Skip to main content

Full text of "Épaves poétiques. Veronica; drame en cinq actes"

See other formats


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/pavespotiqueOOfr 


BINDHîGUSTJUN  151923" 


POESIES  CHOISIES 


TROISIEME    SERIE 


LOUIS  FRECHETTE 


POESIES    CHOISIES 


TROISIEME  SERIE: 


ÉPAVES  POÉTIQUES 


II 


V  E  R  0  N  I  C  A 


Drame  en  cinq  actes 


MONTREAL 

UBRAIRIE  BEAUCHEMIN,  Limitée 
256,  rue  Saint-Paul 

1908 


PS 


(^ 


Enregistré  conformément  à  l'acte  du  Parlement  du  Canada, 

en  l'année  mil  huit  cent  quatre-vingt-dix,  par  LOCIS  FrÔCHKTTK, 

au  ministère  de  l'Agriculture. 


EPAVES    POETIQUES 


.1- 


PREFACE 


Les  épaves  sont  ce  qui  reste  après  un  naufrage,  les  débris  aban- 
donnés que  la  vague  rejette  sur  les  grèves,  que  les  intempéries 
effritent,  que  le  temps  disperse  et  emporte  à  vau-l'eau.  Les  Epaves 
poétiques,  c'est  là  un  titre  qui  convient  à  ce  livre,  et  qui  répond  par- 
faitement à  la  pensée  de  son  auteur.  Je  n'ai  pas  la  prétention  de 
croire  que  ces  bribes  échapperont  au  naufrage  qui  attend  les 
pauvres  feuillets  que  j'ai  jetés  im  peu  toute  ma  vie  au  vent  des 
événements  et  des  circonstances.  Si  quelques-uns  résistent  plus 
longtemps  que  les  autres  au  tourbillon  qui  les  entraîne  dans  le 
gouffre  inévitable  de  l'oubli,  je  n'aurai  rien  à  désirer  de  plus. 

Les  plus  importants  de  ces  essais,  peut-être,  se  trouvent  compris, 
dans  les  deux  premiers  volumes  du  recueil  que  mes  Editeurs  ont 
publié  sous  le  titre  général  de  Poésies  choisies,  c'est-à-dire  dans 
La  Légende  d'un  Peuple,  et  Les  Feuilles  Volantes,  où  se  trouve 
comprise  ma  série  de  sonnets  intitulée  Les  oiseaux  de  Neiges.  En 
dehors  de  ce?  deux  volumes,  j'ai  recueilli  bon  nombre  de  pièces 
inédites  auxquelles  j'ai  ajouté  ce  qui  m'a  semblé  le  jnoins  défec- 
tueux dans  mes  anciens  recueils  —  Mes  Loisirs,  Fleurs  Boréales 
et  Pêle-mêle ,  dont  le  tirage  est  depuis  longtemps  épuisé.  Enfin, 
l'ouvrage  se  clôt  par  mon  drame  Veronica,  qui  fut  représenté  au 
théâtre  des  Variétés,  à  Montréal,  il  y  a  quelques  années,  et  qui  n'a 
jamais  été  imprimé  en  entier. 


—  8  — 

^ul  lien  de  cohésion  entre  ces  pièces.  La  page  patriotique  s'ac- 
cole à  la  page  intime;  la  strophe  religieuse  suit  de  près  la  stance 
descriptive  ;  l'ode  pindariqne  coudoie  le  récit  légendaire  ;  la 
plainte  d'un  cœur  blessé  succède  sans  transitions  à  quelqiie  rémi- 
niscence idyllique;  la  romance  pensive  se  mêle  à  la  claironnée 
guerrière.  Il  y  a  plus  :  à  côté  d'un  travail  plus  ou  moins  récent, 
s'étalent,  dans  leur  inexpérience  naïve,  les  aspirations  du  collégien 
à  la  recherche  de  la  foi-mule  poétique  et  de  la  tournure  qu'il 
donnera  à  l'extériorisation  de  son  rêve,  à  l'expression  de  sa  pensée. 

Ces  tentatives  d'adolescent,  qu'on  est  convenu  d'appeler 
"  péchés  de  jeunesse  "  —  de  même  que  nombre  de  bluettes  légères 
ou  d'impromptus  de  circonstances  qui  ne  valent  gnière  mieux  — 
méritaient  peu,  je  le  sais,  de  trouver  place  dans  un  volume  à  pré- 
tentions plus  ou  moins  sérieuses.  Il  eût  été  plus  sage  peut-être 
de  laisser  ces  pauvres  feuilles  mortes  s'envoler  au  gré  des  brises 
d'automne,  à  jamais  perdues  pour  les  lecteurs  et  pour  moi.  iNTéan- 
moins,  si  ces  hinubles  essais  n'ont  qu'une  valeur  à  peu  près  nulle 
comme  œuvre  d'art,  ils  en  ont  une  au  point  de  vue  documentaire. 
Ils  sont  non  seulement  l'expression  d'une  pensée  ou  d'un  rêve  en 
embryon,  mais  on  y  trouvera  de  plus  la  trace  des  efforts  littéraires 
qui  ont  caractérisé  toute  une  époque  intellectuelle  dans  notre  pays. 
On  peut  y  suivre  pour  ainsi  dire  pas  à  pas  les  développements 
d'une  âme  en  proie  aux  hantises  d'une  poésie  dont  elle  ignorait  le 
langage,  les  règles  et  les  procédés,  et  qu'elle  essayait  de  traduire 
sans  modèles,  sans  traditions  et  presque  sans  maîtres. 

On  y  découvrira  surtout  les  défauts  et  1rs  qualités  du  milieu 
ambiant,  l'avènement  d'une  génération  qui,  malgi-é  ses  tâtonne- 
ments et  ses  hésitations,  a  parcouru  jusqu'à  nos  jours  \m  chemin 
qu'on  ne  saurait  mesurer  sans  quelque  satisfaction,  et  peut-être 
sans  quelque  profit,  si  ceux  qui  sont  venus  après  elle  veulent  la 
juger  avec  impartialité. 


9  — 


C'est  à  ceux  des  nôtres  qui  sont  aujourd'hui  en  relations  cons- 
tantes avec  les  publications  françaises,  avec  les  écrivains  de  toutes 
les  écoles,  qui  n'ont  qu'à  le  vouloir  pour  mettre  la  main  sur  les 
chefs-d'œuvre  classiques  et  modernes,  sur  les  critiques  les  plus  au- 
torisées, de  même  qiie  sur  des  ouvrages  de  toutes  les  nuances  et  de 
toutes  les  portées,  traitant  de  l'art  d'écrire  ;  c'est  à  ceux-là,  dis-je, 
qu'il  sera  sans  doute  intéressant  de  remonter  vers  un  passé  si  dif- 
férent d'aujourd'hui,  et  pourtant  encore  si  peu  éloigné  de  l'époque 
actuelle. 

Ils  se  demanderont  peut-être  comment,  en  suivant  nos  classes 
des  Humanités  ou  de  Rhétorique,  en  étudiant  une  profession  pour 
s'assurer  le  pain  quotidien,  nous  avions  le  courage  d'aborder  la 
culture  des  Lettres  —  surtout  quand  il  nous  fallait,  de  soi,  s'ini- 
tier à  tout,  même  aux  ressources  de  la  langue  —  et  cela  sans 
espoir  d'obtenir  la  moindre  rémunération,  le  moindre  succès  dans 
la  vie. 

Envisagées  de  cette  façon,  les  faiblesses  même  de  nos  premiers 
écrits  comparés  à  la  valeur  relative  de  ceux  qui  les  ont  suivis, 
peuvent  servir  de  leçon  utile  à  ceux  que  les  difficultés  et  les  in- 
succès pourraient  décourager  dans  la  voie  littéraire  —  voie  tou- 
jours si  ardue  dans  un  pays  comme  le  nôtre,  et  qui  pourtant 
conduit  seul  im  peuple  vers  les  hautes  destinées  intellectuelles. 


L.  F. 


11 


ODE 


Pour    l'inauguration    du   monament   élevé   à    la    mémoire   de   Mgr   de    Laval, 
premier  évêque  de  Québec. 


Notre  avenir  allait  s'ouvrir  sur  l'Inconnu. 
Pour  nos  rangs  décimés  le  temps  était  venu 

De  voir  s'accomplir  les  présages. 
Et  l'on  se  demandait,  dans  l'effroi  prosterné, 
Pour  ce  pays  naissant  quelle  heure  avait  sonné 

A  l'éternel  cadran  des  âges. 

Contre  la  destinée  et  les  arrêts  du  sort, 
Quand  toute  résistance  a  brisé  son  ressort, 

A  quoi  sert  de  fourbir  des  armes  ? 
Le  découragement  régnait  de  toutes  parts  ; 
Et  nos  preux  regardaient  s'effondrer  leurs  remparts, 

Avec  des  yeux  rougis  de  larmes. 


—  12  — 

Mornes,  et  refoulant  mille  sanglots  amers, 
Nos  pères  avaient  vu,  pour  repasser  les  mers. 

Partir  le  drapeau  de  la  France  ; 
Et,  groupe  de  héros  oubliés  sous  les  cieux, 
Ils  promenaient  partout  leurs  regards  anxieux, 

f'herchant  la  dernière  espérance. 


Alors,  du  haut  des  airs,  sur  ces  abandonu'és, 
L'Archange  protecteur  des  peuples  nouveau-néa 

Dans  l'ombre  ouvrit  sa  main  céleste  ; 
Et  l'oreille  entendit,  des  éternels  sommets, 
Une  voix  s'écrier  :  —  Vous  ne  serez  jamais 

Orphelins,  car  ceci  vous  rest<'  ! 


Et  le  front  nimbé  d'or,  comme  un  mniveau  Sina, 
Le  rocher  de  Québec  soudain  s'illuinina  ; 

Et  les  vaincus,  dans  leurs  détresses, 
De  tant  de  maux  soufferts  à  demi  consolés. 
Virent  briller  an   loin  sur   leurs  murs  écroulés. 

l/arc-cu-ciel  des  s:iintcs  promi-sses. 


—  13  — 

Douce  terre  natale,  ô  mon  cher  Canada  ! 
Qui  donc  jetait  ainsi  ce  fier  stirsiiDi  corda 

A  la  nation  prisonnière  ? 
Dans  un  ciel  qui  semblait  à  jamais  obscurci, 
Sur  ces  désespérés  qui  donc  faisait  ainsi 

Luire  l'espérance  dernière  ? 


Un  homme  avait  passé,  grand  parmi  les  humains, 
Qui  de  son  cœur  avait,  bien  plus  que  de  ses  mains. 

Bâti  sur  le  haut  promontoire 
Où  tonnaient  si  souvent  la  poudre  et  le  canon. 
Un  temple  de  science  et  de  paix,  d'où  son  nom 

Rayonne  encor  dans  notre  histoire. 


Ce  temple,  monument  d'un  zèle  sans  rival, 
Ce  temple,  l'abrégé  de  ton  œuvre,  6  LavaJ  ! 

C'était  lui  qui,  dans  ces  jours  sombres. 
(Juand  la  fatalité  nous  broyait  de  ses  nœuds, 
Dressait  sur  les  hauteurs  son  fronton  lumineux, 

Intact  au  milieu  des  décombres. 


—  14  — 

Retour  inespéré  des  destins  inconstants, 
Sur  cette  ère  de  deuil  le  bras  lassé  du  Temps 

Enfin  daigna  fermer  les  portes  : 
L'airain  ne  gronda  plus  au  front  de  nos  cités  ; 
Et  l'on  cessa  de  voir  sur  nos  champs  dévastés 

Passer  de  sanglantes  cohortes. 


Mais  de  nouveaux  périls  se  creusaient  sous  nos  pas 
Dans  ses  obscurs  desseins  le  hasard  n'allait  pas 

Laisser  nos  forces  inactives  ; 
Aux  pauvres  naufragés  dont  l'effort  surnageait, 
Pour  d'autres  lendemains  l'avenir  ménageait 

D'autres  luttes  en  perspectives. 


Les  noirs  complots  après  le  défi  des  clairons  ! 
Après  la  foudre,  après  le  choc  des  escadrons, 

L'éclosion  des  haines  sourdes  ! 
Plus  de  sabres  au  clair  !  plus  de  vols  d'étendards  ! 
Mais  l'astuce  dans  l'ombre  empoisonnant  ses  dards. . 

C'était  riKinc  des  tâches  lourdes. 


—  15  — 

Alors,  sourd  ou  rebelle  aux  lâches  compromis, 
Sur  sa  cime,  au  milieu  des  créneaux  ennemis, 

A  son  passé  toujours  fidèle. 
Déconcertant  Tintrigue  et  ses  pièges  adroits. 
Pour  sauver  notre  race  et  défendre  nos  droits, 

Le  temple  se  fit  citadelle. 


Il  devint  plus  :  ce  fut  le  sublime  creuset 

Où  dans  les  cœurs,  de  père  en  fils,  se  transfusait 

L'essence  des  sèves  robustes  ; 
Où  l'âme  des  aïeux  et  des  héros  d'hier 
Fermentait,  allumant  au  sang  d'un  peuple  fier 

La  passion  des  choses  justes. 


Nous  avions  à  garder  notre  langue,  nos  lois, 
Nos  coutumes,  nos  mœurs,  nos  souvenirs  gaulois. 

Notre  Foi,  ce  dernier  refuge  ! 
Ce  fut  l'Arche,  vaisseau  solidement  ancré, 
A  qui  l'on  confia  tout  ce  dépôt  sacré. 

Et  qui  le  sauva  du  déluge. 


—  16  — 

Le  saint  Temple  !  voyez  émerger  de  son  sein, 
Ces  nouveaux  combattants,  infatigable  essaim 

Armé  pour  la  cause  commune  ; 
Au  soleil  des  forums,  à  l'ombre  des  clochers, 
Ils  ont  massé  leur  nombre,  et  luttent,  retranchés 

Dans  la  chaire  ou  dans  la  Tribune. 


Ils  vont,  prêtre,  orateur,  poète,  historien... 
C'est  le  dernier  carré  des  vieilles  gardes  :   rien 

N'abat  leur  effort  unanime. 
Ce  sont  les  paladins  des  suprêmes  combats  ; 
Nul  ne  manque  à  l'appel. . .  Cauadieus,  chapeaux  bas  ! 

Devant  le  défilé  sublime  I 


O  Laval  !  ces  grands  jours  sont  maintenant  lointains  ; 
I>e  nos  rivalités  les  brandons  sont  éteints  ; 

La  Discorde  a  plié  sou  aile  ; 
Joyeux   avant-coureur  de   nouvelles   saisons. 
On  voit,  lueur  sereine,  au  bord  des  horizons 

Poindre  une  aurore  fraternelle. 


—  17  — 

Paix  à  tous  désormais  ! . .  .  J^'ombre  de  Fapineau, 
Triomphante,  sourit  au  bronze  de  Garneau  ; 

Et  la  divine  Poésie, 
Du  haut  de  l'Empyrée  abaissant  son  essor, 
Au  nom  de  la  Patrie  attache  un  fleuron  d'or 

A  la  lyre  de  Crémazie  ! 


Les  choses  ont  ainsi  leurs  flux  et  leurs  reflux  : 
Les  rivaux  d'autrefois  ne  se  mesurent  plus 

l^ue  dans  des  joutes  pacifiques. . . 
Et,  là  même,  ô  Laval,  c'est  toi  qui  nous  défends, 
Puisque  c'est  toi  qui  ceins  les  reins  de  nos  enfants 

Pour  ces  arènes  magnifiques  ! 


C'est  ton  œuvre,  grand  mort,  qui  fit  cela  pour  nous  ! 
Aussi  voilà  pourquoi  tout  un  peuple  à  genoux. 

Plein  d'une  émotion  sincère, 
Naufragé  que  ta  voile  a  su  conduire  au  port, 
]>ans  sa  reconnaissance  acclame  avec  transport 

Ce  glorieux  anniversaire  ! 


O  noble  Aima  Mater,  laisse-nous  te  bénir  ! 
Tu  sauvas  le  passé  :  pour  sauver  l'avenir, 

Puisse  ta  masse  grandiose, 
Sur  ton  roc,  face  h  face  avec  Tazur  des  cieux, 
Pour  des  siècles  encor  rayonner  à  nos  veux 

Dans  des  splendeurs  d'apothéose  ! 


—  19  — 


LE    QUATORZE-JUILLET 


C'était  le  Quatorze-juillet  ; 
Le  peuple,  qui  se  réveillait 

En  transe, 
Chassa  les  rois,  épouvantés 
Et  proclama  tes  libertés, 

O  France  ! 


Depuis,  sans  jamais  te  lasser, 
Sur  le  monde  on  te  vit  passer 

Sereine, 
Semant  tous  les  progrès  divers, 
Et  rayonnant  sur  l'univers, 

O   Reine  ! 


—  20  — 

A  toi  uos  vœux  les  plus  touchants, 
O  nation  clif>ne  des  chants 

D'Homère  ! 
Dans  le  deuil  comme  aux  jours  vainqueurs, 
A  toi  tout  l'amour  de  nos  cœurs, 

O  Mère  ! 


O  Quatorze-Juillet  !  ô  sublime  i-éveil  ! 

Les  peuples  aflranchis  acclament  ton  soleii 

Dont  la  chaleur  partout  pénètre. . . 
S(deil  qui  dissipa  tant  de  brouillards  épais 
Soleil  de  liberté,  de  justice  et  de  paix  ; 

Aurore  des  soleils  h  naître  ! 


Quand  hrillèi-ent  au  ciel  ses  éclats  fuliiurants, 
Comm<'  ri  Sodonie,  on  vit  des  antiques  tvrans 

Fondre  les  vieux  donjons  de  pierre  ; 
On  vit  surgir  au  jour  tous  les  (Iroits  enfouis  ; 
Et  devant  ses  rayons,  farouches,  éblouis, 

Dix  siècles  baisser  la  ])auyiière  l 


—  21  — 

Les  hydres  de  la  nuit,  les  larves  du  passé, 
Cachots  suintants  et  noirs,  horribles  in  pace 

Voués  à  d'horribles  usages, 
Tenailles,  chevalets,  formidables  verrous, 
Chaînes,  haches,  billots,  lourds  registres  d'écro;i3, 

Sombres  attirails  des  vieux  âges  ; 


Massifs  créneaux,  murs  sourds  et  muet  souterrain, 
Ais  de  chêne  roulant  sur  triples  gonds  d'airain, 

Coins  obscurs  où  la  mort  fermente, 
Seuils  où  l'on  dit  au  jour  un  éternel  adieu. 
Tout,  sous  le  bras  du  peuple  et  le  souffle  de  Dieu, 

Fut  balavé  dans  la  tourmente  ! 


L'Ange  de  l'avenir  avait  choisi  les  siens. 
La  Bastille  tomba  comme  les  dieux  anciens 

Devant  l'apôtre  de  Solyme  ; 
Et,  dans  l'effondrement,  le  tumulte  et  les  cris, 
On  vit  l'humanité  debout  sur  les  débris, 

Dans  un  embrassement  sublime. 


Un  immense  hosanna  s'éleva  dans  les  airs, 
Et  d'échos  en  échos  alla  jusqu'aux  déserts 

Annoncer  qu'au  beau  ciel  de  France, 
Effroi  du  despotisme  à  jamais  confondu, 
Brillait  cet  arc-en-ciel  si  longtemps  attendu 

L"arc-en-ciel  de  la  délivrance. 


O  Paris,  grand  semeur  de  l'immortel  sillon  ! 
O  France,  noble  nef  dont  le  fier  pavillon 

Vole  sans  cesse  à  la  conquête 
Des  mondes  inconnus  perdus  dans  l'avenir, 
Ce  jour  entre  tous  cher  à  votre  souvenir. 

Vous  l'avez  pris  pour  votre  fête  ! 


France,  ce  que  tu  fais,  tu  le  fais  toujours  grand. 
Vers  les  plus  hauts  sentiers,  toujours  au  premier  rang, 

ïu  prends  h'  monde  pour  domaine  ; 
Et  s'il  faut  une  fête  à  ta  virilité. 
C'est  la  fête  du  Peuple  et  de  la  [.iberté, 

La  fête  de  la  race  humaine  ! 


—  23  — 

Ah  !  si  partout  où  luit  l'éclat  de  tes  bienfaits, 
Où  Ton  bénit  ton  nom,  où  l'on  sent  les  effets 

—  Aux  palais  ou  dans  les  chaumières  — 
De  tout  ce  que  tu  fis  pour  notre  humanité  ; 
En  tous  lieux  où  quelqu'un  vit  libre,  racheté 

Par  ton  sang  ou  par  tes  lumières  ; 


En  tous  lieux  où  ton  nom  brisa  quelque  lien. 
Où  ton  ardent  esprit  a  semé  quelque  bien. 

Comme  soldat  ou  comme  apôtre, 
Noble  bilan  d'honneur,  tout  devait  se  compter, 
On  verrait  aujourd'hui  tes  étendards  flotter, 

France,  d'un  bout  du  monde  à  l'autre  ! 


ilais  qu'importe  à  ton  cœur,  la  tourbe  des  ingrats, 
Si  l'on  trouve  toujours  ton  génie  et  ton  bras 

Au  service  des  saintes  causes  ! 
Laisse  dans  l'univers  chacun  suivre  sa  loi  ; 
Laisse  mordre  ou  ramper  ;  ta  mission,  à  toi  ! 

C'est  d'accomplir  de  grandes  choses  ! 


—  24  — 

Et  vous,  ses  ennemis  toujours  prêts  à  sévir, 
Si  vous  avez  jamais  rêvé  de  l'asservir, 

Vous  ne  savez  ce  que  vous  faites  ; 
Malgré  tou.s  vos  efforts,  vous  la  verrez  toujours 
Vous  dominer  d'en  haut,  grande  dans  ses  beaux  jours, 

Plus  Jurande  encor  dans  ses  défaites  ! 


La  France  est  au-dessus  de  vos  lazzi  moqueurs  ! 
Un  poète  l'a  dit:  —  Vous  vous  croirez  vainqueurs  ; 

Vous  croirez  l'avoir  poignardée  ; 
Au  droit  substituant  la  torche  et  le  canon, 
Vous  vous  direz:  —  Enfin,  la  France  est  morte  !  —  Non! 

Elle  vous  vaincra  par  l'idée  ! 


Elle  entrera  chez  vous —  non  pas  jiar  trahisons  — 
Mais  pour  briser  les  fers  et  rouvrir  les  prisons. 

Versant  du  miel  dans  votre  absinthe, 
Le  pardon  sur  la  lèvre  et  le  livre  à  la  main, 
Frères,  vous  la  verrez  passer  ]>ar  le  chemin 

Prêchant  la  fraternité  sainte. 


Et  vous  serez  vaincus  !  —  Mais  ses  enfants,  mais  nous, 
Nous  ses  fils  éloignés  qui  l'aimons  à  genoux, 

A  quoi  devons-nous  nous  attendre  ? 
A  nous  les  méconnus,  à  nous  les  oubliés, 
La  France  tend  au  loin  ses  bras  hospitaliers  ; 

Disons-lui  donc  d'une  voix  tendre  : 


—  O  France,  ô  notre  mère  adorée  à  jamais  ! 
Amour  à  toi  qui  fis  luire  à  tous  les  sommets 

La  grande  liberté  chrétienne  ! 
Ta  gloire  rejaillit  sur  nous,  car  —  Dieu  merci  ! 
Le  Quatorze-Juillet,  c'est  notre  fête  aussi, 

O  France,  puisque  c'est  la  tienne  ! 


Mère,  va  ton  chemin  !  Dieu,  l'auteur  du  progrès, 
Du  haut  du  ciel  profond  sourit  quand  tu  parais 

Pour  dénouer  quelque  servage  ; 
Oui,  Dieu  sourit  là-haut,  car  ils  ont  blasphémé. 
Ceux  qui  jamais  on  dit  que  son  Fils  bien-aimé, 

Jésus  bénissait  l'esclavage  ! 


—  26  — 

Qui  donc,  parmi  tous  ceux  que  tu  nommes  tes  fils, 
Pourraient,  lançant  au  ciel  leurs  aveugles  détis. 

Entraver  ta  marche  féconde  ? 
Quels  guides  imprudents  pourraient  te  dévoyer, 
Astre  générateur,  dont  le  puissant  foyer 

Verse  tant  d'éclat  sur  le  monde  ? 


Non,  non  !  tu  dois  toujours  l'exemple  aux  nations  ! 
Après  avoir  vaincu  toutes  les  factions, 

A  tout  injuste  joug  rebelle. 
Qu'il  monte  de  la  plèbe  ou  descende  des  rois, 
Tu  sauras  marcher,  libre  et  chrétienne  à  la  fois, 

Dans  la  carrière  où  Dieu  t'appelle  ! 


Avec  toi  le  passé  s'écroule, 
Sublime  Quatorze-Juillet, 
Avant  ton  aurore,  la  foule 
Dans  l'abjection  sommeillait. 
Tu  parais,  et  soudain  la  France 
Donne  à  la  pauvie  humanité 
Ce  gage  de  sa  délivrance  : 
L'Egalité  ! 


—  27  — 

O  date  d'immortels  présages, 
Avant  toi  que  de  maux  soufferts  ! 
Les  peuples  allaient  par  les  âges 
Traînant  leur  opprobre  et  leurs  fers. 
Tu  brillas,  et,  brisant  ses  chaînes. 
L'homme  vit  luire  en  sa  fierté. 
Au  reflet  des  aubes  prochaines, 
La  Liberté  ! 


C'est  toi,  France,  mère  féconde 
Qu'on  ne  saurait  assez  bénir. 
Qui  souffles  ainsi  sur  le  monde 
Les  effluves  de  l'avenir. 
Quelle  nation  s'y  dérobe, 
Quand  ta  suprême  autorité 
Crie  à  tous  les  enfants  du  globe 
Fraternité  ! 


Fraternité,  divine  flamme 
Egalité,  source  du  droit  ! 


—  28  — 

O  Liberté,  toi  que  proclame 
Toute  âme  qui  pense  et  qui  croit  ! 
Aux  plis  du  drapeau  tricolore, 
O  sainte  et  grande  trinité  ! 
Gloire  au  jour  où  vous  vit  éc\  *re 
L'humanité  ! 


—  29  — 

A  SA  MAJESTÉ 
VICTORIA      l^re 

A  l'occasion  du  60e  anniversaire  de  son  couronnement. 


Sonnez,  clairons  !  sonnez,  buccins  !  sonnez,  fanfares  ! 
Flèches,  dômes  et  tours,  flambez  comme  des  phares  ! 
Bronze  des  carillons,  tonnerres  des  créneaux. 
Que  votre  voix  réponde  aux  clameurs  délirantes  ; 
Et  que  cent  millions  de  poitrines  vibrantes 
Mêlent  un  Ions  vivat  aux  chants  nationaux  ! 


Qu'on  festonne  les  murs  1  qu'on  pavoise  les  rues  ! 

Que  partout,  au-dessus  des  foules  accourues. 

Flotte  un  vol  d'étendards  sous  le  ciel  radieux  ! 

Qu'un  essaiu!  de  drapeaux  couronne  tous  les  faîtes  : 

C'est  le  roi  des  grands  jours,  c'est  la  fête  des  fêtes, 

L'anniversaire  auguste,  éclatant  et  joj'eux  ! 
3 


—  30  — 

Que  va-t-ou  célébrer  ?. .  .    Quelque  nom  de  victoire 
Inscrit  en  lettres  d'or  au  fronton  de  l'Histoire  ? 
Quelque  héros  fameux  par  le  glaive  et  le  sang  ? 
Quelque  dompteur  de  rois,  fier  gagneur  de  batailles, 
Colosse  aux  reins  d'acier  dont  les  plus  hautes  tailles 
N'atteignent  point  le  torse  orgueilleux  et  puissant  ? 


Est-ce  au  moins  quelque  Etat,  nation  souveraine, 
Qui  fête  son  triomphe  en  quelque  noble  arène 
Oii  sa  gloire  a  conquis  quelque  immense  renom. 
Ou  laissé  sur  ses  pas  quelque  immortelle  trace  ? 
D'un  pays  tout  entier  ou  de  toute  une  race 
Est-ce  l'apothéose  ébloxiissante  ? . . .  Non  ! 


Non,  ce  n'est  pas  uou  plus,  aux  murs  du  Colysée, 
La  rivale  traînant  sa  rivale  écrasée  ; 
Point  de  tourbe  à  genoux  sur  le  bord  du  chemin 
Pour  voir  un  favori  du  canon  et  du  sabre, 
Eperonnant  les  lianes  d'un  cheval  qui  se  cabre, 
Passer  l'échiir  an  front  et  la  foudre  à  la  main  ! 


—  31  — 

Non  !  silence  aux  accents  des  rouges  épopées  ! 
Aux  cris  victorieux  comme  au  clioe  des  épées  ! 
Point  d'outrage  aux  vaincus  sous  les  yeux  de  leurs  f 
Point  de  morgue  insensée  agitant  fer  et  flammes 
Au  grand  soleil,  pour  mieux  aviver  dans  les  âmes 
Les  tragiques  rancoeurs  des  éternels  défis  ! 


Non  !  c'est  l'ovation  clémente  et  magnifique  ; 

C'est  le  couronnement  sublime  et  pacifique 

De  tout  ce  que  la  gloire  a  de  moins  offensant  ; 

Le  cœur  tout  débordant  d'émotion  suprême, 

C'est  plus  qu'un  peuple  entier,  c'est  l'humanité  même 

Qui  pousse  vers  le  ciel  un  cri  reconnaissant. 


Hommes  de  l'avenii',  cette  fête  est  la  vôtre  ; 

Car  sous  tous  les  climats,  d'un  hémisphère  à  l'autre, 

C'est  l'hymen  du  Progrès  et  de  la  Liberté  ; 

Sous  la  même  bannière,  alliances  bénies, 

C'est  l'immense  hosanna  de  vingt  races  unies 

Dans  un  pacte  d'amour  et  de  fraternité  ! 


—  32  — 


O  Reine  !  soixante  ans  ont  passé  sur  le  monde 
Depuis  l'iieure  où,  fidèle  aux  antiques  serments, 
Le  vœu  d'un  peuple  altier  mit  sur  ta  tête  blonde 
Le  vieux  bandeau  royal  des  vieux  césars  normands. 


Tu  sortais  de  l'enfance,  et  l'existence  encore 

N'avait  été  pour  toi  qu'un  matin  triomphant  ; 

C'était  cruellement  assombrir  ton  aurore  ; 

C'était  d'un  poids  bien  lourd  charger  ton  front  d'enfant. 


Le  sceptre  va  trembler  entre  tes  mains  débiles  ; 
Ton  épaule  ploiera  sous  ce  manteau  de  roi  ; 
L'aveugle  populaire,  aux  instincts  si  mobiles, 
Courbera-t-il  longtemps  son  orgueil  devant  toi  ? 


La  Révolte,  semblable  au  levain  (lui  fcniicute, 
Remue  en  Amérique  et  gronde  en  Orient  ; 
Ne  va-t-il  pas  sombrer,  vaincu  par  la  tourmente, 
Ce  trône  où  ta  beauté  commande  on  souriant  ? 


—  33  — 

Mais  non  !  A  ton  aspect  la  Révolte  désarme  ; 
Toute  haine  se  fond  à  ta  sérénité  ; 
Devant  la  douce  enfant  dont  il  subit  le  charme, 
Le  vieux  lion  s'apaise  et  se  couche  dompté. 


Et  soixante  ans,  on  vit,  au  milieu  des  désastres 
De  ce  grand  siècle  en  proie  à  tant  de  vents  divers, 
L'étoile  d'Albion  grandir  parmi  les  astres. 
Et  ses  rayonnements  éblouir  l'univers. 


Sur  les  flots  déchaînés,  solide  comme  l'Arche, 
La  noble  nef,  cinglant  au  milieu  des  hourras. 
Vogua,  sans  qu'un  revers  vînt  ralentir  sa  marche. 
Vers  les  sommets  féconds  des  nouveaux  ararats. 


Voyage  solennel  !  sublime  traversée  ! 

Jamais  on  n'avait  vu,  sur  plus  vaste  chemin, 

Plus  ostensiblement,  la  divine  pensée 

Vers  des  destins  plus  hauts  guider  l'esprit  humain. 


34 


Jamais  on  n'avait  vu,  malgré  tous  les  présages, 
Des  rivages  du  Gange  aux  bords  du  Saint-Laurent, 
Sous  un  même  drapeau  flottant  au  vent  des  âges, 
Semblable  imftulsion  vers  le  noble  et  le  grand. 


Ce  fut  un  cycle  d'or,  de  calme  et  de  lumières  ; 
A  l'appel  du  Grénie  aux  multiples  aspects. 
On  vit,  même  au  foyer  des  plus  humbles  chaumières, 
Naître  une  ère  d'espoir,  de  justice  et  de  paix. 


La  vierge  Liberté  chanta  toute  sa  gamme. 
Et  le  monde,  de  l'un  jusqu'à  l'autre  océan. 
Regardait,  étonné,  cet  empire  géant 
Agenouillé  devant  le  sceptre  d'une  femme  ! 


Ce  sceptre,  il  nous  fut  doux  ;  ton  joug  nous  fut  léger, 
O  Reine  ! . . .  On  voit  souvent  la  masse  s'insurger 

Contre  le  pouvoir  qui  l'oppresse  ; 
Mais  qui  pourrait  frapper  le  bras  qui  le  défend  ? 
D'un  mouvement  ingrat,  qui  vit  jamais  l'eufant 

Mordre  la  main  qui  le  caresse  ? 


—  35  — 

Pour  le  peuple,  en  effet,  uue  aurore  avait  lui. 
Tu  dis  :  Le  souverain,  ce  nest  pas  moi,  c'est  lui  ! 

Et  pour  maintenir  l'équilibre, 
Tu  mis  dans  le  plateau  le  livre  de  la  Loi, 
Sachant  qu'on  n'est  jamais  grande  reine  ou  grand  roi 

Qu'en  régnant  siir  un  pays  libre. 


Oui,  durant  soixante  ans,  le  despotisme  ancien 
Devant  ton  sceptre  d'or  dut  abaisser  le  sien. 

En  rebroussant  sa  marche  oblique  ; 
Et  l'Histoire  dira,  dans  l'avenir  des  temps  : 
Ce  règne  glorieux,  qui  dura  soixante  ans. 

Fut  soixante  ans  de  république  ! 


Du  vieux  code  il  a  su  briser  le  cadre  étroit  ; 

De  nos  jours,  grâce  à  lui,  sur  le  terrain  du  droit, 

Plus  d'inégalité  factice  ! 
L'odieux  privilège,  autrefois  acclamé. 
S'incline  maintenant,  à  jamais  désarmé, 
Devant  l'éternelle  Justice. 


—  3G  — 

O  généreux  essor  vers  l'immense  horizon  ! 
Pour  le  cœur  et  l'esprit,  pour  l'âme  et  la  raison, 

Ce  règne  est  une  délivrance  ; 
C'est  l'aube  avaut-coureur  des  grands  soleils  levants, 
L'Ange  des  jours  futurs  qui  sonne  aux  quatre  vents 

La  diane  de  l'espérance. 


Or,  notre  siècle  heureux  te  devra  ce  progrès, 
O  souveraine,  qui,  sans  efforts  ni  regrets, 

Dédaignas  les  vains  bruits  qu'on  prône. 
Et  qui,  femme  sans  tache  ou  fière  Majesté, 
Des  vertus  de  la  plèbe  ornant  la  royauté, 

Sus  démocratiser  le  trône. 


O  reine  !  je  n'ai  pas,  maladroit  courtisan, 

La  strophe  adulatrice  et  le  vers  séduisant 

Qu'il  faut,  dit-on,  pour  plaire  aux  tôtes  couronnées. 

On  pourrait  remonter  le  cours  de  mes  années. 

Sans  trouver  sous  ma  plume,  au  parler  toujours  franc, 

Un  mot  de  flatterie  à  l'adresse  d'un  grand. 


37 


Au  contraire,  invoquant  l'inexorable  Histoire, 

J"ai  souvent  dirigé  ma  verve  imprécatoire 

Contre  les  oppresseurs  dont  la  perversité 

Fit  durant  si  longtemps  pleurer  l'humanité 

Saignante  sous  l'effort  de  ses  révoltes  vaines. 

En  outre,  par  le  sang  qui  coule  dang  mes  veines, 

Par  la  religion  du  passé,  j'appartiens 

A  de  chers  souvenirs  qui  ne  sont  pas  les  tiens. 

Ton  drapeau,  fier  symbole  à  qui  je  rends  hommage, 

Ce  drapeau,  dont  l'éclat  reflète  aux  veux  l'image 

Du  soleil  qui  pour  lui  ne  se  couche  jamais. 

Ce  drapeau  de  ta  race,  et  le  mien  désormais, 

Il  me  fut  imposé  dans  un  jour  de  défaite  ; 

Et  quand  je  le  bénis,  quand  les  miens  lui  font  fête, 

Je  ne  sais  quelle  voix  me  crie  au  fond  du  cœur  : 

"  Passe  outre  !  ce  drapeau,  c'est  celui  du  vainqueur  !  " 

Eh  bien,  quand,  malgré  tout,  d'un  œil  pensif  je  sonde 

Tout  ce  que  ton  exemple  a  fait  de  par  le  monde 

Pour  la  démocratie  et  pour  la  liberté, 

Sans  renier  en  rien  ma  foi  ni  ma  fierté, 

A  toi  qui  présidas  à  cette  ère  sereine, 

Je  sens  pouvoir  t'offrir,  bien  sincère,  ô  ma  Eeine  ! 

Avec  ma  loyauté  de  sujet-citoyen. 

L'hommage  du  Français  et  du  républicain  ! 


—  38  — 


Sonnez,  clairons  !  sonnez,  buccins  !  sonnez,  fanfares  ! 
Flèches,  dômes  et  tours,  flambez  comme  des  phares  ! 
Qu'on  jonche  les  chemins  de  fleurs  et  à^trer-green  ! 
Qu'un  hymne  saint  réponde  aux  salves  délirantes  ; 
Et  que  cent  millions  de  poitrines  vibrantes 
A  tous  les  vents  du  ciel  chantent  :  (Sud  sav'  tlw  Queen  ! 


—  39 


A    M.    L'ABBÉ    TANGUAT 


Auteur   du    "  Dictionnaire   généalogique   des   familles    canadiennes  ' 


Quand  l'Histoire,  prenant  son  austère  burin, 
Des  âges  qui  s'en  vont,  sur  ses  tables  d'airain, 

Fixe  l'empreinte  ineffaçable, 
Son  oeil  impartial  n'a  pas  de  trahisons. 
Mais  forcé  d'embrasser  d'immenses  horizons, 

II  néglige  le  grain  de  sable. 


Le  pic  au  front  altier  lui  cache  le  sillon  ; 
Elle  n'aperçoit  point  le  timide  oisillon 

Qui  bâtit  son  nid  dans  les  seigles  ; 
Son  fier  regard,  qui  va  de  sommets  en  sommets. 
Toujours  tourné  là-haut,  ne  s'arrête  jamais 

Qu'à  regarder  voler  les  aigles. 


—  40  — 

Empereurs,  potentats,  capitaines  fameux. 

Chefs  d'un  jour  surnageant  sur  les  flots  écumeux 

Des  déchaînements  ijopuhiires. 
Eclatante  victoire  ou  drame  ensanglanté, 
Grands  hommes  ou  hauts  faits  ont  seuls  droit  de  cité 

Dans  ses  annales  séculaires. 


Quand  Turenne,  fi'appé  d'un  boulet  de  canouj 
Kend  Fâme  au  champ  d'honneur,  elle  redit  son  nom, 

Et  va  s'incliner  sur  sa  tombe  : 
Elle  donne  des  pleurs  au  général  mourant  ; 
Mais  passe  sans  regrets,  d'un  pas  indifférent, 

Devant  l'humble  conscrit  qui  tombe. 


Les  peuples,  roulent  en  tourbillon  ; 

Et  comme,  lorsque  au  loin  défile  un  bataillon, 

Les  hauts  cimiers  seuls  sont  eu  vue. 
Des  héros  et  des  grands  elle  compte  les  jours  ; 
Mais  des  petits,  hélas  !  oubliés  pour  toujinirs, 

La  masse  est  h  peine  entrevue. 


—  41  — 

Amant  passionné  des  temps  qui  ne  sont  plus, 
Quand  j'évoque,  rêveur,  des  siècles  révolus 

L'image  au  fond  de  ma  mémoire  ; 
Ou  quand,  ceignant  le  front  de  nos  nobles  aïeux 
D'un  diadème  d'or,  Garneau  fait  sous  mes  yeux 

Surgir  tout  un  passé  de  gloire  ; 


Devant  la  foule  alors  qui  s'écarte  pour  eux. 
Je  vois  passer  au  loin  les  mânes  de  nos  preux 

En  cohorte  resplendissante, 
Jetant  à  l'aventure  un  sublime  cartel, 
Et  gravant  sur  nos  bords  un  poème  immortel, 

De  leur  épée  éblouissante. 


Je  compte  nos  grands  noms,  soldat,  prêtre,  trappeur. 
Pionniers,  chevaliers  sans  reproche  et  sans  peur. 

Tous  ceux  dont  notre  orgueil  s'honore  : 
Depuis  l'humble  martyr  qui  convertit  les  cœurs. 
Jusqu'au  vaillant  tribun  foudroyant  nos  vainqueurs 

Des  éclats  de  sa  voix  sonore. 


—  42  — 

Mais,  dans  les  rangs  pressés  de  ce  groupe  charmant, 
D'un  regard  anxieux,  je  cherche  vainement, 

Quel  que  soit  le  livre  que  j'ouvre, 
Tous  ces  héros  obscurs  qui,  pour  ce  sol  naissant. 
Versèrent  tant  de  fois  leurs  sueurs  et  leur  sang. 

Et  qu'aujourd'hui  l'oubli  recouvre. 


Ils  furent  grands  pourtant,  ces  pavsans  hardis 
Qui,  sur  ces  bords  lointains,  défièrent  jadis 

L'enfant  des  bois  dans  ses  repaires. 
Et  perçant  la  forêt  l'arquebuse  à  la  main, 
Au  progrès  à  venir  ouvrirent  le  chemin . . . 

Et  ces  hommes  furent  nos  pères  ! 


Quand  la  France  peuplait  ces  rivages  nouveaux, 
Que  d'exploits  étonnants,  que  d'immortels  travaux, 

Que  de  légendes  homériques, 
N'eurent  pour  tous  héros  que  ces  prcnx  inconnus. 
Soldats  et  laboureurs,  cœurs  de  bronze,  venus 

Du  fond  des  vieilles  Armoriques  ! 


—  43  — 

Le  temps  les  a  plongés  dans  son  gouffre  béant. . . 
Mais  d'exhumer  au  moins  leui*  beaux  noms  du  néant, 

Qui  fera  l'œuvre  expiatoire  ?. . . 
C'est  vous,  savant  abbé  !  c'est  votre  livi'e,  ami, 
Qui  se  fait  leur  vengeur,  et  répare  à  demi 

L'ingratitude  de  l'Histoire  ! 


A  S.   A.  R.   LE   DUC  D'YORK   ET   DE   CORNWALL 


PLUS   TARD   PRINCE   DE   GALLES 


A  l'occasion  de  sa  visite  au  Canada. 


Au  gTé  des  brises  parfumées 

Qui  soufflent  des  grands  monts  déserts, 

Voyez  serpenter  dans  les  airs 

De  longs  panaches  de  fumées. 


C'est  une  escadre  de  géants 
Qui,  débouchant  des  mers  sauvages. 
Vient  déployer  sur  nos  rivages 
L'âpre  décor  des  océans. 


—  46  — 

Sur  le  flot  que  leur  proue  effrange, 
Ils  s'avauceut,  fiers  et  hautains, 
Pendant  que,  des  brumeux  lointains, 
Emerge  leur  profil  étrange. 


Le  bronze  hurle  en  leurs  sabords  ; 
La  guerre  gronde  en  leurs  cordages  ; 
Viennent-ils,  des  noirs  abordages 
Porter  l'alarme  sur  nos  bords  ? 


Non,  vraiment,  que  chacun  respire  ! 
Car,  au  signal  des  porte-voix, 
Couronné  d'un  vol  de  pavois, 
Parait  le  drapeau  de  l'Empire  ! 


Vivat  !  ilais  qnels  aspects  nouveauv, 
A  mesure  qu'il  se  déroule, 
SoulèA-ent  au  sein  de  la  foule 
Cette  tenii)ête  de  bravos  ? 


—  47  — 

Ah  !  c'est  qu'une  de  ces  carènes 
Vient  d'arborer  sur  Fliorizon 
La  pourpre  d'un  royal  blason  : 
Salut  aux  couleurs  souveraines  ! 


Oui,  c'est  l'antique  royauté 

Qui  vient  apprendre,  en  nos  parages. 

Ce  que  peut  dissiper  d'orages 

Le  soleil  de  la  liberté. 


C'est  l'héritier  des  vieilles  races, 
Qui  vient  voir  ce  que,  pour  toujours, 
Chez  nous  l'esprit  des  nouveaux  jours 
A  lavé  de  sanglantes  traces  ! 


C'est  le  fils  aîné  de  nos  rois  : 
Avant  d'être  sacré  le  Maître, 
Il  vient  nous  dire  qu'il  veut  être 
Le  premier  gardien  de  nos  droits. 


—  48  — 

Soit  !  car  il  veut  suivre  sans  doute 
L'exemple  tracé  devant  lui  ; 
Or  nul  phare  plus  haut  n'a  lui 
Pour  éclairer  plus  noble  route  ! 


Halte,  Prince  !  Entends-tu  ces  rumeurs,  ce  canon, 
Tous  ces  hourras  joyeux  que  l'on  mêle  à  ton  nom, 

Et  sur  les  foules  affolées, 
En  flots  harmonieux  Tairain  carillonneur, 
Du  haut  des  vieilles  tours,  lancer  en  ton  honneur 

Ses  plus  solennelles  volées  ? 


Un  essaim  de  drapeaux  voltige  à  tous  les  mâts. . . 
C'est  Québec,  c'est  la  ville  aux  grands  panoramas 

Qui,  debout  sur  son  promontoire, 
Dans  l'éclat  du  matin  t'a  vite  reconnu. .  . 
Prince,  cargue  ta  voile,  et  sois  le  bienvenu 

Au  seuil  sacré  de  notre  histoire  ! 


—  49  — 

Regarde  !  c'est  ici,  sous  ce  sommet  altier, 

Que,  rival  des  plus  grands,  notre  immortel  Cartier 

Jadis  ancra  sa  caravelle, 
Et  déroulant  au  vent  ses  plis  fleurdelisés, 
Vint,  la  Croix  à  la  main,  aux  incivilisés 

Apporter  la  bonne  nouvelle. 


Regarde  ces  longs  prés,  ces  penchants,  ces  vallons. 
Et,  par  delà  ces  champs  ondulés  d'épis  blonds, 

Cette  forêt  mystérieuse . . . 
Ici  l'on  combattit  souvent  un  contre  vingt  ; 
Pas  un  guérêt,  pas  un  fourré,  pas  un  ravin 

Qui  n'ait  sa  page  glorieuse  ! 


Car,  de  nos  moissons  d'or  si  fiers  que  nous  soyons. 
L'herbe  qui,  le  printemps,  verdit  dans  nos  sillons 

Prend  sa  racine  en  bien  des  tombes  ; 
Sur  nos  bords  aujourd'hui  si  paisibles,  le  vent 
Aux  arômes  des  bois  a  mêlé  bien  souvent 

L'odeur  des  fauves  hécatombes. 


—  50  — 

Lève  les  yeux,  c'est  là,  sous  ces  hauts  bastions. 
Qu'en  un  joiir  fatidique  on  vit  deux  nations, 

Aux  lueurs  du  canon  qui  gronde. 
Dans  ce  vaste  champ-clos  aux  merveilleux  décors. 
Ainsi  que  deux  géants  s'étreindre  corps  à  corps, 

Pour  changer  la  carte  d'un  monde. 


Ce  fut  un  duel  épique  en  un  sombre  ouragan. 

Deux  preux,  Wolfe  et  Montcalm,  s'étaient  jeté  le  gant, 

Et  pour  mieux  mesurer  leur  taille, 
A  la  tête  des  leurs  dans  ce  choc  hasardeux, 
Sur  des  monceaux  de  morts  s'étaient  couchés  tous  deux, 

Fauchés  par  l'ardente  bataille. 


Ce  furent  les  martyi's  d'un  nouvel  univers  : 
Comme  si  Dieu  voulût  que,  sous  ces  gazons  verts 

Où,  sans  distinctions  aucunes. 
Ennemis  comme  amis  ont  confondu  leurs  os, 
Pour  le  bonheur  de  tous  le  sang  des  deux  héros 

Novût  d'éternelles  rancunes. 


—  51  — 

Combien  de  chocs  sauglants,  de  luttes  sans  merci, 
De  combats  acliarnés  haletèrent  ici, 

Jusqu'au  jour  des  dernières  crises, 
A  cette  époque  où  rien  n'égala,  tu  le  sais. 
L'héroïque  valeur  des  vieux  colons  fiançais 

Avec  la  barbarie  aux  prises  ! 


Mais  l'orage  atteignit  à  son  point  culminant 
Quand  les  peuples  armés  de  l'ancien  continent. 

Héritiers  d'antiques  colères, 
Sur  ce  sol  vierge  encor  se  donnant  rendez-vous. 
Dans  leur  ambition  transportèrent  chez  nous 

Leurs  rivalités  séculaires. 


y<;us  luttâmes  longtemps,  nous  luttâmes  sans  fin. 
Jusqu'à  ce  que,  vaincus  par  le  nombre  et  la  faim, 

Après  la  suprême    victoire, 
Nous  dinnes  succomber,  privés  de  tous  soutiens, 
Lorsque  le  sort  jaloux  fit  en  faveur  des  tiens 

Pencher  son  urne  aléatoire. 


Et  quand  le  sort,  fixant  tout  espoir  incertain, 
Eut  enfin  mis  le  sceau  sur  le  futur  destin 

De  cet  immense  territoire, 
Du  coup  de  dé  final  il  consola  les  coeurs, 
En  décernant  à  tous,  vaincus  comme  vainqueurs. 

Une  part  égale  de  gloire. 


Les  pages  de  l'Histoire  ont  toujours  leur  verso  : 
Ce  qui  semble  une  tombe  est  parfois  un  berceau. 


Souvent  le  sang  versé  sur  les  plaines  rougies 
Retrempe  le  ressort  des  mâles  énergies. . . 

Entre  les  anciens  combattants 
L'Ange  des  noirs  conflits  dès  lors  ferma  son  aile  ; 
Et  devant  nous,  depuis,  une  ère  fraternelle 

Ouvrit  sa  porte  à  deux  battants. 


—  53  — 

La  grande  loi  qui  veut  que  tout  meure  et  renaisse 
A  fait  revivre  ici,  radieux  de  jeunesse, 

D'ardL-ur  et  de  virilité, 
Un  peuple  fier  d'avoir,  en  ses  veines  vivaces. 
Le  sang  chaud  et  fécond  des  deux  plus  fortes  races 

Dont  s'honore  l'humanité. 


Des  préjugés  d'antan  il  a  brisé  les  chaînes  ; 

Et,  l'œil  plein  du  rayon  des  aurores  prochaines, 

Il  poursuit  son  noble  chemin, 
Peuple  libre,  ennemi  de  tous  les  arbitraires. 
Peuple  de  travailleurs,  surtout  peuples  de  frères 

Qui  marchent  la  main  dans  la  main. 


Les  rivaux  d'autrefois,  devenus  des  émules, 
Ont  des  anciens  défis  renié  les  formules  ; 

Et,  du  sol  vaillants  défenseurs, 
A  l'appel  du  péril,  souvent  un  contre  quatre, 
Sous  les  mêmes  drapeaux  on  les  a  vus  combattre 

Et  vaincre  les  envahisseurs. 


—  54  — 

Sans  cesse  élargissant  la  route  où  Dieu  les  mène, 
Reculant  les  confins  de  leur  riche  domaine, 

En  infatigables  lutteurs, 
Ils  ont  fertilisé  la  lande  et  la  savane, 
Et  nul  désert  u"a  pu  lasser  la  caravane 

De  leurs  hardis  explorateurs. 


De  merveilleux  projets  Fâme  toujours  en  quête, 
Ils  ont  accumulé  conquête  sur  conquête. 

Et  l'on  voit,  d'instants  eu  instants. 
Du  fond  de  leurs  torrents  surgir  des  métropoles. 
Pendant  que  leurs  hameaux  se  couvrent  de  coupoles 

Et  leurs  mers  de  palais  flottants. 


Ce  n'est  pas  tout  encore  :  ingénieurs  sublimes. 
De  nos  himalayas  ils  ont  dompté  les  cimes 

Au  travers  d'obstacles  sans  nom, 
Et,  par  un  couj)  d'audace  immense  et  magnifique, 
Relié  rAtlanti(|ue  avec  le  Pacifique 

Par  un  gigantesque  cliaiiuin. 


—  55  — 

Vaste  artère  par  où,  voyageuses  cohortes, 
Demain  les  nations  jetteront  à  nos  portes 

Les  ricliesses  de  l'Orient  ; 
Car  l'heure  va  venir,  l'heure  où,  sans  jalousie, 
Sur  le  sol  canadien,  l'Europe  avec  l'Asie 

S'embrasseront  en  souriant. 


Voilà  ce  peuple  né  de  la  lutte  suprême  ! 
rius  que  tout  autre  il  a  résolu  le  problème 

De  la  sainte  fraternité  ; 
Chez  lui  le  droit  de  l'homme  au  devoir  s'associe  ; 
La  base  de  son  code  a  nom  Démocratie, 

Et  sa  devise  est  :  Liberté  ! 


Dans  la  foi  collective,  il  met  son  espérance . . . 
Non  content  d'enlacer  la  fleur-de-lys  de  France 

Avec  les  roses  d'Albion, 
Il  est  fier  de  mêler  encore,  en  sa  guirlande. 
L'âpre  chardon  d'Ecosse  au  doux  shamrock  d'Irlande  ; 

Féconde  et  robuste  union  ! 


—  56  — 

Union  !  union  !  alliance  !  harmonie  ! 
Tolérance  chrétienne  et  concorde  bénie  ! 

Serions-nous  donc  les  précurseurs 
De  ces  jours  radieux  que  l'avenir  recèle, 
Jours  si  longtemps  rêvés  de  paix  universelle, 

Où  les  nations  seront  soeurs  ? 


Prince,  on  a  dit  qu'uu  peuple  heureux  n'a  pas  d'histoire. 
Or,  tu  le  vois,  sans  être  un  peuple  aventureux, 
Nous  avons  notre  histoii'e,  et  nous  vivons  heureux, 
En  dépit  de  ce  mot  vide  et  déclamatoire. 


Ce  bonheur  fait  de  paix,  de  calme  et  de  repos, 
A  qui  le  devons-nous  après  hi  Providence  ? 
Si  ce  n'est  à  la  fière  et  libre  indépendance 
Qui  règne  sous  les  plis  de  tes  nobles  drapeaux. 


—  57  — 

Eeçois-en  donc  ici  notre  hommage  sincère  ! 

Les  liens  qu'en  nos  cœurs  ont  créés  avant  toi 

Ton  immortelle  aïeule  et  notre  auguste  roi, 

Ta  présence  aujourd'hui  les  double  et  les  resserre. 


Mais  une  femme  est  là  qui  trône  à  ton  côté  ; 
Bans  nos  chers  souvenirs  vivra  sa  douce  image  ; 
Qu'elle  accepte,  elle  aussi,  sa  part  de  notre  hommage, 
Keine  déjà,  de  pai'  la  Grâce  et  la  Bouté  ! 


Que  tout,  jusques  à  l'air  que  sa  bouche  respire, 
Se  dispute  en  ce  jour  l'honneur  de  la  charmer  ! 
Ce  n'est  pas  un  pays  qu'on  devrait  surnommer 
Le  plus  beau  joyau  de  l'empire  ! 


—  59  — 


AU  POÈTE  XATIOXAL  AMÉRICAIN 


L  O  N  a  F  E  L  L  O  W 


A  l'occasion  d'un  voyage  en  Europe. 


Un  soir,  tu  t'envolas  comme  l'oiseau  de  mer 
Dont  le  coup  d'aile  altier  nargue  le  gouiïre  amer  ; 

Et  moi,  debout  sur  la  colline, 
Murmurant  à  la  brise  un  chant  d'Hiawatba, 
Longtemps  je  regardai  le  flot  qui  t'emporta, 

O  doux  chantre  d'Evangeline  ! 


Comme  on  voit  l'astre  d'or,  plongeant  au  sein  d(^s  eaux, 
Laisser  derrière  lui  de  lumineux  réseaux 

Dorer  les  vagues  infinies. 
Quand  ta  barque  sombrait  à  l'horizon  brumeux, 
On  entendit  longtemps  sur  l'abime  écumeux 

Flotter  de  douces  harmonies. 


—  60  — 

Tu  caressais  ton  luth  d'uu  doigt  mélodieux, 
O  barde  !  et  je  t'ai  vu  d'un  long  regard  d'adieux 

Embrasser  nos  rives  aimées, 
Eêvant  pour  ton  retour  d'immortelles  moissons 
De  poèmes  ailés,  de  sublimes  chansons 

Et  de  légendes  parfumées. 


Tu  pai'tis,  et  longtemps  ta  lyre  résonna 

Des  vallons  de  Kildare  aux  penchants  de  l'Etna, 

Sur  le  Danube  et  sur  la  Loire  ; 
Et,  brillante  fanfare  ou  fier  coup  de  canon, 
La  brise  qui  passait  nous  apportait  ton  nom 

Dans  un  long  murmure  de  gloire  ! 


Dans  ces  pays  dorés  où  l'art  a  des  autels, 

Tu  passais,  saluant  tous  les  fi'onts  immortels 

De  l'Europe  en  grands  noms  féconde  ; 
Et,  de  Rome  à  Paris,  de  Londre  ;t  (îuernesey. 
Les  maîtres  t'acclamaient,  rival  iniprovisé 

Qui  surgissais  du  nouveau  inonde.  .  . 


—  fil  — 

Mais,  comme  une  aile  blanche  ouverte  dans  le  vent, 
J'ai  vu  poindre  une  voile  aux  lueurs  du  Levant, 

Dans  un  rayonnement  féerique  ! 
Le  bronze  de  Cambridge  a  grondé  dans  sa  tour  ; 
Et,  dans  son  noble  orgueil,  d'un  long  frisson  d'amour 

Tressaille  la  jeune  Amérique  ! 


Ecoutez  !  —  mille  voix  s'élèvent  dans  les  airs. 
De  la  cité  vivante  et  du  fond  des  déserts 

Monte  une  immense  symphonie. 
Ecoutez  ces  accents  par  la  brise  portés 
Des  bords  de  la  Floride  aux  coteaux  enchantés 

De  la  blonde  Penusvlvanie  ! 


Des  gorges  du  Catskill  au  rivage  lointain 

Où  le  vieux  Missouri,  dans  son  cours  incertain, 

Roule  ses  eaux  couleur  d'orange  ; 
Sous  les  arceaux  touffus  des  grands  bois  ténébreux, 
Au  bord  des  lacs  géants  et  des  bayous  ombreux, 

S'élève  une  cantate  étrange. 


—  62  — 

Hosanna  !  ces  rumeurs,  ces  cliauts  mystérieux, 
C'est  un  monde  hélant  son  barde  glorieux  ; 

Car  le  Hot  dont  tu  t'environnes, 
O  vieux  roc  de  Plymouth,  berce  encor  ton  enfant, 
Poète  bien-aimé  qui  revient  triomphant. 

Le  front  tout  chargé  de  couronnes  ! 


—  63  — 


SALUT   AU    MISSISSIPI 


Salut  !  Père-des-Eaux,  fécond  Mescliacébé, 
Fleuve  immense  qui  tiens  tout  un  monde  englobé 

Dans  tes  méandres  gigantesques  ! 
Toi  dont  les  flots  sans  tin,  rapides  ou  dormants, 
A  des  bords  tout  peuplés  de  souvenirs  charmants 

Chantent  cent  poèmes  dantesques  ! 


Comme  Fantique  Hercule,  ô  colosse  indompté, 
Tu  t'en  vas  promenant  ta  fière  majesté 

De  l'Equinoxe  jusqu'à  l'Ourse  ; 
Et  ton  onde  répète  aux  tièdes  océans 
L'épithalame  étrange  et  les  concerts  géants 

Des  glaciers  où  tu  prends  ta  source. 


—  6-i  — 

Tu  connais  tous  les  cieux,  parcours  tous  les  climats  ; 
La  pirogue  indienne  et  le  pesant  trois-mâts 

Te  parlent  de  toutes  les  zones  ; 
L'aigle  ami  des  hivers,  le  pélican  frileux, 
Le  sombre  pin  du  Nord,  et  le  coton  moelleux 

Se  mirent  dans  tes  vagues  jaunes. 


Vois  !  tandis  qu'à  tes  pieds,  sur  ton  cours  attiédi, 
L'oranger  qui  se  berce  aux  brises  du  Midi, 

Verse  ses  parfums  et  son  ombre, 
A  ton  front  les  sapins,  accroupis  ù  ileur  d'eau. 
Te  tressent,  blancs  de  givre,  un  éternel  bandeau 

De  leurs  arabesques  sans  nombre. 


Là,  sur  tes  bords  glacés  oîi  mugit  l'aquilon, 

Les  chasseurs  vont  traquant  l'ours  du  Septentrion 

De  leurs  flèches  et  de  leurs  piques  ; 
Ici,  dans  les  détoui's  où  dorment  tes  remous, 
Les  noirs  alligators  foulant  tes  sables  mous, 

Bâillent  au  soleil  des  tropiques. 


—  G5  — 

Et  puis,  ô  fleuve  !  il  semble,  indécises  rumeurs, 
Que  la  voix  du  passé  chante  dans  tes  clameurs 

Quand  ton  flot  se  frange  d'écume  ; 
Et  qu'au  fond  des  grands  bois  sur  tes  rives  penchés, 
On  entrevoit,  la  nuit,  l'ombre  des  vieux  Natchez 
Glisser  vaguement  dans  la  brume. 


O  Chactas  !  Atala  !  c'est  vous  qui  revenez, 
A  l'abri  des  vieux  troncs  par  l'orage  inclinés. 

Voir  passer  les  eaux  murmurantes  ; 
Et  toi,  chantre  immortel  qui  fis  leurs  noms  si  beaux, 
Quittes-tu  quelquefois  la  poudre  des  tombeaux. 

Pour  suivre  leurs  formes  errantes  ? 


Oui,  fantômes  aimés,  vous  j  venez  souvent  ; 
Et  voilà  ce  qui  fait  que,  dans  la  voix  du  vent. 

Soit  qu'elle  brame  dans  les  landes, 
Ou  ronfle  sur  ta  berge,  ô  vieux  Meschacébé  I 
Le  passant  croit  ouïr,  quand  le  soir  est  tombé, 

De  mystérieuses  légendes  ! 


—  66  — 

Beau  fleuve  !  emporte-moi  dans  ta  course  sans  frein, 
Souffle-moi  tes  senteurs,  chante-moi  ton  refrain, 

Endors-moi  sur  ta  large  lame  ; 
Que  tes  rayons  dorés  baignent  mon  front  pâli  ! 
Nouveaii  René,  vers  toi  je  viens  chercher  l'oubli  : 

Verse-moi  son  amer  dictame  ! 


1870 


—  67  — 


AU   COLLEGE    DE   NICOLET 


A  l'occasion  du  centenaire  de  sa  fondation 


A  l'âge  011  l'homme  sent  battre  ^ou  cœur  plus  vite 
Sous  les  soufUes  féconds  du  diviu  Floréal, 
Où  tout  autour  de  lui  le  caresse  et  l'invite 
A  se  laisser  bercer  dans  un  rêve  idéal  ; 


Où  tout  n'est  qu'espérance,  enivrement,  aurore. 
Où  sous  les  purs  rayons  de  l'horizon  vermeil, 
La  vie  ouvre  son  aile,  et  l'âme  semble  éclore 
Comme  une  fleur  céleste  aux  baisers  du  soleil  ;  — 


—  68  — 

O  Nicolet  !  à  l'âge  où  Fou  rit,  où  l'on  aime, 
Où  l'on  voit  chaque  jour  passer  devant  ses  yeux 
Quelque  lambeau  doré  de  l'éternel  poème 
Que  chante  aux  cœurs  naïfs  l'avenir  radieux. 


Un  étranger,  hélas  !  sevré  de  toute  ivresse, 
Jeune  encore,  et  déjà  désireux  d'oublier. 
Frêle  épave  échappée  à  la  vague  traîtresse. 
Vint  baiser  en  pleurant  ton  seuil  hospitalier. 


Sou  front  avait  longtemps  ruisselé  sous  Forage, 
Ses  pieds  avaient  rougi  les  cailloux  du  chemin, 
Un  vent  d'épreuve  avait  désarmé  son  courage  : 
Quelqu'un  qui  l'aperçut  vint  lui  tendre  la  main. 


De  profonds  dévoùnients   nature  inassouvie. 

Le  bon  ange  eut  pour  lui  des  mots  réconfortants  ; 

Et  devant  ce  vaincu  précoce  de  la  vie, 

Ta  porte,  ô  Xicolet  !  s'ouvrit  à  deux  battants. 


—  69  — 

Dans  rai'clie  à  la  merci  des  flots  noirs  du  déluge 
La  colombe  renti'ait  avec  son  rameau  vert  ; 
C'était  le  port  serein,  l'asile,  le  refuge, 
L'oasis  émergeant  des  sables  du  désert. 


Au  lutteur  épuisé  la  Paix  offrait  sa  palme  ; 
La  douce  quiétude  avait  enfin  son  tour  ; 
Après  les  jours  troublés  une  atmosphère  calme 
De  généreux  oubli,  d'indulgence  et  d'amour  ! 


O  sainte  Aliiui  Mater,  j'ai  revu  tes  portiques 

A  tes  enfants  toujours  si  largement  ouverts. 

Ton  site  inoublié,  tes  abords  poétiques. 

Et  tes  vieux  pins  croulant  sous  l'assaut  des  hivers  ; 


J'ai  revu  ton  doux  seuil,  j'ai  revu  ta  couronne 

De  parterres  fleuris  et  d'odorants  buissons. 

Tes  grands  murs  aux  tons  clairs  et  joyeux  qu'environne 

Un  réseau  de  bosqiiets  pleins  d'ombre  et  de  chansons  ; 


—  70  — 

J'ai  revu  ton  clocher  tout  blanc  que  le  ciel  dore, 
Ton  antique  chapelle  où  nous  priions  tout  bas, 
Et  tes  vastes  préaux  et  ta  salle  sonore, 
Complices  journaliers  de  nos  bruyants  ébats  ; 


Et  quand  de  tes  sentiers  j'ai  suivi  les  méandres 
Dont  les  échos  semblaient  reconnaître  ma  voix, 
Mille  chuchotements  familiers  et  tendres 
Ont  redit  à  mon  cœur  ces  choses  d'autrefois. 


Ils  m'ont  redit  tes  soins,  ta  bonté  maternelle. 
Ton  noble  esprit  vibrant  en  touchants  unissons, 
La  douce  paix  des  jours  écoulés  sous  ton  aile. 
Tes  exemples  pieux  et  tes  saintes  leçons. 


Et  pourtant,  évoqué  par  cette  voix  amie, 
Nul  de  ces  souvenirs  l'un  à  l'autre  lié 
En  moi  n'a  pu  surprendre  une  libre  endormie  : 
Mon  cœur  reconnaissant  n'avait  rien  oublié. 


—  71  — 

Non  !  et  c'est  là  ma  joie  en  ce  beau  jour  de  fête 
De  sentir,  abrité  de  nouveau  sous  ton  toit, 
Que  si  de  longs  hivers  ont  neigé  sur  ma  tête, 
Ils  n'ont  rien  refroidi  de  mon  amour  pour  toi. 


O  mon  vieux  Xicolet  !  penche  ton  front,  regarde 
L'essaim  de  tes  enfants  sous  tes  yeux  réuni  : 
Toutes  les  lèvres  n'ont  qu'un  seul  cri  :  Dieux  te  garde  ! 
Il  n'est  dans  tous  les  coeurs  qu'un  seul  vœu  :  Sois  béni  ! 


Oui,  sois  bénie,  ô  Mère  !  Instruis,  console  et  prie  ! 
Que  vers  ton  noble  but  rien  n'entrave  tes  pas  ! 
Enfante  des  héros  pour  la  double  Patrie  : 
La  grande  de  là-haut  et  celle  d'ici-bas  I 


Et  moi,  quand  je  verrai  mon  dernier  soleil  luire, 
Que  la  mort  m'étreindra  dans  son  cercle  étouffant, 
Mon  grand  regret  sera  de  ne  pouvoir  te  dire  ; 
—  Le  vieillard  a  payé  la  dette  de  l'enfant  ! 


73 


A     L  A  D  Y     EDGAR 


En  mémoire  de  son  marij  sir  James  Edgar. 


Il  avait  bien  quinze  ans,  et  moi  j'en  avais  seize. 
—  Oh  !  les  bons  souvenirs  maintenant  si  lointains  ! 
Nous  écorchions  à  deux  la  pjrammaire  française, 
Les  exercices  grecs  et  les  thèmes  latins. 


Tout  est  facile  à  deux,  on  s'encourage,  on  s'aide  ; 
Et  si  le  soc  s'aheurte  aux  cailloux  du  sillon, 
On  s'épaule,  on  s'arc-boute,  et  quand  l'obstacle  cède 
Aux  deux  fronts  le  succès  met  un  double  rayon. 


—  74  — 

Notre  amitié  poussa  de  profondes  racines. 
Dès  l'aube,  quand  les  bois  éveillés  à  demi 
Saluaient  le  soleil,  nos  fenêtres  voisines 
S'ouvraient  pour  saluer  le  soleil  et  Tami. 


Nous  étions  deux  oiseaux  volant  de  la  même  aile, 
Deux  anneaux,  deux  chaînons  l'un  à  l'autre  rivés  : 
Hymen  d'une  àme  sœur  avec  sa  sœur  jumelle  ; 
Frères  d'un  autre  monde  ici-bas  retrouvés  ! 


Tout  nous  était  commun,  nos  chagrins  et  nos  joies. 
Et  nos  rêves  d'enfants  ne  s'imaginaient  pas 
Que  l'avenir  pour  nous  pût  avoir  d'autres  voies 
Que  celles  qui  s'ouvraient  ainsi  devant  nos  pas. 


Oh  !  oui,  les  rêves  d'or  de  notre  adolescence  !. . . 
La  Muse  nous  berçait  déjà  sur  ses  genoux  ; 
Et  mille  émois  troublants  accusaient  la  présence 
Des  poètes  futurs  qui  scuiinieillaient  en  mms. 


—  75  — 

Nous  sentions  sur  nos  fronts  Tombre  d'un  dieu  descendre; 
Quelque  chose  en  nos  cœurs  tressaillait  effaré, 
Sous  le  souffle  divin  qui  remuait  la  cendre 
Où  dans  son  embryon  couvait  le  feu  sacré. 


Tout  éveillait  chez  nous  de  vagues  rêveries  : 
Un  vol  d'insecte,  un  bruit  de  feuille,  un  chant  d'oiseaux, 
L'azur  des  monts  lointains,  la  fleur  d'or  des  prairies, 
Les  astres  blonds  semant  des  perles  sur  les  eaux. 


Et  quel  panorama  pour  des  yeux  de  poètes  : 
Québec  et  son  bassin,  ce  miroir  fabuleux 
Dont  le  cadre,  gradins  aux  fières  silhouettes, 
S'étage  en  ondulant  jusqu'aux  horizons  bleus  ! 


Le  soir  surtout,  assis  au  bord  de  la  falaise, 
Combien  de  fois  —  oh  !  oui,  dans  l'ivresse  ou  le  deuil 
Sans  échanger  un  mot  pour  mieux  rêver  h  l'aise, 
N'avons-nous  pas  joui  du  sublime  coup  d'œil  ! 


—  76  -- 

C'était,  tout  à  la  fois,  une  page  d'histoire, 
Un  iminortel  poème,  uu  merveilleux  tableau, 
Que  cette  vision  du  hardi  promontoire 
Le  front  dans  le  soleil  et  son  ombre  sur  l'eau. 


Et  si  quelque  vaisseau  partait  au  fil  de  l'onde, 
Un  vol  de  toile  blanche  à  ses  huniers  géants, 
Notre  rêve  suivait  sa  course  autour  du  monde 
A  travers  le  désert  des  mornes  océans. 


En  avons-nous  choyé  de  ces  folles  chimères  ! 
Leur  spectre  me  sourit  encore,  et  par  moment. 
Je  crois,  en  revivant  ces  heures  éphémères, 
En  ressentir  encor  le  doux  ébranlement. 


Hélas  !  souvent  la  vie  a  des  étapes  d'ombres, 
Où  ]»our  les  voyageurs  bifur(|U('  \c  chemin  : 
L'onde  la  plus  lim]>ide  ii  ses  profondeurs  sombres 
Les  jours  les  plus  dorés  ont  tous  un  lendemain. 


—  77  — 

Il  partit ...  Un  matin  la  brise  enfla  sa  voile, 
Qui  se  perdit  bientôt  sous  le  ciel  vaporeux  ; 
U  désertait  le  nid  pour  suivre  son  étoile  ; 
D'autres  zones  tentaient  ses  pas  aventureux. 


Il  partit  comme  un  flot  que  la  marée  emporte. . . 
Il  était  noble  et  bon,  beau  comme  un  demi-dieu  ; 
La  gloire  l'attendait  sur  le  seuil  de  la  porte  : 
Ma  foi  dans  sa  fortune  adoucit  notre  adieu. 


La  faveur  lui  sourit,  le  destin  lui  fit  fête  ; 
Une  fée  à  son  bras,  sous  le  feu  des  bravos, 
Il  monta  sans  relâche,  il  monta  jusqu'au  faite, 
Applaudi,  salué,  même  par  ses  rivaux. 


Nous  nous  sommes  revus.     Hélas  !  nos  destinées 
Avaient  suivi  chacune  un  chemin  différent  ; 
Mais  nous  avions  vieilli  tous  deux,  et  les  années 
Nous  avaient  entraînés  dans  le  même  torrent. 

6 


—  78  — 

Pourtant,  si  l'âge  avait,  sans  pitié  dans  sa  course, 
Heurté  chacun  de  nous  aux  branches  du  buisson, 
Eien  de  notre  amitié  n'avait  tari  la  source, 
Nos  cœurs  comme  jadis  vibraient  à  l'unisson. 


Mais  pour  les  plus  heureux  l'existence  est  un  leurre. 
Un  soir  il  est  parti,  cette  fois  pour  toujours. 
Et  je  suis  resté  seul,  en  deuil,  attendant  l'heure 
Où  j'irai  retrouver  l'ami  des  anciens  jours. 


79 


A   OCTAVE   CREMAZIE 


(Lu  a  Jlontréal,  à  l'inauguration 
de  son  monument,  le  24  juin  1906.) 


Cher  vieux  Maître,  salut  !  c'est  moi,  moi,  ton  élève, 
Quand  pour  toi  le  grand  jour  de  justice  se  lève. 
Qui  viens,  traînant  un  pas  par  les  ans  affaibli, 
Mêler  mon  humble  voix  au  solennel  hommage 
D'un  peuple  qui  se  groupe  autour  de  ton  image 
Pour  pleurer  tes  malheurs  et  venger  ton  oubli. 


Oui,  poète,  c'est  moi  !  c'est  moi,  l'ami  fidèle  — 
Lorsque  ta  gloire  eut  vu  tout  sombrer  autour  d'elle, 
Et  l'orage  gronder  sur  ton  front  abattu  — 
Qui  du  choc  déchirant  sentit  la  meurtrissure, 
Et  dont  le  cœur  encor  saigne  de  ta  blessure  : 
Vieux  Maître,  me  reconnais-tu  ? 


—  80  — 

Et  cette  foule  même  au  concours  grandiose, 

Qui,  pour  battre  des  mains  à  ton  apothéose, 

Avec  enthousiasme  accourt  de  tous  côtés, 

Dans  ses  rangs  empressés  où  chaque  voix  t'acclame, 

Ne  retrouves-tu  pas  quelque  chose  de  Pâme 

Des  héros  d'autrefois  que  ta  lyre  a  chantés  ? 


Et  n'est-ce  pas  aussi,  pauvre  muse  exilée 
Qui  pleuras  si  lougtemi)s  ta  chimère  envolée, 
N'est-ce  pas  que  du  haut  de  ce  fier  piédestal. 
Ton  ombre,  que  le  vol  de  nos  brises  caresse, 
Dans  un  tressaillement  de  joie  et  d'allégresse 
A  reconnu  le  sol  natal  ? 


Ce  sol  natal  qui  fut  ton  amour  et  ta  vie, 
Dont  la  vue  en  un  jour  cruel  te  fut  ravie. 
Et  que  cherchait  eucor  ton  regard  expirant. 
Ce  sol  dont  tu  prônas  les  beautés  et  la  gloire. 
Avec  cette  effigie  où  revit  ta  mémoire. 
Le  regret  trop  tardif  d'un  peuple  l(*  le  rend  ! 


—  81  — 

Oui,  car  pour  toi  l'exil  avec  sa  coupe  amère, 
Les  pleurs  du  fils  mêlés  aux  larmes  d'une  mère, 
Les  navrants  soubresauts  d'un  grand  cœur  foudroyé, 
Les  mornes  désespoirs  de  ton  âme  meurtrie. 
En  ce  jour  radieux,  qui  te  rend  la  Patrie, 
Dis-moi,  tout  n'est-il  pas  pavé  ? 


Le  sacre  du  malheur  est  un  sacre  d'élite  !. . . 
Et  puis,  sur  ce  granit  qui  te  réhabilite, 
O  Crémazie  1  un  mot  s'écrit  pour  uos  eufauts  : 
Le  mot  des  grands  devoirs,  le  mot  Patriotisme, 
Mot  qui  sous  tous  les  cieux  siguifie  héroïsme, 
Et  qui  chez  nous  a  fait  les  vaincus  triomphants  ! 


Tu  stimulas  l'ardeur  de  nos  vertus  timides  ; 
Tu  sus  mettre  un  éclair  en  nos  regards  humides, 
Sans  jamais  attiser  d'inutiles  rancœurs  : 
Ce  mot  qui,  grâce  à  toi,  fit  notre  race  fière, 
Si  nous  l'avons  traduit  dans  le  bronze  et  la  pierre, 
Tu  l'avais  gravé  dans  nos  cœurs. 


—  82  — 

Aussi,  ton  monument,  œuvre  patriotique, 

Ce  n'est  pas  une  ville,  un  parti  politique. 

Qui  l'élève  aujourd'hui.     Don  mille  fois  plus  beau, 

C'est  —  car  ta  gloire,  ô  Maître,  a  passé  la  frontière  — 

Unie  en  un  faisceau,  ta  race  tout  entière 

Dont  le  vœu  t'offre  ici  l'hommage  d'un  tombeau. 


Un  tombeau  vide,  hélas  1 . . .  mais  où,  gardienne  auguste, 
L'âme  des  fiers  aïeux  veillera  sur  ton  buste  ; 
Socle  où  ton  ombre,  à  toi,  viendra  souvent  s'asseoir  ; 
Socle  d'honneur  d'où  nul  ne  te  fera  descendre . . . 
Où  ceux  qui  n'ont  pas  pu  s'incliner  sur  ta  cendre 
Lèveront  les  yeux  pour  te  voir. 


La  Patrie,  il  est  vrai,  n'a  pu  se  donner  toute  ; 
Tes  souvenirs  ici  regretteront  sans  doute 
L'écho  qui,  réveillé  par  ton  verbe  éclatant. 
Allait  porter  au  loin  tes  strophes  triomphales  ; 
Tes  yeux  ne  verront  point  les  beautés  sans  rivales 
Du  rocher  paternel  que  ton  cœur  aimait  tant. 


—  83  — 

Ici  te  manqueront  les  horizons  sublimes 
Dont  la  vue  emportait  ton  aile  vers  les  cimes  ; 
Tu  n'auras  pas  Québec  et  son  brillant  décor  ; 
Mais,  si  de  tout  cela  ton  âme  sera  veuve, 
Tu  n'entendras  pas  moins  la  vague  du  grand  fleuve 
Dans  le  lointain  chanter  encor. 


Et  cela  —  tu  le  sais  —  cela  c'est  la  Patrie  ! 

La  voix  du  Saint-Laurent,  c'est  la  mère  qui  prie 

Et  chante  sa  romance  au  berceau  de  ses  fils  ; 

La  voix  qui,  sur  nos  bords,  à  chaque  âme  bien  née 

Sonne  l'hymne  viril,  et  dont  la  claironnée 

Au  besoin  sait  répondre  aux  orgueilleux  défis. 


Joyeux  sursuiii  corda,  voix  d'amour,  voix  céleste  ! 
On  n'est  pas  exilé  lorsque  cela  nous  reste  ! . . . 
Toi,  Maître,  un  étranger  !  réponds  hardiment  :  "•  Non  ! 
Je  suis  chez  moi,  j'ai  plus  que  ma  part  d'héritage. 
Puisqu'on  me  donne  ici  la  Patrie  en  partage  : 
La  Patrie  où  vivra  mon  nom  !  " 


Eepose  donc  en  paix,  vieux  Maître,  ô  Crémazie  ! 

Prestige  de  la  Gloire  et  de  la  Poésie, 

Ton  œuvre,  l'avenir  va  plus  que  l'achever  : 

Ton  nom  ici  !  —  là-bas  ton  cercueil  !  —  Ta  souffrance 

Va  créer  à  jamais  entre  nous  et  la  France 

Un  lien  que  ton  cœur  n'osa  jamais  rêver  ! 


—  85 


SUKSUM     CORDA 


A  ma  femme. 


Il  faisait  froid.    J'errais  dans  la  lande  déserte, 
Songeant,  rêveur  distrait,  aux  beaux  jours  envolés  ; 
De  givre  étincelant  la  route  était  couverte, 
Et  le  vent  secouait  les  arbres  désolés. 


Tout  à  coup,  au  détour  du  sentier,  sous  les  branches 
D'un  buisson  dépouillé,  j'aperçus,  entr'ouvert. 
Un  nid,  débris  informe  où  quelques  plumes  blanches 
Tourbillonnaient  encor  sous  la  bise  d'hiver. 


—  86  — 

Je  m'eu  souvins  :  —  c'était  le  nid  d'une  linotte 
Que  j'avais,  un  matin  du  mois  de  juin  dernier, 
Surprise,  éparpillant  sa  merveilleuse  note 
Dans  les  airs  tout  remi^lis  d'arôme  printanier. 


Ce  jour-là,  tout  riait  ;  la  lande  ensoleillée 
S'enveloi)pait  au  loin  de  reflets  radieux  ; 
Et,  sous  chaque  iU'brisseau,  l'oreille  émerveillée 
Entendait  bourdonner  des  bruits  mélodieux. 


Le  soleil  était  chaud,  la  brise  caressante  ; 

De  feuilles  et  de  fleurs  les  rameaux  étaient  lourds.  . . 

La  linotte  chantait  sa  «ianime  éblouissante 

Près  du  berceau  de  mousse  où  dormaient  ses  amours. 


Alors,  au  souvenir  de  ces  jours  clairs  et  roses, 
Qu'a  remplacés  rautoiiine  avec  .son  ciel  marbré. 
Mou  canir,  ^ — j'ai  (pielqiiefois  de  ces  licures  luoroses, 
Mon  co'ur  s'émut  devant  ce  vieux  nid  dc'labré. 


—  87  — 

Et  je  songeai  longtemps  à  mes  jeunes  années, 
Frêles  fleurs  dont  l'orage  a  tué  les  parfums  ; 
A  mes  illusions  que  la  vie  a  fanées, 
Au  pauvre  nid  brisé  de  mes  bonheurs  défunts  ! 


Car  quelle  âme  ici-bas  n'eut  sa  flore  nouvelle, 
Son  doux  soleil  d'avril  et  ses  tièdes  saisons  ? 
Epanouissement  du  cœur  qui  se  révèle  ! 
Des  naïves  amours  mystiques  floraisons  ! 


O  jeunesse  !  tu  fuis  comme  un  songe  d'aurore. . . 
Et  que  retrouve-ton,  quand  ton  rêve  est  fini  ? 
Quelques  plumes,  hélas  !  qui  frissonnent  encore 
Aux  branches  où  le  cœur  avait  bâti  son  nid. 


Et  je  revins  chez  moi,  ce  soir-là,  sombre  et  triste. . . 
Mais  quand  la  douce  nuit  m'eut  versé  son  sommeil, 
Dans  un  tourbillon  d'or,  de  pourpre  et  d'améthyste, 
Je  vis  renaître  au  loin  le  beau  printemps  vermeil. 


—  88  — 

Je  vis,  comme  autrefois,  la  lande,  ranimée, 
Etaler  au  soleil  sou  prisme  aux  cent  couleurs  ; 
Des  vents  harmonieux  jasaient  dans  la  ramée, 
Et  des  rayons  dorés  pleuvaient  parmi  les  fleurs  ! 


La  nature  avait  mis  sa  robe  des  dimanches . . . 
Et  je  vis  deux  piusons,  sous  le  feuillage  vert, 
Qui  tapissaient  leur  nid  avec  ces  plumes  blanches 
Dont  les  lambeaux  flottaient  naguère  au  vent  d"hiver. 


O  Temps  !  courant  fatal  où  vont  nos  destinées, 
De  nos  plus  chers  espoirs  aveugle  destructeur, 
Sois  béni  !  car,  par  toi,  nos  amours  moissonnées 
Peuvent  encor  revivre,  ô  grand  consolateur  ! 


Dans  l'épreuve,  par  toi,  l'espérance  nous  reste. 
Tu  fais,  après  l'hiver,  reverdir  les  sillons  ; 
Et  tu  verses  toujours  quelque  baume  céleste 
Aux  blessures  que  font  tes  cruels  aiguillons. 


—  89  — 

Au  découragement  n'ouvrons  jamais  nos  portes  : 
Après  les  jours  de  froid  viennent  les  jours  de  mai  ; 
Et  c'est  souvent  avec  ses  illusions  mortes 
Que  le  cœur  se  refait  un  nid  plus  parfumé  ! 


91 


A     LOUIS- AM  AELE     JETTE 


GoUTenieui-  de  la  province  de  Québec. 


Ami,  quand  d'autres  vont  où  le  tlot  les  emporte, 
Incouscients  jouets  du  flux  et  du  reflux, 
A  deux  battants  pour  vous  la  gloire  ouvre  sa  porte, 
Et  vous  proclame  élu  parmi  tous  les  élus. 


On  ignore  chez  nous  l'éclat  du  diadème  ; 
Et,  sous  l'autorité  d'un  code  plébéien, 
Nul  titre  ne  saurait,  fût-ce  un  titre  suprême, 
Eclipser  à  nos  yeux  celui  de  citoyen.  ■ 


—  92  — 

Ce  titre  nous  suffit.    Des  puissants  de  la  terre 
Nous  ne  jalousons  pas  la  pourpre  et  les  faisceaux  ; 
Car  ce  qu'on  nomme  ailleurs  le  sceptre  héréditaire 
Peut  se  trouver  ici  dans  chacun  des  berceaux. 


Une  fée  avait  mis  bien  des  dons  dans  le  vôtre  ; 
Talent,  amour  du  beau,  droiture,  dignité. . . 
Quand  elle  fut  partie,  il  en  survint  une  autre 
Qui  vous  fit  ce  cadeau  sans  égal,  la  bonté. 


—  Je  veux  à  sa  fortune  ajouter  des  trophées  ! 

Fit  une  voix  nouvelle  :  il  est  bon  ;  qu'il  soit  grand  ! 

—  Inutile,  ma  sœur,  dit  la  reine  des  fées, 
Quiciiuque  a  ces  dons-là  s'élève  au  premier  rang  ! 


Vous  venez  de  l'atteindre,  ami,  ce  rang  insigne  ; 
Il  ne  vous  reste  plus  de  grade  à  conquérir  ; 
Et  vos  frères,  jaloux  d'honorer  le  plus  digne, 
Regrettent  de  n'avoir  plus  rien  à  vous  offrir. 


—  93  — 

Vous  êtes  dès  ce  jour  un  chaînon  de  l'Histoire, 
Chaînon  qui  vous  relie  aux  héros  d'autrefois. . . 
Si  le  vieux  Frontenac,  endormi  dans  sa  gloire. 
Pouvait  vous  accueillir  du  geste  et  de  la  voix. 


Il  vous  dirait  :  "  Venez  !  et  que  je  vous  embrasse, 
Mon  fils  !  votre  passé  ne  peut  être  trompeur  : 
Vous  êtes  de  mon  sang,  vous  êtes  de  ma  race  ; 
Vous  êtes  comme  moi  sans  reproche  et  sans  peur  ; 


Vous  avez  sans  fléchir  suivi  la  ligne  droite  ; 
Vous  serez  de  mon  peuple  un  vaillant  défenseur  ; 
Venez  auprès  de  moi,  prenez  place  à  ma  droite. 
Noble  enfant  de  la  France,  et  mon  vrai  successeur  !  " 


Voilà  ce  que  dirait  le  fier  guerrier,  ce  juste 
Qui  ne  connut  jamais  les  lâches  compromis  ; 
Et  nous  applaudirions  à  sa  parole  auguste. 
Nous,  vos  admirateurs  et  vos  fervents  amis. 

7 


—  94  — 

Hommage  donc  au  chef  que  ravenir  nous  donne  ! 
Sa  main  ne  brandit  point  le  glaive  des  vainqueurs  ; 
Il  n'a  pour  attributs  ni  sceptre  ni  couronne. . . 
A  quoi  cela  sert-il  pour  commander  aux  cœurs  ? 


Son  glaive  d'acier  pur,  c'est  sa  noble  franchise  ; 
Pour  sceptre  il  a  la  foi  du  patriote  ardent  ; 
Et  sa  couronne  d'or,  c'est  l'auréole  exquise 
Qu'autour  d'un  front  serein  met  un  cœur  débordant. 


Et  puis,  qu'ajouterai-je  ?. . .  En  vrai  fiLs  des  ancêtres, 
Toujours,  quand  bien  des  vents  le  poussaient  autres  parts. 
Il  fut  fidèle  au  culte  et  des  Arts  et  des  Lettres  : 
Je  le  salue  au  nom  des  Lettres  et  des  Arts  ! 


Et  pour  jeter  dans  l'urne  un  grain  de  poésie. 
Qu'on  me  laisse  confondre  en  ce  même  hosanna 
La  compagne  qui  règne,  entre  toutes  choisie, 
Au  doux  foyer  béni  que  le  ciel  lui  donna. 

1898 


—  9^ 


STANCES 


A  l'occasion  du  cinquantième  anniversaire  de  la  fondation 
du  collège  de  Lévis. 


De  ses  reflets  vermeils  dorant  chaque  fenêtre, 
Et  soulevant  partout  un  triomphal  salve! 
Sur  la  ville  qu'enfant  maint  des  nôtres  vit  naître, 
Joyeux  anniversaire,  un  beau  jour  s'est  levé  ! 


Un  de  ces  jours  oii,  même  avant  que  l'aube  tendre 
Ait  fait  place  aux  splendeurs  d'un  matin  radieux, 
Des  lèvres  et  des  cœurs,  l'oreille  croit  entendre 
Monter  l'hvmne  touchant  des  souvenirs  pieux. 


—  9G  — 

Beau  jour  où  le  vieillard,  qui  se  souvient  encore, 
Lève  un  doigt  tremblotant  pour  essuyer  un  pleur 
En  croyant  voir  passer,  le  front  nimbé  d'aurore, 
Le  fantôme  vivant  de  sa  jeunesse  en  fleur. 


Oh  !  oui,  c'est  le  passé,  oui,  c'est  notre  jeunesse, 
Camarades  vieillis,  chers  amis  d'autrefois  ! 
Que  Dieu,  dont  la  bonté  voulut  que  tout  renaisse, 
Nous  permet  aujourd'hui  d'évoquer  à  la  fois. 


Il  était  bien  étroit  le  tout  petit  collège 
Pour  notre  enfance  pauvre  à  la  hâte  élevé  ; 
Mais  il  grandit  celui  que  le  Très-Haut  protège 
C'était  pour  l'avenir  le  grain  de  sénevé. 


Je  me  rappelle  encor  sa  structure  modeste. . . 
Mais  bien  subtil  serait  le  regard  de  celui 
Qui  pourrait  découvrir  le  si  peu  qu'il  en  reste 
Sous  l'altier  monument  qui  l'englobe  aujourd'hui. 


—  97  — 

Pourtant  je  dirais  :  Honte  à  ma  mémoire  ingrate  ! 
Si  j'oubliais,  devant  ces  vieux  murs  élargis, 
Qu'il  n'est  jamais  petit  le  logis  de  Socrate 
Lorsque  des  amis  vrais  remplissent  le  logis. 


Or  qui,  de  notre  temps,  n'a  conservé  le  culte, 
Et  le  nom,  dans  son  cœur  profondément  empreint, 
Des  premiers  pionniers  qui  dans  ce  sol  inculte 
D'une  main  généreuse  ont  semé  le  bon  grain  ? 


Ils  furent  à  la  tâche,  ils  furent  à  la  peine  : 
Et  quand  à  son  banquet  s'assied  le  moissonneur, 
Devant  la  gerbe  d'or,  devant  la  grange  pleine. 
Il  est  juste  qu'ils  aient  aussi  part  à  l'iionneur  ! 


Gloire  aux  fils  de  Laval,  vaillants  semeurs  d'idées. 
Qui  vinrent  après  eux,  en  fraternels  rivaux. 
Arrosant  à  leur  tour  les  glèbes  fécondées. 
Des  humbles  défricheurs  couronner  les  travaux  ! 


Mais  gloire  à  vous  aussi  —  vous  que  La  Salle  envoie 
Porter  au  bout  du  monde  un  zèle  sans  rival  — 
Qui,  dans  ce  jour  béni,  nous  valez  cette  joie 
De  marier  son  nom  à  celui  de  Laval  ! 


Et  qu'il  ait  avant  tous  sa  large  part  de  gloire, 
Celui  qui  fit  fleurir  les  premiers  fruits  semés  ; 
Au  Frère  Herménégilde,  à  sa  noble  mémoire, 
L'hommage  ému  des  cœurs  que  son  cœur  a  formés 


Assez  parler  pourtant  du  passé  !  Si  l'on  aime 
Un  jour  comme  aujourd'hui  vivre  de  souvenir, 
On  aime  à  voir  aussi,  dernier  mot  du  poème. 
Dans  l'éclat  du  présent  rayonner  l'avenir. 


Le  présent,  c'est  le  chêne  axc-bouté  sur  sa  tige. 
Dans  l'effort  créateur  de  sa  virilité, 
Auquel  un  demi-siècle  ajoute  le  prestige 
De  la  puissance  unie  à  la  fécondité. 


—  99  — 


Le  présent,  cher  ancien  collège  !  c'est  encore 
Ton  grandiose  aspect,  ton  front  monumental, 
Qui  domine  si  loin  l'espace,  et  le  décore 
Comme  un  joyau  superbe  orne  un  bandeau  royal  ! 


Si  bien  qu'aux  feux  du  soir  quand  s'enflamme  ta  cime, 
L'étranger  à  qui  rien  n'a  révélé  ton  nom 
S'imagine  entrevoir,  dans  un  cadre  sublime. 
Le  fronton  d'or  de  quelque  antique  parthénon  ! 


Que  dis-je  antique  ?  Non,  car  ta  splendeur  hautaine 
Brille  encore  au  soleil  de  ton  premier  été  ; 
Qu'est-ce  que  la  minute  ou  que  la  cinquantaine 
Sur  le  chemin  qui  mène  à  l'immortalité  ? 


Non,  tu  n'es  pas  encor  l'aïeule,  mais  la  mère  ! 
La  mère  qu'on  chérit,  la  mère  au  doux  accueil. 
Dont  on  salue  au  loin  la  grâce  débonnaire. 
Et  qui,  les  bras  tendus,  nous  reçoit  sur  le  seuil. 


—  100  — 

L'avenir  est  à  Dieu,  le  temps  est  notre  maître  : 
Tous,  ainsi  que  les  ans,  les  hommes  passeront  ; 
Puissent  les  jours  futurs  t'épargner,  et  ne  mettre 
Qu'un  même  accroissement  de  lauriers  à  ton  front  ! 


Ton  berceau  fut  orné  d'un  beau  nom  de  victoire 
Fais,  par  les  buts  atteints  et  les  sentiers  suivis, 
Resplendir,  à  jamais  unis  dans  notre  histoire, 
Le  grand  nom  de  Laval  et  celui  de  Lévis  ! 


1903 


101  — 


UN      SOIE     A     BORD 


A  Mlles  P.  et  S. 


Ils  descendirent  ensemble  le  grund  fleuve. 
Philabète  Chasles. 


G  soir  charmant  !  La  nuit  aux  voix  mystérieuses 
Nous  caressait  tous  trois  de  ses  molles  clartés  ; 
Et  nous  contemplions,  moi  rêveur,  vous  rieuses. 
De  la  lune  et  des  flots  les  magiques  beautés. 


Le  steamer  qu'emportait  la  roue  au  vol  sonore. 
Eparpillait  au  loin,  sur  le  fleuve  écumeux, 
Des  gerbes  de  lumière  et  des  lueurs  d'aurore. 
Qui  s'éteignaient  bientôt  dans  le  lointain  brumeux. 


—  102  — 

L'horizon  se  tordait  en  silhouette  étrange  ; 
Et,  sondant  de  la  nuit  les  vagues  profondeurs, 
Nous  regardions  passer,  comme  un  décor  qui  change, 
La  rive  déroulant  ses  mobiles  splendeurs. 


Oh  !  comme  il  faisait  bon  !  Nous  causions,  gais,  frivoles; 
Vos  rires  éclataient  comme  des  chants  d'oiseaux  ; 
Et,  quand  nous  nous  taisions,  de  joyeuses  paroles 
Arrivaient  jusqu'à  nous  avec  le  bruit  des  eaux. 

Tout  à  coup,  une  voix  fraîche,  mélodieuse,  ' 

Fit  flotter  dans  la  nuit  son  timbre  plein  d'émoi. . . 
Oh  !  qui  dira  jamais  l'extase  radieuse 
Dont  nous  fûmes  bercés,  ce  soir-là,  vous  et  moi  I 


Vous  eu  souvieiidrez-vous  ?  Hélas  !  vos  jours  de  rose 
Laissent  bien  peu  de  place  aux  regrets  superflus. . , 
Mais  moi,  de  cette  nuit  je  garde  quelque  chose  ; 
Car  j'emporte  en  mon  cœur  un  souvenir  de  plus. 
1870 


103 


A   SARAH   BEENARDT 


RÉPONSE   AUX  INSULTEURS. 


C'est  elle  !  c'est  Sarah  la  grande  !  la  sirène, 
Charmeresse  à  la  voix  d'or  ;  n'entendez-vous  pas 
L'hosanna  qui  trahit  sa  marche  souveraine, 
Et  les  bravos  sans  fin  que  soulèvent  ses  pas  ? 


Frissons  des  lyres,  chœurs  sacrés,  harpes  d'Eole, 
Bruits  de  gloire  tonnant  dans  des  gerbes  d'éclairs 
C'est  elle  !  regardez  flamber  son  auréole 
Sur  l'azur  chatovant  des  beaux  horizons  clairs  I 


—  104  — 

Elle  vient,  saluez  !  Foules,  baisez  sa  trace  ! 
Cités,  faites  sonner  vos  diaues  ! . .  .  Mais  non. 
Aujourd'hui  c'est  à  nous,  à  nous  ceux  de  sa  race, 
D'exalter  sou  sénie  et  d'acclamer  son  nom. 


Elle  vient  du  pays  des  aïeux,  elle  est  nôtre  ! 
Dans  un  cycle  inoui  de  triomphants  succès, 
Elle  fait  rayonner  d'un  hémisphère  à  l'autre 
La  majesté  du  Verbe  et  de  l'esprit  français. 


Cette  voix,  c'est  Pai'is  qui  sur  le  monde  essaime, 
Et  prodigue  au  dehors  le  plus  pur  de  son  miel  ; 
Ce  geste,  c'est  celui  de  la  France  qui  sème 
Sa  semence  féconde  aux  quatre  vents  du  ciel. 


Cette  âme  est  un  clavier  aux  cent  cordes,  où  vibre, 
—  Sanglot  d'amour,  faufare  ailée,  hymne  éclatant,  — 
Sur  les  plus  hauts  sommets,  votre  chaut  fier  et  libre, 
O  mâles  héi-itiers  des  vieux  bardes  d'autan  ! 


—  105  — 

Vivat  !. . .  Mais  elle  fuit,  son  doux  éclat  se  voile  ; 
L'astre  inconstant  s'en  va  luire  sous  d'autres  cieux  ; 
Adieu  ! . . .   Longtemps  encore,  ô  radieuse  étoile, 
Les  reflets  de  ton  vol  éblouiront  nos  yeux. 


Va,  poursuis  ton  chemin  fleuri,  franchis  l'espace  : 
L'universel  regret  qui  te  suit  du  regard 
Crie  à  tous  :  —  Chapeau  bas  !  c'est  la  Gloire  qui  passe, 
La  gloire  de  la  France  et  la  gloire  de  l'Art  ! 


C'est  elle  !  c'est  Sarah  la  grande  !  la  sirène, 
Charmeresse  à  la  voix  d'or  :  n'entendez-vous  pas 
L'hosanna  qui  trahit  sa  marche  souveraine, 
Et  les  bravos  sans  fin  que  soulèvent  ses  pas  ? 


—  107  — 


PETITE     LOUISE 


Le  jour  de   sa   première   communion 


Il  est  déjà  lointain  —  car  le  temps  est  agile  — 
Ma  Louise,  le  jour  cher  et  béni  pour  nous, 
Où  Dieu  te  déposa,  bébé  rose  et  fragile. 
Doux  chérubin  captif  en  sa  prison  d'argile, 
Sur  mes  genoux. 


Tu  parus  à  mes  yeux  comme  on  voit  la  fleur  naître  ; 
Ton  petit  poing  frappait  à  mon  cœur  mal  fermé  ; 
Et  —  ce  souvenir-là  trouble  encor  tout  mon  être  — 
J'ouvris  mon  cœur,  ainsi  qu'on  ouvre  sa  fenêtre 
Aux  jours  de  mai. 


108- 


Notre  bonheur  pourtant  ne  fut  pas  sans  mélange  ; 
Car,  comme  un  pauvre  oiseau  tombé  dans  un  filet, 
Tu  nous  apparaissais  prisonnière  en  ton  lange  ; 
Et,  tout  pensifs,  ta  mère  et  moi,  songions  à  l'ange 
Qui  s'exilait. 


Nous  croyions  voir  encor  frémir  ta  petite  aile  ; 
Ta  voix  semblait  l'écho  des  célestes  chansons  ; 
Et  nous  disions  :  —  Hélas  !  chère  âme,  saura-t-elle 
Passer  sans  effeuiller  sa  couronne  immortelle 
A  nos  buissons  ? 


Nos  orages,  plus  tard,  à  sa  fleur  d'innocence 
N'enlèveront-ils  pas  l'éclat  et  le  parfum  ? 
Et  les  anges,  qui  voient  notre  reconnaissance. 
Ne  pleureront-ils  pas,  après  les  jours  d'absence, 
L'ange  défunt  ? 


Craintes  vaines  !  jamais,  ma  douce  colombelle, 
Devant  ton  pur  regard  le  ciel  ne  se  voila  ; 
Jamais  aux  voix  d'eu  haut  ton  cœur  ne  fut  rebelle  ; 
Et  ton  âme  est  encore  aussi  blanche,  aussi  belle 
Que  ce  jour-là. 


— 109  — 

Ta  lèvre  n'a  jamais  du  mal  goûté  l'absinthe  ; 
Ton  rêve  est  étranger  aux  remords  flétrissants  ; 
Et,  quand  ton  pas  ému  franchit  l'auguste  enceinte, 
Ta  prière  d'enfant  monte  à  Dieu,  vierge  et  sainte, 
Comme  l'encens. 


Aussi,  dans  ta  candeur,  tu  ne  saurais  comprendre 
Le  bonheur,  qu'aujourd'hui  je  ressens  encor  plus, 
De  pouvoir  dire  à  Dieu  :  —  Seigneur,  venez  la  prendre  ; 
L'ange  que  vous  m'aviez  prêté,  je  puis  le  rendre 
Tel  que  je  l'eus. 

Oui,  je  te  rends,  ma  fille,  à  Dieu,  l'Etre  suprême 
Qui  t'ouvre  en  ce  grand  jour  ses  trésors  infinis  ; 
Je  te  rends  le  front  ceint  des  lys  de  ton  baptême  ; 
Et,  parce  que  tu  fus  toujours  bonne,  et  qu'il  t'aime. 
Je  le  bénis  ! 


1892 


111 


LE     PRINTEMPS 


A  Mme  Césaréb   G. 


Bientôt  viendra  le  doux  printemps 
Chasser  la  neige,  les  autans, 

Les  jours  moi'oses  ; 
Bientôt  les  feuilles  renaîtront, 
Et  les  oiseaux  nous  reviendront 

Avec  les  roses. 


Bientôt,  de  nos  rudes  climats, 
Disparaîtront  les  blancs  frimas, 

Les  froids  sévères  ; 
Et  nous  pourrons,  d'un  œil  charmé, 
Voir  éclore  aux  rayons  de  mai 

Les  primevères. 


—  112  — 

Sur  la  route,  chaque  bosquet, 
Dans  l'arceau  pimpant  et  coquet 

De  ses  ramures. 
Le  soir  comme  au  soleil  levant, 
Rendra  sous  les  baisers  du  vent 

Mille  murmures. 


Les  ruisseaux  transparents  et  frais 
Mêleront  au  chant  des  forêts 

Leur  voix  si  douce  ; 
Et  sous  les  branches  qui  plieront, 
Des  bruits  d'amour  s'envoleront 

Des  nids  de  mousse. 


Dans  les  guérets  et  sur  les  eaux, 
Sous  les  sapins,  dans  les  roseaux 

Qu'un  souffle  ploie, 
Stir  les  rochers,  dans  les  buissons. 
Tout  sera  parfums  et  chansons, 

Lumière  et  joie. 


—  113  — 

Partout  mille  édens  gracieux 
Feront  remonter  vers  les  cieux 

L'âme  bercée  ; 
Et,  sous  l'empire  d'Ariel, 
La  terre  semblera  du  ciel 

La  fiancée. 


Alors  on  vous  verra  souvent 
Au  balcon  vous  pencher  rêvant 

Tout  éveillée, 
Pour  écouter  le  bruit  de  l'eau 
Qui  fredonne  son  trémolo 

Sous  la  feuillée. 


L'on  vous  verra  plus  d'une  fois 
Devenir  pensive  à  la  voix 

Eolienne 
Des  isetits  maestros  ailés, 
Chantant  leurs  amours  modulés 

En  tyrolienne. 


—  114  — 

Sous  les  peupliers,  vers  le  soir, 
Vous  irez  souvent  vous  asseoir, 

Kêveuse  et  lasse. 
Humant  la  brise  et  ses  parfums. 
Et  dénouant  vos  cheveux  bruns 

Au  vent  qui  passe. 


Et,  lorsque  tout  vous  sourira. 
Que  l'enivrement  vous  fera 

Oublier  l'heure, 
Alors,  l'œil  à  demi  voilé, 
Songerez-vous  à  l'exilé 

Qui  souffre  et  pleure  ? 


Hélas  !  le  beau  printemps  doré 
N'est  plus  pour  le  eoeur  ulcéré 

Qu'un  vaiu  fantôme. 
Quanil  l'auie  a  des  cliaiirins  navrants. 
Les  souffles  les  plus  enivrants 

K'ont  i)lns  d'arôme. 


—  115  — 

De  tout  sou  œil  est  attristé  : 
Pour  lui  la  rose  est  saus  beauté, 

Et  raubépiue 
Lui  parle  euoor  de  sa  douleur, 
Car  il  sait  que  la  blanche  fleur 

A  son  épine. 


Il  sait  que  l'automne  viendra, 
(2ue  la  terre  se  jonchera 

De  feuilles  d'arbre  ;  — 
Et  la  brise  au  vol  caressant 
Sur  sou  front  ne  laisse  en  passant 

Qu'un  froid  de  marbre. 


îsi  le  gazouillement  des  eaux, 
Ni  le  ramage  des  oiseaux, 

Troupes  aimées, 
Ni  les  frais  ombrages  mouvants, 
Ni  la  douce  chanson  des  vents 

Dans  les  ramées. 


—  116  — 

Ni  ces  mille  aspects  enchantés 
Qu'on  découvre  de  tous  côtés, 

Quand  la  nature, 
Pour  célébrer  les  jours  nouveaux, 
Fait  briller  les  plus  beaux  joj'aux 

De  sa  parure  ; 


Kien  pour  lui  n'a  d'émotions  ; 
Son  cœur  pour  les  illusions 

N'a  plus  de  place  ; 
Et  son  pas  foule,  indifférent. 
Fleur  nouvelle  ou  gazon  mourant. 

Pelouse  ou  glace. 


Pour  lui  les  beaux  jours  de  printemps 
N'ont  plus  ni  reflets  éclatants 

Ni  folle  ivresse  ; 
Le  cœur  que  la  vie  a  blessé 
N'a  qu'un  printemps,  c'est  son  passé, 

C'est  sa  jeunesse  ! 


—  117  — 

Mais  il  est  un  baume  odorant 
Donné  parfois  au  cœur  souffrant 

Par  Dieu  lui-même  : 
Ce  doux  baume,  trop  rare,  hélas  ! 
C'est  l'assurance  que  là-bas 

Quelqu'un  nous  aime  ! 


Chicago,  1S68. 


—  119 


A  OVIDE   PERREAULT 


ANCIEN  VICE-CONSUL  DE  FRANCE  A   MONTREAL 


A.  l'occasion  de  sa  décoration  comme  chevalier  de  la  Légion  d'honneur. 


Ami,  le  lendemain  des  sanglantes  batailles, 
Aux  accents  des  clairons,  aux  éclats  des  bravos, 
Sous  les  drapeaux  flottants,  criblés  par  les  mitrailles, 
Le  général  vainqueur  jette  croix  et  médailles 
Au  sein  poudreux  de  ses  héros. 


Pour  un  soldat,  la  croix,  fleur  de  chevalerie. 
C'est  chaque  dévoûment  amplement  compensé  ; 
C'est  le  baiser  d'orgueil  de  la  mère  attendrie  ; 
C'est  le  baiser  d'amour  que  donne  la  Patrie, 
En  échange  du  sang  versé. 


—  120  — 

Pour  plusieurs  c'est  souveut  Tespérauce  dernière 
Car  chaque  brave  sait  que,  défait  ou  vainqueur, 
Tant  qu'il  vivra,  pai'tout,  duchesse  et  cantinière 
Diront  en  regardant  briller  sa  boutonnière  : 
Celui-là  c'est  un  noble  cœur  ! 


Mais,  loin  du  champ  d'honneur,  d'autres  âmes  fL'condes 
Ont,  si  ce  n'est  leur  sang,  autre  chose  ii  donner  ; 
Et,  fière  nef  voguant  aux  plus  lointaines  ondes, 
La  France  sait  trouver,  aux  rives  des  deux  mondes, 
D'autres  têtes  à  couronner. 


Ce  sont  ces  coeurs  vaillants  qui  fleurissent  dans  l'ombre^ 
A  la  France  vouant  toiit  leur  modeste  amour, 
Et,  tandis  que  là-bas  quelque  loyauté  sombre. 
Lui  donnent,  sans  jamais  en  supputer  le  nombre. 
Leurs  dévoûments  de  chaque  jour. 


Or,  vous  êtes,  ami,  l'un  de  ces  cœurs  modèles  ; 
Et  notre  mère  à  tous  devait  bien  à  cela 
D'envoyer  vers  nos  bords  ces  messagers  fidèles 
Qu'on  nous  dit  aujourd'hui  venus  à  tire-d'ailes 
Vous  apporter  cette  croix-là. 


—  121  — 

Cette  croix,  cher  ami,  beau  prix  de  votre  zèle, 
Cette  croix  nous  aimons  à  la  voir  rayonner  ; 
Mais  si  la  France,  ici,  devait,  chose  nouvelle, 
Orner  chaque  poitrine  où  bat  un  cœur  pour  elle, 
Elle  n'aurait  bientôt  plus  de  croix  à  donner. 


123  — 


SALUT    A    ALBANI 


L'hiver  nous  étreint.    Dans  les  airs 
Flottent  des  nuages  livides. 
Plus  de  chants  dans  nos  bois  déserts  ; 
Sous  les  branches  les  nids  sont  vides. 


Nos  pauvres  bosquets  désolés 
N'ont  plus  que  des  aspects  moroses  ; 
Les  zéphyrs  se  sont  envolés 
En  dispersant  feuilles  et  roses. 


—  124  — 

Adieu  les  prés  et  les  forêts, 
Avec  leurs  tendres  bucoliques  ! 
C'est  l'heure  des  vagues  regrets 
Et  des  rêves  mélancoliques. 


Pourtant,  bravant  l'âpre  saison 
Et  sa  cohorte  nuageuse, 
Tu  parais  à  notre  horizon, 
O  belle  Etoile  voyageuse  ! 


Et,  mieux  que  le  reflet  vermeil 
Du  printemps  qui  tarde  à  renaître, 
Mieux  que  les  rayons  du  soleil. 
Tu  viens  luire  à  notre  fenêtre. 


Car,  pour  les  âmes,  pour  les  cœurs 
Que  l'Art  divin  charme  et  féconde, 
Cela  vaut  les  plus  belles  fleurs 
Avec  tous  les  oiseaux  du  monde  ! 


—  125  — 


«  MILLE-FLEURS  "  ET  "  SOUS  LES  ORMES  " 


A  Mmes  T.  et  B. 


Ce  sont  deux  frais  séjours,  deux  vrais  nids  de  fauvettes, 

Faits  pour  des  heureux  ; 
Deux  villas  comme  seuls  en  rêvent  les  poètes 

Et  les  amoureux. 


L'une  est  couleur  de  rose,  et  l'autre  toute  blanche  ; 

Leurs  toits  sont  couverts, 
Le  printemps  et  l'été,  comme  d'une  avalanche 

De  grands  rameaux  verts. 


—  126  — 

Sous  le  dais  parfumé  que  leur  fout  les  vieux  ormes, 

Gracieiix  tableau, 
On  voit,  dans  le  lointain,  leurs  élégantes  formes 

Se  mirer  dans  Teau. 


Là  l'amour  et  la  joie  ont  fixé  leur  empire, 

Et  dans  les  échos 
On  entend  se  mêler  de  francs  éclats  de  rire 

Au  chant  des  oiseaux. 


Au  dedans,  on  ne  voit  que  merveilleuses  choses, 

Que  riens  enchanteurs  ; 
Et  ce  n'est,  au  dehors,  que  frais  buissons  de  roses, 

Et  tapis  de  fleurs. 


Et  le  passant  charmé  s'arrête  et  se  demande. 

En  voyant  cela, 
Si,  quelque  beau  matin,  la  blonde  fée  Urpandt 

A  pass<5  par  là. 


—  127  — 

On  le  croirait  vraiment  ;  mais  toute  la  féerie, 

C'est  qu'en  vérité 
Sous  ces  lambris  joyeux  le  bonheur  se  marie 

Avec  la  jraîté  ! 


129  — 


IN     M  E  M  O  R  I  A  M 


Mais  les  anges  du  ciel  n'ont  pas  voulu  l'attendre. 
Patjl  Vibert. 


Dix  printemps  n'avaient  pas  encore 
Fleuri  sur  son  front  pcâle  et  doux  ; 
De  ses  grands  yeux  fixés  sur  nous 
S'échappaient  des  rayons  d'aurore. 


L'enfance  avec  tous  ses  parfums, 
Doux  oiseau  qui  trop  tôt  s'envole  — 
Enveloppait  d'une  auréole, 
Les  ondes  de  ses  cheveux  bruns. . 


—  130  — 

Sa  petite  âme,  à  la  lumière, 
Rose  mystique,  s'entr'oiivrait  ; 
Auprès  d'elle  Ton  respirait 
Une  atmosphère  printauière. 


Et  cependant,  reflet  furtif, 
Malgré  la  jeunesse  et  sa  sève, 
On  pouvait  voir  le  pli  du  rêve 
Contracter  son  sourcil  pensif. 


C'était  une  fleur  fraîche  éclose 
Qui  sur  sa  tige  se  penchait  ; 
Et  la  main  qui  s'en  approchait 
Craignait  d'effeuiller  une  rose. 


Souvent  —  beaucoup  s'en  souviendront 
Malgré  l'éclat  de  sa  prunelle, 
On  croyait  voir  l'onibre  d'une  aile 
Passer  vaguement  sur  sou  front. 


—  131  — 

Puis,  tout  à  coup,  lueurs  étranges, 
Tout  son  visage  rayonnait  ; 
On  eût  dit  qu'elle  revenait 
D'une  entrevue  avec  les  auges... 


Hélas  !  tout  n'est  que  vanité  ! 
Tout  en  ce  monde  est  éphémère  ! 
Et  Dieu  t'enlève,  ô  pauvre  mère, 
Ce  trésor  qu'il  t'avait  prêté  ! 


Cette  âme  était  une  exilée 
Sur  cette  terre  et  parmi  nous. 
Ce  sont  les  chérubins  jaloux 
Qui  l'ont  auprès  d'eux  rappelée. 


C'était,  dans  son  prisme  vermeil, 
La  goutte  d'eau  du  ciel  venue, 
Et  qui  remonte  dans  la  nue 
Avec  un  ravon  de  soleil  ! 


—  133 


ÉLÉGIE 


A  la  mémoire  de  Charles-Auguste. 


(SA  MÈRE) 


Les  jours  de  soleil  sont  passés, 
Et  l'automne  fait  sa  vendange  ; 
Dans  l'enceinte  des  trépassés, 
La  feuille  tombe  à  flots  pressés  ; 
Dors,  mon  doux  ange  ! 


Il  était  frais  et  blond  comme  un  Enfant-Jésus. . . 
—  Dieu  nous  envoie,  hélas  !  des  douleurs  bien  cruelles 
Un  soir,  je  le  berçais  ;  des  anges  sont  venus 
Qui  l'ont  emporté  sur  leurs  ailes. 


— 134  — 

J'épiais  son  sommeil,  et,  quand  il  remuait, 
Je  baisais  à  genoux  ses  petites  mains  blanches. 
Il  est  là  maintenant,  sous  ce  tertre  muet. 
Prisonnier  entre  quatre  planches. 


Les  jours  de  soleil  sont  passés, 
Et  l'automne  fait  sa  vendange  ; 
Dans  l'enceinte  des  trépassés, 
La  feuille  tombe  à  flots  pressés  : 
Dors,  mon  doux  ange  ! 


Et  quand  je  caressais  ses  petits  pieds  frileux,  — 
Lui  que  je  n'aurais  pas  donné  pour  des  empires  ! 
Sur  sa  lèvre  rosée,  au  coin  de  ses  veux  bleus, 
Nageaient  des  groupes  de  sourires. 


Il  bredouillait  des  mots  d'une  étrange  douceur, 
Des  mots  incohérents,  indécis,  adorables  ; 
Et  moi  qui  l'écoutais,  je  sentais  dans  mou  cœur 
Courir  des  frissons  iuelïables. 


—  135  — 

Les  jours  de  soleil  sont  passes, 
Et  Tautomne  fait  sa  vendange  ; 
Dans  l'enceinte  des  trépassés, 
La  feuille  tombe  à  flots  i>ressés 
Dors,  mon  doux  ange  ! 


Il  est  là  qui  repose  en  son  linceul  glacé. 
Au  cimetière,  hélas  !  sa  dernière  demeure, 
Songe-t-il  quelquefois,  le  pauvre  délaissé, 
A  sa  mère  qui  souiïre  et  pleure  ? 


Oh  !  oui  ;  car,  je  le  sens,  si  dans  la  tombe  dort 
Son  petit  corps  roidi,  froid,  immobile,  blême, 
Son  âme  plane  au  ciel  avec  des  ailes  d'or, 
Devant  la  face  de  Dieu  même  ! 


Le  dernier  beau  jour  est  passé  ; 
L'automne  a  fini  sa  vendange  ; 
La  neige  tombe  à  flot  pressé. . . 
Dans  le  ciel  où  Dieu  t'a  placé, 
Pense  à  ta  mère,  mon  doux  ange  ! 

1872 


137  — 


LES  ÉLÈVES  DU  SÉMINAIRE  DE  NICOLET 


A     M  G  K     G  R  A  V  E  L 


LEUB   PREMIEB   ÉVÊQUE 


Premier  anniversaire  de  sa  fête. 


Désormais,  Monseigneur,  quand,  dans  nos  froids  séjours. 
Du  beau  printemps  vermeil  reviendront  les  beaux  jours, 

Avec  les  feuilles  renaissantes, 
Avec  les  rayons  d'or,  le  chant  du  rossignol, 
Et  les  premiers  parfums  qu'apporte  dans  son  vol 

L'aile  des  brises  caressantes  ; 


Le  front  tout  couronné  de  vierges  floraisons, 
Quand  TAnge  qui  préside  aux  fécondes  saisons 

Ouvrira  son  vaste  annuaire, 
Avec  le  cri  d'amour,  avec  l'hymne  éternel, 
Avec  l'alleluia  qui  monte  solennel 

Des  forêts  et  du  sanctuaire  ; 


—  138  — 

Entre  la  Pâque  sainte  et  le  retour  aimé 
De  l'époque  fleurie  où  le  doux  mois  de  mai 

Change  ses  roses  en  rosaire, 
Ainsi  qu'une  aube  blonde  aux  reflets  bieufaisauts, 
Sur  Mcolet  joyeux  va  luire  tous  les  ans 

Un  radieux  anniversaire. 


Ce  sera,  Monseigneur,  votre  fête  ;  elle  aura 
Ce  cachet  spécial  pour  nous,  qu'on  y  verra 

—  Coïncidence  fortunée  — 
Ardente,  et  souriant  à  tous  les  renouveaiix, 
La  jeunesse  du  cœur  prodiguer  ses  bravos 

A  la  jeunesse  de  l'année. 


Votre  fête  sera  la  fête  du  printemps  ; 
On  y  célébrera  sa  gloire  en  même  temps 

Qu'on  y  célébrera  la  vôtre  — 
Y  trouvant  mille  traits  communs,  et  confondant 
Ses  souffles  généreux,  son  soleil  fécondant 

Avec  votre  zèle  d'apôtre. 


—  139  — 

Chacun,  en  contemplant  8a  prodigalit'é, 
De  votre  paternelle  et  touchante  bonté 

Croira  voir  la  vivante  image  ; 
Autant  que  sou  ciel  pur  vos  vertus  brilleront, 
Et  devant  vous  et  lui  les  âmes  s'uniront 

Dans  un  reconnaissant  hommage. 


Or,  de  ce  jour  béni  rjjue  nos  petits  neveux 

Verront,  si  le  Très-Haut  daigne  combler  nos  vœux, 

Briller  encore  et  puis  encore. 
De  ce  jour  glorieux,  bien  cher  à  lui  surtout. 
Dans  ce  bon  vieux  collège  on  accourt  de  partout 

Saluer  la  première  aurore. 


Et,  Monseigneur,  ici,  c'est  à  cœur  déployé  ; 
Car,  nous  le  savons  tous,  vous  êtes  l'envoyé 

De  Celui  qui  disait  aux  hommes  : 
"  Laissez  venir  à  moi  tous  les  petits  enfants  ! . .  . 
Et  s'il  faut  des  vivats  et  des  cris  triomphants, 

Comptez  sur  nous,  car  nous  en  sommes  ! 


—  141 


A     MA     FILLE     JEANNE 


ÉPOUSE     DE     M.     HONORÉ     MERCIER,     FILS 


La  veille  de  son  mariage,  21  avril  1903. 


C'est  toi,  Jeanne?  Ah  !  tant  mieux,  ma  fille  ;  viens  t'asseoir; 
Laisse-moi  voir  de  près  ton  doux  et  bon  sourire  ; 
Mets  ta  main  dans  ma  main  ! . .  .  N'est-ce  pas  que  ce  soir 
Nous  avons  tous  les  deux  quelque  chose  à  nous  dire  ? 


Penche  ton  front  vers  moi,  nous  parlerons  tout  bas, 
Afin  de  mieux  goûter  l'heure  qui  nous  rassemble  ; 
Et  que  ta  joie,  enfant,  ne  s'inquiète  pas 
Si  tu  vois  à  mes  cils  une  larme  qui  tremble. 

10 


—  14:2  — 

Que  veux-tu,  c'est  la  loi  :  même  aux  rares  beaux  jours 
Que  le  ciel  nous  accorde  en  ce  monde  éphémère, 
Aux  bonheurs  les  plus  purs  il  se  mêle  toujours 
Dans  les  replis  de  Pâme  une  pensée  amère. 


Si  je  pleure,  vois-tu,  songe  un  peu  que  demain 
—  Toi  qu'il  me  semble  voir  encor  toute  petite  !  — 
Lorsque  l'heureux  époux  te  prendra  par  la  main, 
Ce  sera  la  moitié  de  mon  cœur  qui  me  quitte  ! 


Oui,  songe  que  demain,  lorsque  je  te  verrai, 
Le  front  tout  rayonnant  de  plaisir  et  d'ivresse, 
Partir  dans  tout  l'éclat  de  ton  rêve  doré. 
Moi  je  resterai  là,  seul  avec  ma  tristesse. 


Il  faut  que  cela  soit  ;  la  vie  est  faite  ainsi, 
Une  lie  est  au  fond  de  tout  ce  qui  nous  charme 
Un  sourire  souvent  dissimule  une  larme  ; 
On  voit  plus  d'un  soupir  attrister  un  merci. 


—  143  — 

Oui,  même  le  merci  qui  veut  dire  "  Je  t'aime  !" 
Et  résonne  à  l'oreille  ainsi  qu'un  chant  joyeux, 
Le  tendre  et  doux  merci  qui,  dans  ce  moment  même, 
Palpite  sur  ma  lèvre  et  vient  mouiller  mes  yeux. 


Ce  merci  que  je  dois  à  ta  sainte  jeunesse, 
A  ton  baiser  d'enfant,  à  ta  fraîche  gaieté, 
A  tes  petites  mains  dont  la  chère  caresse. 
Savait  mettre  à  mon  front  tant  de  sérénité. 


Tu  t'en  souviens,  mignonne,  et  c'est  ta  récompense 
D'aimer  ces  souvenirs  si  lointains  et  si  près. 
Je  les  chéris  aussi  ;  mais  moi,  lorsque  j'y  pense, 
En  ce  moment  surtout,  c'est  avec  des  regrets. 


N'importe,  mon  enfant,  souris,  souris  encore  ; 
Savoure  ton  extase  ;  et,  sans  songer  à  moi. 
Salue  à  deux  genoux  la  triomphante  aurore 
Du  soleil  qui  demain  va  se  lever  pour  toi. 


—  144  — 

Demain,  par  un  seul  mot  de  ta  lèvre  ravie, 
Tu  vas  lier  ton  sort  à  l'homme  de  ton  choix  ; 
Pour  toi  tout  le  passé  s'envole,  et  de  ta  vie 
Un  solennel  feuillet  va  tourner  sous  tes  doigts. 


Livre-toi  sans  remords  à  tes  chastes  tendresses  ; 
Mais  songe  que  pour  toi  le  jour  nouveau  qui  luit, 
Ce  jour  si  radieux  d'enivrantes  promesses. 
L'ère  des  grands  devoirs  va  s'ouvrir  avec  lui. 


Fonder  une  famille  est  un  rôle  sublime  ; 
Il  est  beau  d'être  reine  et  vestale  au  foyer  ; 
Mais  tout  sentier  fleuri  peut  masquer  un  abîme, 
Et  la  route  est  parfois  bien  sombre  à  côtoyer. 


Pourtant,  comme  un  oiseau  qui  monte  dans  l'espace 
Pour  la  première  fois  vers  le  firmament  bleu. 
Sans  craindre  les  hasards  de  la  brise  qui  passe. 
Tu  t'en  vas,  confiante,  à  la  grâce  de  Dieu. 


—  145  — 

Que  l'haleine  des  vents  te  soit  propice  et  douce  ! 
Que  nul  destin,  jaloux  de  l'azur  de  ton  ciel, 
Ne  te  fasse  jamais  trop  regretter  la  mousse 
Que  tu  trouvais  si  tendre  au  vieux  nid  paternel  ! 


Mais  non,  embrasse-moi,  ma  Jeannette  adorée  ! 
Tout  te  présage  un  bel  et  riant  avenir  ; 
La  route  s'ouvre  à  toi  lumineuse  et  dorée  : 
J'en  puis  attester  l'homme  à  qui  tu  vas  t'unir. 


Il  hérite  d'un  nom  brillant  dans  nos  annales  ; 
Et,  devoir  qui  s'impose  à  tous  les  cœurs  bien  nés, 
Le  sien,  récompensant  tes  vertus  virginales, 
Te  rendra  les  bonheurs  que  tu  nous  a  donnés. 


Et  plus  tard,  mon  enfant,  si  le  bon  Dieu  t'envoie 
Un  de  ces  anges  dont  il  fait  les  tout  petits, 
Ta  mère,  dont  tu  fus  et  l'orgueil  et  la  joie. 
Bénira  comme  moi  le  jour  où.  tu  partis.    . 


—  liY  — 


TOAST    A     MARK    TWAIN 


A  un  banquet  donné  en  son  honneur. 


Allons,  ma  muse,  quelques  strophes 
A  l'hôte  illustre  ici  présent  ! 
C'est  le  plus  grand  des  philosophes, 
Puisqu'il  est  le  plus  amusant. 


Chante  !  Ton  ne  saurait  trop  dire 
A  la  louange  de  celui 
Qui  de  son  temps  sut  si  bien  rire, 
En  le  faisant  rire  avec  lui. 


—  148  — 

Rire  est  le  secret  du  bien-être  ; 
Si  tous  riaient,  de  l'univers 
On  verrait  bientôt  disparaître 
Les  malheureux  et  les  pervers. 


Le  rire  est  un  divin  dictame  ; 
Qu'il  soit  bruyant  doux  ou  moqueur, 
Chez  l'homme  comme  chez  la  femme, 
C'est  l'écho  le  plus  vrai  du  cœur. 


Fêtons-le  donc  dans  la  personne 
De  notre  royal  invité  ; 
Et  décernons  une  couronne 
Au  grand  prêtre  de  la  gaîté  ; 


Celui  dont  la  plume  apprivoise. 
Dans  un  si  brillant  unisson, 
La  plus  fine  verve  gauloise 
Avec  le  wit  anojlo-saxon  ! 

1883 


—  149  — 


A    M.     ALOIDE    LEROUX 


(de  2s'antes) 


Hélas  1  non,  cher  ami,  votre  France  si  belle, 
Sol  chéri  que  mon  pied  foule  avec  tant  d'émoi, 
Sublime  nation  à  tous  les  jougs  rebelle 
Votre  France  n'est  pas  pour  moi. 


Assez  de  fiers  enfants  grandissent  sous  son  aile, 
Jaloux  de  sa  grandeur  et  de  son  culte  épris. 
Pour  garder  son  nom  pur  et  sa  gloire  éternelle  : 
Je  ne  lui  serais  d'aucun  prix. 


150 


Non,  laissez-moi  lui  dire  un  adieu  bien  fidèle  ; 
Il  lui  faut  des  amis  auprès  d'autres  pouvoirs  ; 
Je  suis  toujours  son  fils,  et  même  éloigné  d'elle 
J'en  accepte  tous  les  devoirs  ! 


1887 


151 


A     UXE     JEUXE     FILLE 


Tout  pleins  de  fleurs  fraîches  écloses 
La  jeunesse  a  de  verts  sentiers 
Aux  épines  des  églantiers 
Cueillez  les  roses  ! 


Des  douces  brises  du  printemps 
Les  premières  sont  les  meilleures  : 
Des  beaux  jours,  hélas  !  inconstants, 
Cueillez  les  heures  ! 


—  152  — 

Trop  souvent  le  bonheur  jaloux 
Echappe  à  l'ùme  inassouvie  : 
Tandis  qu'elle  est  belle  pour  vous, 
Cueillez  la  vie  ! 


1870 


153 


A    M.    O.    B  I  O  U 


(de  Nantes) 


Pauvres  fils  éloignés  de  la  France  si  chère, 
Nous  avons  bien  longtemps  pleuré  son  abandon  ; 
Mais,  seul,  le  lâche  roi  qui  nous  mit  à  l'enchère 
N'aura  pas  eu  notre  pardon. 


La  France,  qu'elle  soit  glorieuse  ou  meurtrie, 
—  Son  astre  fût-il  même  à  jamais  confondu  — 
Sera  toujours  pour  nous  notre  sainte  patrie, 
Notre  doux  paradis  perdu. 


15-4  ■ 


Nous  t'aimerons  toujours,  ô  beau  sol  pittoresque, 
Couvert  de  monuments  qu'admire  l'univers  ; 
Nous  t'aimerons  toujours,  peuple  chevaleresque, 
Aux  cœurs  si  largement  ouverts  ; 


Et  nous  verrons  toujours  la  France  belle  et  grande. . 
Pour  nous,  ses  revers  même  en  sont  de  fiers  témoins  ! 
Qu'on  ne  craigne  jamais  que  la  France  se  rende  : 
La  France  ne  meurt  pas  et  se  rend  encor  moins  ! 


1887 


— •  155  — 
A     L  A  D  Y     MIN  T  O 

(En  retour  de  ses  bons  souhaits  du  nouvel  An) 

1906 

C'est  d'une  émotion  profonde 
Que  j'ai  salué,  sous  nos  cieux, 
Votre  message  gracieux 
Venu  de  l'autre  bout  du  monde  ! 

Sans  pouvoir  mesurer  des  yeux 
Son  lointain  voyage  sur  l'onde, 
J'ai  de  sa  course  vagabonde 
Suivi  l'essor  capricieux. 

Et  lorsque  l'oiseau,  dans  sa  marche, 
Nouvelles  colombe  de  l'Arche, 
Fendait  l'air  de  son  vol  vainqueur, 

Comme  une  lueur  fraternelle. 
Je  voyais  briller,  sur  son  aile, 
Le  pur  reflet  d'un  noble  cœur. 


—  157  — 


A    MON    FILLEUL 

LOUIS    B  E  K  G  E  V I X 

1er  de  VAn  1906. 

Louis,  d'un  nouvel  An  l'aurore  nous  est  née  ; 
A  tes  beaux  jours  s'ajoute  un  radieux  matin, 
Qui  prolonge  d'autant  la  trame  fortunée 
Qu'un  ange  te  tissa  dans  l'or  et  le  satin. 

Jusqu'ici,  cher  enfant,  nulle  ronce  obstinée 
îs''a  tendu  son  embûche  à  ton  pas  incertain  : 
A  l'heure  où  va  s'ouvrir  cette  naissante  année. 
Puisse  un  ciel  aussi  pur  sourire  à  ton  destin  ! 

Que  le  sort  qui  t'attend  n'ait  jamais  un  caprice  ! 
Qu'à  tes  réveils  sereins  ta  mère  s'attendrisse 
En  voyant  le  bonheur  à  ton  front  resplendir  ! 

Et  que  ton  père,  lui,  devant  ton  doux  visage. 
Escomptant  l'avenir  que  tant  d'espoir  présage. 
En  remerciant  Dieu  te  regarde  grandir  ! 


159- 


PRENDS    GARDE! 


Enfant,  si  le  bonheur  vient  frapper  à  ta  porte, 
—  C'est  un  hôte  ici-bas  bien  rare  à  posséder,  — 
Joyeux,  à  deux  battants  ouvre-lui  sans  tarder  ; 
Puis  ferme  ta  demeure,  et  prends  garde  qu'il  sorte. 

Sois  de  ton  seuil  avare  et  jaloux  ;  fais  en  sorte 
D'être  sur  pied  à  l'heure  où  le  loup  vient  rôder  ; 
Et  contre  les  larrons  s'il  faut  barricader, 
Barricade,  et  réponds  aux  railleurs  :  —  Que  m'importe? 

Fais  de  l'isolement  un  mur  autour  de  toi. 
Souvent  la  foule  qui  pénètre  sous  un  toit 
Laisse  le  foyer  mort  et  la  maison  déserte. 

Le  vrai  bonheur  est  un  doux  oiseau  printanier  ; 
Veille  bien,  si  tu  veux  le  garder  prisonnier  : 
L'oiseau  s'envolera  si  la  cage  est  ouverte. 


—  161  — 


C  O  U  E  A  G  E 


Souvent  —  tant  il  est  vrai  que  tout  est  relatif  — 
Ma  rêverie,  au  vol  des  heures  emportée, 
Du  haut  de  l'horizon  jette  un  regard  furtif 
Sur  le  sol  que  foula  ma  vie  accidentée. 

Ici  je  trébuchai,  là  mon  pas  fut  craintif, 
Ailleurs  mon  pied  trouva  trop  raide  la  montée  ; 
Mais,  ainsi  vu  de  loin,  comme  il  semble  chétif 
L'obstacle  où  tant  de  fois  ma  course  s'est  heurtée  ! 

Ne  me  trompé-je  point,  est-ce  en  réalité 
Contre  ce  nain  qu'un  soir  j'ai  si  longtemps  lutté  ? 
Sur  cet  infime  écueil  j'ai  pu  faire  naufrage  !. . . 

Hélas  !  oui,  mais  cela  n'est  ni  petit  ni  grand. 

Et  cesse  de  compter,  du  jour  où  l'homme  apprend 

Qu'il  faut  à  chaque  effort  mesurer  son  courage. 


—  163  — 


A  SIR  JAMES  M.  Le  MOINE 


(A  l'occasion  du  titre  à  lui  décerné  par  le  gouvernement  anglais.) 


Vous  avez  de  l'oubli  sauvé  bien  des  légendes, 
Vieux  travailleur  chargé  de  glorieux  butin  ; 
Vous  avez  pour  nos  preux  tressé  bien  des  guirlandes, 
A  l'histoire  arraché  plus  d'un  secret  lointain. 


Vous  avez  célébré  notre  nature  immense  ; 
Et,  tout  en  dessinant  ses  splendeurs  à  grands  traits, 
Vous  nous  peigniez  les  moeiirs  et  notiez  la  romance 
Des  doux  chanteurs  ailés  qui  peuplent  nos  forêts. 


—  164  — 

Vous  n'avez  eu  pour  tous  qu'uue  parole  amie  ; 
Jamais  on  ne  vous  vit  jalouser  les  vainqueurs  : 
Gloire  à  qui  vous  couronne  ! . . .  A  notre  Académie, 
Ce  prix  était  déjà  décerné  dans  les  cœurs. 


165 


SUE    UNE    FEUILLE 


Toi  qui  viens  de  si  loin,  petite  feuille  verte, 
De  la  part  de  si  haut  me  souhaiter  bonheur, 
Précieux  talisman,  tu  mérites  bien,  certe. 
Dans  mes  cartons  choisis  une  place  d'honneur. 


Plus  tard,  sur  le  vélin,  dans  ta  gaine  de  soie. 
Quand  tu  m'apparaîtras,  cher  et  doux  souvenir, 
Du  sol  où  tu  naquis  à  la  main  qui  t'envoie 
Mon  rêve  flottera  pour  aimer  et  bénir. 


—  167  — 


POUR   L'ALBUJI    DE    MLLE    M*** 


Je  vous  ai  vue  un  jour  souriante  et  timide, 
Belle  de  votre  grâce  et  de  vos  dixhuit  ans. 
Votre  père  était  là,  qui  semblait,  l'œil  humide, 
Réchauffer  son  automne  à  votre  doux  printemps. 


Fier,  il  vous  contemplait  dans  son  orgueil  de  père  ; 
Et  je  sentais  qu'en  vous  il  voyait  à  la  fois 
—  On  ne  regrette  rien  quand  ce  qu'on  aime  espère  - 
Renaître  sa  jeunesse  et  ses  feux  d'autrefois. 


—  168  — 

Depuis  longtemps  déjà  le  hasard  l'uu  à  l'autre 
A  su  nous  attacher  par  des  liens  bien  doux  ; 
Il  a  mon  amitié,  que  n'ai-je  aussi  la  vôtre  ! 
Ce  serait  encor  lui  que  j'aimerais  en  vous. 


1885 


—  169 


LE     S  A  G  U  E  N  A  Y 


IMPROMPTU  POUU  UX  ALBUM 


Des  vastes  forêts  la  splendtur  m"enehante  ; 
J'aime  à  contempler  les  sommets  altiers. 
Kieu  ue  vaut  pourtant  la  grâce  touchante 
De  la  fleur  qui  luit  au  bord  des  sentiers. 


Sommets  entassés  dont  l'orgueil  se  mire 
Dans  les  flots  profonds  du  noir  Saguenay  ! 
Falaises  à  pic  que  la  foule  admire  ! 
Kocher  que  la  foudre  a  découronné  ! 


—  170  — 

Promontoires  nus  dont  la  cime  touche 
Aux  confins  perdus  de  l'immensité, 
Mon  front  qu'a  vaincu  votre  ombre  farouche 
S'incline  devant  votre  majesté. 


Mais,  ô  pics  géants  que  le  ciel  décore, 
Monts  qui  défiez  le  regard  humain, 
A  tout  votre  éclat  je  préfère  encore 
La  douce  amitié  qui  me  tend  la  main  ! 


Chicoutimi,  1er  juillet  1875. 


171 


COMME     AUTREFOIS 


ROMANCE. 

Vieux  voyageur  sur  la  houle  du  monde 
J'ai  vu  sous  moi  surgir  plus  d'un  écueil  ; 
Des  rêves  d'or  de  ma  jeunesse  blonde 
Plus  d'une  fois  j'ai  dû  porter  le  deuil  ; 
De  fils  d'argent  ma  tempe  se  décore  ; 
Dans  mon  gosier  je  sens  trembler  ma  voix, 
Et  cependant  mon  cœur  est  jeune  encore 
Comme  autrefois. 


La  fleur  fanée  avec  la  feuille  morte 
M'ont  prodigué  leur  funèbres  parfums  ; 
Souvent  le  crêpe  a  flotté  sur  ma  porte, 
Car  j'ai  pleuré  bien  des  amours  défunts. 
Pauvres  oiseaux  de  ma  lointaine  aurore, 
En  souvenir  lorsque  je  vous  revois, 
Ah  !  je  le  sens,  je  puis  aimer  encore 
Comme  autrefois. 


—  172  — 

Dieu  dans  mon  sein  mit  une  Ijre  sainte  ; 
Des  chants  nombreux  en  mon  cœur  sont  éclos  ; 
Mais  souvent  l'iiymne  a  fait  place  à  la  plainte  ; 
Ma  voix  souvent  s'est  brisée  en  sanglots. 
Hélas  !  en  moi  chaque  fibre  sonore 
A  sous  l'archet  saigné  plus  d'une  fois  ; 
Et  malgré  tout  je  veux  chanter  encore 
Comme  autrefois. 


—  173  — 


LE     SOUVENIR 


ROMANCE   (^) 


Bientôt  la  nature  sereine 
Va  sourire  au  printemps  viril  ; 
Au  fond  des  bois  et  sur  la  plaine, 
Vont  germer  les  bourgeons  d'avril. 
Tout  va  palpiter  d'allégresse  ; 
Les  jours  dorés  vont  revenir  ; 
—  Moi,  je  n'aurai  pour  toute  ivresse 
Que  l'ivresse  du  souvenir  ! 


On  entendra,  des  nids  de  mousses 
Bercés  dans  les  rameaux  touffus. 
Mille  voix  sonores  et  douces 
Monter  avec  des  bruits  confus. 


1)   Musique  de  Jehin-Prume. 


—  174  — 

Au  chant  de  l'onde  sur  les  grèves 
Des  chants  d'amour  viendront  s'unir. . 
—  Moi  je  n'entendrai,  dans  mes  rêves, 
Que  la  chanson  du  souvenir  ! 


Adieu  les  brises  parfumées  ! 
Adieu  les  ombrages  flottants  ! 
Adieu  les  mouvantes  ramées  ! 
Adieu  les  roses  du  printemps  ! 
Adieu  l'ange  qui,  dans  mes  songes, 
Du  doigt  me  montrait  l'avenir  ! 
—  Espoirs  déçus,  cruels  mensonges  ! 
Je  ne  crois  plus  qu'au  souvenir. 


1872 


—  175  — 


LES   OISEAUX   DU   COUVENT   {^) 


Dédié  par  l'auteur  de  la  musique 
A  Mlle  Pauline  Fréchette, 

élève  de  "  Villa-Maria  ". 


Autour  de  ces  calmes  retraites 
Qu'ombragent  les  grands  murs  jaloux, 
Pinsons,  linottes  et  fauvettes, 
Mésanges  et  bergeronnettes, 
L'été  se  donnent  rendez-vous. 
Par-ci  par-là  chacun  se  niche  : 
Un  peu  plus  haut,  un  peu  plus  bas. 
Parfois  jusque  sous  la  corniche. . . 
Où  la  Vierge,  au  fond  de  sa  niche. 
Sourit  à  leurs  bruyants  ébats. 


(1)   Musique  de  M.  Henri  Kowalski. 


—  176  — 

Blonde  ou  brunette, 
Ecoutez  souvent 
La  chansonnette 
Des  oiseaux  du  couvent. 


Dès  que  le  vieux  clocher  se  dore 
Aux  premiers  rayons  du  soleil, 
Matinale  comme  l'aurore, 
Du  haut  du  toit  leur  voix  sonore 
Du  couvent  sonne  le  réveil. 
Et  que  la  fillette  se  penche 
Sur  sa  prière  ou  sa  leçon. 
Ou  se  livre  à  sa  gaîté  franche. 
Tous  ces  gavroches  de  la  branche 
L'encouragent  de  leur  chanson. 


Blonde  ou  brunette, 
Ecoutez  souvent 
La  chansonnette 
Des  oiseaux  du  couvent. 


—  177  — 

Qu'enseigne  donc  la  voix  si  douce 
De  ces  petits  chanteurs  joyeux  ? 
—  Avec  le  brin  d'herbe  qui  pousse, 
Un  peu  de  plume,  un  peu  de  mousse, 
Nous  bâtissons  des  nids  soyeux. 
Puis  nous  chantons  par  la  charmille  ; 
Car  Dieu  bénit,  dans  sa  bonté, 
C«ux  qui  mêlent,  sainte  famille, 
Sur  la  tuile  ou  sous  la  ramille. 
Le  travail  avec  la  gaîté  ! 


Blonde  ou  brunette, 
Ecoutez  souvent 
La  chansonnette 
Des  oiseaux  du  couvent. 


—  179  — 


LA    NUIT 

Imité  de  l'anglais  de  Mme  M.  H.  Gates 

Je  suis  la  Nuit  !  Non  pas  la  nuit  des  temps  présents  : 
Mais  l'Obscurité  morne,  insondable  et  livide, 
Qui,  bien  avant  les  jours,  et  bien  avant  les  ans, 
Planait  sur  le  grand  Tout,  et  remplissait  le  vide. 
Mon   règne   n'apparaît   sur   aucuns   parchemins  ; 
Nul  vestige,  enfoui  sous  les  monts  ou  la  plaine, 
N'a  jamais  révélé,  pour  les  regards  humasins, 
Les  ténébreux  secrets  dont  ma  mémoire  est  pleine  ! 

THE     D  A  R  K 

/  a??i  the  Darh,  the  ancient  one,  ^ 

Before  the  days  and  years  hegun, 

I  hovered  formless,  silent,  cold, 

And  filled  the  void.     No  page  unroïled, 

Makes  mention  of  my  timeless  reign  ; 

No  rock  on  mountain-top  or  plain, 

By  scar  or  synibol,  now  can  tell, 

The  secrets  that  I  know  so  well. 


—  180  — 

Je  suis  la  noire  Xuit,  dont  le  point  de  départ 
Se  perd  dans  les  dessous  de  l'énigme  première, 
Je  fus,  dès  le  principe,  un  mythe,  un  être  à  part, 
Qui  n'existait  que  par  l'absence  de  lumière. 
J'habitai  du  Chaos  le  gouffre  originel  ; 
J'ai  TU  s'accumuler  atomes  sur  atomes  ; 
Jusqu'au  moment  où  l'Ordre,  en  accord  fraternel, 
Fit  des  Lois  à  venir  s'embrasser  les  fantômes. 


/  am  the  Dark,  the  first  to  be  j 

M  y  own  beginning  baffles  me. 

I  seemed  a  thing  apart,  forgot, 

Which  was  —  becaiise  the  Light  was  not. 

I  dwelt  with  Chaos  ;  place  I  kept 

As  atom  unio  atom  crept, 

Till  Order  stood,  with  sinews  set. 

And  law  with  laiv  like  brothers  met. 


—  181  — 

Je  suis  la  pâle  Nuit,  dont  l'âme  vit  toujours, 
Bien  qu'on  m'ait  pris  moitié  de  mon  empire  sombre  ; 
Car  une  heure  apparut  où,  sous  l'éclat  des  jours, 
Le  noir  rideau  du  ciel  dut  replier  son  ombre. 
Au  dessus,  au  dessous,  autour  de  moi,  partout. 
Glissèrent  des  rayons  et  des  lueurs  dorées  ; 
Puis  la  tempête  vint  qui,  bouleversant  tout. 
Dispersa  par  lambeaux  les  brumes  effarées. 


I  am  the  Darh,  for  still  I  stay, 
With  half  my  kingdom  wrenched  away. 
There  came  an  hour  when  ail  the  black, 
A  filmy  screen,  luas  folded  hack. 
Ahove  me,  througJi  me,  everyichere, 
Were  scarlet  streaks  and  golden  glare  ; 
And  miglity  ivinds  hegan  to  blow 
The  frailing  mist-ivreaths  to  and  fro. 


—  1S2  — 

Je  suis  la  Nuit  profonde  !  et  l'œil  qui  veut  compter, 
Au  fond  de  l'Infini,  le  troupeau  des  étoiles, 
Doit  attendre  qu'il  ait  vu  mon  vol  remonter 
Vers  les  splendeurs  d'en-haut  pour  en  ouvrir  les  voiles. 
Dans  l'espace  muet  et  vaste  des  éthers, 
Quand  je  ne  suis  plus  là,  dites-moi  ce  qui  reste  ! 
L'astre  du  jour  nous  montre  et  la  terre  et  les  mers, 
iloi,  j'ouvre  aux  yeux  de  tous  l'immensité  céleste. 


/  am  ihe  Dark.  The  eyc  that  sees 
The  mldnicjht  moons  and  Pléiades, 
Mud  wait  for  me.  I  daim  the  sky 
To  show  the  s[>lendovs  swinging  high 
In  space  sa  deep,  and  ivide,  and  hlack, 
That  thought  it'self  cornes  tremhling  hack. 
The  Sun  may  shoiv  the  sea  and  sod. 
But  I  —  thc  far-off  fwhls  of  God  ! 


—  183  — 

Je  suis  l'obscure  Nuit  !  Tout  droit  je  vais  marchant, 
Sans  que  l'aube  jamais  ne  devance  mon  heure  ; 
Et  jamais  le  soleil,  dans  les  ors  du  Couchant, 
N'attendit  un  instant  au  seuil  de  sa  demeure. 
Les  ombres  sont  à  moi  ;  toutes  sont  mes  témoins  ; 
J'étends  mes  droits  sur  toute  existence  charnelle  ; 
Et  la  peine  et  la  joie,  et  le  plus  ou  le  moins, 
Dans  la  paix  du  sommeil  ne  font  qu'un  sous  mon  aile. 


/  am  tlie  Darl:    My  paths  I  heep  ; 
No  hour  too  soon  the  ligJd  may  creep 
Ahove  the  liïlls,  no  moment  late 
The  Sun  may  reach  the  icestern  gâte. 
The  shadows  are  my  oivn  ;  their  wings 
They  spread  ahove  ail  hreathing  things, 
Till  joy  and  pain,  and  more  and  les's, 
Are  one  in  sleep's  unconsciousmss. 


—  184  — 

Je  suis  la  Nuit  ! . . .  A  moi  tous  les  torrents  sans  freins 
Dont  les  flots,  sous  le  sol,  tourbillonnent  sans  trêve  ! 
A  moi  les  antres  sourds  et  les  lacs  souterraius 
A  l'horizon  desquels  nul  matin  ne  se  lève  ! 
Je  règne  sous  les  rocs  primitifs  où  le  Temps 
Ne  m'atteint  plus  ;  et,  dans  ma  tragique  indolence, 
Comme  la  Parque,  au  font  des  cavernes,  j'attends 
—  Trio  sinistre  —  avec  la  Mort  et  le  Silence. 


/  am  the  Dark.     The  under-world, 
With  soundless  rivers  onward  whirled, 
Is  mine  alone  ;  and  mine  the  lakes, 
O'er  ivhieh  the  morning  never  breaks. 
I  dwell  in  caverns,  vcCst,  unknoxvn, 
Whose  walls  are  wrought  from  primai  stone  ; 
There  Silent,  Death,  and  I,  can  tvait,  — 
Créations  grim  triumvirate  ! 


—  185  — 

Je  suis  la  Nuit  !  Sans  cesse  au  service  de  Dieu, 
Je  vais  traînant  partout  ma  robe  de  ténèbre, 
Par  son  ordre,  c'est  moi,  quand  vient  le  triste  adieu, 
Qui  veille  sur  ses  morts  dans  leur  repos  funèbre. 
Quel  sort  m'attend  ?. . .  Un  jour  me  faudra-t-il  périr 
Dans  l'éternel  néant  à  jamais  balayée  ?. . . 
Suis-je  enfin  destinée  à  sombrer  et  mourir 
Sous  des  flots  de  clarté  fulgurante  noyée  ? 


/  am  the  Darh,  and  forth  and  back. 
As  God's  oivn  servant,,  rohed  in  hlack, 
I  go  and  corne.    His  dead  I  keep 
Within  iny  chamhers  luhile  they  sleep, 
Who  k-nows  my  doom  f  Pevliaps,  at  lalst, 
I  may  be  ended,  outward  cast 
From  ail  that  is,  my  deepest  night 
Invaded  by  i-esistless  light  ! 


—  1S7  — 


LES    PLAINES    D'ABRAHAM 


(Protestation  traduite  de  l'anglais  de  Wm  McLennan) 


Passant,  dépose  ici  ta  sandale,  ô  mon  frère  ! 
Ce  sol  est  saint,  silence  !  et  que  tes  pas  amis 
Foulent  avec  respect  le  gazon  funéraire 
Qui  recouvre  les  os  des  géants  endormis. 


Montcalm  et  Wolfe  !  ô  noms  sacrés  de  notre  histoire  ! 
Tous  deux,  vous  avez  eu  ce  destin  fortuné  :    ■ 
Que  votre  lutte  épique  et  votre  double  gloire 
Ont  consacré  Fessor  d'un  peuple  nouveau-né. 


—  188  — 

Eégiment  d'Austruther,  régiment  de  la  Reine, 
Rouges,  Blancs,  clans  d'Ecosse  et  gars  de  Plougastel, 
Tous  ont  mêlé  leur  sang  sur  la  fameuse  arène  ; 
Et  leur  nom  plane  ici  sur  ce  roc  immortel. 


De  ces  hauteurs  la  voix  de  leurs  ombres  nous  crie 
De  ne  point  violer  leur  éternel  repos. 
Ils  sont  morts  pour  leur  roi,  pour  Dieu,  pour  la  Patrie 
Pourrions-nous  rester  sourds  à  l'appel  des  héros  ? 


189  — 


THE    COTTAGE    WHEEE    WE    MET 


Two  streams  wending  onward  and  ever, 
Thoiigh  sprinoiûg  from  wells  far  apart, 
Then  joining  to  ne'er  again  sever  ; 
T"was  thns  with  tby  soûl  and  my  heart  ! 
Yon  l'émember  the  old  cottage,  dearest, 

Tbat  ivT-elad  cot  where  we  met  ; 
'Tis  a  uiemory  to  me  of  the  sweetest, 
I  will  nnt,  I  cannot  forset  1 


—  190  — 

Two  lights  in  the  soft-ethered  Heaven, 
Whicli  earthward  ponred  down  but  one  beam, 
Were  the  hopes  of  the  futiire  tlien  given 
To  us  in  our  beautiful  dream  ! 

That  cottage  where  roses  abounded, 

That  dear  little  place  wliere  we  met, 
Where  the  fragrance  of  flowers  surrounded 
Our  hearts  :  say  vou'll  never  forget  ! 


Years  rolled,  and  forever  we  parted  ; 
The  stream  became  two  as  of  yore  ; 
The  lights  —  though  long  one  —  separated, 
In  life  ne'er  to  meet  any  more. 

Still  the  past  is  before  me  forever. . . 

Oh  !  dearest,  l'il  never  forget 
When  our  love  like  the  stars  on  the  river, 
So  bright  made  the  cot  where  we  met  ! 


191  — 


T  O     MA  K  Y 


WITH   A   GOLD  ASSD   PEARL   SHELL   CRAYO.- 


Oli  !  that  this  gift,  dear  uiaiden  minej 
Could  trace  upon  tliy  heai't 

The  magie  of  the  love  divine 
Which  passion  would  impart  ! 


A  meetness  in  tliy  soûl  t'will  find. 

So  bright  and  free  from  guile 
Its  pearl,  an  image  of  thy  mind, 

Its  gold,  thy  sunny  smile. 


192 


And  in  tliy  fairy  fingers  liglit, 
Oh  !  let  its  tracings  rare 

Be  but  o'er  pages  virgiu  white 
As  thy  sweet  sonl  is  fair  ! 


—  193  — 


PIQUE-NIQUE     D'HONNEUR 


OFFERT  A    M.    ALFRED   THIBAL'DEAr,    DE    LONDRES, 


le  30  août  1881. 


VERS    HmOKISTIQUES    IMPROVISÉS    POUR    LA    CIRCONSTANCE. 


Messieurs, 


Avant  de  faire  honneur  au  toast  que  Ton  propose. 

Me  pardonneriez-vous  si  j'avais  le  travers 

De  réclamer  ici  deux  minutes  de  pause, 

En  si  grave  moment,  pour  quelques  méchants  vers  ? 

Le  poète  n'est  pas  ce  qu'un  vain  peuple  pense  ; 

Et,  dussé-je  exciter  quelque  rire  moqueur, 

Je  dirai  que,  le  cœur  étant  près  de  la  panse. 

C'est  que  la  panse  au  fond  n'est  pas  très  loin  du  cœur  ! 


—  194  — 

L'intérêt,  ici-bas,  va  toujours  côte  à  côte 
Avec  les  sentiments  de  l'âme,  et  Dieu  merci  ! 
Car,  même  quand  on  boit  la  santé  d'un  tel  hôte, 
Il  fait  bon  de  trouver  le  vin  passable  aussi. 


Ceci  ne  semble  pas  la  limpidité  même  ; 
Mais  laissez  l'argument  sortir  de  son  étui  ; 
Pour  notre  hôte  surtout  ce  n'est  pas  un  problème, 
Et  je  vais  m'expliquer  en  vous  parlant  de  lui. 


Je  ne  veux  pas  ici  faire  un  panégyrique. 
Vous  dire  qu'il  est  brave,  affable,  distingué. 
Et  qu'on  pourrait  courir  d'Afrique  en  Amérique 
Sans  jamais  rencontrer  un  compagnon  plus  gai. 


Je  ne  vous  dirai  pas,  en  style  pittoresque, 
Que,  tout  marchand  qu'il  est,  on  n'est  pas  plus  loyal  ; 
Qu'il  est,  tout  à  la  fois,  souple  et  chevaleresque. 
Redoutable  à  la  Bourse,  et  sans  rivaux  au  bal. 


—  195  — 

Le  fait  est  que,  d'après  la  rumeur  qui  babille, 
—  Et,  ma  foi,  qui  de  nous  s'en  montrerait  surpris  ? 
Bien  des  gens  à  Québec  soupçonnent  la  famille 
De  l'avoir  exilé  pour  complaire  aux  maris. 


Pourquoi  dire  qu'il  est  —  qualité  peu  commune  — 
Riche  saos  être  un  brin  gonflé  de  sou  avoir  ; 
Et  qu'il  est  un  de  ceux  qui  croient  que  la  fortune 
Ne  prime  pas  toujours  l'esprit  et  le  savoir  ? 


Mais  son  humilité,  qui  souffre  le  martyre, 
Veut  que  sur  ces  détails  je  tire  les  rideaux  : 
Du  reste,  que  peut-on  avoir  de  plus  à  dire, 
Quand  on  a  dit  qu'il  est  la  fleur  des  Thibaudeaux  ? 


Mais,  bref,  arrêtons-nous,  je  l'entends  qui  proteste  ; 
Et,  sans  déguisement,  disons  la  vérité  : 
Ce  qui  chez  notre  ami  domine  tout  le  reste. 
Et  ce  qu'on  fête  ici,  c'est  son  utilité  ! 


—  196  — 

Oui,  son  utilité.    Demandez  à  Lamarche, 
Qui  va  trois  fois  par  an  réclamer  son  appui  : 
Les  troupeaux  de  Xoé  sont-ils  entrés  dans  l'arche 
Plus  nombreux  que  tous  ceux  qui  s'adressent  à  lui  ? 


C'est  comme  une  oasis  dont  la  fraîche  fontaine 
Verse  un  cristal  limpide  au  voyageur  poudreux  ; 
C'est  un  phare  brillant  dont  la  lueur  lointaine 
Eclaire  pour  plusieurs  des  abords  dangereux. 


Ah  !  si  de  Duhamel  la  barque  infortunée, 
Ne  l'avait  pas  vu  luire  au-dessus  des  brisants, 
Au  naufrage  infaillible  elle  était  condamnée, 
Comme  nous  l'étions  tous  à  des  regrets  cuisants. 


Si  Dugas  n'avait  point,  dans  ses  lointaines  courses, 
De  la  douce  oasis  goûté  le  flot  béni, 
Serait-il  aujourd'hui  le  gardien  de  nos  bourses, 
Et  la  terreur  du  vice  avec  de  Mondgny  '! 


—  197  — 

Moi-même,  lorsqu'un  jour,  plaideur  involontaire, 
Je  quittais  nos  climats,  traqué  par  les  recors, 
J'avais  à  peine  mis  le  pied  en  Angleterre, 
Qu'à  son  tour,  il  s'en  vint  m'appréhender  au  corps. 


Il  ne  me  lâcha  pas  que  je  ne  fusse  en  France  ; 
Et,  d'honneur  I  sans  nous  être  un  seul  instant  «iommés^ 
J'ai  vu  Londres  sans  presque  eu  avoir  connaissance, 
Et  j'y  retournerais,  je  crois,  les  yeux  fermés. 


Théâtres,  monuments,  églises  et  musées, 
îsous  avons  tout  compté,  parcouru,  visité. 
Mes  jambes,  je  l'avoue,  en  étaient  épuisées. . . 
Mais,  détail  important,  ça  ne  m'a  rien  coûté  ! 


Voilà  !  c'est  l'oasis,  la  fontaine,  le  phare, 
L'utile  compagnon,  l'infatigable  appui. 
Le  savant  cicérone,   et  —  sans   qu'on   soit   avare  — 
Le  guide  à  bon  marché  que  l'on  fête  aujourd'hui  ! 


—  198  — 

Je  vois  autour  de  moi  notre  président  Doutre, 
Et  son  bras  droit  Stepbeus,  et  Rainville  et  Perreault, 
Mercier,  Beau^raud,  lesquels  pourraient  bien  passer  outre 
S'ils  n'apercevaient  point  de  lumière  là-haut. 


Et  puis  je  vois  Boyer,  Béïqiie.  Préfontaine, 
Beausoleil,  Archambault,  Kinfret  et  Robidoux, 
Ne  demandant  aussi  qu'à  boire  à  la  fontaine 
Où  Forget  a  dti  boire  et  trouver  (;a  bien  doux. 


Je  vois  encore  ici  Prévost  et  Lacbapelle, 
Olivier,  enfin  ceux  que  je  ne  nomme  pas, 
Qui  calculent  combien  cette  fête  si  belle 
Pourra  leur  rapporter  quand  ils  seront  là-bas  I 


En  somme,  cher  ami,  (je  m'adresse  à  notre  hôte) 
Si  nous  te  faisons  tous  un  accueil  empressé, 
Ne  va  pas  nous  vouer  une  estime  trop  haute. 
Car,  vraiment,  cet  accueil  est  fort  intéressé  ! 


—  199  — 

Ceux  qui  n'ont  pas  vu  Londre,  aspirent  sans  nul  doute 
Vers  l'Europe,  un  beau  jour,  à  prendre  leur  essor  ; 
Et  ceux  qui  par  hasard  ont  déjà  fait  la  route 
Caressent  le  projet  de  la  refaire  encor  ! 


Quoi  qu'il  eu  soit,  je  bois  à  tes  destins  prospères  !.  .  . 
—  Mes  amis,  à  l'ami  de  tous  les  Canadiens  ! 
Oui,  buvons  à  notre  hôte  !  et  qu'ils  choquent  leurs  verres, 
Ceux  qui  n'ont  pas  été  trop  choqués  par  les  miens  ! 


—  201 


A     HONORE     MERCIER 


A  Voccasion  du  cinqiinntièinr  anniversaire  de  sa  naissance 


ArXRE    IMPROMPTU    HUMORISTIQUE 


Mon  cher  Mercier,  vraiment,  je  regrette  d'avoir 
A  remplir  près  de  toi  ce  pénible  devoir, 
Mais  la  discrétion  dès  longtemps  éprouvée 
De  tes  amis  de  cœur  m'impose  la  corvée 
De  t'annoncer,  ce  soir,  en  termes  bien  sentis 
—  L'infortune,  vois-tu,  frappe  grands  et  petits  — 
Que  ta  barque,  on  prétend  que  la  chose  est  certaine, 
Double  aujourd'hui  le  cap  nommé  la  cinquantaine. 


—  202  — 

C'est  triste,  je  l'avoue  ;  et  grave,  je  l'admets  : 
Un  demi-siècle,  on  sait  que  c'est  énorme. . .  Mais 
Les  voyageurs  du  Xil  et  des  déserts  numides 
Ont  trouvé,  paraît-il,  au  fond  des  pyramides, 
D'anciens  rois  momifiés  bien  plus  vieux  que  tout  ça  ! 
Près  de  toi,  Romulus,  Remus,  Massinissa, 
Koé,  Mathusalem,  Jugurtha,  Stésichore, 
Seraient  d'affreux  barbons,  s'ils  existaient  encore. 
Pas  besoin  de  fouiller  les  remparts  de  Balbec  ; 
Il  suffit  de  connaître  un  peu  Eome  ou  Québec, 
Pour  savoir  qu'il  se  voit  des  bronzes,  des  carrai'es, 
De  vieux  boulets  rouilles,  mille  antiquités  rares, 
Bien  moins  vivants  que  toi,  surtout  bien  plus  anciens. 


Tiens,  mon  ami  —  chacun  défend  un  peu  les  siens  — 
Pour  un  vieux  que,  depuis  cinquante  ans,  l'ûge  mine. 
Crois-moi,  tu  n'as  encor  pas  trop  mauvaise  mine. 
Après  tout,  tu  n'es  ni  malingre  ni  boiteux  ; 
Tu  vois  assez  ;  tu  n'es  ni  sourd  ni  pittiitfux  ; 
Et  malgré  tes  travaux,  l'Age  et  la  politique, 
D'honneur,  tu  n'as  pas  l'air  encor  trop  rachitique. 


—  203  — 

Va,  j'en  connais  plus  d"un  qui  feraient  bien  des  vœux 
Pour  avoir  seulement  le  quart  de  tes  cheveux. 
Et  puis,  dans  tes  discours  ou  dans  tes  anecdotes, 
Il  est  encore  assez  rare  que  tu  radotes  ; 
Tes  écrits  ne  sont  pas  non  plus  trop  estropiés  ; 
La  goutte  que  tu  prends  ne  t'atteint  pas  les  pieds  ; 
Ta  fourchette  est  solide  ;  et  la  rumeur  circule 
Que  tu  sais  rajeunir  quand  l'ennemi  t'accule. 
Du  reste,  un  conseiller  législatif  poli 
M'a  dit  que  tu  n'étais  pas  du  tout  ramolli. 


Tout  naturellement,  j'ai  félicité  l'homme 
D'avoir  trouvé  cela  sans  son  greffier.    En  somme, 
Pour  un  malheureux  être,  à  ton  âge  arrivé, 
Tu  parais  un  vieillard  assez  bien  conservé. 


Et  puis,  si  la  vieillesse  est  irrémédiable. 

Elle  est  comme  autre  chose  en  ce  monde,  que  diable  ! 

Elle  ne  manque  pas  de  compensations. 

Le  ciel  n'a  pas  voulu  que  nous  passassions 


—  204  — 

Notre  vie  à  nous  plaindre  :  il  a  mis  pour  chaque  âge, 

A  côté  du  désert  aride,  un  frais  bocage  ; 

Et  depuis  Winnipeg  jusques  à  Singapour, 

Si  chaque  âge  a  du  contre,  il  a,  ma  foi,  du  pnur. 


Ainsi,  voyez  l'enfance  :  elle  est  faible,  ignorante  ; 
Le  fouet  de  temps  en  temps,  voilà  sa  seiile  rente  : 
Eh  bien,  quand,  nez  au  vent,  elle  prend  ses  ébats, 
C'est  encor  ce  qu'on  voit  de  plus  chic  ici-bas. 


Regardez  maintenant  la  frêle  adolescence  ; 
Sans  cesse  on  la  verra  pleurer  sou  impuissance  ; 
Mais  (piels  rêves  charmants,  i)our  tromi)er  ses  ennuis, 
K'illumineiit-ils  ])as  et  ses  jours  et  ses  nuits  ! 


La  jeunesse  est  biillantc  ;  oui,  la  jeunesse  est  belle  ; 
Mais  comme  au  sens  commun  elle  est  souvent  rebelle, 
li'exiK'rieiice,  hélas  I  ii'a<lmirc  pas  toujours 
Les  moyeus  (|u'ellc  prend  pour  dorer  ses  vieux  jours. 


—  205  — 

L'âge  mur,  aussi  lui,  ne  manque  pas  de  cli&rme  ; 
Mais  riiomme  mûr  a  beau  se  porter  comme  un  charme, 
Se  comporter  idem,  il  n'est,  dans  tous  les  cas, 
Qu'une  victime  eu  butte  à  mille  et  un  Tracas  ; 
Anxiétés,  revers,  ou  chagrins  de  famille, 
Souvent  tout  à  la  fois  à  sa  porte  fourmille. 


Bref,  je  crois,  ù  tout  prendre,  et  sans  être  envieux, 

Que  l'avantage,  en  somme,  est  du  côté  des  vieux. 

On  a  fait  son  chemin  tant  bien  que  mal  ;  son  rêve, 

Ainsi  qu'un  vieux  chaland  échoué  sur  la  grève, 

N'a  pas  toujours  donné  ce  qu'il  avait  promis  ; 

Mais,  qu'on  passe  ministre  ou  qu'on  reste  commis, 

On  a  fourni  sa  course,  on  a  rempli  son  rôle, 

Et  pour  un  philosophe,  au  fond,  c'est  le  plus  drôle. 

Enfin  on  est  rassis,  on  compte,  on  a  du  poids  ; 

Si  l'on  aime  un  peu  moins  l'antique  soupe  aux  pois, 

On  sait  mieux  déguster  le  bourgogne  et  le  grave. 

On  pontifie  un  brin,  on  prend  un  air  plus  gTave, 

On  impose  ;  il  est  vrai  que  l'on  sait  un  peu  moins 

Tirer  h  la  jambette  et  sauter  à  pieds  joints  ; 
U 


—  206  — 

On  n'eét  pas  d'une  force  étonnante  à  la  course  ; 
Mais,  avec  de  Targent  en  banque  ou  dans  sa  bourse, 
On  a  beau  n'être  pas  un  clown,  pour  un  coup  prêt, 
On  a  toujours  assez  de  souplesse  au  jarret. 


Vous  me  direz  qu'un  jour  viendront  les  diabètes, 
La  goutte  et  cœtera,  des  maux  plus  ou  moins  bêtes  ; 
C'est  vrai,  mais  à  ces  maux  on  peut  se  résigner, 
Quand  de  jolis  minois  sont  là  pour  les  soigner. 
Pour  moi,  rien  que  j'admire  —  et  c'est  du  fanatisme  - 
Comme  des  doigt  mignons  frottant  un  rlmmatisme. 
Que  se  soit  par  amour,  ou  même  par  devoir. 
N'importe  !  cela  vaut  la  peine  d'en  avoir. 
Essayez,  vous  verrez. 


Et,  puisque  nous  en  sommes 
A  parler  des  vieillards,  dites,  quels  sont  les  liommei 
Qui  près  du  sexe  aimable  ont  le  plus  de  succès  ? 
Je  suis  loin  de  vouloir  intenter  un  procès 
A  ceux  qui  d'entre  vous  penseraient  le  contraire, 


—  207  — 

Mais,  parole  d'honneur,  je  veux  me  faire  extraire 
Le  reste  de  mes  dents,  et  mourir  attentif 
Aux  débats  d'un  Conseil  trois  fois  législatif  ; 
Et  plus  encor,  je  veux  qu'on  me  force  d'admettre 
Tout  ce  qu'en  son  journal  l'ami  Pacaud  peut  mettre, 
— Que  l'on  me  croie  ou  non— si  les  vieillards  n'ont  point, 
Comme  partout  ailleurs,  la  palme  sur  ce  point. 


Qu'il  soit  fait  en  melon  ou  comme  une  échalotte, 
Le  vieillard  est  toujours  un  être  qu'on  dorlotte. 
On  est  rempli  pour  lui  d'attentions.     Jamais 
On  ne  manque  de  lui  donner  les  meilleurs  mets. 
Souffre-t-il  d'un  bobo,  vite,  chacun  s'empresse  ; 
Tisane,  onguent,  bandeaux,  cataplasme  ou  compresse, 
Tout  lui  tombe  du  ciel  en  veux-tu  en  voilà. 
Caresses  par  ici,  doux  sourires  par-là  ; 
Vierges  à  taille  fine  ou  femmes  plantureuses. 
Matrones  ou  tendrons,  toutes  sont  trop  heureuses 
De  prodiguer  leurs  soins  au  trop  heureux  mortel. 


—  208  — 

La  chose  se  comprend,  u'est-ce  pas  ?  rien  de  tel 

Comme  de  n'être  pas  compromettant.    On  use 

Du  vieillard  comme  s'il  était  l'hypoténuse 

Du  triangle  formé  par  les  sexes  humains. 

A-ton  raison  ?  ma  foi,  je  m'en  lave  les  mains. 

En  tout  cas,  ce  n'est  pas  aux  vieillards  à  s'en  plaindre  ; 

Et  j'en  ai  vu  souvent  qui  ne  faisaient  que  geindre, 

Pour  mieux  tendre  un  filet  perfide,  et  saprejeu  ! 

Savaient  fort  bien  tirer  leur  épingle  du  jeu. 

Pour  ou  contre,  après  tout,  que  voulez-vous  qu'on  dise, 

Lorsque  le  pavillon  couvre  la  marchandise  ? 

Et  puis,  quand  les  vieillards  sont  tant  soit  peu  discrets, 

Ou  sont  réputés  tels,  combien  de  doux  secrets 

Ne  leur  glisse-t-ou  pas  tous  les  jours  à  l'oreille. 

Pour  moi,  je  n'ai  jamais  connu  chose  pareille 

Au  plaisir  délicat  d'être  le  confident 

D'une  enfant  dont  le  cœur  timide  et  débordant 

S'ouvre  aux  naïfs  parfums  d'une  amour  fraîche  éclose  ; 

Sa  candeur  m»  craint  ])as  qu'on  rie  ou  qu'on  eu  glose  ; 

Et  son  âme  se  livre  au  ]ilus  li-iuic  abandon. 

Sans  redouter  les  tours  de  monsieur  Cupidon. 


—  209  — 

C'est  un  sort  sans  égal. 

Il  est  bien  autre  chose 
A  dire,  ami  Mercier,  là-dessus  ;  mais  je  n'ose.,. 
En  voyant  ton  sourire  et  ton  air  résigné, 
Je  clos  mon  argument  :  le  procès  est  gagné. 
Aussi,  si  j'ai  d'abord  débuté  par  te  faire 
Des  excuses  pour  m'être  un  peu,  dans  cette  affaire, 
Chargé  du  rôle  ingrat  d'annoncer  un  malheur, 
Après  réflexion,  sans  être  un  cajoleur, 
Je  te  dirai,  mon  cher,  tant  le  sujet  m'excite. 
Que,  si  quelqu'un  te  plaint,  moi,  je  te  félicite. 


FIN 
DES  Epaves  poétiques. 


V  E  RON I  CA 


DRAME   EN   CINQ  ACTES 


PRÉFACE 


La  pièce  qui  va  suivre  n'est  pas  absolument  historique,  mais  elle 
est  tirée  des  vieilles  chroniques  florentines.  Voici  ce  que  nous 
trouvons  dans  le  Larousse  à  ce  sujet  : 

Cylo  {Véronique)  Florentine  du  XVIIe  siècle,  qui  s'est  rendue 
célèbre  par  sa  jalousie  et  sa  vengeance. 

Elle  appartenait  à  la  famille  des  princes  de  Massa,  et  était 
mariée  à  Jacques  Salviati,  duc  de  Saint-Julien,  homme  fort  à  la 
mode,  sous  le  règne  de  Ferdinand  IL 

Il  y  avait  alors  à  Florence  une  femme  du  nom  de  Catlieriue 
(Stella  dans  la  pièce)  renommée  pour  sa  beauté,  et  qui  avait 
épousé  un  vieux  gentilhomme  ;  Salviati  lui  fit  la  cour  et  devint 
bientôt  son  amant.  Leurs  relations  clandestines  durèrent  assez 
longtemps  sans  que  Véronique  Cybo  en  eut  connaissance  ;  mais 
elle  s'en  aperçut  enfin,  et  son  amour-propre  fut  profondément 
blessé. 

Elle  eut  d'abord  recours  à  mille  moyens  artificieux  pour  dé- 
tourner son  époux  de  cette  passion  ;  n'y  pouvant  parvenir,  elle 
résolut  de  se  venger.  Elle  s'assura  d'abord  de  la  confiance  du 
beau-fils  de  Catherine,  qui  avait  une  haine  profonde  pour  la 
jeune  belle-mère  ;  puis  elle  fit  venir  de  Massa  trois  bravi  décidés 
à  exécuter  tout  ce  qu'elle  commanderait. 


II  PRÉFACE 

Le  31  décembre  de  l'an  163 S,  le  beau-fils  de  Catherine  intro- 
duisit lui-même  le?  ti'ois  bravi  dans^  l'appartement  de  sa  belle- 
mère,  qui  était  occupée  avec  plusieurs  amis.  Les  assassins  s'em- 
parèrent de  Catherine  et  de  sa  femme  de  chambre,  tandis  que  les 
assistants  prenaient  la  fuite  avec  épouvante,  et  les  égorgèrent  im- 
pitovablement. 

La  tête  de  Catherine  fut  apportée  à  Véronique. 

Comme  elle  avait  coutume  d'envoyer  fréquemment  à  son  mari 
du  linge  blanc  dans  une  corbeille  couverte,  elle  profita  de  l'occasion 
du  premier  jour  de  l'an,  et,  le  1®""  janvier  1639,  le  lendemain  de 
l'assassinat,  elle  fit  porter  à  son  époux  la  têt.e  sanglante  de  sa 
maîtresse. 

La  justice  s'empara  de  cette  affaire.  Les  bravi  avaient  réussi 
à  s'enfuir  ;  le  beau-fils  de  Catherine  eut  la  tête  tranchée,  comme 
complice  de  Véronique,  et  elle  dut  elle-même  s'exiler  de  Florence. 

M.  Guevazzi  a  écrit  sur  ce  dramatique  sujet  une  nouvelle  dont 
la  traduction  a  paru  dans  la  Revue  Britannique. 


PERSONNAGES 


LA  DUCHESSE  Ynsoyicx  Cybo. 

STELLA  SEOEZI,  vingt  ans. 

LE  DUC,  Jacques  de  Sax  Gicliaxo,  époux  de  la  Duchesse. 

AXGIOLIXO,  leur  fils,  sept  ans. 

LE  COilTE  FEEADIXI,  oncle  de  Veronica. 

SAX  MARTIXO,  ancien  précepteur  du  Duc. 

YESOUF,  un  Maure. 

BEPPO,  tavernier. 

PIETRO  SFORZI,  soldat,  frère  de  Stella. 

BERXARDO,  valet  de  chambre. 

LE  PODESTAT  de  Florence. 

Seigneurs,  conjurés,  gardes,  sbires,  laquais,  chœur. 


La  scène  se  passe  à  Florence,  vers  1633. 


—  215 


PREMIER  ACTE 


Le  théâtre  représente  un  vestibule  somptueux  du  palais  de 
Fiesole,  près  de  Florence.  Au  fond,  on  aperçoit  de  vastes 
jardins.  A  droite  du  spectateur,  un  escalier  monumental  conduit 
à  l'intérieur.  Deux  Jiallebardiers  se  tiennent  de  chaque  côté  de  la 
rampe.  Au  lever  du  rideau,  on  entend  des  rumeurs  et  des  rires, 
mêlés  à  des  lambeaux  de  mélodies  et  à  des  tintements  de  verres, 
qui  annoncent  la  fin  d'un  dîner  de  gala.  Yesouf,  en  costume 
oriental,  et  Axgiolino  sont  à  l'avant-scène. 


SCENE    I 

YESOUr,  AXGIOLIXO 

AXGIOLIXO,   rieur. 

C'est  Yesouf  qu'on  t"apj)elle  ?  Un  bien  drôle  de  nom  ! 
YESOUF 

Vous  trouvez,  monseigneur  ? 

AXGIOLIXO 

Est-ce  italien  ? 

YESOUF 

Non. 
C'est  par  delà  les  mers,  aux  monts  où  le  Kabyle 
Promène  ses  troupeaux  et  sa  tente  mobile. 
Qu'un  jour,  on  m'a  donné,  signor  Angiolino, 
Ce  nom  qui  sonne  mal  sur  les  bords  de  l'Arno. 


—  216  — 
AXGIOLIXO 

Est-ce  bien  loin  d'ici  ? 

YESOUF 

Loin  ?  Oh  oui,  bien  loin,  maître  î 
Pour  atteindre  aux  gourbis  où  le  ciel  m'a  fait  naître  ! 
Eût-il  le  vol  de  l'aigle  en  son  jarret  d'acier, 
Il  faudrait  bien  des  jours  au  plus  ardent  coursier 
—  Pommelé  de  l'Atlas  ou  bai  des  Asturies  — 
Que  le  Duc,  votre  père,  ait  dans  ses  écuries. 

ANGIOLIXO 

Et  c'est  beau,  ce  pays  si  lointain,  Yesouf,  dis  ? 

YESOUF 

Beau  ?  comme  le  soleil  I  beau  comme  un  paradis  ! 

C'est  un  pays  doré  qu'un  océan  de  sable 

Encercle  et  garde,  ainsi  qu'un  mur  infranchissable  ; 

Gigantesque  oasis  qui,  sous  un  dôme  bleu. 

Nargue  en  paix  le  simoun  et  son  souffle  de  feu  ; 

Où  les  cœurs  sont  de  bronze,  où  le  sang  est  de  lave  ; 

Où  tout  homme  est  vaillant,  où  chaque  femme  est  brave.. 

ANGIOLIXO 

Et  l'enfant?... 

YESOUF 

OÙ  l'enfant,  avant  de  s'endormir. 
Dans  le  calme  des  nuits  écoute  sans  blêmir 
Se  mêler,  chaque  soir,  au  fond  du  désert  chauve, 
Au  chant  de  sa  nourrir.-  un  hurlement  de  fauve. 


ANGIOLIXO 
Oh  !... 


Oui,  c'est  beau,  signer;  grand  surtout,  oui,  c'est  grand: 
Le  jour,  fouler  le  sol  ainsi  qu'un  conquérant  ; 
La  nuit,  rêver   dans  l'ombre,  ou  ramper  sur  le  ventre 
Pour  aller  poignarder  un  lion  dans  son  antre.  .  . 
Quelle  ivresse  ! . . . 

ANGIOLINO 

Dis-moi,  comment  se  fait-il  donc 
Que  tu  ne  sois  plus  là,  mon  bon  Yesouf  ?.  .  . 

YESOUF 

Pardon  ! 
Ce  que  vous  demandez  est  une  longue  histoire  ; 
Une  histoire,  signor,  bien  navrante  et  bien  noire  ; 
Je  vous  la  conterai  plus  tard.    Pour  le  moment, 
La  Duchesse  vous  mande  en  son  appartement. 

AXGIOLINO 
J'y  cours  ! 

(Il  sort  en  courant,  après  avoir  envoyé  des  baisers  à  Yesouf.) 


SCENE    II 

YESOUF,  BEENAEDO 
YESOUF 

Va,  cher  enfant,  va  consoler  la  sainte 
Qui  s'abreuve  dans  l'ombre  à  la  coupe  d'absinthe. 
Pendant  qu'on  trinque  ici  les  hanaps  d'or  en  main  ! 

(Il  regarde  un  instant  Bernardo  qui  est  entré  sur  ces  dernières  paroles,  et 
qui  s'est  mis  à  tendre  le  tapis  de  l'escalier.) 


—  218  — 
BERNARDO,  à  part. 

Le  drôle  ii-t-il  bieurût  fiui  son  examen  I 

YESOUF 

^lessii-f  Beruardo  ! 

(Silence.) 

Bernard  ()  1 

lîERXARDO,    ironiqueaient. 

Votre  a  liesse  ? 

Faisant  spiiiblant  d'apercevoir  Yesouf. 

Tiens,  c'est  toi,  uiorioaud  !...  J'avais  l'impolitesse 
De  croire  que  c'était  monseignetir.  . . 

YESOUF.  interrompant. 

Bernardo  ! 

BERNARDO.  poursuivant. 

Qui  daignait  in'apjjcler  pour  ni'olïrir  un  cadeau  ! 

YESOt'F,  avec  un  liaussenient   d'épaules. 

C'est  le  temps  d'allumer  les  flambcau.x.  .  .  et  silence  I 
Où  l'on  vous  fera  clier  paver  votre  insolence. 

(Il  sort.) 


SCENE     III 
BERXARDO,  puis  SAX  MABTTXO 

BKRN.ARDO,  allumant  les  flambeaux. 

Ah  !  par  mon  saint  patron,  San  Bernardo  l»(dci, 
Que  j'étranglerais  bien  ce  damné  mal  blanchi  ! 


219 


SAX  MARTIXO,  entrant 

Propos  impie,  eufant  ;  paroles  téméraires  ! 

Sais-tu  point  qn'ici-bas  tous  les  hommes  sont  frères  ? 

BERXARDO 

Moi,  frère  d'un  payeu  comme  lui,  merci  bien  ! 

SAK  JURTIXO 

Ces  sentiments,  mon  fils,  ne  sont  pas  d'un  chrétien. 

Le  Christ,  rappelle-toi,  disait  à  ses  apôtres  : 

"  Mes  enfants,  aimez-vous  toujours  les  uns  les  autres  !  " 

Et  quand  il  prescrivait  ainsi  la  charité, 

Le  Sauveur,  Bernardo,  n'a  jamais  excepté 

Ceux  qui  ne  croiraient  pas  à  sa  doctrine.    En  somme, 

Pour  te  déplaire  ainsi  que  t'a  donc  fait  cet  homme  ? 

BERXARDO 

Per  Bacco,  n'est-ce  pas  assez  qu'à  tous  instants 
Il  fasse  en  ce  palais  la  pluie  et  le  beau  temps  ? 
Et  vous  même,  le  vieux  pi'écepteur  de  mon  maître, 
Ne  ragez-vous  jamais  quand  vous  voyez  paraître 
Ce  sauvage  sans  foi,  ce  rustre  au  ton  tranchant 
Qui  tiaire  la  Duchesse  ainsi  qu'un  chien  couchant  ? 

SAX  >IAKTIXO 

Vous  feriez  mieux  de  dire  :  ainsi  (ju'un  chien  fidèle, 
Bernardo. 

BERXARDO 

Comme  un  chien,  en  tout  cas.  .  .  Autour  d'elle 
Il  rôde  nuit  et  jour.  .  .  Enfin,  Dieu  sait  comment 
Elle  peut  expliquer  sou  étrange  engouement 
Pour  ce  mahométan  que  la  peste  confonde  ! 

15 


220 


SAN  ]yiARTINO 


Mais,  pourtant,  il  est  bien  connu  de  tout  le  monde 
Qu'il  a  sauvé  la  vie. . . 


BEKNARDO 


A  l'enfant  ?  parlons-en  ! 
A  Venise,  un  plongeon  dans  le  canal  Pisan  ! 
Vraiment  elle  aurait  tort  de  se  montrer  ingrate 
Pour  un  pareil  exploit  chez  un  ancien  pirate  ! 


SAN  MARTINO 


Cependant,  il  était  fort  bien  évanoui 
Lorsque  les  gondoliers  le  repêchèrent. 

BERNAUDO 

Oui. 
Et  c'est  ce  qui  permit  qii'on  reconnût  le  drôle 
A  la  marque  du  fer  quïl  portait  à  l'épaule  : 
Un  forçat  évadé,  signor,  ni  plus  ni  moins. 

SAN  MARTINO 

Je  le  sais,  Bernardo,  j'étais  un  des  témoins  ; 
Mais  qui  peut  aujourd'hui  reprocher  sa  disgrâce 
Au  pécheur  repentant  à  qui  l'on  a  fait  grûce  ? 
Cette  grâce,  il  la  doit  aux  soins  reconnaissants 
De  la  Duchesse.    Ainsi  le  plus  simple  bon  sens 
Explique  de  façon  tout  aussi  naturelle 
Que  ses  bontés  pour  lui  son  dévouement  pour  elle. 
Mais  chut  !. . .  Voici  le  Duc  ! 

BERNARDO,  sortant. 

Diavôlo  !  c'est  crevant, 
Comme  on  a  peu  d'esprit,  quand  on  est  trop  savant  ! 

(Les  portes  de  la  salle  a  manger  s'ouvrent,  et  les  convives  descendent  en 
riant  et  en  causant  le  grand  escalier.  La  plupart  se  répandent  dans 
les  jardins  du  fond.  Le  duc  Jacques  de  San  Giulinno,  le  comte  Feradini  et 
quelques  seigneurs,  parmi  lesquels  San  Afartino  se  dissimule,  restent  en  scène. 
Les  hallebardiers  sortent.) 


221  — 

SCÈNE     IV 
LE  DUC,  FERADIXI,  SAX  MARTIXO,  SEIGNEUES 

FERADINI 

Jveveu,  mes  compliments  !  Dans  vos  charmantes  fêtes, 

Pour  le  luxe  princier  et  les  grâces  parfaites. 

Vous  êtes  sans  rival,  ce  soir,  comme  toujours. 

Et  le  vieux  Lucullus,  notre  aïeul  des  grands  jours, 

Qui  des  festins  royaux  avait  le  monopole, 

Vivant,  pourrait  encor  gagner  à  votre  école. 

LE  DUC,  sous  forme  de  protestation. 

Comte  Feradini. . . 

FERADIXI,  insistant. 

D'honneur,  Duc  !  et  pourtant. 
Vous  me  pardonnerez  de  n'avoir  qu'un  instant 
De  plus  à  consacrer  à  vos  réjouissances. 
Le  devoir  a  parfois  de  rudes  exigences, 
Mais  s'il  parle,  il  a  droit  qu'on  lui  dise  :  Présent  ! 


Je  vous  comprends ...  je  sais . . .  vous  êtes  partisan 
De  ce  vieux  songe-creux  qui  par  ses  rêveries 
Ameute  contre  nous  les  romaines  curies. 

FERADINI 

Songe-creux,  l'immortel  Galilée  !  un  rêveur, 
Ce  nouveau  Copernic  dont  le  puissant  labeur, 
Le  savoir,  le  génie  et  la  persévérance 
Feront  plus  tard  l'honneur  éternel  de  Florence  ! 
Est-ce  vous  qui  parlez  sur  ce  ton,  mon  neveu  ? 


LE  DUC 

Vous  admettrez  pourtant  qu'il  nous  importe  peu 
Que  notre  pauvre  monde,  ornière  ou  girouette, 
Tourne  ou  ne  tourne  pas  comme  un  sabot  qu'on  fouette, 
Pourvu  que  le  soleil,  fidèle  à  ses  devoirs, 
Levé  tous  les  matins,  se  couche  tous  les  soirs  ; 
Que  toujours  ses  ravons,  malgré  les  fronts  moroses, 
Fasse  mûrir  la  vigne,  épanouir  les  roses, 
Et  chanter,  Italie,  ô  radieux  séjour  ! 
Sous  ton  beau  ciel  d'azur,  les  oiseaux  et  l'amour  ! 


Jacques,  pourquoi  traiter  de  façon  si  légère 
Une  cause  qui  nous  devrait  être  si  chère  '? 
Lorsque  les  grands  devoirs  commandent  d'obéir, 
Prenez  garde,  hésiter  c'est  quelquefois  ti-ahir  ! 

LE  DUC 

Comte,  cette  insistance  est  vraiment  amusante  ; 
Ne  voyez-vous  donc  pas,  au  foud,  que  je  plaisante  ? 
Je  sais  que  votre  ligue  a  noble  but  ;  et  puis, 
Quel  que  soit  son  objet,  vous  en  êtes  :  j'en  suis  ! 
Mais  on  attend  de  moi  trop  peut-être,  cher  comte. . . 

FERADIXI 

Kon  !  l'on  sait  pour  quel  prix  votre  intluence  compte 

Auprès  de  Ferdinand,  notre  Duc  souverain  ; 

Il  est  faible,  indécis  :  c'est  là  !  sur  ce  terrain, 

Que  votre  zèle,  en  qui  notre  foi  se  repose. 

Peut  d'un  poids  décisif  peser  pour  notre  cause. 

LE  DUC,  s'adressant  aux  seigneurs. 

Avec  mon  dévouement,  mon  zèle  vous  est  dû 
Tout  entier,  messeigneurs. 


—  223  — 


FERADINI 


Alors,  c'est  entendu  ; 
Entre  nous  Ton  finit  toujours  par  se  comprendre. 
Maintenaut,  au  revoir  I  Le  temps  seul  d'aller  prendre 
Congé  de  la  Duchesse. . .  Ah  !  un  instant  encor  ! 

(Il  ramène  le  Duc  sur  le  devant  de  la  scène.) 

Dites-moi  donc,  ami,  quel  triste  désaccord 
Semble  exister  toujours  entre  vous  et  ma  nièce  ? 
Pourquoi,  sous  vos  lambris  quand  tout  est  en  liesse, 
Isole-t-elle  ainsi  son  cœur  mal  épanché  ? 
Nourrirait-elle  au  fond  quelque  chagrin  caché  ? 
Ni  notre  parenté,  je  le  sais,  ni  mon  âge 
Ne  me  donnent  le  droit,  plus  en  votre  ménage 
Qu'en  vos  cœurs,  de  porter  mes  regards  indiscrets  ; 
Aussi  ne  veux-je  point  surprendre  aucuns  secrets  ; 
Mais  à  mon  amitié  vous  permettrez  sans  doute 
Un  mot,  un  seul.  . . 

LE  DUC 

Parlez,  Comte,  je  vous  écoute. 

FERADINI 

Véronique  est  un  ange,  ami,  vous  le  savez. 
De  tous  les  dévouements  entrevus  ou  rêvés 
On  ne  saurait  trouver  un  plus  parfait  modèle  ; 
Mais . . . 

(Plus  bas.) 

Ne  t'y  trompe  pas,  Jacque,  on  sent  auprès  d'elle 
Que  pour  toi  ce  n'est  point  un  simple  amour  qu'elle  a. 
Mais  un  culte  insensé,  du  délire. . .  et  cela. . . 
M'inquiète.  .  .  prends  garde  I 

(Il  sort.) 


—  224- 


LE  DUC,  à  Bernardo  qui  entre  une  lettre  à  la  main,  suivi  d'Yesouf  qui  se 
poste  pour  observer  derrière  une  colonne  du  fond. 


Un  message  ? 


SCENE    V 


LE  DUC,  SAN  MARTINO,  BEENARDO,  YESOUF, 
dissimulé. 

BEEXARDO 

Une  lettre 
Qu'à. . .  votre  secrétaire  ou  m'a  dit  de  remettre. 

LE  DUC,  s'emparaiit  de  la  lettre. 

Hein  !. . .  qu'est-ce  ?. . .  Donne-moi  cette  letti'e,  faquin  ! 

(Il  fait  sauter  le  cachet,  lit  à  la  hâte,  et  paraît  sous  le  coup  d'une  vive 
émotion.     Après  un  instant  de  silence.) 

Qu'on  me  selle  à  l'instant  mon  cheval  africain  !... 
Et  qu'on  m'apporte. . . 

(A  part.) 

Au  fond,  c'est  encore  une  aubaine... 

(Haut.) 

Mon  manteau  de  voyage  et  le  coffret  d't'bène 
Qui  sert  à  renfermer  mes  insignes. . .  J'attends  ! 

(Yesouf   disparaît  ;   Bernardo   sort,   et    San    Martino   s'approche   du   Duc   en 
s'inclinant.) 


s  C  E  X  E     VI 
LE  DUC,  SAX  MAHTIXO,  BERX'AEDO 

SAX  ilAETIXO 

Jacque ! 

LE  Dru 
Un  sermon  sans  doute  ?.  .  .  Allons,  tuons  le  temps. 

SAX  MARTIXO 

Vous  partez  ? 

LE  DUC 

Le  Grand  Duc  réclame  ma  présence  ; 
Ainsi  tu  voudras  bien  avoir  la  complaisance 
D'en  prévenir  un  peu  la  Duchesse  pour  moi. 

SAN"  IIARTIXO 

Vous  ne  prendrez  donc  pas  congé  d'elle.  .  . 

LE  DUC 

Et  pourquoi  ? 
Des  pleurs  encor  ! ...  Tu  sais  combien  cela  m'assomme. . . 
Et  Florence  n'est  pas  au  bout  du  monde,  en  somme. 

SAN  MARTIXO 

Hélas  !... 

LE  DUC 

Ah  ça  !  voyons,  pourquoi  soupires-tu  ? 
Voudrais-tu  donc  aussi  surveiller  ma  vertu  ? 
Ce  serait  complet  ! 

(Il   lui   tourne  le  dos.) 


226  — 


SAN  MARTIXO 


Ah  !  monseigneur,  Dieu  me  garde 
De  vouloir  rien  scruter  de  ce  qui  vous  regarde  ! 
Mais. . . 

LE  DUC 

Bon  !  voici  le  sermon,  je  le  sentais  venir. 

SAN   MARTINO,    poursuivant. 

Votre  vieux  précepteur,  Jacques,  n'y  peut  tenir. 
Si  ma  voix  va  trop  loin,  si  ma*  franchise  abuse. 
Daignez  me  pardonner  et  trouver  mon  excuse 
Dans  l'amitié  sans  borne  et  tout  le  dévouement 
Que  je  ressens  pour  vous  et  pour  le  cœur  aimant 
Qui  s'enferme  là-bas,  muré  dans  sa  tristesse. 

(Il  désigne  les  appartements  de  la  Duchesse.) 
LE  DUC 

Si  tu  veux  par  ces  mots  désigner  la  Duchesse, 
Dis  plutôt  :  renfrogné  dans  sa  mauvaise  humeur. 

SAN  MARTINO 

Monseigneur,  taisez-vous  ;  cette  femme  se  meurt  ! 

(Plus  bas.) 

Elle  se  meurt,  vous  dis-je  ! 

LE  DIT,  ft  part. 

Oh  !  de  lii  patience  ! 


SAN    MARTINO,    poursuivant. 

Et  si  sa  maladie  échappe  îl  la  science, 

C'est  qu'il  est  là  son  mal,  Aois-ti],  Jacques,  oui,  là  ! 

(Il  indique  le  cœur.) 

C'est  au  cœui'  qu'elle  souffre. . . 

LE  DUC,  arpentant  la  scène  avec  impatience. 

Eh  1  que  puis-je  à  cela  ? 
A  ses  caprices  vains  faut-il  que  je  réponde 
En  reniant  ma  charge  et  mon  rang  dans  le  monde  ? 
Faut-il  me  faire  moine,  et  d'ennui  dépérir, 
Pour  le  plaisir  de  voir  sa  santé  refleurir  ? 
Kêve-t-elle  pour  moi  la  gloire  triomphale 
D'un  Hercule,  à  trente  ans,  filant  aux  pieds  d'Omphale  ? 
Ce  qu'elle  aime  avant  tout,  dit-elle,  c'est  la  paix  ; 
Eh  bien,  dans  ce  milieu  de  calme  et  de  respects. 
Vénérée  à  l'égal  d'un  auge  ou  d'une  reine, 
Pourrait-elle  envier  une  paix  plus  sereine  "? 
N'a-t-elle  pas,  unique  arbitre  en  ce  palais, 
Le  droit  d'y  commander,  de  choisir  ses  valets 
A  sa  fantaisie  ?  oui,  témoin  ce  damné  Maure 
Qui  semble,  autour  de  moi  —  l'insolent  matamore  !  — 
Vouloir  jouer,  dans  son  ridicule  attirail, 
Le  rôle  d'un  eunuque  aux  portes  d'un  sérail. 
Enfin,  que  mauque-t-il,  en  somme,  à  la  Duchesse  ? 
N'a-t-elle  pas  son  fils,  un  grand  nom,  la  richesse, 
Des  bijoux  à  foison,  et  même.  . .   un  favori  ? 

SAX  MARTIXO 

Il  ne  lui  manque  rien,  c'est  vrai .  .  .   que  son  mari  ! 


—  228  — 
LE  DUC 

San  Martino,  vraiment,  vous  me  cherchez  querelle. 

SAN  MARTINO 

Querelle  ?  oh  !  certes,  non  ! . . .  En  vous  parlant  pour  elle, 
Je  parle  aussi  pour  vous,  Jacques,  pour  vous  aussi  ; 
Car  c'est  pour  le  bonheur  des  deux  que  j'ose  ainsi 
Me  faire  l'avocat  de  son  cœur  près  du  vôtre  : 
Je  voudrais  tant  vous  voir  être  heureux  l'un  par  l'autre  ! 

LE  DUC,   riant. 

Etre  heureux  l'un  par  l'autre  ?  Accouple  deux  boulets  ! 

Pour  un  savantissime  aussi  vieux  que  tu  l'es, 

Tu  connais,  certes,  peu  le  cœur  humain,  mon  maître  ! 

SAN  MARTINO 

Le  cœur  humain  !  je  crois  assez  bien  le  connaître 
Pour  savoir  —  et  vous-même  en  pourriez  dire  autant  — 
Que  cette  femme  ainsi  délaissée  est,  pourtant, 
Un  ange  de  vertu,  de  bonté,  mieux  encore. 
Une  sainte  !. . . 

LE  DUC,  indififérent. 

On  le  dit. 

SAN    MARTINO,    poursuivant. 

Et  qu'elle  vous  adore  ! 

LE  DUC 


Possible 


SAN  MARTINO,  de  mCme. 


Et  que  nulle  auli-c,  ou  de  loin  ou  de  près, 
Ne  saurait  vous  chérir  avec  cette  i'ime.  . . 


—  229  — 
LE   DUC,   de  même. 

Après  ! 

SAN  1LA.RTIX0 

Je  comprends  vos  froideurs  :  la  Duchesse  est  âgée 
De  dix  ans  plus  que  vous  ;  sa  figure  changée, 
Hélas  !  par  la  souffrance  et  les  veilles,  n'a  plus 
Ces  fleurs  que  la  beauté  prodigue  h  ses  élus  ; 
Mais  n'oubliez  donc  pas  le  brillant  héritage 
Que  sa  main,  monseigneur,  vous  offrit  en  partage, 
Et  qui  vous  a  permis,  encore  adolescent. 
De  jouer  en  Toscane  un  rôle  tout-puissant  ! 
Crovez-moi,  Véronique  est  votre  bon  génie  ! 


Elle  m'a  fait  du  bien  ?  eh  !  parbleu,  qui  le  nie  ? 
Je  vous  l'admets  cent  fois,  oiii,  vous  avez  raison, 
Sa  fortune  a  beaucoup  redoré  mon  blason  ; 
Mais  est-ce  donc  si  grande  et  si  rare  merveille 
Que  trouver  la  richesse  au  fond  d'une  corbeille  ? 
Affaire  de  famille,  ami,  tu  le  sais  bien  ; 
Affaire  d'intérêts  oii  le  cœur  n'est  pour  rien  ! . . . 

(Un  temps.) 

Allons,  vieux  maître,  il  faut  secouer  la  tristesse, 
Et  rire  ! 

(Bernardo  entre,  le  manteau  du  Due  à  5on  bras,  et  suivi  d'un  autre  domes- 
tique portant  un  coffret  qu'il  place  sur  la  table.) 

BERNARDO 

Le  cheval  sellé  pour  son  Altesse  ! 


—  230  — 
LE  DUC 

C'est  bien  ! 

(Il  dépose  son  collier  dans  le  coffret,  endosse  son  manteau,  prend  sa  cra- 
vache que  lui  tend  Bernardo,  et  se  dispose  à  sortir,  pendant  que  San  Martin» 
et  les  domestiques  se  retirent  de  leur  côté.) 

Et  maintenant  il  faut  nous  échapper. 

(Il  se   dirige  vers   le   fond.) 


SCENE     VII 
LE  DUC,  LA  DUCHESSE 

LA  DUCHESSE,  entrant  et  sans  voir  le  Duc. 

Ah  !  ce  billet  !.  . .  Yesouf  n'a-t-il  pu  se  tromper  ?. . . 

LE  DUC,  se  rencontrant  face  a  face  avec  elle. 

Véronique  ?. . .  Toujours  la  tristesse  au  visage  ? 

LA  DUCHESSE 

Et  vous,  Jacques,  toujours  en  habit  de  voyage  ? 

LE  DUC 

De  voyage  ?  Une  courte  abs(>nce  tout  au  j»Ius  ; 
Des  regrets  pour  si  peu  seraient  bien  superflus. 

LA  DUCHESSE 

Il  faut  qu'on  vous  ait  fait  des  instances  bien  vives, 
Pour  vous  forcer  ainsi  de  quitter  vos  convives. 


—  231  — 
LE  DUC 

Des  instances,  non  pas...  Je  suis  obéissant 
Seulement  à  l'appel  d'un  devoir  très  pressant  ; 
La  raison  d'Etat  pare  à  toiite  irrévérence. 

LA  DUCHESSE 

Et  c'est  par  lettre,  ainsi,  qu'on  vous  mande  à  Florence  ? 

LE   DUC,   surpris. 

En  effet. 

LA  DUCHESSE 

J'aurais  cru  qu'une  affaire  d'Etat 
Aurait  bien  mérité  que  l'on  vous  invitât 
Par  courrier  spécial . . . 

(Mouvement  d'impatience  du  Duc.) 

Et  si,  nouveau  mystère. 
Cette  lettre  s'adresse. . .  à  votre  secrétaire. . . 

LE  DUC,  embarrassé. 

Eh  bien,  quoi  ? 

LA  DUCHESSE 

Pardon,  mais,  jusqu'à  ce  moment-ci, 
Je  ne  vous  savais  point  de  secrétaire  ici. 

LE  DUC,  perdant  patience. 

Mes  compliments,   madame,   un   préfet  du   prétoire 
Ne  conduirait  pas  mieux  un  interrogatoire  !... 
Daignez  donc  condescendre  au  grand  désir  que  j'ai 
De  vous  baiser  la  main  et  de  prendre  congé. 


232 


LA  DUCHESSE 

Vous  avez  raison,  Jacque  ;  oui,  je  suis  indiscrète  ; 
Mais,  vous  le  savez  bien,  au  fond  de  la  retraite 
Où  je  menferme  pour  pleurer  votre  abandon. 
J'ai  tant  souffert  que  j'ai  droit  à  votre  pardon. 
Dans  la  douleur  profonde  où  saigne  tout  mon  être. 
Que  rien  ne  peut  guérir . . .  excepté  vous,  peut-être, 
Ne  m'est-il  pas  permis  de  regretter  un  peu 
Le  temps  où  librement,  sous  le  regard  de  Dieu, 
—  Oh  !  les  heures  de  joie,  hélas  !  trop  tôt  passées  !  — 
Tout  était  en  commun,  nos  cœurs  et  nos  pensées  ? 

LE  DUC 
Ma  chère  Véronique .  .  . 

(Il  lui  prend  la  main.) 
LA  DUCHESSE,  joyeusement. 

Ah  !... 

LE  DUC 

Ne  croyez-vous  point 
Qu'en  vous  montrant  morose  et. . .  sensible  à  ce  point, 
Vous  faites  à  mes  torts  une  part  un  peu  large  ? 
Vous  parlez  d'abandon. . .  Les  devoirs  de  ma  charge 
M'entraînent  trop  souvent  loin  de  vous,  je  le  sais  ; 
J'avais  jadis  pour  vous  des  soins  plus  empressés. 
J'en  conviens  ;  mais  jamais,  croyez  m'en,  Véronique, 
Je  n'ai  donné  raison  à  ce  soupçon  inique 
Que  rien,  malgré  mes  torts  et  malgré  vos  rigueurs, 
Plus  qu'alors  divisât  nos  pensers  et  nos  cœurs. 

LA  DUCHESSE 

Ah  !  si  vous  disiez  vrai,  nion  Dieu  !. . . 


—  233  — 
LE  DUC 

Voudriez-vous 
Me  voir  vous  en  donner  l'assurance  à  genoux  ? 

LA  DUCHESSE 

Non,  Jacques  ;  mais  afin  que  tout  soupçon  s'eiïace, 
Si  j'osais. . . 

LE   DUC,  interrompant. 

Parlez  franc,  que  faut-il  que  je  fasse  ? 

LA  DUCHESSE,  poursuivant. 

Vous  demander. . . 

LE  DUC 

Quoi  donc  ? 

LA  DUCHESSE 

Je  ne  pourrai  jamais, 
Tu  vas  te  fâcher. 

LE  DUC 
Non  : 

LA  DUCHESSE 

Non  ?.  . .  Tu  me  le  promets  ? 

LE  DUC,  affectueusement. 

J'en  jure  sur  Thonneur  1  pourquoi  me  faire  attendre  ? 


—  23i  — 


LA  DUCHESSE 


Qu'il  fait  donc  bon,  mon  Dieu,  de  aous  voir  presque  tendre! 
Mon  désir,  le  voici  :  Jacques,  ne  partez  pas  ! 
Que  je  vive,  ce  soir,  à  vos  pieds,  dans  vos  bras  ! 
Faites-moi  ce  léger  sacrifice.  .  . 

LE  DUC,  froidement. 

Madame, 
Vous  savez  que  je  suis  à  vous  de  cœur  et  d"âme, 

—  Vous  le  savez  si  bien  que  vous  en  abusez  — 
Mais  cette  fantaisie. . . 

LA  DUCHESSE,  blessée. 

Alors  vous  refusez  ? 
Pourquoi  donc  tant  chercher  à  m'abuser  encore  ? 
Voyons,  là,  franchement,  croyez-vous  que  j'ignore 
Où  Votre  Altesse,  Duc,  court  en  sortant  d'ici  ? 

LE  DUC 

Pardieu,  madame,  un  mot  de  plus  siu'  ce  ton-ci 
Ne  me  conviendrait  i)as,  j'en  jure  la  ^ladune  ! 

LA  DUCHESSE 

Oh  !  ne  t'emporte  pas,  mou  dier  Jacques,  pardonne  ! 
Ma  vie  est  un  flambeau  vacillant  qui  s'éteint  ; 
Au  nom  de  notre  amour,  de  ce  passé  lointain 
Dont  l'image  à  nos  yeux  s'évoquait  tout  à  l'iieure  ; 
Ecoutez,  Jacque,  au  nom  de  notre  enfant  (jui  jdeure 
Et  gémit  comme  moi  quand  vous  n'êtes  ])as  là.  .  . 

—  Mon  dévoîiment  pour  vous  mérite  bien  cela  — 
Montrez-vous  une  fois  sensible  à  ma  souffrance  : 
Remettez  à  demain  ce  vovage  à  l'-ioreni-e. 


—235  — 

LE  DUC,  froidement. 
Faut-il  vous  répéter  ce  que  je  vous  ai  dit  ? 

LA  DUCHESSE 

Ah  I  mon  amour  est  donc  décidément  maudit!... 

(Elle  se  jette  aux  pieds  du  Due  et  le  retient  par  les  mains.) 

Jaeque  !. . .  Ali  1  je  ne  veux  pas  que  tu  partes  ! 

LE  DUC,  se  dégageant. 

Madame, 
Brisons  là  !  c'est  assez  jouer  au  mélodrame  ! 
C*s  scènes  sont  vraiment  risibles . .  .  Tant  de  bruit, 
Parce  que  le  Grand  Duc  me  mande  cette  nuit.  . . 

LA  DUCHESSE 

Encore  cette  fable  !. . .  Et  vous  n'avez  pas  honte. 
Là,  de  vous  abaisser  à  répéter  ce  conte  !. . . 

LE  DUC 

Assez  !. . . 

LA  DUCHESSE 

Oui,  c'est  assez  ! . . .  Oui,  vous  pouvez  partir  ! 
Pour  un  San  Giuliano,  c'est  même  trop  mentir  !.  .  . 
Car  vous  mentez  :  cet  ordre  est  l'appel  d'une  femme 
Qui  vous  donne  à  Florence  un  rendez-vous  infâme. 


LE  DUC,  railleur. 


Votre  preuve  ? 

16 


—  236  — 
LA  DUCHESSE 

La  preuve  ?  ouvrez  votre  pourpoint  ! 
Mais,  ô  pauvre  insensé,  vous  ne  voyez  donc  point 
Qu'avec  mes  bras  ouverts  et  ma  voix  la  plus  tendre, 
Je  suis  ici  depuis  plus  d'une  heure  à  vous  tendre 
Avec  tous  mes  pardons  la  planche  du  salut  ? 
Ce  billet,  ce  billet,  Jacques... 

LE  DUC,  interrogeant  avec  rage. 

Quelqu'un  Ta  lu  ?.  .  . 
LA  DUCHESSE 

Non,  mais. . . 

LE  DUC 

Ah  !  vous  jetez  enfin  le  masque  à  terre, 
Madame  ! . . .  Votre  orgueil  n'en  fait  plus  un  mystère, 
Par  vos  ordres  chez  moi  je  suis  espionné  ! 
Et  c'est  par  ce  forçat,  par  ce  Maure  damné 
Qui  rampe  sur  mes  pas  comme  un  serpent  dans  l'herbe, 
Que  je  suis  épié  sans  doute. . .  C'est  superbe  ! 
Vraiment,  vous  avez  cru  que,  moi,  je  permettrais 
A  ce  forban  d'ainsi  violer  mes  secrets  !. . . 
Madame,  cette  insulte  est  d'un  trop  fort  calibre  ; 
Et  vous  l'aurez  voulu  :  désormais  je  suis  libre  ! 
Adieu  !. . . 

(Il  se  dispose  à  sortir.) 
LA  DUCHESSE 

Jacques,  non,  non,  arrête  !. . . 

LE  DUC 


C'en  est  trop  ! 


Je  guis  libre,  vous  dis-jc  ! 

(H  sort.) 


237 


SCENE    Y  I  I  I 
LA  DUCHESSE,  seule. 

Ah  !  le  cruel  bourreau  ! 
Voilà  bientôt  dix  ans  que  je  lutte  dans  l'ombre 
Contre  le  désespoir  d'un  courage  qui  sombre, 
Pendant  que  lui  se  plaît  à  me  broyer  le  cœur  ! 
Et  si  je  laisse  enfin  s'exhaler  ma  rancœur, 
Si  je  sens  ma  fierté  bondir  sous  son  outrage, 
Il  me  crache  d'un  mot  son  mépris  au  visage  ! 
Je  suis  lasse,  à  la  fin  !.. .  Tout  ce  que  j'ai  souffert, 
Mon  triste  isolement,  mon  tourment,  mon  enfer. 
Jusqu'au  sourire  faux  de  sa  lèvre  traîtresse. 
J'aurais  tout  pardonné  pour  un  mot  de  tendresse  ! 
Il  ne  l'a  pas  voulu  I. . .  Cette  femme. . .  Ah  !  pouvoir 
La  tenir  un  instant  ! . . . .  La  voir,  je  veux  la  voir  ! 
Oui,  la  voir  face  à  face  ! . . .  Ah  !  je  me  sens  féroce  ! 
Capable  de  rêver  quelque  vengeance  atroce. 
Vengeance  à  rendre  enfin  —  pauvre  souffre-douleur  !  — 
Injure  pour  injure  et  malheur  pour  malheur  ! 

(A  ce  moment  où  la  colère  met  sur  sa  figure  une  empreinte  de  véritable 
sauvagerie,  Angioliuo  arrive  en  courant,  a  l'aspect  de  sa  mère  s'arrête  tout 
tremblant.) 


S  C  E  N  E     I  X 
LA  DUCHESSE,  AXGTOLINO,  puis  YESOTJF 
A^GIOLIXO 
Ah  !  maman,  qu'as-tu  donc  ?  Comme  te  voilà  laide  1 


238  — 


LA  DUCHESSE 


Laide  !  laide  !  Ah  !  ce  mot  exëoré  qui  m'obsède, 

Ce  mot  cruel,  fatal,  faut-il  que  ce  soit  lui, 

Mon  fils,  qui  me  le  jette  à  la  face  aujourd'hui  ! . . . 

Ah  !  toi,  bien  vainement  tu  renierais  ton  père  ! 

Il  me  manquait  de  voir  mon  cœur  qui  désespère 

Pendre  en  lambeaux  sann;lants  aux  ongles  de  tes  doigts. 

Si  je  suis  laide,  inorat,  sais-tu  que  je  le  dois 

Aux  cruelles  douleurs  que  tes  jours  m'ont  coûtées, 

A  mes  nuits  sans  sommeil,  il  mes  nuits  sanglotées 

Auprès  de  ton  chevet,  lorsque,  dans  ton  berceau, 

La  fièvre,  à  chaque  instant  t'éveillait  en  sursaut  ? 

Et  c'est  toi,  quand  je  meurs  de  détresse  et  d'envie, 

Qui  me  jettes  ce  mot,  torture  de  ma  vie  : 

Laide  !.  .  .   ^lais  es-tu  donc  inspiré  par  Satan  ? 

Toi,  la  chair  de  ma  chair  '?.  .  .  Ah  !  malheureux,  va-t-en  ! 

(Elle  le  repousse  si  violemment  que  Fenfant  tombe  sur  ses  genoux.) 
AXGIOLIXO.   pleurant. 

Maman  1  maman  !.  .  . 

LA  DUCHESSE,  hors  d'elle  niênie,  se  précipitant  sur  hii  et  le  relevant. 

Ah  !  ciel  vengeur  !  Dieu  secourable  ! 
Qu'ai-je  fait  ?.  . .  J'ai  frappé  mon  enfant,  misérable  !.  .  . 
O  mon  Angiolino  !  mon  amour  !.  .  .   mon  trésor  !.  .  . 
Laisse-moi   t'embrasser  !.  .  .    encore!   encore!  eucor!... 

(KUe  l'embrasse  à  plusieurs  reprises.) 

Tu  ne  peux  i)as  savoii',  vois-tu,  ce  ([ue  je  soulïre  ! 
Je  suis  folle  !  je  suis  perdue  au  fond  d'un  •ixuiHre 
Où  contre  mille  horreurs  ma  raison  se  défend.  .  . 
Pardon,  je  l'ai  frappé  !.  .  .  J'ai  friipi)é  mon  enfant  !.  .  . 


—  239  — 

(Se  relevant  et  montrant  le   poing  au  ciel.) 

Eh  bien,  soit  !.  .  .  Il  faut  mettre  un  ternie  à  ce  supplice  ; 

Le  ciel  l'aura  voulu,  que  mon  sort  s'accomplisse  ! 

Si  j'hésite,  démons,  ah  !  faites-moi  songer 

Qu'à  part  moi  maintenant,  j'ai  mon  fils  à  venger  !. . . 

Yesouf  ! . . . 

(Yesouf  paraît  dans  le  fond.) 

Yesouf,  l'enfant  ! 

(Elle  lui  fait  signe  d'emmener  Angiolino.  ) 

Et  revenez  sur  l'heure  ! 

(Elle  couvre  de  baisers  Angiolino  qu'Yesouf  emmène.) 

Oui,  c'est  fini,  voilà  trop  longtemps  que  je  pleure  ! 
J'en  mourrai,  mais  tant  pis  !  malheur  à  qui  blessa 
Veronica  Cybo,  princesse  de  Massa  ! 

(A  Yesouf  qui  revient.) 

Yesouf,  approche  ! .  . .  Avec  sa  corde  toute  prête, 
Le  bourreau  dans  ses  mains  avait  déjà  ta  tête, 
Un  jour  que  ma  pitié  prit  ta  tête  au  bourreau. 

YESOUF 
Je  m'en  souviens  :  je  vois  d'ici  le  tombereau  ! 

LA  DUCHESSE 

Bien  !  et  tu  me  promis  que,  quel  que  fût  mon  ordre .  .  . 

YESOUF 

Yesouf  est  votre  chien,  dites,  qui  faut-il  mordre  ? 


240 


LA  DUCHESSE,  poursuivant. 

Fût-ce  d'aller  combattre  un  monstre  corps  à  corp. . . 

YESOUF 

J'obéirais. 

LA  DUCHESSE 

Peux-tu  me  le  jurer  encor  ? 

YESOUF 

Par  Mahomet  et  Dieu,  le  Coran  et  la  Bible  ! 

LA  DUCHESSE,  bas. 

Et  si  je  t'ordonnais  quelque  chose  d'horrible. . . 

YESOUF 

Ordonnez  ! 

LA  DUCHESSE 

Même  un  crime  ? 

YESOUF 

Aux  dépens  de  mes  jours  ! 

LA  DUCHESSE 

Alors,  que  la  justice  implacable  ait  son  cours  !. . . 
Mes  chevaux  à  l'instant  !  Et  toi,  fais  diligence. 
Prends  une  arme  et  me  suis  ! 

YESOUF 

OÙ,  madame  ? 

LA  DUCHESSE 

A  Florence  ! 
RIDEAU 


—  241  — 


DEUXIEME  ACTE 


Le  fhéâtre  représente  la  place  de  la  Signoria,  à  Florence.  D'un 
côté,  le  palais  de  la  Signoria..  .Au  fond,  au  point  convergent  de 
plusieurs  rues,  la  statue  de  Savonarole.  A  gauche,  une  auberge, 
avec  fanal  au-dessus  de  la  porte  d'entrée,  et  une  madone  dans  une 
niche,  à  l'angle,  avec  des  cierges.  Sur  la  terrasse,  des  sièges  et  des 
tables  pour  les  coiisommateurs.  Au  lever  du  rideau,  il  commence 
à  faire  nuit,  et  Beppo  est  en  train  d'allumer  lés  cierges  devant  la 
madone  ;  puis  il  passe  un  litige  sur  les  tables,  en  fredonnant  quel- 
que chose. 


SCENE     I 


PIETRO,  piiis  YESOUF  et  LA  DUCHESSE 

BEPPO,   seul. 

Là  !. . .  Bien  !. . .  Tous  ces  détails,  c'est  de  la  bagatelle  ; 
Mais  ce  mot-là  partout  rime  avec  clientèle  ? 

(Il  entre  dans  l'auberge.) 
PIETRO,  entrant  par  le  fond. 

Pourvu  que  le  bâillon  ne  l'étouffé  pas  trop.  .  . 

Oui,  oui,  son  bon  Piétro  ! .  .  .  son  cher  petit  Piétro  ! .  .  . 

On  connaît  ça,  ma  mie  ! .  . .  Ah  !.. .  vieux  croquemitaine, 

Tu  me  retiens  ainsi  huit  jours  en  quarantaine, 

Eh  bien,  c'est  à  mon  tour  de  te  montrer  les  dents  : 

Tu  me  tenais  dehors,  moi,  je  te  tiens  dedans  ! 


242 


Je  saurai,  ce  soir  même,  ou  le  diable  m'emporte, 
Pourquoi  ma  sœur  ainsi  me  consigne  à  sa  porte. 
Et  m'oblige,  du  haut  de  ses  coussins  moelleux, 
A  crever  dans  la  rue  ainsi  qu'un  chien  galeux  !. . . 
Croirait-on  ça,  huit  jours  sans  la  moindre  pitance  ! 
Ah  !  mais,  ce  soir,  minute  !  adieu  la  pénitence  : 
Au  fond  de  mon  taudis  le  cerbère  est  bouclé  ; 
Et  si  le  château-fort  résiste,  j'ai  la  clé  !. . . 

(Il  montre  une  clé,  qu'il  remet  dans  sa  poche.     Après  un  moment  de  silence.) 

Oui,  mais  en  attendant,  toujours  la  même  dèche  : 
J'ai  le  cœur  humecté,  mais  la  gorge  bien  sèche  ! . . . 

(Il  rôde  un  instant  sur  la  place.) 

LA  DUCHESSE,  dans  le  fond  de  la  scène,  avec  Yesouf  ;   tous   deux  sont  à 
moitié  dissimulés  par  l'angle  du  piédestal  de  la  statue  de  Savonarole. 

C'est  bien  son  frère,  Yesouf  '?  En  es-tu  bien  certain  ? 

YESOUF 

J'ai  mes  renseignements  ;  et  depuis  ce  matin 
Je  l'observe  :  un  soldat  eu  congé  de  service, 
Bohème  paresseux  qui  promène  son  vice 
De  buvette  en  buvette,  et  que  l'on  reconnaît. 
Jour  et  nuit,  aux  abords  de  quelque  estaminet. 
Chut  !. .  .  Tenez,  le  voilà  qui  llaire  cette  auberge. 

PIETRO,   devant  la   Madone. 

Toi,  mignonne,  Piétro  t'offrirait  bien  un  cierge. 
Si  tu  daignais,  ce  soir,  ô  Santa  Madona  ! 
Te  souvenir  un  peu  des  noces  de  Cana  ! 
Tiens,  vois  !.  .  . 


—  243  — 
(11   retourne   ses  poches  à  l'envers.) 

Pas  un  paolo,  pas  un  baïoque  en  poche  !.  . . 
Et  ça,  depuis  huit  jours  ! ...  Ce  n'est  pas  un  reproche, 
Mais  si  tu  rappt^lais  à  ton  cher  bambino 
Que  nous  sommes  ici  juste  au  bord  de  l'Arno  I 

LA  DUCHESSE,  à  Yesouf. 

Et.  .  .  l'autre  ?.  .  .  As-tu  trouvé  son  nom  et  sa  demeure  ? 

YESOUF 

Rien  que  son  nom  :  Stella  Sforzi  ;  mais  que  je  meure, 
Si  pour  un  demi-flasque,  avec  ce  garçon-là. 
Je  ne  m'en  fais  conter  plus  qu'il  n'eu  faut  I 

PIETRO,   s'attablant. 

Holà! 
Signor  Beppo  I .  .  . 

(Se  parlant  à  lai-même.) 

Voyons,  par  le  grand  astronome, 
Si  l'on  ne  pourrait  pas  attendrir  le  bonhomme  ! 
Allons,  Beppo,  vieux  juif,  montre-nous  ton  museau  l 

LA  DUCHESSE,  à  Yesouf. 

Il  s'attable.    Alors,  soit  !  je  rentre  au  palazzo. 

C'est  ici  que  ce  soir,  la  ligue  se  rassemble  ; 

Dans  ses  rangs  nous  pourrons  nous  retrouver  ensemble. 

YESOUF 

En  ce  cas,  je  vous  suis.  Maîtresse,  et  je  revien. 

(La  Duchesse  et  Yesouf  sortent.) 


—  244  — 

SCÈNE     II 

PIETRO,  puis  BEPPO 
PIETRO 

Bepi^o  !  vieux  mastodonte  autédiluvien, 
Paraîtras-tu  ? 

BEPPO,  entrant. 

Pardon,  excusez,  je  vous  prie  ; 
Que  pourrai-je  servir  à  votre  Seigneurie  ? 

(Apercevant  Pietro.) 

Bah!  c'est  toi,  mon  garçon  !. . .  Eli  bien,  vois  donc  un  peu, 
Je  te  prenais  pour  un . . .  pour  un  seigneur,  pardieu  ! 

PIETRO,   riant. 

Ah  !  ah  !  La  farce  est  bonne.  . . 

BEPPO,  de  même. 

Oui,  c'est  un  peu  cocasse. 

PIETRO,   de   même. 

Cocasse,  c'est  le  mot  ! 

(A  part,  et  sérieux.) 

Ah  1  La  vieille  bécasse. 
Que  j'aurais  donc  plaisir  à  lui  ])luuicr  la  ])eau  !.  .  . 

(Haut.) 

Toiijours  à  la  besogne,  hein,  ce  bon  vieux  Beppo  !.  .  . 


—  2i5  — 

BEPPO 
Eh,  oui,  là,  justement  je  relevais  mes  livres.  .  . 

riETRO 

Tiens,  pauvre  diable  !  Et  c'est  souvent  que  tu  te  livres, 
A  ce  travail,  qui  doit  te  couper  l'appétit  ? 

BEPPO 

Oh  !  il  ne  manque  pas  d'intérêt,  mon  petit  ! 
Ainsi,  là,  par  hasard,  je  trouvais  une  somme. .  . 

PIETRO,   interrompant. 

Hein  ! 

BEPPO,  poursuivant. 

De  dix  écus. . . 

PIETRO 

Bah  ! 

BEPPO 

Que  tu  me  dois,  mon  homme  ! 

PIETRO,  désappointé. 

Eh  I.  .  .  mais.  . .  ça  tombe  bien. 
BEPPO 

Ouais  ?  de  quelle  façon  ? 

PIEl-RO 
Je  venais  justement. . . 


—  246  — 

BEPPO 

Ah  !  l'honnête  garçon  !.  . . 
Tu  venais  me  paver  ? 

PIETRO 

Te  payer. . .  oui,  sans  doute, 
Je  te  paierai. . .  plus  tard.   Pour  le  moment,  écoute. 

BEPPO 

Ah  !  tu  n'es  pas  venu  pour  me  paver  ? 

(Il  se  dispose  a  rentrer  dans  l'auberge.) 
PIETRO,  le  retenant. 

Si  fait. .  . 
Dans  un  instant. .  .  plus  tard. . .  tu  seras  satisfait. 
Te  dis-je. .  .  En  attendant,  comme  l'affaire  est  grave, 
N'irais-tu  pas  quérir,  dans  le  fond  de  ta  cave. 
Un  tout  petit  flacon  de  ton  bon  pomino  ?. . . 
Qu'en  penses-tu,  voyons  ? 

BEPPO 

Piano  I  l'ami  !  piano  !. . . 
As-tu  de  l'argent  ?  non  ?  Eh  bien,  salut,  ma  vieille  ! 
Ton  cher  Beppo,  ce  soir,  est  sourd  de  cette  oreille. 

(Il  fait  encore  mine  de  se   retirer.) 
PIETRO,  le  retenant. 

Je  veux  te  payer. . . 

BEPPO 

Paie  ! 


—  247  — 
PIETEO 

Et  si  j'ai  le  désir 
De  boire  uu  verre,  c'est. . . 

BEPPO,    interrompant. 

Pour  me  faire  plaisir  ? 
Je  m'en  doutais  ;  aus.si,  l'ami,  je  t'en  dispense. 

PIETEO 

Mais  tantôt,  cher  Beppo,  tu  m'appelais,  je  pense, 
Un  honnête  garçon . . . 


Eh  bien,  si  je  l'ai  dit, 
C'est  tout  ce  que  je  peux  te  donner  à  crédit. 

(Il  rentre  dans  son  auberge.) 


SCENE     III 
PIETRO.  puis  YESOUF,  puis  BEPPO 

PIETRO,   seul. 

Ya-t-en,  vieux  scélérat  que  le  diable  tisonne  ! 
Va-t-en  !  que  le  meilleur  de  tes  vins  t'empoisonne  ! 
Et  que  —  si  je  préside  au  choix  du  châtiment  — 
Tout  le  pays  se  grise  à  ton  enterrement  ! .  .  . 
Ah  !  le  vieux  juif  !  peut-on  avoir  l'âme  aussi  dure  !. . 
Et  dire  que  voilà  huit  longs  jours  que  ça  dure  !. . . 


248 


YESOUF,  entrant,  à  part. 

Jusqu'ici  tout  va  bien  ;  il  reste  à  délier 
Un  tant  soit  peu  la  langue  à  ce  particulier. 

PIETRO,  a  part. 

Bon  !  un  Turc  à  présent  !  couleur  de  clair  de  lune  ; 
C'est  bien  tout  ce  qu'il  faut  pour  rôder  à  la  bruue  ; 
Mais  j'aimerais  savoir  si,  sous  ces  longs  burnous, 
Ces  mécréants  ont  soif  aussi  souvent  que  nous. 

YESOUF,  s'asseyant  à  la  table  voisine  de  Piétro. 

Holà  !  hé  !  tavernier .  .  .  holà  ! .  .  . 

BEPPO,  entrant,  à  Piétro. 

Comment,  encore  ! 
Mais  tu  vas  donc  rester  ici  jusqu'à  l'aurore  !. . . 

(Apercevant  Yesouf.) 

Ah  !  pardon,  monseigneur,  je  croyais  que  c'était. . . 

YESOUF,  interrompant. 

Silence  !.  . .  un  bon  traiteur  sert  à  boire  et  se  tait. 
Du  vin  !. . . 

BEPPO 

J'y  cours,  seigneur  ! 

(ft  part.) 

Diable!  avec  ces  Arabes,. 
Il  paraît  qu'il  fait  bon  ménager  ses  syllabes  ! 

(Il   sort.  I 


—  249  — 
PIETRO,  qui  l'a  entendu,  à  demi-haut. 

C'est  un  Arabe  alors,  et  uon  un  Turc.     Au  fond, 
Tout  ça,  c'est  à  peu  près  carafe  et  carafon  ! 

YESOUF 

Vous  dites  ?. . . 


Ah  !  pardon  ;  j'ai  cette  maladresse 
De  parler,  comme  ça,  tout  seul,  dans  ma. . .  détresse. 

BEPPO,    entrant. 

Voici,  signor  émir,  un  tout  petit  flacon 
Qui  ferait  à  plus  d'un  passer  le  Rubicon. 
C'est  du  pur  falerne. 

PIETRO,    à   part. 

Hein  ! . . .  il  a  dit  du  falerne  ! 

YESOUF 

Un  autre  verre  alors. . .  et  point  de  baliverne  ! 

PIETRO,    a   part. 

O  Santa  Madona,  deux  verres  ! . . .  juste  ciel  ! 
Ce  mahométan-là  parle  d'or  et  de  miel  !. . . 

BEPPO,  apportant  un  second  verre. 

Tout  doux,  l'ami  Piétro,  ne  te  fais  pas  de  fièvre  ; 
Il  est  souvent  bien  loin  de  la  coupe  à  la  lèvre. 

(Il  Ta   pour   s'asseoir  en   face  d'Yesouf.  ) 


—■250  — 

YESOUF.   lui  jetant  uue  pièce  d'or. 

Tiens,  toi  !  prends  ton  argent,  et  laisse  nous  la  paix  ! 

BEPPO,  indiquant  le  verre. 

Je  erojais  que  c'était  pour  moi.  .  . 
YESOUF 

Tu  te  trompais  ! 

(Beppo  prend  la  pièce,  l'examine  à  la  lampe  et  sort.  Pendant  toute  la 
scène  qui  suit,  Yesouf,  à  chaque  instant,  remplit  le  verre  de  Piétro,  en  ayant 
bien  soin  de  ne  verser  qu'une  goutte  dans. son  propre  verre.  Piétro  vide  le 
sien  aussitôt  qu'il  est  rempli.) 

YESOUF,  à  Piétro. 
Vous  parliez  de  détresse. . . 

PIETRO 
Oui,  signor,  que  Dieu  m'aide!.  .  . 

YESOUF.   montrant   le   flacon. 

Eh  bien,  des  cceurs  souffrants  voici  le  vrai  remède. 
Boiriez-vous  une  goutte  :^  ma  santé  ? 

PIETRO,  bondissant  sur  ses  pieds. 

Plaît-il  ?... 
Je  boirais  au  dernier  des  Jlanielouks  du  Nil, 
Pour  vous  faire  plaisii',  KffeTidi  ! 

(Il  s'en  va  s'asseoir  en  face  d'Ye.souf,  mais  en  pas.-iant  devant  la  madone, 
il  s'arrête.) 

Toi,  niiguoune, 
Per  Bacco,  si  jamais  le  sort  me  déguignonne. 
Tu  peux  compter  sur  un,  de  cierge,  et  sur  un  bon  ! 

(Il  s'assied  en  face  d'Yesouf  qui  lui  verse  ft  boire.) 


—  251  — 
BEPPO,  sur  le  seuil  de  son  auberge. 

S'il  VOUS  faut  rien  de  plus,  je  suis  à  vous  d'un  bond. 

YESOUF,  à  Beppo. 

Attends  ! 

(A  Piétro.) 

J'aime  beaucoup  la  poularde  aux  asperges 
Avec  les  anciens  crûs  ;  et  vous,  signor  ? 

PIETRO,  a  la  madone,  à  part. 

Deux  cierges  !. 

YESOUF,  poursuivant. 

Pour  en  dépecer  une  aideriez-vous  un  brin  ? 
C'est  encore  excellent  pour  tuer  le  chagrin. 

PIETRO 

Je  suis,  signor  Bédouin,  tout  à  votre  service. 

YESOUF,   se   levant. 

Eh  bien,  maître  Beppo,  rentre  dans  ton  office, 
Et  va  nous  préparer  un  souper.  . .  superflu  ! 

BEPPO 

Tout  de  suite,  Excellence. 

(Il  sort.) 
YESOUF,  le  reconduisant. 

Et  dépêche,  j'ai  faim  ! 


PIETRO,   à   part. 

Et  moi  donc  !. . .  De  la  poule  aux  asperges,  mazette  ! 
Pour  un  pauvre  estomac  rongé  par  la  disette, 
C'est  la  manne  au  désert  ! 

YESOUF,  revenant  s'asseoir. 

Mais  buvez  donc,  ami  ! 
On  ne  fait  pas  ainsi  les  choses  à  demi . . . 

(Ils  trinquent.) 

Un  chagrin,  disiez-vous,  mon  brave  militaire  ? 


Ah  !  oui,  mon  prince,  hélas  !  un  chagrin  qui  m'altère. . . 
La  constitution. 

YESOUF 

Buvez,  buvez  alors  ! 
Mes  chagrins,  moi,  voilà  comment  je  les  endors. 

PIETRO,  après  avoir  examiné  Yesouf  des  pieds  à  la  tête. 

Mais  le  Coran,  pourtant. . . 

YESOUF 

Ah  !  le  Coran,  tarare  ! 
Sur  ce  point-là,  mon  brave,  et  le  cas  n'est  pas  rare, 
Je  suis  de  ceux  qui,  pour  éviter  le  péché. 
Sont  toujours  bons  chrétiens  après  soleil  couché. 
Le  Coran  et  la  Bible  à  mes  yeux  font  la  paire  : 
Le  jour  :  "  Allah  Kerim  I  "  Le  soir  :  "  Au  nom  du  Père  !  " 


(Il  lève  son  verre). 


En  vivant  de  la  sorte,  un  bon  mahométan 
Peut  servir  le  Prophète  et  ménager  Satan .  . . 
Or,  pour  damer  le  pion  à  la  mélancolie. 
Rien  ne  vaut,  croyez-moi,  le  bon  vin  d'Italie  ! 


253 


Hé  !  parbleu,  c'est  bien  là  l'élixir  qu'il  me  faut  ; 
Mais  il  est  un  peu  cher.  . .  et  c'est  un  grand  défaut. 

YESOUP 

Du  moment  qu'on  a  bon  estomac,  c'est  énorme. 

PIETRO 

Ah  !  votre  serviteur  n'a  pas  mal  à  la  forme  ; 
C'est  au  fond. 

YESOUP 
Eh  bien,  quoi?  qu'avons-nous  donc  au  fond? 

PIETRO,  avec  un  long  soupir. 

Un  vide  !  monseigneur,  un  vide  très  profond  ! 
YESOUP 

Au  cœur  peut-être  ?. . . 

PIETRO 

Oh  !  non,  pas  au  cœur,  à  la  bourse  l 

YESOUP 

Vraiment,  là,  pauvre  ami,  vous  seriez  sans  ressource  ? 

PIETRO 

Depuis  huit  jours  !  depuis  qu'un  satané  farceur 
M'interdit  sans  raison  la  porte  de  ma  sœur. . . 

YESOUP 

Vous  avez  une  sœur  ? 


—  254  — 

PIETRO,  s'essuyant  les  yeux. 

Oui,  monseigneur,  un  ange  ! 

YESOUP 

Et  l'on  vous  interdit  sa  porte  ?  c'est  étrange. 

PIETRO 

Ah  î  c'est  qu'il  est  jaloux. 

YESOUP 

Qui? 

PIETRO 

Son  futur  mari, 
Le  secrétaire  en  chef. . .  Tiens,  vous  avez  souri  ; 
Et  pourquoi  ?. . . 

YESOUF 

Buvez  donc,  il  s'agit  de  s'y  mettre  ! 

PIETRO 

Oui,  jaloux  comme  un  Turc. . . 

(Hésitant.) 

Si  je  puis  me  permettre. 

YESOUP 

Allez,  allez  ! 

PIETRO 

Disons. . .  comme  Othello. .  . 

(Hésitant  de  nouveau.) 

Pardon  ! . . . 


—  255  — 
YESOUF 

Ce  n'est  pas  mon  parent,  allez  donc,  allez  doue  ! 

PIETRO 

Qu'étais-je  à  dire  ? 

YESOUF,   appelant. 

Allons,  holà  !  de  la  taverne  ! 

(Beppo  paraît.) 

Apportez-nous  encore  un  flacon  de  falerne  ! 
Et  vite  ! 

PIETRO,  se  gi-attant  le  front. 

Diavolo  !  Je  voudrais  bien  savoir 
Où  j'en  étais. . . 

YESOUF 

Buvez  !  rien  de  mieux  pour  avoir, 
Quand  la  mémoire  ainsi  vous  fait  quelque  embardée. 
Du  ressort  dans  la  langue  et  du  fil  dans  l'idée. 

PIETRO 

Au  fait. . . 

(Il  vide  lui-même  l;i  dernière  goutte  du  flacon.) 
BEPPO,  apportant  une  autre  bouteille. 

Voici  signor.  .  . 

YESOUF 

Très  bien  ;  et  le  souper  ? 


256  — 


Tout  mon  monde,  Excellence,  est  à  s'en  occuper. 
Dans  deux  minutes  !. . . 

YESOUP 

Bien  ! 

(Beppo  sort.) 
PIETRO,  se  grattant  le  front. 

Qu'étais-je  donc  à  dire  ?... 

YESOUP 

N'étiez-vous  pas  un  peu  sur  le  point  de  médire 
De  votre  sœur  ?. . . 

PIETRO 

Non,  non  ! . . . 

YESOUP 

De  son.  ..  mari,  du  moins? 

PIETRO 

Ab  !  oui,  voilà,  c'est  juste  !.  .  .  Kli  bieu,  voyez  ces  joints, 

Je  nie  les  suis  ainsi,  durant  une  semaine, 

D(^pouillés  à  frapper,  comme  un  énergumène. 

Aux  portes  du  logis  où  ma  sœur,  nuit  et  jour, 

Le  diable  sait  pourquoi,  s'enferme  j\  double  tour. 

Un  siège,  monseigneur,  de  huit  jours  !  un  vrai  siège  I. . . 

YESOUP 

Il  fallait  s'adresser  au  iialaut. 


— '^ST  — 
PIETRO 

Le  connais-je  ? 
Je  ne  sais  pas  son  nom,  je  ne  Tai  jamais  vu  ; 
Tout  pour  me  dépister  était  réglé,  prévu.  . . 
Je  ne  sais  même  pas  quand  il  sort  ou  qu'il  entre. 

YESOUP 

Mais  il  reste  toujours  les  serviteurs,  que  diantre  ! 

PIETRO 

La  servante  ?  un  vrai  tigre  !. . . 

YESOUF,   à  part. 

Une  seule  !. . .  très-bien  ! 

(Haut.) 

Et  vous  n'avez  pu  rien  obtenir  d'elle  ? 

PIETRO 

Rien  ! 

YESOUF 

Qu'avez-vous  tenté  ? 

PIETRO 

Tout  ! 

YESOUP 

Oui,  de  belles  paroles  ; 
Il  fallait  mieux. 

PIETRO 

Quoi  donc  ? 


—  258  — 
YESOUP 

L'argument  des  pistoles. 

PIETRO 

Hé  !  mais  que  faut-il  donc  pour  vous  le  démontrer  ? 
C'est  quand  j'étais  à  sec  que  je  voulais  entrer. 

YESÛUF 

C'est  juste.   Comment  donc  !  Je  parle  à  la  légère. 
Mais  elle  doit  sortir  parfois  cette  mégère  : 
N'est-il  pas  un  moyen  de  lui  souffler  la  clé  ? 

PIETRO 

C'est  à  quoi  j'ai  songé,  signor  ;  et. . . 

(Il  montre  une  clé.) 

. .  .c'est  bAclé  ! 

YESOUF 

Comment,  vous  avez  la. . .  Mais  vous  êtes  superbe  ! 
C'est  sérieux,  vraiment  ?  Vous  avez  coupé  l'herbe 
Sous  le  pied  du  dragon  ?  Bravo,  jeune  homme  !  Ah  çà, 
Encore  une  lampée,  et  racontez-moi  (;a. 


Le  récit  en  est  court  :  je  rencontre  la  vieille 
Juste  à  deux  pas  d'ici  ;  je  lui  glisse  à  l'oreille 
Je  ne  sais  plus  quel  conte  ;  et  quand  elle  est  chez  moi, 
Lestement  tout  d'abord,  mais  sans  causer  d'émoi, 
Je  lui  colle  un  tampon  qui  la  bâillonne  ferme  ; 
Alors  je  la  fagote  en  mes  draps,  je  l'enferme  ; 
Et  puis,  bonsoir  '.  pendant  qu'elle  se  trémoussait, 
Je  sautais  l'escalier  la  clef  dans  mou  gousset  ! 


—  259  — 
YESOUF,    riant. 

Bravo  !  bravissimo  !  c'est  parfait  ! 

PIETRO 

Donc,  victoire  ! 
Dans  deux  heures  d'ici  je  sors  du  purgatoire. 

YESOUF 

Pourquoi  pas  tout  de  suite  ? 

PIETRO 

Eh  !  non,  vous  comprenez 
Que  je  ne  tiens  pas  fort  à  me  voir  nez  à  nez 
Avec  l'individu  qui  me  ferme  la  porte.  .  . 
Il  est  probablement  au  nid. . .  J'attends  qu'il  sorte. 
Et,  d'ici  Ih. . .  que  diable. . . 

YESOUF 

Il  faut  tuer  le  temps  ? 
PIETRO 
Juste  ! 

YESOUF 
Eh  bien,  mon  ami,  tirons  à  bouts  portants  ! 

(Ils  trinquent.) 
BEPPO,  apparaissant 

Le  souper  est  servi. 


—  260  — 
YESOUF 

C'est  bien  ! 


(A  part.) 


Par  le  Prophète, 
Encore  un  toast  ou  deux,  et  ma  besogne  est  faite  ! 

(Yesouf  et  Beppo  entrent  dans  l'auberge,  et  Piétro  les  suit  en  titubant. 
Devant  la  madone  il  s'arrête.) 


Toi,  mignonne  —  on  n'est  pas  si  pingre  que  tu  crois  — 
Je  t'en  ai  promis  deux,  tu  peux  en  marquer  trois  ! 

(Il  entre  dans  l'auberge.  Depuis  quelques  instants,  la  place  s'est  garnie 
de  personnages  arrivés  par  groupes  silencieux.  Ils  sont  enveloppés  de  longs 
manteaux,  et  une  cagoule  leur  masque  le  visage.) 


SCENE     IV 


FEEADITvri,  LE  DUC,  SAN  MAKTINO 
CONJUEÉS 

FERADINI,  après  avoir  parcouru  les  groupes  et  désignant  la  porte  du  palaia. 

C'est  bien. . .  rangez-vous  tous  autour  du  péristyle  ; 
Soyez  fermes,  mais  sans  violence  inutile  ! 
Point  de  faux  mouvements  ni  d'efforts  hasard(^s  ! 
Si  vous  ne  recevez  point  d'ordres,  attendez  ! 

(Au  Duc.) 

A  minuit,  dites-vous  ?  c'est  bien  à  cette  ])orte.  .  . 

LE  DUC 

Oui,  que  l'Inquisiteur,  suivi  de  son  escorte 
De  clercs  et  de  soldats  sommera  le  pi^fet 
De  livrer  (Jalilée. 


—  261  — 
FERADIXI 

Et  VOUS  n'avez  rien  fait. . . 

LE  DUC,  interrompant. 

Auprès  de  Ferdinand  ?  Xon  !  je  n'ai  rien  pu  faire 
Pour  votre  cause  auprès  d'un  prince  qui  préfère 
Aux  hasards  de  demain  le  repos  d'aujourd'hui. . . 
Et  vous  me  permettrez  de  penser  comme  lui. 

FERADINI,  à   part. 

C'est  cela,  l'on  s'endort  et  le  diable  ricane 
Pendant  qu'on  te  bafoue,  ô  ma  pauvre  Toscane  ! 

(Haut). 

Et,  quant  à  nos  projets,  rien  ne  transpire  encor  ? 

LE  DUC 

Ison  ;  mais  quand  le  pouvoir  prend  la  nuit  pour  décor, 
Et  s'arme  jusqu'aux  dents,  c'est  qu'il  flaire  sans  doute 
Des  choses  que  d'instinct  sa  prudence  redoute. 
On  craint  peut-être  au  fond  quelque  soulèvement. 

FERADIXI 

Oh  1  nous  résisterons,  mais  malheureusement. . . 

LE   DUC,    interrompant. 

Comte,  avant  de  partir,  une  simple  parole  : 

(Indiquant  la  statue  qui  est  au  fond.) 

Rappelez-vous  comment  est  mort  Savonarole  ! 
C'est  le  même  pouvoir  que  vous  frappez  du  poing  ; 
Il  est  des  chocs  auxquels  on  ne  résiste  point  ? 


—  262 


FERADINI 


Duc,  je  ne  prétends  pas  opérer  de  miracles  ; 
Mais  qui  s'arrête  trop  à  compter  les  obstacles 
N'a  jamais  secouru  ni  sauvé  son  pays. 
Quant  à  moi,  la  patrie  a  parlé  :  j'obéis  ! 

LE  DUC 

Ce  sacrifice,  au  fait,  rien  ne  vous  le  demande. 

FERADINI 

Pardon  !  depuis  longtemps  quelqu'un  me  le  commande, 
Quelqu'un  dont  nul  ne  doit  discuter  le  pouvoir. 

LE  DUC 

Et  ce  souverain-là  s'appelle.  . .  ? 

FERADINI 

Le  devoir  ! 

(Indiquant  le  fronton  du  palais.) 

Voyez  ces  écussons  poudreux  où  nos  ancêtres 

Ont  inscrit  pour  devise:  ''  Un  Dieu,  mais  point  de  maîtres!" 

Quand  un  des  leurs  partait  pour  un  monde  plus  beau, 

Après  avoir  conduit  sa  dépouille  au  tombeau, 

Ils  prenaient  rendez-vous  ici,  sous  ces  portiques  ; 

Et  si  le  mort,  fidèle  à  nos  vertus  antiques. 

Ne  laissait  après  lui  qu'un  renom  glorieux. 

Sur  le  marbre,  à  côté  de  celui  des  aïeux, 

On  burinait  son  nom  pour  l'exemple  et  l'histoire. 

Mais  si  la  moindre  tache  avait  sur  sa  mémoire 

Jeté  son  ombre,  alors,  plus  d'honneurs,  plus  d'amis, 

Le  fer  faisait  sauter  l'écusson  compromis.  . . 

Ah  !  le  devoir  !. . . 


—  263  — 


LE   DUC,    interrompant, 

Alors,  comte,  mes  sympathies  ! 
Mais  vous  vous  attaquez  à  trop  fortes  parties. 
En  vous  suivant  plus  loin,  pour  ma  part  je  craindrais 
De  brouiller  le  devoir  avec  mes  intérêts  1 

(Il  sort.) 


Adieu  !  Puisque  le  cœur  des  jeunes  se  dessèche, 
C'est  aux  vieux  comme  nous  à  rester  sur  la  brèche. 


SCENE    V 
LES  PRÉCÉDENTS,   moins  LE  DUC 

SAN  JIAETIXO,  à  Feradini. 

Vous  permettez  ?. . .  C'est  vous,  comte  Feradini  ? 

FERADINI 

San  Martino  ?  Salut  ! 

SAN  MARTINO 

Et  le  Duc  ? 

FERADINI 

C'est  fini  ! 

(Ils  laissent  tomber  leurs  masques.) 
SAN  MARTINO 

Pauvre  cœur  qui  vacille,  il  n'ose  pas,  il  cède  ! 
Ah  :  la  frivolité  tout  entier  le  possède. 
Il  faut  si  peu,  seigneur,  pour  le  faire  ployer. 
L'homme  à  qui  font  défaut  les  vertus  du  foyer  ! 


26-i  — 


N'importe  !  il  ne  faut  pas  que  cela  nous  désarme. 

(Aux  conjurés.) 

Frères,  restez  au  poste  ;  au  premier  cri  d'alarme, 

Vous  verrez  accourir  de  tous  ces  carrefours 

Plus  d'amis  qu'il  n'en  faut  pour  vous  porter  secours. 

(Feradini  et  San  Martino  sortent.  Alors  la  Duchesse,  jusque-là  dissimulée 
parmi  les  conjurés,  s'avance  sur  la  scène,  en  abaissant  sa  cagoule,  au  devant 
d'Yesouf  qui  sort  de  l'auberge). 


S  C  E  y  E     VI 
LA  DUCHESSE,  YESOUF 

LA  DUCHESSE,  bas. 

Eh  bien,  Yesouf,  as-tu  découvert  cette  adresse  ? 

YESOUF 

J'ai  fait  plus  :  j'ai  la  clef  de  la  porte,  maîtresse  ! 

LA  DUCHESSE 

La  clé  !  dirais-tu  vrai  ?. . . 

YESOUF 

Madame,  la  voici. 

LA  DUCHESSE,  s'emparant  de  la  clé. 

Donne  !  donne  ! .  . .  O  démon  des  vengeances,  merci  ! 

(Ils  sortent.) 

RIDEAU 


—  265 


ACTE  TROISIEME 


Le  théâtre  représente  un  salon  modeste  chez  Stella.  A  gauche 
une  alcôve  fermée  par  des  portières.  A  droite  une  porte  condui- 
sant à  la  chambre  de  Stella.  Sur  un  autre  plan,  plus  près  de 
l'avant-scène,  une  poiie  dérobée.     Au  fond,  l'entrée  principale. 

Au  lever  du  rideau  la  scène  est  dans  l'obscurité.  Mais  elle 
s'éclaire  au  moment  où  Stella,  sortant  de  sa  chambre  entre  en 
scène  un  flambeau  à  la  main. 


SCENE     I 

STELLA,  seule,  entrant  et  allant  écouter  près  de  la  porte  du  fond. 

Est-ce  TOUS,  Teresa  ? . . .  Teresa  ! . . .  Tout  repose  ; 
J'avais  bien  cru  pourtant  entendre  quelque  chose. 
C'est  étrange,  parfois,  comme  un  semblant  de  bruit 
Peut  éveiller  d'échos  sinistres  dans  la  nuit. . . 
C'est  bien  lugubre  aussi,  ce  farouche  silence . . . 
Il  me  prend  des  accès  subits  de  défaillance. . . 
J'ai  peur. 

(Elle   regarde  a  la  pendule.) 

Voici  bientôt  une  heure  du  matin. . . 

(Elle  dépose  le  flambeau  sur  la  cheminée,  a  droite.) 

Et  je  suis  seule  ici  dans  l'ombre  et  l'incertain, 
Frissonnante,  et  croyant,  au  moindre  vent  qui  passe, 
Ouïr  des  inconnus  qui  parlent  à  voix  basse... 
Et  Teresa  sortie,  et  qui  ne  revient  pas . . . 
Quel  piège  aurait  donc  pu  se  tendre  sous  ses  pas  ? 
Elle,  au  poste,  toujours  !  Toujours  si  ponctuelle  ! 
Que  faire  ?. . .  O  Lorenzo,  quelle  attente  cruelle  !. . . 


—  266  — 

J'ai  le  cœur  touimenté  d'affreux  pressentiments... 

Je  ne  sais  quel  émoi  m'affole  par  moments. 

Non,  non,  si  Teresa  n'est  pas  bientôt  rentrée, 

Ni  Lorenzo  non  plus,  c'est  parole  jurée, 

Je  ne  passerai  point  la  nuit  sous  ce  toit-ci  : 

Un  souffle  de  malheur  semble  flotter  ici  ! 

(On  entend  un  bruit  de  pas.) 

On  vient. . .  un  bruit  de  clé  !. . .  C'est  Teresa  peut-être. . . 

(Avec  un  cri  de  joie.) 

Non,  c'est  par  le  couloir  dérobé. .  .  C'est  le  maître  !. . . 

(Elle  court  a  la  porte  secrète.) 

C'est  Lorenzo,  c'est  lui  ! . . . 

(La  porte  s'oui-re  ;  le  Due  de  San  Giuliano  paraît,  et  Stella  se  précipite 
-dans  ses  bras.) 


SCENE     II 
STELLA,  LE  DUC 

LE  DUC 

Stella!... 

STELLA 

Mou  Lorenzo  ! 
Tiens,  vois,  chéri,  mon  cœur  vibre  comme  un  oiseau 
Qui  bat  de  l'aile  et  veut  s'envoler  dans  l'espace... 

(Elle  l'embrasse  follement,  a  plusieurs  reprises.) 


—  267  — 

LE  DUC 

On  est  heureuse  alors  ? 

STELLA 

Oh  !  oui  !  mais  quelle  impasse 
Vous  a  donc  cette  nuit  si  longtemps  retardé  ? 
Je  ne  vous  ai  jamais  tant  de  fois  demandé. 


Mon  service  bien  tard  quelquefois  me  réclame  ; 
Je  n'ai  pu  m'échapper  auparavant,  chère  âme  ! 
Nos  plus  fervents  désirs  sont  frustrés  bien  souvent. 

STELLA 

J'ai  ressenti  ce  soir  mille  terreurs  d'enfant  ; 
C'est  affreux  d'être  ainsi  toute  seule  enfermée. 


Seule  !. . .  que  dis-tu  là,  ma  Stella  bien-aimée  ? 
Et  Teresa  ? 

STELLA 

Sortie  avant  la  fin  du  jour  ; 
Et  depuis  lors  j'attends  vainement  son  retour. 


Possible?...  Teresa  l'impeccable...   un  modèle! 
Il  faudrait  que  quelqu'un  se  fût  emparé  d'elle. . . 
Mais  dans  quel  but  alors  ?.  . . 

STELLA 

Peut-être  un  accident. 


LE  DUC 

Bien  grave,  dans  ce  cas,  car  il  est  évident 

Qu'elle  aurait  prévenu.     Sans  retard  je  veux  faire 

Par  nos  plus  fins  limiers  éclaircir  cette  affaire. 

STELLA 

Vous  allez  me  quitter  encor  ?. . . 

LE  DUC 

Mais  je  ne  puis 
M'en  dispenser,  cher  cœur  ;  songe  à  ce  que  je  suis  ! 
Mais,  ne  crains  rien  :  sitôt  nos  sbires  en  alerte, 
Nous  enverrons  ici  quelque  patrouille  experte  ; 
Et  vous  pourrez  dormir  eu  paix,  ô  ma  Stella  ! 

STELLA 

Comment  dormir  en  paix  quand  vous  n'êtes  pas  là  ? 

LE  DLTC,  la  faisant  asseoir  près  de  lui  sur  un  divan. 

Voyons,  mon  ange,  encore  un  léger  sacrifice 

Pour  couronner  enfin  le  superbe  édifice 

De  ce  bonheur  futur  que  nous  rêvons  toujours  ! 

STELLA,  se  jetant  aux  genoux  du  Duc. 

Oh  !  ce  bonheur  futur  !  oh  1  ce  jour  do  mes  jours  ! 

Quand  le  verrai-je  enfin  à  l'horizon  paraître  ? 

Au  pied  des  saints  autels  quand  donc  la  main  du  prêtre, 

Avec  un  anneau  d'or,  mon  Lorenzo  chéri, 

Fera  de  moi  ta  femme  et  de  toi  mon  mari  ? 

LE  DUC 

Mariés  ?.  . .  Ma  Stella,  devant  Dieu  nous  le  sommes. 


—  269 


STELLA 


C'est  vrai  ;  mais  moi  je  veux  l'être  devant  les  hommes  l 

Je  veux,  là,  dans  la  rue,  attachée  à  ton  bras, 

Pouvoir  sourire  aussi  quand  tu  me  souriras. 

Et  porter,  à  l'égal  de  la  plus  noble  dame, 

Devant  tous  les  regards  ma  dignité  de  femme. . . 

Et  de  mère  peut-être . . .  O  Lorenzo,  dis-moi 

Que  ce  sera  bientôt  ! 

LE  DUC 

Oui,  bientôt  !  calme-toi  ! 
Je  te  l'ai  répété  plus  d'une  fois,  ma  chère. 
Je  suis  dans  un  état  de  gêne  passagère, 
Qui  ne  me  permet  pas  de  combler  ton  désir. 
Faut-il  le  dire  encor  pour  te  faire  plaisir  ? . . . 
Non  ? .  . .  Alors  à  quoi  bon  tous  ces  détails  ? . . .  Ecoute 
Avant  peu  notre  ciel  s'éclaircira  sans  doute  ; 
Et  tu  seras  ma  femme  aimée  ;  et  nous  irons. 
Si  tu  veux,  par  la  ville  et  dans  les  environs, 
Dire  à  tous  les  passants,  aux  oiseaux,  aux  fleurs  même, 
Que  j'aime  un  petit  ange,  et  que  cet  ange  m'aime  ! 


Mon  Lorenzo  ! . . . 

LE  DUC 

Voyons,  c'est  cela  que  tu  veux  ?. . . 
Tu  l'auras  ! . . .  Mais,  ce  soir,  à  moi  tes  beaux  cheveux  ! 
A  moi  ta  bouche  rose  et  ton  regard  céleste  ! 
Aimons-nous  bien,  mignonne,  et  faisons  fi  du  reste  ! 

STELLA 

Tu  ne  voudrais  jamais  me  tromper,  n'est-ce  pas  ? 


—  270  — 

LE  DUC 

Folle  !. . .   Embrassons-uous,  tiens  !. . . 

(Il   l'embrasse.) 

Et  parle-moi  tout  bas. . 

STELLA 

Ecoute  !  il  ne  faut  pas  que  la  chose  te  froisse, 

Mais  souvent,  quand  tu  pars,  je  ne  sais  quelle  angoisse 

Me  passe  par  le  cœur . . . 

LE  DUC 
Enfant  !... 

STELLA 

Oui,  l'on  dirait 
Qu'il  existe  entre  nous  quelque  étrange  secret 
Que  tu  ne  voudrais  pas  livrer  à  ma  tendresse  ; 
Et  cela  bien  souvent  m'inquiète  et  m'oppresse  ! 
Mais  cette  anxiété  s'efface  en  t'écoutant  : 
Parle  !  rassure  un  peu  ce  cœur  qui  souffre  tant  ! 

LE  DUC 

Pourquoi  songer  toujours  à  des  choses  amères, 
Ma  Stella  ?  Chasse  au  loin  ces  absurdes  chimères  ; 
Je  suis  tout  à  toi,  tout  à  toi,  tu  le  sais  bien  ; 
L'amour  est  tout,  te  dis-je,  et  le  reste  n'est  rien  ! 
Allons,  dis-moi  le  mot  des  ivresses  suprêmes  ; 
Le  mot  du  paradis  :  n'est-ce  pas  que  tu  m'aimes  ?. . . 

STELLA 

Si  je  t'aime  !...  Demande  au  papillon  du  pré 
S'il  faut  l'azur  du  ciel  à  son  vol  diapré  ! 


271 


S'il  faut  le  soleil  d'or  à  la  verte  prairie, 

La  rosée  aurorale  à  la  plaine  fleurie  ! 

Et,  dans  l'enivrement  du  souffle  printanier, 

S'il  faut  l'espace  libre  à  l'oiseau  prisonnier  ! 

Tout  cela,  Lorenzo,  tu  l'es  pour  moi  ;  ma  vie 

N'a  plus  qu'un  seul  objet,  qu'un  seul  but,  qu'une  envie  : 

Toi  !  toi  !  toi  seul  toujours  !. . .  Ah  !  t'aimer,  t'admirer. 

Ce  n'est  rien  !. . .  j'ai  besoin  de  toi  pour  respirer  !. . . 

Tu  le  sais  bien,  ingrat,  que  ta  Stella  t'adore .  , . 

Laisse-moi  te  couvrir  de  baisers. . .  tiens  !. . .  encore  !. . . 

(Un  temps.) 

Et  maintenant,  signor,  passez-moi  ce  flambeau  ! 

(Il  lui  passe  le  flambeau.) 

Je  veux  vous  regarder. . .  Oh  !  oui,  vous  êtes  beau  ; 

(Elle  va  remettre  le  flambeau  sur  la  table  à  gauche). 

Oui,  certe  !  et  brave  aussi,  n'est-ce  pas  ?. . .  Eu  honneur, 
Mon  Lorenzo  chéri,  c'est  toi  le  grand  seigneur, 
Et  c'est  San  Giuliano,  le  puissant  dignitaire. 
Qui  devrait  bien  plutôt  être  ton  secrétaire . . . 

LE  DUC 

Enfant,  te  dis-je  ! 


Au  fait . . . 

(Réfléchissant.) 

Après  tout. .  .  Ah  !  mais  non  ! 
Le  Duc  ne  pourrait  pas,  lui,  me  donner  son  nom, 
Puisqu'il  est  marié. . .  Tu  connais  la  Duchesse  ? 


—  272  — 
LE  DUC 

Assez  bien  ! 

STELLA 

Est-ce  vrai  que  le  Duc  la  délaisse  ? 

LE  DUC 

Qui  te  tient  au  courant  de  ces  beaux  cancans-là  ? 

STELLA 

Mais  c'est  un  bruit  qui  court  un  peu,  comme  cela  ; 
Piétro  peut-être. . .  ou  mieux  mon  ancienne  servante  !. 

(Avec  une  expression  de  reproche.) 

Que  vous  m'avez  ôtée. . . 

LE  DUC 

Oui,  certe,  et  je  m'en  vante  I 

STELLA 

Pourquoi  donc  ? 

LE  DUC,  riant. 

Vous  aviez  un  service  mal  fait. 
J'ai  voulu  vous  doter  d'un  personnel  parfait. 

STELLA,  interrompant. 

C'est  la  perfection  surtout  pour  la  consigne  ! 
Pauvre  Piétro  !.  .  .  Voyous,  je  sais  qu'il  est  peu  digne 
D'intérêt  ;  mais  enfin  c'est  mon  frère  après  tout  ; 
Nous  nous  aimons. . .  et  i)uis,  il  a  besoin  surtout. . . 
C'est  un  pauvre  égaré  dans  la  vie  ;  et  mon  père, 
Qui  nous  laissait,  hélas  !  en  état  peu  prospère. 
Me  l'a  confié  comme  un  enfant  luîiladif. 


Aussitôt  qu'à  venir  il  s'est  montré  tardif, 
Je  n'ai  d'abord  senti  qu'un  peu  d'inquiétude  ; 
Mais,  plus  tard,  lorsque  j'eus  la  presque  certitude 
D'un  malheur,  je  voulus  votre  aide,  vos  avis. . , 
Et  c'est  alors,  cher  cœur,  que  je  vous  écrivis 
Ce  mot  d'angoisse  qui,  paraît-il . . . 

LE  DUC,  interrompant. 

Cette  lettre, 
Imprudente,  a  failli  plus  que  me  compromettre  ; 
Elle  a  failli  briser  nos  projets  d'avenir. 
N'écris  jamais,  Stella  !  cela  pourrait  fournir 
Des  armes  contre  nous. . . 

STELLA 

C'est  à  n'y  rien  comprendre. 

LE  DUC 

Mais  aussi,  chère  enfant,  pourquoi  donc  entreprendre 
De  tout  sonder  ?  Pourquoi  ton  amour  rassuré 
Ne  se  fierait-il  pas  à  mon  cœur  ? 

STELLA 

J'essaierai  ! 

LE  DUC 

Ainsi,  tes  sentiments  pour  ton  malheureux  frère, 
Je  suis  loin  d'y  trouver  à  blâmer,  au  contraire. 
Mais,  sur  ce  point  aussi,  tu  dois  t'en  rapporter 
A  ma  sagesse,  et  sans  en  rien  t'inquiéter. 
Un  soldat  comme  lui  peut  connaître  de  vue 
Bien  des  gens  de  la  cour,  et  la  moindre  bévue 
—  Il  serait  bien  trop  long  de  t'expliquer  comment  — 
Pourrait  causer  pour  nous  tout  un  effondrement... 

(On  entend  un  grand  bruit  dans  l'escalier.) 

Qu'est  ceci  ? . . . 


—  274  — 

SCÈNE     III 
LES  PRECEDENTS,  PIETEO 

PIETEO,  en  dehors,  d'une  voix  aTinée. 

Plus  de  clé  ?. . .  Pardieu,  la  belle  perte  ! 
Qu'a-t-on  besoin  de  clé  quand  la  porte  est  ouverte  ? 

STELLA 

C'est  lui,  mon  Dieu  ! . . . 

LE  DUC 

Qui  lui  ?. . .  Ton  frère  ? 

PIETRO,  appelant 

Holà  !  Stella  ! 

LE  DUC 

STELLA 

Ce  n'est  rien,  Lorenzo,  je  suis  là  ! 

LE  DUC 

C'était  fatal  ! 

(Au  moment  où  Piétro  entre,  il  tourne  le  dos,  et  se  dissimule  autant  que 
possible  dans  l'embrasure  d'une  fenêtre.) 

PIETRO,  entrant. 

Le  Turc  avait  bien  eu  la  ruse 
De  me  souffler  la  clé  du  fort. . . 

(Apercevant  Stella  et  le  Due.) 

l'ardoii  ! .  . .  Excuse, 
La  compagnie  !. . . 

(Il   s'approche   familièrement   du   Duc   et   apercevant  son    visage,   s'arrfite 
stupéfait.) 

Ah  !  bah  !... 


Que  faire  ? 


Monseigneur  !. 


—  275  — 
LE  DUC,  bas. 

Tais-toi  !... 

PIETRO 

Je  suis  perdu  l 

(Se  jetant  â  genoirs.) 
STELLA 


Monseigneur  ! . . .  Ai-je  bien  entendu  ? 
Mon  Dieu,  se  pourrait-il  ? . . . 

(Elle   tourne   sur   elle-même   dans   une   crise   terrible,    et   s'affaisse   sur   le 
diyan,  évanouie.) 

LE  DUC,  a  Piétro. 

Vois  ton  ouvrage,  infâme  !.... 

PIETRO 

Ma  sœur  !  ma  pauvre  sœur  ! . . .  A  l'aide  !  elle  se  pâme! . . . 

LE  DUC 

Arrière,  chenapan  ivre  ! . . .  Tu  viens  ici 

Pour  chercher  de  l'argent,  n'est-ce  pas  ?. . .  En  voici  ! 

(Il  lui  jette  une  bourse.) 
PIETRO,  la  ramassant. 

Une  bourse. . .  De  l'or  !. . . 

LE  DUC 

Oui,  va-t-en,  misérable  ! 


276 


PIETRO 

Vous  frappez,  monseigneur,  à  mon  point  vulnérable... 
Mais  cela,  c'est  l'argent  du  déshonneur,  pas  vrai  ? 
Eh  bien,  maudit  le  jour  où  je  le  recevrai  !. . . 

(Il  jette  la  bourse  par  terre.) 
LE  DUC 

Eh  bien,  alors,  va-t-en,  maudit  ivrogne  !  ou  gare 
Qu'aux  plis  de  ton  pourpoint  ce  poignard  ne  s'égare  ! 

(Il  tire  un  poignard.) 
PIEÏRO,  tout  tremblant. 

Monseigneur  ! . . . 


Hors  d'ici,  gredin  !  ou,  par  la  Croix, 
Je  te  plante  ce  fer  dans  la  gorge  ! . . . 

STELLA,  revenant  a  elle. 

Hein  !. . .  je  crois. . . 
Qu'on  menace. . . 

LE  DUC,  en  fureur. 

Va-t-en,  te  dis-je  ! 

STELLA 

Ah  !  ciel,  qu'entends-je! 
Arrêtez  !  arrêtez  ! . . . 

(Piétro  sort  en  titubant,  et  le  Duc  rengaine  son  arme.) 


—  277  — 

S  C  È  N  E     I  V 

LES   PRÉCÉDENTS,    moins   PIETRO 

LE  DUC,  s'approchant  de  Stella. 

Ne  craignez  i-ien,  pauvre  ange  ! 

STELLA,  le  repoussant. 

Halte-là,  monseigneur  ! . . .  Eien  de  plus  entre  nous  ! 

LE  DUC 

Stella  !... 

STELLA 

Stella  n'est  plus,  elle  est  morte  pour  vous  ! 

LE  DUC 

Pardonne-moi,  Stella  !  pardon  pour  mon  mensonge  ! 
Je  l'avoue,  oui,  je  suis  bien  coupable  ;  mais  songe 
Que  nous  nous  aimions ... 


Moi  !  non,  monseigneur,  j'aimais 
Un  jeune  homme  sans  nom  et  sans  fortune,  mais, 
Oœur  loyal,  qui  m'offrait  de  partager  sa  vie. 
Je  n'ai  jamais  vécu  pour  contenter  l'envie 
D'un  séducteur  sans  foi,  d'un  riche  et  grand  seigneur 
Capable  de  mentir  pour  m'arracher  l'honneur  ! 

LE  DUC 

Si  j'ai  menti,  Stella,  c'était  dans  mon  ivresse  ; 

Je  ne  t'ai  pas  trompée  au  moins  sur  ma  tendresse. 

Car  je  t'aime  !. . .  je  t'aime  !. . . 


—  278  — 
STELLA 

Ah  !  je  ne  vous  crois  plus  ! 

LE  DUC,  la  main  au  coeur. 

Ces  sentiments,  pourtant,  tu  dois  les  avoir  lus. . . 

STELLA,  interrompant. 

Ah  !  trêve,  monseigneur,  d'inutiles  paroles  ! 
J'ai  servi  de  jouet  à  vos  amours  frivoles  ; 
Que  voulez-vous  de  plus  ? 


Je  veux  votre  pitié 
En  attendant  d'avoir  di'oit  à  votre  amitié. 
Stella,  ne  soyons  pas  si  cruels  à  nous-mêmes. . . 
Nous  souffririons  tous  deux,  car  je  t'aime,  et  tu  m'aimes  ! 

STELLA 

Moi,  vous  aimer,  après  tant  de  vœux  solennels 
Trahis  !  non,  non  ! 

LE  DUC 

Au  moins,  point  d'adieux  éternels  ! 
Engager  l'avenir  est  toujours  téméraire. 

STELLA 

Quoi  ?  vous  espéreriez  ? 

LE  DUC,  interrompant. 

Non  !  je  serai  ton  frère  !. . . 
Si  je  ne  puis  t'aimer  autrement  désormais, 
Je  pourrais  embellir  ta  vie  au  moins. . . 


—  279  — 

STELLA 

Jamais  ! 

LE  DUC 

Voyons,  ma  Stella. . . 

STELLA,    faiblissant. 

Non,  laissez-moi  ! 

LE  DUC 

Je  t'en  prie  ! 
Je  ferai  ta  jeunesse  enviée  et  fleurie  !. . . 

STELLA,  hésitant. 

Non  ! . . . 

LE  DUC 

Soit  !  adieu  1. . .  Plus  tard,  tu  regretteras  bien 
D'avoir  fait  si  gaîment  ton  malheur  et  le  mien  ! 

(Il  sort.) 
STELLA,  prise  de  désespoir,  le  rappelant. 

Ah  !  Lorenzo  !.  .  . 

(Le  Duc  rentre  et  se  précipite  dans  les  bras  de  Stella  qui  pleure.) 


Stella  !. . .  ma  Stella  que  j'adore  !. . . 
Tu  me  pardonnes  donc  1 .  .  .  tu  m'aimes  donc  encore  ! .  . . 
Tu  fais  renaître  au  jour  mon  cœur  désespéré  ! 
Ah  !  je  t'aimerai  bien,  vois-tu,  je  t'aimerai  ! 
Oui,  nous  nous  aimerons  tous  deux  à  la  folie  ! .  .  . 
Scellons  par  ce  bai.ser  le  pacte  qui  nous  lie, 
Notre  pacte  sacré  d'éternelles  amours  ! .  .  . 

(Pendant  qu'il   l'embrasse  éperdument,  on  aperçoit,  soulevant  les   rideaux 
Ae  l'alcove,  la  Duchesse,  qu'Yesouf  retire  vivement  en  arrière.) 

Maintenant,  à  demain,  cher  ange,  et  pour  toujours  ! . . . 

(Il  sort,  et  Stella  se  jette  à  genoux  sur  un  prie-Dieu  en  sanglotant,  tandis 
que  la  Duchesse,  masquée,  sort  lentement  de  l'alcôve. 


—  280  — 

SCÈNE     V 

LA  DUCHESSE,  STELLA 

STELLA,  sans  voir  la  Duchesse. 

C'en  est  donc  fait  !. . .  Je  suis  décidément  perdue  !. . , 
Ah  !  qui  relèvera  ma  pauvre  âme  éperdue  ?. . . 
Qui  suis-je  maintenant  ?  Que  vais-je  devenir  ? 
Quelle  vie  à  passer,  mon  Dieu  !  quel  avenir  ! . . . 

LA  DUCHESSE 

L'avenir  ! . . .  Ah  !  pardieu,  fiez-vous  à  mon  zèle  : 
Il  ne  sera  pas  long  pour  vous,  mademoiselle  ! 

STELLA,  se  dressant  debout  et  bondissant  en  arrière. 

Mon  Dieu,  que  vois-je  donc  ?...  A  cette  heure...  comment  ! 

LA  DUCHESSE 

Elle  vient  tard  parfois  l'heure  du  châtiment. 

STELLA 

Qu'êtes-vous  ? 

LA  DUCHESSE,  baissant  sa  cagoule  et  s'avançant,  terrible,  comme  pour 
saisir  Stella  a  la  gorge,  visage  contre  visage,  et  la  faisant  ainsi  reculer  jus- 
qu'à l'avant-scène. 

Qui  je  suis,  monstre  ?  Je  suis  la  femme 
De  celui  qui,  souillé  de  ton  baiser  infâme, 
Lâche  larron  d'honneur  vient  de  sortir  d'ici  ! 


—  281  — 
STELLA 

La  Duchesse  !. . . 

LA  DUCHESSE 

Oui,  tu  peux  regarder  :  la  voici, 
La  délaissée  ! . . . 

STELLA,  se  jetant  à  genoux. 

Ah  !  ciel,  pitié  !  pitié,  madame  ! 

Je  suis  moi-même,  hélas  !  victime  d'une  trame  : 
Je  croyais  son  cœur  libre,  il  demandait  ma  main . . . 

LA  DUCHESSE 

Mais  tu  sais  maintenant,  misérable  !  et  demain, 

—  Va,  j'ai  tout  entendu  du  fond  de  cette  alcôve 

Où  j'écoutais,  râlant  comme  une  bête  fauve 

Qu'on  étrangle,  —  oui,  demain,  l'infâme  doit  oser 

Venir  comme  autrefois  mendier  ton  baiser  ! 

Et  tu  vas,  d'ici  là,  toi,  pour  sa  bienvenue, 

Parer  ton  impudeur  de  fille  entretenue  ! . . . 

Tu  demandes  merci,  tu  voudrais  ton  pardon  ; 

Pitié  !  pitié,  dis-tu  !  Mais  regarde-moi  donc  ! 

Vois  mes  regards  éteints,  ma  figure  fanée  ! 

Ce  teint  hâve  et  flétri  de  pauvre  abandonnée  ! 

Ces  traits  émaciés  par  le  deuil  et  les  pleurs  ! 

Sais-tu  de  qui  je  tiens  ces  rides,  ces  pâleurs  ? 

C'est  de  son  abandon  qui  fit  ma  vie  amère  ! 

C'est  de  toi  qui  brisas. . .  jusqu'à  mon  cœur  de  mère  j 

De  mère,  comprends-tu  ? 

STELLA 

Mais,  madame . .  • 


282 


LA  DUCHESSE 


En  effet, 
Tu  ne  connais  pas  tout  le  mal  que  tu  m'as  fait. . . 
Eh  bien,  écoute  !  Moi,  duchesse  souveraine. 
Moi  qui  porte  à  mon  front  presque  un  bandeau  de  reine, 
Un  soir  que  tu  mandais  le  traître  au  rendez-vous. 
Je  me  suis  lâchement  traînée  à  ses  genoux  ; 
Et  quand,  seul  reconfort  de  sa  mère  en  détresse, 
Mon  enfant  accourait  pour  m'offrir  sa  caresse. . . 
Lui,  mon  Angiolino,  le  trésor  de  mon  cœur, 
Lui,  tout  ce  qui  me  reste  ici-bas  de  bonheur  ! . . . 
Folle  de  jalousie  et  de  honte  et  de  rage. 
J'ai  frappé  mon  enfant,  démon  !...  et  cet  outrage, 
C'est  à  toi  qu'il  le  doit. . .  à  toi,  comprends-tu  bien  ?. . . 
Et  tu  demandes  grâce. .  .  Ah  !  non,  chacun  le  sien  ! 


Ah  !  madame,  devant  le  malheur  qui  m'accable, 
Votre  haine  à  ce  point  ne  peut  être  implacable  ! 
Qu'ordonnez-vous  ?  Je  suis  prête  à  vous  obéir  1 
C'est  le  sort  et  non  moi  que  vous  devez  haïr. 
Ne  me  maudissez  pas,  mon  coeur  vous  en  conjure  ! 
Je  ne  le  reverrai  jamais,  je  vous  le  jure 
Par  la  Madone,  et  sur  mon  salut  éternel  ! 
Liez-moi  par  un  vœu  terrible  et  solennel  ! 
Emmurez  ma  jeunesse  au  fond  d'un  monastère  ; 
Chaque  jour  qui  me  reste  â  passer  sur  la  terre, 
Je  l'emploierai  dans  l'ombre  et  les  austérités, 
A  pleurer  les  chagrins  que  je  vous  ai  coûtés  1 


—  283  — 

LA  DUCHESSE,  avec  un  rire  aardonique. 

Ha  !  ha  !  ha  !  ha  !  que  Dieu  me  pardonne,  tu  railles  ! 
Tu  parles  de  couvent. . .  Montre-moi  des  murailles 
Que  l'amour  ne  saurait  ni  percer  ni  franchir  ! . . . 
Ah  !  non,  ma  belle  enfant,  en  vain  pour  me  fléchir 
Tu  recours  à  mon  cœur  :  je  ne  veux  rien  entendre  ! 
C'est  demain,  n'est-ce  pas,  qu'il  t'a  dit  de  l'attendre. . . 
Fais-en  ton  deuil,  demain  n'existe  plus  pour  toi  ! 

STELLA,  effarée. 

Plus  de  demain...  Comment?  je  ne  comprends  pas...  Quoi? 
Que  dites-vous  ? 

T. A  DUCHESSE,  la  saisissant  par  les  deux  mains. 

Je  dis,  monstre,  que  je  me  venge  ! 
Que  mon  Angiolino,  mou  fils,  mon  petit  ange, 
Avec  tous  les  tourments  que  l'on  m'a  fait  souffrir, 
Tout  va  se  payer,  tout  ! . . .  et  que  tu  vas  mourir  ! 

STELLA,  s'échappant. 
Mourir  ? 

LA  DUCHESSE 

Oui,  mourir  ! 

STELLA 

Ah  !  quelle  horrible  parole  ! 
Où  suis-je  donc  ici  ?.. .  Vais-je  devenir  folle  ?. . . 

LA  DUCHESSE 

Yesouf,  à  moi  ! . . . 

(Yesouf  paraît,  un  coutelas  à  la  main.) 


19 


—  284  — 

SCENE     Y I 
LES  PKECEDENTS,  YESOUE 

STELLA 

Mon  Dieu,  ce  fer  hors  du  fourreau. . . 
Cet  homme. . .  qu'est  cela  ? 

LA  DUCHESSE 

Cela,  c'est  le  bourreau  ! 
Tu  comprends,  n'est-ce  pas  ? 

(A  Yesouf.) 

Vite  !... 

YESOUF,    hésitant. 

Duchesse. . . 

LA  DUCHESSE 

Achève  ! 
Ne  la  laisse  pas  fuir  ! 

STELLA 

Ce  n'est  donc  pas  un  rêve  ! 

(Elle  se  jette  a  genoux.) 

O  mon  Dieu,  j'ai  vingt  ans. . .  Finir  ainsi  mes  jours  !. .  . 
Non,  non,  je  ne  peux  pas....  A  l'aide  !....  A  mon  secours  !.... 


(Elle  se  tord  aux  pieds  de  la  Duchesse.) 

O  madame,  madame,  au  moins  pas  tout  de  suite  ! 
Accordez-moi  deux  jours,  un  jour. . . 

LA  DUCHESSE,  la  repoussant. 

Non  !  meurs,  maudite  !. 


—  285  — 
STELLA 

Ah!... 

LA  DUCHESSE 

Yesouf,  obéis  ! .  . .  Prends-la  par  les  cheveux . 
Cette  tête,  entends-tu . . . 

YESOUF,   suppliant. 

Madame . . . 

LA  DUCHESSE 


Je  la  veux  ! . 


YESOUF,  résigné. 


Allons  ! 


STELLA,  râlant. 

Ah  !  Dieu  du  ciel,  à  moi  ! . . . 

LA  DUCHESSE,  avec  un  geste  impérieux. 

Je  veux  sa  tête  !... 

(Stella  se  réfugie  dans  l'alcôfe,  où  Yesouf  la  suit  en  emportant  le  flambeau; 
l'obscurité  se  fait  sur  la  scène  ;  on  entend  un  cri  terrible.) 

STELLA 

Ah  !... 

LA  DUCHESSE,  la  figure  cachée  dans  ses  deux  mains. 

Ah  !  je  ne  vçux  plus. . .  Non,  non,  Yesouf,  arrête  l 

YESOUF,  soulevant  le  rideau  de  l'alcôve. 

Madame,  il  est  trop  tard . . .  C'est  fait  ! 


—  286  — 
LA  DUCHESSE 

Trop  tard,  fuyons  !.., 
Fuyons,  je  suis  damnée  !. . . 

(On  voit  sortir  Yesouf  de  l'alcôve  en  dissimulant  quelque  chose  sous  son 
burnous  ;  la  Duchesse  et  lui  sortent  précipitamment  par  le  fond.) 


SCENE     VII 
PIETRO,  puis  LA  PATROUILLE 

PIETRO,  seul,  en  dehors. 

Allons,  allons,  voyons  !. .  . 

(Il  entre.     Scène  muette.     Kuit.     Musique  en  sourdine.     Il  entre  à  tâtons.) 

Point  de  lumière  ici.    Ah  !  bon,  dans  cette  alcôve, 
Une  lueur  enfin  !. . .  Bravo  !  l'affaire  est  sauve. . . 

(Il  met  la  main  aux  rideaux.) 

Stella,  c'est  moi,  Piétro  !. . .  Voyons,  sœur,  es-tu  là  ?.. . 
Vas-tu  répondre  enfin  ! . . .  Où  donc  es-tu,  Stell . . . 

(Il  pénètre  dans  l'alcôve,  en  tirant  les  rideaux,  ce  qui  éclaire  la  scène  ; 
puis  il  sort  tout  effaré,  tournoie  sur  lui-même,  les  bras  étendus,  la  figure  con- 
vulsée d'épouvante,  et  s'en  vient  tomber  comme  une  masse  au  milieu  de  la 
scène  avec  un  hurlement  effroyable.) 

Ah  !... 

(La   patrouille  api)araît  au  fond.) 


RIDEAU 


—  287  — 


ACTE  QUATRIEME 


Le  théâtre  représente  un  salon,  au  •palais  de  Fiesole.     Au  lever 
du  rideau,  San  Martine  et  Bernardo  entrent  en  scène. 


SCENE     I 

SAX  MAETIXO,  BERXAEDO 
SAN  MARTINO 

Bernardo,  mon  ami,  dénigrer  par  système 

Un  homme  qui  —  tantôt  vous  l'admettiez  vous-même  — 

Ne  vous  fit  jamais  rien,  c'est  mal,  oui,  c'est  très  mal  ! 

BERNARDO 

Si  je  vois  un  serpent,  pour  tuer  l'animal, 

Dois-je  attendre  qu'il  m'ait  jeté  son  venin,  maître  ? 

Tenez,  quand  j'aperçois  cette  face  de  traître. 

J'ai  beau  me  retenir,  c'est  malgré  moi,  je  sens 

Des  accès  de  fureur  qui  me  tournent  les  sangs. 

Croyez  m'en,  il  n'est  point  besoin  d'être  un  Socrate 

Pour  savoir  qu'un  pirate. . .  eh  bien. . .  c'est  un  pirate  ! 

On  le  dit  converti  ;  je  réponds  à  cela  : 

Otez  de  mon  chemin  ces  beaux  convertis-là  ! 

Ils  ne  sont  pas  chez  eux  sous  un  plafond  honnête. . . 

Vous  ne  pourrez  jamais  m'enlever  de  la  tète 

Que  la  Duchesse  porte    à  ses  yeux  un  bandeau 

Qui  lui  sera  fatal. 


—  288  — 
SAN  ilARTINO 

Vous  rêvez,  Bernardo  ! 

BERXARDO 

Je  voudrais  bien,  signor,  que  ce  ne  fût  qu'un  rêve  ; 
Dieu  fasse  que  jamais  un  tel  jour  ne  se  lève  I 
Mais  je  crains,  entre  nous,  que  quelque  affreux  malheur 
Dans  ces  murs  ne  se  soit  glissé  comme  un  voleur, 
Le  jour  où  l'on  y  vit  entrer  ce  trouble-fête. . . 
Prions  Dieu  qu'en  cela  je  sois  uu  faux  prophète  ! 

SAN  ftLARTINO 

Bernardo,  vous  rêvez  ! 

BERNARDO 

Et  ces  courses  de  nuit 
De  la  Duchesse,  avec  cet  homme  qui  la  suit, 
Armé  comme  un  brigand,  en  dévorant  la  route, 
Vous  prétendrez  que  c'est  un  rêve  aussi  sans  doute  ! 
Ceux  qui  leur  ont  ouvert  les  portes  du  palais, 
A  l'aube,  vous  diront,  maître  —  interrogez-les  — 
Qu'ils  furent  sur  le  point  de  crier  à  la  garde, 
Tant  la  pauvre  Duchesse  était  pâle  et  hagarde  ! 

SAN  iLiRTINO 

La  Duchesse  est  malade,  on  le  sait  bien  pourtant 

BERNARDO 

C'est  vrai,  maître  ;  mais  lui,  lui,  le  mahométan, 
Pourquoi  donc  avait-il  ce  regard  satanique 
Sous  lequel,  par  moments,  madame  Véronique 
Semblait  agoniser  de  détresse  et  d'effroi  ? 
Et,  depuis  lors,  pourquoi  ces  mystères  ?  Pourquoi 


—  289  — 

Son  fils  même,  toujours  si  tendre  et  si  fidèle, 
Se  voit-il  refuser  tout  accès  auprès  d'elle  ? . . . 
Seul  le  comte,  son  oncle,  on  ne  sait  trop  comment, 
A  pu  franchir  le  seuil  de  son  appartement. 

SAN  MARTINO 

Il  est  là,  le  vieux  comte  ?  Alors,  s'il  veut  m'entendre, 
Va  lui  dire  à  l'instant  qu'ici  je  vais  l'attendre 
Jusqu'à  son  bon  plaisir. 

BERNARDO 

J'y  cours,  maître...  Ah  !  deux  mots  ! 

SAN  MARTINO 


Voyons,  quoi  ? 


BERNARDO 


Tout  à  l'heure,  en  vous  parlant  des  maux 
Que  ne  saurait  manquer  de  nous  valoir  ce  Maure, 
Je  n'ai  pas  tout  dit,  maître. 

SAN  MARTINO 

Ah  !  vraiment  !  qu'est-ce  encore? 

BERNARDO 

C'est  qu'un  de  ces  malheurs  auxquels  j'ai  mal  rêvé, 
Déjà,  j'en  ai  grand'peur,  est  peut-être  arrivé. . . 

SAN  MARTINO 

Un  malheur  ! . . .  Pour  un  rien  tu  me  mettrais  en  transe. 

BERNARDO,  mystérieusement. 

Le  carosse  rentré  cette  nuit  de  Florence, 
Etait  taché  de  sang. . . 


—  290  — 
SAN  îtL4RTIN0 

De  sang  ? 

BERXARDO 

Oui,  rien  que  ça. . . 
Tout  fumant  sous  les  pieds  de  ce  maudit  forçat. 

SAN  MARTINO,  surpris,  puis  méditatif. 

Et  qu'en  as-tu  conclu  ? 

BEKNARDO,  se  retirant. 

Concluez  seul,  mon  maître  ! 

SAN  MARTINO 

Bah  !  du  sang,  après  tout. . .  Un  accident  peut-être. . . 

(En  se  dirigeant  du  côté  des  appartements  de  la  Duchesse,  Bernardo  se 
rencontre  face  à  face  avec  le  comte  Feradini  ;  il  s'incline  et  disparaît  par 
!e  fond.) 


SCENE    II 
FEEADINI,  SAN  MARTINO 

SAN  MARTINO,  allant  au  devant  de  Feradini. 

Seigneur  comte,  l'on  vient  de  me  faire  savoir 
Que  vous  manifestiez  le  désir  de  me  voir. 

FERADINI 

Oui,  cher  maître  ;  à  défaut  du  Duc,  dont  je  regrette 
De  n'avoir  encor  pu  découvrir  la  retraite. 
Je  ne  puis  mieux  qu'à  vous  faire  part  du  souci 
Pressant  et  douloureux  qui  me  ramène  ici. 


—  291  — 

Pour  vous,  d'ailleurs,  aiusi  que  pour  les  autres  braves 
Dont  le  sort  nous  est  cher,  les  nouvelles  sont  graves. 
L'échec  de  cette  nuit,  comme  vous  le  pensez, 
A  dû  heurter  de  front  bien  des  intéressés  ; 
Or  leur  rouerie  a  su  porter  la  défiance 
Jusque  chez  le  Grand  Duc,  qui  croit  en  conscience 
Que  notre  ligue  creuse  un  détour  souterrain 
Pour  atteindre  et  saper  son  pouvoir  souverain. 
C'est  plus  qu'il  n'en  fallait  pour  lui  tourner  la  tête. 
Aussi,  depuis  le  jour,  les  sbires  sont  en  quête  ; 
Nos  palais  sont  cernés,  et  l'on  dit  bel  et  bien 
Maint  des  nôtres  déjà  munis  d'un  bon  gardien. 
A  tous  les  cai'refours  notre  semblant  d'armée 
iSe  tient  l'arme  à  l'épaule  et  la  mèche  allumée  ; 
A  tonner  aux  créneaux  tous  les  canons  sont  prêts  ; 
Si  nous  en  sommes  là,  si  tous  ces  bruits  sont  vrais. . . 

SAN  ]VIARTINO,  interrompant. 

Il  faut  prendre  le  deuil,  car  notre  cause  est  morte  ! 

FERADINI 

Quelqu'un  aurait  encor  pu  nous  prêter  main-forte, 
Et  jouer  près  du  Duc  notre  dernier  atout  : 
C'est  Jacques  ;  mais  en  vain  je  le  cherche  partout, 
Nul  ne  l'a  rencontré,  nul  ne  sait  oti  le  prendre. 

SAN  MARTINO,  après  un  moment  d'hésitation. 

Mais  moi. . .  si  par  hasard  je  pouvais  vous  l'apprendre. 

FERADINI 

Vous  le  saui'iez  ? . . .  parlez  ! 


—  292  — 


SAN  IIARTINO 


Comte,  c'est  un  secret  ; 
Mais  on  a  le  devoir  parfois  d'être  indiscret  : 
Pour  trouver  le  duc  Jacque,  allez  via  Didyme, 
Juste  en  face  du  pont. 

FERADINI 

Quoi  !  la  maison  du  crime  ! 

SAN  MARTINO 


Du  crime  ? 


FERADINI 


Oui,  mon  ami,  vous  ne  savez  donc  rien 
D'un  fait  dont  tout  Florence  aujourd'hui  s'entretient  1 
Dans  la  propre  maison  par  vous  mentionnée, 
Une  enfant  de  vingt  ans  vient  d'être  assassinée  ! 

SAN  MARTINO 

Que  me  dites-vous  là  ? 

Morte  !  Dieu  tout-puissant  ! 

(A  part.) 

Ce  voyage  de  nuit,  cette  pâleur,  ce  sang. . . 

Tous  ces  pressentiments  de  Bernardo. . .  je  tremble  ! 

FERADINI 

Qu'avez-vous,  mon  ami  ?  Cette  nouvelle  semble 
Vous  émouvoir  autant  que  la  Duchesse.  Au  fait. 
Vous  connaissiez  peut-être. . . 

SAN  MARTINO,  interrompant. 

Oh  !  non,  mais  ce  forfait 
Me  bouleverse. . .  Est-il  bien  réel,  bien  palpable  ? 


■293 


FERADINI 


La  justice  a  déjà  la  main  sur  le  coupable  ; 

Et,  chose  horrible,  ami,  pour  comble  de  noirceur, 

C'est  un  fi'ère  qui  vient  d'assassiner  sa  sœur  ! . . . 

(Les  yeux  levés  au  ciel.) 

Oui,  sa  sœur  !  que  dis-tu  de  cela,  mon  vieux  Dante  ? 

SAN  MARTINO 

Mais  a-t-on  contre  lui  quelque  preuve  évidente  ? 
Le  fratricide  est-il  bien  constaté  ? 

FERADINI 

Mais  oui  ! 
La  patrouille  a  trouvé  le  monstre  évanoui 
—  Qh  !  le  simple  récit  de  ces  choses  me  navre  !  — 
Les  mains  teintes  de  sang  à  côté  du  cadavre. 

SAN  MARTINO 

C'est  tout  ? 

FERADINI 

Xon  !  pour  commettre  avec  sécurité 
Son  atroce  attentat  froidement  médité. 
Le  misérable  avait,  circonstance  aggravante, 
La  veille,  habilement  séquestré  la  servante 
De  sa  victime,  après  s'être,  par  trahison. 
Pour  son  œuvre,  emparé  des  clés  de  la  maison. 
Elle  a  tout  raconté  sans  trouble  et  sans  colère. 
Que  faudrait-il  de  plus  ?  Oh  !  l'affaire  est  bien  claire. 
Et  comme  l'on  n'a  pas  l'habitude  chez  nous 
De  laisser  les  forbans  moisir  sous  les  verrous, 
Aujourd'hui  le  procès,  demain  matin  la  corde  ! 


—  294  — 
SAX  MARTLN'O 

C'est  affreux  ! 


Ah  I  mon  cher,  le  crime  nous  déborde. 
Tandis  que  Ton  se  livre  à  d'absurdes  débats, 
Les  désordres  d'en  haut  se  propagent  en  bas. 
La  vertu  d'autrefois  à  tous  les  vents  s'égrène  ; 
Isotre  société  se  meurt  de  la  gangrène  ; 
Nous  roulons  de  bassesse  en  dépravation  ; 
Et  pendant  que  partout  l'abomination. 
Etalée  au  grand  jour,  dans  tous  les  rangs  fourmille, 
Voilà  que  maintenant  l'on  s'égorge  en  famille  1. . . 
Plus  de  frein  nulle  part,  plus  de  respect  pour  rien  ! 
Depuis  l'effondrement  du  monde  assyrien. 
Notre  soleil  n'a  pas  éclairé  chose  pire. 
Nous  sommes  revenus  aux  jours  du  Bas-Empire. . . 
Sainte  Patrie,  hélas  '.  je  ne  suis  qu'un  rêveur, 
Mais  inspiremoi  donc  où  trouver  ton  sauveur  ?  — 

SAN  MARTIXO 

Oui,  partout  l'horizon  est  sombre  et  redoutable  ! 


SCENE     III 

LES  MEMES,  LE  DUC 

LE  DUC,  entrant  éperdu,  la  tête  dans  ses  deux  mains. 

Que  m'apprend-on,  mon  Dieu  !  mais  c'est  épouvantable  ! 

SAN  MARTINO 
Le  Duc  ! 


—  295  — 
FERADINI,  avec  empressement. 

Jacque,  il  nous  faut,  avant  minuit  sonnant, 
Etre,  ce  soir,  auprès  du  Grand  Duc  Ferdinand  ! 

LE  DUC 

J'en  reviens  ! 

FERADINI 

Grâce  au  ciel  alors  ! . . .  Et  Galilée  ? 

LE  DUC 

Ah  !  ne  m'en  parlez  pas,  j'ai  la  tête  affolée 

Par  tout  ce  qui  se  passe  autour  de  moi.    Vraiment, 

Ce  Galilée,  aussi,  prend  bien  mal  son  moment  ! 


Ne  parlez  pas  ainsi,  Jacques,  je  vous  en  prie  ! 
En  sauvant  Galilée,  on  sauve  la  patrie, 
L'avenir,  notre  honneur  !. . . 


Ah  !  l'honneur  !  l'avenir  ! 
Avec  tous  ces  grands  mots,  j'ai  hâte  d'en  finir  ! 

FERADINI 

Jacques,  vous  blasphémez  ! 

LE  DUC,  désespéré. 

Voulez-vous  que  je  pleure  ? 
C'en  est  trop  à  la  fin  ;  ne  pas  avoir  une  heure 
De  repos,  de  répit. . .  Etre  hanté  partout. . . 


—  296  — 
FEKADIXI 

Qu'avez-vous  donc,  mon  Dieu  ? 

SAN  liLâJlTINO,  â  part. 

Le  malheureux  sait  tout  ! 

LE  DUC 

Je  brûle  sur  un  lit  de  bitume  et  de  soufre. . . 

(Apercevant  la  Duchesse  qui  entre.) 

Véronique  à  présent  ! . . .  Ah  !  mon  Dieu,  que  je  souffre  !... 

(Il  sort.) 
FERADINI 

Il  faut  le  suivre. . .  Allons  ! 

(Feradini  et  San  ilartino  sortent  a  la  suite  du  Due.) 


SCENE     IV 
LA  DUCHESSE,  puis  BEENAKDO 

LA  DUCHESSE,  seule  et  très  accablée. 

Ah  !  oui,  du  bruit,  du  bruit, 
Pour  étouffer  ce  râle  affreux  qui  me  poursuit  !. . . 
Mes  yeux  épouvantés  croient,  en  tout  ce  qui  bouge, 
Voir  dans  l'ombre  émerger  quelque  fantôme  rouge, 
Quelque  spectre  livide  au  geste  menaçant. . . 
Oh  !  sur  mon  front,  sentir  ce  sang,  toujours  ce  sang, 
En  stigmate  éternel,  en  tache  indélébile  !. . . 
Je  le  hais  maintenant  ce  monstre  de  Kabj'le, 
Cet  écumeur  de  mer,  ce  rebut  d'échafaud  !. . . 
Et  pourtant  il  me  faut  lui  parler. . .  il  le  faut  ! 


—  297  — 

(Elle  sonne  et  Bernardo  apparaît). 

Bernardo,  prévenez  Yesouf  que  je  le  mande. 

BERNAEDO,  sortant,  à  part. 

Voilà  !. . .  Comment  veut-on  que  la  brute  s'amende  ! 

(Il  sort.) 
LA   DUCHESSE,   seule. 

Mais  comment  lui  parlei*  ! . . .  Pourrai-je  seulement 
Sans  faiblir  supporter  sa  vue  ?. . .  Oh  !  quel  tourment  ! 
Voilà  ce  battement  de  cœur  qui  recommence  ! . . . 
Quand  donc  viendra  la  fin,  la  mort  ou  la  démence  ? . . . 
Un  cachot  souterrain  sans  air  et  sans  soleil  ! 
Tout  !  j'accepterais  tout,  pour  un  peu  de  sommeil  !. . . 

(Yesouf  paraît  et  s'arrête  sur  le  seuil). 


SCENE    V 
LA  DUCHESSE,  YESOUF 

LA  DUCHESSE,  sans  se  retourner. 

Yesouf,  c'est  toi  ? 

YESOUF 

Toujours  à  vos  ordres,  madame  ! 

(Il  s'avance  vers  la  Duchesse). 


—  298  — 
LA  DUCHESSE,   avec  un  mouvement  d'horreur. 

Pas  si  près  !  pas  si  près  ! . . . 

(A  part.) 

Depuis  l'horrible  drame, 
Son  aspect  m'épouvante  ! 

(Haut.) 

Oui,  je  t'ai  fait  mander. . . 

(A  part.) 

Mon  Dieu,  je  n'oserai  jamais  le  regarder. . . 

Sa  main  doit  être  rouge,  et  j'ai  comme  la  crainte 

D'entendre  encor  quelqu'un  râler  sous  son  étreinte. 

(Haut) 

Yesouf,  écoute-moi  :  je  ne  t'accuse  pas  ; 

C'est  moi  qui  dirigeais  ta  main  quand  tu  frappas. 

Pourtant,  dans  mon  abîme,  il  faut  bien  que  tu  glisses  : 

Dieu  même  n'y  peut  rien,  nous  .sommes  deux  complices  ! 

Or  ce  lien  fatal  m'impose  le  devoir 

De  t'apprendre  ce  qu'il  t'importe  de  savoir. 

YESOUF 

De  quoi  s'agit-il  donc  ? 

LA  DUCHESSE 

Ah  !  d'une  affreuse  chose  : 
Yesouf,  ce  crime  horrible,  atroce,  et  qui  me  cause 
Tant  de  terreur  et  tant  d'indicible  remords  ; 
Oui,  ce  crime  hideux  qu'au  prix  de  mille  morts 
Je  voudrais  racheter  avant  de  disparaître. 
Ce  crime,  un  innocent  va  l'expier  peut-être  ! 


—  299  — 

YESOUP 

On  accuse  quelqu'un  ? 

LA  DUCHESSE 

On  accuse,  là-bas, 
Ce  soldat,  cet  homme  ivre  à  qui  tu  dérobas 
La  malheureuse  clé  qui  nous  ouvrit  la  porte. , . 
Comprends-tu  bien,  Yesouf  ?  le  frère  de  la  morte  1 
A  qui  restait  encore  assez  d'orgueil  au  cœur 
Pour  jeter  l'or  offert  par  l'amant  de  sa  sœur. 

YESOUP 

Que  faut-il  faire  alors  ? 

LA  DUCHESSE,  avec  désespoir. 

Ah  !  oui,  que  faut-il  faire  ?. . . 
Laisser  cet  innocent  monter  à  son  calvaire. 
Ce  serait  monstrueux.    Et  le  temps  presse  ;  un  point. 
Effroyable  détail  qu'on  ne  s'explique  point, 
Fait  encore  hésiter  les  juges. . . 

YESOUP 

Que  serait-ce  ? 

LA    DUCHESSE,    à    demi-haut   et    toute    frissonnante. 

C'est  à  faire  d'horreur  frémir  une  tigresse  ; 
Ecoute  :  sur  nos  pas,  quand  le  guet  est  monté. . . 

YESOUP 

Achevez  ! 

LA  DUCHESSE,  avec  un  mouvement  d'horreur. 

Le  cadavre . . .  était  décapité  ! . . . 

20 


Oui,  maîtresse. 


—  300  — 
YESOUF 

Je  le  sais. 

LA  DUCHESSE 

Tu  le  sais  !. . .  Et  la  tête. . .  ô  détresse  !. 
Tu  sais  aussi  qu'elle  est  disparue. ..  ? 

YESOUF 
LA  DUCHESSE 

Que  vais-je  apprendre,  ô  Dieu  ? 

YESOUF 

Madame,  sans  faillir 
A  votre  ordre  formel  j'ai  tâché  d'obéir. 

LA  DUCHESSE 

Que  dis-tu  là  ?  quel  ordre  *?. . .  Ah  !  j'en  deviendrai  folle  ! 

YESOUF 

Ne  m'avez-vous  pas  dit  cette  propre  parole  : 

"  Je  veux  sa  tête,  Yesouf  !  sa  tête,  je  la  veux  ?  " 

LA  DUCHESSE,  hors  d'elle-mfme. 

Eh  bien ...  eh  bien ...  eh  bien ...  ? 
YESOUF 

J'ai  cru  remplir  vos  vœux  I 


—  301 


LA  DUCHESSE 


Malheureux,  c'est  donc  vrai  !. . .  Ce  monstre,  le  croirai-je? 

A  cette  boucherie  a  joint  le  sacrilège  !. . . 

Oui,  le  barbare  a  pu  commettre  cette  erreur 

De  croire  que  j'aurais  rêvé  pareille  horreur  !. . . 

Et  moi,  comment,  mon  Dieu,  puis-je  être  encor  vivante, 

Après  un  tel  contact  avec  cette  épouvante  ? . . . 

Ah  !  sauvage  ! . . . 


Madame,  au  moins  daignez  songer 
Qu'en  tout  cela  je  n'ai  voulu  que  vous  venger  ! 

LA  DUCHESSE 

Vraiment  ?. . .  Tu  désirais  mieux  venger  mon  offense  !. 
Egorger  une  enfant,  surprise  sans  défense 
Par  deux  lâches,  la  nuit,  froidement,  sans  pitié, 
Tu  crois  donc  que  c'est  là  se  venger  à  moitié  ! . . . 

YESOUF 

J'eus  tort,  maîtresse  ! 

LA  DUCHESSE 

Au  fond,  c'est  toi,  toi,  misérable 
Qui  m'a  poussée  au  bord  de  l'abîme  exécrable 
Où  va  sombrer  ma  vie  et  mon  éternité  ! 

YESOUF,  découvrant  sa  poitrine  et  se  jetant  a  genoux. 

Maîtresse,  tuez-moi,  car  je  l'ai  mérité  ! 


—  302  — 
LA  DUCHESSE,  tirant  un  poignard  de  sa  ceinture. 

Tu  le  mérites,  oui  !. . . 

(Au  moment  de  frapper  elle  s'arrête  et  jette  le  poignard  sur  une  table). 

Mais  non,  c'est  impossible  !. . . 
Non  !  l'on  ne  descend  pas  cette  spirale  horrible. . . 
Tu  mentais,  n'est-ce  pas  ?. . .  Non,  non,  ce  n'est  pas  toi  ! 

YESOUF 

J'ai  dit  la  vérité,  maîtresse,  tuez-moi  ! 

LA  DUCHESSE,  reprenant  le  poignard  dans  un  mouvement  de  fureur. 

Eh  bien,  soit  !. . .  Par  le  Christ,  tu  t'es  jugé  toi-même  !. . . 

Meurs  !  et  que  sur  toi  seul  retombe  l'anathème  ! 

Oui,  meurs  sans  repentir,  sans  baptême  et  sans  Dieu  ! 

■     YESOUF 

Mourir  par  vous . . .  Merci  ! . .  .  Je  vous  aimais  !  Adieu  ! 

(Au  moment  où  elle  lève  le  bras  pour  frapper,  Yesouf,  en  découvrant  sa 
poitrine,  laisse  échapper  un  médaillon  qui  roule  par  terre.  A  cet  aspect,  la 
Duchesse  baisse  de  nouveau  le  poignard  et  s'arrête  avec  stupeur). 

LA  DUCHESSE 

Cet  objet,  que  veut  dire  ?. . . 

YESOUF,  ramassant  le  médaillon  et  le  remettant  il  la  Duchesse. 

Ah  !. . .  je  vous  le  rapporte. . . 
C'est  un  portrait  trouvé  sur  le  sein  de  la  morte  ! 


303 


T. A  DUCHESSE,  saisissant  le  médaillon  et  le  pressant  sur  sa  poitrine  en 
étouffant  un  cri  sauvage. 

Ce  médaillon  volé  ! . . .  son  portrait  ! . . .  Ce  portrait 
De  mes  baisers  couverts  ! . . .  Le  cadeau  qu'il  m'offrait 
Le  jour  où  je  liai  ma  vie  avec  sa  vie  ! . . . 

(Elle  éclate  en  sanglots  la  tête  sur  une  table). 

Cette  image  adorée,  il  me  l'avait  ravie . . . 
Dérobée  ! . . .  Et  pourquoi  ?  Pour  la  suspendre  au  cou . . . 
Ah  !  traître  I  il  me  fallait  encor  ce  dernier  coup 
Pour  mettre,  en  me  tuant,  le  comble  à  ton  outrage  ! 

(Elle  se  lève  en  furie). 

Eh  bien,  par  le  démon  qui  me  souffle  sa  rage  ! 
Dût  le  ciel  m'écraser  du  poids  de  sa  fureur  ! 
Et  la  postérité  dût-elle,  de  terreur 
Déchirer  ma  mémoire  et  brûler  mon  squelette, 
Ma  vengeance  sera  raffinée  et  complète  ! 
Yesouf,  approche,  et  prends  cette  clé  que  voilà. 

(Yesoui  se  lève  et  prend  la  clé  que  lui  présente  la  Duchesse). 

Tu  sais  où  le  Duc  met  ses  colliers  de  gala 
Et  les  bijoux  dont  il  se  pare  aux  jours  de  fête  ? 
Bien  !  ouvre  le  coffret,  et  caches-y  la  tête. . . 
La  tête,  as-tu  compris  ? 

(Yesouf,  stupéfait,  fait  un  signe  affirmatif). 

Cours-y  donc,  et  laissons, 
Devant  le  juste  prix  de  tant  de  trahisons, 
Pour  rire  entre  ses  dents,  l'enfer  crisper  sa  gueule  ! 

(Yesouf  sort,  et  la  Duchesse,  épuisée,  se  traîne  de  meuble  en  meuble  pour 
regagner  sa  chambre  ) . 

Maintenant  un  recoin  pour  mourir  toute  seule  ! . . . 
RIDEAU 


304  — 


ACTE  CINQUIEME 


Le  théâtre  représente  un  grand  salon  somhre  qui  donne  sur  une 
échappée  au  fond,  laissant  apercevoir  les  vitraux  illuminés  d'une 
chapelle. 

Au  lever  du  rideau,  les  domestiques  du  palais  traversent  la 
scène  deux  à  deux,  dans  l'attitude  du  recueillement  et  du  deuil, 
tandis  qu'un  chant  se  fait  entendre,  accompagné  par  les  accords 
mélancolique's  de  l'orgue. 

La  scène  est  dans  une  demi-ohscurité. 


SCENE    I 
LE  CHŒUE,  FERADINI,  DOMESTIQUES. 

LE  CHŒUR 

Dieu  de  justice  et  de  bonté, 
Toi  qui  juges,  toi  qui  pardonnes, 
Qui  nous  ravis  ou  qui  nous  donnes 
La  vie  et  la  félicité. 
Dieu  de  force  et  de  charité. 
Nous  inclinons  nos  fronts  devant  ta  majesté  ! 

SOLO 

Et  toi,  douce  et  sainte  Madone, 
Qui  protèges  toujours  le  creur  qui  s'abandonne 

A  toi,  dans  sa  simplicité. 
S'il  faut  payer  le  prix  de  notre  humanité, 

Donne-nous  la  couronne 

De  l'immortalité  ! 


—  305  — 


LE  CHŒUR 


Dieu  de  justice  et  de  bonté, 
Toi  qui  juges,  toi  qui  pardonnes, 
Qui  nous  ravis  ou  qui  nous  donnes 
La  vie  et  la  félicité, 
Dieu  de  force  et  de  charité, 
Nous  inclinons  nos  fronts  devant  ta  majesté  ! 

FERADINI 

La  majesté  divine  !. . .  Hélas  !  où  nous  en  sommes, 
On  voit  plutôt  briller  la  lâcheté  des  hommes  ! 
N'importe,  amis,  c'est  bien  ;  allez  tous  prier  Dieu 
Pour  celle  à  qui  bientôt  il  faudra  dire  adieu  ; 
Car  la  pauvre  Duchesse  a  peu  de  temps  à  vivre. . . 
Allez  prier,  enfants  ;  allez,  je  vais  vous  suivre. 

(Quelques  domestiques  entrent  dans  la  chapelle;  d'autres  restent  au  fond, 
ft  causer  entre  eux) . 

Prier  ! . . .  A-ton  le  cœur  de  prier  quand  on  voit 
Tant  de  honte  grandir  où  notre  honneur  décroît  ? 
Pauvre  Toscane,  hélas  !  c'est  toi  la  moribonde  ! 
Toi  qui  ne  ressens  pas  la  blessure  profonde 
Que  tu  portes  au  flanc  ! . . . 

(Un  temps.) 

Soit,  nous  verrons  d'abord 
Ce  qu'on  peut  obtenir  par  un  dernier  effort  : 
Il  faut  que  du  bon  droit  la  voix  soit  entendue  ; 
Et  si  la  sainte  cause  est  malgré  tout  perdue, 
—  Un  juge  est  là  qui  pare  à  toute  iniquité  — 
Nous  en  appellerons  à  la  postérité. . . 
A  la  postérité,  la  grande  vengeresse  ! 

(Il  sort  du  côté  de  la  chapelle,  suivi  des  domestiques,  moins  deux  qui 
allument  les  flambeaux.  La  scène  s'éclaire.  L'orgue  et  les  chants  continuent 
à  se  faire  entendre.  T^e  Duc  et  San  Martino  entrent  par  la  droite,  et  les 
deux  domestiques  sortent.) 


—  306  — 

SOÈXE    II 
LE  DUC,  SAX  MAETINO 

LE  DVC,  continuant  une  conversation. 

Véronique  ?  Ah  !  pardieu,  de  tout  ce  qui  m'oppresse, 
Tu  devrais  bien  savoir  que  c'est  là,  Dieu  merci. 
Ma  dernière  pensée  et  mon  dernier  souci  ! 

SAN  MARTINO 

Vous  êtes  cruel,  Duc  !  De  la  pauvre  blessée. 
Toujours,  vous  eûtes,  vous,  la  première  pensée  ! 

LE  DUC 

Enfin,  comment  va-t-elle? 

SAX  ilARTINO 

Ah  !  bien  mal,  monseigneur. 
Les  médecins  sont  très  inquiets  ;  par  bonheur. 
Ce  calme  étranjçe,  après  l'épouvantable  crise, 
A  la  fièvre  possible  en  laissant  moins  de  prise, 
D'un  mieux  inattendu  donne  encor  quelque  espoir. . . 
Jacques,  faut-il  vraiment  que  vous  partiez  ce  soir  ? 

LE  DUC 

Tu  le  sais  bien  !  Déjà  je  devrais  être  en  selle, 
Tant  ce  Feradini  me  presse  et  me  harcèle. 
Beau  moment,  n'est-ce  pas,  pour  pai'aître  à  la  cour  ! 
Heureusement  qu'au  moins  le  débat  sera  court. 

SAN  MARTINO 

Vous  ne  nous  offrez  donc  que  bien  pou  d'espérance  ? 


—  307  — 


LE  DUC 


Moi  ?  Je  ne  comprends  rien  à  la  persévérance 
De  ce  naïf  vieillard  qui  s'obstine,  et  qui  croit, 
En  luttant,  coiiime  il  dit,  sur  le  terrain  du  droit, 
Réussir  à  mater  un  envoyé  de  Eome, 
Un  grand  Inquisiteur,  un  prélat  ! . . .  Le  pauvre  homme  ! 
Il  devrait  bien  savoir,  surtout  qu'auprès  des  rois, 
La  palme  écheoit  toujours  aux  mains  des  plus  adroits. 
Il  croit  à  mon  crédit,  il  m'assiège,  il  m'obsède  ; 
Pour  en  finir  plus  vite,  il  faut  bien  que  je  cède  : 
Nous  verrons  cette  nuit  le  Grand  Duc  Ferdinand. . . 
Mais,  j'y  pense,  il  devrait  être  prêt  maintenant. 

SAN  ilARTINO 

Le  comte  ?  il  est  allé  prier  à  la  chapelle. 


C'est  le  comble  à  présent,  s'il  faut  qu'on  lui  rappelle 
Les  projets  sur  lesquels  il  a  tant  insisté. 
Préviens-le  que  j'existe  ;  et  qu'il  est  invité, 
Sur  l'heure,  à  me  rejoindre  au  grand  salon  d'attente. 

(San  ^Slartino  sort  du  côté  de  la  chapelle.) 


SCENE     III 


LE  DUC,  seul. 


Seul  enfin  ! . . .  respirons  ! . . .  Ah  !  quel  démon  me  tente 
De  m'enfuir,  en  laissant  ces  deux  malencontreux, 
Le  comte  et  son  savant,  se  débrouiller  entre  eux  ! 


—  308  — 

Pourtant  non. . .  j'aurais  tort  ;  auprès  de  la  justice, 
Je  pourrai  recueillir  peut-être  quelque  indice 
Touchant  l'horrible  fin  de  la  pauvre  Stella. 
Chère  et  naïve  enfant,  mourir  comme  cela, 
Egorgée,  à  vingt  ans  !  et,  pensée  effroyable  ! 
Par  son  frère,  dit-on!...  Voyons,  est-ce  croyable? 
Il  n'eût  pas  fait  cela  pour  tout  l'or  du  Pérou. . . 
Mais  alors  qui . . .  Comment  ? . . .  C'est  à  devenir  fou  ! 

(Yesouf  paraît  à  droite,  et  se  dirige  du  côté  de  la  chapelle,  très  accablé  et 
la  tête  cachée  dans  ses  deux  mains.) 


SCENE     IV 

LE  DUC,  YESOUF,  puis  BERNARDO 

LE  DUC 

Ah  !  ce  Maure  ! . . .  Il  s'en  vient  narguer  ma  tolérance 
Sans  doute . . .  Mais,  au  fait,  il  était  à  Florence 
Hier  au  soir. . .  et  pas  seul  !. . .  Pour  ne  rien  négliger, 
Malgré  tout  mon  dégoût,  je  veux  l'interroger. 
Yesouf  ! 

YESOUF 

Altesse  ? 

LE  DUC 

Approche,  et  réponds  sur  ta  vie  : 
La  Duchesse  est  sortie  hier  ;  tu  l'as  suivie  ? 

YESOUF 

J'avais  ordre.  Seigneur,  de  l'escorter,  plutôt. 


—  309  — 
LE  DUC 

,'Soit  !  et  tu  l'as  conduite. . .  ? 

YESOUF 

A  San  Benedetto. 

LE  DUC 

Et  quittée? 

YESOUF 

Au  palais  de  San  Giuliano,  maître. 

LE  DUC 

Et  cette  nuit  ? 

YESOUF 

Signor,  elle  a  voulu  paraître 
Parmi  les  conjurés. 

LE  DUC 

Et  puis  après  ?  réponds  ! 
Vous  n'avez  pas,  je  pense,  hébergé  sous  les  ponts  ! 

YESOUF 

Nous  sommes  retournés  au  palais. 

LE  DUC 

Puis  encore  ? 

YESOUF 

Puis,  nous  sommes  ici  rentrés  avant  l'aurore. 


—  310  — 
LE  DUC 

C'est  tout  ? 


Tout,  monseigneur  ! 

LE  DUC,  à  part. 

C'est  bien  ce  qu'on  m'a  dit. 
Tu  dois  pourtant  mentir  à  plein  gosier,  bandit  ! 

(Haut.) 

C'est  bien,  laisse-moi  seul ...  Ou  plutôt  non,  arrête  ! 
Vois  à  ce  que  le  comte  ait  sa  voiture  prête  ; 
Puis,  dis  à  Bernardo,  qui  sans  doute  s'endort, 
D'apporter  mon  épée  avec  mon  collier  d'or. 

(Yesouf  sort.) 

Il  ment,  j'en  suis  certain  !  Il  me  trompe,  l'infâme  ! . . . 
Ah  !  si  je  découvrais  jamais. .  .  mort  de  mon  âme  !. . . 

(On   entend  de  nouveau  l'orgue   et   les  chants  dans   la   chapelle  ;  le   Duc 
écoule,  les  bras  croisés  sur  sa  poitrine.) 

LE  CHŒUR 

Dieu  de  justice  et  de  bonté, 
Toi  qui  juges,  toi  qui  pardonnes, 
Qui  nous  ravis  ou  qui  nous  donnes 
La  vie  et  la  félicité, 
Dieu  de  force  et  de  charité, 
Nous  inclinons  nos  fronts  devant  ta  majesté  ! 


—  311  — 
LE  DUC 

Je  sens  comme  un  réseau  funèbre  qui  m'enlace  ; 
Même  leurs  chants  pieux,  tout  me  navre  et  me  glace  ; 
On  dirait  des  accents  qui  sortent  des  tombeaux . . . 
Partons  !  je  veux  du  bruit,  la  foule,  des  flambeaux  ! 
A  quoi  bon  se  laisser  gagner  par  la  tristesse  ? 

(Bernardo  apparaît  à  gauche,  l'épée  du  Duc  en  mains,  accompagné  d'un 
autre  domestique  qui  porte  le  coffret  d'ébène,  et  qui  reste  un  peu  en  arrière.) 

BERXARDO,  entrant. 

L'épée  et  le  coffret  mandés  par  Son  Altesse  I 

LE    DUC,    s'avançant    rapidement    au-devant   de    Bernardo. 

A  la  bonne  heure,  donne  ! 

(Il  ceint  son  épée.) 

Et  les  chevaux  ? 

BERNARDO 

Sont  là. 

LE  DUC 

Bien  !  mon  collier  alors  ? 

(Pendant  que  Bernardo  se  retire,  le  Duc  s'approche  du  domestique  resté 
dans  l'embrasure  de  la  porte,  soulève  le  couvercle  du  coffret,  et  recule  épou- 
vanté.) 

Ah  !  grand  Dieu,  qu'est  cela  ? 

(Le  domestique  s'enfuit  en  poussant  un  cri  et  en  laissant  tomber  le  coffret 
à  l'entrée  de  la  scène,  mais  de  façon  à  ce  qu'il  soit  dissimulé  par  le  décor. 
A  cet  instant  la  Duchesse  apparaît  les  cheveux  défaits,  sépulcrale  dans  sa 
toilette  blanche.) 


—  312  — 

SCÈNE    V 
LE  DUC,  LA  DUCHESSE,  puis  BERNAKDO 

LA  DUCHESSE 

Ne  reconnais-tu  pas  cette  tête  si  belle, 

Jacque  ?. . .  Approche-toi  donc  !  embrasse-la,  c'est  elle  !... 

LE  DUC 

Elle  !  ô  dieux  ! 

LA  DUCHESSE 

Oui  ;  prends  garde  au  sang  sur  ton  pourpoint  I 

LE  DUC 

Mais,  ô  foudre  du  ciel,  je  ne  rêve  donc  point  ! 

LA  DUCHESSE 

Non,  tu  ne  rêves  pas  ;  pourquoi  donc  ce  vertige  ?. . . 
C'est  elle,  ta  Stella  ;  caresse-la,  te  dis-je  ! 

LE  DUC 

Horreur  !  Ai-je  compris?. . .  Ah  !  le  monstre  infernal  !. . . 

(Il   tire   son   épée.) 
LA  DUCHESSE 

Ah  !  tu  peux  frapper,  va  !  cela  m'est  bien  égal, 
Puisque  l'enfer  m'attend,  puisqu'il  faut  que  je  meure, 
Que  la  mort  vienne  vite  ou  retarde  d'une  heure  ! 

LE  DUC 

Mais  c'est  donc  le  démon  que  cette  femme  ! 


—  313  — 
LA  DUCHESSE 

Non  ! 
Non,  Jacques,  rien  chez  moi  ne  mérite  ce  nom. 
Ce  que  tu  vois  n'est  pas  d'un  démon  ni  d'un  ange, 
Jacques  ;  c'est  simplement  ta  femme  qui  se  venge. 

LE  DUC,  désespéré  et  laissant  tomber  son  épée. 

Mon  Dieu,  mon  Dieu,  mon  Dieu  !. . . 

(Il  tourne  sur  lui-même,  et  s'afl'aisse  la  tête  sur  une  table,  en  éclatant  en 
sanglots  convulsifs.) 

LA  DUCHESSE 

Jai  doue  euliu  mou  jour  !... 
Je  mourrai  sans  regrets  puisqu  n  pleure  a  sou  tour  i. . . 
Jacque,  ecouLe-moi  uieu  ;  Jtia  lormre  est  ûme  ; 
Mes  tempes  ont  ueja  des  moiteurs  d  agouie  ; 
Mais  avant  ue  briser  notre  dernier  lien, 
de  veux  te  dire  un  mot,  dacque,  ecoute-moi  bien  1 
xu  ^oudras  vainement  me  mauuire  avec  rage  j 
'j.es  remords  te  crieront  ;  Ce  crime  est  ton  ouvrage  ! 
«Jacques,  je  t  auuiai»  ;  j  aurais  joyeusement 
iirave  la  mort  au  sein  du  plus  cruel  tourment 
roui'  t  épargner  un  pleur,  une  lurme  epnemere, 
yuaud  LU  ne  m  épargnais  pas  une  gouLte  amere  ! 
\ju  nuage  a  ton  iront  me  laisait  sangloter  ; 
J  aurais  pour  ton  sourire.  .  .   un  i  oui,  sans  Uesiter, 
bacriue  mou  rang,  mes  trésors  et  ma  vie  1 
Mou  rêve  le  plus  cuer  u  avait  point  d  autre  envie 
yue  ce  boulieur  sans  nom,  ce  bonUeur  surnumaiu 
De  vivre  dans  ton  ombre  et  ma  main  dans  ta  main. 
Pour  un  mot  d'amitié,  pour  la  caresse  même 
Quon  ne  refuse  pas  au  pauvre  chien  qu'on  aime. 
Malgré  ce  que  le  monde  eût  pu  dire  de  nous. 


31i 


Jacques,  j'aurais  voulu  te  servir  à  genoux  ! 
Et,  tiens,  même  à  présent  qu'un  eiïroyable  crime 
A  mis  entre  nous  deux  des  profondeurs  d'abîme, 
Et  que  tes  trahisons  me  damnent  sans  retour, 
Si  je  me  meurs,  c'est  moins  de  haine  que  d'amour  ! 
Et  toi,  pour  me  payer  de  tant  d'idolâtrie. 
Accablant  de  dédains  ma  jeunesse  flétrie, 
Froidement,  sans  remords,  sans  honte  et  sans  pitié, 
Tu  m'as  broyé  le  cœur  tout  sanglant  sous  ton  pié  ! 
Beaux  rêves  d'avenir,  visions  charmeresses. 
Fleurs  des  premiers  amours  et  des  saintes  tendresses. 
Tu  m'as  tout  pris  du  cœur  pour  tout  jeter  au  vent  ! 
Tu  m'as  fait  blasphémer  même  le  Dieu  vivant, 
Insensible  à  mes  cris  et  sourd  h  mes  prières. 
Alors  je  n'ai  connu  ni  respects  ni  barrières. 
L'affolement  au  cœur,  le  délire  au  cerveau, 
Comme  un  voleur  de  nuit,  Jacques,  comme  un  bravo. 
J'ai  forcé  des  verrous,  soulevé  des  tentures  ; 
Et  j'ai  vu,  l'âme  en  proie  à  tontes  les  tortures. 
J'ai  vu  ce  beau  front-là  se  rouler  sur  ton  sein . . . 
Que  fallait-il  de  plus  pour  faire  un  assassin  ? 
Toi  parti,  saisissant  cette  prostitiiée. . . 

LE  DUC,  80  redressant  désespéré. 

Tu  l'as  tuée  ? 

LA  DUCHESSE 

Oh  !  non,  c'est  toi  qui  l'as  tuée  !. . . 
Et  sa  tête  est  tombée  aussi . . .  sous  ton  couteau  ! . . . 
Oui,  Jacque  !. .  .  Et  garde-la,  c'est  mon  dernier  cadeau  1 
Il  me  coûte  bien  cher,  la  perte  de  mon  âme  ! 
Mais,  l'enfer,  après  tout. . .  l'enfer. . . 

],V   me.  iiilrrr.mipaiit. 

InfûiiH'  !  Infâme  ! 


—  315  — 
LA  DUCHESSE,  poursuivant  ! 

Avec  tous  ses  bourreaux,  non  l'enfer,  en  effet, 
Jamais  ne  me  fera  le  mal  que  tu  m'as  fait. . . 
Ah  !  juste  ciel,  j'étouffe  !. . . 

(Elle  s'affaisse  sur  le  divan.) 
LE  DUC 

Eh  bien,  bête  féroce  ! 
Puisqu'à  ton  gré  l'enfer  n'est  point  assez  atroce 
Pour  te  faire  expier  ton  crime  dignement. 
Je  vais  faire  l'essai  d'un  autre  châtiment  ! 
Holà  !  quelqu'un  !. . . 

LA  DUCHESSE,  râlant. 

Démons,  abrégez  ma  souffrance  ! . . . 

(Elle  s'évanouit.) 
BEENARDO,  entrant. 

Altesse,  le  signor  Podestat  de  Florence  ! 

LE  DUC 

Le  signor  Podestat  !  c'est  l'envoyé  de  Dieu  ! 
Qu'il  entre  ! . . . 

(Le  Podestat  entre  suivi  de  gardes.  Yesouf  entre  par  le  fond,  s'approche 
de  la  Duchesse  qu'il  contemple  douloureusement,  puis  il  va  s'appuyer  sur  une 
colonne  à  l'écart.  Pendant  ce  temps,  l'orgue  a  repris  le  motif  du  commen- 
cement, et  ne  s'arrête  qu'au  moment  où  San  Martino  entre.) 


—  316  — 

SCÈNE     VI 

LE  DUC,  LA  DUCHESSE,  SAjS^  MAETINO,  YESOUE, 

LE  PODESTAT,  DOMESTIQUES  ET  GAKDES, 

puis  FEKADINI 

SAN  MARTINO,  entrant. 

Le  signor  Podestat  en  ce  lieu  ! . . . 

(Apercevant  la  Duchesse.) 

0  ciel  !... 

(Il  court  s'agenouiller  auprès  d'elle.) 

LE  PODESTAT,  une  bourse  à  la  main. 

Que  Monseigneur  me  pardonne  si  j'ose, 
Pour  remplir  un  devoir  que  ma  charge  m'impose, 
L'interroger  au  nom  des  lois  et  de  l'Etat . . . 

LE  DUC 

Interrogez,  signor. 

LE  PODESTAT 

Un  horrible  attentat 
Vient  de  faire  à  Florence  une  pauvre  victime. 
Or  le  guet  a  trouvé,  sur  la  scène  du  crime, 
Cette  bourse  portant  votre  devise  en  or  : 
La  reconnaissez-vous  ? 


Sans  hésiter,  signor. 
J'étais  là  cette  nuit  moi-même  ;  et  cette  bourse 
Fut  laissée  à  quelqu'un  qu'on  disait  sans  ressource. 


317- 


LE  PODESTAT 

Il  suffit  ;  nul  secret  ne  reste  à  révéler  : 

Le  monstre  aura  tué  sa  sœur  pour  la  voler  ! 

(Il  salue  et  se  dispose  à  sortir.) 

LE  DUC 

Arrêtez  !  ce  serait  un  crime  de  me  taire  : 
L'assassin  de  Stella  Sforzi  n'est  pas  son  frère. . . 
C'est . . . 

(La  Duchesse  fait  un  effort  pour  se  soulever,  regarde  autour  d'elle  avec 
égarement,  et  retombe  sur  le  divan,  au  moment  où  Angiolino  apparaît  et  se 
précipite  dans  ses  bras.) 


SCENE    VII 

LES  PRECEDENTS,  ANGIOLINO,  puis  FERADINI 
ANGIOLtN'O 

Ah  1  maman  !  maman  !. . . 

(San  Martino  se  lève  et  passe  de  l'autre  côté  du  divan  pour    soutenir  la 
mourante.) 

YESOUF,  a  voix  basse  en  s'approchant  du  Duc. 

Monseigneur,  votre  fils. . . 
Vous  le  déshonorez  ! . . . 

LE  DUC,  exaspéré. 

Ah  !  par  le  crucifix  ! 
Tu  me  défierais,  toi  !.. . 

LE  PODESTAT 

Le  coupable  peut-être  ? . . . 


—  BIB- 
LE DUC,  accablé. 

Non  !. . .  hélas  !. . . 

YESOUF,  s'avancant  vers  le  Podestat. 

Si,  Signor  !  si  vous  voulez  connaître 
L'unique  et  véritable  assassin,  le  voici  ! 

(La  Duchesse  pousse  une  exclamation  suprême,  et  serre  convulsivement  son 
flls  dans  ses  bras.     Yesouf  s'agenouille  devant  elle,  et  lui  baise  la  main.) 

LA  DUCHESSE,  lui  montrant  Angiolino. 

Pour  la  deuxième  fois  tu  le  sauves,  merci  ! 

(A  Angiolino,  montrant  Yesouf.) 

Vois  cet  homme,  ô  mon  fils  !.. .  Victime  expiatoire, 
D'autres  le  maudiront . . .  Toi,  bénis  sa  mémoire  ! 
Tu  lui  devais  la  vie . . . 

(Bas.) 

Il  va  mourir  pour  toi  ! 

(Elle  entre  en  agonie.) 

Ah  !  ciel  !. . .  la  mort  !. . .   Mon  Dieu,  pardonnez-moi  ! 

(Elle  meurt.) 
LE  PODESTAT,  montrant  Yesouf  aux  sbires. 

Gardes,  liez  les  mains  à  ce  monstre  sans  âme  ! 

LE  DUC 

O  châtiment  !. .  .  devoir  riiouneur  mémo  à  l'infâme  I. . . 

(On  entend  un  grand  bruit  et  des  clameurs  a  l'extérieur.) 


-319  — 
LE  PODESTAT 

Allons  !. . .  quel  est  ce  bruit  ?. . . 

FERADIKI,   entrant. 

C'est  Galilée  aux  fers 
Qui  s'en  va  demander  justice  à  l'univers  ! 


RIDEAU 


FIN 


Sul 


TABLE 

DE3 

ÉPAVES    POÉTIQUES 


32^^ 


TABLE  DES  MATIERES 


PAGES 
PRÉFACE 7 

Ode  pour  l'inaugiiration  du  monument  de  Mgr  de  Laval 11 

Le  Quatorze-Juillet 19 

A  Sa  Majesté  Victoria  1ère 29 

A  M.  l'abbé  Tanguay 39 

A  S.  A.  R.  le  duc  d'York  et  de  Cornwall 45 

Au  poète  national  américain  Longf ellow 59 

Salut  au  Mississipi 63 

Au  collège  de  Xicolet 67 

A  Lady  Edgar 73 

A  Octave  Grémazie 79 

Sursum  Corda 85 

Toast  à  Louis-Amable  Jette. 91 

Cinquantième  anniversaire  de  la  fondation  du  collège  de  Lévis 95 

Un  soir  à  bord. 101 

A  Sarah  Bernhardt 103 

A  ma  petite  Louise,  le  jour  de  sa  première  communion 107 

Le  Printemps 111 

A  Ovide  Perreault 119 

Salut  a  Albani 123 

"  Mille- Fleurs  "  et  "  Sous  les  ormes  " 125 

In  Memoriam 129 

Elégie 133 

A  Mgr  Gravel 137 

A  ma  fille  Jeanne ■  •    141 

Toast  à  Mark  Twain 147 

A  M.  Alcide  Leroux •  •   . .   149 

A  une  jeune  fille 151 

A  M.  0.  Biou 153 

A  lady  Minto .      155 


324  TABLE  DES  MATIÈRES 

PAGES 

A  mon  filleul,  Louis  Bergevin 157 

Prends  garde  ! .  159 

Courage ..  161 

A  sir  James  M.  LeMoine 163 

Sous  une  feuille .. 165 

Pour  l'album  de  Mlle  M*". . .    . .  167 

Le  Saguenay . 169 

Comme  autrefois 171 

Le  souvenir . .    .  .    .  .  173 

Les  oiseaux  du  couvent . .    .  .    . .  175 

La  nuit 179 

Les  Plaines  d'Abraham 187 

The  cottage  where  we  met ■  189 

To  Mary 191 

Pique-nique  d'honneur  offert  à  M.  Alfred  Thibaudeau 193 

A  Honoré  Mercier .    .  ■  201 


^^5 


TABLE 

DB 

VERONICA 


5^ 


1 


TABLE  DES  MATIERES 


PAGES 

VERoacA ..   ..  211 

Préface. 

Pessoxnages . .    . .    . .    . .  213 

Acte  Pbemtrr . .   . .  215 

Acte  DEuxrÈiiE 241 

Acte  Troisième ..  265 

Acte  Qr ateième 287 

Acte  Cinquième 304 


PS  Fréchette,  Louis  Honore 

^^^1  Épaves  poétiques 

RA3A6 
1908 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 


UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY