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BINDHîGUSTJUN 151923"
POESIES CHOISIES
TROISIEME SERIE
LOUIS FRECHETTE
POESIES CHOISIES
TROISIEME SERIE:
ÉPAVES POÉTIQUES
II
V E R 0 N I C A
Drame en cinq actes
MONTREAL
UBRAIRIE BEAUCHEMIN, Limitée
256, rue Saint-Paul
1908
PS
(^
Enregistré conformément à l'acte du Parlement du Canada,
en l'année mil huit cent quatre-vingt-dix, par LOCIS FrÔCHKTTK,
au ministère de l'Agriculture.
EPAVES POETIQUES
.1-
PREFACE
Les épaves sont ce qui reste après un naufrage, les débris aban-
donnés que la vague rejette sur les grèves, que les intempéries
effritent, que le temps disperse et emporte à vau-l'eau. Les Epaves
poétiques, c'est là un titre qui convient à ce livre, et qui répond par-
faitement à la pensée de son auteur. Je n'ai pas la prétention de
croire que ces bribes échapperont au naufrage qui attend les
pauvres feuillets que j'ai jetés im peu toute ma vie au vent des
événements et des circonstances. Si quelques-uns résistent plus
longtemps que les autres au tourbillon qui les entraîne dans le
gouffre inévitable de l'oubli, je n'aurai rien à désirer de plus.
Les plus importants de ces essais, peut-être, se trouvent compris,
dans les deux premiers volumes du recueil que mes Editeurs ont
publié sous le titre général de Poésies choisies, c'est-à-dire dans
La Légende d'un Peuple, et Les Feuilles Volantes, où se trouve
comprise ma série de sonnets intitulée Les oiseaux de Neiges. En
dehors de ce? deux volumes, j'ai recueilli bon nombre de pièces
inédites auxquelles j'ai ajouté ce qui m'a semblé le jnoins défec-
tueux dans mes anciens recueils — Mes Loisirs, Fleurs Boréales
et Pêle-mêle , dont le tirage est depuis longtemps épuisé. Enfin,
l'ouvrage se clôt par mon drame Veronica, qui fut représenté au
théâtre des Variétés, à Montréal, il y a quelques années, et qui n'a
jamais été imprimé en entier.
— 8 —
^ul lien de cohésion entre ces pièces. La page patriotique s'ac-
cole à la page intime; la strophe religieuse suit de près la stance
descriptive ; l'ode pindariqne coudoie le récit légendaire ; la
plainte d'un cœur blessé succède sans transitions à quelqiie rémi-
niscence idyllique; la romance pensive se mêle à la claironnée
guerrière. Il y a plus : à côté d'un travail plus ou moins récent,
s'étalent, dans leur inexpérience naïve, les aspirations du collégien
à la recherche de la foi-mule poétique et de la tournure qu'il
donnera à l'extériorisation de son rêve, à l'expression de sa pensée.
Ces tentatives d'adolescent, qu'on est convenu d'appeler
" péchés de jeunesse " — de même que nombre de bluettes légères
ou d'impromptus de circonstances qui ne valent gnière mieux —
méritaient peu, je le sais, de trouver place dans un volume à pré-
tentions plus ou moins sérieuses. Il eût été plus sage peut-être
de laisser ces pauvres feuilles mortes s'envoler au gré des brises
d'automne, à jamais perdues pour les lecteurs et pour moi. iNTéan-
moins, si ces hinubles essais n'ont qu'une valeur à peu près nulle
comme œuvre d'art, ils en ont une au point de vue documentaire.
Ils sont non seulement l'expression d'une pensée ou d'un rêve en
embryon, mais on y trouvera de plus la trace des efforts littéraires
qui ont caractérisé toute une époque intellectuelle dans notre pays.
On peut y suivre pour ainsi dire pas à pas les développements
d'une âme en proie aux hantises d'une poésie dont elle ignorait le
langage, les règles et les procédés, et qu'elle essayait de traduire
sans modèles, sans traditions et presque sans maîtres.
On y découvrira surtout les défauts et 1rs qualités du milieu
ambiant, l'avènement d'une génération qui, malgi-é ses tâtonne-
ments et ses hésitations, a parcouru jusqu'à nos jours \m chemin
qu'on ne saurait mesurer sans quelque satisfaction, et peut-être
sans quelque profit, si ceux qui sont venus après elle veulent la
juger avec impartialité.
9 —
C'est à ceux des nôtres qui sont aujourd'hui en relations cons-
tantes avec les publications françaises, avec les écrivains de toutes
les écoles, qui n'ont qu'à le vouloir pour mettre la main sur les
chefs-d'œuvre classiques et modernes, sur les critiques les plus au-
torisées, de même qiie sur des ouvrages de toutes les nuances et de
toutes les portées, traitant de l'art d'écrire ; c'est à ceux-là, dis-je,
qu'il sera sans doute intéressant de remonter vers un passé si dif-
férent d'aujourd'hui, et pourtant encore si peu éloigné de l'époque
actuelle.
Ils se demanderont peut-être comment, en suivant nos classes
des Humanités ou de Rhétorique, en étudiant une profession pour
s'assurer le pain quotidien, nous avions le courage d'aborder la
culture des Lettres — surtout quand il nous fallait, de soi, s'ini-
tier à tout, même aux ressources de la langue — et cela sans
espoir d'obtenir la moindre rémunération, le moindre succès dans
la vie.
Envisagées de cette façon, les faiblesses même de nos premiers
écrits comparés à la valeur relative de ceux qui les ont suivis,
peuvent servir de leçon utile à ceux que les difficultés et les in-
succès pourraient décourager dans la voie littéraire — voie tou-
jours si ardue dans un pays comme le nôtre, et qui pourtant
conduit seul im peuple vers les hautes destinées intellectuelles.
L. F.
11
ODE
Pour l'inauguration du monament élevé à la mémoire de Mgr de Laval,
premier évêque de Québec.
Notre avenir allait s'ouvrir sur l'Inconnu.
Pour nos rangs décimés le temps était venu
De voir s'accomplir les présages.
Et l'on se demandait, dans l'effroi prosterné,
Pour ce pays naissant quelle heure avait sonné
A l'éternel cadran des âges.
Contre la destinée et les arrêts du sort,
Quand toute résistance a brisé son ressort,
A quoi sert de fourbir des armes ?
Le découragement régnait de toutes parts ;
Et nos preux regardaient s'effondrer leurs remparts,
Avec des yeux rougis de larmes.
— 12 —
Mornes, et refoulant mille sanglots amers,
Nos pères avaient vu, pour repasser les mers.
Partir le drapeau de la France ;
Et, groupe de héros oubliés sous les cieux,
Ils promenaient partout leurs regards anxieux,
f'herchant la dernière espérance.
Alors, du haut des airs, sur ces abandonu'és,
L'Archange protecteur des peuples nouveau-néa
Dans l'ombre ouvrit sa main céleste ;
Et l'oreille entendit, des éternels sommets,
Une voix s'écrier : — Vous ne serez jamais
Orphelins, car ceci vous rest<' !
Et le front nimbé d'or, comme un mniveau Sina,
Le rocher de Québec soudain s'illuinina ;
Et les vaincus, dans leurs détresses,
De tant de maux soufferts à demi consolés.
Virent briller an loin sur leurs murs écroulés.
l/arc-cu-ciel des s:iintcs promi-sses.
— 13 —
Douce terre natale, ô mon cher Canada !
Qui donc jetait ainsi ce fier stirsiiDi corda
A la nation prisonnière ?
Dans un ciel qui semblait à jamais obscurci,
Sur ces désespérés qui donc faisait ainsi
Luire l'espérance dernière ?
Un homme avait passé, grand parmi les humains,
Qui de son cœur avait, bien plus que de ses mains.
Bâti sur le haut promontoire
Où tonnaient si souvent la poudre et le canon.
Un temple de science et de paix, d'où son nom
Rayonne encor dans notre histoire.
Ce temple, monument d'un zèle sans rival,
Ce temple, l'abrégé de ton œuvre, 6 LavaJ !
C'était lui qui, dans ces jours sombres.
(Juand la fatalité nous broyait de ses nœuds,
Dressait sur les hauteurs son fronton lumineux,
Intact au milieu des décombres.
— 14 —
Retour inespéré des destins inconstants,
Sur cette ère de deuil le bras lassé du Temps
Enfin daigna fermer les portes :
L'airain ne gronda plus au front de nos cités ;
Et l'on cessa de voir sur nos champs dévastés
Passer de sanglantes cohortes.
Mais de nouveaux périls se creusaient sous nos pas
Dans ses obscurs desseins le hasard n'allait pas
Laisser nos forces inactives ;
Aux pauvres naufragés dont l'effort surnageait,
Pour d'autres lendemains l'avenir ménageait
D'autres luttes en perspectives.
Les noirs complots après le défi des clairons !
Après la foudre, après le choc des escadrons,
L'éclosion des haines sourdes !
Plus de sabres au clair ! plus de vols d'étendards !
Mais l'astuce dans l'ombre empoisonnant ses dards. .
C'était riKinc des tâches lourdes.
— 15 —
Alors, sourd ou rebelle aux lâches compromis,
Sur sa cime, au milieu des créneaux ennemis,
A son passé toujours fidèle.
Déconcertant Tintrigue et ses pièges adroits.
Pour sauver notre race et défendre nos droits,
Le temple se fit citadelle.
Il devint plus : ce fut le sublime creuset
Où dans les cœurs, de père en fils, se transfusait
L'essence des sèves robustes ;
Où l'âme des aïeux et des héros d'hier
Fermentait, allumant au sang d'un peuple fier
La passion des choses justes.
Nous avions à garder notre langue, nos lois,
Nos coutumes, nos mœurs, nos souvenirs gaulois.
Notre Foi, ce dernier refuge !
Ce fut l'Arche, vaisseau solidement ancré,
A qui l'on confia tout ce dépôt sacré.
Et qui le sauva du déluge.
— 16 —
Le saint Temple ! voyez émerger de son sein,
Ces nouveaux combattants, infatigable essaim
Armé pour la cause commune ;
Au soleil des forums, à l'ombre des clochers,
Ils ont massé leur nombre, et luttent, retranchés
Dans la chaire ou dans la Tribune.
Ils vont, prêtre, orateur, poète, historien...
C'est le dernier carré des vieilles gardes : rien
N'abat leur effort unanime.
Ce sont les paladins des suprêmes combats ;
Nul ne manque à l'appel. . . Cauadieus, chapeaux bas !
Devant le défilé sublime I
O Laval ! ces grands jours sont maintenant lointains ;
I>e nos rivalités les brandons sont éteints ;
La Discorde a plié sou aile ;
Joyeux avant-coureur de nouvelles saisons.
On voit, lueur sereine, au bord des horizons
Poindre une aurore fraternelle.
— 17 —
Paix à tous désormais ! . . . J^'ombre de Fapineau,
Triomphante, sourit au bronze de Garneau ;
Et la divine Poésie,
Du haut de l'Empyrée abaissant son essor,
Au nom de la Patrie attache un fleuron d'or
A la lyre de Crémazie !
Les choses ont ainsi leurs flux et leurs reflux :
Les rivaux d'autrefois ne se mesurent plus
l^ue dans des joutes pacifiques. . .
Et, là même, ô Laval, c'est toi qui nous défends,
Puisque c'est toi qui ceins les reins de nos enfants
Pour ces arènes magnifiques !
C'est ton œuvre, grand mort, qui fit cela pour nous !
Aussi voilà pourquoi tout un peuple à genoux.
Plein d'une émotion sincère,
Naufragé que ta voile a su conduire au port,
]>ans sa reconnaissance acclame avec transport
Ce glorieux anniversaire !
O noble Aima Mater, laisse-nous te bénir !
Tu sauvas le passé : pour sauver l'avenir,
Puisse ta masse grandiose,
Sur ton roc, face h face avec Tazur des cieux,
Pour des siècles encor rayonner à nos veux
Dans des splendeurs d'apothéose !
— 19 —
LE QUATORZE-JUILLET
C'était le Quatorze-juillet ;
Le peuple, qui se réveillait
En transe,
Chassa les rois, épouvantés
Et proclama tes libertés,
O France !
Depuis, sans jamais te lasser,
Sur le monde on te vit passer
Sereine,
Semant tous les progrès divers,
Et rayonnant sur l'univers,
O Reine !
— 20 —
A toi uos vœux les plus touchants,
O nation clif>ne des chants
D'Homère !
Dans le deuil comme aux jours vainqueurs,
A toi tout l'amour de nos cœurs,
O Mère !
O Quatorze-Juillet ! ô sublime i-éveil !
Les peuples aflranchis acclament ton soleii
Dont la chaleur partout pénètre. . .
S(deil qui dissipa tant de brouillards épais
Soleil de liberté, de justice et de paix ;
Aurore des soleils h naître !
Quand hrillèi-ent au ciel ses éclats fuliiurants,
Comm<' ri Sodonie, on vit des antiques tvrans
Fondre les vieux donjons de pierre ;
On vit surgir au jour tous les (Iroits enfouis ;
Et devant ses rayons, farouches, éblouis,
Dix siècles baisser la ])auyiière l
— 21 —
Les hydres de la nuit, les larves du passé,
Cachots suintants et noirs, horribles in pace
Voués à d'horribles usages,
Tenailles, chevalets, formidables verrous,
Chaînes, haches, billots, lourds registres d'écro;i3,
Sombres attirails des vieux âges ;
Massifs créneaux, murs sourds et muet souterrain,
Ais de chêne roulant sur triples gonds d'airain,
Coins obscurs où la mort fermente,
Seuils où l'on dit au jour un éternel adieu.
Tout, sous le bras du peuple et le souffle de Dieu,
Fut balavé dans la tourmente !
L'Ange de l'avenir avait choisi les siens.
La Bastille tomba comme les dieux anciens
Devant l'apôtre de Solyme ;
Et, dans l'effondrement, le tumulte et les cris,
On vit l'humanité debout sur les débris,
Dans un embrassement sublime.
Un immense hosanna s'éleva dans les airs,
Et d'échos en échos alla jusqu'aux déserts
Annoncer qu'au beau ciel de France,
Effroi du despotisme à jamais confondu,
Brillait cet arc-en-ciel si longtemps attendu
L"arc-en-ciel de la délivrance.
O Paris, grand semeur de l'immortel sillon !
O France, noble nef dont le fier pavillon
Vole sans cesse à la conquête
Des mondes inconnus perdus dans l'avenir,
Ce jour entre tous cher à votre souvenir.
Vous l'avez pris pour votre fête !
France, ce que tu fais, tu le fais toujours grand.
Vers les plus hauts sentiers, toujours au premier rang,
ïu prends h' monde pour domaine ;
Et s'il faut une fête à ta virilité.
C'est la fête du Peuple et de la [.iberté,
La fête de la race humaine !
— 23 —
Ah ! si partout où luit l'éclat de tes bienfaits,
Où Ton bénit ton nom, où l'on sent les effets
— Aux palais ou dans les chaumières —
De tout ce que tu fis pour notre humanité ;
En tous lieux où quelqu'un vit libre, racheté
Par ton sang ou par tes lumières ;
En tous lieux où ton nom brisa quelque lien.
Où ton ardent esprit a semé quelque bien.
Comme soldat ou comme apôtre,
Noble bilan d'honneur, tout devait se compter,
On verrait aujourd'hui tes étendards flotter,
France, d'un bout du monde à l'autre !
ilais qu'importe à ton cœur, la tourbe des ingrats,
Si l'on trouve toujours ton génie et ton bras
Au service des saintes causes !
Laisse dans l'univers chacun suivre sa loi ;
Laisse mordre ou ramper ; ta mission, à toi !
C'est d'accomplir de grandes choses !
— 24 —
Et vous, ses ennemis toujours prêts à sévir,
Si vous avez jamais rêvé de l'asservir,
Vous ne savez ce que vous faites ;
Malgré tou.s vos efforts, vous la verrez toujours
Vous dominer d'en haut, grande dans ses beaux jours,
Plus Jurande encor dans ses défaites !
La France est au-dessus de vos lazzi moqueurs !
Un poète l'a dit: — Vous vous croirez vainqueurs ;
Vous croirez l'avoir poignardée ;
Au droit substituant la torche et le canon,
Vous vous direz: — Enfin, la France est morte ! — Non!
Elle vous vaincra par l'idée !
Elle entrera chez vous — non pas jiar trahisons —
Mais pour briser les fers et rouvrir les prisons.
Versant du miel dans votre absinthe,
Le pardon sur la lèvre et le livre à la main,
Frères, vous la verrez passer ]>ar le chemin
Prêchant la fraternité sainte.
Et vous serez vaincus ! — Mais ses enfants, mais nous,
Nous ses fils éloignés qui l'aimons à genoux,
A quoi devons-nous nous attendre ?
A nous les méconnus, à nous les oubliés,
La France tend au loin ses bras hospitaliers ;
Disons-lui donc d'une voix tendre :
— O France, ô notre mère adorée à jamais !
Amour à toi qui fis luire à tous les sommets
La grande liberté chrétienne !
Ta gloire rejaillit sur nous, car — Dieu merci !
Le Quatorze-Juillet, c'est notre fête aussi,
O France, puisque c'est la tienne !
Mère, va ton chemin ! Dieu, l'auteur du progrès,
Du haut du ciel profond sourit quand tu parais
Pour dénouer quelque servage ;
Oui, Dieu sourit là-haut, car ils ont blasphémé.
Ceux qui jamais on dit que son Fils bien-aimé,
Jésus bénissait l'esclavage !
— 26 —
Qui donc, parmi tous ceux que tu nommes tes fils,
Pourraient, lançant au ciel leurs aveugles détis.
Entraver ta marche féconde ?
Quels guides imprudents pourraient te dévoyer,
Astre générateur, dont le puissant foyer
Verse tant d'éclat sur le monde ?
Non, non ! tu dois toujours l'exemple aux nations !
Après avoir vaincu toutes les factions,
A tout injuste joug rebelle.
Qu'il monte de la plèbe ou descende des rois,
Tu sauras marcher, libre et chrétienne à la fois,
Dans la carrière où Dieu t'appelle !
Avec toi le passé s'écroule,
Sublime Quatorze-Juillet,
Avant ton aurore, la foule
Dans l'abjection sommeillait.
Tu parais, et soudain la France
Donne à la pauvie humanité
Ce gage de sa délivrance :
L'Egalité !
— 27 —
O date d'immortels présages,
Avant toi que de maux soufferts !
Les peuples allaient par les âges
Traînant leur opprobre et leurs fers.
Tu brillas, et, brisant ses chaînes.
L'homme vit luire en sa fierté.
Au reflet des aubes prochaines,
La Liberté !
C'est toi, France, mère féconde
Qu'on ne saurait assez bénir.
Qui souffles ainsi sur le monde
Les effluves de l'avenir.
Quelle nation s'y dérobe,
Quand ta suprême autorité
Crie à tous les enfants du globe
Fraternité !
Fraternité, divine flamme
Egalité, source du droit !
— 28 —
O Liberté, toi que proclame
Toute âme qui pense et qui croit !
Aux plis du drapeau tricolore,
O sainte et grande trinité !
Gloire au jour où vous vit éc\ *re
L'humanité !
— 29 —
A SA MAJESTÉ
VICTORIA l^re
A l'occasion du 60e anniversaire de son couronnement.
Sonnez, clairons ! sonnez, buccins ! sonnez, fanfares !
Flèches, dômes et tours, flambez comme des phares !
Bronze des carillons, tonnerres des créneaux.
Que votre voix réponde aux clameurs délirantes ;
Et que cent millions de poitrines vibrantes
Mêlent un Ions vivat aux chants nationaux !
Qu'on festonne les murs 1 qu'on pavoise les rues !
Que partout, au-dessus des foules accourues.
Flotte un vol d'étendards sous le ciel radieux !
Qu'un essaiu! de drapeaux couronne tous les faîtes :
C'est le roi des grands jours, c'est la fête des fêtes,
L'anniversaire auguste, éclatant et joj'eux !
3
— 30 —
Que va-t-ou célébrer ?. . . Quelque nom de victoire
Inscrit en lettres d'or au fronton de l'Histoire ?
Quelque héros fameux par le glaive et le sang ?
Quelque dompteur de rois, fier gagneur de batailles,
Colosse aux reins d'acier dont les plus hautes tailles
N'atteignent point le torse orgueilleux et puissant ?
Est-ce au moins quelque Etat, nation souveraine,
Qui fête son triomphe en quelque noble arène
Oii sa gloire a conquis quelque immense renom.
Ou laissé sur ses pas quelque immortelle trace ?
D'un pays tout entier ou de toute une race
Est-ce l'apothéose ébloxiissante ? . . . Non !
Non, ce n'est pas uou plus, aux murs du Colysée,
La rivale traînant sa rivale écrasée ;
Point de tourbe à genoux sur le bord du chemin
Pour voir un favori du canon et du sabre,
Eperonnant les lianes d'un cheval qui se cabre,
Passer l'échiir an front et la foudre à la main !
— 31 —
Non ! silence aux accents des rouges épopées !
Aux cris victorieux comme au clioe des épées !
Point d'outrage aux vaincus sous les yeux de leurs f
Point de morgue insensée agitant fer et flammes
Au grand soleil, pour mieux aviver dans les âmes
Les tragiques rancoeurs des éternels défis !
Non ! c'est l'ovation clémente et magnifique ;
C'est le couronnement sublime et pacifique
De tout ce que la gloire a de moins offensant ;
Le cœur tout débordant d'émotion suprême,
C'est plus qu'un peuple entier, c'est l'humanité même
Qui pousse vers le ciel un cri reconnaissant.
Hommes de l'avenii', cette fête est la vôtre ;
Car sous tous les climats, d'un hémisphère à l'autre,
C'est l'hymen du Progrès et de la Liberté ;
Sous la même bannière, alliances bénies,
C'est l'immense hosanna de vingt races unies
Dans un pacte d'amour et de fraternité !
— 32 —
O Reine ! soixante ans ont passé sur le monde
Depuis l'iieure où, fidèle aux antiques serments,
Le vœu d'un peuple altier mit sur ta tête blonde
Le vieux bandeau royal des vieux césars normands.
Tu sortais de l'enfance, et l'existence encore
N'avait été pour toi qu'un matin triomphant ;
C'était cruellement assombrir ton aurore ;
C'était d'un poids bien lourd charger ton front d'enfant.
Le sceptre va trembler entre tes mains débiles ;
Ton épaule ploiera sous ce manteau de roi ;
L'aveugle populaire, aux instincts si mobiles,
Courbera-t-il longtemps son orgueil devant toi ?
La Révolte, semblable au levain (lui fcniicute,
Remue en Amérique et gronde en Orient ;
Ne va-t-il pas sombrer, vaincu par la tourmente,
Ce trône où ta beauté commande on souriant ?
— 33 —
Mais non ! A ton aspect la Révolte désarme ;
Toute haine se fond à ta sérénité ;
Devant la douce enfant dont il subit le charme,
Le vieux lion s'apaise et se couche dompté.
Et soixante ans, on vit, au milieu des désastres
De ce grand siècle en proie à tant de vents divers,
L'étoile d'Albion grandir parmi les astres.
Et ses rayonnements éblouir l'univers.
Sur les flots déchaînés, solide comme l'Arche,
La noble nef, cinglant au milieu des hourras.
Vogua, sans qu'un revers vînt ralentir sa marche.
Vers les sommets féconds des nouveaux ararats.
Voyage solennel ! sublime traversée !
Jamais on n'avait vu, sur plus vaste chemin,
Plus ostensiblement, la divine pensée
Vers des destins plus hauts guider l'esprit humain.
34
Jamais on n'avait vu, malgré tous les présages,
Des rivages du Gange aux bords du Saint-Laurent,
Sous un même drapeau flottant au vent des âges,
Semblable imftulsion vers le noble et le grand.
Ce fut un cycle d'or, de calme et de lumières ;
A l'appel du Grénie aux multiples aspects.
On vit, même au foyer des plus humbles chaumières,
Naître une ère d'espoir, de justice et de paix.
La vierge Liberté chanta toute sa gamme.
Et le monde, de l'un jusqu'à l'autre océan.
Regardait, étonné, cet empire géant
Agenouillé devant le sceptre d'une femme !
Ce sceptre, il nous fut doux ; ton joug nous fut léger,
O Reine ! . . . On voit souvent la masse s'insurger
Contre le pouvoir qui l'oppresse ;
Mais qui pourrait frapper le bras qui le défend ?
D'un mouvement ingrat, qui vit jamais l'eufant
Mordre la main qui le caresse ?
— 35 —
Pour le peuple, en effet, uue aurore avait lui.
Tu dis : Le souverain, ce nest pas moi, c'est lui !
Et pour maintenir l'équilibre,
Tu mis dans le plateau le livre de la Loi,
Sachant qu'on n'est jamais grande reine ou grand roi
Qu'en régnant siir un pays libre.
Oui, durant soixante ans, le despotisme ancien
Devant ton sceptre d'or dut abaisser le sien.
En rebroussant sa marche oblique ;
Et l'Histoire dira, dans l'avenir des temps :
Ce règne glorieux, qui dura soixante ans.
Fut soixante ans de république !
Du vieux code il a su briser le cadre étroit ;
De nos jours, grâce à lui, sur le terrain du droit,
Plus d'inégalité factice !
L'odieux privilège, autrefois acclamé.
S'incline maintenant, à jamais désarmé,
Devant l'éternelle Justice.
— 3G —
O généreux essor vers l'immense horizon !
Pour le cœur et l'esprit, pour l'âme et la raison,
Ce règne est une délivrance ;
C'est l'aube avaut-coureur des grands soleils levants,
L'Ange des jours futurs qui sonne aux quatre vents
La diane de l'espérance.
Or, notre siècle heureux te devra ce progrès,
O souveraine, qui, sans efforts ni regrets,
Dédaignas les vains bruits qu'on prône.
Et qui, femme sans tache ou fière Majesté,
Des vertus de la plèbe ornant la royauté,
Sus démocratiser le trône.
O reine ! je n'ai pas, maladroit courtisan,
La strophe adulatrice et le vers séduisant
Qu'il faut, dit-on, pour plaire aux tôtes couronnées.
On pourrait remonter le cours de mes années.
Sans trouver sous ma plume, au parler toujours franc,
Un mot de flatterie à l'adresse d'un grand.
37
Au contraire, invoquant l'inexorable Histoire,
J"ai souvent dirigé ma verve imprécatoire
Contre les oppresseurs dont la perversité
Fit durant si longtemps pleurer l'humanité
Saignante sous l'effort de ses révoltes vaines.
En outre, par le sang qui coule dang mes veines,
Par la religion du passé, j'appartiens
A de chers souvenirs qui ne sont pas les tiens.
Ton drapeau, fier symbole à qui je rends hommage,
Ce drapeau, dont l'éclat reflète aux veux l'image
Du soleil qui pour lui ne se couche jamais.
Ce drapeau de ta race, et le mien désormais,
Il me fut imposé dans un jour de défaite ;
Et quand je le bénis, quand les miens lui font fête,
Je ne sais quelle voix me crie au fond du cœur :
" Passe outre ! ce drapeau, c'est celui du vainqueur ! "
Eh bien, quand, malgré tout, d'un œil pensif je sonde
Tout ce que ton exemple a fait de par le monde
Pour la démocratie et pour la liberté,
Sans renier en rien ma foi ni ma fierté,
A toi qui présidas à cette ère sereine,
Je sens pouvoir t'offrir, bien sincère, ô ma Eeine !
Avec ma loyauté de sujet-citoyen.
L'hommage du Français et du républicain !
— 38 —
Sonnez, clairons ! sonnez, buccins ! sonnez, fanfares !
Flèches, dômes et tours, flambez comme des phares !
Qu'on jonche les chemins de fleurs et à^trer-green !
Qu'un hymne saint réponde aux salves délirantes ;
Et que cent millions de poitrines vibrantes
A tous les vents du ciel chantent : (Sud sav' tlw Queen !
— 39
A M. L'ABBÉ TANGUAT
Auteur du " Dictionnaire généalogique des familles canadiennes '
Quand l'Histoire, prenant son austère burin,
Des âges qui s'en vont, sur ses tables d'airain,
Fixe l'empreinte ineffaçable,
Son oeil impartial n'a pas de trahisons.
Mais forcé d'embrasser d'immenses horizons,
II néglige le grain de sable.
Le pic au front altier lui cache le sillon ;
Elle n'aperçoit point le timide oisillon
Qui bâtit son nid dans les seigles ;
Son fier regard, qui va de sommets en sommets.
Toujours tourné là-haut, ne s'arrête jamais
Qu'à regarder voler les aigles.
— 40 —
Empereurs, potentats, capitaines fameux.
Chefs d'un jour surnageant sur les flots écumeux
Des déchaînements ijopuhiires.
Eclatante victoire ou drame ensanglanté,
Grands hommes ou hauts faits ont seuls droit de cité
Dans ses annales séculaires.
Quand Turenne, fi'appé d'un boulet de canouj
Kend Fâme au champ d'honneur, elle redit son nom,
Et va s'incliner sur sa tombe :
Elle donne des pleurs au général mourant ;
Mais passe sans regrets, d'un pas indifférent,
Devant l'humble conscrit qui tombe.
Les peuples, roulent en tourbillon ;
Et comme, lorsque au loin défile un bataillon,
Les hauts cimiers seuls sont eu vue.
Des héros et des grands elle compte les jours ;
Mais des petits, hélas ! oubliés pour toujinirs,
La masse est h peine entrevue.
— 41 —
Amant passionné des temps qui ne sont plus,
Quand j'évoque, rêveur, des siècles révolus
L'image au fond de ma mémoire ;
Ou quand, ceignant le front de nos nobles aïeux
D'un diadème d'or, Garneau fait sous mes yeux
Surgir tout un passé de gloire ;
Devant la foule alors qui s'écarte pour eux.
Je vois passer au loin les mânes de nos preux
En cohorte resplendissante,
Jetant à l'aventure un sublime cartel,
Et gravant sur nos bords un poème immortel,
De leur épée éblouissante.
Je compte nos grands noms, soldat, prêtre, trappeur.
Pionniers, chevaliers sans reproche et sans peur.
Tous ceux dont notre orgueil s'honore :
Depuis l'humble martyr qui convertit les cœurs.
Jusqu'au vaillant tribun foudroyant nos vainqueurs
Des éclats de sa voix sonore.
— 42 —
Mais, dans les rangs pressés de ce groupe charmant,
D'un regard anxieux, je cherche vainement,
Quel que soit le livre que j'ouvre,
Tous ces héros obscurs qui, pour ce sol naissant.
Versèrent tant de fois leurs sueurs et leur sang.
Et qu'aujourd'hui l'oubli recouvre.
Ils furent grands pourtant, ces pavsans hardis
Qui, sur ces bords lointains, défièrent jadis
L'enfant des bois dans ses repaires.
Et perçant la forêt l'arquebuse à la main,
Au progrès à venir ouvrirent le chemin . . .
Et ces hommes furent nos pères !
Quand la France peuplait ces rivages nouveaux,
Que d'exploits étonnants, que d'immortels travaux,
Que de légendes homériques,
N'eurent pour tous héros que ces prcnx inconnus.
Soldats et laboureurs, cœurs de bronze, venus
Du fond des vieilles Armoriques !
— 43 —
Le temps les a plongés dans son gouffre béant. . .
Mais d'exhumer au moins leui* beaux noms du néant,
Qui fera l'œuvre expiatoire ?. . .
C'est vous, savant abbé ! c'est votre livi'e, ami,
Qui se fait leur vengeur, et répare à demi
L'ingratitude de l'Histoire !
A S. A. R. LE DUC D'YORK ET DE CORNWALL
PLUS TARD PRINCE DE GALLES
A l'occasion de sa visite au Canada.
Au gTé des brises parfumées
Qui soufflent des grands monts déserts,
Voyez serpenter dans les airs
De longs panaches de fumées.
C'est une escadre de géants
Qui, débouchant des mers sauvages.
Vient déployer sur nos rivages
L'âpre décor des océans.
— 46 —
Sur le flot que leur proue effrange,
Ils s'avauceut, fiers et hautains,
Pendant que, des brumeux lointains,
Emerge leur profil étrange.
Le bronze hurle en leurs sabords ;
La guerre gronde en leurs cordages ;
Viennent-ils, des noirs abordages
Porter l'alarme sur nos bords ?
Non, vraiment, que chacun respire !
Car, au signal des porte-voix,
Couronné d'un vol de pavois,
Parait le drapeau de l'Empire !
Vivat ! ilais qnels aspects nouveauv,
A mesure qu'il se déroule,
SoulèA-ent au sein de la foule
Cette tenii)ête de bravos ?
— 47 —
Ah ! c'est qu'une de ces carènes
Vient d'arborer sur Fliorizon
La pourpre d'un royal blason :
Salut aux couleurs souveraines !
Oui, c'est l'antique royauté
Qui vient apprendre, en nos parages.
Ce que peut dissiper d'orages
Le soleil de la liberté.
C'est l'héritier des vieilles races,
Qui vient voir ce que, pour toujours,
Chez nous l'esprit des nouveaux jours
A lavé de sanglantes traces !
C'est le fils aîné de nos rois :
Avant d'être sacré le Maître,
Il vient nous dire qu'il veut être
Le premier gardien de nos droits.
— 48 —
Soit ! car il veut suivre sans doute
L'exemple tracé devant lui ;
Or nul phare plus haut n'a lui
Pour éclairer plus noble route !
Halte, Prince ! Entends-tu ces rumeurs, ce canon,
Tous ces hourras joyeux que l'on mêle à ton nom,
Et sur les foules affolées,
En flots harmonieux Tairain carillonneur,
Du haut des vieilles tours, lancer en ton honneur
Ses plus solennelles volées ?
Un essaim de drapeaux voltige à tous les mâts. . .
C'est Québec, c'est la ville aux grands panoramas
Qui, debout sur son promontoire,
Dans l'éclat du matin t'a vite reconnu. . .
Prince, cargue ta voile, et sois le bienvenu
Au seuil sacré de notre histoire !
— 49 —
Regarde ! c'est ici, sous ce sommet altier,
Que, rival des plus grands, notre immortel Cartier
Jadis ancra sa caravelle,
Et déroulant au vent ses plis fleurdelisés,
Vint, la Croix à la main, aux incivilisés
Apporter la bonne nouvelle.
Regarde ces longs prés, ces penchants, ces vallons.
Et, par delà ces champs ondulés d'épis blonds,
Cette forêt mystérieuse . . .
Ici l'on combattit souvent un contre vingt ;
Pas un guérêt, pas un fourré, pas un ravin
Qui n'ait sa page glorieuse !
Car, de nos moissons d'or si fiers que nous soyons.
L'herbe qui, le printemps, verdit dans nos sillons
Prend sa racine en bien des tombes ;
Sur nos bords aujourd'hui si paisibles, le vent
Aux arômes des bois a mêlé bien souvent
L'odeur des fauves hécatombes.
— 50 —
Lève les yeux, c'est là, sous ces hauts bastions.
Qu'en un joiir fatidique on vit deux nations,
Aux lueurs du canon qui gronde.
Dans ce vaste champ-clos aux merveilleux décors.
Ainsi que deux géants s'étreindre corps à corps,
Pour changer la carte d'un monde.
Ce fut un duel épique en un sombre ouragan.
Deux preux, Wolfe et Montcalm, s'étaient jeté le gant,
Et pour mieux mesurer leur taille,
A la tête des leurs dans ce choc hasardeux,
Sur des monceaux de morts s'étaient couchés tous deux,
Fauchés par l'ardente bataille.
Ce furent les martyi's d'un nouvel univers :
Comme si Dieu voulût que, sous ces gazons verts
Où, sans distinctions aucunes.
Ennemis comme amis ont confondu leurs os,
Pour le bonheur de tous le sang des deux héros
Novût d'éternelles rancunes.
— 51 —
Combien de chocs sauglants, de luttes sans merci,
De combats acliarnés haletèrent ici,
Jusqu'au jour des dernières crises,
A cette époque où rien n'égala, tu le sais.
L'héroïque valeur des vieux colons fiançais
Avec la barbarie aux prises !
Mais l'orage atteignit à son point culminant
Quand les peuples armés de l'ancien continent.
Héritiers d'antiques colères,
Sur ce sol vierge encor se donnant rendez-vous.
Dans leur ambition transportèrent chez nous
Leurs rivalités séculaires.
y<;us luttâmes longtemps, nous luttâmes sans fin.
Jusqu'à ce que, vaincus par le nombre et la faim,
Après la suprême victoire,
Nous dinnes succomber, privés de tous soutiens,
Lorsque le sort jaloux fit en faveur des tiens
Pencher son urne aléatoire.
Et quand le sort, fixant tout espoir incertain,
Eut enfin mis le sceau sur le futur destin
De cet immense territoire,
Du coup de dé final il consola les coeurs,
En décernant à tous, vaincus comme vainqueurs.
Une part égale de gloire.
Les pages de l'Histoire ont toujours leur verso :
Ce qui semble une tombe est parfois un berceau.
Souvent le sang versé sur les plaines rougies
Retrempe le ressort des mâles énergies. . .
Entre les anciens combattants
L'Ange des noirs conflits dès lors ferma son aile ;
Et devant nous, depuis, une ère fraternelle
Ouvrit sa porte à deux battants.
— 53 —
La grande loi qui veut que tout meure et renaisse
A fait revivre ici, radieux de jeunesse,
D'ardL-ur et de virilité,
Un peuple fier d'avoir, en ses veines vivaces.
Le sang chaud et fécond des deux plus fortes races
Dont s'honore l'humanité.
Des préjugés d'antan il a brisé les chaînes ;
Et, l'œil plein du rayon des aurores prochaines,
Il poursuit son noble chemin,
Peuple libre, ennemi de tous les arbitraires.
Peuple de travailleurs, surtout peuples de frères
Qui marchent la main dans la main.
Les rivaux d'autrefois, devenus des émules,
Ont des anciens défis renié les formules ;
Et, du sol vaillants défenseurs,
A l'appel du péril, souvent un contre quatre,
Sous les mêmes drapeaux on les a vus combattre
Et vaincre les envahisseurs.
— 54 —
Sans cesse élargissant la route où Dieu les mène,
Reculant les confins de leur riche domaine,
En infatigables lutteurs,
Ils ont fertilisé la lande et la savane,
Et nul désert u"a pu lasser la caravane
De leurs hardis explorateurs.
De merveilleux projets Fâme toujours en quête,
Ils ont accumulé conquête sur conquête.
Et l'on voit, d'instants eu instants.
Du fond de leurs torrents surgir des métropoles.
Pendant que leurs hameaux se couvrent de coupoles
Et leurs mers de palais flottants.
Ce n'est pas tout encore : ingénieurs sublimes.
De nos himalayas ils ont dompté les cimes
Au travers d'obstacles sans nom,
Et, par un couj) d'audace immense et magnifique,
Relié rAtlanti(|ue avec le Pacifique
Par un gigantesque cliaiiuin.
— 55 —
Vaste artère par où, voyageuses cohortes,
Demain les nations jetteront à nos portes
Les ricliesses de l'Orient ;
Car l'heure va venir, l'heure où, sans jalousie,
Sur le sol canadien, l'Europe avec l'Asie
S'embrasseront en souriant.
Voilà ce peuple né de la lutte suprême !
rius que tout autre il a résolu le problème
De la sainte fraternité ;
Chez lui le droit de l'homme au devoir s'associe ;
La base de son code a nom Démocratie,
Et sa devise est : Liberté !
Dans la foi collective, il met son espérance . . .
Non content d'enlacer la fleur-de-lys de France
Avec les roses d'Albion,
Il est fier de mêler encore, en sa guirlande.
L'âpre chardon d'Ecosse au doux shamrock d'Irlande ;
Féconde et robuste union !
— 56 —
Union ! union ! alliance ! harmonie !
Tolérance chrétienne et concorde bénie !
Serions-nous donc les précurseurs
De ces jours radieux que l'avenir recèle,
Jours si longtemps rêvés de paix universelle,
Où les nations seront soeurs ?
Prince, on a dit qu'uu peuple heureux n'a pas d'histoire.
Or, tu le vois, sans être un peuple aventureux,
Nous avons notre histoii'e, et nous vivons heureux,
En dépit de ce mot vide et déclamatoire.
Ce bonheur fait de paix, de calme et de repos,
A qui le devons-nous après hi Providence ?
Si ce n'est à la fière et libre indépendance
Qui règne sous les plis de tes nobles drapeaux.
— 57 —
Eeçois-en donc ici notre hommage sincère !
Les liens qu'en nos cœurs ont créés avant toi
Ton immortelle aïeule et notre auguste roi,
Ta présence aujourd'hui les double et les resserre.
Mais une femme est là qui trône à ton côté ;
Bans nos chers souvenirs vivra sa douce image ;
Qu'elle accepte, elle aussi, sa part de notre hommage,
Keine déjà, de pai' la Grâce et la Bouté !
Que tout, jusques à l'air que sa bouche respire,
Se dispute en ce jour l'honneur de la charmer !
Ce n'est pas un pays qu'on devrait surnommer
Le plus beau joyau de l'empire !
— 59 —
AU POÈTE XATIOXAL AMÉRICAIN
L O N a F E L L O W
A l'occasion d'un voyage en Europe.
Un soir, tu t'envolas comme l'oiseau de mer
Dont le coup d'aile altier nargue le gouiïre amer ;
Et moi, debout sur la colline,
Murmurant à la brise un chant d'Hiawatba,
Longtemps je regardai le flot qui t'emporta,
O doux chantre d'Evangeline !
Comme on voit l'astre d'or, plongeant au sein d(^s eaux,
Laisser derrière lui de lumineux réseaux
Dorer les vagues infinies.
Quand ta barque sombrait à l'horizon brumeux,
On entendit longtemps sur l'abime écumeux
Flotter de douces harmonies.
— 60 —
Tu caressais ton luth d'uu doigt mélodieux,
O barde ! et je t'ai vu d'un long regard d'adieux
Embrasser nos rives aimées,
Eêvant pour ton retour d'immortelles moissons
De poèmes ailés, de sublimes chansons
Et de légendes parfumées.
Tu pai'tis, et longtemps ta lyre résonna
Des vallons de Kildare aux penchants de l'Etna,
Sur le Danube et sur la Loire ;
Et, brillante fanfare ou fier coup de canon,
La brise qui passait nous apportait ton nom
Dans un long murmure de gloire !
Dans ces pays dorés où l'art a des autels,
Tu passais, saluant tous les fi'onts immortels
De l'Europe en grands noms féconde ;
Et, de Rome à Paris, de Londre ;t (îuernesey.
Les maîtres t'acclamaient, rival iniprovisé
Qui surgissais du nouveau inonde. . .
— fil —
Mais, comme une aile blanche ouverte dans le vent,
J'ai vu poindre une voile aux lueurs du Levant,
Dans un rayonnement féerique !
Le bronze de Cambridge a grondé dans sa tour ;
Et, dans son noble orgueil, d'un long frisson d'amour
Tressaille la jeune Amérique !
Ecoutez ! — mille voix s'élèvent dans les airs.
De la cité vivante et du fond des déserts
Monte une immense symphonie.
Ecoutez ces accents par la brise portés
Des bords de la Floride aux coteaux enchantés
De la blonde Penusvlvanie !
Des gorges du Catskill au rivage lointain
Où le vieux Missouri, dans son cours incertain,
Roule ses eaux couleur d'orange ;
Sous les arceaux touffus des grands bois ténébreux,
Au bord des lacs géants et des bayous ombreux,
S'élève une cantate étrange.
— 62 —
Hosanna ! ces rumeurs, ces cliauts mystérieux,
C'est un monde hélant son barde glorieux ;
Car le Hot dont tu t'environnes,
O vieux roc de Plymouth, berce encor ton enfant,
Poète bien-aimé qui revient triomphant.
Le front tout chargé de couronnes !
— 63 —
SALUT AU MISSISSIPI
Salut ! Père-des-Eaux, fécond Mescliacébé,
Fleuve immense qui tiens tout un monde englobé
Dans tes méandres gigantesques !
Toi dont les flots sans tin, rapides ou dormants,
A des bords tout peuplés de souvenirs charmants
Chantent cent poèmes dantesques !
Comme Fantique Hercule, ô colosse indompté,
Tu t'en vas promenant ta fière majesté
De l'Equinoxe jusqu'à l'Ourse ;
Et ton onde répète aux tièdes océans
L'épithalame étrange et les concerts géants
Des glaciers où tu prends ta source.
— 6-i —
Tu connais tous les cieux, parcours tous les climats ;
La pirogue indienne et le pesant trois-mâts
Te parlent de toutes les zones ;
L'aigle ami des hivers, le pélican frileux,
Le sombre pin du Nord, et le coton moelleux
Se mirent dans tes vagues jaunes.
Vois ! tandis qu'à tes pieds, sur ton cours attiédi,
L'oranger qui se berce aux brises du Midi,
Verse ses parfums et son ombre,
A ton front les sapins, accroupis ù ileur d'eau.
Te tressent, blancs de givre, un éternel bandeau
De leurs arabesques sans nombre.
Là, sur tes bords glacés oîi mugit l'aquilon,
Les chasseurs vont traquant l'ours du Septentrion
De leurs flèches et de leurs piques ;
Ici, dans les détoui's où dorment tes remous,
Les noirs alligators foulant tes sables mous,
Bâillent au soleil des tropiques.
— G5 —
Et puis, ô fleuve ! il semble, indécises rumeurs,
Que la voix du passé chante dans tes clameurs
Quand ton flot se frange d'écume ;
Et qu'au fond des grands bois sur tes rives penchés,
On entrevoit, la nuit, l'ombre des vieux Natchez
Glisser vaguement dans la brume.
O Chactas ! Atala ! c'est vous qui revenez,
A l'abri des vieux troncs par l'orage inclinés.
Voir passer les eaux murmurantes ;
Et toi, chantre immortel qui fis leurs noms si beaux,
Quittes-tu quelquefois la poudre des tombeaux.
Pour suivre leurs formes errantes ?
Oui, fantômes aimés, vous j venez souvent ;
Et voilà ce qui fait que, dans la voix du vent.
Soit qu'elle brame dans les landes,
Ou ronfle sur ta berge, ô vieux Meschacébé I
Le passant croit ouïr, quand le soir est tombé,
De mystérieuses légendes !
— 66 —
Beau fleuve ! emporte-moi dans ta course sans frein,
Souffle-moi tes senteurs, chante-moi ton refrain,
Endors-moi sur ta large lame ;
Que tes rayons dorés baignent mon front pâli !
Nouveaii René, vers toi je viens chercher l'oubli :
Verse-moi son amer dictame !
1870
— 67 —
AU COLLEGE DE NICOLET
A l'occasion du centenaire de sa fondation
A l'âge 011 l'homme sent battre ^ou cœur plus vite
Sous les soufUes féconds du diviu Floréal,
Où tout autour de lui le caresse et l'invite
A se laisser bercer dans un rêve idéal ;
Où tout n'est qu'espérance, enivrement, aurore.
Où sous les purs rayons de l'horizon vermeil,
La vie ouvre son aile, et l'âme semble éclore
Comme une fleur céleste aux baisers du soleil ; —
— 68 —
O Nicolet ! à l'âge où Fou rit, où l'on aime,
Où l'on voit chaque jour passer devant ses yeux
Quelque lambeau doré de l'éternel poème
Que chante aux cœurs naïfs l'avenir radieux.
Un étranger, hélas ! sevré de toute ivresse,
Jeune encore, et déjà désireux d'oublier.
Frêle épave échappée à la vague traîtresse.
Vint baiser en pleurant ton seuil hospitalier.
Sou front avait longtemps ruisselé sous Forage,
Ses pieds avaient rougi les cailloux du chemin,
Un vent d'épreuve avait désarmé son courage :
Quelqu'un qui l'aperçut vint lui tendre la main.
De profonds dévoùnients nature inassouvie.
Le bon ange eut pour lui des mots réconfortants ;
Et devant ce vaincu précoce de la vie,
Ta porte, ô Xicolet ! s'ouvrit à deux battants.
— 69 —
Dans rai'clie à la merci des flots noirs du déluge
La colombe renti'ait avec son rameau vert ;
C'était le port serein, l'asile, le refuge,
L'oasis émergeant des sables du désert.
Au lutteur épuisé la Paix offrait sa palme ;
La douce quiétude avait enfin son tour ;
Après les jours troublés une atmosphère calme
De généreux oubli, d'indulgence et d'amour !
O sainte Aliiui Mater, j'ai revu tes portiques
A tes enfants toujours si largement ouverts.
Ton site inoublié, tes abords poétiques.
Et tes vieux pins croulant sous l'assaut des hivers ;
J'ai revu ton doux seuil, j'ai revu ta couronne
De parterres fleuris et d'odorants buissons.
Tes grands murs aux tons clairs et joyeux qu'environne
Un réseau de bosqiiets pleins d'ombre et de chansons ;
— 70 —
J'ai revu ton clocher tout blanc que le ciel dore,
Ton antique chapelle où nous priions tout bas,
Et tes vastes préaux et ta salle sonore,
Complices journaliers de nos bruyants ébats ;
Et quand de tes sentiers j'ai suivi les méandres
Dont les échos semblaient reconnaître ma voix,
Mille chuchotements familiers et tendres
Ont redit à mon cœur ces choses d'autrefois.
Ils m'ont redit tes soins, ta bonté maternelle.
Ton noble esprit vibrant en touchants unissons,
La douce paix des jours écoulés sous ton aile.
Tes exemples pieux et tes saintes leçons.
Et pourtant, évoqué par cette voix amie,
Nul de ces souvenirs l'un à l'autre lié
En moi n'a pu surprendre une libre endormie :
Mon cœur reconnaissant n'avait rien oublié.
— 71 —
Non ! et c'est là ma joie en ce beau jour de fête
De sentir, abrité de nouveau sous ton toit,
Que si de longs hivers ont neigé sur ma tête,
Ils n'ont rien refroidi de mon amour pour toi.
O mon vieux Xicolet ! penche ton front, regarde
L'essaim de tes enfants sous tes yeux réuni :
Toutes les lèvres n'ont qu'un seul cri : Dieux te garde !
Il n'est dans tous les coeurs qu'un seul vœu : Sois béni !
Oui, sois bénie, ô Mère ! Instruis, console et prie !
Que vers ton noble but rien n'entrave tes pas !
Enfante des héros pour la double Patrie :
La grande de là-haut et celle d'ici-bas I
Et moi, quand je verrai mon dernier soleil luire,
Que la mort m'étreindra dans son cercle étouffant,
Mon grand regret sera de ne pouvoir te dire ;
— Le vieillard a payé la dette de l'enfant !
73
A L A D Y EDGAR
En mémoire de son marij sir James Edgar.
Il avait bien quinze ans, et moi j'en avais seize.
— Oh ! les bons souvenirs maintenant si lointains !
Nous écorchions à deux la pjrammaire française,
Les exercices grecs et les thèmes latins.
Tout est facile à deux, on s'encourage, on s'aide ;
Et si le soc s'aheurte aux cailloux du sillon,
On s'épaule, on s'arc-boute, et quand l'obstacle cède
Aux deux fronts le succès met un double rayon.
— 74 —
Notre amitié poussa de profondes racines.
Dès l'aube, quand les bois éveillés à demi
Saluaient le soleil, nos fenêtres voisines
S'ouvraient pour saluer le soleil et Tami.
Nous étions deux oiseaux volant de la même aile,
Deux anneaux, deux chaînons l'un à l'autre rivés :
Hymen d'une àme sœur avec sa sœur jumelle ;
Frères d'un autre monde ici-bas retrouvés !
Tout nous était commun, nos chagrins et nos joies.
Et nos rêves d'enfants ne s'imaginaient pas
Que l'avenir pour nous pût avoir d'autres voies
Que celles qui s'ouvraient ainsi devant nos pas.
Oh ! oui, les rêves d'or de notre adolescence !. . .
La Muse nous berçait déjà sur ses genoux ;
Et mille émois troublants accusaient la présence
Des poètes futurs qui scuiinieillaient en mms.
— 75 —
Nous sentions sur nos fronts Tombre d'un dieu descendre;
Quelque chose en nos cœurs tressaillait effaré,
Sous le souffle divin qui remuait la cendre
Où dans son embryon couvait le feu sacré.
Tout éveillait chez nous de vagues rêveries :
Un vol d'insecte, un bruit de feuille, un chant d'oiseaux,
L'azur des monts lointains, la fleur d'or des prairies,
Les astres blonds semant des perles sur les eaux.
Et quel panorama pour des yeux de poètes :
Québec et son bassin, ce miroir fabuleux
Dont le cadre, gradins aux fières silhouettes,
S'étage en ondulant jusqu'aux horizons bleus !
Le soir surtout, assis au bord de la falaise,
Combien de fois — oh ! oui, dans l'ivresse ou le deuil
Sans échanger un mot pour mieux rêver h l'aise,
N'avons-nous pas joui du sublime coup d'œil !
— 76 --
C'était, tout à la fois, une page d'histoire,
Un iminortel poème, uu merveilleux tableau,
Que cette vision du hardi promontoire
Le front dans le soleil et son ombre sur l'eau.
Et si quelque vaisseau partait au fil de l'onde,
Un vol de toile blanche à ses huniers géants,
Notre rêve suivait sa course autour du monde
A travers le désert des mornes océans.
En avons-nous choyé de ces folles chimères !
Leur spectre me sourit encore, et par moment.
Je crois, en revivant ces heures éphémères,
En ressentir encor le doux ébranlement.
Hélas ! souvent la vie a des étapes d'ombres,
Où ]»our les voyageurs bifur(|U(' \c chemin :
L'onde la plus lim]>ide ii ses profondeurs sombres
Les jours les plus dorés ont tous un lendemain.
— 77 —
Il partit ... Un matin la brise enfla sa voile,
Qui se perdit bientôt sous le ciel vaporeux ;
U désertait le nid pour suivre son étoile ;
D'autres zones tentaient ses pas aventureux.
Il partit comme un flot que la marée emporte. . .
Il était noble et bon, beau comme un demi-dieu ;
La gloire l'attendait sur le seuil de la porte :
Ma foi dans sa fortune adoucit notre adieu.
La faveur lui sourit, le destin lui fit fête ;
Une fée à son bras, sous le feu des bravos,
Il monta sans relâche, il monta jusqu'au faite,
Applaudi, salué, même par ses rivaux.
Nous nous sommes revus. Hélas ! nos destinées
Avaient suivi chacune un chemin différent ;
Mais nous avions vieilli tous deux, et les années
Nous avaient entraînés dans le même torrent.
6
— 78 —
Pourtant, si l'âge avait, sans pitié dans sa course,
Heurté chacun de nous aux branches du buisson,
Eien de notre amitié n'avait tari la source,
Nos cœurs comme jadis vibraient à l'unisson.
Mais pour les plus heureux l'existence est un leurre.
Un soir il est parti, cette fois pour toujours.
Et je suis resté seul, en deuil, attendant l'heure
Où j'irai retrouver l'ami des anciens jours.
79
A OCTAVE CREMAZIE
(Lu a Jlontréal, à l'inauguration
de son monument, le 24 juin 1906.)
Cher vieux Maître, salut ! c'est moi, moi, ton élève,
Quand pour toi le grand jour de justice se lève.
Qui viens, traînant un pas par les ans affaibli,
Mêler mon humble voix au solennel hommage
D'un peuple qui se groupe autour de ton image
Pour pleurer tes malheurs et venger ton oubli.
Oui, poète, c'est moi ! c'est moi, l'ami fidèle —
Lorsque ta gloire eut vu tout sombrer autour d'elle,
Et l'orage gronder sur ton front abattu —
Qui du choc déchirant sentit la meurtrissure,
Et dont le cœur encor saigne de ta blessure :
Vieux Maître, me reconnais-tu ?
— 80 —
Et cette foule même au concours grandiose,
Qui, pour battre des mains à ton apothéose,
Avec enthousiasme accourt de tous côtés,
Dans ses rangs empressés où chaque voix t'acclame,
Ne retrouves-tu pas quelque chose de Pâme
Des héros d'autrefois que ta lyre a chantés ?
Et n'est-ce pas aussi, pauvre muse exilée
Qui pleuras si lougtemi)s ta chimère envolée,
N'est-ce pas que du haut de ce fier piédestal.
Ton ombre, que le vol de nos brises caresse,
Dans un tressaillement de joie et d'allégresse
A reconnu le sol natal ?
Ce sol natal qui fut ton amour et ta vie,
Dont la vue en un jour cruel te fut ravie.
Et que cherchait eucor ton regard expirant.
Ce sol dont tu prônas les beautés et la gloire.
Avec cette effigie où revit ta mémoire.
Le regret trop tardif d'un peuple l(* le rend !
— 81 —
Oui, car pour toi l'exil avec sa coupe amère,
Les pleurs du fils mêlés aux larmes d'une mère,
Les navrants soubresauts d'un grand cœur foudroyé,
Les mornes désespoirs de ton âme meurtrie.
En ce jour radieux, qui te rend la Patrie,
Dis-moi, tout n'est-il pas pavé ?
Le sacre du malheur est un sacre d'élite !. . .
Et puis, sur ce granit qui te réhabilite,
O Crémazie 1 un mot s'écrit pour uos eufauts :
Le mot des grands devoirs, le mot Patriotisme,
Mot qui sous tous les cieux siguifie héroïsme,
Et qui chez nous a fait les vaincus triomphants !
Tu stimulas l'ardeur de nos vertus timides ;
Tu sus mettre un éclair en nos regards humides,
Sans jamais attiser d'inutiles rancœurs :
Ce mot qui, grâce à toi, fit notre race fière,
Si nous l'avons traduit dans le bronze et la pierre,
Tu l'avais gravé dans nos cœurs.
— 82 —
Aussi, ton monument, œuvre patriotique,
Ce n'est pas une ville, un parti politique.
Qui l'élève aujourd'hui. Don mille fois plus beau,
C'est — car ta gloire, ô Maître, a passé la frontière —
Unie en un faisceau, ta race tout entière
Dont le vœu t'offre ici l'hommage d'un tombeau.
Un tombeau vide, hélas 1 . . . mais où, gardienne auguste,
L'âme des fiers aïeux veillera sur ton buste ;
Socle où ton ombre, à toi, viendra souvent s'asseoir ;
Socle d'honneur d'où nul ne te fera descendre . . .
Où ceux qui n'ont pas pu s'incliner sur ta cendre
Lèveront les yeux pour te voir.
La Patrie, il est vrai, n'a pu se donner toute ;
Tes souvenirs ici regretteront sans doute
L'écho qui, réveillé par ton verbe éclatant.
Allait porter au loin tes strophes triomphales ;
Tes yeux ne verront point les beautés sans rivales
Du rocher paternel que ton cœur aimait tant.
— 83 —
Ici te manqueront les horizons sublimes
Dont la vue emportait ton aile vers les cimes ;
Tu n'auras pas Québec et son brillant décor ;
Mais, si de tout cela ton âme sera veuve,
Tu n'entendras pas moins la vague du grand fleuve
Dans le lointain chanter encor.
Et cela — tu le sais — cela c'est la Patrie !
La voix du Saint-Laurent, c'est la mère qui prie
Et chante sa romance au berceau de ses fils ;
La voix qui, sur nos bords, à chaque âme bien née
Sonne l'hymne viril, et dont la claironnée
Au besoin sait répondre aux orgueilleux défis.
Joyeux sursuiii corda, voix d'amour, voix céleste !
On n'est pas exilé lorsque cela nous reste ! . . .
Toi, Maître, un étranger ! réponds hardiment : "• Non !
Je suis chez moi, j'ai plus que ma part d'héritage.
Puisqu'on me donne ici la Patrie en partage :
La Patrie où vivra mon nom ! "
Eepose donc en paix, vieux Maître, ô Crémazie !
Prestige de la Gloire et de la Poésie,
Ton œuvre, l'avenir va plus que l'achever :
Ton nom ici ! — là-bas ton cercueil ! — Ta souffrance
Va créer à jamais entre nous et la France
Un lien que ton cœur n'osa jamais rêver !
— 85
SUKSUM CORDA
A ma femme.
Il faisait froid. J'errais dans la lande déserte,
Songeant, rêveur distrait, aux beaux jours envolés ;
De givre étincelant la route était couverte,
Et le vent secouait les arbres désolés.
Tout à coup, au détour du sentier, sous les branches
D'un buisson dépouillé, j'aperçus, entr'ouvert.
Un nid, débris informe où quelques plumes blanches
Tourbillonnaient encor sous la bise d'hiver.
— 86 —
Je m'eu souvins : — c'était le nid d'une linotte
Que j'avais, un matin du mois de juin dernier,
Surprise, éparpillant sa merveilleuse note
Dans les airs tout remi^lis d'arôme printanier.
Ce jour-là, tout riait ; la lande ensoleillée
S'enveloi)pait au loin de reflets radieux ;
Et, sous chaque iU'brisseau, l'oreille émerveillée
Entendait bourdonner des bruits mélodieux.
Le soleil était chaud, la brise caressante ;
De feuilles et de fleurs les rameaux étaient lourds. . .
La linotte chantait sa «ianime éblouissante
Près du berceau de mousse où dormaient ses amours.
Alors, au souvenir de ces jours clairs et roses,
Qu'a remplacés rautoiiine avec .son ciel marbré.
Mou canir, ^ — j'ai (pielqiiefois de ces licures luoroses,
Mon co'ur s'émut devant ce vieux nid dc'labré.
— 87 —
Et je songeai longtemps à mes jeunes années,
Frêles fleurs dont l'orage a tué les parfums ;
A mes illusions que la vie a fanées,
Au pauvre nid brisé de mes bonheurs défunts !
Car quelle âme ici-bas n'eut sa flore nouvelle,
Son doux soleil d'avril et ses tièdes saisons ?
Epanouissement du cœur qui se révèle !
Des naïves amours mystiques floraisons !
O jeunesse ! tu fuis comme un songe d'aurore. . .
Et que retrouve-ton, quand ton rêve est fini ?
Quelques plumes, hélas ! qui frissonnent encore
Aux branches où le cœur avait bâti son nid.
Et je revins chez moi, ce soir-là, sombre et triste. . .
Mais quand la douce nuit m'eut versé son sommeil,
Dans un tourbillon d'or, de pourpre et d'améthyste,
Je vis renaître au loin le beau printemps vermeil.
— 88 —
Je vis, comme autrefois, la lande, ranimée,
Etaler au soleil sou prisme aux cent couleurs ;
Des vents harmonieux jasaient dans la ramée,
Et des rayons dorés pleuvaient parmi les fleurs !
La nature avait mis sa robe des dimanches . . .
Et je vis deux piusons, sous le feuillage vert,
Qui tapissaient leur nid avec ces plumes blanches
Dont les lambeaux flottaient naguère au vent d"hiver.
O Temps ! courant fatal où vont nos destinées,
De nos plus chers espoirs aveugle destructeur,
Sois béni ! car, par toi, nos amours moissonnées
Peuvent encor revivre, ô grand consolateur !
Dans l'épreuve, par toi, l'espérance nous reste.
Tu fais, après l'hiver, reverdir les sillons ;
Et tu verses toujours quelque baume céleste
Aux blessures que font tes cruels aiguillons.
— 89 —
Au découragement n'ouvrons jamais nos portes :
Après les jours de froid viennent les jours de mai ;
Et c'est souvent avec ses illusions mortes
Que le cœur se refait un nid plus parfumé !
91
A LOUIS- AM AELE JETTE
GoUTenieui- de la province de Québec.
Ami, quand d'autres vont où le tlot les emporte,
Incouscients jouets du flux et du reflux,
A deux battants pour vous la gloire ouvre sa porte,
Et vous proclame élu parmi tous les élus.
On ignore chez nous l'éclat du diadème ;
Et, sous l'autorité d'un code plébéien,
Nul titre ne saurait, fût-ce un titre suprême,
Eclipser à nos yeux celui de citoyen. ■
— 92 —
Ce titre nous suffit. Des puissants de la terre
Nous ne jalousons pas la pourpre et les faisceaux ;
Car ce qu'on nomme ailleurs le sceptre héréditaire
Peut se trouver ici dans chacun des berceaux.
Une fée avait mis bien des dons dans le vôtre ;
Talent, amour du beau, droiture, dignité. . .
Quand elle fut partie, il en survint une autre
Qui vous fit ce cadeau sans égal, la bonté.
— Je veux à sa fortune ajouter des trophées !
Fit une voix nouvelle : il est bon ; qu'il soit grand !
— Inutile, ma sœur, dit la reine des fées,
Quiciiuque a ces dons-là s'élève au premier rang !
Vous venez de l'atteindre, ami, ce rang insigne ;
Il ne vous reste plus de grade à conquérir ;
Et vos frères, jaloux d'honorer le plus digne,
Regrettent de n'avoir plus rien à vous offrir.
— 93 —
Vous êtes dès ce jour un chaînon de l'Histoire,
Chaînon qui vous relie aux héros d'autrefois. . .
Si le vieux Frontenac, endormi dans sa gloire.
Pouvait vous accueillir du geste et de la voix.
Il vous dirait : " Venez ! et que je vous embrasse,
Mon fils ! votre passé ne peut être trompeur :
Vous êtes de mon sang, vous êtes de ma race ;
Vous êtes comme moi sans reproche et sans peur ;
Vous avez sans fléchir suivi la ligne droite ;
Vous serez de mon peuple un vaillant défenseur ;
Venez auprès de moi, prenez place à ma droite.
Noble enfant de la France, et mon vrai successeur ! "
Voilà ce que dirait le fier guerrier, ce juste
Qui ne connut jamais les lâches compromis ;
Et nous applaudirions à sa parole auguste.
Nous, vos admirateurs et vos fervents amis.
7
— 94 —
Hommage donc au chef que ravenir nous donne !
Sa main ne brandit point le glaive des vainqueurs ;
Il n'a pour attributs ni sceptre ni couronne. . .
A quoi cela sert-il pour commander aux cœurs ?
Son glaive d'acier pur, c'est sa noble franchise ;
Pour sceptre il a la foi du patriote ardent ;
Et sa couronne d'or, c'est l'auréole exquise
Qu'autour d'un front serein met un cœur débordant.
Et puis, qu'ajouterai-je ?. . . En vrai fiLs des ancêtres,
Toujours, quand bien des vents le poussaient autres parts.
Il fut fidèle au culte et des Arts et des Lettres :
Je le salue au nom des Lettres et des Arts !
Et pour jeter dans l'urne un grain de poésie.
Qu'on me laisse confondre en ce même hosanna
La compagne qui règne, entre toutes choisie,
Au doux foyer béni que le ciel lui donna.
1898
— 9^
STANCES
A l'occasion du cinquantième anniversaire de la fondation
du collège de Lévis.
De ses reflets vermeils dorant chaque fenêtre,
Et soulevant partout un triomphal salve!
Sur la ville qu'enfant maint des nôtres vit naître,
Joyeux anniversaire, un beau jour s'est levé !
Un de ces jours oii, même avant que l'aube tendre
Ait fait place aux splendeurs d'un matin radieux,
Des lèvres et des cœurs, l'oreille croit entendre
Monter l'hvmne touchant des souvenirs pieux.
— 9G —
Beau jour où le vieillard, qui se souvient encore,
Lève un doigt tremblotant pour essuyer un pleur
En croyant voir passer, le front nimbé d'aurore,
Le fantôme vivant de sa jeunesse en fleur.
Oh ! oui, c'est le passé, oui, c'est notre jeunesse,
Camarades vieillis, chers amis d'autrefois !
Que Dieu, dont la bonté voulut que tout renaisse,
Nous permet aujourd'hui d'évoquer à la fois.
Il était bien étroit le tout petit collège
Pour notre enfance pauvre à la hâte élevé ;
Mais il grandit celui que le Très-Haut protège
C'était pour l'avenir le grain de sénevé.
Je me rappelle encor sa structure modeste. . .
Mais bien subtil serait le regard de celui
Qui pourrait découvrir le si peu qu'il en reste
Sous l'altier monument qui l'englobe aujourd'hui.
— 97 —
Pourtant je dirais : Honte à ma mémoire ingrate !
Si j'oubliais, devant ces vieux murs élargis,
Qu'il n'est jamais petit le logis de Socrate
Lorsque des amis vrais remplissent le logis.
Or qui, de notre temps, n'a conservé le culte,
Et le nom, dans son cœur profondément empreint,
Des premiers pionniers qui dans ce sol inculte
D'une main généreuse ont semé le bon grain ?
Ils furent à la tâche, ils furent à la peine :
Et quand à son banquet s'assied le moissonneur,
Devant la gerbe d'or, devant la grange pleine.
Il est juste qu'ils aient aussi part à l'iionneur !
Gloire aux fils de Laval, vaillants semeurs d'idées.
Qui vinrent après eux, en fraternels rivaux.
Arrosant à leur tour les glèbes fécondées.
Des humbles défricheurs couronner les travaux !
Mais gloire à vous aussi — vous que La Salle envoie
Porter au bout du monde un zèle sans rival —
Qui, dans ce jour béni, nous valez cette joie
De marier son nom à celui de Laval !
Et qu'il ait avant tous sa large part de gloire,
Celui qui fit fleurir les premiers fruits semés ;
Au Frère Herménégilde, à sa noble mémoire,
L'hommage ému des cœurs que son cœur a formés
Assez parler pourtant du passé ! Si l'on aime
Un jour comme aujourd'hui vivre de souvenir,
On aime à voir aussi, dernier mot du poème.
Dans l'éclat du présent rayonner l'avenir.
Le présent, c'est le chêne axc-bouté sur sa tige.
Dans l'effort créateur de sa virilité,
Auquel un demi-siècle ajoute le prestige
De la puissance unie à la fécondité.
— 99 —
Le présent, cher ancien collège ! c'est encore
Ton grandiose aspect, ton front monumental,
Qui domine si loin l'espace, et le décore
Comme un joyau superbe orne un bandeau royal !
Si bien qu'aux feux du soir quand s'enflamme ta cime,
L'étranger à qui rien n'a révélé ton nom
S'imagine entrevoir, dans un cadre sublime.
Le fronton d'or de quelque antique parthénon !
Que dis-je antique ? Non, car ta splendeur hautaine
Brille encore au soleil de ton premier été ;
Qu'est-ce que la minute ou que la cinquantaine
Sur le chemin qui mène à l'immortalité ?
Non, tu n'es pas encor l'aïeule, mais la mère !
La mère qu'on chérit, la mère au doux accueil.
Dont on salue au loin la grâce débonnaire.
Et qui, les bras tendus, nous reçoit sur le seuil.
— 100 —
L'avenir est à Dieu, le temps est notre maître :
Tous, ainsi que les ans, les hommes passeront ;
Puissent les jours futurs t'épargner, et ne mettre
Qu'un même accroissement de lauriers à ton front !
Ton berceau fut orné d'un beau nom de victoire
Fais, par les buts atteints et les sentiers suivis,
Resplendir, à jamais unis dans notre histoire,
Le grand nom de Laval et celui de Lévis !
1903
101 —
UN SOIE A BORD
A Mlles P. et S.
Ils descendirent ensemble le grund fleuve.
Philabète Chasles.
G soir charmant ! La nuit aux voix mystérieuses
Nous caressait tous trois de ses molles clartés ;
Et nous contemplions, moi rêveur, vous rieuses.
De la lune et des flots les magiques beautés.
Le steamer qu'emportait la roue au vol sonore.
Eparpillait au loin, sur le fleuve écumeux,
Des gerbes de lumière et des lueurs d'aurore.
Qui s'éteignaient bientôt dans le lointain brumeux.
— 102 —
L'horizon se tordait en silhouette étrange ;
Et, sondant de la nuit les vagues profondeurs,
Nous regardions passer, comme un décor qui change,
La rive déroulant ses mobiles splendeurs.
Oh ! comme il faisait bon ! Nous causions, gais, frivoles;
Vos rires éclataient comme des chants d'oiseaux ;
Et, quand nous nous taisions, de joyeuses paroles
Arrivaient jusqu'à nous avec le bruit des eaux.
Tout à coup, une voix fraîche, mélodieuse, '
Fit flotter dans la nuit son timbre plein d'émoi. . .
Oh ! qui dira jamais l'extase radieuse
Dont nous fûmes bercés, ce soir-là, vous et moi I
Vous eu souvieiidrez-vous ? Hélas ! vos jours de rose
Laissent bien peu de place aux regrets superflus. . ,
Mais moi, de cette nuit je garde quelque chose ;
Car j'emporte en mon cœur un souvenir de plus.
1870
103
A SARAH BEENARDT
RÉPONSE AUX INSULTEURS.
C'est elle ! c'est Sarah la grande ! la sirène,
Charmeresse à la voix d'or ; n'entendez-vous pas
L'hosanna qui trahit sa marche souveraine,
Et les bravos sans fin que soulèvent ses pas ?
Frissons des lyres, chœurs sacrés, harpes d'Eole,
Bruits de gloire tonnant dans des gerbes d'éclairs
C'est elle ! regardez flamber son auréole
Sur l'azur chatovant des beaux horizons clairs I
— 104 —
Elle vient, saluez ! Foules, baisez sa trace !
Cités, faites sonner vos diaues ! . . . Mais non.
Aujourd'hui c'est à nous, à nous ceux de sa race,
D'exalter sou sénie et d'acclamer son nom.
Elle vient du pays des aïeux, elle est nôtre !
Dans un cycle inoui de triomphants succès,
Elle fait rayonner d'un hémisphère à l'autre
La majesté du Verbe et de l'esprit français.
Cette voix, c'est Pai'is qui sur le monde essaime,
Et prodigue au dehors le plus pur de son miel ;
Ce geste, c'est celui de la France qui sème
Sa semence féconde aux quatre vents du ciel.
Cette âme est un clavier aux cent cordes, où vibre,
— Sanglot d'amour, faufare ailée, hymne éclatant, —
Sur les plus hauts sommets, votre chaut fier et libre,
O mâles héi-itiers des vieux bardes d'autan !
— 105 —
Vivat !. . . Mais elle fuit, son doux éclat se voile ;
L'astre inconstant s'en va luire sous d'autres cieux ;
Adieu ! . . . Longtemps encore, ô radieuse étoile,
Les reflets de ton vol éblouiront nos yeux.
Va, poursuis ton chemin fleuri, franchis l'espace :
L'universel regret qui te suit du regard
Crie à tous : — Chapeau bas ! c'est la Gloire qui passe,
La gloire de la France et la gloire de l'Art !
C'est elle ! c'est Sarah la grande ! la sirène,
Charmeresse à la voix d'or : n'entendez-vous pas
L'hosanna qui trahit sa marche souveraine,
Et les bravos sans fin que soulèvent ses pas ?
— 107 —
PETITE LOUISE
Le jour de sa première communion
Il est déjà lointain — car le temps est agile —
Ma Louise, le jour cher et béni pour nous,
Où Dieu te déposa, bébé rose et fragile.
Doux chérubin captif en sa prison d'argile,
Sur mes genoux.
Tu parus à mes yeux comme on voit la fleur naître ;
Ton petit poing frappait à mon cœur mal fermé ;
Et — ce souvenir-là trouble encor tout mon être —
J'ouvris mon cœur, ainsi qu'on ouvre sa fenêtre
Aux jours de mai.
108-
Notre bonheur pourtant ne fut pas sans mélange ;
Car, comme un pauvre oiseau tombé dans un filet,
Tu nous apparaissais prisonnière en ton lange ;
Et, tout pensifs, ta mère et moi, songions à l'ange
Qui s'exilait.
Nous croyions voir encor frémir ta petite aile ;
Ta voix semblait l'écho des célestes chansons ;
Et nous disions : — Hélas ! chère âme, saura-t-elle
Passer sans effeuiller sa couronne immortelle
A nos buissons ?
Nos orages, plus tard, à sa fleur d'innocence
N'enlèveront-ils pas l'éclat et le parfum ?
Et les anges, qui voient notre reconnaissance.
Ne pleureront-ils pas, après les jours d'absence,
L'ange défunt ?
Craintes vaines ! jamais, ma douce colombelle,
Devant ton pur regard le ciel ne se voila ;
Jamais aux voix d'eu haut ton cœur ne fut rebelle ;
Et ton âme est encore aussi blanche, aussi belle
Que ce jour-là.
— 109 —
Ta lèvre n'a jamais du mal goûté l'absinthe ;
Ton rêve est étranger aux remords flétrissants ;
Et, quand ton pas ému franchit l'auguste enceinte,
Ta prière d'enfant monte à Dieu, vierge et sainte,
Comme l'encens.
Aussi, dans ta candeur, tu ne saurais comprendre
Le bonheur, qu'aujourd'hui je ressens encor plus,
De pouvoir dire à Dieu : — Seigneur, venez la prendre ;
L'ange que vous m'aviez prêté, je puis le rendre
Tel que je l'eus.
Oui, je te rends, ma fille, à Dieu, l'Etre suprême
Qui t'ouvre en ce grand jour ses trésors infinis ;
Je te rends le front ceint des lys de ton baptême ;
Et, parce que tu fus toujours bonne, et qu'il t'aime.
Je le bénis !
1892
111
LE PRINTEMPS
A Mme Césaréb G.
Bientôt viendra le doux printemps
Chasser la neige, les autans,
Les jours moi'oses ;
Bientôt les feuilles renaîtront,
Et les oiseaux nous reviendront
Avec les roses.
Bientôt, de nos rudes climats,
Disparaîtront les blancs frimas,
Les froids sévères ;
Et nous pourrons, d'un œil charmé,
Voir éclore aux rayons de mai
Les primevères.
— 112 —
Sur la route, chaque bosquet,
Dans l'arceau pimpant et coquet
De ses ramures.
Le soir comme au soleil levant,
Rendra sous les baisers du vent
Mille murmures.
Les ruisseaux transparents et frais
Mêleront au chant des forêts
Leur voix si douce ;
Et sous les branches qui plieront,
Des bruits d'amour s'envoleront
Des nids de mousse.
Dans les guérets et sur les eaux,
Sous les sapins, dans les roseaux
Qu'un souffle ploie,
Stir les rochers, dans les buissons.
Tout sera parfums et chansons,
Lumière et joie.
— 113 —
Partout mille édens gracieux
Feront remonter vers les cieux
L'âme bercée ;
Et, sous l'empire d'Ariel,
La terre semblera du ciel
La fiancée.
Alors on vous verra souvent
Au balcon vous pencher rêvant
Tout éveillée,
Pour écouter le bruit de l'eau
Qui fredonne son trémolo
Sous la feuillée.
L'on vous verra plus d'une fois
Devenir pensive à la voix
Eolienne
Des isetits maestros ailés,
Chantant leurs amours modulés
En tyrolienne.
— 114 —
Sous les peupliers, vers le soir,
Vous irez souvent vous asseoir,
Kêveuse et lasse.
Humant la brise et ses parfums.
Et dénouant vos cheveux bruns
Au vent qui passe.
Et, lorsque tout vous sourira.
Que l'enivrement vous fera
Oublier l'heure,
Alors, l'œil à demi voilé,
Songerez-vous à l'exilé
Qui souffre et pleure ?
Hélas ! le beau printemps doré
N'est plus pour le eoeur ulcéré
Qu'un vaiu fantôme.
Quanil l'auie a des cliaiirins navrants.
Les souffles les plus enivrants
K'ont i)lns d'arôme.
— 115 —
De tout sou œil est attristé :
Pour lui la rose est saus beauté,
Et raubépiue
Lui parle euoor de sa douleur,
Car il sait que la blanche fleur
A son épine.
Il sait que l'automne viendra,
(2ue la terre se jonchera
De feuilles d'arbre ; —
Et la brise au vol caressant
Sur sou front ne laisse en passant
Qu'un froid de marbre.
îsi le gazouillement des eaux,
Ni le ramage des oiseaux,
Troupes aimées,
Ni les frais ombrages mouvants,
Ni la douce chanson des vents
Dans les ramées.
— 116 —
Ni ces mille aspects enchantés
Qu'on découvre de tous côtés,
Quand la nature,
Pour célébrer les jours nouveaux,
Fait briller les plus beaux joj'aux
De sa parure ;
Kien pour lui n'a d'émotions ;
Son cœur pour les illusions
N'a plus de place ;
Et son pas foule, indifférent.
Fleur nouvelle ou gazon mourant.
Pelouse ou glace.
Pour lui les beaux jours de printemps
N'ont plus ni reflets éclatants
Ni folle ivresse ;
Le cœur que la vie a blessé
N'a qu'un printemps, c'est son passé,
C'est sa jeunesse !
— 117 —
Mais il est un baume odorant
Donné parfois au cœur souffrant
Par Dieu lui-même :
Ce doux baume, trop rare, hélas !
C'est l'assurance que là-bas
Quelqu'un nous aime !
Chicago, 1S68.
— 119
A OVIDE PERREAULT
ANCIEN VICE-CONSUL DE FRANCE A MONTREAL
A. l'occasion de sa décoration comme chevalier de la Légion d'honneur.
Ami, le lendemain des sanglantes batailles,
Aux accents des clairons, aux éclats des bravos,
Sous les drapeaux flottants, criblés par les mitrailles,
Le général vainqueur jette croix et médailles
Au sein poudreux de ses héros.
Pour un soldat, la croix, fleur de chevalerie.
C'est chaque dévoûment amplement compensé ;
C'est le baiser d'orgueil de la mère attendrie ;
C'est le baiser d'amour que donne la Patrie,
En échange du sang versé.
— 120 —
Pour plusieurs c'est souveut Tespérauce dernière
Car chaque brave sait que, défait ou vainqueur,
Tant qu'il vivra, pai'tout, duchesse et cantinière
Diront en regardant briller sa boutonnière :
Celui-là c'est un noble cœur !
Mais, loin du champ d'honneur, d'autres âmes fL'condes
Ont, si ce n'est leur sang, autre chose ii donner ;
Et, fière nef voguant aux plus lointaines ondes,
La France sait trouver, aux rives des deux mondes,
D'autres têtes à couronner.
Ce sont ces coeurs vaillants qui fleurissent dans l'ombre^
A la France vouant toiit leur modeste amour,
Et, tandis que là-bas quelque loyauté sombre.
Lui donnent, sans jamais en supputer le nombre.
Leurs dévoûments de chaque jour.
Or, vous êtes, ami, l'un de ces cœurs modèles ;
Et notre mère à tous devait bien à cela
D'envoyer vers nos bords ces messagers fidèles
Qu'on nous dit aujourd'hui venus à tire-d'ailes
Vous apporter cette croix-là.
— 121 —
Cette croix, cher ami, beau prix de votre zèle,
Cette croix nous aimons à la voir rayonner ;
Mais si la France, ici, devait, chose nouvelle,
Orner chaque poitrine où bat un cœur pour elle,
Elle n'aurait bientôt plus de croix à donner.
123 —
SALUT A ALBANI
L'hiver nous étreint. Dans les airs
Flottent des nuages livides.
Plus de chants dans nos bois déserts ;
Sous les branches les nids sont vides.
Nos pauvres bosquets désolés
N'ont plus que des aspects moroses ;
Les zéphyrs se sont envolés
En dispersant feuilles et roses.
— 124 —
Adieu les prés et les forêts,
Avec leurs tendres bucoliques !
C'est l'heure des vagues regrets
Et des rêves mélancoliques.
Pourtant, bravant l'âpre saison
Et sa cohorte nuageuse,
Tu parais à notre horizon,
O belle Etoile voyageuse !
Et, mieux que le reflet vermeil
Du printemps qui tarde à renaître,
Mieux que les rayons du soleil.
Tu viens luire à notre fenêtre.
Car, pour les âmes, pour les cœurs
Que l'Art divin charme et féconde,
Cela vaut les plus belles fleurs
Avec tous les oiseaux du monde !
— 125 —
« MILLE-FLEURS " ET " SOUS LES ORMES "
A Mmes T. et B.
Ce sont deux frais séjours, deux vrais nids de fauvettes,
Faits pour des heureux ;
Deux villas comme seuls en rêvent les poètes
Et les amoureux.
L'une est couleur de rose, et l'autre toute blanche ;
Leurs toits sont couverts,
Le printemps et l'été, comme d'une avalanche
De grands rameaux verts.
— 126 —
Sous le dais parfumé que leur fout les vieux ormes,
Gracieiix tableau,
On voit, dans le lointain, leurs élégantes formes
Se mirer dans Teau.
Là l'amour et la joie ont fixé leur empire,
Et dans les échos
On entend se mêler de francs éclats de rire
Au chant des oiseaux.
Au dedans, on ne voit que merveilleuses choses,
Que riens enchanteurs ;
Et ce n'est, au dehors, que frais buissons de roses,
Et tapis de fleurs.
Et le passant charmé s'arrête et se demande.
En voyant cela,
Si, quelque beau matin, la blonde fée Urpandt
A pass<5 par là.
— 127 —
On le croirait vraiment ; mais toute la féerie,
C'est qu'en vérité
Sous ces lambris joyeux le bonheur se marie
Avec la jraîté !
129 —
IN M E M O R I A M
Mais les anges du ciel n'ont pas voulu l'attendre.
Patjl Vibert.
Dix printemps n'avaient pas encore
Fleuri sur son front pcâle et doux ;
De ses grands yeux fixés sur nous
S'échappaient des rayons d'aurore.
L'enfance avec tous ses parfums,
Doux oiseau qui trop tôt s'envole —
Enveloppait d'une auréole,
Les ondes de ses cheveux bruns. .
— 130 —
Sa petite âme, à la lumière,
Rose mystique, s'entr'oiivrait ;
Auprès d'elle Ton respirait
Une atmosphère printauière.
Et cependant, reflet furtif,
Malgré la jeunesse et sa sève,
On pouvait voir le pli du rêve
Contracter son sourcil pensif.
C'était une fleur fraîche éclose
Qui sur sa tige se penchait ;
Et la main qui s'en approchait
Craignait d'effeuiller une rose.
Souvent — beaucoup s'en souviendront
Malgré l'éclat de sa prunelle,
On croyait voir l'onibre d'une aile
Passer vaguement sur sou front.
— 131 —
Puis, tout à coup, lueurs étranges,
Tout son visage rayonnait ;
On eût dit qu'elle revenait
D'une entrevue avec les auges...
Hélas ! tout n'est que vanité !
Tout en ce monde est éphémère !
Et Dieu t'enlève, ô pauvre mère,
Ce trésor qu'il t'avait prêté !
Cette âme était une exilée
Sur cette terre et parmi nous.
Ce sont les chérubins jaloux
Qui l'ont auprès d'eux rappelée.
C'était, dans son prisme vermeil,
La goutte d'eau du ciel venue,
Et qui remonte dans la nue
Avec un ravon de soleil !
— 133
ÉLÉGIE
A la mémoire de Charles-Auguste.
(SA MÈRE)
Les jours de soleil sont passés,
Et l'automne fait sa vendange ;
Dans l'enceinte des trépassés,
La feuille tombe à flots pressés ;
Dors, mon doux ange !
Il était frais et blond comme un Enfant-Jésus. . .
— Dieu nous envoie, hélas ! des douleurs bien cruelles
Un soir, je le berçais ; des anges sont venus
Qui l'ont emporté sur leurs ailes.
— 134 —
J'épiais son sommeil, et, quand il remuait,
Je baisais à genoux ses petites mains blanches.
Il est là maintenant, sous ce tertre muet.
Prisonnier entre quatre planches.
Les jours de soleil sont passés,
Et l'automne fait sa vendange ;
Dans l'enceinte des trépassés,
La feuille tombe à flots pressés :
Dors, mon doux ange !
Et quand je caressais ses petits pieds frileux, —
Lui que je n'aurais pas donné pour des empires !
Sur sa lèvre rosée, au coin de ses veux bleus,
Nageaient des groupes de sourires.
Il bredouillait des mots d'une étrange douceur,
Des mots incohérents, indécis, adorables ;
Et moi qui l'écoutais, je sentais dans mou cœur
Courir des frissons iuelïables.
— 135 —
Les jours de soleil sont passes,
Et Tautomne fait sa vendange ;
Dans l'enceinte des trépassés,
La feuille tombe à flots i>ressés
Dors, mon doux ange !
Il est là qui repose en son linceul glacé.
Au cimetière, hélas ! sa dernière demeure,
Songe-t-il quelquefois, le pauvre délaissé,
A sa mère qui souiïre et pleure ?
Oh ! oui ; car, je le sens, si dans la tombe dort
Son petit corps roidi, froid, immobile, blême,
Son âme plane au ciel avec des ailes d'or,
Devant la face de Dieu même !
Le dernier beau jour est passé ;
L'automne a fini sa vendange ;
La neige tombe à flot pressé. . .
Dans le ciel où Dieu t'a placé,
Pense à ta mère, mon doux ange !
1872
137 —
LES ÉLÈVES DU SÉMINAIRE DE NICOLET
A M G K G R A V E L
LEUB PREMIEB ÉVÊQUE
Premier anniversaire de sa fête.
Désormais, Monseigneur, quand, dans nos froids séjours.
Du beau printemps vermeil reviendront les beaux jours,
Avec les feuilles renaissantes,
Avec les rayons d'or, le chant du rossignol,
Et les premiers parfums qu'apporte dans son vol
L'aile des brises caressantes ;
Le front tout couronné de vierges floraisons,
Quand TAnge qui préside aux fécondes saisons
Ouvrira son vaste annuaire,
Avec le cri d'amour, avec l'hymne éternel,
Avec l'alleluia qui monte solennel
Des forêts et du sanctuaire ;
— 138 —
Entre la Pâque sainte et le retour aimé
De l'époque fleurie où le doux mois de mai
Change ses roses en rosaire,
Ainsi qu'une aube blonde aux reflets bieufaisauts,
Sur Mcolet joyeux va luire tous les ans
Un radieux anniversaire.
Ce sera, Monseigneur, votre fête ; elle aura
Ce cachet spécial pour nous, qu'on y verra
— Coïncidence fortunée —
Ardente, et souriant à tous les renouveaiix,
La jeunesse du cœur prodiguer ses bravos
A la jeunesse de l'année.
Votre fête sera la fête du printemps ;
On y célébrera sa gloire en même temps
Qu'on y célébrera la vôtre —
Y trouvant mille traits communs, et confondant
Ses souffles généreux, son soleil fécondant
Avec votre zèle d'apôtre.
— 139 —
Chacun, en contemplant 8a prodigalit'é,
De votre paternelle et touchante bonté
Croira voir la vivante image ;
Autant que sou ciel pur vos vertus brilleront,
Et devant vous et lui les âmes s'uniront
Dans un reconnaissant hommage.
Or, de ce jour béni rjjue nos petits neveux
Verront, si le Très-Haut daigne combler nos vœux,
Briller encore et puis encore.
De ce jour glorieux, bien cher à lui surtout.
Dans ce bon vieux collège on accourt de partout
Saluer la première aurore.
Et, Monseigneur, ici, c'est à cœur déployé ;
Car, nous le savons tous, vous êtes l'envoyé
De Celui qui disait aux hommes :
" Laissez venir à moi tous les petits enfants ! . . .
Et s'il faut des vivats et des cris triomphants,
Comptez sur nous, car nous en sommes !
— 141
A MA FILLE JEANNE
ÉPOUSE DE M. HONORÉ MERCIER, FILS
La veille de son mariage, 21 avril 1903.
C'est toi, Jeanne? Ah ! tant mieux, ma fille ; viens t'asseoir;
Laisse-moi voir de près ton doux et bon sourire ;
Mets ta main dans ma main ! . . . N'est-ce pas que ce soir
Nous avons tous les deux quelque chose à nous dire ?
Penche ton front vers moi, nous parlerons tout bas,
Afin de mieux goûter l'heure qui nous rassemble ;
Et que ta joie, enfant, ne s'inquiète pas
Si tu vois à mes cils une larme qui tremble.
10
— 14:2 —
Que veux-tu, c'est la loi : même aux rares beaux jours
Que le ciel nous accorde en ce monde éphémère,
Aux bonheurs les plus purs il se mêle toujours
Dans les replis de Pâme une pensée amère.
Si je pleure, vois-tu, songe un peu que demain
— Toi qu'il me semble voir encor toute petite ! —
Lorsque l'heureux époux te prendra par la main,
Ce sera la moitié de mon cœur qui me quitte !
Oui, songe que demain, lorsque je te verrai,
Le front tout rayonnant de plaisir et d'ivresse,
Partir dans tout l'éclat de ton rêve doré.
Moi je resterai là, seul avec ma tristesse.
Il faut que cela soit ; la vie est faite ainsi,
Une lie est au fond de tout ce qui nous charme
Un sourire souvent dissimule une larme ;
On voit plus d'un soupir attrister un merci.
— 143 —
Oui, même le merci qui veut dire " Je t'aime !"
Et résonne à l'oreille ainsi qu'un chant joyeux,
Le tendre et doux merci qui, dans ce moment même,
Palpite sur ma lèvre et vient mouiller mes yeux.
Ce merci que je dois à ta sainte jeunesse,
A ton baiser d'enfant, à ta fraîche gaieté,
A tes petites mains dont la chère caresse.
Savait mettre à mon front tant de sérénité.
Tu t'en souviens, mignonne, et c'est ta récompense
D'aimer ces souvenirs si lointains et si près.
Je les chéris aussi ; mais moi, lorsque j'y pense,
En ce moment surtout, c'est avec des regrets.
N'importe, mon enfant, souris, souris encore ;
Savoure ton extase ; et, sans songer à moi.
Salue à deux genoux la triomphante aurore
Du soleil qui demain va se lever pour toi.
— 144 —
Demain, par un seul mot de ta lèvre ravie,
Tu vas lier ton sort à l'homme de ton choix ;
Pour toi tout le passé s'envole, et de ta vie
Un solennel feuillet va tourner sous tes doigts.
Livre-toi sans remords à tes chastes tendresses ;
Mais songe que pour toi le jour nouveau qui luit,
Ce jour si radieux d'enivrantes promesses.
L'ère des grands devoirs va s'ouvrir avec lui.
Fonder une famille est un rôle sublime ;
Il est beau d'être reine et vestale au foyer ;
Mais tout sentier fleuri peut masquer un abîme,
Et la route est parfois bien sombre à côtoyer.
Pourtant, comme un oiseau qui monte dans l'espace
Pour la première fois vers le firmament bleu.
Sans craindre les hasards de la brise qui passe.
Tu t'en vas, confiante, à la grâce de Dieu.
— 145 —
Que l'haleine des vents te soit propice et douce !
Que nul destin, jaloux de l'azur de ton ciel,
Ne te fasse jamais trop regretter la mousse
Que tu trouvais si tendre au vieux nid paternel !
Mais non, embrasse-moi, ma Jeannette adorée !
Tout te présage un bel et riant avenir ;
La route s'ouvre à toi lumineuse et dorée :
J'en puis attester l'homme à qui tu vas t'unir.
Il hérite d'un nom brillant dans nos annales ;
Et, devoir qui s'impose à tous les cœurs bien nés,
Le sien, récompensant tes vertus virginales,
Te rendra les bonheurs que tu nous a donnés.
Et plus tard, mon enfant, si le bon Dieu t'envoie
Un de ces anges dont il fait les tout petits,
Ta mère, dont tu fus et l'orgueil et la joie.
Bénira comme moi le jour où. tu partis. .
— liY —
TOAST A MARK TWAIN
A un banquet donné en son honneur.
Allons, ma muse, quelques strophes
A l'hôte illustre ici présent !
C'est le plus grand des philosophes,
Puisqu'il est le plus amusant.
Chante ! Ton ne saurait trop dire
A la louange de celui
Qui de son temps sut si bien rire,
En le faisant rire avec lui.
— 148 —
Rire est le secret du bien-être ;
Si tous riaient, de l'univers
On verrait bientôt disparaître
Les malheureux et les pervers.
Le rire est un divin dictame ;
Qu'il soit bruyant doux ou moqueur,
Chez l'homme comme chez la femme,
C'est l'écho le plus vrai du cœur.
Fêtons-le donc dans la personne
De notre royal invité ;
Et décernons une couronne
Au grand prêtre de la gaîté ;
Celui dont la plume apprivoise.
Dans un si brillant unisson,
La plus fine verve gauloise
Avec le wit anojlo-saxon !
1883
— 149 —
A M. ALOIDE LEROUX
(de 2s'antes)
Hélas 1 non, cher ami, votre France si belle,
Sol chéri que mon pied foule avec tant d'émoi,
Sublime nation à tous les jougs rebelle
Votre France n'est pas pour moi.
Assez de fiers enfants grandissent sous son aile,
Jaloux de sa grandeur et de son culte épris.
Pour garder son nom pur et sa gloire éternelle :
Je ne lui serais d'aucun prix.
150
Non, laissez-moi lui dire un adieu bien fidèle ;
Il lui faut des amis auprès d'autres pouvoirs ;
Je suis toujours son fils, et même éloigné d'elle
J'en accepte tous les devoirs !
1887
151
A UXE JEUXE FILLE
Tout pleins de fleurs fraîches écloses
La jeunesse a de verts sentiers
Aux épines des églantiers
Cueillez les roses !
Des douces brises du printemps
Les premières sont les meilleures :
Des beaux jours, hélas ! inconstants,
Cueillez les heures !
— 152 —
Trop souvent le bonheur jaloux
Echappe à l'ùme inassouvie :
Tandis qu'elle est belle pour vous,
Cueillez la vie !
1870
153
A M. O. B I O U
(de Nantes)
Pauvres fils éloignés de la France si chère,
Nous avons bien longtemps pleuré son abandon ;
Mais, seul, le lâche roi qui nous mit à l'enchère
N'aura pas eu notre pardon.
La France, qu'elle soit glorieuse ou meurtrie,
— Son astre fût-il même à jamais confondu —
Sera toujours pour nous notre sainte patrie,
Notre doux paradis perdu.
15-4 ■
Nous t'aimerons toujours, ô beau sol pittoresque,
Couvert de monuments qu'admire l'univers ;
Nous t'aimerons toujours, peuple chevaleresque,
Aux cœurs si largement ouverts ;
Et nous verrons toujours la France belle et grande. .
Pour nous, ses revers même en sont de fiers témoins !
Qu'on ne craigne jamais que la France se rende :
La France ne meurt pas et se rend encor moins !
1887
— • 155 —
A L A D Y MIN T O
(En retour de ses bons souhaits du nouvel An)
1906
C'est d'une émotion profonde
Que j'ai salué, sous nos cieux,
Votre message gracieux
Venu de l'autre bout du monde !
Sans pouvoir mesurer des yeux
Son lointain voyage sur l'onde,
J'ai de sa course vagabonde
Suivi l'essor capricieux.
Et lorsque l'oiseau, dans sa marche,
Nouvelles colombe de l'Arche,
Fendait l'air de son vol vainqueur,
Comme une lueur fraternelle.
Je voyais briller, sur son aile,
Le pur reflet d'un noble cœur.
— 157 —
A MON FILLEUL
LOUIS B E K G E V I X
1er de VAn 1906.
Louis, d'un nouvel An l'aurore nous est née ;
A tes beaux jours s'ajoute un radieux matin,
Qui prolonge d'autant la trame fortunée
Qu'un ange te tissa dans l'or et le satin.
Jusqu'ici, cher enfant, nulle ronce obstinée
îs''a tendu son embûche à ton pas incertain :
A l'heure où va s'ouvrir cette naissante année.
Puisse un ciel aussi pur sourire à ton destin !
Que le sort qui t'attend n'ait jamais un caprice !
Qu'à tes réveils sereins ta mère s'attendrisse
En voyant le bonheur à ton front resplendir !
Et que ton père, lui, devant ton doux visage.
Escomptant l'avenir que tant d'espoir présage.
En remerciant Dieu te regarde grandir !
159-
PRENDS GARDE!
Enfant, si le bonheur vient frapper à ta porte,
— C'est un hôte ici-bas bien rare à posséder, —
Joyeux, à deux battants ouvre-lui sans tarder ;
Puis ferme ta demeure, et prends garde qu'il sorte.
Sois de ton seuil avare et jaloux ; fais en sorte
D'être sur pied à l'heure où le loup vient rôder ;
Et contre les larrons s'il faut barricader,
Barricade, et réponds aux railleurs : — Que m'importe?
Fais de l'isolement un mur autour de toi.
Souvent la foule qui pénètre sous un toit
Laisse le foyer mort et la maison déserte.
Le vrai bonheur est un doux oiseau printanier ;
Veille bien, si tu veux le garder prisonnier :
L'oiseau s'envolera si la cage est ouverte.
— 161 —
C O U E A G E
Souvent — tant il est vrai que tout est relatif —
Ma rêverie, au vol des heures emportée,
Du haut de l'horizon jette un regard furtif
Sur le sol que foula ma vie accidentée.
Ici je trébuchai, là mon pas fut craintif,
Ailleurs mon pied trouva trop raide la montée ;
Mais, ainsi vu de loin, comme il semble chétif
L'obstacle où tant de fois ma course s'est heurtée !
Ne me trompé-je point, est-ce en réalité
Contre ce nain qu'un soir j'ai si longtemps lutté ?
Sur cet infime écueil j'ai pu faire naufrage !. . .
Hélas ! oui, mais cela n'est ni petit ni grand.
Et cesse de compter, du jour où l'homme apprend
Qu'il faut à chaque effort mesurer son courage.
— 163 —
A SIR JAMES M. Le MOINE
(A l'occasion du titre à lui décerné par le gouvernement anglais.)
Vous avez de l'oubli sauvé bien des légendes,
Vieux travailleur chargé de glorieux butin ;
Vous avez pour nos preux tressé bien des guirlandes,
A l'histoire arraché plus d'un secret lointain.
Vous avez célébré notre nature immense ;
Et, tout en dessinant ses splendeurs à grands traits,
Vous nous peigniez les moeiirs et notiez la romance
Des doux chanteurs ailés qui peuplent nos forêts.
— 164 —
Vous n'avez eu pour tous qu'uue parole amie ;
Jamais on ne vous vit jalouser les vainqueurs :
Gloire à qui vous couronne ! . . . A notre Académie,
Ce prix était déjà décerné dans les cœurs.
165
SUE UNE FEUILLE
Toi qui viens de si loin, petite feuille verte,
De la part de si haut me souhaiter bonheur,
Précieux talisman, tu mérites bien, certe.
Dans mes cartons choisis une place d'honneur.
Plus tard, sur le vélin, dans ta gaine de soie.
Quand tu m'apparaîtras, cher et doux souvenir,
Du sol où tu naquis à la main qui t'envoie
Mon rêve flottera pour aimer et bénir.
— 167 —
POUR L'ALBUJI DE MLLE M***
Je vous ai vue un jour souriante et timide,
Belle de votre grâce et de vos dixhuit ans.
Votre père était là, qui semblait, l'œil humide,
Réchauffer son automne à votre doux printemps.
Fier, il vous contemplait dans son orgueil de père ;
Et je sentais qu'en vous il voyait à la fois
— On ne regrette rien quand ce qu'on aime espère -
Renaître sa jeunesse et ses feux d'autrefois.
— 168 —
Depuis longtemps déjà le hasard l'uu à l'autre
A su nous attacher par des liens bien doux ;
Il a mon amitié, que n'ai-je aussi la vôtre !
Ce serait encor lui que j'aimerais en vous.
1885
— 169
LE S A G U E N A Y
IMPROMPTU POUU UX ALBUM
Des vastes forêts la splendtur m"enehante ;
J'aime à contempler les sommets altiers.
Kieu ue vaut pourtant la grâce touchante
De la fleur qui luit au bord des sentiers.
Sommets entassés dont l'orgueil se mire
Dans les flots profonds du noir Saguenay !
Falaises à pic que la foule admire !
Kocher que la foudre a découronné !
— 170 —
Promontoires nus dont la cime touche
Aux confins perdus de l'immensité,
Mon front qu'a vaincu votre ombre farouche
S'incline devant votre majesté.
Mais, ô pics géants que le ciel décore,
Monts qui défiez le regard humain,
A tout votre éclat je préfère encore
La douce amitié qui me tend la main !
Chicoutimi, 1er juillet 1875.
171
COMME AUTREFOIS
ROMANCE.
Vieux voyageur sur la houle du monde
J'ai vu sous moi surgir plus d'un écueil ;
Des rêves d'or de ma jeunesse blonde
Plus d'une fois j'ai dû porter le deuil ;
De fils d'argent ma tempe se décore ;
Dans mon gosier je sens trembler ma voix,
Et cependant mon cœur est jeune encore
Comme autrefois.
La fleur fanée avec la feuille morte
M'ont prodigué leur funèbres parfums ;
Souvent le crêpe a flotté sur ma porte,
Car j'ai pleuré bien des amours défunts.
Pauvres oiseaux de ma lointaine aurore,
En souvenir lorsque je vous revois,
Ah ! je le sens, je puis aimer encore
Comme autrefois.
— 172 —
Dieu dans mon sein mit une Ijre sainte ;
Des chants nombreux en mon cœur sont éclos ;
Mais souvent l'iiymne a fait place à la plainte ;
Ma voix souvent s'est brisée en sanglots.
Hélas ! en moi chaque fibre sonore
A sous l'archet saigné plus d'une fois ;
Et malgré tout je veux chanter encore
Comme autrefois.
— 173 —
LE SOUVENIR
ROMANCE (^)
Bientôt la nature sereine
Va sourire au printemps viril ;
Au fond des bois et sur la plaine,
Vont germer les bourgeons d'avril.
Tout va palpiter d'allégresse ;
Les jours dorés vont revenir ;
— Moi, je n'aurai pour toute ivresse
Que l'ivresse du souvenir !
On entendra, des nids de mousses
Bercés dans les rameaux touffus.
Mille voix sonores et douces
Monter avec des bruits confus.
1) Musique de Jehin-Prume.
— 174 —
Au chant de l'onde sur les grèves
Des chants d'amour viendront s'unir. .
— Moi je n'entendrai, dans mes rêves,
Que la chanson du souvenir !
Adieu les brises parfumées !
Adieu les ombrages flottants !
Adieu les mouvantes ramées !
Adieu les roses du printemps !
Adieu l'ange qui, dans mes songes,
Du doigt me montrait l'avenir !
— Espoirs déçus, cruels mensonges !
Je ne crois plus qu'au souvenir.
1872
— 175 —
LES OISEAUX DU COUVENT {^)
Dédié par l'auteur de la musique
A Mlle Pauline Fréchette,
élève de " Villa-Maria ".
Autour de ces calmes retraites
Qu'ombragent les grands murs jaloux,
Pinsons, linottes et fauvettes,
Mésanges et bergeronnettes,
L'été se donnent rendez-vous.
Par-ci par-là chacun se niche :
Un peu plus haut, un peu plus bas.
Parfois jusque sous la corniche. . .
Où la Vierge, au fond de sa niche.
Sourit à leurs bruyants ébats.
(1) Musique de M. Henri Kowalski.
— 176 —
Blonde ou brunette,
Ecoutez souvent
La chansonnette
Des oiseaux du couvent.
Dès que le vieux clocher se dore
Aux premiers rayons du soleil,
Matinale comme l'aurore,
Du haut du toit leur voix sonore
Du couvent sonne le réveil.
Et que la fillette se penche
Sur sa prière ou sa leçon.
Ou se livre à sa gaîté franche.
Tous ces gavroches de la branche
L'encouragent de leur chanson.
Blonde ou brunette,
Ecoutez souvent
La chansonnette
Des oiseaux du couvent.
— 177 —
Qu'enseigne donc la voix si douce
De ces petits chanteurs joyeux ?
— Avec le brin d'herbe qui pousse,
Un peu de plume, un peu de mousse,
Nous bâtissons des nids soyeux.
Puis nous chantons par la charmille ;
Car Dieu bénit, dans sa bonté,
C«ux qui mêlent, sainte famille,
Sur la tuile ou sous la ramille.
Le travail avec la gaîté !
Blonde ou brunette,
Ecoutez souvent
La chansonnette
Des oiseaux du couvent.
— 179 —
LA NUIT
Imité de l'anglais de Mme M. H. Gates
Je suis la Nuit ! Non pas la nuit des temps présents :
Mais l'Obscurité morne, insondable et livide,
Qui, bien avant les jours, et bien avant les ans,
Planait sur le grand Tout, et remplissait le vide.
Mon règne n'apparaît sur aucuns parchemins ;
Nul vestige, enfoui sous les monts ou la plaine,
N'a jamais révélé, pour les regards humasins,
Les ténébreux secrets dont ma mémoire est pleine !
THE D A R K
/ a??i the Darh, the ancient one, ^
Before the days and years hegun,
I hovered formless, silent, cold,
And filled the void. No page unroïled,
Makes mention of my timeless reign ;
No rock on mountain-top or plain,
By scar or synibol, now can tell,
The secrets that I know so well.
— 180 —
Je suis la noire Xuit, dont le point de départ
Se perd dans les dessous de l'énigme première,
Je fus, dès le principe, un mythe, un être à part,
Qui n'existait que par l'absence de lumière.
J'habitai du Chaos le gouffre originel ;
J'ai TU s'accumuler atomes sur atomes ;
Jusqu'au moment où l'Ordre, en accord fraternel,
Fit des Lois à venir s'embrasser les fantômes.
/ am the Dark, the first to be j
M y own beginning baffles me.
I seemed a thing apart, forgot,
Which was — becaiise the Light was not.
I dwelt with Chaos ; place I kept
As atom unio atom crept,
Till Order stood, with sinews set.
And law with laiv like brothers met.
— 181 —
Je suis la pâle Nuit, dont l'âme vit toujours,
Bien qu'on m'ait pris moitié de mon empire sombre ;
Car une heure apparut où, sous l'éclat des jours,
Le noir rideau du ciel dut replier son ombre.
Au dessus, au dessous, autour de moi, partout.
Glissèrent des rayons et des lueurs dorées ;
Puis la tempête vint qui, bouleversant tout.
Dispersa par lambeaux les brumes effarées.
I am the Darh, for still I stay,
With half my kingdom wrenched away.
There came an hour when ail the black,
A filmy screen, luas folded hack.
Ahove me, througJi me, everyichere,
Were scarlet streaks and golden glare ;
And miglity ivinds hegan to blow
The frailing mist-ivreaths to and fro.
— 1S2 —
Je suis la Nuit profonde ! et l'œil qui veut compter,
Au fond de l'Infini, le troupeau des étoiles,
Doit attendre qu'il ait vu mon vol remonter
Vers les splendeurs d'en-haut pour en ouvrir les voiles.
Dans l'espace muet et vaste des éthers,
Quand je ne suis plus là, dites-moi ce qui reste !
L'astre du jour nous montre et la terre et les mers,
iloi, j'ouvre aux yeux de tous l'immensité céleste.
/ am ihe Dark. The eyc that sees
The mldnicjht moons and Pléiades,
Mud wait for me. I daim the sky
To show the s[>lendovs swinging high
In space sa deep, and ivide, and hlack,
That thought it'self cornes tremhling hack.
The Sun may shoiv the sea and sod.
But I — thc far-off fwhls of God !
— 183 —
Je suis l'obscure Nuit ! Tout droit je vais marchant,
Sans que l'aube jamais ne devance mon heure ;
Et jamais le soleil, dans les ors du Couchant,
N'attendit un instant au seuil de sa demeure.
Les ombres sont à moi ; toutes sont mes témoins ;
J'étends mes droits sur toute existence charnelle ;
Et la peine et la joie, et le plus ou le moins,
Dans la paix du sommeil ne font qu'un sous mon aile.
/ am tlie Darl: My paths I heep ;
No hour too soon the ligJd may creep
Ahove the liïlls, no moment late
The Sun may reach the icestern gâte.
The shadows are my oivn ; their wings
They spread ahove ail hreathing things,
Till joy and pain, and more and les's,
Are one in sleep's unconsciousmss.
— 184 —
Je suis la Nuit ! . . . A moi tous les torrents sans freins
Dont les flots, sous le sol, tourbillonnent sans trêve !
A moi les antres sourds et les lacs souterraius
A l'horizon desquels nul matin ne se lève !
Je règne sous les rocs primitifs où le Temps
Ne m'atteint plus ; et, dans ma tragique indolence,
Comme la Parque, au font des cavernes, j'attends
— Trio sinistre — avec la Mort et le Silence.
/ am the Dark. The under-world,
With soundless rivers onward whirled,
Is mine alone ; and mine the lakes,
O'er ivhieh the morning never breaks.
I dwell in caverns, vcCst, unknoxvn,
Whose walls are wrought from primai stone ;
There Silent, Death, and I, can tvait, —
Créations grim triumvirate !
— 185 —
Je suis la Nuit ! Sans cesse au service de Dieu,
Je vais traînant partout ma robe de ténèbre,
Par son ordre, c'est moi, quand vient le triste adieu,
Qui veille sur ses morts dans leur repos funèbre.
Quel sort m'attend ?. . . Un jour me faudra-t-il périr
Dans l'éternel néant à jamais balayée ?. . .
Suis-je enfin destinée à sombrer et mourir
Sous des flots de clarté fulgurante noyée ?
/ am the Darh, and forth and back.
As God's oivn servant,, rohed in hlack,
I go and corne. His dead I keep
Within iny chamhers luhile they sleep,
Who k-nows my doom f Pevliaps, at lalst,
I may be ended, outward cast
From ail that is, my deepest night
Invaded by i-esistless light !
— 1S7 —
LES PLAINES D'ABRAHAM
(Protestation traduite de l'anglais de Wm McLennan)
Passant, dépose ici ta sandale, ô mon frère !
Ce sol est saint, silence ! et que tes pas amis
Foulent avec respect le gazon funéraire
Qui recouvre les os des géants endormis.
Montcalm et Wolfe ! ô noms sacrés de notre histoire !
Tous deux, vous avez eu ce destin fortuné : ■
Que votre lutte épique et votre double gloire
Ont consacré Fessor d'un peuple nouveau-né.
— 188 —
Eégiment d'Austruther, régiment de la Reine,
Rouges, Blancs, clans d'Ecosse et gars de Plougastel,
Tous ont mêlé leur sang sur la fameuse arène ;
Et leur nom plane ici sur ce roc immortel.
De ces hauteurs la voix de leurs ombres nous crie
De ne point violer leur éternel repos.
Ils sont morts pour leur roi, pour Dieu, pour la Patrie
Pourrions-nous rester sourds à l'appel des héros ?
189 —
THE COTTAGE WHEEE WE MET
Two streams wending onward and ever,
Thoiigh sprinoiûg from wells far apart,
Then joining to ne'er again sever ;
T"was thns with tby soûl and my heart !
Yon l'émember the old cottage, dearest,
Tbat ivT-elad cot where we met ;
'Tis a uiemory to me of the sweetest,
I will nnt, I cannot forset 1
— 190 —
Two lights in the soft-ethered Heaven,
Whicli earthward ponred down but one beam,
Were the hopes of the futiire tlien given
To us in our beautiful dream !
That cottage where roses abounded,
That dear little place wliere we met,
Where the fragrance of flowers surrounded
Our hearts : say vou'll never forget !
Years rolled, and forever we parted ;
The stream became two as of yore ;
The lights — though long one — separated,
In life ne'er to meet any more.
Still the past is before me forever. . .
Oh ! dearest, l'il never forget
When our love like the stars on the river,
So bright made the cot where we met !
191 —
T O MA K Y
WITH A GOLD ASSD PEARL SHELL CRAYO.-
Oli ! that this gift, dear uiaiden minej
Could trace upon tliy heai't
The magie of the love divine
Which passion would impart !
A meetness in tliy soûl t'will find.
So bright and free from guile
Its pearl, an image of thy mind,
Its gold, thy sunny smile.
192
And in tliy fairy fingers liglit,
Oh ! let its tracings rare
Be but o'er pages virgiu white
As thy sweet sonl is fair !
— 193 —
PIQUE-NIQUE D'HONNEUR
OFFERT A M. ALFRED THIBAL'DEAr, DE LONDRES,
le 30 août 1881.
VERS HmOKISTIQUES IMPROVISÉS POUR LA CIRCONSTANCE.
Messieurs,
Avant de faire honneur au toast que Ton propose.
Me pardonneriez-vous si j'avais le travers
De réclamer ici deux minutes de pause,
En si grave moment, pour quelques méchants vers ?
Le poète n'est pas ce qu'un vain peuple pense ;
Et, dussé-je exciter quelque rire moqueur,
Je dirai que, le cœur étant près de la panse.
C'est que la panse au fond n'est pas très loin du cœur !
— 194 —
L'intérêt, ici-bas, va toujours côte à côte
Avec les sentiments de l'âme, et Dieu merci !
Car, même quand on boit la santé d'un tel hôte,
Il fait bon de trouver le vin passable aussi.
Ceci ne semble pas la limpidité même ;
Mais laissez l'argument sortir de son étui ;
Pour notre hôte surtout ce n'est pas un problème,
Et je vais m'expliquer en vous parlant de lui.
Je ne veux pas ici faire un panégyrique.
Vous dire qu'il est brave, affable, distingué.
Et qu'on pourrait courir d'Afrique en Amérique
Sans jamais rencontrer un compagnon plus gai.
Je ne vous dirai pas, en style pittoresque,
Que, tout marchand qu'il est, on n'est pas plus loyal ;
Qu'il est, tout à la fois, souple et chevaleresque.
Redoutable à la Bourse, et sans rivaux au bal.
— 195 —
Le fait est que, d'après la rumeur qui babille,
— Et, ma foi, qui de nous s'en montrerait surpris ?
Bien des gens à Québec soupçonnent la famille
De l'avoir exilé pour complaire aux maris.
Pourquoi dire qu'il est — qualité peu commune —
Riche saos être un brin gonflé de sou avoir ;
Et qu'il est un de ceux qui croient que la fortune
Ne prime pas toujours l'esprit et le savoir ?
Mais son humilité, qui souffre le martyre,
Veut que sur ces détails je tire les rideaux :
Du reste, que peut-on avoir de plus à dire,
Quand on a dit qu'il est la fleur des Thibaudeaux ?
Mais, bref, arrêtons-nous, je l'entends qui proteste ;
Et, sans déguisement, disons la vérité :
Ce qui chez notre ami domine tout le reste.
Et ce qu'on fête ici, c'est son utilité !
— 196 —
Oui, son utilité. Demandez à Lamarche,
Qui va trois fois par an réclamer son appui :
Les troupeaux de Xoé sont-ils entrés dans l'arche
Plus nombreux que tous ceux qui s'adressent à lui ?
C'est comme une oasis dont la fraîche fontaine
Verse un cristal limpide au voyageur poudreux ;
C'est un phare brillant dont la lueur lointaine
Eclaire pour plusieurs des abords dangereux.
Ah ! si de Duhamel la barque infortunée,
Ne l'avait pas vu luire au-dessus des brisants,
Au naufrage infaillible elle était condamnée,
Comme nous l'étions tous à des regrets cuisants.
Si Dugas n'avait point, dans ses lointaines courses,
De la douce oasis goûté le flot béni,
Serait-il aujourd'hui le gardien de nos bourses,
Et la terreur du vice avec de Mondgny '!
— 197 —
Moi-même, lorsqu'un jour, plaideur involontaire,
Je quittais nos climats, traqué par les recors,
J'avais à peine mis le pied en Angleterre,
Qu'à son tour, il s'en vint m'appréhender au corps.
Il ne me lâcha pas que je ne fusse en France ;
Et, d'honneur I sans nous être un seul instant «iommés^
J'ai vu Londres sans presque eu avoir connaissance,
Et j'y retournerais, je crois, les yeux fermés.
Théâtres, monuments, églises et musées,
îsous avons tout compté, parcouru, visité.
Mes jambes, je l'avoue, en étaient épuisées. . .
Mais, détail important, ça ne m'a rien coûté !
Voilà ! c'est l'oasis, la fontaine, le phare,
L'utile compagnon, l'infatigable appui.
Le savant cicérone, et — sans qu'on soit avare —
Le guide à bon marché que l'on fête aujourd'hui !
— 198 —
Je vois autour de moi notre président Doutre,
Et son bras droit Stepbeus, et Rainville et Perreault,
Mercier, Beau^raud, lesquels pourraient bien passer outre
S'ils n'apercevaient point de lumière là-haut.
Et puis je vois Boyer, Béïqiie. Préfontaine,
Beausoleil, Archambault, Kinfret et Robidoux,
Ne demandant aussi qu'à boire à la fontaine
Où Forget a dti boire et trouver (;a bien doux.
Je vois encore ici Prévost et Lacbapelle,
Olivier, enfin ceux que je ne nomme pas,
Qui calculent combien cette fête si belle
Pourra leur rapporter quand ils seront là-bas I
En somme, cher ami, (je m'adresse à notre hôte)
Si nous te faisons tous un accueil empressé,
Ne va pas nous vouer une estime trop haute.
Car, vraiment, cet accueil est fort intéressé !
— 199 —
Ceux qui n'ont pas vu Londre, aspirent sans nul doute
Vers l'Europe, un beau jour, à prendre leur essor ;
Et ceux qui par hasard ont déjà fait la route
Caressent le projet de la refaire encor !
Quoi qu'il eu soit, je bois à tes destins prospères !. . .
— Mes amis, à l'ami de tous les Canadiens !
Oui, buvons à notre hôte ! et qu'ils choquent leurs verres,
Ceux qui n'ont pas été trop choqués par les miens !
— 201
A HONORE MERCIER
A Voccasion du cinqiinntièinr anniversaire de sa naissance
ArXRE IMPROMPTU HUMORISTIQUE
Mon cher Mercier, vraiment, je regrette d'avoir
A remplir près de toi ce pénible devoir,
Mais la discrétion dès longtemps éprouvée
De tes amis de cœur m'impose la corvée
De t'annoncer, ce soir, en termes bien sentis
— L'infortune, vois-tu, frappe grands et petits —
Que ta barque, on prétend que la chose est certaine,
Double aujourd'hui le cap nommé la cinquantaine.
— 202 —
C'est triste, je l'avoue ; et grave, je l'admets :
Un demi-siècle, on sait que c'est énorme. . . Mais
Les voyageurs du Xil et des déserts numides
Ont trouvé, paraît-il, au fond des pyramides,
D'anciens rois momifiés bien plus vieux que tout ça !
Près de toi, Romulus, Remus, Massinissa,
Koé, Mathusalem, Jugurtha, Stésichore,
Seraient d'affreux barbons, s'ils existaient encore.
Pas besoin de fouiller les remparts de Balbec ;
Il suffit de connaître un peu Eome ou Québec,
Pour savoir qu'il se voit des bronzes, des carrai'es,
De vieux boulets rouilles, mille antiquités rares,
Bien moins vivants que toi, surtout bien plus anciens.
Tiens, mon ami — chacun défend un peu les siens —
Pour un vieux que, depuis cinquante ans, l'ûge mine.
Crois-moi, tu n'as encor pas trop mauvaise mine.
Après tout, tu n'es ni malingre ni boiteux ;
Tu vois assez ; tu n'es ni sourd ni pittiitfux ;
Et malgré tes travaux, l'Age et la politique,
D'honneur, tu n'as pas l'air encor trop rachitique.
— 203 —
Va, j'en connais plus d"un qui feraient bien des vœux
Pour avoir seulement le quart de tes cheveux.
Et puis, dans tes discours ou dans tes anecdotes,
Il est encore assez rare que tu radotes ;
Tes écrits ne sont pas non plus trop estropiés ;
La goutte que tu prends ne t'atteint pas les pieds ;
Ta fourchette est solide ; et la rumeur circule
Que tu sais rajeunir quand l'ennemi t'accule.
Du reste, un conseiller législatif poli
M'a dit que tu n'étais pas du tout ramolli.
Tout naturellement, j'ai félicité l'homme
D'avoir trouvé cela sans son greffier. En somme,
Pour un malheureux être, à ton âge arrivé,
Tu parais un vieillard assez bien conservé.
Et puis, si la vieillesse est irrémédiable.
Elle est comme autre chose en ce monde, que diable !
Elle ne manque pas de compensations.
Le ciel n'a pas voulu que nous passassions
— 204 —
Notre vie à nous plaindre : il a mis pour chaque âge,
A côté du désert aride, un frais bocage ;
Et depuis Winnipeg jusques à Singapour,
Si chaque âge a du contre, il a, ma foi, du pnur.
Ainsi, voyez l'enfance : elle est faible, ignorante ;
Le fouet de temps en temps, voilà sa seiile rente :
Eh bien, quand, nez au vent, elle prend ses ébats,
C'est encor ce qu'on voit de plus chic ici-bas.
Regardez maintenant la frêle adolescence ;
Sans cesse on la verra pleurer sou impuissance ;
Mais (piels rêves charmants, i)our tromi)er ses ennuis,
K'illumineiit-ils ])as et ses jours et ses nuits !
La jeunesse est biillantc ; oui, la jeunesse est belle ;
Mais comme au sens commun elle est souvent rebelle,
li'exiK'rieiice, hélas I ii'a<lmirc pas toujours
Les moyeus (|u'ellc prend pour dorer ses vieux jours.
— 205 —
L'âge mur, aussi lui, ne manque pas de cli&rme ;
Mais riiomme mûr a beau se porter comme un charme,
Se comporter idem, il n'est, dans tous les cas,
Qu'une victime eu butte à mille et un Tracas ;
Anxiétés, revers, ou chagrins de famille,
Souvent tout à la fois à sa porte fourmille.
Bref, je crois, ù tout prendre, et sans être envieux,
Que l'avantage, en somme, est du côté des vieux.
On a fait son chemin tant bien que mal ; son rêve,
Ainsi qu'un vieux chaland échoué sur la grève,
N'a pas toujours donné ce qu'il avait promis ;
Mais, qu'on passe ministre ou qu'on reste commis,
On a fourni sa course, on a rempli son rôle,
Et pour un philosophe, au fond, c'est le plus drôle.
Enfin on est rassis, on compte, on a du poids ;
Si l'on aime un peu moins l'antique soupe aux pois,
On sait mieux déguster le bourgogne et le grave.
On pontifie un brin, on prend un air plus gTave,
On impose ; il est vrai que l'on sait un peu moins
Tirer h la jambette et sauter à pieds joints ;
U
— 206 —
On n'eét pas d'une force étonnante à la course ;
Mais, avec de Targent en banque ou dans sa bourse,
On a beau n'être pas un clown, pour un coup prêt,
On a toujours assez de souplesse au jarret.
Vous me direz qu'un jour viendront les diabètes,
La goutte et cœtera, des maux plus ou moins bêtes ;
C'est vrai, mais à ces maux on peut se résigner,
Quand de jolis minois sont là pour les soigner.
Pour moi, rien que j'admire — et c'est du fanatisme -
Comme des doigt mignons frottant un rlmmatisme.
Que se soit par amour, ou même par devoir.
N'importe ! cela vaut la peine d'en avoir.
Essayez, vous verrez.
Et, puisque nous en sommes
A parler des vieillards, dites, quels sont les liommei
Qui près du sexe aimable ont le plus de succès ?
Je suis loin de vouloir intenter un procès
A ceux qui d'entre vous penseraient le contraire,
— 207 —
Mais, parole d'honneur, je veux me faire extraire
Le reste de mes dents, et mourir attentif
Aux débats d'un Conseil trois fois législatif ;
Et plus encor, je veux qu'on me force d'admettre
Tout ce qu'en son journal l'ami Pacaud peut mettre,
— Que l'on me croie ou non— si les vieillards n'ont point,
Comme partout ailleurs, la palme sur ce point.
Qu'il soit fait en melon ou comme une échalotte,
Le vieillard est toujours un être qu'on dorlotte.
On est rempli pour lui d'attentions. Jamais
On ne manque de lui donner les meilleurs mets.
Souffre-t-il d'un bobo, vite, chacun s'empresse ;
Tisane, onguent, bandeaux, cataplasme ou compresse,
Tout lui tombe du ciel en veux-tu en voilà.
Caresses par ici, doux sourires par-là ;
Vierges à taille fine ou femmes plantureuses.
Matrones ou tendrons, toutes sont trop heureuses
De prodiguer leurs soins au trop heureux mortel.
— 208 —
La chose se comprend, u'est-ce pas ? rien de tel
Comme de n'être pas compromettant. On use
Du vieillard comme s'il était l'hypoténuse
Du triangle formé par les sexes humains.
A-ton raison ? ma foi, je m'en lave les mains.
En tout cas, ce n'est pas aux vieillards à s'en plaindre ;
Et j'en ai vu souvent qui ne faisaient que geindre,
Pour mieux tendre un filet perfide, et saprejeu !
Savaient fort bien tirer leur épingle du jeu.
Pour ou contre, après tout, que voulez-vous qu'on dise,
Lorsque le pavillon couvre la marchandise ?
Et puis, quand les vieillards sont tant soit peu discrets,
Ou sont réputés tels, combien de doux secrets
Ne leur glisse-t-ou pas tous les jours à l'oreille.
Pour moi, je n'ai jamais connu chose pareille
Au plaisir délicat d'être le confident
D'une enfant dont le cœur timide et débordant
S'ouvre aux naïfs parfums d'une amour fraîche éclose ;
Sa candeur m» craint ])as qu'on rie ou qu'on eu glose ;
Et son âme se livre au ]ilus li-iuic abandon.
Sans redouter les tours de monsieur Cupidon.
— 209 —
C'est un sort sans égal.
Il est bien autre chose
A dire, ami Mercier, là-dessus ; mais je n'ose.,.
En voyant ton sourire et ton air résigné,
Je clos mon argument : le procès est gagné.
Aussi, si j'ai d'abord débuté par te faire
Des excuses pour m'être un peu, dans cette affaire,
Chargé du rôle ingrat d'annoncer un malheur,
Après réflexion, sans être un cajoleur,
Je te dirai, mon cher, tant le sujet m'excite.
Que, si quelqu'un te plaint, moi, je te félicite.
FIN
DES Epaves poétiques.
V E RON I CA
DRAME EN CINQ ACTES
PRÉFACE
La pièce qui va suivre n'est pas absolument historique, mais elle
est tirée des vieilles chroniques florentines. Voici ce que nous
trouvons dans le Larousse à ce sujet :
Cylo {Véronique) Florentine du XVIIe siècle, qui s'est rendue
célèbre par sa jalousie et sa vengeance.
Elle appartenait à la famille des princes de Massa, et était
mariée à Jacques Salviati, duc de Saint-Julien, homme fort à la
mode, sous le règne de Ferdinand IL
Il y avait alors à Florence une femme du nom de Catlieriue
(Stella dans la pièce) renommée pour sa beauté, et qui avait
épousé un vieux gentilhomme ; Salviati lui fit la cour et devint
bientôt son amant. Leurs relations clandestines durèrent assez
longtemps sans que Véronique Cybo en eut connaissance ; mais
elle s'en aperçut enfin, et son amour-propre fut profondément
blessé.
Elle eut d'abord recours à mille moyens artificieux pour dé-
tourner son époux de cette passion ; n'y pouvant parvenir, elle
résolut de se venger. Elle s'assura d'abord de la confiance du
beau-fils de Catherine, qui avait une haine profonde pour la
jeune belle-mère ; puis elle fit venir de Massa trois bravi décidés
à exécuter tout ce qu'elle commanderait.
II PRÉFACE
Le 31 décembre de l'an 163 S, le beau-fils de Catherine intro-
duisit lui-même le? ti'ois bravi dans^ l'appartement de sa belle-
mère, qui était occupée avec plusieurs amis. Les assassins s'em-
parèrent de Catherine et de sa femme de chambre, tandis que les
assistants prenaient la fuite avec épouvante, et les égorgèrent im-
pitovablement.
La tête de Catherine fut apportée à Véronique.
Comme elle avait coutume d'envoyer fréquemment à son mari
du linge blanc dans une corbeille couverte, elle profita de l'occasion
du premier jour de l'an, et, le 1®"" janvier 1639, le lendemain de
l'assassinat, elle fit porter à son époux la têt.e sanglante de sa
maîtresse.
La justice s'empara de cette affaire. Les bravi avaient réussi
à s'enfuir ; le beau-fils de Catherine eut la tête tranchée, comme
complice de Véronique, et elle dut elle-même s'exiler de Florence.
M. Guevazzi a écrit sur ce dramatique sujet une nouvelle dont
la traduction a paru dans la Revue Britannique.
PERSONNAGES
LA DUCHESSE Ynsoyicx Cybo.
STELLA SEOEZI, vingt ans.
LE DUC, Jacques de Sax Gicliaxo, époux de la Duchesse.
AXGIOLIXO, leur fils, sept ans.
LE COilTE FEEADIXI, oncle de Veronica.
SAX MARTIXO, ancien précepteur du Duc.
YESOUF, un Maure.
BEPPO, tavernier.
PIETRO SFORZI, soldat, frère de Stella.
BERXARDO, valet de chambre.
LE PODESTAT de Florence.
Seigneurs, conjurés, gardes, sbires, laquais, chœur.
La scène se passe à Florence, vers 1633.
— 215
PREMIER ACTE
Le théâtre représente un vestibule somptueux du palais de
Fiesole, près de Florence. Au fond, on aperçoit de vastes
jardins. A droite du spectateur, un escalier monumental conduit
à l'intérieur. Deux Jiallebardiers se tiennent de chaque côté de la
rampe. Au lever du rideau, on entend des rumeurs et des rires,
mêlés à des lambeaux de mélodies et à des tintements de verres,
qui annoncent la fin d'un dîner de gala. Yesouf, en costume
oriental, et Axgiolino sont à l'avant-scène.
SCENE I
YESOUr, AXGIOLIXO
AXGIOLIXO, rieur.
C'est Yesouf qu'on t"apj)elle ? Un bien drôle de nom !
YESOUF
Vous trouvez, monseigneur ?
AXGIOLIXO
Est-ce italien ?
YESOUF
Non.
C'est par delà les mers, aux monts où le Kabyle
Promène ses troupeaux et sa tente mobile.
Qu'un jour, on m'a donné, signor Angiolino,
Ce nom qui sonne mal sur les bords de l'Arno.
— 216 —
AXGIOLIXO
Est-ce bien loin d'ici ?
YESOUF
Loin ? Oh oui, bien loin, maître î
Pour atteindre aux gourbis où le ciel m'a fait naître !
Eût-il le vol de l'aigle en son jarret d'acier,
Il faudrait bien des jours au plus ardent coursier
— Pommelé de l'Atlas ou bai des Asturies —
Que le Duc, votre père, ait dans ses écuries.
ANGIOLIXO
Et c'est beau, ce pays si lointain, Yesouf, dis ?
YESOUF
Beau ? comme le soleil I beau comme un paradis !
C'est un pays doré qu'un océan de sable
Encercle et garde, ainsi qu'un mur infranchissable ;
Gigantesque oasis qui, sous un dôme bleu.
Nargue en paix le simoun et son souffle de feu ;
Où les cœurs sont de bronze, où le sang est de lave ;
Où tout homme est vaillant, où chaque femme est brave..
ANGIOLIXO
Et l'enfant?...
YESOUF
OÙ l'enfant, avant de s'endormir.
Dans le calme des nuits écoute sans blêmir
Se mêler, chaque soir, au fond du désert chauve,
Au chant de sa nourrir.- un hurlement de fauve.
ANGIOLIXO
Oh !...
Oui, c'est beau, signer; grand surtout, oui, c'est grand:
Le jour, fouler le sol ainsi qu'un conquérant ;
La nuit, rêver dans l'ombre, ou ramper sur le ventre
Pour aller poignarder un lion dans son antre. . .
Quelle ivresse ! . . .
ANGIOLINO
Dis-moi, comment se fait-il donc
Que tu ne sois plus là, mon bon Yesouf ?. . .
YESOUF
Pardon !
Ce que vous demandez est une longue histoire ;
Une histoire, signor, bien navrante et bien noire ;
Je vous la conterai plus tard. Pour le moment,
La Duchesse vous mande en son appartement.
AXGIOLINO
J'y cours !
(Il sort en courant, après avoir envoyé des baisers à Yesouf.)
SCENE II
YESOUF, BEENAEDO
YESOUF
Va, cher enfant, va consoler la sainte
Qui s'abreuve dans l'ombre à la coupe d'absinthe.
Pendant qu'on trinque ici les hanaps d'or en main !
(Il regarde un instant Bernardo qui est entré sur ces dernières paroles, et
qui s'est mis à tendre le tapis de l'escalier.)
— 218 —
BERNARDO, à part.
Le drôle ii-t-il bieurût fiui son examen I
YESOUF
^lessii-f Beruardo !
(Silence.)
Bernard () 1
lîERXARDO, ironiqueaient.
Votre a liesse ?
Faisant spiiiblant d'apercevoir Yesouf.
Tiens, c'est toi, uiorioaud !... J'avais l'impolitesse
De croire que c'était monseignetir. . .
YESOUF. interrompant.
Bernardo !
BERNARDO. poursuivant.
Qui daignait in'apjjcler pour ni'olïrir un cadeau !
YESOt'F, avec un liaussenient d'épaules.
C'est le temps d'allumer les flambcau.x. . . et silence I
Où l'on vous fera clier paver votre insolence.
(Il sort.)
SCENE III
BERXARDO, puis SAX MABTTXO
BKRN.ARDO, allumant les flambeaux.
Ah ! par mon saint patron, San Bernardo l»(dci,
Que j'étranglerais bien ce damné mal blanchi !
219
SAX MARTIXO, entrant
Propos impie, eufant ; paroles téméraires !
Sais-tu point qn'ici-bas tous les hommes sont frères ?
BERXARDO
Moi, frère d'un payeu comme lui, merci bien !
SAK JURTIXO
Ces sentiments, mon fils, ne sont pas d'un chrétien.
Le Christ, rappelle-toi, disait à ses apôtres :
" Mes enfants, aimez-vous toujours les uns les autres ! "
Et quand il prescrivait ainsi la charité,
Le Sauveur, Bernardo, n'a jamais excepté
Ceux qui ne croiraient pas à sa doctrine. En somme,
Pour te déplaire ainsi que t'a donc fait cet homme ?
BERXARDO
Per Bacco, n'est-ce pas assez qu'à tous instants
Il fasse en ce palais la pluie et le beau temps ?
Et vous même, le vieux pi'écepteur de mon maître,
Ne ragez-vous jamais quand vous voyez paraître
Ce sauvage sans foi, ce rustre au ton tranchant
Qui tiaire la Duchesse ainsi qu'un chien couchant ?
SAX >IAKTIXO
Vous feriez mieux de dire : ainsi (ju'un chien fidèle,
Bernardo.
BERXARDO
Comme un chien, en tout cas. . . Autour d'elle
Il rôde nuit et jour. . . Enfin, Dieu sait comment
Elle peut expliquer sou étrange engouement
Pour ce mahométan que la peste confonde !
15
220
SAN ]yiARTINO
Mais, pourtant, il est bien connu de tout le monde
Qu'il a sauvé la vie. . .
BEKNARDO
A l'enfant ? parlons-en !
A Venise, un plongeon dans le canal Pisan !
Vraiment elle aurait tort de se montrer ingrate
Pour un pareil exploit chez un ancien pirate !
SAN MARTINO
Cependant, il était fort bien évanoui
Lorsque les gondoliers le repêchèrent.
BERNAUDO
Oui.
Et c'est ce qui permit qii'on reconnût le drôle
A la marque du fer quïl portait à l'épaule :
Un forçat évadé, signor, ni plus ni moins.
SAN MARTINO
Je le sais, Bernardo, j'étais un des témoins ;
Mais qui peut aujourd'hui reprocher sa disgrâce
Au pécheur repentant à qui l'on a fait grûce ?
Cette grâce, il la doit aux soins reconnaissants
De la Duchesse. Ainsi le plus simple bon sens
Explique de façon tout aussi naturelle
Que ses bontés pour lui son dévouement pour elle.
Mais chut !. . . Voici le Duc !
BERNARDO, sortant.
Diavôlo ! c'est crevant,
Comme on a peu d'esprit, quand on est trop savant !
(Les portes de la salle a manger s'ouvrent, et les convives descendent en
riant et en causant le grand escalier. La plupart se répandent dans
les jardins du fond. Le duc Jacques de San Giulinno, le comte Feradini et
quelques seigneurs, parmi lesquels San Afartino se dissimule, restent en scène.
Les hallebardiers sortent.)
221 —
SCÈNE IV
LE DUC, FERADIXI, SAX MARTIXO, SEIGNEUES
FERADINI
Jveveu, mes compliments ! Dans vos charmantes fêtes,
Pour le luxe princier et les grâces parfaites.
Vous êtes sans rival, ce soir, comme toujours.
Et le vieux Lucullus, notre aïeul des grands jours,
Qui des festins royaux avait le monopole,
Vivant, pourrait encor gagner à votre école.
LE DUC, sous forme de protestation.
Comte Feradini. . .
FERADIXI, insistant.
D'honneur, Duc ! et pourtant.
Vous me pardonnerez de n'avoir qu'un instant
De plus à consacrer à vos réjouissances.
Le devoir a parfois de rudes exigences,
Mais s'il parle, il a droit qu'on lui dise : Présent !
Je vous comprends ... je sais . . . vous êtes partisan
De ce vieux songe-creux qui par ses rêveries
Ameute contre nous les romaines curies.
FERADINI
Songe-creux, l'immortel Galilée ! un rêveur,
Ce nouveau Copernic dont le puissant labeur,
Le savoir, le génie et la persévérance
Feront plus tard l'honneur éternel de Florence !
Est-ce vous qui parlez sur ce ton, mon neveu ?
LE DUC
Vous admettrez pourtant qu'il nous importe peu
Que notre pauvre monde, ornière ou girouette,
Tourne ou ne tourne pas comme un sabot qu'on fouette,
Pourvu que le soleil, fidèle à ses devoirs,
Levé tous les matins, se couche tous les soirs ;
Que toujours ses ravons, malgré les fronts moroses,
Fasse mûrir la vigne, épanouir les roses,
Et chanter, Italie, ô radieux séjour !
Sous ton beau ciel d'azur, les oiseaux et l'amour !
Jacques, pourquoi traiter de façon si légère
Une cause qui nous devrait être si chère '?
Lorsque les grands devoirs commandent d'obéir,
Prenez garde, hésiter c'est quelquefois ti-ahir !
LE DUC
Comte, cette insistance est vraiment amusante ;
Ne voyez-vous donc pas, au foud, que je plaisante ?
Je sais que votre ligue a noble but ; et puis,
Quel que soit son objet, vous en êtes : j'en suis !
Mais on attend de moi trop peut-être, cher comte. . .
FERADIXI
Kon ! l'on sait pour quel prix votre intluence compte
Auprès de Ferdinand, notre Duc souverain ;
Il est faible, indécis : c'est là ! sur ce terrain,
Que votre zèle, en qui notre foi se repose.
Peut d'un poids décisif peser pour notre cause.
LE DUC, s'adressant aux seigneurs.
Avec mon dévouement, mon zèle vous est dû
Tout entier, messeigneurs.
— 223 —
FERADINI
Alors, c'est entendu ;
Entre nous Ton finit toujours par se comprendre.
Maintenaut, au revoir I Le temps seul d'aller prendre
Congé de la Duchesse. . . Ah ! un instant encor !
(Il ramène le Duc sur le devant de la scène.)
Dites-moi donc, ami, quel triste désaccord
Semble exister toujours entre vous et ma nièce ?
Pourquoi, sous vos lambris quand tout est en liesse,
Isole-t-elle ainsi son cœur mal épanché ?
Nourrirait-elle au fond quelque chagrin caché ?
Ni notre parenté, je le sais, ni mon âge
Ne me donnent le droit, plus en votre ménage
Qu'en vos cœurs, de porter mes regards indiscrets ;
Aussi ne veux-je point surprendre aucuns secrets ;
Mais à mon amitié vous permettrez sans doute
Un mot, un seul. . .
LE DUC
Parlez, Comte, je vous écoute.
FERADINI
Véronique est un ange, ami, vous le savez.
De tous les dévouements entrevus ou rêvés
On ne saurait trouver un plus parfait modèle ;
Mais . . .
(Plus bas.)
Ne t'y trompe pas, Jacque, on sent auprès d'elle
Que pour toi ce n'est point un simple amour qu'elle a.
Mais un culte insensé, du délire. . . et cela. . .
M'inquiète. . . prends garde I
(Il sort.)
— 224-
LE DUC, à Bernardo qui entre une lettre à la main, suivi d'Yesouf qui se
poste pour observer derrière une colonne du fond.
Un message ?
SCENE V
LE DUC, SAN MARTINO, BEENARDO, YESOUF,
dissimulé.
BEEXARDO
Une lettre
Qu'à. . . votre secrétaire ou m'a dit de remettre.
LE DUC, s'emparaiit de la lettre.
Hein !. . . qu'est-ce ?. . . Donne-moi cette letti'e, faquin !
(Il fait sauter le cachet, lit à la hâte, et paraît sous le coup d'une vive
émotion. Après un instant de silence.)
Qu'on me selle à l'instant mon cheval africain !...
Et qu'on m'apporte. . .
(A part.)
Au fond, c'est encore une aubaine...
(Haut.)
Mon manteau de voyage et le coffret d't'bène
Qui sert à renfermer mes insignes. . . J'attends !
(Yesouf disparaît ; Bernardo sort, et San Martino s'approche du Duc en
s'inclinant.)
s C E X E VI
LE DUC, SAX MAHTIXO, BERX'AEDO
SAX ilAETIXO
Jacque !
LE Dru
Un sermon sans doute ?. . . Allons, tuons le temps.
SAX MARTIXO
Vous partez ?
LE DUC
Le Grand Duc réclame ma présence ;
Ainsi tu voudras bien avoir la complaisance
D'en prévenir un peu la Duchesse pour moi.
SAN" IIARTIXO
Vous ne prendrez donc pas congé d'elle. . .
LE DUC
Et pourquoi ?
Des pleurs encor ! ... Tu sais combien cela m'assomme. . .
Et Florence n'est pas au bout du monde, en somme.
SAN MARTIXO
Hélas !...
LE DUC
Ah ça ! voyons, pourquoi soupires-tu ?
Voudrais-tu donc aussi surveiller ma vertu ?
Ce serait complet !
(Il lui tourne le dos.)
226 —
SAN MARTIXO
Ah ! monseigneur, Dieu me garde
De vouloir rien scruter de ce qui vous regarde !
Mais. . .
LE DUC
Bon ! voici le sermon, je le sentais venir.
SAN MARTINO, poursuivant.
Votre vieux précepteur, Jacques, n'y peut tenir.
Si ma voix va trop loin, si ma* franchise abuse.
Daignez me pardonner et trouver mon excuse
Dans l'amitié sans borne et tout le dévouement
Que je ressens pour vous et pour le cœur aimant
Qui s'enferme là-bas, muré dans sa tristesse.
(Il désigne les appartements de la Duchesse.)
LE DUC
Si tu veux par ces mots désigner la Duchesse,
Dis plutôt : renfrogné dans sa mauvaise humeur.
SAN MARTINO
Monseigneur, taisez-vous ; cette femme se meurt !
(Plus bas.)
Elle se meurt, vous dis-je !
LE DIT, ft part.
Oh ! de lii patience !
SAN MARTINO, poursuivant.
Et si sa maladie échappe îl la science,
C'est qu'il est là son mal, Aois-ti], Jacques, oui, là !
(Il indique le cœur.)
C'est au cœui' qu'elle souffre. . .
LE DUC, arpentant la scène avec impatience.
Eh 1 que puis-je à cela ?
A ses caprices vains faut-il que je réponde
En reniant ma charge et mon rang dans le monde ?
Faut-il me faire moine, et d'ennui dépérir,
Pour le plaisir de voir sa santé refleurir ?
Kêve-t-elle pour moi la gloire triomphale
D'un Hercule, à trente ans, filant aux pieds d'Omphale ?
Ce qu'elle aime avant tout, dit-elle, c'est la paix ;
Eh bien, dans ce milieu de calme et de respects.
Vénérée à l'égal d'un auge ou d'une reine,
Pourrait-elle envier une paix plus sereine "?
N'a-t-elle pas, unique arbitre en ce palais,
Le droit d'y commander, de choisir ses valets
A sa fantaisie ? oui, témoin ce damné Maure
Qui semble, autour de moi — l'insolent matamore ! —
Vouloir jouer, dans son ridicule attirail,
Le rôle d'un eunuque aux portes d'un sérail.
Enfin, que mauque-t-il, en somme, à la Duchesse ?
N'a-t-elle pas son fils, un grand nom, la richesse,
Des bijoux à foison, et même. . . un favori ?
SAX MARTIXO
Il ne lui manque rien, c'est vrai . . . que son mari !
— 228 —
LE DUC
San Martino, vraiment, vous me cherchez querelle.
SAN MARTINO
Querelle ? oh ! certes, non ! . . . En vous parlant pour elle,
Je parle aussi pour vous, Jacques, pour vous aussi ;
Car c'est pour le bonheur des deux que j'ose ainsi
Me faire l'avocat de son cœur près du vôtre :
Je voudrais tant vous voir être heureux l'un par l'autre !
LE DUC, riant.
Etre heureux l'un par l'autre ? Accouple deux boulets !
Pour un savantissime aussi vieux que tu l'es,
Tu connais, certes, peu le cœur humain, mon maître !
SAN MARTINO
Le cœur humain ! je crois assez bien le connaître
Pour savoir — et vous-même en pourriez dire autant —
Que cette femme ainsi délaissée est, pourtant,
Un ange de vertu, de bonté, mieux encore.
Une sainte !. . .
LE DUC, indififérent.
On le dit.
SAN MARTINO, poursuivant.
Et qu'elle vous adore !
LE DUC
Possible
SAN MARTINO, de mCme.
Et que nulle auli-c, ou de loin ou de près,
Ne saurait vous chérir avec cette i'ime. . .
— 229 —
LE DUC, de même.
Après !
SAN 1LA.RTIX0
Je comprends vos froideurs : la Duchesse est âgée
De dix ans plus que vous ; sa figure changée,
Hélas ! par la souffrance et les veilles, n'a plus
Ces fleurs que la beauté prodigue h ses élus ;
Mais n'oubliez donc pas le brillant héritage
Que sa main, monseigneur, vous offrit en partage,
Et qui vous a permis, encore adolescent.
De jouer en Toscane un rôle tout-puissant !
Crovez-moi, Véronique est votre bon génie !
Elle m'a fait du bien ? eh ! parbleu, qui le nie ?
Je vous l'admets cent fois, oiii, vous avez raison,
Sa fortune a beaucoup redoré mon blason ;
Mais est-ce donc si grande et si rare merveille
Que trouver la richesse au fond d'une corbeille ?
Affaire de famille, ami, tu le sais bien ;
Affaire d'intérêts oii le cœur n'est pour rien ! . . .
(Un temps.)
Allons, vieux maître, il faut secouer la tristesse,
Et rire !
(Bernardo entre, le manteau du Due à 5on bras, et suivi d'un autre domes-
tique portant un coffret qu'il place sur la table.)
BERNARDO
Le cheval sellé pour son Altesse !
— 230 —
LE DUC
C'est bien !
(Il dépose son collier dans le coffret, endosse son manteau, prend sa cra-
vache que lui tend Bernardo, et se dispose à sortir, pendant que San Martin»
et les domestiques se retirent de leur côté.)
Et maintenant il faut nous échapper.
(Il se dirige vers le fond.)
SCENE VII
LE DUC, LA DUCHESSE
LA DUCHESSE, entrant et sans voir le Duc.
Ah ! ce billet !. . . Yesouf n'a-t-il pu se tromper ?. . .
LE DUC, se rencontrant face a face avec elle.
Véronique ?. . . Toujours la tristesse au visage ?
LA DUCHESSE
Et vous, Jacques, toujours en habit de voyage ?
LE DUC
De voyage ? Une courte abs(>nce tout au j»Ius ;
Des regrets pour si peu seraient bien superflus.
LA DUCHESSE
Il faut qu'on vous ait fait des instances bien vives,
Pour vous forcer ainsi de quitter vos convives.
— 231 —
LE DUC
Des instances, non pas... Je suis obéissant
Seulement à l'appel d'un devoir très pressant ;
La raison d'Etat pare à toiite irrévérence.
LA DUCHESSE
Et c'est par lettre, ainsi, qu'on vous mande à Florence ?
LE DUC, surpris.
En effet.
LA DUCHESSE
J'aurais cru qu'une affaire d'Etat
Aurait bien mérité que l'on vous invitât
Par courrier spécial . . .
(Mouvement d'impatience du Duc.)
Et si, nouveau mystère.
Cette lettre s'adresse. . . à votre secrétaire. . .
LE DUC, embarrassé.
Eh bien, quoi ?
LA DUCHESSE
Pardon, mais, jusqu'à ce moment-ci,
Je ne vous savais point de secrétaire ici.
LE DUC, perdant patience.
Mes compliments, madame, un préfet du prétoire
Ne conduirait pas mieux un interrogatoire !...
Daignez donc condescendre au grand désir que j'ai
De vous baiser la main et de prendre congé.
232
LA DUCHESSE
Vous avez raison, Jacque ; oui, je suis indiscrète ;
Mais, vous le savez bien, au fond de la retraite
Où je menferme pour pleurer votre abandon.
J'ai tant souffert que j'ai droit à votre pardon.
Dans la douleur profonde où saigne tout mon être.
Que rien ne peut guérir . . . excepté vous, peut-être,
Ne m'est-il pas permis de regretter un peu
Le temps où librement, sous le regard de Dieu,
— Oh ! les heures de joie, hélas ! trop tôt passées ! —
Tout était en commun, nos cœurs et nos pensées ?
LE DUC
Ma chère Véronique . . .
(Il lui prend la main.)
LA DUCHESSE, joyeusement.
Ah !...
LE DUC
Ne croyez-vous point
Qu'en vous montrant morose et. . . sensible à ce point,
Vous faites à mes torts une part un peu large ?
Vous parlez d'abandon. . . Les devoirs de ma charge
M'entraînent trop souvent loin de vous, je le sais ;
J'avais jadis pour vous des soins plus empressés.
J'en conviens ; mais jamais, croyez m'en, Véronique,
Je n'ai donné raison à ce soupçon inique
Que rien, malgré mes torts et malgré vos rigueurs,
Plus qu'alors divisât nos pensers et nos cœurs.
LA DUCHESSE
Ah ! si vous disiez vrai, nion Dieu !. . .
— 233 —
LE DUC
Voudriez-vous
Me voir vous en donner l'assurance à genoux ?
LA DUCHESSE
Non, Jacques ; mais afin que tout soupçon s'eiïace,
Si j'osais. . .
LE DUC, interrompant.
Parlez franc, que faut-il que je fasse ?
LA DUCHESSE, poursuivant.
Vous demander. . .
LE DUC
Quoi donc ?
LA DUCHESSE
Je ne pourrai jamais,
Tu vas te fâcher.
LE DUC
Non :
LA DUCHESSE
Non ?. . . Tu me le promets ?
LE DUC, affectueusement.
J'en jure sur Thonneur 1 pourquoi me faire attendre ?
— 23i —
LA DUCHESSE
Qu'il fait donc bon, mon Dieu, de aous voir presque tendre!
Mon désir, le voici : Jacques, ne partez pas !
Que je vive, ce soir, à vos pieds, dans vos bras !
Faites-moi ce léger sacrifice. . .
LE DUC, froidement.
Madame,
Vous savez que je suis à vous de cœur et d"âme,
— Vous le savez si bien que vous en abusez —
Mais cette fantaisie. . .
LA DUCHESSE, blessée.
Alors vous refusez ?
Pourquoi donc tant chercher à m'abuser encore ?
Voyons, là, franchement, croyez-vous que j'ignore
Où Votre Altesse, Duc, court en sortant d'ici ?
LE DUC
Pardieu, madame, un mot de plus siu' ce ton-ci
Ne me conviendrait i)as, j'en jure la ^ladune !
LA DUCHESSE
Oh ! ne t'emporte pas, mou dier Jacques, pardonne !
Ma vie est un flambeau vacillant qui s'éteint ;
Au nom de notre amour, de ce passé lointain
Dont l'image à nos yeux s'évoquait tout à l'iieure ;
Ecoutez, Jacque, au nom de notre enfant (jui jdeure
Et gémit comme moi quand vous n'êtes ])as là. . .
— Mon dévoîiment pour vous mérite bien cela —
Montrez-vous une fois sensible à ma souffrance :
Remettez à demain ce vovage à l'-ioreni-e.
—235 —
LE DUC, froidement.
Faut-il vous répéter ce que je vous ai dit ?
LA DUCHESSE
Ah I mon amour est donc décidément maudit!...
(Elle se jette aux pieds du Due et le retient par les mains.)
Jaeque !. . . Ali 1 je ne veux pas que tu partes !
LE DUC, se dégageant.
Madame,
Brisons là ! c'est assez jouer au mélodrame !
C*s scènes sont vraiment risibles . . . Tant de bruit,
Parce que le Grand Duc me mande cette nuit. . .
LA DUCHESSE
Encore cette fable !. . . Et vous n'avez pas honte.
Là, de vous abaisser à répéter ce conte !. . .
LE DUC
Assez !. . .
LA DUCHESSE
Oui, c'est assez ! . . . Oui, vous pouvez partir !
Pour un San Giuliano, c'est même trop mentir !. . .
Car vous mentez : cet ordre est l'appel d'une femme
Qui vous donne à Florence un rendez-vous infâme.
LE DUC, railleur.
Votre preuve ?
16
— 236 —
LA DUCHESSE
La preuve ? ouvrez votre pourpoint !
Mais, ô pauvre insensé, vous ne voyez donc point
Qu'avec mes bras ouverts et ma voix la plus tendre,
Je suis ici depuis plus d'une heure à vous tendre
Avec tous mes pardons la planche du salut ?
Ce billet, ce billet, Jacques...
LE DUC, interrogeant avec rage.
Quelqu'un Ta lu ?. . .
LA DUCHESSE
Non, mais. . .
LE DUC
Ah ! vous jetez enfin le masque à terre,
Madame ! . . . Votre orgueil n'en fait plus un mystère,
Par vos ordres chez moi je suis espionné !
Et c'est par ce forçat, par ce Maure damné
Qui rampe sur mes pas comme un serpent dans l'herbe,
Que je suis épié sans doute. . . C'est superbe !
Vraiment, vous avez cru que, moi, je permettrais
A ce forban d'ainsi violer mes secrets !. . .
Madame, cette insulte est d'un trop fort calibre ;
Et vous l'aurez voulu : désormais je suis libre !
Adieu !. . .
(Il se dispose à sortir.)
LA DUCHESSE
Jacques, non, non, arrête !. . .
LE DUC
C'en est trop !
Je guis libre, vous dis-jc !
(H sort.)
237
SCENE Y I I I
LA DUCHESSE, seule.
Ah ! le cruel bourreau !
Voilà bientôt dix ans que je lutte dans l'ombre
Contre le désespoir d'un courage qui sombre,
Pendant que lui se plaît à me broyer le cœur !
Et si je laisse enfin s'exhaler ma rancœur,
Si je sens ma fierté bondir sous son outrage,
Il me crache d'un mot son mépris au visage !
Je suis lasse, à la fin !.. . Tout ce que j'ai souffert,
Mon triste isolement, mon tourment, mon enfer.
Jusqu'au sourire faux de sa lèvre traîtresse.
J'aurais tout pardonné pour un mot de tendresse !
Il ne l'a pas voulu I. . . Cette femme. . . Ah ! pouvoir
La tenir un instant ! . . . . La voir, je veux la voir !
Oui, la voir face à face ! . . . Ah ! je me sens féroce !
Capable de rêver quelque vengeance atroce.
Vengeance à rendre enfin — pauvre souffre-douleur ! —
Injure pour injure et malheur pour malheur !
(A ce moment où la colère met sur sa figure une empreinte de véritable
sauvagerie, Angioliuo arrive en courant, a l'aspect de sa mère s'arrête tout
tremblant.)
S C E N E I X
LA DUCHESSE, AXGTOLINO, puis YESOTJF
A^GIOLIXO
Ah ! maman, qu'as-tu donc ? Comme te voilà laide 1
238 —
LA DUCHESSE
Laide ! laide ! Ah ! ce mot exëoré qui m'obsède,
Ce mot cruel, fatal, faut-il que ce soit lui,
Mon fils, qui me le jette à la face aujourd'hui ! . . .
Ah ! toi, bien vainement tu renierais ton père !
Il me manquait de voir mon cœur qui désespère
Pendre en lambeaux sann;lants aux ongles de tes doigts.
Si je suis laide, inorat, sais-tu que je le dois
Aux cruelles douleurs que tes jours m'ont coûtées,
A mes nuits sans sommeil, il mes nuits sanglotées
Auprès de ton chevet, lorsque, dans ton berceau,
La fièvre, à chaque instant t'éveillait en sursaut ?
Et c'est toi, quand je meurs de détresse et d'envie,
Qui me jettes ce mot, torture de ma vie :
Laide !. . . ^lais es-tu donc inspiré par Satan ?
Toi, la chair de ma chair '?. . . Ah ! malheureux, va-t-en !
(Elle le repousse si violemment que Fenfant tombe sur ses genoux.)
AXGIOLIXO. pleurant.
Maman 1 maman !. . .
LA DUCHESSE, hors d'elle niênie, se précipitant sur hii et le relevant.
Ah ! ciel vengeur ! Dieu secourable !
Qu'ai-je fait ?. . . J'ai frappé mon enfant, misérable !. . .
O mon Angiolino ! mon amour !. . . mon trésor !. . .
Laisse-moi t'embrasser !. . . encore! encore! eucor!...
(KUe l'embrasse à plusieurs reprises.)
Tu ne peux i)as savoii', vois-tu, ce ([ue je soulïre !
Je suis folle ! je suis perdue au fond d'un •ixuiHre
Où contre mille horreurs ma raison se défend. . .
Pardon, je l'ai frappé !. . . J'ai friipi)é mon enfant !. . .
— 239 —
(Se relevant et montrant le poing au ciel.)
Eh bien, soit !. . . Il faut mettre un ternie à ce supplice ;
Le ciel l'aura voulu, que mon sort s'accomplisse !
Si j'hésite, démons, ah ! faites-moi songer
Qu'à part moi maintenant, j'ai mon fils à venger !. . .
Yesouf ! . . .
(Yesouf paraît dans le fond.)
Yesouf, l'enfant !
(Elle lui fait signe d'emmener Angiolino. )
Et revenez sur l'heure !
(Elle couvre de baisers Angiolino qu'Yesouf emmène.)
Oui, c'est fini, voilà trop longtemps que je pleure !
J'en mourrai, mais tant pis ! malheur à qui blessa
Veronica Cybo, princesse de Massa !
(A Yesouf qui revient.)
Yesouf, approche ! . . . Avec sa corde toute prête,
Le bourreau dans ses mains avait déjà ta tête,
Un jour que ma pitié prit ta tête au bourreau.
YESOUF
Je m'en souviens : je vois d'ici le tombereau !
LA DUCHESSE
Bien ! et tu me promis que, quel que fût mon ordre . . .
YESOUF
Yesouf est votre chien, dites, qui faut-il mordre ?
240
LA DUCHESSE, poursuivant.
Fût-ce d'aller combattre un monstre corps à corp. . .
YESOUF
J'obéirais.
LA DUCHESSE
Peux-tu me le jurer encor ?
YESOUF
Par Mahomet et Dieu, le Coran et la Bible !
LA DUCHESSE, bas.
Et si je t'ordonnais quelque chose d'horrible. . .
YESOUF
Ordonnez !
LA DUCHESSE
Même un crime ?
YESOUF
Aux dépens de mes jours !
LA DUCHESSE
Alors, que la justice implacable ait son cours !. . .
Mes chevaux à l'instant ! Et toi, fais diligence.
Prends une arme et me suis !
YESOUF
OÙ, madame ?
LA DUCHESSE
A Florence !
RIDEAU
— 241 —
DEUXIEME ACTE
Le fhéâtre représente la place de la Signoria, à Florence. D'un
côté, le palais de la Signoria.. .Au fond, au point convergent de
plusieurs rues, la statue de Savonarole. A gauche, une auberge,
avec fanal au-dessus de la porte d'entrée, et une madone dans une
niche, à l'angle, avec des cierges. Sur la terrasse, des sièges et des
tables pour les coiisommateurs. Au lever du rideau, il commence
à faire nuit, et Beppo est en train d'allumer lés cierges devant la
madone ; puis il passe un litige sur les tables, en fredonnant quel-
que chose.
SCENE I
PIETRO, piiis YESOUF et LA DUCHESSE
BEPPO, seul.
Là !. . . Bien !. . . Tous ces détails, c'est de la bagatelle ;
Mais ce mot-là partout rime avec clientèle ?
(Il entre dans l'auberge.)
PIETRO, entrant par le fond.
Pourvu que le bâillon ne l'étouffé pas trop. . .
Oui, oui, son bon Piétro ! . . . son cher petit Piétro ! . . .
On connaît ça, ma mie ! . . . Ah !.. . vieux croquemitaine,
Tu me retiens ainsi huit jours en quarantaine,
Eh bien, c'est à mon tour de te montrer les dents :
Tu me tenais dehors, moi, je te tiens dedans !
242
Je saurai, ce soir même, ou le diable m'emporte,
Pourquoi ma sœur ainsi me consigne à sa porte.
Et m'oblige, du haut de ses coussins moelleux,
A crever dans la rue ainsi qu'un chien galeux !. . .
Croirait-on ça, huit jours sans la moindre pitance !
Ah ! mais, ce soir, minute ! adieu la pénitence :
Au fond de mon taudis le cerbère est bouclé ;
Et si le château-fort résiste, j'ai la clé !. . .
(Il montre une clé, qu'il remet dans sa poche. Après un moment de silence.)
Oui, mais en attendant, toujours la même dèche :
J'ai le cœur humecté, mais la gorge bien sèche ! . . .
(Il rôde un instant sur la place.)
LA DUCHESSE, dans le fond de la scène, avec Yesouf ; tous deux sont à
moitié dissimulés par l'angle du piédestal de la statue de Savonarole.
C'est bien son frère, Yesouf '? En es-tu bien certain ?
YESOUF
J'ai mes renseignements ; et depuis ce matin
Je l'observe : un soldat eu congé de service,
Bohème paresseux qui promène son vice
De buvette en buvette, et que l'on reconnaît.
Jour et nuit, aux abords de quelque estaminet.
Chut !. . . Tenez, le voilà qui llaire cette auberge.
PIETRO, devant la Madone.
Toi, mignonne, Piétro t'offrirait bien un cierge.
Si tu daignais, ce soir, ô Santa Madona !
Te souvenir un peu des noces de Cana !
Tiens, vois !. . .
— 243 —
(11 retourne ses poches à l'envers.)
Pas un paolo, pas un baïoque en poche !. . .
Et ça, depuis huit jours ! ... Ce n'est pas un reproche,
Mais si tu rappt^lais à ton cher bambino
Que nous sommes ici juste au bord de l'Arno I
LA DUCHESSE, à Yesouf.
Et. . . l'autre ?. . . As-tu trouvé son nom et sa demeure ?
YESOUF
Rien que son nom : Stella Sforzi ; mais que je meure,
Si pour un demi-flasque, avec ce garçon-là.
Je ne m'en fais conter plus qu'il n'eu faut I
PIETRO, s'attablant.
Holà!
Signor Beppo I . . .
(Se parlant à lai-même.)
Voyons, par le grand astronome,
Si l'on ne pourrait pas attendrir le bonhomme !
Allons, Beppo, vieux juif, montre-nous ton museau l
LA DUCHESSE, à Yesouf.
Il s'attable. Alors, soit ! je rentre au palazzo.
C'est ici que ce soir, la ligue se rassemble ;
Dans ses rangs nous pourrons nous retrouver ensemble.
YESOUF
En ce cas, je vous suis. Maîtresse, et je revien.
(La Duchesse et Yesouf sortent.)
— 244 —
SCÈNE II
PIETRO, puis BEPPO
PIETRO
Bepi^o ! vieux mastodonte autédiluvien,
Paraîtras-tu ?
BEPPO, entrant.
Pardon, excusez, je vous prie ;
Que pourrai-je servir à votre Seigneurie ?
(Apercevant Pietro.)
Bah! c'est toi, mon garçon !. . . Eli bien, vois donc un peu,
Je te prenais pour un . . . pour un seigneur, pardieu !
PIETRO, riant.
Ah ! ah ! La farce est bonne. . .
BEPPO, de même.
Oui, c'est un peu cocasse.
PIETRO, de même.
Cocasse, c'est le mot !
(A part, et sérieux.)
Ah 1 La vieille bécasse.
Que j'aurais donc plaisir à lui ])luuicr la ])eau !. . .
(Haut.)
Toiijours à la besogne, hein, ce bon vieux Beppo !. . .
— 2i5 —
BEPPO
Eh, oui, là, justement je relevais mes livres. . .
riETRO
Tiens, pauvre diable ! Et c'est souvent que tu te livres,
A ce travail, qui doit te couper l'appétit ?
BEPPO
Oh ! il ne manque pas d'intérêt, mon petit !
Ainsi, là, par hasard, je trouvais une somme. . .
PIETRO, interrompant.
Hein !
BEPPO, poursuivant.
De dix écus. . .
PIETRO
Bah !
BEPPO
Que tu me dois, mon homme !
PIETRO, désappointé.
Eh I. . . mais. . . ça tombe bien.
BEPPO
Ouais ? de quelle façon ?
PIEl-RO
Je venais justement. . .
— 246 —
BEPPO
Ah ! l'honnête garçon !. . .
Tu venais me paver ?
PIETRO
Te payer. . . oui, sans doute,
Je te paierai. . . plus tard. Pour le moment, écoute.
BEPPO
Ah ! tu n'es pas venu pour me paver ?
(Il se dispose a rentrer dans l'auberge.)
PIETRO, le retenant.
Si fait. . .
Dans un instant. . . plus tard. . . tu seras satisfait.
Te dis-je. . . En attendant, comme l'affaire est grave,
N'irais-tu pas quérir, dans le fond de ta cave.
Un tout petit flacon de ton bon pomino ?. . .
Qu'en penses-tu, voyons ?
BEPPO
Piano I l'ami ! piano !. . .
As-tu de l'argent ? non ? Eh bien, salut, ma vieille !
Ton cher Beppo, ce soir, est sourd de cette oreille.
(Il fait encore mine de se retirer.)
PIETRO, le retenant.
Je veux te payer. . .
BEPPO
Paie !
— 247 —
PIETEO
Et si j'ai le désir
De boire uu verre, c'est. . .
BEPPO, interrompant.
Pour me faire plaisir ?
Je m'en doutais ; aus.si, l'ami, je t'en dispense.
PIETEO
Mais tantôt, cher Beppo, tu m'appelais, je pense,
Un honnête garçon . . .
Eh bien, si je l'ai dit,
C'est tout ce que je peux te donner à crédit.
(Il rentre dans son auberge.)
SCENE III
PIETRO. puis YESOUF, puis BEPPO
PIETRO, seul.
Ya-t-en, vieux scélérat que le diable tisonne !
Va-t-en ! que le meilleur de tes vins t'empoisonne !
Et que — si je préside au choix du châtiment —
Tout le pays se grise à ton enterrement ! . . .
Ah ! le vieux juif ! peut-on avoir l'âme aussi dure !. .
Et dire que voilà huit longs jours que ça dure !. . .
248
YESOUF, entrant, à part.
Jusqu'ici tout va bien ; il reste à délier
Un tant soit peu la langue à ce particulier.
PIETRO, a part.
Bon ! un Turc à présent ! couleur de clair de lune ;
C'est bien tout ce qu'il faut pour rôder à la bruue ;
Mais j'aimerais savoir si, sous ces longs burnous,
Ces mécréants ont soif aussi souvent que nous.
YESOUF, s'asseyant à la table voisine de Piétro.
Holà ! hé ! tavernier . . . holà ! . . .
BEPPO, entrant, à Piétro.
Comment, encore !
Mais tu vas donc rester ici jusqu'à l'aurore !. . .
(Apercevant Yesouf.)
Ah ! pardon, monseigneur, je croyais que c'était. . .
YESOUF, interrompant.
Silence !. . . un bon traiteur sert à boire et se tait.
Du vin !. . .
BEPPO
J'y cours, seigneur !
(ft part.)
Diable! avec ces Arabes,.
Il paraît qu'il fait bon ménager ses syllabes !
(Il sort. I
— 249 —
PIETRO, qui l'a entendu, à demi-haut.
C'est un Arabe alors, et uon un Turc. Au fond,
Tout ça, c'est à peu près carafe et carafon !
YESOUF
Vous dites ?. . .
Ah ! pardon ; j'ai cette maladresse
De parler, comme ça, tout seul, dans ma. . . détresse.
BEPPO, entrant.
Voici, signor émir, un tout petit flacon
Qui ferait à plus d'un passer le Rubicon.
C'est du pur falerne.
PIETRO, à part.
Hein ! . . . il a dit du falerne !
YESOUF
Un autre verre alors. . . et point de baliverne !
PIETRO, a part.
O Santa Madona, deux verres ! . . . juste ciel !
Ce mahométan-là parle d'or et de miel !. . .
BEPPO, apportant un second verre.
Tout doux, l'ami Piétro, ne te fais pas de fièvre ;
Il est souvent bien loin de la coupe à la lèvre.
(Il Ta pour s'asseoir en face d'Yesouf. )
—■250 —
YESOUF. lui jetant uue pièce d'or.
Tiens, toi ! prends ton argent, et laisse nous la paix !
BEPPO, indiquant le verre.
Je erojais que c'était pour moi. . .
YESOUF
Tu te trompais !
(Beppo prend la pièce, l'examine à la lampe et sort. Pendant toute la
scène qui suit, Yesouf, à chaque instant, remplit le verre de Piétro, en ayant
bien soin de ne verser qu'une goutte dans. son propre verre. Piétro vide le
sien aussitôt qu'il est rempli.)
YESOUF, à Piétro.
Vous parliez de détresse. . .
PIETRO
Oui, signor, que Dieu m'aide!. . .
YESOUF. montrant le flacon.
Eh bien, des cceurs souffrants voici le vrai remède.
Boiriez-vous une goutte :^ ma santé ?
PIETRO, bondissant sur ses pieds.
Plaît-il ?...
Je boirais au dernier des Jlanielouks du Nil,
Pour vous faire plaisii', KffeTidi !
(Il s'en va s'asseoir en face d'Ye.souf, mais en pas.-iant devant la madone,
il s'arrête.)
Toi, niiguoune,
Per Bacco, si jamais le sort me déguignonne.
Tu peux compter sur un, de cierge, et sur un bon !
(Il s'assied en face d'Yesouf qui lui verse ft boire.)
— 251 —
BEPPO, sur le seuil de son auberge.
S'il VOUS faut rien de plus, je suis à vous d'un bond.
YESOUF, à Beppo.
Attends !
(A Piétro.)
J'aime beaucoup la poularde aux asperges
Avec les anciens crûs ; et vous, signor ?
PIETRO, a la madone, à part.
Deux cierges !.
YESOUF, poursuivant.
Pour en dépecer une aideriez-vous un brin ?
C'est encore excellent pour tuer le chagrin.
PIETRO
Je suis, signor Bédouin, tout à votre service.
YESOUF, se levant.
Eh bien, maître Beppo, rentre dans ton office,
Et va nous préparer un souper. . . superflu !
BEPPO
Tout de suite, Excellence.
(Il sort.)
YESOUF, le reconduisant.
Et dépêche, j'ai faim !
PIETRO, à part.
Et moi donc !. . . De la poule aux asperges, mazette !
Pour un pauvre estomac rongé par la disette,
C'est la manne au désert !
YESOUF, revenant s'asseoir.
Mais buvez donc, ami !
On ne fait pas ainsi les choses à demi . . .
(Ils trinquent.)
Un chagrin, disiez-vous, mon brave militaire ?
Ah ! oui, mon prince, hélas ! un chagrin qui m'altère. . .
La constitution.
YESOUF
Buvez, buvez alors !
Mes chagrins, moi, voilà comment je les endors.
PIETRO, après avoir examiné Yesouf des pieds à la tête.
Mais le Coran, pourtant. . .
YESOUF
Ah ! le Coran, tarare !
Sur ce point-là, mon brave, et le cas n'est pas rare,
Je suis de ceux qui, pour éviter le péché.
Sont toujours bons chrétiens après soleil couché.
Le Coran et la Bible à mes yeux font la paire :
Le jour : " Allah Kerim I " Le soir : " Au nom du Père ! "
(Il lève son verre).
En vivant de la sorte, un bon mahométan
Peut servir le Prophète et ménager Satan . . .
Or, pour damer le pion à la mélancolie.
Rien ne vaut, croyez-moi, le bon vin d'Italie !
253
Hé ! parbleu, c'est bien là l'élixir qu'il me faut ;
Mais il est un peu cher. . . et c'est un grand défaut.
YESOUP
Du moment qu'on a bon estomac, c'est énorme.
PIETRO
Ah ! votre serviteur n'a pas mal à la forme ;
C'est au fond.
YESOUP
Eh bien, quoi? qu'avons-nous donc au fond?
PIETRO, avec un long soupir.
Un vide ! monseigneur, un vide très profond !
YESOUP
Au cœur peut-être ?. . .
PIETRO
Oh ! non, pas au cœur, à la bourse l
YESOUP
Vraiment, là, pauvre ami, vous seriez sans ressource ?
PIETRO
Depuis huit jours ! depuis qu'un satané farceur
M'interdit sans raison la porte de ma sœur. . .
YESOUP
Vous avez une sœur ?
— 254 —
PIETRO, s'essuyant les yeux.
Oui, monseigneur, un ange !
YESOUP
Et l'on vous interdit sa porte ? c'est étrange.
PIETRO
Ah î c'est qu'il est jaloux.
YESOUP
Qui?
PIETRO
Son futur mari,
Le secrétaire en chef. . . Tiens, vous avez souri ;
Et pourquoi ?. . .
YESOUF
Buvez donc, il s'agit de s'y mettre !
PIETRO
Oui, jaloux comme un Turc. . .
(Hésitant.)
Si je puis me permettre.
YESOUP
Allez, allez !
PIETRO
Disons. . . comme Othello. . .
(Hésitant de nouveau.)
Pardon ! . . .
— 255 —
YESOUF
Ce n'est pas mon parent, allez donc, allez doue !
PIETRO
Qu'étais-je à dire ?
YESOUF, appelant.
Allons, holà ! de la taverne !
(Beppo paraît.)
Apportez-nous encore un flacon de falerne !
Et vite !
PIETRO, se gi-attant le front.
Diavolo ! Je voudrais bien savoir
Où j'en étais. . .
YESOUF
Buvez ! rien de mieux pour avoir,
Quand la mémoire ainsi vous fait quelque embardée.
Du ressort dans la langue et du fil dans l'idée.
PIETRO
Au fait. . .
(Il vide lui-même l;i dernière goutte du flacon.)
BEPPO, apportant une autre bouteille.
Voici signor. . .
YESOUF
Très bien ; et le souper ?
256 —
Tout mon monde, Excellence, est à s'en occuper.
Dans deux minutes !. . .
YESOUP
Bien !
(Beppo sort.)
PIETRO, se grattant le front.
Qu'étais-je donc à dire ?...
YESOUP
N'étiez-vous pas un peu sur le point de médire
De votre sœur ?. . .
PIETRO
Non, non ! . . .
YESOUP
De son. .. mari, du moins?
PIETRO
Ab ! oui, voilà, c'est juste !. . . Kli bieu, voyez ces joints,
Je nie les suis ainsi, durant une semaine,
D(^pouillés à frapper, comme un énergumène.
Aux portes du logis où ma sœur, nuit et jour,
Le diable sait pourquoi, s'enferme j\ double tour.
Un siège, monseigneur, de huit jours ! un vrai siège I. . .
YESOUP
Il fallait s'adresser au iialaut.
— '^ST —
PIETRO
Le connais-je ?
Je ne sais pas son nom, je ne Tai jamais vu ;
Tout pour me dépister était réglé, prévu. . .
Je ne sais même pas quand il sort ou qu'il entre.
YESOUP
Mais il reste toujours les serviteurs, que diantre !
PIETRO
La servante ? un vrai tigre !. . .
YESOUF, à part.
Une seule !. . . très-bien !
(Haut.)
Et vous n'avez pu rien obtenir d'elle ?
PIETRO
Rien !
YESOUF
Qu'avez-vous tenté ?
PIETRO
Tout !
YESOUP
Oui, de belles paroles ;
Il fallait mieux.
PIETRO
Quoi donc ?
— 258 —
YESOUP
L'argument des pistoles.
PIETRO
Hé ! mais que faut-il donc pour vous le démontrer ?
C'est quand j'étais à sec que je voulais entrer.
YESÛUF
C'est juste. Comment donc ! Je parle à la légère.
Mais elle doit sortir parfois cette mégère :
N'est-il pas un moyen de lui souffler la clé ?
PIETRO
C'est à quoi j'ai songé, signor ; et. . .
(Il montre une clé.)
. . .c'est bAclé !
YESOUF
Comment, vous avez la. . . Mais vous êtes superbe !
C'est sérieux, vraiment ? Vous avez coupé l'herbe
Sous le pied du dragon ? Bravo, jeune homme ! Ah çà,
Encore une lampée, et racontez-moi (;a.
Le récit en est court : je rencontre la vieille
Juste à deux pas d'ici ; je lui glisse à l'oreille
Je ne sais plus quel conte ; et quand elle est chez moi,
Lestement tout d'abord, mais sans causer d'émoi,
Je lui colle un tampon qui la bâillonne ferme ;
Alors je la fagote en mes draps, je l'enferme ;
Et puis, bonsoir '. pendant qu'elle se trémoussait,
Je sautais l'escalier la clef dans mou gousset !
— 259 —
YESOUF, riant.
Bravo ! bravissimo ! c'est parfait !
PIETRO
Donc, victoire !
Dans deux heures d'ici je sors du purgatoire.
YESOUF
Pourquoi pas tout de suite ?
PIETRO
Eh ! non, vous comprenez
Que je ne tiens pas fort à me voir nez à nez
Avec l'individu qui me ferme la porte. . .
Il est probablement au nid. . . J'attends qu'il sorte.
Et, d'ici Ih. . . que diable. . .
YESOUF
Il faut tuer le temps ?
PIETRO
Juste !
YESOUF
Eh bien, mon ami, tirons à bouts portants !
(Ils trinquent.)
BEPPO, apparaissant
Le souper est servi.
— 260 —
YESOUF
C'est bien !
(A part.)
Par le Prophète,
Encore un toast ou deux, et ma besogne est faite !
(Yesouf et Beppo entrent dans l'auberge, et Piétro les suit en titubant.
Devant la madone il s'arrête.)
Toi, mignonne — on n'est pas si pingre que tu crois —
Je t'en ai promis deux, tu peux en marquer trois !
(Il entre dans l'auberge. Depuis quelques instants, la place s'est garnie
de personnages arrivés par groupes silencieux. Ils sont enveloppés de longs
manteaux, et une cagoule leur masque le visage.)
SCENE IV
FEEADITvri, LE DUC, SAN MAKTINO
CONJUEÉS
FERADINI, après avoir parcouru les groupes et désignant la porte du palaia.
C'est bien. . . rangez-vous tous autour du péristyle ;
Soyez fermes, mais sans violence inutile !
Point de faux mouvements ni d'efforts hasard(^s !
Si vous ne recevez point d'ordres, attendez !
(Au Duc.)
A minuit, dites-vous ? c'est bien à cette ])orte. . .
LE DUC
Oui, que l'Inquisiteur, suivi de son escorte
De clercs et de soldats sommera le pi^fet
De livrer (Jalilée.
— 261 —
FERADIXI
Et VOUS n'avez rien fait. . .
LE DUC, interrompant.
Auprès de Ferdinand ? Xon ! je n'ai rien pu faire
Pour votre cause auprès d'un prince qui préfère
Aux hasards de demain le repos d'aujourd'hui. . .
Et vous me permettrez de penser comme lui.
FERADINI, à part.
C'est cela, l'on s'endort et le diable ricane
Pendant qu'on te bafoue, ô ma pauvre Toscane !
(Haut).
Et, quant à nos projets, rien ne transpire encor ?
LE DUC
Ison ; mais quand le pouvoir prend la nuit pour décor,
Et s'arme jusqu'aux dents, c'est qu'il flaire sans doute
Des choses que d'instinct sa prudence redoute.
On craint peut-être au fond quelque soulèvement.
FERADIXI
Oh 1 nous résisterons, mais malheureusement. . .
LE DUC, interrompant.
Comte, avant de partir, une simple parole :
(Indiquant la statue qui est au fond.)
Rappelez-vous comment est mort Savonarole !
C'est le même pouvoir que vous frappez du poing ;
Il est des chocs auxquels on ne résiste point ?
— 262
FERADINI
Duc, je ne prétends pas opérer de miracles ;
Mais qui s'arrête trop à compter les obstacles
N'a jamais secouru ni sauvé son pays.
Quant à moi, la patrie a parlé : j'obéis !
LE DUC
Ce sacrifice, au fait, rien ne vous le demande.
FERADINI
Pardon ! depuis longtemps quelqu'un me le commande,
Quelqu'un dont nul ne doit discuter le pouvoir.
LE DUC
Et ce souverain-là s'appelle. . . ?
FERADINI
Le devoir !
(Indiquant le fronton du palais.)
Voyez ces écussons poudreux où nos ancêtres
Ont inscrit pour devise: '' Un Dieu, mais point de maîtres!"
Quand un des leurs partait pour un monde plus beau,
Après avoir conduit sa dépouille au tombeau,
Ils prenaient rendez-vous ici, sous ces portiques ;
Et si le mort, fidèle à nos vertus antiques.
Ne laissait après lui qu'un renom glorieux.
Sur le marbre, à côté de celui des aïeux,
On burinait son nom pour l'exemple et l'histoire.
Mais si la moindre tache avait sur sa mémoire
Jeté son ombre, alors, plus d'honneurs, plus d'amis,
Le fer faisait sauter l'écusson compromis. . .
Ah ! le devoir !. . .
— 263 —
LE DUC, interrompant,
Alors, comte, mes sympathies !
Mais vous vous attaquez à trop fortes parties.
En vous suivant plus loin, pour ma part je craindrais
De brouiller le devoir avec mes intérêts 1
(Il sort.)
Adieu ! Puisque le cœur des jeunes se dessèche,
C'est aux vieux comme nous à rester sur la brèche.
SCENE V
LES PRÉCÉDENTS, moins LE DUC
SAN JIAETIXO, à Feradini.
Vous permettez ?. . . C'est vous, comte Feradini ?
FERADINI
San Martino ? Salut !
SAN MARTINO
Et le Duc ?
FERADINI
C'est fini !
(Ils laissent tomber leurs masques.)
SAN MARTINO
Pauvre cœur qui vacille, il n'ose pas, il cède !
Ah : la frivolité tout entier le possède.
Il faut si peu, seigneur, pour le faire ployer.
L'homme à qui font défaut les vertus du foyer !
26-i —
N'importe ! il ne faut pas que cela nous désarme.
(Aux conjurés.)
Frères, restez au poste ; au premier cri d'alarme,
Vous verrez accourir de tous ces carrefours
Plus d'amis qu'il n'en faut pour vous porter secours.
(Feradini et San Martino sortent. Alors la Duchesse, jusque-là dissimulée
parmi les conjurés, s'avance sur la scène, en abaissant sa cagoule, au devant
d'Yesouf qui sort de l'auberge).
S C E y E VI
LA DUCHESSE, YESOUF
LA DUCHESSE, bas.
Eh bien, Yesouf, as-tu découvert cette adresse ?
YESOUF
J'ai fait plus : j'ai la clef de la porte, maîtresse !
LA DUCHESSE
La clé ! dirais-tu vrai ?. . .
YESOUF
Madame, la voici.
LA DUCHESSE, s'emparant de la clé.
Donne ! donne ! . . . O démon des vengeances, merci !
(Ils sortent.)
RIDEAU
— 265
ACTE TROISIEME
Le théâtre représente un salon modeste chez Stella. A gauche
une alcôve fermée par des portières. A droite une porte condui-
sant à la chambre de Stella. Sur un autre plan, plus près de
l'avant-scène, une poiie dérobée. Au fond, l'entrée principale.
Au lever du rideau la scène est dans l'obscurité. Mais elle
s'éclaire au moment où Stella, sortant de sa chambre entre en
scène un flambeau à la main.
SCENE I
STELLA, seule, entrant et allant écouter près de la porte du fond.
Est-ce TOUS, Teresa ? . . . Teresa ! . . . Tout repose ;
J'avais bien cru pourtant entendre quelque chose.
C'est étrange, parfois, comme un semblant de bruit
Peut éveiller d'échos sinistres dans la nuit. . .
C'est bien lugubre aussi, ce farouche silence . . .
Il me prend des accès subits de défaillance. . .
J'ai peur.
(Elle regarde a la pendule.)
Voici bientôt une heure du matin. . .
(Elle dépose le flambeau sur la cheminée, a droite.)
Et je suis seule ici dans l'ombre et l'incertain,
Frissonnante, et croyant, au moindre vent qui passe,
Ouïr des inconnus qui parlent à voix basse...
Et Teresa sortie, et qui ne revient pas . . .
Quel piège aurait donc pu se tendre sous ses pas ?
Elle, au poste, toujours ! Toujours si ponctuelle !
Que faire ?. . . O Lorenzo, quelle attente cruelle !. . .
— 266 —
J'ai le cœur touimenté d'affreux pressentiments...
Je ne sais quel émoi m'affole par moments.
Non, non, si Teresa n'est pas bientôt rentrée,
Ni Lorenzo non plus, c'est parole jurée,
Je ne passerai point la nuit sous ce toit-ci :
Un souffle de malheur semble flotter ici !
(On entend un bruit de pas.)
On vient. . . un bruit de clé !. . . C'est Teresa peut-être. . .
(Avec un cri de joie.)
Non, c'est par le couloir dérobé. . . C'est le maître !. . .
(Elle court a la porte secrète.)
C'est Lorenzo, c'est lui ! . . .
(La porte s'oui-re ; le Due de San Giuliano paraît, et Stella se précipite
-dans ses bras.)
SCENE II
STELLA, LE DUC
LE DUC
Stella!...
STELLA
Mou Lorenzo !
Tiens, vois, chéri, mon cœur vibre comme un oiseau
Qui bat de l'aile et veut s'envoler dans l'espace...
(Elle l'embrasse follement, a plusieurs reprises.)
— 267 —
LE DUC
On est heureuse alors ?
STELLA
Oh ! oui ! mais quelle impasse
Vous a donc cette nuit si longtemps retardé ?
Je ne vous ai jamais tant de fois demandé.
Mon service bien tard quelquefois me réclame ;
Je n'ai pu m'échapper auparavant, chère âme !
Nos plus fervents désirs sont frustrés bien souvent.
STELLA
J'ai ressenti ce soir mille terreurs d'enfant ;
C'est affreux d'être ainsi toute seule enfermée.
Seule !. . . que dis-tu là, ma Stella bien-aimée ?
Et Teresa ?
STELLA
Sortie avant la fin du jour ;
Et depuis lors j'attends vainement son retour.
Possible?... Teresa l'impeccable... un modèle!
Il faudrait que quelqu'un se fût emparé d'elle. . .
Mais dans quel but alors ?. . .
STELLA
Peut-être un accident.
LE DUC
Bien grave, dans ce cas, car il est évident
Qu'elle aurait prévenu. Sans retard je veux faire
Par nos plus fins limiers éclaircir cette affaire.
STELLA
Vous allez me quitter encor ?. . .
LE DUC
Mais je ne puis
M'en dispenser, cher cœur ; songe à ce que je suis !
Mais, ne crains rien : sitôt nos sbires en alerte,
Nous enverrons ici quelque patrouille experte ;
Et vous pourrez dormir eu paix, ô ma Stella !
STELLA
Comment dormir en paix quand vous n'êtes pas là ?
LE DLTC, la faisant asseoir près de lui sur un divan.
Voyons, mon ange, encore un léger sacrifice
Pour couronner enfin le superbe édifice
De ce bonheur futur que nous rêvons toujours !
STELLA, se jetant aux genoux du Duc.
Oh ! ce bonheur futur ! oh 1 ce jour do mes jours !
Quand le verrai-je enfin à l'horizon paraître ?
Au pied des saints autels quand donc la main du prêtre,
Avec un anneau d'or, mon Lorenzo chéri,
Fera de moi ta femme et de toi mon mari ?
LE DUC
Mariés ?. . . Ma Stella, devant Dieu nous le sommes.
— 269
STELLA
C'est vrai ; mais moi je veux l'être devant les hommes l
Je veux, là, dans la rue, attachée à ton bras,
Pouvoir sourire aussi quand tu me souriras.
Et porter, à l'égal de la plus noble dame,
Devant tous les regards ma dignité de femme. . .
Et de mère peut-être . . . O Lorenzo, dis-moi
Que ce sera bientôt !
LE DUC
Oui, bientôt ! calme-toi !
Je te l'ai répété plus d'une fois, ma chère.
Je suis dans un état de gêne passagère,
Qui ne me permet pas de combler ton désir.
Faut-il le dire encor pour te faire plaisir ? . . .
Non ? . . . Alors à quoi bon tous ces détails ? . . . Ecoute
Avant peu notre ciel s'éclaircira sans doute ;
Et tu seras ma femme aimée ; et nous irons.
Si tu veux, par la ville et dans les environs,
Dire à tous les passants, aux oiseaux, aux fleurs même,
Que j'aime un petit ange, et que cet ange m'aime !
Mon Lorenzo ! . . .
LE DUC
Voyons, c'est cela que tu veux ?. . .
Tu l'auras ! . . . Mais, ce soir, à moi tes beaux cheveux !
A moi ta bouche rose et ton regard céleste !
Aimons-nous bien, mignonne, et faisons fi du reste !
STELLA
Tu ne voudrais jamais me tromper, n'est-ce pas ?
— 270 —
LE DUC
Folle !. . . Embrassons-uous, tiens !. . .
(Il l'embrasse.)
Et parle-moi tout bas. .
STELLA
Ecoute ! il ne faut pas que la chose te froisse,
Mais souvent, quand tu pars, je ne sais quelle angoisse
Me passe par le cœur . . .
LE DUC
Enfant !...
STELLA
Oui, l'on dirait
Qu'il existe entre nous quelque étrange secret
Que tu ne voudrais pas livrer à ma tendresse ;
Et cela bien souvent m'inquiète et m'oppresse !
Mais cette anxiété s'efface en t'écoutant :
Parle ! rassure un peu ce cœur qui souffre tant !
LE DUC
Pourquoi songer toujours à des choses amères,
Ma Stella ? Chasse au loin ces absurdes chimères ;
Je suis tout à toi, tout à toi, tu le sais bien ;
L'amour est tout, te dis-je, et le reste n'est rien !
Allons, dis-moi le mot des ivresses suprêmes ;
Le mot du paradis : n'est-ce pas que tu m'aimes ?. . .
STELLA
Si je t'aime !... Demande au papillon du pré
S'il faut l'azur du ciel à son vol diapré !
271
S'il faut le soleil d'or à la verte prairie,
La rosée aurorale à la plaine fleurie !
Et, dans l'enivrement du souffle printanier,
S'il faut l'espace libre à l'oiseau prisonnier !
Tout cela, Lorenzo, tu l'es pour moi ; ma vie
N'a plus qu'un seul objet, qu'un seul but, qu'une envie :
Toi ! toi ! toi seul toujours !. . . Ah ! t'aimer, t'admirer.
Ce n'est rien !. . . j'ai besoin de toi pour respirer !. . .
Tu le sais bien, ingrat, que ta Stella t'adore . , .
Laisse-moi te couvrir de baisers. . . tiens !. . . encore !. . .
(Un temps.)
Et maintenant, signor, passez-moi ce flambeau !
(Il lui passe le flambeau.)
Je veux vous regarder. . . Oh ! oui, vous êtes beau ;
(Elle va remettre le flambeau sur la table à gauche).
Oui, certe ! et brave aussi, n'est-ce pas ?. . . Eu honneur,
Mon Lorenzo chéri, c'est toi le grand seigneur,
Et c'est San Giuliano, le puissant dignitaire.
Qui devrait bien plutôt être ton secrétaire . . .
LE DUC
Enfant, te dis-je !
Au fait . . .
(Réfléchissant.)
Après tout. . . Ah ! mais non !
Le Duc ne pourrait pas, lui, me donner son nom,
Puisqu'il est marié. . . Tu connais la Duchesse ?
— 272 —
LE DUC
Assez bien !
STELLA
Est-ce vrai que le Duc la délaisse ?
LE DUC
Qui te tient au courant de ces beaux cancans-là ?
STELLA
Mais c'est un bruit qui court un peu, comme cela ;
Piétro peut-être. . . ou mieux mon ancienne servante !.
(Avec une expression de reproche.)
Que vous m'avez ôtée. . .
LE DUC
Oui, certe, et je m'en vante I
STELLA
Pourquoi donc ?
LE DUC, riant.
Vous aviez un service mal fait.
J'ai voulu vous doter d'un personnel parfait.
STELLA, interrompant.
C'est la perfection surtout pour la consigne !
Pauvre Piétro !. . . Voyous, je sais qu'il est peu digne
D'intérêt ; mais enfin c'est mon frère après tout ;
Nous nous aimons. . . et i)uis, il a besoin surtout. . .
C'est un pauvre égaré dans la vie ; et mon père,
Qui nous laissait, hélas ! en état peu prospère.
Me l'a confié comme un enfant luîiladif.
Aussitôt qu'à venir il s'est montré tardif,
Je n'ai d'abord senti qu'un peu d'inquiétude ;
Mais, plus tard, lorsque j'eus la presque certitude
D'un malheur, je voulus votre aide, vos avis. . ,
Et c'est alors, cher cœur, que je vous écrivis
Ce mot d'angoisse qui, paraît-il . . .
LE DUC, interrompant.
Cette lettre,
Imprudente, a failli plus que me compromettre ;
Elle a failli briser nos projets d'avenir.
N'écris jamais, Stella ! cela pourrait fournir
Des armes contre nous. . .
STELLA
C'est à n'y rien comprendre.
LE DUC
Mais aussi, chère enfant, pourquoi donc entreprendre
De tout sonder ? Pourquoi ton amour rassuré
Ne se fierait-il pas à mon cœur ?
STELLA
J'essaierai !
LE DUC
Ainsi, tes sentiments pour ton malheureux frère,
Je suis loin d'y trouver à blâmer, au contraire.
Mais, sur ce point aussi, tu dois t'en rapporter
A ma sagesse, et sans en rien t'inquiéter.
Un soldat comme lui peut connaître de vue
Bien des gens de la cour, et la moindre bévue
— Il serait bien trop long de t'expliquer comment —
Pourrait causer pour nous tout un effondrement...
(On entend un grand bruit dans l'escalier.)
Qu'est ceci ? . . .
— 274 —
SCÈNE III
LES PRECEDENTS, PIETEO
PIETEO, en dehors, d'une voix aTinée.
Plus de clé ?. . . Pardieu, la belle perte !
Qu'a-t-on besoin de clé quand la porte est ouverte ?
STELLA
C'est lui, mon Dieu ! . . .
LE DUC
Qui lui ?. . . Ton frère ?
PIETRO, appelant
Holà ! Stella !
LE DUC
STELLA
Ce n'est rien, Lorenzo, je suis là !
LE DUC
C'était fatal !
(Au moment où Piétro entre, il tourne le dos, et se dissimule autant que
possible dans l'embrasure d'une fenêtre.)
PIETRO, entrant.
Le Turc avait bien eu la ruse
De me souffler la clé du fort. . .
(Apercevant Stella et le Due.)
l'ardoii ! . . . Excuse,
La compagnie !. . .
(Il s'approche familièrement du Duc et apercevant son visage, s'arrfite
stupéfait.)
Ah ! bah !...
Que faire ?
Monseigneur !.
— 275 —
LE DUC, bas.
Tais-toi !...
PIETRO
Je suis perdu l
(Se jetant â genoirs.)
STELLA
Monseigneur ! . . . Ai-je bien entendu ?
Mon Dieu, se pourrait-il ? . . .
(Elle tourne sur elle-même dans une crise terrible, et s'affaisse sur le
diyan, évanouie.)
LE DUC, a Piétro.
Vois ton ouvrage, infâme !....
PIETRO
Ma sœur ! ma pauvre sœur ! . . . A l'aide ! elle se pâme! . . .
LE DUC
Arrière, chenapan ivre ! . . . Tu viens ici
Pour chercher de l'argent, n'est-ce pas ?. . . En voici !
(Il lui jette une bourse.)
PIETRO, la ramassant.
Une bourse. . . De l'or !. . .
LE DUC
Oui, va-t-en, misérable !
276
PIETRO
Vous frappez, monseigneur, à mon point vulnérable...
Mais cela, c'est l'argent du déshonneur, pas vrai ?
Eh bien, maudit le jour où je le recevrai !. . .
(Il jette la bourse par terre.)
LE DUC
Eh bien, alors, va-t-en, maudit ivrogne ! ou gare
Qu'aux plis de ton pourpoint ce poignard ne s'égare !
(Il tire un poignard.)
PIEÏRO, tout tremblant.
Monseigneur ! . . .
Hors d'ici, gredin ! ou, par la Croix,
Je te plante ce fer dans la gorge ! . . .
STELLA, revenant a elle.
Hein !. . . je crois. . .
Qu'on menace. . .
LE DUC, en fureur.
Va-t-en, te dis-je !
STELLA
Ah ! ciel, qu'entends-je!
Arrêtez ! arrêtez ! . . .
(Piétro sort en titubant, et le Duc rengaine son arme.)
— 277 —
S C È N E I V
LES PRÉCÉDENTS, moins PIETRO
LE DUC, s'approchant de Stella.
Ne craignez i-ien, pauvre ange !
STELLA, le repoussant.
Halte-là, monseigneur ! . . . Eien de plus entre nous !
LE DUC
Stella !...
STELLA
Stella n'est plus, elle est morte pour vous !
LE DUC
Pardonne-moi, Stella ! pardon pour mon mensonge !
Je l'avoue, oui, je suis bien coupable ; mais songe
Que nous nous aimions ...
Moi ! non, monseigneur, j'aimais
Un jeune homme sans nom et sans fortune, mais,
Oœur loyal, qui m'offrait de partager sa vie.
Je n'ai jamais vécu pour contenter l'envie
D'un séducteur sans foi, d'un riche et grand seigneur
Capable de mentir pour m'arracher l'honneur !
LE DUC
Si j'ai menti, Stella, c'était dans mon ivresse ;
Je ne t'ai pas trompée au moins sur ma tendresse.
Car je t'aime !. . . je t'aime !. . .
— 278 —
STELLA
Ah ! je ne vous crois plus !
LE DUC, la main au coeur.
Ces sentiments, pourtant, tu dois les avoir lus. . .
STELLA, interrompant.
Ah ! trêve, monseigneur, d'inutiles paroles !
J'ai servi de jouet à vos amours frivoles ;
Que voulez-vous de plus ?
Je veux votre pitié
En attendant d'avoir di'oit à votre amitié.
Stella, ne soyons pas si cruels à nous-mêmes. . .
Nous souffririons tous deux, car je t'aime, et tu m'aimes !
STELLA
Moi, vous aimer, après tant de vœux solennels
Trahis ! non, non !
LE DUC
Au moins, point d'adieux éternels !
Engager l'avenir est toujours téméraire.
STELLA
Quoi ? vous espéreriez ?
LE DUC, interrompant.
Non ! je serai ton frère !. . .
Si je ne puis t'aimer autrement désormais,
Je pourrais embellir ta vie au moins. . .
— 279 —
STELLA
Jamais !
LE DUC
Voyons, ma Stella. . .
STELLA, faiblissant.
Non, laissez-moi !
LE DUC
Je t'en prie !
Je ferai ta jeunesse enviée et fleurie !. . .
STELLA, hésitant.
Non ! . . .
LE DUC
Soit ! adieu 1. . . Plus tard, tu regretteras bien
D'avoir fait si gaîment ton malheur et le mien !
(Il sort.)
STELLA, prise de désespoir, le rappelant.
Ah ! Lorenzo !. . .
(Le Duc rentre et se précipite dans les bras de Stella qui pleure.)
Stella !. . . ma Stella que j'adore !. . .
Tu me pardonnes donc 1 . . . tu m'aimes donc encore ! . . .
Tu fais renaître au jour mon cœur désespéré !
Ah ! je t'aimerai bien, vois-tu, je t'aimerai !
Oui, nous nous aimerons tous deux à la folie ! . . .
Scellons par ce bai.ser le pacte qui nous lie,
Notre pacte sacré d'éternelles amours ! . . .
(Pendant qu'il l'embrasse éperdument, on aperçoit, soulevant les rideaux
Ae l'alcove, la Duchesse, qu'Yesouf retire vivement en arrière.)
Maintenant, à demain, cher ange, et pour toujours ! . . .
(Il sort, et Stella se jette à genoux sur un prie-Dieu en sanglotant, tandis
que la Duchesse, masquée, sort lentement de l'alcôve.
— 280 —
SCÈNE V
LA DUCHESSE, STELLA
STELLA, sans voir la Duchesse.
C'en est donc fait !. . . Je suis décidément perdue !. . ,
Ah ! qui relèvera ma pauvre âme éperdue ?. . .
Qui suis-je maintenant ? Que vais-je devenir ?
Quelle vie à passer, mon Dieu ! quel avenir ! . . .
LA DUCHESSE
L'avenir ! . . . Ah ! pardieu, fiez-vous à mon zèle :
Il ne sera pas long pour vous, mademoiselle !
STELLA, se dressant debout et bondissant en arrière.
Mon Dieu, que vois-je donc ?... A cette heure... comment !
LA DUCHESSE
Elle vient tard parfois l'heure du châtiment.
STELLA
Qu'êtes-vous ?
LA DUCHESSE, baissant sa cagoule et s'avançant, terrible, comme pour
saisir Stella a la gorge, visage contre visage, et la faisant ainsi reculer jus-
qu'à l'avant-scène.
Qui je suis, monstre ? Je suis la femme
De celui qui, souillé de ton baiser infâme,
Lâche larron d'honneur vient de sortir d'ici !
— 281 —
STELLA
La Duchesse !. . .
LA DUCHESSE
Oui, tu peux regarder : la voici,
La délaissée ! . . .
STELLA, se jetant à genoux.
Ah ! ciel, pitié ! pitié, madame !
Je suis moi-même, hélas ! victime d'une trame :
Je croyais son cœur libre, il demandait ma main . . .
LA DUCHESSE
Mais tu sais maintenant, misérable ! et demain,
— Va, j'ai tout entendu du fond de cette alcôve
Où j'écoutais, râlant comme une bête fauve
Qu'on étrangle, — oui, demain, l'infâme doit oser
Venir comme autrefois mendier ton baiser !
Et tu vas, d'ici là, toi, pour sa bienvenue,
Parer ton impudeur de fille entretenue ! . . .
Tu demandes merci, tu voudrais ton pardon ;
Pitié ! pitié, dis-tu ! Mais regarde-moi donc !
Vois mes regards éteints, ma figure fanée !
Ce teint hâve et flétri de pauvre abandonnée !
Ces traits émaciés par le deuil et les pleurs !
Sais-tu de qui je tiens ces rides, ces pâleurs ?
C'est de son abandon qui fit ma vie amère !
C'est de toi qui brisas. . . jusqu'à mon cœur de mère j
De mère, comprends-tu ?
STELLA
Mais, madame . . •
282
LA DUCHESSE
En effet,
Tu ne connais pas tout le mal que tu m'as fait. . .
Eh bien, écoute ! Moi, duchesse souveraine.
Moi qui porte à mon front presque un bandeau de reine,
Un soir que tu mandais le traître au rendez-vous.
Je me suis lâchement traînée à ses genoux ;
Et quand, seul reconfort de sa mère en détresse,
Mon enfant accourait pour m'offrir sa caresse. . .
Lui, mon Angiolino, le trésor de mon cœur,
Lui, tout ce qui me reste ici-bas de bonheur ! . . .
Folle de jalousie et de honte et de rage.
J'ai frappé mon enfant, démon !... et cet outrage,
C'est à toi qu'il le doit. . . à toi, comprends-tu bien ?. . .
Et tu demandes grâce. . . Ah ! non, chacun le sien !
Ah ! madame, devant le malheur qui m'accable,
Votre haine à ce point ne peut être implacable !
Qu'ordonnez-vous ? Je suis prête à vous obéir 1
C'est le sort et non moi que vous devez haïr.
Ne me maudissez pas, mon coeur vous en conjure !
Je ne le reverrai jamais, je vous le jure
Par la Madone, et sur mon salut éternel !
Liez-moi par un vœu terrible et solennel !
Emmurez ma jeunesse au fond d'un monastère ;
Chaque jour qui me reste â passer sur la terre,
Je l'emploierai dans l'ombre et les austérités,
A pleurer les chagrins que je vous ai coûtés 1
— 283 —
LA DUCHESSE, avec un rire aardonique.
Ha ! ha ! ha ! ha ! que Dieu me pardonne, tu railles !
Tu parles de couvent. . . Montre-moi des murailles
Que l'amour ne saurait ni percer ni franchir ! . . .
Ah ! non, ma belle enfant, en vain pour me fléchir
Tu recours à mon cœur : je ne veux rien entendre !
C'est demain, n'est-ce pas, qu'il t'a dit de l'attendre. . .
Fais-en ton deuil, demain n'existe plus pour toi !
STELLA, effarée.
Plus de demain... Comment? je ne comprends pas... Quoi?
Que dites-vous ?
T. A DUCHESSE, la saisissant par les deux mains.
Je dis, monstre, que je me venge !
Que mon Angiolino, mou fils, mon petit ange,
Avec tous les tourments que l'on m'a fait souffrir,
Tout va se payer, tout ! . . . et que tu vas mourir !
STELLA, s'échappant.
Mourir ?
LA DUCHESSE
Oui, mourir !
STELLA
Ah ! quelle horrible parole !
Où suis-je donc ici ?.. . Vais-je devenir folle ?. . .
LA DUCHESSE
Yesouf, à moi ! . . .
(Yesouf paraît, un coutelas à la main.)
19
— 284 —
SCENE Y I
LES PKECEDENTS, YESOUE
STELLA
Mon Dieu, ce fer hors du fourreau. . .
Cet homme. . . qu'est cela ?
LA DUCHESSE
Cela, c'est le bourreau !
Tu comprends, n'est-ce pas ?
(A Yesouf.)
Vite !...
YESOUF, hésitant.
Duchesse. . .
LA DUCHESSE
Achève !
Ne la laisse pas fuir !
STELLA
Ce n'est donc pas un rêve !
(Elle se jette a genoux.)
O mon Dieu, j'ai vingt ans. . . Finir ainsi mes jours !. . .
Non, non, je ne peux pas.... A l'aide !.... A mon secours !....
(Elle se tord aux pieds de la Duchesse.)
O madame, madame, au moins pas tout de suite !
Accordez-moi deux jours, un jour. . .
LA DUCHESSE, la repoussant.
Non ! meurs, maudite !.
— 285 —
STELLA
Ah!...
LA DUCHESSE
Yesouf, obéis ! . . . Prends-la par les cheveux .
Cette tête, entends-tu . . .
YESOUF, suppliant.
Madame . . .
LA DUCHESSE
Je la veux ! .
YESOUF, résigné.
Allons !
STELLA, râlant.
Ah ! Dieu du ciel, à moi ! . . .
LA DUCHESSE, avec un geste impérieux.
Je veux sa tête !...
(Stella se réfugie dans l'alcôfe, où Yesouf la suit en emportant le flambeau;
l'obscurité se fait sur la scène ; on entend un cri terrible.)
STELLA
Ah !...
LA DUCHESSE, la figure cachée dans ses deux mains.
Ah ! je ne vçux plus. . . Non, non, Yesouf, arrête l
YESOUF, soulevant le rideau de l'alcôve.
Madame, il est trop tard . . . C'est fait !
— 286 —
LA DUCHESSE
Trop tard, fuyons !..,
Fuyons, je suis damnée !. . .
(On voit sortir Yesouf de l'alcôve en dissimulant quelque chose sous son
burnous ; la Duchesse et lui sortent précipitamment par le fond.)
SCENE VII
PIETRO, puis LA PATROUILLE
PIETRO, seul, en dehors.
Allons, allons, voyons !. . .
(Il entre. Scène muette. Kuit. Musique en sourdine. Il entre à tâtons.)
Point de lumière ici. Ah ! bon, dans cette alcôve,
Une lueur enfin !. . . Bravo ! l'affaire est sauve. . .
(Il met la main aux rideaux.)
Stella, c'est moi, Piétro !. . . Voyons, sœur, es-tu là ?.. .
Vas-tu répondre enfin ! . . . Où donc es-tu, Stell . . .
(Il pénètre dans l'alcôve, en tirant les rideaux, ce qui éclaire la scène ;
puis il sort tout effaré, tournoie sur lui-même, les bras étendus, la figure con-
vulsée d'épouvante, et s'en vient tomber comme une masse au milieu de la
scène avec un hurlement effroyable.)
Ah !...
(La patrouille api)araît au fond.)
RIDEAU
— 287 —
ACTE QUATRIEME
Le théâtre représente un salon, au •palais de Fiesole. Au lever
du rideau, San Martine et Bernardo entrent en scène.
SCENE I
SAX MAETIXO, BERXAEDO
SAN MARTINO
Bernardo, mon ami, dénigrer par système
Un homme qui — tantôt vous l'admettiez vous-même —
Ne vous fit jamais rien, c'est mal, oui, c'est très mal !
BERNARDO
Si je vois un serpent, pour tuer l'animal,
Dois-je attendre qu'il m'ait jeté son venin, maître ?
Tenez, quand j'aperçois cette face de traître.
J'ai beau me retenir, c'est malgré moi, je sens
Des accès de fureur qui me tournent les sangs.
Croyez m'en, il n'est point besoin d'être un Socrate
Pour savoir qu'un pirate. . . eh bien. . . c'est un pirate !
On le dit converti ; je réponds à cela :
Otez de mon chemin ces beaux convertis-là !
Ils ne sont pas chez eux sous un plafond honnête. . .
Vous ne pourrez jamais m'enlever de la tète
Que la Duchesse porte à ses yeux un bandeau
Qui lui sera fatal.
— 288 —
SAN ilARTINO
Vous rêvez, Bernardo !
BERXARDO
Je voudrais bien, signor, que ce ne fût qu'un rêve ;
Dieu fasse que jamais un tel jour ne se lève I
Mais je crains, entre nous, que quelque affreux malheur
Dans ces murs ne se soit glissé comme un voleur,
Le jour où l'on y vit entrer ce trouble-fête. . .
Prions Dieu qu'en cela je sois uu faux prophète !
SAN ftLARTINO
Bernardo, vous rêvez !
BERNARDO
Et ces courses de nuit
De la Duchesse, avec cet homme qui la suit,
Armé comme un brigand, en dévorant la route,
Vous prétendrez que c'est un rêve aussi sans doute !
Ceux qui leur ont ouvert les portes du palais,
A l'aube, vous diront, maître — interrogez-les —
Qu'ils furent sur le point de crier à la garde,
Tant la pauvre Duchesse était pâle et hagarde !
SAN iLiRTINO
La Duchesse est malade, on le sait bien pourtant
BERNARDO
C'est vrai, maître ; mais lui, lui, le mahométan,
Pourquoi donc avait-il ce regard satanique
Sous lequel, par moments, madame Véronique
Semblait agoniser de détresse et d'effroi ?
Et, depuis lors, pourquoi ces mystères ? Pourquoi
— 289 —
Son fils même, toujours si tendre et si fidèle,
Se voit-il refuser tout accès auprès d'elle ? . . .
Seul le comte, son oncle, on ne sait trop comment,
A pu franchir le seuil de son appartement.
SAN MARTINO
Il est là, le vieux comte ? Alors, s'il veut m'entendre,
Va lui dire à l'instant qu'ici je vais l'attendre
Jusqu'à son bon plaisir.
BERNARDO
J'y cours, maître... Ah ! deux mots !
SAN MARTINO
Voyons, quoi ?
BERNARDO
Tout à l'heure, en vous parlant des maux
Que ne saurait manquer de nous valoir ce Maure,
Je n'ai pas tout dit, maître.
SAN MARTINO
Ah ! vraiment ! qu'est-ce encore?
BERNARDO
C'est qu'un de ces malheurs auxquels j'ai mal rêvé,
Déjà, j'en ai grand'peur, est peut-être arrivé. . .
SAN MARTINO
Un malheur ! . . . Pour un rien tu me mettrais en transe.
BERNARDO, mystérieusement.
Le carosse rentré cette nuit de Florence,
Etait taché de sang. . .
— 290 —
SAN îtL4RTIN0
De sang ?
BERXARDO
Oui, rien que ça. . .
Tout fumant sous les pieds de ce maudit forçat.
SAN MARTINO, surpris, puis méditatif.
Et qu'en as-tu conclu ?
BEKNARDO, se retirant.
Concluez seul, mon maître !
SAN MARTINO
Bah ! du sang, après tout. . . Un accident peut-être. . .
(En se dirigeant du côté des appartements de la Duchesse, Bernardo se
rencontre face à face avec le comte Feradini ; il s'incline et disparaît par
!e fond.)
SCENE II
FEEADINI, SAN MARTINO
SAN MARTINO, allant au devant de Feradini.
Seigneur comte, l'on vient de me faire savoir
Que vous manifestiez le désir de me voir.
FERADINI
Oui, cher maître ; à défaut du Duc, dont je regrette
De n'avoir encor pu découvrir la retraite.
Je ne puis mieux qu'à vous faire part du souci
Pressant et douloureux qui me ramène ici.
— 291 —
Pour vous, d'ailleurs, aiusi que pour les autres braves
Dont le sort nous est cher, les nouvelles sont graves.
L'échec de cette nuit, comme vous le pensez,
A dû heurter de front bien des intéressés ;
Or leur rouerie a su porter la défiance
Jusque chez le Grand Duc, qui croit en conscience
Que notre ligue creuse un détour souterrain
Pour atteindre et saper son pouvoir souverain.
C'est plus qu'il n'en fallait pour lui tourner la tête.
Aussi, depuis le jour, les sbires sont en quête ;
Nos palais sont cernés, et l'on dit bel et bien
Maint des nôtres déjà munis d'un bon gardien.
A tous les cai'refours notre semblant d'armée
iSe tient l'arme à l'épaule et la mèche allumée ;
A tonner aux créneaux tous les canons sont prêts ;
Si nous en sommes là, si tous ces bruits sont vrais. . .
SAN ]VIARTINO, interrompant.
Il faut prendre le deuil, car notre cause est morte !
FERADINI
Quelqu'un aurait encor pu nous prêter main-forte,
Et jouer près du Duc notre dernier atout :
C'est Jacques ; mais en vain je le cherche partout,
Nul ne l'a rencontré, nul ne sait oti le prendre.
SAN MARTINO, après un moment d'hésitation.
Mais moi. . . si par hasard je pouvais vous l'apprendre.
FERADINI
Vous le saui'iez ? . . . parlez !
— 292 —
SAN IIARTINO
Comte, c'est un secret ;
Mais on a le devoir parfois d'être indiscret :
Pour trouver le duc Jacque, allez via Didyme,
Juste en face du pont.
FERADINI
Quoi ! la maison du crime !
SAN MARTINO
Du crime ?
FERADINI
Oui, mon ami, vous ne savez donc rien
D'un fait dont tout Florence aujourd'hui s'entretient 1
Dans la propre maison par vous mentionnée,
Une enfant de vingt ans vient d'être assassinée !
SAN MARTINO
Que me dites-vous là ?
Morte ! Dieu tout-puissant !
(A part.)
Ce voyage de nuit, cette pâleur, ce sang. . .
Tous ces pressentiments de Bernardo. . . je tremble !
FERADINI
Qu'avez-vous, mon ami ? Cette nouvelle semble
Vous émouvoir autant que la Duchesse. Au fait.
Vous connaissiez peut-être. . .
SAN MARTINO, interrompant.
Oh ! non, mais ce forfait
Me bouleverse. . . Est-il bien réel, bien palpable ?
■293
FERADINI
La justice a déjà la main sur le coupable ;
Et, chose horrible, ami, pour comble de noirceur,
C'est un fi'ère qui vient d'assassiner sa sœur ! . . .
(Les yeux levés au ciel.)
Oui, sa sœur ! que dis-tu de cela, mon vieux Dante ?
SAN MARTINO
Mais a-t-on contre lui quelque preuve évidente ?
Le fratricide est-il bien constaté ?
FERADINI
Mais oui !
La patrouille a trouvé le monstre évanoui
— Qh ! le simple récit de ces choses me navre ! —
Les mains teintes de sang à côté du cadavre.
SAN MARTINO
C'est tout ?
FERADINI
Xon ! pour commettre avec sécurité
Son atroce attentat froidement médité.
Le misérable avait, circonstance aggravante,
La veille, habilement séquestré la servante
De sa victime, après s'être, par trahison.
Pour son œuvre, emparé des clés de la maison.
Elle a tout raconté sans trouble et sans colère.
Que faudrait-il de plus ? Oh ! l'affaire est bien claire.
Et comme l'on n'a pas l'habitude chez nous
De laisser les forbans moisir sous les verrous,
Aujourd'hui le procès, demain matin la corde !
— 294 —
SAX MARTLN'O
C'est affreux !
Ah I mon cher, le crime nous déborde.
Tandis que Ton se livre à d'absurdes débats,
Les désordres d'en haut se propagent en bas.
La vertu d'autrefois à tous les vents s'égrène ;
Isotre société se meurt de la gangrène ;
Nous roulons de bassesse en dépravation ;
Et pendant que partout l'abomination.
Etalée au grand jour, dans tous les rangs fourmille,
Voilà que maintenant l'on s'égorge en famille 1. . .
Plus de frein nulle part, plus de respect pour rien !
Depuis l'effondrement du monde assyrien.
Notre soleil n'a pas éclairé chose pire.
Nous sommes revenus aux jours du Bas-Empire. . .
Sainte Patrie, hélas '. je ne suis qu'un rêveur,
Mais inspiremoi donc où trouver ton sauveur ? —
SAN MARTIXO
Oui, partout l'horizon est sombre et redoutable !
SCENE III
LES MEMES, LE DUC
LE DUC, entrant éperdu, la tête dans ses deux mains.
Que m'apprend-on, mon Dieu ! mais c'est épouvantable !
SAN MARTINO
Le Duc !
— 295 —
FERADINI, avec empressement.
Jacque, il nous faut, avant minuit sonnant,
Etre, ce soir, auprès du Grand Duc Ferdinand !
LE DUC
J'en reviens !
FERADINI
Grâce au ciel alors ! . . . Et Galilée ?
LE DUC
Ah ! ne m'en parlez pas, j'ai la tête affolée
Par tout ce qui se passe autour de moi. Vraiment,
Ce Galilée, aussi, prend bien mal son moment !
Ne parlez pas ainsi, Jacques, je vous en prie !
En sauvant Galilée, on sauve la patrie,
L'avenir, notre honneur !. . .
Ah ! l'honneur ! l'avenir !
Avec tous ces grands mots, j'ai hâte d'en finir !
FERADINI
Jacques, vous blasphémez !
LE DUC, désespéré.
Voulez-vous que je pleure ?
C'en est trop à la fin ; ne pas avoir une heure
De repos, de répit. . . Etre hanté partout. . .
— 296 —
FEKADIXI
Qu'avez-vous donc, mon Dieu ?
SAN liLâJlTINO, â part.
Le malheureux sait tout !
LE DUC
Je brûle sur un lit de bitume et de soufre. . .
(Apercevant la Duchesse qui entre.)
Véronique à présent ! . . . Ah ! mon Dieu, que je souffre !...
(Il sort.)
FERADINI
Il faut le suivre. . . Allons !
(Feradini et San ilartino sortent a la suite du Due.)
SCENE IV
LA DUCHESSE, puis BEENAKDO
LA DUCHESSE, seule et très accablée.
Ah ! oui, du bruit, du bruit,
Pour étouffer ce râle affreux qui me poursuit !. . .
Mes yeux épouvantés croient, en tout ce qui bouge,
Voir dans l'ombre émerger quelque fantôme rouge,
Quelque spectre livide au geste menaçant. . .
Oh ! sur mon front, sentir ce sang, toujours ce sang,
En stigmate éternel, en tache indélébile !. . .
Je le hais maintenant ce monstre de Kabj'le,
Cet écumeur de mer, ce rebut d'échafaud !. . .
Et pourtant il me faut lui parler. . . il le faut !
— 297 —
(Elle sonne et Bernardo apparaît).
Bernardo, prévenez Yesouf que je le mande.
BERNAEDO, sortant, à part.
Voilà !. . . Comment veut-on que la brute s'amende !
(Il sort.)
LA DUCHESSE, seule.
Mais comment lui parlei* ! . . . Pourrai-je seulement
Sans faiblir supporter sa vue ?. . . Oh ! quel tourment !
Voilà ce battement de cœur qui recommence ! . . .
Quand donc viendra la fin, la mort ou la démence ? . . .
Un cachot souterrain sans air et sans soleil !
Tout ! j'accepterais tout, pour un peu de sommeil !. . .
(Yesouf paraît et s'arrête sur le seuil).
SCENE V
LA DUCHESSE, YESOUF
LA DUCHESSE, sans se retourner.
Yesouf, c'est toi ?
YESOUF
Toujours à vos ordres, madame !
(Il s'avance vers la Duchesse).
— 298 —
LA DUCHESSE, avec un mouvement d'horreur.
Pas si près ! pas si près ! . . .
(A part.)
Depuis l'horrible drame,
Son aspect m'épouvante !
(Haut.)
Oui, je t'ai fait mander. . .
(A part.)
Mon Dieu, je n'oserai jamais le regarder. . .
Sa main doit être rouge, et j'ai comme la crainte
D'entendre encor quelqu'un râler sous son étreinte.
(Haut)
Yesouf, écoute-moi : je ne t'accuse pas ;
C'est moi qui dirigeais ta main quand tu frappas.
Pourtant, dans mon abîme, il faut bien que tu glisses :
Dieu même n'y peut rien, nous .sommes deux complices !
Or ce lien fatal m'impose le devoir
De t'apprendre ce qu'il t'importe de savoir.
YESOUF
De quoi s'agit-il donc ?
LA DUCHESSE
Ah ! d'une affreuse chose :
Yesouf, ce crime horrible, atroce, et qui me cause
Tant de terreur et tant d'indicible remords ;
Oui, ce crime hideux qu'au prix de mille morts
Je voudrais racheter avant de disparaître.
Ce crime, un innocent va l'expier peut-être !
— 299 —
YESOUP
On accuse quelqu'un ?
LA DUCHESSE
On accuse, là-bas,
Ce soldat, cet homme ivre à qui tu dérobas
La malheureuse clé qui nous ouvrit la porte. , .
Comprends-tu bien, Yesouf ? le frère de la morte 1
A qui restait encore assez d'orgueil au cœur
Pour jeter l'or offert par l'amant de sa sœur.
YESOUP
Que faut-il faire alors ?
LA DUCHESSE, avec désespoir.
Ah ! oui, que faut-il faire ?. . .
Laisser cet innocent monter à son calvaire.
Ce serait monstrueux. Et le temps presse ; un point.
Effroyable détail qu'on ne s'explique point,
Fait encore hésiter les juges. . .
YESOUP
Que serait-ce ?
LA DUCHESSE, à demi-haut et toute frissonnante.
C'est à faire d'horreur frémir une tigresse ;
Ecoute : sur nos pas, quand le guet est monté. . .
YESOUP
Achevez !
LA DUCHESSE, avec un mouvement d'horreur.
Le cadavre . . . était décapité ! . . .
20
Oui, maîtresse.
— 300 —
YESOUF
Je le sais.
LA DUCHESSE
Tu le sais !. . . Et la tête. . . ô détresse !.
Tu sais aussi qu'elle est disparue. .. ?
YESOUF
LA DUCHESSE
Que vais-je apprendre, ô Dieu ?
YESOUF
Madame, sans faillir
A votre ordre formel j'ai tâché d'obéir.
LA DUCHESSE
Que dis-tu là ? quel ordre *?. . . Ah ! j'en deviendrai folle !
YESOUF
Ne m'avez-vous pas dit cette propre parole :
" Je veux sa tête, Yesouf ! sa tête, je la veux ? "
LA DUCHESSE, hors d'elle-mfme.
Eh bien ... eh bien ... eh bien ... ?
YESOUF
J'ai cru remplir vos vœux I
— 301
LA DUCHESSE
Malheureux, c'est donc vrai !. . . Ce monstre, le croirai-je?
A cette boucherie a joint le sacrilège !. . .
Oui, le barbare a pu commettre cette erreur
De croire que j'aurais rêvé pareille horreur !. . .
Et moi, comment, mon Dieu, puis-je être encor vivante,
Après un tel contact avec cette épouvante ? . . .
Ah ! sauvage ! . . .
Madame, au moins daignez songer
Qu'en tout cela je n'ai voulu que vous venger !
LA DUCHESSE
Vraiment ?. . . Tu désirais mieux venger mon offense !.
Egorger une enfant, surprise sans défense
Par deux lâches, la nuit, froidement, sans pitié,
Tu crois donc que c'est là se venger à moitié ! . . .
YESOUF
J'eus tort, maîtresse !
LA DUCHESSE
Au fond, c'est toi, toi, misérable
Qui m'a poussée au bord de l'abîme exécrable
Où va sombrer ma vie et mon éternité !
YESOUF, découvrant sa poitrine et se jetant a genoux.
Maîtresse, tuez-moi, car je l'ai mérité !
— 302 —
LA DUCHESSE, tirant un poignard de sa ceinture.
Tu le mérites, oui !. . .
(Au moment de frapper elle s'arrête et jette le poignard sur une table).
Mais non, c'est impossible !. . .
Non ! l'on ne descend pas cette spirale horrible. . .
Tu mentais, n'est-ce pas ?. . . Non, non, ce n'est pas toi !
YESOUF
J'ai dit la vérité, maîtresse, tuez-moi !
LA DUCHESSE, reprenant le poignard dans un mouvement de fureur.
Eh bien, soit !. . . Par le Christ, tu t'es jugé toi-même !. . .
Meurs ! et que sur toi seul retombe l'anathème !
Oui, meurs sans repentir, sans baptême et sans Dieu !
■ YESOUF
Mourir par vous . . . Merci ! . . . Je vous aimais ! Adieu !
(Au moment où elle lève le bras pour frapper, Yesouf, en découvrant sa
poitrine, laisse échapper un médaillon qui roule par terre. A cet aspect, la
Duchesse baisse de nouveau le poignard et s'arrête avec stupeur).
LA DUCHESSE
Cet objet, que veut dire ?. . .
YESOUF, ramassant le médaillon et le remettant il la Duchesse.
Ah !. . . je vous le rapporte. . .
C'est un portrait trouvé sur le sein de la morte !
303
T. A DUCHESSE, saisissant le médaillon et le pressant sur sa poitrine en
étouffant un cri sauvage.
Ce médaillon volé ! . . . son portrait ! . . . Ce portrait
De mes baisers couverts ! . . . Le cadeau qu'il m'offrait
Le jour où je liai ma vie avec sa vie ! . . .
(Elle éclate en sanglots la tête sur une table).
Cette image adorée, il me l'avait ravie . . .
Dérobée ! . . . Et pourquoi ? Pour la suspendre au cou . . .
Ah ! traître I il me fallait encor ce dernier coup
Pour mettre, en me tuant, le comble à ton outrage !
(Elle se lève en furie).
Eh bien, par le démon qui me souffle sa rage !
Dût le ciel m'écraser du poids de sa fureur !
Et la postérité dût-elle, de terreur
Déchirer ma mémoire et brûler mon squelette,
Ma vengeance sera raffinée et complète !
Yesouf, approche, et prends cette clé que voilà.
(Yesoui se lève et prend la clé que lui présente la Duchesse).
Tu sais où le Duc met ses colliers de gala
Et les bijoux dont il se pare aux jours de fête ?
Bien ! ouvre le coffret, et caches-y la tête. . .
La tête, as-tu compris ?
(Yesouf, stupéfait, fait un signe affirmatif).
Cours-y donc, et laissons,
Devant le juste prix de tant de trahisons,
Pour rire entre ses dents, l'enfer crisper sa gueule !
(Yesouf sort, et la Duchesse, épuisée, se traîne de meuble en meuble pour
regagner sa chambre ) .
Maintenant un recoin pour mourir toute seule ! . . .
RIDEAU
304 —
ACTE CINQUIEME
Le théâtre représente un grand salon somhre qui donne sur une
échappée au fond, laissant apercevoir les vitraux illuminés d'une
chapelle.
Au lever du rideau, les domestiques du palais traversent la
scène deux à deux, dans l'attitude du recueillement et du deuil,
tandis qu'un chant se fait entendre, accompagné par les accords
mélancolique's de l'orgue.
La scène est dans une demi-ohscurité.
SCENE I
LE CHŒUE, FERADINI, DOMESTIQUES.
LE CHŒUR
Dieu de justice et de bonté,
Toi qui juges, toi qui pardonnes,
Qui nous ravis ou qui nous donnes
La vie et la félicité.
Dieu de force et de charité.
Nous inclinons nos fronts devant ta majesté !
SOLO
Et toi, douce et sainte Madone,
Qui protèges toujours le creur qui s'abandonne
A toi, dans sa simplicité.
S'il faut payer le prix de notre humanité,
Donne-nous la couronne
De l'immortalité !
— 305 —
LE CHŒUR
Dieu de justice et de bonté,
Toi qui juges, toi qui pardonnes,
Qui nous ravis ou qui nous donnes
La vie et la félicité,
Dieu de force et de charité,
Nous inclinons nos fronts devant ta majesté !
FERADINI
La majesté divine !. . . Hélas ! où nous en sommes,
On voit plutôt briller la lâcheté des hommes !
N'importe, amis, c'est bien ; allez tous prier Dieu
Pour celle à qui bientôt il faudra dire adieu ;
Car la pauvre Duchesse a peu de temps à vivre. . .
Allez prier, enfants ; allez, je vais vous suivre.
(Quelques domestiques entrent dans la chapelle; d'autres restent au fond,
ft causer entre eux) .
Prier ! . . . A-ton le cœur de prier quand on voit
Tant de honte grandir où notre honneur décroît ?
Pauvre Toscane, hélas ! c'est toi la moribonde !
Toi qui ne ressens pas la blessure profonde
Que tu portes au flanc ! . . .
(Un temps.)
Soit, nous verrons d'abord
Ce qu'on peut obtenir par un dernier effort :
Il faut que du bon droit la voix soit entendue ;
Et si la sainte cause est malgré tout perdue,
— Un juge est là qui pare à toute iniquité —
Nous en appellerons à la postérité. . .
A la postérité, la grande vengeresse !
(Il sort du côté de la chapelle, suivi des domestiques, moins deux qui
allument les flambeaux. La scène s'éclaire. L'orgue et les chants continuent
à se faire entendre. T^e Duc et San Martino entrent par la droite, et les
deux domestiques sortent.)
— 306 —
SOÈXE II
LE DUC, SAX MAETINO
LE DVC, continuant une conversation.
Véronique ? Ah ! pardieu, de tout ce qui m'oppresse,
Tu devrais bien savoir que c'est là, Dieu merci.
Ma dernière pensée et mon dernier souci !
SAN MARTINO
Vous êtes cruel, Duc ! De la pauvre blessée.
Toujours, vous eûtes, vous, la première pensée !
LE DUC
Enfin, comment va-t-elle?
SAX ilARTINO
Ah ! bien mal, monseigneur.
Les médecins sont très inquiets ; par bonheur.
Ce calme étranjçe, après l'épouvantable crise,
A la fièvre possible en laissant moins de prise,
D'un mieux inattendu donne encor quelque espoir. . .
Jacques, faut-il vraiment que vous partiez ce soir ?
LE DUC
Tu le sais bien ! Déjà je devrais être en selle,
Tant ce Feradini me presse et me harcèle.
Beau moment, n'est-ce pas, pour pai'aître à la cour !
Heureusement qu'au moins le débat sera court.
SAN MARTINO
Vous ne nous offrez donc que bien pou d'espérance ?
— 307 —
LE DUC
Moi ? Je ne comprends rien à la persévérance
De ce naïf vieillard qui s'obstine, et qui croit,
En luttant, coiiime il dit, sur le terrain du droit,
Réussir à mater un envoyé de Eome,
Un grand Inquisiteur, un prélat ! . . . Le pauvre homme !
Il devrait bien savoir, surtout qu'auprès des rois,
La palme écheoit toujours aux mains des plus adroits.
Il croit à mon crédit, il m'assiège, il m'obsède ;
Pour en finir plus vite, il faut bien que je cède :
Nous verrons cette nuit le Grand Duc Ferdinand. . .
Mais, j'y pense, il devrait être prêt maintenant.
SAN ilARTINO
Le comte ? il est allé prier à la chapelle.
C'est le comble à présent, s'il faut qu'on lui rappelle
Les projets sur lesquels il a tant insisté.
Préviens-le que j'existe ; et qu'il est invité,
Sur l'heure, à me rejoindre au grand salon d'attente.
(San ^Slartino sort du côté de la chapelle.)
SCENE III
LE DUC, seul.
Seul enfin ! . . . respirons ! . . . Ah ! quel démon me tente
De m'enfuir, en laissant ces deux malencontreux,
Le comte et son savant, se débrouiller entre eux !
— 308 —
Pourtant non. . . j'aurais tort ; auprès de la justice,
Je pourrai recueillir peut-être quelque indice
Touchant l'horrible fin de la pauvre Stella.
Chère et naïve enfant, mourir comme cela,
Egorgée, à vingt ans ! et, pensée effroyable !
Par son frère, dit-on!... Voyons, est-ce croyable?
Il n'eût pas fait cela pour tout l'or du Pérou. . .
Mais alors qui . . . Comment ? . . . C'est à devenir fou !
(Yesouf paraît à droite, et se dirige du côté de la chapelle, très accablé et
la tête cachée dans ses deux mains.)
SCENE IV
LE DUC, YESOUF, puis BERNARDO
LE DUC
Ah ! ce Maure ! . . . Il s'en vient narguer ma tolérance
Sans doute . . . Mais, au fait, il était à Florence
Hier au soir. . . et pas seul !. . . Pour ne rien négliger,
Malgré tout mon dégoût, je veux l'interroger.
Yesouf !
YESOUF
Altesse ?
LE DUC
Approche, et réponds sur ta vie :
La Duchesse est sortie hier ; tu l'as suivie ?
YESOUF
J'avais ordre. Seigneur, de l'escorter, plutôt.
— 309 —
LE DUC
,'Soit ! et tu l'as conduite. . . ?
YESOUF
A San Benedetto.
LE DUC
Et quittée?
YESOUF
Au palais de San Giuliano, maître.
LE DUC
Et cette nuit ?
YESOUF
Signor, elle a voulu paraître
Parmi les conjurés.
LE DUC
Et puis après ? réponds !
Vous n'avez pas, je pense, hébergé sous les ponts !
YESOUF
Nous sommes retournés au palais.
LE DUC
Puis encore ?
YESOUF
Puis, nous sommes ici rentrés avant l'aurore.
— 310 —
LE DUC
C'est tout ?
Tout, monseigneur !
LE DUC, à part.
C'est bien ce qu'on m'a dit.
Tu dois pourtant mentir à plein gosier, bandit !
(Haut.)
C'est bien, laisse-moi seul ... Ou plutôt non, arrête !
Vois à ce que le comte ait sa voiture prête ;
Puis, dis à Bernardo, qui sans doute s'endort,
D'apporter mon épée avec mon collier d'or.
(Yesouf sort.)
Il ment, j'en suis certain ! Il me trompe, l'infâme ! . . .
Ah ! si je découvrais jamais. . . mort de mon âme !. . .
(On entend de nouveau l'orgue et les chants dans la chapelle ; le Duc
écoule, les bras croisés sur sa poitrine.)
LE CHŒUR
Dieu de justice et de bonté,
Toi qui juges, toi qui pardonnes,
Qui nous ravis ou qui nous donnes
La vie et la félicité,
Dieu de force et de charité,
Nous inclinons nos fronts devant ta majesté !
— 311 —
LE DUC
Je sens comme un réseau funèbre qui m'enlace ;
Même leurs chants pieux, tout me navre et me glace ;
On dirait des accents qui sortent des tombeaux . . .
Partons ! je veux du bruit, la foule, des flambeaux !
A quoi bon se laisser gagner par la tristesse ?
(Bernardo apparaît à gauche, l'épée du Duc en mains, accompagné d'un
autre domestique qui porte le coffret d'ébène, et qui reste un peu en arrière.)
BERXARDO, entrant.
L'épée et le coffret mandés par Son Altesse I
LE DUC, s'avançant rapidement au-devant de Bernardo.
A la bonne heure, donne !
(Il ceint son épée.)
Et les chevaux ?
BERNARDO
Sont là.
LE DUC
Bien ! mon collier alors ?
(Pendant que Bernardo se retire, le Duc s'approche du domestique resté
dans l'embrasure de la porte, soulève le couvercle du coffret, et recule épou-
vanté.)
Ah ! grand Dieu, qu'est cela ?
(Le domestique s'enfuit en poussant un cri et en laissant tomber le coffret
à l'entrée de la scène, mais de façon à ce qu'il soit dissimulé par le décor.
A cet instant la Duchesse apparaît les cheveux défaits, sépulcrale dans sa
toilette blanche.)
— 312 —
SCÈNE V
LE DUC, LA DUCHESSE, puis BERNAKDO
LA DUCHESSE
Ne reconnais-tu pas cette tête si belle,
Jacque ?. . . Approche-toi donc ! embrasse-la, c'est elle !...
LE DUC
Elle ! ô dieux !
LA DUCHESSE
Oui ; prends garde au sang sur ton pourpoint I
LE DUC
Mais, ô foudre du ciel, je ne rêve donc point !
LA DUCHESSE
Non, tu ne rêves pas ; pourquoi donc ce vertige ?. . .
C'est elle, ta Stella ; caresse-la, te dis-je !
LE DUC
Horreur ! Ai-je compris?. . . Ah ! le monstre infernal !. . .
(Il tire son épée.)
LA DUCHESSE
Ah ! tu peux frapper, va ! cela m'est bien égal,
Puisque l'enfer m'attend, puisqu'il faut que je meure,
Que la mort vienne vite ou retarde d'une heure !
LE DUC
Mais c'est donc le démon que cette femme !
— 313 —
LA DUCHESSE
Non !
Non, Jacques, rien chez moi ne mérite ce nom.
Ce que tu vois n'est pas d'un démon ni d'un ange,
Jacques ; c'est simplement ta femme qui se venge.
LE DUC, désespéré et laissant tomber son épée.
Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu !. . .
(Il tourne sur lui-même, et s'afl'aisse la tête sur une table, en éclatant en
sanglots convulsifs.)
LA DUCHESSE
Jai doue euliu mou jour !...
Je mourrai sans regrets puisqu n pleure a sou tour i. . .
Jacque, ecouLe-moi uieu ; Jtia lormre est ûme ;
Mes tempes ont ueja des moiteurs d agouie ;
Mais avant ue briser notre dernier lien,
de veux te dire un mot, dacque, ecoute-moi bien 1
xu ^oudras vainement me mauuire avec rage j
'j.es remords te crieront ; Ce crime est ton ouvrage !
«Jacques, je t auuiai» ; j aurais joyeusement
iirave la mort au sein du plus cruel tourment
roui' t épargner un pleur, une lurme epnemere,
yuaud LU ne m épargnais pas une gouLte amere !
\ju nuage a ton iront me laisait sangloter ;
J aurais pour ton sourire. . . un i oui, sans Uesiter,
bacriue mou rang, mes trésors et ma vie 1
Mou rêve le plus cuer u avait point d autre envie
yue ce boulieur sans nom, ce bonUeur surnumaiu
De vivre dans ton ombre et ma main dans ta main.
Pour un mot d'amitié, pour la caresse même
Quon ne refuse pas au pauvre chien qu'on aime.
Malgré ce que le monde eût pu dire de nous.
31i
Jacques, j'aurais voulu te servir à genoux !
Et, tiens, même à présent qu'un eiïroyable crime
A mis entre nous deux des profondeurs d'abîme,
Et que tes trahisons me damnent sans retour,
Si je me meurs, c'est moins de haine que d'amour !
Et toi, pour me payer de tant d'idolâtrie.
Accablant de dédains ma jeunesse flétrie,
Froidement, sans remords, sans honte et sans pitié,
Tu m'as broyé le cœur tout sanglant sous ton pié !
Beaux rêves d'avenir, visions charmeresses.
Fleurs des premiers amours et des saintes tendresses.
Tu m'as tout pris du cœur pour tout jeter au vent !
Tu m'as fait blasphémer même le Dieu vivant,
Insensible à mes cris et sourd h mes prières.
Alors je n'ai connu ni respects ni barrières.
L'affolement au cœur, le délire au cerveau,
Comme un voleur de nuit, Jacques, comme un bravo.
J'ai forcé des verrous, soulevé des tentures ;
Et j'ai vu, l'âme en proie à tontes les tortures.
J'ai vu ce beau front-là se rouler sur ton sein . . .
Que fallait-il de plus pour faire un assassin ?
Toi parti, saisissant cette prostitiiée. . .
LE DUC, 80 redressant désespéré.
Tu l'as tuée ?
LA DUCHESSE
Oh ! non, c'est toi qui l'as tuée !. . .
Et sa tête est tombée aussi . . . sous ton couteau ! . . .
Oui, Jacque !. . . Et garde-la, c'est mon dernier cadeau 1
Il me coûte bien cher, la perte de mon âme !
Mais, l'enfer, après tout. . . l'enfer. . .
],V me. iiilrrr.mipaiit.
InfûiiH' ! Infâme !
— 315 —
LA DUCHESSE, poursuivant !
Avec tous ses bourreaux, non l'enfer, en effet,
Jamais ne me fera le mal que tu m'as fait. . .
Ah ! juste ciel, j'étouffe !. . .
(Elle s'affaisse sur le divan.)
LE DUC
Eh bien, bête féroce !
Puisqu'à ton gré l'enfer n'est point assez atroce
Pour te faire expier ton crime dignement.
Je vais faire l'essai d'un autre châtiment !
Holà ! quelqu'un !. . .
LA DUCHESSE, râlant.
Démons, abrégez ma souffrance ! . . .
(Elle s'évanouit.)
BEENARDO, entrant.
Altesse, le signor Podestat de Florence !
LE DUC
Le signor Podestat ! c'est l'envoyé de Dieu !
Qu'il entre ! . . .
(Le Podestat entre suivi de gardes. Yesouf entre par le fond, s'approche
de la Duchesse qu'il contemple douloureusement, puis il va s'appuyer sur une
colonne à l'écart. Pendant ce temps, l'orgue a repris le motif du commen-
cement, et ne s'arrête qu'au moment où San Martino entre.)
— 316 —
SCÈNE VI
LE DUC, LA DUCHESSE, SAjS^ MAETINO, YESOUE,
LE PODESTAT, DOMESTIQUES ET GAKDES,
puis FEKADINI
SAN MARTINO, entrant.
Le signor Podestat en ce lieu ! . . .
(Apercevant la Duchesse.)
0 ciel !...
(Il court s'agenouiller auprès d'elle.)
LE PODESTAT, une bourse à la main.
Que Monseigneur me pardonne si j'ose,
Pour remplir un devoir que ma charge m'impose,
L'interroger au nom des lois et de l'Etat . . .
LE DUC
Interrogez, signor.
LE PODESTAT
Un horrible attentat
Vient de faire à Florence une pauvre victime.
Or le guet a trouvé, sur la scène du crime,
Cette bourse portant votre devise en or :
La reconnaissez-vous ?
Sans hésiter, signor.
J'étais là cette nuit moi-même ; et cette bourse
Fut laissée à quelqu'un qu'on disait sans ressource.
317-
LE PODESTAT
Il suffit ; nul secret ne reste à révéler :
Le monstre aura tué sa sœur pour la voler !
(Il salue et se dispose à sortir.)
LE DUC
Arrêtez ! ce serait un crime de me taire :
L'assassin de Stella Sforzi n'est pas son frère. . .
C'est . . .
(La Duchesse fait un effort pour se soulever, regarde autour d'elle avec
égarement, et retombe sur le divan, au moment où Angiolino apparaît et se
précipite dans ses bras.)
SCENE VII
LES PRECEDENTS, ANGIOLINO, puis FERADINI
ANGIOLtN'O
Ah 1 maman ! maman !. . .
(San Martino se lève et passe de l'autre côté du divan pour soutenir la
mourante.)
YESOUF, a voix basse en s'approchant du Duc.
Monseigneur, votre fils. . .
Vous le déshonorez ! . . .
LE DUC, exaspéré.
Ah ! par le crucifix !
Tu me défierais, toi !.. .
LE PODESTAT
Le coupable peut-être ? . . .
— BIB-
LE DUC, accablé.
Non !. . . hélas !. . .
YESOUF, s'avancant vers le Podestat.
Si, Signor ! si vous voulez connaître
L'unique et véritable assassin, le voici !
(La Duchesse pousse une exclamation suprême, et serre convulsivement son
flls dans ses bras. Yesouf s'agenouille devant elle, et lui baise la main.)
LA DUCHESSE, lui montrant Angiolino.
Pour la deuxième fois tu le sauves, merci !
(A Angiolino, montrant Yesouf.)
Vois cet homme, ô mon fils !.. . Victime expiatoire,
D'autres le maudiront . . . Toi, bénis sa mémoire !
Tu lui devais la vie . . .
(Bas.)
Il va mourir pour toi !
(Elle entre en agonie.)
Ah ! ciel !. . . la mort !. . . Mon Dieu, pardonnez-moi !
(Elle meurt.)
LE PODESTAT, montrant Yesouf aux sbires.
Gardes, liez les mains à ce monstre sans âme !
LE DUC
O châtiment !. . . devoir riiouneur mémo à l'infâme I. . .
(On entend un grand bruit et des clameurs a l'extérieur.)
-319 —
LE PODESTAT
Allons !. . . quel est ce bruit ?. . .
FERADIKI, entrant.
C'est Galilée aux fers
Qui s'en va demander justice à l'univers !
RIDEAU
FIN
Sul
TABLE
DE3
ÉPAVES POÉTIQUES
32^^
TABLE DES MATIERES
PAGES
PRÉFACE 7
Ode pour l'inaugiiration du monument de Mgr de Laval 11
Le Quatorze-Juillet 19
A Sa Majesté Victoria 1ère 29
A M. l'abbé Tanguay 39
A S. A. R. le duc d'York et de Cornwall 45
Au poète national américain Longf ellow 59
Salut au Mississipi 63
Au collège de Xicolet 67
A Lady Edgar 73
A Octave Grémazie 79
Sursum Corda 85
Toast à Louis-Amable Jette. 91
Cinquantième anniversaire de la fondation du collège de Lévis 95
Un soir à bord. 101
A Sarah Bernhardt 103
A ma petite Louise, le jour de sa première communion 107
Le Printemps 111
A Ovide Perreault 119
Salut a Albani 123
" Mille- Fleurs " et " Sous les ormes " 125
In Memoriam 129
Elégie 133
A Mgr Gravel 137
A ma fille Jeanne ■ • 141
Toast à Mark Twain 147
A M. Alcide Leroux • • . . 149
A une jeune fille 151
A M. 0. Biou 153
A lady Minto . 155
324 TABLE DES MATIÈRES
PAGES
A mon filleul, Louis Bergevin 157
Prends garde ! . 159
Courage .. 161
A sir James M. LeMoine 163
Sous une feuille .. 165
Pour l'album de Mlle M*". . . . . 167
Le Saguenay . 169
Comme autrefois 171
Le souvenir . . . . . . 173
Les oiseaux du couvent . . . . . . 175
La nuit 179
Les Plaines d'Abraham 187
The cottage where we met ■ 189
To Mary 191
Pique-nique d'honneur offert à M. Alfred Thibaudeau 193
A Honoré Mercier . . ■ 201
^^5
TABLE
DB
VERONICA
5^
1
TABLE DES MATIERES
PAGES
VERoacA .. .. 211
Préface.
Pessoxnages . . . . . . . . 213
Acte Pbemtrr . . . . 215
Acte DEuxrÈiiE 241
Acte Troisième .. 265
Acte Qr ateième 287
Acte Cinquième 304
PS Fréchette, Louis Honore
^^^1 Épaves poétiques
RA3A6
1908
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY