon
carré lui ferait honneur au Luxembourg en pendant de sa grande scène
d Inondation. »
Francis Aubert : Le Pays, 17 juillet i865.
M. Paul Huet, dont la place dans l'histoire de l'art est si belle, qui
a eu l'insigne honneur de faire dans le paysage la révolution que Dela-
croix, son ami et son admirateur, a faite dans la peinture d'histoire,
M. Paul Huet a donné cette année une page de toute beauté.
On le sait, avant cet éminent artiste, on était loin de peindre la nature
telle qu'elle est ;... il n'était nullement nécessaire d'étudier la nature :
aussi s'en dispensait-on, ou du moins étudiait-on ce beau livre sans en
comprendre un mot
M. Paul Huet fit la lumière. Ses paysages furent vrais; en même
temps il les fit grands et dramatiques ; tel fut pour lui le sens du mot
« romantique »; nous rappellerons son Inondation de Saint-Cloud, qui
est au Luxembourg et dont la grandeur seule égale la vérité. Son Gave
déborde Ae i8f)5 est du même caractère magistral : ciel vaste et pro-
fond ; frondaisons vigoureuses ; ondes bondissantes ; sol plein de fer-
meté, large perspective, tels sont les éléments de cette grandiose et
émouvante harmonie intitulée le Gave débordé. Quant à l'exécution,
est-il besoin de dire qu'elle est d'une science consommée ?
Ernest Chesneau : Le Constitutionnel, '.47 juin i865.
Le Gave débordé (une belle description qui se termine ainsi)... Du
fond de l'horizon, le Gave en courroux s'avance; en ses remous puis-
sants et terribles, il marque les accidents, les dépressions et les
' Juin i86j. t. .\IX, p. 18.
- Tome II, p. 22J.
520 PAUL HUET
saillies du terrain qu'il balaye de son cours impétueux. C'est une
image des forces irrésistibles de la nature, rendue avec cette énergie
de sentiment particulière à M. Paul Huet, et dont le résultat, dans ses
ouvrages, se peut définir en deux mots : la grandeur dans la vérité !
SALON DE 1866.
Le Bois (le La Haye (musée d'Orléans). — Datura et volubilis.
M. Bonnin dans la France pose très nettement la ques-
tion des deux tendances : purement réaliste et idéaliste.
Il la résume en trois noms : Corot, Paul Huet et Courbet.
Il est nécessaire de reprendre en partie le début de l'ar-
ticle, d'en résumer le principe pour ne pas lui enlever
son caractère et laisser toute sa valeur à l'appréciation
sur Paul Huet.
A Bonnin : /.a France, !^ juillet i8fj6.
On pourrait diviser les paysagistes en deux catégories : ceux qui
Interprètent et ceux qui copient ; ceux qui reproduisent au hasard le
premier site venu, sans autre souci que celui de la vérité, et ceux qui
recherchent le lieu et l'instant où la nature paraît enveloppée de son
voile mystérieux et poétique. Et l'on peut faire ici cette observation
que nous adressions aux statuaires : les uns restreignent le sentiment
de leur œuvre par la précision du sujet ; les autres en généralisent
lexpression par le style et la beauté.
Ces deux tendances se manifestent cette année d'une façon supé-
rieure dans des œuvres considérables ; on en trouve l'expression la
plus haute dans les toiles de MAL Corot, Paul Huet et Courbet. Toutes
trois sont des œuvres bien personnelles, et il résulte de leur contraste
un enseignement qui doit être aussi incontestable que leur mérite est
unanimement reconnu.
On reconnaît dans la Remise de c/iei retiils un observateur aussi sin-
cère que clairvoyant, un coloriste très délicat, un exécutant d'une
remarquable habileté ; mais le poète apparaît à peine. Lui seul cepen-
dant peut nous mettre en rapport avec la nature, et nous traduire un
passage de l'éternel poème de l'air, des eaux et des bois. C'est lui qui nous
parle, qui nous émeut dans les toiles de MAL Corot et Paul Huet, et qui
leur imprime un caractère magistral. Pour peindre la Solitude, le Soir,
ou le Bois de La Haye, ces artistes n'ont pas seulement copié la nature ;
ils se sont associés à elle pour créer l'expression dramatique qui élève
le sens de leurs œuvres.
Nous ne tenterons pas de décrire les paysages de M. Corot; nous ne
saurions sans l'amoindrir, analyser le charme infini de ces composi-
tions. Elles nous révèlent la nature dans son apparence la plus délicate
et la plus poétique; chacune d elles est un poème souriant ou mélan-
colique, un élan vers l'idéal. Le Bois de La Haye, par M. Paul Iluet,
ulfre une de ces impressions de luttes et de violences familières au
peintre : le vent courbe de grands arbres qui se penchent au bord
d'un canal, le brouillard lourd, opaque, s'élève au-dessus de l'eau et va
triompher des derniers rayons du soleil couchant qui déchire l'horizon
de ses raies de feu, des paysans dirigent des barques et regagnent en
toute hâte leur village.
M. Corot aime les derniers sourires du jour, les mystérieuses rêve-
ries du crépuscule, M. Paul Huet se plaît à l'aspect tragique du
désordre des éléments, il s'inspire de la majesté farouche de l'ouragan,
de la foudre et des torrents débordés. Ces deux peintres ont autant
que M. Courbet étudié la nature, autant que lui, ils sont épris de la
vérité, mais ils appliquent leurs observations et leur science à un but
plus élevé ; ils leur demandent les expressions vraies du noble langage
qu'ils parlent en leurs œuvres. Pour nous, ils sont les premiers des
paysagistes contemporains. Ils sont à la lête de notre école, et nous
voudrions voir leur exemple mieux suivi. Ils ont la personnalité puis-
sante, l'originalité complète, la foi inébranlable qui font les maîtres, et
on les désignera de ce nom quand le temps aura effacé les rivalités
d'aujourd'hui.
— Il est intéressant de rapprocher de cet article un
passage de celui de Paul Mantz :
Paul Mantz : Gazette des Beaux-Arts^.
Et puis, ce n'est là (La Beniise de chevreuils) qu'une étude, je le
répète; c'est un morceau, morceau excellent de couleur et d'exécu-
tion, mais auquel on peut ajouter ce qu'on voudra, sur la droite ou
sur la gauche, en haut ou en bas, sans déranger l'économie. Si nous
comparions, sous ce rapport seulement, la toile de M. Courbet à celle
de M. Paul Huet, nous sentirions sur-le-champ que le Bois de La Haye
est un vrai tableau, je veux dire un tout harmonieux qui s'est résumé
et complété dans le sentiment d'un artiste, tandis que la Remise de
chevreuils est un paysage qui a été vu plutôt que senti, de sorte que,
faute d'unité, c'est un produit brillant de la palette, mais non pas une
émanation de l'âme.
W. Burger: Salon de i866-'.
Paul Huet venait au premier rang après Courbet. Le Bois de La
Haye, soleil couchant par un soleil d'automne, est un beau pendant à
son Inondation du musée du Luxembourg. Paul Huet a le sentiment
de la grandeur dans la nature. Sa touche ample et simple correspond
bien à la vivacité de ses impressions.
Paul de Saint-Victor : la Presse du lo juin termine ainsi son
1 Mai 1866, t. VII, p. 5o4.
^ Tome II, p. 319.
3 2Ï PAUL UriCT
article : « Ce large pinceau résume et ne décrit pas. Mais une descrip-
tion détaillée ne donnerait pas cette vaste impression de nature, ce
sentiment ému de la saison et de l'heure. Il y a une àme, un souffle,
une vibration presque musicale dans tous les paysages de M. Paul
Huet. »
Jean Rousseau : Unwers Illustré, 26 mai 1866.
M. Paul Huet. — J'ai signalé à chaque exposition les toiles de ce
vétéran, remarquables par une verve, une fougue d'exécution, une fan-
taisie d'imagination que je souhaite à tous les jeunes. Nous sommes
dans un temps d habileté mécanique où toutes ces nobles qualités, les
seules qui fassent vraiment un artiste, s'en vont. Les paysagistes mêmes
d'aujourd hui, cette élite de l'école française, n'exposent guère que des
l'itudes, des morceaux copiés purement et simplement d après nature ;
les tableaux, c'est-à-dire ce qui se choisit, s'arrange, s'invente, les
tableaux, où l'homme s'ajoute à la nature, voilà ce qui est rare. Eh bien !
M. Paul Huet fait encore des tableaux, et, à ce point de vue, sa toile du
salon d'honneur, le Bois de La Haye est certainement le plus beau
paysage du Salon. Nous voyons cette forêt célèbre par un double effet
de soleil couchant et de brouillard d'automne. Ses grands arbres bien
alignés se penchent au bord de la rivière qui la traverse et que remon-
tent deux bateaux, — l'un gouverné par un seul rameur, — l'autre
portant deux hommes et deux chevaux. Le brouillard teint légèrement
de ses tons bleuâtres le fond du paysage, tandis que l'ombre commence
à envahir même les premiers plans ; on ne peut rien imaginer de plus
vrai que cette atmosphère, de plus délicatement étudié que ses moindres
dégradations. L'exécution est d'une rare finesse. La touche de M. Paul
Huet, ordinairement si emportée, s'est calmée pour se préciser, comme
il convient dans une œuvre magistrale, et nous avons devant nous une
véritable page de maître digne d'être accrochée à côté des Ruisdaël
et des Hobbéma.
Ernest Chesneau : Constitutionnel, Ji juin 1866.
Le tableau, nous le trouvons toujours chez vos prédécesseurs et
maîtres, Paul Huet, Théodore Rousseau, Corot; chez Paul Huet sur-
tout. Rappelez-vous ï Inondation de Saint-Cloud, les Falaises de Houl-
gate, le Torrent dans les Alpes, le Gat'e déborde, pour ne nommer que
le plus célèbre et les plus récents : Voilà des œuvres, de belles œuvres
et non des études. Et vous ne supposerez point que de telles compo-
sitions n'aient pas nécessité des études antérieures; vous ne nierez
point qu elles n'aient conservé la vive émotion des beautés, des gran-
deurs naturelles, l'impression des sites imposants. Il ne s agit pas là
de compositions comme celles dont nous parlions tout à 1 heure et dont
vous avez bien fait de vous débarrasser, ce ne sont point des construc-
tions factices, péniblement amassées, recueillies par un cerveau aride
dans les maîtres du passé et ajustées avec l'incohérence stupide d'un
jeu de patience. Il y a en ces pages savantes, il y a dans le Bois de La
Haye, cette année, la vie et la vérité que l'observation de la nature
donne seule, et aussi la beauté de l'effet, le large équilibre de l'ensemble,
le caractère propre aux œuvres complètes qui seules peuvent ajouter
à la première sensation sur nature, la réflexion, le calcul, l'artifice
légitime, autrement dit l'art lui-même. Il est vraiment très majestueux
SALONS 5î3
ce Bois de La Haye, avec ses arbres de si haute taille, uniformément
inclinés par le vent de la mer, solidement, profondément agrafés bien
au-dessous de la nappe d'eau échappée du canal qui les baigne à leur
pied de son flot incessant. Dans les brouillards épais, dans la brume
argentée qui s'élève des eaux, on distingue la vague silhouette du moulin
hollandais, et plus haut le croissant qui annonce la fin du jour. A travers
les perspectives lointaines de la Forêt, le soleil au couchant jette ses
derniers éclairs. Dans cette lutte indécise de l'ombre et de la lumière, à
cette heure du jour, une barque traverse le canal profond, ramenant
hommes et chevaux après le travail. De ses remous elle brise le tran-
quille reflet des arbres au fût élancé, aux branches penchantes, longues
et lourdes, toutes chargées d'humidité pesante. — Voilà un tableau et
ce sont les tableaux que je chercherai d abord pour m'y arrêter
dans notre exposition de paysage.
Chez M. Théodore Rousseau, même volonté que chez M. Paul Huet,
même calcul, même science dans un autre tempérament. M. Huet a
senti et exprimé comme personne la vague poésie des ciels et des
eaux; M. T. Rousseau voit et rend admirablement la nature dans sa
force, dans sa vie intense et puissante...
EXPOSITION UNIVERSELLE 1867.
Grande marée d'équinoxe, environs de Hontleur (au Louvre).
— Les Falaises de Houlgate, entre Dives et Trouville (Normandie) ,
(musée de Bordeaux). — Le Bocage normand, environs de
Falaise. — Le Bas-Meudon (musée de Montpellier). ■ — La porte
de la route d'Uriage à Vizille (Isère), (musée d'Ajaccio). — Le
Gave débordé (Basses-Pyrénées) (musée de Montpellier). — Le
bois de La Haye (musée d'Orléans). — Le Parc, matinée de prin-
temps.
Paul Mantz. Les Beaux-Arts à V Exposition universelle. Gazette des
Beaux-Arts'-, i86y.
Un autre combattant de iSio, M. Paul Huet, persiste dans ses con-
victions. Il a vraiment le sentiment du paysage et il passionne les ciels,
les terrains, les arbres.
Les tableaux qu'il expose ont, pour la plupart, figuré aux Champs-
Elysées et nous n'avons pas à les décrire. Nous donnons aujourd'hui,
comme un témoignage de la valeur persistante du maître, une eau-forte,
le Bois de La Haye, qui dira mieux que nous ne le pourrions faire com-
bien son talent a conservé de poésie et de jeunesse.
(Entre les pages 338 et 339 ^^ trouve l'eau-forte : Paul Huet pinx et
sculp. Imp. A. Salmon.)
Dès le début de son article sur le paysage, E. Clies-
neau disait :
1 Tome XXIII, p. 339.
524 PAUL HUET
... Toutes les œuvres (jui emplissent la longue cai'rière de M. Iluet ont
été tour à tour l'expression toujours grande, toujours poétique des pas-
sions et des sentiments qui tour à tour traversent le eœur de rhomme. . .
Tantôt en ses pages a passé le souffle terrible des grands drames
shakspearicns, et tantôt le soupir ailé de la Flùle enchantée de Mozart.
Voyez la Grande marcc d'étjuinoxe aux environs d'I/on/lciir, les Falaises
d'Hou/gate, le Gave débordé, le Bois de La Haye. Quel contraste entre
le déchaînement de ces violences irrésistibles, de ces forces aveugles,
oùles eaux, les nuées, les grandeslignes de roches inexpugnables n'éveil-
lent dans l'esprit des spectateurs que des idées de terreur et de déso-
lation ; quel constraste, dis-je, avec le Bocage normand si humble et si
doux, avec le Bas-Meudon si souriant, avec le /"arc où flottent les brises
tièdes et les limpides clartés du printemps. Le clavier est complet,
toutes les notes ont leur résonance particulière, leur signification, leur
accent. Dès le début, dans cette voie nouvelle, le paysage français
avait trouvé par Huet sa formule la plus élevée et aussi la plus féconde...
Ce paysage romantique fut donc en somme la première révélation et
la plus éclatante de ce qu'on a depuis appelé le paysage réaliste. Et s'il
faut le dire, nous sommes allés bien vite et trop vite peut-être vers la réa-
lité absolue.
... Dans le paysage romantique de Paul Huet comme dans le paysage
d'Eugène Delacroix, la réalité est le point d'appui nécessaire, obligé,
de l'imagination. La nature est pour eux le symbole commun, universel,
par lequel ils manifestent leurs pensées. Là, à mes yeux, est exactement
la très haute supériorité de ces artistes.
SALON DE 1868.
Les Ruines du château de Pierrelonds. — Fontainebleau.
Ernest Chesneau. Conslilutionnel, i'"' juillet 1S68.
En 18G';, ?il. Paul Iluetnous montrait, émergeantau-dessus des cimes
mouvantes de l'immense forêt de Compiègne et baignant dans la
lumière matinale, les hautes tours du château dePierrefonds, si savam-
ment restauré par M. VioUet-le-Duc. En 1868, l'excellent maître,
d'après une étude bien antérieure aux travaux de restauration, a repré-
senté les ruines du château de Pierrelonds; couchées sur le mamelon
aride où s isolait la vieille forteresse, elles découpent leur silhouette
pittoresque sous le vaste ciel où les orages d'automne heurtent les
lourdes nuées.
Fontainebleau, le second tableau de M. Paul Huet, sans souvenir histo-
rique au point où le site a été pris, contient peut-être une puissance
d'émotion poétique plus ardente et plus sombre encore. Dans la lande
désolée, noyée de pluie jusqu à l'horizon, quelques grêles bouleaux
fléchissent lamentablement, agrafant leurs racines ébranlées à de rudes
blocs de roches volcaniques ; seul, un groupe de grands chênes ferme-
ment assis, résiste sans effort à la tourmente. Si on ne distinguait çà
et là quelques chasseurs qui, suivis de leurs chiens et le dos ployé,
hâtent le pas sous la tempête, sans ce rappel calculé de la vie réelle,
on se dirait que le meurtrier va passer là tout à l'heure Cette belle
SALONS 5^5
page du grand paysagiste n estpoint, parles dimensions, des plusimpor-
tantes dans son œuvre ; elle compte à mes yeux parmi les plus impo-
santes.
\V. Biirgeri, Salon de 18G8.
Paul Huet nous entraîne de Fontainebleau à Pierrefonds. Il apporte
toujours dans sa peinture un sentiment poétique et une pratique magis-
trale. Il n'a jamais oublié l'inspirateur de sa jeunesse, le paysagiste
Constable. Les Ruines du c/iâteau de Pierrefonds, exposées dans la
salle centrale, ont un grand air. Elles feraient bien dans un musée,
entre un Troyon et un Jules Dupré, pour apprendre aux jeunes paysa-
gistes à ne pas « chercher la petite bête » sous les herbes et dans les
teuillages.
Georges La/enestre, Salon de i8G8-.
En vain quelques obstinés s'efforcent de lutter contre cette
mélancolie maladive de la génération actuelle. M. Paul Huet, fidèle en
sa vieillesse aux nobles aspirations de ses vingt ans, continue à sonner
la grande fanfare de i81o; mais ses paysages passionnés (i?«ines f/»
cluUeau de Pierrefonds, Fontainebleau) ne sont guère imités par nos
jeunes corrects, qui se contentent de découper patiemment, dans le
riche manteau de la vieille nature,- leur petit coin de bois ou de plaine,
sans y jeter l'empreinte d'une sensation plus particulière et plus puis-
sante que la sensation commune à tous les promeneurs.
SALON DE I 869.
Le Laita à marée haute dans la forêt de Quimperlé (Bretagne).
0 doux Laita, le monde
En vain s'agite, et pousse une plainte profonde.
Tu n'as pas entendu ce long gémissement,
Et ton eau vers la mer coule aussi mollement.
Pêcheurs tirant la senne sur la grève de Houlgate, marée mon-
tante.
Aux dessins : L'Inondation de Saint-Cloud, Esquisse du tableau
de l'exposition de i855. — Quatre dessins, même numéro : Vue
de Spolete, lavis. — Le Pont du Gard, aquarelle. — Une maison
à Menton, dessin à la plume. — Le Charlemagne, forêt de Fon-
tainebleau.
Eaux-fortes : Cinq eaux-fortes, même numéro : Chaumière
dans la vallée d'Arqués. — Les Baigneuses. — Une rue a Honfleur.
— Les Vaux de Cernay. — Une cour de ferme (Vallée d'Auge).
Deux eaux-fortes même numéro : Brigands dans une forêt. —
Le cavalier, dernière eau-forte.
' Tome II. p. 49^.
2 Page 4 1 .
PAUL HUET
Théophile Gautier : Journal o//iciel, i8 juin 1S69.
Paul Huet, le premier paysagiste romantique, celui qui eut le pres-
sentiment de la nature au temps où régnait encore l'école des Bertin,
des Bidault, des Michallon, et qui est mort il y a quelques mois sans
avoir rien perdu de sa flamme première, le pinceau à la main et devant
une toile ébauchée, fait à ce Salon son exposition posthume. Le Laita à
marée haute dans la forêt de Quimperlé est un de ces paysages comme
Paul Huet savait les faire, mêlant les tristesses de l'âme aux tristesses
des choses.
La nature semble souffrir et se plaindre de quelque peine secrète. Le
ciel gris et couvert laisse tomber sa pluie comme des larmes sur une
face livide. L eau jaune monte à travers les arbres dépouillés, entraî-
nant de vagues débris semblables à des cadavres qui flotteraient sub-
mergés à demi. Un froid pénétrant vous entre jusqu'aux os et une invin-
cible mélancolie s'empare de vous.
Paul Huet était un poète autant qu'un peintre, et dès les premiers
jours du romantisme, il était admis aux mystères du cénacle, ce qui
n'infirme en rien son talent pratique, car il avait la main hardie et
légère, et il peignait avec la liberté d'un Cons table ou d un Gainsborough,
cherchant l'expression, le sens et la poésie d'un paj'sage, comme un
peintre d histoire le ferait pour un visage humain.
C'était un idéaliste qui n'en était pas moins vrai pour cela, carl'homme
ne peut faire vivre la nature qu'en lui donnant son âme, sans quoi un
arbre de Fontainebleau vaudrait mieux qu'un arbre du Poussin et la
première broussaille serait préférable au buisson de Ruisdaël. Saluons
dans cette dernière ligne ce valeureux champion du paysage shakes-
pearien ; il laisse un vide qui ne sera pas rempli de longtemps.
Théophile Gautier.
Georges Lafenestre, Salon de 1869'.
Si la France lient aujourd'hui le premier rang en Europe dans la
peinture, elle le doit à ses paysagistes
Le mouvement dont ils furent les instigateurs et dans l'impulsion
duquell'art moderne n'a cessé de marcher impétueux d'abord, pas-
sionné et puissant avec les premiers révolutionnaires du romantisme,
Paul Huet, Bonington, Jules Dupré, Théodore Rousseau, etc., on le vit
prendre une allure plus calme et plus régulière entre les mains des
réalistes de la dernière heure, qui concentrèrent tout leur effort sur la
reproduction exacte des choses
Les différentes étapes du mouvement dont je parle sont, autour d'eux,
marquées par des toiles intéressantes : Le Laita à inarce haute dans la
forêt de Quimperlé, Les pécheurs tirant une seine sur la grèi'e de Houl-
gate, par le regretté Paul Huet, montrent l'ardeur inquiète que l'ami
d'Eugène Delacroix apportait devant la nature, quelle soiftoujours inas-
souvie d'émotions grandioses l'y poussait à chercher les sites majes-
tueux, les effets dramatiques. A ses côtés, M. Corot inaccessible à la
vieillesse
En somme, ces trois peintres, MM. Paul Huet, Corot, Cabat, mon-
' Page 1 15.
SALONS 5-27
trent bien, en 1869, quel but élevé les artistes de 18'io ou de iS/jo,
avaient assigné à leurs efforts.
Patd de Saint-Victor : La Liberté, i j juin 18G9.
Le paysage romantique a perdu cette année son maître avec Paul
Huet, qui paraît pour la dernière fois au Salon. Ce fut un poète dans la
plus lyrique acception du mot. L'intuition de l'esprit suppléait en lui
à l'habileté de la main. Aucun paysagiste, dans l'école moderne, n'égale
son intelligence passionnée de la nature, son sentiment ému des sai-
sons et des heures, sa manière pathétique de mettre en scène les catas-
trophes naturelles. 11 a des paysages après la pluie qui vous laissent
l'impression d'une figure en pleurs; ses orages ont le feu sacré. — Des
deux tableaux qui lui survivent, te Laita à marée liante répète avec
talent les scènes d'inondation qu'il a souvent peintes. — A cette grande
toile je préfère pourtant la petite esquisse des Pécheurs tirant une seine
sur la ^rève de Houlgate. Ils se détachent en rouge vif, sous un ciel
chargé de nuages noirs, que crève brusquement un rayon subit. L'effet
est là, saisi dans sa magie instantanée et dans son éclair.
Jules Janin : Le Progrès de Rouen, g juin 1869.
Saluons au passage les deux belles toiles de feu Paul Huet, dont les
arts déplorent la perte récente. Le Laita à marée haute dans la forêt de
Quimperlé {Bretagne) et les Pêcheurs d' Houlgate (marée montante)
d impression si large et si vraie.
Castagnary : Le Siècle, j mai 1869.
(Un long article très sympathique).
Jules Claretie : L'Lllustration, 20 mars 1869.
Visite à l'atelier du peintre, après avoir parlé des toiles destinées au
Salon : « Quel dommage qu'on ne puisse exposer cette vue de Dor-
dreck, un de ses derniers ouvrages, superbe étude où, dans un fond
de brouillard hollandais, sous un ciel incendié d'un soleil semblable à
un feu de forge sulfureux, se détachent les bateaux endormis sur la
Meuse et la silhouette de la ville, au loin pedue dans la brume du
Nord ! Cette toile est un chef-d'œuvre... »
Ernest Chesneau. Le Constitutionnel, 20 juin 1869.
L'un après l'autre, les fondateurs du genre, les maîtres qui ont fait
cette renaissance s'en vont. L'an dernier Théodore Rousseau nous
quittait; il repose là-bas dans sa chère forêt. Cette année, c'est Paul
Huet dont le Salon annuel a reçu pour la dernière fois les hautes
pensées et les enseignements. Le L.aita à marée haute, si majestueux,
et la Grèie d' Houlgate avec son ciel bouleversé de lumière, sont là
comme deux manifestations du grand paysage romantique qui meurt
avec Paul Huet. Ses émules, ses successeurs, ceux qu'il a vus naître et
grandir, ceux aussi dont nous aurons à nous occuper tout à l'heure et
qu'il n'a pu que pressentir, ont dans cette forme d'art, infinie comme la
5i8 l'AUI, IIUKT
n;ilure elle-même, apporté des modes d'interprétation tout différents
des siens et on ne peut plus intéressants. Mais je ne rencontre personne
aujourd'hui dans notre école de paysage, qui sache voir les nuées ora-
geuses, les eaux débordées, les forêts désolées, les grèves désertes,
les falaises altières, la nature héroïque en un mot, avec une telle inten-
sité, une telle largeur, une telle sincérité d'émotion; personne qui,
l'ayant ainsi comprise et pénétrée, l'exprime avec cet accent si grande-
ment poétique. Dors en paix, vieux maître. Sous la pierre où Préault a
encadré ta médaille, le bruit et les agitations de la grande ville t'arrivent
comme les agitations et le bruit de l'Océan que tu as tant aimé. Tu n'es
plus de ce monde, et depuis bien longtemps déjà tu n'en étais plus, on
n'entendait plus la langue puissante que tu avais épelée dans Chateau-
briand. Tu étais resté fidèle à tes impressions premières; mais depuis,
les âmes avaient traversé bien d'autres courants. Tu croyais Ihomme
supérieuraux éléments, et, dans le déchaînement de leurs forces aveugles,
c'est l'homme encore, c'est l'homme surtout, l'idée de l'homme que tu
traduisais et exprimais avec une verve magistrale. Tu ne voulais voir
qu'une image dans le spectacle de la nature furieuse ou sereine, l'image
de lame humaine en ses sérénités ou en ses fureurs. Le paysage pour
toi n'était qu'un moyen contagieux comme un moyen musical à la
Beethoven, d'éveiller en nous spectateurs, par un parallélisme d'effets,
des émotions de même ordre, de susciter par un échoie souvenir sym-
pathique des sentiments et des passions qui traversent l'humanité.
A. Bonnin. La France, iGjuin 1869.
Les Paysagistes
Le paj'sage occupera les meilleures pages de l'histoire de l'art au
xix" siècle. C'est lui qui aura donné le plus d'oeuvres indépendantes,
originales, indiscutables, qui laissera les maîtres les moins contestés.
L'un des artistes dont la postérité inscrira le nom dans son livre d'or
figure pour la dernière fois au Salon. Devant ces deux toiles : le Laita
à marée haute dans la forêt de Quimperlc et la Grève de Houlgate, que
Paul Huet achevait lorsque la mort l'a frappé dans toute la force de son
talent, rappelons qu'il n'a pas été seulement l'une des personnalités les
plus hautes de la peinture contemporaine, mais qu'il fut le promoteur
de l'école nouvelle de paysage.
Il a été l'un des premiers, ou du moins sa voix était la plus puissante
parmi celles des premiers qui proclamèrent que le maître le plus
infaillible du paysagiste est la nature. Il avait lu, dit-on, dans l'œuvre
d'un peintre anglais, cette parole de vérité ; mais s'il reçut le principe
de Gonstable, il en a élargi le sens et la portée, et c'est lui qui l'a enseigné
aux artistes français.
C'est à lui qu'ils doivent demander conseil, lorsque, entraînés par leur
amour trop exclusif de la réalité, ils restreignent, pour la mieux voir et
la mieux saisir, l'horizon à leur regard. Il leur inspirera les hautes ambi-
tions du poète qui ne s'efface pas dans son modèle, qui crée en imitant
parce qu'il transfigure ce qu'il copie.
Ses œuvres sont autant d'exemples qui montrent la prééminence des
caractères généraux sur les accents individuels et spéciaux; elles
disent que pour être un artiste complet il faut saisir à la fois l'âme et le
corps des choses représentées. Que l'on reproduise une figure humaine.
SALONS Sag
ou un paysage, c'est tout un : ne sentons-nous pas ici, comme là, une
puissance impalpable, invisible, mais réelle et irrésistible qui se dégage
de la forme en la dominant ? La nature, comme l'homme, n'a-t-elle pas
sa force, sa volonté inconnues, dont l'esprit éprouve l'étreinte mysté-
rieuse et qui détermine l'expression des objets apparentes et tangibles ?
Ainsi que les êtres doués de mouvement, n'a-t-elle pas ses modifica-
tions soudaines d'état et de physionomies ? Ce grand corps n'a-t-il pas
sa vie intérieure, ses brusques éclairs de violence ou de joie, ses sou-
rires, ses colères, ses larmes; n'a-t-il pas ses heures d'abandon, ses
jours de désespoir et de menace? Mais comme notre œil ne peut voir le
géant dans toute sa hauteur, comme la main n'en peut reproduire que
des aspects limités, l'esprit doit venir à leur aide pour résumer dans
l'impression de l'une des parties, la grandeur de l'ensemble.
C'est ainsi que faisait Paul Huet et que fait le maître qui nous reste
encore, M. Corot.
Paul Manlz : Gazette des Beaux-Arts^. Salon de 1869.
Un paysagiste considérable nous a été enlevé il y a quelques mois.
Paul Huet est mort le 9 janvier et l'on ne le remplacera pas aisément.
Il était de ceux qui croient que le paysage ne doit pas être un simple
procès-verbal, une pure photographie de la nature; il y voulait mettre,
il y a mis presque toujours cette sorte de transfiguration du vrai qu'on
appelle la poésie. Nous avons au Salon ses dernières œuvres. La famille
de Paul Huet a voulu que le maître regretté fût représenté dans la sec-
tion de peinture, dans les salles de dessins, dans celles de la gravure.
Les biographes qui, au lendemain de sa mort, ont si bien dit quelle
perte 1 école française venait de faire trouveront dans les divers dépar-
tements de l'exposition l'occasion et le moyen de compléter leurs notices.
Nous n'examinerons ici ni le Laita à niarce haute, ni le superbe fusain
qui est comme l'esquisse et la première idée de V Inondation de Saint-
Cloud, ni les vives eaux-fortes où Paul Huet a rais tant de sentiment et
tant de lumière. Nous voulons seulement dire en passant un mot d'adieu
à ce peintre qui, aux approches de la rénovation de i83o, fut un des
ouvriers de la première heure, et au souvenir duquel notre incorrigible
romantisme a la prétention de rester fidèle.
Philippe Burty ; Gazette des Beaux-Arts-. Salon de 1869. L'eau-forte.
... Delacroix a égratigné quelques croquis, Decamps aussi. Mais ils
sont mordus sans effet, sans cette science du métier qui parfait l'aspect
des choses. Paul Huet, lui, fut du premier coup d'une habileté singu-
lière ; ce sont, je pense, les artistes anglais installés à Paris, du milieu à
la fin de la Restauration, qui lui enseignèrent toutes les ficelles. Son fils,
qui conserve pour le tale.nt de son père une admiration passionnée, a
retrouvé ces cuivres, dont un grand nombre sont complètement inédits
et avait envoyé au Salon quelques vues de Normandie, un cavalier
passant le soir à l'angle d'un bois, et des braconniers dans une forêt.
C'est d'un maître paysagiste.
1 2" période, t. I, p. 5o6.
- -à" période, t. II, p. 162.
34
INDEX DES NOMS CITÉS
About (Edmond), 264, 3o8, 463, 465.
Aligny, agS, 439, 497.
Andrieu, 402, 465.
Anonyme, 5oo, 509.
Appert, 112.
Arioste, 82.
Arnault, 74.
Artiste (Journal 1'), 495, 496, 499.
5oo, 5oi, 5o4, 507.
Asseline, 28, 32.
Assolant, 396.
Aubert (Francis), 519.
Augier (Emile), 428.
Auguste (M.), 362.
Aumale (duc d'), 297, Sog 332, 333,
38i.
Bachelerie, m.
Balzac, 3i2, 33o.
Baudinelli, i36.
Baoui'-Lormian, 399.
Barbet de Jouy, 198.
Baroche, 202, 418.
Barye, 271, 291, 42$.
Baudelaire, 20, 66, 67, 358, 469, 5i
Baudrillart, 323.
Bazalgette, 17, 339.
Bazin (Anais), 169.
Beaume (Joseph), 295.
Beauvais (Armand), 4o9-
Beethoven, 528.
BcUoc (M™"), 325.
Belly (Léon), 35o. -
Béncdite (Léonce), 17, 57.
Benoiiville, 188.
Bcnvenuto, i36, 186.
Beraldi, 57, 60.
Béranger, 180, 209, 228, 282, 36o.
Bernardin de Saint-Pierre, 25, 86,
89, 470.
Bernin, i38.
Berryer, 487.
Berthier, 184.
Bertin, 88, 92, gS, 481, 497, $26.
Bethmont (Eugène), 210, 280, 282,
284.
Beulé, 367, 439, 456.
Biard, 400.
Bidault, 88, 93, 127, 481, 484, 5oi.
5o2, 5o5, 526.
Billault, 294.
Bi-Kio (Alexandre), ig4, 283, ^iS.
Bixio (Nino), 283.
Blanc (Joseph), 401.
Blanc (Louis), 23o.
Blondel, 5o5.
Bodiuier (Guillaume), i43, i44-
Boileau, 85.
Bologne (Jean de), i36.
Bonaparte (Louis), 39.
Bonheur (Rosa), 181, 43o.
Bonington, S, 18, 21, 23, 26, 78, 96,
io3. 161, 33i, 480, 481, 5i4, 526.
Bonuin, 487, 520, âîS
Bonniol (Bathilde), 5ro.
Borel (Petrus), 61.
Borie (Victor), 323.
Boucher (François), 72, 86, 88, 47>-
Boucoiran, 328.
Boulanger (Louis), 25, 112, i45, 146,
147, 148, 5o7, 5i4.
Bourgeois (Anicet), 112.
Brascassat, 88, 92, 438, 456.
Buffon, 86.
533
INDEX DES NOMS CITES
Buioz (François), 112, 187.
Burly (Philippe), i, 5j, Sg, Go, 61
196, 200, 340, 490, "î^g.
Bussy-Rabutin, 170, 296.
Butin (Ulysse), 406.
Byron (lord), 4, 9°, 93, 94, 95.
Cabanel, 401 .
Cabat, i65, 3oi, 483. 485, 5oo, 5oi,
5o8, 519, SaG.
Cabet, 233,
Cailleux (de), 1 13.
Cambessèdes, 129.
Carabis (de), 5o, 108, iio, 128, i3i,
i32, 141. i4'^, 144-
Carignan, i4i.
Carnot (Lazare), 3o8, 396.
Carnet (Hippolyte), 36, 38, 177, 189,
190, 3o4, 3o8, 363, 44i.
(jarnot (Sadi), 3o4.
Castagnary, 527.
Castil (Blaz). i3i.
Chabot, 40 1-
Chalon (John), 339.
Champmarlin, 75.
Charlet, 5, 56, 91, 329, 33o, 33i, 336,
337, 343, 36i, 362, 376, 480, 5o8.
Charton, 177, 281.
Chatoaubriand, 25, 90, iSo, 470, 528.
Chaudessaigues, 147.
Chenavard, 72, 74, 374.
Chénier (André), 89.
Chennevières (de), 34o, 375, 379, 383,
401, 402, 45o.
Chesneau (Ernest), i, 38, 201, 368,
369, 433, 469, 472, 476, 477, 5i7,
Sig, 522, 523, 524, 527.
Clairin (Georges), 192, 406.
Claretie (Jules), 527.
Clément (Charles), i, 483.
Clésinger, 1C7.
Comairas, i5, 26, i33, 139, 160, 204,
384, 433.
Considérant (Victor), 233.
Constable (John), 7, 16 à 24, 60, gâ,
309, 33g, 481, 483, 4g8, 5oi, 5o2,
5i2, 5i7, 5i9, 525, 526.
Corneille, 72, 73.
Cornélius (Pierre de), iig.
Corot, 20, 197, 201, 216, 3ii, 341,
433, 434. 483, 489, 497, 507, 5io,
5i6, 51g a 522, 526, 5ag.
Corrègp (AUcgri dit le), 82, 89, 219.
Courbet, 38, 216, 278, 3o4, 379, 485,
520, 52 1.
Courrier (Paul-Louis), 180.
Court. 197.
Cousin (Victor), 180, 279, 436.
Croiset (Alfred), 43.
Crorae (Old), 481.
Curmer, 60, 61, 62. 483, 484.
Cuyp, 84, 95, 5i6.
Dacier (André), 3i2.
Dacier (M"""), 3i2.
Daguerre, 32, i ig.
Dalayrac, i4g.
Daniel, 498.
Dante, 74, 82.
Darralde, i53, 164.
Dargaud, 275, 280, 3i3.
Daubiguy, 181, 200, 2t6. 5i6.
Dauzats, 197, 334. 355, 507.
David d'Angers, 8.
David (Louis), 73, 74, 87, 88,
321, 366, 367, 377, 399.
Decaisne (Henri), 119, 126, a52.
Decamps, 116, i57, 201, 271,
33i, 333, 434.508, 5i4, 529.
Déjazet (Virginie), 228.
Delacroix (Eugène), 7, i5, 16, 18
26, 27, 3o, 3i, 53, 56, 69, 74
94, g5, 107, 145 à 148, i53,
161, i65, 180, 181, 188, 193,
197, 198, 201, 229, 23i, 240,
260, 273, 278, 3o2, 3o3, 334,
336, 340, 341, 343, 348, 349,
352 à 358, 36i à 367, 370 à
375 à 378, 38o .-I 383, 385, 386,
402, 459, 477, 479> 481, 482,
485, 495, 5o5, 5o8, 5ii, 5i4,
5i8, Sig, 524, 526, 529.
Delaroche (Paul). 21 5, 236, 353,
393, 395, 5o8.
Delaunay, 447.
Delavigne (Casimir), 7;.
Delécluze, l, 7, 5o, 5g, 320,
323, 497, 498, 5oo, 5o4, 5o6,
5ii.
Delise, 191.
Delteil (Loys), 57.
278,
,23.
i58,
196,
259.
335,
35o,
373,
393,
484,
517,
INDEX DES NOMS CITÉS
533
Dclzant (Alidor), 358.
Deiiiidorr, 33i.
Denis (Ferdinand), 5oo.
Dénon, 90.
Deschamps (Emile), 399.
Deschanel (Emile), 3oo.
Des Essarts, 129. 167, 2o5.
Desjoberl (Eugène), igS, 196, -jgS.
Deveria (Achille), i58, 160.
Diaz de la Pena, 56, i65, aog, 484.
Dionisdu Séjour (Edmond), 148, 434-
Dominiquin, 84, 116.
DonizeUi, aîy.
Doria, :4i.
DroUing, 74-
Droz (Gustave), 424-
Droz (Jules), 424.
Du Camp (Maxime), 200, SgS, 433,
463,465, 5ii.
Dumas (Alexandre), i, aS, 28, 106,
107, 108, i3o, 137, 148, 186, 187,
189, 23i, 290, 294. 485, 493, 5i4-
Dumas (fils), 2.
Dupanloup, 279.
Du Parc, 379, 383,384, 428.
Dupin, 294.
Dupont (Henriquel), 273.
Dupré (Jules), 56, 209, 484» ^01, 5o8.
525, 526.
Durer (Albert), 76, 82.
Dutrône, 189, 190, 191.
Duvcrgier de Hauranne, 289.
Dyck (Van), 22, i33, 3i4.
Esterhazy, i4i.
Everdingen, 84.
Eyck (Jean van), 76.
F
Falloux, 279, 281.
Favre (Jules), 44i-
Fielding (Copley), 18, 60, g5.
Fiesole, 3 12.
Fisher, 20, 23, 339.
Flandrin (Hippolyte), 3o, 32g, 507.
Flandrin (Louis), 3o.
Flandrin (Paul), 92.
Fiers, 483, 5io.
Fleury (Léon), i33.
Fleury (Robert), 2i5, 389.
Flotte (de), 38.
Fortoul, 3g, 40.
Foucault dcPrcssy, 112.
Fould, 176, 188, 208, 210.
F'ragonard, 16, 86.
Français, 61, 188, ig7, 2g5, 384, 439-
Franklin, 248.
Fricero, 121, i33.
Fromentin, 346, 43g.
G
Gainsborough, 481, 5i2, 526.
Galimard, 5io.
Gall, 5.
Garibaldi, 283, 284, 287, 2go, 324.
Gauchez (Léon Mancino), i, 44i 461.
Gauthier (Théophile), i, 201, 48c,
5og, 5i2, 5i3, 5i5, 526.
Gelée (Claude, dit le Lorrain), 16, 20,
21, 78, 82, 83, 85, 86, 116, 128,
220, 481, 4g6, 5o3.
Georgion, 82.
Gérard (baron), 8, 90.
Géricault, 4i 5, 56, 66, gi, 94, g5,
i65, 180, 224, 33i, 343, 347. 354,
371, 377, 38i, 382, 408, 483, 484,
4gi-
Gérôme, 2i5, 379, 4^8, 4ïg-
Ghiberti, 147-
Giotto, 272.
Girard (Firmin), 401.
Girardin (Emile de), 186.
Girodet (Trioson), 8g, go, 3';6.
Giroux, g2.
Gisors, 4o3.
Gleyre, i44-
Concourt (Edmond et Jules de), 5 10.
Gortschakow, 287.
Goupil, 38 1, 428, 484.
Goyon (de), 287.
Grammont (de), 485.
Gresset, 400.
Greuze, 88.
Gros, 5, 14, 19, 87, 90,96, 488.
Grûm, 5i I.
Guardi, 86.
Guaspre (Gaspard Dughell, 83, 86,
99-
Gudin (Théodore), 272,301, 443, 444i
5oi.
Guérin, 4, 5, 19, 76.
Guéroult, 283.
534
INDEX DES NOMS CITES
Guizol, 279.
Guyon (M"'" de), 339.
Hachette, 62, 3oi.
Ilamon, 424.
Haussmann, 292, 4o3, 44' ■
Haussonville (d), i3o, 289.
Hédiard, 56, 5-].
Helst (Van der), 393, 398.
Hersent (Louis), 273.
Hesse (Alexandre), 363, 365.
Hesse (Nicolas-Auguste), 363, 365.
Hetzel, 406.
Hobbéraa, 84.
Hogartli (William), 309.
Holbein, 1 1 1 .
Homère, 82.
Houssaie (Arsène), 507.
Hugo (Victor), aS, 38, 74, 93, 147,
180, 3i2, 33o, 418, 448, 454, 480.
484, 494, 495-
Humbert, .',01.
Huysmans, 84.
Ingres, 29, 72, 74, 75, 90, i65, 201,
aSi, 3ii, 33i, 333, 470, 497. 5o8.
Isabey, 3oi, Sig.
Jackson de la Chevreuse, 401.
Jacotot, 266.
Jacotot (M""), i5.
Jacquemart (Jules), 354-
Jacquet (Gustave), 401.
Jadin (Godefroy), i5, 22, io5, 408.
Jadin (Emmanuel), 406.
Jal, 357, 495, 497-
Janin (Jules), 188, 5o6, 527.
Johannot. 61.
Jouffroy (François), 35o, 354, 355.
Jouin (Henri), 67, 271, 357.
Jourdan (Louis), 265.
Jouvet (Henri), igi, 211, 277, 364.
Jouy (de), 74.
Joyant (Jules), 141.
K
Keller (Emmanuel), 326.
Knauss, 346.
La Berge (de), 78, 496.
Lacordaire, 279, 281.
Lafenestre (Georges), 67, 199, 200.
288, 525, 526.
Lagrange, 5i6, 5i8.
Laguéronnière, 294.
Lamartine, a5, 38, 63, 74, 93, 126,
127, 148, 180, 209, 234, 236, 242,
248 i 252, 269, 274, 276, 287, 288,
3o3, 33i, 345, 360, 5i2.
Lambinet, 5i6.
Lami (Eugène), ii3, 114.
Lamoricière, 281, 287.
Lanfray (Pierre), 23o, 275, 276.
Lannes, duc de Montebello, 287.
Lanoë (Georges), 214.
Lanoue, 328.
Lantara, 294.
Lanzi, i36.
Lapito, 93.
Lasteyrie (Charles, Léon de), 91,
441'.
Lawrence. 96, 3 14.
Lefranc (Victor), 442.
Legendre (Isidore], 107, 167, 179,
182, 194, 422, 466, 473.
Legouvé (Ernest), i, 41, 55, 170, 172,
'77, '79-^
Legrain (Edmond), io3, 191, 217.
256^ 277.
Leharivel-Durocher. 237.
Lehmann, 139.
Lehon (M™"), 176.
Lelièvre (Charles), 5, 424. 4Î4-
Lemino (Andréa), i35.
Lenoir, 91,
Lenormand (Adrien), 207, 221, 222,
224, 236, 239, 244i 277.
Lenormand (M""" Emile), 2ti, 223,
226, 237, 284, 285, 3o2.
Lenormand (René), J02.
Lenormant (Charles), 496.
Lenormant (PauL. 4'9-
LepauUe, 176.
Le Play, 4 '2.
Lerémois, 191.
Leslie, 19 à 23, 339.
Lesueur (Eustache), 85, 245, 357.
Locatelli, 86.
Luce de Lancival, 74.
INDEX DES NOMS CITES
535
M
Machard, 401.
Maistre (Joseph de), 180, a3o, 4'5.
Mantz (Paul), i, 498, 5i5, St-j, Sig,
521, 523, 529.
Marceau. 1 18.
Marcel (Henry), 18, 60, 5i3.
Marcille (Eudoxe) , 34o.
Maréchal de Metz, 219.
Maret (Henry), 486.
Marilhat, 460, 5o2, 5o8.
Marne (de). 88.
Marochetti, 119.
Martin (Henri), 346, 347-
Marville (Louis), 61.
Masaccio, i36.
Médicis, i36.
.Meissonicr (Ernest), 61, 2i5, 260,
278,483.
Mérimée, 74.
Merlot. 484.
Mersou (Olivier), 486.
Michal-Ladichère, 293.
Michallon, 92, 93, 109, 481, 526.
Michel-Ange, 75, 76, 83, i35, i36,
i38, 139, 328, 385, 408.
Michel (Emile), i, 460.
Michel (George), 25.
Michelet (Jules), i, 2. 38, 40, 61, 62,
63, 273, 274, 280 à 283, 297, 298,
325, 327, 363, 364, 4i4> 4'8, 420.
429, 437, 476, 477, 478, 49°-
Mignct, 279.
Millet, 507.
Mirés, 43o.
Molière, 170, 4i4-
Montaigne, 167.
Montalembert, 189. 279.
Montanelli, 287.
Montesquieu, 8.
Montgolfior (M""'), 325.
Montpensier (duc de), i53.
Moreau (Adrien), 401.
Morpt (Ernest), 279.
Morny (de), 176, 202, 266.
Mouillard, 406.
Mozart, 486, 524.
Mozin, io5.
MuUer (Louis), 3ii
Musset (Alfred de), 74.
N
Nadaud (Gustave), 228.
Napoléon (le Prince), 33 1.
Neer (Van der), 471.
Nefftzer, 347.
Nieuwcrkerke (de). 37, 38, 179, iç
36i, 366, 367, 369.
Nisard, 44i '-'89.
Nodier (Charles), 94.
OUivier (Emile), 44 1
Orcagna, i36.
Orizzonte (1'), 84.
Pagnest, 75.
Pailleron (Edouard), 476.
Païva (M™ de), 428, 429, 43o.
Palma, 82.
Panini, 86.
Paris (comte de), 309.
Parny, 72.
Pasdeloup, 378.
Patin (Henri), 366.
Pavie (Victor), 438.
Payen (Anselme), 323, 324.
Pclletan (Camille), 43, 479-
Pelletan (Eugène), 38, 172, 179, 282,
283, 3o7, 366, 369. 4i4, 4i5, 44i.
476, 477-
Pereire, 43o.
Perrault (Antoine), i35.
Peslin, 401.
Petetin (Anselme), 281.
Petit (le président Auguste), io3.
Pétrarque, i3o.
Petroz (Pierre), i, 24, 64, 46i.
Peyre (Roger), 18.
Phidias, 72.
Pierret, 56, 120, i53.
Pils (Isidore), 402, 4"3.
Piron, 465.
Pitti, i36.
Planche (Gustave), i, 16, 17, 21, 44,
53, 58, 63. 64, ii3, 144, iSg, 194,
209, 224, 237, 338, 443, 494, 495,
498, 499, 5oi, 5oa, 5o3, 5o5, 5o8,
5io.
Pontmartin (de), i53.
5;i6
INDEX DES NOMS CITÉS
Poppleton (Georges), 117, 211, 434-
Poterlet, i5, a6, 27, 36a, SgS.
Poussin, 16, 72, 8-2 à 85, 96, m,
112, 14 i, i46> 220, 273, 471. 479?
481, 496, 5i5, 526.
Pradier (James), 329.
Préauit (Auguste), 238, 295, 485,
528,
Prud'hon, 5, 7, 16, 89, 90, 49'-
Puget (Pierre), i35.
Pujol (Abel de). 273.
Questel, 329.
Quinet (Edgar), 416, 4'
418.
Racine, 73, 73.
Raffet, 179,
Rahoult (Diodore), 209, 3o5,
Raphaël, 78 à 76, 82, 83, 95, i35,
i36, i38, 3o2, 3i4. 336.
Rathery, 4i3.
Ratisbonne (le Père), 2i3, 216, 217.
Ravanat, 3o5.
Récamier (M-"*^), 281, 353.
Rédelsperger (Jacques), 204.
Regnault (Henri), 401.
Régnier, i3i.
Reizet (de), 4oi.
Rembrandt, 5, 17, 18, 60, 72, 76, 78,
84. 85, 95, 387, 388, 392 à 395.
Rémond, 92, 484^
Rémusat, 279.
Renan, 3o8.
Renaudière (M""^ delà), 384, 4oo, 428.
Renée (Amédée), 234.
Rennes, i3i.
Reynaud (Jean), 179, 345, 346.
Reynolds, 8, 23, 60, 95.
Ribera, 75, 77.
Riésener (Léon), 146, 244, 260, 35o,
359, 386, 5o8.
Rivet (baron Charles), 402, 409, 466.
Robelin (Charles), i45, 148.
Robert (Hubert), 86, loi.
Robert (Léopold), 257.
Roqueplan (Camille), i58, 160, 3oi,
5o8.
Roqueplan (Nestor). iSg, 390.
Rosa (Salvator), 84, 85, 86, 110, 146
496, 5io, 5i5.
Roscnthal, 37.
Rùssini, 148, 487.
Rothschild, 232.
Rouget (Georges), 365.
Rouher (Eugène), 44i.
Rousseau (J.-J.), 4, 25, 74, 86, 89,
3oi, 470.
Rousseau (Jean), 55, 69, 346, 456,
5i8, 522.
Rousseau (Théodore), 56, 65, i65,
188, 199, 201, 444, 455, 459, 460,
481, 484, 5oo, 5oi, 5o2, 5o5, 5o8,
509, 5io, 5i6, 5i8, 522, 523, 526,
527.
Rubens, 17, 18, 22, 60, 74, 76, 84, 85,
86, 194, 3o4. 337, 387, 389, 390,
394, 395, 4i3, 479-
Ruisdaël, 18, 21, 84, 85, 471, 485,
5o9, 522, 526.
S
Sabatier Unger, 5 10.
Sacy (de), 74-
Saint-Arnaud, 176, 292.
Sainte-Beuve, i, 2, 25, 37, Sg, 74,
148, 169, 32 1, 354, 4o5, 459, 476,
493.
Saint-Jean, 188.
Saint-Victor (Paul de), 369, 433, 5i8,
521, 527.
Sarto (André del), i36, 147.
Sallard (Edmond), 279.
Sand (George), 167, 286, 322, 324,
35o, 406. 4'4> 470.
Sandeau (Jules), i44-
Saunier (Charles), 362.
Scheffer (Ary), 3o, 3i, 32, ii3, ii4,
118, 262, 263, 265, 3o7, Soi, 5o8.
Scheffer (Henri), 307.
Schenetz, i4i.
Séché (Léon), 106, 187.
Sergent-Marceau, 118, 119.
Sévigné (M™'^ de), 296,
Seyniour-Haden, 60.
Shakspeare, 73, 74, 75, 82, 147, 480,
481, 482, 486.
Sigalon, 94, 95, 3a8.
Silvestre (Théophile), 3, 69, 70, 94.
Snyders, 3o4.
Sollier, io3.
Souiller, 168.
INDEX DES NOMS CITÉS
537
Staël (M"»" de), 180.
Stanley (lord), 408.
Taillac (de), 5o, 108.
Taine (Uippolytc), 416.
Talleyrand, 44ï-
Tardicu, 26*), 5i3.
Taunay, 88.
Tayer, i85.
Templier, 62, 63.
Tepiers, 389.
Thiers, 274. 279. 44i-
Thoré (Ihcophile-Burger), i, 44)
139, 161, i65, 460, 461, 5o8, 5i5,
5i6. 517, 5i8, 519, 521, SîS.
Tintoret, 5io.
Titien, 74, 76, 82, 84, 85, 86, 89, 95.
100, 116, i36.
Tocqucville, 281.
Tourneux (Maurice), 349, ^^^■
Trélat, III.
Triquetti (de), 32, 118.
Trouillebert, 20.
Troyon, 181, 188, 230,423, 425,484,
5o6, 507, 525.
Tumer, 18, 96, 496, 498, 5oi, 5o2.
U
Ulbach (Louis), 234.
Vaillant (le maréchal), 369.
Valenciennes, 484.
Van-Loo (Carie), 4.
Vasari, i38.
Vauquelin (A.), 34i.
Vernct (Cari), 56, 141, 322, 480.
Vernet (Horace), 70, 91, 236.
Vernct (Joseph), 86.
Verninac (de), 386.
Véronèse (Paul), 22, 73, 74, 76, 4i3.
Viennet (Guillaume), 279.
Villot (Frédéric), 385.
Villemaiii, 279.
VioUet-le-Duc, 36o, 407, 411, 524.
Virgile, 82, 83.
Vitet (Ludovic), 455.
Voltaire, 74, 76, 81, 93, 393.
Vouel (Simon), 220.
W
Waldor (M""'), 25.
Walter-Scott, 5, 25, 94.
VVatelet, 92, 93, 481.
Watteau, 16, 21, 22, 72, 86, 88, 232,
498, 5o4.
Werff (Van der), m.
Wickemberg, 160.
VVorth, 385.
Ziem, 5i6.
LETTRES DES CORRESPONDANTS DE PAUL HUET
PUBLIÉES DANS L'OUVRAGE
Asseline, secrétaire des commande-
ments de la Duchesse d'Orléans :
32, 33, 43.
Belly, Léou : 35 1.
Carnot, Hippolyte : 346.
Dauzats, Adrien : 355, 379.
Delacroix, Eugène ; 26, 4°) 55, 196.
206, 210, 253, 258, 260, 338.
Dumas, Ale.xandre : 25, 28, 35, 112.
Gauchez, Léon : 44^.
Huet, M""" Céleste, Paul; sa première
femme : 118.
Huel, M"^ Claire, Paul, sa seconde
femme : 171, 174.
Hugo, Victor : 40, 448.
Lamartine, Alphonse de : 252.
Lamartine, M™" Marianne de : aSi.
Lamy, Eugène : ii3.
Lasteyrie, Ferdinand de ; 117.
Legraiu, Edmond : 218, 235, 240,
285, 292.
Legouvé, Ernest : 204, 43o.
Michelet, Jules : 3o6-436.
Michelet, M""° Jules: 436.
Orléans, Hélène, Duchesse d' : 34-
Pelletan, Eugène ; 307.
Petit, Auguste, président de Chambre
à la Cour de Grenoble : 46, 209,
275, 280, 292, 3o4, 333, 356, 368,
432.
Planche, Gustave : ii3. 144. i46> '47-
Riesener, Léon : 35o.
Riesener, M™" Léon : 35o.
Rivet, le baron Charles : 465.
SoUier : 332 .
Sainte-Beuve : 41, 169, 170, 322, 352,
42T, 432, 438, 455.
Villot, Frédéric : 385.
VioUet-le-Duc : 397.
Vitet, Louis : 455.
TABLE DES ILLUSTRATIONS
Portrait de Paul Huet d'après une pholograpliio au litre.
I. Le Parc de Saint-Cloud un jour de fête en 1829. Toile L.
o^'tSo X H. o'",4o (Musée du Louvre) 33
II. Le Braconnier. Eau-forlp publiée chez Goupil en i834- Planche
de L. 0,35 X H. 0,26 65
III. Couvent de Saint- André prêt, de Nice. Dessin à la plume i836.
Dessin de L. o'",6o X H. o''\45 (Musée du Luxembourg) . . 97
IV. Les Cascatelles de Tivoli, prises des hauteurs. Aquarelle 1839.
H. o°',45 X L. o'",33 129
V. Les Rives enchantées (Salon i85o) Toile de L. 2'",io x H. i™,3o. 161
VI. Calme du matin, intérieur de forêt (Salon i852). Toile de L.
i^jOi X o™,65 (Musée du Louvre) 193
VII. Soleil couchant à Seine-Port. Exposition universelle de i855.
Toile de L. 2™, 20 X H. i™,i5 (Musée du Louvre) 225
VIII. Inondation à Saint-Cloud. Exposition universelle de i855. Toile
de L. 2™,55 X H. i", 60 (Musée du Louvre) 257
IX. Le Vieux Château féodal (Normandie légendaire). Panneau
décoratif; Salon de 1859. Toile de H. i™,93 xL. i™,io . . . 289
X. La Cathédrale. Panneau di'coratif; Salon de iSSg. Toile de H.
i'",93 X L. i™,io 321
XI. Le Gué et la Chaumière. Panneau décoratif: Salon de 1859. Toile
de H. i™.93 X L. i">»,io 353
XII. Grande Marée d'équino.re aux environs de Ilonfleur. réplique du
tableau de 1839. Salon de 1861 (Musée du Louvre). L.
i'",8o X H. o",95 385
XIII. Le Gouffre, paysage composé. Carton au fusain de L. i^jOy x
H. o^.GS pour le tableau exposé au Salon de 1861. Toile 2", 12
X i",29 417
XIV. Les Falaises de Iloulgate, dites les Roches noires, piés Dives
(Calvados), Salon de 1861. Toile L. i"',2o X H. o"',95 (Musée
Royal de Bruxelles) 449
XV. Fuite en Egypte, esquisse à la sépia sur papier teinté, de L.
o"',44, X lï. o'",285, projet pour un tableau non exécuté.
5/,o ÏABLK DES ILLUSTRATIONS
Fontainebleau . /.es Chasseurs, esquisse, dessin a la sépia de
L. o"',44 X H. o'".285. Première pensée pour le lablcau
exposé au Salou de 1868. (Toile de L. i'",20 x H. o'^jgo au
Musée du Louvre) 48 1
X\'l. Le Charlemagne, forêt de Fontainebleau. Dessin aux deux
crayons de L. o"',8ox H.o'",54 (Salon 1869), le dernier dessin
fait d'après nature 5i3
TABLE
Préface dk M. Geokces Lafenestre i
AVANT-PROI'OS I
BIOGRAPHIE
I. Lettre de Paul Huet a Tu. Silvestre 3
II. Famille 8
III. Débuts i4
IV. Professeur 18
V. Politique 34
VI. L'homme, son caractère 4o
VII. Le peintre, son esthétique 53
NOTES DE PAUL HUET
I. De l'art en général 71
II. La PEINTURE DE PAYSAGE. Le MOUVE.MENT DES ARTS DE I SsO à I 836. 8l
III. De la PEINTURE DE PAYSAGE AU POINT DE VUE DE LA DÉCORATION . . 97
CORRESPONDANCE
Premier voyage à Honfleur io3
Premier voyage en Auvergne io8
Son mariage avec sa nièce Ii3
Second voyage en Auvergne ii3
Séjour à Compiègne. Départ pour Nice. Mort de sa première femme. 114
Départ pour l'Italie. Visite à Lamartine à Saint-Point. Séjour à Rome, i-i'i
Second mariage 148
Nouveau départ pour le raidi. Séjour à Nice iSa
Séjour à Pau et aux Eaux-Bonnes 157
Retour à Paris en 1847 ^^^
Séjour à Fontainebleau et à Trouville i85o 168
Séjour à Seine-Port et à Chailly (forêt de P'ontainebleau) 170
Saison passée au Tréport 179
Voyage à Blois. — Chambord 181
Villers en i854 189
S.lî TAULE
Exposition univcrsello iRSî 19!)
Beuzoval en i8:J6, longue maladie. Peinluies décoratives pour Vire . 204
Second séjour au Tréport, voyage à Vire '217
Les palettes de Delacroix 229
Voyage à Grenoble. Saint-Laurent du Pont. La grande Chartreuse . 241
Seconde visite à Lamartine à Saint-Point 248
Ses peintures décoratives : le journal de Delacroix 269
Fontenay-aux-Roses iSSg 263
1860. Lamartine, Michelel, E. Pelletan, Betlimont, Lanfrey, Guéroult,
Bérangcr, etc 274-283
Eté de 1860 à Falaise 288
La mort de son frère et de sa nièce 1861 298
Voyage en Angleterre. Le Cornwall. Voyage à Apt, séjour à
Nîmes 309-328
Vente Demidof : La Stratonice 33i
Dernière visite de Delacroix, 28 mars i863 334
Première année à Cliaville. La mort de Delacroix, discours prononcé
sur sa tombe, i863 36o
La réforme de l'Ecole des Beaux-Arts. La succession de Delacroix à
l'Institut. Michelet : La Régence 363
La vente de l'atelier de Delacroix 370
Cromwel devant le cercueil de Charles l"'. Conversation avec Dela-
croix 38i
Voyage en Belgique et en Hollande. Excursion à Saint-Malo, le Mont-
Saint-Michel, Granville, etc 388
Séjour à Pierrefonds. Voyage en Bretagne 4o6
L'émancipation des femmes. E. Pelletan, Michelet 4i4-4i6
La vente de ïroyon. Gustave Droz 4^3-425
L'hôtel de M™» de Païva 428
L'Exposition universelle de 1867 442-453
Reprise d'Hernani à la Comédie-P'rançaise 447-454
Acquisition du tableau des Falaises de Houlgatc pour le Musée Royal
de Bruxelles 456
La mort de Th. Rousseau 459
Séjour à Etretat, Saint-Maclou, Fontainebleau 466
Pour le paysage, lettre à M. X 469
DERNIERS JOURS DE LA VIE DE PAUL HUET
Discours de E. Pelletan et de E. Chesneau, extraits 476-477
Lettre de Michelet au Temps, 12 janvier 1869 478
Lettre de Victor Hugo au Cls de Paul Huet 479
Camille Pelletan : La Tribune, 17 janvier 1869 479
Théophile Gautier : Journal officiel, 25 janvier 480
Charles Clément : Les Débats, 11 janvier 483
F. de Grammont : Sonnet à Préault sur son médaillon de PaulHuet . 485
Alexandre Dumas : Moniteur universel, 12 janvier 485
Olivier Merson : Le Public, i3 janvier 486
TABLE 543
Henri Maicl : Le Globe littéraire, i5 janvier 487
A. Bonnin : La France, 20 janvier 487
Exposition au cercle de l'Union Artistique 490
Lettre de Jules Michelet au directeur du Temps, 27 décembre . . 490
LES SALONS
La critique 493
Index DES noms cités 53 1
Lettres des correspondants de Fall Huet publiées dans l'ou-
vrage 538
Tahle des illustrations 539
ÉVREUX, IMPRIMERIE CH. HÉRISSEY, PAUL HÉRISSEY, SUCC
BlNïJ»»'*^ w.
PLEASE DO NOT REMOVE
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UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
Nû Huet, Paul
553 Paul Huet (1803-1869)
H8A4 d'après ses notes
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