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Full text of "Pensees; Maximes; Anecdotes; Dialogues. Précédés de l'histoire de Chamfort par P.-J. Stahl. Nouv. éd. revue et augmentée ... suivie des lettres de Mirabeau à Chamfort"

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''^.  K^ 


GHAMFORT 


PARIS.    —    IMPRIMERIE    DE    J.     CLAYE 
HOE     SAINT-BENOIT,     7 


COLLECTION  HETZEL 


CHAMFORT 


PENSEES  —  MAXIMES  —  ANECDOTES 
DIALOGUES 

PRÉCÉDÉS    DE    L'HISTOIRE    DE    CHAMFORT 


PAR  P.-J.  STAHL 


NOCV.EME     EDITION 

REVUE    ET    AUGMENTÉE,"  CONTENANT 

DES    PENSÉES    COMPLETEMENT    INEDITES     ET    SUIVIE 

DES    LETTRES     DE     MIRABEAl'    A     CHAMFORT 


PARIS 
MICHKL    LÉVV    FRÈRES,    ÉDITEURS 


BUB    VIVIBKKB,    2   BIS 


/  f  ^  rr' 


GHAMFORT 


CHAMFORÏ 


Do  la  situation  de  l'iiomme  de  lettre»  en  temps  de  révolution.  — 

Dlsgrûces  de  lu  notoridte.  —  De  la  nature  des  rapports  de»  écrivains 

et  des  grands  seigneurs  au  xviiie  sifccle.  —  pon  côté  de  ces  rapports. 

—  Hôle  politique  de  Chanifort  entre  les  partis  extrêmes. 

La  situation  do  riioniino  ((ui  est  né  avec  la  vocation  des 
lettres  est  dillicile  en  temps  de  révolution.  Outre  que  ces 
£,M'ands  mouvements  absorbent  à  leur  profit  tout  l'intérùt 
public,  ils  créent  à  l'écrivain  des  devoirs  et  lui  opposent 
des  obstacles  d'un  ordre  particulier. 

S'il  se  confine  dans  les  lettres,  s'il  oublie  d'être  de  son 
temps,  de  vivre  de  sa  vie,  de  soutTrir  et  de  palpiter  avec 
lui,  s'il  vient  à  bout  de  s'abstraire  dans  l'art  et  d'y  demeu- 
rer sans  être  atteint,  sans  être  touché  jamais  par  l'émotion 
publique,  on  lui  fait  un  reproche  mérité  de  cet  égoïsme. 
Les  cœurs  dévoués  que  la  lutte  entraîne  se  demandent 
avec  colère  ce  que  |ieut  être  celui  dont  la  respiration  est 
assez  froide  pour  lui  permettre  de  jouer  solitairement  de 
la  flûte  ou  du  flageolet  quand  lo  canon  gronde,  quand  le 
monde  est  en  feu,  quand  les  destinées  de  l'humanité  s'agi- 
tent :  et,  se  rappelant  que  les  grands  poètes  de  tous  les 


GHAMFORT. 


temps  ont  toujours  été  la  voix  môme  de  leur  époque,  que 
Dante,  Pétrarque  et  tant  d'autres  saignaient  quand  sai- 
gnait leur  pays,  ils  se  répondent  non  sans  raison  que  celui- 
là  ne  mérite  que  le  mépris,  et  n'est  point  un  véritable 
artiste  dont  l'heure  solennelle  des  révolutions  ne  passionne 
pas  la  chanson. 

Que  si,  au  contraire,  comprenant  que  la  fortune  de  son 
siècle  ne  doit  pas  s'accomplir  et  passer  devant  lui  comme 
devant  un  spectateur  indifférent,  l'homme  de  lettres  se 
met  à  marcher  avec  ou  contre  son  temps,  selon  que  sa 
conscience  lui  conseille  de  précipiter  ou  de  retarder  sa 
marche,  soyez  sûr  que,  si  généreusement  qu'il  se  jette 
dans  le  mouvement,  ce  mouvement  l'accueillera  avec  plus 
de  défiance  et  de  froideur  qu'aucun  autre. 

«  C'est  un  artiste,  —  se  diront  les  gens  qui  ont  la  pré- 
tention d'être  des  politiques  purs,  c'est-à-dire  de  n'être 
propres  à  rien  qu'à  s'occuper  des  afiaires  des  autres,  — 
prenons  garde  !  cet  homme  qui  sait  chanter  ne  prendra 
pas  nos  airs  tout  faits,  et -peut-être  va-t-il  avoir  la  préten- 
tion de  nous  faire  chanter  les  siens...  » 

Le  gros  public  dira  autre  chose  :  «  Quelle  bizarre  idée 
a  donc  passé  jiar  la  tête  de  M.  A***?  Comprend-on 
qu'un  homme  qui  a  fait  de  la  prose  et  des  vers  a\'ec  suc- 
cès, dont  les  drames  et  les  comédies  nous  ont  fait  tant 
pleurer  et  tant  rire,  dont  les  romans  sont  si  amusants  quand 
on  les  lit  au  coin  d'un  bon  feu,  fasse  la  folie  de  s'occuper 
des  affaires  de  l'État!  o  Et  chacun  de  dire  à  M.  A***  ce 
qu'on  disait  autrei'ois  à  M.  Galland  :  «  Racontez-nous 
plutôt  un  de  ces  contes  que  vous  racontez  si  bien.  » 

La  vérité  est  que,  pour  le  plus  grand  nombre,  l'homme 
de  lettres  est  resté  quelque  chose  comme  ce  qu'étaient  les 
trouvères  et  les  troubadours  de  l'ancien  temps,  c'est-à- 
dire  des  joueurs  de  cithole  ou  de  mandore,  des  ménétriers 


CHAMKOllT.  5 

bons  à  marquer  les  K'mps  des  divers  exercices  auxquels 
se  livrent  les  autres,  mais  peu  propres  ii  y  prendre  part. 

Je  ne  charge  guère  le  tiibleau,  si  je  le  charge. 

L'esprit  humaia  est  ainsi  fait  :  ceux  nu^mes  qui  trou- 
vent tout  naturel  qu'un  marcliatid  de  souliers  ou  de  can- 
nelle, quun  herboriste  ou  un  meunier,  (pi'un  fabricant 
(le  mérinos  ou  un  soldat  aspirent  à  conduire  et  à  éclai- 
rer leur  pays,  s'étonnent  ingénument  (pi'un  homme  de 
lettres,  dont  la  mission  est  d'étudier  et  de  connaître  les 
hommes,  ait  la  même  ambition  et  se  croie  les  mêmes 
devoii-s. 

A  (pii  la  faute? 

Esl-^e  celle  de  l'homme  de  lettres,  ou  celle  de  la  pro- 
fession ? 

La  faute,  selon  nous,  n'est  ni  à  l'un  ni  à  l'autre.  L'homme 
et  la  profession  en  valent  d'autres,  pour  le  moins;  et  je 
dirais  (pie  la  faute  en  est  au  public,  qui  préjuge  souvent 
au  lieu  déjuger,  s'il  n'était  convenu  que  le  public  n'a 
jamais  tort. 

Disons  donc  que  la  faute  lient  plutôt,  cependant,  à  la 
profession  qu'à  l'homme. 

Et  en  effet,  cette  noble  profession,  la  plus  belle,  la  plus 
périlleuse,  la  plus  grande  de  toutes,  pour  qui  sait  la  com- 
prendre et  l'honorer,  cette  profession  a  sur  toutes  les 
autres  un  grand  déstnantage. 

Sur  ce  tlu^àtre  qu'on  appelle  le  monde,  au  lieu  d't'^tre 
IHM'du  dans  la  foule  comme  le  spectateur,  et  de  pouvoir 
jouir  jamais  du  bénéfice  de  l'obscurité  et  de  l'impunité 
commode  de  l'incognito,  l'homme  de  lettivs,  pour  peu 
qu'il  existe,  est  en  vue  comme  un  acteur.  Qu'il  le  veuille 
ou  non,  il  est  en  scène,  il  a[)partient  à  la  vie  pul^lique,  il 
n'y  a  jwint  pour  lui  de  vie  privée,  il  a  toutes  les  disgrâces 
de  la  notoriété.  Il  n'a  aucun  des  avantages  de  l'anonvme, 


I 


GHAÎUFORT. 


aucun  des  privilèges,  aucun  des  mérites  du  silence.  S'il  a 
commis  une  faute,  s'il  a  émis  une  erreur,  s'il  a  fait  une 
sottise,  ou,  ce  qui  pis  est,  s'il  l'a  dite,  s'il  l'a  écrite,  —  et, 
étant  homme,  tout  cela  a  dû  lui  arriver,  —  chacun  connaît 
cette  sottise,  les  échos  la  répètent,  la  publicité  s'en  empare, 
elle  est  imprimée,  elle  reste.  Une  sottise  imprimée  n'a 
jamais  été  perdue. 

Cependant,  le  négociant,  le  rentier,  plus  heureux,  peut 
pécher  à  son  aise;  s'il  a  un  défaut,  s'il  en  a  mille,  s'il  est 
un  triple  sot,  le  monde  l'ignore,  bénéfice  énorme,  dont 
naturellement  il  abuse!  Il  peut  être  tout  ce  qu'il  veut, 
môme  un  homme  d'esprit  s'il  est  discret,  et  sait  le  cacher 
dans  son  monde.  On  le  lui  pardonnera  comme  une^uper- 
fluité  peu  coûteuse.  Aucun  parti  pris  fâcheux  ne  le  sépare 
de  ses  destinées;  et,  le  jour  où,  sa  fortune  étant  faite, 
il  sent  que  la  politique  le  réclame,  tous  les  préjugés  sont 
pour  lui.  Il  a,  d'ailleurs,  en  sa  faveur  un  capital  acquis, 
que  n'a  pas  d'ordinaire  l'homme  de  lettres,  qui  ne  peut 
avoir  que  l'indépendance  de  l'esprit.  Il  a  la  plus  pré- 
cieuse des  indépendances,  celle  qui  fait  croire  à  toutes 
les  autres,  l'indépendance  d'argent.  Indépendance  men- 
teuse bien  souvent!  Le  riche  ne  dépend-il  pas  de  ses 
écus,  si  le  pauvre  dépend  de  sa  pauvreté?  et  qui  pourrait 
dire  quel  est  le  plus  esclave  des  deux?  et  où  sont  les  pires 
préjugés,  de  ceux  de  l'homme  riche  et  de  ceux  de  l'homme 
qui  ne  l'est  pas  ? 

Dans  l'ancienne  société,  dans  celle  où  Chamfort  est  né, 
où  il  a  vécu  d'abord,  et  qu'il  a  vue  et  aidée  à  mourir  en 
partie,  la  situation  de  l'homme  de  lettres  était  pire,  re- 
connaissons-le, qu'elle  ne  l'est  de  nos  jours;  et  quand  on 
pense  que  ce  sont  les  lettres,  à  cette  époque  surtout  dépen- 
dantes, la  société  d'alors  n'ayant  pas  même  admis  que 
leur  travail  pût  constituer  une  propriété ,  les  lettres  qui 


CHA.MFORT. 


vivaient  do  bo«  vouloir  de  quelques  grands  seigneurs,  dû 
bon  plaisir  dos  rois,  je  dis  les  lettres  les  plus  iiaules, 
<iuand  on  pense,  dis-je,  que  ce  sont  ces  servantes,  ces 
mercenaires  sublimes  qui  ont  affranchi  le  monde  et  tiré 
des  entrailles  mêmes  de  leur  servitude  la  liberté  de  la 
pensée,  on  est  obligé  de  reconnaître  que  la  plume  est 
pourtant  une  arme  gloricasc  et  puissante  entre  toutes. 

Hélas!  elles  ont  tout  affranchi,  hormis  elles-mêmes.  Ce 
qu'on  opprime  a\ant  tout  aux  heures  mauvaises,  ce  sont 
ces  lettres,  le  salut  de  l'humanité. 

Dans  nos  sociétés  fondées  sur  la  propriété,  pour  ne  i^ar- 
1er  que  d'une  des  iniquités  que  subissent  les  lettres,  on 
n'a  point  voulu  admettre  encore  que  la  propriété  litté- 
raire fût  une  véritable  propriété  ^. 

On  a  eu  raison  peut-être.  A  notre  époque  où  l'argent 
c'est  souvent  le  jwuvoir,  et  presque  la  noblesse,  convien- 
drait-il que  le  banquier  opulent  fût  pauvre  à  côté  du  des- 
cendant de  Molière,  de  Corneille,  de  Racine,  et  que  la 
I)ropriété  des  Contes  de  fées  de  Perrault  rapportât  plus  à 
ses  possesseurs  que  telle  usine  célèbre? 

Chamfort  est  né  dans  un  temps  où  l'homme  qui  naissait 
avec  du  talent  devait  reconnaître  avant  tout  qu'il  ne  pou- 
vait donner  carrière  à  ce  talent  que  s'il  parvenait  à  lui 
trouver  un  protecteur. 

On  a  fait  un  reproche  à  Chamfort  de  cette  nécessité  du 
temps,  qu'il  subit  comme  les  plus  fiers.  Ce  reproche  est 
un  non-sens  à  son  adresse,  aussi  bien  qu'à  l'adresse  de 
presque  tous  les  autres,  et  j'imagine  que  les  écrivains 

1.  11  y  a  un  moyen  pratique  d'une  grande  slmpUcitt!  pour  assurer  îi 
l'homme  de  lettres  pendant  sa  rie,  ou  h  ses  ht^rlticrs  aprbs  sa  mort,  le 
fruit,  la  proprl(iti5  matcricllc  de  ses  œuvres,  tout  en  garantissant  h  la 
■sociott'  le  droit  de  propriété  morale  qu'elle  a  le  de%'oir  de  garder  sur 
toute  œuvre  qui  a  vu  le  jour.  (Voir  la  brochure  intitulée  :  /je  doinai»e 
public  payant,  publiée  par  Hetzel,  à  Bruxelles.) 


CHAMFORT. 


qui,  plus  à  i'aise  dans  notre  société  moderne,  font  cette 
critique  saugrenue  de  nos  aïeux  littéraires,  n'eussent  pas 
agi  autrement  qu'eux,  s'ils  avaient  été  leurs  contempo- 
rains. Je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  jugent  dé|)lorable  l'ami- 
tié de  Voltaire  et  du  grand  Frédéric,  pour  ne  parler  que 
de  celle-là;  je  ne  vois  pas  en  quoi  la  liberté  d'esprit  de 
ce  grand  homme  a  été  gênée  sur  les  marches  de  ce  trône, 
et  je  vois  qu'au  contraire  la  place  était  bonne  en  ce  temps- 
là  pour  imposer  au  monde  le  respect  des  idées  nouvelles. 
S'il  est  facile  de  condamner  ainsi  le  passé,  avec  les  armes 
qu'il  nous  a  mises  à  la  main,  il  n'est  pas  généreux  d'ou- 
blier que  ces  armes,  sa  conquête,  sont  le  gain  de  ses  la- 
beurs obstinés.  Si  nos  grands-pères,  refusant  les  pensions 
de  quelques  grands  seigneurs,  avaient  trouvé  plus  digne 
de  faire  la  corvée  que  d'écrire  dans  ces  conditions  d'ap- 
parente servitude,  il  est  à  croire,  d'une  part,  que  la  no- 
blesse, qui  les  payait  pour  être  éclairée  et  qui  échangeait 
son  argent  contre  leurs  lumières,  fût  restée  dans  ses  ténè- 
bres, et,  de  l'autre,  que  bon  nombre  de  ceux  à  qui  je 
réponds  ne  sauraient  pas  l'orthographe. 

Quand  l'heure  d'une  révolution  a  sonné,  quand  ponr 
une  société  partagée  en  deux  camps  le  moment  suprême 
de  la  lutte  est  venu,  c'en  est  fait  du  parti  de  l'avenir, 
s'il  ne  voit  que  des  ennemis  dans  le  camp  du  passé.  Il 
triom[)hera  peut-être  dans  un  jour  de  surprise  ou  de  vio- 
lence, mais  son  triomphe  sera  éphémère. 

On  ne  fonde  rien  dans  l'ordre  des  faits ,  comme  dans 
l'ordre  des  idées,  sans  le  consentement  de  ceux  mêmes 
qu'on  a  contre  soi.  Il  ne  suffit  pas  de  vaincre  l'ennemi, 
si  l'on  ne  doit  pas  parvenir  en  outre  à  le  convaincre.  La 
vraie  conquête  de  l'avenir,  c'est,  en  même  temps  que  la 
soumission  des  adhérents  du  passé,  leur  con\ersioii,  leur 
conviction  changée. 


GflAMFORT 


Nos  JMTOS  l'avaient  a(lniir;il)l(Mm'nt  coiiipris,  cl  il  a  pout- 
ôlre  été  providentiel  (pie  philosophes  et  écrivains  fussent, 
avant  89,  les  commensaux  nécessaires  des  nobles  et  des 
grands  sei^rneurs.  C'est  ainsi,  en  effet,  qu'ils  trouvèrent 
de  j!;cncrcu\,  d'indispensables  com|)lices  dans  les  rangs 
nn'^mes  de  cette  noblesse  (jui  semblait  avoir  tout  à  perdre 
dans  une  transformai  ion  sociale. 

Cette  cohal)itation  obligée  des  privilégiés  de  l'esprit  et 
des  privilégiés  de  la  naissance  eut  encore  un  autre  résul- 
tat..On  vit  que,  dans  les  deux  camps,  on  pouvait  valoir 
queUpie  chose,  et,  si  le  combat  ne  put  être  évité,  si  la 
lutte  cependant  fut  terrible,  il  y  eut,  à  l'honneur  de  l'hu- 
manité, des  protestations  contre  ce  ([u'elle  eut  d'excessif. 
Quelques  hommes  (courageux  se  j(Hèrent  comme  un  pont 
d'une  rive  à  l'autre,  essayant  do  les  tenir  unies,  et  si, 
emportés  par  le  torrent,  ils  disparurent  victimes  de  leurs 
courageux  ell'orts,  la  double  le(.'on  de  leur  vie  et  de  leur 
mort  ne  doit  pas  être  |)ordue  ce])endant  |)our  l'aNcnir. 

Chamfort  a  été  un  de  ces  hommes.  Ami  sincère,  ami 
ardent  et  convaincu  de  la  Révolution,  il  se  mit  résolu- 
ment à  son  service  et  lui  siicrifia  tout,  hormis  pourtant  la 
liljprté  de  son  esprit  et  de  sa  parole. 

Cotte  restriction  ne  fut  pas  du  goût  d'une  époque  qui, 
ayant  tout  à  ronvei^ser,  ne  pouvait  pas  fonder  la  liberté 
par  la  liberté  même  et  qui  croyait  avoir  le  droit  de  de- 
mander à  ses  amis  tous  les  genres  d'abdiciition.  On  oublia 
les  services  de  Chamfort  dès  qu'on  vit  qu'il  prétendait 
les  raisonner.  La  doctrine  de  l'obéissance  |)assive  n'est 
pas  une  découverte  moderne;  elle  a  été  de  tout  temps  à 
l'usage  des  pouvoirs  contestés  et  des  partis  extrêmes. 

C'est  i)eut-être  uue  question,  au  point  de  vue  pratique, 
de  savoir  si,  alors  que  deux  armées  sont  aux  mains,  il  y 
a  opportunité  à  se  jeter  au  milieu  de  la  mêlée  pour  re- 

I. 


CHAMFORT. 


commander  la  mesure  au  parti  qui  va  triompher  ou  pour 
arrêter  des  représailles  qui,  peu  utiles  dans  le  présent, 
restent  toujours  à  la  charge  de  l'avenir  ;  ce  n'en  est  pas 
une  au  point  de  vue  de  la  morale. 

Ce  rôle  de  modérateur,  un  peu  prématuré,  j'y  consens, 
mais  intrépide,  fut  celui  de  Chamfort.  La  preuve  que  la 
violence  est  la  pente  des  esprits  faibles,  c'est  que,  dans 
les  cataclysmes  politiques,  les  défaillances  éclatent  plus 
particulièrement  aux  extrémités  des  opinions  que  dans 
leur  milieu.  Chamfort  devait  prouver,  contrairement  à 
l'opinion  des  multitudes,  que  le  besoin  de  modération 
dans  la  victoire  est  un  gage  de  fermeté  et  de  constance 
dans  la  défaite.  Dans  sa  hâte  du  bien,  il  crut  que  le  fleuve 
débordé  des  idées  nouvelles,  après  avoir  emporté  les 
choses,  pouvait  et  devait  négliger  les  hommes.  Il  pensa 
qu'après  cette  grande  inondation  nécessaire,  son  cours 
allait  pouvoir  devenir  bientôt  régulier  et  que  ses  eaux 
devaient  être  promptement  navigables.  Il  paya  du  sacri- 
fice volontaire  de  sa  vie  cette  belle  illusion  et  refusa  hé- 
roïquement de  lui  survivre. 

Comme  tous  ceux  qui  ne  servent  pas  aveuglément  un 
parti  et  qui,  au  lieu  de  le  mener,  se  donnent  la  miss^n 
purement  platonique  de  le  conseiller  ou  de  le  critiquer, 
Chamfort  a  dû  être  et  a  été,  à  un  moment  donné,  calomnié 
par  tous. 

Il  y  a,  dans  toutes  les  révolutions,  des  gens  excessifs. 
Malheureusement,  il  semble  que,  dans  toutes  les  révolu- 
tions aussi,  ces  gens-là  doivent  fatalement  avoir  leur 
heure.  La  chimère  des  partis  extrêmes  étant  de  posséder 
des  remèdes  à  tous  les  maux,  les  nations,  non  moins 
crédules  que  certains  malades  qui,-  lorsque  le  danger 
augmente,  s'adressent  à  des  empiriques;  les  nations,  im- 
patientes des  lenteurs  des  traitements  réguliers,  s'aban- 


CBAMFOHT. 


Oonnoiit  (iuol(iiioiois  à  eux.  Mallieur  alors  à  qui  ne  pro- 
claiiio  i)as  la  loutc-puissanco  do  hnirs  panacées  ! 

Cliamforl,  esprit  positif,  esprit  clair  s'il  en  fut,  devait 
être  de  ces  derniers.  Il  s'en  expliqua  nettement,  et,  comme 
chacun  de  ses  mots  portait  coup,  on  le  jeta  aux  Madelon- 
nettes  pour  le  réduire  au  silence. 

Il  va  sans  dire  (pie,  d'un  autre  côté,  les  fanatiques  du 
passé,  peu  touchés  par  sa  sagesse,  qu'ils  savaient  inca- 
pable d'un  retour  vers  eux,  furent  implacables,  eux  aussi, 
et  se  gardèrent  bien  do  lui  pardonner  le  concours  éner- 
gique qu'il  avait  donné  et  qu'il  entendait  donner,  par  sa 
résistance  mémo  à  ses  excès,  à  la  grande  cause  delà 
Révolution. 

Elle  est  si  près  de  nous  encore ,  la  Révolution,  quoi 
qu'on  ait  fait  pour  l'éloigner;  il  est  si  clair  qu'elle  est  en 
jiermanence,  assise  sur  les  ruines  du  passé  et  se  riant  des 
efforts  tentés  pour  relever  ces  ruines,  que  le  jour  de 
l'équité  n'est  encore  venu  ni  pour  elle,  ni  pour  ceux  qui 
l'ont  servie.  Aussi  Chamfort  a-t-il,  même  de  nos  joui*s, 
contre  lui  tous  les  ennemis  de  cette  Révolution,  qui 
savent  bien,  eux,  où  sont  ses  vrais  amis,  et  cette  fraction 
de  l'opinion  révolutionnaire  qui  se  proclame  naïvement 
avancée,  parce  que,  pour  être  plus  sûre  sans  doute  de  ne 
jamais  atteindre  le  but,  elle  a  grand  soin  de  donner  à 
penser  qu'elle  le  dépassera. 


ÇHAMFORT. 


II 


Biographie  de  Cliamfort.  —  Sa  naissance.  —  Sa  jeunesse.  —  Ses 
succès  au  coUe'ge  —  Kôponse  de  Cliamfort  au  principal  des  Grassins. 
—  Ses  de'buts  littéraires.  —  Portrait  de  Chamfort  par  Sélis.  — 
Cliamfort  fait  les  sermons  d'un  jeune  abbé.  —  Il  devient  rédacteur 
du  Journal  encyclopédique.  —  Ses  succès  académiques  et  ses 
succès  dans  le  monde.  —  Jugement  de  Voltaire  sur  Chamfort.  — 
Critiques  de  Grimm  et  de  Diderot.  —  Opinion  de  la  princesse  de 
Craon.  —  Lettre  de  mademoiselle  de  L'Espinassc.  —  Fragment  de 
correspondance  de  Chamfort. 


Sébastien-Roch-Nicolas  Chamfort  est  né  en  1 74 1 ,  dans 
les  environs  de  Clermont  en  Auvergne. 

Sa  mère,  qui  était  jolie  et  d'honorable  condition,  mais 
pauvre,  remplissait  dans  une  riche  et  noble  famille  du  pays 
le  modeste  emjjloi  de  dame,  disons  le  mot,  de  demoiselle 
de  compagnie. 

Elle  perdit  cet  emploi,  son  unique  ressource,  aussitôt 
qu'on  s'aperçut  qu'elle  allait  devenir  mère. 

La  malheureuse  femme,  quand  vint  au  monde  l'enfant 
dont  la  naissance  lui  coûtait  si  cher,  n'eut  pas  même  la 
consolation  de  pouvoir  placer  le  nouveau-né  dans  les  bras 
de  son  père. 

Le  nom  du  père  de  Chamfort  est  demeuré  inconnu.  On 
présumé,  cependant,  que  ce  fut  un  des  membres  mêmes 
de  la  famille  qui  congédia  la  mère  dès  que  sa  foute  dev  int 
visible.  Pas  un  mot,  dans  tout  ce  qui  est  resté  de  Cham- 
fort, ne  fait  allusion  à  ce  mystère,  à  cette  douleur  de  sa 
naissance.  Il  est  à  croire  que,  s'il  reçut  jamais  \ei  confi- 
dences de  sa  mère  à  ce  sujet,  il  dédaigna  comme  elle  de 
faire  un  pas  vers  l'homme  qui  avait  décliné  à  son  égard 


CHAMKORT.  13 


les  devoirs  de  la  patornitc',  et  ([uo,  jiiir  iino  délicatesse 
louable ,  il  iviileiina  |iieusemcnt  dans  son  ùme  ce  que 
dut  avoir  de  cruel  jwur  son  cœur  lo  mallieur  de  son 
orif^ine. 

Tout  son  amour  se  concentra  sur  sa  mère,  qu'il  consola 
bientôt  ii  force  de  dévouement  et  de  tendn^sse. 

Un  crili{|iie  distini^ué,  qui  ne  y<Ue  pas  les  fif^ures  qui 
ont  touché  à  la  Hévolution  et  qui  a  été  dur  pour  Chamfort 
principalement,  lui  donne  ce  témoignage  qu'il  fut  bon 
fils,  et  que,  jusqu'à  quatre-vingt-cinq  ans  que  vécut  sa 
Jiière,  elle  trouva  en  lui  un  coeur  tendre,  dévoué  et  tou- 
joui-s  respectueux,  encore  bien  qu'elle  fût  à  cet  i\ge  aussi 
vive  et  aussi  impatiente  ((u'il  pouvait  l'être  lui-même. 

Ce  serait  offenser  la  mémoire  de  Cluimfort  que  de  lui 
faire  un  mérite  d'un  sentiment  si  naturel.  Mais  il  faut 
reconnaître,  cependant,  qu'il  y  a  des  positions  qui  ne  sont 
pas  faites  pour  adoucir  les  caractères,  et  qui  peuvent 
assombrir  l'esprit  le  mieux  trempé.  La  position  do  Cham- 
fort à  son  entrée  dans  la  vie  était  de  celles-là,  et  les  cri- 
tiques qui  lui  ont  reproché  sa  misanthropie  n'auraient  pas 
dû  oublitH"  qu'elle  avait  à  la  fois  sa  raison  et  son  excuse. 

Chamfort  ne  porta  pendant  longtemps  que  le  nom  de 
Nicolas.  Dès  l'enfance,  il  annonçait  des  dispositions  bril- 
lantes. Ces  dis|)ositions  valurent  à  sa  mère  l'offre  d'une 
dend-bourse  au  collège  des  Grassins.  Ce  collège ,  ainsi 
que  cela  se  pratique  encore  de  nos  jours,  avait  en  pro- 
vince des  corre.sjjondants  dont  la  mission  était  de  recruter 
à  son  [yrofit  les  enfants  qui  [Mjuvaient  plus  tard  lui  faire 
honneur. 

Les  progrès  de  Chamfort  furent  rapides.  Il  obtint,  en 
rhétorique,  tous  les  prix  au  grand  concoui-s,  hormis  pour- 
tant le  prix  de  poésie  latine.  Ce  succès,  si  grand  qu'il 
fût,  ne  fit  que  mettre  ses  maîtres  en  appétit.  Ils  trouvé- 


CIIAMFORT. 


rent  qu'il  ne  suffisait  pas  à  l'acquitter  envers  le  collège, 
«  et,  dit  M.  Arsène  Houssaye,  un  des  biographes  de 
Chamfort,  on  lui  signifia  que,  s'il  ne  voulait  pas,  l'année 
suivante,  doubler  sa  rhétorique  afin  d'obtenir  tous  les  prix, 
il  fallait  renoncer  à  sa  bourse,  son  seul  bien.  Il  se  résigna 
en  pensant  à  sa  mère.  A  la  seconde  tentative,  il  remporta 
les  cinq  prix.  » 

«  L'an  passé,  dit-il,  je  manquai  le  prix  des  vers  la- 
tins, parce  que  j'avais  imité  Virgile.  Je  l'ai  remporté  cette 
année,  parce  que  j'ai  imité  Buchanan.  »  Il  paraît  qu'il  y 
avait  dans  sa  composition  une  certaine  description  du 
canon  et  de  la  canonnade  qui  ravit  d'aise  ses  juges  et  en- 
leva tous  les  suffrages,  à  l'exception  du  sien. 

Ces  succès  le  désignèrent  dès  lors  à  l'attention  des  gens 
de  lettres  et  des  gens  du  monde.  Ils  eurent,  en  outre , 
pour  effet  de  déterminer  son  goût  pour  la  littérature. 

Le  principal  des  Grassins,  désirant  faire  tourner  au 
profit  de  la  religion  les  brillantes  facultés  de  son  élève, 
lui  promit,  s'il  voulait  se  faire  abbé,  une  abbaye;  mais 
Chamfort  refusa.  «  Je  ne  serai  jamais  prêtre,  dit-il  ;  c'est 
un  costume  et  non  un  état.  » 

Ce  fut  à  cette  époque  qu'il  se  baptisa  du  nom  de  Cham- 
fort. Il  fallait  vivre  et  faire  vivre  sa  mère.  Pour  y  par- 
venir, il  entreprit  de  faire  des  éducations  ;  mais  ces  posi- 
tions dépendantes  étaient  incompatibles  avec  son  caractère 
et  sa  nature.  Il  avait,  à  ses  débuts,  dit  un  de  ses  cama- 
rades, Sélis,  traducteur  de  Perse,  la  figure  la  plus  char- 
mante. Enfant  de  l'amour,  beau  comme  lui,  plein  de  feu 
et  de  gaieté,  impétueux  et  malin,  studieux  et  espiègle,  sa 
bonne  mine  lui  valait  des  succès  qui,  pour  me  servir  de 
l'expression  pudique  de  M.  Sainte-Beuve,  «  dérangeaient 
le  bon  ordre  domestique.  »  Après  la  seconde  épreuve,  il 
vit  bien  qu'il  fallait  songer  à  autre  chose.  Le  hasard  lui 


GHAMFORT.  18 


apporta  alors  une  ressource  assez  originale.  Un  jeune 
prédiciteur  de  ses  amis  se  trouvait  fort  ompôché  d'avoir 
à  (lébitor  un  sermon  par  semaine  ii  la  cour.  Comme  l'abbe 
avait  plus  d'ari^ont  et  de  mémoire  que  d'inspiration,  il 
fut  coiwenu  que  Cliamfort  serait  son  pourvoyeur,  c'est- 
à-dire  (pi'il  fer.iit  ses  sermons  pour  lui.  Je  ne  sais  pas  si 
les  sermons  fabriqués  à  cette  occasion  parCliamfort  furent 
tous  bons;  toujours  est-il  qu'ils  n'étaient  pas  chers. 
-  Cet  échange  de  l)ons  ofTices  dura  entre  les  deux  amis 
pendant  près  d'une  année.  A  un  louis  pièce,  c'était  tout 
ce  qu'il  fallait  à  Chamfort  et  à  sa  mère  pour  ne  pas  mourir 
de  faim. 

Cette  fabrication  considérable  do  sermons  anonymes 
une  fois  terminée,  Chamfort  eut  besoin  de  distraction.  Il 
se  laissa  enlever  par  un  riche  Liéj^oois  qui  croyait  aimer 
les  lettres,  et  qui  l'emmena  a\ec  lui  en  qualité  de  secré- 
taire. «  Vie  errante  est  chose  enivrante,  »  a  clit  un  de 
nos  poètes.  Chamfort  avait  eu  cette  illusion  au  départ;  il 
fut  bientôt  désabusé  et  de  son  Liégeois  et  des  voyages , 
et  ne  rapporta  de  Cologne  et  de  Spa  que  de  l'ennui  et  la 
pauvreté. 

Après  ces  diverses  tentatives,  Chamfort  se  recueillit. 

«  Il  comprit,  dit  M.  Tissot,  que  l'illustration  était  la 
seule  chose  qui  pût  efliicer  le  malheur  de  sa  naissance  et 
lui  donner  dans  la  société  la  place  que  les  préjugés  lui 
refusaient.  Il  se  précipita  donc  avec  ardeur  dans  la  car- 
rière littéraire.  » 

Il  se  fit  attacher  à  la  rédaction  du  Journal  ennjchpé- 
dique;  il  participa  à  la  rédaction  du  Vocabulaire  français, 
et  vécut  pendant  deux  ans  du  produit  de  divers  travaux 
littéraires. 

Tout  ce  qui  débutait  dans  les  lettres  concourait  alors 
pour  les  prix  de  l'Académie  française. 


16  CHAMFORT. 


Si  aujourd'hui  la  compétition  de  ces  prix  est  le  plus 
souvent  aljandonnée  à  des  médiocrités  exercées  au  genre 
de  travail  particulier  qui  conduit  aux  succès  académi- 
ques ,  cela  tient  surtout  à  ce  que  l'Académie,  en  impo- 
sant aux  concurrents  des  sujets  déterminés,  comme  un 
pédant  à  son  élève,  renonce  par  cela  même  à  obtenir 
jamais  des  travaux  originaux,  et  se  condamne  à  ne  rece- 
voir que  des  amplifications  d'écolier.  Si  elle  eût  laissé 
libre  carrière  aux  écrivains,  en  se  contentant  de  couron- 
ner les  meilleurs  ouvrages  éclos  spontanément  de  leur 
cerveau,  en  dehors  de  tout  programme,  elle  eût, été  utile 
peut-être  et  n'eût  pas  été  réduite,  dès  lors,  pour  avoir 
de  l'importance,  il  tâcher  d'être  un  corps  politique. 

Chamfort  était  de  cet  avis.  Mais  l'usage  était  inflexible. 
Il  concourut.  Le  prix  de  poésie,  remporté,  en  1764,  par 
son  Épitre  d'un  père  à  son  fds,  sur  la  naissance  d'un  petit- 
fils,  et  le  succès  de  sa  comédie  la  Jeune  Indienne,  le  mirent 
en  évidence. 

Le  Marchand  de  Smijrne ,  petite  pièce  qu'il  fit  repré- 
senter li  quelque  temps  de  là,  et  qui  est  restée  au  réper- 
toire du  Théâtre-Français,  ajouta  encore  à  sa  réputation 
naissante. 

Il  est  curieux  de  voir  quelle  réception  firent  à  ce  jeune 
et  beau  débutant,  à  son  entrée  dans  la  république  des 
lettres,  les  citoyens  de  cette  république  que  la  nature  de 
leur  esprit  portait  plus  particulièrement  à  la  critique. 

Voltaire,  remarquant  ses  débuts,  dit  :  «  Voilà  un  jeune 
homme  qui  écrira  comme  on  faisait  il  y  a  cent  ans.  » 

Voltaire,  sans  doute,  avait  vu  autre  chose  de  lui  que 
ses  vers.  En  efTet,  Chamfort,  prosateur  excellent,  n'a  rien 
laissé  en  vers  qui  justifie  cette  grande  opinion.  Il  faut 
dire  que  sa  génération  n'était  pas  plus  forte  que  lui  en 
fait  de  poésie,  et  qu'il  fut  encore  un  des  meilleurs  parmi 


cil  A  M  KO  UT. 


les  poëtés  d'un  temps  qui  n'en  eut  guère  que  de  mé^ 

diocros. 

Apic?  ce  ju^'cmont  do  Voltaiiv.  nous  placerons  celui 
que  Griinm,  {[u\  n'avait  pas  rindulf^cntc  impartialité  du 
génie,  porUi,  de  son  côté,  sur  ce  nouveau  venu. 

Il  va  sans  dire  qu'obligé  d'enregistrer  le  succès,  il  s'ef- 
força d'y  niélor  des  épines. 

«  M.  (le  (-liiin)iorl  est  jeune,  d'une, jolie  figure,  ayant 
l'élégance  recherchée  de  son  ;^ge  et  de  son  métier.  Je  ne 
le  connais  pas  dailleui-s;  mais,  s'il  fidiait  deviner  son 
caractère  d'après  sa  petite  comédie,  je  parierais  qu'il  est 
j)etit-maîtrc,  bon  enliinl  au  fond,  mais  vain,  jwtri  de 
petits  airs,  de  petites  manières,  ignorant  et  confiant  à 
proportion  ;  en  un  mot,  de  cette  pâte  mêlée  dont  il  ré- 
sulte des  enfants  de  vingt  à  vingt-<'inq  ans,  assez  déplai- 
sants, mais  qui  mûrissent  cependant,  et  deviennent,  à 
l'âge  de  tiente  à  quarante  ans,  des  hommes  de  mérite. 
S'il  ne  ressemble  pas  à  ce  portrait,  je  lui  demande  par- 
don ;  mais  j'ai  vu  tous  ces  traits  dans  son  Marchand  de 
Smyrne.  Pour  du  talent,  du  vrai  talent,  je  crains  qu'il 
n'en  ait  pas;  du  moins,  son  Marchand  naimonce  rien  du 
tout,  et  ne  tient  pas  plus  que  la  Jeune  Indienne  ne  promet- 
tait autrefois.  » 

Ce  jugement  n'est,  du  reste,  que  la  paraphrase  de  celui 
de  son  ami  Diderot.  L'esprit  de  Chamfort  n'est  jws  de 
ceux  que  la  bienveillance  de  ses  rivaux  doit  tout  d'abord 
accueillir.  Vif,  emporté,  agressif,  il  avait  pour  ennemis 
naturels  tous  ceux  qui  craignaient  de  ne  l'avoir  pas  pour 
ami.  Quant  à  ce  qui  est  de  la  fatuité  que  l'un  lui  sup- 
pose, et  que  l'autre,  plus  libéral,  lui  accorde  tout  d'abord, 
on  s'oxpli(jue  ce  i"eproche.  C'était  l'accusiUion  nécessaire 
contre  les  succès  de  Ihomme  et  de  sa  jolie  figure,  plutôt  que 
contre  ceux  de  l'écrivain.  «  M.  Chamfort,  disait  Diderot, 


CHAMFORT. 


est  un  jeune  poëte  d'une  figure  très-aimable  (encore  la 
figure),  avec  assez  de  talent,  les  plus  belles  apparences 
de  modestie ,  et  la  suffisance  la  mieux  conditionnée. 
C'est  un  petit  ballon  dont  une  piqûre  d'épingle  fait  sortir 
un  vent  violent.  » 

En  dépit  des  critiques,  ou  à  cause  des  critiques  mêmes 
dont  le  public  a  quelquefois  l'esprit  de  ne  prendre  que 
ce  qui  lui  convient,  ces  divers  triomphes  firent  recher- 
cher Chamfort.  Sa  belle  mine  et  l'attrait  prestigieux  de  sa 
conversation,  féconde  en  saillies,  le  mirent  bientôt  tout  à 
fait  à  la  mode. 

L'amour  avait  ses  libertés  dans  ce  temps-là.  Ce  n'était 
pas  le  dieu  sévère  et  un  peu  morose  qu'on  a  essayé  d'en 
faire  de  nos  jours.  Il  paraît  que  les  grandes  dames  d'alors 
avaient  du  goût  pour  les  lettres  et  pour  les  littérateurs. 
Elles  absorbaient  les  loisirs  du  jeune  lauréat.  L'une  d'elles, 
madame  la  princesse  de  Craon,  résumait  ainsi,  pour  l'édi- 
fication d'une  de  ses  amies,  en  quelques  mots  assez  nets,  la 
nature  des  qualités  de  Chamfort  et  l'étendue  de  ses  succès  : 
«Vous  ne  voyez  en  lui  qu'un  Adonis,  et  c'est  un  Hercule.  » 
«  Il  paraît,  dit  à  cette  occasion  M.  Houssaye,  à  qui  nous 
empruntons  volontiers  quelques  détails  sur  cette  phase 
de  la  vie  de  Chamfort,  il  paraît  que  Hercule-Chamfort  fut 
soumis  à  de  trop  rudes  travaux ,  comme  son  ancien  ;  car, 
au  bout  de  quelques  années,  nous  le  trouvons,  pour  ses 
péchés,  aux  eaux  de  Spa  et  aux  eaux  de  Baréges,  partout 
où  Cupidon  s'était  mis  au  régime  et  buvait  de  l'eau.  » 

Il  revint  à  Paris,  résolu  à  faire  pénitence.  «  En  effet, 
ajoute  l'historien  du  il"""  fauteuil  de  l'Académie,  il  con- 
courut une  seconde  fois  pour  un  prix  académique;  mais, 
moins  heureux  qu'à  la  première,  il  n'obtint  pas  même  une 
mention.  Son  discours  en  vers,  intitulé  l'Homme  de  lettres, 
fut  battu  par  le  Poêle  de  La  Harpe. 


GHAMFORT. 


Qui  connaît  le  Poète  de  La  Harpe  aujourd'hui?  L'Homme 
de  lettres  de  Chamfort  n'est  oerlos  \)i\A  plus  ignoré!  La 
gloire  académique  est-elle  donc,  elle  aussi,  une  vanité? 

Mademoiselle  de  L'Espinassc  écrivait,  après  le  retour  do 
Chamfort  (octobre  1773)  :  «  M.  de  Chamfort  est  arrivé;  je 
l'ai  vu,  et  nous  lirons  ces  jours-ci  son  Hlarje  de  Im  Fontaine. 
Il  revient  des  eaux  en  bonne  santé;  beaucoup  plus  riche 
de  gloire  et  de  richesse,  et  en  fonds  de  quatre  amies  qui 
l'aiment,  chacune  d'elles,  comme  quatre  :  ce  sont  mes- 
dames de  Grammont,  de  Rancé,  d'Amblimont,  et  la  com- 
tesse de  Choiseul.  Cet  assortiment  est  presque  aussi 
bigarré  que  l'habit  d'Arlequin;  mais  cela  n'en  est  que 
plus  piquant,  plus  agréable  et  plus  charmant.  Aussi,  je 
vous  réponds  que  M.  de  Chamfort  est  un  jeune  homme 
bien  content,  et  il  fait  bien  «h»  son  mioiiv  pour  être  mo- 
deste. » 

C'est  après  avoir  fait  ce  voyage  qui  eut  une  heureuse 
influence  sur  Chamfort,  ([u'il  écrivit  à  un  de  ses  amis  : 

«  J'ai  toute  sorte  de  raisons  d'être  enchanté  de  mon 
voyage  de  Baréges,  Il  semble  qu'il  de\ait  être  la  fin  de 
toutes  les  contradictions  que  j'ai  éprouvées,  et  que  toutes 
les  circonstances  se  sont  réunies  pour  dissiper  ce  fonds 
de  mélancolie  qui  se  rej^-oduisait  trop  souvent.  Le  retour 
de  ma  santé,  les  bontés  que  j'ai  éprouvées  de  tout  le 
monde,  le  bonlieur  si  indépendant  du  mérite,  mais  si  com- 
mode et  si  doux,  d'inspirer  de  l'intérêt  à  tous  ceux  dont 
je  me  suis  occupé;  quelques  avantages  réels  et  positifs; 
les  espérances  les  mieux  fondées  et  les  plus  avouées  par 
la  raison  la  plus  sévère;  le  bonheur  public  (Turgot  était 
ministre)  et  celui  de  quehpies  personnes  à  qui  je  ne  suis 
pas  inconnu  ni  indifférent  :  lesou\enir  tendre  de  mes  an- 
ciens amis;  le  charme  d'une  amitié  nouvelle,  mais  solide, 
avec  un  des  hommes  les  plus  vertueux  du  royaume,  plein 


20  CHAMFOIIT. 


d'esprit,  de  talent  et  de  simplicité,  M.  Dupaty  ;  une  autre 

liaison,  non  moins  précieuse,  avec  une  femme  aimable 
que  j'ai  trouvée  ici  et  qui  a  pris  pour  moi  tous  les  senti- 
ments d'une  sœur;  des  gens  dont  je  devais  le  plus  sou- 
haiter la  connaissance  et  qui  m^  montrent  la  crainte 
obligeante  de  perdre  la  mienne;  enfin,  la  réunion  des 
sentiments  les  plus  chers  et  les  plus  désirables,  voilà  ce 
qui  fait  depuis  trois  mois  mon  bonheur.  Il  semble  que 
mon  mauvais  génie  ait  lâché  prise,  et  je  vis  depuis  trois 
mois  sous  la  baguette  de  la  fée  bienfaisante. 

«  D'après  ce  détail ,  vous  croirez  que  je  vis  environné 
de  tout  ce  que  j'ai  trouvé  d'aimable  ici,  sous  un  beau  ciel 
et  dans  une  société  charmante.  Non,  je  vis  sous  une  douche 
brûlante  ou  dans  une  bouilloire  cachée  au  fond  d'un  ca- 
chot. Tout  ce  que  je  distinguais  est  parti  de  Baréges.  Il 
y  fait  un  temps  exécrable  et  le  brouillard  ne  laisse  point 
soupçonner  que  les  Pyrénées  soient  sur  ma  tète.  Mais  je 
n'en  suis  pas  moins  heureux;  j'avais  besoin  de  revenir 
sur  des  sentiments  agréables  dont  j'ai  joui  avec  trop  de 
précipitation;  je  les  recueille  avec  une  joie  mêlée  de  sur- 
prise ;  mes  idées  sont  faciles  et  douces  ;  tous  les  mouve- 
ments de  mon  cœur  sont  des  plaisirs;  voilà  le  vrai  beau 
temps,  et  le  ciel  est  d'azur.  » 

C'est  à  propos  de  ce  passage  de  la  correspondance  de 
Chamfort,  qu'il  a  eu  le  soin  malheureux  de  mutiler  en 
retranchant  son  second  alinéa,  que  M.  Sainte-Beuve  dit  : 
«  Les  douces  paroles  ne  sont  pas  si  fréquentes  sous  la 
plume  de  Chamfort,  et  les  sentiments  indulgents  n'habi- 
tent pas  si  volontiers  son  cœur,  qu'on  doive  négliger  de 
les  relever  quand  on  les  rencontre.  » 
•  En  vérité,  quel  est  le  plus  aigre  de  Chamfort  ou  de  son 
critique,  aigre  alors  même  qu'il  est  obligé  de  constater  le 
contraire  de  l'aigreur  dans  l'écrivain  qu'il  analyse? 


CHAMPORT.  21 

Nous  verri)ns  (l'autro  [)art  si  les  douces  paroles  sont 
si  rares,  en  elTct,  sous  la  plume  de  (-lianifort,  et  s'il  eût 
été  bien  difficile,  à  un  esprit  aussi  sagace  que  celui  do 
M.  Sainte-Beuve,  de  trouver,  dans  ce  qu'a  laissé  Cham- 
fort,  de  (pioi  réformer  un  arrOt  (jue  rien  ne  justifie. 


III 


Madame  Hchctius.  —  Clmbniinn  et  Cliamfort.  —  La  société  du 
xviiie  siècle.  —  Clianifoit  ,  SI.  Suinte-Beiive  et  un  autre  critique 
contemiioniin.  —  Éloge  de  La  Kontuliie  et  de  Molière  par  Cliamfort. 
—  Nouvelles  couronues  académi<iues.  —  Succès  de  Mit.ilaplm  et 
Zninyir.  —  Marie-Antoinette.  —  Le  jirince  de  Condii  et  Cliamfort. 
—  Lettres  de  Chamfort. 


La  chose  à  laquelle  Chamfort  sacrifia  le  moins  dans  tout 
le  cours  de  sa  \  ie,  c'est  à  la  fortune.  «  La  fortune  fera  ce 
(]u"elle  voudra,  disait-il,  jamais  je  ne  lui  accorderai,  dans 
l'ordre  des  biens  de  lliumanité,  que  la  (luatrièmc  ou  la 
cinquième  place.  Si  elle  exige  la  première,  ([u'elle  aille 
d'un  autre  côté,  elle  ne  manquera  pas  d'asile.  » 

Il  e.4  presque  superflu  de  dire  qu'avec  de  pareils  prin- 
cipes, Chamfort  était  le  plus  souvent  à  court  d'argent. 
«  Pourquoi,  lui  disait-on  alors,  n'ètes-vous  encore  arrivé 
à  rien,  au  milieu  de  tant  de  sots?  —  Parce  que  je  n'ai 
jamais  cru  le  monde  aussi  bote  qu'il  est,  »  répondit-il. 

Ce  petit  mot  est  moins  paradoxal  qu'il  n'en  a  l'air.  Une 
des  infériorités  de  l'homme  d'esprit  à  ses  débuts  dans  la 
vie,  c'est  qu'il  prMe  de  son  esprit  aux  autres,  c'est  qu'il 
les  suppose  de  sa  force;  il  joue  le  jeu  avec  tous,  et  tombe 
le  plus  Souvent  victime  d'une  maladresse,  quand  ce  n'est 
pas  d'une  tricherie. 

«Madame  Ilelvétius,  qui  avait  à  Sèvres,  dit  encore 


CHAMFORT. 


M.  A.  Houssaye,  un  hôpital  littéraire,  y  logea  Chamfort 
pendant  quelques  saisons.  Il  y  serait  resté  plus  longtemps, 
sans  l'amitié  de  Chabanon.  Chabanon  avait  une  pension 
de  douze  cents  livres  sur  le  Mercure.  Il  aimait  beaucoup 
Chamfort  :  il  le  força  à  accepter  ses  douze  cents  livres.  La 
république  des  lettres  peut  écrire  aussi  ce  mot  :  fraternité, 
sur  plus  d'un  de  ses  monuments.  »  Chamfort  voulait  re- 
fuser, mais  le  sensible  Chabanon  s'offensa  du  refus.  Son 
amitié  n'entendait  pas  être  méconnue.  Les  deux  amis 
furent  tout  près  de  se  battre.  Heureusement,  on  s'embrassa. 

C'est  vraisemblablement  de  cette  période  de  la  vie  de 
Chamfort  que  datent  les  pensées  qui  nous  sont  restées  de 
lui  sur  l'amour,  sur  les  femmes  et  sur  l'amitié,  ainsi  que 
tout  ce  qui,  dans  ses  caractères,  dans  ses  maximes  et  dans 
ses  anecdotes,  lui  a  été  inspiré  par  la  connaissance  appro- 
fondie qu'il  avait  de  la  société  de  son  temps. 

M.  Sainte-Beuve  trouve  que  Chamfort  est  un  juge  trop 
sévère,  un  juge  cruel  de  cette  société.  Si  les  pensées  de 
Chamfort  avaient  perdu  de  leur  justesse ,  nous  serions 
heureux  d'être  de  l'avis  de  M.  Sainte-Beuve.  —  Malheu- 
reusement, il  semble  qu'au  lieu  de  perdre,  elles  aient 
gagné  en  vérité,  à  vieillir.  —  La  plupart  ont  l'air  d'avoir 
été  écrites  hier  pour  la  leçon  d'aujourd'hui.  Hélas!  la  na- 
ture humaine  ne  change  pas  si  vite. 

D'ailleurs,  voulez-vous  savoir  comment  M.  Sainte-Beuve 
qualifie  le  monde  dont  il  semble  ne  prendre  la  défense 
que  pour  chercher  noise  à  Chamfort?  Il  est  pour  lui  plus 
dur  que  Chamfort  lui-môme  :  «  La  plupart  des  maximes 
de  Chamfort,  relatives  à  la  société,  ne  s'appliquent,  dit-il, 
qu'au  très-grand  monde  dans  lequel  il  vivait,  à  la  société 
des  grands.  Elles  deviennent  fausses  dès  que  l'on  consi- 
dère un  monde  moins  factice,  plus  voisin  de  la  famille  et 
où  les  sentiments  naturels  ne  sont  pas  abolis. 


GHAMFORT.  23 


Nous  ne  dcmandorions  pas  mieux  que  défaire,  avec 
M.  SaiiUe-Beuve,  une  réserve  en  faveur  de  ce  qui  n'était 
pas  la  société  des  grands  à  ré|)Oque  de  Cluunfort  ;  mais  son 
objection  n'en  |K)rttM'ait  pas  moins  à  faux  en  ce  (|ui  concerne 
celui-ci  :  I"  parce  cpie  Chamforl  n'avait  pas  d'autre  inten- 
tion, sans  doute,  que  celle  de  peindre  cette  société  des 
grands  (que  M.  Sainte-Beuve  n'arrange  pas  mieux  que 
lui)  et  qu'on  ne  peut  pas  reprocher  à  un  liomme  d'avoir 
fait  exactement  ce  qu'il  a  voulu  faire,  s'il  ne  l'a  pas  mal 
fait;  2"  parce  que,  au  temps  où  Chamforfécrivait,  c'est- 
à-dire  avant  la  Révolution,  il  eût  été  difficile  de  chercher 
à  peindre  une  société  des  petits,  qui  n'était  pas  encore  con- 
stituée, puisque  la  société  des  grands  avait  la  prétention, 
trop  bien  fondée,  de  représenter  toute  la  société  française  ; 
3°  parce  que  la  société  qu'il  était  utile  de  peindre  et  d'a- 
vertir de  son  danger,  c'était  cette  société  des  grands  qui 
marchait  à  l'abîme  (le  mot  était  vrai  alors)  en  entraînant 
toute  la  France  avec  elle  ;  4°  enfin,  parce  que,  quand  une 
vérité  est  vraie,  elle  est  vraie  pour  toutes  les  classes  de  la 
société,  et  qu'il  y  a  profit  à  faire  dans  les  maximes  de 
Chamfort  ()Our  tout  le  monde,  pour  M.  Sainte-Beuve  et 
pour  nous,  comme  pour  les  plus  grands  de  la  terre. 

Chamfort  a  parlé  des  femmes,  de  l'amour  et  du  mariage 
à  la  façon  de  Molière,  de  La  Bruyère,  et  dans  le  même  sen- 
timent. 

M.  Sainte-Beuve,  faisant  allusion  aux  sarcasmes  de 
Chamfort  contre  le  mariage,  dit  :  «  Il  n'avait  vu  le  mariage 
que  dans  le  grand  monde  d'alors,  où  il  était  si  décrié.  »  Soit, 
oublions  George  Dandin,  Sganarello,  la  moitié  de  Mo- 
lière ;  niais  ce  que  Chamfort  a  écrit  du  mariage  n'est  que 
la  constatation  du  fiiit  même  dénoncé  par  M.  Sainte-Beuve, 
à  Scivoir,  «  que  le  mariage  était  alors  si  décrié  dans  le 
grand  monde...  » 


24  CHAMFORT. 


Puisque  M.  Sainte-Beuve  est  de  l'avis  deCiiamfort, 
qu'est-ce  que  la  querelle  qu'il  lui  fait,  et  quelle  est  donc 
la  violence  de  son  parti  pris  contre  cet  écrivain,  pour 
qu'il  aille,  afin  de  lui  faire  pièce,  jusqu'à  soutenir  contre 
lui,  au  détriment  de  la  société  d'en  haut,  cette  société 
d'en  bas  dont  il  n'est  pas  d'ordinaire  l'avocat,  et  que 
Chamfort,  d'ailleurs,  ne  met  nulle  part  en  cause  ? 

N'est-ce  pas  le  cas  d'appliquer  à  M.  Saint-Beuve  et  à 
tous  ceux  qui,  à  son  exemple,  reprochent  à  Chamfort  la 
rudesse  de  ses  leçons ,  ces  mots  de  Chamfort  :  «  En 
France ,  on  laisse  en  repos  ceux  qui  mettent  le  feu ,  on 
persécute  ceux  qui  sonnent  le  tocsin  ?  » 

Le  Chamfort  que  M.  Sainte-Beuve  attaque,  c'est  le  son- 
neur de  tocsin,  en  effet.  Ce  n'est  pas  l'observateur  ingé- 
nieux, le  moraliste  pénétrant  qui  redit  à  sa  façon  ce  que 
dix  autres,  Rabelais,  Montaigne,  Charron,  Molière,  La 
Bruyère,  La  Rochefoucauld,  avaient  dit  à  la  leur,  se  con- 
tentant d'ajouter  sa  pierre  à  l'édifice  que  d'autres  ont 
commencé;  c'est  le  penseur  hardi  qui,  se  dégageant  de 
l'observation  minutieuse  de  la  fraction  du  monde  qu'il  a 
sous  les  yeux,  jette  au  milieu  des  folies  de  son  temps  des 
])ropositions  comme  celle-ci  :  «  De  quoi  s'agit-il?  D'un 
procès  entre  vingt-quatre  millions  d'hommes  et  sept  cent 
mille  privilégiés  (  Lettre  à  M.  de  Vaudreuil  )  !  »  ou  des 
vérités  comme  celle-là  :  «  En  résumé,  la  société  n'est 
jamais  composée  que  de  deux  grandes  classes  :  ceux  qui 
ont  plus  de  dîners  que  d'appétit,  ceux  qui  ont  plus  d'ap- 
pétit que  de  dîners.  » 

Ces  vérités  et  cent  autres  de  ce  genre,  Chamfort  eut-il 
tort  de  forcer  son  époque  à  les  entendre  ?  Non,  car,  plus 
(ju'une  autre,  cette  époque  avait  besoin  d'être  secouée, 
éclairée,  réveillée;  non,  car  cette  terrible  question: 
«  L'inégalité  des  dîners  et  l'égalité  des  appétits,  »  est 


CHAMPOllT.  ;;:. 

restée  le  problème  des  t«mps  modernes.  Le  socialisme , 
|)Our  on  avoir  dit  (iav;inf;i},'o  sur  cotto  inqiiiétjinto  qnes- 
lion,  n'a  cortos  |)as  v\6  plus  clair  iiue  (-liainfort.  Or,  nous 
ne  p(Misons  pas  (pie  re  soit  la  clarté  qu'il  faille  fuir  en 
pareille  matière.  Oiî  va-t-on  a\ec  les  ténèbres? 

.Mais  quoi!  il  semble  comme  il  faut  de  faire  le  délicat 
(levant  la  vérité.  On  tolère  le  mal ,  et  l'on  décrie  le  re- 
mède ;  on  voudrait  bien  voir  tomber  le  mend)r(»  malade, 
maison  repousse  le  scalpel  du  cliinirgi(!n;  on  consenti- 
rait bien  ii  guérir,  mais  il  faut  (pie  la  potion  soit  sucrée  : 
est-elle  amère,  haro  sur  le  mc'decin!  Lii  su.scepfibilité  de 
M.  Sainte-Beuve  est  de  si  bon  goût,  qu'il  faut  bien  qu'on 
l'imite.  lia  trouve  Chamfort  un  peu  dur;  un  critique, 
abondant  dans  son  sens,  après  avoir  essiiyé  d'établir  «  le 
manque  absolu  de  bonté  de  (iliainfort,  »  proclamera,  nous 
nous  trompons,  d(>clamera  que  «  la  mé<"liaiicetti  humaine 
a  peu  de  secrets  pour  ce  cynique.  »  Pourquoi  ce  cynique , 
je  vous  prie,  qui  transforme  un  éloge  mérité  en  une  cri- 
tique injuste  et  (pii  donne  à  l'auteur  des  Coups  de  plume 
sincères  (un  titre  que.  mérif(>raient  les  pensées  de  Cham- 
fort) des  airs  de  pruderie  qui  ne  sont  pas,  je  suppose, 
ceux  qu'il  affecte  le  plus  volontiers  ?  Et  après  ce  cynique, 
tout  n'est  pas  dit.  Cynique  pourrait  n'être  qu'un  mot 
('chappé  à  l'inattention  de  la  plume  pour  arrondir  une 
phrase.  Mais  le  rest^  de  cette  phrase  :  «  Il  ne  louche  jamais 
à  une  vertu  quelconque  sans  la  manpier  d'un  stigmate  de 
safa^'on!  »  c'est  une  véritable  calomnie  littéraire,  une 
sorte  de  diffamiition  posthume.  C'est  bien  la  peine  d'a\oir 
vécu  et  d'être  mort  comme  Chamfort,  pour  être  décrié 
(le  la  sorte  !  Ce  qui  nous  étonne,  ce  n'est  paS  que  cette 
phrase  contre  ChamforI  ait  éfé  écrite  :  tout  st'crit  dans 
un  temps  comme  le  nôtre,  le  papier  souffre  tout;  c'est 
<prelle  lait  été  par  la  plume  qui,  ailleui-s,  avait  écrit  cette 

2 


CHAMFORT. 


autre  phrase  :  «  Se  créer  une  célébrité  de  critique  en  niant 
de  parti  pris  un  grand  écrivain  et  en  le  visant  toujours 
à  la  tète  et  au  cœur  me  parait  un  procédé  d'une  moralité 
bien  suspecte.  » 

Mais  revenons  à  la  vie  de  Chamfort.  J'ai  oublié  de  dire 
que  déjà  il  avait  pris  sa  revanche  contre  La  Harpe,  et  que, 
vaincu  par  lui  en  poésie,  il  l'avait  vaincu  en  prose. 

L'académie  de  Marseille  avait  mis  au  concours  l'éloge 
de  La  Fontaine.  Les  amis  de  La  Harpe,  qui  avait  traité  ce 
sujet,  avaient  persuadé  à  M.  Necke;-  de  joindre  un  prix  de 
deux  mille  livres  au  prix  proposé  par  cette  académie.  Ils 
se  croyaient  assurés  que  leur  protégé  aurait  cette  double 
récompense.  Ils  avaient  compté  sans  le  talent  et  aussi  un 
peu  sans  la  malice  de  Chamfort.  Le  sujet  était  de  son 
goût.  Il  concourut  et  eut  le  prix  et  l'argent  destinés  à 
La  Harpe.  Déjà,  un  éloge  de  Molière,  que  Chamfort  avait 
écrit  en  1769,  avait  été  couronné  par  l'académie  de  Paris. 
Ces  deux  éloges  purent  être  regardés  alors  avec  raison 
comme  ce  que  Chamfort  avait  fait  de  mieux,  puisque  le 
recueil  de  ses  pensées  et  de  ses  portraits  ^  son  vrai  titre, 
n'était  pas  publié  et  ne  le  fut  pas  de  son  vivant. 

La  tragédie  était  alors  en  grand  honneur.  On  n'était 
pas  un  écrivain  sérieux,  tant  qu'on  n'avait  pas  prouvé  ce 
qu'on  pouvait  faire  sur  les  pas  de  Racine,  de  Corneille  et 
de  Voltaire.  Chamfort  fit  donc  sa  tragédie  comme  tout  le 
monde.  Mustapha  et  Zéangir  eut  du  succès.  Ce  qu'on  en 
peut  dire  de  mieux,  c'est  que  c'était  une  œuvre  médiocre, 
et  que  la  valeur  de  Chamfort  n'est  pas  là,  3  coup  sûr. 

Chamfort  étiiit  arrivé  à  la  cour  par  madame  la  duchesse 
de  Grammont,  qu'il  avait  rencontrée  à  Chanteloup,  pro- 
priété de  M.  le  duc  de  Clwiseul,  où  il  s'était  arrêté  en 
revenant  de  Bareges.  Mustapha  et  Zéangir  fut  joué  à  Fon- 
tainebleau. Appelé  par  Marie-Antoinette  dans  sa  loge 


CHAMFORT.  Î7 

après  la  représentation,  et  sollicité  de  raconter  toutes  les 
choses  flatteiisos  que  le  roi  et  la  reine,  dont  l'émotion 
avait  été  visible,  lui  avaient  adressées  :  «  Je  ne  sjiurais  ni 
les  oublier,  ni  les  répéter,  »  dit  Chamfort.  Il  paraît  que  le 
petit  ballon  n'était  pas  aussi  facile  à  crever  que  l'avait 
avancé  Diderot. 

Le  roi  donna  à  l'autour  de  la  nouvelle  traiïédio  douze 
cents  livres  de  pension,  et  le  prince  de  Condé  lui  offrit 
d'être  le  secrétaire  de  ses  commandements.  Chamfort, 
qui  n'avait  pas  sollicité  ces  faveurs,  rémunération  habi- 
tuelle des  travaux  littéraires  en  ce  temps-là,  les  accepta. 
Mais  il  ne  tarda  pas  à  reg;rettcr  de  n'avoir  pas  refusé  la 
dernière.  Il  ne  fut  pas  plutôt  établi  au  palais  Bourbon, 
qu'il  eut  l'idée  d'en  sortir.  Il  s'évertua  à  le  faire  sans 
blesser  le  prince  do  Condé,  et  il  y  réussit  après  une  no- 
table dépense  d'épîtres  en  vers  et  en  prose  où  il  rede- 
mandait au  prince  sa  liberté. 

Chamfort  entra  à  l'Académie  en  1781.  Il  succédait  à 
Saint-Palaye.  Nous  citerons  ici  quelques  frairments  de  la 
correspondance  intime  de  Chamfort.  Elles  feront  con- 
naître la  marche  de  son  esprit,  ses  incertitudes,  qui 
étaient  celles  de  son  temps,  ses  contradictions,  qui  furent 
à  cette  époque  celles  de  tout  ce  qui  pensait,  et  où  l'on 
retrouvera  l'image  fidèle  du  malaise  d'une  société  qui  sen- 
tait sa  fin  et  qui  n'avait  encore  que  des  aspirations  vagues 
vers  l'avenir. 

«  Ma  vie  est  un  tissu  de  contrastes<»pparents  avec  mes 
principes.  Je  n'aime  point  les  princes,  et  je  suis  attaché 
à  un  prince  ;  on  me  connaît  des  maximes  républicaines, 
et  je  vis  avec  des  gens  de  cour  ;  j'aime  la  pauvreté,  et  je 
n'ai  que  des  riches  pour  amis;  je  fuis  les  honneurs,  et  les 
^^  honneurs  sont  venus  à  moi  ;  les  lettres  sont  ma  seule  con- 
|H[  solation,  et  je  ne  vois  pas  de  beaux  esprits  ;  j'ai  voulu 

I 


CHAMFORT. 


être  de  l'Académie,  et  je  n'y  vais  jamais;  je  crois  que  les 
illusions  sont  le  luxe  nécessaire  de  la  vie,  et  je  vis  sans 
illusions  ;  je  crois  que  les  passions  nous  sont  plus  utiles 
que  la  raison,  et  j'ai  détruit  mes  passions.  » 

11  dit  ailleurs  : 

«  J'ai  aimé  la  gloire,  je  l'avoue  ;  mais  c'était  dans  un 
âge  où  l'expérience  ne  m'avait  point  appris  la  vraie  va- 
leur des  choses  ;  où  je  croyais  qu'elle  pouvait  exister 
pure  et  accompagnée  de  quelque  repos;  où  je  pensais 
qu'elle  était  une  source  de  jouissances  chères  au  cœur  et 
non  une  lutte  éternelle  de  vanité...  Le  temps  et  la  ré- 
flexion m'ont  éclairé  ;  je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  peuvent 
se  proposer  de  la  poussière  et  du  bruit  pour  objet  et  pour 
fruit  de  leurs  travaux.  » 

Cette  vie  agitée,  cette  vie  frivole  du  monde  le  ftitigue  ; 
elle  lui  prend  plus  qu'elle  ne  peut  lui  donner.  Il  conclut 
ainsi,  dans  une  autre  lettre  : 

«  J'ai  très-peu,  mais  j'ai  autant  et  plus  que  quantité  de 
gens  de  mérite.  Aussi  je  ne  demande  rien  ;  mais  il  faut 
que  vous  me  laissiez  à  moi-même. 

»  Il  n'est  pas  juste  que  je  porte,  en  même  temps,  le 
poids  de  la  pauvreté  et  le  poids  des  devoirs  attachés  à  la 
fortune  ;  j'ai  une  santé  délicate  et  la  vue  basse  :  je  n'ai 
gagné  jusqu'à  présent  dans  le  mqnde  que  des  boues,  des 
rhumes,  des  fluxions  et  des  indigestions,  sans  compter 
le  risque  d'être  écrasé  vingt  fois  par  hiver.  Il  est  temps 
que  cela  finisse,  et,  si  cela  n'est  pas  terminé  à  telle  épo- 
que, je  pars.  » 

«  L'indépendance,  la  santé,  le  libre  emploi  de  mon 
temps,  l'usage,  même  l'usage  liintasque  de  mes  livres, 
voilà  ce  qu'il  me  faut,  si  ce  n'est  point  ce  qui  me  suffit.  » 


GHAMPORT. 

Il  raronto  encore  (juo,  touchant  par  an  pirs  de  (piatre 
mille  livres,  il  se  considérerait  connne  riche,  mais  (|uo 
ses  liaisons  dans  le  {^rand  monde  n'avaient  pas  tanlé  à 
lui  faire  regarder  cette  fortuiio  comme  une  véritable  dé- 
tresse, et  (jue,  forcé  (l'oj>ter  entœ  deux  partis,  celui  de 
faire  de  la  littérature  un  métier  ou  celui  de  solliciter  de-» 
grâces  avilissjintes,  il  a\ait  o|)té  pour  un  troisième  parti, 
celui  de  la  retraite. 

Puis  il  tourne  Sii  mélancolie  contre  lui-même.  «  A  la 
fin,  on  se  lasse  do  soi,  »  dit-il  avec  un  sourire  où  l'esprit 
So  montre  jusque  dans  la  tristesse.  Le  mal  de  Chamfort 
alors,  c'était  la  fatigue  et,  par  suite,  le  vide  de  son  cœur. 
Heureusement,  le  remède  n'était  pas  loin. 


IV 


r.etvaltc  h  Autcuil  et  ii  Vaudoulcurs.  —  Madame  ***.  —  Sa  mort. 
—  Regrets  de  Chamfort.  —  Il  perd  sa  mbre.  —  De  ce  qw'il  faut 
entendre  par  la  niLsanthropic  de  Chanjfort.  —  Ce  que  doit  être  un 
moraliste.  —  Opinion  de  Balzac  et  de  Clmmfort.  —  De  Vamitié.  — 
JI.  de  Vaudreuil,  II.  Sainte-Ueuvc. 


Il  se  retira  d'tibord  à  Auteuil. 

Dans  la  lettre  IV  de  sa  correspondance,  lettre  adres-^ée 
à  l'abbé  Roman,  Chamfort  raconte  bientôt  sa  liaison  avec 
une  femme  dont  il  parle  ainsi  :  «  Un  être  dont  le  pareil 
n'existe  pas  dans  sa  perfection  relative  à  moi.  » 

Il  vécut  deux  ans  avec  elle.  Pendant  ces  deux  années, 
six  mois  passés  à  la  campagne,  à  Vaudouleurs,  près 
d'Étamj>es,  lui  semblent  les  plus  heureux  moments  de  sa 
vie.  «  C'est  le  seul  temps  de  ma  vie  que  je  compte  pour 
quelque  chose,  »  dit-il  (piehpie  part.  L'amour,  qui  n'avait 

4 


30  CHAMFORT. 


fait  que  l'effleurer  jusque-là,  l'avait  enfin  touche  sérieu- 
sement. Cet  amour  étonna  quelques  dames  de  son  temps. 
Chamfort  avait  eu  à  choisir  entre  les  plus  jeunes  et  les 
plus  jolies,  et  il  paraît  que  celle  qui  avait  fixé  son  choix 
avait  presque  passé  l'âge  d'être  aimée,  sinon  d'aimer. 
C'était,  du  reste,  une  femme  très-distinguée,  l'égale  de 
Chamfort  comme  esprit,  s'il  faut  en  croire  ce  que  quel- 
ques-uns ont  dit  d'elle.  Qu'elle  eût  ou  n'eût  pas  effective- 
ment toutes  les  perfections,  qu'importe?  La  femme  qu'on 
aime  est  toujours  parfaite.  «  L'amour  ne  cherche  pas  les 
perfections  réelles,  dit  Chamfort  quelque  part;  il  n'aime 
que  celles  qu'il  crée,  il  ressemble  à  ces  rois  qui  ne  recon- 
naissent de  grandeurs  que  celles  qu'ils  ont  faites.  » 

M.  Houssaye  dit  que  cette  liaison  fut  légitimée  et  que 
Chamfort  épousa  celle  qu'il  aimait.  L'auteur  des  Amou- 
reuses du  temps  passé  n'ayant  pas  l'habitude  de  reculer  de- 
vant le  récit  de  simples  histoires  d'amour,  nous  devons 
l'en  croire  sur  parole,  quand  il  marie  deux  amants. 

Quoi  qu'il  en  ait  été  de  cette  union,  elle  tint  la  première 
place  dans  la  vie  et  dans  le  cœur.de  Chamfort.  Elle  raviva 
son  âme.  Malheureusement  pour  lui ,  elle  ne  devait  pas 
durer.  Son  amie  tomba  malade  un  jour,  et  une  mort  ter- 
rible, une  mort  soudaine  la  lui  enleva.  Chamfort  fut  long- 
temps inconsolable.  Il  dut  quitter  sa  chère  retraite  :  «  Un 
ami  vint  m'arracher  de  ce  séjour  charmant  devenu  hor- 
rible pour  moi,  »  dit-il. 

Il  voyagea  et  put  faire  cette  cruelle  épreuve  qu'il  n'y  a 
rien  de  plus  fidèle  qu'un  chagrin  sérieux  :  ce  chagrin, 
quelques  efforts  que  fît  Chamfort  pour  le  concentrer, 
éclata  dans  quelques  lettres  qui,  certes,  n'étaient  pas  plus 
destinées  h  la  publicité  que  tant  d'autres  choses  char- 
mantes qu'on  a  pu  réunir  de  Chamfort,  après  sa  mort. 

«  Je  ne  puis  plus  vivre,  dit-il  à  un  de  ses  amis  ;  les 


GHAMPORT.  at 


larmes  coulent,  et  c'est,  depuis  qu'elle  n'est  plus,  le  mo- 
ment le  moins  malhcuroux.  » 

Et  un  peu  plus  tflrd,  dans  une  autre  lettre,  quand  sa 
jieine  commence  à  parler,  c'est-à-dire  cette  |iériodo  de  la 
douleur  où  les  reijrets,  en  perdant  do  leur  amertume,  sem- 
blent }i:agner  quekiue  douceur,  oij  la  douleur  devient 
chère,  en  quelque  sorte,  au  cœur  qui  la  ressent.  «  Je  ne 
finirais  pas,  écrivait-il,  si  je  vous  parlais  de  ce  que  j'ai 
pertlu.  C'est  une  source  éternelle  de  souvenirs  tendres  et 
douloureux.  Ce  n'est  qu'après  six  mois  que  ce  qu'ils  ont 
d'aimable  a  pris  le  dessus  sur  ce  qu'ils  ont  d'amer  et  de 
pénible.  Il  n'y  a  pas  deux  mois  que  mon  âme  est  par- 
venue h  se  soulever  un  peu  et  à  soulever  mon  cœur  avec 
elle.  » 

J'ai  omis  de  dire  qu'il  avait  perdu,  qu'il  avait  pleuré  sa 
mère.  C'est  d'un  autre  ton  qu'il  parle  de  cette  épreuve.  Il 
n'a  pas  été  surpris  par  le  couj^  qui  le  frappe  :  la  blessure 
étflit  attendue  ;  mais,  à  la  façon  dont  il  en  parle,  on  sent 
que,  si  j)réparé  qu'il  fût  à  la  recevoir,  elle  a  traversé  sa 
jKtitrine. 

«  Vous  devez  croire,  écrit-il  à  son  ami,  vous  devez 
croire  que  tous  les  maux  réunis  ont  fondu  sur  ma  tète. 
Hélas!  vous  ne  vous  tromperiez  pas  beaucoup.  Il  y  a  deux 
mois  et  demi  que  j'ai  eu  le  malheur  de  perdre  ma  mère. 
Ce  n'est  pas  vous  qui  me  direz  que  quatre-vingt-cinq 
ans  étaient  un  Age  qui  devait  me  préparer  à  ce  malheur.  » 

A  Dieu  ne  plaise  que  je  prétende  faire  de  Chamfort,  de 
ce  cœur  bien  trempé,  un  élégiaque;  mais,  en  vérité, 
quand  je  lis  ces  fragments  qui  attestent  sa  sensibilité, 
qui  prouvent  que  son  i\me  connaissait  foutes  les  douceurs 
humaines,  et  que,  si  discrète  qu'il  la  voulût,  elle  résonnait 
sous  chacune  d'elles,  dès  que  ses  sanglots  ne  pouvaient 
■être  entendus  que  d'un  ami,  je  me  demande  ce  qui  a  pu 


32  CHAMFORT. 


donner  à  M.  Sainte-Beuve  la  malheureuse  assurance  de 
nier  le  cœur  de  cet  honnôte  homme  et  de  ce  grand  écri- 
vain. 

On  a  dit  :  «  Les  pensées  de  Chamfort  sont  d'un  misan- 
thrope! »  Mais  toutes  les  pensées  sérieuses  sont  d'un  mi- 
santhrope, à  ce  compte.  Voir  clair,  être  un  observateur 
profond,  et  être  gai  et  écrire  en  rose,  cela  ne  va  guère 
ensemble,  j'imagine.  La  misanthropie  ne  cache  rien  qu'un 
cœur  blessé.  Le  secret  du  caractèi^e  de  Chamfort  est  tout 
entier  dans  ces  mots  qu'il  répétait  souvent,  dit  Rœderer  : 
«  Tout  homme  qui,  à  quarante  ans,  n'est  pas  misanthrope, 
n'a  jamais  aimé  les  hommes.  »  Ce  n'est  pas  manquer  de 
cœur  que  de  voir  avec  douleur  et  colère  même  les  vices 
de  l'humanité,  que  de  les  considérer  comme  des  fléaux  et 
que  d'en  souffrir  comme  on  souffre  d'une  maladie,  que 
d'en  parler  à  la  fois  —  et  c'est  le  fait  de  Chamfort  —  en 
satiriste  qui  veut  corriger  et  en  moraliste  qui  veut  in- 
struire. «  Pour  moraliser  en  littérature,  a  dit  Balzac  (un 
vrai  penseur,  lui  aussi),  le  procédé  a  toujours  été  de  mon- 
trer la  plaie.  »  Le  véritable  ennemi  des  hommes  ne  les 
évite  pas;  il  reste  au  milieu  d'eux  pour  rire  de  leurs 
fautes.  Il  se  garderait  bien  d'être  amer,  il  n'est  qu'imper- 
tinent. Rivarol,  en  ce  sens,  mériterait  bien  plutôt  les  re- 
proches que  M.  Sainte-Beuve  adresse  à  Chamfort.  Mais 
M.  Sainte-Beuve  n'a  pas,  pour  être  dur  envers  Rivarol, 
les  raisons  qui  le  poussent  contre  Chamfort. 

Voulez-vous  savoir  ce  que  doit  être  un  moraliste,  de- 
mandez-le à  Chamfort  lui-môme;  il  vous  le  dira,  avec  la 
liberté  de  langage  admise  de  son  temps,  bien  mieux  que 
ses  critiques. 

«  Il  y  a  deux  classes  de  moralistes  et  de  politiques, 
dit-il ,  ceux  qui  n'ont  vu  la  nature  humaine  que  du  côté 
odieux  ou  ridicule,  et  c'est  le  plus  grand  nombre,  Lucien, 


GHAMFORT. 


Montaigne,  La  Bruyère,  La  Rocliefoucauld,  Swjft,  Mande- 
villo,  Holvétius,  etc.,  ceux  qui  no  l'ont  viio  que  du  lioau 
côté  et  dans  ses  perfections  :  tels  sont  Shafteshury  et 
.quelques  autres.  Les  premiers  ne  connaissent  |>as  le  palais 
dont  ils  n'ont  vu  que  les  latrines;  les  seconds  sont  des 
enthousiastes  qui  détournent  leurs  yeux  loin  de  ce  qui  les 
offense,  et  qui  n'en  existe  pas  moins.  Est  in  medio  veriim  » 

Tout,  dans  la  vie  de  Chamfort,  dénient  l'acousiition  à 
laquelle  nous  avons  tort  peut-étro  de  répondre,  deux  rpii 
l'ont  [wrtée  contre  lui  ne  savent-ils  pas,  aussi  bien  que 
nous,  que  non-seulement  il  fut  lx)n  fils  el  amant  ou  mari 
tendre  et  dévoué,  mais  encore  qu'il  fut  tin  excellent  et 
fidèle  ami  ])our  tous  ceux  que  son  cœur  distingua  et 
qu'il  parla  de  ses  amis  et  de  ses  amitiés,  comme  il  serait 
bon  que  <]uelques  écri\  ains  de  nos  jours  eussent  le  cou- 
rage de  parler  des  leurs? 

Écoutez-le  : 

«  L'amitié  extrême  et  délicate  est  souvent  blessée  du 
repli  d'une  rose.  » 

0  Dans  certaines  amitiés  passionnées,  on  a  le  bonheur 
des  passions,  et  l'aveu  de  la  raison  par-dessus  le  mar- 
ché. » 

«  Il  n'y  a  que  l'amitié  entière  qui  développe  toutes  les 
qualités  de  l'àme  et  de  l'esprit  de  certaines  personnes;  la 
société  ordinaire  ne  leur  laisse  déployer  (pte  quelques 
agréments.  » 

«  Une  àme  fière  et  honnête,  (pii  a  connu  les  pas?ions 
ibrtes,  les  fuit,  les  craint,  dédaigne  les  galanteries,  comme 
l'àme  qui  a  senti  l'amitié  dédaigne  les  liaisons  communes 
et  les  petits  intérêts.  » 

Il  écrit  à  un  ami  :  «  Il  s'agit  d'an\itié  :  ce  mot  dit  tout 
dans  votre  langue  et  dans  la  miiMine.  » 

Ailleurs,  à  propos  de  sa  liaison  avec  M.  de  Vaudreuil  • 


34  CHAMFORT. 


«  Ma  liaison  avec  M.  le  comte  de  Vaudreuil  est  devenue 
telle,  qu  il  n'y  a  pas  moyen  de  penser  à  quitter  ce  pays- 
ci.  C'est  l'amitié  la  plus  parfaite  et  la  plus  tendre  qui  se 
puisse  imaginer.  Je  ne  saurais  vous  en  écrire  les  détails  : 
mais  je  pose  en  fait  que,  hors  l'Angleterre,  oii  ces  choses- 
là  sont  simples,  il  n'y  a  presque  personne  en  Europe 
digne  d'entendre  ce  qui  a  pu  rapprocher  par  des  liens  si 
forts  un  homme  de  lettres  isolé,  cherchant  h  l'être  encore 
plus,  et  un  homme  de  la  cour,  jouissant  de  la  plus  grande 
fortune  et  môme  de  la  plus  grande  faveur.  » 

Tout  cela  est  pourtant,  à  en  croire  M.  Sainte-Beuve  et 
ses  adhérents,  d'un  homme  impitoyable,  d'un  homme  qui 
n'a  rien  d'Iiumain. 

Après  la  triste-  fin  de  son  amour,  on  ne  trouve  plus 
trace  d'aucun  autre  lien  de  ce  genre  dans  la  vie  de  Cham- 
fort. 

Dans  ce  monde  léger  où  tout  se  juge  sur  les  probabili- 
tés, où  les  apparences  suffisent  pour  la  multiplication  des 
faits,  on  a  bientôt  fait  d'un  homme  ou  d'une  femme  un 
cœur  fragile  et  inconstiint.  Chamfort  a  écrit,  sur  l'amour 
et  les  femmes,  une  phrase  qui  nous  a  fait  penser  qu'il 
avait  été  moins  prodigue  de  lui-même  qu'on  ne  l'a  bien 
voulu  dire  :  «  J'ai  dans  l'esprit  une  femme  comme  il  y  en 
a  peu,  qui  me  préserve  des  femmes  comme  il  y  en  a  beau- 
coup. J'ai  bien  des  obligations  à  celle-là.  » 

Quoi  qu'il  en  soit,  Chamfort  avait  caché  son  deuil  à 
l'étranger.  S'il  avait  songé  à  certaines  critiques,  il  eût 
mieux  fait  de  le  montrer  peut-être! 

Mais  celui  qui  avait  eu  cette  belle  pensée  :  «  Il  faut 
qu'un  honnête  homme  ait  l'estime  publique  sans  y  avoir 
pensé,  et,  pour  ainsi  dire,  malgré  lui  ;  »  celui-là  attendait 
l'opinion  et  se  serait  bien  gardé  de  l'aider. 

Chamfort  avait  voyagé  en  Hollande  avec  le  comte  de 


CHAàPORT.  SS 


Narbonne.  Le  temps  avait  passé;  il  fallait,  non  oublier, 
mais  revenir.  Lo  comte  de  Vaudreuil  ne  voulut  pas  l'aban- 
donner à  ses  tristesses  :  il  le  lo}i;ea  dans  son  hôtel. 

«  L'amitié  de  M.  le  comte  de  Vaudreuil  est  devenue 
une  véritable  tendresse,  dit  Cliamfort,  et  a  beaucoup  con- 
tribué à  soulager  une  {>artie  de  mes  peines  ;  il  m'a  forcé  à 
accepter  un  logement  chez  lui  et  a  su  me  le  rendre  ai- 
mable. » 

La  correspondance  de  Cliamfort  avec  M.  de  N'audreuil 
montre  qu'il  n'était  point  en  reste  avec  lui.  La  plus  entière 
liberté  y  règne  d'un  bout  à  l'autre.  La  discussion  des 
abus  du  temps  y  tient  une  place  importante.  Rien  de  ba- 
nal, rien  de  stérile  dans  ces  échanges  d'idées  entre  deux 
esprits  également  sincères  qui  font  de  mutuels  efTorLs  poiu" 
se  convaincre  et  se  rencontrer.  C'est  dans  une  de  ses 
lettres  à  M.  de  Vaudreuil  tpic  (cliamfort  raconte  ce  qui  suit  : 

«  J'ai  nié  hardiment  un  mot  attribué  à  M.  le  comte 
d'Artois.  Ce  mouvement,  machinal  chez  moi,  a  été  l'effet 
de  ma  reconnaissance  pour  les  marques  de  bonté  que 
vous  m'avez  attirées  de  sii  part.  On  suppose  que  le  prince 
a  dit  à  un  notiible  dont  l'avis  était  favorable  au  peuple  : 
Est-ce  que  vous  voulez  nous  enroturer?  Je  ne  crois  point  à 
ce  mot;  mais,  s'il  a  été  dit,  le  notable  pouvait  répondre  : 
«  Non,  monseigneur;  mais  je  veux  anoblir  les  Français, 
«  en  leur  donnant  une  patrie.  On  ne  peut  anoblir  les  Bour- 
«  bons,  mais  on  peut  encore  les  illustrer  en  leur  donnant 
«  pour  sujets  des  citoyens  ;  et  c'est  ce  qui  leur  a  toujours 
«  manqué.  »  C'est  bien  M.  le  comte  d'Artois  qui  y  est  le 
plus  intéressé,  c'est  bien  lui  qui  jwut  dire,  à  la  vue  de  ses 
enfants  :  Posteri,  posleri,  vestra  res  agitur.  C'est  de  cette 
époque  que  tout  en  dépendra  (13  décembre  1788).  » 


36  CHAMFORT. 


La  Révolution  éclate.  —  Prise  de  la  Bastille.  —  Désintéressement 

de  Cliamfort.  —  Rœderer.  —  ilarmontel.  —  IJivarol  et  Cliamfort.  — 

Réponse  à  d'injustes  critiques.  —  Lettres  de  Mirabeau  a  Cliamfort. 

—  Cliamfort  peint  par  Mirabeau  et  Chateaubriand. 


Cependant  l'orage  commençait  à  gronder.  L'heure  de  la 
grande  lutte  avait  sonné.  La  Révolution  éclata. 

«  Les  plus  indifférents,  dit  M.  Houssaye,  se  jetaient  avec 
enthousiasme  dans  le  flux  régénérateur  oii  la  liberté  hu- 
maine venait  d'être  trempée,  comme  Achille  dansleStyx. 
Chamfort  s'y  jeta  éperdument,  heureux  de  se  trouver  jeune 
en  face  de  la  liberté,  cette  maîtresse  idéale  que  nous  avons 
tou5  adorée  en  pleine  jeunesse.  » 

Nous  nous  garderons  bien  de  dédaigner  cet  hommage 
de  M.  Houssaye  à  la  liberté,  et  de  repousser  ce  souvenir 
de  sa  jeunesse.  M.  Houssaye  a  raison  :  oui,  tout  ce  qui  est 
jeune  adore  la  liberté,  et  c'est  là  sa  force;  quiconque 
ouvre  les  yeux  s'éprend  d'elle,  se  fait  son  chevalier  et 
rougit  en  secret  de  ne  plus  l'être,  le  jour  où  il  a  perdu  le 
droit  de  porter  ses  couleurs. 

Mais  où  M.  Houssaye  se  trompe,  c'est  quand  il  dit  que 
Chamfort  se  jeta  éperdument  dans  la  Révolution.  La  Révo- 
lution était  un  fait  prévu,  attendu  jwr  Chamfort.  Il  n'y 
eut  pas  dans  l'accueil  qu'il  lui  fit  le  plaisir  impétueux 
mais  étourdi  de  la  surprise;  il  la  reçut  comme  un  hôte 
longtemps  désiré,  mais  qu'on  s'est  préparé  à  recevoir  et 
dont  on  a  plus  d'une  fois  annoncé  l'arrivée. 

Lisez  ce  qu'il  écrit  à  une  de  ses  amies  : 

«  Vous  me  paraissez  bien  apitoyée  sur  le  décès  de 
notre  ami,  feu  le  Despotisme  ;  vous  savez  que  cette  mort 


GHAMPORf!: 


m'a  très-iH'U  surpris.  C^ât  avec  bien  <hi  plaisir  que  je 
reçois  do  votre  main  mon  brevet  do  prophèteC 

«  Sa  chute,  pour  a\pir  été  trop  soudaine,  npus  mettra 
dans  l'emlwrras  quelque 'temps  ;  mpiis  nous  nous  eii 
tirerons.  '" 

«  Je  voulais,  ce.-;  dernieqs  jonrs,  aller  cau.soravoc  vous, 
et  récapituler  les  tn>iit(>  jiiis  ([iie  nous  venons  de  \i\ro  on 
trois  semaines.  » 

Ces  trente  ans  (pie  (Miaintort  venait  do  vivre  en  trois 

semaines  ont  été  vécus  par  tous  ceux  qui  olit  mis  un  jour 

la  main  dans  le  feu  d'une  révokition. 

•  ■  f  - 

Chamfort  avait  donc  pressenti  Ta  Révolution  ;  aussi  n'hé- 

sita-t-il  pas.  Il  entra  un  des  premiers  à  la  Baetille. 

Déjà  il  appartenait  de  cœur  et  d'esprit  aux  idées  nou- 
velles. Il  se  donna  à  elles  corps  et  biens.  L'Iiomme  du 
lettres  nu^me,  sacrifice  méritoire  pour  une  nature  artiste 
comme  celle  (Je  (>hamf()i:t,  l' homme  de  lettres  s'elFaça 
devant  le  citoyen  :  «  Lor<^que  ijpus  touchons  à  des  désas- 
tres ,  écrivaitrU,  tt  n'est  pas  le  moment  de  Rrcndre  la 
plume  de  Swift  ou  de  Rabelais.  »  —  «  Je  craincfrais  de 
faire  du  mal,  tlisait-il  ailleurs,  par  l'excès  (Je  mon  désir  de 
faire  1(>  bien.  i.     i  ;  - 

«  On  a  reproché  à  Chamfori,  dit  Kœdcrer,  d'avoir  été 
ingrat  envers  des  amis  qui  l'avaient  obligé  pendant  leur 
puissance,' el  l'on  s'qst4'0ndé  sur'son  ardeur  a  poursuivre 
les  abus  dont  ils  avaient.  La  belle  raison  !  la  prouve  que 
Chamfort  ne  fut  point  ingrat ,  c'est  qu'il  resta  attaché  à 
ces  amis  dépoulHés  d'abu^  comme  il  l'avait  été  quand  ils 
en  étaient  rO\V^lus.  »  La  vérité  est  que  Chamfort  n'oublia 
alors  que  lui-même.  Rcfcdorer  ajoute  :  «  Si  Chamfort  no 
jiassait  rien  aux, autres,  il  ne  se  passiiit  rien  non  plus  à 
lui-même  :  .il  se  déchaîna  contre  les  pensions  jusqu'à  ce 
qu'il  n'eût  plus  d^  pension  ;  contre  l' Académie,  dont  les 

3 


38  CHAMFORT. 


jetons  étaient  sa  seule  ressource,  jusqu'à  ce  qu'il  n'y  eût 
plus  d'Académie.  Son  intérêt  n'a  donc  été  pour  rien  dans 
sa  conduite;  disons  plus,  il  en  fut  toujours  l'ennemi.  » 

On  le  voit,  Chamfort  eut  non-seulement  des  amis  qu'il 
aimait,  mais  il  en  eut  qui  l'aimaient  et  surent  le  défendre. 
Ce  que  nous  citons  de  Rœderer  est  emprunté  à  un  tra- 
vail sur  Chamfort  qu'il  a  publié  dans  le  Journal  de  Paris, 
et  oîi,  sous  la  forme  de  dialogue  entre  un  ami  et  un  en- 
nemi de  Chamfort,  il  répond  à  ses  accusateurs.  Si  la  ré- 
ponse transige  avec  l'accusation  quelquefois ,  c'est  que 
tout  ce  que  Chamfort  avait  écrit  n'était  pas  encore  connu 
de  Rcederer. 

Voici  un  fragment  de  la  correspondance  de  Chamfort  à 
propos  de  la  loi  qui  supprimait  les  pensions  : 

«  J'entends  crier  à  mes  oreilles,  tandis  que  je  vous  écris  : 
Suppression  de  toutes  les  pensions  de  France;  et  je  dis  :  Sup- 
prime tout  ce  que  tu  voudras,  je  ne  changerai  ni  de 
maximes,  ni  de  sentiments. 

«  Les  hommes  marchaient  sur  leur  tête,  et  ils  marchent 
sur  les  pieds;  je  suis  content  :  ils  auront  toujours  des  dé- 
fauts, des  vices  même  ;  mais  ils  n'auront  que  ceux  de  leur 
nature,  et  non  les  difformités  monstrueuses  qui  compo- 
saient un  gouvernement  monstrueux.  » 

Dans  une  autre  lettre  (  à  propos  des  prix  de  vertu  ) ,  il 
disait  dans  le  même  sentiment  : 

«  Rendez  à  la  vertu  cet  hommage  de  croire  que  le 
pauvre  aussi  peut  être  payé  par  elle;  qu'il  a,  comme 
le  riche,  une  conscience  opulente  et  solvable;  qu'enfin  il 
peut,  comme  le  riche,  placer  une  bonne  action  entre  le 
ciel  et  lui.  » 

Nous  empruntons  à  Rœderer  une  anecdote  qui  le  carac- 
térise :  «  Le  lendemain  du  jour  où  les  pensions  furent 
supprimées,  dit  Rœderer,  nous  fûmes,  lui  et  moi,  voir 


CIIAMFOllT.  39 

Marinontcl  à  la  fiimpagno.  Nous  le  trouvâmes,  et  sa 
fcnimc  siirtout,  gémissant  de  la  \)orio  quo  le  (UVret  lui 
faisait  éprouver;  et  c'était  pour  leurs  enfants  qu'ils  gé- 
iiiissjiient.  Ciiamfort  en  prit  un  sur  ses  genoux  :  «  Viens,  » 
(lit-il,  «  mon  petit  ami!  lu  vaudras  mieux  que   nous; 

([ueKpie  jour,  tu  pleureras  en  apprenant  (pi'il  eut  la  hn- 
«  blesse  de  pleurer  sur  toi  dans  l'idée  (pu?  tu  serais  moins 
»  riche  que  lui.  »  Cliamfort  |)erdait  lui-miMue  sa  fortune 
par  le  décret  de  la  veille.  » 

On  a  oppose  souvent  Rivarol  ii  (lliamfort.  Ils  dilVèrent 
heaiu'oup  avec  un  faux  air  d(»  parenté.  Cbanifort  est  un 
homme  (resj)rit  qui  ne  se  sert  de  son  esprit  (pie  pour 
arriver  plus  vivement  au  bon  sens.  Rivarol  est  un  honuue 
d'esprit  qui  veut,  avant  tout,  que  son  esprit  brille,  étonne 
et  reluise,  et  qui  ne  s'est  jamais  retenu  do  dire  une  sot- 
tise quand  il  a  pu  l'habiller  à  son  goût.  Si  l'esprit  qui 
contient  le  plus  de  raison  est  le  meilleur,  et  cela  ne  me 
parait  pas  contestable,  je  préfère  celui  de  Cliamfort. 

Rivarol  disait  un  jour  à  Cliamfort  :  «  On  ne  peut  aimer 
à  la  fois  la  République  et  les  arts.  Il  faut  un  Louis  XIY 
pour  enfanter  des  Molière  et  des  Racine.  —  Oui,  dit 
Cliamfort,  vous  êtes  de  ceux  qui  {wrdonnent  tout  le  mal 
qu'ont  fait  les  prêtres  en  considérant  que,  sans  les  prêtres, 
nous  n'aurions  pas  la  comédie  de  Tartufe.  » 

Vcul-on  avoir  une  idée  du  peu  de  justesse  du  jugement 
de  Rivarol?  voici  le  portrait  qu'il  fit  de  Cliamfort  :  «  C'est 
une  branche  de  muguet  entée  sur  des  pavots.  »  Là, 
.M.  Sainte-Beuve  Lui-même  est  obligé  de  l'abandonner.  «  Co 
tpie  Rivarol  prenait  pour  du  muguet,  dit-il,  avait  l'or- 
gueil <lu  cèdre.  »  Soit  ;  va  pour  le  cèdre,  y  compris  son 
orgueil  ;  nous  ne  croyons  pas  que  Cliamfort  ait  placé  le 
sien  si  haut,  mais  il  avait  le  droit  d'en  avoir,  sinon  d'en 
montrer. 


CHAMFORÏ. 


C'est  un  rude  jouteur  que  Chamfprt  ;  il  «st  homme  à 
se  défendre  même  après  sa  mort,  car  il  a  laissé  des  armes 
pour  battre  ceux  qui  s'avisent  de  l'attaquer.  M.  Sainte- 
Beuve  s'étonne  que  l'homme  qui  a  dit  ce  joli  mot  qu'a  du 
applaudir  plus  d'un  public  français  :  «  Le  public!  le  pu- 
blic! combien  faut-il  de  sots  pour  faire  un  public?  »  ac- 
corde tout  au  peuple. 

Et  d'abord,  si  le  public  et  le  peuple  ne  font  qu'un  pour 
M.  Sainte-Beuve,  il  a  dû,  à  de  certains  jours,  en  penser 
plus  de  mal  que  Chamfort. 

Mais  veut-on  savoir  ce  que  Chamfort  réclamait  pour  le 
peuple  ?  Le  voici  :  «  Permettre  à  un  peuple  de  défendre 
son  argent  et  lui  ravir  le  droit  d'influer  sur  les  lois  qui 
doivent  décider  de  son  honneur  et  de  sa  vie,  c'est  une 
dérision,  c'est  une  insulte.  »  Qu'est-ce  qui  n'est  pas  de 
l'avis  de  Chamfort  ? 

M.  Sainte-Beuve  s'étonne  que  Chamfort  n'ait  pas  vécu 
comme  un  républicain  avant  la  République.  C'est  absolu- 
ment comme  si  on  reprochait  à  M.  Sainte-Beuve  de  n'avoir 
pas  devancé  l'Empire. 

On  demandait  à  Rœderer  ce  qu'avait,  en  somme,  fait 
Chamfort  pour  la  Révolution.  Voici  ce  qu'il  répondit  : 

«  Chamfort  imprimait  sans  cesse,  mais  c'était  dans  l'es- 
prit de  ses  amis.  Il  n'a  rien  laissé  d'écrit;  mais  il  n'aura 
rien  dit  qui  ne  le  soit  un  jour.  On  le  citera  longtemps  ; 
on  répétera  dans  plus  d'un  bon  livre  des  paroles  de  lui, 
qui  sont  l'abrégé  ou  le  germe  d'un  bon  livre...  Ne  crai- 
gnons pas  de  le  dire,  on  n'estime  pas  à  sa  valeur  le  ser- 
vice qu'une  phrase  énergique  peut  rendre  aux  plus  grands 
intérêts.  Il  est  des  vérités  importantes  qui  ne  servent  à 
rien  ,  parce  qu'elles  sont  noyées  dans  de  volumineux 
écrits,  ou  errantes  et  confuses  dans  l'entendement  ;  elles 
sont  comme  un  métal  précieux  en  dissolution  :  en  cet 


GHAMFORT.  41 

état,  il  n'est  d'aucun  usage;  on  ne  peut  mémo  apprécier 
sa  valeur.  Pour  le  rondro  utilo,  il  faut  (|uo  l'artiste  le 
motte  on  lingot,  raflino,  l'ossaye  et  lui  iin|)rim(>,  sous  le 
balanoior,  des  caractères  auxquels  tous  les  veux  puissent 
le  reconnaître.  Il  en  est  de  nu^me  de  la  pensée.  11  faut, 
pour  entrer  dans  la  circulation,  qu'elle  passe  sous  le  ba- 
lancier de  l'homme  éloquent,  qu'elle  y  soit  marquée  d'une 
empreinte  frappante  pour  tous  les  yeux,  et  garante  de  son 
aloi.  Chanifort  n'a  cessé  de  frapper  ce  genre  de  monnaie, 
et  souvent  il  a  frappé  de  la  monnaie  d'or;  il  ne  la  distri- 
buait pas  lui-même  au  public,  mais  ses  amis  se  char- 
geaient volontiers  do  ce  soin;  et  certes  il  est  resté  plus  de 
choses  de  lui,  qui  n'a  rien  écrit,  que  de  tant  d'écrits  pu- 
bliés depuis  cinq  ans  et  chargés  de  tant  de  mots.  » 

Rœderer  eût  pu  ajouter  qu'un  esprit  comme  Chamfort 
en  fécondait  bien  d'autres,  et,  pour  n'en  citer  qu'un  ,  il 
eiU  pu  citer  un  des  plus  grands,  sinon  le  plus  grand, 
parmi  ceux  qui  influèrent  sur  les  destinées  de  la  Révolu- 
lion  :  Mirabeau,  dont  Chamfort  a  été,  en  vingt  circon- 
stances graves,  l'inspirateur  et  le  collaborateur.  —  En 
veut-on  la  preuve  :  c'est  Mirabeau  qui  la  donnera  avec  une 
franchise  qui  honore  et  Chamfort  et  lui-même. 

«  Ce  n'est  pas ,  dit  Mirabeau  ,  au  milieu  des  dangers 
qu'on  peut  suivre  une  route  déterminée.  Oh!  si  je  vous 
avais  connu,  il  y  dix  ans,  combien  de  précipices  et  de 
ravins  j'aurais  évités  !  Il  n'est  point  de  jour,  et  surtout  il 
n'est  point  de  circonstance  un  peu  sérieuse  où  je  ne  me 
surprenne  à  dire  :  «  Chamfort  froncerait  le  sourcil ,  ne 
«  faisons  pas,  n'écrivons  pas  cela  ;  »  ou  bien  :  «  Chamfort 
«  sera  content,  car  Chamfort  est  de  la  trempe  de  mon  âme 
«  et  de  mon  esprit.  » 

Le  discours  que  Mirabeau  devait  lire  à  la  tribune  sur 
es  académies  était  de  Chamfort.  Ce  discours  concluait  h 


42  CHAMFORT. 


leur  anéantissement.  Il  fit  jeter  les  hauts  cris  aux  acadé- 
miciens de  son  temps,  —  que  dis-je  !  aux  académiciens 
de  tous  les  temps.  M.  Tissot  le  déplore  dans  la  notice 
qu'il  a  donnée  sur  Chamfort  au  Dictionnaire  de  la  conver- 
sation ;  M.  de  Jouy,  dans  celle  qu'il  a  publiée  dans  la 
Galerie  historique  des  contemporains ,  et,  enfin,  M.  Sainte- 
Beuve,  dans  celle  qui  figure  dans  ses  Causeries  littéraires 
et  à  laquelle  nous  donnons  toute  l'attention  qu'elle  mérite. 
Il  nous  a  paru  curieux  de  savoir  si  ces  griefs  de  Cham- 
fort contre  l'Académie  étaient  de  ceux  qu'on  peut  appré- 
cier encore  à  notre  époque.  Qu'on  en  juge  :  «  A  voir  la 
composition  de  l'Académie  française,  dit-il ,  on  croirait 
qu'elle  a  pris  pour  devise  ce  vers  de  Lucrèce  : 

Ccrtare  ingcnio,  contendcre  nobilitatc.  » 

Nous  comprenons  la  colère  des  académiciens,  le  re- 
proche de  Chamfort  n'a  pas  vieilli. 

M.  Sainte-Beuve,  trop  modeste  pour  Chamfort,  dit 
«  qu'il  n'ose  rappeler  les  éloges  de  Mirabeau,  il  les  crain- 
drait exagérés.  »  —  Nous  craignons  si  peu  de  tomber 
dans  le  même  péché  à  cet  égard,  que  nous  ajouterons  à 
la  lettre  qu'on  vient  de  lire  deux  portraits  de  Chamfort, 
tracés  de  main  de  maître  ;  l'un  est  de  Mirabeau  comme 
la  lettre  qui  précède,  l'autre  est  de  Chateaubriand.  Quand 
nous  aurons  mis  ces  deux  pièces  en  regard  avec  les  cri- 
tiques auxquelles  nous  répondons,  nous  craindrons  moins 
de  voir  celles-ci  emporter  la  balance. 

La  santé  de  Chamfort  était  fort  compromise. 

<x  Malgré  vos  souffrances,  lui  écrivait  Mirabeau,  vous 
êtes  un  des  êtres  les  plus  vivaces  qui  existent;  la  ténuité  de 
votre  cjiarpente,  la  délicatesse  de  vos  traits  et  la  douceur 
résignée  et  même  un  peu  triste  de  votre  physionomie , 


CUAMPORT.  43 


lorsqu'elle  est  calme  et  que  votre  tôte  ou  votre  âme  ne 
sont  point  en  mouvement,  alarmeront  et  induiront  tou- 
jours en  erreur  vos  amis  sur  votre  force.  Chez  vous,  loin 
que  ce  soit  la  lame  (jui  use  le  fourreau,  c'est  l'Ame,  la 
vis  ijnea,  qui  ontrelient  la  machine.  Comment  son  feu  in- 
térieur ne  le  consume-t-il  pas  ?  se  dit-on.  Eh!  comment 
le  consumerait-il?  c'est  lui  qui  le  fait  vivre.  Donnez-lui 
une  autre  Ame,  et  sa  frôle  existence  va  se  dissoudre.  » 

Voici  maintenant  Chamfort  peint  par  Chateaubriand, 
à  l'époquo  où  la  |)assion  politique  n'avait  encore  rien  ôtt^ 
à  CJiatoaubriand  de  l'impartialité  de  ses  jugements  et  ne 
l'axait  pas  engage  dans  les  extraordinaires  contradictions 
qui  ont  depuis  allligé  les  amis  de  sti  mémoire. 

«  Chamfort  était  d'une  taille  au-dessus  de  la  médiocre, 
un  peu  courbé,  d'une  figure  pAle,  d'un  teint  maladif.  Smi 
œil  bleu,  souvent  froid  et  couvert  dans  le  repos,  lançait 
l'éclair  ([uand  il  venait  à  s'animer.  Des  narines  un  peu 
ouvertes  donnaient  à  sa  physionomie  l'expressiou  de  ia 
sensibilité  et  de  l'énergie.  Sa  voix  était  flexible,  ses  mo- 
dulations suivaient  les  mouvements  de  son  âme;  mais, 
dans  les  derniers  temps  de  mon  S(\jour  à  Paris,  elle  avait 
pris  de  l'aspérité,  et  on  y  démMait  l'accont  agité  et  impé- 
rieux des  factions.  Je  me  suis  toujours  étonné  qu'un 
homme  (pii  avait  tant  de  connaissanc<>  des  hommes  eûl 
pu  épouser  si  chaudement  une  cause  quelconque.  » 

Étonnement  légitime  à  une  époque  où  l'intelligence 
semble  n'avoir  pu  conduire  qu'au  scepticisme  un  grand 
nombre  de  ceux  qui  s'étaient  faits  les  chefs  de  l'esprit  i)u- 
blic  de  1815  à  1848. 


CHAMFORT. 


YI 


Mot  de  Balzac  sur  Ciiamfort,  —  Les  paroles  sont  quelquefois  des 

actes  et  les  mots  des  volumes.  —  Sieyfes.  —  Barrère.  —  Pache.  — 

La  fraternité  ou. la  mort.  —  Hérault  de  Séchelles.  —  Arrestation  de 

Chamfort.  —  Horreur  4e  Chamtort  pour  la  prison. 


Le  temps  est  un  crible  cTans  les  mains  de  la  postérité. 
Les  gros  bagages  ne  sont  donc  pas  ceux  qu'elle  recueille 
le  plus  volontiers/ Mais,  héritière  économe,  elle  ne  laisse 
rieiï  perdre,,  et  enregistre  avec  reconnaissance  tout  ce  qui 
lui  parvient,  ne  fùt-çe  qu'un  mot,"  si  ce  mot  est  digne  de 
grossir  son  trésor.  Elle  sait  que,  de  même  qu'il  est  tel 
diamant  qui  vaut  une  fortune,  il  est  tel  mot  qui  peut 
constituer  une  œuvre  complète  et  impérissable,  aux  yeux 
des  gens  de  goût.  Ceux  de  ce  genre  que  Chamfort  a  laissés 
sont  en  tel  nombre,  qu'ils  pourraient,  à  ce  compte,  con- 
stituer toute  une  bibOothèque. 

Ba'zac  nous  disait,  il  va  longtemps,  à  propos  de  Cham- 
fort et  de  Rivarol,  qu'il  citait  toujours  avec  admiration  : 
«  Ces  gens-là  mettaient  des  livres  dans  un  bon  mot,  tandis 
qu'aujourd'hui  c'est  à  peine  si  on  trouve  un  bon  mot  dans 
un  livre.  » 

Ce  jugement  de  Balzac  nous  frappa,  et  ce  fut  lui  qui 
pour  la  première  fois  fixa  notre  attention  sur  les  deux 
noms  de  Chamfort  et  de  Rivarol. 

La  plupart  des  mots  de  Chaitifort ,  pendant  la  période 
politique  de  sa  vie,  peuvent  être  considérés  comme  des 
actes,  et  ses  contemporains  les  lui  comptèrent  comme  tels. 

Chacun  fit  son  profit  de  ce  qui  sortait  de  cette  bouche 
écoutée. 

Ce  fut  lui  qui  donna  à  Sieyès  le  titre  et,  par  censé- 


CUAMFORT.  45 

quent ,  l'idée  de  sa  fameuse  brochure  qui  fut  plus  qu'un 
événemeiU  :  «  Qu'est-ce  que  le  tiers  état?  Tout.  — 
Qu'est-il?  Uien.  » 

Ce  fui  lui  qui  donna  pour  devise  à  nos  soldats,  outrant 
en  pa}s  oiuioini ,  cette  devise  toute  d'humanité  vis-à-vis 
de  l'étrantrer  :  «  Guerre  aux  châteaux ,  paix  aux  chau- 
mières, »  devise  qu'on  a  retournée  depuis,  sans  que  Ciiam- 
fort  en  puisse  être  accusé,  disons-le  en  passant,  au  profit 
de  la  guerre  civile. 

Ce  fut  lui  qui  répondit  à  ceux  qui  lui  disaient  :  Vous 
prêches  le  désordre  :  «  Quand  Dieu  créa  le  monde,  le  mou- 
vement du  chaos  dut  faire  trouver  le  chaos  plus  désor- 
donné que  lorsqu'il  roposiiit  dans  un  désordre  paisible;  » 
et  il  ceux  qui  lui  disaient  :  Réformez,  ynais  ne  détruisez  pas , 
«  Vous  voudriez  qu'on  nettoyât  les  écuries  d'Augias  avec 
un  plumeau  ;  »  et  à  Marmontel  :  «  Vous  voudriez  qu'on 
vous  fit  des  révolutions  ii  l'eau  de  rose.  » 

Voici  un  do  ses  discours  :  «  Moi,  tout;  le  reste,  rien  : 
voilà  le  des[)Otisme.  » 

Et  en  voici  un  autre  :  «  Moi,  c'est  un  autre  ;  un  autre, 
c'est  moi  :  voilà  la  démocratie.  » 

Et  encore  :  «  Il  y  a  en  France  sept  millions  d'hommes 
qui  demandent  l'aumône  et  douze  millions  hors  d'état  de 
la  faire.  » 

«  La  noblesse  est  un  intermédiaire  entre  le  roi  et  le 
peuple  comme  le  chien  de  chasse  entre  le  chasseur  et  les 
lièvres.  » 

Et  enfin  :  «  Il  liiut  recommencer  la  société  humaine , 
comme  Bacon  disait  qu'il  faut  recommencer  l'entendement 
humain.  » 

Mais  ce  fut  lui  qui,  voyant  la  Révolution  prendre  un 
caractère  qui  révoltait  sa  raison,  et  son  cœur  plus  encore 
que  sa  raison,  disait  : 

3. 


I 


46  CHAMFOIIT. 


«  Prenons  garde!  nous  ne  sommes  que  des  Français,  et 
nous  voulons  ôtre  des  Romains.  » 

«  Grands  et  petits,  on  a  beau  faire,  il  faut  toujours  se 
dire  comme  le  fiacre  aux  courtisanes  dans  le  Moulin  de 
Javelle  :  «  Vous  autres  et  nous  autres,  nous  ne  pouvons 
«  nous  passer  les  uns  des  autres.  » 

«  Il  semble  que  la  plupart  des  députés  à  l'Assemblée 
nationale  n'aient  détruit  les  préjugés  que  pour  les  prendre, 
comme  les  gens  qui  n'abattent  un  édifice  que  pour  s'ap'*' 
proprier  les  décombres.  » 

Entendant  déplorer  l' indifférence  du  public  pour  les 
chefs-d'œuvre  de  la  scène  tragique ,  il  l'expliqua  par  ces 
mots  :  «  La  tragédie  ne  fait  plus  d'effet  depuis  qu'elle  court 
les  rues.  » 

Il  dit  de  Barrère,  à  la  naissance  de  son  pouvoir  :  «  C'est 
un  brave  homme  que  ce  Barrère  :  il  vient  toujours  au 
secours  du  plus  fort  ;  »  et  de  Paclie,  à  un  des  amis  de 
celui-ci  :  «  C'est  un  ange  que  votre  Pache;  mais,  à  sa 
place,  je  rendrais  mes  comptes.  » 

Il  traduisait  ces  mots  :  la  fratemilé  ou  la  mort,  qu'il 
s'indignait  de  voir  accoler  sur  les  monuments  publics, 
par  ceux-ci  :  «  Sois  mon  frère  ou  je  te  tue,  »  ou  par  ceux- 
ci  :  «  La  fraternité  de  ces  gens-là  est  celle  d'Étéocle  et  de 
Polynice.  » 

Si  bien  qu'un  jour,  Hérault  de  Séchelles  lui  ayant  de- 
mandé d'écrire  contre  la  liberté  de  la  presse  et  Chamfort 
ayant  refusé  avec  indignation  de  le  faire,  il  fut  conduit 
aux  Madelonnettes  par  l'ordre  du  Comité  de  salut  pu- 
blic. 

Nous  avons,  dans  le  courant  de  cette  étude,  laissé  la 
place  aux  faits  toutes  les  fois  que  nous  l'avons  pu  :  ce  ne 
serait  pas  le  moment  d'abandonner  ce  système  ;  car,  à 
partir  de  cette  arrestation  de  Chamfort,  rien  ne  pourrait 


CUAMPORT.  49 


égaler  la  saisissante  éloquence  de  ceux  qui  vont  passer 
sous  les  yeux  du  loctour. 

Le  séjour  do  la  prison  fut  odieux  k  Chamforl.  Le  mois 
qu'il  y  passii,  lui  parut  uu  siècle.  Il  en  sortit  vieilli.  «Ce 
n'est  pas  la  vie,  ce  n'est  pas  la  mort,  disait-il  ;  il  n'y  a  pas 
de  milieu,  il  me  faut  ouvrir  les  yeux  sur  le  ciel  ou  les  fer- 
mer dans  le  tombeau.  » 

Rendu  à  la  liberté,  il  jura  qu'il  ne  retomberait  jamais 
vivant  aux  mains  de  ses  persécuteurs. 


VII 


Secomlc  arrestation.  —  Suicide  de  Chamfort.  —  Dernlbrcs  paroles 

de  Chiiinfort.  —  K(5cit  de  cette  scbne  par  un  témoin  oculaire.  — 

M.  Arsbnc  Iloussaye.  —  Tortrait  littéraire  de  Chamfort. 


Il  tint  parole. 

A  quelque  temps  de  là,  on  se  présenta  une  seconde  fois 
pour  l'arrêter.  Son  parti  était  pris,  il  n'essaya  pas  même 
de  fuir.  Il  demeurait  aloi^s  à  la  Bibliothèque  nationale , 
dont  Roland ,  ministre  de  l'intérieur,  l'avait  nommé  bi- 
bliothécaire. 

«  Il  s'enferme,  dit  M.  Tissot  [Dictionnaire  de  la  convet'" 
sation),  dans  son  aibinet,  charge  un  pistolet  et  se  le  tire 
sur  le  front.  La  balle  lui  fracasse  le  haut  du  nez  et  lui  en- 
fonce l'œil  droit.  Étonné  de  vivre  et  résolu  à  mourir,  il 
s'arme  d'un  rasoir,  essaje  de  se  couper  la  gorge,  se  taille 
le  sein,  se  porte  plusieurs  coups  au  cœur,  s'ouvre  les 
veines  et  les  jarrets;  enfin,  vaincu  par  la  douleur,  il  pousse 
un  cri  et  tombe. 

a  On  entre,  on  le  trouve  baigné  dans  son  sang.  Des  gens 


48  GHAMFORT. 


de  Fart  et  des  officiers  civils  sont  appelés,  et,  tandis  que 
les  premiers  préparent  l'appareil,  nécessaire  à  ses  bles- 
sures, il  dicte  d'une  voix  ferme  aux  seconds,  la  déclara- 
tion suivante  :  «  Moi ,  Sébastien-Boch-Nicolas  Chamfort, 
«.décfere  avoir  voulu  mourir  en  homme  libre  plutôt  que 
«  d'être  reconduit  en  esclave  dans  une  maison  d'arrêt; 
«  déclare  que  si  par  violence  on  s'obstinait  à  m'y  traîner, 
«  dans  l'état  où  je  suis  il  me  reste  assez  de  force  pour 
«  achever  ce  que  j'ai  cemmenCé.  Jamais'  on  ne  me  lera 
«  rentrer  vivant  dans  une  prison.  » 

Ces  paroles,  et  d'autres  qui  vont  suivre,  seraient  dans 
Plutarque ,  qu'elles  y  seraient  admirées.  Nous  en  avons 
tous  traduit  du  grec  et  du  latin  qui  ne  méritaient  pas  au- 
tant d'être  citées  et  de  passer  d'un  âge  à  l'autre. 

Un  ami  de  Chamfort  nous  a  laissé  un  récit  palpitant  de 
cette  scène.  » 

«  J'arrivai  peu  de  temps  après  ;  je  n'oublierai  jamais 
ce  spectacle.  Sa  tête  et  son  cou  étaient  enveloppés  des 
linges  sanglants;  son  oreiller,  ses  draps  étaient  aussi 
tachés  de  sang-.  Le  peu  qu'on  apercevait  de  son  visage  en 
était  encore  couvert.  Il  parlait  avec  moins  de  violence,  et 
commençait  à  sentir  sa  faiblesse.  Je  restai  deJjout  près  de 
lui,  muet  de  saisissement,  d'admiration  ei  de  douleur. 
«  Mon  ami,  »  me  dit-il  en  me  tendant  la  main,  «  voilà 
«  comme  on  échappe  à  ces  gens-là.  Ils  prétendent  que  je 
«  me  suis  mahqué^  mais  je, sens  que  la  balle  est  restée 
«  dans  ma  lête;  ils  n'iront  pas  l'y  chercher.  »  Tout  ce 
qu'il  disait  avait  ce  caractère  d'-énergie  et  de  simplicité. 
Après  un  moment  da silence,  il  reprit  d'un  air  tout  à  fait 
calme,  et  même' de  ce  ton  ironique  qui  lui  était  assez  fa- 
millien:  «  Que  voutez-voûs!  voilà  ce.  que  c'est  que  d'être 
0  maladroit  de  la  main  :  on  ne  réussit  à  rien,  pas  môme 
«  à  se  tuer.  »  Alors  il  se  mit  à  raconter  comment  il  s'était 


CHAMFORT.  49 


perforé  l'œil  et  le  bas  du  front,  au  lieu  de  s'enfoncer  le 
crâne,  puis  charcuté  le  cou,  au  lieu  de  se  le  coup-^r,  et  6a- 
lafré  la  poitrine  sans  parvenir  ii  se  percer  le  cœur.  «  En- 
«  fin,  »  ajouta-l-il,  «  je  me  suis  souvenu  de  Sénèque,  et, 
«  en  l'honneur  de  Sénèque.  j'ai  voulu  m'ouvrir  l(>s  veines; 
«  mais  il  éUiil  riche,  lui  ;  il  avait  tout  i\  souhait,  un  hain 
'(  bien  chaud,  enfin  toutes  ses  aises  ;  moi,  je  suis  un  })auvre 
«  diable,  je  n'ai  rien  de  tout  cela.  Je  me  suis  fait  un  mal 
u  horrible,  et  nie  voilà  encore  ;  mais  j'ai  la  balle  dans  la 
«  liHe,  c'est  là  le  principal.  Un  peu  plus  tôt,  un  peu  plus 
«  tard,  voilà  tout.  » 

Chamfort,  chose  incroyable ,  ne  parvint  pas  à  mourir 
de  ses  horribles  blessures.  Ce  qui  n'est  pas  moins  étrange, 
c'est  qu'on  le  laissa  sous  le  coup  d'un  mandat  d'amener, 
et  qu'il  fut  condamné  à  payer  un  écu  par  jour  à  un  gen- 
darme chargé  de  le  garder  à  vue  jusqu'à  entière  guérison, 
pour  le  cas  où  il  eût  pu  guérir. 

Ses  amis  vinrent  à  son  chevet  et  lui  reprochèrent  d'avoir 
voulu  mourir  :  «  Du  moins,  répondit-il,  je  ne  risquais  jmis 
d'être  jeté  à  la  voirie  du  Panthéon.  »  C'était  ainsi  qu'il 
appelait  cette  sépulture  depuis  l'apothéose  de  Marat,  que 
sa  fierté  républicaine  n'avait  pu  coudoyer  sans  dégoût. 

Colchen,  un  des  amis  qui  lui  ont  fermé  les  yeux,  se  féli- 
citait qu'il  eût  échappé  à  ses  propres  coups,  quelques 
jours  après  sa  tentative;  Chamfort  lui  répondit  :  «  Ah  ! 
mon  ami,  les  horreurs  que  je  vois  me  donnent  à  tout  mo- 
ment l'envie  de  recommencer.  » 

M.  Houssaye,  dont  le  scepticisme  n'a  de  i)arli  pris  vio- 
lent contre  personne,  rencontre,  par  une  contradiction 
étrange  avec  la  conclusion  injuste  de  la  biographie  qu'il 
a  consacrée  à  Chamfort  dans  ses  Portraits  du  xviii*  siècle. 
rencontre,  dis-je,  à  l'occasion  de  ce  drame  émouvant,  un 
élan  de  chaleur  dont  nous  lui  savons  gré.  «  Chamfort , 


50  CHAMFORT. 


dit-il,  survécut  à  toutes  ces  tortures  de  l'âme  et  du  corps. 
Ne  ressemblait-il  pas  alors  à  l'humanité,  que  tant  de  dé- 
sastres ont  frappée,  qui  a  répandu  sur  tous  les  chemins 
son  sang  et  ses  larmes,  qui,  toute  sillonnée  de  blessures, 
marche  toujours  en  avant,  poussée  par  le  maître  invi- 
sible ?  Il  succomba  pourtant  à  tant  de  douleurs.  «  Ah  ! 
«  mon  ami,  »  dit-il  à  Sieyès  en  expirant,  «  je  m'en  vais 
«  enfin  de  ce  monde,  où  il  faut  que  le  cœur  se  brise  ou 
«  se  bronze.  « 
Chamfort  mourut  le  13  avril  1794,  à  l'âge  de  55  ans. 


CONCLUSION 


Des  diffdrcntes  études  qui  ont  été  faites  de  Chamfovt.  —  Celle  de 
M.  Sainte-Beuve.  —  Quelques  mots  sur  M.  Sainte-Beuve  et  sur  la 
nature  de  son  talent.  —  Son  attitude ,  ses  erreurs  et  ses  injustices 
en  ce  qui  touche  Chamfort.  —  Intérêt  que  nous  a  paru  o'.frir  la 
figure  de  Chamfort. 


11  y  a  deux  hommes  dans  Chamfort.  L'un,  celui  qu'on 
pourrait  appeler  le  littérateur,  existe  à  peine  pour  nous. 
Ses  comédies,  sa  tragédie,  ses  vers,  ses  tableaux  de  la 
Révolution,  ses  éloges  académiques,  méritaient  peu  de 
survivre  aux  circonstances  qui  les  ont  vus  naître;  tout 
cela  n'est  que  d'un  homme  très-intelligent,  épris  des 
lettres,  cherchant  et  trouvant  le  succès  à  la  suite  du  passé 
dans  les  sentiers  battus,  mais  qui,  dans  son  effort  pour  ne 
point  sortir  des  cadres  convenus,  en  arrive  à  ne  pas  même 
laisser  soupçonner  ce  qu'il  y  a  en  lui  de  véritable  origina 
lité.  L'autre,  au  contraire,  le  moraliste,  le  satirique,  le 
philosophe,  le  politique,  l'auteur  enfin  des  maximes  et 
pensées,  des  portraits,  des  caractères  et  anecdotes,  est  à 


CHAWFORT. 


bon  droit  immortel.  Sa  personnalité  est- si  vive,  qu'elle 
se  détacho  en  saillies  vigoureuses  au  milieu  des  plus 
éclatantes  figures  de  son  épo{|ue,  et  qu'elle  se  fait  sa  place 
en  dé[>il  des  opposants  dans  les  meilleurs  rangs  de  notre 
littérature. 

Chose  bizarre,  le  vrai  Cliamlort,  celui  qui  restera,  ne 
fut  vraiment  connu  do  ses  contemporains  que  par  sa  pa- 
role. 

La  portée  de  son  œuvre,  qui  ne  fut  de  son  vivant  que 
son  œuvre  parlée,  est  celle  qui  constitue  son  vrai  titre 
aux  yeux  de  la  postérité.  Dès  qu'elle  fut  imprimée,  elle 
fit  oublier  l'autre,  son  œuvre  écrite. 

Chamfort  en  avait  le  pressentiment;  il  faisiiit  bon  mar- 
ché de  son  bagage  académique  et  s'impatientait  à  la  fin 
qu'on  en  fît  l'éloge  devant  lui. 

M.  Sainte-Beuve  dit  qu'on  retrouva  à  sa  mort  bon 
nombre  des  mots  qui  forment  aujourd'hui  le  recueil  des 
pensées  de  Chamfort,  écrits  soigneusement  sur  de  petits 
papiers;  et  le  soin  que  prend  Chamfort,  passé  maître  en 
improvisations  brillantes,  de  fixer  sur  le  papier  quelques- 
uns  des  souvenirs  de  ses  conversations,  amène  un  sourire 
qu'on  pourrait  trouver  na'if  sur  les  lèvres  de  l'auteur  jus- 
tement apprécié  des  dix  gros  volumes  de  Causeries  litté- 
raires au  milieu  desquelles  nous  avons  surpris  ce  sourire. 

Nous  trouvons,  nous,  que  bons  mots,  pensées  et  cau- 
series méritaient  qu'on  les  gardât,  et  si  nous  regret- 
tons une  chose,  c'est  que  le  soin  de  Chamfort  ait  été 
incomplet.  Il  est  certain,  en  effet,  qu'il  s'est  perdu  de  lui 
plus  de  choses  qu'il  n'en  est  venu  jusqu'à  nous.  On  assure 
qu'il  existe  des  manuscrits  inédits  de  Chamfort,  et  que 
les  mains  qui  les  retiennent,  abusant  du  droit  de  fait  que 
leur  donne  la  possession  inexpliquée  de  ces  papiers,  refusent 
de  s'ouvrir  cl  de  leur  laisser  voir  le  jour.  Les  biographes 


I 


52  CHAMFORT. 


de  Chamfort  signalent  cet  acte  coupable  et  le  flétrissent 
justement. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ce  qui  nous  reste  de  Chamfort  suffit 
à  son  renom.  Sa  place,  dans  notre  littérature,  vient  immé- 
diatement après  les  moralistes  du  xvii"  siècle.  Comme 
écrivain  moraliste,  il  est  presque  toujours  leur  égal  ;  il 
parle  la  belle  langue  de  La  Bruyère.  Il  a  le  bien  visé  de  La 
Rochefoucauld  ;  il  est  plus  concis  qu'eux  encore.  Il  pos- 
sède au  suprême  degré,  et  tout  naturellement ,  ce  que  le 
premier  ne  cherchait  pas  et  ce  que  le  second  cherchait 
toujours,  le  trait.  Il  est  passé  maître  dans  l'art  de  tout 
dire  en  peu  de  mots,  sans  jamais  être  obscur.  S'il  a  de 
moins  que  les  prosateurs  du  grand  siècle  l'ampleur  de  la 
phrase  et  le  calme  de  la  pensée  que  peut  seul  donner  le 
repos  de  l'esprit,  repos  impossible  à  l'époque  où  vivait 
Chamfort,  il  a,  en  revanche,  l'accent  résolu  et  vigoureux 
de  son  temps. 

Ses  enfants  immédiats  sont  Rivarol  et  en  plus  d'un  point 
Beaumarchais.  Ils  furent  aussi  ses  adversaires.  Il  a  pour 
jietits-enfants  beaucoup  des  gens  d'esprit  de  notre  époque. 
Al[)lionse  Karr,  dans  ses  Guêpes^  le  rappelle  souvent;  c'est 
la  môme  manière  de  serrer  l'anecdote  et  de  rencontrer  le 
bon  sens  par  l'ironie. 

Si  tout  le  monde  ne  s'est  pas  encore  entendu  sur  la 
place  qui  lui  est  due,  c'est,  nous  l'avons  dit,  parce  que 
justice  n'a  pas  encore  été  faite  par  notre  temps  au  temps 
que  Chamfort  représente.  Mais  cette  place,  quoi  qu'il 
arrive,  restera  marquée  dans  cette  glorieuse  phalange 
d'esprits  gaulois  qui  sont  les  vrais  représentants  de  l'esprit 
français  depuis  Rabelais ,  Montaigne  et  Voltaire ,  et  dont 
quejflues  noms  de  notre  temps  grossiront  encore  la  liste. 

Plusieurs  notices  ont  été  assez  récemment  écrites  sur 
Chamfort.  Celle  de  M.  Houssaye,  qui  n'est  pas  la  mieux 


CHAMFOUT.  53 

coordonnée,  ni' la  plus  loiiiquo,  est  la  plus  curieuse,  la 
plus  pleine  sous  le  nipporl  des  faits,  la  jilus  intéressante; 
celle  de  M.  Sainte-Beuve  n'est  autre  (lu'un  habile  réqui- 
sitoire contre  le  républicain  Chamfort. 

Nous  avons  pris,  malgré  nous,  du  travail  de  M.  Sainte- 
Beuve  sur  Chamfort,  quelque  humeur  contre  l'auteur  de 
ce  travail.  M.  Sainte-Beuve,  critique  aimable,  ingénieux, 
délicat,  fin  et  suave,  qui  a  toutes  ses  qualités  dans  ces 
nuances  douces  et  teiTqiérées,  semble  depuis  queUiues 
années  avoir  pris  à  tAche  de  chimger  sa  voix  et  sa  nature. 
Son  autorité  y  périra,  et  son  talent  lui-même,  s'il  n'étjiit 
sauvé  par  son  passé,  y  laisserait  quelque  chose.  M.  Sainte- 
Beuve,  cet  ancien  chercheur  d(>  perles  égarées,  ce  lapi- 
daire rétrospectif,  ce  remonteur  habile  des  joyaux  oubliés 
de  notre  vieille  littérature,  cpii  semble  né  pour  ne  parl(>r 
que  de  ce  qui  lui  plaît,  dont  les  critiques  sont  en  quelque 
sorte  de  l'orfèvrerie  littéraire,  dont  les  ciselures  ajoutées 
aux  œuvres  qu'il  affectionne  en  font  quelquefois  toute  la 
richesse,  son  travail  surpassant  souvent  sa  matière; 
M.  Sainte-Beuve,  qui  a  déterré,  avec  une  patience  et  un 
goût  infatigables,  tant  de  reliques  dans  le  cimetière  du 
passé,  iM.  Sainte-Beuve  semble  avoir  pris  en  haine  tout 
ce  qui  touche  à  son  temps.  II  est  implacable  particulière- 
ment pour  ce  qui,  de  pn's  ou  de  loin ,  tient  à  la  Révolu- 
lion.  Sa  voix,  dès  que  cette  grande  époque  est  en  cause, 
devient  aigre  et  criarde.  Il  veut  n'être  que  sévère,  sans 
doute ,  et  il  se  montre  méchant.  C'est  alors  la  passion , 
et  non  plus  la  raison  ni  le  goût,  qui  semble  parler  par  sa 
bouche.  On  dirait  un  acteur  qui  a  voulu  prendre  les  rôles 
qui  ne  lui  conviennent  pas,  un  ténor  s'efTorçant  de  chan- 
ter les  basses-failles  et  qui  s'épuise,  dans  cet  effort  contre 
nature,  au  détriment  de  son  renom  et  des  auditeurs  accou- 
tumés à  l'applaudir.  Ses  qualités  mêmes  deviennent  des 


54  CHAMFORT. 


défauts,  ses  plus  fines  broderies,  ses  variations  les  plus 
savantes  ne  sont  plus  que  de  la  manière  dans  le  travail 
malencontreux  de  cet  organe  qui  se  surmène,  de  cette 
voix  délicate  qui  veut  à  toute  force  se  grossir.  Il  veut 
frapper,  il  égratigne  et  ne  laisse  que  des  déchirures  là  où 
il  a  prétendu  porter  de  grands  coups  ;  tel  encore  un  fin 
graveur  ébréchant  son  burin  sur  l'orteil  d'une  statue  de 
bronze,  en  haine  du  bronze  sans  doute.  M.  Sainte-Beuve 
n'admire-t-il  donc  que  les  statues  d'albâtre,  que  les  figu- 
rines de  stuc  et  les  groupes  en  biscuit? 

Quand  M.  Sainte-Beuve  manque  d'équité  et  de  mesure, 
il  est  deux  fois  coupable.  Il  l'est  envers  lui-même.  Il  l'est 
envers  ses  nombreux  lecteurs  et  les  critiques  de  seconde 
main,  qui,  dans  leur  travail  hàtif,  plutôt  que  de  remon- 
ter aux  sources ,  s'en  rapportent  à  lui  sans  contrôle.  Il 
répond,  en  effet,  non-seulement  de  ses  jugements,  mais 
encore  des  inductions  qu'on  en  tire  et  des  exagérations 
que  d'autres  se  permettent  à  sa  suite.  Chamfort  est  une 
des  plus  nobles  figures  littéraires,  un  des  plus  fiers  ci- 
toyens de  cette  république  des  lettres  que  M.  Sainte- 
Beuve  devrait  bien  mettre  à  part  dans  sa  haine  d'hier  ou 
d'avant-hier  contre  les  républiques;  j'en  veux  à  M.  Sainte- 
Beuve  de  s'être  donné  le  tort  de  le  méconnaître,  parce 
que  son  tort  s'est  bientôt  aggravé  du  tort  de  sa  clientèle. 
En  effet,  il  lui  convient,  par  un  non-sens  inexplicable,  — 
car  on  peut  tirer  de  sa  notice  même  la  réfutation  de  toutes 
ses  accusations  contre  Chamfort,  —  il  lui  convient  de 
faire,  de  ce  caractère  antique  et  héroïque,  mais  féminin 
aussi  par  beaucoup  de  côtés,  un  homme  dur,  sec  et  impi- 
toyable; d'autres  iront  plus  loin,  et,  sur  sa  recommanda- 
tion, soit  paresse,  soit  confiance,  ils  transformeront  ce 
moraliste  sincère,  ce  philosophe  contristé,  dont  tout  ce 
qu'on  a  pu  dire  de  pis  de  son  temps,  c'est  qu'il  détestait 


CUâMFORT 


Ips  lionimi's,  parce  qu'ils  ne  s'aimaient  pas:  ils  le  triuist'or- 
meront,  dovinez  on  (iiioi?  lin  cliat-lif^To!  dj'finition  hiir- 
losquo,  à  coup  sûr,  à  pi'0|)OS  d'un  homme  qui  a  traversé  les 
révolutions  sans  qu'on  puisse  nommer  une  do  ses  victimes, 
qui  n'a  sacrifié  cpio  lui-mi^moà  ses  convictions,  et  auquel 
on  ne  peut  re|)rocIi('r  (jue  ra(liuinil>le  faute  de  sa  mort. 

M.  Sainte-Beuve,  disant  de  (Miamlort  :  «  Son  nom  res- 
tera attaciié  à  quantité  de  mots  concis,  aigus,  vibrants  et 
pittoresques  qui  se  fixent  bon  gré,  mal  gré,  dans  le  sou- 
venir, »  ajoute  :  «  Méfiez-vous  pourtant!  je  crains  qu'il 
n'y  ait  toujours  un  pou  d'arsenic  au  fond.  »  Un  autre, 
renchérissant ,  un  autre ,  s'omparant  de  cet  arsenic  do 
M.  Sainte-Beuve,  comme  fait  un  bijoutier  d'une  pierre 
qu'il  croit  pouvoir  s'approprier,  à  la  condition  d'en  re- 
nouveler la  monture,  dira  :  «  Chaque  pensée  de  Chamfort 
est  un  grain  de  poison  dans  un  joli  chaton  de  bague,  »  et 
ainsi  de  suite.  Où  finira  ce  crescendo  ? 

Cependant,  concilions  ce  toujours  do  M.  Sainte-Beuve, 
et  SOS  suites,  avec  cet  aveu  qu'il  (iiit,  sans  bonne  grâce , 
il  est  vrai,  dans  un  autre  endroit,  «  qu'il  y  a  un  fond  do 
probité  et  de  dignité  dans  l'aigreur  de  Chamfort.  » 

No  voilà-t-il  pas  un  fond  étrangement  garni ,  grAce  à 
M.  Sainte-Beuve  :  «  De  la  probité,  do  l'arsenic  et  de  la  di- 
gnité, »  tout  cela  ensemble! 

Ce  n'est  pas  Siuis  une  certaine  émotion,  dont  nous  nous 
serions  bien  gardé  de  nous  défendre ,  que  nous  avons 
entrepris  de  remettre  en  lumière  la  figure  de  Chamforl. 
Nous  avons  mis  sous  les  yeux  du  public  tout  ce  qu'eft  ont 
dit,  soit  en  bien,  soit  en  mal,  les  gens  qui  ont  pris  la 
piirolo  à  son  sujet.  Nous  avons  tAché  d'exposer  avec  im- 
partialité le  pour  et  le  contre,  s<ms  cacher  cojwndant  nos 
sympathies.  Que  le  public  juge  ;  ses  jugements  seuls  sont 
sans  appel. 


CHAMFOftT. 


On  sait  aujourd'hui  que  la  vie  privée  n'est  la  place 
d'honneur  que  dans  les  temps  absolument  calmes  et  tran- 
quilles. Le  mot  de  M.  Dupin  :  «  Chacun  chez  soi,  chacun 
pour  soi,  »  est  une  des  impiétés  politiques  qui  ont  fait  la 
honte  de  notre  temps.  Il  fait  partie  de  cet  athéisme  en 
matière  de  patriotisme  que  l'on  fit  apprendre  à  la  France, 
de  1830  à  1848,  et  qui  l'avait  affaiblie  à  ce  point,  que, 
mise  en  demeure  un  jour  de  régler  ses  destinées,  elle  a 
fléchi  sous  sa  tâche.  L'exclamation  admirative  de  Marmon- 
tel,  écrivant  très-faussement ,  à  propos  de  d'Alembert  et 
de  Mairan  :  «  Quelles  âmes  que  celles  qui  ne  sont  in- 
quiètes que  des  mouvements  de  l'écliptique  ,  ou  que  des 
mœurs  et  des  arts  des  Chinois,  »  est  un  salaire  qui  ne 
satisferait  guère  que  les  natures  à  la  fois  ingénieuses  et 
corrompues  qui  passent  devant  leur  siècle  comme  ces 
gens  dont  parle  l'Évangile,  lesquels  avaient  des  yeux  pour 
ne  pas  voir  et  des  oreilles  pour  ne  pas  entendre.  La  dis- 
traction d'Archimôde  cherchant  son  problème  pendant 
qu'on  saccageait  son  pays  n'a  d'autre  valeur  que  celle 
d'un  phénomène  scientifique.  On  ne  s'étonnera  donc  point 
que  l'étude  de  cette  figure  saisissante,  où  la  littérature  et 
la  politique  ont  leur  part,  nous  ait  paru  de  nature  à  in- 
téresser notre  époque  agitée  et  nous  ait  attiré  plus  qu'une 
autre. 

Nous  ne  sommes  plus  au  temps.  Dieu  merci  !  où  l'in- 
différence en  matière  politique,  qui  n'est  autre  que  l'oubli 
de  la  patrie,  était  prèchée  comme  une  vertu. 

L'oubli  de  la  patrie,  une  vertu  !  D'où  un  pareil  blas- 
phème a-t-il  jamais  pu  s'écrire? 

P.-J.  Stahl. 


Bruielles,  4  octobre  1856 


PREMIÈRE  PARTIE 


MAXIMES  ET    PENSÉES 


MAXIMES  ET  PENSÉES 


Sun    LA    PHILOSOPHIE    ET    LA    MORALE. 


I.  C'est  une  belle  allégorie,  dans  la  Bible,  que  cet 
arbre  de  la  science  du  bien  et  du  mal  qui  produit  la  niorl. 
Cet  emblème  ne  veut-il  pas  dire  que,  lorsqu'on  a  pénétre 
le  fond  des  choses,  la  perte  des  illusions  amène  la  mort 
de  l'àme,  c'est-à-dire  un  désintéressement  complet  sur 
tout  ce  qui  touche  et  occupe  les  autres  hommes  ? 

II.  L'àme,  lorsqu'elle  est  malade,  fait  précisément 
comme  le  corps  :  elle  se  tourmente  et  s'agite  en  tous 
sens,  mais  elle  finit  par  trouver  un  peu  de  calme;  elle 
s'arrête  enfin  sur  le  genre  de  sentiments  et  d'idées  le  plus 
nécessaire  à  son  repos. 

m.  Il  en  est  du  bonheur  comme  des  montres  :  les 
moins  compliquées  sont  celles  qui  se  dérangent  le  moins. 

IV.  «  Le  bonheur,  disait  M...,  n'est  pas  chose  a|sée. 
Il  est  très-diflicile  de  le  trouver  en  nous,  et  impossible  do 
le  trouver  ailleurs.  » 

V.  Quand  on  soutient  que  les  gens  les  moins  sensi- 
bles sont,  à  tout  prendre,  les  plus  heureux,  je  me  rap- 
pelle le  proverbe  italien  :  Il  vaut  mieux  être  assis  que 


60  MAXIMES  ET  PENSEES. 

debout,  être  couché  qu'assis  ;  mais  il  vaut  mieux  être 
mort  que  tout  cela. 

VI.  Il  faut  convenir  que,  pour  ôtre  heureux  en  vivant 
dans  le  monde,  il  y  a  des  côtés  de  son  âme  quil  faut 
entièrement  paralyser. 

VII.  On  croit  le  sourd  malheureux  dans  la  société. 
N'est-ce  pas  un  jugement  prononcé  par  l'amour-propre  de 
la  société,  qui  dit  :  «  Cet  homme-là  n'est-il  pas  trop  à 
plaindre  de  n'entendre  pas  ce  que  nous  disons  ?  » 

VIII.  Un  homme  d'esprit  prétendait,  devant  des  mil- 
lionnaires, qu'on  pouvait  être  heureux  avec  deux  mille 
ccus  de  rente.  Ils  soutinrent  le  contraire  avec  aigreur,  et 
même  avec  emportement.  Au  sortir  de  chez  eux,  il  cher- 
chait la  cause  cîe  cette  aigreur  de  la  part  de  gens  qui 
avaient  de  l'amitié  pour  lui.  Il  la  trouva  enfin.  C'est  que, 
par  là,  il  leur  faisait  entrevoir  qu'il  n'était  pas  dans  leur 
dépendance. 

IX.  Celui  qui  veut  trop  faire  dépendre  son  bonheur 
de  sa  raison,  qui  le  soumet  à  l'examen,  qui  chicane,  pour 
ainsi  dire,  ses  jouissances,  et  n'admet  que  des  plaisirs 
délicats,  finit  par  n'en  plus  avoir.  C'est  un  homme  qui,  à 
force  de  faire  carder  son  matelas,  le  voit  diminuer,  et  finit 
par  coucher  sur  la  dure. 

X.  La  calomnie  est  comme  la  guêpe  qui  vous  impor- 
tune, et  contre  laquelle  il  ne  faut  faire  aucun  mouvement, 
à  moins  qu'on  ne  soit  sûr  de  la  tuer  ;  sans  quoi,  elle  revient 
à  la  charge,  plus  furieuse  que  jamais. 

XI.  J'aime  mieux  que  l'on  calomnie  mon  silence  que 
mes  paroles. 

XII.  On  compte  environ  cent  cinquante  millions  d'âmes 
en  Europe,  le  double  en  Afrique,  plus  du  triple  en  Asie  ; 
en  admettant  que  l'Amérique  et  les  terres  australes  n'en 
contiendraient  que  la  moitié  de  ce  que  donne  notre  hémi- 


PHILOSOPHIE  ET  MORALE. 


sphère,  on  peutassuror  (ju'il  meurt  tous  les  jours,  sur  notre 
globe,  plus  do  eent  mille  liommes.  Un  homme  qui  n'au- 
rait vécu  que  trente  ans  aurait  échappé  environ  mille 
quatre  cents  fois  à  cette  é()Ouvantal)le  destruction. 

XIII.  Le  premiers  sujets  de  chagrin  m'ont  servi  de 
cuirasse  contre  les  autres. 

XIV.  Quand  on  veut  éviter  d'être  cliarlatan ,  il  faut 
fuir  les  tréteaux;  car,  si  l'on  y  monte,  on  est  bien  forcé 
d'élre  charlatan;  sans  quoi,  l'assendilée  vous  jette  des 
pierres. 

XV.  Au  théâtre,  on  vise  à  l'efTet;  mais  ce  qui  dis- 
tingue le  bon  et  le  mauvais  poëte,  c'est  que  le  premier 
veut  faire  effet  par  des  nio\  ens  raisonnables,  et  que  pour 
le  second  tous  les  moyens  sont  excellents.  Il  en  est  de 
cola  comme  des  honnêtes  gens  et  des  fn|)ons.  qui  veulent 
également  faire  fortune  :  les  premiers  n'emploient  que 
des  moyens  honnêtes  ,  et  les  autres  toutes  sortes  do 
moyens. 

XVI.  Je  conseillerais  à  quelqu'un  qui  veut  obtenir 
une  grâce  d'un  ministre  de  l'aborder  d'un  air  triste,  plu- 
tôt que  d'un  air  riant.  On  n'aime  pas  à  voir  plus  heureux 
que  soi. 

xvii.  Quand  ou  veut  devenir  philosophe,  il  ne  huit 
pas  se  rebuter  des  premières  découvertes  afUigeantes 
qu'on  fait  dans  la  connaissance  dos  hommes.  Il  faut,  pour 
les  connaître,  triompher  du  mécontontoment  qu'ils  don- 
nent, comme  l'anatomiste  triomphe  de  la  nature,  de  ses 
i  organes  et  de  son  dégoîit ,  pour  se  rondi'o  hal).ile  dans 
f,  son  ail . 

xvm.  C  t'st  une  remarque  très-fine  et  très-judicieuse 
de  M...,  que  quelque  importuns,  quelque  insup|>ortables 
que  nous  soient  les  défauts  des  gens  avec  qui  nou? 
vivons ,  nous  ne  laissons  pas  d'en  prendre  une  partie  : 

4 


62  MAXIMES  ET  PENSEES. 


être  la  victime  de  ces  défauts  étrangers  à  notre  caractère 
n'est  pas  môme  un  préservatif  contre  eux. 

XIX.  Il  faudrait  pouvoir  unir  les  contraires,  l'amour 
de  la  vertu  avec  l'indifférence  pour  l'opinion  publique,  le 
goût  du  travail  avec  l'indifférence  pour  la  gloire,  et  le 
soin  de  sa  santé  avec  l'indifférence  pour  la  vie. 

XX.  Ma  vie  entière  est  un  tissu  de  contrastes  appa- 
rents avec  mes  principes.  Je  n'aime  point  les  princes,  et 
je  suis  attaché  à  une  princesse  et  à  un  prince;  on  me 
connaît  des  maximes  républicaines,  et  plusieurs  de  mes 
amis  sont  revêtus  de  décorations  monarchiques;  j'aime  la 
pauvreté  volontaire,  et  je  vis  avec  des  gens  riches;  je  fuis 
les  honneurs ,  et  quelques-uns  sont  venus  à  moi  ;  les 
lettres  sont  presque  ma  seule  consolation,  et  je  ne  vois 
point  de  beaux  esprits;  j'ai  voulu  être  de  l'Académie, 
et  ne  vais  point  à  l'Académie.  Ajoutez  que  je  crois  les 
illusions  nécessaires  à  l'homme,  et  je  vis  sans  illusions; 
que  je  crois  les  passions  plus  utiles  que  la  raison,  et  je  ne 
sais  plus  ce  que  c'est  que  les  passions ,  etc. 

XXI.  La  conviction  est  la  conscience  de  l'esprit. 

XXII.  Il  y  a  certains  défauts  qui  préservent  de  quel- 
ques vices  épidémiques  :  comme  on  voit,  dans  un  temps 
de  peste,  les  malades  de  fièvre  quarte  échappera  la  con- 
tagion. 

x\iu.  Robinson  dans  son  île,  privé  de  tout  et  forcé 
aux  plus  pénibles  travaux  pour  assurer  sa  subsistance 
journalière,  supporte  la  vie,  et  même  goûte,  de  son  aveu, 
plusieurs  moments  de  bonheur.  Supposez  qu'il  soit  dans 
une  île  enchantée,  pourvue  de  tout  ce  qui  est  agréable  à 
la  vie,  peut-être  le  désœuvrement  lui  eût-il  rendu  l'exis- 
tence insupportable. 

XXIV.  Législateurs,  ne  décrétez  pas  la  divinité  de  l'or, 
en  le  donnant  ])our  salaire  à  ces  mouvements  sublimes,  à 


PHILOSOPHIE  ET  MOllALE.  03 

ces  grands  sacrifices  qui  semblent  mettre  l'homme  en 
commcroo  avec  son  {'terncl  Autour. 

XXV.  Dans  les  naïvetés  d'un  enfant  bien  iir.  il  y  a 
quelquefois  une  philosophie  bien  aimable. 

XXVI.  On  croit  communément  que  l'art  de  [)laire  est 
un  grand  moyen  do  faire  fortune  :  .savoir  s'enmiyer  est  un 
art  (|ui  réussit  bien  davantai,'e.  Le  talent  de  faire  fortune, 
comme  celui  de  réussir  au[)rès  des  femmes ,  se  réduit 
presque  à  cet  art-là. 

xxvii.  Souvent  une  opinion,  une  coutume  commence 
,à  paraître  absurde  dans  la  première  jeunesse,  et,  en  avan- 
çant dans  la  vie,  on  en  trouve  la  raison  :  elle  paraît  moins 
absurde.  En  faudrait-il  conclure  que  certaines  coutumes 
sont  moins  ridicules?  On  serait  porté  à  {)onser  quchpiefois 
qu'elles  ont  été  étiiblies  par  des  gens  qui  avaient  lu  le 
livre  entier  de  la  vie,  et  qu'elles  ont  été  jugées  par  des 
gens  qui,  malgré  leur  esprit,  n'en  ont  lu  que  quelques 
pages. 

xwiii.  L'entêtement  rc|)résentc  le  caractère,  à  peu 
près  conuiie  le  tempérament  représente  Xamour. 

XXIX.  Peu  de  philosophie  mène  h  mépriser  l'érudition  : 
beaucoup  do  philosophie  mène  à  l'estimer. 

XXX.  Il  y  a  des  hommes  chez  qui  Xesprit  (cet  instru- 
ment ai)|)Iicable  à  tout)  n'est  qu'un  talent  par  lequel  ils 
semblent  dominés,  qu'ils  ne  gouvernent  pas,  et  qui  n'est 
■point  aux  ordres  de  leur  raison. 

XXXI.  L'esprit  n'est  souvent  au  cœur  que  ce  que  la 
bibliothèque  d'un  chAteau  est  à  la  personne  du  maître. 

XXXII.  S'il  était  |x)ssible  qu'une  personne  sans  esprit 
pût  sentir  la  gn'ice,  la  finesse,  l'étendue  et  les  différentes 
qualités  de  l'esprit  d'autrui.  et  montrer  qu'elle  le  sent,  la 

ciété  dune  telle  personne,  quand  même  elle  ne  produi- 
it  rien  d'elle-même,  serait  encore  très-recherchée.  Mémo 


I 


64  MAXIMES  ET  PENSEES. 

résultat  de  la  môme  supposition  à  l'égard  des  qualités  de 
l'âme. 

xxxni.  On  fausse  son  esprit,  sa  conscience,  sa  raison, 
comme  on  gâte  son  estomac. 

XXXIV.  L'estime  vaut  mieux  que  la  célébrité  ;  la  consi- 
dération vaut  mieux  que  la  renommée,  et  l'honneur  vaut 
mieux  que  la  gloire. 

XXXV.  Ce  n'est  pas  tout  d'être  aimé,  il  faut  être  appré- 
cié, et  on  ne  peut  l'être  que  par  ce  qui'  nous  ressemble. 
De  là  vient  que  l'amour  n'existe  pas,  ou  du  moins  ne  dure 
pas,  entre  des  êtres  dont  l'un  est  trop  inférieur  à  l'autre; 
et  ce  n'est  point  là  l'effet  de  la  vanité,  c'est  celui  d'un 
juste  amour-propre  dont  il  serait  absurde  et  impossible 
de  vouloir  dépouiller  la  nature  humaine.  La  vanité  n'ap- 
partient qu'à  la  nature  faible  ou  corrompue  ;  mais  l'amour- 
propre,  bien  connu,  appartient  à  la  nature  bien  ordonnée. 

XXXVI.  Il  y  a  plus  de  fous  que  de  sages,  et  dans  le 
sage  même  il  y  a  plus  de  folie  que  de  sagesse. 

xxxvii.  Les  trois  quarts  des  folies  ne  sont  que  des 
sottises. 

xxxviii.  La  fortune  est  souvent  comme  les  femmes 
riches  et  dépensières,  qui  ruinent  les  maisons  où  elles 
ont  apporté  une  riche  dot. 

XXXIX.  L'habileté  est  à  la  ruse  ce  que  la  dextérité  est 
à  la  frlouterie. 

XL.  On  est  heureux  ou  malheureux  par  une  foule  de 
choses  qui  ne  paraissent, pas,  qu'on  ne  dit  point  et  qu'on 
ne  peut  dire. 

XLi.  Pour  les  hommes  vraiment  honnêtes,  et  qui 
ont  de  certains  principes,  les  commandements  de  Dieu 
ont  été  mis  en  abrégé  sur  le  frontispice  de  l'abbaye  de 
Thélème  :  Fais  ce  que  tu  voudras, 

XL!!.    C'est  une  vérité   reconnue  que  notre  siècle  a 


ruILOSOPHIE  ET  MORALE.  65 


remis  ks  mots  à  IcMir  |)laco;  (\non  bannissant  les  suhti- 
liU'îS  scolasti([ues,  dialeoliciennes,  nu'Ut|)liysi(iues,  il  est 
revenu  au  simi)lc  et  au  vrai,  en  physique,  en  morale  et 
en  politique.  Pour  ne  parler  que  de  morale,  on  sent  com- 
bien ce  mot,  V honneur,  renferme  d'idées  complexes  et 
métapliysi(]ues.  Notre  siècle  en  a  senti  les  inconvénients; 
et,  pour  ramener  tout  au  simple,  jwur  prévenir  tout  abus 
de  mots,  il  a  établi  que  Vhonneur  restait  dans  son  inté- 
grité à  tout  homme  qui  n'avait  point  été  repris  de  jus- 
tice. Autrefois,  ce  mot  était  une  source  d'équivoques  et 
do  contestations;  à  présent,  rien  de  pli;3  clair.  Un  homme 
a-t-il  été  mis  au  carcan,  n'y  a-t-il  pas  été  mis?  voilà 
l'état  de  la  question.  C'est  une  simple  question  do  fait, 
qui  s'éclaircit  facilement  par  les  registres  du  greffe.  Un 
homme  n'a  pas  été  mis  au  carcan  :  c'est  un  homme 
d'honneur,  qui  peut  prétendre  à  tout,  aux  places  du  mi- 
nistère, etc.;  il  entre  dans  les  corps,  dans  les  académies, 
dans  les  cours  souveraines.  On  sent  combien  la  netteté  et 
la  préciision  épargnent  de  querelles  et  de  discussions,  et 
combien  le  commerce  de  la  vie  devient  commode  et 
facile. 

XLiii.  Les  idées  des  hommes  sont  comme  les  cartes 
et  autres  jeux.  Des  idées  que  j'ai  vu  autrefois  regarder 
comme  dangereuses  et  trop  hardies  sont  maintenant  de- 
venues communes  et  presque  tri\iales,  et  ont  descendu 
jusqu'à  des  hommes  peu  dignes  d'elles.  Quelques-unes 
de  celles  à  qui  nous  donnons  le  nom  d'audacieuses  seront 
vues  comme  faibles  et  communes  par  nos  descendants. 

XLiv.  La  nature  a  voulu  que  les  illusions  fussent  pour 
les  stiges  comme  pour  les  fous,  afin  que  les  premiers  ne 
fussent  pas  trop  malheureux  par  leur  propre  sagesse. 

XLV.  J'ai  lu,  dans  je  ne  sais  quel  voyageur,  que  cer- 
tains sauvages  do  I  Afrique  croient  à   l'immortalité  do 


MAXIMES  ET  PENSEES. 


rame.  Sans  prétendre  expliquer  ce  qu'elle  devient,  ils 
la  croient  errante ,  après  la  mort ,  dans  les  broussailles 
qui  environnent  leurs  bourgades,  et  la  cherchent  plu- 
sieurs matinées  de  suite.  Ne  la  trouvant  pas ,  ils  aban- 
donnent cette  recherche ,  et  n'y  pensent  plus.  C'est  à 
peu  près  ce  que  nos  philosophes  ont  fait  et  avaient  de 
meilleur  à  faire. 

XLvi.  L'incertitude  devient  un  tourment  dont,  notre 
âme  se  déchire  par  une  erreur,  si  elle  ne  le  peut  par  une 
vérité. 

XLvii.  L'indécence,  le  défaut  de  pudeur  sont  absurdes 
dans  tout  système  :  dans  la  philosophie  qui  jouit,  comme 
dans  celle  qui  s'abstient. 

XLViii.  La  plus  perdue  de  toutes  les  journées  est 
celle  où  Ton  n'a  pas  ri  ' . 

xLix.  Il  n'est  pas  vrai  (ce  qu'a  dit  Rousseau  après 
Plutarque  )  que  plus  on  pense,  moins  on  sent  ;  mais  il  est 
vrai  que  plus  on  juge ,  moins  on  aime.  Peu  d'hommes 
vous  mettent  dans  le  cas  de  faire  exception  à  cette  règle. 

L.  Il  y  a  des  questions  sur  lesquelles  la  morale  reste 
muette  et  ne  peut  rien  décider.  C'est  ce  que  l'aréopage 
donna  bien  à  entendre  dans  une  cause  délicate  et  em- 
barrassante dont  le  jugement  lui  fut  renvoyé.  Le  tri- 
bunal ordonna,  sans  rien  prononcer,  que  les  deux  parties 
eussent  à  comparaître  de  nouveau  dans  cent  ans. 

Li.  Il  est  plus  facile  de  légaliser  certaines  choses  que 
de  les  légitimer. 

LU.  Les  maximes  générales  sont  dans  la  conduite  de 
la  vie  ce  que  les  routines  sont  dans  les  arts. 


1.  J'ai  connu  un  critique  —  lequel  jouait  volontiers  les  grotesques 
dans  les  tlicâtres  de  société  —  qui  trouvait  que  cette  petite  plirase  de 
Clianifort  était  uu  indice  certain  de  sa  férocité.  P.-J.  S. 


PUILOSaPIIIE  ET  MOHAtE.  67 


LUI.  Los  môchnnts  font  quoiquefois  do  bonnes  ac- 
tions. On  dirait  qu'ils  voulont  voir  s'il  est  vrai  que  cela 
fasse  autant  de  plaisir  que  le  prétendent  les  honnêtes 
gens. 

Liv.  En  Franco,  le  mérite  et  la  réputation  ne  don- 
nent pas  plus  do  droit  aux  places  que  lo  chapeau  do  ro- 
sière ne  donne  à  une  villageoise  lo  droit  d'élro  présentée 
à  la  cour. 

LV.  C'est  une  remarque  excellente  d'Aristote,  dans 
sa  lihétorique,  que  toute  métaphore  fondée  sur  l'analogie 
doit  être  également  juste  dans  le  sens  renvei-sé.  Ainsi, 
l'on  a  dit  de  la  vieillesse  qu'elle  est  l'hiver  de  la  vie;  ren- 
versez la  métaphore  et  vous  la  trouverez  également  juste, 
en  disiuit  que  l'hiver  est  la  vieillesse  de  l'année. 

LVi.  Je  dirais  volontiers  des  métaphysiciens  ce  que 
Scaliger  disait  des  Basques  :  «  On  dit  qu'ils  s'entendent; 
mais  je  n'en  crois  rien.  » 

Lvii.  Jouis  et  fais  jouir,  sans  faire  de  mal  ni  à  toi  à 
I)ersonne  ;  voilà,  je  crois,  toute  la  morale. 

LVin,  Les  moralistes,  ainsi  que  les  philosophes  qui  ont 
fait  des  systèmes  en  physique  ou  en  métaphysique,  ont 
trop  généralisé,  ont  trop  multiplié  les  maximes.  Que  de- 
vient, par  exemple,  le  mot  de  Tacite  :  Neque  tnulier, 
amissd pudicitiâ,  alia  abnuerit,  après  l'exemple  de  tant  de 
femmes  qu'une  faiblesse  n'a  pas  empêchées  de  pratiquer 
plusieurs  vertus?  J'ai  vu  madame  do  L...,  après  une  jeu- 
nesse peu  différente  de  celle  de  I^ïanon  Lescaut,  avoir, 
dans  l'âge  mùr,  une  passion  digne  d'Héloïse.  Mais  ces 
exemples  sont  d'une  morale  dangereuse  à  étiiblir  dans  les 
livres.  Il  faut  seulement  les  observer,  afin  de  n'être  pas 
duixî  de  la  charlatanerie  des  moralistes. 

Lix.  Ce  que  j'admire  dans  les  anciens  i)hilosophes, 
'c'est  le  désir  de  conformer  leurs  mœurs  à  leurs  écrits  : 


MAXIMES  ET  PENSEES. 


c'est  ce  que  l'on  remarque  dans  Platon ,  Théophraste  et 
plusieurs  autres.  La  morale  pratique  était  si  bien  la  partie 
essentielle  de  leur  philosophie,  que  plusieurs  furent  misa 
la  tête  des  écoles  sans  avoir  rien  écrit  :  tels  que  Xéno- 
crate,  Polémon,  Leucippe,  etc.  Socrate,  sans  avojr  donné 
un  seul  ouvrage  et  sans  avoir  étudié  aucune  autre  science 
que  la  morale,  n'en  fut  pas  moins  le  premier  philosophe 
de  son  siècle. 

LX.  En  apprenant  à  connaître  les  maux  de  la  nature, 
on  méprise  la  mort  ;  en  apprenant  à  connaître  ceux  de  la 
société,  on  méprise  la  vie. 

Lxi.  La  nature  paraît  se  servir  des  hommes  pour  ses 
desseins,  sans  se  soucier  des  instruments  qu'elle  emploie, 
à  peu  près  comme  les  tyrans,  qui  se  défont  de  ceux  dont 
ils  se  sont  servis. 

Lxu.  Pour  parvenir  à  pardonner  à  la  raison  le  mal 
qu'elle  fait  à  la  plupart  des  hommes,  on  a  besoin  de  con- 
sidérer ce  que  ce  serait  que  l'homme  sans  sa  raison. 
C'était  un  mal  nécessaire. 

LXiii.  Il  y  a  à  parier  que  toute  idée  publique,  toute 
convention  reçue  est  une  sottise;  car  elle  a  convenu  au 
plus  grand  nombre. 

LXiv.  Quand  les  princes  sortent  de  leurs  misérables 
étiquettes,  ce  n'est  jamais  en  faveur  dun  homme  de  mé- 
rite, mais  d'une  fille  ou  d'un  bouffon.  Quand  les  femmes 
s'affichent,  ce  n'est  presque  jamais  pour  un  honnête 
homme,  c'est  pour  une  espèce.  En  tout,  lorsque  l'on  brise 
le  joug  de  l'opinion,  c'est  rarement  pour  s'élever  au-des- 
sus, mais  presque  toujours  pour  descendre  au-dessous. 

Lxv.  Il  y  a  des  siècles  où  l'opinion  publique  est  la 
plus  mauvaise  des  opinions. 

Lxvi.  Il  y  a  deux  classes  de  moralistes  et  de  politi- 
ques :  ceux  qui  n'ont  vu  la  nature  humaine  que  du  côté 


PHILOSOPHIE  ET  MO-RALE.  60 

odieux  ou  ridicule,  et  c'est  le  plus  grand  nombre  :  Lucien, 
Montaigne,  Lji  Bruyère,  La  Rochefoucauld,  Swift,  Mande- 
ville,  llelvétius,  etc.;  ceux  qui  ne  l'ont  vue  que  du  beau 
côté  et  dans  ses  i)erfections  :  tels  sont  Shaftesbury  et 
<|uelques  autres.  Les  premiers  ne  connaissent  pas  le  pa- 
lais dont  ils  n'ont  vu  que  les  latrines;  les  seconds  sont 
des  enthousiastes  (pii  détournent  leurs  yeux  loin  de  ce 
qui  les  oflense,  et  qui  n'en  existe  pas  moins.  Est  in  medio 
ver  uni. 

Lxvii.  On  souhaite  la  paresse  d'un  méchant  et  le  si- 
lence d'un  sot. 

Lxviii.     La  pauvreté  met  le  crime  au  rabais. 

LXix.  '  La  })ensée  console  de  tout  et  remédie  ii  tout.  Si 
quelquefois  elle  vous  fait  du  mal,  demandez-lui  le  remède 
du  mal  qu'elle  vous  a  fiiit,  et  elle  vous  le  donnera. 

Lxx.  La  meilleure  philosophie,  relativement  au  monde, 
est  d'allier,  à  son  égard,  le  sarcasme  de  la  aieté  avec 
l'indulgence  du  mépris. 

Lxxi.  Le  plaisir  peut  s'appuyer  sur  l'illusion;  mais  le 
bonheur  repose  sur  la  vérité.  Il  n'y  a  qu'elle  qui  puisse 
nous  donner  celui  dont  la  nature  humaine  est  suscep- 
tible. L'homme  heureux  par  l'illusion  a  sa  fortune  en 
agiotage  :  l'homme  heureux  par  la  vérité  à  sa  fortune  en 
fonds  de  terre  et  en  bonnes  constitutions. 

Lxxii.  A  mesure  que  la  philosophie  fait  des  progrès, 
la  sottise  redouble  ses  efforts  pour  établir  l'empire  des 
préjugés.  Voyez  la  faveur  que  le  gouvernement  donne  aux 
idées  de  gentilhommerie.  Cela  est  venu  au  point  qu'il  n'y 
a  plus  que  doux  étals  pour  les  femmes  :  femmes  de  qua- 
lité, ou  filles;  le  reste  n'est  rien.  Nulle  vertu  n'élève  une 
femme  au-dessus  de  son  état;  elle  n'en  sort  que  par  le  vice. 

ILXxin.  Quiconque  a  détruit  un  préjugé,  un  seul  pré- 
jugé, est  un  bienfaiteur  du  genre  humain. 


MAXIMES  ET  PENSEES. 


Lxxiv.  Quelqu'un  disait  que  la  Providence  était  le 
nom  de  baptême  du  hasard  :  quelque  dévot  dira  que  le 
hasard  est  un  sobriquet  de  la  Providence. 

Lxxv.  Plus  les  mœurs  s'altèrent,  plus  on  devient  dé- 
licat sur  les  décences.  Par  cette  raison ,  plus  les  hommes 
deviennent  vicieux,  plus  ils  applaudissent  à  la  peinture 
des  vertus. 

Lxxvi.  Je  ne  conçois  pas  de  sagesse  sans  défiance. 
L'Écriture  a  dit  que  le  commencement  de  la  sagesse  était 
la  crainte  de  Dieu  ;  moi ,  je  crois  que  c'est  la  crainte  des 
hommes. 

Lxxvii.  Ce  que  j'ai  appris,  je  ne  le  sais  plus.  Le  peu 
que  je  sais  encore^  je  l'ai  deviné. 

Lxxvin.  Les  lois  du  secret  et  du  dépôt  sont  les 
mêmes. 

Lxxix.  La  sottise  no  serait  pas  tout  à  fait  la  sottise, 
si  elle  ne  craignait  pas  l'esprit.  Le  vice  ne  serait  pas  tout 
à  fait  le  vice,  s'il  ne  haïssait  pas  la  vertu. 

Lxxx.  Il  va  des  sottises  bien  habillées,  comme  il  y  a 
des  sots  très-bien  vêtus. 

Lxxxi.  Les  stoïciens  sont  des  espèces  d'inspirés  qui 
portent  dans  la  morale  l'exaltation  et  l'enthousiasme  poé- 
tiques. 

Lxxxii.  Le  temps  diminue  chez  nous  l'intensité  des 
plaisirs  absolus,  comme  parlent  les  métaphysiciens  ;  mais 
il  paraît  qu'il  accroît  les  plaisirs  relatifs;  et  je  soupçonne 
que  c'est  l'artifice  par  lequel  la  nature  a  su  lier  les 
hommes  à  la  vie,  après  la  perte  des  objets  ou  des  plaisirs 
qui  la  rendaient  le  plus  agréable. 

Lxxxiii.  11  y  a  deux  choses  auxquelles  il  faut  se  faire, 
sous  peine  de  trouver  )a  vie  insupportable  :  ce  sont  les 
injures  du  temps  et  les  injustices  des  hommes. 

Lxxxiv.    Lo  système  abstrait,  tout  erst  bien,  paraît  peut- 


l'IlILOSOPHIE  ET  MORALE. 


i^lre  plus  vraiscmblablo,  et  surtout  plus  clair,  après  lo 

discours  do  Garo  dans  la  fable  dt>  la  CitwiiîUe  et  h  Gland, 
<|u'après  la  locturo  do  Loibniz  et  de  Pope  lui-rnOine. 

Lxxxv.  11  y  a  des  hommes  à  qui  les  illusions  sur  les 
choses  qui  les  intéressent  sont  aussi  nécessaires  que  la 
vie.  Onelqucfois,  cependant,  Hs  ont  des  aperçus  qui 
feraient  croire  qii'ils  sont  i)rès  de  la  vérité,  mais  ils  s'en 
éloignent  bien  vite,  et  ressemblent  aux  enfants  qui  cou- 
rent après  un  masque,  et  qui  s'enfuient  si  le  masque  vient 
à  se  retourner. 

Lxxxvi.  On  offre  de  face  la  vérité  à  son  égal  :  on  la 
laisse  entrevoir  de  profd  à  son  maître. 

Lxxxvii.  L'homme  peut  aspirer  à  la  vertu  :  il  ne  peut 
raisonnablement  prétendre  de  trouver  la  vérité. 

Lxwviii.  La  vertu,  comme  la  santé,  n'est  pas  le  sou- 
verain bien.  Elle  est  la  place  du  bien  plutôt  (jue  le  bien 
même.  Il  est  plus  sur  que  le  vice  rend  malheureux,  qu'il 
ne  l'e^t  que  la  vertu  donne  le  bonheur.  La  raison  [wuv 
huiuelle  la  vertu  est  le  plus  désirable,  c'est  parce  qu'elle 
est  ce  qu'il  y  a  de  plus  opposé  au  vice. 

Lxxxix.  Lo  ridicule  est  une  forme  extérieure  qu'il  est 
possible  d'anéantir;  mais  le  vice,  plus  inhérent  à  notre 
Ame,  est  un  Prêtée  qui,  après  avoir  pris  plusieurs  formes, 
finit  toujours  par  être  le  vice.  : 

xc.  La  vie  contemplative  est  souvent  misérable.  Il 
fovit  agir  davantage,  penser  moins,  et  ne  \)&s  se  regarder 
\  ivre. 

xc?.  Vivre  est  une  maladie  dont  le  sommeil  nous  sou- 
lage toutes  les  seize  heures:  c'est  un  ]>alliatif  :  la  mort  est 
le  remède. 

xcir..  Ce  que  Voltaire  a  le  plus  complètement  déiruit, 
(•'.est  la  croyance  sur  la  parole  des  prêtres;  et  il  l'a  détruite 
à  force  de  les  montrer  sous  toutes  les  formes,  odieux  ou 


72  MAXIMES  ET  PENSÉES. 


ridicules,  et  en  tournant  en  dérision  de  toutes  les  ma- 
nières les  objets  de  la  croyance.  Or,  la  crédulité  religieuse 
était  le  plus  formidable  appui  du  despotisme,  puisqu'elle 
consacrait  également  les  rois  et  les  prêtres,  et  que  ceux- 
ci,  parlant  au 'nom  de  Dieu,  assuraient  au  peuple  que  les 
rois  étaient  institués  par  Dieu  et  n'avaient  à  rendre  compte 
qu'à  Dieu.  Le  sacerdoce  était  donc  le  premier  rempart  du 
pouvoir  absolu,  et  Voltaire  l'a  renversé.  Sans  ce  premier 
pas  décisif  et  indispensable,  on  ne  faisait  rien. 

xciii.  L'esprit  supérieur  consiste  à  juger  la  marche 
du  commun  des  esprits,  à  voir  jusqu'oij  ils  peuvent  aller 
et  jusqu'oïl  on  peut  les  mener.  C'est  ce  que  Voltaire  en- 
tendait à  merveille.  Le  scepticisme  de  Bayle,  la  liberté  de 
penser  sous  la  Régence,  et  les  hardiesses  des  Lettres  per- 
sanes, firent  comprendre  à  Voltaire  que  l'on  pouvait  tout 
dire  successivement  en  se  mettant  à  la  portée  de  tous. 
C'est  ce  qu'il  fit  pendant  soixante  ans  en  gagnant  tou- 
jours du  terrain. 

xciv.  La  cour,  en  général,  a  toujours  craint  et  haï 
Voltaire ,  môme  dans  le  temps  où  il  y  fut  appelé  et  honoré 
par  la  faveur  passagère  que  lui  accorda  madame  de  Pom- 
padour.  On  calculait  moins  la  puissance  de  ses  écrits  qu'on 
n'était  blessé  de  son  indépendance,  des  saillies  qu'il  se 
permettait,  do  sa  supériorité  qui  éclipsait  tout,  même 
dans  la  société,  de  sa  fortune  même  qui  le  mettait  au- 
dessus  de  rcspèce  d'asservissement  où  le  besoin  des  grâces 
réduisait  la  plupart  des  gens  de  lettres.  A  l'égard  de  l'in- 
fluence qu'il  exerçait  sur  l'opinion,  et  des  conséquences 
qu'elle  pouvait  avoir  un  jour,  la  cour  n'en  savait  pas  assez 
pour  voir  si  loin  ;  on  n'était  guère  frajjpé  que  de  la  har- 
diesse du  moment,  du  danger  de  l'exemple,  de  la  néces- 
siti'  de  réprimer  la  liberté  de  penser;  mais,  en  général, 
et  sauf  quelques  exceptions,  la  cour  et  la  grand  monde 


PHILOSOPHIE  ET  MORALE.  73 


ont  toujours  cru  quo  l'ôtat  dos  choses  où  ils  viv.niont  (Hait 
indestructilile,  ot  colt«  sécurité  a  duré  jus(iu  a  la  convo- 
cation dos  états  généraux,  qui  a  commencé  à  faire  un  peu 
ouvrir  les  yeux. 

Pour  ce  qui  est  de  Rousseau,  ses  ouvrages  politiques, 
et  particulièrement  le  Contrat  social,  qui  est  son  chef- 
d'œuvre  en  ce  genre,  étaient  faits  pour  peu  de  lecteurs, 
et  n'inspiraient  à  la  cour  aucune  alarme.  C'était  sans  nulle 
comparaison  ce  qu'on  avait  écrit  de  plus  fort  et  de  plus 
hardi  sur  les  principes  de  l'ordre  social  et  politique,  et 
c'est  cela  môme  qui  fit  que  le  gouvernement  n'y  prit  pas 
garde.  On  ne  regardait  cette  théorie  que  comme  une  spé- 
culation citîu.se,  qui  ne  pouvait  pas  avoir  plus  de  consé- 
quences que  l'enthousiasme  de  liberté  et  le  mépris  de  la 
royauté,  poussés  si  loin  dans  les  pièces  de  Corneille,  et 
applaudis  à  la  cour  par  le  plus  absolu  des  rois,  Louis  XIV. 
Tout  cela  paraissait  être  d'un  autre  monde  et  sans  nul 
rapport  avec  le  nôtre!  Les  gens  bien  instruite  peuvent  se 
souvenir  que,  quand  le  Contrat  social  parut,  il  fit  très-peu 
(l(>  sensation  et  n'attira  nullement  les  regards  de  ce  même 
gouvernement  qui  fit  tant  de  bruit  pour  r/im»7e;  c'est  que 
V Emile,  qui  avait  l'intérêt  et  le  charme  d'un  roman,  fut 
dévoré  à  la  première  lecture.  Les  prêtres,  attaqués  dans 
la  Confession  du  vicaire  savoyard  ;  jetèrent  les  hauts  cris  ; 
le  parlement,  qui  poursuivait  alors  les  jésuites,  crut  de 
sa  politiqui'  de  ne  pas  paraître  moins  vif  que  le  cierge 
sur  les  intérêts  de  la  religion,  et  le  ministère  laissa  le 
parlement  sévir  contre  l'auteur  qui  avait  eu  l'imprudence 
de  mettre  son  nom  à  la  tète  de  l'ouvrage,  et  c'était  ce 
qu'on  lui  reprochait  le  plus.  La  cour  d'ailleurs,  et  le  duc 
de  Choiseul  tout  le  premier,  se  souciait  fort  peu  de  la 
personne  et  des  écrits  de  Rousseau,  pauvre,  retiré,  sans 

toui"s,  sans  crédit,  et  affectait  de  ne  voir  en  lui  qu'une 


I 


74  JfcAXîAlES  ET  PENSEES. 


tête  à  paradoxes,  une  espèce  de  fou  qui  avait  du  talent. 
Les  femmes,  qui  donnaient  le  ton,  et  les  jeunes  gens,  qui 
le  recevaient  d'elles,  n'adoraient  dans  Rousseau  que  l'au- 
teur des  lettres  passionnées  de  Julie  et  de  Saint-Preux. 
Le  philosophe,  le  législateur,  n'était  connu  que  d'un  petit 
nombre  de  penseurs;  et  il  est  très-vrai  qu'il  fallait  la  Ré- 
volution pour  que,  sous  ce  point  de  vue,  il  lût  bien 
apprécié.  Il  n'a  pas  le  plus  contribué  à  la  faire;  mais  nul 
n'en  a  autant  profité  quand  elle  a  été  faite;  alors  il  s'est 
trouvé  le  premier  architecte  de  l'édifice  à  bâtir,  alors  ses 
ouvrages  ont  été  le  bréviaire  à  l'usage  de  tout  le  monde, 
parce  qu'il  était  plus  connu  et  infiniment  plus  éloquent 
que  les  écrivains  étrangers  qui  lui  avaient  servi  de  mo^ 
dèles  et  de  guides.  En  deux  mots.  Voltaire  surtout  a  fait 
la  Révolution,  parce  qu'il  a  écrit  pour  tous;  Rousseau  sur- 
tout a  fait  la  Constitution,  parce  qu'il  a  écrit  pour  les 
penseurs. 


SIR    L'HOMME   ET  LA   SOCIÉTÉ. 

I.  Les  corps  (parlements,  académies,  assemblées) 
ont  beau  se  dégrader,  ils  se  soutiennent  par  leur  masse, 
et  on  ne  peut  rien  contre  eux.  Le  déshonneur,  le  ridicule 
glissent  sur  eux,  comme  les  balles  de  fusil  sur  un  san- 
glier, sur  un  crocodile. 

II.  Qu'imjwrte  de  paraître  avoir  moins  de  faiblesses 
qu'un  autre,  et  donner  aux  hommes  moins  de  prises  sur 
vous?  Il  suffit  qu'il  y  en  ait  une,  et  qu'elle  soit  comme. 
11  faudrait  être  un  Achille  sans  talon,  et  c'est  ce  qui  mo 
parait  inqwssible. 

m.    Si  l'on  avait   dit  à  Adam,  le  lendemain  de  la 


SUR  L'HOMME  ET  LA  SOCIÉTÉ.  75 

mort  d'AI)oI,  quo,  diins  ([iiclcuios  siôclcs,  il  y  aurait  des 
endroits  où,  dans  l'enceinte  de  quatre  lieues  carrées, 
se  trouveraient  réunis  et  amoncelés  sept  ou  huit  cent 
mille  hommes,  aurail-il  cru  que  ces  multitudes  pussent 
jamais  vivre  ensemble?  ne  se  serait-il  pas  fait  une  idée 
encore  plus  affreuse  de  ce  qui  s'y  commet  de  crimes  et 
de  monstruosités?  C'est  la  réflexion  qu'il  faut  faire  pour 
se  consoler  des  abus  attachés  à  ces  étonnantes  réunions 
d'hommes. 

IV.  Les  Anglais  sont  le  seul  peu[»le  qui  ait  trouvé 
le  moyen  de  limiter  la  puissance  d'un  homme  dont  la 
liiîure  est  sur  un  |)etit  écu. 

V.  Au  lieu  do  vouloir  corriger  les  hommes  do  cer- 
tains travers  insupportables  à  la  société,  il  aurait  fallu 
corriger  la  faiblesse  de  ceux  qui  les  soufi'rent, 

VI.  Il  n'y  a  pas  d'homme  qui  puisse  être,  à  lui  tout 
x'id,  aussi  méprisable  qu'un  corps.  Il  n'y  a  point  de  corps 
qui  puisse  être  aussi  méprisable  que  le  public. 

vu.  La  société  est  composée  do  deux  grandes  classes  : 
ceux  qui  ont  plus  de  dîners  que  d'appétit,  et  ceux  qui  ont 
plus  d'appétit  que  de  dîners. 

vin.  Les  gens  qui  croient  aimer  un  prince,  dans  l'in- 
stant où  ils  viennent  d'en  être  bien  traités,  me  rappel- 
lent les  enfants  qui  veulent  être  prêtres  le  lendemain 
d'une  belle  procession,  ou  soldats  le  lendemain  d'une  revue 
à  laquelle  ils  ont  assisté. 

IX.  En  parcourant  les  mémoires  et  monuments  du 
siècle  de  Louis  XIV,  on  trouve,  même  dans  la  mauvaise 
compagnie  de  ce  temps-là,  cpuMque  chose  (pii  manque  à 
la  bonne  d'aujourd'hui. 

X.  Cet  homme  n'est  pas  propn;  à  avoir  jamais  de 
la  considération  :  il  faut  qu'il  fasse  fortune,  et  vive  avec 
de  la  canaille. 


76  MAXIMES  ET  PENSÉES. 


XI.  Les  conversations  ressemblent  aux  voyages  qu'on 
fait  sur  l'eau  :  on  s'écarte  de  la  terre  sans  presque  le  sen- 
tir, et  l'on  ne  s'aperçoit  qu'on  a  quitté  le  bord  que  quand 
on  est  déjà  bien  loin. 

XII.  Voulez-vous  voir  à  quel  point  chaque  état  de 
la  société  corrompt  les  hommes?  Examinez  ce  qu'ils  sont 
quand  ils  en  ont  éprouvé  plus  longtemps  l'influence , 
c'est-à-dire  dans  la  vieillesse.  Yoyez  ce  que  c'est  qu'un 
vieux  courtisan,  un  vieux  prêtre,  un  vieux  juge,  un  vieux 
procureur,  un  vieux  chirurgien,  etc. 

xm.  Les  hommes  qu'on  ne  connaît  qu'à  moitié,  on  ne 
les  connaît  pas;  les  choses  qu'on  ne  sait  qu'aux  trois 
quarts,  on  ne  les  sait  pas  du  tout.  Ces  deux  réflexions 
suffisent  pour  faire  apprécier  presque  tous  les  discours 
qui  se  tiennent  dans  le  monde. 

XIV.  Il  y  a  de  certains  hommes  dont  la  vertu  brille 
davantage  dans  la  condition  privée  qu'elle  ne  le  ferait  dans 
une  fonction  publique.  Le  cadre  les  déparerait.  Plus  un 
diamant  est  beau,  plus  il  faut  que  la  monture  soit  légère. 
Plus  le  chaton  est  riche,  moins  le  diamant  est  en  évidence. 

XV.  Une  des  raisons  pour  lesquelles  les  corps  et  les 
assemblées  ne  peuvent  guère  faire  autre  chose  que  des 
sottises,  c'est  que,  dans  une  délibération  publique,  la 
meilleure  chose  qu'il  y  ait  à  dire  pour  ou  contre  l'affaire 
ou  la  personne  dont  il  s'agit  ne  peut  presque  jamais  se 
dire  tout  haut  sans  de  grands  dangers  ou  d'extrêmes  in- 
convénients. 

XVI.  Le  public  ne  croit  point  à  la  pureté  de  certains 
sentiments  et  de  certaines  vertus  ;  et,  en  général,  le  public 
ne  peut  guère  s'élever  qu'à  des  idées  basses. 

XVII.  Le  malheur  de  l'humanité,  considérée  dans  l'é- 
tat social,  c'est  que,  quoiqu'on  morale  et  en  politique  on 
puisse  donner  comme  définition  que  le  mal  est  ce  qui  nuit, 


SUR  L'HOMME  ET  LA  SOCIÉTÉ.  77 


on  ne  peut  pas  dire  que  le  bien  est  ce  qui  sert,  car  ce  qui 
sert  un  moment  |>out  niliro  lonj^tompsou  toujours. 

xviiî.  Les  naturalistes  disent  que ,  dans  toutes  les 
espèces  animales,  la  dépénération  commence  par  les  fe- 
melles. Les  |>liilosophes  peuvent  appliquer  au  moral  cette 
observation,  dans  la  société  civilisée. 

MX.  Kn  France,  on  laisse  en  repos  ceux  qui  mettent 
le  feu,  et  on  persécute  ceux  qui  sonnent  le  tocsin. 

XX.  Les  fripons  ont  toujours  un  peu  besoin  de  leur 
honneur,  à  jx^u  près  comme  les  espions  de  |)olice,  qui 
sont  payés  moins  cher  quand  ils  voient  moins  bonne  com- 
pagnie. 

XXI.  Les  gens  faibles  sont  les  troupes  légères  do  l'ar- 
mée des  méchants.  Ils  font  plus  de  mal  que  l'armée  même  : 
ils  infestent  et  ils  ravagent. 

XXII.  Il  n'est  pas  rare  de  voir  des  âmes  faibles  qui, 
parla  fréquentation  avec  des  âmes  d'une  tremjie  plus  vi- 
goureuse, veulent  s'élever  au-dessus  de  leur  caractère. 
Cela  produit  des  dispiirates  aussi  plaisantes  que  les  pré- 
tentions d'un  sot  à  l'esprit. 

xxm.  Dans  les  grandes  choses,  les  hommes  so  mon- 
trent comme  il  leur  convient  de  se  montrer;  dans  les 
petites,  ils  so  montrent  comme  ils  sont. 

XX IV.  En  voyant  ce  qui  se  passe  dans  le  monde, 
l'homme  le  plus  misanthrope  finirait  par  s'égayer,  et 
Heraclite  par  mourir  de  rire. 

XXV.  Il  fiiut  convenir  qu'il  est  impossible  de  vivre 
dans  le  monde  sans  jouer  de  temps  en  temps  la  comé- 
die. Ce  qui  distingue  riionnète  homme  du  fripon,  c'est 
de  ne  la  jouer  que  dans  les  cas  forcés  et  pour  échap- 
per au  i)éril  ;  au  lieu  que  l'autre  va  au-devant  dos  occa- 
sions. 

XXVI.  M...,  pour  i)eindre  d'un  seul  mot  la  rareté  des 


78  MAXIMES  ET  P  ENSÉES. 


honnêtes  gens,  médisait  que,  dans  la  société,  l'honnête 
homme  est  une  variété  de  l'espèce  humaine. 

xxvii.  L'importance  sans  mérite  obtient  des  égards 
sans  estime. 

xxviii.  Quand  les  sots  sortent  de  place,  soit  qu'ils 
aient  été  ministres  ou  premiers  commis ,  ils  conservent 
une  morgue  ou  une  importance  ridicule. 

XXIX.  La  plupart  des  institutions  sociales  paraissent 
avoir  pour  objet  de  maintenir  l'homme  dans  une  médio- 
crité d'idées  et  de  sentiments  qui  le  rendent  plus  propre 
à  gouverner  et  à  être  gouverné. 

XXX.  C'est  une  chose  remarquable  que  la  multitude 
des  étiquettes  dans  une  nation  aussi  vive  et  aussi  gaie 
que  la  nôtre.  On  peut  s'étonner  aussi  de  l'esprit  pédan- 
tesque  et  de  la  gra^'ité  des  corps  et  des  compagnies  ;  il 
semble  que  le  législateur  ait  cherché  à  mettre  un  contre- 
poids qui  arrêtât  la  légèreté  du  Français. 

XXXI.  En  France,  il  n'y  a  plus  de  public  ni  de  nation, 
par  la  raison  que  de  la  charpie  n'est  pas  du  linge. 

xxxa.  M...,  m'ayant  développé  ses  principes  sur  la 
société ,  sur  le  gouvernement ,  sa  manière  de  voir  les 
hommes  et  les  choses,  qui  me  sembla  triste  et  affligeante, 
je  lui  en  fis  la  remarque,  et  j'ajoutai  qu'il  devait  être 
malheureux.  Il  me  répondit  qu'en  effet  il  l'avait  été  assez 
longtemps,  mais  que  ces  mêmes  idées  n'avaient  plus 
rien  d'effrayant  pour  lui.  «  Je  ressemble ,  continua-t-il , 
aux  Spartiates,  à  qui  l'on  donnait  pour  lit  des  joncs  épi- 
neux, dont  il  ne  leur  était  permis  de  briser  les  épines 
(ju'avec  leur  corps,  opération  après  laquelle  leur  lit  leur 
paraissait,  très-support<ible.  » 

xxxiii.  Les  magistrats  chargés  de  veiller  sur  l'ordre 
public,  tels  que  le  lieutenant  criminel,  le  lieutenant  civil, 
le  lieutenant  de  police,  et  tant  d'autres,  finissent  presque 


SUR  L'HOMME  ET  LA  SO€NÈTÉ.  X9 


toujours  par  avoir  uno  opinion  horrible  do  la  société.  lis 
croient  connaîtro  les  Iiommes  et  n'en  connaissent  que  lo 
rebut.  On  ne  juj^e  [ws  d'une  ville  par  ses  égouts.  La  [)lu- 
part  de  ces  mai^istrats  me  rappellent  toujours  le  collège, 
où  les  correcteurs  ont  une  cal)ane  auprès  des  couiniodités, 
et  n'en  sortent  (pie  ])our  donner  le  fouet. 

XXXIV.  Chaque  siècle  emprunte  sa  force  et  son  carac- 
tère d'un  petit  nombre  d'hommes  que  l'on  peut  appeler 
les  maîtres  du  genre  humain,  et  qui  n'ont  que  le  géjiie  et 
la  pensée  pour  le  gouverner. 

XXXV.  Il  y  a  dans  le  monde  bien  peu  de  choses  sur 
lesquelles  un  honnête  homme  puisse  rcposiM-  airréable- 
ment  son  ûme  ou  sa  pensée. 

XXXVI.  M...,  qui,  après  avoir  connu  It^  monde,  prit 
l(^  parti  de  la  solitude,  disait,  pour  ses  raisons,  qu'après 
avoir  examiné  les  conventions  de  la  société  dans  le  rap- 
port qu'il  y  a  de  l'homme  de  <[ualité  à  l'homme  vulgaire, 
il  avait  trouvé  que  c'était  un  marché  d'imbécile  et  de 
dupe.  «  i'ai  ressemblé,  ajoutait-il,  à  un  grand  joueur 
d'échecs,  qui  se  lasse  de  jouer  avec  des  gens  auxcpiels  il 
faut  donner  la  dame.  On  joue  diviiuMiient,  on  se  casse  la 
tète,  et  on  finit  par  gagner  un  petit  écu.  » 

xxxviK  Je  n'ai  vu  dans  le  monde,  disiiit  M...,  que 
des  dîners  sans  digestion,  des  soupers  sans  plaisir,  dos 
conversations  sans  confiance,  des  liaisons  siins  amitié, 
et  des  coucheries  siuis  amour. 

xxxviii.  Je  demandais  à  M.  N...  pourquoi  il  n'allait 
plus  dans  le  monde.  Il  me  répondit  :  «  C'est  que  je  n'aime 
plus  les  femmes,  et  que  je  connais  les  hommes.  » 

xxxix.  M...  prétend  que  le  monde  le  plus  choisi  est 
entièrement  conforme  à  la  description  qui  lui  fut  faite 
d'un  mauvais  lieu  par  une  jeune  j«'i"sonne  (jui  y  logeait. 
11  la  rencontre  au  Vauxhall;  il  s'approche  d'elle,  et  lui 


MAXIMES  ET  PENSÉES. 


demande  en  quel  endroit  on  pourrait  la  voir  seule  pour 
lui  confier  quelques  petits  secrets.  «  Monsieur,  dit- elle, 
je  demeure  chez  madame...  C'est  un  lieu  très-honnête, 
où  il  ne  va  que  des  gens  comme  il  faut,  la  plupart  en 
carrosse;  une  porte  cochère,  un  joli  salon  où  il  y  a  des 
glaces  et  un  beau  lustre.  On  y  soupe  quelquefois  et  on 
est  servi  en  vaisselle  plate.  — Comment  donc,  mademoi- 
selle I  j'ai  vécu  en  bonne  compagnie,  et  je  n'ai  rien  vu 
de  mieux  que  cela.  —  Ni  moi  non  plus,  qui  ai  pourtant 
habité  presque  toutes  ces  sortes  de  maisons.  »  M...  re- 
prenait toutes  les  circonstances,  et  faisait  voir  qu'il  n'y 
en  avait  pas  une  qui  ne  s'appliquât  au  monde  tel  qu'il 
est. 

XL.  Telle  est  la  misérable  condition  des  hommes, 
qu'il  leur  faut  chercher,  dans  la  société,  des  consolations 
aux  maux  de  la  nature;  et,  dans  la  nature,  des  consola- 
tions aux  maux  de  la  société.  Combien  d'hommes  n'ont 
trouvé,  ni  dans  l'une,  ni  dans  l'autre,  des  distractions  à 
leurs  peines  ! 

XI.I.  Le  monde  et  la  société  ressemblent  à  une  biblio- 
thèque où  ,  au  premier  coup  d'œil,  tout  paraît  en  règle, 
parce  que  les  livres  y  sont  placés  suivant  le  format  et  la 
grandeur  des  volumes,  mais  où,  dans  le  fond,  tout  est  en 
désordre,  parce  que  rien  n'y  est  rangé  suivant  l'ordre 
des  sciences,  des  matières  ni  dos  auteurs. 

XLii.  Les  hommes  deviennent  petits  en  se  rassem- 
blant :  ce  sont  les  diables  de  Milton,  obligés  de  se 
rendre  pygmées  pour  entrer  dans  le  Pandémonium. 

XLiii.  Paris,  singulier  pays,  où  il  faut  trente  sous 
pour  diner;  quatre  francs  pour  prendre  l'air;  cent  louis 
pour  avoit'le  superflu  dans  le  nécessaire,  et  quatre  cents 
louis  pour  n'avoir  que  le  nécessaire  dans  le  superflu. 

XLiv.    On   pourrait  appliquer  à  la  ville  de  Paris  les 


Snn  X'HOMWE  BT  LA  SOCIÉTÉ.  81 

propres  termes  de  sainte  Thérèse,  pour  définir  l'enfer  : 
«  L'endroit  où  il  pue  et  où  l'on  n'aimè  point.  » 

XLV.  Paris,  ville  d'amusements,  de  plaisirs,  etc.,  où 
les  quatre  cinquièmes  des  habitants  meurent  de  chagrin. 

XLvi.  On  peut  considérer  l'édifice  métaphysique  do 
la  société  comme  un  édifice  matériel  qui  serait  composé 
de  diiTérentes  niches,  ou  coinpartiments,  d'une  grandeur 
plus  ou  moins  considérable.  Les  places  avec  leurs  |)réro- 
gatives,  leurs  droits,  etc.,  forment  ces  divers  compirti- 
ments,  ces  différentes  niches.  Elles  sont  durables,  et  les 
hommes  passent.  Ceux  qui  les  occu|H'nt  sont  tantôt 
grands,  tantôt  petits,  et  aucun  ou  prescpje  aucun  n'est 
fait  pour  sa  place.  Là,  c'est  un  géant,  courl)é  ou  accroupi 
dans  sa  niche  ;  là,  c'est  un  nain  sous  une  arcade  :  rare- 
ment la  niche  est  faite  pour  la  stature.  Autour  do  l'édi- 
fice circule  un  foule  d'hommes  de  différentes  tailles.  Ils 
attendent  tous  qu'il  y  ait  une  niche  de  vide,  afin  de  s'y 
placer,  quelle  qu'elle  soit.  Chacun  fait  valoir  ses  droits, 
c'est-à-dire  sa  naissance,  ou  ses  protections,  pour  y  être 
admis.  On  sitllerait  celui  qui,  pour  avoir  la  préférence, 
ferait  valoir  la  proportion  qui  existe  entre  la  niche  et 
l'homme,  entre  l'instrument  et  létui.  Les  concurrents 
même  s'abstiennent  d'objecter  à  leur  advers;iire  cette 
disproportion. 

XLvii.  La  postérité,  disjùt  M.  de  B...,  n'est  \viA  autre 
chose  qu'un  public  qui  succède  à  un  autre  :  ôr,  vous 
voyez  ce  que  c'est  que  le  public  d'à  i)résent. 

xi.vMi.  Les  prétentions  sont  une  source  de  jieines,  et 
l'épivpu'  du  bonheur  de  la  vie  conmience  au  moment 
où  elles  finissent.  Une  femme  est-elle  encore  jolie  au  mo- 
ment où  sa  beauté  bais.se,  ses  prétentions  la  rendent  ou 
ridicule  ou  malheureuse  :  dix  ans  après,  i)lus  laide  et 
plus  vieille,  elle  est  calme  et  tranquille.  Un  homme  est 

5. 


81  MAXIMES  ET  PENSÉES. 


dans  l'âge  où  l'on  peut  réussir  et  ne  pas  réussir  auprès 
des  femmes;  il  s'expose  à  des  inconvénients,  et  même  à 
des  affronts  :  il  devient  nul  ;  dès  lors,  plus  d'incertitude, 
et  il  est  tranquille.  En  tout,  le  mal  vient  de  ce  que  les 
idées  ne  sont  pas  fixes  et  arrêtées  :  il  vaut  mieux  être 
moins  et  être  ce  qu'on  est  incontestablement.  L'état  des 
ducs  et  des  pairs,  bien  constaté,  vaut  mieux  que  celui 
des  princes  étrangers,  qui  ont  à  lutter  sans  cesse  pour  la 
prééminence.  Si  Chapelain  eût  pris  le  parti  que  lui  con- 
seillait Boileau,  parle  fameux  hémistiche  :  Que  n'écrit -il 
en  prose  ?i\  se  fût  épargné  bien  des  tourments,  et  se  fût 
peut-être  fait  un  nom  autrement  que  par  le  ridicule. 

XLix.  Un  homme  sage  en  môme  temps  qu'honnête 
se  doit  à  lui-même  de  joindre,  à  la  pureté  qui  satisfait  sa 
conscience,  la  prudence  qui  devine  et  prévient  la  calomnie. 

L.  Est-il  bien  sûr  qu'un  homme  qui  aurait  une  raison 
parfaitement  droite,  un  sens  moral  parfaitement  exquis, 
pût  vivre  avec  quelqu'un?  Par  vivre,  je  n'entends  pas  se 
trouver  ensemble  sans  se  battre  :  j'entends  se  plaire  en- 
semble, s'aimer,  commercer  avec  plaisir. 

Li.  Je  demandais  à  M...  pourquoi  aucun  des  ])iai- 
sirs  ne  paraissait  avoir  prise  sur  lui  ;  il  me  répondit  : 
«  Ce  n'est  pas  que  j'y  sois  insensible  ;  mais  il  n'y  en  pas 
un  qui  ne  m'ait  paru  surpayé.  La  gloire  expose  à  la  ca- 
lomnie ;  la  considération  demande  des  soins  continuels;  les 
plaisirs,  du  mouvement,  de  la  fatigue  corporelle.  Iâi  so- 
ciété entraîne  mille  inconvénients  :  tout  est  vu,  revu  et 
jugé.  Le  monde  ne  m'a  rien  offert  de  tel  qu'en  descendant 
en  moi-même  je  n'aie  trouvé  encore  mieux  chez  moi.  Il 
est  résulté  de  ces  expériences  réitérées  cent  foia,  que, 
sans  être  apathique  ni  indifférent,  je  suis  devenu  comme 
immobile,  et  que  ma  position  actuelle  me  paraît  toujours 
la  meilleure,  parce  que  sa  bonté  même  résulte  de  son  im- 


»DR  L'HOMME  ET  LA.T SOCIÉTÉ.  83 

mobilité  et  s'accroît  avec  elle.  L'amour  est  une  source  de 
peines;  la  voluplô  sans  amour  est  un  plaisir  do  (jucl- 
ques  mmutes;  lo  mariage  est  jugé  encore  plus  que  le 
reste;  l'honneur  d'ùlre  |)ère  amène  une  suite  de  calami- 
tés; tenir  maison  est  le  métier  d'un  aubergiste.  Les  misé- 
rables motifs  qui  font  que  l'on  recherche  un  homme  ou 
qu'on  le  considère  sont  transparents  et  no  peuvent  trom- 
per qu'un  sot,  ni  flatter  (pi'un  homme  ridiculement  vain. 
J'en  ai  conclu  (pie  le  repos,  l'amitié  et  la  pensée  étaient 
Jes  seuls  biens  qui  convinssent  à  un  homme  (pii  a  passé 
l'âge  4e  la  folie.  » 

LU.  Avoir  ou  n'avoir  point  de  repulatioii  est  une 
chose  bien  indifférente  ;  mais  en  avoir  une  mauvaise  est 
un  malheur  ([u'il  faut  tâcher  d'éviter. 

LUI.  11  y  a  ({ueUpiefois  entre  deux  hommes  de  fausses 
ressemblances  de  caractère  qui  les  ra[)prochenl  et  (jui  les 
unissent  pour  quelque  temps.  Mais  la  méprise  cesse  [«r 
degrés,  et  ils  sont  tout  étonnés  de  se  trouver  très-écartés 
l'un  de  l'autre,  et  repoussés,  on  quelque  sorte,  par  tous 
leui-s  points  de  contact. 

Liv.  Dans  l'ordre  naturel ,  comme  dans  l'ordre  social, 
il  ne  faut  pas  vouloir  être  plus  qu'on  ne  peut. 

Lv-  L'intervalle  qui  sépare  la  destruction  d'un  ridi- 
cule de  la  naissance  des  autres  est  le  prix  de  la  victoire 
qu'on  remporte  sur  eux. 

Lvi.  La  société  n'est  pas,  comme  on  lo  croit  d'ordi- 
naire, le  développement  do  la  nature,  mais  bien  sa  déconi- 
l>osrtion  et  sa  refonte  entière.  C'est  un  second  édifice,  bâti 
avec  les  décomi)res  du  premier.  On  en  retrouve  les  dé- 
bris avec  un  {)laisir  mêlé  de  surprise.  (Vest  celui  (pi"oc- 
casionne  l'expression  naïve  d'un  sentiment  naturel  (pii 
échappe  dans  la  société  ;  il  arrive  même  ({d'il  i)lait  da- 
vantage,  si  la  iK'rsonne  à  kuiuelle  il  échappe  est  dun 


MAXIMES  ET  PENSEES. 


rang  plus  élevé,  c'est-à-dire  plus  loin  de  la  nature.  Il 
charme  dans  un  roi ,  parce  qu'un  roi  est  dans  l'extrémité 
opposée.  C'est  un  débris  d'ancienne  architecture  dorique 
ou  corinthienne,  dans  un  édifice  grossier  et  moderne. 

Lvii.  On  ne  peut  vivre  dans  la  société  après  l'âge  des 
passions.  Elle  n'est  tolérable  que  dans  l'époque  où  l'on 
se  sert  de  son  estomac  pour  s'amuser,  et  de  sa  personne 
pour  tuer  le  temps. 

Lviii.  Qu'est-ce  que  la  société,  quand  la  raison  n'en 
forme  pas  les  nœuds,  quand  le  sentiment  n'y  jette  pas 
d'intérêt,  quand  elle  n'est  pas  un  échange  de  pensées 
agréables  et  de  vraie  bienveillance?  Une  foire,  un  tripot, 
une  auberge,  un  bois,  un  mauvais  lieu  et  des  petites- 
maisons  :  c'est  tout  ce  qu'elle  est  tour  à  tour  pour  la 
plupart  de  ceux  qui  la  composent. 

Lix.  En  général ,  si  la  société  n'était  pas  une  compo- 
sition factice,  tout  sentiment  simple  et  vrai  ne  produirait 
pas  le  grand  effet  qu'il  produit  :  il  plairait  sans  étonner  ; 
mais  il  étonne  et  il  plaît.  Notre  surprise  est  la  satire  de  la 
société,  et  notre  plaisir  est  un  hommage  à  la  nature. 

LX.  L'homme  qui  se  rend  aimable  pour  une  société, 
parce  qu'il  s'y  plaît,  est  le  seul  qui  joue  le  rôle  d'un 
honnête  homme. 

LXi.  Ce  qui  se  dit  dans  les  cercles,  dans  les  salons, 
dans  les  soupers,  dans  les  assemblées  publiques,  dans  les 
livres,  même  ceux  qui  ont  pour  objet  de  faire  connaître  la 
société,  tout  cela  est  faux  ou  insuffisant.  On  peut  dire  sur 
cela  le  mot  italien  per  la  predica,  ou  le  mot  latin  ad  popu- 
luin  phaleras.  Ce  qui  est  vrai,  ce  (|ui  est  instructif,  c'est 
ce  que  la  conscience  d'un  honnête  homme,  qui  a  beau- 
coup vu  et  bien  vu,  dit  à  son  ami  au  coin  du  feu  :  (piel- 
ques-unes  de  ces  conversations-là  m'ont  plus  instruit  que 
tous  les  livres  et  le  commerce  ordinaire  de  la  société. 


SUR  L'HOMME  ET  LA  SOCIÉTÉ.  85 


C'est  qu'pllos  me  mettaient  mieux  sur  In  voie,  et  me  fai- 
saient réfléchir  davantage. 

LXii.  M...  (lisait  (lu'iin  esprit  Siige,  pénétrant  et  qui 
verrait  la  société  telle  qu'elle  est,  ne  trouverait  |)artoiit 
que  de  l'amertunie.  Il  faut  absolument  dirijs'er  s<i  vue  vers 
le  côté  plaisant,  et  s'accoutumer  à  ne  regarder  l'homme 
que  comme  un  fwntin,  et  la  société  comme  la  planche  sur 
laquelle  il  saute.  Dès  lors,  tout  change;  l'esprit  des  dif- 
férents états,  la  vanité  particulière  à  chacun  d'eux,  ses 
difTérenles  nuances  dans  les  individus,  les  friponneries, 
etc.,   tout  devient  divertissiuit,  et  on  conserve  sa  santé. 

Lxm.  Il  ne  faut  pas  ne  siivoir  vivre  qu'avec  ceux  qui 
peuvent  nous  apprécier  :  ce  serait  le  besoin  d'un  amour- 
propre  trop  délicat  et  trop  difficile  à  contenter;  mais  il 
faut  no  placer  le  fond  de  sii  vie  habituelle  qu'avec  ceux 
qid  peuvent  sentir  ce  que  nous  valons.  Le  philosophe 
même  ne  blâme  point  ce  genre  d'amour-propre. 

lAiv.  Un  sot  qui  a  un  moment  d'esprit  étonne  et  scan- 
dalise, comme  des  chevaux  de  fiacre  au  galop. 

L\v.  Pourquoi  les  hommes  sont-ils  si  sots,  si  subju- 
gués par  la  coutume  ou  \m\v  la  crainte  do  faire  un  testa- 
ment; en  un  mot,  si  imbéciles,  qu'après  eux  ils  laissent 
aller  leurs  biens  à  ceux  qui  rient  de  leur  mort  plutôt 
qu'à  ceux  qui  la  pleurent  ? 

Lxvi.  Les  gens  sages,  quand  ils  font  une  sottise,  re- 
mettent la  sagesse  à  une  autre  fois. 

lAvii.  Des  qviaiités  trop  supérieures  rendent  souvent 
un  hoiuuu^  moins  propre  à  la  société.  Ou  ne  va  |>as  au 
niarclie  avec  des  lingots;  on  y  va  avec  de  l'argent  ou  de 
la  petite  monnaie. 

Lxviii.  C'est  un  grand  malheur  de  peixlrej  par  notre 
caractère,  les  droits  que  nos  talents  nous  donnent  sur  Ja 
société. 


Maximes  et  pensées. 


Lxix.  Il  faut  recommencer  la  société  humaine,  comme 
Bacon  disait  qu'il  faut  recommencer  l'entendement  hu- 
main. 

Lxx.  Les  coutumes  les  plus  absurdes,  les  étiquettes  les 
plus  ridicules,  sont,  en  France  et  ailleurs,  sous  la  protec- 
tion de  ce  mot  :  C'est  l'usage.  C'est  précisément  ce  môme 
mot  que  répondent  les  Hottentots,  quand  les  Européens 
leur  demandent  pourquoi  ils  mangent  des  sauterelles, 
pourquoi  ils  dévorent  la  vermine  dont  ils  sont  couverts. 
Ils  disent  aussi  :  «  C'est  l'usage.  » 

Lxxt.  Celui  qui  ne  sait  point  recourir  à  propos  à  la 
plaisanterie,  et  qui  manque  de  souplesse  dans  l'esprit  se 
trouve  très -souvent  placé  entre  la  nécessité  d'être  faux 
ou  d'être  pédant  :  alternative  fâcheuse  à  laquelle  un  hon- 
nête homme  se  soustrait,  pour  l'ordinaire,  par  de  la  grâce 
et  de  la  gaieté. 

Lxxii.  Il  en  est  de  la  valeur  des  hommes  comme  de 
celle  des  diamants,  qui,  à  une  certaine  mesure  de  gros- 
seur, de  pureté ,  de  perfection ,  ont  un  prix  fixe  et  mar- 
qué ,  mais  qui,  par  delà  cette  mesure,  restent  sans  prix  et 
ne  trouvent  point  jd'acheteurs. 

Lxxiii.  Yain  veut  dire  vide  ;  ainsi  la  vanité  est  si  mi- 
séi-able,  qu'on  ne  peut  guère  lui  dire  pis  que  son  nom. 
Elle  se  donne  elle-même  pour  ce  qu'elle  est. 

Lxxiv.  Un  seul  homme  peut  quelquefois  avoir  raison 
contre  tous  les  peuples  et  contre  tous  les  siècles. 

Lxxv.  L'homme  vit  souvent  avec  lui-même,  et  il  a 
besoin  de  vertu;  il  vit  avec  les  autres,  et  il  a  besoin 
d'honneur. 

Lxxvr.  Il  ne  faut  pas  regarder  Burrhus  comme  un 
homme  ver4^ueux  absolument.  Il  ne  l'est  qu'en  opposition 
avec  Narcisse.  Sénèque  et  Burrhus  sont  les  honnêtes  gens 
d'un  siècle  où  n'y  en  avait  pas. 


SUR  LIIOMMB  ET  LA  SOCIETE.  87 


Lxwii.  La  Franco,  pays  où  il  est  souvent  util»  de 
montrer  ses  vices,  et  toujours  dangereux  de  montrer  ses 
vertus. 

Lxxvm.  «  N'as-tu  pas  honte  de  vouloir  juirler  mieux 
que  tu  ne  peux?  »  disiiit  Sénèqué  à  l'un  de  ses  fils,  qui 
ne  pouvait  trouver  l'exorde  d'une  harangue  qu'il  avait 
commencée.  On  {)0uri"ait  dire  de  même  à  ceux  qui  adop- 
tent dos  principes  plus  forts  (jue  leur  caractère  :  «  N'as-tu 
pas  de  honte  de  vouloir  être  philosophe  plus  que  tu  no 
peux.  » 

Lxxix.  En  voyant  quelquefois  les  friponneries  des 
petits  et  les  brigandages  des  hommes  en  place,  on  esl 
tenté  de  regarder  la  société  comme  un  l)ois  rempli  do 
voleurs ,  dont  les  i)lus  dangereux  sont  les  archers  prépo- 
sés pour  arrêter  les  autres. 


SUR  L.\  POLITIQUI'; 

LE    DESPOTISME    ET    1-A    LIBEUTI?. 

I.  Le  caractère  naturel  du  Français  est  comiwsé  des 
quaUtés  du  singe  (»t  du  chien  couchant.  Drôle  et  gam- 
badant comme  le  singe,  et  dans  le  fond  très-malfaisant 
comme  lui  ;  il  est,  comme  le  chien  «le  chasse,  né  bas, 
caressant,  léchant  son  maître  qui  le  frappe,  se  laissant 
mettre  à  la  chaîne,  puis  bondissant  do  joie  quand  on  le 
délie  pour  aller  i»  la  chasse. 

II.  Le  bonheur  des  grands  et  des  riches  dépend 
presfjue  toujoui"s  d'eux-mêmes.  Celui  de  la  multitude 
dépend  de  ceux  qui  la  gouvernent  ;  dans  cette  classe 
d'hommes  le  bonheur  consiste  surtout  à  ne  |»as  souffrir. 

m.    11  y  a  des  choses  indevinables  \)o\ir  un  jeune 


MAXIMES  ET  PENSEES. 


homme  bien  né.  Comment  se  défierait-on,  à  vingt  ans , 
d'un  espion  de  police  qui  a  le  cordon  rouge  ? 

IV.  L'assemblée  nationale  de  1789  a  donné  au  peuple 
français  une  constitution  plus  forte  que  lui.  II  faut 
qu'elle  se  hâte  d'élever  la  nation  à  cette  hauteur  par 
une  bonne  éducation  publique.  Les  législateurs  doivent 
faire  comme  ces  médecins  habiles  qui  ,  traitant  un  ma- 
lade épuisé,  font  passer  les  restaurants  à  l'aide  des  sto- 
machiques. 

V.  Les  théologiens,  toujours  fidèles  au  projet  d'aveu- 
gler les  homrpes;  les  suppôts  des  gouvernements,  tou- 
jours fidèles  à  celui  de  les  opprimer,  supposent  gratuite- 
ment que  la  grande  majorité  des  hommes  est  condamnée 
à  la  stupidité  qu'entraînent  les  travaux  mécaniques  et 
manuels  ;  ils  supposent  que  les  artisans  ne  peuvent  s'éle- 
ver aux  connaissances  nécessaires  pour  faire  valoir  les 
droits  d'hommes  et  de  citoyens.  Ne  dirait-on  pas  que  ces 
connaissances  sont  bien  compliquées?  Supposez  qu'on 
eût  employé,  pour  éclairer  les  dernières  classes,  le  quart 
du  temps  et  des  soins  qu'on  a  mis  à  les  abrutir;  suppo- 
sez qu'au  lieu  de  mettre  dans  leurs  mains  un  catéchisme 
de  métaphysique  absurde  et  inintelligible,  on  en  eût  fait 
un  qui  eût  contenu  les  premiers  principes  des  droits  des 
hommes  et  de  leurs  devoirs  fondés  sur  leurs  droits,  on 
serait  étonné  du  terme  où  ils  seraient  parvenus  en  suivant 
cette  route,  tracée  dans  un  bon  ouvrage  élémentaire.  Sup- 
posez qu'au  lieu  de  leur  prêcher  cette  doctrine  de  pa- 
tience, de  souffrance,  d'abnégation  de  soi-même  et  d'avi- 
lissement,  si  commode  aux  usurpateurs,  on  leur  eût 
prêché  celle  de  connaître  leurs  droits  et  le  devoir  de  les 
défendre  :  on  eût  vu  que  la  nature,  qui  a  formé  les  hommes 
]>our  la  société,  leur  a  donné  tout  le  bon  sens  nécessaire 
j)our  former  une  société  raisonnable. 


SUR  LA  POLITIQUE.  89 


VI.  Presque  toute  l'histoire  n'est  qu'une  suite  dlhor- 
reurs.  Si  les  tyrans  la  détestent  tandis  qu'ils  vivent,  il 
semble  (juc  leurs  successeurs  soutirent  qu'on  transmette 
à  la  postérité  les  crimes  de  leurs  devanciers,  pour  faire 
diversion  k  l'horreur  qu'ils  inspirent  eux-mêmes.  En  effet, 
il  ne  reste  guère,  pour  consoler  les  peuples,  que  de  leur 
apprendre  que  leurs  ancêtres  ont  été  aussi  malheureux, 
ou  plus  malheureux. 

vil.  Moi,  tout;  le  reste,  rien  :  voilà  le  despotisme, 
l'aristocratie  et  leurs  partisans.  Moi,  c'est  un  autre  ;  un 
autre,  c'est  moi  :  voilà  le  régime  populaire  et  ses  parti- 
sans. Après  cela,  décidez. 

viii.  N'est-ce  pas  une  merveille  que  la  société  sub- 
siste avec  la  convention  tacite  d'exclure  du  partage  do 
ses  droits  les  dix-neuf  vingtièmes  de  la  société  ? 

IX.  Trois  puissances  gouvernent  les  hommes  :  le 
fer,  l'or  et  l'opinion;  et,  quand  le  despotisme  a  lui-même 
détruit  cette  dernière,  il  ne  tarde  pas  à  perdre  les  deux 
autres. 

X.  Il  est  malheureux  pour  les  hommes,  heureux  peut- 
être  pour  les  tyrans,  que  les  pauvres,  les  malheureux, 
n'aient  pas  l'instinct  ou  la  fierté  de  l'éléphant,  qui  ne  se 
re|)roduit  point  dans  la  servitude. 

XI.  La  force  pourra-t-elle,  armée  de  la  verge  du 
despotisme,  rétablir  l'iiannonie  [wlitique,  et  changer  l'es- 
prit général  d'un  peuple  ?  L'histoire  attesta»  partout  l'in- 
sufiisance  de  ce  moyen.  Non  :  il  n'y  a  que  le  génie  qui 
puisse,  sans  convulsion,  sans  douleur,  rapprocher,  réunir 
les  membres  séparés  du  corps  politique. 

XII.  On  [xnit  dire  qu'il  n'y  eut  plus  de  gouverne- 
ment civil  à  Rome  apn>s  la  mort  de  Tibérius  Gracchus; 
et  Scipion  Nasica,  en  parlant  du  sénat  jK)ur  employer  la 
violence  contre-le  tribun,  apprit  aux  Romains  que  la  force 


MAXIMES  ET  PENSÉES. 


seule  donnerait  des  lois  dans  le  forum.  C'est  lui  qui  avait 
révélé  avant  Sylla  ce  mystère  funeste. 

XHi.  La  vraie  Turquie  d'Europe,  c'était  la  Franco. 
On  trouve  dans  vingt  écrivains  anglais  :  Les  pays  despo- 
tiques, tels  que  la  France  et  la  Turquie. 

XIV.  Un  homme  d'esprit  me  disait  un  jour  que  le 
gouvernement  de  Franco  était  une  monarchie  absolue, 
tempérée  par  des  chansons. 

XV.  Il  n'y  a  d'histoire  digne  d'attention  que  celle 
des  peuples  libres  :  l'histoire  des  peuples  soumis  au  des- 
potisme n'est  qu'un  recueil  d'anecdotes. 

XVI.  C'est  une  maxime  répandue  et  accréditée  par 
les  oppresseurs  de  toute  espèce  que  les  nations  vieilles  et 
corrompues  ne  peuvent  revenir  à  la  liberté;  qu'elle  n'est 
faite  que  pour  les  nations  neuves  et  vierges;  et  comme 
la  nôtre  n'est  ni  neuve  ni  vierge,  ils  en  concluaient  (pie 
nous  étions  des  insensés  de  vouloir  être  libres.  Ainsi  le 
prix  des  soins  qu'avait  pris  le  despotisme  de  corrompre 
les  mœurs  devait  être  la  perpétuité  du  despotisme.  Cet 
argument  ne  laissait  pas  que  d'ébranler  d'assez  bons 
esprits  :  heureusement,  il  s'en  est  trouvé  de  meilleurs. 
Ceux-ci  ont  dit  aux  nations  que  les  lumières  pouvaient 
leur  tenir  lieu  de  virginité  ;  que  si  au  courage  de  con- 
quérir la  liberté  elles  joignaient  les  lumières  requises 
pour  créer  un  ordre  social  qui  fît  naître  et  encourageât 
les  vertus  et  non  pas  les  vices,  elles  arriveraient,  vierges 
ou  non  ,  au  but  de  toute  société  [)olitique ,  le  bonheur  de 
tous  ou  du  moins  de  l'immense  majorité. 

XVII.  L'Amérique  septentrionale  est  l'endroit  de  l'uni- 
vers oti  les  droits  de  l'homme  sont  le  mieux  conous.  Les 
Américains  sont  les  dignes  descendants  de  ces  fameux 
républicains  qui  se  sont  expatriés  pour  fuir  la  tyrannie. 
C'est  là  que  se  sont  formés  des  hommes  dignes  de  corn- 


SUR  LA  POLITIQUE. 


battre  ot  de  vaincre  les  Anglais  mèines,  à  l'époque  où 
ceux-ci  avaient  recouvré  leur  liberté,  et  étaient  parvenus 
à  se  former  le  plus  beau  gouvernement  qui  fut  jamais. 
La  révolution  de  l'Amérique  sera  utile  à  l'Angleterre 
même,  en  lu  forçant  à  faire  un  examen  nouveau  de  sa 
constitution  et  à  en  bannir  les  abus.  Ou'arrivera-t-il? 
Les  Anglais,  chassés  du  continent  de  l'Américpie  septen- 
trionale ,  se  jetteront  sur  les  îles  et  sur  les  possessions 
françaises  et  espagnoles,  leur  donneront  leur  gouverne- 
ment qui  est  fondé  sur  l'amour  naturel  que  les  hommes 
ont  pour  la  liberté,  et  (pii  augmente  cet  amour  même.  Il 
se  formera  dans  ces  îles  espagnoles  ou  fi-ançaises,  et  sur- 
tout dans  le  continent  de  l'Amérique  espagnole,  alors 
devenue  anglaise  ;  il  se  formera  de  nouvelles  constitutions 
dont  la  liberté  sera  le  principe  et  la  base.  Ainsi  les  An- 
glais auront  eu  la  gloire  unique  d'avoir  formé  presque  les 
seuls  peuples  libres  de  l'univers,  les  seuls,  ii  proprement 
l)arler,  dignes  du  nom  d'hommes ,  puisqu'ils  seront  les 
seuls  qui  aient  su  connaître  et  conserver  les  droits  des 
hommes.  Mais  combien  d'années  ne  faut-il  pas  pour  opé- 
rer cette  révolution  !  Il  faut  avoir  purgé  de  Français  et 
d'Espagnols  ces  terres  immenses,  où  il  ne  pourrait  se 
former  que  des  eschues,  y  avoir  trans[)lanté  des  Anglais, 
pour  y  porter  les  premiers  germes  de  la  liberté.  Ces 
germes  se  développeront,  et,  produisait  des  fruits  nou- 
veaux ,  opéreront  la  révolution  qui  chassera  les  Anglais 
eux'-mémes  des  deux  Amériques  et  de  toutes  les  îles. 

xviii.  On  ne  cesse  d'écrire  sur  l'éducation,  et  les  ou- 
vrages écrits  sur  cette  matière  ont  produit  «pieUpu's  idées 
heureuses,  quelques  méthodes  utiles,  ont  foit,  en  un  mot, 
quelque  bien  partiel.  Mais  quelle  peut  ôtre,  en  grand, 
l'utilité  de  ces  écrits,  tant  qu'on  ne  fera  pas  marcher  de 
front  les  réformes  relatives  ii  la  législation,  à  la  religion, 


MAXIMES  ET  PENSEES. 


à  l'opinion  publique?  L'éducation  n'ayant  d'autre  objet 
que  de  conformer  la  raison  de  l'enfance  à  la  raison  pu- 
blique relativement  à  ces  trois  objets,  quelle  instruction 
donner  tant  que  ces  trois  objets  se  combattent  ?  En  for- 
mant la  raison  de  l'enfance,  que  faites-vous  que  de  la  pré- 
parer à  voir  plus  tôt  l'absurdité  des  opinions  et  des  mœurs 
consacrées  par  le  sceau  de  l'autorité  sacrée,  publique  ou 
législative;  par  conséquent,  à  lui  en  inspirer  le  mépris? 

XIX.  L'Anglais  respecte  la  loi  et  repousse  ou  méprise 
l'autorité.  Le  Français,  au  contraire,  respecte  l'autorité  et 
méprise  la  loi.  Il  faut  lui  enseigner  à  faire  le  contraire;  et 
peut-être  la  chose  est-elle  impossible,  vu  l'ignorance  dans 
laquelle  on  tient  la  nation,  ignorance  qu'il  ne  faut  pas 
contester  en  jugeant  d'après  les  lumières  répandues  dans 
les  capitales. 

XX.  L'égoïsme  le  plus  complet,  arm^  du  despotisme  le 
plus  absolu,  c'est  Louis  XIV  et  son  règne. 

XXI.  Qu'importe  qu'il  y  ait  sur  le  trône  un  Tibère 
ou  un  Titus,  s'il  a  des  Séjan  pour  ministres? 

XXII.  Les  ministres  ne  sont  que  des  gens  d'affaires, 
et  ne  sont  si  importants  que  parce  que  la  terre  du  gen- 
tilhomme leur  maître  est  très-considérable. 

xxin.  Pourquoi  arrive-t-il  qu'en  France  un  ministre 
reste  placé  après  cent  mauvaises  opérations,  et  pourquoi 
est-il  chassé  pour  la  seule  l)onne  qu'il  ait  faite  ? 

XXIV.  Un  ministre,  en  faisant  faire  à  ses  maîtres  des 
fautes  et  des  sottises  nuisibles  au  public,  ne  fait  souvent- 
que  s'affermir  dans  sa  place  :  on  dirait  qu'il  se  lie  davan- 
tage avec  eux  par  les  liens  de  cette  espèce  de  complicité. 

XXV.  Lorsque  l'on  considère  que  le  produit  du  travail 
et  des  lumières  de  trente  ou  quarante  siècles  a  été  de 
livrer  trois  cent  millions  d'hommes  répandus  sur  le  globe 
à  une  trentaine  de  despotes,  la  plupart  ignorants  et  im- 


SUR  LA  POLITÎQnE.  93 


béciles,  dont  chacun  est  gouverné  par  trois  ou  quatre 
scélérats,  quelquefois  stupidos,  que  penser  de  l'humanité, 
et  qu'attendre  d'elle  à  l'avenir? 

XXVI.  Un  citoyen  de  Virginie,  possesseur  de  cinquante 
acres  de  terre  fertile,  paye  quarante-deux  sous  de  notre 
monnaie  pour  jouir  en  paix,  sous  des  lois  justes  et  dou- 
ces, de  la  protection  du  gouvernement,  de  la  sûreté  de 
sa  personne  et  de  sa  propriété,  de  la  liberté  civile  et  re- 
ligieuse, du  droit  de  voter  aux  élections,  d'être  membre 
du  congrès,  et,  par  conséquent  législateur,  etc.  Tel  paysan 
français,  de  l'Auvergne  ou  du  Limousin,  est  écrasé  de 
tailles,  de  vingtièmes,  de  corvées  de  toute  espèce,  pour 
être  insulté  par  le  caprice  d'un  subdélégué,  emprisonné 
arbitrairement,  etc.,  et  transmettre  Ji  une  famille  dépouil- 
lée cet  hérit<ige  d'infortune  et  d'avilissement. 

xxvn.  Tout  ce  (|ui  sort  de  la  classe  du  peuple  s'arme 
contre  lui  {)Our  l'opprimer,  depuis  le  milicien,  le  négociant 
devenu  secrétaire  du  roi,  le  prédicateur  sorti  d'un  village 
pour  prêcher  la  soumission  au  pouvoir  arbitraire,  l'histo- 
riographe fils  d'un  bourgeois,  etc.  Ce  sont  les  soldats  do 
Cadmus  :  les  premiers  armés  se  tournent  contre  leurs 
frères,  et  se  précipitent  sur  eux. 

xxvm.  Diminuez  les  maux  du  peuple,  vous  diminuez 
sa  férocité;  comme  vous  guérissez  ses  maladies  avec  du 
bouillon. 

XXIX.  Les  pauvres  sont  les  nègres  de  l'Europe. 

XXX.  C'est  ime  vérité  incontestable  qu'il  y  a  en  France 
sept  millions  dhommes  qui  demandent  l'aumône  ;  et 
douze  millions  hors  d'état  de  la  leur  faire. 

XXXI.  Le  peuple  seul  dispose  des  surnoms  donnés  aux 
rois;  lui  seul  fait  leur  renommée  après  leur  mort,  comme 
il  fait  leur  puissance  dans  leur  vie. 

XXXII.  Dans  l'ancien  régime,  un  philosophe  écrivait 


î»4  MAXIMES  ET  PENSÉES. 


des  vérités  hardies.  Ua  de  ces  hommes  que  la  naissance 
ou  des  circonstances  favorables  appelaient  aux  places, 
lisait  ces  vérités,  les  affaiblissait,  les  modifiait,  en  pre- 
nait un  vingtième,  passait  pour  un  homme  inquiétant, 
mais  pour  un  homme  d'esprit.  Il  tempérait  son  zèle  et 
parvenait  à  tout  :  le  philosophe  était  mis  à  la  Bastille. 
Dans  le  régime  nouveau,  c'est  le  philosophe  qui  parvient 
à  tout;  ses  idées  lui  servent,  non  plus  à  se  faire  enfer- 
mer, non  plus  à  déboucher  l'esprit  d'un  sot,  à  le  placer, 
mais  à  parvenir  lui-même  aux  places.  Jugez  comme  la 
foule  de  ceux  qu'il  écarte  peut  s'accoutumer  à  ce  nouvel 
ordre  de  choses  ! 

XXXIII.  En  voyant  le  grand  nombre  des  députés  à  l'as- 
semblée nationale  de  1789,  et  tous  les  préjugés  dont  ils 
étaient  remplis,  on  eût  dit  qu'ils  ne  les  avaient  détruits 
que  pour  les  prendre  ;  comme  ces  gens  qui  abattent  un 
édifice  pour  s'approprier  les  décombres. 

xxxiv.  Le  public  est  gouverné  comme  il  raisonne.  Son 
droit  est  de  dire  des  sottises,  comme  celui  des  ministres 
est  d'en  faire. 

XXXV.  Le  régent  prit  plus  d'une  fois  le  parti  du  peu- 
ple contre  ses  ministres  et  ses  confidents  les  plus  intimes. 
Qu'on  juge  de  leur  surprise,  lorsqu'au  moment  d'un  tu- 
multe populaire,  à  la  veille  de  la  banqueroute  de  Law,  il 
repoussa  le  conseil  violent  de  réprimer  la  sédition  par  la 
force  militaire  :  «  Le  peuple  a  raison  —  dit  le  prince 
—  s'il  se  soulève  :  il  est  bien  bon  de  souffrir  tant  de 
choses.  »  U  ajouta  que,  s'il  était  né  dans  la  classe  du 
peuple,  il  eût  voulu  se  distinguer  en  prenant  la  défense 
des  Français  outragés  par  le  gouvernement,  mais  que, 
dans  la  sienne,  en  cas  de  révolte  ou  de  guerre  civile,  il 
se  mettrait  à  la  t6te  du  peuple  contre  ses  ministres,  si  le 
peuple  l'exigeait,  pour  sauver  le  roi. 


SUP  LA  POtïTIODE.  95 

\\\\i.  Dans  l'insUinl  où  Hieii  créa  le  monde,  le  rtiou- 
vcnu'nl  <lii  chaos  dut  faire  Irouver  le  chaos  JjIus  désor- 
donné (|iie  h)rs(|u"il  reposai!  dans  un  désordre  paisible. 
C'est  ainsi  que,  chez  nons,  l'embarras  d'une  société  qui 
so  réorganise  doit  paraître  l'excès  du  désordre. 

xxxvn.  Si  un  historien,  tel  que  Tacite,  eût.  écrit  l'his- 
toire de  nos  meilleurs  rois,  en  faisant  un  relevé  exact  de 
tous  les  actes  tyrannicjues,  de  tous  les  abus  d'autorité, 
dont  la  plupart  sont  ensevelis  dans  l'obscurité  la  plus 
])rofonde,  il  y  a  peu  de  règnes  qui  nous  inspirassent  la 
même  horreur  qiie  celui  de  Tibère. 

xxxvni.  De  mille  traits  que  j'ai  entendu  raconter,  je 
conclurais  que,  si  les  singes  avaient  le  talent  dos  j>erro- 
(|uets,  on  en  ferait  volontiers  des  ministres. 

xxxix.  Quand  il  se  fait  quehpie  sottise  ])ublique,  je 
songe  à  un  petit  nombre  d'étrangei-s  qui  peuvent  se 
trouver  à  Paris,  et  je  suis  prêt  à  m'afiliger,  car  j'aime 
toujours  ma  jxitrie. 

xt,.  Les  rois  et  les  prêtres,  en  proscrivant  la  doc- 
trine du  suici<lp,  ont  voulu  assurer  la  durée  de  notre 
esclavage.  Ils  veulent  nous  tenir  enfermés  dans  un  ca- 
chot sans  issue  :  semblables  à  ce  scélérat  qui,  dans  Fe 
Hante,  fait  murer  la  porte  de  la  prison  où  était  enfermé 
le  malheureux  Ugolin. 

xi,i.  On  suppose  que  le  comte  d'Artois  a  dit  à  un 
notable  dont  l'avis  avait  été  favorable  au  peuple  :  «  Est- 
ce  que  vous  voulez  nous  enroturer?  w  Je  ne  crois  i>oint 
ce  mot  ;  mais,  sll  a  été  dit,  le  notable  pouvait  ré|K)ndn^  : 
«  Non,  monseigneur;  mais  je  veux  anoblir  les  Français, 
en  leur  doimant  une  patrie.  On  ne  peut  anoblir  les  Bour- 
bons, mais  on  peut  encore  les  illustrer,  en  leur  doimaut 
pour  sujets  des  citoyens;  et  c'est  ce  qui  leur  a  toujours 
manqué,  k 


96  MAXIMES  ET  PENSEES. 


XLii.  Ce  qui  fait  l'intérêt  secret  qui  attache  si  fort  à 
la  lecture  de  Tacite,  c'est  le  contraste  continuel  et  tou- 
jours nouveau  de  l'ancienne  liberté  républicaine  avec  les 
vils  esclaves  que  peint  l'auteur;  c'est  la  comparaison  des 
anciens  Scaurus,  Scipion,  etc.,  avec  les  lâchetés  de  leurs 
descendants;  en  un  mot,  ce  qui  contribue  à  l'effet  de 
Tacite,  c'est  Tite-Live. 

XLiii.  On  gouverne  les  hommes  avec  la  tête  :  on  ne 
joue  pas  aux  échecs  avec  un  bon  cœur. 

XLiv.  M.  de  Fleuri,  procureur  général,  disait  de- 
vant quelques  gens  de  lettres  :  «  11  n'y  a  que  depuis  ces 
derniers  temps  que  j'entends  parler  du  peuple  dans  les 
conversations  où  .  il  s'agit  du  gouvernement.  C'est  un 
fruit  de  la  philosophie  nouvelle.  Est-ce  que  l'on  ignore 
que  le  tiers  n'est  qu'adventice  dans  la  constitution  ?  «  (  Cela 
veut  dire,  en  d'autres  termes,  que  vingt-trois  millions 
neuf  cent  mille  hommes  ne  sont  qu'un  hasard  et  qu'un 
accessoire  dans  la  totalité  de  vingt- quatre  millions 
d'hommes.) 

XLV.  La  prétention  la  plus  inique  et  la  plus  absurde 
en  matière  d'intérêt,  qui  serait  condamnée  avec  mé- 
pris, comme  insoutenable,  dans  une  société  d'honnêtes 
gens  choisis  pour  arbitres,  faites-en  la  matière  d'un  pro- 
cès en  justice  réglée  :  tout  procès  peut  se  perdre  ou  se 
gagner,  et  il  n'y  a  pas  plus  à  parier  pour  que  contre.  De 
même,  toute  opinion,  toute  assertion ,  quelque^ ridicule 
qu'elle  soit,  faites-en  la  matière  d'un  débat  entre  des  partis 
différents  :  dans  un  corps,  dans  une  assemblée,  elle  peut 
emporter  la  pluralité  des  suffrages. 


SUR  LA  NOBLESSE. 


SUR   LA    NOBLESSE 

LES    GRANDS,    LKS    niCIIES    ET   LES   GENS    DU    MONDE. 

I.  L'aisance  du  pauvre  fait  partie  de  l'opulence  du 
riche. 

II.  Un  philosophe  disait  :  «  Je  ne  sais  pas  comment 
un  Français  qui  a  été  une  fois  dans  l'antichambre  du 
roi,  ou  dans  l'Œil-de-bœuf,  peut  dire  de  qui  que  ce 
puisse  être  :  «  C'est  un  grand  seigneur.  » 

iir.  Quand  on  veut  pUiire  dans  le  monde,  il  faut  se 
résoudre  à  se  hiisser  a[)prendre  beaucoup  de  choses  qu'on 
sait  par  des  gens  qui  les  ignorent. 

IV.  Nous  naissons  les  sujets  du  grand  homme  : 
c'est  dans  nos  cœurs  qu'il  prend  les  titres  de  sa  puis- 
sance. 

V.  On  a,  dans  le  monde,  ôté  des  mauvaises  mœurs 
tout  ce  qui  choque  le  bon  goût  :  c'est  une  réforme  qui 
date  des  dix  dernières  années.  » 

VI.  Vous  rencontrez  le  baron  de  Bretouil  :  il  vous 
entretient  de  ses  bonnes  fortunes,  de  ses  amours  gros- 
sières, etc.  ;  il  finit  pa  •  vous  montrer  le  portrait  de  la 
reine  au  milieu  d'une  rose  garnie  de  diamants. 

On  voit,  par  l'exemple  de  Breteuil,  qu'on  peut  ballotter 
dans  ses  poches  les  portraits  en  diamants  de  douze  ou 
quinze  souverains,  et  n'ôtre  qu'un  sot. 

C'est  un  sot,  c'est  un  sot,  c'est  bientôt  dit  :  voilà  comme 
vous  êtes  extrême  en  tout.  A  quoi  cela  se  réduit-il?  Il 
prend  sa  place  pour  sa  personne,  son  importance  pour  du 
mérite,  ef  son  crédit  pour  une  vertu.  Tout  le  monde  n'est- 
ii  pas  comme  cela?  V  a-t-il  là  de  quoi  tant  crier? 

vu.    Qu'est-ce  qu'un   cardinal?  C'est  un  prêtre  ha- 

6 


MAXIMES  ET  PENSEES. 


bille  de  rouge,  qui  a  cent  mille  écus  du  roi,  pour  se  rTio- 
quer  de  lui  au  nom  du  pape. 

VIII.  Célébrité  :  l'avantage  d'être  connu  de  ceux  que 
vous  ne  connaissez  pas. 

IX.  La  célébrité  est  le  châtiment  du  mérite  et  la 
punition  du  talent. 

X.  Il  est  aisé  de  réduire  à  des  termes  simples  la 
valeur  précise  de  la  célébrité  :  celui  qui  se  fait  con- 
naître par  quelque  talent  ou  quelque  vertu  se  dénonce  à 
la  bienveillance  inactive  de  quelques  honnêtes  gens,  et  à 
l'active  malveillance  de  tous  les  hommes  malhonnêtes. 
Comptez  les  deux  classes,  et  pesez  les  deux  forces. 

XI.  Quoi!  cette  mallveureuse  manie  de  célébrité, 
qui  ne  fait  que  des  malheureux,  trouve  encore  un  par- 
tisan, un  protecteur!  Avez -vous  oublié  qu'elle  exige 
presque  autant  de  misères,  de  sottises,  de  bassesses 
même  que  la  fortune? 

XII.  Il  semble  que ,  d'après  les  idées  reçues  dans  le 
monde  et  la  décence  sociale,  il  faut  qu'un  prêtre,  un  curé 
croie  un  pou  pour  n'être  pas  hypocrite,  ne  soit  pas  sur 
de  son  fait  pour  n'être  pas  intolérant.  Le  grand  vicaire 
peut  sourire  h  un  propos  contre  la  religion,  l'évoque  rire 
tout  à  fait,  le  cardinal  y  joindre  son  mot. 

XIII.  On  croit  comnmnément  que  Pierre  le  Grand 
se  réveilla  un  jour  avec  l'idée  de  tout  créer  en  Russie; 
M.  de  Voltaire  avoue  lui-même  que  son  père  Alexi^ 
forma  le  dessein  d'y  transporter  les  arts.  U  y  a  dans  tout 
une  maturité  qu'il  faut  attendre.  Heureux  l'homme  qui 
arrive  dans  le  moment  de  cette  maturité  ! 

XIV.  A  la  cour,  tout,  est  courtisan  :  le  prince  du 
sang,  le  chapelain  de  semaine,  le  chirurgien  de  quartier, 
l'apothicaire. 

XV.  Plusieurs   courtisans   sont  haïs   sans  profit,  et 


SOR  LA   NOBLESSE.  «9 


pour  le  plaisir  de  l'être.  Ce  sont  dos  lézards  qui,  h  ram- 
j»cr,  n'ont  gagné  que  do  |)Or(lre  leur  queue, 

XVI.  Ouo!(|ucs  folies  qu'aient  écrites  certains  phy- 
sionoinisles  de  nos  jours,  il  est  certain  que  l'iiabiUide 
de  nos  pensées  \)vn[  déterminer  ipielcpies  traits  de  notre 
jihysiononiie.  Nombre  de  courtisans  ont  l'œil  faux,  par 
la  même  raison  que  la  plupart  des  tailleurs  sont  cagneux. 

XVII.  Les  courtisans  .sont  des  pauvres  enrichis  i)ar  la 
mendicité. 

xvin.  On  donne  des  repas  de  dix  louis  ou  de  \ingt 
à  des  gens  en  fa\eur  de  diacun  desquels  on  ne  donnerait 
pas  un  |)etit  écu ,  i)0ur  qu'ils  fissent  Une  bonne  digestion 
de  ce  même  dîner  de  vingt  louis. 

XIX.  Autrefois  le  trésor  royal  s'appelait  Xépargne.  On 
a  rougi  de  ce  nom,  qui  semblait  une  contre-vérité 
depuis  qu'on  a  prodigué  les  trésors  de  l'État,  et  on  l'a 
tout  simplement  ai)pelé  le  trésor  royal. 

XX.  On  n'imagine  pas  combien  il  faut  d'esprit  pour 
n'être  jamais  ridicule. 

XXI.  Les  courtisans  et  ceux  qui  vivaient  des  abus 
monstrueux  (pii  écra.saient  la  France  sont  sans  cesse  à 
(Vuv  qu'on  pouvait  réformer  les  abus  Siins  détruire  comme 
on  a  détruit,  lis  auraient  bien  voulu  qu'on  nettoyât  lé- 
table  d'Augias  avec  un  plumeau. 

XXII.  Les  favoris,  les  hommes  en  ]>lace  mettent  (juel- 
quefois  de  l'intérêt  à  s'attacher  des  hommes  de  mérite; 
mais  ils  en  exigent  un  avilissement  préliminaire  qui 
ri'iwusse  loin  d'eux  tous  ceux  qui  ont  quelipie  pudeur. 
J'ai  vu  des,  hommes  dont  un  favori  ou  un  ministre  aurait 
eu  bon  marché,  aussi  indignés  de  cette  disposition  qu'au- 
raient i)u  l'être  des  hommes  dune  vertu  parfaite.  L'un 
doux  me  disiiit  :  «  Los  grands  veulent  qu'on  se  dégrade, 
non  jK)ur  un  bienfait,  mais  jiour  une  espérance.  Ils  pré- 


100  MAXIMES  ET   PENSÉES. 

tendent  vous  acheter,  non  par  un  lot,  mais  par  un  billet 
de  loterie  ;  et  je  sais  des  fripons,  en  apparence  bien  trai- 
tés par  eux,  qui  dans  le  fait  n'en  ont  pas  tiré  meilleur 
parti  que  ne  l'auraient  fait  les  plus  honnêtes  gens  du 
monde. 

xxiii.  Si  les  vérités  cruelles ,  les  fâcheuses  décou- 
vertes, les  secrets  de  la  société,  qui  composent  la  science 
d'un  homme  du  monde  parvenu  à  l'âge  de  quarante  ans, 
avaient  été  connus  de  ce  môme  homme  à  l'âge  de  vingt, 
ou  il  fût  tombé  dans  le  désespoir,  ou  il  se  serait  corrompu 
par  lui-môme,  par  projet. 

xxiv.  Qu'est-ce  que  c'est  qu'un  fat  sans  fatuité  ?  Otez 
les  ailes  à  un  papillon,  c'est  une  chenille. 

XXV.  Rien  de  si  difficile  à  fciire  tomber  qu'une  idée 
triviale  ou  un  proverbe  accrédité.  Louis  XV  a  fait  ban- 
queroute en  détail  trois  ou  quatre  fois,  et  on  n'en  jure 
pas  moins  foi  de  gentilhomme.  Celle  de  M.  Guémenée  n'y 
réussira  pas  mieux. 

XXVI.  Les  gens  du  monde  ne  sont  pas  plus  tôt  attrou- 
pés, qu'ils  se  croient  en  société. 

xxvn.  En  voyant  ou  en  éprouvant  les  peines  atta- 
chées aux  sentiments  extrêmes,  en  amour,  en  amitié,  soit 
par  la  mort  de  ce  qu'on  aime,  soit  par  les  accidents  de 
la  vie,  on  est  tenté  de  croire  que  la  dissipation  et  la  fri- 
volité ne  sont  pas  de  si  grandes  sottises,  et  que  la  vie  ne 
vaut  guère  que  ce  qu'en  font  les  gens  du  monde. 

xxviii.    Les  grands  seigneurs  et  les  beaux  esprits,, 
deux  classes  qui  se  recherchent  mutuellement,  veulent 
unir  deux  espèces  d'hommes  dont  les  uns  font  un  peu 
de  poussière  et  les  autres  un  peu  de  bruit. 

XXIX.  C'est  une  chose  avérée  qu'au  moment  où 
M.  de  Guibert  fut  nommé  gouverneur  des  Invalides,  il  se 
trouva  aux  Invalides  six   cents  prétendus  soldats  qui 


SUR  LA  N0BLES8«.  101 

n'étaient  point  blessés  et  qui,  presque  tous,  n'avaient 

jamais  assisté  à  aucun  siéj;e,  à  aucune  bataille,  niaif'  (pii, 
en  récompense,  avaient  été  cochers  ou  laquais  de  grands 
seigneurs  ou  do  gens  en  place.  Quel  texte  et  quelle  ma- 
tière à  réflexions  I 

XXX.  On  ne  se  doute  pas,  au  premier  coup  d'oeil, 
du  mal  (pie  l'ait  l'ambition  de  mériter  cet  éloge  si  com- 
mun :  Monsieur  un  lel  est  très-aimable.  Il  arri\e,  je  ne 
sais  comment,  qu'il  y  a  un  genre  de  facilité,  d'insou- 
ciance, de  fiiiblesse,  de  déraison,  qui  plait  beaucoup, 
quand  ces  qualités  se  trouvent  mêlées  avec  de  l'esprit; 
(pio  l'homme  dont  on  fait  ce  qu'on  veut,  qui  appartient 
au  moment,  est  plus  agréable  que  celui  (pii  a  de  la  suite, 
du  caractère,  des  principes,  qui  n'oublie  pas  son  ami  ma- 
lade ou  absent,  qui  sait  quitter  une  [«rtie  de  plaisir  j)our 
lui  rendre  service,  etc.  Ce  semit  une  liste  ennuyeuse 
que  celle  des  défauts,  des  torts  et  des  travers  qui  plai- 
sent. Aussi,  les  gens  du  monde,  qui  ont  réfliTlii  sur 
l'art  do  plaire  plus  qu'on  ne  croit  et  qu'ils  ne  croient  eux- 
mêmes,  ont  la  [ilupart  do  ces  défauts,  et  cela  vient  de  la 
nécessité  de  faire  dire  de  soi  :  «  Monsieur  un  tel  est  très- 
aimable.  » 

XXXI.  Il  y  a,  entre  l'homme  d'esprit  méchant  |>ar 
caractère,  et  Ihomme  d'esprit  bon  et  honnête,  la  diffé- 
rence qui  se  trouve  entre  un  assiissin  et  un  honune  du 
monde  qui  fait  bien  des  armes. 

XXXI!.  La  plupart  des  hommes  (pii  \ivenl  dans  le 
monde  y  vivent  si  élourdimont,  pensent  si  peu,  qu'ils  ne 
connaissent  pas  ce  monde  qu'ils  ont  toujours  sous  les 
yeux.  «  Us  ne  le  commissent  pas,  disait  plaisiunment 
M.  de  B...,  par  la  raison  qui  fait  tpie  les  hannetons  ne 
savent  |>iis  l'histoire  naturelle.  » 

xxxm.    11  y  a  une  profonde  insensibilité  aux  vertusqui 

6. 


102,  MAXIMES  ET  PENSEES. 

surprend  et  scandalise  beaucoup  plus  que  le  vice.  Ceux 
que  la  bassesse  publique  appelle  grands  seigneurs,  ou 
grands,  les  bomnies  en  place,  paraissent,  pour  la  plupart, 
doués  de  cette  insensibilité  odieuse.  Cela  ne  \  iendrait-il 
pas  de  l'idée  vague  et  peu  développée  dans  leur  tête,  que 
les  hommes  doués  de  ces  vertus  ne  sont  pas  propres  à 
être  des  instruments  d'intrigue?  Ils  les  négligent,  ces 
hommes,  comme  inutiles  à  eux-mêmes  et  aux  autres , 
dans  un  pays  où,  sans  l'intrigue,  la  fausseté  et  la  ruse,  on 
n'arrive  à  rien  ! 

xxxiv.  Le  changement  de  modes  est  l'impôt  que  l'in- 
dustrie du  pauvre  met  sur  la  vanité  du  riche. 

XXXV.  M...  disait  que  le  grand  monde  est  un  mauvais 
lieu  que  l'on  avoue. 

xxxvi.  La  nature,  pour  faire  un  homme  vertueux  ou 
un  homme  de  génie,  ne  va  pas  consulter  Chérin. 

xxxYii.  La  plupart  des  nobles  rappellent  leurs  ancêtres, 
à  j)eu  près  comme  un  cicérone  d'Italie  rappelle  Cicéron. 

xxxviii.  La  noblesse,  disent  les  nobles,  est  un  inter- 
médiaire entre  le  roi  et  le  peuple...  Oui,  comme  le  chien 
de  chasse  est  un  intermédiaire  entre  le  chasseur  et  les 
lièvres. 

XXXIX.  Le  titre  le  plus  respectable  de  la  noblesse  fran- 
çaise, c'est  de  descendre  immédiatement  do  quelques-uns 
de  ces  trente  mille  hommes  casqués,  cuirassés,  brassar- 
dés,  cuissardes,  qui,  sur  de  grands  chevaux  bardés  de 
fer,  fondaient  aux  pieds  huit  ou  neuf  millions  d'hommes 
nus,  «lui  sont  les  ancêtres  de  la  nation  actuelle.  Voilà  un 
droit  bien  avéré  à  l'amour  et  au  respect  de  leurs  descen- 
dants! et,  pour  achever  de  rendre  cette  noblesse  respec- 
table, elle  se  recrute  et  se  régénère  par  l'adoption  de  ces 
hommes  qui  ont  accru  leur  fortune  on  dépouillant  la  ca- 
bane du  pauvre  hors  d'état  de  payer  les  impositions.  Mi- 


Sl'RLA.  NOBLESSE.  103 


sérables  institutions  humaines,  qui,  faites  jwur  inspirer 
le  mépris  et  l'horreur,  exigent  qu'on  leS  respecte  el  qu'on 
les  révère  ! 

XL.  La  réputation  de  savoir  bien  manier  l'arme  de 
la  ]>lais<MiU'ne  fionno  à  l'homme  d'un  rang  Inférieur, 
dans  le  monde  ol  dans  la  meilleure  comivignic,  celle  sorte 
de  considération  que  les  militaires  ont  ix)ur  ceux  qui 
manient  sui>érieurement  réj^)ée.  J'ai  entendu  dire  à  un 
homme  d'esprit  :  «  Otez  à  la  plais;mterie  son  empire,  et 
je  quille  demain  la  société.  »  C'est  une  sorte  de  duel  où 
il  n'y  a  pas  do  s;mg  versé,  et  qui,  comme  l'autre,  rend 
les  hommes  i)lus  mesurés  et  plus  polis. 

xn.  C'est  une  règle  excellente  à  adopter  sur  l'art 
de  la  raillerie  et  de  plaisanterie,  que  le  plaisant  et  le 
railleur  doivent  Mre  garants  du  succès  do  leur  plaisan- 
terie à  l'égard  de  la  persoime  plaisantée,  et  que,  quand 
celle-ci  se  fâche,  l'autre  a  tort. 

xLii.  Vous  demandez  comment  on  fait  fortune.  Voyez 
ce  qui  se  passe  au  parterre  d'un  spectacle,  le  jour  où  il 
y  a  foule;  comme  les  uns  restent  en  arrière,  comme  les 
premiers  reculent,  comme  les  derniers  sont  portés  en 
avant.  Cette  image  est  si  juste,  que  le  mot  qui  l'exprime 
a  |>assé  diws  le  langage  du  peuple.  Il  appelle  faire  fortune 
se  pousser.  «  Mon  fds,  mon  neveu  se  poussera.  »  Les  hon- 
nêtes gens  disent  s'avancer^  avancer,  arriver,  termes  adou- 
cis qui  écartent  l'idée  acces-soire  de  force,  de  vioIence,de 
grossièreté,  mais  qui  laissent  subsister  l'idée  princifwle. 

XLin.  Les  gens  qui  élèvent  les  princes  et  qui  pré- 
tendent leur  doi\ner  une  bonne  éducation,  après  s'être 
soumis  il  leui-s  formalités  et  ii  leurs  avilissiuitesctiquettes,- 
ressemblent  à  des  maîtres  d'arithmétique  qui  voudraient 
former  de  grands  calculateurs .  après  avoir  accordé  à 
leui^s  élèves  que  trois  et  trois  font  huit. 


104  MA.XIMES  ET  PENSEES. 

XLiv.  Veut-on  avoir  la  preuve  de  la  parfaite  inutilité 
de  tous  les  livres  de  morale,  de  sermons,  etc.,  il  n'y  a 
qu'à  jeter  les  yeux  sur  le  préjugé  de  la  noblesse  hérédi- 
taire. Y  a-t-il  un  travers  contre  lequel  les  philosophes, 
les  orateurs,  les  poètes,  aient  lancé  plus  de  traits  sati- 
riques, qui  ait  plus  exercé  les  esprits  de  toute  espèce, 
qui  ait  fait  naître  plus  de  sarcasmes?  cela  a-t-il  fait  tom- 
ber les  présentations,  la  fantaisie  de  monter  dans  les  car- 
rosses? cela  a-t-il  fait  supprimer  la  place  de  Cherin? 

XLV.  Cette  impossibilité  d'arriver  aux  grandes  places, 
à  moins  que  d'être  gentilhomme,  est  une  des  absurdités 
les  plus  funestes  dans  presque  tous  les  pays.  Il  me  semble 
voir  des  ânes  défendre  les  carrousels  et  les  tournois  aux 
chevaux. 

XLVi.  La  nécessité  d'être  gentilhomme,  pour  être  ca- 
pitaine de  vaisseau,  est  tout  aussi  raisonnable  que  celle 
d'être  secrétaire  du  roi  pour  être  matelot  ou  mousse. 

XL  vu.  Il  me  semble  qu'à  égalité  d'esprit  et  de  lu- 
mières, l'homme  né  riche  ne  doit  jamais  connaître,  aussi 
bien  que  le  pauvre,  la  nature,  le  cœur  humain  et  la  so- 
ciété. C'est  que,  dans  le  moment  où  l'autre  plaçait  une 
jouissance,  le  second  se  consolait  par  une  réflexion. 

XLvni.  Le  plus  riche  des  hommes,  c'est  Uéconome; 
le  plus  pauvre,  c'est  l'avare. 

XLix.  Supposez  vingt  hommes,  même  honnêtes,  qui 
tous  connaissent  et  estiment  un  homme  d'un  mérite  re- 
connu, Dorilas,  par  exemple;  louez,  vantez  ses  talents  et 
ses  vertus  ;  que  tous  conviennent  de  ses  vertus  et  de  ses 
talents;  l'un  des  assistants  ajoute  :  «  C'est  dommage  qu'il 
soit  si  peu  favorisé  de  la  fortune.  —  Que  dites- vous!  re- 
prend un  autre  ;  c'est  que  sa  modestie  l'oblige  à  vivre 
sans  luxe.  Savez-vous  qu'il  a  vingt-cinq  mille  livres  de 
rente?  — Vraiment!  —  Soyez-en  sûr,  j'en  ai  la  preuve.  » 


SUR  LA  NOBLESSE.  105 


Qu'alors  cet  homme  de  mérite  paraisse,  et  qu'il  compare 
l'accupil  de  la  société  et  la  manière  plus  ou  moins  froide, 
quoique  dlslins^uée ,  dont  il  était  reçu  précédemment. 
C'est  ce  qu'il  a  fait  :  il  a  comparé,  et  il  a  fjémi.  Mais 
dans  cette  société  il  s'est  trouvé  un  homme  dont  le  main- 
tien a  été  le  môme  à  son  égard.  «  Un  sur  vingt,  dit  notre 
philosophe,  je  suis  content.  » 

L.  Celui-là  fait  plus  pour  un  hydropique,  qui  le  gué- 
rit de  la  soif,  que  celui  qui  lui  donne  un  tonneau  de  vin. 
Appliquez  cela  aux  richesses. 

Li.  Grands  et  petits,  on  a  beau  faire,  il  faut  toujours 
se  dire  comme  le  fiacre  aux  courtisanes  dans  le  }foulin 
de  Javelle  :  «  Vous  autres  et  nous  autres,  nous  ne  pou- 
vons nous  passer  les  uns  des  autres.  » 

LU.  Les  gens  du  monde  et  de  la  cour  donnent  aux 
hommes  et  aux  choses  une  valeur  conventionnelle  dont 
ils  s'étonnent  de  se  trouver  les  dupes.  Ils  ressemblent  à 
des  calculateurs  qui,  en  faisant  un  compte,  donneraient 
aux  chiffres  une  valeur  variable  et  arbitraire,  et  qui,  en- 
suite, dans  l'addition,  leur  rendant  leur  valeur  réelle  et 
réglée,  seraient  tout  surpris  de  ne  pas  trouver  leur 
compte. 

LUI.  La  vanité  des  gens  du  monde  se  sert  habilement 
de  la  vanité  des  gens  de  lettres.  Ceux-ci  ont  fait  plus 
d'une  réputation  qui  a  mené  à  de  grandes  places.  D'abord, 
de  part  et  d'autre,  ce  n'est  que  du  vent;  mais  les  intri- 
gants adroits  enflent  de  ce  vent  les  voiles  do  leur  fortune. 


»06  MAXIMES  ET  PENSÉES. 


SUR   LA    SCIENCE 

LES  BEALX-AUTS  ET  LES  B ELLES -LETTR ES. 

1.  A  voir  la  composition  de  l'Académie  française,  on 
croirait  qu'elle  a  pris  pour  devise  ce  vers  de  Lucrèce  : 

Certare  ingenio,  contenderc  nobilitate. 

M.  L'Académie  française  est  comme  l'Opéra,  qui  se 
soutient  par  des  choses  étrangères  à  lui  :  les  pensions 
qu'on  exige  pour  lui  des  Opéras-Comiques  de  province, 
la  permission  d'aller  du  parterre  au  foyer,  etc.  De  même, 
l'Académie  se  soutient  par  tous  les  avantages  qu'elle 
procure.  Elle  ressemble  à  la  Cidalise  de  Gresset  : 

Ayez -la,  c'est  d'abord  ce  que  vous  lui  devez; 
Et  vous  l'estimerez  après ,  si  vous  pouvez. 

ïii.  L'Académie  n'a  point  fait  grands  ceux  qui  hono- 
rent sa  liste,  mais  les  a  reçus  grands  et  les  a  rapetisses 
quelquefois. 

IV.  M.  Soulavie  a  cru  devoir  revenir  aux  lieux  com- 
muns rebattus  contre  les  académies.  J'ai  dit  et  assez  té- 
moigné que,  jiour  mon  compte,  il  m'était  très-indifférent 
que  les  académies  fussent  conservées  ou  supprimées. 
Mais  en  môme  temps  je  distingue  les  époques  où  l'Acadé- 
mie française,  en  particulier,  a  mérité  le  reproche  d'adu- 
lation, et  je  trouve  que  ces  époques  sont  celles  où  le 
môme  reproche  ])ouvait  s'adresser  à  toute  la  France.  Je 
prouverai,  par  des  faits  })ublics  et  incontestables,  qu'à 
partir  de  la  publication  de  Y  Encyclopédie,  non-seulement 
l'Académie  française  n'a  pas  montré,  en  général,  un  es- 


SUU  LA  SCIENCE. 


prit  adulatour,  mais  (lu'clh?  a,  au  rontrairo,  conlribué, 
d'une  inaïui're  tros-marquoe,  au  [)rogrès  de  l'ospril  pu- 
blic qui  commençait  à  se  former,  de  cet  esprit  pliiloso- 
phiquc  et  libre  qui  consistait  à  rappeler  sans  cesse  les 
droits  naturels  des  peuples,  les  principes  du  gouverne- 
ment légal,  et  à  inspirer  la  haine  du  pouvoir  arbitraire, 
et  l'amour  de  la  liberté;  que,  pendant  vingt  ans,  elle 
fut,  sous  ce  rapport,  oonstaininent  en  butte  aux  invectives 
de  tous  les  barbouilleurs,  rimailleurs,  pi"échailleurs  aux 
gages  de  la  cour  et  du  clergé;  qu'elle  fut,  pendant  tout  ce 
temps,  publiquement  notée  à  Versailles  commei  un  foyer 
de  révolte,  û'irréliyion ,  d'indépendance;  qu'on  employa 
souvent  contre  elle  l'arme  empoisoiuiéo  de  la  délation 
secrète,  et,  s'il  faut  citer  des  faits,  je  dirai  que  le  maréchal 
de  Richelieu  et  l'avocat  général  Séguier  la  diffamaient 
habituellement,  l'un  à  la  cour,  l'autre  au  parlement  ;  qu'ils 
empêchèrent  l'impression  du  discours  de  Thomas,  en  ré- 
ponse à  celui  de  rarchevôque  de  Toulouse  ;  qu'ils  firent 
annuler,  par  Louis  XV,  l'élection  du  traducteur  des  Géor- 
giqites;  qu'ils  firent  siip|)rimer,  par  arrêt  du  conseil,  ï Éloge 
de  Fénelon ;  qu'enfin  l'animosité  alla  si  loin,  que  le  chan- 
celier Maupeou  annonça  le  projet  de  dissoudre  l'Académie. 
On  [x>ut  penser  aujourd'hui  do  l'Académie  ce  qu'on 
voudra,  et  en  faire  ce  qu'on  jugera  à  proj)os  ;  mais  il  ne 
faut  pas  la  calomnier  :  il  faut  rendre  justice  et  à  ce  qu'elle 
a  fait  et  à  ce  qu'elle  a  souffert;  et  quand  M.  Soulavio  ne 
dit  pas  un  mot  de  ces  faits  constatés,  quand  il  se  tait  abso- 
lument sur  un  étal  de  choses  qui  a  dure  jusqu'à  la  mort 
de  Louis  XV,  j'ai  le  droit  de  lui  dire  que,  s'il  n'est  pas 
instruit  de  ces  faits,  c'est  une  ignorance  honteuse,  et  que, 
s'il  les  dissimule,  c'est  une  lAchelé  plus  honteuse  encore. 
Quand  il  exprime  que  «  Constant inople  n'a  pas  d'expres- 
sions turques  plus  viles,  plus  rampantes,  plus  heureuses 


MAXIMES  ET  PENSEES. 


en  tournures  orientales ,  que  celles  qu'il  a  recueillies  de 
cet  amas  étrange  de  compliments  et  de  harangues  aca- 
démiques, »  je  lui  répondrai  d'abord  qu'il  aurait  pu,  du 
moins,  en  lisant  ces  harangues,  apprendre  à  parler  fran- 
çais un  peu  mieux  qu'il  ne  le  fait  ;  que  Constantinople,  qui  a 
des  expirassions  et  des  expressions  heureuses  en  tournures, 
forme  un  jargon  ridicule  ;  que  les  tournures  orientales,  at- 
tribuées aux  Éloges  académiques,  sont  une  autre  espèce 
d'ineptie,  qui  prouve  seulement  qu'il  ne  connaît  pas  plus 
le  style  oriental  que  le  style  français  ;  que  le  mauvais 
goût  d'un  grand  nombre  de  ces  Éloges,  relevé  et  senti 
longtemps  avant  qu'il  en  parlât,  n'a  rien  de  commun 
avec  les  tournures  orientales.  Quand  il  ajoute  que  l'Acadé- 
mie a  perfectionné  la  structure  physique  de  la  langue,  mais 
qu'elle  a  dénaturé,  avili  les  moralités  de  cette  langue,  je  lui 
répondrai  qu'à  l'exemple  de  ces  écrivains  qui,  de  leur 
vie,  n'ont  rien  étudié  ni  rien  su,  il  entasse  au  hasard  une 
foule  d'expressions  qu'il  n'entend  pas  ;  que  si  la  structure 
physique  d'une  langue  pouvait  signifier  quelque  chose,  ce 
serait  l'alphabet  matériel  et  l'articulation,  et  qu'assurément 
l'Académie  n'a  rien  perfectionné  de  tout  cela  ;  que  les  mo- 
ralités d'une  langue  sont  une  expression  absolument  inin- 
telligible. Quand  il  s'avise  encore  de  joindre  à  ce  style 
d'un  mauvais  écolier  le  ton  d'un  maître,  de  prononcer  que 
le  cardinal  de  Retz,  Rousseau  et  Raynal  sont  les  seuls 
«  qui  se  soient  montrés  capables  de  parler  véritablement  le 
langage  de  la  liberté,  »  je  lui  répondrai  encore  que  d'abord 
il  associe  très-gauchement  à  Rousseau  et  à  Raynal  un 
homme  qui  n'a  rien  de  commun  avec  eux  que  le  talent 
d'écrire,  quoique  dans  un  degré  fort  éloigne  d'eux  ;  que 
le  langage  du  cardinal  de  Retz  n'est  point  du  tout  le  lan- 
gage de  la  liberté,  mais  presque  partout  celui  d'un  poli- 
tique machiavcliste,  et  quelquefois,  mais  rarement,  celui 


SUR  LA  SCIENCE.  109 


do  Salluslo  ;  que  c'est  lo  dernier  excès  de  la  pi('som[)tion, 
surtout  dans  un  auteur  aussi  inconnu  que  M.  Soulavie, 
de  rayer,  de  son  autorité,  Fénelon,  Massilion,  La  Bruyère, 
Voltaire,  Montesquieu,  Thomas,  etc.  (sans  parler  des 
vivants),  du  nombre  des  écrivains  dignes  de /JoHer  le  lan- 
gage de  la  liberté;  que  cette  confiance  arrogante,  que  des 
écrivains  de  sa  trempe  prennent  pour  une  noble  audace 
et  pour  des  inspirations  de  notre  nouvelle  liberté,  n'est 
autre  chose  que  le  délire  de  l'ignorance  et  de  l'amour- 
propre,  et  ne  peut  inspirer  que  le  mépris  et  la  pitié.  Enfin, 
quand  il  afTirme  que  «  ces  tournures  et  ces  bassesses 
orientales  qui  dominent  dans  nos  ouvrages  ont  oblige 
tout  orateur  de  les  conserver  dans  les  discours  oratoires 
publiquement  prononcés,  »  je  lui  dirai  nettement  que 
cela  est  faux,  de  toute  fausseté;  que  je  le  défie  notam- 
ment de  me  citer  dans  les  Éloges  de  Thomas  et  (puisqu'il 
ne  s'agit  pas  ici  de  talent)  dans  les  miens,  qui  sont  bien  dos 
discours  oratoires  publiquement  prononcés,  un  seul  exemple 
de  ces  tournures  et  de  ces  bassesses  orientales;  et,  comme  je 
puis,  au  contraire,  attester  quiconque  les  a  lus,  que  ces 
ouvrages  ne  respirent,  d'un  bout  à  l'autre,  que  des  senti- 
ments chers  à  tout  ami  de  l'humanité,  de  la  liberté  et  des 
lois,  j'ai  le  droit  de  dire  h  M.  Soulavie,  en  face  du  public, 
qu'il  est  un  calomniateur. 

On  peut  trouver  tout  simi)le  qu'un  obscur  et  inepte 
compilateur,  qui  n'est  rien  et  ne  peut  jamais  être  rien  dans 
les  lettres,  les  outrage  avec  cette  fureur  insensée;  mais 
on  doit  trouver  aussi  très-naturel  et  très-juste  que  l'hon- 
neur des  lettres  soit  cher  à  un  homme  qui  leur  a  consacré 
Sii  vie,  qui  les  iionore  par  son  témoignage  après  qu'elles 
l'ont  honoré  par  l'usiige  qu'il  en  a  fait;  et  que,  tandis  cpie 
la  voix  des  liommes  instruits  et  celle  de  nos  législateurs 
ont  solennellement  reconnu  les   services  que  les  lettres 

7 


MAXIMES  ET  PENSEES. 


ont  rendus,  iï  ne  souffre  pas  qu'elles  soient  impunément 
l'objet  des  injures  grossières  et  des  calomnies  absurdes 
do  quelques  intrus  qui  s'érigent  en  littérateurs,  parce 
qu'il  est  arrivé,  par  hasard,  qu'ils  savaient  lire  au  mo- 
ment de  la  Révolution. 

V.  Quelqu'un  a  dit  que  de  prendre  sur  les  anciens, 
c'était  pirater  au  delà  de  la  ligne,  mais  que  de  piller  les 
modernes,  c'était  filouter  au  coin  des  rues. 

VI.  Croirait -on  que  le  despotisme  a  des  partisans, 
sous  le  rapport  de  la  nécessité  d'encouragement  pour 
les  beaux-arts  ?  On  ne  saurait  croire  combien  l'état  du 
siècle  de  Louis  XIV  a  multiplié  le  nombre  de  ceux  qui 
pensent  ainsi.  Selon  eux,  le  dernier  terme  de  toute  société 
humaine  est  d'avoir  de  belles  tragédies ,  de  belles  co- 
médies, etc.  Ce  sont  des  gens  qui  pardonnent  tout  le  mal 
qu'ont  fait  les  prêtres,  en  considérant  que,  sans  les  prê- 
tres, nous  n'aurions  pas  la  comédie  de  Tartufe. 

VII.  On  dit  et  on  répète ,  après  avoir  lu  quelque 
ouvrage  qui  respire  la  vertu  :  «  C'est  dommage  que  les 
auteurs  ne  se  peignent  pas  dans  leurs  écrits,  et  qu'on  ne 
puisse  pas  conclure  d'un  pareil  ouvrage  que  l'auteur  est 
ce  qu'il  paraît  être.  «  Il  est  vrai  que  beaucoup  d'exemples 
autorisent  cette  pensée ,  mais  j'ai  remarqué  qu'on  fait 
souvent  cette  réflexion  pour  se  dispenser  d'honorer  les 
vertus  dont  on  trouve  l'image  dans  les  écrits  d'un  hon- 
nête homme. 

vm.  Un  auteur  homme  de  goût  est,  parmi  ce  public 
blasé,  ce  qu'une  jeune  femme  est  au  milieu  d'un  cercle 
de  vieux  libertins. 

IX.  En  voyant  Bacon,  dans  le  commencement  du 
xvr  siècle,  indiquer  à  l'esprit  humain  la  marche  qu'il  doit 
suivre  pour  reconstruire  l'édifice  des  sciences,  on  cesse 
presque  d'admirer  les  grands  hommes  qui  lui  ont  suc- 


SUB  LA  SCIENCE.  III 

cédé,  tels  que  Boyie,  Locke,  etc.  II  leur  distribue  le  ter- 
rain qu'ils  ont  à  défricher  ou  à  conquérir.  C'est  César, 
maître  du  monde  après  la  bataille  de  Pharsale,  donnant 
des  royaumes  et  des  provinces  à  ses  partisans  ou  à  ses 
favoris. 

X.  En  fait  de  beaux -arts,  et  même  en  beaucoup 
il'aulres  choses,  on  ne  sait  bien  que  ce  que  Ion  n'a  point 
appris. 

XI.  Spéron-Spéroni  explique  très-bien  comment  un 
auteur  qui  s'énonce  très-clairement  pour  lui-même  est 
quol<]uefois  obscur  pour  son  lecteur  :  «  C'est,  dit-il,  que 
l'autour  va  de  la  i)ensée  à  l'expression,  et  que  le  lecteur 
va  de  l'expression  à  la  pensée.  » 

XII.  La  perfection  d'une  comédie  de  caractère  con- 
sisterait à  dis|)oser  l'intrigue  de  façon  que  cette  intrigue 
ne  pût  servir  à  aucune  autre  pièce.  Peut-être  n'y  a-t-il 
au  théAtre  que  celle  de  Tartufe  qui  pût  supporter  cette 
épreuve. 

xiii.  En  France,  tout  le  monde  paraît  avoir  de  l'es- 
prit, et  la  raison  en  est  simple  :  comme  tout  y  est  une 
suite  de  contradictions,  la  plus  légère  attention  possible 
suffit  pour  les  faire  remarquer,  et  rapprocher  deux  choses 
contradictoires;  cela  fait  des  contrastes  tout  naturels,  qui 
donnent  à  celui  qui  s'en  avise  l'air  d'un  homme  qui  a 
beaucoup  d'esprit.  Raconter ,  c'est  faire  des  grotesques. 
Un  simple  nouvelliste  devient  un  bon  plaisant,  comme 
l'historien,  un  jour,  aura  l'air  d'un  auteur  satirique. 

XIV.  Il  y  a  une  certaine  énergie  ardente,  mère  ou 
compagne  nécessaire  de  telle  esptH-e  de  talents,  laquelle, 
pour  l'ordinaire .  condamne  ceux  qui  les  possèdent  au 
malheur,  non  pas  d'être  sans  morale ,  de  n'avoir  pas  de 
trè.s-beaux  mouvements,  mais  de  se  livrer  fréquemment 
à  des  écarts  qui  supposeraient  l'absence  de  toute  morale. 


112  MAXIMES  ET  PENSEES. 


C'est  une  âpreté  dévorante  dont  ils  ne  sont  pas  maîtres  et 
qui  les  rend  très -odieux  On  s'afflige,  en  songeant  que 
Pope  et  Swift  en  Angleterre,  Voltaire  et  Rousseau  en 
France,  jugés  non  par  la  haine,  non  par  la  jalousie,  mais 
par  l'équité,  par  la  bienveillance,  sur  la  foi  des  faits  attestés 
ou  avoués  par  leurs  amis  et  par  leurs  admirateurs,  seraient 
atteints  et  convaincus  d'actions  très- condamnables,  de 
sentiments  quelquefois  très-pervers.  0  altitudo! 

XV.  Le  génie  ne  préserve  pas  des  écarts  du  génie. 

XVI.  Les  économistes  sont  des  chirurgiens  qui  ont 
un  excellent  scalpel  et  un  bistouri  ébréché,  opérant  à 
merveille  sur  le  mort  et  martyrisant  le  vif. 

XVII.  Le  repos  d'un  écrivain  qui  a  fait  de  bons  ou- 
vrages est  plus  respecté  du  public  que  la  fécondité  active 
d'un  auteur  qui  multiplie  les  ouvrages  médiocres.  C'est 
ainsi  que  le  silence  d'un  homme  connu  pour  bien  parler 
impose  beaucoup  plus  que  le  bavardage  d'un  homme  qui 
ne  parle  pas  mal. 

xvni.  Quand  La  Fontaine  est  mauvais,  c'est  qu'il  est 
négligé  ;  quand  Lamotte  l'est,  c'est  qu'il  est  recherché. 

XIX.  Le  génie  est  un  phénomène  que  l'éducation,  le 
climat  ni  le  gouvernement  ne  peuvent  expliquer. 

XX.  Quand  la  vertu  ne  peut  plus  habiter  le  siècle  que 
des  meurtres  ont  souillé,  le  génie  la  reçoit  dans  ses 
écrits  et  la  rend  à  l'univers. 

XXI.  Qu'est-ce  que  c'est  qu'un  homme  de  lettres  qui 
n'est  pas  rehaussé  par  son  caractère,  par  le  mérite  de  ses 
amis,  et  par  un  peu  d'aisance  ?  Si  ce  dernier  avantage  lui 
manque  au  point  qu'il  soit  hors  d'état  de  vivre  convena- 
blement dans  la  société  oîi  son  mérite  l'appelle ,  qu'a-t-il 
besoin  du  monde  ?  Son  seul  parti  n'est-il  pas  de  se  choi- 
sir une  retraite  où  il  puisse  cultiver  en  paix  son  âme,  son 
caractère  et  sa  raison  ?  Faut-il  qu'il  porte  le  poids  de  la 


SUR  LA  SCIENCE.  113 

société  sans  recueillir  un  seul  des  avantages  qu'elle  pro- 
cure aux  autres  classes  de  citoyens?  Plus  d'un  homme 
de  lettres,  forcé  do  prendre  ce  parti ,  y  a  trouvé  le  bon- 
heur qu'il  eût  cherché  ailleurs  vainement.  C'est  celui-là 
qui  peut  dire  qu'en  lui  refusant  tout,  on  lui  a  tout  donné. 
Dans  combien  d'occasions  ne  peut-on  pas  répéter  le  mot 
de  Thémistocle  :  «  Hélas  !  nous  périssions  si  nous  n'eus- 
sions péri  !  » 

XXII.  Les  gens  de  lettres  aiment  ceux  qu'ils  amusent, 
comme  les  voyageurs  aiment  ceux  qu'ils  étonnent. 

xxiii.  Si  l'on  veut  se  faire  une  idée  juste  de  ce  qu'était 
l'état  des  gens  de  lettres  en  France  avant  la  Révolution,  il 
faut  parcourir  le  livre  do  Pierre  Manuel,  la  Police  dévoilée, 
au  chapitre  intitulé  :  de  la  Police  sur  la  librairie,  sur  les  yens 
de  lettres,  sur  les  censeurs  royaux,  sur  les  nouvelles  à  la  main, 
sur  les  comédiens.  On  a  quelque  peine  à  comprendre  com- 
ment la  raison  a  pu  se  faire  jour  à  travers  tant  4'obstacles. 
Il  faut  voir  nos  meilleurs  écrivains  réduits  à  flatter  un 
lieutenant  de  police ,  à  caresser  un  censeur,  à  tromper 
un  ministre  et  tous  ses  agents.  Voltaire  mit  peut-être 
plus  de  temps  à  intriguer  pour  faire  représenter  Mahomet, 
et  à  prévenir  les  dangers  que  pouvaient  attirer  sur  lui 
l'impression  et  la  publication  de  son  ouvrage,  qu'il  n'en 
mit  à  le  composer.  Un  de  messieurs  fut  très-scandàlisé 
à  la  première  représentation  de  cette  comédie  ;  c'est  ainsi 
qu'on  désignait  Mahomet  dans  la  grande  chambre.  Aussi- 
tôt cette  comédie  est  dénoncée  par  M.  Joly  de  Fleury. 
Voilà  Voltaire  entre  le  parlement,  le  cardinal  de  Fleury, 
M.  de  Maurepas,  le  lieutenant  de  police  Marville,  et  se 
moquant  d'eux  tous,  comme  de  raison.  On  convient  que  la 
pièce  sera  retirée  du  théâtre,  et  qu'elle  ne  sera  point  livrée 
à  l'impression.  Par  malheur.  Voltaire  se  laisse  dérober  son 
manuscrit  ;  il  se  plaint  de  ce  vol  au  lieutenant  de  police, 


114  MAXIMES  ET   PENSEES. 


écrit  au  èardinal  pour  obtenir  qu'on  prévienne  l'impres- 
sion ;  il  avait  pris  soin  que  cela  fût  impossible.  Il  écrit  aux 
ministres,  pour  se  plaindre  de  ce  contre-temps  qu'ils 
avaient  prévu,  et  l'auteur  de  Mahomet  en  est  quitte  pour 
quelques  compliments  épistolaires,  en  dépit  du  parle- 
ment ,  toujours  furieux  contre  cette  comédie  de  Mahomet, 
toute  propre,  disaient  messieurs,  à  produire  des  Ravaillac, 
quoique  l'objet  de  la  pièce  soit  de  dessiller  les  yeux,  et 
d'arracher  les  poignards  aux  Ravaillac. 

Il  est  heureux  que  Voltaire  ait  joint  à  ses  talents  celui 
de  parvenir  à  faire  jouer  ses  tragédies,  et  de  se  tirer 
ensuite  des  embarras  qu'elles  lui  causaient.  Si  quelques 
moralistes  sévères  lui  reprochaient  trop  durement  cette 
souplesse  flexible  et  cette  habileté  en  intrigue,  nous  ré- 
pondrions pour  lui  que,  dans  son  dessein  de  déniaiser  les 
Français,  il  sacrifiait  à  ce  grand  but  plusieurs  considéra- 
tions d'un  ordre  inférieur;  qu'en  faveur  de  cette  intention 
philosophique,  il  se  donnait  l'absolution  de  ces  petites  pec- 
cadilles en  morale;  qu'enfin  il  était  naturellement  espiègle, 
et,  qu'après  tout,  les  plus  honnêtes  gens  d'alors  succom- 
baient à  la  tentation  de  se  moquer  du  gouvernement.  Ce 
gouvernement  était  si  étonné  de  l'être,  si  inquiet,  si  peu 
sûr  de  sa  force,  qu'il  avait  peur  de  tout. 

XXIV.  Plusieurs  gens  de  lettres  croient  aimer  la  gloire 
et  naiment  que  la  vanité.  Ce  sont  deux  choses  bien  dif- 
férentes et  même  opposées  ;  car  l'une  est  une  petite  pas- 
sion, l'autre  en  est  une  grande.  Il  y  a,  entre  la  vanité  et 
la  gloire,  la  différence  qu'il  y  a  entre  un  fat  et  un  amant. 

XXV.  J'observe  que  les  hommes  les  plus  extraordi- 
naires et  qui  ont  fait  des  révolutions,  lesquelles  semblent 
être  le  produit  de  leur  seul  génie,  ont  été  secondés  par 
les  circonstances  les  plus  favorables  et  par  l'esprit  de  leur 
temps.  On  sait  toutes  les  tentatives  faites  avant  le  grand 


SUR   LA  SCIENCE.  itS 

voyage  do  Vasco  de  Gama  aux  Indes  occidentales.  On 
n'ignore  pas  que  plusieurs  navigateurs  étaient  persuadés 
qu'il  y  avait  de  grandes  lies,'  et,  sans  doute,  un  continent 
à  l'ouest,  avant  que  Colomb  l'eût  découvert,  et  il  avait 
lui-même  entre  les  mains  les  |>apiers  d'un  célèbre  pilote 
avec  qui  il  avait  été  en  liaison.  Philippe  avait  tout  pré- 
paré pour  la  guerre  de  Perse,  avant  sa  mort.  Plusieurs 
sectes  d'hérétiques,  déchaînés  contre  les  abus  de  la  com- 
munion romaine,  précédèrent  Luther  et  Calvin,  et  même 
Viclef. 

XXVI.  Ce  no  sont  point  des  hommes  qui  forment  les 
grands  hommes. 

xxvii.  C'est  après  l'Age  des  passions  que  les  grands 
hommes  ont  produit  leurs  chefs-d'œuvre;  comme  c'est 
après  les  éruptions  des  volcans  que  la  terre  est  plus  fertile. 

XXVIII.  Il  règne  dans  la  littérature  une  sorte  de  con- 
vention qui  assigne  les  rangs  d'après  la  distance  reconnue 
entre  les  différents  genres,  à  peu  près  comme  l'ordre  civil 
marque  les  places  dans  la  société  d'après  la  différence  des 
conditions;  mais  qu'importe  de  quel  ordre  soient  les  ou- 
vrages, quand  ils  offrent  des  beautés  du  premier  ordre? 

XXIX.  On  n'est  point  un  homme  d'esprit  pour  avoir 
beaucoup  d'idées,  comme  on  n'est  pas  un  bon  général 
pour  avoir  beaucoup  do  soldats. 

XXX.  Un  journal  sans  malice  est  un  vaisseau  démâté, 
à  qui  les  corsjiires  mômes  refusent  le  salut. 

XXXI.  Les  gens  de  lettres  sont  rarement  jaloux  des 
réputations  quelquefois  exagérées  qu'ont  certains  o\i-> 
vrages  de  gens  de  la  cour  ;  ils  regardent  ces  succès 
comme  les  honnêtes  femmes  regardent  la  fortune  des  filles. 

xxxii.     Un  auteur  célèbre  a  dit  que  tout  ouvrage  dra- 
matique est  une  expérience  faite  sur  le  cœur  humain. 
xxxiii.    Les  ouvrages  qu'un  auteur  fait  avec  plaisir 


116  MAXIMES  ET  PENSEES. 

sont  souvent  les  meilleurs  ;  comme  les  enfants  de  l'amour 
sont  les  plus  beaux. 

XXXIV.  Il  y  a  des  livres  que  l'homme  qui  a  le  plus  d'es- 
prit ne  saurait  faire  sans  un  carrosse  de  remise,  c'est-à- 
dire  sans  aller  consulter  les  hommes,  les  choses,  les  bi- 
bliothèques, les  manuscrits,  etc. 

XXXV.  Les  maximes,  les  axiomes  sont,  ainsi  que  les 
abrégés,  l'ouvrage  des  gens  d'esprit,  qui  ont  travaillé,  ce 
semble,  à  l'usage  des  esprits  médiocres  et  paresseux.  Le 
paresseux  s'accommode  d'une  maxime  qui  le  dispense  de 
faire  lui-môme  les  observations  qui  ont  mené  l'auteur  de 
la  maxime  au  résultat  dont  il  fait  part  à  son  lecteur.  Le 
paresseux  et  l'homme  médiocre  se  croient  dispensés  d'al- 
ler au  delà,  et  donnent  à  la  maxime  une  généralité  que 
l'auteur,  à  moins  qu'il  ne  soit  lui-même  médiocre,  ce 
qui  arrive  quelquefois,  n'a  pas  prétendu  lui  donner. 
L'homme  supérieur  saisit  d'un  coup  toutes  les  ressem- 
blances ,  les  différences  qui  font  que  la  maxime  est  plus 
ou  moins  applicable  à  tel  ou  tel  cas,  ou  ne  l'est  pas  du 
tout. 

XXXVI.  Les  médecins  et  le  commun  des  hommes  ne 
voient  pas  plus  clair  les  uns  que  les  autres  dans  les  ma- 
ladies et  dans  l'intérieur  du  corps  humain.  Ce  sont  tous 
des  aveugles;  mais  les  médecins  sont  des  quinze-vingts 
qui  connaissent  mieux  les  rues,  et  qui  se  tirent  mieux 
d'affaire. 

XXXVII.  Les  Mémoires  que  les  gens  en  place  ou  les 
gens  de  lettres ,  même  ceux  qui  ont  passé  pour  les  plus 
modestes,  laissent  pour  servir  à  l'histoire  de  leur  vie, 
trahissent  leur  vanité  secrète,  et  rappellent  l'histoire  de 
ce  saint  qui  avait  laissé  cent  mille  écus  pour  servir  à  sa 
canonisation. 

XXXVIII.  Il  est  presque  impossible  qu'un  philosophe, 


SUR  LA  SCIEiXGE.  117 

qu'un  poolo  ne  soient  pas  misantliropes  :  1*  parce  que 
leur  goût  et  leur  talent  les  portent  à  l'observation  de  la 
société,  étude  qui  afflige  constamment  le  cœur  ;  V  parce 
que,  leur  talent  n'étiint  presque  jamais  récompensé  par  la 
société  (heureux  même  s'il  n'est  pas  puni  I),  ce  sujet  d'af- 
fliction ne  fait  que  redoubler  leur  penchant  à  la  mélancolie. 

xxxix.  S'il  existait  un  ôtre  isolé,  qui  ne  connût  ni 
l'homme  de  la  nature,  ni  l'homme  de  la  société,  la  lecture 
réfléchie  de  Molière  pourrait  lui  tenir  lieu  de  tous  les 
livres  de  morale  et  du  commerce  de  ses  semblables. 

XL.  On  a  répété  que  si  Molière  donnait  ses  ouvrages 
de  nos  jours,  la  plupart  ne  réussiraient  point.  On  a  dit 
une  chose  absurde.  Comment  peindrait-il  des  mœurs  qui 
n'existent  plus?  Il  peindrait  les  nôtres. 

XLi.  La  trempe  vigoureuse  du  génie  de  Molière  le  mit 
sans  effort  au-dessus  de  deux  genres  qui  ont  depuis  oc- 
cupé la  scène.  L'un  est  le  comique  attendrissant,  trop 
admiré,  trop  décrié  ;  genre  inférieur  qui  n'est  pas  sans 
beauté,  mais  qui,  se  proposant  de  tracer  des  modèles  de 
perfection,  manque  souvent  do  vraisemblance,  et  est 
peut-être  sorti  des  bornes  de  l'art  en  voulant  les  reculer. 
L'autre  est  ce  genre  plus  faible  encore,  qui,  substituant  à 
l'imitation  éclairée  de  la  nature,  à  cette  vérité  toujours 
intéressante,  seul  but  de  tous  les  beaux-arts,  une  imita- 
lion  puérile,  une  vérité  minutieuse,  fait  de  la  scène  un 
miroir  où  se  répètent  froidement  et  sans  choix  les  détails 
les  plus  frivoles. 

XLii.  Pour  être  un  grand  homme  dans  les  lettres,  ou 
du  moins  opérer  une  révolution  sensible,  il  faut,  comme 
dans  l'ordre  politique,  trouver  tout  préparé  et  naître  à 
propos. 

XLMi.  J'ai  vu  cl  Anvers,  dans  une  des  principales 
églises,  le  tombeau  du  célèbre  imprimeur  Plantin,  orné 


m  MAXIMES  ET  PENSÉES. 

de  tableaux  superbes,  ouvrages  de  Rubens,  et  consacrés 
à  sa  mémoire.  Je  me  suis  rappelé,  à  cette  vue,  que  les 
Etienne  (Henri  et  Robert),  qui,  par  leur  érudition  grecque 
et  latine,  ont  rendu  les  plus  grands  services  aux  lettres, 
traînèrent  en  France  une  vieillesse  misérable,  et  que 
Charles  Etienne,  leur  successeur,  mourut  à  l'hôpital, 
après  avoir  contribué  presque  autant  qu'eux  aux  progrès 
de  la  littérature.  Je  me  suis  rappelé  qu'André  Duchêne, 
qu'on  peut  regarder  comme  le  père  de  l'histoire  de  France, 
fut  chassé  de  Paris  par  la  misère,  et  réduit  à  se  réfugier 
dans  une  petite  ferme  qu'il  avait  en  Champagne  :  il  se  tua 
en  tombant  du  haut  d'une  charrette  chargée  de  foin. 
Adrien  de  Valois,  créateur  de  l'histoire  métallique,  n'eut 
guère  une  meilleure  destinée.  Samson,  le  père  de  la 
géographie,  allait,  à  soixante  et  dix  ans,  faire  des  leçons 
à  pied  pour  vivre.  Tout  le  monde  sait  la  destinée  des  Du- 
ryer,  Tristan,  Maynard,  et  de  tant  d'autres.  Corneille 
manquait  de  bouillon  à  sa  dernière  maladie.  La  Fontaine 
n'était  guère  mieux.  Si  Racine,  Boileau,  Molière  et  Qui- 
nault  eurent  un  sort  plus  heureux,  c'est  que  leurs  talents 
étaient  consacrés  au  roi  plus  particulièrement.  L'abbé 
Delonguerue,  qui  rapporte  et  rapproche  plusieurs  de  ces 
anecdotes  sur  le  triste  sort  des  hommes  de  lettres  illustres 
en  France,  ajoute  :  «  C'est  ainsi  qu'on  en  a  toujours  usé 
dans  ce  misérable  pays.  Cette  liste  si  célèbre  des  gens  de 
lettres  que  le  roi  voulait  pensionner,  et  qui  fut  présentée  à 
Colbert,  était  l'ouvrage  de  Chapelain,  Perrault,  Tallemant, 
l'abbé  Gallais,  qui  omirent  ceux  de  leurs  confrères  qu'ils 
haïssaient;  tandis  qu'ils  y  placèrent  les  noms  de  plusieurs 
savants  étrangers,  sachant  très-bien  que  le  roi  et  le  mi- 
nistre seraient  plus  flattés  de  se  faire  louer  à  quatre  cents 
lieues  de  Paris.  » 
Xf.iv.    Le  peintre  donne  une  Ame  à  une  flgure.  et  le 


SUR  LA  SCIENCE. 


poëte  prête  une  figure  à  un  sentiment  et  à  une  idée. 

XLv.  La  philosophie,  ainsi  que  la  médecine,  a  beau- 
coup de  drogues,  très-peu  de  bon  remèdes,  et  presque 
point  de  spécifiques. 

XLVi.  Si  l'on  examinait  avec  soin  l'assemblage  de 
qualités  rares  de  l'esprit  et  de  l'âme  qu'il  faut  pour  juger, 
sentir  et  apprécier  les  bons  vers;  le  tact,  la  délicatesse 
des  orgafles,  de  l'oreille  et  de  l'intelligence,  etc.,  on  se 
convaincrait  que,  malgré  les  prétentions  de  toutes  les 
classes  de  la  société  à  juger  les  ouvrages  d'agrément,  les 
poètes  ont  dans  le  fait  encore  moins  de  vrais  juges  que 
les  géomètres.  Alors,  les  poètes,  comptant  le  public  pour 
rien,  et  ne  s'occupant  que  des  connaisseurs,  feraient  à 
l'égard  de  leurs  ouvrages  ce  que  le  fameux  mathémati- 
cien Viete  faisait  à  l'égard  des  siens,  dans  un  temps  où 
l'étude  des  mathématiques  était  moins  répandue  qu'au- 
jourd'hui. Il  n'en  tirait  qu'un  petit  nombre  d'exemplaires 
qu'il  faisait  distribuer  à  ceux  qui  pouvaient  l'entendre  et 
jouir  de  son  livre  ou  s'en  aider.  Quant  aux  autres,  il  n'y 
pensait  pas.  Mais  Yiete  était  riche,  et  la  plupart  des 
poètes  sont  pauvres.  Puis  un  géomètre  a  peut-être  moins 
de  vanité  qu'un  poëte,  ou,  s'il  en  a  autant,  il  doit  la  cal- 
culer mieux. 

XLVii.  Les  gens  de  lettres,  surtout  les  poètes,  sont 
comme  les  paons,  à  qui  on  jette  mesquinement  quelques 
graines  dans  leur  loge,  et  qu'on  en  tire  quelquefois  pour 
les  voir  étaler  leur  queue;  tandis  que  les  coqs,  les  poules, 
les  canards  et  les  dindons  se  promènent  librement  dans 
la  basse-cour,  et  remplissent  leur  jabot  tout  à  leur  aise. 

XLviii.  La  postérité  ne  considère  les  gens  de  lettres 
que  par  leurs  ouvrages,  et  non  par  leurs  places.  Plutôt  ce 
qu'Us  ont  fait  que  ce  qu'Us  ont  été  semble  être  leur  devise. 

xi.ix.     De  nos  jours,  un  peintre  fait  votre  portrait  en 


120  MAXIMES  ET  PENSEES. 

sept  minutes;  un  autre  vous  apprend  à  peindre  eu  trois 
jours;  un  troisième  vous  enseigne  l'anglais  en  quatre  le- 
çons. On  veut  vous  apprendre  huit  langues,  avec  des 
gravures  qui  représentent  les  choses  et  leurs  noms  au- 
dessous  en  huit  langues  ;  enfin,  si  on  pouvait  mettre  en- 
semble les  plaisirs ,  les  sentiments  et  les  idées  de  la  vie 
entière,  et  les  réunir  dans  l'espace  de  vingt-quatre  heures, 
on  le  ferait;  on  vous  ferait  avaler  cette  pilule,  et  on  vous 
dirait  :  «  Allez-vous-en.  » 

L.  La  plupart  des  livres  d'à  présent  ont  l'air  d'avoir 
été  faits  en  un  jour  avec  des  livres  lus  la  veille. 

Li.  La  plupart  des  faiseurs  de  recueils  de  vers  ou  de 
bons  mots  ressemblent  à  ceux  qui  mangent  des  cerises 
ou  des  huîtres,  choisissant  d'abord  les  meilleures,  et  fmis- 
sant  par  tout  manger. 

LU.  On  a  observé  que  les  écrivains  en  physique,  his- 
toire naturelle,  physiologie,  chimie,  étaient  ordinairement 
des  hommes  d'un  caractère  doux,  égal,  et  en  général  heu- 
reux; qu'au  contraire,  les  écrivains  de  politique,  de  lé- 
gislation, même  de  morale,  étaient  d'une  humeur  triste, 
mélancolique,  etc.  Rien  de  plus  simple  :  les  uns  étudient 
la  nature;  les  autres  la  société;  les  uns  contemplent  l'ou- 
vrage du  grand  Être;  les  autres  arrêtent  leurs  regards 
sur  l'ouvrage  de  l'homme.  Les  résultats  doivent  être 
différents. 

Lin.  Ce  qui  fait  le  succès  de  quantité  d'ouvrages  est 
le  rapport  qui  se  trouve  entre  la  médiocrité  des  idées  de 
l'auteur  et  la  médiocrité  des  idées  du  public. 

Liv.  Le  théâtre  renforce  les  mœurs  ou  les  change.  Il 
faut  de  nécessité  qu'il  corrige  le  ridicule  ou  qu'il  le  pro- 
page. On  l'a  vu  en  France  opérer  tourà  tour  ces  deux  effets. 

Lv.  Le  théâtre  tragique  a  le  grand  inconvénient  mo- 
ral de  mettre  trop  d'importimce  à  la  vie  et  à  la  mort. 


SUR  LA  SCIENCE.  121 


L»'i.  Le  travail  du  poëte,  et  souvent  de  l'homme  de 
lettres,  lui  est  bien  peu  fructueux  à  lui-même  ;  et,  de  la 
part  du  public,  il  se  trouve  placé  entre  le  grand  merci  et 
le  va  te  promener.  Sa  fortune  se  réduit  à  jouir  de  lui-même 
et  du  temps. 

Lvn.  Les  vers  ajoutent  de  l'esprit  à  la  pensée  de 
l'homme  qui  en  a  quelquefois  assez  peu;  et  c'est  ce  qu'on 
appelle  talent.  Souvent  ils  ôtent  de  l'esprit  à  la  pensée  de 
celui  qui  a  beaucoup  d'esprit,  et  c'est  la  meilleure  preuve 
de  l'absence  du  talent  pour  les  vers. 

SUR  LES  SENTIMENTS 

ET   LES   PASSIONS. 

I.  L'ambitieux  qui  a  manqué  son  objet,  et  qui  vit  dans 
le  désespoir,  me  rappelle  Lxion  mis  sur  la  roue  pour  avoir 
embrassé  un  nuage. 

II.  L'ambition  prend  aux  petites  âmes  plus  facilement 
qu'aux  grandes,  comme  le  feu  prend  plus  aisément  à  la 
paille,  aux  chaumières  qu'aux  palais. 

III.  Ce  que  les  poëtes,  les  orateurs,  môme  quelques 
philosophes  nous  disent  sur  l'amour  do  la  gloire,  on 
nous  le  disait  au  collège  pour  nous  encourager  à  avoir 
des  prix.  Ce  que  l'on  dit  aux  enfants  pour  les  engager  à 
préférer  à  une  tartelette  les  louanges  de  leurs  bonnes , 
c'est  ce  qu'on  répète  aux  hommes  pour  leur  faire  préférer 
à  un  intérêt  personnel  les  éloges  de  leurs  contemporains 
ou  de  la  postérité. 

IV.  L'amour  de  la  gloire,  une  vertu  1  Étrange  vertu, 
que  celle  qui  se  fait  aider  par  l'action  de  tous  les  vices  ; 
qui  reçoit  pour  stimulants  l'orgueil,  l'ambition,  l'envie,  la 
vanité,  quelquefois  l'avarice  môme  I  Titus  serait-il  Titus, 


MAXIMES  ET  PENSÉES. 


s'il  avait  eu  pour  ministres  Séjan,  Narcisse  et  Tigellin? 

V.  J'ai  vu  des  hommes  trahir  leur  conscience  pour 
complaire  à  un  homme  qui  a  un  mortier  ou  une  simarre  : 
étonnez-vous  ensuite  de  ceux  qui  l'échangent  pour  le 
mortier,  ou  pour  la  simarre  même!  Tous  également  vils, 
et  les  premiers  absurdes  plus  que  les  autres. 

VI.  Amour,  folie  aimable;  ambition,  sottise  sérieuse. 

VII.  «  Il  faut,  disait  M...,  flatter  l'intérêt  ou  effrayer 
r amour-propre  des  hommes  :  ce  sont  des  singes  qui  ne 
sautent  que  pour  des  noix,  ou  bien  dans  la  crainte  du 
coup  de  fouet.  » 

VIII.  On  dit  qu'il  faut  s'efforcer  de  retrancher  tous  les 
jours  de  nos  besoins.  C'est  surtout  aux  besoins  de  l'amour- 
propre  qu'il  faut  appliquer  cette  maxime  :  ce  sont  les  plus 
tyranniques,  et  qu'on  doit  le  plus  combattre. 

IX.  C'est  à  l'amour  maternel  que  la  nature  a  confié 
la  conservation  de  tous  les  êtres;  et,  pour  assurer  aux 
mères  leur  récompense,  elle  l'a  mise  dans  les  plaisirs,  et 
môme  dans  les  peines  attachées  à  ce  délicieux  sentiment. 

X.  Si  l'on  veut  se  faire  une  idée  de  l'amour-propre 
des  femmes  dans  leur  jeunesse,  qu'on  en  juge  par  celui 
qui  leur  reste  après  qu'elles  ont  passé  l'âge  de  plaire. 

XI.  Les  femmes  ont  des  fantaisies,  des  engouements, 
quelquefois  des  goûts;  elles  peuvent  même  s'élever  jus- 
qu'aux passions  :  ce  dentelles  sont  le  moins  susceptibles, 
c'est  l'attachement.  Elles  sont  faites  pour  commercer  avec 
nos  faiblesses,  avec  notre  folie,  mais  non  avec  notre  rai- 
son. Il  existe  entre  elles  et  les  hommes  des  sympathies 
d'épiderme,  et  très-peu  de  sympathies  d'esprit,  d'âme  et 
de  caractère.  C'est  ce  qui  est  prouvé  par  le  peu  de  cas 
qu'elles  font  d'un  homme  de  quarante  ans;  je  dis  même 
celles  qui  sont  à  peu  près  de  cet  âge. 

XII.  Il  V  a  des  hommes  qui  ont  besoin  de  primer,  de 


SOR  LES  SENTIMEI^tS.  123 


s'élever  au-dessus  des  autres,  à  quelque  prix  que  ce  puisse 
être.  Tout  Ipurpsf  égal,  pourvu  qu'ils  soient  on  évidence; 
sur  des  tréteaux  de  charlatan,  sur  un  théAtre,  sur  un  trône, 
sur  un  échafaud,  ils  seront  toujours  bien,  s'ils  attirent  les 
yeux. 

XIII.  Un  bienfaiteur  délicat  doit  songer  qu'il  y  a  dans 
le  bienfait  une  partie  matérielle  dont  il  faut  dérober  l'idée 
à  celui  qui  est  l'objet  de  sa  bienfaisance.  Il  faut,  pour 
ainsi  dire,  que  cette  idée  se  perde  et  s'enveloppe  dans  le 
sentiment  qui  a  produit  le  bienfait;  comme,  entre  deux 
amants,  l'idée,  do  la  jouissance  s'enveloppe  et  s'ennoblit 
dans  le  charme  de  l'amour  qui  l'a  fait  naître. 

XIV.  La  plupart  des  bienfaiteurs  qui  prétendent  être 
cachés  a|)rès  avoir  fait  du  bien  s'enfuient  comme  laGala- 
tée  de  Virgile  :  El  se  cupit  ante  videri. 

XV.  Un  homme  sans  élévation  ne  saurait  avoir  de 
bonté;  il  ne  peut  avoir  que  de  la  bonhomie. 

XVI.  Il  parait  qu'il  y  a  dans  le  cerveau  des  femmes 
une  case  de  moins,  et  dans  leur  cœur  une  fibre  de  plus 
que  chez  les  hommes.  Il  fallait  une  organisation  particu- 
lière pour  les  rendre  capables  de  supporter,  soigner,  ca- 
resser des  enfimts. 

XVII.  Un  acte  de  vertu,  un  sacrifice  ou  de  ses  intérêts 
ou  de  soi-même  est  le  besoin  d'une  àme  noble  ;  l'amour- 
propre  d'un  cœur  généreux  est,  en  quelque  sorte,  l'égoïsme 
d'un  grand  caractère. 

XVIII.  M.  Th...  me  disait  un  jour  qu'en  général,  dans 
la  société,  lorsqu'on  avait  fait  (piolque  action  honnête  et 
courageuse  par  un  motif  digne  d'elle,  c'est-à-dire  très- 
noble,  il  fallait  que  celui  qui  avait  fait  cette  action  lui 
prêtât,  pour  adoucir  l'envie,  quelque  motif  moins  honnête 
et  plus  vulgaire. 

XIX.  L'espérance    n'e^t    qu'un    charlatan   qui    nous 


MAXIMES  ET   PENSEES. 


trompe  sans  cesse;  et,  pour  moi,  le  bonheur  n'a  com- 
mencé que  lorsque  je  l'ai  eu  perdue.  Je  mettrais  volon- 
tiers sur  la  porte  du  paradis  le  vers  que  Dante  a  mis  sur 
celle  de  l'enfer  : 

Lasciate  ogni  speranza,  voi  ch'intrate. 

XX.  La  générosité  n'est  que  la  pitié  des  âmes  nobles. 

XXI.  N'est-ce  pas  une  chose  plaisante  de  considérer 
que  la  gloire  de  plusieurs  grands  hommes  soit  d'avoir 
employé  leur  vie  entière  à  combattre  des  préjugés  ou  des 
sottises  qui  font  pitié,  et  qui  semblaient  ne  devoir  jamais 
entrer  dans  une  tête  humaine  ?  La  gloire  de  Boyle,  par 
exemple,  est  d'avoir  montré  ce  qu'il  y  a  d'absurde  dans 
les  subtilités  philosophiques  et  scolastiques ,  qui  feraient 
lever  les  épaules  à  un  paysan  du  Gatinais  doué  d'un  grand 
sens  naturel;  celle  de  Locke,  d'avoir  prouvé  qu'on  ne  doit 
point  parler  sans  s'entendre,  ni  croire  entendre  ce  qu'on 
n'entend  pas  ;  celle  de  plusieurs  philosophes,  d'avoir  com- 
posé de  gros  livres  contre  des  idées  superstitieuses  qui 
feraient  fifir,  avec  mépris,  un  sauvage  du  Canada;  celle 
de  Montesquieu,  et  de  quelques  auteurs  avant  lui,  d'avoir 
(en  respectant  une  foule  de  préjugés  misérables)  laissé 
entrevoir  que  les  gouvernants  sont  faits  pour  les  gouver- 
nés, et  non  les  gouvernés  pour  les  gouvernants.  Si  le  rêve 
des  philosophes  qui  croient  au  perfectionnement  de  la  so- 
ciété s'accomplit,  que  dira  la  postérité  de  voir  qu'il  ait 
fallu  tant,  d'efforts  pour  arriver  à  des  résultats  si  simples 
et  si  naturels  ? 

XXII.  Peut-être,  un  jour,  les  hommes  parviendront- 
ils  à  se  faire  une  autre  idée  de  la  gloire  ;  et,  dans  ce  cas, 
combien  de  héros  dégradés  ! 

XXIII.  On  partage  avec  plaisir  l'amitié  de  ses  amis 
pour  des  personnes  auxquelles  on  s'intéresse  peu  soi- 


SUB   LES  SENTIMENTS.  iSS 


même  ;  mais  la  haine,  mémo  celle  qui  est  la  plus  juste,  a 
de  la  peine  à  so  faire  respecter. 

XXIV.  Le  moment  où  l'on  perd  les  illusions,  les  pas- 
sions de  la  jeunesse,  lais.se  souvent  des  regrets;  mais 
quelquefois  on  hait  le  prestige  qui  nous  a  trompés.  C'est 
Arraide  qui  brûle  et  détruit  le  palais  oij  elle  fut  en- 
chantée. 

XXV.  On  se  souviendra  longtemps  de  la  manière  dont 
le  maréchal  de  Richelieu  fit  cesser  dans  son  camp  l'habi- 
tude de  s'enivrer.  «  Je  déclare,  dit-il,  que  ceux  d'entre 
vous  qui  s'enivreront  désormais,  n'auront  pas  l'honneur 
de  monter  à  l'assaut.  »  C'étiiit  connaître  les  Français. 

XXVI.  Il  faut  être  juste  avant  d'être  généreux,  comme 
on  a  des  chemises  avant  d'avoir  des  dentelles. 

xxvii.  Comment  se  fait-il  que,  sous  le  depotisme  le 
plus  affreux,  on  puisse  se  résoudre  à  se  reproduire  ?  C'est 
que  la  nature  a  ses  lois  plus  douces,  mais  plus  impé- 
rieuses que  celles  des  tyrans;  c'est  que  l'enfant  sourit  à 
sa  mère  sous  Domitien  comme  sous  Titus. 

xxviii.  La  pire  de  toutes  les  mésalliances  est  celle  du 
cœur. 

XXIX.  Celui  qui  est  juste  au  milieu  entre  notre  ennemi 
et  nous  nous  paraît  être  plus  voisin  de  notre  ennemi  : 
c'est  un  effet  des  lois  de  l'optique,  comme  celui  par 
lequel  le  jet  d'eau  d'un  bassin  paraît  moins  éloigné  de 
l'autre  bord  que  de  celui  où  vous  êtes. 

XXX.  La  fausse  modestie  est  le  plus  décent  de  tous  les 
mensonges. 

XXXI.  '  Il  y  a  un  genre  d'orgueil  dans  lequel  sont  com- 
pris tous  les  commandements  de  Dieu,  et  un  genre  de 
vanité  qui  contient  les  sept  péchés  capitaux. 

XXXII.  Quand  un  homme  et  une  femme  ont  l'un  pour 
l'autre  une  passion  violente,  il  me  semble  toujours  que, 


126  MAXIMES  ET  PENSEES. 


quels  que  soient  les  obstacles  qui  les  séparent,  un  mari, 
des  parents,  etc.,  les  deux  amants  sont  l'un  à  l'autre,  de 
par  la  nature;  qu'ils  s'appartiennent  de  droit  divin,  malgré 
les  lois  et  les  conventions  humaines. 

XXXIII.  Toutes  les  passions  sont  exagératrices,  et  elles 
ne  sont  des  passions  que  parce  qu'elles  exagèrent. 

XXXIV.  Le  philosophe  qui  veut  éteindre  ses  passions, 
ressemble  au  chimiste  qui  voudrait  éteindre  son  feu. 

XXXV.  M...  étouffe  plutôt  ses  passions  qu'il  ne  sait  les 
conduire.  Il  me  disait  là-dessus  :  «  Je  ressemble  à  un 
homme  qui,  étant  à  cheval,  et  ne  sachant  pas  gouverner 
sa  bète  qui  l'emporte,  la  tue  d'un  coup  de  pistolet  et  se 
précipite  avec  elle.  » 

XXXVI.  La  nature,  en  faisant  naître  à  la  fois  la  raison 
et  les  passions,  semble  avoir  voulu,  par  le  second  présent, 
aider  l'homme  à  s'étourdir  sur  le  mal  qu'elle  lui  a  fait  par 
le  premier,  et,  en  ne  le  laissant  vivre  que  peu  d'années 
après  la  perte  de  ses  passions,  semble  prendre  pitié  de  lui, 
en  le  délivrant  bientôt  d'une  vie  qui  le  réduit  à  sa  raison 
pour  toute  ressource. 

xxxvii.  J'ai  détruit  mes  passions,  à  peu  près  comme 
un  homme  violent  tue  son  cheval,  ne  pouvant  le  gou- 
verner. 

xxxviii.  Le  grand  malheur  des  passions  n'est  pas  dans 
les  tourments  qu'elles  causent,  mais  dans  les  fautes,  les 
turpitudes  qu'elles  font  commettre,  et  qui  dégradent 
l'homme.  Sans  ces  inconvénients ,  elles  auraient  trop 
d'avantage  sur  la  froide  raison,  qui  ne  rend  point  heu- 
reux. Les  passions  font  vivre  l'homme,  la  sagesse  le  fait 
seulement  durer. 

xxxix.  Une  âme  honnête  ne  se  moquerait  pas  des 
misérables,  quand  même  elle  serait  assurée  d'être  tou- 
jours dans  le  bonheur. 


SUIT  LES  SENTIMENTS.  «27 

XL,  L'homme,  clans  l'état  actuel  de  la  société,  me  pa- 
raît |)liis  corroin|>u  par  sa  raison  (pie  par  ses  passions.  Les 
passions  (j'entends  ici  celles  qui  appartiennent  à  l'homme 
primitif)  ont  conservé,  dans  l'ordre  social,  le  peu  de  na- 
ture qu'on  y  retrouve  encore. 

XM.  Notre  raison  nous  rend  quelquefois  aussi  mal- 
heureux que  nos  passions;  et  on  peut  dire  de  l'homme, 
quand  il  est  dans  ce  cas,  que  c'est  un  malade  empoisonné 
par  son  médecin. 

XLii.  Le  premier  des  dons  de  la  nature  est  cette  force 
de  raison  qui  vous  élève  au-dessus  de  vos  propres  pas- 
sions et  de  vos  faiblesses,  et  qui  vous  fait  gouverner  vos 
qualités  mêmes,  vos  talents  et  vos  vertus. 

xLiii.  J'ai  souvent  remarqué,  dans  mes  lectures,  que 
le  premier  mouvement  de  ceux  qui  ont  fait  quelque  action 
héroïque,  qui  se  sont  livrés  à  quoique  impression  géné- 
reuse, qui  ont  sauvé  des  infortunés,  couru  quelque  grand 
risque  et  procuré  quelque  grand  avantage,  soit  au  public, 
soit  à  des  particuliers;  j'ai,  dis-je,  remarqué  que  leur 
[)remier  mouvement  a  été  de  refuser  la  récompense  qu'on 
leur  en  offrait.  Ce  sentiment  s'est  trouvé  dans  le  cœur  des 
hommes  les  plus  indigents  et  de  la  dernière  classe  du 
peuple.  Quel  est  donc  cet  instinct  moral  qui  apprend  à 
l'homme  sans  éducation  que  la  récompense  de  ces  actions 
est  dans  le  cœur  de  celui  qui  les  a  faites?  Il  semble  qu'en 
nous  les  payant  on  nous  les  ôte. 

XLiv.  Quand  on  a  été  bien  tourmenté,  bien  fatigué 
par  sa  propre  sensibilité,  on  s'aperçoit  qu'il  faut  vivre  au 
jour  le  jour,  oublier  beaucoup,  enfin  éponger  la  vie,  à 
mesure  qu'elle  s'écoule. 

XLv.  En  fait  de  sentiments,  ce  qui  peut  être  évalué 
n'a  pas  de  valeur. 

XLvi.    Sentir  fait  penser;  on  en  convient  assez  aisé- 


128  MAXIMES   ET  PENSÉES. 

ment  :  on  convient  moins  que  penser  fasse  sentir;  mais 
cela  n'est  guère  moins  vrai. 

XLvii.  La  fable  de  Tantale  n'a  presque  jamais  servi 
d'emblème  qu'à  l'avarice  ;  mais  elle  est,  pour  le  moins, 
autant  celui  de  l'ambition,  de  l'amour  de  la  gloire,  de 
presque  toutes  les  passions. 

XLViii.  Lorsque  mon  cœur  a  besoin  d'attendrissement, 
je  me  rappelle  la  perte  des  amis  que  je  n'ai  plus,  des 
femmes  que  la  mort  m'a  ravies;  j'habite  leur  cercueil, 
j'envoie  mon  âme  errer  autour  des  leurs.  Hélas!  je  pos- 
sède trois  tombeaux. 

XLix.  C'est  souvent  le  mobile  de  la  vanité  qui  a  en- 
gagé l'homme  à  montrer  toute  l'énergie  de  son  âme.  Du 
bois  ajouté  à  un  acier  pointu  fait  un  dard  ;  deux  plumes 
ajoutées  au  bois  font  une  flèche. 

L.  Combien  de  militaires  distingués,  combien  d'offi- 
ciers généraux  sont  morts  sans  avoir  transmis  leurs 
noms  à  la  postérité  :  en  cela  moins  heureux  que  Bucé- 
phale,  et  môme  que  le  dogue  espagnol  Bérécillo,  qui  dé- 
vorait les  Indiens  de  Saint-Domingue,  et  qui  avait  la 
paye  de  trois  soldats  I 


SUR  LA   DIGNITÉ  DU  CARACTÈRE 

ET     l'amour    de    la    RETRAITE. 

I.  De  nos  jours,  ceux  qui  aiment  la  nature  sont  ac- 
cusés d'être  romanesques. 

II.  L'intérêt  d'argent  est  la  grande  épreuve  des  pe- 
tits caractères ,  mais  ce  n'est  encore  que  la  plus  petite 
pour  les  caractères  distingués;  et  il  y  a  loin  de  l'homme 
qui  méprise  l'argent  à  celui  qui  est  véritablement  honnête. 


SUR  LA  DIGNITÉ  DU  CARACTÈRE.  tf« 


iif^    Quiconque  n'a  pas  de  caractère  n'est  pas  un 

homme  :  c'est  une  chose. 

IV.  La  fortune,  pour  arriver  à  moi ,  passera  par  les 
conditions  que  lui  impose  mon  caractère. 

V.  On  s'effraye  desjpartis  violents;  mais  ils  convien- 
nent aux  âmes  fortes,  et  les  caractères  vigoureux  se  re- 
posent dans  l'extrôme. 

VI.  Quand  un  homme  s'est  élevé  par  son  caractère 
au  point  de  mériter  qu'on  devine  quelle  sera  sa  conduite 
dans  toutes  les  occasions  qui  intéressent  l'honnôtetc,  non- 
seulement  les  fripons,  mais  les  demi-honnôtes  gens  le 
décrient  et  l'évitent  avec  soin;  il  y  a  plus,  les  gens  hon- 
nêtes, persuadés  que,  par  un  effet  de  ses  principes,  ils  le 
trouveront  dans  les  rencontres  où  ils  auront  besoin  de  lui, 
se  permettent  de  io  négliger,  pour  s'assurer  de  ceux  sur 
lesquels  ils  ont  des  doutes. 

VII.  Tout  homme  qui  se  connaît  des  sentiments  éle- 
vés a  le  droit,  pour  se  faire  traiter  comme  il  convient,  de 
partir  de  son  caractère  plutôt  que  de  sa  position. 

VIII.  Tel  homme  a  été  craint  {wur  ses  t<dents,  haï 
I>our  SCS  vertus,  et  n'a  rassuré  que  par  son  caractère.  Mais 
combien  de  temps  s'est  passé  avant  que  justice  se  fit  ! 

IX.  Presque  tous  les  hommes  sont  esclaves  par  la 
raison  que  les  Spartiates  donnaient  de  la  servitude  des 
Perses,  faute  de  savoir  prononcer  la  syllabe  non.  Savoir 
prononcer  ce  mot  et  savoir  vivre  seul  sont  les  deux  seuls 
moyens  de  consen'ersa  liberté  et  son  caractère. 

X.  Il  y  a,  on  ne  peut  le  nier,  quelques  grands  carac- 
tères dans  l'histoire  moderne  ;  et  on  ne  i>eut  comprendre 
comment  ils  se  sont  formés  :  ils  y  semblent  comme  dépla- 
cés; ils  y  sont  comme  des  cariatides  dans  un  entre-sol. 

XI.  La  considération  de  l'homme  le  plus  célèbre  tient 
au  soin  qu'il  a  de  ne  pas  se  prodiguer. 


MAXIMES  ET  PENSEES. 


XII.  Les  Hollandais  n'ont  aucune  commisération  de 
ceux  qui  font  des  dettes.  Ils  pensent  que  tout  homme  en- 
detté vit  aux  dépens  de  ses  concitoyens,  s'il  est  pauvre, 
de  ses  héritiers,  s'il  est  riche. 

xin.  Si  Diogène  vivait  de  nos  jours,  il  faudrait  que 
sa  lanterne  fût  une  lanterne  sourde. 

XIV.  Il  n'y  a  personne  qui  ait  plus  d'ennemis  dans 
le  monde  qu'un  homme  droit,  fier  et  sensilîle,  disposé  à 
laisser  les  personnes  et  les  choses  pour  ce  qu'elles  sont , 
plutôt  qu  à  les  prendre  pour  ce  qu'elles  ne  sont  pas. 

XV.  Il  faut  regarder  l'économie  comme  un  moyen 
d'être  toujours  indépendant  des  hommes,  condition  plus 
nécessaire  qu'on  ne  croit  pour  conserver  son  honnêteté. 

XVI.  On  se  fâche  souvent  contre  les  gens  de  lettres 
qui  se  retirent  du  monde;  on  veut  qu'ils  prennent  intérêt 
a  la  société,  dont  ils  ne  tirent  presque  point  d'avantages  ; 
on  veut  les  forcer  d'assister  éternellement  au  tirage  d'une 
loterie  oii  ils  n'ont  point  de  billet. 

XVII.  Le  monde  endurcit  le  cœur  à  la  plupart  des 
hommes;  mais  ceux  qui  sont  moins  susceptibles  d'insen- 
sibilité sont  obligés  de  se  créer  une  sorte  d'endurcisse- 
ment factice  pour  n'être  dupes  ni  des  hommes,  ni  des 
femmes.  Le  sentiment  qu'un  honnête  homme  emporte, 
après  s'être  livré  quelques  jours  à  la  société,  est  ordinai- 
rement pénible  et  triste  :  le  seul  avantage  qu'il  produise, 
c'est  de  faire  trouver  la  retraite  aimable. 

XVIII.  Il  faut  qu'un  honnête  homme  ait  l'estime  publi- 
q.ue  sans  y  avoir  pensé,  et,  pour  ainsi  dire,  malgré  lui. 
Celui  qui  l'a  cherchée  donne  sa  mesure. 

XIX.  Un  pliilosophe  regarde  ce  qu'on  appelle  un  état 
dans  le  monde  comme  les  Tartares  regardent  les  villes, 
c'est-à-dire  comme  une  prison  :  c'est  un  cercle  où  les 
idées  se  resserrent,  se  concentrent,  en  ôtant  à  l'âme  et  ii 


SUR  LA  DIGNITÉ  OU  CARACTÈRK.  131 

l'esprit  leur  étendue  et  leur  développement.  Un  homme 
qui  a  im  grand  état  dans  le  monde  a  une  prison  plus 
grande  et  plus  ornée  ;  celui  qui  n'y  a  qu'un  |)etit  état 
est  dans  un  cachot  ;  l'homme  siins  état  est  le  seul  homme 
libre,  pourvu  qu'il  soit  dans  l'aisance,  ou  du  moins  qu'il 
n'ait  aucun  besoin  des  hommes. 

XX.  La  gloire  met  souvent  un  honnc'^te  homme  aux 
m(!^mes  éprouves  que  la  fortune;  c'est-à-dire  que  l'une  et 
l'autre  l'obligent,  avant  do  le  laisser  parvenir  jusqu'à  elles, 
à  faire  ou  à  soufTrirdes  choses  indignes  de  son  caractère. 
L'homme  intrépidement  vertueux  les  repousse  alors  éga- 
lement l'une  et  l'autre,  et  s'enveIoj)pe  ou  dans  l'obscurité 
ou  dans  l'infortune,  et  souvent  dans  l'une  et  dans  l'autre. 

xxi.  L'homme  le  plus  modeste,  en  vivant  dans  le 
monde,  doit,  s'il  est  pauvre,  avoir  un  maintien  très-assuré 
et  une  certaine  aisance,  qui  empochent  qu'on  ne  prenne 
quelque  avantage  sur  lui.  II  faut,  dans  ce  cas,  parer  sa 
modestie  de  sa  fierté. 

XXII.  On  dit  quelquefois  d'un  homme  qui  vit  seul  : 
«  Il  n'aime  pas  la  société.  »  C'est  souvent  comme  si  on 
disait  d'un  homme  qu'il  n'aime  pas  la  promenade,  sous  le 
prétexte  qu'il  ne  se  promène  pas  volontiers  le  soir  dans 
la  forêt  de  Bondy. 

xxm.  L'honnête  homme,  détrompé  de  toutes  les  illu- 
sions, est  l'homme  par  excellence.  Pour  peu  qu'il  ait 
d'esprit,  sa  société  est  très-aimable.  Il  ne  siiurait  être 
pédant,  ne  mettant  dim{)ortance  à  rien.  Il  est  indulgent 
parce  qu'il  se  souvient  qu'il  a  eu  des  illusions,  comme 
ceux  qui  en  sont  encore  occupés.  C'est  un  effet  de  son 
insouciance,  d'être  sûr,  dans  le  commerce,  de  ne  se  per- 
mettre ni  rodiU^s,  ni  tracas.^eries.  Si  on  se  les  permet  à 
son  égard,  il  les  oublie  ou  les  dédaigne.  Il  doit  être  plus 
gai  qu'un  autre,  parce  qu'il  est   constamment  en  état 


132  MAXIMES  ET  PENSEES. 

d'épigrammes  contre  son  prochain.  Il  est  dans  le  vrai,  et 
rit  des  faux  pas  de  ceux  qui  marchent  à  tâtons  dans  le 
faux.  C'est  un  homme  qui,  d'un  endroit  éclairé,  voit  dans 
une  chambre  obscure  les  gestes  ridicules  de  ceux  qui  s'y 
promènent  au  hasard.  Il  brise  en  riant  les  faux  poids  et 
les  fausses  mesures  qu'on  applique  aux  hommes  et  aux 
choses. 

XXIV.  Lorsque  Montaigne  a  dit ,  à  propos  de  la  gran- 
deur :  «  Puisque  nous  ne  pouvons  y  atteindre,  vengeons- 
nous-en  à  en  médire,  »  il  a  dit  une  chose  plaisante,  sou- 
vent vraie,  mais  scandaleuse,  et  qui  donne  des  armes 
aux  sots  que  la  fortune  a  favorisés.  Souvent  c'est  par  pe- 
titesse qu'on  hait  l'inégalité  des  conditions  ;  mais  un  vrai 
sage  et  un  honnête  homme  pourraient  la  haïr  comme  la 
barrière  qui  sépare  des  âmes  faites  pour  se  rapprocher. 
Il  est  peu  d'hommes  d'un  caractère  distingué  qui  ne  se 
soient  refusés  aux  sentiments  que  leur  inspirait  tel  ou 
tel  homme  d'un  rang  supérieur  ;  qui  n'aient  repoussé,  en 
s'affligeant  eux-mêmes,  telle  ou  telle  amitié  qui  pouvait 
être  pour  eux  une  source  de  douceurs  et  de  consolations. 
Chacun  d'eux,  au  lieu  de  répéter  le  mot  de  Montaigne, 
peut  dire  :  «  Je  hais  la  grandeur,  qui  m'a  fait  fuir  ce  que 
j'aimais,  ou  ce  que  j'aurais  aimé.  » 

XXV.  La  nature  ne  m'a  point  dit  :  Ne  sois  point 
pauvre;  encore  moins  :  Sois  riche;  mais  elle  me  crie: 
Sois  indépendant  ! 

XXVI.  Il  y  a  un  genre  d'indulgence  pour  ses  ennemis 
qui  paraît  une  sottise  plutôt  que  de  la  bonté  ou  de  la 
grandeur  d'âme.  M.  de  C...  me  paraît  ridicule  par  la 
sienne.  Il  me  paraît  ressembler  à  Arlequin,  qui  dit  :  «  Tu 
me  donnes  un  soufflet  ;  eh  bien!  je  ne  suis  point  encore 
fâché.  »  Il  faut  avoir  l'esprit  de  haïr  ses  ennemis. 

xxvn.     Un  homme  qui  s'obstine  à  no  laisser  ployer  ni 


SUR  LA  DIGNITÉ  DU  CAÏIACTÈRE.  133 


sa  raison,  ni  sa  probité,  ou  du  moins  sa  délicatesse  sous 
le  poids  d'aucune  des  conventions  absurdes  ou  malhon- 
nêtes de  la  société  ;  qui  no  fléchit  jamais  dans  les  occa- 
sions où  il  a  intérêt  do  fléchir,  finit  infailliblement  par 
rester  sîins  appui,  n'ayant  d'autre  ami  qu'un  être  abs- 
trait qu'on  appelle  la  vertu,  qui  vous  laisse  mourir  de 
faim. 

xxviii.  On  a  trouvé  le  moi  de  Médée  sublime;  mais 
celui  qui  ne  peut  pas  le  dire  dans  tous  les  accidents  de 
la  vie  est  bien  peu  de  chose,  ou  plutôt  n'est  rien. 

XXIX.  En  renonçant  au  monde  et  à  la  fortune,  j'ai 
trouvé  le  bonheur,  le  calme,  la  santé,  môme  la  richesse; 
et,  en  dépit  du  proverbe,  je  m'aperçois  que  «  qui  quitte 
la  {«rtie  la  gagne,  n 

XXX.  Il  y  a  des  moments  où  le  monde  paraît  s'appré- 
cier lui-même  ce  qu'il  vaut.  J'ai  souvent  démêlé  (pi'il 
estimait  ceux  qui  n'en  faisaient  aucun  cas;  et  il  arrive 
souvent  que  c'est  une  recommandation  auprès  de  lui  que 
de  le  mépriser  souverainement,  pourvu  que  ce  mépris 
soit  vrai,  sincère,  naïf,  sans  aff'ectation,  sans  jactance. 

XXXI.  Ceu.\  qui  rai)portcnt  tout  à  l'opinion  ressemblent 
à  ces  comédiens  qui  jouent  mal  pour  être  applaudis, 
quand  le  goût  du  public  est  mauvais  :  quelques-uns  au- 
raient le  moyen  de  bien  jouer,  si  le  goût  du  public  était 
bon.  L'honnête  homme  joue  son  rôle  le  mieux  qu'il  peut, 
sans  songer  à  la  galerie. 

XXXII.  L'opinion  publique  est  une  juridiction  que 
l'honnête  homme  ne  doit  jamais  reconnaître  parfaitement 
et  qu'il  ne  doit  jamais  décliner. 

XXXIII.  On  anéantit  son  propre  caractère  dans  la  crainte 
d'attirer  les  regards  et  l'attention,  et  on  se  précipite  dans 
la  nullité,  pour  échapper  au  danger  d'être  peint. 

xxxiv.    l'eu  de  pereonncs  peuvent  aimer  un  philoso- 

8 


MAXIMES  ET  PENSEES. 


phe.  C'est  presque  un  ennemi  public  qu'un  homme  qui, 
dans  les  différentes  prétentions  des  hommes,  et  dans  le 
mensonge  des  choses,  dit  à  chaque  homme  et  à  chaque 
chose  :  «  Je  ne  te  prends  que  pour  ce  que  tu  es;  je  ne 
t'apprécie  que  ce  que  tu  vaux.  «  Et  ce  n'est  pas  une  pe- 
tite entreprise  de  se  faire  aimer  et  estimer  avec  l'annonce 
de  ce  ferme  propos. 

XXXV.  Il  y  a  peu  d'hommes  qui  se  permettent  un  usage 
vigoureux  et  intrépide  de  leur  raison,  et  osent  l'appliquer 
à  tous  les  objets  dans  toute  sa  force.  Le  temps  est  venu 
où  il  faut  l'appliquer  ainsi  à  tous  les  objets  de  la  morale, 
de  la  politique  et  de  la  société  ;  aux  rois,  aux  ministres, 
aux  grands,  aux  philosophes;  aux  principes  des  sciences, 
des  beaux-arts,  etc.  :  sans  quoi,  on  restera  dans  la  mé- 
diocrité. 

xxxvi.  Il  y  a  une  sorte  de  plaisir  attaché  au  courage 
qui  se  met  au-dessus  de  la  fortune.  Mépriser  l'argent, 
c'est  détrôner  un  roi  :  il  y  a  du  ragoût. 

xxxvir.  Il  y  a  bien  peu  d'hommes  à  grand  caractère 
qui  n'aient  quelque  chose  de  romanesque  dans  la  tête  ou 
dans  le  cœur.  L'homme  qui  en  est  entièrement  dépourvu, 
quelque  honnêteté,  quelque  esprit  qu'il  puisse  avoir,  est, 
à  l'égard  du  grand  caractère,  ce  qu'un  artiste,  d'ailleurs 
très-habile,  mais  qui  n'aspire  point  au  beau  idéal,  est  à 
l'égard  de  l'artiste,  homme  de  génie,  qui  s'est  rendu  ce 
beau  idéal  familier. 

xxxviii.  Les  pensées  d'un  solitaire,  homme  de  sens, 
et  fût-il  d'ailleurs  médiocre,  seraient  bien  peu  de  chose,  si 
elles  ne  valaient  pas  ce  qui  se  dit  et  se  fait  dans  le  monde. 

xxxix.  On  est  plus  heureux  dans  la  solitude  que  dans 
le  monde.  Cela  ne  viendrait-il  pas  de  ce  que,  dans  la  so- 
litude, on  pense  aux  choses,  et  que,  dans  le  monde,  on 
est  forcé  de  penser  aux  hommes? 


SUR  L'AMITIE.  135 


SUR   L'AMITIi:. 


I.  Les  nouveaux  amis  que  nous  faisons  après  un  cer- 
tain âge,  et  par  lesquels  nous  clicrchons  à  remplaa»r 
ceux  que  nous  avons  perdus,  sont  à  nos  anciens  amis  ce 
que  les  yeux  de  verre,  les  dents  jwstiches  et  les  jambes 
de  bois  sont  aux  véritables  yeux,  aux  dents  naturelles  et 
aux  jambes  de  chair  et  d'os. 

II.  Je  conserve  pour  M.  de  la  B...  le  sentiment  qu'un 
honnête  homme  éprouve  en  passant  devant  le  tombeau 
d'un  ami. 

III.  «  Dans  le  monde,  disait  M...,  vous  avez  trois  sortes 
d'amis:  vos  amis  qui  vous  aiment,  vos  amis  qui  ne  se 
soucient  pas  de  vous,  et  vos  amis  qui  vous  haïssent.  » 

IV.  La  plupart  des  amitiés  sont  hérissées  de  si  et  de 
mats,  et  aboutissent  à  de  simples  liaisons,  qui  subsistent 
à  force  de  soits-entendus. 

V.  M...  me  disait  :  «  J'ai  renoncé  à  l'amitié  de  deux 
hommes  :  l'un,  parce  qu'il  ne  m'a  jamais  parlé  de  lui; 
l'autre,  parce  qu'il  ne  m'a  jamais  parlé  de  moi.  » 

VI.  Dans  de  certiiines  amitiés  passionnées,  on  a  le 
bonheur  des  passions  et  l'aveu  do  la  raison  par-dessus  le 
marché. 

VII.  L'amitié  extrême  et  délicate  est  souvent  blessée 
du  repli  d'une  rose. 

VIII.  Il  y  a  peu  de  vices  qui  empêchent  un  hommo 
d'avoir  beaucoup  d'amis,  autant  que  peuvent  le  faire  de 
trop  grandes  qualités. 

IX.  On  fait  quelquefois  dans  le  monde  un  raisonne- 
ment bien  étrange.  On  dit  à  un  homme,  en  voulant  reçu- 


136  MAXIMES  ET  PENSEES. 

ser  son  témoignage  en  faveur  d'un  autre  homme  :  «  C'est 
votre  ami.  »  Eh!  morbleu!  c'est  mon  ami,  parce  que  le 
bien  que  j'en  dis  est  vrai,  parce  qu'il  est  tel  que  je  le 
peins.  Vous  prenez  la  cause  pour  l'effet,  et  l'effet  pour  la 
cause.  Pourquoi  supposez-vous  que  j'en  dis  du  bien  parce 
qu'il  est  mon  ami  ;  et  pourquoi  ne  supposez- vous  pas  plu- 
tôt qu'il  est  mon  ami  parce  qu'il  y  a  du  bien  à  en  dire  ? 

X.  En  général,  malheur  à  l'homme  qui,  même  dans 
l'amitié  la  plus  intime,  laisse  découvrir  son  faible  et  sa 
prise  !  J'ai  vu  les  plus  intimes  amis  faire  des  blessures  à 
l'amour-propre  de  ceux  dont  ils  avaient  surpris  le  secret. 

XI.  Il  n'y  a  que  l'amitié  entière  qui  développe  toutes 
les  qualités  de  l'âme  et  de  l'esprit  de  certaines  personnes. 
La  société  ordinaire  ne  leur  laisse  déployer  que  quelques 
agréments.  Ce  sont  de  beaux  fruits  qui  n'arrivent  à  leur 
maturité  qu'au  soleil,  et  qui,  dans  la  serre  chaude,  n'eus- 
sent produit  que  quelques  feuilles  agréables  et  inutiles. 

XII.  Les  femmes  ne  donnent  à  l'amitié  que  ce  qu'elles 
empruntent  à  l'amour. 

XIII.  Les  jeunes  femmes  ont  un  malheur  qui  leur  est 
commun  avec  les  rois,  celui  de  n'avoir  point  d'amis  ;  mais, 
heureusement,  elles  ne  sentent  pas  ce  malheur  plus  que 
les  rois  eux-mêmes  :  la  grandeur  des  uns  et  la  vanité  des 
autres  leur  en  dérobent  le  sentiment. 

XIV.  La]  concorde  des  frères  est  si  rare,  que  la  Fable 
ne  cite  que  deux  frères  amis  ;  et  elle  suppose  qu'ils  ne  se 
voyaient  jamais,  puisqu'ils  passaient  tour  à  tour  de  la  terre 
aux  champs  Élysées,  ce  qui  ne  laissait  pas  d'éloigner  tout 
sujet  de  dispute  et  de  rupture. 

XV.  Qui  est-ce  qui  n'a  que  des  liaisons  entièrement 
honorables  ?  Qui  est-ce  qui  ne  voit  pas  quelqu'un  dont 
il  demande  pardon  à  ses  amis  ?  Quelle  est  la  femme  qui 
ne  s'est  pas  vue  forcée  d'expliquer  à  la  société  la  visite 


SUR  L'AMITIÉ.  137 

de  telle  ou  telle  femme  qu'on  a  été  surpris  de  voir  chez 
elle? 

XVI.  Le  rôle  de  l'homme  prévoyant  est  triste  :  il  afflige 
ses  amis,  en  leur  annonçant  les  malheurs  auxquels  les 
expose  leur  imprudence.  On  no  le  croit  pas;  et,  quand 
ces  malheurs  sont  arrivés,  ces  mêmes  amis  lui  savent 
mauvais  gré  du  mal  qu'il  a  prédit,  et  leur  amour-propre 
baisse  les  yeux  devant  l'ami  qui  devait  être  leur  consola- 
teur, et  qu'ils  auraient  choisi  s'ils  n'étaient  pas  humiliés 
en  sa  présence. 


SUR  LES   FEMMES  ET  LE  MARIAGE. 

I.  L'amour  le  plus  honnête  ouvre  l'àmo  aux  petites 
passions  :  le  mariage  ouvre  votre  âme  aux  petites  pas- 
sions de  votre  femme,  à  l'ambition,  à  la  vanité,  etc. 

n.  L'amour  plaît  plus  que  le  mariage,  par  la  raison 
que  les  romans  sont  plus  amusants  que  l'histoire. 

III.  En  amour,  il  suffit  de  se  plaire  par  ses  qualités 
aimables  et  par  ses  agréments  ;  mais  en  mariage ,  pour 
être  heureux,  il  faut  s'aimer,  ou  du  moins  se  convenir 
par  ses  défauts. 

IV.  On  proposait  à  un  célibataire  de  se  marier.  Il  ré- 
pondit par  de  la  plaisanterie;  et,  comme  il  y  avait  mis 
beaucoup  d'esprit,  on  lui  dit  :  «  Votre  femme  ne  s'ennuie- 
rait pas.  »  Sur  quoi,  il  répondit  :  «  Si  elle  était  jolie,  sûre- 
ment elle  s'amuserait  tout  comme  une  autre.  » 

V.  Los  fomnies  font  cause  commune  ;  elles  sont  liées 
par  un  esprit  de  corps,  par  une  espèce  de  confédéi-ation 
tacite,  qui,  comme  les  ligues  secrètes  d'un  État,  prouve 
peut-être  la  faiblesse  du  parti  qui  se  croit  obligé  d'y 
avoir  recours. 

8 


MAXIMES  ET  PENSEES. 


VI.  M...  me  dit  un  jour  plaisamment,  à  propos  des 
femmes  et  de  leurs  défauts  :  e  II  faut  choisir  d'aimer  les 
femmes  ou  de  les  connaître  :  il  n'y  a  pas  de  milieu.  » 

VII.  Il  est  plaisant  que  le  mot  connaître  une  femme 
veuille  dire  :  coucher  avec  une  femme,  et  cela,  dans  plu- 
sieurs langues  anciennes,  dans  les  mœurs  les  plus  sim- 
ples, les  plus  approchantes  de  la  nature  ;  comme  si  on  ne 
connaissait  point  une  femme  sans  cela.  Si  les  patriarches 
avaient  fait  cette  découverte,  ils  étaient  plus  avancés 
qu'on  ne  croit. 

VIII.  La  femme  qui  s'estime  plus  pour  les  qualités  de 
son  âme  ou  de  son  esprit  que  pour  sa  beauté  est  supé- 
rieure à  son  sexe.  Celle  qui  s'estime  plus  pour  sa  beauté 
que  pour  son  esprit  ou  pour  les  qualités  de  son  âme  est 
de  son  sexe.  Mais  celle  qui  s'estime  plus  pour  sa  nais- 
sance ou  pour  son  rang  que  pour  sa  beauté  est  hors  de 
son  sexe,  et  au-dessous  de  son  sexe. 

IX.  Le  divorce  est  si  naturel,  que,  dans  plusieurs 
maisons,  il  couche  toutes  les  nuits  entre  deux  époux. 

X.  M...  me  disait  qu'il  s'était  toujours  bien  trouvé 
des  maximes  suivantes  sur  les  femmes  :  «  Parler  toujours 
bien  du  sexe  en  général  ;  louer  celles  qui  sont  aimables; 
se  taire  sur  les  autres  ;  les  voir  peu  ;  ne  s'y  fier  jamais, 
et  ne  jamais  laisser  dépendre  son  bonheur  d'une  femme, 
quelle  qu'elle  soit.  » 

XI.  On  vous  dit  quelquefois,  pour  vous  engagera 
aller  chez  telle  ou  telle  femme  :  Elle  est  très  -  aimable  ; 
mais,  si  je  ne  veux  pas  l'aimer  !  Il  vaudrait  mieux  dire  : 
Elle  est  tres-aimante ,  parce  qu'û  y  a  plus  de  gens  qui 
veulent  ôtre  aimés  que  de  gens  qui  veulent  aimer  eux- 
mêmes. 

XII.  «  Je  n'aime  point,  disait  M...,  ces  femmes  im- 
peccables, au-dessus  de  toute  faiblesse.  Il  me  semble  que 


SUR  LES  FEMMES  ET  LE  MARIAGE.  139 


je  vois  sur  leur  porto  le  vers  du  Dante  sur  la  porte  de 
l'enfer  : 

Voi  ch'intrale,  lasciate  ogni  speransa  ! 

C'est  la  devise  des  damnés. 

XII.  M...,  à  qui  on  reprochait  son  indifférence  pour 
les  femmes,  disait  :  «  Je  puis  dire  sur  elles  ce  que  madame 
de  C...  disait  sur  les  enfants  :  J'ai  dans  la  tète  un  fds  dont 
je  ne  n'ai  pu  accoucher.  J'ai  dans  l'espril  une  femme 
comme  il  \j  en  a  peu,  (jui  me  préserve  des  femmes  comme 
il  y  en  a  beaucoup  :  j'ai  bien  des  obligations  à  cette 
femme-là.  » 

XIV.  Les  femmes  d'un  état  mitoyen,  qui  ont  l'espé- 
rance ou  la  manie  d'être  quelque  chose  dans  le  monde, 

•  n'ont  ni  le  bonheur  de  la  nature,  ni  celui  de  l'opinion  :  ce 
sont  les  plus  malheureuses  créatures  que  j'aie  connues. 

XV.  La  société,  qui  rapetisse  beaucoup  les  hommes, 
réduit  les  femmes  à  rien. 

XVI.  On  demande  pourquoi  les  femmes  affichent  les 
hommes;  on  en  donne  plusieurs  raisons  dont  la  plupart 
sont  offensantes  pour  les  hommes.  La  véritable,  c'est 
qu'elles  ne  peuvent  jouir  de  leur  empire  sur  eux  que  par 
ce  moyen. 

XVII.  On  proposait  un  mariage  à  M...;  il  repondit  : 
«  Il  y  a  deux  choses  que  j'ai  toujours  aimées  à  la  folie,  ce 
sont  les  femmes  et  le  célibat.  J'ai  perdu  ma  première  pas- 
sion, il  faut  que  je  conserve  la  seconde.  » 

xvix.  J'ai  remarqué,  en  lisant  rKcrifure.  qu'en  plu- 
sieurs passages,  lorsqu'il  s'agit  de  reprochera  l'humanité, 
des  fureurs  ou  des  crimes,  l'auteur  dit  :  «  Les  enfants  des 
hommes:  »  et,  quand  il  s'agit  de  sottises  ou  de  faiblesses, 
il  dit  :  «  Les  enfants  des  femmes.  » 

XIX.    Pre.«que  toutes  les  femmes,  soit  de  Versailles,  soit 


MAXIMES  ET  PENSEE*. 


de  Paris,  quand  ces  dernières  sont  d'un  état  un  peu  con- 
sidérable, ne  sont  autre  chose  que  des  bourgeoises  de  qua- 
lité, des  madame  Naquart,  présentées  ou  non  présentées. 

XX.  «  Celui  qui  n'a  pas  vu  beaucoup  de  filles  ne  con- 
naît point  les  femmes,  »  me  disait  gravement  un  homme, 
grand  admirateur  de  la  sienne,  qui  le  trompait. 

XXI.  Je  me  souviens  d'avoir  vu  un  homme  quitter  les 
filles  d'Opéra,  parce  qu'il  y  avait  vu,  disait-il,  autant  de 
fausseté  que  dans  les  honnêtes  femmes. 

XXII.  Il  semble  que  la  nature,  en  donnant  aux  hommes 
un  goût  pour  les  femmes,  entièrement  indestructible,  ait 
deviné  que,  sans  cette  précaution,  le  mépris  qu'inspirent 
les  vices  de  leur  sexe,  principalement  leur  vanité,  serait 
un  grand  obstacle  au  maintien  et  à  la  propagation  de  l'es- 
pèce humaine. 

XXIII.  Les  femmes  font  avec  les  hommes  une  guerre 
où  ceux-ci  ont  un  grand  avantage,  parce  qu'ils  ont  les 
filles  de  leur  côté. 

XXV.  M.  de  B...  prétendait  qu'on  ne  dit  point  à  une 
femme  à  trois  heures  ce  qu'on  lui  dit  à  six  ;  à  six ,  ce 
qu'on  lui  dit  à  neuf,  à  minuit,  etc.  Il  ajoutait  que  le  plein 
midi  a  une  sorte  de  sévérité.  Il  ajoutait  que  son  ton  de 
conversation  avec  madame  de...  était  changé  depuis 
qu'elle  avait  changé  en  cramoisi  le  meuble  de  son  cabi- 
net, qui  était  bleu. 

XXIV.  L'hymen  vient  après  l'amour,  comme  la  fumée 
après  la  flamme. 

XXVI.  Une  laide  impérieuse,  et  qui  veut  plaire,  est  un 
pauvre  qui  commande  qu'on  lui  fasse  la  charité. 

xxvii.  On  marie  les  femmes  avant  qu'elles  soient  rien 
et  qu'elles  puissent  rien  être.  Un  mari  n'est  qu'une  espèce 
de  manœuvre  qui  tracasse  le  corps  de  sa  femme,  ébauche 
son  esprit  et  dégrossit  son  âme. 


SUR  LES  FEMMES  ET  LE  MARIAGE.  Ul 


XXVIII.  L'état  de  mari  a  cela  de  fâcheux,  que  le  mari 
qui  a  le  plus  d'esprit  peut  être  de  trop  partout,  môme 
chez  lui,  ennuyeux  sans  ouvrir  la  bouche,  et  ridicule  en 
disant  la  chose  la  plus  simple.  Être  aimé  de  sa  femme 
sauve  une  partie  de  ces  travers.  De  là  vient  que  M..., 
disait  à  sa  femme  :  «  3Ia  chère  amie,  aidez-moi  à  n'être 
pas  ridicule.  » 

XXIX.  «  Qu'un  homme  d'esprit,  disait  en  riant  M.  de..., 
ait  des  doutes  sur  sa  maîtresse,  cela  se  conçoit;  mais  sur 
sa  femme,  il  faut  être  bien  bête  !  » 

XXX.  Une  des  meilleures  raisons  qu'on  puisse  avoir 
de  ne  se  marier  jamais,  c'est  qu'on  n'est  pas  tout  à  fait  la 
dupe  d'une  femme  tant  qu'elle  n'est  point  la  vôtre. 

XXXI.  Je  demandais  ii  M...  quelle  était  sa  raison  de 
refuser  un  mariage  avantageux.  «  Je  ne  veux  point  me 
marier,  dit-il,  dans  la  crainte  d'avoir  un  fils  qui  me  res- 
semble. »  Comme  j'étais  surpris,  vu  que  c'est  un  très- 
honnête  homme  :  «  Oui,  dit-il,  un  fils  qui,  étant  pauvre 
comme  moi,  ne  sache  ni  mentir,  ni  flatter,  ni  ramper,  et 
ait  à  subir  les  mêmes  épreuves  que  moi.  » 

xxxii.  En  fait  de  mariage,  il  n'y  a  de  reçu  que  ce  qui 
est  sensé,  et  il  n'y  a  d'intéressant  que  ce  qui  est  fou.  Le 
reste  est  un  vil  calcul. 

xxxiii.  Le  mariage  ,  tel  qu'il  se  pratique  chez  les 
grands,  est  une  indécence  convenue. 

XXXIV.  Le  mariage  et  le  célibat  ont  tous  deux  des  in- 
convénients ;  il  faut  préférer  celui  dont  les  inconvénients 
ne  sont  pas  sans  remède. 

XXXV.  Nous  avons  vu  des  hommes  réputés  honnêtes, 
des  sociétés  considérables ,  applaudir  au  bonheur  de 
mademoiselle...,  jeune  personne  belle,  spirituelle,  ver- 
tueuse, qui  obtenait  l'avantage  de  devenir  l'épouse  de 

M,.. f  vieillard  malsain,  repoussant,  malhonnête,  imbé~ 


<42  ^  MAXIMES  ET  PENSÉES. 


elle,  mais  riche.  Si  quelque  chose  caractérise  un  siècle 
infâme,  c'est  un  pareil  sujet  de  triomphe,  c'est  le  ridicule 
d'une  telle  joie,  c'est  ce  renversement  de  toutes  les  idées 
morales  et  naturelles. 

XXXVI.  Quelque  mal  qu'un  homme  puisse  penser  des 
femmes,  il  n'y  a  pas  de  femme  qui  n'en  pense  encore  plus 
mal  que  lui. 

XXXVII.  Avez-vous  jamais  connu  une  femme  qui, 
voyant  un  de  ses  amis  assidu  auprès  d'une  autre  femme, 
ait  supposé  que  cette  autre  femme  lui  fût  cruelle  ?  On  voit 
par  là  l'opinion  qu'elles  ont  les  unes  des  autres.  Tirez  vos 
conclusions. 

XXXVIII.  Le  mot  le  plus  raisonnable  et  le  plus  mesuré 
qui  ait  été  dit  sur  la  question  du  célibat  et  du  mariage  est 
celui-ci  :  «  Quelque  parti  que  tu  prennes,  tu  t'en  repen- 
tiras. »  Fontenelle  se  repentit,  dans  ses  dernières  années, 
de  ne  s'être  pas  marié.  Il  oubliait  quatre-vingt-quinze 
ans  passés  dans  l'insouciance. 

XXXIX.  Il  y  a  telle  fille  qui  trouve  à  se  vendre,  et  ne 
trouverait  pas  à  se  donner. 

XL,  Ce  qui  rend  le  commerce  des  femmes  si  piquant, 
c'est  qu'il  y  a  toujours  une  foule  de  sous-entendus,  et  que 
les  sous-entendus  qui,  entre  hommes,  sont  gênants,  ou  du 
moins  insipides,  sont  agréables  d'un  homme  à  une  femme. 


SUR   L'AMOUR  ET  LA   GALANTERIE. 

I.  II  y  a  telle  femme  qui  s'est  rendue  malheureuse 
pour  la  vie,  qui  s'est  perdue  et  déshonorée  pour  un  amant 
qu'elle  a  cessé  d'aimer  parce  qu'il  a  mal  ôté  sa  poudre, 
ou  mal  coupé  un  de  ses  ongles,  ou  mis  son  bas  à  l'envers. 


s  IJ  11   L'A  M  U  L' Il   ET    I.  A   (;  A  I.  A  N  T  V.  W  1 1). 


II,  Peut-être  faut- il  avoir  sonti  l'amour  pour  bien 
connaître  l'amitié. 

m.  L'amour  est  comme  les  maladies  épidémiqucs  : 
plus  on  les  craint,  plus  on  y  est  exposé. 

IV.  L'amour,  dans  des  mœurs  simples,  n'est  com- 
posé que  de  lui-même ,  ne  peut  être  juiyé  que  par  lui , 
s'offense  de  ce  qui  n'est  pas  lui  ;  mais,  dans  des  mœurs 
raffinées,  c'est-à-dire  corrompues,  ce  sentiment  laisse 
entrer  dans  sa  composition  une  foule  d'accessoires  qui  lui 
sont  étrangers  :  rapports  de  |K)sition,  convenances  de  so- 
ciété, calculs  d'amour-propre,  intérêt  de  vanité  et  nombre 
d'autres  combinaisons  qui  vont  même  jusqu'à  le  rendre  ri- 
dicule. En  France,  c'est,  pour  l'ordinaire,  un  aniusement, 
un  jeu  de  commerce  qui  ne  ruine  et  n'enrichit  personne. 

v.  L'amour,  tel  qu'il  existe  dans  la  société,  n'est  que 
l'échange  do  deux  fantaisies  et  le  contiict  de  deux  épi- 
dermes. 

VI.  «  Le  moment  oii  j'ai  renoncé  à  l'amour,  disait 
M...,  le  voici  :  c'est  lorsque  les  femmes  ont  commencé  à 
dire  :  «  M...,  je  l'aime  beaucoup,  je  l'aime  de  tout  mon 
«  cœur,  etc.  »  Autrefois,  ajoutait-il,  quand  j'étais  jeune, 
elles  disaient  :  «  M...,  je  l'estime  infiniment,  c'est  un 
«  jeune  homme  bien  honnête.  » 

vu.  En  amour,  tout  est  vrai ,  tout  est  faux  ;  et  c'est 
la  seule  chose  sur  lacpielle  on  ne  puisse  pas  dire  une  ab- 
surdité. 

viii.  Un  homme  de  tiualifé  se  marie  sjins  aimer  sa 
femme;  prend  une  fille  d'Opéra  qu'il  quitte  en  disant: 
«  C'est  comme  ma  femme  ;  »  prend  une  femme  honnête 
pour  varier,  et  quitte  celle-ci  en  disjint  :  «  C'est  comme 
une  telle;  »  ainsi  de  suite. 

IX.  L'amour,  disait  M...,  devrait  n'être  le  plaisir 
que  des  ànies  délicates.  Quand  je  vois  des  hommes  gros- 


il4  MAXIMES  ET  PENSÉES. 

siers  se  mêler  d'amour,  je  suis  tenté  de  dire  :  «  De  quoi 
vous  môlez-vous?  Du  jeu,  de  la  table,  de  l'ambition  à 
cette  canaille.  » 

X.  Il  semble  que  l'amour  ne  cherche  pas  les  per- 
fections réelles  ;  on  dirait  qu'il  les  craint.  II  n'aime  que 
celles  qu'il  crée,  qu'il  suppose  ;  il  ressemble  à  ces  rois 
qui  ne  reconnaissent  de  grandeurs  que  celles  qu'ils  ont 
faites. 

XI.  L'amour  est  un  sentiment  qui,  pour  paraître 
honnête,  a  besoin  de  n'être  composé  que  de  lui-même, 
de  ne  vivre  et  de  ne  subsister  que  par  lui. 

XII.  L'amour  est  un  commerce  orageux  ,  qui  finit 
toujours  par  une  banqueroute,  et  c'est  la  personne  à  qui 
on  fait  banqueroute  qui  est  déshonorée. 

XIII.  M...  me  disait  :  «  C'est  faute  de  pouvoir  placer 
un  sentiment  vrai,  que  j'ai  pris  le  parti  de  traiter  l'amour 
comme  tout  le  monde.  Cette  ressource  a  été  mon  pis  aller, 
comme  un  homme  qui,  voulant  aller  au  spectacle,  et 
n'ayant  pas  trouvé  de  place  à  Iphigénie,  s'en  va  aux  Va- 
riétés amusantes.  » 

XIV.  Otez  l'amour-propre  de  l'amour,  il  en  reste  trop 
peu  de  chose.  Une  fois  purgé  de  vanité,  c'est  un  conva- 
lescent affaibli,  qui  peut  à  peine  se  traîner. 

XV.  On  demandait  à  M...  pourquoi  la  nature  avait 
rendu  l'amour  indépendant  de  notre  raison.  «  C'est,  dit- 
il,  parce  que  la  nature  ne  songe  qu'au  maintien  de  l'es- 
pèce ;  et,  pour  la  perpétuer,  elle  n'a  que  faire  do  notre 
sottise.  Qu'étant  ivre,  je  m'adresse  à  une  servante  de 
cabaret  ou  à  une  fille,  le  but  de  la  nature  peut  être  aussi 
bien  rempli  que  si  j'eusse  obtenu  Clarisse  après  deux  ans 
de  soins  ;  au  lieu  que  ma  raison  me  sauverait  de  la  ser- 
vante, do  la  fille  et  de  Clarisse  même  peut-être.  »  A  no 
consulter  que  la  raison,  quel  est  l'homme  qui  voudrait 


SUR  L'AMOUR  ET  LA  GALANTERIE.  !« 


ôtre  père  et  se  préparer  tant  de  soucis  pour  un  long  ave- 
nir? Quelle  fommo,  pour  une  (^pilopsio  do  quelques  mi- 
nutes, se  donnerait  une  maladie  d'une  année  entière?  La 
nature,  en  nous  dérolwnt  h  notre  raison,  assure  mieux 
son  empire;  et  voilà  pourquoi  elle  a  mis  de  niveau  sur  ce 
point  Zénobie  et  sa  fdle  de  basse-cour,  Marc-Aurèle  et 
son  palefrenier. 

XVI.  Un  homme  amoureux  est  un  homme  qui  veut 
être  plus  aimable  qu'il  ne  peut;  et  voilà  pourquoi  presque 
tous  les  amoureux  sont  ridicules. 

XVII.  On  dit  communément  :  «  La  plus  belle  femme 
du  monde  ne  peut  donner  que  ce  qu'elle  a  ;  »  ce  qui  est 
très-faux  :  elle  donne  précisément  ce  qu'on  croit  recevoir, 
puis(|u'en  ce  genre  c'est  l'imagination  qui  fait  le  prix  de 
ce  qu'on  reçoit. 

xviii.  Le  commerce  des  hommes  avec  les  femmes  res- 
semble à  celui  que  les  Européens  font  dans  l'Inde  :  c'est 
un  commerce  guerrier. 

XIX.  Je  suis  honteux  de  l'opinion  que  vous  avez  de 
moi.  Je  n'ai  pas  toujours  été  aussi  Céladon  que  vous  me 
voyez.  Si  je  vous  comptais  trois  ou  quatre  traits  de  ma 
jeunesse,  vous  verriez  que  cela  n'est  pas  trop  honnête,  et 
que  cela  appartient  à  la  meilleure  compagnie. 

XX.  Il  me  semble,  diasit  M.  de.,  à  propos  des  fa- 
veurs dos  femmes,  qu'à  la  vérité  cela  se  dispute  au 
concours,  mais  que  cela  ne  se  donne  ni  au  sentiment,  ni 
au  mérite. 

XXI.  On  demandait  h  un  homme  qui  faisait  profes- 
sion d'estimer  beaucoup  les  femmes,  s'il  en  avait  eu  beau- 
coup. Il  répondit  :  «  Pas  aut;uit  que  si  je  les  méprisius.  » 

XXII.  Le  temps  a  fait  succéder  dans  la  galanterie  le 
piquant  du  scandale  au  piquant  du  nnstère. 

XXIII.  On  dit,  en  politique,  que  les  sages  ne  font  point 

9 


146  MAXIMES  ET  PENSEES. 

de  conquêtes  :  cela  peut  aussi  s'appliquer  à  la  galanterie. 

XXIV.  Une  âme  fière  et  honnête,  qui  a  connu  les  pas- 
sions fortes,  les  fuit,  les  craint,  dédaigne  la  galanterie  ; 
comme  l'âme  qui  a  senti  l'amitié  dédaigne  les  liaisons 
communes  et  les  petits  intérêts. 

XXV.  Un  homme  amoureux,  qui  plaint  l'homme  rai- 
sonnable, me  paraît  ressembler  à  un  homme  qui  lit  des 
contes  de  fées,  et  qui  raille  ceux  qui  lisent  l'histoire. 

XXVI.  L'infidélité  est  un  goût  né  avec  nous.  L'homme 
n'a  pas  plus  le  pouvoir  d'être  constant  que  celui  d'écar- 
ter les  maladies.  L'objet  quitté  n'a  été  que  prévenu,  voilà 
tout.  Quelques  mois  de  plus  ou  de  moins  sont  la  seule 
différence  entre  l'infidèle  et  l'abandonné. 

XXVII.  L'amant  trop  aimé  de  sa  maîtresse  semble  l'ai- 
mer moins,  et  vice  versa.  En  serait-il  des  sentiments  du 
cœur  comme  des  bienfaits  ?  Quand  on  n'espère  plus  pou- 
voir les  payer,  on  tombe  dans  l'ingratitude. 

XXVIII.  Pour  qu'une  liaison  d'homme  à  femme  soit 
vraiment  intéressante,  il  faut  qu'il  y  ait  entre  eux  jouis- 
sance, mémoire  ou  désir. 

XXIX.  Qu'est-ce  que  c'est  qu'une  maîtresse?  Une 
femme  près  de  laquelle  on  ne  se  souvient  plus  de  ce 
qu'on  sait  par  cœur,  c'est-à-dire  de  tous  les  défauts  de 
son  sexe. 

XXX.  L'abbé  Fraguier  perdit  un  procès  qui  avait  duré 
vingt  ans.  On  lui  faisait  remarquer  toutes  les  peines  que 
lui  avait  causées  un  procès  qu'il  avait  fini  par  perdre. 
«  Oh  !  dit-il,  je  l'ai  gagné  tous  les  soirs  pendant  vingt  ans.  « 
Ce  mot  est  très-philosophique,  et  peut  s'appliquer  à  tout. 
Il  explique  comment  on  aime  la  coquette  :  elle  vous  liiit 
gagner  votre  procès  pendant  six  mois,  pour  un  jour  où 
elle  vous  le  fait  perdre. 

XXXI.  Madame  de...  a  été  rejoindre  son  amant  en  An- 


SI  a   L'AMOUR    ET    I.A   GALANTERIE.  C47 


gleterre,  pour  faire  preuve  d'une  grande  tendresse,  quoi- 
qu'elle n'en  eût  guère.  A  présent,  les  scandales  se  donnent 
par  respect  humain. 

XXXII.  Une  femme  d'esprit  m'a  dit  un  jour  un  mot  qui 
pourrait  bien  (Hre  le  secret  de  son  sexe  :  c'est  que  toute 
femme,  en  prenant  un  amant,  tient  plus  de  compte  de  la 
manière  dont  les  autres  femmes  voient  cet  homme  que  de 
la  manière  dont  elle  le  voit  elle-même. 

xxxiii.  J'ai  vu,  dans  le  monde,  quelques  hommes  et 
quelques  femmes  qui  ne  demandent  pas  l'échange  du  sen- 
timent contre  le  sentiment,  mais  du  procédé  contre  le  pro- 
cédé, et  qui  abandonneraient  ce  dernier  marché,  s'il  pou- 
vait conduire  à  l'autre. 

xxxiv.  Soyez  aussi  aimable,  aussi  honnête  qu'il  est 
possible,  aimez  la  femme  la  plus  parfaite  qui  se  puisse 
imaginer;  vous  n'en  serez  pas  moins  dans  le  cas  de  lui 
pardonner  ou  votre  prédécesseur,  ou  votre  successeur. 


REFELXIONS    ET    PHECEPTES 

SUR    L'ART   DRAMATIQUE». 

I.  Tout  est  action  au  théâtre,  et  les  plus  beaux  dis- 
cours même  y  seraient  insupportables,  s'ils  n'étaient  que 
(les  discours. 

II.  Tout  est  art  du  côté  de  celui  qui  arrange  une  ac- 


1.  Nous  avons  extrait  des  ébauches  de  Cliamfort  sur  l'art  dramatique 
les  préceptes  et  les  réflexions  qui  vont  suivre.  Il  est  remarquable  com- 
bien ces  maximes ,  écrites  au  point  de  vue  do  l'art  t1ié.1tral ,  sont  vraies 
par  elles-mêmes.  Rien  ne  prouve  mieux,  d'une  part,  combien  Oharafort 
avait  l'esprit  juste  et  exact,  et,  de  l'autre,  quel  accord  presque  parfait 
existe  entre  la  vérité  dans  l'art  et  la  vérité  naturelle.        (  P.  J.  St.  ) 


HS  MAXIMES  ET  PENSEES. 

tion  théâtrale,  mais  rien  ne  doit  le  paraître  à  celui  qui  la 
voit. 

III.  L'amitié,  sans  être  une  passion  comme  l'amour, 
l'ambition,  etc.,  a  produit,  dans  certaines  âmes,  de  si 
grands  effets  de  générosité,  de  renoncement  à  soi-même  ; 
ce  sentiment  est  si  doux,  si  sublime,  si  consolant  pour 
l'humanité,  qu'il  a  plusieurs  fois  rempli  la  scène  avec 
succès. 

IV.  L'égalité  parfaite  semble  être  nécessaire  entre  les 
amis  ;  on  est  fâché  de  voir,  dans  Andromaque,  Pylade  si 
fort  au-dessous  d'Oreste. 

V.  L'amour,  dans  une  âme  féroce,  ne  peut  jamais  être 
qu'une  passion  grossière,  qui  révolte  au  lieu  de  toucher. 

VI.  L'amour  paraît  être  beaucoup  plus  à  sa  place  dans 
la  comédie  que  dans  la  tragédie,  et  personne  ne  la  lui  a 
jamais  contestée.  Il  ne  paraît  pas  jouer  un  grand  rôle  dans 
les  pièces  d'Aristophane,  parce  que  l'auteur,  occupé  à  faire 
sans  cesse  la  satire  du  gouvernement  et  de  ses  conci- 
toyens, ne  s'est  point  occupé  à  peindre  les  symptômes  et 
les  ridicules  de  cette  passion. 

Mais,  quand  les  poètes  furent  forcés  de  se  retrancher 
dans  les  bornes  d'une  censure  générale,  il  paraît  que 
l'amour  entra  pour  beaucoup  dans  les  pièces  de  Ménandre 
et  des  poëtes  de  la  comédie  nouvelle.  Il  est  le  principal 
ressort  de  celles  de  Plante  et  de  Térence ,  et  on  trouve 
chez  eux  des  peintures  très-savantes  de  cette  passion. 

Nulle  autre  passion,  en  effet,  ne  paraît  plus  favorable  à 
la  comédie.  La  finesse,  la  vivacité  des  sentiments  qu'elle 
inspire,  les  brouilleries,  les  raccommodements,  les  dépits, 
les  jalousies,  etc.,  tout  concourt  à  la  rendre  extrêmement 
comique. 

Tantôt  c'est  un  amant  qui  fait  ce  qu'il  ne  croit  pas  faire, 
ou  qui  dit  le  contraire  de  ce  qu'il  veut  dire  ;  qui  est  do- 


SUR  L'ART  DRAMATlOUE.  U9 

miné  {)ar  un  sontinuMit  (ju'il  croit  iuoir  vaincu,  ou  qui 
découvre  co  qu'il  prend  iirand  soin  de  cacher. 

Le  racconiinodeinent  de  deux  amants  dans  In  Mère  co- 
quette, la  même  scène  à  peu  près  dans  le  Dépit  amoureux, 
dans  le  Tartufe,  dans  le  Bourgeois  gentilhomme  ;  toutes  ces 
scènes  qui  ne  sont  que  des  développements  de  l'ode  d'Ho- 
race Donec  gratus  eram  tibi,  toutes  ces  scènes  sont  des 
modèles  en  ce  genre. 

Racine,  avant  qu'il  eiH  perfectionné  l'idée  qu'il  avait  de 
la  vraie  tragédie,  avait  développé,  dans  Andromaque,  quel- 
ques-uns do  ces  mouvements;  mais  il  comprit  bientôt 
qu'il  devait  les  abandonner  à  Molière. 

Dans  la  vraie  comédie,  il  faut  observer  de  tourner  tou- 
jours les  scènes  d'amants  en  gaieté.  Cette  attention  est 
d'autant  plus  nécessaire  que  ces  scènes  sont  devenues  des 
lieux  communs,  que  le  spectateur  ne  daigne  écouter  que 
quand  l'auteur  développe,  d'une  manière  comique,  les 
replis  du  cœur  humain  dans  la  passion  qui  lui  est  la  plus 
chère. 

On  a  cru  longtemps,  d'après  quelques  ariettes  des  opé- 
ras de  Quinault,  et  d'après  les  ouvrages  de  presque  tous 
ses  successeurs,  que  l'amour,  sur  la  scène  lyrique,  ne 
devait  être  que  de  la  simple  galanterie.  Mais,  après  la 
mort  de  ce  poëte,  on  lui  a  reiulu  justice,  comme  à  Ra- 
cine, sur  l'usage  qu'il  avait  fait  de  l'amour. 

vu.  Cette  passion  est  devenue,  surtout  parmi  les  mo- 
dernes, l'àme  de  tous  les  théâtres  :  tragédies,  comédies, 
opéras,  elle  s'est  emparée  de  tout.  Voyons  par  quels  de- 
giTS  elle  y  est  parvenue,  et  examinons-la  successivement 
dans  la  tragédie,  la  comédie  et  la  tragédie  lyrique. 

Les  anciens  n'ont  presque  jxis  mis  d'amour  dans  leurs 
tragédies.  Phkhe  est  presque  la  seule  pièce  de  l'anti- 
quité où  l'amour  joue  un  grand  rôle  et  soit  vraiment  théA- 


MAXIMES  ET  PENSEES. 


tral;  dans  Alceste ,  il  est  plutôt  un  devoir  qu'une  passion. 

Les  Grecs  ne  se  sont  jamais  avisés  de  faire  entrer  l'amour 
dans  des  sujets  aussi  terribles  quOEdipe,  Electre,  Jphigénie 
en  Tauride;  de  plus,  ils  n'avaient  point  de  comédiennes; 
les  rôles  de  femmes  étaient  joués  par  des  hommes  mas- 
qués, et  il  me  semble  que  l'amour  eût  été  ridicule  dans 
leur  bouche. 

Chez  les  Romains,  il  n'occupa  guère  que  la  scène  co- 
mique. Il  est  étonnant  que  la  Didon  de  Virgile  n'ait  point 
appris  aux  poètes  combien  l'amour  pourrait  devenir  ter- 
rible et  théâtral;  peut-être  l'était-il  dans  la  Médée  d'Ovide, 
si  l'on  en  juge  par  son  grand  succès,  et  surtout  par  la 
manière  dont  l'auteur  a  traité  cette  passion  dans  plusieurs 
endroits  de  ses  Métamorphoses.  L'épisode  de  Myrrha  et  de 
Cynère  est  un  modèle  que  Racine  a  imité  dans  Phèdre,  et 
surtout  dans  la  confidence  de  Phèdre  à  QEnone.  Le  peu 
d'amour  qui  se  trouve  dans  les  pièces  de  Sénèque  est 
froid  et  déclamatoire. 

Le  Cid  espagnol  fut  la  première  pièce,  parmi  les  mo- 
dernes, où  l'amour  fut  digne  de  la  scène  tragique  ;  c'est 
là  que  Corneille  apprit  le  grand  art  de  l'opposer  au  devoir, 
et  créa  un  nouveau  genre  de  tragédie.  Mais  ce  grand 
homme  ayant  depuis  contracté  l'habitude  de  le  faire  en- 
trer dans  des  intrigues  peu  dramatiques,  oii  même  il  ne 
tenait  que  le  second  rang,  il  devint  languissant  et  froid. 

Enfin  Racine  parut;  et  Hermione,  Roxane,  Phèdre,  nous 
apprirent  comment  il  fallait  traiter  l'amour. 

Les  grands  effets  qu'il  produisit  au  théâtre  firent  croire 
qu'une  pièce  ne  pouvait  s'y  soutenir  sans  lui. 

Corneille,  dans  ses  discours  sur  l'art  dramatique,  recom- 
mande de  ne  donner  à  l'amour  que  la  seconde  place,  et  de 
céder  la  première  aux  '  autres  passions.  Fontenelle,  inté- 
ressé à  étendre  les  principes  de  son  oncle,  fit  de  cet  usage 


SUR  L'ART  DRAMATIQUE.  <!U 

un  précepte  dans  sa  Poétique.  Racine  n'avait  rien  écrit  : 
on  crut  Fontenello,  appuyé  du  grand  nom  de  son  oncle. 
Dès  lors,  on  no  vit  plus,  sur  la  scèno  tragique,  que  de 
fades  romans  dialogues;  et  des  auteurs  qui  semblaient 
n'avoir  pas  besoin  de  cette  ressource  le  firent  entrer  dans 
des  sujets  où  il  était  absolument  étranger. 

Enfin,  Voltaire,  après  avoir,  malgré  lui,  payé  le  tribu 
au  goût  de  son  siècle  dans  OEdipe,  fit  voir  dans  Zaïre, 
Alzire,  Adélaïde,  etc.,  que  l'amour,  au  théâtre,  doit  être 
terrible,  passionné,  accompagné  de  remords,  et  qu'il  doit 
surtout  avoir  la  première  place. 

Il  faut,  ou  que  l'amour  conduise  aux  malheurs  et  aux 
crimes,  pour  faire  voir  combien  il  est  dangereux,  ou  que 
la  vertu  en  triomphe,  pour  montrer  qu'il  n'est  pas  invin- 
cible :  sans  cela,  ce  n'est  plus  qu'un  amour  d'églogue  ou 
de  comédie. 

Si  vous  êtes  forcé  de  ne  lui  donner  que  la  seconde  place, 
alors  imitez  Racine  dans  l'art  difficile  de  le  rendre  inté- 
ressant par  les  développements  délicats  du  cœur  humain, 
par  des  nuances  fines,  et  surtout  par  un  style  correct  et 
soutenu. 

Pour  que  l'amour  soit  intéressant,  il  faut  que  le  spec- 
tateur le  suppose  au  comble,  que  ce  sentiment  subsiste 
depuis  longtemps,  qu'il  ne  soit  pas  né  devant  lui  comme 
dans  les  pièces  de  La  Grange-Chancel  et  de  quelques  au- 
tres, où  des  princesses  deviennent  amoureuses  pour  avoir 
vu  le  héros  un  moment  ;  il  faut  que  l'on  n'aime  pas  une 
femme  uniquement  pour  sa  beauté  I 

On  a  remarqué  qu'on  ne  s'intéresse  jamais  sur  la  scène 
à  un  amant,  lorsqu'on  est  sûr  qu'il  sera  rebuté.  Pourquoi 
Oreste  intéresse-t-il  dans  Andromaque  ?  C'est  que  Racine 
a  eu  le  grand  art  de  faire  espérer  qu'Oreste  serait  aimé. 
Un  araant  toujours  rebuté  par  sa  maîtresse  fest  toujours 


MAXIJVIES  ET  PENSEES. 


par  le  spectateur,  à  moins  qu'il  ne  respire  la  fureur  de  la 
vengeance. 

On  ne  s'intéresse  jamais  non  plus  aux  amants  fidèles, 
sans  succès  et  sans  espoir,  qui,  comme  Antiochus  dans 
Bérénice,  disent  : 

Je  pars  fidèle  encor  quand  je  n'espère  plus. 

C'était  une  idée  prise  dans  la  galanterie  ridicule  du  xv* 
et  du  xvi"  siècle. 

VIII.  Une  scène  d'amants  contents  doit  passer  fort 
vite;  et  une  scène  d'amants  malheureux,  qui  appuient  sur 
toutes  les  circonstances  de  leur  malheur,  peut  être  assez 
longue  sans  ennuyer.  La  curiosité  n'a  plus  rien  à  faire 
avec  des  gens  heureux  ;  elle  les  abandonne,  à  moins  qu'elle 
n'ait  lieu  de  prévoir  qu'ils  retomberont  bientôt  dans  le 
malheur;  alors  ce  contraste  diversifie  très-agréablement 
le  spectacle  qu'on  offre  à  l'esprit,  et  les  passions  qui  agi- 
tent le  cœur. 

IX.  Au  théâtre,  il  faut  toujours  prendre  les  caractères 
dans  un  degré  élevé;  rien  de  médiocre,  ni  vertus  ni  vices. 

Ce  qui  fait  les  grandes  vertus,  ce  sont  les  grands  obsta- 
cles qu'elles  surmontent. 

X.  Si  quelque  chose  pouvait  être  au-dessous  des 
caractères  bas  et  méprisables,  ce  seraient  les  caractères 
faibles  et  indéc's. 

XI.  Les  caractères  doivent  être  à  la  fois  naturels  et 
attachants.  On  veut  rencontrer  l'homme  partout,  et  on  ne 
s'intéresse  point  à  des  portraits  chimériques. 

XII.  Un  des  grands  secrets  de  l'art  dramatique,  c'est 
de  faire  sans  cesse  contraster  les  caractères  avec  les  si- 
tuations. 

xiii.    Comme  nous  sommes  plus  sensibles  au  mal  qu'au 


SUR  L'ART  DRAMATIQUE.  153 


bien,  nous  haïssons  boaucoup  pins  l'un  que  nous  n'aimons 
l'autre,  et  nous  souhaitons  moins  vivement  d'(>tre  heureux 
que  nous  n'appréhendons  d'être  misérables. 

XIV.  Le  cœur  humain  aime  dans  autrui  ses  sentiments 
et  ses  faiblesses. 

XV.  On  a  beau  dire;  la  vue  des  misérables  ne  nous 
console  point  de  l'être. 

xvi.  Nous  voulons  de  l'ordre  et  de  la  raison  partout, 
quand  nous  sommes  hors  d'intérêt. 

xvn.  On  peut  définir  ainsi  la  comédie  :  l'art  de  faire 
servir  la  malignité  humaine  à  la  correction  des  mœurs. 

xviii.  Il  faut  des  coups  de  maître  pour  exposer  heu- 
reusement un  sujet  sur  le  théâtre,  au  lieu  qu'il  n'est 
besoin  que  d'une  belle  simplicité,  qui  toutefois  est  rare, 
pour  commencer  un  ix)ëme  épique. 

XIX.  Un  homme  ne  peut  soutenir  longtemps  une  vio- 
lente agitation  La  violence  d'une  tempête  est  le  présage 
de  sa  fm. 

XX.  Les  sottises  des  grands  sont  presque  toujours  des 
malheurs  publics. 

XXI.  Au  théâtre,  ne  commettez  jamais  de  grands 
crimes  que  (juand  de  grandes  passions  en  diminueront 
l'atrocité. 

XXII.  Au  théâtre,  toute  scène  qui  ne  donne  pas  envie 
de  voir  les  autres  ne  vaut  rien. 

xxui.  Les  grands  intérêts  au  théâtre  se  réduisent  à 
être  en  péril  do  perdre  la  vie,  ou  l'honneur,  ou  la  liberté, 
ou  un  trône,  ou  un  ami,  ou  sa  maîtresse. 

XXIV.  Les  grands  intérêts  sont  tout  ce  qui  remue  for- 
tement les  hommes,  et  il  y  a  des  moments  où  la  vie  n'est 
pas  leur  plus  grande  passion. 

XXV.  Nous  jwrtons  au  théâtre  une  raison  et  un  cœur. 
Il  faut  satisfaire  l'une  et  l'autre.  Si  les  acteurs  agissent 

9. 


MAXIMES  ET  PENSEES. 


par  vertu,  voilà  notre  sensibilité  exercée;  mais,  si  la 
passion  et  la  vertu  sont  d'accord,  voilà  tous  nos  besoins 
remplis. 

XXVI.  On  sent  une  espèce  de  joie  à  la  vue  d'une  hé- 
roïne en  qui  la  passion  et  le  devoir  ne  sont  qu'un  même 
sentiment. 

xxvii.  Lorsqu'on  s'apprivoise  avec  l'idée  des  maux,  on 
se  fortifie  soi-même  contre  eux,  et  on  se  porte  plus  vive- 
ment à  les  soulager  en  autrui  par  l'espoir  du  retour. 

xxviii.  La  musique  est  une  langue.  Imaginez  un  peuple 
d'inspirés  et  d'enthousiastes  qui,  avec  nos  passions  et  nos 
principes,  nous  seraient  cependant  supérieurs  par  la  sen- 
sibilité et  la  délicatesse  des  sens,  par  la  mobilité,  la  finesse 
et  la  perfection  des  organes  ;  un  tel  peuple  chanterait  au 
lieu  de  parler;  sa  tengue  naturelle  serait  la  musique. 

xxix.  La  musique  est  une  langue  qu'on  ne  saurait 
parler  sans  génie,  mais  qu'on  ne  saurait  entendre  non 
plus  sans  un  goût  délicat,  sans  des  organes  exquis  et 
exercés. 

XXX.  La  langue  du  musicien  a  sur  celle  du  poëte  l'avan- 
tage qu'une  langue  universelle  a  sur  un  idiome  parti- 
culier. 

XXXI.  Une  passion  bien  imitée  trouve  aussi  aisément 
entrée  dans  le  cœur  humain  qu'une  passion  vraie,  parce 
qu'elle  va  trouver  les  mêmes  ressorts  pour  les  ébranler, 
avec  cette  différence  remarquable,  qui  sans  doute  a  frappé 
Eschyle,  que  les  passions  feintes  nous  procurent  un  plai- 
sir, au  lieu  que  les  passions  véritables  ne  nous  donnent 
qu'une  satisfaction  légère  et  noyée  d'une  grande  amer- 
tume. 

XXXII.  Que  la  passion  du  héros  tragique  paraisse  dans 
tous  ses  discours  et  dans  toutes  ses  actions  ;  mais  qu'il  ne 
soit  jamais  discoureur  d'amour. 


SDR  L'ART  DRAMATIQUE.  I» 


XXXIII.  Les  passions  so  communiquent  d'homme  à 
homme  d'une  manière  plus  soudaine  que  la  flamme  d'une 
maison  embrasée  ne  s'attache  aux  édifices  voisins. 

XXXIV.  Les  personnages  en  qui  nous  voyons  nos  fai- 
blesses ont  plus  de  droits  sur  nos  cœurs  et  sont  plus 
proches  de  nous  que  les  autres. 

XXXV.  Notre  amour- propre  voit  avec  plaisir  sur  a 
scène  nos  défauts  unis  à  de  grandes  qualités. 

XXXVI.  La  pitié  n'est  qu'un  secret  repli  sur  nous- 
mêmes,  à  la  vue  des  maux  d'autrui  dont  nous  pouvons 
être  également  les  victimes. 

XXXVII.  Ce  n'est  plus  par  l'ordre  inévitable  du  destin 
que  le  crime  et  le  malheur  arrivent  sur  notre  tliéàtre,  c'est 
par  la  volonté  de  l'homme  que  la  passion  égare  et  em- 
porte. La  terreur  réfléchie  se  joint  à  la  terreur  directe,  et 
elle  devient  plus  morale  et  plus  fructueuse  pour  le  spec- 
tateur. 

La  terreur  est,  pour  ainsi  dire,  le  comble  de  la  pitié; 
c'est  par  l'une  qu'il  faut  aller  à  l'autre.  Les  malheurs  les 
plus  épouvantables  tomberont  sur  un  homme  que  j'en 
serai  peu  touché,  si  vous  ne  me  l'avez  pas  montré  d'abord 
digne  de  ma  compassion  et  de  ma  pitié. 

XXXVIII.  Les  vices  ont  aussi  leur  perfection. 

XXXIX.  Le  théâtre  n'est  pas  ennemi  de  ce  qui  est  vi- 
cieux, mais  do  ce  qui  est  bas  et  petit. 


SECONDE  PARTIE 

CARACTÈRES  ET  ANECDOTES 


C'est  en  vain  que  la  philosophie  semble 
dédaigner  les  détails  anccdotiqucs  ou  du 
moins  réclame  contre  le  plaisir  qu'elle 
trouve  à  s'y  arrêter.  Un  intérêt  involon- 
taire nous  attache  malgré  nous  à  ces 
contrastes  de  la  grandeur  des  choses  et  de 
la  petitesse  des  personnes. 


l'académie  de  soissons  et  voltaiue. 

M.  de  Voltaire,  passant  par  Soissons,  reçut  la  vi- 
site des  députés  do  l'académie  de  Soissons,  qui  disaient 
que  cette  académie  était  la  fille  aînée  de  l'Académie  fran- 
çaise. «  Oui,  messieurs,  répondit-il,  la  fille  aînée,  fille 
sage,  fille  honnête,  qui  n'a  jamais  fait  parler  d'elle.  » 

ACADÉMIE    ET    MARIAGE. 

On  disait  à  M...,  académicien:  «  Vous  vous  ma- 
rierez quelque  jour.  »  Il  répondit  :  «  J'ai  tant  plaisanté 
l'Aciidémie,  et  j'en  suis;  j'ai  toujours  peur  qu'il  ne  m'ar- 
rive  la  même  chose  pour  le  mariage.  » 

ACCORD   APPARENT. 

On  parlait  de  la  dispute  sur  la  préférence  qu'on 
devait  donner,  pour  les  inscriptions,  à  la  langue  latine  ou 


J53  CARACTERES  ET   ANECDOTES. 


à  la  langue  française.  «  Comment  peut-il  y  avoir  une  dis- 
pute sur  cela,  dit  M.  B...?  —  Vous  avez  bien  raison,  dit 
M.  T...  ?  —  Sans  doute,  reprit  M.  B...,  c'est  la  langue  la- 
tine, n'est-il  pas  vrai?  —  Point  du  tout,  dit  M.  T...,  c'est 
la  langue  française.  » 

DE    l'accueil    qu'on    FAIT    A    UNE    BONNE    ACTION. 

«  J'appelle  un  honnête  homme  celui  à  qui  le  récit 
d'une  bonne  action  rafraîchit  le  sang,  et  un  malhonnête 
celui  qui  cherche  chicane  à  une  bonne  action.  »  C'est  un 
mot  de  M.  de  Mairan. 

ADMINISTRATION,    JUSTICE    ET    CUISINE 

Un  certain  Marchand,  avocat,  homme  d'esprit,  di- 
sait :  «  On  court  les  risques  du  dégoût  en  voyant  com- 
ment l'administration,  la  justice  et  la  cuisine  se  prépa- 
rent. » 

AFFAIRE    ET    POEME. 

Un  homme  de  lettres  menait  de  front  un  poëme  et 
une  affaire  d'où  dépendait  sa  fortune.  On  lui  demandait 
comment  allait  son  poëme.  «  Demandez-moi  plutôt,  dit-il, 
comment  va  mon  affaire.  Je  ne  ressemble  pas  mal  à  ce 
gentilhomme  qui,  ayant  une  affaire  criminelle,  laissait 
croître  sa  barbe,  ne  voulant  pas,  disait-il,  la  faire  faire 
avant  de  savoir  si  sa  tête  lui  appartiendrait.  Avant  d'être 
immortel,  je  veux  savoir  si  je  vivrai.  » 

AFFECTATION    DE    VERTU. 

Une  femme  parlait  emphatiquement  de  sa  vertu ,  et 
ne  voulait  plus,  disait-elle,  entendre  parler  d'amour.  Un 
homme  d'esprit  dit  là-dessus  :  «  A  quoi  bon  cette  forfan- 


CARACTERES  ET  ANECDOTES.        iM 


terie?  ne  peut-on  pas  trouver  un  amant  sans  dire  tout 
cela?  » 

LE    CHANCELIER    D'AGUESSEAt    ET    L'ABBÉ    PRÉVOST. 

M.  le  chancelier  d'Aguesseau  ne  donna  jamais  de 
privilège  pour  l' impression  d'aucun  roman  nouveau,  et 
n'accordait  même  de  permission  tacite  que  sous  des  con- 
ditions expresses.  11  no  donna  à  l'abbé  Prévost  la  permis- 
sion d'imprimer  les  premiers  volumes  de  Cléveland,  que 
sous  la  condition  que  Cléveland  se  ferait  catholique  au  der- 
nier volume. 

D'ALEMBERT    et    le    BOMIEl'R    DE    MADAME    DENIS. 

M.  d'Alembert  eut  occasion  de  voir  madame  Denis 
le  lendemain  de  son  mariage  avec  M.  Du  Vivier.  On  lui 
demanda  si  elle  avait  l'air  d'être  heureuse.  «  Heureuse  ! 
dit-il,  je  vous  en  réponds,  heureuse  à  faire  mal  au  cœur.  » 

AMABILITÉ    DE    M.    DE... 

«  Comment  trouvez-vous  M.  de...?  —  Je  le  trouve 
très-aimable;  je  ne  l'aime  point  du  tout.  »  L'accent  dont 
le  dernier  mot  fut  dit,  marquait  très-bien  la  différence  de 
l'homme  aimable  et  de  l'homme  digne  d'être  aimé. 

LE    PREMIE^R    AMANT. 

M.  de  La  Rcynière  devait  épouser  mademoiselle  de 
Jarinthe,  jeune  et  aimable.  Il  revenait  de  la  voir,  enchanté 
du  bonheur  qui  l'attendait,  et  disait  à  M.  de  Malesherbes, 
son  beau-frère  :  «  Ne  pensez-vous  pas,  en  effet,  que  mon 
bonheur  sera  parfait?  —  Cela  dépend  de  quelques  circon- 
stances. —  Comment I  que  voulez-vous  dire?  —  Cela  dé- 
jx^nd  du  premier  amant  qu'elle  aura.  » 


IGO  CAilAGTÈUES  ET   ANECDOTES. 

UN    AMANT    BIEN     PLEURÉ. 

La  jeune  madame  de  M...,  étant  quittée  par  le  vi- 
comte de  Noailles,  était  au  désespoir  et  disait  :  «  J'aurai 
vraisemblablement  beaucoup  d'amants;  mais  je  n'en  aime- 
rai aucun  autant  que  j'aime  le  vicomte  de  Noailles.  » 

UN    AMI    DU    GRAND    CONDÉ. 

Le  marquis  de  Villequier  était  des  amis  du  grand 
Condé.  Au  moment  où  ce  prince  fut  arrêté  par  ordre  de 
la  cour,  le  marquis  de  Villequier,  capitaine  des  gardes," 
était  chez  madame  de  Motteville,  loi-squ'on  annonça  cette 
nouvelle.  «  Ah!  mon  Dieul  s'écria  le  marquis,  je  suis 
perdu.  »  Madame  de  Motteville,  surprise  de  cette  excla- 
mation, lui  dit  :  «  Je  savais  bien  que  vous  étiez  des  amis 
de  M.  le  prince;  mais  j'ignorais  que  vous  fussiez  son  ami 
à  ce  point.  —  Comment  !  dit  le  marquis  de  Villequier,  ne 
voyez-vous  pas  que  cette  exécution  me  regardait  ;  et,  puis- 
qu'on ne  m'a  point  employé,  n'est-il  pas  clair  qu'on  n'a 
nulle  confiance  en  moi?  »  Madame  de  Motteville,  indignée, 
lui  répondît  :  «  Il  me  semble  que,  n'ayant  point  donné 
lieu  à  la  cour  de  soupçonner  votre  fidélité,  vous  de\ricz 
n'avoir  point  Cette  inquiétude,  et  jouir  tranquillement  du 
plaisir  de  n'avoir  point  mis  votre  ami  en  prison.  »  Ville- 
quier fut  honteux  du  premier  mouvement  qui  avait  trahi 
la  bassesse  de  son  âme. 

l'ami  de  m.  de  la  popelinière. 

M.  de  La  Popelinière  se  déchaussait  un  soir  devant 
ses  complaisants,  et  se  chaulfait  les  pieds;  un  petit  chien 
les  lui  léchait.  Pendant  ce  temps-là,  la  société  parlait 


GARACTÈUKS  et  anecdotes.        (61 


d'amitié,  d'amis  :  «  Un  ami,  dit  M.  do  La  Popelinière  mon- 
trant son  chion,  le  voilà.  » 

DEtX    AMIS    INTIMKS. 

M.  de  B.  et  M.  de  C.  sont  intimes  amis,  au  point 
d'être  cités  pour  modèles.  M.  de  B.  disait  un  jour  à  M.  de 
C.  :  «  Ne  t'est-il  point  arrivé  de  trouver,  parmi  les  femmes 
que  tu  as  eues,  quelque  étourdie  qui  t'ait  demandé  si  tu 
renoncerais  à  moi  pour  elle,  si  tu  m'aimais  mieux  qu'elle? 
—  Oui,  répondit  celui-ci.  —  Qui  donc?  —  Madame  de 
M...  »  C'était  la  maltresse  de  son  ami. 

AMITIÉ    ET    ANTIPATHIE. 

M.  de  B...  voyait  madame  de  L...  tous  les  jours;  le 
bruit  courut  qu'il  allait  l'épouser.  Sur  quoi,  il  dit  à  l'un 
de  ses  amis  :  «  Il  y  a  peu  d'hommes  qu'elle  n'épousât  pas 
plus  volontiers  que  moi,  et  réciproquement;  il  serait  bien 
étrange  que,  dans  quinze  ans  d'amitié,  nous  n'eussions 
pas  vu  combien  nous  sommes  antipathiques  l'un  à  l'autre.  » 

l'amitié     PEIT     DONNEn. 

«  Je  repousse,  disait  M...,  les  bienfaits  de  la  pro- 
tection; je  pourrais  peut-être  recevoir  et  honorer  ceux  de 
l'estime;  mais  je  ne  chéris  que  ceux  de  l'amitié.  )^ 

AMOUR    DE    I.A    RETRAITE. 

Un  philosophe  à  qui  l'on  reprochait  son  extrême  amour 
pour  la  retraite,  répondit  :  «  Dans  le  monde,  tout  tend  à 
me  faire  descendre  ;  dans  la  solitude,  tout  tend  à  me  faire 
monter,  u 


162  CARACTERES  ET  ANECDOTES. 

AMOCR    DE    LA    VIE. 

La  nature,  en  nous  accablant  de  tant  de  misères, 
et  en  nous  donnant  un  attachement  invincible  pour  la  vie, 
semble  en  avoir  agi  avec  l'homme  comme  un  incendiaire 
qui  mettrait  le  feu  à  notre  maison  après  avoir  posé  des 
sentinelles  à  notre  porte.  Il  faut  que  le  danger  soit  bien 
grand  pour  nous  obliger  à  sauter  par  la  fenêtre. 

AMOUR    ET    ÉGOISME    DE    LOUIS    XV. 

Le  jour  de  la  mort  de  madame  de  Châteauroux , 
Louis  XV  paraissait  accablé  de  chagrin  ;  mais  ce  qui  est 
extraordinaire,  c'est  le  mot  par  lequel  il  le  témoigna  : 
Être  malheureux  pendant  quatre-vingt-dix  ans!  car  je  suis 
sûr  que  je  vivrai  jusque-là.  Je  l'ai  ouï  raconter  par  madame 
de  Luxembourg,  qui  l'entendit  elle-même,  et  elle  ajoutait  : 
«  Je  n'ai  raconté  ce  trait  que  depuis  la  mort  de  Louis  XV.  » 
Ce  trait  méritait  pourtant  d'être  su,  pour  le  singulier  mé- 
lange qu'il  contient  d'amour  et  d'égoïsme. 

AMOUR    PAYABLE    A    VUE. 

M.  de  L...  me  disajt,  relativement  au  plaisir  des 
femmes,  que,  lorsqu'on  cesse  de  pouvoir  être  prodigue,  il 
faut  devenir  avare,  et  qu'en  ce  genre,  celui  qui  cesse 
d'être  riche  commence  à  être  pauvre.  «  Pour  moi,  dit-il, 
aussitôt  que  j'ai  été  obligé  de  distinguer  entre  la  lettre  de 
change  payable  à  vue  et  la  lettre  payable  à  échéance , 
j'ai  quitté  la  banque.  » 

LES    DEUX    AMOURS-PROPRES    DE    M... 

M...,  à  qui  on*  offrait  une  place  dont  quelques  fonc- 
tions blessaient  sa  délicatesse,  répondit  :  «  Cette  place  ne 


CARACTÈRES  ET  ANECDOTES.  103 

con\  ioiit  ni  à  l'amour-propre  que  je  me  permets,  ni  à  celui 
que  je  mo  commande.  » 

UN    SOT    AMMAL. 

«  L'Iiommo,  disait  M...,  est  un  sot  animal,  si  j'en 
juge  par  moi.  » 

L'ANTIMACIUAVEL    du    roi    de    PRUSSE. 

Voltaire  disait,  à  propos  de  Y Antimachiavel  du  roi  de 
Prusse  :  «  Il  crache  au  plat  pour  en  dégoûter  les  au- 
tres. » 

M,   d'argenson  a  i,\   bataille  de  raucoux. 

M.  d'Argenson,  apprenant  à  la  bataille  de  Raucoux 
qu'un  valet  d'armée  avait  été  blessé  d'un  coup  de  canon 
derrière  l'endroit  où  il  était  lui-môme  avec  le  roi,  disait  : 
«  Ce  drôle-là  ne  nous  fera  pas  l'honneur  d'en  mourir.  » 

AVEC    ET    NON    POUR    L'ARGEiNT. 

On  offrait  à  M...  une  place  lucrative  qui  ne  lui  con- 
venait pas;  il  répondit  :  «  Je  sais  qu'on  vit  avec  de  l'ar- 
gent; mais  je  sais  aussi  qu'il  ne  faut  pas  vivre  pour  de 
l'argent.  » 

M.   d'arcenson  et  l'amant  de  sa  femme, 

M.  d'Argenson  disait  à  M.  le  comte  de  Sébourg,  qui 
était  l'amant  de  sa  femme  :  «  Il  y  a  deux  places  qui 
vous  conviendraient  également  :  le  gouvernement  de  la 
Bastille  et  celui  des  Invalides  ;  si  je  vous  donne  la  Bastille, 
tout  le  monde  dira  que  je  vous  y  ai  envoyé;  si  je  vous 
donne  les  Invalides,  on  croira  que  c'est  ma  femme.  » 


CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


LES    ARMES    DACHILLE. 

M...  disait  qu'il  y  avait  tels  ou  tels  principes  excel- 
lents pour  tel  ou  tel  caractère  ferme  et  vigoureux,  et  qui 
ne  vaudraient  rien  pour  des  caractères  d'un  ordre  infé- 
rieur. Ce  sont  les  armes  d'Achille  qui  ne  peuvent  convenir 
qu'à  lui,  et  sous  lesquelles  Patrocle  lui-même  est  opprimé. 

l'abbé    ARNAUD    ET    MADAME    DU    BARRY. 

L'abbé  Arnaud  avait  tenu  autrefois  sur  ses  genoux  une 
petite  fille,  devenue  depuis  madame  du  Barry.  Un  jour, 
elle  lui  dit  qu'elle  voulait  lui  faire  du  bien  ;  elle  ajouta  : 
«  Donnez-moi  un  mémoire.  —  Un  mémoire!  lui  dit-il;  il 
est  tout  fait  !  le  voici  :  je  suis  l'abbé  Arnaud.  » 

ARTICLES    DE    FOI    ET    PILULES. 

J'ai  entendu  un  dévot,  parlant  contre  des  gens  qui 
discutaient  des  articles  de  foi,  dire  naïvement:  «  Messieurs, 
un  vrai  chrétien  n'examine  point  ce  qu'on  lui  ordonne  de 
croire.  Tenez,  il  en  est  de  cela  comme  d'une  pilule  amère  : 
si  vous  la  mâchez,  jamais  vous  ne  pourrez  l'avaler.  » 

ATHÉE    ET    CROYANT. 

«  Les  athées  sont  meilleure  compagnie  pour  moi , 
disait  M.  D...,  que  ceux  qui  croient  en  Dieu.  A  la  vue 
d'un  athée,  toutes  les  demi-preuves  de  l'existence  de  Dieu 
me  viennent  à  l'esprit;  et,  à  la  vue  d'un  croyant,  toutes 
les  demi-preuves  contre  son  existence  se  présentent  à  moi 
en  foule.  » 

AVANTAGES     DU    VEUVAGE. 

M.  de  L...,  pour  détourner  madame  de  B...,  veuve 
depuis  quelque  temps,  de  l'idée  du  mariage,  lui  dit  : 


CARACTERES  ET  AN  KCDOTES.  165 


«  Savez-vous  que  c'est  une  bien  belle  chose  de  porterie 
nom  d'un  homme  qui  no  peut  plus  faire  do  sottises!  » 


L   A  V  A  N  T  -  I)  K  n  N  I  E  R  . 


M...  avait,  pour  exprimer  le  mépris,  une  formule 
favorite  :  «  C'est  ravant-dernicr  des  hommes.  —  Pourquoi 
ravanl-dornier?  lui  domandiiit-on.  —  Pour  ne  décourager 
personne  ;  car  il  va  presse.  » 

AVETVin     KT    PASSÉ. 

On  demandait  à  madame  de  Rocliefort  si  elle  aurait 
envie  de  connaître  l'avenir:  «  Non,  dil-cllc,  il  ressemble 
trop  au  passé.  » 

AVEUX    DE    MADAME    DESPABBÈS    A    LOUIS    XV. 

Madame  Desparbès  couchant  une  nuit  avec  Louis  XV, 
le  roi  lui  dit  :  «  Tu  as  couché  avec  tous  mes  sujets.  — 
Ah  !  sire.  —  Tu  as  eu  le  duc  de  Choiseul.  —  Il  est  si 
puissant!  —  Le  maréchal  de  Richelieu.  —  Il  a  tant  d'es- 
prit! —  Manville.  —  Il  a  une  si  belle  jambe!  —  A  la 
bonne  heure;  mais  le  duc  d'Aumont,  qui  n'a  rien  do  tout 
cela.  —  Ah!  sire,  il  est  si  attaché  à  Votre  Majesté!  » 

BON    AVIS    d'un    vieillard. 

Un  ^ieillard,  me  trouvant  trop  sensible  à  je  ne  sais 
quelle  injustice,  me  dit  :  «  Mon  cher  enfant,  il  faut  ap- 
prendre de  la  vie  à  souffrir  la  vie.  » 

BON    AVOCAT    ET    BON    AMI. 

On  accusait  un  jeune  homme  de  la  cour  d'aimer  les 
fllles  avec  fureur.  Il  y  avait  là  plusieurs  femmes  hon- 


166        CARACTERES  ET  ANECDOTES. 

nêtes  et  considérables,  avec  qui  cela  pouvait  le  brouiller. 
Un  de  ses  amis,  qui  était  présent,  répondit  :  «  Exagéra- 
tion !  méchanceté  !  il  a  aussi  des  femmes.  » 

LE    DUC    D'AYEX    et    LOUIS    XV. 

Louis  XV  demandait  au  duc  d'Ayen  (depuis  ma- 
réchal de  Noailles)  s'il  avait  envoyé  sa  vaisselle  à  la  mon- 
naie ;  le  duc  répondit  que  non.  «  Moi,  dit  le  roi,  j'ai 
envoyé  la  mienne.  —  Ah  !  sire,  dit  M.  d'Ayen ,  quand 
Jésus-Christ  mourut  le  vendredi  saint,  il  savait  bien  qu'il 
ressusciterait  le  dimanche.  » 

M.    DE    B...     ET    LA    PERCHE. 

Madame  de...  disait  de  M.  B...  :  «  Il  est  honnête, 
mais  médiocre  et  d'un  caractère  épineux  :  c'est  comme  la 
perche,  blanche,  saine,  mais  insipide  et  pleine  d'arêtes.  » 

M.    DE    B...    ET    LE    PUBLIC. 

M.  de  L...  parlait  à  son  ami  M.  de  B...,  homme  très- 
respectable,  et  cependant  très-peu  ménagé  par  le  pu- 
blic; il  lui  avouait  les  bruits  et  les  faux  jugements  qui 
couraient  sur  son  compte.  Celui-ci  répondit  froidement  : 
«  C'est  bien  à  une  bête  et  à  un  coquin  comme  le  public 
actuel  à  juger  un  caractère  de  ma  trempe  !  » 

M.     DE     B...,     GÈNES     ET     LA     CORSE. 

M...,  jeune  homme,  me  demandait  pourquoi  madame 
de  B...  avait  refusé  son  hommage  qu'il  lui  offrait,  pour 
courir  après  celui  de  M.  de  L...,  qui  semblait  se  re- 
fuser à  ses  avances.  Je  lui  dis  :  «  Mon  cher  ami.  Gênes, 
riche  et  puissante,  a  offert  sa  souveraineté  à  plusieurs  rois, 


CARAGT£IIES  ET  ANECDOTES.  167 

qui  l'ont  refusée,  et  on  a  fait  la  guerre  pour  la  Corse,  qui 
ne  produit  que  des  châtaignes,  mais  qui  était  fière  et  in- 
dépendante, )> 

BALLET    DE    MAXIMES. 

Un  plaisant,  ayant  vu  exécuter  en  ballet,  à  l'Opéra, 
le  fameux  Qu'il  mourût  de  Corneille,  pria  Noverre  de  faire 
danser  les  Maximes  do  La  Rochefoucauld. 

ItANQl'EnOUTE    SÉRéMSSIME. 

Le  marquis  de  Villotto  appelait  la  banqueroute  de 
M.  de  Guéménée,  la  sérénissime  banqueroute. 

BANQl'EBOUTES    ROYALES. 

On  compte  cinquante -six  violations  de  la  foi  pu- 
blique, depuis  Henri  IV  jusqu'au  ministère  du  cardinal 
do  Loménie  inclusivement.  M.  D...  appliquait  aux  fré- 
quentes banqueroutes  do  nos  rois  ces  deux  vers  de  Ra- 
cine : 

Et  d'au  trôDe  si  saint  la  moitié  n'est  fondée 
Que  sur  la  foi  promise,  et  rarement  gardée. 

LA    BASTILLE    BIEN    CACHÉE. 

M.  de  Malesherbes  disiiit  à  M.  do  Maurepas  qu'il 
fallait  engager  le  roi  à  aller  voir  la  Bastille.  «  Il  faut  bien 
s'en  garder,  lui  répondit  iM.  de  Maurepas;  il  no  voudrait 
plus  y  faire  mettre  personne.  » 

LA    BASTILLE    DÉSIRéE. 

Un  homme  très-pauvre,  qui  avait  fait  un  livre  contre 
le  gouvernement,  disait  :  «  Morbleu  I  la  Bastille  n'arrive 
point  ;  et  voilà  qu'il  faut  tout  à  l'heure  payer  mon  terme.  » 


168  CARACTÈRES  ET  ANECDOTES. 

BEAUTÉ    d'HELVÉTIUS. 

M.  Helvétius  dans  sa  jeunesse  était  beau  comme 
l'Amour.  Un  soir  qu'il  était  assis  dans  le  foyer  et  fort  tran- 
quille, quoique  auprès  de  mademoiselle  Gaussin,  un  cé- 
lèbre financier  vint  dire  à  l'oreille  de  cette  actrice,  assez 
haut  pour  que  Helvétius  l'entendît  :  «  Mademoiselle,  vous 
serait-il  agréable  d'accepter  six  cents  louis  en  échange  de 
quelques  complaisances? —  Monsieur,  répondit-elle  assez 
haut  pour  être  entendue  aussi,  et  en  montrant  Helvétius, 
je  vous  en  donnerai  deux  cents  si  vous  voulez  venir  de- 
main matin  chez  moi  avec  cette  figure-là.  » 

BÉNÉFICES     NETS     DU    MARIAGE. 

Je  demandais  à  M...  s'il  se  marierait.  Il  me  répon- 
dit :  «  Pourquoi  faire?  Pour  payer  au  roi  de  France  la 
capitation  et  les  trois  vingtièmes  après  ma  moft?  » 

LES  BEUGERIES  DE  FLORIAN. 

M.  de  Th...,  pour  exprimer  l'insipidité  des  berge- 
ries de  M.  de  Florian,  disait  :  «  Je  les  aimerais  assez  s'il  y 
mettait  des  loups.  » 

LE    BEURRE    DE    l'eNKANT    JÉSUS. 

Le  curé  de  Saint -Sulpice  étant  allé  voir  madame 
de  Mazarin  pendant  sa  dernière  maladie  pour  lui  faire 
quelques  petites  exhortations,  elle  lui  dit  en  l'apercevant  : 
«  Ah  !  monsieur  le  curé,  je  suis  enchantée  de  vous  voir  ; 
j'ai  à  vous  dire  que  le  beurre  de  lEnfant-Jésus  n'est  plus 
à  beaucoup  près  si  bon  :  c'est  à  vous  d'y  mettre  ordre, 
puisque  TEnfant-Jésus  est  une  dépendance  de  votre 
Église.  » 


CAHACTÈBi;S  ET  ANECDOTES.  169 

BIENFAITEUn    ET    OBLIoé. 

On  clisiiit  à  un  homme  que  M...,  autrefois  son  bien- 
faiteur, le  iiaïssiiit.  «  Je  demande,  répondit-il,  la  |)ermis- 
sion  d'avoir  un  peu  d'incrédulité  h  cet  égard.  J'espère  qu'il 
ne  me  forcera  pas  à  changer  en  respect  pour  moi  le  seul 
sentiment  que  j'aie  besoin  do  lui  conserver.  » 

LE    BIEN    MAL    FAIT. 

Après  le  crime  et  le  mal  faits  à  dessein,  il  faut  mettre 
les  mauvais  effets  des  bonnes  intentions,  les  bonnes  ac- 
tions nuisibles  à  la  société  publique,  comme  le  bien  fait 
aux  méchants,  les  sottises  de  la  bonhomie,  les  abus  de  la 
philosophie  appliquée  mal  à  propos,  la  maladresse  en  ser- 
vant ses  amis,  les  fausses  applications  des  maximes  utiles 
ou  honnêtes,  etc. 

LE    MARÉCHAL    l)  E    BIRON    INSOLVABLE. 

Le  maréchal  de  Biron  eut  une  maladie  très-dange- 
reuse; il  voulut  se  confesser,  et  dit  devant  plusieurs  de 
SOS  amis  :  «  Ce  que  je  dois  à  Dieu,  ce  que  je  dois  au  roi, 
(•(>  que  je  dois  à  l'État...  »  Un  de  ses  amis  l'interrompit  : 
«  Tais-toi,  dit-il,  tu  mourras  insolvable.  » 

LOBD    BOLINCBROKE    ET    LOl'IS    XIV. 

Le  lord  Bolingbrokc  donna  à  Louis  XIV  mille  preuves 
do  sensibilité  pendant  une  maladie  très-dangereuse.  Le 
roi  étonné  lui  dit  :  «  J'en  suis  d'autant  plus  touché,  que, 
vous  autres  Anglais,  vous  n'aimez  pas  les  rois.  —  Sire, 
dit  Bolingbroke,  nous  ressemblons  aux  maris  qui,  n'aimant 
pas  leurs  femmes,  n'en  sont  que  plus  empressés  à  plaire 
à  celles  de  leurs  voisins.  » 

40 


CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


BONHEUR     DES    MORTS    ET    DES    VIVANTS. 

M...  disait  qu'il  fallait  qu'un  philosophe  commençât 
par  avoir  le  bonheur  des  morts,  celui  de  ne  pas  souffrir 
et  d'être  tranquille;  puis  celui  des  vivants,  de  penser, 
sentir  et  s'amuser, 

BONHOMIE   d'un    MISANTHROPE. 

J'ai  connu  un  misanthrope,  qui  avait  des  instants  de 
bonhomie,  dans  lesquels  il  disait  :  «  Je  ne  serais  pas 
étonné  qu'il  y  eût  quelque  honnête  homme  caché  dans 
quelque  coin  et  que  personne  ne  connaisse.  » 

LA    BONNE    AUX    CINQ    DOIGTS. 

C'est  un  fait  avéré  que  Madame,  fille  du  roi,  jouant 
avec  une  de  ses  bonnes,  regarda  à  sa  main,  et,  après  avoir 
compté  ses  doigts  :  «  Comment!  dit  1  enfant  avec  surprise, 
vous  avez  cinq  doigts  aussi,  comme  moi?  »  Et  elle  re- 
compta pour  s'en  assurer. 

BONNE     HUMEUR    DE    M.    DE    GALONNE. 

M.  de  Galonné,  au  moment  où  il  fut  renvoyé,  ap- 
prit qu'on  offrait  sa  place  à  M.  de  Fourqueux,  mais  que 
celui-ci  balançait  à  l'accepter.  «  Je  voudrais  qu'il  la  prit, 
dit  l'ex-ministre  :  il  était  ami  de  M.  de  Turgot,  il  entre- 
rait dans  mes  plans.  —  Cela  est  vrai,  »  dit  Dupont,  lequel 
était  fort  ami  de  M.  de  Fourqueux ,  et  il  s'offrit  pour  aller 
l'engager  à  accepter  la  place.  M.  de  Calonne  l'y  envoie. 
Dupont  revient  une  heure  après,  criant  :  «Victoire!  vic- 
toire! nous  le  tenons,  il  accepte.  »  M.  de  Calonne  pensa 
crever  de  rire. 


CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


L'NB   BOTINE'  OECVRE. 


«  Aujourd'hui,  Va  mars  1782,  j'ai  fait,  disait 
M.  de...,  une  bonne  œuvre  d'une  espèce  assez  rare  :  j'ai 
consolé  un  homme  honmMe,  plein  do  vertus,  riche  de  cent 
mille  livres  de  rente,  d'un  très-grand  nom,  de  beaucoup 
d'esprit,  d'une  très-bonne  santé,  etc.  ;  et,  moi,  je  suis 
pauvre,  obscur  et  malade.  » 

BON    SENS    DANS    LA    MéDIOCRITÉ. 

Un  homme  d'une  fortune  médiocre  se  chargea  de 
secourir  un  malheureux  qui  avait  été  inutilement  recom- 
mandé à  la  bienfaisimce  d'un  grand  seigneur  et  d'un  fer- 
mier général.  Je  lui  appris  ces  deux  circonstances  char- 
gées de  détails  qui  aggravaient  la  faute  de  ces  derniers. 
Il  me  répondit  tranquillement  :  «  Comment  voudriez-vous 
que  le  monde  subsistât,  si  les  pauvres  n'étaient  pas  conti- 
nuellement occupés  à  faire  le  bien  que  les  riches  négligent 
de  faire,  ou  à  réparer  le  mal  qu'ils  font?  » 

BOIRDALOUE    A    ROUEN. 

Un  prédicateur  disait  :  «.  Quand)  le  père  Bourdaloue 
prêchait  à  Rouen,  il  y  causait  bien  du  désordre  :  les  arti- 
Sims  quittaient  leurs  boutiques,  les  médecins  leurs  ma- 
lades, etc.  J'y  prêchai  l'année  d'après,  j'y  remis  tout  dans 
l'ordre.  »  • 

M.    DE    BRETEIIL    ET    LA    MARQUISE    DE    CRÉQUI. 

Madame  de  Créqui  me  disait  du  baron  de  Breteuil  : 
«  Ce  n'est ,  morbleu  !  pas  une  béte  que  le  baron ,  c'est 
un  sot.  » 


CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


M.    DE    BROGLIE    ET    LES    VERS    DE    VOLTAIRE. 

M.  de  Broglie,  qui  n'admire  que  le  mérite  militaire, 
disait  un  jour  :  «  Ce  Voltaire  qu'on  vante  tant ,  et  dont 
je  fais  peu  de  cas,  il  a  pourtant  fait  un  beau  vers  : 

Le  premier  qui  fut  roi  fut  un  soldat  heureux.  » 


BRUIT,    VENT    ET    FUMEE. 

Trois  choses,  disait  N...,  m'importunent,  tant  au 
moral  qu'au  physique,  au  sens  figuré  comme  au  sens  pro- 
pre :  le  bruit,  le  vent  et  la  fumée. 

BUREAU    d'esprit. 

Madame...,  tenant  un  bureau  d'esprit,  disait  de 
L...  :  «  Je  n'en  fais  pas  grand  cas;  il  ne  vient  pas  chez 
moi.  » 

cachots    en    ESPAGNE. 

On  disait  de  M...,  qui  se  créait  des  chimères  tristes 
et  qui  voyait  tout  en  noir  :  «  Il  fait  des  cachots  en  Espa- 
gne. » 

cadeaux    de    la    VIERGE. 

Un  catholique  de  Breslau  vola,  dans  une  église  de  sa 
communion ,  des  petits  cœurs  d'or  et  autres  offrandes. 
Traduit  en  justice,  il  dit  qu'il  les  tient  de  la  Vierge.  On 
le  condamne.  La  sentence  est  envoyée  au  roi  de  Prusse 
pour  la  signer,  suivant  l'usage.  Le  roi  ordonne  une  assem- 
blée de  théologiens  pour  décider  s'il  est  rigoureusement 
impossible  que  la  Vierge  fasse  à  un  dévot  catholique  de 
petits  présents.  Les  théologiens  de  cette  communion,  bien 
embarrassés,  décident  que  la  chose  n'est  pas  rigoureuse- 


CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


k 


ment  impossible.  Alors  lo  roi  t'crit  îiu  bas  de  la  sentence 
du  coupable  :  «Je  fais  grûce  au  nommé  N...,  mais  je  lui 
défends,  sous  peine  de  la  vie,  de  recevoir  désormais  au- 
cune espèce  do  cadeau  de  la  Vierge  ni  des  saints.  » 

CAFÉ  ET  TRAVAIL  DE  VOLTAIRE. 

Un  homme  disait  à  M.  de  Voltaire  qu'il  abusait  du 
travail  et  du  café,  et  qu'il  se  tuait.  «  Je  suis  né  tué,  »  ré- 
pondit-il. 

LA    CAFETIÈRE    DU    MARQUIS    DE    CHOIS  EU  L-L  A-B  AU  M  E. 

Le  marquis  de  Choiseul-la-Baume,  neveu  de  l'évo- 
que de  Châlons,  dévot  et  grand  janséniste,  étant  très- 
jeune,  devint  triste  tout  à  coup.  Son  oncle,  l'évèque,  lui 
en  demanda  la  raison  :  il  lui  dit  qu'il  avait  vu  une  cafe- 
tière qu'il  voudrait  bien  avoir,  mais  qu'il  en  désespérait. 
«Elle  est  donc  bien  chère?  —  Oui,  mon  oncle  :  vingt- 
cinq  louis.  »  L'oncle  les  donna  à  condition  qu'il  verrait 
cette  cafetière.  Quelques  jours  après,  il  en  demanda  des 
nouvelles  à  son  neveu.  «  Je  l'ai,  mon  oncle,  et  la  journée 
de  demain  ne  se  passera  pas  sans  que  vous  l'ayez  vue.  » 
n  la  lui  montra,  en  effet,  au  sortir  de  la  grand' messe.  Ce 
n'était  point  un  vase  à  verser  du  café,  c'était  une  jolie 
cafetière,  c'est-à-dire  limonadière,  connue  depuis  sous  le 
nom  do  madame  do  Bussi.  On  conçoit  la  colère  du  vieil 
évèque  janséniste. 

l\    CALEMBOUR. 

Un  entrepreneur  de  spectacles  ayant  prié  M.  de 
Villars  d'ôter  l'entrée  gratis  aux  pages,  lui  dit  :  «  Monsei- 
gneur, observez  que  plusieurs  pages  font  un  volume.  » 

10. 


CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


WE    LA    CALOMNIE    GRATUITE. 

Je  proposerais  volontiers,  disait  M.  D...,  je  propo- 
serais aux  calomniateurs  et  aux  méchants,  le  traité  que 
voici.  Je  dirais  aux  premiers  :  «  Je  veux  bien  que  l'on  me 
calomnie,  pourvu  que,  par  une  action  ou  indifférente  ou 
même  louable,  j'aie  fourni  le  fond  de  la  calomnie;  pourvu 
que  son  travail  ne  soit  que  la  broderie  du  canevas; 
pourvu  qu'on  n'invente  pas  les  faits  en  même  temps  que 
les  circonstances;  en  un  mot,  pourvu  que  la  calomnie  ne 
fasse  pas  les  frais  à  la  fois  et  du  fond  et  de  la  forme.  »  Je 
dirais  aux  méchants  :  «  Je  trouve  simple  qu'on  me  nuise, 
pourvu  que  celui  qui  me  nuit  y  ait  quelque  intérêt  per- 
sonnel ;  en  un  mot,  qu'on  ne  me  fasse  pas  du  mal  gra- 
tuitement, comme  il  arrive.  » 

LE    CARACTÈRE    DE    M... 

J'ai  bien  examiné  M...,  et  son  caractère  m'a  paru 
piquant  :  très-aimable  et  nulle  envie  de  plaire,  si  ce  n'est 
à  ses  amis  ou  à  ceux  qu'il  estime;  en  récompense  une 
grande  crainte  de  déplaire.  Ce  sentiment  est  juste,  et  ac- 
corde ce  qu'on  doit  à  l'amitié  et  ce  qu'on  doit  à  la  so- 
ciété. On  peut  faire  plus  de  bien  que  lui  :  nul  ne  fera 
moins  de  mal.  On  sera  plus  empressé  :  jamais  moins  im- 
portun. On  caressera  davantage  :  on  ne  choquera  jamais 
moins. 

LE    CARACTÈRE    DE    N.  .. 

Ne  me  vantez  point  le  caractère  de  N...  :  c'est  un 
homme  dur,  inébranlable,  appuyé  sur  une  philosophie 
froide,  comme  une  statue  de  bronze  sur  du  marbre. 


GARACT£IVES  ET  ANECDOTES  175 

CAnACTÈRE    INCOnniCIBLE    DE    M... 

Les  amis  de  M...  voulaient  plier  son  caractère  à 
leurs  fantaisies,  et,  le  trouvant  toujours  le  même,  disaient 
qu'il  était  incorrigible.  11  leur  répondit  :  «  Si  je  n'étais 
pas  incorrigible,  il  y  a  bien  longtemps  que  je  serais  cor- 
rompu. » 

LES    CARPES    DE    MADAME    DE    MAINTENOX. 

Madame  de  Maiiitonon  et  madame  de  Caylus  se 
promenaient  autour  de  la  pièce  d'eau  do  Mari  y.  L'eau 
était  très-transparente,  et  on  y  voyait  des  carpes  dont  les 
mouvements  étaient  lents,  et  qui  paraissaient  aussi  tristes 
qu'elles  étaient  maigres.  Madame  do  Caylus  le  fit  remar- 
quer à  madame  de  Maintenon  qui  répondit  :  «  Elles  sont 
comme  moi  ;  elles  regrettent  leur  bourbe.  » 

LES  CARTES  DU  ROI  DE  PRUSSE. 

Le  roi  de  Prusse  a  plus  d'une  fois  fait  lever  des 
plans  géographiques  très-défectueux  de  tel  ou  tel  pays; 
la  carte  indiquait  tel  marais  impraticable  qui  ne  l'était 
point,  et  que  les  ennemis  croyaient  tel  sur  la  foi  du  faux 
plan. 

LA  CASSETTE  DE  LOUIS  XV  ET  LEBEL. 

Louis  XV  ayant  refusé  vingt-cinq  mille  francs  de  sa 
cassette  à  Lebcl,  son  valet  de  chambre,  pour  la  dépense 
de  ses  petits  appartements,  et  lui  disant  de  s'adresser  au 
trésor  royal,  Lebel  lui  répondit  :  «  Pourquoi  m'exposerais- 
je  au  refus  et  aux  tracasseries  de  ces  gens-là,  tandis  que 
vous  avez  là  plusieurs  millions?  »  Le  roi  lui  répondit  : 


176  CARACTERES  ET   ANECDOTES. 

«  Je  n'aime  point  à  me  dessaisir  ;  il  faut  toujours  avoir  de 
quoi  vivre.  »  (Anecdote  contée  par  Lebel  à  M.  Buscher.) 

CÉLÉBRITÉ    LITTÉRAIRE. 

«  Au  ton  qui  règne  depuis  dix  ans  dans  la  littéra- 
ture, disait  M...,  la  célébrité  littéraire  me  paraît  une  es- 
pèce de  diffamation  qui  n'a  pas  encore  tout  à  fait  autant 
de  mauvais  effets  que  le  carcan  ;  mais  cela  viendra.  » 

LE    CÉLIBAT. 

On  attribuait  à  la  philosophie  moderne  le  tort  d'avoir 
multiplié  le  nombre  des  célibataires;  sur  quoi,  M...  dit: 
«  Tant  qu'on  ne  me  prouvera  pas  que  ce  sont  les  philo- 
sophes qui  se  sont  cotises  pour  faire  les  fonds  de  made- 
moiselle Bertin,  et  pour  élever  sa  boutique,  je  croirai  que 
ce  célibat  pourrait  bien  avoir  une  autre  cause.  » 

CE    QUE    j'aime    en    VOUS. 

Madame  de  C...  disait  à  M.  B...  :  «  J'aime  en  vous...  — 
Ah!  madame,  dit-il  avec  feu,  si  vous  savez  quoi,  je 
suis  perdu.  » 

CE  qu'on  oserait. 

On  disait  à  M...,  qui  n'était  plus  jeune  :  «  Vous 
n'êtes  plus  capable  d'aimer.  —  Je  ne  l'ose  plus,  dit-il  ; 
mais  je  me  dis  encore  quelquefois  en  voyant  une  jolie 
femme  :  Combien  je  l'aimerais,  si  j'étais  plus  aimable!  » 

CE    qu'on    voit    sur    LE    PONT    NEUF. 

On  connaît  le  proverbe  :  «  On  no  passe  jamais  sur 
le  pont  Neuf  sans  y  voir  un  moine,  un  cheval  blanc  et  une 
catin.  »  Deux  femmes  de  la  cour,  passant  sur  le  pont  Neuf, 


CARACTliUES  ET  ANECDOTES. 


virent  en  deux  minutes  un  mcino  et  un  cheval  blanc  ;  une 
des  deux,  poussant  l'autre  du  coude,  lui  dit  :  «  Pour  la 
catin,  vous  et  moi,  nous  n'en  sommes  pas  en  peine.  » 

CHACUN    NUIT    A    TOUS. 

Je  demandais  k  M.  R...,  homme  plein  d'esprit  et  de 
talent,  pourquoi  il  no  s'était  nullement  montré  dans  la 
révolution  de  i789;  il  me  répondit:  «  C'est  que,  depuis 
trente  ans,  j'ai  trouvé  les  hommes  si  méchants  en  parti- 
culier et  pris  un  à  un,  que  je  n'ai  osé  espérer  rien  do  bon 
d'eux,  en  public  et  pris  collectivement.  » 

UNE    CHANSON    RE    MASSII.LON. 

Massillon  était  fort  galant.  Il  devint  amoureux  de 
madame  de  Simiane,  pelite-fille  de  madame  de  Sévigné. 
Cette  (lame  aimait  beaucoup  le  stylo  soigné,  et  ce  fut  pour 
lui  plaire  qu'il  mit  tant  de  soin  à  composer  ses  Synodes^  un 
de  ses  meilleurs  ouvrages.  Il  logeait  à  l'Oratoire  et  devait 
être  rentré  à  neuf  heures;  madame  de  Simiane  soupait  à 
sept  par  complaisance  pour  lui.  Ce  fut  à  l'un  de  ces  sou- 
pers tête  à  tête,  qu'il  fit  une  chanson  très-jolie,  dont  j'ai 
retenu  la  moitié  d'un  couplet  : 


Aimons-nous  tendrement,  Elvire  : 
Ceci  n'est  qu'une  chanson 
Pour  qui  voudrait  en  thédire; 
Mais,  pour  nous,  c'est  tout  de  bon. 

LE    PRINCE    DE    CHAROLAIS    ET    M.    DE    BRISSAC. 

M.    le  prince  de  Charolais,    ayant  surpris  M.  de 
Brissac  chez  sa  maîtresse,  lui  dit:  «  Sortez I  »  M.  de  Bris- 


CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


sac  lui  répondit  :  «  Monseigneur,  vos  ancêtres  auraient 
dit  :  Sortons.  » 

LE    CHÊNE    ET    LE    ROSEAU. 

«  Au  physique,  disait  M...,  homme  d'une  santé  dé- 
licate et  d'un  caractère  très-fort,  je  suis  le  roseau  qui 
plie  et  ne  rompt  pas;  au  moral,  je  suis,  au  contraire,  le 
chêne  qui  rompt  et  qui  ne  plie  point.  »  Homo  interior  lotus 
net-vus,  dit  Van-Helmont. 

LE    CHEVAL    DU    VOLEUR. 

Il  est  d'usage  en  Angleterre  que  les  voleurs  déte- 
nus en  prison,  et  sûrs  d'être  condamnés,  vendent  tout  ce 
qu'ils  possèdent,  pour  en  faire  bonne  chère  avant  de  mou- 
rir. C'est  ordinairement  leurs  chevaux  qu'on  est  le  plus 
empressé  d'acheter,  parce  qu'ils  sont  pour  la  plupart  ex- 
cellents. Un  d'eux,  à  qui  un  lord  demandait  le  sien,  pre- 
nant le  lord  pour  quelqu'un  qui  voulait  faire  le  métier, 
lui  dit  :  «  Je  ne  veux  pas  vous  tromper  ;  mon  cheval , 
quoique  bon  coureur,  a  un  très-grand  défaut  :  c'est  qu'il 
recule  quand  il  est  auprès  de  la  portière.  » 

LES    CHEVEUX   DE   LA    DUCHESSE    DE    FRONSAC. 

La  duchesse  de  Fronsac,  jeune  et  jolie,  n'avait  point 
eu  d'amants  et  l'on  s'en  étonnait  ;  une  autre  femme,  vou- 
lant rappeler  qu'elle  était  rousse  et  que  cette  raison  avait 
pu  contribuer  à  la  maintenir  dans  sa  tranquille  sagesse, 
dit  :  «  Elle  est  comme  Samson,  sa  force  est  dans  ses  che- 
veux. » 

LES     CHEVEUX     DE    M.    DE    FRISE. 

D'Arnaud,  entrant  chez  M.  le  comte  de  Frise,  le  vit 
à  sa  toilette  ayant  les  épaules  couvertes  de  ses  beaux 


CARACTERES  ET  ANECDOTES.        «79 


cheveux.  «  Ah!  monsieur,  dit-il,  voilà  vraiment  des  che- 
veux de  génie.  —  Vous  trouvez?  dit  le  comte.  Si  vous 
voulez,  je  me  les  ferai  couper  pour  vous  en  faire  une  per- 
ruque. » 

LES   CHIENS   DE   SAINT-MALO   ET  LES   SlISSES   DU   ROI. 

Des  députés  de  Bretagne  soupèrent  chez  M.  de 
Choiseul;  un  d'eux,  d'une  mine  très-grave,  ne  di^pas  un 
mot.  Le  duc  de  Grammont,  qui  avait  été  frappé  de  sa 
figure,  dit  au  chevalier  de  Court,  colonel  des  Suisses  : 
«  Je  voudrais  bien  savoir  de  quelle  couleur  sont  les  pa- 
roles de  cet  homme.  «  Le  chevalier  lui  adressa  la  parole. 
«  Monsieur,  de  quelle  ville  étes-vous?  —  De  Saint-Malo. 
—  De  Saint-Malo!  par  quelle  bizarrerie  la  ville  est-elle 
gardée  par  des  chiens?  —  Quelle  bizarrerie  y  a-t-il  là? 
répondit  le  grave  personnage;  le  roi  est  bien  gardé  par 
des  Suisses.  » 

H.     DK    CHOISEUL    ET    LE    JÉSUITE    NEUVILLE. 

Le  maréchal  de  Belle-Isle,  voyant  que  M.  de  Choi- 
seul prenait  trop  d'ascendant,  fit  faire  contre  lui  un  mé- 
moire pour  le  roi,  par  le  jésuite  Neuville.  Il  mourut  stins 
avoir  présenté  ce  mémoire,  et  le  portefeuille  fut  porté  à 
M.  le  duc  de  Choiseul,  qui  y  trouva  le  mémoire  fait  contre 
lui.  Il  fit  l'impossible  pour  reconnaître  l'écriture,  mais 
inutilement.  Il  n'y  songeait  plus,  lors(iu'un  jésuite  consi- 
dérable lui  fit  demander  la  permission  de  lui  lire  l'éloge 
qu'on  faisait  de  lui  dans  l'oraison  funèbre  du  maréchal  do 
Belle-Isle,  composée  par  le  père  Neuville.  La  lecture  se  fit 
sur  le  manuscrit  de  l'auteur,  et  M.  de  Choiseul  reconnut 
alors  l'écriture.  La  seule  vengeance  qu'il  en  tira,  ce  fut  de 
faire  dire  au  père  Neuville  qu'il  réussissjiit  mieux  dans  le 


CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


genre  de  l'oraison  funèbre  que  dans  celui  des  mémoires 
au  roi. 

LE  DUC  DE  CHOISEUL  ET  LES  MAITRES  DE  POSTE. 

Quand  le  duc  de  Choiseul  était  content  d'un  maître 
de  poste  par  lequel  il  avait  été  bien  mené,  ou  dont  les  en- 
fants étaient  jolis,  il  lui  disait  :  «  Combien  paye-t-on? 
est-ce  poste  ou  poste  et  demie,  de  votre  demeure  à  tel 
endroit?  —  Poste,  monseigneur.  —  Eh  bien,  il  y  aurgt  dé- 
sormais poste  et  demie.  »  La  fortune  du  maître  de  poste 
était  faite. 

LE    DUC    DE    CHOISEUL,    SES    LETTRES 
ET    M.    DE    CALONINE, 

Le  duc  de  Choiseul  avait  grande  envie  de  ravoir 
les  lettres  qu'il  avait  écrites  à  M.  de  Calonne  dans  l'affaire 
de  M.  de  La  Clialotais  ;  mais  il  était  dangereux  de  mani- 
fester ce  désir.  Cela  produisit  une  scène  violente  entre  lui 
et  M.  de  Calonne,  qui  tirait  ces  lettres  d'un  portefeuille, 
bien  numérotées,  les  parcourait,  et  disait  à  chaque  fois  : 
«  En  voilà  une  bonne  à  brûler,  »  ou  telle  autre  plaisan- 
terie ;  M.  de  Choiseul  dissimulant  toujours  l'importance 
qu'il  y  mettait,  et  M.  do  Calonne  se  divertissant  de  son 
embarras,  et  lui  disant  :  «  Si  je  ne  fais  pas  une  chose  dan- 
gereuse pour  moi,  cela  m'ôte  tout  le  piquant  de  la  scène.  » 
Mais  ce  qu'il  y  eut  de  plus  singulier,  c'est  que  M.  d'Ai- 
guillon, l'ayant  su,  écrivit  à  M.  de  Calonne  :  «  Je  sais. 
Monsieur,  que  vous  avez  brûlé  les  lettres  de  M.  de  Choi- 
seul, relatives  à  l'affaire  de  M.  de  La  Clialotais;  je  vous 
prie  de  garder  toutes  les  miennes.  » 


CARACTERES  ET  ANECDOTES.  181 


CHRISTINE    DE    SIEllE    ET    NAIDK. 

Christine,  reine  de  Suède,  avait  appelé  à  sa  cour 
le  célèbre  Naudè,  qui  avait  com{)osé  un  livre  très-savant 
sur  les  ditrérentes  danses  grecques,  et  Meibomius,  érudit 
all(Mnand,  auteur  du  recueil  et  de  la  traduction  de  sept 
auteurs  grecs  qui  ont  écrit  sur  la  musique.  Bourdelot,  son 
premier  médecin,  espèce  de  favori  et  plaisant  de  profes- 
sion, donna  à  la  reine  l'idée  d'engager  ces  deux  savants, 
l'un  à  chanter  un  air  de  musique  ancienne,  et  l'aulre  à  le 
danser.  Elle  y  réussit,  et  cette  farce  couvrit  de  ridicule 
les  deux  savants  qui  en  avaient  été  les  auteurs.  Naudé 
prit  la  plaisanterie  en  patience;  mais  le  savant  en  «s  s'em- 
porta et  poussa  la  colère  jusqu'à  meurtrir  de  coups  de 
poing  le  visjige  de  Bourdelot,  et,  après  cette  équipée,  il 
se  ScUiva  de  la  cour,  et  môme  quitta  la  Suède. 

l.E    CLERGÉ    DE    FONTEXEI.LE. 

Kontenelle  avait  fait  un  opéra  où  il  y  avait  un  chœur 
de  prêtres  qui  scandalisii  les  dévots;  l'archevècpie  de  Paris 
voulut  le  faire  supprimer:  «Je  ne  me  mêle  point  de  son 
clergé,  dit  Fontenelle;  qu'il  ne  se  mêle  pas  du  mien.  » 

LA    PETITE    CLOCHETTE    D  li    COMTE    DE    CHAROT. 

La  maréchale  de  Luxembourg,  arrivant  à  l'église 
un  peu  trop  tard,  demanda  où  en  était  la  messe,  et  dans 
cet  instant  la  sonnette  du  lever-Dieu  sonna.  Le  comte  de 
Chabot  lui  dit  en  bégayant  :  «  Madame  la  maréchale, 

J'entcnda  la  petite  clochette, 
Lo  petit  mouton  n'est  pas  loin.  >> 


LCe  sont  deux  \ers  d'un  o|)éra-comique. 


M 


182        CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


LE    COCHER     Dlj     KOI     DE    PRUSSE. 

Le  cocher  du  roi  de  Prusse  l'ayant  renversé,  le  roi 
entra  dans  une  colère  épouvantable.  «  Eh  bien,  dit  le  co- 
cher, c'est  un  malheur;  et  vous,  n'avez-vous  jamais  perdu 
une  bataille?  » 

COCHER  ou  AMBASSADEUR  DU  ROI  DE  PRUSSE. 

Le  roi  de  Prusse  causant  avec  d'Alembert,  il  entra 
chez  le  roi  un  de  ses  gens  du  service  domestique,  homme 
de  la  plus  belle  figure  qu'on  pût  voir;  d'Alembert  en  parut 
frappé.  «  C'est,  dit  le  roi,  le  plus  bel  homme  de  mes  États: 
il  a  été  quelque  temps  mon  cocher,  et  j'ai  une  tentation 
bien  violente  de  l'envoyer  ambassadeur  en  Russie.  » 

LE     COCHON     DE     VOLTAIRE. 

M.  de  Voltaire  se  trouvant  avec  madame  la  du- 
chesse de  Chaulnos,  celle-ci,  parmi  les  éloges  qu'elle  lui 
donna,  insista  principalement  sur  l'harmonie  de  sa  prose. 
Tout  d'un  coup,  voilà  M.  de  Voltaire  qui  se  jette  à  ses 
pieds.  «  Ah  !  madame,  je  vis  avec  un  cochon  qui  n'a  pas 
d'organe,  qui  ne  sait, ce  que  c'est  qu'harmonie,  me- 
sure, etc.  »  Le  cochon  dont  il  parlait,  c'était  madame 
(lu  Chastelet,  son  Emilie. 

COMÉDIENNES  AU  THEATRE 
ET  COMÉDIENNES  A  LA  VILLE. 

Notre  siècle  a  produit  huit  grandes  comédiennes  : 
quatre  du  théâtre  et  quatre  de  la  société.  Les  quatre  pre- 
mières sont  :  mademoiselle  d'Augeville,  mademoiselle  l)u- 
ménil,  mademoiselle  Clairon  et  madame  Saint-IIuberli  ; 


n 


CARACTERES  ET  ANECDOTES.  1H3 

les  quatro  autres  sont  :  madainn  do  Mont...,  madame  de 
Gcnl...,  madame  N...  et  madame  d'Angiv... 

COMF.niK    SANS     ÉCltO. 

Luxembourg,  le  crieur  qui  appelait  les  gens  et  le.s 
carrosses  au  sortir  de  la  Comédie,  disiiit,  lorsqu'elle  fui 
transportée  au  Carrousel  :  «  La  Comédie  sera  mal  ici,  il 
n'y  a  point  d'écho.  » 

COMME    I.K    nOI    KST    SKRVI. 

M...  me  racontait,  avec  indignation,  une  malver- 
sjition  de  vivricrs.  «  Il  en  coûta,  me  dit-il,  la  vie  à  cin(| 
mille  hommes,  qui  moururent  exactement  de  faim  ;  et  voilà, 
inoiisieur,  vom  me  le  roi  est  servi  !  » 

COMMKM-     M.     U'.\I(;L1I,L0.\    DEVINT    MIMSTIIK. 

C'est  un  fait  certain  et  connu  des  amis  de  M.  d'Ai- 
guillon, que  le  roi  ne  l'a  jamais  nommé  ministre  des  af- 
faires étrangères;  ce  fut  madame  du  Barry  qui  lui  dit:  «Il 
faut  (jue  tout  ceci  finisse,  et  je  veux  que  vous  alliez  de- 
main malin  remercier  le  roi  de  vous  avoir  nommé  à  la 
l>lare.  »  Hlle  dit  au  roi  :  «  M.  d'Aiguillon  ira  d»Muain  vou^. 
remercier  de  sa  nomination  à  la  place  de  secrétaire  d'état 
des  affaires  étrangères.  »  Le  roi  ne  dit  mot.  M.  d'Aiguil- 
lon n'osiùt  [«s  y  aller;  madame  du  Barry  le  lui  ordonna; 
il  y  alla.  Le  roi  ne  lui  dit  rien,  et  M.  d'Aiguillon  entra  en 
fonctions  sur-le-champ.  » 

r.OMMENT    M.     DE     M  A  l  n  E  P  A  S    DE\I.\T    MIMSTKE. 

C'est  un  fait  connu  (|ue  la  lettre  du  i-oi,  envoyée  a 
M.  (le  Maurepas,  a\ail  été  écrite  pour  M.  de  Macluiult.  On 


184  CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


sait  quel  intérêt  particulier  fit  changer  cette  disposition  ; 
mais  ce  qu'on  ne  sait  point,  c'est  que  M.  de  Maurepas 
escamota,  pour  ainsi  dire,  la  place  qu'on  croit  qui  lui  avait 
été  offerte.  Le  roi  ne  voulait  que  causer  avec  lui;  à  la  fin 
de  la  conversation,  M.  de  Maurepas  lui  dit  :  «  Je  dévelop- 
perai mes  idées  demain  au  conseil.  »  On  assure  aussi  que, 
dans  cette  même  conversation,  il  avait  dit  au  roi  :  «  Votre 
Majesté  me  fait  donc  premier  ministre?  —  Non,  dit  le  roi, 
ce  n'est  point  du  tout  mon  intention.  —  J'entends,  dit 
M.  de  Maurepas,  Votre  Majesté  veut  que  je  lui  apprenne 
à  s'en  passer.  » 

LA    MAUVAISE    COMPAGNIE 
DU     CHEVALIER    DE    MONTBAREY. 

Le  chevalier  de  Montbarey  avait  vécu  dans  je  ne 
sais  quelle  ville  de  province,  et,  à  son  retour,  ses  amis  le 
plaignaient  de  la  mauvaise  société  qu'il  avait  eue.  «  C'est 
ce  qui  vous  trompe,  répondit-il  ;  la  bonne  compagnie  de 
cette  ville  y  est  comme  partout,  et  la  mauvaise  y  est  excel- 
lente. » 

COMPLAISANT    d'uN    MIMSTRE, 

Un  jeune  homme  avait  offensé  le  complaisant  dun 
ministre.  Un  ami,  témoin  de  la  scène,  lui  dit,  après  le 
départ  de  l'offensé  :  «Apprenez  qu'il  vaudrait  mieux  avoir 
offensé  le  ministre  même  que  l'homme  qui  le  sert  dans  sa 
garde- robe.  » 

CONFESSION     DE     DIDEROT. 

V 

Diderot,  âgé  de  soixante-deux  ans  et  amoureux  do 
toutes  les  femmes,  disait  à  un  de  ses  amis  :  «  Je  me  dis 
souvent  à  moi-mênie  :  Vieux  fou!  vieux  gueux!  quand 


CARACTÈRES  ET  ANECDOTES.  185 


cesseras-tu  donc  do  t'exposor  à  l'affront  d'un  refus  ou  d'un 
ridicule?  » 

CONFESSION    d'une    JEl'NE    KII.I.E. 

Une  fille,  otjuit  à  confesse,  dit  :  «Je  m'accuse  d'avoir 
estimé  un  jeune  homme.  —  Estimé!  combien  de  fois?  » 
demanda  le  pt^re. 

CONGÉ    UE    M.    DE    SENEVOI. 

Madame  de...  vivait  avec  M.  de  Senevoi.  Un  jour 
qu'elle  avait  son  mari  à  sa  toilette,  un  soldat  arrive,  et  lui 
demande  sa  protection  auprès  de  M.  de  Senevoi,  son  co- 
lonel, auquel  il  demandait  un  congé.  Madame  de...  se 
fâche  contre  cet  impertinent,  dit  qu'elle  ne  connaît  M.  de 
Senevoi  que  comme  tout  le  monde;  en  un  mot,  refuse. 
M.  de...  retient  le  soldat,  et  lui  dit  :  «  Va  demander  ton 
congé  en  mon  nom,  et,  si  Senevoi  te  le  refuse,  dis-lui  (jue 
je  lui  ferai  donner  le  sien.  » 

BON    CONSEIL    DE    MADEMOISELLE    QL'INAII.T 
A    M.    DE    OHAULNES. 

M.  deChaulnesavait  fait  peindre  sa  femme  onHébe; 
il  ne  savait  comment  se  faire  {)eindre  pour  faire  pen- 
dant. Mademoiselle  Quinault,  à  qui  il  contait  son  embar- 
ras, lui  dit  :  «  Faites-vous  peindre  en  hébété.  » 

CONSEILS  DE  M.  DE  TIRENNE  A  CN  ENFANT. 

M.  de  Turenne,  voyant  un  enfant  passer  derrière  un 
clieval,  de  façon  à  pouvoir  être  estropié  par  une  ruade, 
l'appela  et  lui  dit  :  «  Mon  bel  enfant,  ne  {«ssez  jamais  der- 
rière un  cheval  stms  laisser  entre  lui  et  vous  l'intervalle 


186  CARACTERES  ET  ANECDOTES. 

nécessaire  pour  que  vous  ne  puissiez  en  être  blessé.  Je 
vous  promets  que  cela  ne  vous  fera  pas  faire  une  demi- 
lieue  de  plus  dans  le  cours  de  votre  vie  entière;  et  sou- 
venez-vous que  c'est  M.  de  Turenne  qui  vous  l'a  dit.  » 

C  0  \  s  I D  K  R  A  ï  1 0  N  . 

On  disait  à  M...  :  «  Vous  aimez  beaucoup  la  con- 
sidération. »  Il  répondit  ce  mot  qui  me  frappa  :  «  Non, 
j'en  ai  pour  moi;  ce  qui  m'attire  quelquefois  celle  des 
autres.  » 

CONSTANCE    DE    M.     DE    BISSI. 

M.  de  Bissi,  voulant  quitter  la  i)résidente  d'Aligre, 
trouva  sur  sa  cheminée  une  lettre  dans  laquelle  elle  disait 
à  un  homme  avec  qui  elle  était  en  intrigue  qu'elle  vou- 
lait ménager  M.  de  Bissi  et  s'arranger  pour  qu'il  la  quitliit 
le  premier.  Elle  avait  même  laissé  cette  lettre  à  dessein. 
Mais  M.  de  Bissi  ne  fit  semblant  de  rien,  et  la  garda  six 
mois,  en  l'importunant  de  ses  assiduités. 

LES    DEUX    COQUETTES. 

Madame  de  L...  est  coquette  avec  illusion,  en  se 
trompant  elle-même.  Madame  de  B...  l'est  sans  illusion, 
et  il  ne  faut  pas  la  chercher  parmi  les  dupes  qu'elle  fait. 

LE    CORDON     BI.Ei;     DE     M.     DE     BO  U  I,  A  I  N  M  1. 1,1  ER  S  . 

M.  de  Boulainvilliers,  homme  sans  esprit,  très-vain, 
et  fier  d'un  cordon  bleu  par  charge,  disait  à  un  homme, 
en  mettant  ce  cordon,  pour  lequel  il  avait  acheté  une  place 
de  cinquante  mille  écus  :  «  Ne  seriez-vous  pas  bien  aise 
d'avoir  un  pareil  ornement?  —  Non,  dit  l'autre;  mais  je 
voudrais  avoir  ce  qu'il  vous  coûte.  » 


CARACTÈRES  ET  ANECDOTES. 


I.E    CORPS     Di;     MARl'.ClIAL    DE    I.KVIS. 

L'évAquo  d'Arras,  recevant  dans  sa  cathédrale  le 
corps  du  mam'lial  do  Lévis,  dit  en  mettant  la  main  sur  le 
cercueil  :  «  Je  le  |)0ssède  enfin,  cet  homme  vertueux.  » 

UN     CORPS    SAINT. 

Le  baron  de  \a\  Ilouze,  ayant  renchi  quelques  ser- 
vices au  [wpe  Gani;anelli,  ce  pape  lui  dciuanda  s'il  pou- 
vait faire  (pudique  chose  (jui  lui  fût  ai;n'al)l('.  Le  baron  de 
La  Houze,  rusé  Gascon,  le  pria  de  lui  faire  donner  uncorp-; 
siiint.  Le  pape  fut  très-surpris  de  cette  demande  de  la  piirt 
d'un  Français.  Il  lui  fit  donner  ce  qu'il  demandait.  Le 
baron,  qui  avait  une  petite  terre  dans  les  Pyrénées,  d'un 
revenu  très-mince,  sans  débouché  \xmr  l(>s  denrées,  y  fit 
|)orter  son  saint,  le  fil  accréditer.  L(>s  chalands  accouru- 
rent, l(S  miracles  arrivèrent,  un  villai^e  d'auprès  se  peu- 
pla, les  denrées  aui:mentèr(>nt  de  prix,  et  les  revenus  du 
baron  triplèrent. 

CORRKSPONDANCE    AVEC    I,A     VIERCIE. 

La  maréchale  de  Noaillos,  actuellement  vivante 
(1780),  est  une  mystique  comme  madame  Guyon,  à  l'es- 
prit près.  Sa  tôle  s'était  montée  au  point  d'écrire  à  la 
Vierge.  Sa  lettre  fut  mise  dans  le  tronc  de  Saint-Roch,  et 
la  réponse  à  cette  lettre  fut  faite  par  un  prêtre  de  cette 
jKiroisse.  Ce  manéf!;e  dura  longtenq)s;  le  prêtre  fut  d«'>cou- 
vert  et  inquiété,  mais  on  assoupit  cette  affaire. 

I.  E    C  n  A  P  A  i;  D    DE    M.    DE    I.  A  S  S  A  Y. 

M.  de  Lassay,  homme  très-doux,  mais  qu'\  avait 
une  irrande  connais.s«nice  de  la  sociét<^,  disîdt  qu'il  faudrait 


CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


avaler  un  crapaud  tous  les  matins,  pour  ne  plus  rien  trou- 
ver de  dégoûtant  le  reste  de  la  journée,  quand  on  devait 
la  passer  dans  le  monde. 

LA    CROIX    DE     SAI.\T-L01IS    DE     l'OPÉRA. 

Le  duc  de  La  Yallière,  voyant  à  l'Opéra  la  petite 
Lacour  sans  diamants,  s'approche  d'elle,  et  lui  demande 
comment  cela  se  fait.  «  C'est,  lui  dit-elle,  que  les  diamants 
sont  la  croix  de  Saint-Louis  de  notre  état.  »  Sur  ce  mot, 
il  devint  amoureux  fou  d'elle.  Il  a  vécu  avec  elle  long- 
temps. Elle  le  subjuguait  par  les  mômes  moyens  qui  réus- 
sirent à  madame  du  Barry  près  de  Louis  XV.  Elle  lui  ôtait 
son  cordon  bleu,  le  mettait  à  terre,  et  lui  disait  :  «  Mets- 
toi  à  genoux  là-dessus,  vieille  ducaille.  » 

CRUCHE    SANS    ANSE. 

M...  disait  d'un  sot  sur  lequel  il  n'y  a  pas  de  prise: 
«  C'est  une  cruche  sans  anse.  » 

CYNISME     DU    COMTE    D'ARGENSON. 

Le  comte  d'Argenson,  homme  d'esprit,  mais  dé- 
pravé, et  se  jouant  de  sa  propre  honte,  disait  :  «  Mes  en- 
nemis ont  beau  faire,  ils  ne  me  culbuteront  pas  :  il  n'y  a 
ici  personne  plus  valet  que  moi.  » 

LES     DAMNÉS    DE     LA    FONTAINE. 

La  Fontaine,  entendant  plaindre  le  sort  des  dam- 
nés au  milieu  de  l'enfer,  dit  :  «  Je  me  flatte  qu'ils  s'y  ac- 
coutument, et  qu'à  la  fin  ils  sont  là  comme  le  poisson  dans 
l'eau.  » 


CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


I.'ABBé    DANGEAU. 


L'abbé  Dangeau,  de  l'Académie  française,  grand 
puriste,  travaillait  à  une  grammaire  et  ne  parlait  d'autre 
chose.  Un  jour,  on  se  lamentiiit  devant  lui  sur  les  mal- 
iieurs  de  la  dernière  campagne  'c'était  pendant  les  der- 
nières années  de  Louis  XIV).  «  Tout  cela  n'empêche  pas, 
dit-il,  que  je  n'aie  dans  ma  casselfe  deux  mille  verbes 
français  bien  conjugués.  » 

LK    DANSKin     DE    MAOAMK    DE    MAIHEPAS. 

Madame  de  .Maurepas  avait  de  Tamitié  pour  le 
comte  Lowendahl  (fils  du  maréchal),  et  celui-ci,  à  son  re- 
tour de  Saint-Domingue,  bien  fatigué  du  voyage,  descen- 
dit chez  elle.  «  Ah!  vous  voilà,  cher  comte  !  dit-elle.  Vous 
arrivez  bien  à  propos  :  il  nous  manque  un  danseur,  el 
vous  nous  êtes  nécessjiire.  »  Celui-ci  n'eut  que  le  temps 
de  faire  une  courte  toilette  et  dansa. 

OAinEUVAI.    ET    I.EKAIN. 

Avant  que  mademoiselle  Clairon  eût  établi  le  cos- 
tume au  Théûtre-Français,  on  ne  connaissait  pour  le 
théâtre  tragique  qu'un  seid  habit  qu'on  appelait  l'habit  à 
la  romaine,  et  avec  lequel  on  jouait  les  pièces  grecques, 
américaines,  esjwgnoles,  etc.  Lekain  fut  le  premier  à  se 
soumettre  au  costume,  et  se  fit  faire  un  habit  grec  pour 
ouer  Oreste  d'Andromaque.  Dauberval  arrive  dans  la  loge 
de  Lekain,  au  moment  que  le  tailleur  de  la  comédie  aj)- 
portait  l'habit  d'Oreste.  La  nouveauté  de  cet  habit  frapfw 
Dauberval.  qui  demanda  ce  que  c'était.  «  Cela  s'appell(> 
un  habit  à  la  grecque,  dit  Lekain.  —  Ah  !  qu'il  est  Ix'au! 

11. 


190        CARACTÈRES  ET  ANECDOTES. 

reprend  Dauberval;  le  premier  habit  à  la  romaine  dont 
j'aurai  besoin,  je  le  ferai  faire  à  la  grecque.  » 

DÉCADENCE    DU     DUC    DE... 

Le  duc  de...,  qui  avait  autrefois  de  l'esprit,  qui  ro- 
chorchait  la  conversation  dos  honnêtes  gens,  s'est  mis, 
à  cinquante  ans,  à  mener  la  vie  d'un  courtisan  ordinaire. 
Ce  métier  et  la  vie  de  Versailles  lui  conviennent  dans  la 
décadence  de  son  esprit,  comme  le  jeu  convient  aux  vieilles 
femmes. 


On  faisait  la  guerre  à  M...  sur  son  goût  pour  la  so- 
litude; il  répondit  :  «C'est  que  je  suis  plus  accoutumé  à 
mes  défauts  qu'à  ceux  d'autrui.  » 

MADAME    DU    DEFFANT    ET    MASSILLON. 

Madame  Du  Deffant,  étant  petite  fille  et  au  couvent, 
y  prêchait  l'irréligion  à  ses  petites  camarades.  L'abbé  fit 
venir  Massillon,  à  qui  la  petite  exposa  ses  raisons.  Massil- 
lon  se  retira,  en  disant  :  «  Elle  est  charmante.  »  L'abbesse, 
qui  mettait  de  l'importance  à  tout  cela,  demanda  à  l'évê- 
que  quel  livre  il  fallait  faire  lire  à  cette  enfant.  Il  réfléchit 
une  minute,  et  il  repondit  :  «  Un  catéchisme  de  cinq  sous.  « 
On  ne  put  on  tirer  autre  chose. 

DÉISME    ET    CHRISTIANISME. 

M...  disait  :  «Je  no  me  soucierais  pas  d'être  chré- 
tien, mais  jo  ne  serais  pas  fâché  de  croire  en  Dieu.  » 

DEI.IM.E    ET    SES     0  É  O  R  CI  Q  U  E  S. 

Quol(iu'un,  ayant  entendu    la   traduction  dos  Geor- 


CARACTÈRES  ET  ANECDOTES.        «9» 

giqttes  de  Yabhé  Delille,  lui  dit  :  «  Cela  est  excellent;  je 
ne  douto  pas  que  vous  n'ayez  le  premier  bénéfice  qui  sera 
à  la  noniiiiation  do  Vii-j^iie.  » 

DEMISSION     DK    M.     l)V.    MALUKl-AS. 

M.  do  Maurepas  et  M.  do  Saint- Florentin ,  tous 
deux  ministres  dans  le  temps  do  madame  de  Pompadour, 
firent  un  jour,  par  plaisanterie,  la  répétition  du  comf)li- 
ment  de  renvoi  qu'ils  prévoyaient  que  l'un  ferait  un  jour 
à  l'autre.  Ouinze  jours  après  celte  facétie,  M.  de  Maurepas 
entre  un  jour  chez  M.  de  Saint-Florentin,  prend  un  air 
triste  et  i^navo,  et  vient  lui  demander  s<i  démission.  M.  de 
Saint-Florentin  paraissait  en  être  la  dupe,  lorsqu'il  fut 
rassuré  par  un  éclat  de  rire  de  M.  de  Maurepas.  Trois  se- 
maines après,  arriva  le  tour  de  celui-ci,  mais  sérieuse- 
ment. M.  do  Saint-Florentin  entre  chez  lui,  et,  se  rap{x»- 
lant  le  commencement  do  la  harangue  de  M.  de  Maurepas, 
le  jour  de  sa  facétie,  il  répéta  ses  propres  mots.  M.  de 
Maurepas  crut  d'abord  que  c'était  une  plaisjinterie,  mais 
voyant  que  l'autre  parlait  tout  de  bon  :  «  Allons,  dit-il,  je 
vois  bien  que  vous  ne  me  persiflez  pas  ;  vous  êtes  un 
honnête  homme;  je  vais  vous  donner  ma  démission.  » 

l?iE    PETITE    DEMOISELLE    C  L  A  I  H  VO  Y  A  \  TE. 

Une  jeune  personne  dont  la  mère  était  jalouse,  et  à 
qui  les  treize  ans  de  sa  fille  déplaisaient  infiniment,  me 
disiiit  un  jour  :  «  J'ai  toujours  envie  de  lui  demander  par- 
don d'être  née.  » 

MADAME    PEMS    ET    ZAÏRE. 

On  faisait  compliment  à  madame  Denis  do  la  façon 
dont  elle  venait  de  jouer  Za'i're  :  «  Il  faudrait,  dit-elle,  être 


CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


belle  et  jeune.  —  Ah!  madame,  reprit  le  complimenteur 
naïvement,  vous  êtes  bien  la  preuve  du  contraire.  » 

LA    DENT    d'un    AVARE. 

Un  avare  souffrait  beaucoup  d'un  mal  de  dent;  on 
lui  conseillait  de  la  faire  arracher  :  «  Ah  !  dit-il,  je  vois 
bien  qu'il  faudra  que  j'en  fasse  la  dépense.  » 

I,E     DERNIER     DE     MADAME    B  R  I  S  A  R  D. 

Madame  Brisard,  célèbre  par  ses  galanteries,  étant 
à  Plombières,  plusieurs  femmes  de  la  cour  ne  voulaient 
point  la  voir.  La  duchesse  de  Gisors  était  du  nombre;  et, 
comme  elle  était  dévote,  les  amis  de  madame  Brisard  com- 
prirent que  si  madame  de  Gisors  la  recevait,  les  autres 
n'en  feraient  aucune  difficulté.  Ils  entre}>rirent  cette  né- 
gociation et  réussirent.  Comme  madame  Brisard  était  ai- 
mable, elle  plut  bientôt  à  la  dévote,  et  elles  en  vinrent  à 
l'intimité.  Un  jour,  madame  de  Gisors  lui  fit  entendre 
que,  tout  en  concevant  très-bien  qu'on  eût  une  faiblesse, 
elle  ne  comprenait  pas  qu'une  femme  vînt  à  multiplier  à 
un  certain  point  le  nombre  de  ses  amants.  «  Hélas!  lui  dit 
madame  Brisard,  c'est  qu'à  chaque  fois  j'ai  cru  que  celui- 
là  serait  le  dernier.  » 

DERNIERS    MOMENTS    DU    DUC    D'AUMONT. 

Madame  de  H...  me  racontait  la  mort  de  M.  le  duc 
d'Aumont.  «  Cela  a  tourné  bien  court,  disait-elle;  deux 
jours  auparavant,  M.  Bouvard  lui  avait  permis  de  manger, 
et,  le  jour  môme  de  sa  mort,  deux  heures  avant  la  réci- 
dive de  sa  paralysie,  il  était  comme  à  trente  ans,  comme 
il  avait  été  toute  sa  vie;  il  avait  demandé  son  perroquet, 
avait  dit:  «  Brossez  ce  fauteuil...  Voyons  mes  deux  bro- 


CARACTÈRES  ET  ANECDOTES.  i93 


deriea  nouvelles...  »  onfin,  toute  sji  \{'U\  sos  idées  comme 
à  l'ordinaire.  » 

DESPOTE    ET    MEDECIN. 

«Je  hais  si  fort  le  despotisme,  disait  M...,  que  je 
ne  puis  souffrir  le  mot  ordonnance  du  mtkleoin.  » 

LES    DETTES    DU     FII.S     DE    M.     DE    S  A I  \T- J  T  M  E\.    - 

M.  de  Saint-Julien,  le  père,  ayant  onlonné  à  son 
fils  do  lui  donner  la  liste  do  ses  dettes,  celui-ci  mit  à  la 
tAte  de  son  bilan  soixante  mille  livres  pour  une  charge  de 
conseiller  au  parlement  de  Bordeaux.  Le  père  indigné  crut 
que  c'était  une  raillerie,  et  lui  en  fit  des  reproches  amers. 
Le  fils  soutint  qu'il  avait  payé  cette  charge.  «C'était,  dit- 
il,  lorsque  je  fis  connaissance  avec  madame  Tilaurier. 
Elle  souhaitait  d'avoir  une  charge  de  conseiller  au  parle- 
ment de  Bordeaux  pour  son  mari ,  et  jamais,  sans  cela, 
elle  n'aurait  eu  d'amitié  pour  moi  ;  j'ai  payé  la  place,  et 
vous  voyez,  mon  père,  qu'il  n'y  a  pas  de  quoi  être  en  co- 
lère cont  e  moi,  et  que  je  ne  suis  [ws  un  mauvais  plai- 
sant. » 

DEUX  r.nANDS   nKitnis. 

On  disputait  chez  madame  de  Luxembourg  sur  ce 
vers  de  l'abbé  Delille  : 

Et  ces  deux  grands  débris  se  consolaient  entre  eux  ! 

On  annonce  le  bailli  de  Breteuil  et  madame  de  La  Rey- 
nière  :  «  Le  vers  est  bon,  »  dit  la  maréchale. 

DIDEROT    CONCILIATEl'R. 

Diderot  était  lié  avec  un  mauvais  sujet  qui,  par  je 
ne  sais  quelle  mauvaise  action  récente,  venait  de  jterdre 


19t  CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


l'amitié  d'un  oncle,  riche  chanoine,  qui  voulait  le  priver 
de  sa  succession.  Diderot  va  voir  l'oncle,  prend  un  air 
grave  et  philosophique,  proche  en  faveur  du  neyeu,  et 
essaye  de  remuer  la  passion  et  de  prendre  le  ton  pathé- 
tique. L'oncle  prend  la  parole,  et  lui  conte  deux  ou  trois 
indignités  de  son  neveu.  «  Il  a  fait  pis  que  tout  cela,  re- 
prend Diderot.  —  Et  quoi  ?  dit  l'oncle.  —  Il  a  voulu  vous 
assassiner  un  jour  dans  la  sacristie,  au  sortir  de  vot-e 
messe;  et  c'est  l'arrivée  de  deux  ou  trois  personnes  qui 
l'en  a  empoché. — Cela  n'est  pas  vrai,  s'écria  l'oncle  ;  c'est 
une  calomnie.  —  Soit,  dit  Diderot;  mais,  quand  cela  se- 
rait vrai,  il  faudrait  encore  pardonner  à  la  vérité  de  son  re- 
pentir, à  sa  position  et  aux  malheurs  qui  l'attendent  si  vous 
l'abandonnez.  » 

DIEU  ET  LE  SECOND  DKLUGE. 

D...,  misanthrope  plaisant,  me  disait,  à  propos  de 
la  méchanceté  des  hommes  :  «  Il  n'y  a  que  l'inutilité  du 
premier  déluge  qui  empêche  Dieu  d'en  envoyer  un  se- 
cond. » 

DIEU     GENTILHOMME. 

M.  de  Brissac,  ivre  de  gentilhommerie,  désigne  sou- 
vent Dieu  par  cette  phrase  :  «  Le  gentilhomme  d'en  haut.  » 

DIEU    INGRAT    ENVERS    LOUIS    XIV. 

Louis  XIV,  après  la  bataille  de  Ramillies,  dont  il 
venait  d'apprendre  le  détail,  dit  :  «  Dieu  a  donc  oublié 
tout  ce  que  j'ai  fait  pour  lui?  »  (Anecdote  contée  à  M.  de 
Voltaire  par  un  vieux  duc  de  Brancas.) 

DINER     DU     ROI    DE    POLOGNE. 

Le  roi  de  Pologne  Stanislas  avançait  Ions  les  jours 


CARACTERES   ET  ANECDOTES.  195 

l'heurp  de  son  dîner.  M.  de  La  Galaisière  lui  dit  à  ce  sujet  : 
«  Sire,  si  vous  continuez,  vous  finirez  par  dlncM'  la  veille.  » 

DISCOtnS    DK    RÉCEPTIOV. 

M...,  qui  avait  une  collection  des  discours  de  ré- 
ception à  l'Académie  fnun'aise,  me  disiiil  :  «  Lors(jue  j'y 
jette  les  yeux,  il  me  semble  voir  des  carcasses  do  feu  d'ar- 
tifice, après  la  S<iint-Jean.  » 

niSPllTK  A   i/académie. 

Un  jour  que  l'on  ne  s'entendait  pas  dans  une  dis- 
pute à  l'Académie,  M.  de  Mairan  dit  :  «  Messieurs,  si  nqus 
ne  parlions  que  quatre  à  la  fois!  » 

DISTIQIJK    TnOP     LONG. 

Un  poêle  consultait C...  sur  un  distique:  «Excellent, 
ré|)ondit-il,  sauf  les  longueurs.  » 

DIX-HIIT    A\S     I>E     BASTILLE    BIEN     MÉRITÉS. 

Quinze  jours  avant  l'attentat  de  Damiens,  un  négo- 
ciant provençal,  passant  dans  une  petite  ville  à  six  lieues 
de  Lyon,  et  étant  ii  l'auberge,  entendit  dire  dans  une 
chambre  qui  n'était  séparée  de  la  sienne  que  par  une  cloi- 
son qu'un  nommé  Damiens  devait  assassiner  le  roi.  Ce 
négociant  venait  à  Paris;  il  alla  se  présenter  chez  M.  Ber- 
ryer,  ne  le  trouva  point,  lui  écrivit  ce  qu'il  avait  entenilu, 
retourna  voir  M.  Berryer,  et  lui  dit  qui  il  étiut.  Il  reprtit 
pour  sa  province  :  comme  il  était  en  route,  arriva  l'at- 
t(Mitat  fie  Damiens.  M.  Berryer,  qui  cx)mprit  que  œ  né- 
gociant conterait  son  histoire,  et  que  cette  négligence  le 
perdrait,  lui,  Berryer.  envoie  un  exempt  de  |)olice  et  des 


196  CARACTEaES  ET  ANECDOTES. 

gardes  sur  la  route  de  Lyon  ;  on  saisit  l'homme,  on  le  bâil- 
lonne, on  l'amène  à  Paris,  on  le  met  à  la  Bastille,  où  il  est 
resté  pendant  dix-huit  ans.  M.  de  Malesherbes,  qui  en 
délivra  plusieurs  prisonniers  en  1775,  conta  cette  histoire 
dans  le  premier  moment  de  son  indignation. 

BONNF.n    ET    r.ECEVOIB. 

On  agitait  dans  une  société  la  question  :  «  Lequel 
était  plus  agréable  de  donner  ou  de  recevoir?  »  Les  uns 
prétendaient  que  c'était  de  donner  ;  d'autres,  que,  quand 
l'amitié  était  parfaite,  le  plaisir  de  recevoir  était  peut-être 
aussi  délicat  et  plus  vif.  Un  homme  d'esprit,  à  qui  on  de- 
manda son  avis,  dit  :  «Je  ne  demanderai  pas  lequel  des 
deux  plaisirs  est  le  plus  vif,  mais  je  préférerais  celui  de 
donner;  il  m'a  semblé  qu'au  moins  il  était  le  plus  du- 
rable, et  j'ai  toujours  vu  que  c'était  celui  des  deux  dont 
on  se  souvenait  plus  longtemps.  » 

DOIJLEL'R    PERDUE    AU    JEU. 

Une  femme  venait  de  perdre  son  mari.  Son  confesseur 
ad  honores  vint  la  voir  le  lendemain  et  la  trouva  jouant 
avec  un  jeune  homme  très-bien  mis.  «  Monsieur,  lui  dit- 
elle  le  voyant  confondu,  si  vous  étiez  venu  une  demi- 
heure  plus  tôt,  vous  m'auriez  trouvée  les  yeux  baignés  de 
larmes;  mais  j'ai  joué  ma  doiileur  contre  monsieur,  et  je 
lai  perdue.  » 

MADAME    DU     BARUV    ET    MADAME    DE    BEAUVAU. 

Madame  du  Barry,  étant  à  Luciennes,  eut  la  fantaisie 
de  voir  le  Val,  maison  de  M.  de  Beauvau.  Elle  fit  de- 
mander à  celui-ci  si  cela  ne  déplairait  pas  à  madame 
de  Beauvau.  Madame  de  Beauvau  crut   plai.sant  de  s'y 


CARACTÈRES  ET  ANECDOTES.        197 


trouver  et  d'en  faire  les  honneurs.  On  parla  de  ce  qui 
s  était  passé  sous  Louis  XV.  Madame  du  Darry  se  plaignit 
de  ditrérontes  choses  qui  semblaient  faire  voir  qu'on  haïs- 
sait sa  personne.  «  Point  du  tout,  dit  madame  de  Beau- 
vau,  nous  n'en  voulions  qu'à  votre  place.  «  ApK's  cet  aveu 
naïf,  on  demanda  à  madame  du  Barry  si  Louis  XV  ne  di- 
sait pas  beaucoup  de  mal  d'elle  'madame  de  Beauvau)  et 
de  madame  de  Grammont.  «  Oh  !  beaucoup.  —  Eh  bien, 
quel  mal,  de  moi,  par  exemple?  —  De  vous,  madame,  que 
vous  étiez  hautaine,  intrigante;  que  vous  meniez  votre 
mari  par  le  nez.  »  M.  de  Beauvau  était  présont  :  on  se 
liAta  de  changer  de  conversation. 


DUBREt'IL    ET    PEHMEJA. 


M.  Dubreuil,  pendant  la  maladie  dont  il  mourut,  di- 
sait à  son  ami  M.  Pehméja  :  «  Mon  ami,  pourquoi  tant 
de  monde  dans  ma  chambre?  Il  ne  devrait  y  avoir  que 
loi  ;  ma  maladie  est  contagieuse.  » 


M.  Dubuc  disait  que  les  femmes  sont  si  décriées, 
qu'il  n'y  a  même  plus  d'homnuîs  à  bonnes  fortunes. 

LES    CINQ    MILLE    nVCATS    DE    LA    CABRIELLI. 

La  Gabrielli,  célèbre  chanteuse,  ayant  demandé  cinq 
mille  ducats  à  l'impératrice,  |x>ur  chanter  deux  mois  à 
Pétersbourg,  l'impératrice  répondit:  «Je  ne  paye  sur  ce 
pied-là  aucun  de  mes  feld-maréchaux.  —  En  ce  c^is,  dit 
la  Gabrielli,  Votre  Majesté  n'a  qu'à  faire  chanter  ses  feld- 
maréchaux.  »  L'impératrice  paya  les  cinq  mille  ducats. 


CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


DUCLOS     ET    l'ABBK    D'OMVET. 

Duclos,  qui  disait  sans  cesse  des  injures  à  l'abbé 
d'Olivet,  disait  de  lui  :  «  C'est  un  si  grand  coquin,  que, 
malgré  les  duretés  dont  je  l'accable,  il  ne  me  hait  pas  plus 
qu'un  autre.  » 

DUCLOS    ET    LE    PKÉDICATEliR    DE    VERSAILLES. 

Duclos  disait  à  un  homme  ennuyé  d'un  sermon 
proche  à  Versailles  :  «  Pourquoi  avez-vous  entendu  ce  ser- 
mon jusqu'au  bout?  —  J'ai  craint  de  déranger  l'auditoire 
et  de  le  scandaliser.  —  Ma  foi,  reprit  Duclos,  plutôt  que 
d'entendre  ce  sermon,  je  me  serais  converti  au  premier 
point.  » 

MADEMOISELLE    DUTHÉ,    SA    DOULELR     ET    SA    HARPE. 

Mademoiselle  Duthé,  ayant  perdu  un  de  ses  amants, 
et  cette  aventure  ayant  fait  du  bruit,  un  homme  qui  alla 
la  voir  la  trouva  jouant  de  la  harpe,  et  lui  dit  avec  sur- 
prise :  «Eh!  mon  Dieu!  je  m'attendais  à  vous  trouver 
dans  la  désolation.  —  Ah  !  dit-elle  d'un  ton  pathétique, 
c'est  hier  qu'il  fallait  me  voir!  » 

ÉCHECS    A     VI^GT-OL•ATRE     SOIS. 

«  Je  joue  aux  échecs  à  vingt-quatre  sous,  dans  un 
salon  où  le  passe-dix  est  à  cent  louis,  »  disait  un  général 
employé  dans  une  guerre  difficile  et  ingrate,  tandis  que 
d'autres  faisaient  des  campagnes  faciles  et  brillantes. 

ÉCHELLE  DES  CONDITIONS  DE  M.  DE  B. 

M.  de  B.  est  un  de  ces  sots  qui  regardent  de  bonne 


CARACTERES  ET  ANECDOTES.        Ii)9 

foi  l'éclielle  des  conditions  comme  celle  du  mérite  ;  qui  le 
plus  naïvomont  du  momh»  no  conroit  pas  qu'un  honnèto 
homme  non  décon''  ou  au-dessous  de  lui  soit  plus  estimé 
que  lui.  Le  rencontro-t-il  dans  une  de  ces  maisons  où  l'on 
sait  encore  honorer  le  mérite,  M.  de  B.  ouvre  de  {grands 
yeux,  montix»  un  étonnoinont  stupido;  il  croit  que  cet 
homme  vient  de  gagner  un  quaterne  à  la  loterie  :  il  l'ap- 
pelle mon  cher  un  tel ,  quand  la  société  la  plus  distinguée 
vient  de  le  traiter  avec  la  plus  grande  considération.  J'ai 
vu  plusieurs  de  ces  scènes  dignes  du  pinceau  de  La  Bruyère. 

l'écume  de  l'en  vie. 

M...,  qui  venait  de  publier  un  ouvrage  qui  avait 
beaucoup  réussi,  ét<iit  sollicité  den  publier  un  second, 
dont  ses  amis  faisaient  grand  cas.  «  Non,  dit-il,  il  faut 
laisser  à  l'envie  l(>  temps  dessuyer  son  écmne.  » 

L'ÉCI  MOIRE    Dt;     COMTE    DE...     ET    DI      MARQIIS     DE... 

Le  comte  de...  et  le  marquis  de...  me  d(Mnandant 
quelle  différence  je  faisais  entre  eux  en  fait  de  f)rincipes. 
je  répondis  :  «  La  différence  qu'il  y  a  entre  vous  est  (juc 
l'un  lécherait  l'écumoire,  et  que  l'autre  l'avalerait.  » 

LES     ÉC.IS     DE    SI\     I.IVUES     DE    l'ABBÉ    TEIIBAV. 

On  disjiit  à  Louis  XV  qu'un  de  ses  gardes,  qu'on 
lui  nommait,  allait  mourir  .sur-le-champ,  pour  avoir  fait 
la  mauvaise  plaisanterie  d'avaler  un  écu  de  six  livres. 
«  Ah  !  bon  Dieu  !  dit  le  roi,  qu'on  aille  chercher  Andouillet, 
Lamartinièn^  Lassone.  —  Sire,  dit  le  duc  de  Nmulles,  ce 
ne  sont  jM)int  là  les  gens  qu'il  faut.  —  Et  qui  donc  ?  — 
Sire,  c'est  l'ablM»  Terrav.  —  L'abl)é  Terrav!  comment?  — 


200  CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


Il  arrivera,  il  mettra  sur  ce  gros  écu  un  premier  dixième, 
un  second  dixième,  un  premier  vingtième,  un  second  ving- 
tième ;  le  gros  écu  sera  réduit  à  trente-six  sous,  comme 
les  nôtres;  il  s'en  ira  par  les  voies  ordinaires  et  voilà  le 
malade  guéri.  »  Cette  plaisanterie  fut  la  seule  qui  ait  fait 
de  la  peine  à  l'abbé  Terray  ;  c'est  la  seule  dont  il  eût  con- 
servé le  souvenir  :  il  le  dit  lui-même  au  marquis  de  Ses- 
maisons. 

BONNE    ÉDITION    DE    LA    BIBLE. 

On  parlait  à  l'abbé  Terrasson  d'une  certaine  édition 
,  de  la  Bible,  on  la  vantait  beaucoup.  «  Oui,  dit-il,  le  scan- 
dale du  texte  y  est  conservé  dans  toute  sa  pureté.  » 

MADAME    D'EGMONT    ET    DU     GUESCLIN. 

On  annonça,  dans  une  maison  où  soupait  madame 
d'Egmont,  un  homme  qui  s'appelait  Duguesclin.  A  ce  nom, 
son  imagination  s'allume  ;  elle  fait  mettre  cet  homme  à 
table  h  côté  d'elle,  lui  fait  mille  politesses,  et  enfin  lui  offre 
du  plat  qu'elle  a  devant  elle  (c'étaient  des  truffes)  :  «  Ma- 
dame, répond  le  sot,  il  n'en  faut  pas  à  côté  de  vous.  — 
A  ce  ton,  dit-elle  en  contant  cette  histoire,  j'eus  grand  re- 
gret à  mes  honnêtetés.  Je  fis  comme  ce  dauphin  qui,  dans 
le  naufrage  d'un  vaisseau,  crut  sauver  un  homme,  et  le 
rejeta  à  la  mer  en  voyant  que  c'était  un  singe.  » 

LA    COMTESSE    d'eGMONT    ET    M.     DE    FRONSAC. 

La  comtesse  d'Egmont,  ayant  trouvé  un  homme  du 
premier  mérite  à  mettre  à  la  tête  de  l'éducation  de  M.  de 
Chinon,  son  neveu,  n'osa  pas  le  présenter  en  son  nom. 
Elle  était  pour  M.  de  Fronsac,  son  frère,  un  pei-sonnage 
trop  grave.  Elle  pria  le  poëte  Bernard  de  passer  chez  elle. 


CARACTERES  ET  ANECDOTES.  iOI 


Il  y  alla;  elle  le  mit  au  fait.  Bernard  lui  dit:  «  Madame, 
l'auteur  de  l'Art  d'aimer  n'est  pas  un  personnage  bien  .m- 
[);)sant;  mais  je  le  suis  encore  un  i)eu  trop  pour  cette  oc- 
casion :  je  pourrais  vous  dire  que  mademoiselle  Arnould 
serait  un  passe-port  beaucoup  meilleur  auprès  de  monsieur 
votre  frère...  —  Eï\  bien,  dit  madame  d'Kgmonl  en  riant, 
arrangez  le  souper  chez  mademoiselle  Arnould.  »  Le  souper 
s'arrangea.  Bernard  y  pro|)Osa  l'abbé  Lijpdatit  pour  pré- 
cepteur :  il  fut  agréé.  C'est  celui  qui  a  depuis  achevé  l'édu- 
cation du  duc  d'Enghien. 

ÉGOISME    ET    POLITESSE. 

Une  mère,  après  un  trait  d'entêtement  de  son  fds, 
disiii'  que  les enfonts  étaient  très-égoïstes.  «  Oui,  dit  M..., 
en  attendant  qu'ils  soient  \w\is.  » 

ÉLOGE    DE    LA    GOUTTE. 

Ouelipi'un  disiiit  que  la  goutte  est  la  seule  maladie 
cpii  donne  de  la  considération  dans  le  monde.  «  Je  le  crois 
bien,  répondit  M...,  c'est  la  croix  de  Saint-Louis  de  la  ga- 
lanterie. » 

ÉLOGE     DE    LA    POLTRONNERIE    PAR    LORD    ROCIIESTER. 

Le  lord  Rocli(»ster  avait  ftiit  dans  une  pièce  de  vers 
l'éloge  de  la  poltronnerie.  Il  était  dans  un  café;  arrive  un 
homme  qui  avait  ix?çu  des  coups  de  l)Aton  sans  st^  plaindre  ; 
milord  Uochester,  après  beaucoup  de  compliments,  lui  dit: 
«  Monsieur,  si  vous  étiez  homme  à  recevoir  des  coups  de 
bàlon  i(i  patiemment,  que  ne  le  disiez-vous?  je  vous  les 
aurais  donnés,  moi,  pour  me  lemelta»  en  crédit.  » 


CARACTÈRES  ET  ANECDOTES. 


L  EMPLOI  DU  TEMPS  ET  LE  KOI  DE  PRUSSE. 

Le  roi  de  Prusse,  qui  ne  laisse  pas  d'avoir  employé 
son  temps,  dit  qu'il  n'y  a  peut-être  pas  d'homme  qui  ait 
fait  la  moitié  de  ce  qu'il  aurait  pu  faire. 

MES    EMNEMIS. 

«  Mes  ennemis  ne  peuvent  rien  contre  moi,  disait 
M...;  car  ils  ne  peuvent  m'ôter  la  fiiculté  de  bien  penser, 
ni  celle  de  bien  faire.  » 

l'ennui  d'un  mari. 

«Vous  bâillez,  disait  une  femme  à  son  mari.  —  5Ia 
chère  amie,  lui  dit  celui-ci,  le  mari  et  la  femme, ne  sont 
q,u'un,  et,  quand  je  suis  seul,  je  m'ennuie.  » 

MADEMOISELLE    d'ENTRAGLES     ET    B  A  S  SOM  PI  ERR  E. 

Mademoiselle  d'Entragues,  piquée  de  la  façon  dont 
Bassompierre  refusait  de  l'épouser,  lui  dit  :  «  Vous  ôtes  le 
plus  sot  homme  de  la  cour.  —  Vous  voyez  bien  le  con- 
traire, »  répondit-il. 

ENVIE    d'être     DIFFAMÉ. 

«  La  manière  dont  je  vois  distribuer  réloij;e  et  le 
blâme,  disait  M.  de  B...,  donnerait  au  plus  honnête  homme 
l'envie  d'être  diffamé.  » 

ÉPIGRAMME    SIR     LE    VIF. 

M.  de  R...  venait  de  lire  dans  une  société  trois  ou 
quatre  épigrammes  sur  autant  de  personnes  dont  aucune 


CARACTERES  ET  ANECDOTES.        '203 

n'était  vivante.  On  so  tourna  vers  M.  de...,  comme  pour 
lui  demander  s'il  n'en  avait  pas  quelques-unes  dont  il  put 
réjraler  l'assemblée.  «Moi!  dit-il  naïvement:  tout  mon 
monde  vit,  je  ne  puis  vous  rien  dire.  » 

E n n K t n s  de  sainte  Geneviève. 

On  faisait  une  procession  avec  la  châsse  de  sainte 
Geneviève,  pour  obtenir  do  la  sécheresse.  A  peine  la  |)ro- 
cession  fut-elle  en  route,  qu'il  commença  à  pleuvoir.  Sur 
quoi  l'évéque  do  Castres  dit  plaisimmient  :  «  Lii  sainte  s(^ 
trompe;  elle  croit  qu'on  lui  demande  de  lapiuie.» 

ESPAGNOL    ET    PORTIGAIS. 

Mylord  Tyrauley  disait  (ju'après  avoir  ôté  à  un  Es- 
pagnol ce  qu  il  avait  de  bon,  ce  ({u'il  en  restait  étiiit  un 
Portugais.  Il  disait  cela  étant  ambassadeur  en  Portugal. 

ESPION    PATHIOTE. 

Je  me  promenais  un  jour  avec  un  do  mes  amis, 
qui  fut  sidué  [wr  un  homme  d'assez  mauvaise  mine.  Je  lui 
demandai  ce  (jue  c'était  que  cet  homme  :  il  me  répondit 
que  c'étiiit  un  homme  qui  faisait  pour  sa  patrie  ce  que 
firutus  n'aurait  [ws  fait  ^wur  la  sienne.  Je  le  priai  de  mettre 
cette  grande  idée  à  mon  niveau.  J'appris  que  son  homme 
était  un  espion  de  police. 

ESPniT    DE     M.     DE     I.A17.  LN. 

11  a  plu  lui  moment  à  madame  la  duchesse  de  Gram- 
mont  de  dire  que  M.  do  Liancourt  avait  aut<int  d'esprit  (fuo 
M.  de  Lauzun.  M.  de  Crécpii  rencontre  celui-ci,  et  lui  dit  : 
«Tu  (Unes  aujourd'hui  chez  moi.  —  .Mon  ami,  cela  m'est 


CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


impossible.  —  Il  le  faut  ;  et,  d'ailleurs,  tu  y  es  intéressé. 
—  Comment?  —  Liancourt  y  dîne  :  on  lui  donne  ton  es- 
prit; il  ne  s'en  sert  point;  il  te  le  rendra.  » 

l'espuit  en  l'air. 

Quelqu'un  ayant  lu  une  lettre  très-sotte  de  M.  Blan- 
chard sur  le  ballon,  dans  le  Journal  de  Paris  :  «  Avec  cet 
esprit-là,  dit-il,  ce  M.  Blanchard  doit  bien  s'ennuyer  en 
l'air.  » 

NI    ESPRIT,    M    FICELLE    A    BERNE. 

On  condamna  en  même  temps  le  livre  de  l'Esprit  et 
le  poëme  de  la  Pucelle.  Us  furent  tous  deux  défendus  en 
Suisse.  Un  magistrat  de  Berne,  après  une  grande  recherche 
de  ces  deux  ouvrages,  écrivit  au  sénat  :  «  Nous  n'avons 
trouvé  dans  tout  le  canton,  ni  Esprit  ni  Pucelle.  » 

LE    COMTE    d'ESTAING     ET     LA    REINE. 

Quand  M.  le  comte  d'Estaing,  après  sa  campagne 
de  la  Grenade,  vint  faire  sa  cour  à  la  reine  pour  la  pre- 
mière fois,  il  arriva  porté  sur  ses  béquilles,  et  accompagné 
de  plusieurs  officiers  blessés  comme  lui  ;  la  reine  ne  sut 
lui  dire  autre  chose,  sinon:  «  M.  le  comte  avez-vous  été 
content  du  petit  Laborde?  » 

ESTIME    DIFFICILE. 

«  J'estime  le  plus  que  je  puis,  disait  M...,  et  ce- 
pendant j'estime  peu  ;  je  ne  s<iis  comment  cela  se  fait.  » 

ÉTAT    PERDU. 

«  C'est  bien    mal   fait,   distUt  M...,   d'avoir   laissé 


CARACTÈRES  ET  ANECDOTES.'       tOh 

tomber  le  cocuage,  c'est-à-dire  de  s'être  arrangé  pour  que 
ce  ne  soit  plus  rien.  Autrefois,  c'était  un  état  dans  le 
monde,  comme  de  nos  jours  celui  de  jouer.  A  présent,  ce 
n'est  plus  rien  du  tout.  » 

I.'ÉTOII.K    l)E    M.     I)K    CHOISEtL. 

Le  duc  de  Choiseul,  à  qui  l'on  parlait  de  son  étoile, 
que  l'on  regardait  comme  sans  exemple,  répondit  :  «  Elle 
l'est  pour  le  mal  autant  que  pour  le  bien.  —  Conmient? 
—  Le  voici  :  j'ai  toujours  très-bien  traité  les  filles  :  il  y 
en  a  une  que  je  néglige;  elle  devient  reine  de  France,  ou 
à  peu  près.  J'ai  traité  à  merveille  tous  les  inspecteurs  ;  je 
leur  ai  prodigué  l'or  et  les  honneurs  :  il  y  en  a  un  extrê- 
mement méprisé  que  je  traite  légèrement  ;  il  devient  mi- 
nistre de  la  guerre;  c'est  M.  de  Monteynard.  Les  ambas- 
sadeurs, on  sait  ce  que  j'ai  fait  pour  eux  sans  exception, 
hormis  un  seul  :  mais  il  y  en  a  un  qui  a  le  travail  lent  et 
lourd,  que  tous  les  autres  méprisent,  qu'ils  ne  veulent 
plus  voira  cause  d'un  ridicule  mariage  :  c'est  M.  de  Ver- 
gennes;  et  il  devient  ministre  des  affaires  étrangères.  Con- 
venez que  j'ai  des  raisons  de  dire  qm)  mon  étoile  est  aussi 
extraordinaire  en  mal  qu'en  bien.  » 

ÉTONNEMENT    DE    M.     DE    CASTRIES. 

M.  de  Castries,  dans  le  temps  de  la  (luercllo  de  Di- 
derot et  de  Rousseau,  dit  avec  imjwitience  à  M.  de  R..., 
qui  me  l'a  répété  :  «  Cela  est  incroyable  ;  on  ne  parle  que 
de  ces  gens-là,  gens  sans  état,  qui  n'ont  point  de  maison, 
logés  dans  un  grenier  :  on  ne  s'accoutume  point  à  cela.  » 

ÉTRANGER    BIEN    AVISÉ. 

Un  pape  causant  avec   un  étranger  de  toutes  les; 


CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


merveilles  de  l'Italie,  celui-ci  dit  gauchement  :  «  J'ai  tout 
vu,  hors  un  conclave,  que  je  voudrais  bien  voir.  » 

l'évêque  de  dol  et  son  crucifix. 

On  sait  le  discours  fanatique  que  l'évêque  de  Dol 
a  tenu  au  roi,  au  sujet  du  rappel  des  protestants.  Il  parla 
au  nom  du  clergé.  L'évêque  de  Saint-Pol  lui  ayant  de- 
mandé pourquoi  il  avait  parlé  au  nom  de  ses  confrères 
sans  les  consulter  :  «  J'ai  consulté,  dit-il,  mon  crucifix.  — 
En  ce  cas,  répliqua  l'évêque  de  Saint-Pol,  il  fallait  répéter 
exactement  ce  que  votre  crucifix  vous  avait  répondu.  » 

LES    F...     ET    LES     15...     DE    DUCLOS    A    l'ACADÉMIE. 

Duclos  avait  l'habitude  de  prononcer  sans  cesse, 
en  pleine  Académie,  des  f...,  des  b...;  l'abbé  du  Resnel, 
qui,  à  cause  de  sa  longue  figure,  était  appelé  un  grand 
serpent  sans  venin,  lui  dit  :  «  Monsieur,  sachez  qu'on  no 
doit  prononcer  dans  l'Académie  que  des  mots  qui  se  trou- 
vent dans  le  Dictionnaire.  » 

LE    FASTE    DES     (iOUVERNELUS    DE     PROVINCE. 

On  demandait  à  un  ministre  pourquoi  les  gouver- 
neurs de  province  avaient  plus  de  faste  que  le  roi  :  «  C'est, 
dit-il,  que  les  comédiens  de  campagne  chargent  plus  que 
ceux  de  Paris.  » 

FAITES     DE    IIÉG IME. 

M...  me  disiiit,  à  propos  des  fautes  de  régime  qu'il 
commet  sans  cesse,  des  plaisirs  qu'il  se  permet  et  qui  lem- 
pêchent  seuls  de  recouvrer  la  santé  :  «  Sans  moi,  je  me 
porterais  à  merveille.  » 


CA&AGTÉR£S,ET  ANECSGTBa.  %07 

KKMMK     DK    COm     KT    HOMME    I)  K     nOBE. 

Madame  do  Créqui,  iwriant  à  la  duchesso  do  Cliaul- 
nes  do  son  mariago  avec  M.  de  Giac,  après  les  suites  dés- 
a<;r«'ablos([ii'ilaeii(>s,  lui  dit  ([uello  aurait  dû  les  provoir, 
et  insista  sur  la  distance  des  ûj^es.  «  Madame,  lui  dit  ma- 
dame de  Giac,  apprenez  qu'une  femme  de  la  cour  n'est 
jamais  vieille,  et  qu'un  liomme  de  robe  est  toujours  vieux.  » 

l.A    h'EMME    UE    M.     I>  K    VERGENNES. 

Le  feu  roi  était,  comme  on  sait,  en  correspondance 
secrète  avec  le  comte  de  Broglie.  Il  s'agissciit  de  nommer 
un  ambassîideur  en  Suède  ;  le  comte  de  Broglie  propos;» 
M.  de  Vergennos,  alors  retiré  dans  ses  terres,  à  son  i-etour 
deConstantinople;  le  roi  ne  voulait  pas;  le  comte  insis- 
tait. Il  était  dans  l'usage  d'écrire  au  roi  à  mi-marge,  et  le 
roi  mettitit  la  réjwnse  à  côté.  Sur  la  dernière  lettre  l(>  roi 
écrivit  :  «  Je  n'approuve  point  le  choix  de  M.  de  Vergen- 
nes;  c'est  vous  qui  m'y  forcez  :  soit,  qu'il  parte;  mais  je 
(léfonds  qu'il  amène  sa  vilaine  femme  avec  lui.  »  (Anec- 
dote contée  par  Favier,  qui  avait  vu  la  réponse  du  roi 
dans  les  mains  du  comte  de  Broglie.) 

I.  \     1  E  M  M  E    y  L  '  I  I.     M  E     K  A  l  !)  R  A  I  T. 

Je  demandais  à  M.  de...  s'il  se  marierait.  «  Je  ne 
le  crois  jws,  »  me  dis;iit-il.  Et  il  ajouta  on  riant  :  «  La 
femme  (piil  me  faudrait,  je  ne  la  cliorcho  {>oint,  je  ne 
l'évite  mémo  |)jis.  » 

LES     FEMMES. 

M...  disiiit  :  «  Les  femmes  n'ont  (\o  bon  que  cp 
(|u  elles  ont  do  meilleur.  » 


208  CARACTERES  ET  ANECDOTES. 

LES    FEMMES    DE    QUARANTE    ANS. 

M...,  connu  par  son  usage  du  monde,  me  disait, 
que  ce  qui  l'avait  le  plus  formé,  c'était  d'avoir  su  cou- 
cher, dans  l'occasion,  avec  des  femmes  de  quarante  ans, 
et  écouter  des  vieillards  de  quatre-vingts. 

LA  FENÊTRE  DE  MADAME  DE  BRIONNE. 

Madame  de  Brionne  rompit  avec  le  cardinal  de  Ro- 
han,  à  l'occasion  du  duc  de  Choiseul,  que  le  cardinal 
voulait  faire  renvoyer.  Il  y  eut  entre  eux  une  scène  vio- 
lente, que  madame  de  Brionne  termina  en  menaçant  de  le 
faire  jeter  par  la  fenêtre  :  «  Je  puis  bien  descendre,  dit-il. 
par  où  je  suis  monté  si  souvent.  » 

FESTINS    MEURTRIERS. 

N...  disait  qu'il  s'étonnait  toujours  de  ces  festins 
meurtriers  qu'on  se  donne  dans  le  monde.  Cela  se  conce- 
vrait entre  parents  qui  héritent  les  uns  des  autres;  mais, 
entre  amis  qui  n'héritent  pas,  quel  peut  en  être  l'objet? 

FIERTÉ    DE    SATAN. 

«J'ai  vu,  disait  M...,  peu  de  fiertés  dont  j'aie  été 
content.  Ce  que  je  connais  de  mieux  en  ce  genre,  c'est 
celle  de  Satan  dans  le  Paradis  perdu.  » 

FILLES    ET    REINES. 

M.  de...,  qui  avait  vécu  avec  des  princesses  d'Alle- 
magne, me  disait:  «Croyez-vous  que  M.  de  L...  ait  ma- 
dame de  S...?  »  Je  lui  répondis  :  «  Il  n'en  a  pas  même  la 
prétention;  il  se  donne  pour  ce  qu'il  est,  pour  un  libertin, 


I 


CARACTÈRES  ET  ANECDOTES.        «09 

un  homme  qui  aime  les  filles  par-dessus  tout.  —  Jeune 
hommo.,  mo  répondit-il,  n'en  soyez  pas  la  dupe;  c'est  avec 
cela  qu'on  a  des  reines.  » 

LE    FLEUVE    D'OIBLI. 

M.  de...,  que  des  clia<;rins  amers  empiVluiipiit  de 
ro|)rendre  sa  s<mté,  me  disait  :  «  Qu'on  me  montre  le  tleuve 
d'Oubli,  et  je  trouverai  la  fontaine  de  Jouvence.  » 

KOI    Dl^    GENTILHOMME. 

M.  de...  promettait  je  ne  sais  quoi  à  M.  de  L..., 
et  jurait  foi  de  jïentilhomme.  Celui-ci  lui  dit  :  «  Si  cela 
vous  est  égal,  ne  pourriez-vous  pas  dire  foi  d'honnête 
homme?  » 

FONTENEI.LE    ET    LA    COLLECTE    DE     l'ACADÉMIE. 

On  faisait  une  quôte  à  l'Académie  française;  il 
manquait  un  écu  do  six  francs  ou  un  louis  d'or.  Un  des 
membres,  connu  par  son  avarice,  fut  soupçonné  de  n'avoir 
pas  contribué;  il  soutint  qu'il  avait  mis;  celui  qui  faisait 
la  collecte  dit  :  «Je  ne  l'ai  pas  vu,  mais  je  le  crois.  »  M.  de 
Fontenelle  termina  la  discussion  en  di.sant  :  «  Je  l'ai  vu, 
moi,  mais  je  ne  le  crois  pas.  » 

FONTENELLE  ET  L'ÉVENTAIL. 

Fontenelle,  âgé  de  quatre-vingts  ans,  s'empressa  de 
relever  l'éventail  d'une  femme  jeune  et  belle,  mais  mal 
élevée,  qui  reçut  sa  politesse  dédaigneusement.  «Ali! 
madame,  lui  dit-il,  vous  prodiguez  bien  vos  rigueurs.  » 

M. 


210  CARACTERES  ET  ANECDOTES. 

FONTEXEI.I.E  KT  LE  GATEAU  DES  ROIS. 

Autrefois,  on  tirait  le  gâteau  des  rois  avant  le  repas. 
M.  de  Fontenelle  fut  roi,  et,  comme  il  négligeait  de  servir 
d'un  excellent  plat  qu'il  avait  devant  lui,  on  lui  dit  :  «  Le 
roi  oublie  ses  sujets.  »  A  quoi  il  répondit  :  «  Voilà  comme 
nous  sommes,  nous  autres  !  » 

FONTENELLE    MOURANT. 

On  demandait  à  M.  de  Fontenelle  mourant  :  «  Com- 
ment cela  va-t-il  ?  —  Cela  ne  va  pas,  dit-il;  cela  s'en 
va.  » 

FONTENELLE    ET    LA    MORT. 

Une  femme,  âgée  de  quatre-vingt-dix  ans,  disait  à 
M.  de  Fontenelle,  âgé  de  quatre-vingt-quinze  :  «  La  mort 
nous  a  oubliés.  —  Chut!  »  lui  répondit  M.  de  Fontenelle 
en  mettant  le  doigt  sur  sa  bouche. 

LA    FORTUNE    DU    PARADIS. 

M.  de...  demandait  à  l'évoque  de...  une  maison  do 
campagne  où  il  n'allait  jamais.  Celui-ci  lui  répondit:  «  Ne 
savez-vous  pas  qu'il  faut  toujours  avoir  un  endroit  où  l'on 
n'aille  point,  et  où  l'on  croie  que  l'on  serait  heureux  si  on 
y  allait?  »  M.  de...,  après  un  instant  de  silence,  ré[X)ndit  : 
«  Cela  est  vrai,  et  c'est  ce  qui  a  fait  la  fortune  du  paradis.  » 

LA     FORTUNE     ET    LA    «LOIRE. 

«  Ce  n'est  pas,  me  disait  M.  de  M...,  un  homme  très- 
vulgaire,  que  celui  qui  dit  à  la  Fortune  :  «Je  ne  veux  de 
«  toi  qu'à  telle  condition;  tu  subiras  le  joug  que  je  veux 
«  l'imposer;  »  et  qui  dit  à  la  Gloire:  «  Tu  n'es  qu'une  (ille 


CARACTÈRES  ET  ANECDOTES.  211 

«  à  qui  je  veux  bien  faire  quolqm's  raroi^sos,  mais  qiu»  je 
«  repousserai  si  lu  en  risques  avec  moi  de  trop  familières 
«  et  qui  ne  me  conviennent  pas.  »  C'était  lui-môme  qu'il 
peignait;  et  tel  est,  en  effet,  son  caract<'^ro. 

FOtl     KT    NON    SOT. 

M...  (lisiut,  à  propos  de  madame  do...  :  «  J'ai  cru 
qu'elle  me  demandait  un  fou,et  j'étiiis  près  de  le  lui  donner; 
mais  elle  me  demandait  un  sot,  et  je  le  lui  ai  refusé  net.  » 

KRANCHISK    DK    I.A    DUCHESSE    DE    I.A    VA  1,1.1  fcll  E. 

M.  de  Barliançon,  qui  avait  été  très-beau,  pos.sédait 
un  très-joli  jardin  que  madame  la  duchesse  de  La  Vallière 
alla  voir.  Le  prc^priéUiire,  alors  très-vieux  et  trè.^-goutteux, 
lui  dit  qu'il  avait  été  amoureux  d'elle  à  la  folie.  Madame 
de  La  Vallière  lui  répondit:  «Hélas!  mon  Dieu,  que  ne 
jwrliez-vous?  vous  m'auriez  eue  comme  les  autres.  » 

FUIPONS    ET    HONNÊTES    GENS. 

Ce  qui  rend  le  monde  désagréable,  me  disait  ^F.  (I(> 
L...,  ce  sont  les  fripons,  et  puis  les  honnêtes  gens;  de 
sorte  que,  pour  que  tout  fût  passable,  il  faudrait  anéantir 
les  uns  et  corriger  les  autres.  Il  faudrait  détruire  l'enfer 
et  recomposer  le  paradis.  »  " 

LE    r.ABÇON     DE    I.Onn    HAUII.TON. 

Miloi-d  llamilton,  personnage  très-singulier,  étant  ivre 
dans  une  hôtellerie  d'Angleterre,  avait  tué  un  garçon  d'au- 
berge et  était  rentrt^  sans  savoir  ce  qu'il  avait  fait.  L'au- 
bergiste arrive  tout  efTravé  et  lui  dit  :  «  Miloi-d.  savez-vous 


212        CARACTERES  ET  ANECDOTES. 

que  vous  avez  tué  ce  garçon?  »  Le  lord  lui  répondit  en 
balbutiant  :  c  Mettez-le  sur  la  carte.  » 

VN    GAZETIER    CIRCONSPECT. 

Un  gazetier  mit  dans  sa  gazette  :  «  Les  uns  disent  le 
cardinal  Mazarin  mort,  les  autres  vivant;  moi,  je  ne  crois 
ni  l'un  ni  l'autre.  » 

GÉNÉROSITÉ    DE    M.     I)  E    GALONNE, 

Le  vicomte  de  Saint-Priest,  intendant  de  Languedoc 
pendant  quelque  temps,  voulut  se  retirer,  et  demanda  à 
M.  de  Calonne  une  pension  de  dix  mille  livres.  «  Que  vou- 
lez-vous faire  de  dix-mille  livres?  »  dit  celui-ci  ;  et  il  fit 
porter  la  pension  à  vingt  mille.  Elle  est  du  petit  nombre 
de  celles  qui  ont  été  respectées,  à  l'époque  du  retranche- 
ment des  pensions  par  l'archevêque  de  Toulouse,  qui  avait 
fait  plusieurs  parties  de  filles  avec  le  vicomte  de  Saint- 
Priest. 

LES     GENS     DU     COMTE    d'ARTOIS. 

Le  comte  d'Artois,  le  jour  de  ses  noces,  prêt  à  se 
mettre  à  table,  et  environné  de  tous  ses  grands  officiens 
et  de  ceux  de  madame  la  comtesse  d'Artois,  dit  à  sa  femme, 
de  façon  que  plusieurs  personnes  l'entendirent  :  «  Tout  ce 
monde  que  vous  voyez,  ce  sont  nos  gens.  »  Ce  mot  a 
couru,  mais  c'est  le  millième;  et  cent  mille  autres  pareils 
n'empêcheront  jamais  la  noblesse  française  de  briguei-  en 
foule  des  emplois  où  l'on  fait  exactement  la  fonction  de 
valet. 

GÉOGRAPHIE    DE    LA    COUR. 

On  faisait  entendre  à  un  homme  d'esprit  qu'il  ne  con- 
naissait pas  bien  la  cour.  Tl  répondit  :  «On  peut  être  très- 


CARACTÈRES  ET  ANECDOTES.        213 

bon  géographe  sans  être  sorti  de  chez  soi.  D'Anville  n'avait 
jamais  quitté  sa  chambre.  » 

GOI  T    DE    M... 

«  Dans  ma  jounossc  mt^me,  me  disciit  M...,  j'aimais  à 
intéresser,  j'aimais  assez  ix»u  ii  séduire,  et  j'ai  toujours 
détesté  de  corrompre.  » 

LA    COtTTE    ET    LES    BATARDS    «ES    PRINCES. 

M...  disiiit  que  la  j^outte  ressemlilait  aux  bâtards  dos 
princes,  qu'on  baptise  le  phis  tard  qu'on  peut. 

I.K    COLVERNEUR    DU    DliC    DE    CHARTRES. 

Le  roi  nomma  M.  de  Navailles  gouverneur  de  M.  le 
duc  de  Chartres,  depuis  régent;  M.  de  Navailles  mourut 
au  bout  de  huit  jours  :  le  roi  nomma  M.  d'Estrades  pour 
lui  succéder;  il  mourut  au  bout  du  même  terme:  sur  quoi 
Benserade  dit  :  «  On  ne  peut  pas  élever  un  lïouvei-neur 
pour  M.  le  duc  de  Chartres.  » 

LA    GRACE. 

M...  me  disiut  que  madame  de  C...,  qui  rtio  d'ôlre 
dévote,  n'y  parviendrait  jamais,  jwrce  que,  outre  la  sot- 
tise de  croire,  il  fallait,  pour  faire  son  s<dut,  un  fonds  de 
bêtise  quotidienne  qui  lui  manquerait  trop  souvent.  «  Et 
c'est  ce  fonds,  ajoutait-il,  qu'on  appelle  la  grâce.  » 

GREC    ou    ROMAIN. 

M.  de...,  qui  voyait  la  source  de  la  déjïradation  de 
l'espèce  humaine  dans  l'établissement  de  la  secte  naza- 
réenne et  dans  la  féodalité,  disait  que,  pour  valoir  quel- 


CARACTERES  ET   ANECDOTES 


que  chose,  il  fallait  se  défranciser  et  se  débaptiser,  et  re- 
devenir Grec  ou  Romain  par  l'àme. 

I.K    COMTE    nE    GRAMMONT    ET    I- E     LIVRE    d'HAMII,TO\. 

Ce  fut  le  comte  de  Grammont  lui-môme  qui  vendit 
quinze  cents  livres  le  manuscrit  des  mémoires  oîi  il  est  si 
clairement  traité  de  fripon.  Fontanelle,  censeur  d©  l'ou- 
vrage, refusait  de  l'approuver,  par  égard  pour  le  comte. 
Celui-ci  s'en  plaignit  au  chancelier,  à  qui  Fontenelle  dit 
les  raisons  de  son  refus.  Le  comte,  ne  voulant  pas  perdre 
les  quinze  cents  livres,  força  Fontenelle  d'approuver  le 
livre  d'Hamilton. 

OBÉSrTK    DE     I.'ÉVÈQUE    d'AL'TLN. 

On  disait  de  l'avant-dernicr  évoque  d'Autun,  mons- 
trueusement gros,  qu'il  avait  été  créé  et  mis  au  monde 
pour  faire  voir  jusqu'où  peut  aller  la  peau  humaine. 

HARII.ETK    nE    MADAME    OE    G... 

«  Madame  de  G...,  disait  iM...,  a  trop  d'esprit  et  d'ha- 
bileté pour  ôtre  jamais  méprisée  autant  que  beaucoup  de 
femmes  moins  méprisables.  » 

1,'HABIT    DE    I,A    CAI.PRENÈDK, 

On  demandait  à  La  Calprenède  quelle  était  l'étoffe  de 
ce  bel  habit  qu'il  portait.  «  C'est  du  Sylvandre,  »  dit-il. 
(Un  de  ses  romans  qui  avait  réussi.) 

1,'habitude  de  sortir. 

Un  homme  allait,  depuis  trente  ans,  passer  toutes  les 
soirées  chez  madame  de...  Il  perdit  sa  femme:  on  crui 


CARACTÈRES  ET  ANECDOTES. 


qu'il  (>|)ous(M'ait  l'autro,  ot  on  l'y  encouragi'ait.  Il  rofasa  : 
«  Jo  IIP  saurais  plus,  dil-il,  où  aflcr  passtM"  mes  soirées.  » 

M.    HK    IIARI.AY    ET    SES    CON  SEI  l.l.E  n  S. 

Un  jour  que  quelques  conseiHers  parlaient  un  peu 
trop  haut  à  l'audience,  M.  do  Harlay,  premier  président, 
dit  :  «  Si  ces  messieurs  qui  causent  ne  faisaient  pas  plus 
de  bruit  que  ces  messieurs  qui  dorment,  cela  accommo- 
derait fort  ces  messieurs  qui  écoutent.  » 

MADAME    UEI.VÉTILS    ET    KONTENEI.LE. 

3f.  de  Fontenelle,  â^é  de  quatre-vinj^-dix-sept  ans, 
venant  de  dire  à  madame  Helvétius,  jeune,  belle  et  nou- 
vellement mariée,  mille  choses  aimables  et  };alantes,  passa 
devant  elle  pour  se  mettre  à  tiible,  no  l'ayant  pas  ajMîrçue. 
«  Voyez,  lui  dit  madame  Helvétius,  le  cas  que  je  dois  faire 
de  vos  galanteries  :  vous  passez  devant  moi  sans  me  re- 
garder. —  Madame,  dit  le  vieillard,  si  je  vous  eusse  re- 
gardée, je  n'aurais  pas  passé.  » 

l,K    PlUNCK    HENRI    ET    1,'ABBÉ    RAVNAL. 

L'abbé  Raynal,  dînant  à  Neuchàtel  avec  le  prince 
Henri,  s'empara  de  la  conversiition  et  ne  laiss;i  |H)inl  au 
prince  le  moment  de  |)lacer  un  mol.  Celui-ci,  |K)ur  obtenir 
audience,  fit  semblant  de  croire  que  quelque  chose  tom- 
bait du  plancher,  et  profita  du  silence  pour  jwrler  à  son 
tour. 

IIEMU    IV     ET    LOIIS    MV. 

»f  Henri  IV  fut  un  grand  roi  :  Louis  \IV  fut  le  roi 
d'un  beau  règne.  »  Ce  mot  de  Voisenon  passe  la  |X)rlêe 
ordinaire. 


216  CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


HEIREUX    EFFET    D'uNE    LETTRE    DE     SAINT    JÉRÔME. 

M...,  ayant  lu  la  lettre  de  saint  Jérôme  où  il  peint 
avec  la  plus  grande  énergie  la  violence  de  ses  passions, 
disait  :  «  La  force  de  ses  tentations  me  fait  plus  d'envie 
que  sa  pénitence  ne  me  fait  peur.  » 

HIBOU     DE    MINERVE. 

On  disait  de  J.-J.  Rousseau  :  Cest  un  hibou.  «  Oui,  dit 
quelqu'un,  mais  c'est  celui  de  Minerve;  et,  quand  je  sors 
du  Devin  du  village,  j'ajouterais  :  déniché  par  les  Grâces.  » 

LES   HISTOIRES   DE   DUCLOS 
ET    MADAME    DE    ROCHEFORT. 

Duclos  disait  un  jour  à  madame  de  Rochefort  et  à 
madame  de  Mirepoix  que  les  courtisanes  devenaient  bé- 
gueules, et  ne  voulaient  plus  entendre  le  moindre  conte 
un  peu  trop  vif.  Elles  étaient,  disait-il,  plus  timorées  que 
les  femmes  honnêtes;  et  là-dessus  il  enfile  une  histoire 
fort  gaie,  puis  une  autre  encore  plus  forte;  enfin,  à  une 
troisième  qui  commençait  encore  plus  vivement ,  madame 
de  Rochefort  l'arrête  et  lui  dit  :  «  Prenez  donc  garde, 
Duclos  :  vous  nous  croyez  aussi  par  trop  honnêtes 
femmes.  » 

LES    BONNES    HISTOIRES    DE    MADAME    DELUCHET. 

C'était  l'usage,  chez  madame  Deluchet,  que  l'on  achetât 
une  bonne  histoire  à  celui  qui  la  faisait...  «  Combien  en 
voulez- vous?  —  Tant.  »  Il  arriva  que  madame  Deluchet 
demandant  à  sa  femme  do  chambre  l'emploi  de  cent  écus, 
celle-ci  parvint  à  rendre  ce  compte,  à  l'exception  de  trente- 


CARACTERES  ET  ANECDOTES.  tl7 

six  livres,  lorsque  tout  à  coup  elle  s'écria:  «Ah!  ma- 
dame, et  cette  histoire  pour  laquelle  vous  m'avez  sonnée, 
que  vous  avez  achetée  à  M.  Coqueley,  et  que  j'ai  payée 
trente-six  livres  !  » 

Vy    UOMMK    DE    LETTRES    ET    t  N    DUC. 

Un  homme  de  lettres,  à  qui  un  jïrand  seigneur  faisait 
sentir  la  supériorité  de  son  ranp,  lui  dit  :  «  Monsieur  le 
duo,  je  n'ignore  pas  ce  que  je  dois  savoir;  mais  je  sais 
aussi  qu'il  est  plus  aisé  d'être  au-dessus  de  moi  qu'à  côté.  » 

UN    HOMME    EMPRESSÉ. 

Madame  du  D...  disait  de  M...  qu'il  était  aux  petits 
soins  pour  déplaire. 

UN    HOMME    MALHEUREUX. 

On  dit  d'un  homme  tout  à  fait  malheureux  :  «  Il  tombe 
sur  le  dos  et  se  casse  le  nez.  » 

IN     HOMME    QUI    SE    CONNAIT. 

«  Ce  jour-là,  je  fus  très-aimable,  point  brutal,  »  me 
disiiit  M.  S...,  qui  était,  en  etfet,  l'un  et  l'autre. 

UN    HOMME    TROP    MODESTE. 

L'abbé  Delaville  voulait  engager  à  entrer  dans  la  car- 
rii're  fwlitique  M.  de...,  homme  modeste  et  honnête,  qui 
doutiiit  de  sa  capacité  et  qui  ^e  refusait  à  ses  invitations. 
«  Eh  !  monsieur,  lui  dit  l'abbé,  ouvrez  YAlnianach  royal  !  » 

UN    HOMME    VIOLENT. 

.M.  de...,  homme  violent,  à  qui  on  reprochait  qittl- 

43 


218        CARACTERES  ET  ANECDOTES. 

ques  torts,  entra  en  fureur  et  dit  qu'il  irait  vivre  dans  une 
chaumière.  Un  de  ses  amis  lui  répondit  tranquillement  : 
«  Je  vois  que  vous  aimez  mieux  garder  vos  défauts  que 
vos  amis.  » 

HONNÊTETÉ    DE    M.    DE    NOAILLES. 

Le  maréchal  de  Noailles  disait  beaucoup  de  mal  d'une 
tragédie  nouvelle.  On  lui  dit  :  «  Mais  M.  d'Aumont,  dans 
la  loge  duquel  vous  l'avez  entendue,  prétend  qu'elle  vous 
a  fait  pleurer.  —  Moi  !  dit  le  maréchal,  point  du  tout  ; 
mais,  comme  il  pleurait  lui-môme  dès  la  première  scène, 
j'ai  cru  qu'il  était  honnête  de  prendre  part  à  sa  douleur.  » 

HONNÊTETÉ    ET    SINCÉRITÉ     DE    MADAME     DE    L... 

A  propos  d'une  fille  qui  avait  fait  un  mariage  avec  un 
homme  jusqu'alors  réputé  assez  honnête,  madame  de  L... 
disait  :  «  Si  j'étais  une  catin,  je  serais  encore  une  fort 
honnête  femme  ;  car  je  ne  voudrais  point  prendre  pour 
amant  un  homme  qui  serait  capable  de  m'épouser. 

l'honneur  d'un  rohan. 

On  demandait  à  une  duchesse  de  Rohan  à  quelle  éjx)- 
que  elle  comptait  accoucher:  «  Je  me  flatte,  dit-elle, 
d'avoir  cet  honneur  dans  deux  mois.  »  L'honneur  était 
d'accoucher  d'un  Rohan. 

LES    HUITRES    DE     M.     DE    BUKION. 

M.  de  Buflon  s'environne  de  flatteurs  et  de  sots  qui 
le  louent  sans  pudeur.  Un  homme  avait  dîné  chez  lui  avec 
l'abbé  Leblanc,  M.  de  Juvigny  et  deux  autres  hommes  do 
cette  force.  Le  soir,  il  dit  à  souper  qu'il  avait  vu,  dans  le 


CARACTÈRES  ET  ANECDOTES.        219 

cœur  do  Paris,  quatre  huîtres  attacliées  à  un  rocher.  On 
chercha  loujîtemps  le  sens  do  celto  énigme,  dont  il  donna 
enfin  le  mol. 

IDÉE     I)  '  L  N     SOT. 

Un  sot  disait  au  milieu  d'une  conversation  :  «  Il  me 
\  icnt  une  idée.  »  Un  plaisant  dit:  «J'en  suis  bien  sur- 
pris. » 

L'II.  I.  L  s  ION. 

L'illusion,  disait  M...,  ne  fait  d'effet  sur  moi,  relati- 
vement aux  personnes  qui;  j'aime,  que  celui  d'un  verre 
sur  un  pastel.  Il  adoucit  les  traits  sans  changer  les  rapports 
ni  les  pro|K)rtions. 

I  \  iM  pour  AN  r. 

Le  cho\alier  de  Narbonne,  accosté  par  un  important 
dont  la  familiarité  lui  déplaisait,  et  qui  lui  dit  en  l'abor- 
dant :  «Bonjour,  mon  ami!  comment  te  portes-tu?»  ré- 
pondit :  «  Bonjour,  mon  ami!  comment  t'a|)pelles-tu?  » 

IMI'LDKXCE    DE     I.A     DUCHKSSE    d'ORLKANS. 

K(Mi  madame  la  duchesse  d'Orléans  était  fort  éprise 
de  son  mari  dans  les  commencements  de  son  mariage;  il 
\  avait  peu  de  réduits  dans  le  Palais-Royal  (jui  n'en  ous- 
MMit  été  téuioins.  Un  jour,  les  deux  époux  allèrent  faire 
visite  à  la  duchesse  douairière,  (jui  était  malade.  Pendant 
la  convei-siition,  elle  s'eiulonnit,  et  le  duc  et  la  jeune  du- 
chesse trouvèrent  plai.sint  do  se  divertir  sur  le  pied  du  lit 
de  la  malade.  Klle  s'en  a[)er(.'ut,  et  dit  ii  sa  lielle-fille  :  «  Il 
■vous  étiiit  resserve,  madame,  de  tùre  rougir  du  mariage!  » 


CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


INDEX     DE    LA    PHILOSOPHIE. 

Il  est  temps,  disait  M...,  que  la  philosophie  ait  aussi 
son  index,  comme  l'inquisition  de  Rome  et  de  Madrid.  11 
faut  qu'elle  fasse  une  liste  des  livres  qu'elle  proscrit,  et 
cette  proscription  sera  plus  considérable  que  celle  de  sa 
rivale.  Dans  les  livres  mêmes  qu'elle  approuve  en  général, 
combien  d'idées  particulières  ne  condamnerait  elle  pas 
comme  contraires  à  la  morale,  et  même  au  bon  sens! 

INDULGENCE    DE    M.    DE    R... 

M.  de  R...  était  autrefois  moins  dur  et  moins  déni- 
grant qu'aujourd'hui;  il  a  usé  toute  son  indulgence;  et  le 
peu  qui  lui  en  reste,  il  le  garde  pour  lui. 

INSTRUIT    ET    GENTILHOMME. 

M.  de  Ségur  ayant  publié  une  ordonnance  qui  obli- 
geait à  ne  recevoir  dans  le  corps  de  l'artillerie  que  des 
gentilshommes,  et,  d^une  autre  part,  cette  fonction  n'ad- 
mettant que  des  gens  instruits,  il  arriva  une  chose  plai- 
sante :  c'est  que  l'abbé  Bossut,  examinateur  des  élèves, 
ne  donna  d'attestation  qu'à  des  roturiers,  et  Cherin,  qu'à 
des*  gentilshommes.  Sur  une  Centaine  d'élèves,  il  n'y  en 
eut  que  quatre  ou  cinq  qui  remplirent  les  deux  conditions. 

INSTRUMENT    SANS    MANCHE. 

L'abbé  Beaudeau  disait  de  M.  Turgot  que  c'était  un 
instrument  d'une  trempe  excellente,  mais  qui  n'avait  pas 
de  manche. 

INTRÉPIDITÉ    ET    NAÏVETÉ    d'uN     AMÉRICAIN.  J 

Un  Américain,  ayant  vu  six  Anglais  séparée  de  leur 


CARACTÈRES  ET  ANECDOTES.        221 

troupe,  eut  l'audace  inconcevable  do  leur  courir  sus,  d'en 
hlosser  doux,  do  dôsjirmer  los  autres,  et  de  les  amoner  au 
jiénérai  Wasliiniiton.  Le  irénéral  lui  demanda  comment  il 
avait  pu  faire  pour  se  rendre  maître  do  six  hommes  :  «  Aus- 
sitôt que  je  les  ai  vus.  dit-il.  j'ai  couru  sur  eux,  et  je  les 
ai  environnés.  « 

INUTILITÉS    NÉCESSAIKES. 

M.  de...  disiiit  qu'il  ne  fallait  rien  dire,  dans  les 
séances  publiques  de  l'Académie  française,  par  delà  ce 
qui  est  imposé  par  les  statuts;  et  il  motivait  son  avis  en 
disant  :  «  En  fait  d'inutilités,  il  ne  faut  que  le  nécessaire.  » 

l'italienne,  l'anglaise  et  la  française. 

M...  me  disait  :  «  J'ai  vu  des  femmes  de  tous  les  pays: 
l'Italienne  ne  croit  être  aimée  de  son  amant  que  quand  il 
(>st  capable  de  commettre  un  crime  pour  elle  ;  l'Anglaise, 
une  folie,  et  la  Française,  une  sottise.  » 

LES   italiens  de  nOME. 

Duclos  disiiil,  pour  ne  pas  profaner  le  nom  de  Ro- 
main, en  parlant  des  Romains  modernes  :  Un  Italien  de 
Home. 

LE    ROI    JACQUES. 

Le  roi  Jacques,  retiré  à  Saint-Germain,  et  vivant  des 
libéralités  de  Louis  XIV,  venait  à  Paris  j>our  guérir  les 
écrouelles,  qu'il  ne  touchait  qu'en  qualité  de  roi  de  Fmnce. 

LA    JALOUSIE    DE    M.    BARTIIE    REMISE    A    SA    PLACE. 

M.  de...,  ayant  aperçu  que  M.  Barthe  était  jaloux  (de 
sa  femme),  lui  dit;  «  Vous,  jaloux!  mais  savez-vous bien 


222        CARACTERES  ET  ANECDOTES. 

que  c'est  une  prétention?  C'est  bien  de  l'honneur  que 
vous  vous  faites.  Je  m'explique.  N'est  pas  cocu  qui  veut: 
savez-vous  que,  pour  l'ôtre,  il  faut  savoir  tenir  une  mai- 
son, être  poli,  sociable,  honnête?  Commencez  par  acqué- 
rir toutes  ces  qualités,  et  puis  les  honnêtes  gens  verront 
ce  qu'ils  auront  à  faire  pour  vous.  Tel  que  vous  êtes,  qui 
pourrait  vous  faire  cocu? Une  espèce!  Quand  il  sera  temps 
de  vous  effrayer,  je  vous  en  ferai  mon  compliment.  » 

JALOUSIE    DU    MARQUIS     DE    CHATELUX. 

Le  marquis  de  Chatelux,  amoureux  comme  à  vingt 
ans,  ayant  vu  sa  femme  occupée,  pendant  tout  un  dîner, 
d'un  étranger,  jeune  et  beau,  l'aborda  au  sortir  de  table, 
et  lui  adressa  d'humbles  reproches;  le  marquis  de  Genlis 
lui  dit  :  «  Passez,  passez,  bonhomme,  on  vous  a  donné.  » 

LES    JAMBES     ET    LA    TÊTE    DU    MARÉCHAL    DE    VILLARS. 

Le  maréchal  de  Yillars  fut  adonné  au  vin,  même  dans 
sa  viieillesse.  Allant  en  Italie,  pour  se  mettre  à  la  tête  de 
l'armée  dans  la  guerre  de  1734,  il  alla  faire  sa  cour  au  roi 
de  Sardaigne,  tellement  pris  de  vin,  qu'il  nç  pouvait  se 
soutenir,  et  qu'il  tomba  à  terre.  Dans  cet  état,  il  n'avait 
pourtant  pas  perdu  la  tête,  et  il  dit  au  roi  :  «  Me  voilà 
porté  tout  naturellement  aux  pieds  de  Votre  Majesté.  » 

LE    JEU    DE     LOUIS     \V. 

M.  le  duc  de  Choiseul  était  du  jeu  de  Louis  XY,  quand 
il  fut  exilé.  M.  de  Chauvelin,  qui  en  était  aussi,  dit  au 
roi  qu'il  ne  pouvait  le  continuer,  parce  que  le  duc  en  était 
de  moitié.  Le  roi  dit  à  M.  de  Chauvelin  :  «  Demandez-lui 
s'il  veut  continuer.  »  M.  de  Chauvelin  écrivit  à  Cliante- 
loup;  M.  de  Choiseul  accepta.' Au  bout  du  mois,  le  roi 


CARACTÈRES  ET  ANECDOTES.  183 

(lomanda  si  lo  parfafje  dos  gains  était  fait  :  «  Oui,  dit  M.  de 
(lliauvelin  :  M.  do  Choisoul  gagne  trois  mille  louis.  —  Ah! 
j'en  suis  bien  aiso,  dit  le  roi;  mandoz-le  lui  bien  vite.  » 

JEUNESSE    ET    PENSÉE. 

«'  Que  peuvent  pour  moi,  disait  M...,  les  grands  et  les 
princes?  Peuvent-ils  me  rendre  ma  jeunesse  ou  m'ôter 
ma  pensée,  dont  l'usage  me  console  de  tout?  » 

LES    JUSTIFICATIONS    PUBLIQUES. 

M...  me  disait  que  ceux  qui  entrent  jwr  écrit  dans  de 
longues  justifications  devant  le  public  lui  paraissaient  res- 
sembler aux  chiens  qui  courent  et  jappent  après  une  chaise 

lie  poste. 

I.AIDEUn    DU    COMTE    DE    MIRABEAU. 

Le  comte  de  Mirabeau,  très-laid  de  figure,  mais  plein 
d'esprit,  ayant  été  mis  en  cause  pour  un  prétendu  rapt 
de  stnluclion,  fut  lui-même  son  avocat.  «  Messieurs,  dit- 
il,  je  suis  accusé  de  séduction  :  [)Our  toute  réponse  et  pour 
toute  défense,  je  demande  que  mon  portrait  soit  mis  au 
grelfe.  »  Le  commissaire  n'entendait  pas  :  «  Bèto.  dit  le 
juge,  regarde  donc  la  figure  de  Monsieur!  » 

I.\ME\TATIONS    d'uN    JOUEUR. 

Un  joueur  fameux,  nommé  Sablière,  venait  d'être  ar- 
rêté. Il  était  au  désesp'oir,  et  disait  à  Beaumarchais,  qui 
\oulait  l'empêcher  de  se  tuer:  «  Moi,  arrêté  pour  deux 
cents  louis!  aliiindonné  {)ar  tous  mes  amis!  C'est  moi  qui 
les  ai  formés,  qui  leur  ai  appris  à  friponner.  Sans  moi, 
(pie  seraient  B...,  D...,  N...  (ils  vivent  tous)?  Enfin. 


CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


monsieur,  jugez  de  l'excès  de  mon  avilissement  :  pour 
vivre,  je  suis  espion  de  police!  » 

LE  DUC  DE  LAUZUN  ET  M.  DE  GALONNE. 

Le  duc  de  Lauzun  disait  :  «  J'ai  souvent  de  vives  dis- 
putes avec  M.  de  Galonné;  mais,  comme  ni  l'un  ni  l'autre 
nous  n'avons  de  caractère,  c'est  à  qui  se  dépêchera  de 
céder;  et  celui  de  nous  deux  qui  trouve  la  plus  jolie  tour- 
nure pour  battre  en  retraite  est  celui  qui  se  retire  le  pre- 
mier. » 

LE    CARDINAL    AQUAVIVA. 

Pendant  la  guerre  de  1745,  l'empereur  François  r*" 
ayant  été  couronné  à  Francfort,  une  partie  du  peuple, 
vouée  à  la  faction  autrichienne,  s'avisa  d'aller  sous  les 
fenêtres  des  ambassadeurs  de  France  et  d'Espagne,  alors 
ennemies  de  l'Autriche,  témoignant  sa  joie  par  des  cris 
de  Vive  l'empereur!  L'ambassadeur  de  France  jeta  de  l'ar- 
gent à  cette  populace,  qui  cria  :  Vive  la  France  !  et  se  re- 
tira. Mais  il  en  fut  autrement  devant  le  palais  du  cardina 
Aquaviva,  protecteur  d'Espagne.  Celui-ci,  se  croyant 
bravé,  ouvre  sa  fenêtre,  et  vingt  coups  de  fusil,  partis  à 
Ja  fois,  jettent  à  terre  autant  de  morts  ou  de  blessés.  Le 
peuple  veut  incendier  le  palais,  et  y  brûler  Aquaviva.  Mais 
celui-ci  s'était  assuré  de  plus  de  mille  braves  dont  il  cou- 
vrit la  place.  Quatre  pièces  de  canon,  chargées  à  cartou- 
ches, en  imposent  au  peuple.  Qui  croirait  que  le  pape, 
avec  l'autorité  absolue  et  un  corps  de  troupes,  n'ait  jamais 
songé  à  faire  au  peuple  quelque  justice  du  cardinal?  Voilà 
de  terribles  effets  de  la  prepotenza.  Ce  n'est  pas  tout  :  ce 
cardinal  Aquaviva  eut,  dans  les  derniers  jours  de  sa  vie, 
tant  de  remords  de  ses  violences,  qu'il  voulut  en  faire  pu- 
bliquement amende  honorable  ;  on  en  a  fait  à  n^oins;  mais 


CARACTERES  ET  ANECDOTES.  S25 


le  sacriv-collôgo  no  voulut  jamiiis  le  permettre,  pour  l'hon- 
neur de  la  pourpre.  Ainsi,  dans  la  capitale  du  monde 
chrétien,  l'expression  du  remords,  cette  vertu  du  pécheur, 
et  .sa  seule  ressource,  fut  interdite  à  un  prêtre  trop  peu 
châtié  par  ses  remords;  et  ce  triomphe  de  l'orgueil  sur 
une  religion  d'humilité  fut  l'ouvrage  de  ceux  qui  se  por- 
tent pour  successeurs  do  .ses  premiers  apôtres.  La  religion 
durera  siins  doute,  mais  la  prejmtenza  ne  peut  pas  durer. 

BK1.1.E    I.KÇON    A     l\       OliCljn. 

M.  de...,  fort  adonné  au  jeu,  perdit  en  un  seul  coup 
de  dés  son  revenu  d'une  année;  c'était  mille  écus.  Il  les 
envoya  demander  à  .M...,  son  ami,  qui  connaissait  sii  pas- 
sion pour  le  jeu,  et  qui  voulait  l'en  guérir.  Il  lui  envoya 
la  lettre  de  change  suivante  :  «  Je  prie  M...,  banquier,  de 
donner  à  M...  ce  qu'il  lui  demandera,  à  la  concurrence  de 
ma  fortune.  »  Cette  le^'on  terrible  et  généreuse  produisit 
son  ett'et. 

BKl.l.K    I.KÇON    ET    BELLE    FÊTE    DONNÉES    PAR    IN    ANGLAIS. 

Un  aiiibassildeur  anglais  à  Naples  avait  donné  une 
fête  charmante,  mais  qui  n'avait  pas  coûte  bien  cher.  On 
le  sut,  et  on  partit  de  là  pour  dénigrer  sa  fôte,  qui  avait 
d'abord  beaucoup  réussi.  Il  s'en  vengea  en  véritable  An- 
glais, et  en  homme  à  qui  les  guinées  ne  coûtaient  jws 
grand'chose.  il  annonva  une  autre  fête.  On  crut  (pie  c'était 
pour  pa'ndrc  s;i  revanche,  et  que  la  fôte  serait  superlx». 
On  accourt;  grande  aflUience.  Point  d'apprêts.  Kniin,  on 
apporU^  un  réchaud  à  l'esprit-de-vin.  On  s'attendait  à 
qiiehpie  miracle.  «  Messieurs,  dit-il,  ce  sont  les  dépenses, 
et  non  l'agrément  d'une  fête  (jue  vous  cherchez  :  regardez 
bien    'et  il  entrouvre  son  habit  dont  il  montre  la  dou- 


CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


bliire),  c'est  un  tableau  du  Dominicain  qui  vaut  cinq  mille 
guinées  ;  mais  ce  n'est  pas  tout  :  voyez  ces  dix  billets,  ils 
sont  de  mille  guinées  chacun,  payables  à  vue  sur  la  banque 
d'Amsterdam.  »  Il  en  fait  un  rouleau,  et  les  met  sur  le 
réchaud  allumé.  «  Je  ne  doute  pas,  Messieurs,  que  cette 
fôte  ne  vous  satisfasse,  et  que  vous  ne  vous  retiriez  tous 
contents  de  moi.  Adieu  !  messieurs,  la  fête  est  finie.  » 

LES     I.ETTRKS     ET    LES    FEMMES. 

On  disait  à  un  jeune  homme  de  redemander  ses  let- 
tres à  une  femme  d'environ  quarante  ans,  dont  il  avait  été 
fort  amoureux.  «  Vraisemblablement  elle  ne  les  a  plus, 
dit-il.  —  Si  fait,  lui  répondit  quelqu'un  :  les  femmes  com- 
mencent vers  trente  ans  à  garder  les  lettres  d'amour.  » 

LE    MÉDECIN     LEVRET     ET    LE    BAIIPHIN. 

On  appela  à  la  cour  le  célèbre  Levret,  pour  accoucher 
la  feue  dauphine.  M.  le  dauphin  lui  dit  :  «  Vous  êtes  bien 
content,  monsieur  Levret,  d'accoucher  madame  la  dau- 
phine ;  cela  va  vous  faire  de  la  réputation.  — Si  ma  répu- 
tation n'était  pas  faite,  dit  tranquillement  l'accoucheur, 
je  ne  serais  pas  ici.  » 

LIAISONS. 

N...  disait  qu'il  fallait  toujours  examiner  si  la  liaison 
d'une  femme  et  d'un  homme  est  d'âme  à  âme,  ou  de  corps 
à  corps;  si  celle  d'un  particulier  et  d'un  homme  en  place 
ou  d'un  homme  de  la  cour  est  de  sentiment  à  sentiment, 
ou  de  position  à  position,  etc. 

LIRE    EN     GROS. 

M...  disait  à  un  jeune  homme  qui  ne  s'apercevait  pas 


CARACTERES  ET  ANECDOTES.  227 

qu'il  était  almô  d'iiiio  femmo  :  «  Vous  Ates  oncore  bien 
jounc,  vous  no  savo/,  lire  quo  les  gros  caractères.  » 

LISTE    DES     Alli;S. 

M...,  qu'on  voulait  fairo  j)arlor  sur  différents  abus 
publics  ou  particuliers,  réj«)ndit  froidement  :  «  Tous  les 
jours  j'accrois  la  liste  des  choses  dont  je  ne  parle  plus.  Le 
plus  philosophe  est  celui  dont  la  liste  est  la  plus  longue.  » 

LITTÉRATURE    d'uN    C0INTR0LKU1\    GÉNÉRAL. 

M.  d'Ormesson,  étant  contrôleur  général,  disait  de- 
vant vingt  personnes,  qu'il  avait  longtemps  cherché  à  quoi 
pouvaient  avoir  été  utiles  des  gens  comme  Corneille,  Boi- 
leau,  la  Fontaine,  et  qu'il  ne  l'avait  jamais  pu  trouver. 
Cela  passait;  car,  quand  on  est  contrôleur  général,  tout 
passe.  M.  Pelletier  de  Morfontaine,  son  beau-père,  lui  dit 
avec  douceur  :  «  Je  sais  que  c'est  votre  façon  do  penser  ; 
mais  ayez  pour  moi  le  ménagement  de  ne  pas  le  dire.  Je 
voudrais  bien  obtenir  que  vous  ne  vous  vantassiez  point 
de  ce  qui  vous  manque.  Vous  occupez  la  place  d'un  homme 
qui  s'enfermait  souvent  avec  Racine  et  Boileau,  qui  les 
menait  souvent  à  sa  maison  de  campagne,  et  disait,  en 
apprenant  l'arrivée  de  plusieurs  évéques  :  «  Qu'on  leur 
«  montre  le  château,  les  jardins,  tout,  excepté  moi.  » 

LOUIS    XIV     ET    BARON. 

On  faisait  l'éloge  de  Louis  XIV  devant  le  roi  de 
Prusse.  Il  lui  contestait  toutes  ses  vertus  et  ses  talents. 
«  Au  moins  Votre  Majesté  accordera  qu'il  faisait  bien  le 
roi.  —  Pas  si  bien  que  Baron,  »  dit  le  roi  de  Prusse  avec 
humeur. 


228        CARACTERES  ET  ANECDOTES. 

LOUIS    XIV    ET    COYPEL. 

Louis  XIV,  voulant  envoyer  en  Espagne  un  portrait 
du  duc  de  Bourgogne,  le  fit  faire  par  Coypel,  et,  voulant 
en  retenir  un  pour  lui-même,  chargea  Coypel  d'en  faire 
faire  une  copie.  Les  deux  tableaux  furent  exposés  en 
même  temps  dans  la  galerie  :  il  était  impossible  de  les  dis- 
tinguer. Louis  XIV,  prévoyant  qu'il  allait  se  trouver  dans 
cet  envbarras,  prit  Coypel  à  part  et  lui  dit  :  «  Il  n'est  pas 
décent  que  je  me  trompe  en  cette  occasion  :  dites-moi  de 
quel  côté  est  le  tableau  original.  »  Coypel  le  lui  indiqua, 
et  Louis  XIV,  repassant,  dit  :  «  La  copie  et  l'original  son 
si  semblables,  qu'on  pourrait  s'y  méprendre;  cependant, 
on  peut  voir  avec  un  peu  d'attention  que  celui-ci  est  l'ori- 
ginal. » 

LOUIS    XV    ET    CAHUSAC. 

L'abbé  de  Canaye  disait  que  Louis  XV  aurait  dû  faire 
une  pension  à  Cahusac.  «  Et  pourquoi?  —  C'est  que  Ca- 
lîusac  l'empêche  d'être  l'homme  de  son  royaume  le  plus 
méprisé.  » 

LOUIS     XV     ET     LA    MUSIQUE. 

Le  roi,  quelque  temps  après  la  mort  de  Louis  XV,  fit 
terminer  avant  le  temps  ordinaire  un  concert  qui  l'en- 
nuyait, et  dit  :  «  Voilà  assez  de  musique.  »  Les  concertants 
le  surent,  et  l'un  d'eux  dit  à  l'autre:  «  Mon  ami,  qup| 
règne  se  préi^re  !  » 

LOIÎIS    XV    MOURANT. 

Pendant  la  dernière  maladie  de  Louis  XV,  qui  dès 
les  premiers  jours  se  présenta  comme  nwrtelle,  Lorry, 
qui  fut  mandé  avec  Bordeu,  em})loya,  dans  le  détail  des 


CARACTÈRES  ET  ANECDOTES.        «!» 


conseils  qu'il  donnait ,  le  mot  H  faut.  Le  roi,  choqué  do 
ce  mot,  ré[)ôtait  tout  bas  et  d'une  voix  mourante  :  //  faut  ! 
il  faut! 

LA    LUNETTE    DE    M.    DE    VAUDREl'IL. 

M...  disait  à  M.  do  VaudixHiil,  dont  l'osprit  est  droit 
et  juste,  mais  encore  livré  à  quelques  illusions  :  «  Vous 
n'avez  pas  de  taie  dans  l'œil ,  mais  il  y  a  un  peu  de  pous- 
sière sur  votre  lunette.  ;> 

UNE    MAITRESSE    HEFUSéE    PAR    LOUIS    XV. 

Le  maréchal  do  Richelieu,  ayant  proposé  pour  maî- 
tresse à  Louis  XV  une  grande  dame  (j'ai  oublii>  laquelle), 
le  roi  n'en  voulut  pas,  disant  qu'elle  coûterait  trop  cher 
à  renvoyer. 

MANOELVnE    IIADILE    DE    L'ÉVÈQCE    D'AUTUX. 

Un  bon  trait  de  prêtre  de  cour,  c'est  la  ruse  dont 
s'avisa  l'évéquo  d'Autun,  Montazet,  depuis  archevêque  de 
Lyon.  Sachant  bien  tiuil  y  avait  de  bounes  frasques  à  lui 
reprotîher,  et  qu'il  était  facile  de  le  peixlre  auprès  de  l'évè- 
i|ue  de  Mirepoix,  le  théatin  Boyer,  il  écrivit  contre  lui- 
même  une  lettre  anonyme  |)leine  de  calomnies  et  facile  à* 
convaincre  d'absurdité.  Il  l'adressa  à  l'évèque  de  Nar- 
bonue;  il  entra  ensuite  en  explication  avec  lui,  et  fit  voir 
l'atrocité  de  ses  ennemis  prétendus.  Arrivèrent  ensuite  les 
lettres  anonymes  écrites  en  effet  par  eux,  et  contenant  les 
inculpations  réelles  ;  ces  lettres  furent  méprisées.  Le  ré- 
sultiit  des  premières  avait  mené  le  théatin  à  l'incrédidité 
sur  les  secondes. 

I.i;    M\ni    CONVAINCU. 

M.  (le  F...,  (pii  avait  vu  à  sa  femme  plusieurs  amants, 


CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


et  qui  avait  toujours  joui  de  temps  en  temps  de  ses  droits 
d'époux,  s'avisa  un  soir  de  vouloir  en  profiter.  Sa  femme 
s'y  refuse.  «  Eh  quoi  !  lui  dit-elle,  ne  savez-vous  pas  que 
je  suis  en  affaire  avec  M...?  —  Belle  raison!  dit-il,  ne 
m'avez-vous  pas  laissé  mes  droits,  quand  vous  aviez  L..., 
S...,  N...,  B...,  T...?— Oh!  quelle  différence!  était-ce 
de  l'amour  que  j'avais  pour  eux!  Rien,  pures  fantaisies; 
mais  avec  M...,  c'est  un  sentiment  :  c'est  à  la  vie  et  à  la 
mort.  —  Ah  !  je  ne  savais  pas  cela  :  n'en  parlons  plus.  » 
Et,  en  effet,  tout  fut  dit.  M.  de  R...,  qui  entendait  conter 
cette  histoire,  s'écria:  «  Mon  Dieu!  que  je  vous  remercie 
d'avoir  amené  le  mariage  à  produire  de  pareilles  gentil- 
lesses !  » 

LE   MARI    DE   MADAME   DE   CHAL'LNES    ET    LES    SACREMENTS. 

On  dit  à  la  duchesse  de  Chaulnes,  mourante  et  sé- 
parée de  son  mari  :  «  Les  sacrements  sont  là.  —  Un  petit 
moment...  —  M.  le  duc  de  Chaulnes  voudrait  vous  revoir. 
—  Est-il  là?  —  Oui.  —  Qu'il  attende  :  il  entrera  avec  les 
sacrements.  » 

MARIAGE    ET    CÉLIBAT. 

M...  disait  de  mademoiselle...,  qui  n'était  point  vé- 
nale, n'écoutait  que  son*  cœur  et  restait  fidèle  à  l'objet  de 
son  choix  :  «  C'est  une  personne  charmante,  et  qui  vit  le 
plus  honnêtement  qu'il  est  possible  hors  du  mariage  et  du 
célibat.  » 

MARIAGES    TEMPORAIRES. 

M.  de  L...  disait  qu'on  aurait  dû  appliquer  au  ma- 
riage la  police  relative  aux  maisons,  qu'on  loue  par  un 
bail  pour  trois,  six  et  neuf  ans,  avec  pouvoir  d'acheter  la 
maison,  si  elle  vous  convient. 


CARACTÈRES  Et  ANECDOTES.  S31 


Madamo  do  B...,  no  iwiivant,  malgrt'  son  grand  cré- 
dit, rien  fairo  pour  M.  de  1)...,  son  amant,  homme  par 
trop  médiocre,  l'a  éjwusé.  En  fait  d'amants,  il  n'est  pas 
(le  ceux  que  l'on  montre;  en  fait  de  maris,  on  montre 
tout. 

MARI     SIISCEPTIIII.K. 

In  mari  disait  à  sa  femme  :  «  Madame,  cet  homme  a 
(les  droits  sur  vous,  il  vous  a  manqué  devant  moi;  je  ne 
le  soufl'rirai  pas.  Qu'il  vous  maltraite  quand  vous  êtes 
î;eule  ;  mais,  en  ma  présence,  c'est  me  manquer  à  moi- 
même.  » 

I.K    MAUMITON    DE    M.     I>E    MAUr.IROIV. 

C'est  M.  de  Maugiron  qui  a  conftmis  cette  action  hor- 
rible, que  j'ai  entendu  conter,  et  qui  me  parut  une  fable. 
Eteint  à  l'armée,  son  cuisinier  fut  pris  comme  maraudeur; 
on  vint  le  lui  dire  :  «  Je  suis  très-conlent  de  mon  cui- 
sinier, répondit-il;  mais  J'ai  un  mauvais  marmitmi.  »  Il 
fait  venir  ce  dernier,  lui  donne  une  lettre  pour  le  grand 
prévôt.  Le  malheureux  y  va,  est  saisi,  proteste  de  son  in- 
nocence, et  est  pendu. 

MARMOIMTKL    ET    BOINDIN    \V    CAFÉ    PROCOPE. 

Marmontel  dans  sa  jeunesse  recherchait  beaucoup  le 
vi(>u\  Hoindin,  célèbre  par  son  esprit  et  son  incrédulité. 
Le  vieillard  lui  dit  :  «  Trouvez-vous  au  café  l'rocope.  — 
Mais  nous  ne  pourrons  pas  parler  de  matières  philosophi- 
ques. —  Si  fait,  en  convenant  d'une  langue  particulière, 
dun  argot.  »  Alors,  ils  firent  leur  dictionnaire.  L'àme 
s'appelait  Margot ,  la  religion,  JavoUe;  la  liberté,  Jeanneton , 


232  CARACTERES  ET  ANECDOTES. 

et  le  Père  Éternel,  M.  de  l'Être.  Les  voilà  disputant  et  s'en- 
tendant  très-bien.  Un  homme  en  habit  noir,  avec  une 
mauvaise  mine,  se  mêlant  à  la  conversation,  dit  à  Boin- 
din  :  «  Monsieur,  oserai-je  vous  demander  ce  que  c'était 
que  ce  M.  de  l'Être  qui  s'est  si  souvent  mal  conduit  et 
dont  vous  êtes  si  mécontent?  —  Monsieur,  reprit  Boindin, 
c'était  un  espion  de  police.  «  On  peut  juger  de  l'éclat  i\o 
rire,  cet  homme  étant  lui-même  du  métier. 

M.     DE    MARVILLE     ET    LA    POLICE. 

M.  de  Marville  disait  qu'il  ne  pouvait  y  avoir  d'hon- 
nête homme  à  la  police  que  le  lieutenant  de  police  tout 
au  plus. 

LE    MASQLE    DE    FER. 

Il  paraît  certain  que  l'homme  au  masque  de  fer  est 
un  frère  de  Louis  XIV  :  sans  cette  explication,  c'est  un 
mystère  absurde.  H  paraît  certain  non-seulement  que 
Mazarin  eut  la  reine,  mais,  ce  qui  est  plus  inconcevable, 
qu'il  était  marié  avec  elle  :  sans  cela,  comment  expliquer 
la  lettre  qu'il  lui  écrivit  de  Cologne,  lorsque,  apprenant 
qu'elle  avait  pris  parti  sur  une  grande  affaire,  il  lui  mande  : 
«  Il  vous  convient  bien,  madame,  etc.  ?  »  Les  vieux  cour- 
tisans racontent,  d'aii^eurs,  que,  quelques  jours  avant  la 
mort  de  la  reine,  il  y  eut  une  scène  de  tendresse,  de 
larmes,  d'explications  entre  la  reine  et  son  fils;  et  l'on  est 
fondé  à  croire  que  c'est  dans  cette  scène  que  fut  faite  la 
confidence  de  la  mère  au  fils. 

LES    MASQUES. 

«  La  différence  qu'il  y  a  de  vous  à  moi,  me  disait 
M...,  c'est  que  vous  avez  dit  à  tous  les  masques  :  «Je 
«  vous  connais;  »  et  moi,  je  leur  ai  laissé  l'espérance  de  me 


CARACTÈRES  ET  ANECDOTES.  233 

tromper.  Voilà  pourquoi  le  monde  m'est  plus  favorable 
qu'à  vous.  C'est  un  bal  dont  vous  avez  détruit  l'intérêt 
pour  les  autres  et  l'amusomenf  pour  vous-m^me.  » 

I.'ABBK    MAl'BY    CANDIDAT    A    1,'ACADKMIE. 

L'abbé  Maury  tâchant  de  faire  conter  à  l'abbé  de 
Beaumont,  vieux  et  paralytique,  les  détails  de  sa  jeunes.<o 
et  de  sa  vie  :  «  L'abbé,  lui  dit  celui-ci,  vous  me  prenez 
mesure!  »  indiquant  qu'il  cherchait  des  matériaux  pour 
son  éloge  à  l'Académie. 

I.A    MKDAll.I.E    DK    LOTIS    XIII     ET    D  f     CARDINAL 
DE    RICHELIEU. 

Il  existe  une  médaille  que  M.  le  prince  de  Condé  m*a 
dit  avoir  possédée,  et  que  je  lui  ai  vu  regretter.  Cette  mé- 
daille représente,  d'un  côté,  Louis  XIII,  avec  les  mots  or- 
dinaires :  Rex  Frcmc.  et  Nav.,  et,  de  l'autre,  le  cardinal 
de  Richelieu,  avec  ces  mots  à  l'entour  :  Nil  sine  concilio. 

LE    MÉDECIN    ARMÉ. 

Un  médecin  de  village  allait  visiter  un  malade  au  vil- 
lage prochain.  Il  prit  avec  lui  un  fusil  pour  chasser  en 
chemin  et  se  désennuyer.  Un  paysan  le  rencontra,  et  lui 
demanda  ofi  il  allait.  «  Voir  un  malade.  —  Avez-vous  }K'ur 
de  le  manquer?  » 

LE    MÉDECIN    DE    M.     DE    SILLY. 

M.  Lorri,  médecin,  racontiùt  que  madame  de  Sully, 
étant  indisposée,  l'avait  appelé  et  lui  avait  conté  une  in- 
solence de  Bordeu,  lequel  lui  avait  dit  :  «  Votre  maladie 
vient  de  vos  besoins  :  voilà  un  homme  »  ;  et,  en  même 
temps,  il  se  présenta  dans  un  état  peu  décent.  Lorri 


CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


excusa  son  confrère,  et  dit  à  madame  de  Sully  force  ga- 
lanteries respectueuses.  Il  ajoutait  :  «  Je  ne  sais  ce  qui 
est  arrivé  depuis;  mais  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est 
qu'après  m'avoir  rappelé  une  fois,  elle  reprit  Bordeu.  » 

LA    MÉMOIRE    DE    M.     DE    TRESSAN. 

M.  de  Tressan  avait  fait,  en  1738,  des  couplets  contre 
M.  le  duc  de  Nivernais,  et  sollicita  l'Académie  on  1780.  Il 
alla  chez  M.  de  Nivernais,  qui  le  reçut  à  merveille,  lui  parla 
du  succès  de  ses  derniers  ouvrages,  et  le  renvoyait  comblé 
d'espérances,  lorsque,  voyant  M.  de  Tressan  prêt  à  remonter 
en  voiture,  il  lui  dit  :  «  Adieu,  monsieur  le  comte,  je  vous 
félicite  de  n'avoir  pas  plus  de  mémoire.  » 

LE  MÉNAGE  A  TROIS  DE  M.  DE  NESLE 
ET  DE  M.  DE  SOUBISE. 

Madame  de  Nesle  avait  M.  de  Soubise.  M.  de  Nesle, 
qui  méprisait  sa  femme,  eut  un  jour  une  dispute  avec  elle 
en  présence  de  son  amant;  il  lui  dit:  «Madame,  on  sait 
bien  que  je  vous  passe  tout;  je  dois  pourtant  vous  dire 
que  vous  avez  des  fantaisies  trop  dégradantes  et  que  je 
ne  vous  passerai  pas  :  telle  est  colle  que  vous  avez  pour 
le  perruquier  de  mes  gens,  avec  lequel  je  vous  ai  vue  sortir 
et  rentrer  chez  vous.  »  Après  quelques  menaces,  il  sortit, 
et  la  laissa  avec  M.  de  Soubise,  qui  la  souffleta,  quoi 
qu'elle  pût  dire.  Le  mari  alla  ensuite  conter  cet  exploit, 
ajoutant  que  l'histoire  du  perruquier  était  fausse,  se  mo- 
quant de  M.  de  Soubise,  qui  l'avait  crue,  et  de  sa  femme, 
qui  avait  été  soufïlotée. 

MÉPRISE. 

«  Je  me  refuse,  disait  M....  aux  avances  de  M.  de  B..., 


CARACTERES  ET  ANECDOTES.        235 


parce  que  j'estime  assez  peu  les  qualités  pour  lesquelles 
il  me  recherche,  et  que,  s'il  sa\'ait  les  qualités  pour  les- 
quelles je  m'estime,  il  me  fermerait  sa  porte.  » 


LA    MER    ET    LES    ANGLAIS. 


r 


Milorti  Hervey,  voyageant  en  Italie  et  se  trouvant  non 
loin  de  la  mer,  traversa  une  lagune  dans  l'eau  de  laquelle 
il  trempa  son  doigt  :  «  Ah!  ah!  dit-il,  l'eau  est  salée;  ceci 
est  à  nous.  » 

I.K    MÉRITE    DL     DUC    DE... 

«  Je  crois,  disait  M...  sur  le  duc  de...,  que  son  nom 
est  son  plus  grand  mérite,  et  qu'il  a  toutes  les  vertus  qui 
se  font  dans  une  parcheminerie.  » 

MÉRITES    GRADUÉS    DE    i/ABBÉ    MALRY. 

L'abbé  Maury,  étant  pauvTe,  avait  enseigné  le  latin  à 
un  vieux  conseiller  de  grand'chambre,  qui  voulait  en- 
tendre les  InslUutes  de  Justinien.  Quelques  années  se  pas- 
sent, et  il  rencontre  ce  conseiller,  étonné  de  le  voir. dans 
une  maison  honnête.  «Ah!  l'abbé,  vous  voilà!  lui  dit-il 
lestement  ;  par  quel  hasard  vous  trouvez-vous  dans  cette 
maison-ci?  —  Je  m'y  trouve  comme  vous  vous  y  trouve/. 

—  Oh!  ce  n'est  pas  la  môme  chose.  Vous  (^tes  donc  mieux 
dans  vos  affaires?  Avez-vous  fait  quelque  chose  dans  votre 
métier  de  prêtre?  —  Je  suis  grand  vicaire  de  M.  de  Lom- 
bez.  —  Diable!  c'est  quelque  chose!  Et  combien  cela 
vaut-il? —  IMilIe  francs.  —  ('/(»st  bien  peu!  »  Kl  il  reprend, 
le  ton  leste  et  léger  :  «  Mais  j'ai  un  |)rieuré  de  mille  écus. 

—  Mille  écus!  bonne  afl'ain*  (avec  l'air  de  la  considération). 

—  Kt  j'ai  fait  la  n>ncontre  du  maître  de  cette  mai.son-i'i 
chez  M.  le  cardinal  de  Rohan.  —  Peste!  vous  allez  chez 


236        CARACTÈRES  ET  ANECDOTES. 

le  cardinal  de  Rohan?  —  Oui,  il  m'a  fait  avoir  une  abbaye. 
—  Une  abbaye  !  Ah  !  cela  posé,  monsieur  l'abbé,  faites- 
moi  l'honneur  de  venir  dîner  chez  moi.  » 

UNE    MESSE    POUR    HUIT    SOUS. 

L'abbé  Raynal,  jeune  et  pauvre,  accepta  une  messe  à 
dire  tous  les  jours  pour  vingt  sous;  quand  il  fut  plus  riche, 
il  la  céda  à  l'abbé  de  La  Porte,  en  retenant  huit  sous  des- 
sus :  celui-ci,  devenu  moins  gueux,  la  sous-loua  à  l'abbé 
Dinouart,  en  retenant  quatre  sous  dessus,  outre  la  portion 
de  l'abbé  Raynal  ;  si  bien  que  cette  pauvre  messe,  grevée 
de  deux  pensions,  ne  valait  que  huit  sous  à  l'abbé  Di 
nouart. 

MILTON     ET     SA    FEMME. 

Milton,  après  le  rétablissement  de  Charles  II,  était 
dans  le  cas  de  reprendre  une  place  très-lucrative  qu'il 
avait  perdue;  sa  femme  l'y  exhortait;  il  lui  répondit: 
«  Vous  êtes  femme,  et  vous  voulez  avoir  un  carrosse;  moi, 
je  veux  vivre  et  mourir  en  honnête  homme.  » 

MINISTRES    ET    MALABES. 

Les  ministres  en  place  s'avisent  quelquefois,  lorsque, 
par  hasard,  ils  ont  de  l'esprit,  de  parler  du  temps  où  ils 
ne  seront  plus  rien.  On  en  est  communément  la  dupe,  et 
l'on  s'imagine  qu'ils  croient  ce  qu'ils  disent.  Ce  n'est,  de 
leur  part,  qu'un  trait  d'esprit.  Ils  sont  comme  les  malades 
qui  parlent  souvent  de  leur  mort,  et  qui  n'y  croient  pas, 
comme  on  peut  le  voir  par  d'autres  mots  qui  leur  échappent. 

LES    TROIS    MINISTRES    DE    HENRI     IV. 

Henri  IV  s'y  prit  singulièrement  pour  liiire  connaître 


CARACTERES  ET  ANECDOTES.        Î37 


à  un  ainbassjid(Mir  d'Espaj^ne  le  caractère  do  ses  trois  mi- 
nistres. \  illcMoi.  lo  président  Jeannin  et  Sully.  Il  fit  aj>- 
peler  d'abord  Villeroi  :  «  Voyez-vous  cette  poutre  (jui 
menace  ruine?  —  Sans  doute,  dit  Villeroi  sans  lever  la 
tète;  il  faut  la  faire  raccommoder,  je  vais  donner  des  or- 
dres. »  11  appela  ensuite  le  président  Jeannin  :  «  Il  faudra 
s'en  assurer,  »  dit  celui-ci.  On  fait  venir  Sully,  qui  re- 
garde la  poutre  :  «  Kh!  sire,  y  pensez-vous?  dil-il  :  cette 
poutre  durera  plus  que  vous  et  moi.  » 

MinABEAt     ET    M.    DE    CAI.ONNE. 

Dans  le  temps  où  jwrut  le  livre  de  Mirabeau  sur  l'agio- 
tage, dans  lequel  M.  de  Galonné  est  très-maltraité,  on  di- 
Sciit  pourtant,  à  cause  d'un  pa.ssi»ge  contre  M.  Necker, 
que  le  livre  était  payé  par  M.  de  Galonné,  et  que  le  mal 
qu'on  y  disait  de  lui  n'avait  d'autre  objet  que  de  masquer 
la  collusion. 

LA  MITRE  ET  LE  SOLFELET  DE  M.  DE  LtYNES. 

On  sait  que  M.  de  Luynes,  ayant  quitté  le  service 
l)0ur  un  soutllet  qu'il  avait  reçu  sans  en  tirer  vengeance, 
fut  fait  bientôl  après  archevêque  de  Sens.  Un  jour  qu'il 
avait  ofticié  pontilicalement,  un  mauvais  plaisant  prit  sa 
mitre,  et,  l'écartiuil  des  deux  côtés  :  «  G'est  singulier, 
dit-il,  comme  celte  mitre  ressemble  à  un  soufflet.  » 

MOÏSE     ET    LES    ALLIMETTES. 

M...  à  pro|)Os  des  six  mille  ans  de  Moïse,  disait,  en 
considérant  la  lenteur  des  progrès  des  arts  et  l'état  actuel 
(le  la  civilisation  :  «  Que  veut-il  qu'on  fasse  de  ses  six 
mille  ans?  11  en  a  fallu  plus  que  cela  pour  savoir  battre 
le  briquet  et  iwur  inventer  les  allumettes.  » 


ns  CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


MOLIERE    ET    LES     FINANCIERS. 

C'est  une  chose  remarquable  que  Molière,  qui  n'épar- 
gnait rien,  n'a  pas  lancé  un  seul  trait  contre  les  gens  de 
finance.  On  dit  que  Molière  et  les  auteurs  comiques  du 
temps  eurent  là-dessus  des  ordres  de  Colbert. 

l'abbé    de    MOLIÈRE    ET    SON    VOLEUR. 

L'abbé  de  Molière  était  un  homme  simple  et  pauvre, 
étranger  à  tout,  hors  à  ses  travaux  sur  le  système  de  Des- 
cartes; il  n'avait  point  de  valet,  et  travaillait  dans  son  lit, 
faute  de  bois,  sa  culotte  sur  sa  tète  par-dessus  son  bonnet, 
les  deux  côtés  {)endant  à  droite  et  à  gauche.  Un  matin,  il 
entend  frapper  à  sa  porte  :  «  Qui  va  là?  —  Ouvrez...  »  Il 
tire  un  cordon  et  la  porte  s'ouvre.  L'abbé  de  Molière,  ne 
regardant  point  :  «  Qui  êtes-vous?  —  Donnez-moi  de  l'ar- 
gent. —  De  l'argent?  —  Oui,  de  l'argent.  —  Ah  !  j'entends, 
vous  êtes  un  voleur?  —  Voleur  ou  non,  il  me  faut  de  l'ar- 
gent. —  Vraiment,  oui,  il  vous  en  faut?  Eh  bien!  cher- 
chez là-dedans...  »  Il  tend  le  cou,  et  présente  un  des  côtés 
de  la  culotte  ;  le  voleur  fouille.  «  Eh  bien  !  il  n'y  a  point 
d'argent.  —  Vraiment,  non  ;  mais  il  y  a  ma  clef.  —  Eh 
bien!  cette  clef...?  —  Cette  clef,  prenez-la.  —  Je  la  tiens. 
—  Allez-vous-en  à  ce  secrétaire;  ouvrez...  »  Le  voleur 
met  la  clef  à  un  tiroir.  «  Pas  celui-là,  dit  l'abbé,  ce  sont 
mes  papiers...  Ventrebleu  !  finirez -vous?  ce  sont  mes 
papiers!  A  l'autre  tiroir,  vous  trouverez  de  l'argent.  — 
Le  voilà.  —  Eh  bien!  prenez...  Fermez  donc  le  tiroir...  » 
Le  voleur  s'enfuit.  «  Monsieur  le  voleur,  fermez  donc  la 
porte.  Morbleu!  il  laisse  la  porte  ouverte  !...  Quel  chien 
de  voleur!  il  faut  qno  je  me  lève  par  le  froid  qu'il  fait! 


CARACTERES  ET  ANECDOTES.        23» 


maudit  voleur!  »  L'abbé  saute  en  pied,  va  fermer  la  porte, 
et  revient  se  remettre  à  son  travail. 

HON'SEIUNEUR    MONTAZET    ET    I.A    S(KLR 
DU    CARDINAI.    I>E    TENCIN. 

Oiiand  rarchcv^que  de  Lyon,  MonUizet,  alla  prendre 
possession  de  son  sioj;e,  une  vieille  clianoinesso  de..., 
sœur  du  cardinal  de  Tencin,  lui  fit  compliment  de  ses 
succès  auprcis  des  femmes,  et  entre  autres  de  l'enfant 
qu'il  avait  eu  de  madame  de  Hlazarin.  Le  prélat  nia  tout 
et  ajouta  :  «  Madame,  vous  sa\('z  que  la  adomnic  no  vous 
a  pas  mcna^'ée  vous-même;  mon  histoire  avec  madame 
de  Mazarin  n'est  pas  plus  vraie  que  celle  qu'on  vous  prête 
avec  M.  le  cardinal.  —  En  ce  cas,  dit  la  chanoinesse  tran- 
quillement, l'enfant  est  de  vous.  » 

I.K     MONT     KT\A     ¥  T     I. 'a  B  b  É     IlECUl'EnO. 

Le  clianuim-  K(v  upcro,  célèbre  physicien,  ayant  pu- 
blié une  savante  dissertation  sur  le  mont  Etna,  où  il  prou- 
vait, d'après  les  dates  des  éruptions  et  la  nature  de  leui-s 
laves,  que  le  monde  ne  pouvait  pas  avoir  moins  de  qua- 
torze mille  ans;  la  cour  lui  fit  dire  de  se  taire,  et  que 
l'arche  sainte  avait  aussi  ses  éruptions.  Il  se  le  tint  |X)ur 
dit.  C'est  lui-même  qui  a  conté  cette  anecdote  au  cheva- 
lier de  la  Tremblaye. 

madame  de  montmoiun   et  son   eils. 

Madame  de  Montmorin  disait  k  son  fils  :  «  Vous  entrez 
dans  le  monde;  je  n'ai  (pi'un  conseil  il  vous  donner  :  c'est 
dètre  amoureux  do  toutes  les  fonunes.  » 


240        CARACTERES  ET  ANECDOTES. 

LA    MORT    DU    ROI. 

Un  courtisan  disait  à  la  mort  de  Louis  XIV  :  «  Après 
la  mort  du  roi,  on  peut  tout  croire.  » 

UN     MOT     DE     J.-J.     ROUSSEAU. 

J.-J.  Rousseau  passe  pour  avoir  eu  madame  la  comtesse 
de  Boufflers,  et  même  (qu'on  me  passe  ce  terme)  pour 
l'avoir  manquée,  ce  qui  leur  donna  beaucoup  d'humeur  l'un 
contre  l'autre.  Un  jour,  on  disait  devant  eux  que  l'amour 
du  genre  humain  éteignait  l'amour  de  la  patrie.  «  Pour 
moi,  dit-elle,  je  sais,  par  mon  exemple,  et  je  sens  que 
cela  n'est  pas  vrai  :  je  suis  très-bonne  Française,  et  je  ne 
m'intéresse  pas  moins  au  bonheur  de  tous  les  peuples.  — 
Oui,  je  vous  entends,  dit  Rousseau,  vous  êtes  Française  par 
votre  buste,  et  cosmopolite  du  reste  de  votre  personne.  « 

UN    MOT    d'arlequin. 

Il  y  a  une  farce  italienne  vOÙ  Arlequin  dit,  à  propos 
dos  travers  de  chaque  sexe,  que  nous  serions  tous  par- 
faits, si  nous  n'étions  ni  hommes  ni  femmes. 

UN    MOT   DE    FOX. 

Fox  avait  emprunté  des  sommes  immenses  à  différents 
juifs,  et  se  flattiiit  que  la  succession  d'un  de  ses  oncles 
payerait  toutes  ses  dettes.  Cet  oncle  se  maria  et  eut  un 
fils;  à  la  naissance  de  l'enfant.  Fox  dit  :  «  C'est  le  Messie 
(jue  cet  enfant  :  il  vient  au  monde  pour  la  destruction  des 
juifs.  » 

JOLI     MOT     DE     LOUIS    XV. 

Louis  XV  se  fit  peindre  par  Latour.  Le  peintre,  tout 
en  travaillant,  causait  avec  le  roi,  qui  [)araissait  le  trouver 
bon.  Latour,  encourage  et  naturellement  indiscret,  poussa 


CARACTÈRES  ET  ANECDOTES.  M 


la  témérité  jusqu'à  lui  dire  :  «  A.u  fait,  siro,  vous  n'avez 
point  do  marine.  »  Le  roi  ré|)ondit  sèchement  :  «  Que 
dites-vous  là  ?  Et  Vernet,  donc  1  » 

MOT    DE    MADAMK    1)E    MAINTENON    SUR    LES    ÉVÉQIKS. 

Louis  \IV,  so  plaignant  chez  mad^ime  de  Maintenon 
du  chagrin  que  lui  causait  la  division  des  éviNques  :  «  Si 
l'on  iwuvait,  disait-il,  ramener  les  neuf  opposants,  on  évi- 
terait un  schisme;  mais  cela  ne  sera  pas  facile.  —  Eh 
bien!  sire,  dit  en  riant  madame  la  duchesse,  que  ne  dites- 
vous  aux  quarante  de  revenir  à  l'avis  des  neuf,  ils  ne  vous 
refuseront  pas.  » 

MOT  d'un  abbé  a  un  portier. 

L'abbé  de  la  Galaisière  était  fort  lié  avec  M.  Orri, 
avant  qu'il  fût  contrôleur  général.  Quand  il  fut  nommé  à 
cette  place,  son  portier,  devenu  suisse,  semblait  ne  pas  le 
reconnaître.  «  Mon  ami,  lui  dit  l'abbé  de  la  Galaisière, 
vous  êtes  insolent  beaucoup  trop  tôt,  votre  maître  ne  l'est 
pas  encore.  » 

MOT    d'un    COLRTISAN. 

Un  courtisan  disait  :  «  Ne  se  brouille  pas  avec  moi 
qui  veut.  » 

MOT    D'DNE    jeune    fille    SUR    LA    MORT. 

«  Pourquoi  donc,  disait  mademoiselle  de...,  âgée  de 
douze  ans,  pourquoi  cette  phrase  :  «  Aj)pren(lro  à  mourir?  » 
je  vois  qu'on  y  réussit  très-bien  dès  la  première  fois.  » 

MOT    d'un    major    de    PLACE. 

Je  ne  vois  jamais  jouer  les  pièces  de...,  et  le  {wi!  de 

U 


m  CARACTERES  ET  ANECDOTES. 

monde  qu'il  y  a,  sans  me  rappeler  le  mot  d'un  major  de 
place  qui  avait  indiqué  l'exercice  pour  telle  heure.  Il  ar- 
rive, il  ne  voit  qu'un  trompette  :  «  Parlez-donc,  messieurs 
les  b...  !  d'où  vient  donc  est-ce  que  vous  n'êtes  qu'un?  » 

MOUSQUETAIRE    INTELLIGENT. 

Madame  de  Prie,  maîtresse  du  régent,  dirigée  par  son 
père,  un  traitant  nommé,  je  crois,  Pleneuf,  avait  fait  un 
accaparement  de  blé  qui  avait  mis  le  peuple  au  désespoir, 
et  enfin  causé  un  soulèvement.  Une  compagnie  de  mous- 
quetaires reçut  l'ordre  d'aller  apaiser  le  tumulte,  et  leur 
chef,  M.  d'Avejan,  avait  ordre,  dans  ses  instructions,  de 
tirer  sur  la  canaille  :  c'est  ainsi  qu'on  désignait  le  peuple 
en  France.  Cet  honnête  homme  se  fit  une  peine  de  faire 
feu  sur  ses  concitoyens,  et  voici  comme  il  s'y  prit  pour 
remplir  sa  commission.  Il  fit  faire  tous  les  apprêts  d'une 
salve  de  mousqueterie,  et,  avant  de  dire  :  Tirez!  il  s'avança 
vers  la  foule,  tenant  d'une  main  son  chapeau,  et  de  l'autre 
l'ordre  de  la  cour  :  «  Messieurs,  dit-il,  mes  ordres  portent 
de  tirer  sur  la  canaille  ;  je  prie  tous  les  honnêtes  gens  de 
se  retirer  avant  que  j'ordonne  de  faire  feu.  »  Tout  s'enfuit 
et  disparut*. 

MOYEN    DE    CHASSER     UN    MINISTRE. 

On  avisait  dans  une  société  aux  moyens  de  déplacer 
un  mauvais  ministre,  déshonoré  par  vingt  turpitudes.  Un 
de  SCS  ennemis  connus  dit  tout  à  coup  :  «  Ne  pourrait-on 
pas  lui  faire  faire  quelque  opération  raisonnable,  quelque 
chose  d'iumnête,  pour  le  l'aii'e  chasser?  » 

1.  On  ;i  fait,  à  lort,  dans  une  oraisoa  lunèljic  roccnte,  les  honneurs 
(le  ce  mot  à  la  fois  touchant  et  sjiirituol  à  un  garde  national  de  Paris 
morini  y  a  quelque  temps. 


CARACTÈRES  ET  ANECDOTES:  24J 

MOYEN  d'Être  l'ami   de  m.   bauthk. 

N...  disait  à  M.  Barthe  :  «  Depuis  dix  ans  que  je 
vous  connais,  j'ai  toujours  cru  qu'il  était  inipossil)l(>  d'ùtro 
votro  ami;  mais  je  me  suis  trompé;  il  y  en  aurait  un 
moyen.  —  Et  lequel?  —  (]elui  de  faire  une  iwrfaite  ahné- 
iialion  de  soi,  et  d'adorer  sans  cesse  votre  égoïsme.  » 

MUSES,    FEMMES    OU    MAITRESSES. 

Le  fameux  Ben-Jolinson  disait  que  tous  ceux  qui 
avaient,  pris  les  Muses  pour  femmes  étaient  morts  de  faim, 
et  que  ceux  qui  les  avaient  prises  pour  maltn>sses  s'en 
étaient  fort  bien  trouvés.  Cela  revient  assez  bien  à  ce  (juc 
j'ai  ouï  dire  à  Diderot,  qu'un  homme  de  lettres  sensé  pou- 
vait être  l'amant  d'une  femme  qui  fait  un  livre,  mais  ne 
devait  être  le  mari  que  de  celle  qui  sait  faire  une  chemise. 
Il  y  a  mieux  que  tout  cela  :  c'est  de  n'être  ni  l'amant  de 
celle  qui  fait  un  livre,  ni  le  mari  d'aucune. 

NAIVKTÉ    DE    l/.V  B  B  É    bEI.II.I.K. 

L'abbé  Delille  devait  lire  des  vers  à  l'Académie  j>our 
la  réception  d'un  de  ses  amis.  Sur  quoi  il  disait:  «Je  vou- 
drais bien  qu'on  ne  le  sût  pas  d'avance,  mius  je  crains 
bien  de  le  dire  à  tout  le  monde.  » 

NAÏVETÉ    DE    MADAME    DE    NOAII.I.ES. 

L'abbé  do  Fleury  avait  été  amoureux  de  madame  la 
maréchale  de  Noailles,  qui  le  traita  avec  mépris.  Il  devint 
premier  ministre;  elle  eut  besoin  de  lui,  et  il  lui  rappela 
ses  riiïueuis.  «Ah!  monseijïneur.  lui  dit  naïvement  la 
maréchale,  qui  l'aurait  pu  prévoir!  » 


244  CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


NAÏVETE    DE     VOLTAIRE. 

M.  Poissonnier,  le  médecin,  après  son  retour  de 
Russie,  alla  à  Ferney,  et,  comme  il  parlait  à  M.  de  Voltaire 
de  tout  ce  qu'il  avait  dit  de  faux  et  d'exagéré  sur  ce  pays- 
là  :  «  Mon  ami,  répondit  naïvement  Voltaire,  au  lieu  de 
s'amuser  à  contredire,  ils  m'ont  doijné  de  bonnes  pelisses, 
et  je  suis  très-frileux.  » 

naïveté  écossaise. 

Pendant  la  guerre  d'Amérique,  un  Écossais  disait  à 
un  Français,  en  lui  montrant  quelques  prisonniers  amé- 
ricains :  «  Vous  vous  êtes  battu  pour  votre  maître;  moi, 
pour  le  mien  ;  mais  ces  gens-ci,  pour  qui  se  battent-ils?  » 
Ce  trait  vaut  bien  celui  du  roi  de  Pegu,  qui  pensa  mourir 
de  rire  en  apprenant  que  les  Vénitiens  n'avaient  pas  de 
roi. 

naïveté  et  indiscrétion. 

Je  venais  de  raconter  une  histoire  galante  de  madame 
la  présidente  de...,  et  je  ne  l'avais  pas  nommée.  M...  re- 
prit naïvement  :  <f  Cette  présidente  de  Dernière,  dont  vous 
venez  de  parlez...  »  Toute  la  société  partit  d'un  éclat  de 
rire. 

naïveté  et  vérité. 

Un  jeune  homme  sensible,  et  portant  l'honnêteté  dans 
l'amour,  était  bafoué  par  des  libertins  qui  se  moquaient  de 
sa  tournure  sentimentale.  Il  leur  répondit  avec  naïveté  : 
«  Est-ce  ma  faute,  à  moi,  si  j'aime  mieux  les  femmes  que 
j'aime  que  les  femmes  que  je  n'aime  pas?  » 


CARACTÈRES  ET  ANECDOTES.  24S 

NATIHK    ET    SOCl^.TÉ. 

On  disait  qiio  M...  ('tait  pou  sociable  :  «  Oui,  dit  un 
do  SOS  auus,  il  ost  choqué  do  plusieurs  choses  qui,  dans 
la  société,  choquent  la  nature. 

LES    NEIICHATRI.OIS    ET    l,E     ROI     DE    PUISSE. 

M...,  faisant  sa  cour  au  prince  Henri,  à  NeuchAtel, 
lui  dit  que  les  Neuchàtelois  adoraient  le  roi  de  Prusse. 
«  Il  est  fort  simple,  dit  le  prince,  que  les  sujets  aiment  un 
maître  qui  est  à  trois  cents  lieues  d'eux.  » 

M    PÈRE    IMI    MARI. 

Le  duc  de  Chartres',  apprenant  l'insulte  faite  à  ma- 
dame la  duchesse  de  Bourbon,  sa  sœur,  par  M.  le  comte 
d'Artois,  dit  :  «  On  egt  bien  heureux  de  n'être  ni  père  ni 
mari.  » 

LES    NOBLES    AU    PÉROC. 

Au  Pérou,  il  n'était  permis  qu'aux  nobles  d'étudier. 
Lts  nôtres  pensent  difforoniment. 

LA    NOBLESSE    DE    SAVOIE. 

On  avait  dit  à  un  roi  de  Sardaif^e  que  la  noblesse  de 
Savoie  était  très-pauvre.  Un  jour,  plusieurs  !j;enilsliommes, 
aitpivnant  quo  le  roi  pass;iit  par  jo  no  siiis  ((uollo  ville, 
vinrent  lui  faire  leur  cour  en  habits  do  f.'ala  nia4;nifiques. 
Le  roi  leur  fit  enlendro  ([u'ils  n'étaient  pas  aussi  [uuivros 
qu'on  le  disait.  «Sire,  répondirent-ils,  nous  avons  appris 

1 .  Qui  fut  plus  tard  duc  d'Orléans ,  devint  roi  dos  Français ,  et  mourut 
diius  l'exil. 

u. 


CARA.CTERES  ET  ANECDOTES. 


l'arrivée  de  Votre  Majesté;  nous  avons  fait  tout  ce  que 
nous  devions,  mais  nous  devons  tout  ce  que  nous  avons 
fait.  » 

LES    OEUFS     d'un     flOMME    PERSONNEL. 

Quelqu'un  disait  d'un  homme  très-personnel  :  «  Il 
brûlerait  votre  maison  pour  se  faire  cuire  deux  œufs.  » 

1,'OEUF    DE     CANE    DE    MADAME    GEOFFRIN. 

Madame  Geoffrin  disait  de  madame  de  la  Ferlé-Im- 
baut,  sa  fille  :  «  Quand  je  la  considère,  je  suis  étonnée 
comme  une  poule  qui  a  couvé  un  œuf  de  cane.  » 

OPINION    DU     PRINCE    DE    CONTI    SUR     LES     PRINCES. 

Le  prince  de  Conti  actuel,  s'affligeait  de  ce  que  le 
comte  d'Artois  venait  d'acquérir  une  terre  auprès  de  ses 
cantons  de  chasses  :  on  lui  fit  entendre  que  les  limites 
étaient  bien  marquées,  qu'il  n'y  avait  rien  à  craindre  pour 
lui,  etc.  Le  prince  de  Conti  interrompt  le  harangueur 
en  lui  disant  :  «  Vous  ne  savez  pas  ce  que  c'est  que  les 
princes!  » 

OPINION    PUBLIQUE. 

M...,  voyant,  dans  ces  derniers  temps,  jusqu'à  quel 
point  l'opinion  publique  influait  sur  les  grandes  affaires, 
sur  les  places,  sur  le  choix  des  ministres,  disait  à  M.  de 
L...,  en  faveur  d'un  homme  qu'il  voulait  voir  arriver  : 
«  Faites-nous,  en  sa  faveur,  un  peu  d'opinion  publique.  » 

OPINION     SUR    LES    FEMMES. 

Un  philosophe  me  disait  qu'après  avoir  examiné 
l'ordre  civil  et  politique  des  sociétés,  il  n'étudiait  plus 


CARACTÈRES  ET  ANECDOTES.  847 

que  les  sauvages  dans  les  livres  des  voyageurs,  et  les  en- 
fants dans  la  vie  ordinaire. 

OnOUEII.    DES    JI^SUITF.S. 

M...  îiimo  qu'on  û\^o  qu'il  est  méclianl.  à  jiou  près 
comme  les  jésuites  n'étaiiMil  pas  fâchés  qu'on  dit  qu'ils 
assassinaient  l«>s  rois.  C'est  l'orgueil  qui  veut  régner  par 
la  crainte  sur  la  faiblesse. 

Olinr.I    DES    HOMMES. 

Je  demandais  à  M...  pourquoi,  en  se  condamnant  à 
l'obscurité,  il  se  dérobait  au  bien  qu'on  pouvait  lui  faire. 
«  Les  hommes,  me  dit-il,  no  peuvent  rien  faire  pour  moi 
qui  vaille  leur  oubli.  » 

LE    PARADIS    DE    DIICI.OS. 

Duclos  parlait  un  jour  du  paradis,  que  chacun  se  fait 
à  sa  manière.  Madame  do  Rochofort  lui  dit:  «  Pour  vous, 
Duclos,  voici  do  quoi  composer  le  vôtre  :  du  pain,  du  vin. 
du  fromage  et  la  première  venue.  » 

LE    PARDON    DES    RIENFAITS. 

Je  pressais  M.  de  L...  d'oublier  les  torts  de  M.  de 
B...,  qui  lavait  autrefois  obligé;  il  me  répondit  :  «Dieu  a 
recommandé  le  pardon  dos  injures;  il  n'a  point  recom- 
mandé celui  des  bienfaits.  » 

LES    PARENTS     DE    M.     DE    NO  AIL  LES. 

Le  maréchal  de  Noailles  avait  un  proc^>s  au  parlement 
avec  un  do  ses  fermiers.  Huit  ou  neuf  conseillei-s  se  récu- 
sèrent, disant  tous  ;  «  En  qualité  de  parent  de  M.  de  Noail- 


248        CARACTERES  ET  ANECDOTES. 

les...  ;  »  et  ils  l'étaient  en  effet  au  huifantième  degré.  Un 
conseiller  nommé  M.  Hurson,  trouvant  cette  vanité  ridi- 
cule, se  leva,  disant:  «Je  me  récuse  aussi.  »  Le  premier 
président  lui  demanda  en  quelle  qualité.  Il  répondit  : 
«  Comme  parent  du  fermier.  » 

PARIS  DES  DUCS  DE  CHOISEUL  ET  DE  PRASLIN. 

Le  duc  de  Choiseul  et  le  duc  de  Praslin  avaient  eu 
une  dispute  pour  savoir  lequel  était  le  plus  bête,  du  roi 
ou  de  M.  de  la  Vrillière  :  le  duc  de  Praslin  soutenait  que 
c'était  M.  de  la  Vrillière;  l'autre,  en  fidèle  sujet,  pariait 
pour  le  roi.  Un  jour,  au  conseil,  le  roi  dit  une  grosse  bê- 
tise. «  Eh  bien  !  monsieur  de  Praslin,  dit  le  duc  de  Choi- 
seul, qu'en  pensez-vous?  » 

PARLER    BIEN    NE    SUFFIT    PAS. 

Quand  madame  de  F. . .  a  dit  joliment  une  chose  bien 
pensée,  elle  croit  avoir  tout  fait;  de  façon  que,  si  une  de 
ses  amies  faisait  à  sa  place  ce  qu'elle  a  dit  qu'il  fallait 
faire,  cela  ferait  à  elles  deux  une  philosophe.  M.  de...  di- 
sait d'elle  :  «  Quand  elle  a  dit  une  jolie  chose  sur  l'émé- 
tique,  elle  est  toute  surprise  de  n'être  point  purgée.  » 

PARTAGE    DE     I.A     POLOGNE. 

Un  évèque  de  Saint-Brieuc,  dans  son  oraison  funèbre 
de  Marie-Thérèse,  se  tira  d'affaire  fort  simplement  sur  le 
partage  de  la  Pologne  :  «  La  France,  dit-il,  n'ayant  rien 
dit  sur  ce  partage,  je  prendrai  le  parti  de  faire  comme  la 
France,  et  de  n'en  rien  dire  non  plus.  » 

LE    PARTICULIER     DE    LA    DUCHESSE    DU    MAINE. 

Madame  la  duchesse  du  Maine,  dont  la  santé  allait 


CARACTÈRES  £T  ANECDOTES.        249 

mal,  grondait  son  médecin  et  lui  disait  :  «  Était-ce  la  peine 
rlo  m'imposer  tant  do  privations  et  de  me  faire  vivre  en 
mon  particulier?  —  Mais  Votre  Altesse  a  maintenant  qua- 
rante personnes  au  château  !  —  Eh  bien  !  ne  savez-vous 
pas  que  quarante  ou  cinquante  personnes  sont  le  parti- 
culier d'une  princesse?  » 

LES    PASSIONS    DE    M... 

M...  étouffe  plutôt  ses  passions  qu'il  ne  sait  les  con- 
duire. Il  me  disait  là-dessus  :  «  Je  ressemble  à  un  homme 
qui,  étant  à  cheval,  et  ne  sachant  pas  gouverner  sa  béto 
qui  l'emporte,  la  tue  d'un  coup  de  pistolet  et  se  |)récipite 
avec  elle.  » 

PAUVRES    nois. 

On  venait  de  citer  quelques  traits  de  la  gourmandise 
de  plusieurs  souverains.  «  Que  voulez-vous,  dit  le  bon- 
homme M.  de  Brequigny,  que  voulez-vous  que  fas.sent 
ces  pauvres  rois?  Il  faut  bien  qu'ils  mangent!  » 

PEHMéjA    ET    DUBUEUIL. 

On  demandait  à  Pehméja  quelle  était  sa  fortune? 
«  Quinze  cents  livres  de  rente.  —  C'est  bien  peu.  —  Oh! 
reprit  Pehméja,  Dubreuil  est  riche.  » 

I.E    PÉNITENT    ET    SON    CONFESSEUR. 

Le  cardinal  de  la  Roche-Aymon,  malade  de  la  ma- 
ladie dont  il  mourut,  se  confessa  à  je  ne  sais  quel  prêtre, 
sur  lequel  on  lui  demanda  sa  façon  de  jienser.  «  J'en  suis 
très-content,  dit-il  ;  il  parle  de  l'enfer  comme  un  ange.  » 


CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


PERDRE  TERRE  AVEC  LES  FEMMES. 

Une  femme  disait  à  M...  qu'elle  le  soupçonnait  de 
n'avoir  jamais  perdu  terre  avec  les  femmes.  «Jamais,  lui 
dit-il,  si  ce  n'est  dans  le  ciel.  »  En  effet,  son  amour  s'ac- 
croissait toujours  par  la  jouissance,  après  avoir  commencé 
assez  tranquillement. 

UN    BON     PÈRE     ET    QUATRE    BONS     FILS. 

Un  paysan  partagea  le  peu  de  biens  qu'il  avait  entre 
ses  quatre  fils,  et  alla  vivre  tantôt  chez  l'un,  tantôt  chez 
l'autre.  On  lui  dit,  à  son  retour  d'un  voyage  chez  ses  en- 
fants :  «  Eh  bien  !  comment  vous  ont-ils  reçu  ?  comment 
vous  ont-ils  traité?  —  Ils  m'ont  traité,  dit-il,  comme  leur 
enfant.  »  Ce  mot  paraît  sublime  dans  la  bouche  d'un  père 
tel  que  celui-ci. 

PERROQUET     ET    NOTABLE. 

Dans  le  temps  de  l'assemblée  des  notables,  un  homme 
voulait  faire  parler  le  perroquet  de  madame  de...  «  Ne 
vous  ftuiguez  pas,  lui  dit-elle,  il  n'ouvre  jamais  le  bec. 
—  Comment  avez-vous  un  perroquet  qui  ne  dit  mot? 
Ayez-en  un  qui  dise  au  moins  :  Vive  le  roi!  —  Dieu  m'en 
préserve,  dit-elle,  un  perroquet  disant  :  Vive  le  roi!  je  ne 
l'aurais  plus  :  on  en  aurait  fait  un  notable.  » 

PERRUQUE    ET    CHEVELURE. 

On  engageait  M.  de...  à  quitter  une  place  dont  le 
titre  seul  faisait  sa  sûreté  contre  des  hommes  puissants; 
il  répondit  :  «  On  peut  couper  à  Samson  sa  chevelure,  mais 
il  ne  faut  pas  lui  conseiller  de  prendre  perruque.  » 


CARACTÈRES  ET  AN^eCDOT^S.  tSi 


L\    PERSONNALITE    DES    FAUTES. 

Dans  une  dispute  sur  le  préjugé  relatif  aux  peines  in- 
famantes qui  flétrissent  la  famille  du  coupable,  M...  dit: 
«  C'est  bien  assez  de  voir  des  honneurs  et  des  récompenses 
où  il  n'y  a  pas  do  vertu,  sans  qu'il,  faille  voir  encore  un 
châtiment  où  il  n'y  a  pas  de  crime.  » 

PETITE    AIDE    FAIT    GHANU    BIEN. 

Une  femme  avait  un  procès  au  parlement  de  Dijon. 
Elle  vint  à  Paris,  sollicita  M.  le  garde  des  sceaux  (1784) 
de  vouloir  bien  écrire,  en  sa  faveur,  un  mot  qui  lui  ferait 
gagner  un  procès  très-juste  ;  le  garde  des  sceaux  la  refusa. 
La  comtesse  de  Talleyrand  prenait  intérêt  à  cette  femme; 
elle  en  parla  au  garde  des  sceaux  :  nouveau  refus.  Ma- 
dame de  Talleyrand  en  lit  parler  par  la  reine  :  autre  refus. 
Madame  de  Talleyrand  se  souvint  que  le  garde  des  sceaux 
caressait  beaucoup  l'abbé  de  Périgord,  son  fils;  elle  lit 
écrire  iwr  lui  :  refus  très-bien  tourné.  Cette  femme,  dés- 
espérée, résolut  de  faire  une  tentative,  et  d'aller  à  Ver- 
sailles. Le  lendemain,  elle  part;  l'incommodité  de  la  voi- 
ture publique  l'engage  à  descendre  à  Sèvres,  et  à  faire  le 
reste  de  la  roule  à  pied.  Un  homme  lui  ofi're  de  la  mener 
par  un  chemin  plus  agréable  et  qui  abrège  ;  elle  accepte, 
et  lui  conte  son  histoire.  Cet  homme  lui  dit  :  «  Vous  aurez 
demain  ce  que  vous  demandez.  »  lille  le  regai-de,  et  reste 
confondue.  Klle  va  chez  le  garde  des  sceaux,  est  refusée 
encore,  veut  partir.  L'homme  l'engage  à  coucher  a  Ver- 
sailles, et,  le  lendemain  malin,  lui  apporte  le  papier 
qu'elle  demandait.  C'était  le  commis  d'un  commis,  nommé 
M.  fttienne. 


CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


PEUR    DES    DUELS. 

On  disait  d'un  escrimeur  adroit,  mais  poltron,  sj)iri- 
tuel  et  galant  auprès  des  femmes,  mais  impuissant  :  «  Il 
manie  très-bien  le  fleuret  et  la  fleurette,  mais  le  duel  lui 
fait  peur.  » 

M.    DE    PEZAY    ET    M.    NECKER. 

La  finesse  et  la  mesure  sont  peut-être  les  qualités  les 
plus  usuelles  et  qui  donnent  le  plus  d'avantages  dans  le 
monde.  Elles  font  dire  des  mots  qui  valent  mieux  que  des 
saillies.  On  louait  excessivement  dans  une  société  le  mi- 
nistère de  M.  Necker;  quelqu'un  qui,  apparemment,  ne 
l'aimait  pas,  demanda  :  «  Monsieur,  combien  de  temps 
est-il  resté  en  place  depuis  la  mort  de  M.  de  Pezay  ?  »  Ce 
mot,  en  rappelant  que  M.  Necker  était  l'ouvrage  de  ce 
dernier,  fit  tomber  à  l'instant  tout  cet  enthousiasme. 

PHILOSOPHIE. 

«  Je  sais  me  suffire,  disait  M...,  et  dans  l'occasion,  je 
saurai  bien  me  passer  de  moi,  »  voulant  dire  qu'il  mour- 
rait sans  chagrin. 

UN  PHILOSOPHE  ET  LA  SOCIÉTÉ. 

Un  philosophe,  retiré  du  monde,  m'écrivait  une  lettre 
pleine  de  vertu  et  de  raison.  Elle  finissait  par  ces  mots  : 
«  Adieu,  mon  ami  ;  conservez,  si  vous  pouvez,  les  intérêts 
qui  vous  attachent  à  la  société  ;  mais  cultivez  les  senti- 
ments qui  vous  en  séparent.  » 

PIERRE       'r    A    SPITHEAD. 

Le  czar  Pierre  I",  étant  à  Spithead,  voulut  savoir  ce 


CARACTERES  ET  ANECDOTES.  253 

qup  c'était  que  lo  cliAtiment  de  la  cale  qu'on  inflige  aux 
mat(»lots.  Il  ne  se  trouva  pour  lors  aucun  coupable;  Pierre 
dit  :  «  Qu'on  prenne  un  do  mes  gens.  —  Prince,  lui  ré- 
pondit-on, vos  gens  sont  en  Angleterre,  et,  par  consé- 
quent, sous  la  protection  des  lois.  » 

LA   PIERRE  PHILOSOPHALE  DE  MADAME  D'éPRÉMÉML. 

M.  d'Épréménil  vivait  depuis  longtemps  avec  ma- 
dame Tilaurier.  Celle-ci  voulait  l'épouser.  Elle  se  servit  de 
Cagliostro,  qui  faisait  espérer  la  découverte  de  la  pierre 
philosophale.  On  sait  que  Cagliostro  mêlait  le  fanatisme 
et  la  superstition  aux  sottises  de  l'alchimie.  D'ftprémonil 
se  plaignant  de  ce  que  cette  pierre  pliilosopliaie  n'arrivait 
pas,  et  une  certaine  formule  n'ayant  point  eu  d'etTet,  Ca- 
gliostro lui  fit  entendre  que  cela  venait  de  ce  qu'il  vivait 
dans  un  commerce  criminel  avec  madame  Tilaurier.  «  Il 
faut,  pour  réussir,  que  vous  soyez  en  harmonie  avec  les 
puissances  invisibles  et  avec  leur  chef,  l'Être  suprême. 
Épousez  ou  quittez  madame  Tilaurier.  »  Celle-ci  redoubla 
de  coquetterie;  d'Épréménil  épousa,  et  il  n'y  eut  que  sa 
femme  qui  trouva  la  pierre  philosophale. 

LA    PLACE    ET    LA    FEMME. 

M.  d'Invau,  étant  contrôleur  général,  demanda  au  roi 
la  permission  de  se  marier;  le  roi,  instruit  du  nom  de  la 
demoiselle,  lui  dit  :  «  Vous  n'êtes  pas  assez  riche.  »  Celui- 
ci  lui  parla  de  sa  place,  comme  d'une  chose  qui  suppléait 
à  la  richesse.  «  Oh!  dit  le  roi,  la  place  peut  s'en  aller,  et 
la  femme  reste.  » 

PLAIRE. 

On  demandait  à  M...  :  «  Qu'est-ce  qui  rend  le  plus 
aimable  dans  la  société?  »  Il  répondit  :  «  C'est  de  plaire.  » 

43 


254  CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


PLEURER    ET    SOIPER. 

Une  femme  était  à  une  représentation  de  Mérope,  et 
ne  pleurait  point  ;  on  en  était  surpris.  «  Je  pleurerais  bien, 
dit-elle,  mais  je  dois  souper  en  ville.  » 

POÉSIE    ET    HONNET    DE    NUIT. 

M...  disiiit,  à  propos  de  l'utilité  de  la  retraite  et  de  la 
force  que  l'esprit  y  acquiert  :  «  Malheur  au  poëte  qui  se 
fait  friser  tous  les  jours!  Pour  faire  de  bonne  besogue,  il 
faut  être  en  bonnet  de  nuit,  et  pouvoir  faire  le  tour  de  sa 
tête  avec  sa  main.  >■> 

LA    POÉSIE    ET    M.    DE    VERGENCES. 

M.  de  Vergennes  n'aimait  point  les  gens  de  lettres,  et 
on  remarqua  qu'aucun  écrivain  distingué  n'avait  fait  des 
vers  sur  la  paix  de  1783;  sur  quoi,  quelqu'un  disait  :  «  Il 
y  en  a  deux  raisons;  il  ne  donne  rien  aux  poètes  et  ne 
prête  pas  à  la  poésie.  » 

LA    POLICE     ET    LA    PESTE. 

«  11  faut  que  ce  qu'on  appelle  la  police  soit  une  chose 
bien  terrible,  disait  plaisamment  madame  de...,  puisque 
les  Anglais  aiment  mieux  les  voleurs  et  les  assassins,  et 
que  les  Turcs  aiment  mieux  la  peste.  » 

PORTIER    TROP    DÉLICAT. 

Un  malheureux  portier  à  qui  les  enfants  de  son  maître 
refusèrent  de  payer  un  legs  de  mille  livres,  qu'il  pouvait 
réclamer  par  justice,  me  dit  :  «  Voulez-vous,  monsieur, 
que  j'aille  plaider  contre  les  enfants  d'un  homme  que  j'ai 


CARACTERES  ET  ANECDOTES.        SSS 

servi  vingt-cinq  ans,  et  que  jo  sors  cux-m^mes  depuis 
quinze?  »  Il  se  faisait,  de  leur  injustice  môme,  une  raison 
d'être  généreux  à  leur  égard. 

i'outrait  de  madame  de  nemouks  par  vendome. 

M.  de  Vendôme  disait  de  madame  de  Nemours,  qui 
avait  un  long  nez  courbé  sur  des  lèvres  vermeilles  :  «  Elle 
a  Pair  d'un  perroquet  (pii  mango  une  cerise.  » 

PORTRAIT    DE    MADAME    LAMOTTE. 

Un  marchand  d'estampes  voulait  (le  25  juin)  vendre 
cher  le  portrait  do  madame  Lamotte  (fouettée  et  marquée 
le  21),  et  donnait  pour  raison  que  l'estampe  était  avant 
la  lettre. 

PORTRAIT    DE    M... 

M...  est  un  homme  mobile,  dont  l'àme  est  ouverte  à 
toutes  les  impressions,  dépendant  de  ce  qu'il  voit,  de  ce 
(juil  entend,  ayant  une  larme  prête  jwur  la  belle  action 
(ju'on  lui  raconte,  et  un  sourire  |)our  le  ridicule  qu'un 
sot  essaye  de  jeter  sur  elle. 

PORTRAIT    DE    M.    d'ÉPINAï    PAR    DIDEROT. 

On  demandait  à  Diderot  quel  homme  était  M.  d'Épi- 
nay.  «  C'est  un  homme,  dit-il,  qui  a  mangé  deux  millions 
sans  dire  un  bon  mol  cl  sans  faire  vinc  bonne  action.  » 

PORT-ROYAI.    ET    RACINE. 

C'est  Une  chose  curieuse  (pie  l'histoire  de  l'ort-Royal 
écritij  !«!*  Racine.  Il  est  plaisiuitde  voir  l'auteur  de  l'hère 
parler  des  grands  des.seins  de  Dieu  sur  la  mère  Agnès. 


256        CARACTERES  ET  ANECDOTES, 


LA    POSTÉRITÉ   DE    M.     THOMAS. 

M.  Thomas  me  disait  un  jour  :  «  Je  n'ai  pas  besoin 
de  mes  contemporains;  mais  j'ai  besoin  de  la  postérité.  » 
Il  aimait  beaucoup  la  gloire.  «  Beau  résultat  de  philoso- 
phie, lui  dis-jo,  de  pouvoir  se  passer  des  vivants,  pour 
avoir  besoin  de  ceux  qui  ne  sont  pas  nés!  » 

POURQUOI    L'ANGLETERRE    EST    UN    BON    PAYS. 

M.  do  C...,  parlant  un  jour  du  gouvernement  d'An- 
gleterre et  de  ses  avantages,  dans  une  assemblée  où  se 
trouvaient  quelques  évoques,  quelques  abbés  ;  un  d'eux, 
nommé  l'abbé  de  Seguerand,  lui  dit  :  «  Monsieur,  sur  le 
peu  que  je  sais  de  ce  pays-là,  je  ne  suis  nullement  tenté 
d'y  vivre,  et  je  sens  que  je  m'y  trouverais  très-mal.  — 
Monsieur  l'abbé,  lui  répondit  naïvement  M.  de  C...,  c'est 
parce  que  vous  y  seriez  mal  que  le  pays  est  excellent.  » 

POURQUOI  l'on  est  PLUS  HONNÊTE  EN  FRANCE  AVANT 
qu'après  TRENTE  ANS. 

«  Savez-vous  pourquoi,  me  disait  M.  de...,  on  est 
plus  honnête,  en  France,  dans  la  jeunesse  et  jusqu'à  trente 
ans  que  passé  c«t  âge?  C'est  que  ce  n'est  qu'après  cet  âge 
qu'on  s'est  détrompé;  que,  chez  nous,  il  faut  être  enclume 
ou  marteau  ;  que  l'on  voit  clairement  que  les  maux  dont 
gémit  la  nation  sont  irrémédiables.  Jusqu'alors  on  avait 
ressemblé  au  chien  qui  défend  le  dîner  de  son  maître 
contre  les  autres  chiens;  après  cette  époque,  on  fait  comme 
le  même  chien,  qui  en  prend  sa  part  avec  les  autres.  » 

POURQUOI    ME    MARIERAIS-JE? 

Je  proposais  à  M.  de  L...  un  mariage  qui  semblait 


CARACTÈRES  ET  ANECDOTES.  Kl 

avantag;eux.  Il  mo  répondit  :  «  Pourquoi  me  marierais-je? 
Le  mioux  qui  puisse  m'arriver,  on  me  mariant,  est  de 
n'être  pas  cocu,  ce  que  j'obtiendrai  encore  plus  sûrement 
en  ne  me  mariant  pas.  » 

POURQL'OI    M.     I....    n'écrivait    PAS. 

On  reprochait  à  M.  L...,  homme  de  lettres,  de  ne  plus 
rien  donner  au  public.  «  Que  voulez-vous  qu'on  imprime, 
dit-il,  dans  un  pays  où  YAlmanach  de  Liège  est  défendu  de 
temps  en  temps.  » 

POUSSIÈRE    ET    BOUE. 

On  disait  d'un  courtisan  léger,  mais  non  corrompu  : 
«  Il  a  pris  de  la  poussière  dans  le  tourbillon  ;  mais  il  n'a 
pas  pris  de  tache  dans  la  boue.  » 

UN    PRÉDICATEtR    DE    I.A    LIGUE. 

Un  prédicateur  de  la  Ligue  avait  pris  pour  texte  de 
son  sermon  :  Eripe  nos,  Domine,  à  luto  fcecis,  qu'il  tradui- 
sait ainsi  :  «  Seigneur,  débourbonnez-vous!  » 

PRÉSENT    DE    LOUIS    XV    A    M.    D'ÉTIOLES. 

Quelque  temps  avant  que  Louis  XV  fût  arrangé  avec 
madame  de  Pompadour,  elle  courait  après  lui  aux  chasses. 
Le  roi  eut  la  complaisance  d'envoyer  à  M.  d'Étiolés  une 
ramure  de  cerf.  Celui-ci  la  fit  mettre  dans  sa  salle  à  man- 
ger, avec  ces  mots  :  «  Présent  fait  iwr  le  roi  à  M.  d'Élioles.  » 

PRIÈRE    d'un    célibataire. 

Un  célibataire  qu'on  pressait  de  se  marier  répondit 
plaisamment  :  «  Je  prie  Dieu  de  me  préserver  des  femmes 
aussi  bien  que  je  me  préserverai  du  mariage.  » 


253  CARACTERES  ET  ANECDOTES. 

PROBLÈME    DE    M  A  U  P ERTU  I  S. 

Maupertuis,  étendu  dans  son  fauteuil  et  bâillant,  dit 
'  un  jour  :  «  Je  voudrais,  dans  ce  moment-ci,  résoudre  un 
beau  problème  qui  ne  fût  pas  difficile.  »  Ce  mot  le  peint 
tout  entier. 

PRODIGALITÉ    DU    ROI    STANISLAS. 

Le  roi  Stanislas  venait  d'accorder  des  pensions  à  plu- 
sieurs ex-jésuites  ;  M.  de  Tressan  lui  dit  :  «  Sire,  Votre 
Majesté  ne  fera-t-elle  rien  pour  la  fomille  de  Damions,  qui 
est  dans  la  plus  profonde  misère?  » 

PROFESSION   DE   FOI   AUDACIEUSE   DE   M.    DE    BRETEUIL. 

Le  baron  de  Breteuil,  après  son  départ  du  ministère, 
en  1788,  blâmait  la  conduite  de  l'archevêque  de  Sens.  Il 
le  qualifiait  de  despote,  et  disait  :  «  Moi,  je  veux  que  la 
puissance  royale  ne  dégénère  point  en  despotisme,  et  je 
veux  qu'elle  se  renferme  dans  les  limites  oîi  elle  était  res- 
serrée sous  Louis  XIV.  »  Il  croyait,  en  tenant  ce  discours, 
faire  acte  de  citoyen,  et  risquer  de  se  perdre  à  la  cour. 

PROGRÈS    DE    LA    NOBLESSE. 

«  Pour  juger  de  ce  que  c'est  que  la  noblesse,  disait 
M...,  il  suffit  d'observer  que  M.  le  prince  de  Turenne,  ac- 
tuellement vivant,  est  plus  noble  que  M.  de  Turenne,  et 
que  le  marquis  de  Laval  est  plus  noble  que  le  connétable 
de  Montmorency.  » 

LES    PROGRÈS    D'UNE    CURE. 

On  disait  à  Delon,  médecin  mesmériste  :  «  Eh  bien, 


CARACTERES  ET  ANECDOTES.  259 

M.  de  B...  est  mort,  malgré  la  promesse  que  vous  aviez 
faite  de  le  guérir.  —  Vous  avez,  répondit-il,  été  absent, 
vous  n'avez  pas  suivi  les  progrès  de  la  cure  :  il  est  mort 
guéri.  » 

PROJET    DE    COUR    PLÉNIÈRE. 

Du  temps  do  M.  de  Macliault,  on  présenta  au  roi  le 
projet  d'une  cour  plénière,  telle  qu'on  a  voulu  l'exécuter 
(i(>puis.  Tout  fut  réglé  entre  le  roi,  madame  de  Pompadour 
(»t  les  ministres.  On  dicta  au  roi  les  réponses  qu'il  ferait  au 
premier  président;  tout  fut  expliqué  dans  un  mémoire 
dans  lequel  on  disait  :  «Ici,  le  roi  prendra  un  air  sévère; 
ici,  le  front  du  roi  s'adoucira  ;  ici,  le  roi  fera  tel  geste,  etc.  » 
Le  mémoire  existe. 

PRUDENCE    DE    L'ADBÉ    DE    SAINT- PIERRE. 

Quand  l'abbé  de  Saint-Pierre  approuvait  quelque 
chose,  il  disait  :  v  Ceci  est  bon  pour  moi,  quant  à  pré- 
sent. »  Rien  ne  peint  mieux  la  variété  des  jugements  hu- 
mains, et  la  mobilité  du  jugement  de  chaque  homme. 

LE  PUBLIC  ET  LES  FEMMES  DE  LA  HALLE. 

Un  homme  parlait  du  respect  que  mérite  le  public. 
«Oui,  dit  M...,  le  respect  qu'il  obtient  de  la  prudence. 
Tout  le  monde  méprise  les  harengères;  cependant,  qui 
oserait  risquer  de  les  offenser  en  traversant  la  halle?  » 

LE    PUBLIC    ET    H... 

On  réfutait  je  ne  sais  quelle  opinion  de  M...  sur  un 

ouvrage,  en  lui  parlant  du  public,  qui  en  jugeiiit  autre- 
ment :  «  Le  public,  le  public,  dit-il;  combien  faut-il  de 
sots  pour  faire  un  public?  » 


260        CARACTERES  ET  ANECDOTES. 

PURISME    DE    M.     BEACZÉE. 

Madame  Beauzée  couchait  avec  un  maître  de  langue 
allemande.  M.  Beauzée  les  surprit  au  retour  de  l'Académie. 
L'Allemand  dit  à  la  femme  :  «  Quand  je  vous  disais  qu'il 
était  temps  que  je  m'en  aille.  »  M.  Beauzée,  toujours  pu- 
riste, lui  dit  :  «  Que  je  m'en  allasse,  monsieur.  » 

PURISME    DU    PRINCE    DE    BEAUVAU. 

M...  disait  du  prince  de  Beauvau,  grand  puriste: 
«  Quand  je  le  rencontre  dans  ses  promenades  du  matin, 
et  que  je  passe  dans  l'ombre  de  son  cheval  (il  se  promène 
souvent  à  cheval  pour  sa  santé),  j'ai  remarqué  que  je  ne 
fais  pas  une  faute  de  français  de  toute  la  journée.  » 

PYRAME    ET    BAUCIS. 

Madame  de...,  âgée  de  soixante-cinq  ans,  ayant 
épousé  M...,  âgé  de  vingt-deux,  quelqu'un  dit  que  c'était 
le  mariage  de  Pyrame  et  de  Baucis. 

QUESTION    ÉPINEUSE. 

On  faisait  une  question  épineuse  à  M...,  qui  répon- 
dit :  «  Ce  sont  de  ces  choses  que  je  sais  à  merveille  quand 
on  ne  m'en  parle  pas,  et  que  j'oublie  quand  on  me  les 
demande.  » 

QUI    PERD    GAGNE. 

M...  disait:  «Je  ne  sais  pourquoi  madame  de  L... 
désire  tant  que  j'aille  chez  elle;  car,  quand  j'ai  été  quel- 
que temps  sans  y  aller,  je  la  méprise  moins.  »  On  pour- 
rait dire  cela  du  monde  en  général. 


CARACTERES  ET  ANECDOTES.  Sftt 

QUITTER    ET    TROMPER. 

M...  disait  de  madartie  la  princesse  de...  :  «  C'est  une 
fommo  qu'il  faut  absolument  tromper;  car  elle  n'est  pas 
de  la  classe  de  celles  qu'on  quitte.  » 

M.     DE    n...     ni  EN    JIO  K. 

M.  de  L...  me  disiùt  de  M.  de  U...  :  «  C'est  l'entrepôt 
du  venin  de  toute  la  société.  II  le  rassemble  comme  les 
crapauds,  et  le  darde  comme  les  vipères.  » 

RÉCLAMATION    DU    COMTE    D'ORSAY. 

M.  le  comte  d'Orsay,  fils  d'un  fermier  général^  et 
connu  par  sa  manie  d'être  homme  de  qualité,  se  trouva 
avec  M.  de  Choiseul-Gounier  chez  le  prévôt  des  mar- 
chands. Celui-ci  venait  chez  ce  magistrat  pour  faire  di- 
minuer sji  capitation,  considérablement  augmentée  ;  l'autre 
y  venait  porter  ses  plaintes  de  ce  qu'on  avait  diminué  la 
sienne,  et  croyait  que  cette  diminution  supposait  quelque 
atteinte  portée  à  ses  titres  de  noblesse. 

RÉCONCILIATION    UTILE. 

M...  disait  :  «  On  m'a  dit  du  mal  de  M.  de...;  j'aurais 
cru  cela  il  y  a  six  mois  ;  mais  nous  sommes  réconciliés.  » 

LES    REDITES. 

«  Une  idée  qui  se  montre  de.ix  fois  dans  un  ouvrage, 
surtout  à  peu  de  distance,  disiiit  M...,  me  fait  l'etFet  de 
ces  gens  qui,  après  avoir  pris  congé,  rentrent  pour  re- 
prendre leur  épée  ou  leur  chapeau.  » 

1H. 


262        CARACTÈRES  ET  ANECDOTES. 

LES  TROIS  REFUS  DE  FONTENELLK. 

Fontenelle  avait  été  refusé  trois  fois  de  l'Académie, 
et  le  racontait  souvent.  Il  ajoutait  :  «  J'ai  fait  cette  histoire 
à  tous  ceux  que  j'ai  vus  s'affliger  d'un  refus  de  l'Académie, 
et  je  n'ai  consolé  personne.  » 

LE  RÉGENT  ET  DUBOIS  AU  BAL  MASQUÉ. 

Le  régent  voulait  aller  au  bal,  et  n'y  être  pas  re- 
connu :  «J'en  sais  un  moyen,  »  dit  l'abbé  Dubois.  Et, 
dans  le  bal,  il  lui  donna  des  coups  de  pied  dans  le  der- 
rière. Le  régent,  qui  les  trouva  trop  forts,  lui  dit  : 
«  L'abbé,  tu  me  déguises  trop  !  » 

LE    RÉGENT    ET    LE    PRÉSIDENT    DARON. 

Le  régent  envoya  demander  au  président  Daron  la 
démission  de  sa  place  de  premier  président  du  parlement 
de  Bordeaux.  Celui-ci  répondit  qu'on  ne  pouvait  lui  ôter 
sa  place  sans  lui  faire  son  procès.  Le  régent,  ayant  reçu 
la  lettre,  mit  au  bas  :  Qu'à  cela  ne  tienne,  et  la  renvoya 
pour  réponse.  Le  président,  connaissant  le  prince  auquel 
il  avait  affaire,  envoya  sa  démission. 

RÈGNES    TROP    LONGS. 

A  propos  des  choses  de  ce  bas  monde,  qui  vont  de 
mal  en  pis,  M...  disait:  «J'ai  lu  quelque  part  qu'en  poli- 
tique il  n'y  avait  rien  de  si  malheureux  pour  les  peuples 
que  les  règnes  trop  longs.  J'entends  dire  que  Dieu  est 
éternel  ;  tout  est  dit.  » 

REMARQUE    D  '  i:  N    MISANTHROPE. 

Je  disais  à  M.  B...,  misanthrope  plaisant,  qui  m'avait 


CARACTERES  ET  ANECDOTES.  863 

présenté  un  jeune  homme  de  sa  connaissance  :  «  Votre 
ami  n'a  aucun  usage  du  monde,  ne  sait  rien  de  rien.  — 
Oui,  dit-il;  et  il  est  déjà  triste  comme  s'il  savait  tout.  » 

LA  RENOMMÉE  KT  LE  DUC  DE  CHABOT. 

M.  le  duc  de  Chabot  ayant  fait  peindre  une  Renommée 
sur  son  carrosse,  on  lui  appliqua  ces  vers  : 

Votre  prudence  est  endormie 
De  loger  niagniflquement 
Et  de  traiter  superbement 
Votre  plus  cruelle  ennemie. 

KEPAUTIE    u'AROfET    AU    RÉGENT. 

M.  le  régent  avait  promis  de  faire  quelque  chose  du 
jeune  Arouet,  c'est-à-dire  d'en  faire  un  important  et  de 
le  placer.  Le  jeune  poëte  attendit  le  prince  au  sortir  du 
conseil,  au  moment  oiî  il  était  suivi  de  quatre  secrétaires 
d'État.  Le  prince  le  vit  et  lui  dit  :  «  Arouet,  je  ne  t'ai  pas 
oublié,  et  je  te  destine  le  département  des  niaiseries.  — 
Monseigneur,  dit  le  jeune  Arouet,  j'aurais  trop  de  rivaux  : 
en  voilà  quatre.  »  Le  prince  pensa  étouffer  de  rire. 

RÉPONSE    A    LORD    HARLBOROUGH. 

Lord  Marlborough  étant  à  la  tranchée  avec  un  de  ses 
amis  et  un  de  ses  neveux,  un  coup  de  canon  fit  sauter  la 
cervelle  à  cet  ami  et  en  couvrit  le  visage  du  jeune  homme, 
qui  recula  avec  effroi.  Marlborough  lui  dit  intrépidement  : 
«  Eh  quoi  !  monsieur,  vous  paraissez  étonné?  —  Oui,  dit 
le  jeune  homme  on  s' essuyant  la  figure,  je  le  suis  qu'un 
homme  qui  a  autant  de  cervelle  i-estât  exposé  gratuitement 
à  un  danger  si  inutile.  » 


264  CARACTERES  ET  ANECDOTES. 

RÉPONSE    A    UNE    QUESTION    EMBARRASSANTE. 

J'étais  à  table  à  côté  d'un  homme  qui  me  demanda  si 
la  femme  qu'il  avait  devant  lui  n'était  pas  la  femme  de 
celui  qui  était  à  côté  d'elle.  J'avais  remarqué  que  celui- 
ci  ne  lui  avait  paS  dit  un  mot;  c'est  ce  qui  me  fit  répon- 
dre à  mon  voisin  :  «  Monsieur,  ou  il  ne  la  connaît  pas,  ou 
c'est  sa  femme.  » 

BONNE    RÉPONSE    A    UN    SOT. 

Le  vicomte  de  S...  aborda  un  jour  M.  de  Vaines,  en 
lui  disant  :  «  Est-il  vrai,  monsieur,  que,  dans  une  maison 
où  l'on  avait  eu  la  bonté  de  me  trouver  de  l'esprit,  \ous 
avez  dit  que  je  n'en  avais  pas  du  tout?  »  M.  de  Vaines  lui 
répondit  :  «  Monsieur,  il  n'y  a  pas  un  seul  mot  de  vrai 
dans  tout  cela  ;  je  n'ai  jamais  été  dans  une  maison  où  l'on 
vous  trouvât  de  l'esprit,  et  je  n'ai  jamais  dit  que  vous  n'en 
aviez  pas.  » 

RÉPONSE    DE    l'ÉVÉQUE    D'AGDE    A     UN     FAT. 

M.  de  Sourches,  petit  fat,  hideux,  le  teint  noir,  et 
ressemblant  à  un  hibou,  dit  un  jour  en  se  retirant  : 
«  Voilà  la  première  fois,  depuis  deux  ans,  que  je  vais 
coucher  chez  moi.  »  L'évêque  d'Agde,  se  retournant  et 
voyant  cette  figure,  lui  dit  en  le  regardant  :  «  Monsieur 
perche,  apparemment.  » 

RÉPONSE    DE    M.    DE    LACZUN. 

On  demandait  à  M.  de  Lauzun  ce  qu'il  répondrait  à 
sa  femme  (qu'il  n'avait  pas  vue  depuis  dix  ans),  si  elle 
lui  écrivait  :  «  Je  viens  de  découvrir  que  je  suis  grosse.  » 


CARACTÈRES  ET  ANECDOTES.        Î65 

Il  réfléchit,  et  répondit  :  «  Je  lui  écrirais  :  «  Je  suis  charmé 
d'apprendre  que  le  ciel  ait  enfin  béni  notre  union  ;  soi- 
gnez votre  santé;  j'irai  vous  faire  ma  cour  ce  soir.  » 

JOtlE  RÉPONSE  DE   MADAME  DE   BnOGLIE  A    SON  MAHI. 

Le  maréchal  de  Broglic  avait  épousé  la  fille  d'un  né- 
gociant; il  eut  doux  fillos.  On  lui  propoisait,  en  présence 
do  madame  do  Broglie,  do  faire  ontror  l'une  dans  un  cha- 
pitre. «Je  me  suis  fermé,  dit-il,  en  épousant  madame, 
l'entrée  de  tous  les  chapitres...  —  Et  de  l'hôpital,  »  ajoutâ- 
t-elle. 

RÉPONSE    DE   Rtl.HIÈRE. 

Rulhière  disait  un  jour  à  C...  :  a  Je  n'ai  jamais  fait 
qu'une  méchanceté  dans  ma  vie.  — Quand  finira-t-ello?  » 
demanda  G... 

RÉPONSE    DE    TDRGOT    A    DEI.ILLE. 

L'abbé  Delille,  entrant  dans  le  cabinet  de  M.  Turgot, 
lo  vit  lisant  un  manuscrit:  c'était  celui  des  Mois  de  M.  Rou- 
chor.  L'abbé  Delille  s'en  douta,  et  dit  en  plaisantant  : 

«  Odeur  do  vers  se  sentait  à  la"  ronde.' 

—  Vous  êtes  trop  parfumé,  lui  dit  M.  Turgot,  pour  sentir 
les  odeurs.  » 

RÉPONSE  d'un  soldat  AU  ROI  DE  PRUSSE. 

Le  roi  de  Prusse,  voyant  un  de  ses  soldats  balafré 
au  visage,  lui  dit  :  «  Dans  quel  cabaret  t'a-t-on  équipé 
de  la  sorte  ?  —  Dans  un  cabaret  où  vous  avez  payé  votre 
écot,  à  KoUin,  »  dit  le  soldat.  Le  roi,  qui  avait  été  battu  à 
Kollin,  trouva  cependant  le  mot  excellent. 


266  CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


RÉPONSE    d'un    VECF. 

Un  homme  était  en  deuil  de  la  tête  aux  pieds  :  gran- 
des pleureuses,  perruque  noire,  figure  allongée.  Un  de  ses 
amis  l'aborde  tristement  :  «  Eh  !  bon  Dieu  !  qui.  est-ce  donc 
que  vous  avez  perdu?  —  Moi!  dit-il,  je  n'ai  rien  perdu  ; 
c'est  que  je  suis  veuf.  » 

RÉPONSE    PÉREMPTOIRE    DE    L'ABBÉ    DE... 

M.  l'évêque  de  L...  étant  à  déjeuner,  il  lui  vint  en  vi- 
site l'abbé  de...;  l'évêque  le  prie  de  déjeuner,  l'abbé  re- 
fuse. Le  prélat  insiste  :  «  Monseigneur,  dit  l'abbé,  j'ai  dé- 
jeuné deux  fois,  et  d'ailleurs,  c'est  aujourd'hui  jeûne.  » 

LE  REPRÉSENTANT  DE  GENÈVE  ET  LE  REPRÉSENTANT 
DU  ROI. 

Dans  une  dispute  que  les  représentants  de  Genève 
eurent  avec  le  chevalier  de  Bouteville,  l'un  d'eux  s'échauf- 
fant,  le  chevalier  lui  dit  :  «  Savez-vous  que  je  suis  le  re- 
présentant du  roi  mon  maître?  —  Savez-vous,  lui  ré- 
pondit le  Genevois,  que  je  suis  le  représentant  de  mes 
égaux?  » 

RETOUR    D'ALLEMAGNE. 

M...  disait,  à  son  retour  d'Allemagne  :  «  Je  ne  sache 
pas  de  chose  à  quoi  j'eusse  été  moins  propre  qu'à  être  un 
Allemand.  » 

RETOUR    DE    VERSAILLES. 

La  rareté  d'un  sentiment  vrai  fait  que  je  m'arrête  quel- 
quefois dans  les  rues,  à  regarder  un  chien  ronger  un  os  : 
«  C'est  au  retour  de  Versailles,  Marly,  Fontainebleau,  di- 
sait M.  de...,  que  je  suis  le  plus  curieux  de  ce  specUicle.  » 


CARACTERES  ET  ANECDOTES.        S67 


LES    RÉVOLUTIONS    DK    VF.RTOT. 

L'abbé  de  Vertot  changea  d'état  très-souvent.  On  a|)- 
jH'Iait  cola  les  révolutions  do  l'abbé  do  Vertot. 

LES    MALHEUREUX    RICHES. 

Dans  le  temps  qu'on  établit  plusieurs  impôts  qui  por- 
taient sur  les  riches,  un  millionnaire,  se  trouvant  parmi 
des  gens  riches  qui  se  plaignaient  du  malheur  des  temps, 
dit  :  «  Qui  est-ce  qui  est  heureux  dans  ces  temps-ci  ? 
Quelques  misérables.  » 

LES    ROCHERS    EN    OR    DE    H.    DE    COLBERT. 

Colbert  disait,  à  propos  de  l'industrie  de  la  nation, 
que  le  Français  changerait  les  rochers  en  or,  si  on  le  lais- 
sait faire. 

LE    ROI    DE    CENT    MILLE    HOMMES. 

IM...  me  disait  :  «  Je  ne  regarde  le  roi  de  France  que 
comme  le  roi  d'environ  cent  mille  hommes  auxquels  il 
partage  et  sacrifie  la  sueur,  le  sang  et  les  dépouilles  de 
vingt-quatre  millions  neuf  cent  mille  hommes,  dans  des 
proportions  déterminées  par  les  idées  féodales,  militaires, 
antimorales  et  antipolitiques  qui  avilissent  l'Europe  depuis 
vingt  siècles.  » 

LE  ROI  DE  PRUSSE  ET  LE  GÉNÉRAL  QUINTl'S. 

On  sait  quelle  familiarité  le  roi  de  Prusse  permettait 
à  quelques-uns  de  ceux  qui  vivaient  avec  lui.  Le  général 
Quintus  Icilius  était  celui  qui  en  profit<iit  le  plus  libre- 
ment. Le  roi  de  Prusse,  avant  la  bataille  de  Rosbach,  lui 


268        CARACTERES  ET  ANECDOTES. 

dit  que,  s'il  la  perdait,  il  se  rendrait  à  Venise,  où  il  vi- 
vrait en  exerçant  la  médecine.  Quintus  lui  répondit  : 
«  Toujours  assassin  !  » 

LE  ROI  DE  PRLSSE  ET  LE  ROI  DE  FRANCE. 

Le  roi  de  Prusse  demandait  à  d'Alembert  s'il  avait 
vu  le  roi  de  France.  «  Oui,  sire,  dit  celui-ci,  en  lui  pré- 
sentant mon  discours  de  réception  à  l'Académie  française. 

—  Eh  bien,  reprit  le  roi  de  Prusse,  que  vous  a-t-il  dit? 

—  Il  ne  m'a  pas  parlé,  sire.  —  A  qui  donc  parle-t-il  ?  » 
poursuivit  Frédéric. 

LE    ROI    DE    PRUSSE    ET    L'UNIFORME. 

Plusieurs  officiers  français  étant  allés  à  Berlin,  l'un 
d'eux  parut  devant  le  roi  sans  uniforme  et  en  bas  blancs. 
Le  roi  s'approcha  de  lui  et  lui  demanda  son  nom.  «  Le 
marquis  de  Beaucourt.  —  De  quel  régiment?  — De  Cham- 
pagne. —  Ah  !  oui,  ce  régiment  oii  l'on  se  f...  de  l'ordre.  » 
Et  il  parla  ensuite  aux  officiers  qui  étaient  en  uniforme  et 
en  bottes. 

ROI    ET    BANQUIER. 

Un  banquier  anglais,  nommé  Ser  ou  Sair,  fut  accusé 
d'avoir  fait  une  conspiration  pour  enlever  le  roi  Georges  III, 
et  le  transporter  à  Philadelphie.  Amené  devant  ses  juges, 
il  leur  dit  :  «  Je  sais  très-bien  ce  qu'un  roi  peut  faire 
d'un  banquier;  mais  j'ignore  ce  qu'un  banquier  peut  faire 
d'un  roi.  « 

LE    ROI    SE    PORTE    BIEN. 

Dans  les  malheurs  de  la  fin  du  règne  de  Louis  XIV, 
après  la  perte  des  batailles  de  Turin,  d'Oudenarde,  de 


CARACTERES  ET  ANECDOTES.  269 

Malplaquct,  do  Ramillies,  d'Hochstelt,  los  plus  honnêtes 
gons  dp  la  cour  disaient  :  «  Au  moins,  le  roi  se  porte  bien, 
c'est  le  principal.  » 

LES    ROMANS    SELON    M.     DE    V... 

Je  causais  un  jour  avec  M.  de  V...,  qui  paraît  vivre 
sans  illusions  dans  un  âge  où  l'on  en  est  encore  suscep- 
tible. Je  lui  témoignais  la  surprise  qu'on  avait  de  son  in- 
différence. Il  me  répondit  gravement  :  «  On  ne  peut  pas 
être  et  avoir  été.  J'ai  été  dans  mon  temps,  tout  comme 
un  autre,  l'amant  d'une  femme  galante,  le  jouet  d'une  co- 
quette, le  passe-temps  d'une  femme  frivole,  l'instrument 
d'une  intrigante.  Que  peut-on  être  de  plus?  —  L'ami 
d'une  femme  sensible.  — Ah  !  nous  voilà  dans  les  romans  !  » 

LE   FAUX    nouÉ. 

M...  débitait  souvent  des  maximes  de  roué,  en  fait 
d'amour;  mais,  dans  le  fond,  il  était  sensible,  et  fait  pour 
les  passions.  Aussi  quelqu'un  disait  de  lui  :  «  Il  fait  sem- 
blant d'être  malhonnête,  aûn  que  les  femmes  ne  le  rebu- 
tant pas.  » 

J.-J.    ROUSSEAU    ET    LE    COURTISAN. 

J.-J.  Rousseau  étant,  à  Fontainebleau,  à  la  représen- 
tation de  son  Devin  de  Village,  un  courtisan  l'aborda,  et  lui 
dit  poliment  :  «  Monsieur,  permettez-vous  que  je  vous 
fasse  mon  compliment?  —  Oui,  monsieur,  dit  Rousseau, 
s'il  est  bien.  »  Le  courtisan  s'en  alla.  On  dit  à  Rousseau  : 
«  Mais  y  songez-vous?  quelle  réponse  vous  venez  de  faire  I 
—  Fort  bonne,  dit  Rousseau;  connaissez-vous  rien  de 
pire  qu'un  compliment  mal  fait?  » 


270  CARACTERES  ET  ANECDOTES. 

J.-J,    ROUSSEAU    JOUEUR    D'ÉCHECS. 

On  disait  à  J.-J.  Rousseau,  qui  avait  gagné  plusieurs 
parties  d'échecs  au  prince  de  Conti,  qu'il  ne  lui  avait  pas 
fait  sa  cour,  et  qu'il  fallait  lui  en  laisser  gagner  quelques- 
unes  :  «  Comment!  dit-il,  je  lui  donne  la  tour.  » 

LE    POETE    ROY    ET    VOLTAIRE. 

Voltaire  disait  du  poëte  Roy,  qui  avait  été  souvent 
repris  de  justice,  et  qui  sortait  de  Saint-Lazare  :  «  C'est 
un  homme  qui  a  de  l'esprit,  mais  ce  n'est  pas  un  auteur 
assez  châtié.  » 

l'abbé  s...  ET  l'abbé  pétiot. 

Ce  fut  l'abbé  S...  qui  administra  le  viatique  à  l'abbé 
Pétiot  dans  une  maladie  très-dangereuse,  et  il  raconte 
qu'en  voyant  la  manière  très -prononcée  dont  celui-ci 
reçut  ce  que  vous  savez,  il  se  dit  à  lui-même  :  «  S'il  en 
revient,  ce  sera  mon  ami.  » 

sage  précaution  de  m.  de  roquemont. 

M.  de  Roquemont,  dont  la  femme  était  très-galante, 
couchait  une  fois  par  mois  dans  la  chambre  de  madame, 
pour  prévenir  les  mauvais  propos  si  elle  devenait  grosse, 
et  s'en  allait  en  disant  :  «  Me  voilà  net  ;  arrive  qui  plante!  » 

LA    MARQUISE    DE    SAINT-PIERRE    ET    RICHELIEU. 

La  marquise  de  Saint-Pierre  était  dans  une  sociéU? 
où  on  disait  que  M.  de  Richelieu  avait  eu  beaucoup  de 
femmes  sans  en  avoir  jamais  aimé  une.  «  Sans  aimer!  c'est 
bientôt  dit,  reprit-elle;  moi,  je  sais  une  femme  pour  la- 


CARACTERES  ET  ANECDOTES.  S71 


quelle  il  est  revenu  de  trois  cents  lieues.  »  Ici,  elle  ra- 
conte l'histoire  en  troisième  pei"sonne,  et,  gagnée  par  sjj 
narration  :  «  Il  la  porto  sur  le  lit  avec  une  violence  in- 
croyable, et  nous  y  sommes  restés  trois  joui"s.  » 

LE    SALUT    DE    MADAME    DE    PAR  A  BEBE. 

M.  le  régent  disait  à  madame  de  Parabère,  dévote, 
qui,  jwur  lui  plaire,  tenait  quelques  discours  peu  cliré- 
tiens  :  «  Tu  as  beau  faire,  tu  seras  siuivée.  » 

LE    SALIT    DE    VOLTAIRE. 

M.  de  Voltaire,  voyant  la  religion  tomber  tous  les 
jours,  disait  une  fois  :  «  Cela  est  pourtant  (iicheux  ;  car  de 
quoi  nous  moquerons-nous?  —  Oh!  lui  dit  M.  Sabatierde 
Cabre,  consolez-vous  ;  les  occ<isions  ne  vous  manqueront 
pas  plus  que  les  moyens.  —  Ah  !  monsieur,  reprit  dou- 
loureusement M.  de  Voltaire,  hors  de  l'Église  point  de 
salut.  » 

LES    QUATRE    SALUTS 
Dl°    MÉDECIN    DE    MADAME    DU    DEFFANT. 

D'Alembert,  jouissant  déjà  de  la  plus  grande  réputa- 
tion, se  trouvait  chez  madame  Du  Deflant,  où  étaient  M.  le 
président  Hénault  et  M.  de  Pont  de  Veyie.  Arrive  un  mé- 
decin nommé  Fournier,  qui,  en  entrant,  dit  à  madame  Du 
Deffant  :  «  Madame,  j'ai  bien  l'honneur  de  vous  présenter 
mon  très-humble  respect;  »  à  M.  le  président  Hénault  : 
«  Monsieur,  j'ai  bien  l'honneur  de  vous  siduer;  »  h  M.  de 
Pont  de  VeyIe  :  «  Monsieur,  je  suis  votre  très-humble 
serviteur;  »  et  à  d'Alembert  :  «  Bonjour,  monsieur.  » 

s  A  NT. -FROID    d'iN    PORTEUR    D'eAU. 

Pendant  un  siège,  un  porteur  d'eau  criait  dans  la 


272  CARACTERES  ET  ANECDOTES. 

ville  :  «  A  six  sous  la  voie  d'eau  !  »  Une  bombe  vient  et 
emporte  un  de  ses  seaux  :  «  A  douze  sous  le  seau  d'eau  !  » 
s'écrie  le  porteur  sans  s'étonner. 

A    QUOI    TIENT    LA    SANTÉ. 

Un  homme  dont  la  santé  s'était  rétablie  en  assez  peu 
de  temps,  et  à  qui  on  en  demandait  la  raison,  répondit  : 
«  C'est  que  je  compte  avec  moi,  au  lieu  qu'auparavant  je 
comptais  sur  moi.  » 

SAURIN    ET    l'honnêteté    DE    M.    DE    FONCEMAGNE. 

J'ai  vu  M.  de  Foncemagne  jouir  dans  sa  vieillesse 
d'une  grande  considération.  Cependant,  ayant  eu  occasion 
de  soupçonner  un  moment  sa  droiture,  je  demandai  à 
M.  Saurin  s'il  l'avait  connu  particulièrement.  Il  me  ré- 
pondit qu'oui.  J'insistai  pour  savoir  s'il  n'avait  jamais 
rien  eu  contre  lui.  M.  Saurin,  après  un  moment  de  ré- 
flexion, me  répondit  :  «  Il  y  a  longtemps  qu'il  est  honnête 
homme.  » 

LE    MARÉCHAL    DE    SAXE    ET    M.    DE    THYANGE 
A    LA    BATAILLE    DE    ROCOUX. 

A  la  bataille  de  Rocoux  ou  de  Lavvfeld,  le  jeune  M.  de 
Thyange  eut  son  cheval  tué  sous  lui,  et  lui-môme  fut  jeté 
fort  loin  ;  cependant,  il  n'en  fut  point  blessé.  Le  maréchal 
de  Saxe  lui  dit  :  «  Petit  Thyange,  tu  as  eu  une  belle  peur? 
—  Oui,  monsieur  le  maréchal ,  dit  celui  -  ci',  j'ai  craint 
que  vous  ne  fussiez  blessé.  » 

M.    DE    SCHWALOW-POMPADOUR. 

Dans  une  société  oiî  se  trouvait  M.  de  Schvsalow,  an- 
cien amant  de  l'impératrice  Elisabeth,  on  voulait  savoir 


CARACTERES  ET  ANECDOTES.  273 

quelques  traits  relatifs  à  la  Russie.  Le  tailli  de  Chabril- 
lantdil  :  «  M.  de  St'hwalow,  dites-nous  cette  histoire;  vous 
devez  la  savoir,  vous  qui  étiez  le  Pompadour  de  rx>  pavs- 
là.  » 

si;r  le  secret. 

M.  de  C...  avait  reçu  un  bienfait  de  M.  d'A...;  celui- 
ci  avait  recommandé  le  secret.  Il  fut  gardé.  Plusieurs  an- 
nées après,  ils  se  brouillèrent;  alors  M.  de  C...  révéla  le 
secret  du  bienfait  qu'il  avait  reçu.  M.  T...,  leur  ami  com- 
mun, instruit,  demanda  à  M.  de  C...  la  raison  de  cette 
apparente  bizarrerie.  Celui-ci  répondit  :  «  J'ai  tu  son  bien- 
fait tant  que  je  l'ai  aimé.  Je  parle,  parce  que  je  ne  l'aime 
plus.  C'était  alors  son  secret;  à  présent,  c'est  le  mien.  » 

LE    SECRET    DE    DIDEROT. 

Diderot,  voulant  faire  un  ouvrage  qui  pouvait  com- 
promettre son  repos,  confiait  son  secret  à  un  ami  qui,  le 
connaissant  bien,  lui  dit  :  «  Mais,  vous-même,  me  gardc- 
rez-vous  bien  le  secret  ?  »  En  effet,  ce  fut  Diderot  qui  le 
trahit. 

LE    SECRET    DE    M.    DE    CHOISEDL. 

On  s'étonnait  de  voir  le  duc  de  Choiseul  se  soutenir 
aussi  longtemps  cx)ntre  madame  du  Barrv-.  Son  secret  était 
simple  :  au  moment  où  il  paraissait  le  plus  chanceler,  il 
se  procurait  une  audience  ou  un  travail  avec  le  roi,  et  lui 
demandait  ses  ordres  relativement  à  cinq  ou  six  millions 
d'économie  qu'il  avait  faite  dans  le  département  de  la 
guerre,  observant  qu'il  n'était  pas  convenable  de  les  en- 
voyer au  trésor  royal.  Le  roi  entendait  ce  que  cela  vou- 
lait dire,  et  lui  répondait  :  «  Parlez  à  Berlin  ;  donnez-lui 
trois  millions  en  tels  effets  :  je  vous  fais  présent  du  reste.  » 


CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


Le  roi  partageait  ainsi  avec  le  ministre,  et,  n'étant  pas 
sûr  que  son  successeur  lui  offrît  les  mêmes  facilités, 
gardait  M.  de  Choiseul  malgré  les  intrigues  de  madame 
du  Barry. 

SEMER    DES    RONCES. 

M...  avait  montré  beaucoup  d'insolence  et  de  vanité 
après  une  espèce  de  succès  au  théâtre  ;  c'était  son  pre- 
mier ouvrage.  Un  de  ses  amis  lui  dit  :  «  Mon  ami,  tu  sèmes 
les  ronces  devant  toi  ;  tu  les  trouveras  en  repassant.  » 

LE    SEXE    DU     STYLE. 

Marivaux  disait  que  le  style  a  un  sexe,  et  qu'on  re- 
connaissait les  femmes  à  une  phrase. 

LE    SIÈGE    DE    M  A  H  ON. 

M.  de  Richelieu  disait,  au  sujet  du  siège  de  Mahon 
par  M.  le  duc  de  Grillon  :  «  J'ai  pris  Mahon  par  une  étour- 
derie  ;  et,  dans  ce  genre,  M.  de  Grillon  paraît  en  savoir 
plus  que  moi.  » 

M.    DE    SILHOUETTE    ET    LE    PRINCE    DE    CONTI. 

Le  prince  de  Conti  pensait  et  parlait  mal  de  M.  de 
Silhouette.  Louis  XV  lui  dit  un  jour  :  «  On  songe  pour- 
tant à  le  faire  contrôleur  général.  —  Je  le  sais,  dit  le 
prince;  et,  s'il  arrive  à  cette  place,  je  supplie  Votre  Ma- 
jesté de  me  garder  le  secret.  »  Le  roi,  quand  M.  de  Sil- 
houette fut  nommé,  en  apprit  la  nouvelle  au  prince,  et  lui 
ajouta  :  «  Je  n'oublie  point  la  promesse  que  je  vous  ai  faite, 
d'autant  plus  que  vous  avez  une  affaire  qui  doit  se  rap- 
porter au  conseil.  »  [Anecdote  contée  par  madame  de  Bouf- 
flers.) 


CARACTÈRES  ET  ANECDOTES.  275 


SlNÉCinE   DR   i.'kcluse. 

L'Écliiso,  celui  (lui  a  été  à  la  tête  des  Variétés  amu- 
satUes,  racontait  que,  tout  jeune  et  sans  fortune,  il  arrivait 
Lunéville,  où  il  obtint  la  place  de  dentiste  du  roi  Stanis- 
las, précisément  le  jour  où  le  roi  perdit  sa  dernière  dent. 

SINGlLAniTÉS    AMOliREUSBS. 

C'est  une  chose  bien  extraordinaire  que  deux  auteurs 
pénétrés  et  panégyristes,  l'un  en  vers,  l'autre  en  prose, 
de  l'amour  immoral  et  libertin,  Crébillon  et  Bernard,  soient 
morts  épris  pssionnément  de  deux  filles.  Si  quelque  chose 
est  plus  étonnant,  c'est  de  voir  lamour  sentimental  pos- 
séder madame  de  Voyer  jusqu'au  dernier  moment,  et  la 
jwssionner  pour  le  vicomte  de  Noaillas;  tiindis  que,  de 
son  côté,  M.  de  Voyer  a  laissé  deux  cassettes  pleines  do 
lettres  céladoniques  copiées  deux  fois  de  sa  main.  Cela 
rappelle  les  poltrons,  qui  chantenl  pour  déguiser  leur 
peur. 

SlXTE-QllNT    PAYANT    SES    DETTES    DE    CORDELIEn. 

Sixte-Quint,  étant  pape,  manda  à  Rome  un  jacobin 
de  Milan,  et  le  tança  comme  mauvais  administrateur  de 
sa  maison,  en  lui  rappelant  une  certaine  somme  d'argent 
qu'il  avait  prêtée  quinze  ans  auparavant  à  un  certain  cor- 
delier.  Le  coujjable  dit  :  «  Cela  est  vrai,  c" était  un  mauvais 
sujet  qui  m'a  escroqué.  —  C'est  moi,  dit  le  pape,  qui  suis 
ce  cordelier  ;  voilà  votre  argent,  mais  n'y  retoml)ez  plus, 
et  ne  pi"étez  jamais  à  des  gens  de  cette  robe.  )' 

SOI.lTAinE    ET    NON    MISANTHROPE. 

On  accusîiit  M...  d'être  misanthroi)e.  «  Moi,  dit-il,  je 


276  CARACTERES  ET  ANECDOTES. 

ne  le  suis  pas;  mais  j'ai  bien  pensé  l'être,  et  j'ai  vraiment 
bien  fait  d'y  mettre  ordre. — Qu'avez-vous  fait  pour  l'em- 
pêcher? —  Je  me  suis  fait  solitaire.  » 

UN    AMI    DE    LA    SOLITUDE. 

M.  de  L...,  connu  pour  misanthrope,  me  disait  un 
jour,  à  propos  de  son  goût  pour  la  solitude  :  «  Il  faut  dia- 
blement aimer  quelqu'un  pour  le  voir.  » 

LE    SOMMEIL    DE    MADAME    LA    DAUPHINS. 

Madame  la  princesse  de  Conti,  fille  de  Louis  XIV, 
ayant  vu  madame  la  dauphine  de  Bavière  qui  dormait,  ou 
faisait  semblant  de  dormir,  dit,  après  l'avoir  considérée  : 
«  Madame  la  dauphine  est  encore  plus  laide  en  dormant 
que  lorsqu'elle  veille.  »  Madame  la  dauphine  prônant  la 
parole  sans  faire  le  moindre  mouvement,  lui  répondit  : 
«  Madame,  tout  le  monde  n'est  pas  enfant  de  l'amour.  » 

LE    SOULIER    DE    MADAME    DE    MONTPENSIER. 

On  assure  que  madame  de  Montpensier,  ayant  été 
quelquefois  obligée,  pendant  l'absence  de  ses  dames,  de 
se  faire  remettre  un  soulier  par  quelqu'un  de  ses  pages, 
lui  demandait  s'il  n'avait  pas  eu  quelque  tentation.  Le 
page  répondait  qu'oui.  La  princesse,  trop  honnête  pour 
profiter  de  cet  aveu,  lui  donnait  quelques  louis  pour  le 
mettre  en  état  d'aller  chez  quelque  fille  perdre  la  tentation 
dont  elle  était  la  cause. 

SOUPEK    CHEZ    M.    DE    CONFLANS. 

Des  jeunes  gens  de  la  cour  soupaient  chez  M.  de  Con- 
flans.  On  débute  par  une  chanson  libre,  mais  sans  excès 
d'indécence;  M.  de  Fronsac  sur-le-champ  se  met  à  chanter 


CARACTERES  ET  ANECDOTES.        877 

des  couplets  abominables  qui  étonnèrent  môme  la  bande 
joyeuse.  M.  de  Conflans  interrompt  le  silence  universel 
en  disant  :  «  Que  diable!  Fronsac,  il  y  a  dix  bouteilles 
de  vin  de  Champagne  entre  cette  chanson  et  la  première.  » 

LES   SOUPERS    DE    MARLY. 

Le  maréchal  de  Duras,  mécontent  d'un  de  ses  fils, 
lui  dit:  «Misérable!  si  tu  continues,  je  te  ferai  souper 
avec  le  roi.  »  C'est  que  le  jeune  homme  avait  soupe  deux 
fois  à  Marly,  où  il  s'était  ennuyé  à  périr. 

LES    SOIPERS    DE   M.    DE    LA    REYMÈRE. 

M.  de  La  Reynière,  obligé  de  choisir  entre  la  place 
d'administrateur  des  postes  et  celle  de  fermier  général , 
après  avoir  possédé  ces  deu\  places,  dans  lesquelles  il 
avait  été  maintenu  par  le  crédit  des  grands  seigneurs  qui 
soupaient  chez  lui,  se  plaignit  à  eux  de  l'alternative  qu'on 
lui  proposiut  et  qui  diminuait  de  beaucoup  son  revenu. 
Un  d'eux  lui  dit  naïvement:  «  Eh!  mon  Dieu,  cela  ne  fait 
pas  une  grande  différence  dans  votre  fortune.  C'est  un 
million  à  mettre  à  fonds  perdu  ;  et  nous  n'en  viendrons 
pas  moins  souper  chez  vous.  » 

STAINVILLE    ET    VAUBECOURT. 

M.  tle  Stainville,  lieutenant  général,  venait  de  faire 
enfermer  sa  femme.  M.  de  Vaubecourt,  maréchal  de  camp, 
sollicitait  un  ordre  pour  faire  enfermer  la  sienne.  Il  venait 
d'obtenir  l'ordre,  et  sortait  de  chez  le  ministre  avec  un  air 
triomphant.  M.  de  Stainville,  qui  crut  qu'il  venait  d'être 
nonuTié  lieutcînant  général,  lui  dit  devant  beaucoup  de 
monde  :  «  Je  vous  félicite,  vous  êtes  sûrement  des  nôtres.  » 

16 


CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


STANISLAS    ET    l'aBBK    PORQIET. 

Le  roi  de  Pologne,  Stanislas,  avait  des  bontés  pour 
l'abbé  Porquet,  et  n'avait  encore  rien  fait  pour  lui.  L'abbé 
lui  en  faisait  l'observation  :  «  Mais,  mon  cher  abbé,  dit  le 
roi,  il  y  a  beaucoup  de  votre  faute;  vous  tenez  des  dis- 
cours très-libres  ;  on  prétend  que  vous  ne  croyez  pas  en 
Dieu;  il  faut  vous  modérer  :  tâchez  d'y  croire;  je  vous 
donne  un  an  pour  cela.  » 

LE    ROI    STANISLAS    ET    M.    DE    B  A  S  SOM  PIE  RRE. 

Madame  de  Bassompierre ,  vivant  à  la  cour  du  roi 
Stanislas,  était  la  maîtresse  connue  de  M.  de  La  Galaisière, 
chancelier  du  roi  de  Pologne.  Le  roi  alla  un  jour  chez  elle, 
et  prit  avec  elle  des  libertés  qui  ne  réussirent  pas.  «  Je 
me  tais,  dit  Stanislas;  mon  chancelier  vous  dira  le  reste.  » 

SURVIVANCE    D'lNE    POLPÉE. 

M.  de  B...,  âgé  de  cinquante  ans,  venait  d'épouser 
mademoiselle  de  G...,  âgée  de  treize  ans.  On  disait  de  lui, 
pendant  qu'il  sollicitait  ce  mariage,  qu'il  demandait  la  sur- 
vivance de  la  poupée  de  cette  demoiselle. 

LA    TABLE    DE    M.    DE    LA    REYNIÈRE. 

M...  disait  de  M.  de  La  Reynière,  chez  qui  tout  le 
monde  va  pour  sa  table,  et  qu'on  trouve  très-ennuyeux  i 
«  On  le  mange,  mais  orl  ne  le  digère  paSi  » 

TALENT    ÉPISTOLAIRE   D  L'    DAUPlIIN^    ÉLÈVE   DE    BOSSl'ET» 

Jamais  Bossuet  ne  put  apprendre  au  grand  dauphiii 
à  écrire  une  lettre;  Ce  prince  était  très-indolent.  On  ra^ 


CARACTERES  ET  ANECDOTES.  279 


conte  que  ses  billets  h  madame  la  comtesse  de  Roure  finis- 
saient tous  par  ces  mots  :  Le  roi  me  fait  mander  pour  le  con- 
seil. Le  jour  que  cette  comtesse  fut  exilée,  un  des  courtisiuis 
lui  demanda  s'il  n'étiiit  pas  bien  aflligé.  «Sans  doute,  dit 
le  dauphin,  mais  cependant  me  voilà  délivré  de  la  néces- 
sité d'écrire  le  petit  billet.  » 

MADAME    DE    TAI.MONT    ET    HICHEI.IEl. 

Madame  de-Talmont,  voyant  M.  de  Richelieu,  au  lieu 
de  s'occuper  d'elle,  faire  sa  cour  à  madame  de  Brionne, 
fort  belle  feiiune,  mais  qui  n'avait  pas  la  réputation  d'avoir 
beaucoup  d'esprit,  lui  dit  :  «  Monsieur  le  maréchal,  vous 
n'êtes  {xiint  aveuiçle,  mais  je  vous  crois  un  peu  sourd.  » 

TANT    PIS,    TANT    MIEUX. 

On  reprochait  à  M.  de...  d'être  lo  médecin  Tant-Pis. 
«  Cela  vient,  répondit-il,  de  ce  que  j'ai  vu  enterrer  tous 
les  malades  du  médecin  Tant-Mienx.  Au  moins,  si  les 
miens  meuriMit,  on  n'a  point  l\  me  reprocher  d'être  un  sot.  » 

TÉMÉRITÉ    DU     MARÉCHAI.    DE    BROGI.IE. 

Le  maréchal  de  Broglie  affrontiint  un  danger  inutile 
et  ne  voulant  pas  se  retirer,  tous  ses  amis  faisiiient  de 
vains  efforts  pour  lui  en  faire  sentir  la  nécessité.  Enfin, 
l'un  d'entre  eux,  M.  de  Jaucourt,  s'ai)proclm,  et  lui  dit  à 
l'oreille  :  «  Monsieur  le  maréchal,  songez  que,  si  vous  êtes 
tué,  c'est  M.  do  Routhe  qui  commandera.  »  C'était  le  plus 
sot  des  lieutenants  généraux.  M.  do  Broglie,  frappé  du 
danger  que  courait  l'armée,  se  retira. 

LE    TEMPLE    DE    GNIDE    ET    MADAME    DU     DE  K  FAN  T. 

On  ne  distingue  pas  aisément  l'intention  de  l'auteur 


280        CARACTERES  ET  ANECDOTES. 

dans  le  Temple  de  Gnide,  et  il  y  a  même  quelque  obscurité 
dans  les  détails;  c'est  pour  cela  que  madame  Du  Deffant 
l'appelait  VApocalypse  de  la  galanterie. 

MADAME    DE    TENCIN. 

Madame  de  Tencin  disait  que  les  gens  d'esprit  fai- 
saient beaucoup  de  fautes  en  conduite,  parce  qu'ils  ne 
croyaient  jamais  le  monde  assez  bête,  aussi  bête  qu'il  l'est. 

MADAME    DE    TENCIN    JUGÉE    PAU    L'ABBÉ    TRUBLET. 

Madame  de  Tencin,  avec  des  manières  douces,  était 
une  femme  sans  principes  et  capable  de  tout  exactement. 
Un  jour,  on  louait  sa  douceur  :  «  Oui,  dit  l'abbé  Trublet, 
si  elle  eût  eu  intérêt  de  vous  empoisonner,  elle  eût  choisi 
le  poison  le  plus  doux.  » 

MESDAMES    DE    TESSÉ    ET    DE    CHAMPAGNE 
APRÈS    LA    MORT    DE    DUBREUIL. 

Madame  la  comtesse  de  Tessé  disait  après  la  mort  de 
M.  Dubreuil  :  «  Il  était  trop  inflexible,  trop  inabordable 
aux  présents,  et  j'avais  un  accès  de  fièvre  toutes  les  fois 
que  je  songeais  à  lui  en  faire.  —  Et  moi  aussi,  lui  répondit 
madame  de  Champagne,  qui  avait  placé  trente-six  mille 
livres  sur  sa  tête  :  voilà  pourquoi  j'ai  mieux  aimé  me 
donner  tout  de  suite  une  bonne  maladie  que  d'avoir  tous 
ces  petits  accès  de  fièvre  dont  vous  parlez.  » 

TOUJOURS    AIMÉ. 

Le  vieux  d'Arnoncourt  avait  fait  un  contrat  de  douze 
cents  livres  de  rente  à  une  fille,  pour  tout  le  temps  qu'il 
en  serait  aimé.  Elle  se  sépara  de  lui  étourdiment,  et  se  lia 
avec  un  jeune  homme  qui,  ayant  vu  ce  contrat,  se  mit  en 


CARACTERES  ET  ANECDOTES.  28i 

tète  de  le  faire  revivre.  Elle  réclama  en  conséquence  \o^ 
quartiers  échus  depuis  le  dernier  payement,  en  lui  faisant 
signifier,  sur  papier  timbré,  qu'elle  l'aimait  toujours. 

TOLJOlJnS    NOVICK. 

L'homme  arrive  novice  à  chaque  âge  de  la  vie. 

TOURNEBnOCIIli    POLITIQUE. 

M...,  Provençal,  qui  a  des  idées  plaisantes,  me  disait, 
k  propos  do  rois  ot  mémo  de  ministres,  que.  la  machine 
étant  bien  montée,  le  choix  des  uns  et  des  autres  était  in- 
différent. «  Ce  sont,  disait-il,  des  chiens  dans  un  tourne- 
broche:  il  suffît  qu'ils  remuent  les  pattes  pour  que  tout 
aille  bien.  Que  le  chien  soit  beau,  qu'il  ait  do  l'infelliiiience 
ou  du  nez,  ou  rien  de  tout  cela,  la  broche  tourne,  et  le 
souper  sera  toujours  à  peu  près  bon.  » 

TnACASSIER    EN    BIEN. 

On  disait  d'un  certain  homme  qui  repétait  à  diffé- 
rentes personnes  le  bien  qu'elles  distiient  l'une  de  l'autre, 
qu'il  était  tracassier  on  bien. 

I.E    TRAITÉ    DE    COMMERCE    AVEC    1,'ANO  I.ETERBE. 

M.  Harris,  fameux  négociant  de  Londres,  se  trouvant 
à  Paris  dans  le  cours  de  l'année  1786,  à  l'époque  de  la 
signature  du  traité  de  commerce,  disait  à  dos  Français  : 
«  Je  crois  que  la  France  n'y  perdra  un  million  sterling 
par  an  que  pendant  les  vingt-cinq  ou  trente  premières 
années,  mais  qu'ensuite  la  l)alance  sera  parfaitement 
égale.  » 

46. 


282  CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


PETITS    TRAITES     DE    D  ALEMBERT. 

Un  homme  d'esprit  ayant  lu  les  petits  traités  do 
M.  d'Alembert  sur  l'élocution  oratoire,  sur  la  poésie,  sur 
l'ode,  on  lui  demanda  ce  qu'il  en  pensait.  Il  répondit  : 
«  Tout  le  monde  ne  peut  pas  être  sec.  » 

LE    TRAVAIL    EN    ESPAGNE. 

Un  Français  avait  été  admis  à  voir  le  cabinet  du  roi 
d'Espagne.  Arrivé  devant  son  fauteuil  et  son  bureau  : 
«C'est  donc  ici,  dit-il,  que  ce  grand  roi  travaille.  — 
Comment,  travaille  !  dit  le  conducteur  :  quelle  insolence  I 
ce  grand  roi  travailler  !  Vous  venez  ici  pour  insulter  Sa 
Majesté!  »  Il  s'engagea  une  querelle  où  le  Français  eut 
beaucoup  de  peine  à  faire  entendre  à  l'Espagnol  qu'on 
n'avait  pas  eu  l'intention  d'offenser  la  majesté  de  son 
maître. 

LE    TREMBLEMENT    DE    TERRE    DE    LISBONNE 
ET    LE    ROI    DE    PORTUGAL. 

Le  roi  et  la  reine  de  Portugal  étaient  à  Belem,  pour 
aller  voir  un  combat  de  taureaux,  le  jour  du  tremblement 
de  terre  de  Lisbonne  ;  c'est  ce  qui  les  sauva  :  et  une  chose 
avérée,  et  qui  m'a  été  garantie  par  plusieurs  Français 
alors  en  Portugal,  c'est  que  le  roi  n'a  jamais  su  l'énormité 
du  désastre.  On  lui  parla  d'abord  de  quelques  maisons 
tombées,  ensuite  de  quelques  églises;  et,  n'étant  jamais 
revenu  à  Lisbonne,  on  peut  dire  qu'il  est  le  seul  homme 
de  l'Europe  qui  ne  se  soit  pas  fait  une  véritable  idée  du 
désastre  arrivé  à  une  lieue  de  lui. 


CARACTERES  ET  ANECDOTES.  IM 


LE    DOCTKUR    TRONCHIN. 

Un  homme  était  abandonné  des  médecins;  on  de- 
manda à  M.  Tronchin  s'il  fallait  lui  donner  le  viatique. 
«  Cela  est  bien  collant,  »  répondit-il. 

TUILES    ET    CHAUME. 

M.  do  Choiseul-Gouflier,  voulant  faire,  à  ses  frais, 
couvrir  de  tuiles  les  maisons  de  ses  paysans  exposées  à 
des  incendies,  ils  le  remercièrent  de  sa  bonté,  et  le  priè- 
rent de  laisser  leurs  maisons  comme  elles  étaient,  disant 
que,  si  leurs  maisons  étaient  couvertes  de  tuiles  au  lieu 
de  chaume,  les  subdélégués  augmenteraient  leurs  tailles. 

M.  DE  TDRENNE  AU  DÉBUT  D'uNE  BATAILLE. 

* 

M.  de  Turenne  dînant  chez  M.  de  Lamoignon,  celui- 
ci  lui  demanda  si  son  intrépidité  n'était  pas  ébranlée  au 
commencement  d'une  bataille.  «  Oui,  dit  M.  de  Turenne, 
j'éprouve  une  grande  agitation  ;  mais  il  y  a  dans  l'armée 
plusieurs  ofliciers  subalternes  et  un  grand  nombre  de  sol- 
dats qui  n'en  éprouvent  aucune.  » 

TURGOT    DISGRACIÉ. 

M.  Turgot,  qu'un  de  ses  amis  ne  voyait  plus  depuis 
longtemps,  dit  à  cet  ami  en  le  retrouvant  :  «  Depuis  que 
je  suis  ministre,  vous  m'avez  disgracié.  » 

LE    MEILLEUR    DES    TYRANS. 

La  comtesse  do  Boufllers  disidt  ;iu  prince  de  Conti 
qu'il  était  le  meilleur  des  tyrans. 


284  CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


UNION    ASSORTIE. 

«  Malgré  toutes  les  plaisanteries  qu'on  rebat  sur  le 
mariage,  disait  M...,  je  ne  vois  pas  ce  qu'on  peut  dire 
contre  un  homme  de  soixante  ans  qui  épouse  une  femme 
de  cinquante-cinq.  » 

IJNIVEnSAI.ITÉ    DE    VOLTAIRE. 

D'Alembert  se  trouva  chez  Voltaire  avec  un  célèbre 
professeur  de  droit  à  Genève.  Celui-ci,  admirant  l'univer- 
salité de  Voltaire,  dit  à  d'Alembert  :  «  Il  n'y  a  qu'en  droit 
public  que  je  le  trouve  un  peu  faible.  —  Et  moi,  dit 
d'Alembert,  je  ne  le  trouve  un  peu  faible  qu'en  géomé- 
trie. » 

DE    l'utilité    de    jurer. 

M.  de  Galonné,  voulant  introduire  des  femmes  dans 
son  cabinet,  trouva  que  la  clef  n'entrait  point  dans  la  ser- 
rure; il  lâcha  un  f d'impatience,  et,  sentant  sa  faute  : 

«  Pardon,  mesdames,  dit-il;  j'ai  bien  fait  des  affaires  dans 
ma  vie,  et  j'ai  vu  qu'il  n'y  a  qu'un  mot  qui  serve.  »  En 
effet,  la  clef  entra  tout  de  suite. 

UTILITÉ    DE    l'esprit. 

Un  homme  qui  avait  refusé  d'avoir  madame  S...,  di- 
sait :  «  A  quoi  sert  l'esprit,  s'il  ne  sert  à  n'avoir  point 
madame  de...?  » 

UTILITÉ    DES    femmes. 

M...,  qui  aimait  beaucoup  les  femmes,  me  disait  que 
leur  commerce  lui  était  nécessaire  pour  tem|x'Ter  la  se- 


CARACTÈRES  ET  ANECDOTES.  285 

vérité  de  ses  pensées  et  occuper  la  sensibilité  de  son 
âme.  «  J'ai,  disait-il,  du  Tacite  dans  la  tôte  et  du  Tibulle 
dans  le  cœur.  » 

CTILITÉ    DU    GOUVERNEMENT. 

M...  disait,  à  propos  de  sottises  ministérielles  et  ri- 
dicules :  «  Sans  le  gouvernement,  on  ne  rirait  plus  en 
France.  » 

LA    VAISSELLE    DU    DUC    D'AYEN. 

Dans  le  temps  qu'il  y  avait  des  jansénistes,  on  les  dis- 
tinguait à  la  longueur  du  collet  de  leur  manteau.  L'arche- 
vêque de  Lyon  avait  fait  plusieurs  enfants;  mais,  à  chaque 
équipée  de  cette  espèce,  il  avait  soin  de  faire  allonger 
d'un  |)ouce  le  collet  de  son  manteau.  Enfin,  le  collet  s'al- 
longea tellement,  qu'il  a  passé  quelque  temps  pour  jansé- 
niste et  a  été  suspect  à  la  cour. 

VANITÉ    DE     LE    TELLI  E  R-LO  U  VOI  S. 

On  se  souvient  encore  de  la  ridicule  et  excessive  va- 
nité de  l'archevêque  de  Reims,  Le  Tellier-Louvois,  sur 
son  rang  et  sur  sa  naissance.  On  sait  combien,  de  son 
temps,  elle  était  célèbre  dans  toute  la  France.  Voici  une 
des  occasions  où  elle  se  montra  tout  entière  le  plus  puis- 
samment. Le  duc  d'A...,  absent  de  la  cour  depuis  plu- 
sieurs années,  revenu  de  son  gouvernement  de  Berri,  al- 
lait à  Versailles.  Sa  voiture  versa  et  se  rompit.  Il  faisait 
un  froid  très-aigu.  On  lui  dit  qu'il  fallait  deux  heures 
pour  la  remettre  en  état.  Il  vit  un  relais  et  demanda  pour 
qui  c'était  :  on  lui  dit  que  c'était  pour  l'archevôque  do 
Reims,  qui  allaita  Versailles  aussi.  Il  envoya  ses  gens 
devant  lui,  n'en  réservant  qu'un, auquel  il  recommanda 


286  CARACTÈRES  ET  ANECDOTES. 

de  ne  point  paraître  sans  son  ordre.  L'archevêque  arrive. 
Pendant  qu'on  attelait,  le  duc  charge  un  des  gens  de  l'ar- 
chevêque de  lui  demander  une  place  pour  un  honnête 
homme  dont  la  voiture  vient  de  se  briser,  et  qui  est  con- 
damné à  attendre  deux  heures  qu'elle  soit  rétablie.  Le 
domestique  va  et  fait  la  commission.  «  Quel  homme  est-ce? 
dit  l'archevêque.  Est-ce  quelqu'un  comme  il  faut?  —  Je 
le  crois,  monseigneur  ;  il  a  un  air  bien  honnête.  —  Qu'ap- 
pelles-tu honnête?  Est-il  bien  mis?  — Monseigneur,  sim- 
plement, mais  bien.  —  A-t-il  des  gens?—  Monseigneur, 
je  l'imagine.  —  Va-t'en  le  savoir.  »  Le  domestique  va  et 
revient.  «  Monseigneur,  il  les  a  envoyés  devant  à  Ver- 
sailles. —  Ah  !  c'est  quelque  chose.  Mais  ce  n'est  pas  tout. 
Demande-lui  s'il  est  gentilhomme.  »  Le  laquais  va  et  re- 
vient. «  Oui,  monseigneur,  il  est  gentilhomme.  —  A  la 
bonne  heure  !  qu'il  vienne,  et  nous  verrons  ce  que  c'est.  » 
Le  duc  arrive,  salue.  L'archevêque  fait  un  signe  de  tête, 
se  range  à  peine  pour  faire  une  petite  place  dans  sa  voi- 
ture. Il  voit  une  croix  de  Saint-Louis.  «  Monsieur,  dit-il 
au  duc,  je  suis  fâché  de  vous  avoir  fait  attendre;  mais  je 
ne  pouvais  donner  une  place  dans  ma  voiture  à  un  homme 
de  rien  :  vous  en  conviendrez.  Je  sais  que  vous  êtes  gen- 
tilhomme. Vous  avez  servi,  à  ce  que  je  vois?  —  Oui,  mon- 
seigneur. —  Et  vous  allez  à  Versailles?  —  Oui,  monsei- 
gneur. —  Dans  les  bureaux  apparemment?  —  Non;  je 
n'ai  rien  à  faire  dans  les  bureaux.  Je  vais  remercier...  — 
Qui?  M.  de  Louvois?  —  Non,  monseigneur,  le  roi.  —  Le 
roi  !  (  Ici,  l'archevêque  se  recule  et,  fait  un  peu  de  place.  )  Le 
roi  vient  donc  de  vous  faire  quelque  grâce  toute  récente? 
—  Non,  monseigneur  ;  c'est  une  longue  histoire.  —  Contez 
toujours.  —  C'est  qu'il  y  a  deux  ans,  j'ai  marié  ma  fille  à 
un  homme  peu  riche.  [L'archevêque  reprend  un  peu  de  l'es- 
pace qu'il  a  cédé  dans  la  iH)iture)  ^  mais  d'un  très-grand  nom. 


CARACTÈRES  ET  ANECDOTES.  987 

(L'archevêque  recède  la  place.)  »  Le  duc  continue  :  «  Sa  Ma- 
jesté avait  bien  voulu  s'intéresser  à  ce  mariage...  [L'ar- 
chevêque fait  beaucoup  de  place  )  et  avait  môme  promis  à 
mon  gendre  le  premier  gouvernement  qui  vaquerait.  — 
(À)minent  donc?  Un  jwtit  gouvernement  sans  doute!  De 
(juelle  ville?—  Ce  n'est  pas  d'une  ville,  monseigneur, 
c'est  d'une  province.  —  D'une  province,  monsieur!  crie 
larchevôque  en  reculant  dans  l'angle  de  sii  voiture;  d'une 
province  !  —  Oui,  et  il  va  y  en  avoir  un  do  vacant.  — 
Lequel  donc?  —  Le  mien,  celui  (\e  Berri,  que  je  veux 
faire  passer  à  mon  gendre.  —Quoi!  monsieur...  vous  êtes 
gouverneur  du...?  Vous  tHes  donc  le  duc  de...?»  Et  il 
veut  descendre  de  sa  voilure.  «  Mais,  monsieur  le  duc, 
([ue  ne  parliez-vous  !  mais  cela  est  incroyable  !  mais  à  quoi 
m'exposez-vous!  Pardon  de  vous  avoir  fait  attendre...  Ce 
maraud  de  laquais  qui  ne  me  dit  pas...  Je  suis  bien  heu- 
reux encore  d'avoir  cru,  sur  votre  parole,  que  vous  étiez 
gentilhomme  :  tant  de  gens  le  disent  sans  l'être!  Et  puis 
ce  d'Hozier  est  un  fripon.  Ah!  monsieur  le  duc,  je  suis 
confus.  —  Remettez-vous,  monseigneur.  Pardonnez  à  votre 
laquais;  il  s'est  contenté  de  vous  dire  que  j'étais  un  hon- 
nête homme;  pardonnez  à  d'Hozier,  qui  vous  exposait  à 
recevoir  dans  votre  voiture  un  vieux  militaire  non  titré;  et 
pardonnez-moi  aussi  de  n'avoir  pas  commencé  par  faire 
mes  preuves  pour  monter  dans  votre  carrosse.  » 

YAMTÉ    bE    M.    t)E    tRONSACi 

M.  de  Fronsttc  alla  voir  une  mapjwmondc  que  mon- 
trait l'artiste  qui  l'avait  imaginée.  Cet  homme,  ne  le  con- 
naissant pas  et  lui  voyant  itnd  croix  dc  Saint-Louis,  ne 
l'appelait  (pie  le  chevalier.  La  vanité  de  M.  de  Fronsac^ 
blessé  dc  ne  pas  être  appelé  duc,  lui  fit  inventer  Une  his^ 
loire  dont  un  des  interlocuteurs,  un  de  ses  gens,  l'appe^ 


CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


lait  monseigneur.  M.  de  Genlis  l'arrête  à  ce  mot,  et  lui 
dit  :  «  Qu'est-ce  que  tu  dis-là?  monseigneur!  on  va  te 
prendre  pour  un  évêque.  » 

VANITÉ    DES    PETITS. 

Les  grands  vendent  toujours  leur  société  à  la  vanité 
des  petits. 

l'abbé  vatri  solliciteur. 

On  pressait  l'abbé  Vatri  de  solliciter  une  place  va- 
cante au  Collège  Royal.  «  Nous  verrons  cela,  »  dit-il;  et  il 
ne  sollicita  point.  La  place  fut  donnée  à  un  autre.  Un  ami 
de  l'abbé  court  chez  lui.  «  Eh  bien,  voilà  comme  vous 
êtes!  vous  n'avez  point  voulu  solliciter  la  place,  elle  est 
donnée.  —  Elle  est  donnée?  reprit-il.  Eh  bien,  je  vais  la 
demander.  —  Êtes-vous  fou  ?  —  Parbleu  !  ~non  ;  j'avais 
cent  concurrents,  je  n'en  ai  plus  qu'un.  »  Il  demanda  la 
place,  et  l'obtint. 

M.  DE    VAUDREUIL    ET    C... 

M,  de  Vaudreuil  se  plaignait  à  C...  de  son  peu  de 
confiance  en  ses  amis.  «  Vous  n'êtes  point  riche,  lui  di- 
sait-il, et  vous  oubliez  notre  amitié.  —  Je  vous  promets, 
répondit  C...,  de  vous  emprunter  vingt-cinq  louis  quand 
vous  aurez  payé  vos  dettes.  » 

VENGEANCE    DIFFICILE. 

Le  feu  prince  de  Conti,  ayant  été  très-maltraité  de 
paroles  de  Louis  XV,  conta  cette  scène  désagréable  à  son 
ami  le  lord  Tirconnel,  à  qui  il  demandait  conseil.  Celui-ci, 
après  avoir  rêvé,  lui  dit  naïvement  :   «  Monseigneur,  il 


CARACTERES  ET  ANECDOTES.  289 

ne  serait  pas  impossible  do  vous  venger,  si  vous  aviez  de 
'"argent  et  de  la  considération.  » 

M.    RR    VERGENNBS    ET    M.    nR    BRETRUIL. 

Un  des  parents  de  M.  de  Vergennos  lui  demandait 
pourquoi  il  avait  laissé  arriver  au  ministère  de  Paris,  le 
baron  de  Breteuil,  qui  était  dans  le  cas  de  lui  succéder. 
«  C'est  que,  dit-il,  c'est  un  homme  qui,  ayant  toujours 
vécu  dans  le  pays  étranger,  n'est  pas  connu  ici  ;  c'est 
qu'il  a  une  réputation  usurpée;  que  quantité  de  gens  le 
croient  digne  du  ministère  :  il  faut  les  détrompt^r,  le 
mettre  en  évidence,  et  faire  voir  ce  que  c'est  que  le  baron 
de  Breteuil.  » 

VEnSAII.I.ES    DéPINr. 

Un  homme  d'esprit  déûnissait  Versailles,  un  pays  où, 
en  descendant,  il  faut  toujours  paraître  monter,  c'est-à- 
dire  s'ho'norerde  fréquenter  ce  qu'on  méprise. 

I.A    VELVE    DU    MAI.ABAn. 

M.  Lemierro  a  mieux  dit  qu'il  ne  voulait,  en  disant 
(pronlre  sii  Veuve  dn  Malabar,  jouée  en  1770,  et  sa  Veuve 
(in  Malabar,  jouée  en  1781,  il  y  avait  la  différence  d'une 
falourde  à  vme  voie  de  bois.  C'est  en  effet  le  bûcher  per- 
Ibctionné  ([ui  a  fait  le  succès  de  la  pièce. 

LE    VIAGER    DE    COLLÉ. 

Collé  avait  placé  une  somme  d'argent  considérable,  à 
fonds  perdus  et  à  dix  pour  cent,  chez  un  financier  qui,  à 
la  seconde  année,  no  lui  avait  jws  encore  donné  un  sou. 
«  Monsieur,  lui  dit  Collé  dans  une  visite  qu'il  lui  fit, 
(|uand  je  place  mon  argent  en  viager,  c'est  pour  être  jxiyé 
do  mou  vivant.  » 

47 


Î90        CARACTERES  ET  ANECDOTES. 

LE    BON    ET    LE    MAUVAIS    VIN. 

Un  homme  buvait  à  table  d'excellent  vin,  sans  le 
louer.  Le  maître  de  la  maison  lui  en  fit  servir  de  très- 
médiocre.  «  Voilà  de  bon  vin!  »  dit  le  buveur  silencieux. 
«  C'est  du  vin  à  dix  sous,  dit  le  maître,  et  l'autre  est  un 
vin  des  dieux.  —  Je  le  sais,  reprit  le  convive;  aussi  ne 
l'ai-jo  pas  loué  :  c'est  celui-ci  qui  a  besoin  de  recomman- 
dation. » 

VICES    ET    VICIEUX. 

On  disait  au  satirique  anglais  Donne  :  «  Tonnez  sur 
les  vices,  mais  ménagez  les  vicieux.  —  Comment,  dit-il, 
condamner  les  cartes,  et  pardonner  aux  escrocs  ?  « 

VIEUX    CARDINAL    ET    JEUNE    ABBÉ. 

L'abbé  Maury,  allant  chez  le  cardinal  de  La  Roclie- 
Aymon,  le  rencontra  revenant  de  l'assemblée  du  clergé. 
Il  lui  trouva  de  l'humeur  et  lui  en  demanda  les  raisons. 
«  J'en  ai  de  bien  bonnes,  dit  le  vieux  cardinal  :  on  m'a 
engagé  à  présider  cette  assemblée  du  clergé,  où  tout  s'est 
passé  on  ne  saurait  plus  mal.  Il  n'y  a  pas  jusfju'à  ces  jeu- 
nes gens  du  clergé,  cet  abbé  de  La  Luzerne,  qui  ne  veulent 
pas  se  payer  de  mauvaises  raisons.  » 

VISITE    DE    M... 

M...  me  disait  :  «  Toutes  les  fois  que  je  vais  chez 
quelqu'un,  c'est  une  préférence  que  je  lui  donne  sur  moi  : 
je  ne  suis  pas  assez  désœuvré  pour  y  être  conduit  par  un 
autre  motif.  » 

VOCATION    DÉCIDÉE. 

Un  homme,  épris  des  charmes  de  l'état  de  prêtrise. 


GARA.GTËRES  ET  ANECDOTES.  29t 

disait  :  «  Quand  je  devrais  être  damné,  il  faut  que  je  me 
fasse  prêtre.  » 

LE    VOLEin    DE    DIDEROT. 

l)i(l(M'ot,  s'étanl  aperçu  qu'un  homme  à  qui  il  prenait 
quelque  intérêt  avait  le  vice  de  voler  et  l'avait  volé  lui- 
même,  lui  conseilla  de  quitter  ce  pays-ci.  L'autre  profita 
du  conseil,  et  Diderot  n'en  entendit  plus  parler  pendant 
dix  ans.  Après  dix  ans,  un  jour,  il  entend  tirer  sa  son- 
nette avec  violence.  Il  va  ouvrir  lui-même,  reconnaît  son 
homme,  et,  d'un  air  étonné,  il  s'écrie  :  «  Ah  I  ah!  c'est 
vous  !  »  Celui-ci  lui  répond  :  «  Ma  foi,  il  ne  s'en  est  guère 
fallu.  »  Il  avait  démêlé  que  Diderot  s'étonnait  qu'il  ne  fût 
pas  pendu. 

VOLTAIRE    A    POTSDAM. 

M.  de  Voltaire,  étiint  à  Potsdam,  un  soir  après  sou- 
per, fit  un  portrait  d'un  bon  roi  en  contraste  avec  celui 
d'un  tyran,  et,  s  échauffant  jwr  degrés,  il  fit  une  descrip- 
tion éjK>uvantable  des  malheurs  dont  l'humanité  éttiit  ac- 
cablée sous  un  roi  despotique,  conquérant,  etc.  Le  roi  de 
Prusse,  ému,  laisse  tomber  quelques  larmes.  «  Voyez, 
voyez!  s'écria  M.  de  Voltaire,  il  pleure,  le  tiiire!  » 

VOI.TAinE    ET    VArCANSON. 

M.  de  Vaucanson  s'était  trouvé  l'objet  principal  des 
attentions  d'un  prince  étranger,  quoique  M.  de  Voltaire 
fiU  présent.  Embarrassé  et  honteux  que  ce  prince  n'eût 
rien  dit  à  Voltaire,  il  s'approcha  de  ce  dernier  et  lui  dit  : 
«  Le  [irince  vient  de  me  dire  telle  chose  »  (  un  compliment 
très- flatteur  jwur  Voltaire).  Celui-ci  vit  bien  que  c'é- 
tait une  politesse  de  Vaucanson,  et  lui  dit  :  «  Je  recon- 


CARACTÈRES  ET  ANECDOTES. 


nais  tout  votre  talent  dans  la  manière  dont  vous  faites 
parler  le  prince.  » 


M,    DE    XIMENES    BIEN    JUGE. 


M.  d'Autrep  disait  de  M.  de  Ximenès  :  «  C'est  un 
homme  qui  aime  mieux  la  pluie  que  le  beau  temps,  et 
qui,  entendant  chanter  le  rossignol,  dit  :  «  Ah!  la  vilaine 
bête!  » 


FRAGMENTS  INÉDITS» 


AMOUREUX    PRIS    AU    DEPOURVU. 

Un  homme,  attaquant  une  femme  s<ins  être  prêt,  lui 
dit  :  «  Madame,  s'il  vous  était  égal  d'avoir  encore  un 
quart  d'heure  de  vertu  ?  » 

UNE    ANGLAISE    BIEN     KPRISE. 

M.  de  PI...,  étant  en  Angleterre,  voulait  engager  uik^ 
jeune  Anglaise  à  ne  pas  épouser  un  homme  trop  inférieur 
à  elle  dans  tous  les  sens  du  mot.  La  jeune  personne  écouta 
tout  ce  qu'on  lui  dit,  et,  d'un  air  fort  tranquille  :  «  Que 
voulez-vous  !  dit-elle,  en  arrivant,  il  change  l'air  de  ma 
chambre.  » 

A  P  P  K  ï  I  T. 

Un  homme  disait  à  table  :  «  J'ai  beau  manger,  je  nai 
plus  faim.  » 

1.  Ces  fragments  sont  dus  à  l'obligeance  de  M.  Feuillet  de  Conch<'>, 
qui  a  bien  voulu  mettre  à  notre  disposition  le  manuscrit  original  (b' 
Chamfort. 


CARACTÈRES  ET  ANECDOTES.  293 


ARMIDE    ET    RE.XArD. 

Uno  fommo  d'osprit,  voyant  à  l'Opéra  une  Armidc 
difforme  et  un  Renaud  fort  laid,  dit  :  «  Voilà  des  amants 
qui  ne  paraissent  pas  s'être  choisis,  mais  s'être  restés 
quand  tout  le  monde  a  eu  fait  son  choix.  » 

BIENFAITEURS    MALADROITS. 

«  La  plupart  des  bienfaiteurs  ressemblent  à  ces  gé- 
néraux maladroits  qui  prennent  la  ville  et  qui  laissent  la 
citadelle.  » 

dlANGEMENT    CAPITAL. 

Un  honimo  engagé  dans  un  procès  criminel  qui  de- 
vait lui  faire  coui)er  le  cou  rencontra  après  plusieurs  an- 
nées un  de  ses  amis  qui,  dans  le  commencement  du  pro- 
cès, avait  entrepris  un  long  voyage.  Le  premier  dit  à 
celui-ci  :  «  Depuis  le  temps  que  nous  ne  nous  sommes 
vus,  ne  me  trouvez-vous  pas  changé^  —  Oui,  dit  l'autre, 
je  vous  trouve  grandi  de  la  tète.  » 

CHANSON    d'hercule. 

II  y  a  une  chanson  qui  roule  sur  Hercule  vainqueur 
des  cinquante  pucelles.  Le  couplet  finit  par  ces  mots  : 

Comme  lui ,  je  les  aurai , 
Lorsque  je  les  trouverai. 

LA    CHAPELLE    DE    M.   BRESSARR. 

M.  Bressard,  le  père,  écrivait  à  sa  femme  ;  «  Ma 
chère  amie,  notre  chapelle  avance,  et  nous  pouvons  nous 
flatter  d'y  être  enterrés  l'un  et  l'autre,  si  Dieu  nous  prête 
vie,  » 


294  CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


LES    COMPILATELRS. 

Il  y  a  des  gens  qui  mettent  leurs  livres  dans  leur  bi- 
bliothèque, mais  M...  met  sa  bibliothèque  dans  ses  livres. 
(Dit  d'un  faiseur  de  livres  faits.) 

CONSULTATION. 

M.  D...  L...  vint  conter  à  M.  D...  un  procédé  horrible 
qu'on  avait  eu  pour  lui,  et  ajoutait  :  «  Que  feriez-vous  à 
ma  place?  »  Celui-ci,  homme  devenu  indifférent  à  force 
d'avoir  souffert  des  injustices,  et  égoïste  par  misanthro- 
pie, lui  répondit  froidement  :  «  Moi,  monsieur,  dans  ces 
cas-là,  je  soigne  mon  estomac,  et  je  tiens  ma  langue  ver- 
meille. » 

COQUETTERIE    DE    LA    DUCHESSE    d'oLONNE. 

Un  amant  de  la  duchesse  d'Olonne,  la  voyant  faire 
des  coquetteries  à  son  mari,  sortit  en  disant  :  «  Parbleu  ! 
il  faut  être  bien  coquine!  celui-là  est  trop  fort.  » 

CORRUPTION     DES     VIEILLARDS. 

Les  vieillards,  dans  les  capitales,  sont  plus  corrom- 
pus que  les  jeunes  gens.  C'est  là  que  la  pourriture  vient  à 
la  suite  de  la  maturité. 

MADAME    CRAMER     ET    MADAME    TRONCHIN. 

On  demandait  à  madame  Cramer,  de  retour  de  Genève 
à  Paris,  après  quelques  aimées  :  «  Que  fait  madame  Tron- 
chin  (personne  très-laide)?  —  Madame  Tronchin  fait 
peur,  »  répondit-(>ll(\ 


ï 


CARACTÈRES  ET  ANECDOTES.  195 


LE    CUnK    INDULGENT. 

Un  curé  de  campagne  dit  au  prône  à  ses  paroissiens  : 
«  ^Fossieurs,  priez  Dieu  pour  le  possesseur  de  ce  châ- 
iciiu,  mort  à  Paris  de  ses  blessures.  »  (Il  avait  été  roué.) 

DESPOTISME. 

Définition  d'un  gouvernement  despotique  :  Un  ordre 
do  choses  où  le  supérieur  est  vil,  et  l'inférieur  avili. 

DIED     ET    LE    ROI. 

Les  ministres  ont  amené  la  destruction  de  l'autorité 
i-oj'ale,  comme  le  prêtre  celle  de  la  religion.  Dieu  et  le 
roi  ont  porté  la  peine  des  sottises  de  leurs  valets. 

t'N    DOCTEUR     INGÉNU. 

Un  docteur  de  Sorbonne,  furieux  contre  le  Systètne 
(h  la  nature,  disait  :  «  C'est  un  livre  exécrable,  abomina- 
ble ;  c'est  l'athéisme  démontré.  » 

ENTRE    LES    DEUX. 

Un  homme  d'esprit,  s'apercevant  qu'il  était  persiflé 
par  deux  mauvais  plaisants,  leur  dit  :  «  Messieurs,  vous 
vous  trompez,  je  ne  suis  ni  sot  ni  béte,  je  suis  entre 
deux.  » 

UNE    FEMME    BIEN    REGRETTÉE. 

Un  homme  connu  pour  avoir  fermé  les  yeux  sur  les 

désordres  de  sa  femme,  et  qui  en  avait  tiré  parti  plusieurs 
fois  pour  sa  fortune,  montrait  le  plus  grand  chagrin  sur 
sa  mort  et  me  dit  gravement  :  «  Je  puis  dire  ce  que 


CARACTERES  ET  ANECDOTES. 


Louis  XIV  disait  à  la  mort  de  Marie-Thérèse  :  voilà  le 
premier  chagrin  qu'elle  m'ait  jamais  donné.  » 

FOLIE    ET    SAGESSE. 

M...  était  passionné  et  se  croyait  sage.  «  J'étais  folle, 
mais  je  m'en  doutais,  et,  sous  ce  point  de  vue,  j'étais 
plus  près  que  lui  de  la  sagesse.  » 

GÉNÉROSITÉ    DES    HÉRITIERS. 

Un  médecin  disait  :  kc  II  n'y  a  que  les  héritiers  qui 
payent  bien.  » 

HEUREUX    LES    AVEUGLES. 

Le  roi  de  Prusse  avait  fait  élever  des  casernes  qui 
bouchent  le  jour  à  une  église  catholique.  On  lui  fit  des 
représentations  pour  cela.  Il  renvoya  la  requête,  avec 
ces  paroles  au  bas  : 

Beati  qui  non  viderunt  et  crediderunt. 

IMPERTINENCE  DE  M.  DE  CHAROLAIS. 

M.  le  comte  de  Charolais  avait  été  quatre  ans  sans 
payer  sa  maison  ni  même  ses  premiers  officiers.  Un  M.  de 
Laval  et  un  M.  de  Choiseul,  qui  étaient  du  nombre,  lui 
présentèrent  un  jour  leurs  gens,  en  lui  disant  :  «  Si  Votre 
Altesse  ne  nous  paye  pas,  qu'elle  nous  dise  au  moins 
comment  nous  pourrons  satisfaire  ces  gens-ci.  »  Le  prince" 
fit  appeler  son  trésorier,  et,  montrant  M.  de  Laval  et  M.  de 
Choiseul,  et  leur  livrée  ;  «  Qu'on  paye  ces  messieurs,  a 
dit-il, 


CARACTERES  ET  ANECDOTES.  297 

INGÉNflTÉ    DU    DAIPHIN. 

M.  1p  dauphin,  frère  du  roi  (Louis  XVIi.  aimait  pas- 
sionnément sa  première  femme,  qui  était  rousse  et  qui 
avait  le  désagrément  attaché  à  cette  couleur.  Il  fut  long- 
temps sansaimor  la  seconde  dauphine,  et  en  donnait  pour 
raison  qu'elle  ne  sentait  pas  la  femme.  Il  croyait  que 
cette  odeur  était  celle  du  sexe. 

JALOl'SIF.    MAI,    PLACÉE, 

M.  D...  avait  refusé  les  avances  d'une  jolie  femme; 
son  mari  le  prit  en  haine,  comme  s'il  les  eût  acceptées, 
et  on  riait  de  M.  D...,  qui  disait  :  «  Morbleu  !  s'il  savait 
du  moins  combien  il  est  plaisant  !  » 

LEÇON  DONNÉE  A  UN  AMANT. 

Unejolie  femme  dont  l'amant  était  maussade,  et  avait 

dos  manières  conjugales,  lui  dit  :  «  Monsieur,  apprenez 
(|Me,  quand  vous  éles  avec  mon  mari  dans  le  monde,  il 
est  décent  que  vous  soyez  plus  aimable  que  lui.  » 

I.ECTLUES     DEMANDÉES. 

M...,  à  qui  on  demandait  fréquemment  la  lecture  do 
ses  vers,  et  qui  s'en  impatientait,  disait  qu'en  commen- 
çant cette  lecture  il  se  rapj)elait  toujours  ce  qu'un  char- 
latan du  Pont-Neuf  disait  à  son  singe,  en  commençant  ses 
jeux  :  «  Allons,  mon  cher  Bertrand,  il  n'est  pas  (juestion 
ici  de  s'amuser.  Il  nous  faut  divertir  l'honorable  compa- 
gnie. » 

47. 


298  CARACTÈRES  ET  ANECDOTES. 


LE    LIERRE    ET    LE    COURTISAN. 

On  disait  de  M...  qu'il  tenait  d'autant  plus  à  un 
grand  seigneur  qu'il  avait  plus  fait  de  bassesses  pour  lui. 
C'est  comme  le  lierre  qui  s'attache  en  rampant. 

UN    MALADE    IMAGINAIRE. 

Un  malade  qui  ne  voulait  pas  recevoir  les  sacrements 
disait  à  son  ami  :  «  Je  vais  faire  semblant  de  ne  pas 
mourir.  » 

MANŒUVRES    DES    LAIDES. 

Une  femme  laide,  qui  se  pare  pour  se  trouver  avec 
d&  jeunes  et  jolies  femmes,  fait,  en  son  genre,  ce  que  font 
dans  une  discussion  les  gens  qui  craignent  d'avoir  le 
dessous  :  ils  s'efforcent  de  changer  habilement  l'état  de  la 
question.  Il  s'agissait  de  savoir  quelle  était  la  plus  belle. 
La  laide  veut  qu'on  demande  quelle  est  la  plus  riche. 

MARIAGE    DE    D'AUBIGNÉ. 

Pardonnez-leur,  car  ils  ne  savent  ce  qu'ils  font  fut  lo 
texte  que  prit  le  prédicateur  au  mariage  de  d'Aubigné, 
âgé  de  soixante  et  dix  ans,  et  d'une  jeune  personne  de 
dix-sept. 

MÉLANCOLIE. 

Il  y  a  une  mélancolie  qui  tient  à  la  grandeur  de  l'es- 
prit. 

LES    MESSES    DE    M.     DE    VILLARS. 

Histoire  de  M.  de  Viliars,  qui,  le  jour  de  Noël,  en- 
tend trois  messes,  et  se  persuade  que  les  deux  dernières 


CARACTÈRES  ET  ANECDOTES.  '  299 

sont  pour  lui.  Il  envoie  trois  louis  au  prêtre,  qui  répond  : 
«  Je  dis  la  messe  pour  mon  plaisir.  » 

MOINES    KT    PHILOSOPHES. 

Il  en  est  des  philosophes  comme  des  moines,  dont  phi- 
sieurs  le  sont  malf^ré  eux,  et  enragent  toute  leur  vie. 
Quelques  autres  prennent  patience;  un  petit  nombre  enfin 
est  heureux,  se  tait  et  ne  cherche  point  à  faire  des  prosé- 
lytes, tandis  que  ceux  qui  sont  désespérés  de  leur  enga- 
gement, cherchent  à  racoler  des  novices. 

UN    MOT    DE    M.... 

M...  disait  plaisamment  à  Paris  que  chaque  honnête 
homme  contribue  à  faire  vivre  les  espions  de  police, 
comme  Pope  dit  que  les  poètes  nourrissent  les  critiques 
el  les  journalistes. 

naïveté  d'un  juge. 

Un  homme  disait  naïvement  à  un  de  ses  amis  :  «  Nous 
avons,  ce  matin,  condamné  trois  hommes  à  mort.  II  y  en 
avait  deux  qui  le  méritaient  bien.  » 

PAROLE    d'un    riche. 

Un  homme  fort  riche  disait  en  parlant  des  pauvres  : 
«  On  a  beau  ne  leur  rien  donner,  ces  drôles-là  deman- 
dent toujours.  »  Plus  d'un  prince  pourrait  dire  cela  de 
ses  courtisans. 

PROVERBES. 

CM  manga  facili,  caga  diavoH. 

Il  pastor  romano  non  vttole  pecora  sensa  lana. 

Il  nest  vertu  que  pauvreté  ne  gâte. 


300        CARACTERES  ET  ANECDOTES. 

Ce  n'est  pas  la  faute  du  chat  quand  il  prend  le  dîner 
de  la  servante. 

PUISSANCE    SPIRITUELLE. 

«  On  dit  la  puissance  spirituelle,  disait  M...,  par  op- 
position à  la  puissance  bête.  Spirituelle,  parce  qu'elle  a 
eu  l'esprit  de  s'emparer  de  l'autorité.  » 

RAJEUNISSEMENT. 

M.  de...,  amoureux  passionné,  après  avoir  vécu  plu- 
sieurs années  dans  l'indifférence,  disait  à  ses  amis,  qui  le 
plaisantaient  sur  sa  vieillesse  prématurée  :  «  Vous  prenez 
mal  votre  temps;  j'étais  bien  vieux  il  y  a  quelques  an- 
nées, mais  je  suis  bien  jeune  à  présent.  » 

RECONNAISSANCE. 

Il  y  a  une  sorte  de  reconnaissance  basse. 

REVIREMENT    BIEN    JUSTIFIÉ. 

A  l'époque  de  l'assemblée  des  notables  (1787),  lors- 
qu'il fut  question  du  pouvoir  qu'il  fallait  accorder  aux 
intendants  dans  les  assemblées  provinciales,  un  certain 
personnage  important  leur  était  très-favorable.  On  en 
parla  à  un  homme  d'esprit  lié  avec  ui.  Celui-ci  promit 
de  le  faire  changer  d'opinion  et  il  y  réussit.  On  lui  de- 
manda comment  il  s'y  était  pris  ;  il  répondit  :  «  Je  n'ai 
point  insisté  sur  les  abus  tyranniques  de  l'influence  des 
intendants;  mais  vous  savez  qu'il  est  très-entèté  de  no- 
blesse, et  je  lui  ai  dit  que  de  fort  bons  gentilshommes 
étaient  obligés  de  les  appeler  monseigneur.  II  a  senti  que 
cela  était  énorme,  et  c'est  ce  qui  l'a  amené  à  notre  avis.  » 


CARAGT£RES  ET  ANECDOTES.  30t 

SENSIBILITÉ    d'une    PETITK    FII.I.E. 

Une  petite  fille  de  six  ans  disait  à  sa  mère  :  «  Il  y  a 
deux  choses  qui  m'ont  fait  bien  de  la  peine.  —  Qui  sont- 
elles,  mon  enfant?  —  Ce  pauvre  Abel  tué  par  son  frère, 
lui  qui  était  si  beau  et  si  bon  !  Je  crois  le  voir  encore 
dans  cette  estamjx^  do  la  grande  bible.  —  Oh  !  oui,  cela 
est  bien  fâcheux.  Mais  quelle  est  la  seconde  chose  qui  t'a 
affligée?  —  C'est  dans  Fanfan  et  Colas,  quand  Fanfan  re- 
fuse à  Colas  une  portion  de  sa  tarte.  Dis-moi,  maman,  la 
tarte  était-elle  véritable?  » 

DE    I.A    TENTATION. 

«  Quand  j'ai  une  tentation,  disait  M...,  savez-vous 
ce  que  j'en  fais?  —  Non.  —  Je  la  garde.  » 

TÊTE    ET    CABOCHE. 

On  louait  je  ne  sais  quel  président  d'avoir  une  bonne 
caboche.  Queliju'un  réjwndit  :  «  C'est  le  terme  que  j'ai 
entendu  employer  cent  fois,  mais  jamais  personne  n'a  osé 
dire  qu'il  avait  une  bonne  tète.  » 

TRAIT    DE    SINCÉRITÉ    ACADÉMIQUE. 

Lorsque  M.  le  duc  de  Richelieu  fut  reçu  de  l'Acadé- 
mie française,  on  loua  beaucoup  son  discours.  On  lui  di- 
Siiit  un  jour  dans  une  grande  assemblée  que  le  ton  en 
était  parfait,  plein  de  grâce  et  de  facilité,  que  les  gens 
de  lettres  écrivaient  plus  correctement  peut-être,  mais 
non  pas  avec  cet  agrément.  «  Je  vous  remercie,  messieurs, 
dit  le  jeune  duc,  et  je  suis  charmé  de  ce  que  vous  me 
dites.  Il  ne  me  reste  plus  qu'il  vous  apprendre  que  mon 


302        CARACTÈRES  ET  ANECDOTES. 

discours  est  de  M.  Roy,  et  je  lui  ferai  mon  compliment  de 
ce  qu'il  possède  le  bon  ton  de  la  cour.  » 

l'abbé  tbublet. 

On  demandait  à  l'abbé  Trublet  combien  de  temps  il 
mettait  à  faire  un  livre;  il  répondit  :  «  C'est  selon  le 
monde  qu'on  voit.  » 

VICES    NÉCESSAIRES    DANS    LE    MONDE. 

On  pourrait  faire  un  petit  chapitre  qui  serait  inti- 
tulé :  Des  vices  nécessaires  de  la  bonne  compagnie.  On  pour- 
rait y  ajouter  celui  des  qualités  médiocres. 

LE    VOISIN    IMPOnTLN. 

Un  provincial,  à  la  messe  du  roi,  pressait  de  ques- 
tions son  voisin.  «  Quelle  est  cette  dame?  —  C'est  la 
reine.  —  Celle-ci  ?  —  Madame.  —  Celle-là,  là  ?  —  La 
comtesse  d'Artois.  —  Cette  autre?  »  L'habitant  de  Ver- 
sailles, impatienté,  lui  répondit  :  «  C'est  la  feue  reine.  » 

VOYAGE    EN    ITALIE. 

Une  petite  fille  disait  à  M...,  auteur  d'un  livre  sur 
l'Italie  :  «  Monsieur,  vous  avez  fait  un  livre  sur  l'Italie? 
—  Oui,  mademoiselle.—  Y  avez-vous  été?  —  Certaine- 
ment. —  Est-ce  avant  ou  après  votre  voyage  que  vous 
avez  fait  votre  livre?  » 


DIALOGUES 


LES    AMIES. 


Madame  de...  —  Qui  osf-ce  qui  vient  vers  nous? 
Madame  de  C...  —  C'est  madame  de  Ber... 
Madame  de...  —  Est-ce  que  vous  la  connaissez? 
Madame  de  C...  —  Comment!  vous  ne  vous  souvenez 
donc  pas  du  mal  que  nous  en  avons  dit  hier? 


BIENFAlTEin    INTELLIGENT. 


A.  —  Vous  avez  beaucoup  à  vous  plaindre  de  son  in- 
gratitude. 

B.  —  Pensez-vous  que,  lorsque  je  fais  du  bien,  je  n'aie 
pas  l'esprit  de  le  faire  pour  moi? 

CE    QUE    FEMME    VEUT. 

A.  —  Croiricz-vous  que  j'ai  vu  madame  de...  pleurer 
son  ami  en  présence  de  quinze  personnes? 

B.  —  Quand  je  vous  disais  que  c'était  une  femme  qui 
réussirait  à  tout  ce  qu'elle  voudrait  entreprendre! 

IL    y    A    COMMENCEMENT    A    TOUT. 

A.  —  Je  lui  ferais  du  mal  volontiers. 

B.  —  Mais  il  ne  vous  en  a  jamais  fait. 

A.  —  ïl  faut  bien  que  quelqu'un  commence. 


DIALOGUES. 


CONTRE    LE    MARIAGE, 

A.  —  Vous  marierez-vous? 

B.  —  Non. 

A.  —  Pourquoi  ? 

B.  —  Parce  que  je  serais  chagrin. 

A.  —  Pourquoi? 

B.  —  Parce  que  je  serais  jaloux. 

A.  —  Et  pourquoi  seriez-vous  jaloux? 

B.  —  Parce  que  je  serais  cocu. 

A.  —  Qui  vous  a  dit  que  vous  seriez  cocu? 

B.  —  Je  serais  cocu  parce  que  je  le  mériterais. 

A.  —  Et  pourquoi  le  mériteriez-vous? 

B.  —  Parce  que  je  me  serais  marié. 

DEUX    COURTISANS. 

A.  —  11  y  a  longtemps  que  vous  n'avez  vu  M.  Turgot? 

B.  —  Oui. 

A.  —  Depuis  sa  disgrâce,  par  exemple? 

B.  —  Je  le  crois  :  j'ai  peur  que  ma  présence  ne  lui  rap- 
pelle l'heureux  temps  où  nous  nous  rencontrions  tous  les 
jours  chez  le  roi. 

1/ EFFET    DU    HASARD. 

A.  —  Pouvez-vous  me  faire  le  plaisir  de  me  montrer 
le  portrait  en  vers  que  vous  avez  fait  de  madame  de...  ? 

B.  —  Par  le  plus  grand  hasard  du  monde,  je  l'ai  sur 
moi. 

A.  —  C'est  pour  cela  que  je  vous  le  demande. 

LES    ENFANTS    DE    MADAME... 

A.  —  Madame...,  jeune  encore,  avait  épousé  un  homme 
de  soixante  et  dix-huit  ans,  qui  lui  fit  cinq  enfants. 


DIALOGUES.  305 

B.  —  Ils  n'étaient  peut-^tre  pas  de  lui. 
A.  —  Je  crois  qu'ils  en  étaient,  et  je  l'ai  jugé  au  peu 
d'amour  que  leur  mère  avait  pour  eux. 

ÉPOUX    INCONSOI.\B!.E. 

Le  Maître.  — Coquin,  depuis  que  ta  femme  est  morte, 
je  m'aperçois  que  tu  te  grises  tous  les  jours.  Tu  ne  t'eni- 
vrais auparavant  que  deux  ou  trois  fois  par  semaine.  Je 
veux  que  tu  te  remaries  dès  demain. 

Le  Valet.  —  Ah  I  monsieur,  laissez  quelques  jours  à 
ma  douleur! 

ESPÉRANCE. 

A.  —  Je  vous  parle  de  M.  de  L... 

B.  —  Je  ne  le  connais  jws, 

A.  —  Que  me  dites-vous  là?  Je  vous  ai  vus  très-liés. 

B.  —  Je  croyais  lo  connaître. 

A.  —  Vous  avez  trop  mauvaise  opinion  des  hommes;  il 
se  fait  beaucoup  de  bien. 

B.  —  Oui,  le  diable  ne  peut  pas  être  partout. 
P.  —  Et  que  fait-il,  en  ces  lieux? 

D.  —  Il  espère.  C'est  un  état  à  la  cour. 

EXPLICATION    LACONIQUE. 

Madame.  —  Je  lui  ai  confié  notre  amour.  Je  lui  ai  tout 
dit. 
B.  — Comment  avez-vous  tourné  cela? 
Madame.  —  J'ai  prononcé  votre  nom. 

LE    mari    qui    ne    sait    RIEN. 

M.  DE  B...  —  Ah!  ma  chère  amie,  nous  sommes  pcr-» 
dus  ;  votre  mari  sait  tout! 


306  DIALOGUES. 

Madame  de  L... —  Comment?  Quelque  lettre  surprise? 

M.  DE  B...  —  Point  du  tout. 

Madame  de  L...  ~  Une  indiscrétion,  une  méchanceté 
de  quelqu'un  de  nos  amis? 

M.  DE  B...  — Non. 

Madame  de  L...  —  Eh  bien,  quoi?  qu'est-ce? 

M.  de  b...  —  Votre  mari  est  venu  ce  matin  m'em- 
prunter  cinquante  louis. 

Madame  de  L...  —  Les  lui  avez-vous  prêtés? 

M.  de  b...  —  Sur-le-champ. 

Madame  de  L...  —  Oh  bien!  il  n'y  a  pas  de  mal  ;  il  ne 
sait  plus  rien. 

MYOPE    ET    PRESBYTE. 

A.  —  Détournez  la  tète,  voilà  M.  de  L... 

B.  —  N'ayez  pas  peur,  il  a  la  vue  basse. 

A.  —  Vous  me  faites  plaisir  !  —  Moi,  j'ai  la  vue  longue 
et  je  vous  jure  que  nous  ne  nous  rencontrerons  jamais. 

LE    NOEtD    ET    l'iNTRIGUE, 

A.  —  On  dit  que  vous  voulez  épouser  madame... 

B.  —  Non;  quel  étrange  propos! 

A.  —  Pourquoi  pas? 

B.  —  Le  nœud  est  trop  fort  pour  l'intrigue. 

UNE    OPINION    MLRIE. 

Damon.  —  Vous  me  paraissez  bien  revenu  des  femmes, 
bien  désintéressé  à  leur  égard. 

Clitandre.  —  Si  bien  que,  pour  peu  de  chose,  je  vous 
dirais  ce  que  je  pense  d'elles. 

Damon.  —  Dites-le  moi. 


DIALOGUES,  307 


Clitandrk.  —  Un  moment.  Je  vais  attendre  encore 
(|ueiques  années. 

PLACE    HONNÊTE. 

A.  —  La  place  est  honnête. 

B.  —  Vous  voulez  dire  lucrative. 

A.  —  Honm^te  ou  lucrative,  c'est  tout  un. 

Pl.lS    Ot    MOINS    JEINE. 

Cl.  —  Madame,  n'avoz-vous  jamais  été  jeune? 
Artémise.  —  Jamais  tant  que  vous,  madame. 

LE    ROI    DE    PRISSE    ET    d'ARGET. 

Le  Roi.  —  Allons  d'Arget,  divertis-moi.  Conte-moi 
réliquette  du  roi  de  France  :  commence  |)ar  son  lever. 
(Alors  d'Arget  entre  dans  le  détail  de  ce  qui  se  fait,  dé- 
nombre les  officiel"?,  les  valets  de  chambre,  leurs  fonc- 
tions, etc.) 

Le  Roi,  en  éclatant  de  rire.  —  Ah  !  grand  Dieu  !  si  j'étais 
roi  de  France,  je  ferais  un  autre  roi  pour  faire  toutes  ces 
choses-là  à  ma  place. 

SAtMON    ET    CONSEILLER. 

Le  Cuisinier.  —  Je  n'ai  pu  acheter  ce  saumon. 
Le  Doctkur  de  Sorbonne.  —  Pourquoi? 
Le  Cuisinier.  —  Un  conseiller  le  marchandait. 
Le  Docteur  de  Sorbonne.  —  Prends  ces  cent  écus. 
et  va  m'acheter  le  saumon  et  le  conseiller. 


LETTRES 


MIRABEAU  A  CHAMFORT 


LETTRE   \. 

Paris,  2-/juin  178». 

Jo  ne  ni'accoiitunio  pas  aisément  à  l'idcp  d'ôiro  réduit  à 
causer  par  écrit  avec  vous,  mon  ami;  votre  société  est  si 
douce,  votre  conversation  si  séduisante,  et  votre  amitié  si 
confiante,  qu'il  est  inijwssililo  qu'une  corres|)ondance  en 
remplace  le  moindre  charme.  L'union  des  âmes  ne  veut 
point  do  réserve;  les  lettres  en  exigent.  Eh!  qui  pourrait 
exprimer  c«  qu'un  seul  regard  fait  entendre?  Quoi  qu'il  en 
soit,  je  ne  suis  pas  l'enfant  gâté  du  sort,  et  je  dois  étro 
habitué  aux  contrariétés.  Ainsi,  je  n'ai  presque  pas  le 
droit  de  me  plaindre  do  celle-ci,  dont  vous  ne  [wuvez 
d'ailleurs  resstMitir  que  la  moitié,  puisque,  dans  votre  belle 
solitude,  vous  avez  un  ami  très-aimable  et  très-cher.  Or, 
je  vous  aime  pour  vous,  quoique  je  jouisse  de  notre  amitié 
pour  moi;  ainsi  je  ne  me  permettrai  pas  même  de  presser 
votre  retour. 

Ne  vous  attendez  pas  (jue  je  vous  donne  de  grandes 


LETTRES  DE  MIRABEAU 


nouvelles  de  ce  pays,  où  vous  avez  à  coup  sûr  de  meil- 
leurs correspondants  que  moi.  Voici  cependant  un  lazzi' 
que  je  vous  fais  passer,  parce  que  je  le  tiens  de  la  pre- 
mière main.  Un  grand  abbé  que  vous  connaissez  peut- 
être,  frère  de  Sabatier  de  Castres,  que  vous  connaissez 
sûrement,  était  avant-hier  aux  Variétés-Amusantes,  devant 
un  très-petit  homme,  qui  lui  a  fait  la  prière  usitée  en  pa- 
reil cas.  «  Monsieur,  a  répondu  l'abbé,  chacun  est  ici  pour 
son  argent,  et  je  garde  ma  place.  —  Mais,  monsieur,  je  ne 
puis  pas  vous  nuire,  et  vous  me  privez  du  spectacle.  — 
Monsieur,  j'en  suis  fâché,  et  je  garde  ma  place.  —  Je  vou.«; 
assure,  monsieur,  qu'il  est  de  votre  intérêt  d'être  plus 
complaisant.  —  Comment,  monsieur!  que  voulez-vous 
dire? —  Que  je  suis  persuadé  qu'il  vous  arrivera  quelque 
chose  de  désagréable,  si  vous  ne  déférez  pas  à  ma  prière. 
—  Comment,  monsieur!  vous  me  menacez?  —  Dieu  m'en 
garde,  monsieur!  mais  si  vous  ne  me  cédez  pas  votre 
place,  vous  vous  en  repentirez.  —  Parbleu  !  voilà  une  ma- 
nière nouvelle  de  prier  les  gens  !  et  certes  elle  ne  réus- 
sira pas.  —  Monsieur,  faites  bien  vos  réflexions;  car  il 
vous  arrivera  mal,  si  vous  ne  passez  derrière  moi.  — 
Monsieur,  laissez-moi  en  repos...»  Alors,  le  petit  iiommc 
dit  à  son  voisin  :  «  Voyez-vous  ce  grand  abbé?  C'est  l'abbé 
Miolan.  —  L'abbé  Miolan  ?  —  Oui,  l'abbé  Miolan,  le  grand 
constructeur  de  ballons  brûlés.  —  Messieurs,  voyez-vous 
l'abbé  Miolan*?—  L'abbé  Miolan!  »  Toute  la  salle  répète 

1.  En  co  temps-l:V ,  on  s'occupait  beaucoup  des  l)allons,  nouvellement 
découverts  par  Montgollicr.  Un  physicien ,  nommé  l'abbé  MioLin ,  ou 
annonça  un  qui  devait  s'élever  du  Luxembourg.  On  s'y  rendit  en  foule  ; 
les  billets  d'entrée  coûtaient  6  francs  :  l'eipérionce  manqua,  et  l'on  no 
rendit  pas  l'argent.  I,' autour  s'enfuit  et  fit  bien ,  car  le  peuple  n'enten- 
dait pas  raillerie  et  voulait  le  mettre  en  pièces.  C'était  donc,  peu  de 
jours  après,  jouer  un  tour  .sanglant  A  un  autre  abbé,  que  de  l'appeler 
lie  ce  nom  dans  un  lieu  publici 


.Jf, 


A  CUAMFORT.  3fl 


en  écho  :  «  L'abbé  Miolan  !  »  et  les  battements  de  mains 
et  les  huées  ;  et  les  miau,  miau,  miau.  Le  grand  abbé  s'en- 
fuit, trop  heureux  de  n'être  pas  écrasé...  Certainement  le 
petit  homme  n'était  pas  bète,  et  le  grand  abbé  n'est  j)as 
poli. 

J'attends  avec  une  impatience  proportionnée  à  l'objet, 
la  situation  et  à  l'opinion  que  j'ai  de  l'homme  et  du  sujet 
traité  par  un  tel  homme,  la  traduction  que  vous  savez.  No 
la  négligez  pas,  je  vous  en  prie;  vos  futures  moissons  y 
sont  fortement  intéressées.  Il  y  a  bien  loin  entre  savoir 
que  dos  principes  sont  utiles,  et  posséder  l'art  de  les  faire 
adopter  aux  autres  hommes.  Cet  art  demande  de  grandes 
préparations  et  des  circonstances  auxiliaires.  Une  impa- 
tience qui  a  même  quelque  chose  de  louable  entraîne  les 
gens  de  bien  à  promulguer  les  vérités  qui  les  frappent, 
dès  l'instant  où  elles  s'offrent  à  leurs  yeux,  et  siins  avoir 
réfléchi  si  elles  s'y  sont  présentées  dans  l'enchaînement  le 
plus  propre  à  forcer  le  consentement  de  tous  les  es|)rits. 
Rien  ne  diffère  plus  de  l'ordre  do  génération  des  idées, 
que  celui  de  leur  perquisition.  Il  faut  que  les  sciences 
soient  déjà  complètes,  avant  qu'on  puisse  faire  des  mé- 
"thodes;  il  faut  que  les  vérités  morales  soient  familières 
avant  d'être  usuelles.  Les  langues  existiiient  depuis  une 
longue  suite  de  siècles,  quand  on  est  paiTcnu  à  rédiger 
les  grammaires  qui  nous  en  rendent  aujourd'hui  l'étude 
plus  facile.  Il  faut  que  des  livres  de  morale  et  de  poliliqu(> 
ex  professa  aient  cerné  et  déchaussé  tel  préjugé,  a\ant  (pie 
la  comédie  puisse  l'extirper  en  le  vouant  au  ridicule. 

l»our  votre  propre  intéi-êt,  dé^H^chez-vous  donc,  mon 
ami;  mais  que  diable  vous  parlé-je  de  votre  intérêt,  tandis 
que  vous  s<ivez  que  le  ménage  meurt  de  faim  et  spécule 
sur  la  brochure!  Vale  el  me  ama. 


312  LETTRES  DE  MIRABEAU 


LETTRE 


Payis,  -23  juin  1784. 

Je  ne  vous  écrirai  pas  longtemps  aujourd'hui,  mon  aiui, 
1°  parce  que  j'ai  la  fièvre  et  j'ai  passé  une  nuit  très-agitée 
et  très-douloureuse;  2°  parce  qu'ayant  déménagé  hier,  au 
milieu  des  angoisses  de  la  plus  cruelle  pénurie,  je  n'ai  pas 
été  dans  la  maison  qui  nécessiterait  les  relations  ;  3"  parce 
que ,  dans  le  hourvari  d'un  déplacement ,  je  ne  sais  où 
appuyer  ma  main,  ni  presque  où  poser  ma  tête.  Vous 
voyez  que  j'ai,  comme  M.  Pincé,  mes  trois  raisons,  et 
qu'elles  ne  sont  pas  si  gaies.  Je  ne  vous  aurais  point  du 
tout  écrit,  si  je  n'eusse  pris  l'engagement  de  griffonner 
chaque  jour;  ce  qui  ne  laisse  pas  de  me  donner  du  re- 
mords ,  car  ce  que  je  vous  envoie  ne  vaut  pas  sûrement 
le  port;  mais  ma  lettre  d'hier,  qui  était  plus  substantielle, 
vous  sera  parvenue  contre-signée  et  parafée.  Ainsi  voilà 
compensation. 

Écrivez-moi  désormais  rue  de  la  Roquette,  maison  de 
M.  d'Héricourt,  près  celle  du  jardinier  de  la  reine.  A  cal- 
culer les  seules  distances  de  mes  gens  d'affiiires,  il  est 
impossible  que  je  reste  ici.  Jugez  ce  que  paraît  ce  quar- 
tier aux  yeux  de  mon  amitié  pour  vous!  J'aimerais  autant 
être  en 'Sibérie.  Mais  je  ne  prendrai  aucun  arrangement 
que  je  ne  sache  où  vous  passerez  l'hiver;  car  les  méprises, 
en  fait  de  déménagements,  sont  très-chères. 

S'il  est  possible,  dans  ce  beau  Rosny,  que  le  plus  dés- 
intéressé des  surintendants  qu'ait  eu  la  France  n'a  pas 
dédaigné  de  porter  à  une  valeur  de  plusieurs  millions,  de 


A  CHAMFORT.  313 


penser  h  l'indigence,  et  de  former  des  plans  utiles  pour 
elle,  rôvez  à  quelque  grande  entreprise  de  librairie,  que 
vous  puissiez  proposer  à  Panckouke  pour  moi ,  et  qui 
m'assure  la  liberté  d'envoyer  chercher  dix  à  douze  fois 
par  an  douze  à  quinze  louis;  certainement,  je  ne  serai  ni 
aussi  indiscret,  ni  aussi  paresseux,  ni  probablement  aussi 
stupido  que  La  Harpe.  Si  Panckouke  n'avait  pas  fait  cette 
bètc  d'édition  in-li  des  Mémoires  de  l'Académie  des  ins- 
Cinplions  (format  ridicule  pour  tout  ouvrage  d'érudition, 
collection  fastidieuse  et  pres(]ue  d'aucun  usage,  tant  qu'il 
n'y  aura  ni  ordre  ni  choix),  je  proposerais  un  excellent 
travail  sur  cet  amas  indigeste,  et  tel  à  |>eu  près,  pour  \)ar- 
1er  modestement,  que  Dieu  a  dû  le  faire  sur  le  chaos. 
Rôvez,  mon  ami,  à  cela  ou  à  toute  autre  chose.  Les  châ- 
teaux en  Espagne  de  l'amitié  valent  bien  ceux  de  l'ambi- 
tion. Vale  et  me  ama. 


LETTRE   111. 


Samedi. 


J'ai  reçu  votre  -terrible  paquet,  mon  ami  ;  et  au  milieu 
do  tout  le  plaisir  qu'il  m'a  fait,  j'ai  ressenti  deux  iKîines  : 
l'une  de  voir  que  certain  attachement  vous  tenait  plus 
profondément  au  cœur  que  je  ne  l'avais  encore  cru,  l'autixi 
que  vous  travailliez  trop  et  (pie  vos  yeux  et  votre  poitrine 
doivent  en  soufl'rir.  Quant  au  premier  point,  ce  n'est  pas 
que  je  m'en  étonne,  ni  que  j'aie  de  tristes  pressentiments. 
Je  ne  m'en  étonne  point;  tout  homme  fier  et  sensible 
s'opiniàtre,  surtout  quand  sa  raison  lui  dit  que  réussir 
c'est  travaillT  plus  encore  pour  ça  qu'il  aime  que  |)our 
lui  ;  et  cela  seul  peut-être  le  rcnd  capable  de  sup^)orter  la 


LETTRES  DE  MIRABEAU 


ridicule  concurrence  d'un  compétiteur  indigne.  Je  n'ai 
point  de  sinistres  présages;  car  aussi  longtemps  qu'il  me 
sera  démontré  q\ïAspasie  n'est  pas  dépourvue  de  toute 
noblesse,  de  toute  délicatesse,  de  toute  raison  (  et  je  lui 
crois  une  assez  forte  dose  de  tout  cela),  je  ne  pourrai  pas 
croire  à  la  victoire  de  Thersite  sur  Achille.  Vous  savez 
l'épreuve  que  je  crois  décisive  et  mortelle  pour  le  pauvre 
saint  (je  no  le  nomme  pas  autrement  à  elle-même).  Vous 
avez  bien  marqué  la  nuance  dans  votre  joli  conte;  mais 
vous  n'en  avez  pas  assez  tiré  de  parti  ;  en  ce  genre,  comme 
en  beaucoup  d'autres,  prophétiser,  c'est  amener  l'événe- 
ment. Avec  tout  cela,  mon  ami,  je  vous  aime  trop  pour 
ne  pas  craindre  de  voir  la  moindre  parcelle  de  votre  bon- 
heur abandonnée  au  hasard  et  à  l'inconstance  de  ce  sexe. 
Vous  avez  trop  de  raison  pour  ôtre  très-romanesque;  vous 
avez  l'imagination  trop  ardente  et  le  cœur  trop  essentiel- 
lement bon  pour  ne  l'ôtre  pas  un  peu.  Aussi  douté-jc  que 
votre  philosophie  vous  serve  aussi  bien  pour  les  femmes 
que  sur  tout  autre  sujet.  Quant  à  mes  observations  per- 
sonnelles, je  réunis  le  témoignage  unanime  de  toute  l'an- 
tiquité, qui,  je  crois,  a  poussé  infiniment  plus  loin  que 
nous  la  science  de  l'observation  et  la  connaissance  du 
cœur  humain.  Je  me  sens  bien  fort.  Or,  vous  savez  ce 
qu'ils  pensaient  des  femmes,  de  ce  sexe  qui  pourtant  a  eu 
de  leur  temps  des  prodiges,  parce  que  la  propriété  d'un 
miroir  est  de  tout  rendre  en  surface.  Je  ne  vous  parlerai 
pas  des  invectives  que,  trôs-sérieuscment  et  dans  toute  la 
pompe  tragique,  dans  la  morale  des  chœurs,  et  non  dans 
la  coupe  du  dialogue  dramatique,  Euripide,  qu'on  a  si 
plaisamment  appelé  le  Racine  de  la  Grèce,  leur  lançait  en 
plein  théâtre;  ce  qui  prouve  tout  au  moins  qu'il  ne  heur- 
tait pas  l'opinion  universelle  du  temps;  car  vous  savez 
comment  ce  même  poëte  fut  reçu,  lorsque,  avec  tous  les 


A  CHAMFORT.  315 


palliatifs  de  son  art,  il  osa  faire  dire  à  Hippolyte  :  «  Ma 
lans^up  a  fait  serment,  mon  cœur  ne  l'a  point  fait.  »  Mais 
je  vous  prierai  de  lire  ce  que  tous  les  moralistes  do  l'an- 
tiquité en  ont  dit,  lorsciu'ils  ont  daigné  en  parler  (ce  qui 
est  assez  rare),  et  (ce  qui  est  bien  plus  fort)  de  vous  rap- 
peler ce  que  les  institutions  des  législateurs  prouvent 
qu'ils  en  ont  pensé  :  je  vous  prierai  de  vous  rappeler  ces 
propres  mots  d'un  censeur  romain  (Métellus  Numidicus), 
qui  commence  ainsi  une  harangue  solennelle  en  plein 
sénat  : 

Si  sine  uxoro  possenius,  Quirites,  esse  onincs,  eà  molestiâ 
carcmus;  sed  quoniain  ità  natura  tradidit,  ut  nec  cum  illis 
satis  commode,  nec  sine  illis  uUo  modo  vivi  possit,  saluti  per- 
pétuas potius  quàm  voluptati  consuleudum  '. 

0  mon  ami!  ces  gens-là  étaient  plus  profonds  ipie 
nous;  et  cependant  ils  ne  croyaient  pas  du  tout,  comme 
nous  feignons  de  le  croire,  que  l'éducation  des  femmes 
bien  dirigée  pût  influer  sur  le  bonheur  social,  ni  qu'elle 
pût  assurer  la  stabilité  des  législations,  comme  nous  l'a- 
vons tant  dit.  «  Ils  regardaient  ces  ôtres-là  comme  des 
machines  à  enfants  et  à  plaisir;  et  ce  n'est  assurément 
pas  qu'ils  n'eussent  du  feu  dans  l'imagination  et  de  la 
grâce  dans  l'esprit.  »  Qu'est-ce  donc,  si  ce  n'est  la  con- 
viction ferme  et  absolue  que  ces  êtres  sans  caractère 
échappaient  à  tout  ordre,  à  toute  combinaison  ? 

Ce  pourrait  bien  être  do  la  nourriture  trop  forte  pour 
vous  en  cet  insUint,  mon  ami,  que  cette  philosophie  sé- 

1.  Si  nous  pouvions  tous  exister  sans  femmes,  nous  serions  délivrés 
de  co  sujet  de  chnfjrin  ;  mais  puisque  la  nature  nous  a  faits  tels  quo 
nous  no  pouvons  ni  vivre  contents  avec  elles,  ni  nous  passer  d'elles  de 
quelque  façon  que  co  soit,  il  vaut  mieux  pourvoir  ;\  ce  qui  nous  est 
perJKtuellenient  ni^cessaire  qu'à  nos  plaisira. 


LETTRES  DE  MIRABEAU 


vère  ;  ou  plutôt  vous  rirez  de  ce  que  le  plus  faible  des 
hommes  avec  les  femmes,  celui  qui  les  a  tant  idolâtrées, 
et  dont  le  moral,  moins  que  le  physique,  s'il  est  possible, 
ne  peut  se  passer  d'une  compagne,  ose  vous  écrire  avec 
cette  austérité.  Mais  ce  n'est  pas  sur  votre  sentiment  que 
j'écris  :  vous  savez  bien  que  je  l'ai  défendu  contre  vous, 
et  que  je  n'aime  pas  que  vous  l'appeliez  une  faiblesse  ; 
c'est  une  thèse  philosophique  que  je  me  crois  en  état  de 
soutenir  dans  toute  la  persuasion  de  mon  esprit  et  la 
sincérité  de  mon  cœur,  et  que  j'abandonne  à  vos  médi- 
tations. 

Vous  avez  très-bien  fait  de  ne  demander  pour  moi  que 
vingt-cinq  louis  ;  et  je  trouve  même  que  c'est  beaucoup, 
d'après  le  bilan  de  votre  aimable  ami.  Il  ne  me  paraît 
pas  sage  que  je  ne  donne  point  de  reçu  ;  car  sans  rêver 
empoisonneurs  et  assassins,  comme  mon  larve  d'hier,  je 
me  sens  très-mortel  ;  mais  quant  au  porteur  de  la  somme, 
je  me  conformerai  aux  instructions  que  vous  me  donnez, 
en  vous  priant  de  recevoir  une  note  de  ma  main  qui  me 
tranquillise  sur  les  événements.  Veuillez  me  mander  aussi 
si  je  dois  le  savoir  vis-à-vis  du  prêteur,  et  si  l'hommage 
de  ma  reconnaissance  lui  déplairait.  Il  me  semble  qu'il 
vous  connaît  trop  pour  douter  que  vous  ne  m'ayez  nommé 
celui  dont  j'étais  l'obligé;  car  je  le  suis  enfin,  quoique 
tout  soit  accordé  à  votre  médiation.  Dites-moi  donc  ce 
que  je  dois  faire  et  dire,  car  il  n'est  pas  en  moi  d'être 
ingrat;  mais  je  ne  voudrais  pas  déplaire  ni  dépasser  la 
mesure  par  reconnaissance. 

Bonsoir,  mon  très-cher  ami  ;  travaillez,  mais  ménagez 
votre  santé  ;  marchez,  digérez,  espérez  et  aimez-moi. 

P.  S.  Au  reste,  mon  ami,  j'ai  pensé  comme  vous  <juo 


A  GHAMPORT.  317 


nous  pourrions  un  jour,  et  à  chaque  belle  saison,  faire  de 
fort  jolis  romans  ensemble  :  ainsi  je  garde  l'historiette  ; 
je  fïarde  vos  lettres  aussi  ;  {gardez  les  miennes  si  vous 
voulez,  nous  les  ferons  copier  quelque  jour  ensemble  et 
en  alternant.  Il  se  trouve  dans  les  lettres  une  foule  de 
choses  d'autant  mieux  dites,  qu'elles  le  sont  avec  liberté, 
qu'on  Jie  retrouve  plus,  et  (ju'on  est  fâché  d'avoir  per- 
dues. Et  puis,  comme  monument  d'amitié,  n'est-ce  pas 
une  assez  douce  chose  ? 


LETTRE   IV. 


J'ai  reçu  votre  lettre  du  vendredi,  mon  cher  ami,  et 
j'ai  béni  votre  e;rifronnnge  même  qui  m'a  valu  quatre  pa- 
ges de  l'ami  le  plus  cher,  le  plus  profondément  estimable, 
et  le  plus  sympathique  à  moi  que  j'aie  rencontré  de  ma 
vie.  L'intérêt  que  vous  m'y  montrez,  et  que  vous  avez  su 
rendre  contagieux  pour  un  des  hommes  de  mérite  que 
vous  aimez  et  que  vous  prisez  le  plus,  a  versé  la  consola- 
tion dans  un  cœur  navré  ])ar  tant  de  côtés,  qu'il  ne  peut 
être  que  bien  souffrant,  puisqu'il  ne  se  paralyse  pas.  Vé- 
ritablement la  persuasion  intime  dont  je  suis  pénétré  que 
je  vaux  mieux  que  mes  persécuteurs  et  mes  ennemis,  et 
que  dans  les  êtres  créés  rien  ne  vaut  mieux  que  mon 
ami  le  plus  cher,  me  r(>nd  du  sommeil,  du  bien-être  et 
même  des  jouissances. 

N'ayez  pas  peur,  mon  ami,  que  ce  que  vous  ferez  soit 
mal  fait;  il  n'est  pas  en  vous  de  ne  pas  finir;  et  d'ailleurs, 
jMîur  une  âme  aussi  neuve  et  aussi  forte  que  la  vôtre,  un 
tel  sujet  est  d'inspiration,  surtout  lorst]ue  l'écrivain  ex- 
pose une  théorie  qui  n'est  presque  qu'à  lui  seul  et  dont 

18. 


318  LETTRES  DE  MIRABEAU 

la  pratique  a  composé  et  dirigé  sa  vie.  C'est  cependant 
une  chose  curieuse  et  remarquable  que  la  philosophie  et 
la  liberté  s' élevant  du  sein  de  Paris,  pour  avertir  le  nou- 
veau monde  des  dangers  de  la  servitude,  et  lui  montrer 
de  loin  les  fers  qui  menacent  sa  postérité  '.  Jamais  l'élo- 
quence ne  défendit  une  plus  belle  cause  ;  peut-être  ce  sont 
les  peuples  corrompus  qui  seuls  peuvent  donner  des  lu- 
mières aux  peuples  naissants  :  instruits  par  les  maux,  ils 
peuvent  enseigner  du  moins  à  les  éviter;  et  la  servitude 
môme  peut  être  utile  en  devenant  l'école  de  la  liberté. 


LETTRE  V. 


Paris,  ce  jeudi. 

J'ai  lu  avec  un  grand  intérêt,  et  je  garderai  précieuse- 
ment, mon  bon  et  cher  ami,  la  lettre  que  j'ai  reçue  de  vous 
hier.  Un  résumé  si  énergique  de  la  conduite  sans  exem- 
ple à  laquelle  vous  a  poussé  la  nature,  et  des  principes 
que  vous  vous  êtes  faits  à  l'appui  de  cet  heureux  et  noble 
instinct,  est,  pour  une  tête  et  une  âme  élevée,  le  germe 
de  la  plus  importante  théorie  de  liberté  et  même  d'indé- 
pendance à  laquelle  l'homme  puisse  atteindre;  et  pour 
les  hommes  forts,  la  pratique  en  ce  genre  doit  suivre  de 
bien  près  la  théorie.  Je  ne  connais  rien  de  plus  imposant 
que  les  caractères  que  vous  avez  esquissés  en  peu  de 
mots,  et  rien  de  plus  respectable  qu'une  vie  dont  on  peut 
se  rendre  un  tel  compte  ;  mais  j'y  vois  aussi  la  consolation 


1.  Ceci  a  rapport  à  l'écrit  sur  l'ordre  de  Cincinnatus,  l'un  de  ceux 
qui  contribuèrent  le  plus  à  la  réputation  de  Mirabeau,  et  dont  les  mor- 
ceaux les  plus  brillants  sont  do  Chanifort. 


A  CHAMFORT. 


des  honnêtes  gens  et  la  condamnation  des  hommes  fai- 
l)los.  Voust^tosln  prcuvo  vivante  qu'il  n'est  jws  vrai  qu'il 
faille  f)lierou  briser;  qu'on  peut  atteindre  à  la  plus  haute 
considération,  sans  un  resj)ect  superstitieux  pour  le  monde 
et  ses  lois;  qu'on  |)eut  arrivera  rindé|)endance  philoso- 
phicjue  et  pratique,  sans  avoir  jamais  abaissé  ou  com- 
primé la  fierté  d'un  i,'rand  sentiment  ou  d'une  pensée 
heureuse;  qu'on  peut  prendre  sa  place,  en  dépit  des  hom- 
mes et  des  choses,  sans  autres  ménagements  que  ceux 
dus  par  l'espèce  humaine  à  l'espèce  humaine,  par  la  tolé- 
rance de  la  vertu  atix  préjugés  des  faibles,  et  que,  si  le 
sentier  qu'il  fout  prendre  pour  arriver  au  but  est  plus 
escarpé,  il  est  aussi  de  beaucoup  le  plus  court.  Grâces 
vous  soient  rendues,  mon  ami,  pour  avoir  pensé  que  j'é- 
tais digne  de  vous  entendre  !  Il  est  certain  que  la  rapidité 
des  progrès  de  notre  amitié,  qui  n'a  jamais  été  même 
stalionnaire,  n'a  pas  dû  vous  donner  mauvaise  idée  de 
mon  Ame,  et  qu'elle  m'a  mis  bien  avec  moi-même.  Ce 
n'est  pas  sans  doute  que  je  me  sois  élevé  à  une  philoso- 
phie pratique  aussi  haute.  J'ai  quitté  trop  tard  mes  langes 
et  mon  berceau.  Les  conventions  humaines  m'ont  trop 
longtemps  garrotté;  et  lorsque  les  liens  ont  été  un  peu 
desserrés  (car  pour  brisés,  ils  ne  le  furent  jamais),  je  me 
suis  trouvé  encore  tellement  chamarré  des  livrées  de  l'o- 
pinion,* que  les  êtres  environnants  se  sont  également  op- 
|)osés  à  ce  que  je  fusse  l'homme  de  la  nature,  au  mo- 
ment où  j'aurais  conçu  qu'on  peut  rester  tel  au  milieu 
même  de  la  société.  D'ailleurs,  j'avais  été  trop  passionné; 
j'avais  donné  trop  de  gages  à  la  fortune;  et  ce  n'est  pas 
au  milieu  des  orages  qu'on  ix'ut  suivre  une  route  déter- 
minée. Mais  si  j'eusse  eu  le  bonheur  de  vous  connaître  il 
y  a  dix  ans,  combien  mi  marche  eût  été  plus  ferme! 
combien  de  pré<'ipices  et  de  ravines  j'aurais  évités  !  com- 


320  LETTRES  DE  MIRABEAU 

bien  le  peu  que  je  valais  se  fût  développé!  et  que  de  dé- 
fauts acquis  j'aurais  contractés  de  moins!...  Tel  que  je 
suis,  mon  ami,  je  ne  suis  point  indigne  de  quelque  es- 
time, puisque  je  sais,  non  pas  vous  aimer  (car  c'est  chose 
trop  facile  pour  être  méritoire),  mais  vous  apprécier,  et 
qu'à  votre  avis  je  suis  un  des  hommes  qui  vous  ait  le 
mieux  deviné.  J'ai  beauoup  gagné  dans  votre  commerce, 
j'y  gagnerai  davantage  :  il  est  peu  de  jours,  et  surtout  il 
n'est  point  de  circonstance  un  peu  sérieuse,  où  je  ne  me 
surprenne  à  dire  :  «  Chamfort  froncerait  le  sourcil.  Ne 
faisons  pas,  n'écrivons  pas  cela;  »  ou  :  «  Chamfort  sera 
content  ;  »  et  alors  la  jouissance  est  doublée  et  centuplée. 
Ce  n'est  pas  à  vous  qu'il  faut  dire  combien  est  douce, 
consolante,  encourageante,  une  amitié  qui,  devenue  pen- 
sée habituelle  à  ce  point,  fait  voir  dans  la  censure  une 
loi  irréfragable,  et  dans  l'approbation  un  trésor  sans  prix. 
Tel  vous  êtes  pour  moi.  Je  ne  vous  offrirai,  jamais  un 
échange  digne  de  vous  (si  vous  ne  vouliez  commercer 
qu'avec  vos  semblables,  vous  seriez  bien  solitaire)  ;  mais 
tout  ce  que  l'abandon  d'une  confiance  profonde,  d'un  dé- 
vouement complet,  d'une  âme  ardente,  sensible  et  qui 
n'est  pas  sans  noblesse,  peut  avoir  d'attachement  pour  un 
homme  qui  sait  bien  le  prix  des  talents  et  des  pensées, 
mais  qui  sait  leur  préférer  un  sentiment,  la  seule  chose 
incalculable  à  la  raison  môme  lorsqu'elle  est  échauffée  d'un 
bon  cœur  :  vous  le  trouverez  en  moi  ;  et  si  j'ai  eu  le  mal- 
heur de  vous  connaître  si  tard,  ce  sera  du  moins  pour 
toujours  que  nous  nous  serons  aimés. 

J'espère,  mon  ami,  que  vous  serez  consolé  de  ce  que 
votre  lettre  a  été  remise  ;  car  je  n'en  ai  point  été  fâché, 
quand  elle  me  l'a  lue;  et  peut-être  si  je  l'eusse  ouverte 
d'avance,  comme  vous  m'en  avez  donné  la  permission  en- 
suite, ne  l'aurai-je  pas  remise.  L'aberration  des  comètes 


A   CBAMKORT.  321 


n'est  pas  plus  difficile  à  calculer  que  le  mouvement  du 
cœur,  de  l'esprit,  surtout  de  l'amour-propre  des  femmes. 
Vous  remarquez  que  je  n'ai  peut-tHro  fait  lîi  qu'un  pléo- 
nasme, au  lieu  d'un  crescendo  :  car  plus  je  les  vois,  plus 
je  me  persuade  que  l'amour-propre  est  à  peu  près  l'uni- 
que clef  de  ce  qu'on  appelle  leur  caractère  :  or,  le  carac- 
tère ne  se  compose  que  des  habitudes  de  l'àme  et  de  l'es- 
prit, mélangés,  il  est  vrai,  à  des  doses  inégales;  et  j'ai 
beaucoup  de  peine  à  croire  que  le  sexe,  duquel  les  hommes 
tels  que  vous  et  M.  Thomas  disent:  Il  est  impossible  de  lecon- 
naitre,  ne  doive  toute  son  impénétrabilité  au  défaut  pres- 
que absolu  de  caractère.  N'allez  pas  me  citer  d'exceptions; 
car  les  exceptions,  qu'encore  faudrait-il  débattre,  prou- 
vent la  règle,  bien  loin  de  la  détruire.  Je  dis  qu'encore 
faudrait-il  débattre  les  exceptions;  et  en  effet,  dans  notre 
sexe,  on  n'a  généralement  pas  une  certaine  force  de  tête, 
sans  quelque  force  de  caractère;  dans  celui-là,  voyez 
comme  l'analogie  est  fautive!  Je  lisais  hier,  dans  votre 
recueil  philosophique,  un  morceau  sur  le  bonheur  de  ma- 
dame du  Chastelet,  que  je  ne  connaissais  pas,  et  qui  vaut 
d'être  connu.  Il  y  a,  dans  ce  morceau,  des  choses  char- 
mantes sur  l'amour,  et  notamment  deux  pages  sur  l'im- 
mutabilité de  son  âme  en  amour,  qui  séduiraient  à  coup 
sûr  quiconque  ne  connaîtrait  pas  son  histoire.  Vous  la 
savez  mieux  que  moi  ;  vous  savez  qu'elle  n'était  pas  même 
tendre,  et  qu'elle  fut  très-galante.  Qu'était-ce  donc  que 
cette  femme,  qui  avait  infiniment  plus  de  force  de  tête, 
et  même  de  véritable  esprit,  que  tout  le  reste  de  son  sexe 
ensemble;  et  qui  traçait  une  théorie  où  l'âme  seule  semble 
avoir  dessiné  cette  phrase  délicieuse  :  «  Il  faut  employer 
toutes  les  facultés  de  son  âme  à  jouir  de  ce  bonheur... 
Il  faut  quitter  la  vie  quand  on  le  perd,  et  être  bien  sur 
que  les  années  de  Nestor  ne   sont  rien  au  prix   d'im 


322  LETTRES  DE  MIRABEAU 

quart  d'heure  d'une  telle  jouissance...  Il  est  juste  qu'un 
tel  bonheur  soit  rare  ;  s'il  était  commun ,  il  vaudrait 
mieux  être  homme  qu'être  Dieu ,  du  moins  tel  que  nous 

pouvons  nous  le  représenter »  Qu'était-ce  que  la 

femme  qui,  trouvant  et  exprimant  cela,  n'était  qu'aune 
femme  galante,  et  se  donnait  pour  un  de  ces  êtres  qui 
aiment  tant,  qu'ils  aiment  pour  deux,  que  la  chaleur  de 
leur  cœur  supplée  à  ce  qui  manque  réellement  à  leur  bon- 
heur, ou  plutôt  pour  le  seul  cœur  qui  eût  cette  immuta- 
bilité qui  anéantit  le  pouvoir  des  temps?  Expliquez-moi 
cela,  mon  ami  ;  et  souvenez-vous  que  cette  même  femme 
avait  mis,  à  la  place  du  portrait  de  l'homme  le  plus  extra- 
ordinaire de  son  siècle  qui  semblait  avoir  subjugué  son 
âme,  et  dans  une  boîte  que  cet  homme  lui  avait  donnée, 
le  portrait  d'un  fat  :  chose  aussi  impossible  à  une  âme 
aimante,  même  détrompée  ou  changée,  qu'à  nous  la  tra- 
hison et  le  parjure. 

N'allez  pas  croire,  mon  bon  ami,  que  cet  accès  de  sé- 
vérité me  vienne  d'un  mécontentement. 

Mes  réflexions  sur  les  femmes  sont  donc  une  abstraction 
purement  philosophique,  et  si  bien  une  abstraction,  que 
c'est  la  première  chose  que  j'oublie  dans  mon  commerce 
avec  elles;  en  un  mot,  un  aparté  de  raison  dont  personne 
ne  m'a  donné  l'exemple  à  un  aussi  haut  point  que  vous. 

Au  reste,  mon  ménage  est  fort  triste  aujourd'hui.  Le 
petit  chien  qu'on  avait  eu  la  faiblesse  d'acheter,  sans 
penser  que  tous  les  marchands  de  chiens  arrachent  ces 
pauvres  petites  et  frêles  machines  à  leur  mère  dès  le  pre- 
mier moment,  et  tarissent  les  sources  de  la  vie  pour  rape- 
tisser les  formes  (emblème  très-frappant  des  manipula- 
tions politiques),  ce  petit  chien  est  mort:  et  l'on  a  pleuré; 
et  l'on  est  honteuse  d'avoir  pleuré,  et  triste  d'avoir  em- 


A  CUAHFORT.  3t3 


ployo  (11'  l'argent  à  une  acquisition  aussi  fragile.  Pour  moi, 
je  suis  tolérant,  môme  pour  cette  faiblesse,  |)arcc  que 
cette  petite  béte  avait  voué  un  très-grand  attachement  à 
mon  amie,  et  que  tout  ce  qui  est  attaclié  attache  :  raison 
assez  forte,  ce  me  semble,  [)our  un  homme  sage  de  ne 
point  s'habituer  aux  animaux.  Nous  n'avons  pas  trop  de 
sensibilité  pour  nos  semblables;  et  l'on  frémit  quand  on 
|)ense  que  le  plus  lionnôto  homme  du  monde  peut  être 
poussé  à  s'égorger  avec  un  autre  homme  pour  un  chien. 
Bonjour,  mon  bon  ami  ;  je  vous  aime  avec  une  extrême 
tendresse.  Je  travaille,  et  cela  ne  vient  pas  mal;  je  vous 
en  souhaite  autant;  mais  c'est  une  chose  lrè.s-j)énible  que 
de  (;hanger  l'ordonnance  de  son  ouvrage  sans  le  refaire  ; 
cl  je  serais  bien  ft\ché  que  cette  contrariété-Jà  vous  arri- 
\  i\t  ;  car  vous  enverriez  promener  votre  besogne.  Vale  et 
me  ama. 

P.  S.  Je  fermais  ma  lettre,  lorsque  j'ai  re^u  un  billet  du 
secrétaire  de  l'abbé  Royer,  qui  me  prévient  qu'il  vient  do 
lemetlre  à  son  patron  l'extrait  de  mes  deux  recjuctes  en 
cassation,  etc.,  et  -que  je  pourrai  voir  mon  rapporteur 
dimanche  prochain  à  midi.  Vous  jugez  bien  que  je  dési- 
rais voir  le  secrétaire  avant  que  l'extrait  fût  livré;  mais 
(pie,  pour  le  voir  efficacement,  il  fallait  quelques  louis. 
vSachez,  mon  ami,  si  cela  est  encore  utile  et  par  consé- 
ipient  nécessaire,  le  comment  il  faut  s'y  prendre  et  le  com- 
bien; et  avertissez  ceux  (jui  veulent  bien  prendre  intérêt 
à  moi,  qu'il  est  temps  de  iK)rler  les  grands  coups.  Réponse 
très-prompte  à  ce  postscript utu. 


324  LETTRES  DE  MIRABEAU 


LETTRE  VI. 


Lundi. 


Je  ne  vous  entretiendrai  pas  plus  longtemps  aujourd'hui 
de  cette  sirène,  comme  vous  l'appelez;  car  nous  ferons 
demain,  à  cet  égard,  une  main  à  fond  ;  et  mon  procès,  ou 
plutôt  mes  procès  et  mes  courses  ne  me  laissent  pas  res- 
pirer. C'est  de  mercredi  en  huit  que  je  serai  rapporté  : 
ainsi  je  n'ai  pas  grand  temps  à  perdre  ;  et  pour  comble 
de  contrariété,  l'incident  que  m'a  suscité  mon  père  au  par- 
lement, et  qui,  en  termes  de  palais,  est  évidemment  un 
coup  monté,  me  fait  perdre  un  temps  incroyable,  attendu 
que  les  gens  qu'il  me  force  à  voir  sont  dispersés  aux 
quatre  coins  de  Paris.  Mais  le  plus  pressé,  c'est  l'admis- 
sion de  ma  requête.  Une  seule  voix,  je  vous  le  répète, 
mon  cher;  que  votre  aimable  et  précieux  ami  s'ingénie 
avec  sa  circonspection  et  son  adresse  ordinaires  ;  il  aura 
aisément  deviné  que  M.  Bignon,  qui  est  mort,  ne  siégera 
pas;  et  mieux  ou  plutôt  que  moi,  il  saura  qui  a  remplacé 
M.  d'Aguesseau. 

Vous  êtes  bien  aimable  de  m' avoir  sacrifié  Navarre; 
mais  vous  le  seriez  davantage  de  pousser  votre  besogne, 
1°  parce  que  vous  êtes  digne  de  mettre  la  gloire  à  régner 
chez  vous;  2°  parce  que  la  besogne  presse,  et  tellement 
qu'il  m'a  fallu  entrer  en  explications  avec  F...^,  pour 
expliquer  le  relard.  Ne  vous  Pez  pas  sur  le  temps  qu'il  me 

1.  Franklin.  C'est  toujours  do  l'écrit  sur  l'ordre  de  Cincinnatus  qu'il 
s'agit. 


A  CIIAMKOKT. 


iiiitii  iilui  ;  (iu-  si  j'avais  le  manuscrit  i|iio  .M.  riioinas*  a 
irdé  poiw  y  faire  ses  notes,  tout  serait  refondu,  attendu 
<|Ui^  les  inoirciuix  do  rapport,  el  môme  les  soudures,  sont 
[irùts.  Sans  doute,  c'est  un  ouvrag(>  nouveau;  mais  ce 
iM'st  pas  une  raison  pour  qu'il  s'elernise,  surtout  depuis 
i|u"on  en  parle,  car  lattenle  à  remplir  est  toujours  une 
pcnihie  de-stinée.  Au  reste,  je  vous  avertis  que  je  me  sauve 
sur  la  lettre;  voyez  si,  pour  la  première  fois,  vous  voulez 
avoir  induit  en  erreur  un  ami.  Eh!  mon  cher  paresseux, 
ir.uKpiillisez-vous;  je  connais  mieux  votre  taU'Ut  (jue 
xDus-mèuie,  siUis  (juoi  je  n'aurais  pas  tiuit  de  sécuriU». 
Mais  un  point  sur  lequel  je  n'en  saurais  avoir,  c'est  votre 
>anté  ;  et  je  vous  interdis,  de  par  l'amour,  toute  espèce 
(le  travail,  si  cette  agitation  que  vous  appelez  la  fièvre,  et 
ipii  n'est  ({u'un  mouvement  nerval,  sans  quoi  je  vous  en 
aurais  parlé  plus  tôt,  revenait  seulement  encore  une  fois. 
Je  serai  demain  mardi,  ii  cinq  heures  du  soir,  à  l'hôtel 
de  Vaudreuil  ;  nous  causerons,  nous  nous  promènerons  si 
vos  jambes  ont  besoin  de  recouvrer  du  niouvement,  ou 
nous  resterons,  nous  prendrons  des  glaces  aux  Tuileries, 
ou  vous  viendrez  en  prendre  ici.  En  un  mot,  nous  ferons 
ic  (lue  vous  voudrez  :  suffit  que  je  serai  al  xtio  comttiando. 


Li-nruK  vil. 

Manli. 

Mon  1)011  ami.  dans  la  nécessité  de  |Hirler  à  M.  l'abbé  de 
l'érigord,  je  prends  le  prli  de  l'attendrtM-hez  lui;  car 
ma  lettre  deviendrait  la  mort  de  Turenne.  Je  ne  sais  où 
<  ect  me  mènera,  ni,  par  conséquent,  si  je  |K)urrai  vous 
voir  ce  malin  :  or,  cette  a[)rès-midi,  je  suis  obligé  de  cou- 

-19 


326  LETTRES  Jl)E  MIRABEAU 


rir.  M.  Lefebvre  d'Ammécoiut  ayant  jugé  à  propos  de  in<î 
gagner  hier  mon  procès  contre  l'Ami  des  hommes,  c'est 
un  triste  sujet  de  félicitalion  que  celui  du  gain  d'un  procès 
contre  son  père  ;  mais,  quand  on  a  le  malheur  de  plaider 
contre  lui,  encore  faut-ii  gagner  ce  qu'on  s'est  cru  le  droit 
de  disputer.  Au  reste,  je  me  console  à  d'autant  plus  juste 
litre  de  cette  extrémité,  que  c'était  mon  père  qui  étiiit 
l'agresseur,  et  qu'il  n'a  jamais  voulu  arbitrer.  Adieu,  mon 
cher  ami;  à  ce  soir,  ou  à  demain  malin. 


LiTTi:K    Mil. 

I  (iiidr<'s,   20  août   118  I. 

M  )n  l)i  u!  mon  ami,  mon  '.'iirr  ami  !  que  j  >  suis  inquiet  ! 
qu'il  est  cruel  pour  moi  de  vous  avoir  quitté  diins  ce  mo- 
ment, de  n'èlre  pas  votre  garde-malade,  de  ne  pas  savoir, 
aussitôt  que  ma  pensé  \  comment  votre  pouls  b:it,  et  si 
vous  souffrez,  ou  si  vous  êtes  soulagé!  Mon  Henriette  a 
rapporté  tant  de  peines  dans  mon  sein,  en  me  racontant 
toutes  celles  que  votre  état  lui  avait  faites,  et  tant  d'atten- 
drissemenl,  en  me  parlant  de  vos  louchants  adieux!  Vous 
êtes  là  sous  mes  yeux,  bri'ilanl,  agité,  tourmenté,  sans(jue 
je  puisse  détourner  un  moment  ma  pensée  de  votre  lit  et  de 
\otre  fièvre.  Ce  n'est  pas  que  v.)tre  état  sait  alarmai\t.  je  le 
sais;  et  s'il  l'eût  été,  tous  les  chevalets  de  la  Bastille  expo- 
sés à  ma  vue  ne  m'auraient  pas  fait  partir.  Mais  vous  souf- 
frez! Kh!  mon  Dieu,  n'est-ce  donc  rien  de  souffrir?  ('/est 
presque  tout,  dans  un  passage  si  court  et  si  incertain.  Mon 
ami  !  vous  ne  pouvez  pas  écrire  ;  je  ne  vcmix  pas  que  vous 
écriviez,  a  moins  que  ce  ne  soient  deux  lignes  (}ui  me  ras- 
sur,'nt  par  la  vue  de  vos  caractères  :  mais  suppliez  M.  W... 


A   i:  H  A. M  FOUT  I  : 

ili'  iem|»lii',  eu  votic  nom,  cet  oflicc  (>l  ce  dtnoir  d  iiini  : 
il  110  me  rofiiscra  point  vcllo  consol«tion;  il  me  rendra  la 
justice  (le  croire  (]ue  je  payerais,  et  de  i;rand  cœur,  le 
inO-me  tribut  à  son  amitié  pour  vous;  mais  il  a  le  bonheur 
de  vous  frardor,  hn  !  et  ne  m'en  doit-il  pas  plus  de  com- 
passion et  de  contplaisance,  à  moi  qui  vous  ai  quitté  dans 
un  moment  si  critique  |X)ur  tous  deux,  à  moi  qui,  peut- 
('■tre,  hélas!  ne  vous  embrasserai  pas  de  loni,'temps,  et  (pii 
m'étais  fait  une  si  douce  habitude  de  ne  itenser,  (h>  n'ob- 
server, de  ne  sentir  (piavec  vous,  de  n'agir  i\\io,  sous  vos 
yeux,  de  n'avoir  qu'une  àme  avec  mon  meilleur  et  pres- 
que mon  unique  ami?  O  mon  cher  et  digne  Chamtort! 
combien  les  bonnes  gens  sont  des  êtres  d'habitude!  et 
combien  vous  ave^  peu  de  besoin  de  cet  attrait  d'habitude, 
pour  être  nécessain»  à  ceux  dont  vous  avez  daigné  vous 
laisser  connaître!  Je  sens  qu'en  vous  perdant,  je  perds 
une  partie  de  mes  forces.  On  m'a  ravi  mes  flèches.  0  mon 
ami  !  recouvrez  votre  simté;  et  qtie  votre  amitié,  vos  con- 
solations, vos  conseils,  vos  lettres,  versent  du  baume  dans 
mon  cœur,  m'apprennent  à  supporter  une  situation  si  nou- 
velle. (|uoique  déjà  é[)r()uvée,  à  l'honorer,  à  reud>ellir,  et 
me  rendent  entin  capable  d'éti-e  digne  de  tous  les  .senti- 
ments que  vous  m'a\ez  montrés. 

C'est  de  cette  ville  souveraine,  qui.  Iwtie  de  bri(|ues. 
t>t  sans  élégance  ni  noblesse  dans  ses  édifices,  montre  la 
liimisc  et  son  port  superbe,  el  semble  dire  :  «  rru'oseriez- 
vous  me  comparer?  Oue  l'Océan,  que  les  n, ondes  appor- 
tent ici  leurs  tributs!  »  c'est  de  celte  ville  que  je  vous 
(•cris  à  la  hâte,  les  yeux  distraits  par  une  foule  d'obj-îts 
nouveaux,  l'esprit  occupé  de  mille  soins  pénibles  au  pré- 
sent et  dans  l'avenir,  mais  le  cœur  et  l'imagination  |)leins 
de  vous. 

Notre  \o\ âge  fcrail  un  roman;  \ous  siivez  une  partie 


LETTRES  DEMIRABEAU 


(bs  inconvénients  qui  ont  précédé  notre  départ  ;  vous 
aurez  éprouvé  sans  doute  à  Paris  le  temi>s  dont  nous  avons 
été  accueillis  dans  la  route;  et  vous  ne  vous  ferez  jamais 
d'idée  de  notre  passage,  qu'après  avoir  essuyé  une  tem- 
pête. Nous  avons  été  deux  fois  au  moment  de  périr  :  une 
fois  par  la  seule  force  du  vent  et  de  la  mer  qui  écrasait 
notre  frôle  paquebot;  et  une  fois  à  l'entrée  de  l'Adder, 
c'est-à-dire  presque  au  port;  en  revirant  de  bord,  un  faux 
coup  de  timon  et  un  câble  caché  sous  une  vague  terrible 
nous  ont  mis  au  moment  de  chavirer  ;  on  avait,  sur  le 
pont,  de  l'eau  au-dessus  du  genou.  Le  capitaine,  l'un  des 
plus  intrépides  marins  de  ce  genre,  s'est  cru  perdu,  et  ne 
voulait  pas,  disaif-il,  survivre  à  son  vaisseau.  Heureuse- 
ment, ma  pauvre  amie  était  dans  cet  horrible  état  appelé 
mal  de  mer,  dont  l'effet  moral  est  de  rendre  insouciant  de 
tout  et  sur  tout,  si  ce  n'est  sur  l'espoir  que  la  mer  englou- 
tira le  supplice  et  le  supplicié.  J'ai  vomi  le  sang,  moi  qui 
n'ai  jamais  été  malade  sur  mer,  et  mes  nerfs  ne  sont  pas 
encore  remis. 

Aussitôt  débarqués,  nous  avons  pris  la  poste  dans  la 
compagnie  d'un  Irlandais  que  je  croirais  honnête  homme, 
si  je  n'avais  toujours  pensé  que  c'est  là  que  s'arrête  la 
toute-puissance  divine;  d'une  Fran(."<iise  qu'il  avait  pris  la 
liberté  d'enlever  à  sa  famille,  du  droit  qu'a  tout  Irlandais 
de  s'approprier  une  riche  héritière;  et  d'un  ministre  an- 
glais, homme  doux,  modéré  et  fort  instruit  ;  nous  avons 
pris  la  poste,  dis-je,  et  ce  n'est  pas  par  magnificence  ;  mais 
tous  les  élégants  de  l'Angleterre  et  la  partie  brillante  di' 
la  cour  étant  à  Brightemistone,  parce  que  le  prince  di- 
Galles  y  prend  les  eaux,  il  n'y  a  pas  une  seule  diligence 
où  l'on  puisse  trouver  place.  Au  reste,  les  postes,  qui  sont 
excellentes,  et  fournissent  par  obligation  des  voitures 
comparables  à  nos  voitures  de  maître,  sont  à  peine  aussi 


à 


A  CHAMPORT. 


(liôrcs  qu'on  France,  quoique  plus  longue^  et  trois  fois 
plus  ni|)i(lom(MU  franchies.  Il  suit  cejw^ndant  de  cette  ma- 
nière (le  voyai^er  que,  malj^rt'  les  talents  éconorniciues  et 
l'industrie  hibernoise  de  notre  compagnon  que  j'ai  créé 
inaréciial-général  des  logis  de  la  caravane,  notre  voyage 
nous  a  coûté  trois  fois  ce  qu'il  devait  nous  coûter.  Et 
d'autant  que  le  paeiuchot  ne  parlait  qu'à  trois  jours  de  dis- 
lance de  celui  de  noire  arrivée,  et  que  les  difïicullés  pour 
le  j«isse-;port  devenaient  inquiétantes,  j'ai  frété  un  navire. 
Si  je  ne  craignais  de  divulguer  des  S(^crets  qui  peuvent, 
dans  la  foule,  servir  à  quelques  honnêtes  gens  comme  ils 
nous  ont  servi,  je  vous  démontirrais  combien  ces  sublimes 
formalités  de  notre  inquisition,  a|)pelée  amirauté,  sont 
inutiles  à  toute  autre  chose  qu'il  faire  gagner  de  l'argent 
aux  huissiers  visihMits:  dJLMie  n'-sultat  do  toute  li-trisliilion 
léglementidre! 

Nous  avons  dine  ii  Hi  iL;hleiiil>lone.  avec  la  meilleure 
viande  de  boucherie  ([ue  j'aie  mangée  de  ma  vie;  et 
comme  le  seul  acte  de  toucher  un  plancher  anglais  brûle 
la  bourse,  surtout  dans  le  voisinage  de  la  cour  (car  l'or 
est  la  mandragore  de  toutes  les  cours),  nous  avons  été 
coucher  à  Lewis.  N'étes-vous  pas  scandalisé  qu'un  bourg 
anglais  porte  le  nom  d'un  de  nos  rois?  Depuis,  et  dès 
Lewis,  no\is  avons  parcouru  le  plus  beau  pays  de  l'Kn- 
lope,  par  la  variété  des  sites  et  de  la  \('rdure,  la  beauté 
et  l'opulence  de  la  campagne,  la  propreté  et  l'élégance 
rurale  de  chaque  propriété.  C'est  un  attrait  pour  les  yeux  ; 
c'est  un  charme  pour  l'Ame,  qu'il  est  impossible  d'exagé- 
rer. Les  a|)proches  de  Londres  sont  entre  autres  d'une 
beauté  champi'^tre  dont  la  Hollande  même  ne  m'a  point 
fourni  de  modèles;  j'y  comparerais  plutôt  quel([ues  val- 
lées de  la  Sui.sstî;  car  (et  cette  observation  très-remar- 
quable saisit  à  l'instant  des  yeux  exercés  )  ce  peuple  do- 


li:tïi',i:s  de  Mirabeau 


minateur  est  avant  tout  ot  surtout  agricole  au  sein  de  son 
île;  et  voilà  ce  qui  1  a  sauvé  si  lon2;temps  de  ses  propres 
délires.  Je  sentais  mon  àme  fortement  et  profondément 
saisie,  en  parcourant  es  contrées  plantureuses  et  pros- 
pères; et  je  me  disais  :  Pourquoi  donc  cette  émotion  si 
nouvelle?  (les  chàteau\,  (■(»in|)arés  aux  nôtres,  sont  des 
guinguettes.  Plusieurs  cantons  de  la  France,  même  de  ses 
provinces  les  plus  médiocres,  et  toute  la  Normandie  que 
je  viens  de  traverser,  sont  assurément  plus  beaux,  de  par 
la  nature,  que  toutes  ces  cam[)agnes.  On  trouve  çà  et  là, 
mais  partout  dans  notre  pays,  de  beaux  édifices,  des  ou- 
vrages fastueux,  de  grands  travaux  publics,  de  grandes 
traces  des  plus  prodigieux  efforts  de  l'homme  ;  et  cepen- 
dant ceci  m'enchant:!  bien  plus  que  le  reste  ne  m'étonne. 
(Test  que  ceci  est  la  nature  améliorée  et  non  forcée;  c'est 
que  ces  routes  étroite.^,  mais  excellentes,  ne  me  rappellent 
les  corvoveurs  que  |)iur  gémir  sur  les  lieux  oîi  ils  sont 
connus;  c'est  que  (''Ile  admirable  culture  m'annonce  le 
respect  de  la  pro{)riét(';  c'est  que  ce  soin,  cette  propriété 
universelle  est  un  symptôme  parlant  de  bien-être;  c'est 
que  toute  cette  richesse  rurale  est  dans  la  nature,  et  ne 
décèle  pas  l'excessive  inégalité  des  fortun"s,  source  de 
tant  de  maux,  comme  les  édifices  somptueux  entourés  de 
chaumières;  c'est  que  toit  me  dit  ici  que  le  peuple  est 
(pielque  chose,  qu'ici  chaque  homme  a  le  développement 
et  le  libre  exercice  de  ses  facultés,  et  qu'ainsi  je  suis  dans 
un  autre  ordre  de  choses. 

Kt  prenez  garde,  mon  ami,  que  c'est  si  bien  là  la  vraie 
cause  de  l'effet  sur  lequel  je  raisonnais,  qu'arrivé  à  Lon- 
dres, et  cette  superbe  Tamise  (qu'il  ne  faut  comparer  à 
rien,  parre  que  rien  ne  lui  est  comparable)  une  fois  fran- 
chie, rien  ne  m'a  plus  étonné  ni  même  fait  plaisir,  si  ce 
n'est  les  trottoirs  (pii  faisaient  tombera  genoux  le  bon  La 


A   r.llAMKO!!  r.  3.T 


Gondamine,  ef s* écrier:  «Boni  soit  Dieul  voici  un  |)ays 
où  l'on  s'occupe  dos  gens  de  pied.  »  Tout  le  reste  m'a 
paru  ordinaire  et  presque  iTies<^|uin.  Je  dirais  volontiers 
(•()miiie('(»t  apatlii(pi(»  llaiiiMi  :  «  C(>  sont  des  nies  à  droite, 
(les  rues  li  iraiiche  et  un  clicmin  au  milieu.  »  Toute-i  les 
villes  sont  de  intime,  si  cependant  vous  accordez  à  celle- 
ci  l'avantaj^'e  de  cette  admirable  propreté  qui  s'étend  à 
tout,  qui  embellit  tout,  qui  a  un  attrait  presque  éjral  pour 
l'esprit  et  pour  l'œil,  et  des  dimensions  dont  aucune  ville 
ancienne  ne  Siuirait  jouir:  du  reste,  effrayante  obstruction 
(lu  corps  politiipie;  cioupK»  inlViin"  au  moral:  homm(>s 
entassés  et  iniéctés  de  leur  haleine;  lutte  éternelle  des 
corrupteurs  et  des  corrompus,  des  prwiipues  et  des  mis<''- 
rables,  de  la  canaille  titrée  et  de  la  canaille  populace- 
('est  mieux  ou  plus  mal  que  Paris  ou  que  Babylone. 
comme  vous  viydrez,  j'y  prends  |)eii  d'intérêt.  Not</ 
|)Ourtanl  que  j'ai  p(>u  vu  encore,  et  que  Londres  m'oflrira 
cerlainemiMit  |)lus  cpte  toute  autre  irrande  vill(>  de  com- 
merce un  foyer  d'activité  et  d'émulation  qui  ne  peut  pas 
ne  point  intéresser.  .Mais  je  vous  rends  compte  de  la  pre- 
mier» impression  quia  loujoui-s  un  ijrand  fonds  de  vérité. 

\»us  avons  eu  en  vo\;i?^e  iU^s  ijentlemen.  (londtien  le 
l>(>iq)le  a  de  sens!  le  sobriquet  des  voleurs  est  ici  le  mot 
ireiililhomme!  Ils  ont  ob-;ervé  et  làté  deux  ou  trois  fois 
notre  petite  troupe;  j'étais  décidé ii  ne  leur  accorder  rien, 
parce  que  je  suis  loin  d'avoir  trop  d'arj^ent;  j'avais  mis 
les  dames  en  avant,  seules  dans  une  cbais(\  trois  hommes 
dans  celle  qui  suivait,  et  un  cheval.  Notre  ordre  de  ba- 
taille était  si  bon  ef  notre  contenance  arnK'e  si  simplement 
liere  et  ostensible,  (pi'ils  nous  ont  laissé  pas.ser. 

J'empiéterais  sur  les  droits  de  mon  Henriette,  qui  veut 
vous  écrire,  quand  elle  pourra  vous  remercier  de  votn* 
convalescence,  si  je  vous  parlais  des  Anglaises,  dont  l'air 


332  LETTRES  DE  MIRABEAU 

froid  et  ricaneur  et  les  tailles  emboîtées  et  guindées  n'ont 
pas  paru  lui  plaire  infiniment  au  premier  coup  d'oeil  ;  pour 
moi,  j'en  appelle,  et  je  ne  renoncerai  pas  si  aisément  à  ma 
longue  passion  pour  les  Anglaises,  d'autant  qu'en  voyant 
passer  Henriette,  on  s'arrête  et  l'on  dit  :  «  Oh  !  la  belle 
Anglaise!  »  Aussi  est-elle  fort  contente  des  hommes.  Pour 
moi,  je  prétends,  et  l'on  assure,  que  j'ai  déjà  l'air  aussi 
breton  que  Jacques  Rosbiff. 

Au  reste,  nos  dames  n'ont  pas  toujours  été  aussi  bien 
traitées;  elles  ont  essuyé  aujourd'hui  un  orage  très-vif: 
la  beauté  du  temps  les  avait  invitées  à  aller  à  pied  de  leur 
aubor2;e  à  leur  loi^ement,  car  nous  sommes  déjà  gltés  et 
chèrement  gîtes  ;  elles  étaient  parées  fort  à  la  française, 
et  surtout  Henriette.  On  a  murmuré;  on  s'est  attroupé; 
on  nous  a  suivis;  on  a  lancé  un  certain  Aristophane  de 
cabaret,  qui  s'est  mis  à  chanter  devant  nous,  avec  les 
gestes  les  plus  démonstratifs  et  les  expressions  les  plus 
libres,  des  cantiques  très-peu  spirituels  qui  ont  fort  di- 
verti le  peuple.  Mon  amie,  accoutumée  aux  lubies  de  la 
canaille  d'Amsterdam,  riait;  la  Parisienne  avait  une  vraie 
colère  de  Parisienne  et  regretUiit  les  halles.  Pour  moi,  mon 
flegme  était  imperturbable  ;  mais  cependant  j'avais  peur 
de  me  fâcher  et  le  dénoùment  mincjuiétait  :  dt\jà  plusieurs 
Anglais  bien  mis,  en  passant  à  cheval  avaient  distribué 
quelques  coups  de  fouet  au  Gilles,  et,  s'arrôtant,  nous 
avaient  suppliés  de  ne  pas  prendre  la  populace  pour  la  na- 
tion ;  puis  ils  nous  donnaient  des  conseils  que  malheu- 
reusement nous  n'entendions  pas.  Enfin,  un  Français  a 
fendu  la  foule,  donné  de  l'argent,  et  fait  montre  d'éloquence 
anglaise;  puis,  nous  déposant  dans  une  boutique,  il  a  été 
nous  chercher  un  carrosse  qui  a  mis  fin  à  cette  scène  plai- 
sante au  fond,  et  dont  mon  amie  a  eu  la  charmante  répa- 
ration que  je  vous  ai  dite  au  parc  Saint-Jamos,  une  fois 


A  CHAMPORT.  333 


qu'elle  a  ou  siibslitiK"  un  |»'tit  chapeau  à  nos  immenses 
panaches. 

Avec  qneltiue  précipitation  que  ceci  soit  ébauché,  mon 
cher  ami,  vous  verrez  ([ue  je  veux  me  nourrir  de  l'espoir 
(|up  vous  i^fes  en  étal  de  me  lire,  de  m'eiiU>iuire  et  pres- 
que de  me  ivpondre.  L'idée  de  mon  ami,  malade  loin  de 
moi,  m'est  trop  importune. 

Si  par  hasard  votre  convalescence  était  prématurée  et 
hAtive  autant  (pie  je  le  désire»,  ou  si  vous  croyiez  pouvoir 
charger  de  la  néij;ociation  (pie  voici  le  l)on  ahhé  de  Laro- 
che, vous  le  feriez  le  plus  t(')t  possible,  parce  (pie  cela  m'im- 
porte. Le  vieillard  a  répondu  à  celle  de  mes  lettres  dont 
vous  m'avez  paru  très-content  le  billet  malhonnête  que 
voici  : 

((  Je  vous  renvoie,  monsieur,  la  lettre  (jue  vous  m'avez 
«  confiée;  je  l'aurais  l'ail  plus  t(')t  si  je  n'étais  retenu  au 
«  lit  par  une  lièvre  très- forte  et  un  violent  mal  de  tète  : 
«  j'ai  pris  l'émétique;  j'ai  été  siiigrié  trois  fois,  et  mes 
«  maux  subsistent  encore  dans  toute  leur  vigueur.  On 
«  n'est  |)oint  du  tout  de  l'avis  de  votre  ami;  on  croit  que 
«  la  dernière  forme  que  vous  avez  donnée  ii  votre  ouvrage 
«  est  la  meilleure,  qu'il  peut  être  sans  danger  publié  dans 
«  le  nouveau  monde;  pour  celui-ci,  c'est  ii  vous  d'en 
«  juger;  mais  on  aurait  désiré  que  vous  n'eussiez  fait 
«  part  à  personne  qu'on  en  avait  connaissance;  et  on  m'a 
«  déclaré  que  la  trop  grande  communication  que  vous  en 
«  avez  faite  ne  permettait  absolument  plus  qu'on  s'en 
«  mêlât.  >l(^s  ra[)ports  avec  3L  Paris  ne  sont  pas,  comme 
«  vous  imaginez,  de  simples  liaisons  de  société;  et  je  suis 
«  l'ami  inliuie  de  toute  la  famille  de  sji  fe  nme.  Ooyez- 
«  vous,  monsieur,  qu'il  soit  bien  permis,  qu'il  ne  soit  p.»s 
«  même  répréhensible  de  mettre,  Siins  prouve  bien  exi- 
la. 


LETTRES  DE  MIRABEAU 


«  dente,  dans  le  cœur  d'un  homme  mort  depuis  long- 
«  temps,  les  motifs  les  plus  condamnables,  pour,  d'après 
«  cette  supposition,  en  faire  la  satire  la  plus  cruelle?  Je 
«  ne  suis  point  en  ce  moment  en  état  de  discuter  si  le 
«  bonheur  du  genre  humain  dépend  d'une  vérité  qui  ne 
«  peut  être  solidement  démontrée  que  par  une  diatribe 
«  sur  M.  Duverney  ;  mais  je  ne  coopérerai  en  rien  à  ce  qui 
«  peut  affliger  mes  amis.  Recevez,  monsieur,  l'assurance 
«  de  mon  sincère  attachement.  —  23  août  1784.  » 

Je  répondrai,  et  je  répondrai  honnètenoent  ;  mais  vous 
voyez  comme  je  suis  payé  d'avoir  raison,  et  surtout  de 
ma  loyale  communication  de  l'excellente  lettre  de  Cla- 
vière.  xMais  ce  n'est  ni  le  moment  ni  la  situation  de  se 
fâcher.  Voici  ce  qui  presse  et  importe  :  le  docteur  Price 
est  à  Londres  ;  il  est  ami  intime  de  Franklin  ;  que  Franklin 
lui  recommande  l'ouvrage,  ou  au  moins  l'auteur.  Alors  je 
tirerai  parti  d'un  livre  utile,  entrepris  pour  leur  faire  plai- 
sir, et  dont  j'ai  le  plus  grand  besoin.  Ne  négligez  pas  cela, 
je  vous  en  prie. 

Adieu,  mon  très-cher  ami.  Donnez-moi  ou  faites-moi 
donner  le  plus  tôt  possible  de  vos  nouvelles;  et  aimez-moi 
comme  il  m'est  impossible  de  ne  pas  vous  aimer. 


L  Kir  Ri']    IX. 

Londres,  13  octobre  HSI. 

Je  reçois,  mon  très-cher  ami.  une  lettre  dont  l'écriture 
a  fait  palpiter  mon  cœur,  comme  celle  d'une  maîtresse 
lorsque  javais  vingt  ans;  car  la  ferm?té  du  caractère  et 
le  nombre  (les  pages  m'ont  appris  en  un  instant  que  vous 


A  CHAMPORT. 


vous  fK)rli(v.  mi(>ii\;  (juo  vous  avioz  plus  do  forces;  que 
votro  ainitio  pour  moi  était  la  inômc;  que  vous  ressentiez 
toujours  le  besoin  de  causer  avec,  moi  ;  enfin  quo  j'avais 
recouvré  la  paitie  la  |)lus  réelle  de  ce  (pi'il  nj'est  permis 
(le  ijoùter  de  honlieur.  je  veux  dire,  le  charme  et  I  assu- 
rance de  Notre  amitié.  Cette  rapidité  de  sentiment  qui. 
dans  une  seule  émotion,  fait  trouver  mille  certitudes  et 
mille  jouisscinces,  est  un  des  plus  grands  dons  que  la  na- 
ture ait  faits  aux  cœurs  aimants;  etc'ost  assez  p<mr  com- 
penser tous  les  maux  (pu»  produit  la  stînsibilité.  Car  un 
être  sensible  jouit  avec  abandon  ;  et,  lorsqu'il  souffre  dans 
l'objet  aimé,  il  a  encore  pour  se  consoler  le  sentiment 
même  qui  le  fait  souffrir. 

Grâces  vous  soient  rendues,  cher  ami,  de  m'avoir  tiré 
de  peine  sur  vous  et  sur  votre  aflrectk>n;  nin  que  j'en 
doutasse,  il  ne  me  faut  que  fàler  mon  cd'urpour  être  sûr 
du  v(")tre.  Mais  il  (^st  si  doux  de  s'entendre  répéter  qu'on 
est  ainui  de  l'homme  du  monde  (ju'on  aime,  esliuie  et  res- 
[)ecte  le  plus!  lit  puis,  l'àme  a  besoin  d'être  soignée 
comme  le  corps.  C'est  Jà  siins  doute  un  des  plus  grands 
mécomptes  de  la  \anité  humaine;  mais  il  est  trop  vrai 
que  l'amitié  a  l^esoin  de  culture,  et  que  la  santé  de  l'c^spril 
et  du  coMir  est  subordonnée  au  régime  et  à  l'habitude. 

Le  tableau  ([ue  vous  me  faites  de  ce  que  vous  avez  souf- 
fert m'a  vraiment  navré,  et  surtout  par  l'idée  que  je  n'ai 
pas  été  votre  garde;  mais  la  réflexion  soulage  un  peu 
mon  imagination,  en  ce  que  la  cruelle  épreuve  que  vous 
venez  de  subir  est  une  démonstration  irrésistible  (pie  vous 
êtes  un  des  êtres  les  plus  vi\aces  (]ui  existent.  Or.  la  t<'>- 
niiité  de  votre  charpente,  la  delicates,>;e  de  vos  Iniits,  et 
la  douceur  résignée  et  uK^me  un  ju'u  triste  de  voir'  ph\- 
sionomie.  laquelle  est  calme  dés  que  votre  tête  ou  voiie 
Ame  H"  sont  point  en  tnot|v.>.,if.-,t  alarmeront  "t  indMiriîi' 


LETTRES  DE  MIRABEAU 


toujours  en  erreur  vos  amis  sur  votre  force.  Pour  moi, 
vous  m'avez  prouvé,  non  pas  tout  à  fait  qu'on  ne  meurt 
que  de  bêtise,  mais  que  les  forces  vitales  sont  toujours 
proportionnées  à  la  trempe  de  lame.  Ainsi,  l'axiome  pro- 
verbial la  lame  use  le  fourreau  n'est  pas  vrai  pour  l'espèce 
humaine.  Comment  son  feu  intérieur  ne  le  consume-t-il 
pas?  se  dit-on.  Eh!  comment  le  consumerait-il?  c'est  lui 
qui  le  fait  vivre.  Donnez-lui  une  autre  âme,  et  sa  frôle 
existence  va  se  dissoudre. 

Hélas!  mon  ami,  Tacite  et  vous,  aurez  donc  toujours 
raison  !  c'est  un  étrange  composé  de  légèreté  et  de  perver- 
sité que  l'homme,  qu'il  faut  cependant  servir  et  qu'on  vou- 
drait aimer  :  l'homme  qui  calcule  les  astres,  qui  soumet 
les  éléments,  qui  défie  et  combat  toute  la  puissance  de  la 
nature,  qui  peut  tout  excepté  conduire  lui  et  ses  sembla- 
blf^s,  qui  a  tout  trouvé  hors  la  liberté  et  la  paix,  qui  a  su 
donner  l'autorité,  qui  a  su  l'endurer,  et  qui  n'a  su  ni  la 
diriger  ni  la  seconder,  qui  sait  ramper  et  ne  sait  pas  obéir, 
qui  sait  se  révolter  et  ne  sait  pas  se  défendre,  qui  sait 
aimer  et  ne  sait  pas  s'attacher,  qui  a  tous  les  contraires 
en  bien  comme  en  mal,  dans  le  cœur  et  dans  l'esprit. 
Votre  mot  est  charmant.  On  a  dit,  il  va  longtemps  : 

Mille  fois  ils  m'ont  tout  promis; 
Mais  le  siècle  en  fourbes  abonde. 
Et  je  jie  hais  rien  tant  au  monde 
Que  la  phipart  de  mes  amis. 

Mais  c'est  là  l'épigramme  chagrine  d'un  homme  dont 
l'esprit  aigri  n'est  jamais  averti  par  son  cœur.  La  vôtre 
appartient  à  un  philosophe  qui  a  observé  profondémenr, 
et  qui  donne  un  résultat  moral  avec  la  gaieté  et  l'indul- 
gencx>  sans  lesquelles  il  n'est  presque  pas  un  bon  cœur.  Tl 
y  a  peu  de  délicatesse  à  se  personnifier  dans  un  sentiment 


A   CHAMFORT.  337 


haineix  pt  vil;  au  lion  que  votro  mot,  ciui  est  trop  vrai, 
pstia  saillie  ainiablodun  lioiiinuMiui  n'a  pas  ôlô  pris  pour 
(hipp,  ot  (]ui  aimo  j,rop  ses  vrais  amis  |K)ur  ne  pas  rire 
beaucoup  de  ceux  qui  prennent  ce  titre.  Mais  j'ai  |)eur 
qu'(>n  ce  genre,  comme  en  beaucoup  d'autres,  il  n'y  faille 
pas  resrarder  de  trop  j)rès  :  car  on  s'appauvrirait,  beau- 
coiq)  plus  (pi'il  nesl  possible  d'y  résoudre  uk^'uio  la  plii- 
l()so[»liie.  Hou  Dieu  I  à  (piels  sacriléires  j'ai  s  irpri-,  dans 
ces  derniers  temps,  les  personnes  (pu  prient  le  plus  élo- 
({uemment  d'amitié!  Je  ne  ni'accoutunierai  jamais  à  ces 
tiiéories  que  fa  conduite  dément;  mais  il  faut  que  je  m'ar- 
rête, c<îr  ce  que  j'aurais  à  vous  dire  ne  peut  pas  s'écrire, 
('e  n'est  pas  que  si  j'avais  à  vous  dén(mcer  »m  fait  impor- 
tant, je  ne  sautas.se  le  fossé.  .Mais  ce  n'est  point  dans  votre 
cœur  que  j'ai  à  vons  blesser;  et  votre  tôte  est  si  sage, 
que  vous  sonderez  le  terrain  même  sur  lequel  vous  t^tes 
le  |)lus  habitué  à  marcher  :  et  vous  ferez  bien.  Il  faut 
d'ailleurs,  mon  ami.  une  grande  circonspection  pour  les 
faits;  le  trait  infâme  (jue  vous  m'apprenez  ne  rensei;,'ne 
(pie  trop,  puis(ju'iu)e  simple  transposition  de  dates  a  fait, 
da:),s  la  bouche  d'un  méchant,  d'une  action  honnét<'  et 
pure  'qu'il  n'a  pu  savoir  que  par  mon  bandit  de  laquais, 
qui.  non  content  de  tout  me  voler,  épiait  mes  actions  et 
mes  di.scours  à  chaque  instant  de  la  journée;,  une  mali- 
gnité capable  de  compromettre  un  galant  homme  auquel 
je  ne  me  consolerais  pas  de  susciter,  mt'^me  le  plus  indi- 
rectement, une  tracasserie.  Eh  !  qui  en  sera  à  l'abri,  s'il 
n'y  est  pas,  lui,  armé  de  tant  de  circonsp(x;tion  et  de  sa- 
gesse? Mais,  outre  cette  anecdote,  quoiqu'il  soit  ii  peu 
pivs  impossil)lo  que  la  poste  voie  tout,  je  puisvotis  assu- 
rer (pie  les  Français  de  Loudn^s  sont  au.ssi  insfHTtés  pi.r 
Ifi  poli'.e  (le  Paris  qu'en  France  m(''me.  Les  c;inailles  aven- 
turièi-es  qui  salissent  ici  les  presses  sont  les  espions  les 


33H  LETTRES  DE  MIRAItEAU 


plus  corrompus  qui  existent,  et  leurs  complices  le  sont 
aussi;  car  qui  dit  complice  en  ce  genre,  dit  espion.  La 
complicité  est  un  des  moyens  de  l'espionnage;  et  les  gou- 
vernements qui  ont  recours  à  ce  misérable  moyen,  savent 
très-bien  distinguer  l'homme  auquel  il  faut  en  vouloir.  Ils 
devraient  savoir  aussi  (pie  leurs  recherches  en  ce  genre  ne 
produisent  rien  qu'une  ressource  assurée  à  la  canaille  in- 
fecte qui  se  voue  à  cette  infâme  profession.  Au  reste,  il  y 
a  aussi  dos  Anglais  vendus  à  la  police  de  Paris;  témoin  le 
vil  entrepreneur  du  Courrier  de  l'Europe,  tout  aussi  mépri- 
sable que  le  rédacteur.  Celui-ci,  après  avoir  été  libelliste 
ordurier,  est  devenu  espion  gagé,  aussi  infâme  dans  ses 
délations  qu'il  était  méprisable  avant  ce  joli  métier.  C'est 
de  toute  cette  canaille  que  W...  a  été  la  victime;  elle  craint 
de  n'être  pas  payée  si  elle  n'accuse  pas,  de  sorte  qu'elle 
accuse  à  tort  et  à  travers. 

Vous  êtes  inquiet  de  mon  sort,  mon  cher  ami,  et  moi, 
je  ne  suis  pas  très-rassuré,  surtout  sur  celui  de  mon  ai- 
mable compagne.  J'ai  cependant  quelques  projets  qui  a|)- 
paremment  me  feront  vivre  ;  mais  on  se  trompe  beaucoup 
sur  la  générosité  des  Anglais.  Accoutumés  à  tout  calculer, 
ils  calculent  aussi  les  talents  et  l'amitié;  la  plupart  de 
leurs  grands  écrivains  sont,  presque  à  la  lettre,  morts  de 
faim  :  jugez  de  quiconque  n'est  pas  de  leur  nation!  Une 
des  premières  choses  qui  frappent  ici,  c'est  l'esprit  d'or- 
dre, de  méthode,  de  calcul.  On  peut  y  dire  le  pourquoi 
de  chaque  chose;  et  cela  doit  peser,  surtout  dans  l'esprit 
d'un  Français;  mais,  à  tous  ses  inconvénients,  ce  genre 
d'es{)rit  exclut  pros(fue  nécessairement  les  grands  mouve- 
ments de  sensibilité;  ils  appartiennent  ici  au  peuple,  beau- 
coup trop  calomnié,  môme  dans  ce  pays,  où  cependant  il 
est  quelque  chose.  En  général,  mon  ami,  Clavière  a  rai- 
son: et  j'ai  été  obligé  de  m'en  convaincre,  moi  qui  écris 


A   CHAMKdItT  330 


contre  l'nrislocnitic.  On  n(»(l(«r(M\(lni  jimiais  liicn  le  [M'uplc, 
quand  on  s<.>  laisst'ni  aller  ii  (incline  déplaisir  contre  Isii  ; 
qnand  les  mots  do  canaille,  de  populace,  de  i,'oiijat,  reslp- 
ront  le  dictionnaire  du  déicnseur.  Un  })lus  profond  examen 
de  ce  qui  suggère  ce»  épitliùles  agite  la  tôle  et  le  cœur; 
on  voit  bientôt  que  celte  populace,  cette  canaille,  n'est 
plus  si  nomhri'usf»  ni  si  vile  (pion  l'iniaginait.  Ces  gros- 
sièretés dont  elle  all'uhie  les  |)anaclies,  les  plumets,  l'air 
français,  tout  ce  (jue  vous  voudrez,  ne  sont  pas  si  gros- 
sières. Il  faut  aussi  faire  le  procès  à  ceux  qui  inventent, 
qui  portent,  qui  accréditent  ces  puérilités,  titres  presque 
uniques  par  lesquels  on  se  distingue  de  la  canaille.  Elle 
est  bruyante,  elle  est  incommode;  mais  aux  yeux  et  aux 
oreilles  de  qui?  Et  ces  graves  et  silencieux  déportements 
de  la  canaille  instruite,  bien  vêtue,  sintitulant  gens  comme 
il  faut,  feront-ils  mieux  le  bonheur  de  la  terre? 

Il  faudrait,  mon  ami,  il  faudrait  qu'une  tète  pensante 
et  sagace  comme  la  vôtre  vit  l'Angleterre  comparée  à  tout 
ce  qu'on  voit  ailleurs,  et  i)esàt  les  désJigréni'uts  qu'on 
exagère  chez  vous,  contre  les  maux  réels  dont  il  est  dé- 
fendu de  parler.  Uien  de  parfait  ne  saurait  sortir  de  la 
main  de  l'homme;  mais  il  va  du  moins  mauvais,  et  beau- 
coup moins  mauvais,  en  Angleterre  que  partout  ailleurs, 
où  des  esclaves,  les  fers  aux  pieds  et  aux  mains,  se  mo- 
quent des  dangers  que  courent  les  voltigeurs.  Il  semble 
qu'on  ait  voulu  consoler  jusqu'ici  les  autres  nations,  en 
leur  parlant  des  défauts  de  la  constitution  anglaise,  de  l'e 
qu'on  appelle  ses  ab:is.  On  a  fait  comme  ceux  qui  per- 
tinent leurs  gémissements  sur  de  légers  liens  à  des  es- 
claves chargés  de  lourdes  chaînes;  on  abuse  de  ce  que  les 
premiers  laissent  toute  la  sensibilité,  tandis  que  les  autres 
ôtent  tout  sentiment.  Enfin,  si  le  mieux  |MMit  trouver  place 
cIk'Z  les  Bretons,  ce  sera  quand  les  autres  nations  euro- 


LETTRES  DE  MIRABEAU 


péennes  seront  arrivées  à  leur  niveau.  Le  philosophe  doit 
donc  tendre  à  cette  révolution,  avant  que  de  désirer  l'au- 
tre. Une  émeute,  une  sédition  à  Londres  fait  plus  de  bien 
an  cœur  de  l'honnête  homme,  que  toute  cette  imbécile 
subordination  dont  on  se  vante  ailleurs.  Si  l'on  approfon- 
dissait, si  l'on  comparait,  si  l'on  cherchait  les  corrélatifs 
en  politique,  on  ferait  sur  l'Angleterre  et  les  Anglais  un 
ouvrage  qui  aurait  de  la  signifiance;  mais  il  ne  faudrait 
pas,  comme  l'illustre  Linguet,  qui,  tout  ainsi  que  Male- 
branche  voyait  tout  en  Dieu,  voit  tout  en  Linguet,  recher- 
cher les  fourchettes  à  deux  fourchons  et  le  manque  de 
serviettes...  Un  magistrat  d'une  des  sociétés  les  plus  libres 
de  la  terre  félicitait  l'autre  jour  une  connaissance  à  moi 
qui  a  quitté  l'Irlande,  de  n'être  plus  parmi  ces  Hibernois 
qui  emplument  et  coupent  des  jarrets.  C'est  un  bon  homme 
parlant  admirablement  liberté,  pourvu  qu'on  laisse  faire 
la  magistrature  :  et  voilà  comme  on  est  partout.  Dès  que 
le  peuple  tente  de  se  faire  justice,  c'est  une  horreur.  Il 
faut  cependant  remarquer  que  les  emplumeurs  et  cou[>eurs 
de  jarrets,  pour  cause  politique,  ont  i)aru  en  Amérique, 
et  que  cette  manie  a  disparu,  quoique  la  cause  réprimante 
soit  très-peu  de  chose;  mais  les  causes  pour  lesquelles  il 
fallait  emplumer,  etc.,  etc.,  ont  disparu.  Il  faut  remarquer 
aussi  que  l'art  d'ôter  la  raison,  pour  ensuite  argumenter 
de  la  folie,  est  l'art  des  coupables  gouvernants  :  cela  éta- 
bli, qu'importe  de  détailler  les  convulsions  de  l'infortuné 
dont  on  a  irrité  les  nerfs  par  un  breuvage?... 

Mais,  mon  ami,  voilà  beaucoup  bavarder;  car  il  faut  nous 
tenir  dans  les  généralités.  Mais  je  ne  puis  pas  me  refuser 
au  plaisir  de  frotter  la  tête  la  plus  électrique  que  j'aie  ja- 
mais connue.  Je  ne  perdrai  pas  mon  temps  ici ,  et,  si  la 
misère  et  le  malheur  ne  font  })as  justice  de  moi,  je  répon- 
drai peut-être  à  mes  ennemis  et  à  mes  prétendus  amis 


A  CHAMFORT 


presque  aussi  coupables  que  mes  ennemis,  mais  de  la  seule 
manière  qui  me  convienne  désormais,  [km-  de  bons  et 
d'utiles  ouvrajios,  tous  portant  mon  nom;  car,  dès  le  pre- 
mier, j'annonce  que  tout  ce  qui  ne  le  |)orlera  pas  me  sera 
faussement  attribué,  afin  qu'on  n'essjiye  pas  de  m'im|)ut('r 
les  viles  anonymités  qui  pullulent  ici.  Quoi  cpiil  arrive, 
vous  n'aurez  psis  à  rougir  de  moi,  soyez-en  bien  assuré; 
mais  quand  vous  presserai-je  contre  mon  cœur?  C'est  en 
vérité  ce  qu'il  m'est  impossible  de  dire;  à  cet  é}?ard.  j'os<> 
à  peine  fixer  l'avenir. 

Je  vous  ai  déjà  écrit,  mon  cher  ami,  sur  le  brillant  sur- 
croît de  fortune  qui  vous  est  arrivé  :  j'en  étais  en  colère, 
et  je  ne  suis  |>as  encore  très-calme  à  cet  égard  ;  mais  je 
veux  vous  croire  dé^uliinonné,  comme  vous  dites  :  c'est 
cependant  une  dérision,  si  vous  ne  devez  commencer  à 
toucher  que  dans  trois  ans,  à  moins  qu'on  ne  vous  en 
donne  neuf  d'avanc(>.  Madame  de  N...  vous  tH'rira  le  pre- 
mier courrier.  Aujourd'hui,  il  est  trop  tard,  et  ses  beaux 
yeux  souifrent  à  la  lumière;  elle  vous  prie  de  l'aimer,  et 
(le  m'écrire  souvent;  car  elle  prétend  que  je  suis  très- 
mauvaise  com[)aij;nie,  quand  vous  ne  m'écrivez  pas.  Adieu, 
cher  et  bon  ami;  il  y  a  lonj^temps  que  votre  complète  a 
compensé  toutes  les  p(>rtes  et  toutes  les  méprises  de  mon 
cœur.  Conservez-moi  le  vôtre  ;  et,  quoi  qu'on  fasse,  je  ne 
serai  pas  tout  à  fait  malheureux.  Choyez  votre  convalesr 
cence  avec  votre  raison,  et  non  pas  avec  votre  tt'te:  ca- 
ressez les  Muses;  (ju'elles  vous  comblent  lonpt'Mups  de 
toutes  leurs  fiweurs;  et  quand  vous  serez  désensorcelé, 
toujours  vous  auront-elles  valu  plus  de  jouissiuices  que 
d'or,  ni  même  do  gloire,  à  en  juger  par  celle  qu'il  vous 
était  donné  de  mériter,  et  par  less<«uls  dispensjiteurs  dont 
vous  puissiez  l'attendtr.  Vale  et  me  ama. 


^42 LETTRES  ÛE  MIRABEAU 

/'.  .S.  Plusieurs  articles  de  votre  lettre  ne  sont  pas  ré- 
pondus, parce  qu'une  de  mes  lettres,  qui  a  croisé  la  vôtre, 
la  fait  d'avance. 


li:ttrk  X. 

10  novembre  1784. 

Je  viens  de  recevoir  votre  lettre  tendre  et  sa<re.  mon 
l»on  et  cher  ami;  et  j'ai  éprouvé  le  doul)le  plaisir  d'ap- 
prendre de  vous  d'heureuses  nouvelles,  et  de  trouver, 
dans  l'accent  et  l'expression  de  vos  craintes,  une  vive  em- 
preinte de  votre  amitié,  et  c'est  là,  sans  doute,  une  grande 
jouissance  pour  moi  ;  mais  la  circonstance  en  a  redoublé 
la  saveur.  Je  suis  triste  et  malheureux;  ma  douce  et  char- 
mante compagne  est  malade,  et  malade  de  lanirueiir;  elle 
est  à  son  onzième  accès  de  fièvre.  Heureusement  les  accès 
sont  intermittents,  et  lai.ss^nt  deux  jours  de  passables; 
mais  l'extrême  faiblesse,  l'agacement  des  nerfs,  les  acci- 
dents de  femme  qui  en  ont  résulté,  l'ont  jetée  dans  un(> 
situation  trèc-fàcheuse,  quoique,  au  fond,  peu  inquiétante; 
d'un  autre  côté,  ma  bourse  n'avait  que  faire  de  cet  échec. 
Toute  visite  de  médecin  réputé  et  peut-on  en  choisir  un 
autre  pour  son  amie?}  coûte  un  louis  à  Londres;  c'est 
achf^er  cher  l'inquiétude.  Enfin,  mes  ressources  sont  à 
leur  terme;  et  non-seulement  je  n'ai  point  encore  obtenu 
le  pain  de  la  loi,  mais  je  n'obtiens  [)as  même  de  réponse 
de  m(>s  gens  d'affaires.  Heureusement  Target  retourne  in- 
cessamment il  Paris,  et  se  charge  de  mettre  un  terme  à 
cette  indécision  cruelle. 

On  projette  de  m»  cliarg(M'  d'un  grand  ouvrage,  qui 
r.i"a-^>ur('rait  le  n(''ces>aire  pour  ItuigtMups:  mais  l'enti-e- 


A  CHAMFOirr.  iH 


prise  en  est  encore  fort  incertaine.  Changuyon  me  propose 
aussi,  de  Hollande,  do  la  bosognt^;  mais  il  Faut  le  tpinps 
do  la  faire.  Tout  cola  conihiné,  mon  ami,  dessinez  lo  pre- 
mier Irait  d'une  situation  dont  votre  imaj^'ination  ne  saura 
que  trop  laire  un  tahloau  fort  triste,  mais  qui  pourtant 
n'est  pas  dt^sespéré.  Le  jîrand,  le  vrai  mal,  c'est  la  souf- 
france de  mon  amie  ;  et  votre  lettre  en  a  tempe:  é  l'amer- 
tume. Jugez  ce  que  votre  amitié  est  et  |)eut  |M)ur  notre 
bonheur.  Hélas!  mon  ami,  il  n'en  est  (pi'un  de  vrai,  «-est 
d'aimer  et  d'être  aimé.  Sans  ce  charme,  je  ne  pourrais 
déjà  plus  sup|K)rter  le  fardeau  de  la  vie...  Mais  songeons 
que  j'écris  de  Londivs,  et  dans  le  mois  de  novembre.  Ne 
nous  occupons  pas  de  ces  idét>s. 

Je  veux  cependant  vous  dire,  et  seulement  dans  des 
vues  littéraires  que  j'ai  rencontrées,  k  ce  sujet,  dans  le 
Sénnjnx  de  Bergerac,  imprimé  en  I63S,  et  dédié  au  duc 
d'Arpajon,  où,  par  parenthèse,  l'on  profes.se  tout  haut 
l'athéisme  avec  approbation  et  privilège  du  roi,  j'y  ai 
trouvé,  dis-je,  ces  vers  qui  m'ont  bien  étonné  : 

Kt  puis,  mourir  n'est  rien,  r'pst  achever  de  naître. 
Un  esclave  liior  mourut  pour  divertir  son  nia'tro; 
Au  nialliuur  de  l;i  vi<'  on  n'est  point  encliainé, 
Rt  l'Ame  est  dans  la  main  du  plus  inf(»rtnné. 

En  vérité,  mon  ami.  on  ne  ferait  aujoiud'hui  rien  de 
plus  beau  (pu^  ces  deux  derniers  vers.  Il  est  vrai  qu'im  en 
trouve,  il  côté,  de  cette  forc(\  Terrent ianus  demande  ii 
Séjanus  s'il  ne  craint  pas  le  tonnerre  des  dieux:  (>t  Séja- 
ntis  répond  : 

Il  no  tombe  jamais  ou  liivor  sur  la  torro; 

.faurai  s^x  nio's  au  moins  pour  m<>  mocpior  dos  dioux. 

Non.  mon  ami,  je  ne  suis  point  enthousiaste  de  l'An- 


LETTRES  DE  MIRABEAU 


gleterre;  et  j'en  sais  maintenant  assez  pour  vous  dire  que, 
si  la  constitution  est  la  meilleure  connue,  l'administration 
en  est  la  plus  mauvaise  possible;  et  que  si  l'Anglais  est 
l'homme  social  le  plus  libre  qu'il  y  ait  sur  la  terre,  le 
peuple  anglais  est  un  des  moins  libres  qui  existent.  Je 
crois  davantage,  mon  ami  :  je  crois  qu'individuellement 
parlant,  nous  valons  mieux  qu'eux,  et  que  le  terroir  du 
vin  l'emporte  sur  celui  du  charbon  de  terre,  même  par 
son  influence  sur  le  moral.  Sans  penser,  avec  M.  Laura- 
guais,  que  les  Anglais  n'aient  de  fruits  mûrs  que  les 
pommes  cuites  et  de  poli  que  l'acier,  je  crois  qu'ils  n'ont 
pas  de  quoi  justifier  leur  orgueil  féroce.  Mais  qu'est-ce 
donc  que  la  liberté,  puisque  le  peu  qui  s'en  trouve  dans 
une  ou  deux  bonnes  lois,  place  au  premier  rang  un  peuple 
si  peu  favorisé  de  la  nature?  Que  ne  peut  pas  une  con- 
stitution, puisque  celle-ci,  quoique  incomplète  et,  défec- 
tueuse, sauve  et  sauvera  quelque  temps  encore  le  peuple 
le  plus  corrompu  de  la  terre  de  sa  propre  corruption? 
Quelle  n'est  pas  l'influence  d'un  petit  nombre  de  données 
favorables  à  l'espèce  humaine,  puisque  ce  peuple  ignorant, 
superstitieux,  entêté  (car  il  est  tout  cela),  cupide,  et  très- 
voisin  de  la  foi  punique,  vaut  mieux  que  la  plupart  des 
peuples  connus,  parce  qu'il  a  quelque  liberté  civile?  Cela 
est  admirable,  mon  ami,  pour  l'homme  qui  pense  et  qui  a 
réfléchi  sur  la  nature  des  choses,  et  problème  insoluble 
|)our  tous  les  autres.  Au  reste,  ne  croyez  pas  que  l'on  con- 
naisse ce  pays;  plus  je  vois,  et  plus  je  m'assure  qu'on  ne 
sait  ce  qu'on  a  vu.  Je  vous  défie  de  vous  faire  une  idée 
de  la  ridiculité  des  préjugés  accrédités  sur  l'Angleterre, 
tantôt  calomniée,  tantôt  exaltée,  avec  la  plus  absurde 
ignorance,  .le  fais,  pour  vous  et  pour  moi,  des  notes  qui 
NOUS  seront  utiles  et  qui  vous  convaincront  de  ces  deux 
choses  :  l'une.  qu(>.  le  plus  léger  mensonge  mène  les  vova- 


A   OHAMFÔRT,  34S 

geurs  à  des  résultats  d'une  fausseté  incalculable;  l'autre, 
qu'il  est  une  quantité  énorme  de  choses  que  nous  autres, 
Français,  faisons  en  les  louant,  c'est-à-dire  qui  n'existent 
que  dans  nos  éloges.  Cette  observation  m'a  été  confirmée 
aujourd'hui  dans  un  détail  peu  imi)ortant,  niais  qui  vous 
expliiiuera  bien  ce  que  je  veux  dire.  Tout  le  inonde  a  en- 
tendu parler  de  la  fameuse  épitapheà  Wren,  dans  la  cha- 
pelle souterraine  de  Sainl-I'aul  de  Londres:  Si  monumen- 
tum  quœris,  circumspice  ;  mais  personne  n'a  dit  que  ces 
quatre  mots  étaient  noyés  dans  dix  ou  douze  lignes  de 
très-mauvais  latin,  où  l'on  n'a  eu  garde  d'oublier  re7«es 
aureatus  et  toutes  les  sottises  imaginables.  De  même,  il  y 
a,  dans  l'épitaphe  de  Newton  :  Sibi  gralulentur  wortales  taie 
lantumqite  extitisse  humani  generis  decus:  cela  est  bien,  mais 
précédé  de  onze  lignes,  dans  lesquelles  on  lit  pompeu- 
sement Veques  aureatus.  le  commentaire  sur  l'.Vpoca- 
lypse,  etc.  Au  reste,  ceci  me  rapjK'lle  une  anecdote,  pré- 
cieuse pour  ceux  qui,  comme  vous  et  moi.  sont  à  l'affût 
du  charlatanisme  humain.  Voltaire  a  écrit  [Wrtout  qu'il  y 
avait  à  Montjxillier  une  statue  do  Louis  XIV,  avec  cette 
belle  inscription  :  A  Louis  XIV  après  sa  mort.  Il  n'y  a  ici 
que  trois  petits  inconvénients,  c'est  que  1°  l'inscription 
est  en  latin;  2°  qu'elle  est  fort  longue  ;  3"  qu'elle  raconte 
tout  uniment  le  fait  comme  il  s'est  passé,  à  savoir  que  la 
statue  a  été  décrétée  par  la  ville,  pendant  la  vie  de 
Louis  XIV,  et  posée  depuis  sa  mort.  —  Supei-stili  decre- 
vere.  —  Ex  oculis  siMato  posuerr.  Kf  puis  Voltaire  nse  dire 
il  tout  propos  : 

Et  voilà  justement  comme  on  (.Vrit  l'histoire. 

Mais  un  fait  plus  important  que  j'ai  complètement  vé- 
rifié, que  je  vous  prie  de  garder  pour  vous,  parce  que 


LiBTTRÎSS  Dli  MIRABEAU 


j'aurai  bientôt  occasion  de  l'encadrer,  mais  qui  est  trop 
précieux  pour  que  je  ne  vous  l'apprenne  pas,  c'est  celui- 
ci  : 

Vous  lisez  dans  le  livre  de  l'Esjjrit^  tome  II,  pag.  138, 
à  la  note  'édit.  in-8  ,  1778)  :  k  Dans  ce  pays  (la  Turquie], 
la  magnanimité  ne  triomphe  point  de  la  vengeance;  on 
ne  verra  point  en  Turquie  ce  qu'on  a  vu,  il  y  a  quelques 
années,  en  Angleterre.  Le  prince  Edouard,  poursuivi 
par  les  troupes  du  roi,  trouve  un  asile  dans  la  maison 
d'un  seigneur;  ce  seigneur  est  accusé  d'avoir  donné 
retraite  au  prétendant.  On  le  cite  devant  les  juges  ;  il 
s'y  présente  et  leur  dit  :  «  Souffrez  qu'avant  de  subir 
«  l'interrogatoire,  je  vous  demande  lequel  d'entre  vous, 
«  si  le  prétendant  se  fût  réfugié  dans  sa  maison,  eût  été 
«  assez  vil  et  assez  lâche  pour  le  livrer?  »  A  cette  ques- 
tion, le  tribunal  se  tait,  se  lève  et  renvoie  l'accusé.  » 

Ce  fait  me  paraissait  absurde  :  nul  tribunal  sur  la  terre, 
qui  n'est  pas  le  souverain,  n'a  le  droit,  ni  le  pouvoir  de 
juger  ainsi.  Enfin,  j'arrive  en  Angleterre;  et  le  hasard  me 
fait  rencontrer  lady  Margaret  Macdonald,  qui  a  vécu  en  1763 
à  Edimbourg  avec  M.  ÏMacdonald  of  Kingborough,  le  héros 
du  roman  de  31.  Helvélius.  M.  Macdonald  n'était  point  un 
seigneur;  c'éliiit  un  gentilhomme,  cultivateur  assez  pau- 
vre; il  demeurait  dans  lile  de  Sky,  près  du  château  de 
son  proche  i)arent,  le  chevalier  Alexandre  Macdonald, 
propriétaire  en  grande  partie  de  cette  île  et  chef  de  la  clan 
.Macdonald,  une  des  tribus  écossaises  les  plus  attachées  au 
prétendant.  Les  otticiers  du  détachement  à  la  quête  du 
|)rélendant  que  l'on  savait  être  dans  l'Ile  de  Sky,  étaient 
dans  la  salle  ;t  manger  du  château  avec  lady  Margaret.  Un 
paysan  montagnard  se  [)résente  à  la  porte  de  la  sidie,  et 
remet  à  milady  un  billet  non  cacheté;  elle  reconnaît  la 
main  du  prétendant  qui  lui  demande  une  bouteille  de  vin, 


A   t'.UA.Ml  UllT.  347 


une  chemise  et  une  [laire  de  souliers.  Ce  uiallieuieux 
prince,  iicciiblé  de  lassitud.',  étiiil  alors  assis  sur  une  r  >I- 
line  à  un  u)ilie  du  ehàteau,  et  l'on  f)ouvail  le  voir  dos  le- 
nc'^tres  de  la  salle.  Lady  Margart>t  ne  so  troubla  point  :  elle 
prétexta  (pieNpies  (Jétails  do  famille,  qiiilt<i  les  oflicievs. 
et  courut  avec  le  paysan  montagnard  chez  Macdonald  of 
Kiniîhoraujfh  :  «  Si  le  prince  entre  chez  vous,  lui  dit  Mac- 
donald, ou  si  vous  l'assistez  en  la  moindre  chose,  vous 
t'êtes  perdue,  vous  (>t  votre  famille.  Je  me  charge  de  tout. 
Adieu.  »  n  lui  prit  la,  main  et  partit. 

.Macdonald,  avec  des  diiru;ultés  infinies,  parvint  à  sauver 
le  prétendant,  qu'il  habilla  en  femme,  etc.  Ce  prince  gagna 
los  montîignes,  et  se  rendit  heureusement  ii  bord  d'un  des 
vaisseaux  que  la  France  avait  envoyés  en  croisière  suiv- 
ies côtes  occidentales  d'Kcosse.  pour  faciliter  son  évasion. 
Hi(>nt()t  après.  .Macdonald  fut  arrêté  et  mis  on  prison  dans 
le  ch;itt>au  d  lùlimbourg,  où  il  resta  quelque  temps  avant 
ipi'on  lui  fît  son  procès.  Pour  toute  défense,  il  dit  à  ses 
juges  :  «  Ce  que  j'ai  fait  pour  le  prince  Edouard,  je  l'au- 
rais fait  pour  le  prince  de  dalles,  s'il  !*e  fut  trouvé  dans 
les  mêmes  circonstances.  »  Le  tribunal  ne  .<e  lut  point, 
connue  dit  Helvétius;  mais  il  condanma  .Macdonald  à  être 
pendu.  Lii  sentence  (jui  lui  fut  prononctie  portait  en  outre 
(pie  lui,  encore  vi\ant,  aurait  les  entrailles  et  le  cœur 
arrachés  pour  être  jetés  dans  un  brasier  allumé  au  pied 
de  l'échal'aud.  ensuite  l'a  tète  coupée,  etc.  C'est  le  supplice 
ofdinaire  des  liaitres  d(>  la  patrie.  .Macdonald  ne  le  suî)it 
point  :  le  duc  de  Cumberland  représentai  que  cette  exé- 
cution aliénerait  sans  retour  la  clan  .Macdoiuild.  On  lui  (it 
grâce  jwr  jiolifique,  et  l'on  se  contenLi  de  le  tenir  un  un 
pris  innier  dans  le  chAteau  d'Édimlxiurg...  Mais  combien 
cela  est  différent!  combien  cela  est  vrai,  simple,  b-au. 
grand!  combien  Macdonald  et  la  nature  perdaient  au  recil 


LETTRES  DE  MIRABEAU 


(rHclvétius!  Il  a  su  son  erreur,  et  il  a  répondu  :  «  Ma  foi 
cela  est  imprimé;  et  cela  est  encore  beau  comme  je  l'ai 
écrit.  »  Quand  ceux  qui  écrivent  la  morale,  la  philosophie, 
la  politique,  l'histoire,  sauront-ils  qu'ils  ne  sont  que  de 
vils  saltimbanques,  lorsqu'ils  ne  se  regardent  pas  comme 
des  magistrats  ! 

L'ouvrage  ({ue  l'on  me  propose,  mon  cher  ami,  est  une 
entreprise  considérable;  il  ne  s'agit  pas  moins  que  de 
mettre  et  de  tenir  ces  messieurs  au  courant  de  toutes  les 
idées  saines  d'économie  politique,  qu'Us  ont  traitées  jus- 
qu'ici de  vaine  métaphysique.  L'ouvrage  paraîtrait  en  an- 
glais et  en  français  ;  le  plus  ou  le  moins  de  succès  n'im- 
porterait qu'à  ma  conscience  et  à  mon  amour-propre,  car 
j'aurais  une  rétribution  fixe  par  mois;  mais  j'ai  cru  de- 
voir leur  observer  que  cet  ouvrage  n'étant  point  de  nature 
à  piquer  la  malignité,  parce  que  je  ne  dois  ni  ne  veux 
parler  que  des  choses,  et  encore  avec  circonspection,  je 
leur  conseillais  d'adopter  un  plan  qui  éveillât  la  curiosité. 
Consulté  sur  cela,  j'ai  dit  que  le  plus  grand  service,  selon 
moi,  à  rendre  aux  lettres  aujourd'hui,  était  d'abréger,  et 
de  guider  un  choix  dans  l'immensité  des  mensonges,  des 
erreurs  et  des  vérités  imprimées;  qu'en  conséquence,  un 
conservateur  qui  donnerait  en  tout  genre  des  analyses,  et 
non  pas  des  extraits  des  bons  livres;  qui  tirerait  du  fumier 
des  ouvrages  périodiques  les  paillettes  qui  peuvent  y  être 
tombées,  et  qui  deviendrait  le  dépôt  de  morceaux  déta- 
chés qui,  par  leur  brièveté,  c'est-à-dire  par  un  de  leurs 
plus  grands  mérites  mêmes,  sont  bientôt  oubliés  et  per- 
dus, serait  un  ouvrage  très-précieux,  et  qui,  fait  avec 
scrupule,  sans  complaisance,  sans  négligence,  sans  préci- 
pitation, serait  à  peu  près  sûr  d'un  succès  d'estime  n)oins 
rapide  que  les  succès  d'éclat,  mais  durable  et  toujours 
croissant.  On  délibère  sur  cette  idée;  je  la  crois  bonne  ; 


A   ClIAMI-'OUT.  349 

et  si  elle  l'est,  faites  des  vœux  pour  qu'elle  soit  acceptée; 
car  cllo  mo  vaudrait  ciniiuaiite  louis  |)ar  mois,  ot  c'est  plus 
(ju'il  no  me  i'aut,  iix^iie  ici.  il  est  vrai  que  ce  revenu  se- 
rait acheté  par  un  travail  excessif  ot  désagréable,  on  ce 
(ju'il  m'ôterait  le  temps  nécessiiire  pour  la  culture  de  mes 
|)r()pres  pensées;  mais  je  le  regarderais  comme  un  coui's 
d'études  à  finir,  loi-sque  la  fortune  voudra  mo  renrlre  in- 
dépendant. Des  lionnnes  (|ui  valaient  mieux  (|ue  moi  ont 
clé  condamnés  à  des  galères  aussi  mauvaises;  et  quand  je 
me  sens  prêt  à  m'irriler,  je  me  rappelle  cet  apologue  arabe  : 

«  Je  m'étais  toujours  plaint  des  outrages  du  sort  et  de 
la  dureté  des  hommes;  je  n'avais  point  de  souliers,  et  je 
nian(]uais  d'argent  pour  en  acliet(>r.  J'allai  à  la  mos(piée 
de  l)an\as,  je  vis  un  homme  qui  n'avait  point  de  jambes. 
Je  louai  Dieu,  et  je  no  m(>  plaignis  plus  de  man(|uer  do 
souliers.  » 

Si  je  n'avais  pas  une  couq»agne  de  mon  sort,  une  com- 
[)agne  aimable,  douce,  bonne,  (^>ndre,  que  s<i  beauté  aurait 
infailliblement  rendue  riche,  si  ses  excellentes  qualités 
morales  ne  s'y  étaient  pas  op[)Osées;  qui  souffre  pour  elle 
(>t  pour  moi,  en  pensant  que  j'ignoro  toujours  les  res- 
sources du  mois  qui  suit,  moi  dont  le  c^ur  ne  fut  januiis 
ferme  à  l'infortune,  cet  apologue  me  rendrait  très-philo- 
sojihe. 

[)ites-moi,  mon  ami,  si,  une  fois  embarqué  dans  cette 
besogne,  je  puis  conq)ter  du  moins  sur  vos  indications, 
soit  pour  les  anciens  livres  qui  méritent  d'être  analysés, 
soit  pour  un  choix  de  pièces  fugitives  (littéraires)  dont  je 
voudrais  que  cet  ouvrage  fût  le  déjM')t,  et  pour  leiiuol  je  ne 
l)uis  avoir  un  aussi  bon  guide  que  voti-e  goût  exquis  et 
voire  incorriq)tible  conscience.  Dites-moi  aussi  si  vous 
croyez  que  je  puisse  compter  sur  des  st)uscriptcurs  en 
France;  dites-moi  surtout,  avec  votre  franchist*  et  votre 

20 


TTKES   DE  MIRABEAU 


sagacité  ordinaires,  ce  que  vous  pensez  de  l'idée  et  du 
plan. 

(iC  que  vous  me  dites  de  votre  santé  et  de  votre  genre 
de  vie  me  fait  un  très-grand  plaisir,  mais  me  donne  d(^ 
bien  vifs  regrets.  Combien  j'aurais  vécu  avec  vous  cet 
hiver!  combien  j'aurais  passé  d'heures  délicieuses,  et  cul- 
tivé mon  âme  et  ma  pensée!  car,  ne  vous  y  trompez  pas, 
c'est  mon  esprit  qui  acquiert  ici;  mon  âme  est  veuve, 
philosophiquement  parlant,  et  ma  pensée  avorte,  faute 
d'un  ami  qui  l'entende  ou  qui  l'éveille.  Je  combine  une 
foule  de  rapports  nouveaux  ;  et  certainement  il  résultera, 
de  ces  rapprochements  et  de  ces  combinaisons,  de  bonnes 
choses,  surtout  quand  je  les  aurai  mûries  auprès  de  vous, 
dans  la  serre  chaude  de  votre  amitié  et  de  vos  talents. 
Mais  aujourd'hui  je  ne  fais  qu'amasser;  je  ne  dispose 
point.  Je  n'ai  jamais  si  bien  senti  combien  vous  étiez  né- 
cessaire pour  m'encourager  et  me  guider.  Je  ferai  ici  plu- 
sieurs bons  ouvrages,  un  entre  autres  qui  sera  une  grande 
vengeance  offerte  à  l'humanité  :  ce  sera  l'histoire  d'un  des 
plus  horribles  crimes  du  xviii"  siècle,  dont  le  hasard  m'a 
envoyé  les  matériaux  les  plus  curieux  et  les  mieux  dé- 
taillés ;  mais  un  grand  ouvrage  de  morale  ou  de  philoso- 
phie, je  ne  l'entreprendrai  jamais  qu'auprès  de  vous,  qui 
êtes  la  trempe  de  mon  âme  et  de  mon  esprit. 

Allons  donc,  je  serai  content  de  vos  amis,  puisque  vous 
le  voulez  ;  mais  qu'ils  s'arrangent  pour  que  vous  ayez  douze 
mille  livres  de  rente,  ou  je  ne  réponds  pas  des  rechutes. 
Bonjour,  mon  ami  ;  car  en  voilà  bien  long,  et  ma  pauvre 
petite  se  réveille  ;  remarquez,  s'il  vous  plaît,  qu'elle  est 
trop  excusée  de  son  silence,  elle  vous  aime  de  tout  son 
cœur  et  vous  regrette  très-vivement.  Adieu,  encore  une 
fois.  Je  ne  vous  dirai  pas  :  si  vous  aimez  des  anecdotes 
caractéristi(}ues  de  ce  pays  pour  augmenter  votre  immense 


A   CHAMPORT.  a  .1 

répertoire,  écrivez-moi  souvent,  car  je  vous  en  enverrai 
toujours  eu  ré[)onse.  Mais  je  vous  dirai  :  écrivez-moi  sou- 
vent. CMr  cela  ino  cnnsolo  et  soutient  mon  ('(«irajre. 

/'.  S.  Nous  (^tes  sCirenienl  étonne  de  ce  que  lex  r. ..'  ne 
(iiruient  pas  encore;  mais  vous  le  seniz  |)lus,  quand  vous 
saurez  que  j'ai  ti-aduit  à  la  suite  un  |)ainpldet  du  docteur 
Priée,  intitulé  :  Obsenathnii  ou  llie  impoiiance  o/'  tlie  ame- 
riran  révolution,  and  the  ineans  of  making  it  a  benefîl  ta  Ihe 
WorM  (cela  n'est  {ws  excellent,  mais  on  m'en  a  beaucoup 
[>rié),  et  fait  un  discours  et  des  notes  sur  cet  ouvraîïo, 
dont  vous  ne  serez  |)as  mécontent,  pour  avoir  été  fait  loin 
de  vous. 

LiiriiiK  \i. 

lomlres,  Hatton-street  in  Holhom,  30  dt-rombre  HSI. 

Je  ne  voulais  ni  vous  jjronder.  mon  ami.  ni  interpréter 
\olre  silence  d'une  manière  qui  pût  aflliger  mon  cœur; 
mais  j'étais  inquiet  de  vous  :  car  votre  constitution  débile 
ei  votre  tempérament  igné  se  conserveront  longtemps  l'un 
par  l'autre;  mais  ils  se  heurteront  souvent;  et  la  vie  est 
biiMi  quelque  chose  ;  mais  ne  jws  souffrir  est  beaucoup 
l)!iis.  du  moins  selon  moi,  Me  voilà  rassuré.  jus<|u'ij  un 
certain  point  pourtant;  car  je  sais  que  vous  pttyez  cher 
(pielques  semaines  de  travail  forcé;  et  je  n'aime  pas  assez 
la  littérature,  quoique  j'en  sois  idolAtre,  pour  pouvoir  dé- 
lirer de  l'enrichir  à  vos  dépens,  et  d'autant  moins  que  tôt 
(Ml  lard  les  trésors  de  votre  génie  lui  arriveront,  l'ourquoi 
donc  se  hâter,  au  risque  de  ruiner  votre  Simte?  .Mais  vous 

1.  Ij-*  (jni-in)wli,  (•"e.st-.à-diro  récrit  sur  Torilre  de  CincinnaU». 


LETTRES  DE  MIRABEAU 


m'auriez  fait  bien  plaisir  de  me  récapituler  la  réception 
de  mes  lettres,  ou  du  moins  de  me  les  signaler  par  quel- 
ques traits  détachés  ;  car  j'en  ai  quatre  ou  cinq  au  moins 
sans  réponse;  et  vous  ne  me  parlez  que  de  celle  où  je  vous 
entretiens  du  Conservateur.  Au  reste,  comme  il  n'y  avait 
dans  les  autres  aucun  motif  de  suppression,  je  suppose 
qu'elles  sont  arrivées  à  bon  port.  Car  j'entends  bien  pour- 
quoi l'on  gène  la  liberté  de  la  presse;  en  dépit  des  cent 
mille  et  une  raisons  que  j'en  pourrais  donner,  je  trouve 
qu'on  peut  résumer  cette  question  dans  un  argument  très- 
court.  Quel  mal  y  aurait-il  qu'il  n'y  eût  pas  tel,  tel,  tel, 
tel  et  tel  livre?  Et  cela,  jusque  et  inclusivement  la  Bible, 
où  pourtant  il  eût  dit  que  toute  puissance  vient  do  Dieu, 
et  sans  égard  à. ce  que  la  poudre  à  canon,  le  plus  utile  de 
tous  les  livres  à  ceux  qui  n'en  veulent  point,  serait  encore 
dans  le  cerveau  du  Père  éternel,  si  Adam  ne  nous  eût  pas 
transmis  la  faculté  de  faire  des  livres?  Qu'avez-vous  à  ré- 
pondre à  cela,  hein?  Mais  pourquoi  gênerait-on  le  com- 
merce des  lettres?  Il  n'a  pas  du  tout  les  mômes  consé- 
quences ;  car  quel  homme,  à  moins  d'être  insensé,  ne  sait 
pas  qu'il  écrit  sous  les  yeux  vigilants  de  tous  les  sages  et 
généreux  gouvernements,  qui  régissent  l'univers,  comm/ 
ils  disent?  Donc,  si  ce  n'était  pas  une  très-agréable  et 
expédiente  occasion  de  gagner  et  faire  gagner  beaucoup 
d'argent  à  beaucoup  d'honnêtes  gens,  l'interception  des 
lettres  serait  une  chose  fort  inutile  (  procédé  à  part,  cjuc 
pourtant  tout  le  monde  ne  trouve  pas  égalçment  gai  j,  et 
d'autant  plus  inutile  qu'il  n'est  pas  une  correspondance 
d'ambassadeurs  qui  ne  se  fasse  par  courriers.  Mais  le  ciel 
me  défende  de  gloser  sur  une  si  belle  institution! 

Vous  voilà  bien  affairés,  messieurs  les  distributeurs  de 
la  gloire!  que  l'esprit  saint  vous  illumine!  Mais  miracle 
[KHir  miracle,  il  devrait  bien  com  nencer  par  les  candi- 


A  CHAMPORT.  353 


dats,  avant  de  passor  aux  tMecteurs.  Au  reste,  savez-vous 
pourquoi  je  jwrle  de  ceci  ?  Vous  ne  vous  douteriez  pas  en 
cent  mille  ans((iie  je  fusse  solliciteur  d'une  place  à  l'Aca- 
démie; je  le  suis  pourtant,  ou  à  peu  pr«">s:  mais  rassurez- 
vous,  ce  n'est  pas  de  moi,  et  indépeiulammcnt  du  bras  de 
mer,  ce  ne  sera  jamais  de  moi  dont  il  sera  question.  Vous 
me  dites  qu'au  nombre  des  aspirants  se  trouve  Target;  je 
sais,  mon  cher  ami,  tout  ce  qu'il  y  a  à  dire  contre  lin  ;  et 
cela  se  réduit  à  ceci  :  il  a  peu  ou  point  de  titres  littéraires; 
cela  est  vrai;  mais  peu  d'honunes,  et  nul,  parmi  les  as- 
pirants, à  moins  que  ce  ne  soit  Garât  (à  qui  je  ne  vou- 
drais pas  nuire  assurément,  mais  qui  a  son  poste),  n'est 
aussi  capable  d'en  avoir.  Je  ne  sais  si  vous  connaissez  les 
Lettres  d'un  homme  à  un  homme,  le  meilleur  des  écrits  po- 
lémiques qui  parurent  au  temps  de  Maupeou;  cela  est  de 
lui.  Vous  devez  connaître  ce  qu'il  a  écrit  sur  la  censure. 
Une  iïrande  partie  du  morceau  iutitulé  :  liépe.nous  sur 
Vomrage  précédent,  impriuié  à  la  suite  de  l'ouvrage  de 
Price  dans  mes  Cincinnati ,  est  de  lui  ;  et  cela  fut  jeté  en 
\m  instiint.  En  un  mot,  je  vous  suis  garant  qu'il  a  une 
vaste  littérature,  des  connaissances  très-nettes,  et  la  tMe 
pleine  de  choses  et  de  bonnes  choses.  Par  exemple,  non- 
seulement  il  est  au  courant  de  toutes  les  idées  siiines  en 
économie  politique,  mais  il  en  a  redressé  plusieurs;  non- 
seulement  il  est  au  courant  de  toutes  nos  idées  philoso- 
phiques, mais  il  a  donné  à  plusieurs  beaucoup  d'énergie 
et  d'extension.  Le  patriciat  a  reçu  de  lui  de  rudes  coups 
de  knout  dans  le  procès  des  Quiessat,  etc.,  etc.  De  plus 
(et  si  nous  ne  traitions  qu'entre  nous,  j'aurais  commencé 
par  là],  c'est  un  parfaitement  honnête  homme,  bon,  chaud, 
sensible,  pur,  incornq)tible;  et  l'on  vous  offi-e  de  plats  co- 
quins. Enlin,  et  ceci  passera  dans  votre  cœur,  il  est  mon 
ami  particulier  ;  il  est  digne  d'éti-e  le  vôtre ,  et  il  ma 

20. 


3ot  1;ETTRE.-  LE  MIRABEAU 


rendu  un  service  important  que  je  ne lui  ai  pas  même  de- 
mandé, ni  indiqué,  avec  toute  sorte  de  chaleur  et  une  grâce 
charmante. 

Je  sais  bien,  mon  ami,  que  tout  cela,  quoique  très-so- 
nore à  votre  âme,  ne  vous  ferait  pas  faire  ce  que  vous  ne 
croiriez  pas  devoir  faire;  mais,  en  conscience,  croyez- 
vous  devoir  quelque  dose  en  ceci  ?  oii  est  le  plus  digne? 
où  sont  les  données  pour  déterminer  le  plus  digne?  et  le 
plus  digne  fût-il  là,  votre  voix  le  fera-t-elle  élire?  Que 
va-t-on  vous  proposer?  Quelques  canailles  titrées,  ou 
quelques  bamboches  littéraires.  Target  a  fait  bien  mieux 
que  de  mauvais  ou  de  médiocres  ouvrages  :  il  n'en  a  point 
fait  ;  il  a  consacré  sa  vie  à  une  profession  embrassée  malgré 
lui,  et  qu'il  n'en  a  pas  moins  remplie  avec  une  rare  di- 
gnité, avec  un  grand  zèle,  avec  tout  l'éclat  dont  l'éloquence 
du  mur  mitoyen  est  susceptible.  L'honneur  qu'on  lui  fe- 
rait, car  enfin  c'en  est  un  dans  sa  position,  rare  même  et 
par  conséquent  assez  désirable  ;  l'honneur  qu'on  lui  fe- 
rait exciterait  en  lui  le  désir  et  la  volonté  de  déployer  ses 
forces  ;  et  le  choix  de  ]' Académie,  où  d'ailleurs  il  faut  de 
tous  les  genres,  peut  nous  valoir  quelques  bons  ouvrages, 
au  lieu  de  consultations  obscures  ou  de  plaidoyers  éphé- 
mères; et  puis,  maintenant  que  la  peste  est  sur  les  beaux 
es{)rits,  n'y  a-t-il  pas  de  la  place  pour  tout  le  monde? 

\'.n  voilà  bien  long,  mon  ami  ;  mais  c'est  que  la  chose 
mo  tient  au  cœur;  et  vous  savez  si  vous  recevriez  un  refus 
(le  moi.  Que  Target  doive  votre  voix  à  votre  amitié  pour 
moi,  et  je  vous  suis  garant  que  je  vous  aurai  acquis  un  ami 
digne  de  ce  titre  par  sa  morale,  et  même  par  ses  talents. 

Les  miens  (car  il  me  faut  bien,  comme  un  autre,  parler 
de  mes  talents)  viennent  de  faire  un  tour  de  force  dont  je 
ne  puis  rien  vou;  dire  autre  chose,  sinon  qu'un  livre  sin- 
gulier et  rempli  de  recherches  aura  été  fait  et  imprimé 


AGHAMFORT. 


en  im  mois,  ici  où  l'on  im|trinio  la  moitié  moins  vilo 
qu'(»n  Franco.  Or,  dans  colle  occasion,  lo  tomps  importait 
fort  à  lairairo,  ot  l'alFaire  m'imporUiit  fort  à  moi  ;  outre 
quelle  est  jïrande  et  belle,  mon  Couxeiraleur  est  accro- 
ché, parce  qu'on  veut  qu'un  libniire  français  entre  dans 
la  moitié  des  frais  de  l'édition  française  (vous  voyez  que 
vous  vous  êtes  trop  liàté  de  me  félicit(^r),  de  sorte  que,  la 
maladiede  mon  amie  m'ayant  ruiné,  j'éUiisauxexpHlients. 
Me  voilà  sauvé  pour  une  couple  de  mois.  Vous  trouverez- 
là  le  nom  de  votre  hôte  consigné  avec  honneur;  vers  le 
milieu  du  mois  prochain,  cela  vous  parviendra. 

On  nous  annonce  ici  un  grand  ouvrage  en  trois  volumes 
de  Necker,  avec  son  avis  sur  l'administration  des  finan- 
ces :  il  est,  dit-on,  entre  les  mains  do  notre  roi.  de  notre 
reine,  de  Monsieur,  et  Siins  doute  de  M.  lo  dauphin,  plus  de 
M.  deCastries;  dix-huit  mille  exemplaires  sont  prêts  pour 
porter  à  toute  la  terre  la  preuve  que  la  France  a  perdu  un 
bon  serviteur  et  que  le  serviteur  en  est  bien  fâché.  Quant 
à  moi,  outre  que  je  sais  à  quoi  m'en  tenir  sur  ses  talents 
linanciers  et  ses  opérations  ministérielles,  je  suis  occupé 
on  ce  moment  d'une  étude  qui  no  le  montre  pas  en  beau. 
L'abandon  qu'il  a  fait  de  sa  patrie,  dans  un  temps  où  il 
lui  était  facile  de  la  sauver  et  de  la  mettre  pour  toujours 
hors  des  dangers  où  elle  s'est  abîmée,  est  un  vilain  bout 
d'oriMllo.  par  lequel  il  m'est  impossible  de  ne  pas  le  juger. 
TuriTot  n'otiiit  pas  (îou(>vois  à  beaucoup  près;  et  cependant 
il  eût  tenu  à  honneur  de  sauver  une  taupinièri»  où  on  lui 
aurait  dit  que  la  liberté  était  en  danger,  et  il  n'eût  pas 
marchandé  ses  peines.  Au  reste,  le  glorieux  avait  honte 
de  son  pore  (je  vous  en  dirai  (pioique  jour  les  détails)  ; 
chorclioz  là-dossous,  si  vous  pouvez,  un  grand  homme... 
Cela  n'ompéclio  pas  que  l'ouvrage  sur  les  finances  ne  puiss<' 
être  bon;  ipiand  on  sait  bien  ses  (piatro  K'gles.  qu'on  |)<>ut 


356  LETTRES  DE  MIRABEAU 


conjuguer  le  verbe  avoir,  et  qu'on  est  laborieux,  on  est  un 
aigle  en  finance. 

Bonsoir,  mon  ami;  si  mon  Conservateur  ne  s'accroche 
pas,  il  y  a  beaucoup  à  parier  que  je  retournerai  en  France, 
car  je  ne  veux  pas  mourir  de  faim  ici,  où  Rousseau  aurait 
péri  de  cette  triste  maladie,  s'il  n'eût  eu  que  ses  talents  à 
donner  pour  hypothèque  à  son  boucher  et  à  son  boulan- 
ger; et  en  France  pourtant,  il  est  bien  difficile  que,  moi 
présent,  on  me  refuse  du  pain.  Notez,  je  vous  prie,  que 
le  parlement  a  remis  à  délibérer  sur  ma  demande  en  cou- 
rant et  arrérages  de  pension  alimentaire,  après  le  compte 
de  tutelle  rendu  par  mon  père.  Il  faut  avec  ces  messieurs 
vi\  re  par  provision  sans  provision.  Adieu,  encore  une  fois  ; 
écrivez-moi  plus  souvent  :  donnez-moi  des  nouvelles  des 
Cincinnati  que  vous  devez  avoir  depuis  longtemps,  et 
n'oubliez  pas  combien  le  principal  objet  de  cette  lettre  me 
tient  au  cœur. 


LKTTH..   XIl. 

C'est  à  M.  Leveillard  que  je  dois,  mon  cher  ami,  d'être 
certain  que  vous  vivez,  et  que,  laible  encore,  vous  vous 
portez  mieux.  C'est  à  lui  que  je  dois  de  savoir  les  progrès 
si  ridiculement  longs  de  votre  fortune,  qui  ne  font  pas 
m  »ins  votre  éloge  que  la  honte  de  vos  amis  ;  mais  enfin, 
je  n'ai  pas  su  par  vous  un  mot  de  ce  qui  vous  intéresse. 
Je  l'ai  demandé  enfin  à  Leveillard,  qui,  malade  lui-môme, 
mais  sensible  à  ma  peine,  ma  répondu  courrier  par  cour- 
rier, et  m'a  laissé  le  regret  de  ne  m'étre  pas  plus  tôt  adressé 
à  lui. 

S'il  est  vrai  que  vous  m'aimiez,  mon  cher  Chamforl.  je 
vous  prie  d'occuper  un  moment  votre  imagination  de  ce 


A  CHAkFOin 


que  la  mienne,  qui  no  manque  pas  d'activité,  a  dû  souf- 
frir de  votre  silence  opiniâtre,  que  je  vous  ai  quatre  fois 
sup[)lié  de  rompre,  ne  fùl-ceque  |)ar  un  mot  de  votre  la- 
quais, si  M.  H...  ne  voulait  pas  me  faire  le  siicrifice  de 
qiieiques  minutes.  Je  ne  sais  pas  ce  que  je  n'ai  pas  cru, 
et  j'en  étais  venu  à  ce  point  ([ue  je  no  permettais  point  à 
ma  com|)agne  de  prononcer  votre  nom;  j'éprouvais  trop 
d'an<îoisses  et  d'inquiétudes;  tous  mes  efforts  étaient  di- 
rigés il  me  distraire  de  vous.  J'avais  renoncé  à  vous  écrire 
jusqu'il  ce  que  je  susse  votre  sort.  Maintenant,  vous  m'é- 
crirez et  je  saurai  les  raisons  de  votre  silence,  ou  vous 
serez  très-importuné. 

Dupont  avait  de  trop  bonnes  raisons  pour  ne  pas  me 
répondre;  il  a  perdu  sa  femme,  l'une  des  plus  raisonna- 
bles et  des  plus  estimables  mères  de  famille  que  je  con- 
nusse ;  elle  avait  les  vertus  domestiques  de  totis  les  genres; 
et  si  ce  ne  sont  pas  les  plus  rares,  certainement  ce  sont 
cx^lles  qui  contribuent  le  plus  au  bonheur  de  t«ut  ce  qui  a 
des  rapjiorts  avec  nous.  D'ailleurs,  Dupont,  jeté  dans  le 
torrent  des  afiaires,  ayant  beaucoup  de  par  delà  dans  la 
tête,  et  de  mobilité  dans  le  cœur,  avait  plus  de  besoin 
qu'un  autre  dune  compagne  qui  s'occupât  de  son  inté- 
rieur :  c'est  donc  une  perte  et  une  très-grande  perte  tpiil 
vient  de  faire;  et  je  dois  trouver  tout  simple  qu'il  n'ait 
pas  eu  le  temps  de  penser  à  mes  inquiétudes;  mais  vous 
qui  en  étiez  l'objet,  vous  qui  saviez  que  je  n'en  manquais 
pas  dans  cette  grande  et  ruineuse  ville,  et  qu'au  moins 
me  fallait-il  être  tran([uille  sur  le  sort,  la  santé  et  l'atta- 
chement de  mes  amis,  je  ne  vous  connais  qu'un  moyen  de 
vous  faire  pardonner,  c'est  de  \ous  bien  porter,  détre 
heureux  et  de  me  le  dire. 

Je  suis  si  fâché  contre  vous,  que  je  ne  vous  dirai  pas 
un  mot  de  ce  pays-ci,  ni  des  courses  que  j'ai  faites  et  qui 


LETTRES  DE  MIRABEAU 


SOUS  peu  produiront  peut-être  quelque  chose;  mais,  comme 
je  veux  croire  que  vous  m'aimez  encore,  je  vous  dirai  un 
mot  de  nous.  Notre  santé  est  bonne;  ma  compagne  est  ce 
que  vous  l'avez  vue,  belle,  douce,  bonne,  égale,  coura- 
geuse, pénétrée  de  ce  charme  de  la  sensibilité  qui  fait 
tout  supporter,  et  môme  les  maux  qu'elle  produit.  Pour 
moi,  je  trouve  ici  pâture  à  mon  activité;  j'apprends,  je 
note,  je  fais  beaucoup  de  choses;  mais,  au  milieu  des  mar- 
ques de  bienvoi  lance  et  de  considération  que  je  reçois, 
je  ne  laisse  pas  que  d'être  fort  inquiet  sur  l'avenir;  la  lit- 
térature française  étant  si  étrangère  ici,  la  main-d'œuvre 
si  chère,  et  les  libraires  si  timides,  que  le  meilleur  moyen 
d'y  mourir  de  faim,  c'est  d'y  être  même  un  bon  écrivain 
français.  Au  reste,  on  y  imprime  les  Cincinnati,  qui  me 
rapporteront  peu  de  chose,  mais  qui  du  moins  ne  ne  coû- 
teront rien,  et  qu'un  homme  de  beaucoup  de  talent  a  bien 
traduits,  de  sorte  que  l'édition  anglaise  paraîtra  presque 
aussitôt  que  la  française.  Mais  jugez,  parce  qui  se  passe  à 
cet  égard,  du  peu  de  ressources  qu'offre  la  typographie 
anglaise.  Deux  libraires  de  Paris,  inutiles  à  nommer  par 
la  poste,  mais  dont  un  riche  et  solide,  m'ont  écrit  pour 
prendre  quinze  cents  exemplaires  à  c.nquante  sous,  pourvu 
qu'on  les  leur  rendît  à  telle  ville  frontière;  on  a  grand'- 
peine  à  décider  le  libraire  anglais  à  tirer  à  quinze  cents 
l'édition  franç.iise,  et,  si  l'ouvrage  n'avait  pas  produit  ici, 
sur  quelques  hommes  accr  dites,  un  très-grand  effet,  ja- 
mais libraire  ne  l'eût  im()rimé  pour  son  compte;  les 
Fiançais  accoutumés  au  pays  conçoivent  à  peine  cet  ef- 
fort, et  je  ne  le  conçois  pas  moi-môme,  depuis  que  je  sais 
que  Emsloy  a  refusé  d'imprimer  le  manuscrit  des  Confes- 
sions de  J.-J.  Rousseau,  de  peur  que  lédition  ne  lui  restât. 
D'un  autre  côté,  depui?»  que  je  suis  à  Londres,  maigre 
me-;  continuelles  instances,  je  n'ai    pas  reçu  un  mot  de 


A    CUA.\1  .  iili  1. 

mus  i)n)cur('urs,  et  j'ignoro  encore  s'il  existe  en  France 
un  moyen  de  faire  payer  par  un  j^ère  une  [)ensi()n  ali- 
monfairo  à  son  (ils. 

Avec  tout  cela,  m"ii  ;mi.  aimez-moi,  écrivez-moi,  et 
je  ne  regretterai  feutre  en  France  que  vous  et  votre  so- 
ciété. 

Bonjour,  mon  clier  paresseux;  que  les  trés;)rs(lont  V(hh 
surchar};e  la  munificiMia*  royale  ne  vous  fassent  pas  ou- 
blier vos  vrais  amis;  les  autres  sont  aimables  et  brillants  ; 
mais  voilà  tout:  et  nous,  nous  vou-;  aimons. 


LKTTUK   Mil. 

Vomircdi,  4  tV-vri«!r  H.S,"). 

Mon  ami,  je  ne  vous  aurais  pas  encore  écrit  aujour- 
(llmi,  non  pas  parce  que  vous  êtes  en  arrière  avec  moi, 
mais  parce  (|ue  je  suis  triste  et  malheureux,  entre  autres 
et  trop  nombreux  sujets,  de  (absence  de  ma  douce  com- 
pagne que  vous  aurez  embrassée  avant  de  lire  cette  lettre; 
je  ne  vous  aurais  pas  écrit,  dis-je,  quoique  je  vous  doive 
des  remerciements  pour  \otre  conduite  envers  Target,  si 
un  devoir  de  reconnaissance  ne  mexcilait  pas  en  ce  mo- 
ment à  secouer  mon  spleen  et  à  vaincre  ma  mélancoriipio 
paresse. 

Je  ne  vous  ai  jamais  reconnnandé  pei-sonne  en  France, 
mon  bon  ami,  pas  môme  nmi ,  piirce  que  j'ai  toujoui-s 
trouvé  que  cette  discrétion  était  un  de\oir  étroit  de  déli- 
catesse et  d'honnêteté  envers  un  homme  (|uo  son  mérite 
personnel  et  le  hasiird  des  circonstances  ont  mis  en  me- 
sure, mémo  intime,  avec  les  grands,  sans  qu'il  ait  jamais 
\oulu  compromettre  son  indépendance,  traliquer  de  leur 


LETTRES  DE  MIRABEAU 


amitié,  mettre  en  un  mot,  en  manière  quelconque  à  profit, 
sa  situation;  mais  lorsqu'il  s'aa;it  d'un  étranger,  homme 
de  mérite,  à  recommander  au  dehors,  comme  on  ne  peut 
soupçonner  en  aucune  façon  les  intentions  et  les  motifs 
de  celui  qui  s'y  intéresse,  comme  ces  sortes  de  déférences 
hospitalières  honorent  les  hommes  en  place  et  peuvent 
leur  être  utiles ,  comme  vous  ne  vous  êtes  point  interdit 
de  conseiller  des  actions  honnêtes,  et  que  c'est  même  la 
seule  part  que  vous  vous  soyez  réservée  dans  les  afî'aires 
de  ce  monde,  je  peux  me  permettre  d'être  plus  hardi. 
Après  cette  longue  préface,  voici  ce  dont  il  s'agit  : 

M.  William  Manning,  beau-frère  de  M.  Vaughan, 
homme  d'un  très-grand  mérite,  l'un  des  plus  vrais  philan- 
thropes qu'il  y  ait  en  Euro|)e,  est  certainement  l'Anglais 
le  plus  dégagé  des  préjugés  moraux  qui  existe,  auquel 
j'ai  été  recommandé  par  M.  Franklin,  et  qui  m'a  rendu 
toutes  sortes  de  bons  offices  ;  M.  William  Manning,  fils 
d'un  des  plus  riches  et  des  plus  estimés  planteurs  des  îles 
britanniques,  part  pour  les  Antilles,  appelé  par  de  très- 
grandes  affaires.  H  désire  d'être  recommandé  à  iM.  le  comte 
de  Damas  à  la  Martinique,  et  à  M.  le  comte  d'Arrôt  à 
Tabago  (je  ne  sais  si  ce  nom  d'Arrôt  est  bien  écrit)  ;  vous 
avez  des  relations  personnelles  avec  la  maison  de  Damas; 
et  vous  n'en  auriez  pas,  que  votre  immense  considération, 
qui  vous  met  de  pair  avec  tout  le  monde,  à  force  de  vous 
mettre  au-dessus,  vous  en  donnerait  aisément;  mais  je 
me  rappelle  que  vous  en  avez  :  d'ailleurs,  nulle  recomman- 
dation, soit  en  Angleterre,  soit  aux  îles,  ne  peut  être  plus 
honorable  et  plus  efficace  que  celle  du  marquis  de  Vau- 
dreuil,  que  l'estime  univereelle  de  ce  peuple-ci,  connais- 
seur en  hommes,  doit  bien  dédommager  des  tracasseries 
de  (îour;  et  personne  ne  peut,  plus  aisément  que  vous, 
faire  écrire  un  mol  de  ce  bord. 


A  CHAMFORT.  361 


Rendez-moi  ce  service,  mon  bon  ami;  je  dis  ce  service, 

car  je  n'aurai  pout-i^tro  jamais  do  ma  vie  uno  autre  occa- 
sion de  faire  quelque  ciiose  d'agréal)le  {wur  l'iiomino  de 
ce  pays-ci  qui  a  été  le  plus  empressé  à  m'étre  utile,  et 
qui  no  l'aurait  pas  (Hé  davantiige  après  une  connaissance 
(le  i)Iusieurs  années. 

Je  ne  vous  parlerai  pas  de  moi,  je  n'en  ai  pas  le  courage; 
les  horribles  tracasseries  que  j'ai  essuyées  depuis  quelque 
tenips,  la  dureté  de  mon  [tère,  il  faut  trancher  le  mot,  sa 
férocité,  qui  incidente  maintenant  sur  le  pain  qu'il  est 
forcé  à  me  doimer,  et  qui  met  toute  son  adresse  et  tous 
ses  efforts  pour  me  faire  mourir  de  faim  (car  apparemment 
il  n'a  pas  encore  espéré  de  me  rendre  voleur  de  grand 
cheniin;  ;  le  départ  récent  de  mon  amie,  qui  m'a  réelle- 
ment mutilé,  et  qui  me  prive  de  la  seule  consolation  qui 
me  reste  sur  la  terre,  au  moment  où  j'ai  le  plus  lourd 
fardeau  à  porter;  toutes  ces  circonstances  réunies  et 
l'anxiétt»  d'une  situation  qui  n'a  point  d'égale  me  ren- 
draient tro[)  amer  de  retracer  des  détiiils  qui  vous  navre- 
raient le  cœur,  et,  loin  de  me  soulager,  tirailleraient  mes 
blessures.  Mon  amie  vous  dira  tout  cela,  maisellesera  là;  et 
sa  physionomie  angélique,  sa  pénétrante  douceur,  la  sé- 
duction magique  qui  l'entoure  et  la  pénètre,  adouciront  le 
chagrin  (|ue  vous  causera  infailliblement  son  récit;  et  moi, 
je  vous  déchirerais  plutôt  ([ue  je  ne  vous  atlcMidriiais;  outre 
(pie  vous  ne  m'entendriez  pas,  sans  un  volume  de  fasti- 
dieuses explications  qui  me  tueraient,  loi-sc^ue  vous  seriez 
au  courant.  Nous  recommencerons  à  causer,  et  vous  ne 
négligerez  plus  la  corresjxmdance  d'un  ami  malheureux, 
qui  met  tant  de  prix  au  moindre  souvenir  de  vous,  et  au- 
quel il  reste  si  peu  de  jouissance. 

Je  n'ai  certainement  pas  besoin  de  vous  recommander 
de  faire  pour  mon  aimable  amie,  et  pour  le  succès  de  ses 


362  LETTRES  DE  MIRABEAU 

démarches,  tout  ce  qui  sera  en  vous,  c'est-à-dire  de  lui 
prodiguer  vos  consolations  et  vos  conseils;  vous  êtes  bon, 
sensible  et  généreux  :  d  ailleurs,  c'est  pour  moi  qu'elle 
travaille;  mais  je  vous  jure,  mon  ami,  je  vous  jure,  dans 
toute  la  sincérité  de  mon  âme,  que  je  ne  la  vaux  pas,  et 
que  cette  âme  est  d'un  ordre  supérieur,  pur  la  tendresse, 
la  délicatesse  et  la  bonté.  Si  le  comte  d'Entraigues  est  à 
Paris,  avertissez-le  de  l'arrivée  de  mon  amie  ;  et  comme 
lui  est  un  ardent  et  adroit  solliciteur,  concertez-vous  tous 
deux  avec  lui  pour  qu'il  travaille  à  mes  affaires.  Au  reste, 
mon  cher  ami,  un  grand  point  serait  de  m'obtcnir  sûreté 
pour  rentrer  en  France  ;  car  il  est  impossible  que  je  vivo 
ici,  si  l'on  ne  m'y  ménage  pas  quelques  ressources  litté- 
raires, et  mon  nom  effarouche  tous  les  libraires  soumis  à 
la  censure;  mais  si  jo  ne  m'y  soumets,  moi,  si  je  fonde 
mon  pain  sur  un  travail  qui  ne  puisse  effaroucher  per- 
sonne, pourquoi  donc  le  môme  gouvernement  qui  encou- 
rage, qui  fait  vivre,  qui  soudoie  ici  des  insectes  de  l'es- 
pèce la  plus  vile  et  la  plus  venimeuse,  ne  me  laisserait-il 
pas  vivre,  moi  ?  lui  suis-je  donc  plus  désagréable  ou  plus 
suspect  que  Linguet,  etc.,  etc.  ? 

Quoi  qu'il  en  soit,  mon  ami,  conseillez,  dirigez,  conso- 
lez ma  pauvre  amie,  et  ménagez-moi  la  possibilité  de 
nous  retrouver  tous  trois.  Parlez-moi  donc  de  vous. 

Croyez-vous  qu'un  choix  de  comédies  anglaises  réussît 
en  France,  cest-à-dire  qu'un  libraire  voulût  l'acheter? 
Remarquez  que  c'est  un  travail  qui  ne  peut  se  faire  qu'ici  ; 
mais  je  voudrais  un  marché  fixe,  afin  de  ne  pas  consumer 
inutilement  du  temps  :  il  importerait  que  les  lettres  fus- 
sent ici  le  plus  tôt  possible. 


A  CHAHPORT.  363 


LKTTHE  XIV. 


Paris,  1"  janvier  1788. 

J'irai  vous  porter  co  matin,  mon  cher  Chanifort,  les  vœux 
d'un  ami  (idèlc,  affectueux,  dévoué,  et  qui  n'aspire  aux 
jouissances  d'une  fortune  indépendante  que  pour  prouver 
à  vous  et  à  un  très  petit  nombre  d'autres  mortels,  que  si 
jusqu'alors  il  ne  jouiasait  pas  assez  du  charme  de  leur  so- 
ciété, c'est  qu'il  ne  jouissait  pas  de  lui-même,  et  que, 
pour  disposer  de  son  àme,  do  ses  principes,  de  ses  talents, 
il  s'était  vu  obligé  d'immoler  son  temps  et  ses  goûts  per- 
sonnels. 

Je  passerai  donc  chez  vous,  moti  ami  ;  mais  comme 
vous  pourriez  ôtro  en  course  pour  les  devoirs  du  jour,  je 
vous  prie,  par  ce  billet,  de  me  prévenir  si  la  lettre  que 
vous  destinez  à  la  consolation  de  M.  Cérutti  sera  prête 
assez  tôt  pour  pouvoir  trouver  place  dans  le  numéro  qui 
paraîtra  vendredi  ;  il  faudrait  pour  cela  que  je  l'eusse  mer- 
credi soir  au  plus  tard.  Ma  question  a  pour  motif,  mon 
cher  Chamfort,  d'abord  la  nécessité  de  pourvoir  d'avance 
i\  nos  mélanines,  ensuite  le  désir  de  faire  ce  (pie  vous 
m'avez  persuadé,  être  équitable  et  décent,  assez  ii  temps 
pour  que  la  sensibilité  de  M.  Cérutti  en  reçoive  un  adou- 
cissement, et  non  un  double  choc,  ce  qui  arrive  toujours 
dans  les  querelles  renouvelées. 

Bonjour,  mon  très-bon  ami.  L.  C.  D.  M. 


364  LETTRES  DE  MIRABEAU 


LETTRE  XV. 


5  octobre  1790. 


Je  suis  vivement  pressé,  mon  cher  Chamfort,  de  faire 
exécuter  le  joli  projet  dont  je  vous  ai  parlé,  celui  de  re- 
cueillir ce  que  j'appelle  des  vignettes  littéraires  et  philo- 
sophiques pour  un  catalogue  raisonné  :  il  faut  donc  que 
je  m'en  occupe,  et  que  je  vous  prie  de  vous  en  occuper 
assez  vous-même  pour  vous  y  attacher.  Il  serait  néces- 
saire, mon  bon  ami,  que  je  susse  quels  sont,  parmi  les 
grands  noms,  vos  élus,  vos  favoris  :  puis-je  compter  que 
les  poètes  grecs  et  latins  seront  de  ce  nombre  ?  Si  vous  y 
joigniez  nos  grands  maîtres  français,  je  serais  bien  riche; 
et  si  vous  aviez  le  c(Turage  d'aller  jusqu'à  l'élite  des  au- 
teurs de  mémoires  et  des  moralistes,  je  le  serais  jusqu'à 
faire  envie.  Un  mot  sur  cela,  mon  bon  ami,  comme  aussi 
sur  notre  dessein  de  nous  réunir  pour  nous  préparer  à 
rire  civiquement  sur  les  académies. 

Vale  et  me  ama. 

LETTRE  XVI. 

Mprcredi. 

Je  ne  voulais  vous  remercier,  mon  ami,  qu'au  moment 
où  je  pourrais  vous  dire  quelque  chose  sur  les  infâmes 
papiers  dont  on  a  cru  payer  votre  prose  et  vos  vers,  tandis 
qu'on  les  eût  certainement  refusés  à  la  mère  de  vos  talents, 
je  veux  dire  à  votre  àme.  Le  résultat  de  mes  informations 
est  qu'il  faut  vite  et  vite  que  vous  alliez  en  personne  chez 


A  OHAMFORT.  3fi5 

Camus,  lequel  a  fait  mettre  dans  tous  les  papiers  publics 
la  plus  brutale  injonction,  nommément  aux  membres  de 
rassemblée  nationale,  de  s'abstenir  de  toute  recommanda- 
tion auprès  du  comité  des  [)ensi<)ns.  Il  faut  donc,  mon 
ami,  que  je  mo  réserve  pour  défendre  les  vôtres,  si  on  les 
attaque;  et  c'est  ce  que  je  ferai  certes  avec  l'amitié  que  je 
vous  dois  et  l'énergie  que  vous  me  connaissez  ;  mais,  avant 
fout,  allez  trouver  Camus,  et  tenez-moi  averti  de  son  ac- 
(  ueil.  Bonjour,  mon  brave  ami,  on  va  copier  votre  excel- 
lente Lucianide  •  :  vous  laui-ez  demain  ou  après-demain. 
Vale  et  me  ama.  • 


1.  C'est-à-dire  votre  diatribe  dans  le  genre  do  Iinion  :  r'i>si  If  Dis 
>urs  sur  les  académies. 


TABLE    DES   iMATIÉRES 


HISTOIRE    DE    CHAMFORT 

SA  VIE  ET  SES  CEUVRES 
PAR    P.-J.    STAHL 

P*Be». 

I.  De  la  situation  de  l'homme  de  lettres  en  temps  de  révolution. 

—  Disgrâces  de  la  notoriété.  —  De  la  nature  des  rapports  des 
écrivains  et  des  grands  seigneurs  au  xviii»  siècle.  —  Bon  côté  de 
ces  rapports.  —  Rôle  politique  de  Charafort  entre  les  partis  ex- 
trêmes         8 

H.  Biographie  do  Chamfort.  —  Sa  naissance.  —  Sa  jennesse.  —  Ses 
succès  an  collège.  —  Réponse  de  Chamfort  an  principal  des  Gras- 
sins.  —  Ses  débuts  littéraires.  —  Portrait  de  Chamfort  parSélis. 

—  Chamfort  fait  les  sermons  d'un  jeune  abbé.  —  Il  devient  ré- 
dacteur du  Jowiuil  fncydopédlint.  —  Ses  succès  académiques  et 
ses  succès  dans  le  monde.  —  Jugement  de  Voltaire  sur  Cham- 
fort. —  Critiques  de  Grimm  et  de  Diderot.  —  Opinion  de  la  prin- 
cesse de  Craou.  —  Lettre  de  mademoiselle  de  L'Espinasse.  — 
Fragment  de  correspondance  de  Chamfort t* 

III.  Madame  Helvétius.  —  Chabanon  et  Chamfort.  —  La  société 
du  xvin»  siècle.  —  Chamfort,  >f.  Sainte-Beuve  et  un  autre  cri- 
tique contemporain.  —  Éloge  de  La  Fontaine  et  de  Molière  par 


TABLE  DES  MATIERES. 


Gliamfort.  —  Nouvelles  couronnes  académiques.  —  Succès  de 
Mustapha  et  Zéangir.  —  Marie-Antoinette.  —  Le  prince  de 
Gondé  et  Cliauifort.  —  Lettres  de  Ghamfort 21 

IV.  Retraite  à  Antenil  et  à  Vaudoulenrs.  —  Madame  ***.  — Sa 
mort.  —  Regrets  de  Chainfort.  —  Il  perd  sa  mère.  —  De  ce  qn'il 
faut  entendre  par  la  misanthropie  de  Ghamfort.  —  Ge  que  doit 
être  un  moraliste.  —  Opinion  de  Balzac  et  de  Ghamfort.  —  De 
l'amitié.  —  M.  de  Vaiidreiiil,  M.  Sainte-Beuve 29 

V.  La  Révolution  éclate.  —  Prise  de  la  Bastille.  —  Désintéresse- 
ment de  Ghamfort.  —  Rœderer.  —  Marmontel.  —  Rivarol  et 
Ghamfort.  —  Réponse  à  d'injustes  critiques.  —  Lettres  de  Mi- 
rabeau à  Ghamfort.  —  Ghamfort  peint  par  Mirabeau  et  Chateau- 
briand  , 36 

VI.  Mot  de  Balzac  sur  Ghamfort.  —  Les  paroles  sont  quelquefois 
des  actes  et  les  mots  des  volumes.  —  Sieyès.  —  Barfere.  — 
Pache.  —  La  fraternité  ou  la  mort.  —  Hérault  de  Séchelles.  — 
Arrestation  de  Ghamfort.  -  Horreur  de  Ghamfort  pour  la  prison.       44 

VII.  Seconde  arrestation.  —  Suicide  de  Ghamfort.  —  Dernières  pa- 
roles de  Ghamfort.  —  Récit  de  cette  scène  par  un  témoin  ocu- 
laire. —  M.  Arsène  Houssaye.  —  Portrait  littéraire  de  Ghamfort.      47 

VIII.  Des  différentes  études  qui  ont  été  faites  de  Ghamfort.  —  Celle 
de  M.  Sainte-Beuve.  —  Quelques  mots  sur  M.  Sainte-Beuve  et 
la  nature  de  son  talent.  —  Son  attitude,  ses  erreurs  et  ses  in- 
justices en  ce  qui  touche  Ghamfort —  Intérêt  que  nous  a  paru 
offrir  la  figure  de  Ghamfort 50 


TABLE  D£^  MATISHES. 


369 


PREHICBE    P&BTIE 

MAXIMES   ET   PENSÉES 

srn  LA  PBaosoPBiE  et  la  morale 


I.  Allégorie  du  bien  et  du  mal .  59 

II.  Aine 59 

iii-vi.  Bonheur 59,  60 

VII.  Bonheur  des  sourds 60 

VIII.  Bonheur  d'un '.iiimine  d'es- 
prit . .    60 

IX.  Bonheur  et  raison 60 

.\.  Calomnie 60 

XI.  La  Calomnie  et  le  silence.  60 

XII.  Cent  mille  morts  par  jour.  60 

XIII.  Chagrin 6( 

XIV.  Charlatanisme 61 

XV.  Choix  des  moyens 61 

XVI.  Comment  il  faut  aborder 

un  ministre 61 

XVII.  Connnissance  de  l'homme  61 

XVIII.  Contagion  des  défauts .  6< 

XIX.  Contraires 62 

XX.  Contrastes 6Î 

XXI.  Conviction 6Î 

xxii.  Défauts 62 

xxiii .  Désœn  vrement. 62 

XXIV.  Divinité  de  l'or 62 

XXV.  Enfants 63 

XXVI .  Ennui 63 

XXVII.  L'Ensemble  (il faut  ju-  ■ 
ger  sur) 63 

XXVIII.  Entêtement 63  | 

XXIX.  Érudition 63 

XXX.  Esprit 63 

.XXXI.  Esprit  et  c(Pur 63 

XXXII.  Esprit  (manque  d'  ). . .  63 

xxxiii.  Esprit  faussé 64 


XXXIV.  Estime  et  célébrité. ..  64 

XXXV.  Être  aimé  ne  suffit  pas.  64 

XXXVI.  Kolie  et  sagesse t>4 

XXXVII.  Folies  et  sottises 64 

xxxviii.  Fortune 64 

xxxix.  Habileté  et  ruse 64 

XL.  Heur  et  malheur 64 

xLi.  Honnêteté 64 

XLii.  Honneur  suivant  la  loi .  64 

xi.iii.  Idées  avancées 6S 

XLiv.  Illusions 65 

xi.v.  Immortalitédel'àmechez 

les  sauvages 65 

XLvi.  Incertitude 66 

xLvii.  Indécence 66 

xi.viii.  Journée  perdue 66 

xLix.  Le  Jugenient 66 

I,.  Jugement  renvoyé. 66 

Li.  Légalité  et  légitimité  ....  60 

ui.  Maximes  générales 66 

LUI.  Méchants 67 

Liv.  Le  Mérite  en  France. . . .  67 

Lv.  Métaphores 67 

i.vi.  Métaphysiciens 67 

Lvii.  Morale 67 

Lviit.  Moralistes  trop  absolus.  67 
Lix.  Morale  pratique  des  phi- 
losophes de  l'antiquité  ....  67 

I.X.  La  Mort  et  la  vie 88 

Lxi.  La  Nature  et  les  tyrans..  68 

Lxii.  Nécessité  de  la  raison. .  68 

Lxni-Lxv.  Opinion  publique.  «8 

Lxvi.  Optimistes  et  pessimistes  68 

84. 


370 


TABLE  DES  MATIERES. 


Lxvn.  Paresse  et  silence 

Lxviii.  Pauvreté . . 

LXix.  Pensée ,  remède  à  tons 

les  maiii 

Lxx.  La  Philosophie  et  le  monde 

Lxxi.  Plaisir  et  bonheur 

Lxxii-Lxxiii.  Préjugés 

Lxxiv.  Providence  et  hasard. 

Lxxv.  Pruderie 

Lxxvi.  Sagesse  et  défiance  . . . 

Lxxvji.  Savoir 

Lxxviii.  Secret 

Lxxix.  Sottise 


Lxxx.  Sots  et  sottises 

Lxxxi.  Stoïciens   

Lxxxii.  Temps 

Lxxxui.  Le  Temps  et  les  hom- 
mes   

Lxxxiv.  Tout  est  bien 

Lxxxv-Lxxxvi.  Vérité 

Lxxxvn.-  Vérité  et  vertu 

Lxxxvin,  Vertu 

Lxxxix.  Vice 

xc.  Vie  contemplative 

xci.  La  Vie  et  la  mort 


SUR  l'homme  et  la  société 


I.  Académies  et  assemblées..  74 

n.  Tout  Achille  a  son  talon..  74 

III.  Agglomérations  d'hommes  74 

IV.  Les  Anglais  et  les  eaui. . .  73 

V.  Ce  qu'il  faut  corriger 75 

VI.  Ce  qu'on  appelle  le  public.  75 

VII.  Classes  de  la  société 73 

VIII.  Comment  on    aime    les 
princes 75 

IX.  Compagnie  (mauvaise)  .    .  75 

X.  Considération  et  fortune  . .  75 

XI.  Conversation 76 

XII.  Corruption 76 

xm.  Demi-science  du  mou'le.  76 

XIV.  Diamant  et  vertu 76 

XV.  Discussions  publiques 76 

XVI.  Esprit  public 76 

XVII.  État  social 76 

XVIII.  Femelle 77 

XIX.  Le  Feu  et  le  tocsin  ....  77 

XX.  Fripon 77 

xxi-xxn.  Gens  faibles 77 

XXIII.  Grandes  et  petites  cho- 
ses    77 

XXIV.  Heraclite  et  notre  inonde  77 

XXV.  Honnête  homme  et  fri- 
pon   77 

XXVI.  Honnêtes  gens 77 

XXVII.  Importance 78 


XXVIII.  Importance  des  sots..  78 

XXIX.  Institutions  sociales ...  78 

XXX.  Légèreté  des  Français..  78 

XXXI.  Linge  et  charpie 78 

XXXII.  Le  Lit  des  Spartiates. .  78 

XXXIII.  Magistrats  de  police 
mauvais  juges 78 

XXXIV.  Maîtres  du  genre  hu- 
main    79 

xxxv-xxxix.  Le  Monde 79 

XL.  La  Nature  et  la  société. .  80 
xLi.   Ordre  apparent  dans  le 

monde 80 

xLii.  Pandémonium 80 

XLiii-XLV.  Paris 80,81 

XLvi.  Les  Places  et  ceux  qui 

les  occupent 81 

xLvii.  Postérité  et  public. .. .  81 

xLviii.  Prétention    81 

xLix.  Prudence 82 

L.  Raison  absolue 8Î 

Li.  Le  Repos,  l'amitié  et  la 

pensée 82 

LU.  Réputation 83 

LUI.  Ressemblance 83 

Liv.  Rester  à  sa  place 83 

Lv.  Ridicules 83 

Lvi-LXii.  Société 83,85 

Lxiii.  Sociétés  qu'on  doit  re- 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


371 


chercher 85 

Lxiv.  Le  Sot  et  le  cheval  de 

Uacre 85 

Lxv.  Sots  même  après  leor 

mort 85 

Lxvi.  Sottises  lies  geus  sages.  85 

Lxvii.  Supériorité 85 

Lxviii.  Talent  et  caractère...  85 

Lxix.  Tout  à  refaire 88 

Lxx.  Usage 86 


Lxxi.  Utilité  de  l'esprit 86 

Lxxii.  Valeur  des  hommes...  86 

Lxxni.  Vanité 86 

I.XXIV.  Vérité 86 

Lxxv.  Vertu  et  honneur 86 

Lxxvi.  Vertu  relative 86 

Lxxvii.  Vices  et  vertus 87 

Lxxvni.  Viser  seulement  où 

l'on  peut  atteindre 87 

Lxxix.  Voleurs 87 


SUn   LA   POLITIQOB,   LB  DESPOTISME   ET    LA   LIBERTE 


I.  Caractère  des  Français  de 
nos  jours 

II.  Ce  qui  fait  le  bonheur  de 
la  multitude 

m.  Ce  qu'on  ne  devine  pas  à 
vingt  ans 

IV.  Constitution  de  1789 

V.  Education  des  basses  classes 

VI.  Enseisnement  de  l'histoire 

VII.  État  despotique 

vni.  Exclusions  sociales 

IX.  Le  Fer,  l'or  et  l'opinion . . 

X.  Fierté  de  ['(iléphant. ..... 

XI.  L.i  Force  eu  politique 

XII.  La  Force  substituée  à  la  loi 
xiii.  La  France,  Turquie  d'Eu- 
rope   

XIV.  Le    (îouvernemeut    de 
France 

XV.  Histoire  des  peuples  li- 
bres   

XVI.  Liberté. .    

xvu.  La  Liberté  en  Angleterre 

et  en  Anurii[no 

xvnt.  Livres  d'i'dncation  .... 


XIX.  La  Loi  et  l'autorité 9:^ 

XX.  Louis  XIV 9Î 

xxi-xxiv.  Ministres 92 

XXV.  Monde  (ce  qui  mène  le) .  92 

XXVI.  Le  Paysan  français. ...  93 
xxvn-xxx.  Le  Peuple  et  les 

pauvres 93 

XXXI.  Le  Peuple  et  les  rois. .  93 

xxxii.  Philosophe 93 

XXXIII.  Préjugés  des  députés 

en  1789 91 

xxxiv.  Le  Public 94 

XXXV,  Le  Régent 94 

xxxvi.  Réorganisation  et  dés- 
ordre   95 

xxxvu.  Rois 95 

xxxviii.  Singes  et  ministres. .  95 

XXXIX.  Sottises  publiques. .. .  95 

XL.  Suicide 95 

xLi.  Sujets  on  citoyens 95 

xLii.  Tacite  et  Tite-Live 96 

XLiii.  Ta  Tète  et  le  cœur....  96 
XLiv.  Le   Tiers    selon  M.  de 

Fleury 95 

XLV.  Tribunaux  et  0:ioion...  96 


VR    l.A    NOBLESSE,     LES    GRANDS,    LES     RICUES 
ET    LES    GENS    DU     MONDE 


I.  Aisance  du  pauvre 97 

II.  Antichambre  du  roi 97 

III.  .irtdeplairedanslemonde.      97 


IV.  Autorité  des  grands  hom- 
mes         97 

V.  Bon  goût 97 


372 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


VI.  Breteuil  (le  baron  de)  et 
ses  portraits 

VII.  Cardinal 

vïii-xi.  Célébrité..» 

XII.  Ce  qu'on  appelle  tolérance 
chez  les  prêtres 

XIII.  Chaque    chose    en    son 
temps 

XIV.  Cour 

xv-xvii.  Courtisans 9i 

XVIII.  Dîners  intéressés 

XIX.  Epargne  et  trésor  royal . 

XX.  Esprit  et  ridicule 

XXI.  Étable  d'Augias 

XXII.  Exigence  des   hommes 
haut  placés 

XXIII.  Expérience 

XXIV.  Fat 

XXV.  Foi  de  gentilhomme... 
xxvi-xxvii.  Gens  du  monde.. 

XXVIII.  Grands    seigneurs   et 
beaux  esprits 

XXIX.  M.    de    Guibert  et  les 
fau.x  invalides 

XXX.  Homme  aimable 

zxxi.  Homme  d'esprit  méchant 

et  homme  d'esprit  bon 


98 
98 
;,  99 
99 
99 
99 
99 

99 
iOO 
100 
100 
100 

100 

100 
101 

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xxxii.  Hommes  du  monde  et 

hannetons loj 

xxxni.  Insensibilité  des  hom- 
mes haut  placés )()( 

xxxiv.  Modes (  02 

XXXV.  Grand  Monde 1 02 

xxxvi.  La  Nature  et  Chérin..  102 
xxxvii.    Les  Nobles  et  leurs 

ancêtres ^02 

xxxviii.    La   Noblesse  et  les 

cliiens  de  chasse io2 

xxxix.  Origines  de  la  noblesse 

en  France i02 

xi,-XLi.  riaisanterie.. J03 

xLii.  Se  pousser  et  avancer  . .  103 

XLiii.  Précepteurs  des  princes.  103 

xLiv.  Préjugé.s J04 

XLv-xLvi.  Privilèges  absurdes 

de  la  noblesse. 104 

xLvii-xLviii.  Riches  et  pauvres  104 

xLix.  Richesse  de  Dorilas.,.,  104 

L.  Richesses 105 

Li.  Solidarité  universelle 105 

LU.  Valeur  de  convention  ...  105 
LUI.  Vanité  réciproque  desgens 
de   lettres  et  des  gens  du 

monde 105 


SCR   LA   SCIE.\CE,    LES   BEA0X-ART5   ET   LES   BELLES-LETTRES 


i-iii.  Académie  française  .. ..  106 

IV.  Les  Académies 106 

v.  Anciens  et  modernes 110 

VI.  Les  Arts  et  le  despotisme.  110 

vii-viu.  Auteurs 110 

IX.  Bacon  et  César 110 

X.  Beaux-Arts III 

XI.  Clarté  et  obscurité 111 

XII.  Comédie  de  caractère  ...  Ul 
xni.  Comment  tout  le  monde 

a  de  l'esprit 111 

xiv-xy.  Écarts  du  génie.    111, 112 

XVI.  Economistes 112 

XVII.  Fécondité  littéraire 112 

xviii.  La  Fontaine  etLamotbe.  112 


XIX.  Génie 112 

XX,  Génie  et  vertu 1 1 2 

xxi-xxiii.  Gens  de  lettres.   112-113 

XXIV.  La  Gloire  et  la  vanité 
dans  les  lettres 114 

XXV.  Les  Grandes  choses  ne 
s'improvisent  pas 114 

xxvi-xxvii.  Grands  hommes..  115 

xxviii.  Hiérarchie  littéraire. .  115 

XXIX.  Idées 115 

XXX.  Journal  sans  malice ....  115 

XXXI.  Littérature  des  gens  de 
cour H  5 

XXXII.  Littérature  dramatique  115 
xxxm.  Livres  (les  nipillpiir^' .  115 


TABLE  DES  MATIERES. 


373 


XXXIV.  Livres  et  carrosses 

XXXV.  Maximes  et  axiomes.. . 

\xvi.  Médecins 

\xvii.  .Mémoires  des  gens  de 

lettres  

XXXVIII.  Misanthropie  des  écri- 
vains  

wKix-xi.i.  Molière 

\i,n.  Naître  à  propos. 

xi.iii.  Pauvreté  des  écrivains. 

\Liv.  Peintre  et  poète 

xi,v.  Philosophes  et  médecins. 

xi.vi.  Poètes  et  géomètres. . . . 


116 
116 
116 


116 
117 
117 
117 
118 
119 
119 


XLVii.  Poètes  et  paons 119 

XLViii.   La  Postérité  pour  les 

écrivains 110 

xLix-L.  Précipitation  et  com- 
pilation      119-120 

Li.  Recueil  de  vers  et  de  bons 

mots 120 

LU.  Savants  et  politiques....  120 

LUI.  Succès  littéyiireB 120 

Liv.  Thé.Hre 120 

LV.  Théâtre  tragique 120 

LVi.  Travail  dn  poète 131 

Lvn.  Les  Vers lîî 


Sin    LES  SENTIMENTS    ET   LES    PASSIONS 


I.  L'Ambitieux 121 

II.  Ambition 121 

iii-iv.  Amour  de  la  gloire....  121 
V    Amour  des   places  et  des 

dignités 122 

VI.  Amour  et  ambition 122 

vu-vui.  Amour-propre 122 

IX.  Amour  maternel 122 

Amoai-propre  féminin....  122 

I    Attachement 122 

nii.  Besoin  (le  primer 122 

\iii-xiv.  Bienfaiteur 123 

XV.  Bonté  et  bonhomie 123 

XVI.  Cerveau  des  femmes. .. .  123 

XVII.  Désintéressement 123 

XVIII.  Envie 123 

IX.  Espérance 123 

X.  Générosité 124 

xi-xxii.  Gloire 124 

xiu.  Haine 124 


XXIV.  Illusions  et  passions...  12h 

XXV.  Ivrognerie... 125 

XXVI.  Justice  et  générosité...  125 
xxvit.  Maternité 125 

XXVIII.  .Mésalhance ..  125 

XXIX.  Milieu 125 

XXX.  Fausse  Modestie 125 

XXXI.  Orgueil  et  vanité 125 

xxxii-xxxviii.  Passions..     125-126 

XXXIX.  Piété 126 

xL-XLii.  Haison  et  passions . ,  127 

xLiii.  Récompense 127 

xLiv.  Sensibilité... 127 

XLV.  Sentiments 127 

XLvi.  Sentir  et  penser 127 

XLVII.  Tantale 128 

XLviii.  Tombeaux 128 

XLix.  Vanité 12S 

L .  Vanité  de  la  gloire 1  is 


Sin   LA   DIGNITÉ  DE   r..\RACTKRE   ET  L'AMOLIV   DE   LA   RETRAITE 


I.  Amour  de  la  nature 12S 

II.  Argent 128 

iii-x.  Caractères 129 

XI.  Considération 1 29 

XII.  Dettes  en  Hollande 130 


xin.  Uiogène. 13o 

XIV.  Droiture 130 

XV.  Économie  et  indépendance.  1 30 

XVI.  Klolgnement  des  gens  de 
lettres  pour  le  monde 1 3o 


374 


TABLE  DES  MATIERES. 


xvn.  Endurcissement .......  130 

XVIII.  Estime  publique 130 

XIX.  État  dans  le  monde 130 

XX.  Gloire  (ses  épreuves) ... .  13f 

XXI.  Homme  modeste 131 

XXII.  Homme  qui  vit  seul.. . .  131 
xxiii.  Honnête  homme  désil- 
lusionné   131 

XXIV.  Inégalité  dSB  conditions  132 

XXV.  Indépendance 132 

XXVI.  Indulgence 132 


xxvii.  Inflexibilité 

xxviii.  Moi  i le)  de  Médée  . . . 

xxix-xxx.  Monde 

xxxi-xxxii.  Opinion  publique. 

xxxni.  Peur  d'être  vu 

xxxiv.  Philosophe 

.XXXV.  Raison 

xxxvi.  lïichesse 

XXXVII.  Romanesque  et  idéal, 
xxxviii-xxxix.  Solitude 


132 
133 
133 
133 
133 
133 
134 
134 
134 
134 


SUR    L'AMITIE 


i-iii.  Amis.... 135 

iv-xi.  Amitié 135-136 

XII.  Amitié  des  femmes 136 

XIII.  Les  jeunes  femmes  n'ont 


point  d'Amis 136 

XIV.  Fraternité 136 

XV.  Liaisons 136 

XVI.  Prévoyance 137 


SUR    LES   FEMMES    ET    LE    MARIAGE 


i-m.  Amour  et  mariage 137 

IV.  Comment  les  femmes  s'a- 
imisent 137 

V.  Confédération  des  femmes.  137 
vi-vii.  Connaître  et  aimer  les 

femmes 138 

viii.  Définition  de  la  femme  .  138 

IX.  Divorce 133 

X.  Expérience  des  femmes 138 

XI.  Femme  aimable 138 

XII.  Femme  impeccable 138 

XIII.  La  Femme  qu'on  rêve...  139 

xiv-xvi.  Femmes 139 

XVII.  Les  Femmes  et  le  célibat.  139 
xviii.  Les  Femmes  et  l'Écri- 
ture   139 

XIX.  Femme  présentée  et  non 
présentée 139 

XX.  Filles  et  femmes 140 

XXI.  Filles  d'Opéra 140 


xxn.  Goût  indestructible  pour 

les  femmes 140 

XXIII.  Guerre  des  femmes. .. .  1-iO 

XXIV.  r.'Hcure  des  femmes. . .  140 

XXV.  Hymen 140 

XXVI.  Laideur 140 

xxvii-xxix.  Maris 140,141 

xxx-xxxii.  Mariage 141 

xxxiii.  Mariage  des  grands. . .  141 

xxxiv.  Mariage  et  célibat  ...  141 

XXXV.  Mariage  révoltant 141 

xxxvi  -  XXXVII.    Opinion  des 

femmes  sur  les  femmes 142 

XXXVIII.  Repentir  de  Foute- 
nelle 142 

XXXIX.  Se  vendre  et  se  don- 
ner   142 

XL.    Le  Sous-Eutendu  et  les 

femmes U2 


TABLE  DES  MATIERES. 


376 


SDR    l'amour    et     l.K    bAI.ANTERIE 


I.  Amant HÎ 

n-ui.  Amour 143,  144 

xm.  L'.Vraour  de  M.  *** 144 

XIV.  Amour  et  amour-propre.  144 

XV.  L'Amour  inJépeadant  de 

la  raison 144 

XVI.  Amoureux 145 

xvn.Ceqne  donne  une  femme.  145 

XVIII.  Commerce  guerrier....  145 

XIX.  Compagnie  (bonne)....  145 

XX.  Faveurs  des  femmes 145 

XXI.  Femmes 145 

xxii-xxiv.  Galanterie..      14S,  140 


XXV.  IIomnK-    amourcni    et 
homme  raisonnable 146 

XXVI.  Infidélité 146 

xxvii.  Inquiétude  des  amants.  146 

XXVIII.  Liaison 146 

XXIX.  One  Maîtresse 146 

XXX.  Procès  et  coquette 146 

XXXI.  Scandale  et  respect  hu- 
main    146 

x.xxii.  Secret  des  femmes. .. .  147 

XXXIII.  Sentiment  et  procédé.  147 

XXXIV.  Successeur  et  prédé- 
cesseur   147 


SUR  l'art  dramatiqcb 


i-n.  Action  dramatique 147 

iii-iv.  L'Amitié  dans  le  drame.  148 

V.  L'Amour  au  théâtre 14S 

VI.  L'Amour  dans  la  comédie.  143 

VII.  L'Amour  dans  la  tragédie.  14'J 

viu.  Scènes  d'Amour loi 

ix-xii.  Caractères  dramatiques  l'îî 

xiii-xvi.  Cœur  humain..  ,154,  153 

XVII.  Comédie l  ;i3 

XVIII.  Drame  et  époi^e 153 

XIX.  État  violent I  :J3 

XX.  Grands 153 

XXI.  L'Horrible  dans  le  drame.  153 
XXII -XXVI.   Intérêt  dramati- 


que      153,154 

XXVII.  Malheur 154 

xxviii-xxx.  .Musique 154 

xx.xi.  Passion 154 

xxxii.  La  Passion  au  théâtre.  154 

xxxiii.  Passions 155 

xxxiv-xxxv.  Personnages  dra- 
matiques   155 

xxxvi.  Pitié 155 

xxxvii.  LaTerreurcomraeélé- 

ment  dramatique 155 

xxxviii-xxxix.  Les  Vices  au 

point  de  me  de  l'art 1 55 


376 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


DEnZIÈME    PARTIE 

CARACTÈRES   ET  ANECDOTES 


L'Académie    de    Soissons    et 

Voltaire ib7 

Académie  et  mariage )  57 

Accord  api^arent 157 

De  l'Accueil  qu'on  fait  à  une 

lionue  action 158 

Administration,  justice  et  cui- 
sine    i  5S 

Affaire  et  poëme 158 

Affectation  de  vertu 158 

D'Asiiesseaii  et  l'abbé  Prévost.  159 
D'Alembert  et  le  bonheur  de 

madame  Denis 159 

AmabilitedcM.de 159 

Le  premier  Auiaiit 159 

Un  Amant  bien  pleuré ICO 

Un  Ami  du  grand  Condé 160 

L'Ami  de  M.  deLaPopeliniére.  160 

Deux  Amis  intimes. 161 

Amitié  et  antipathie 161 

L'Amitié  peut  donner 161 

Amour  de  la  retraite 161 

Amour  de  la  vie 102 

Amour  et  égoïsiuede  LouisXV  162 

Amour  payable  à  vue 162 

Les  deuï  Amours-propres  de 

M*** 162 

Un  sot  Animal 163 

L'Anti- Machiavel  du  roi   de 

Prusse 163 

D'Ai'genson  à   la  bataille  de 

Rauconi 163 

D'Argensou  et  l'amant   de  sa 

femme 163 

Avec  et  non  pnur  l'Argent. .  .  163 

Les  Arnica  d'Achille 164 

L'abbé  d'Aru.iu>l   cl   mailamc 

du  Barry 164 


Articles  de  foi  et  pilules 164 

Athée  et  croyant 164 

Avantages  du  veuvage 1 64 

L'Avant-dernier 465 

Avenir  et  passé 1 65 

Aveux  de  madame  Desparbès 

à  Louis  XV 16b 

Bon  Avis  d'un  vieillard 165 

Bon  Avocat  et  bon  ami 168 

Le  duc  d'Ayeu  et  Louis  XV. .  166 

M.  de  B...  et  la  perche 166 

M.  de  B...  et  le  public 166 

M.  de  B. . . ,  Gênes  et  la  Corse.  166 

Ballet  de  maximes 167 

Banqueroute  sérénissime 167 

Banqueroutes  royales 1 67 

La  Bastille  bien  cachée 167 

La  Bastille  désirée 1 67 

Beauté  d'Helvétius 168 

Bénéfices  nets  du  mariage  ...  168 

Les  Bergeries  de  Florian 168 

Le  Beurre  de  l'Enfant-Jésus..  168 

Bienfaiteur  et  obligé 169 

Le  Bien  mal  fait 169 

Le  niaiéchal  de  Biron  insol- 
vable   160 

Bolingbiocke  et  Louis  XIV.. .  16" 
Bonheur  des  morts  et  des  vi- 
vants   170 

Bonhomie  d'un  misanthrope..  17o 
La  Bonne  aux  cinq  doigts ....  ITu 
Bonne  humeur  de  M.  de  Ga- 
lonné   17(1 

Une  Bonne  œuvre 171 

Bon  sens  dans  la  médiocrité . .  171 

Bourdaloue  à  Rouen 171 

M.  de  Breteuil  et  la  marquise 

de  Créqui 171 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


377 


*M.  de  Dioglie  et  les  v^rs  de 

Voltaire IT* 

Biiiit.  vent  cl  fiim.  i;2 

Bureau  l^l•^;prit 172 

Carliols  eu  Èsp^jçiie 172 

('adpaiu  (1p  la  Vierge 172 

Café  et  travail  Je  Voltaire  ...  172 
La  Cafetière  liii   marquis   de 

Chi>isoMl-la-Baniiie 173 

Un  Calembour 173 

De  la  Calomnie  f.Tatiiite 174 

Le  Caractère  de  M**' 174 

Le  Caractère  de  M*** 174 

Caractère  iitcorri;;ilile  de  M...  175 
LesCartesde  madame  de  Main- 
tenon 175 

Les  Cartes  du  roi  de  Prusse. . .  175 
La  Cassette  de  Louis  XV  et  Le- 

bel 175 

Célébrité  littéraire 176 

Le  Célibat 176 

Ce  que  j'aime  en  vous 176 

Ce  qu'on  oserait 176 

Ce   qu'on    voit   sur  le    peut 

Neuf 176 

Chacun  nuit  à  tons 1 77 

Une  Chanson  de  Massillon. . .  177 
Le  prince  de  Charolais  et  M.  de 

Brissac 177 

Le  Chêne  et  le  roseau 178 

Le  Cheval  du  voleur 178 

Les  Cheveui  de  la  duchesse  de 

Fronsac. IM 

I*s  Cheveux  de  M.  de  Frise...  178 
Les  Chiens  de   Saiut-iMalo  et 

les  suisses  du  roi 179 

M.  de  Choiseul  et  le  jésuite 

Neuville 179 

M.  de  Choiseul  et  les  maîtres 

de  poste 180 

.M.  de  Choiseul,  ses  lettres  et 

M.  de  Calonne ISO 

Christine  de  Suède  et  Naudet.  181 

Le  Clergé  de  Foutenelle 181 

La  petite  Clochette  du  comte 

de  Chabot ISi 


Le  Cocher  dn  roi  de  Prusse. . .  1 82 
Cocher  ou  ambassadeur  du  roi 

de  Prusse 182 

Le  Cochon  de  Voltaire 182 

Comédiennes  au  théiUre  et  co- 
médiennes à  la  ville 182 

Comédie  j^ans  écho 183 

Comme  le  roi  est  servi 183 

Comment  .M.  d'Aiguillon  de- 
vint mini.stre 183 

Comment  .M.  de  Maurepas de- 
vint ministre 183 

La  mauvaise  Compagnie  du  che- 
valier de  Montbarey 1S4 

Complai.sant  d'un  ministre..  184 

Confession  de  Diderot 184 

Confession  d'une  jeune  fille  . .  185 

Couf-'é  de  M.  de  Senevoi  ....  185 
Bon  Con.'eil  de  mademoiselle 

Quinaull  à  M.  de  Chaulnes.  185 
Conseil  de  .M.  de  Tiirenne  à 

un  enfant 185 

Considération 185 

Constance  de  M.  de  Bissi ...  186 

Le.s  deux  Coquettes 186 

Le  Cordon  bleu  de  M.  de  Bou- 

lainviiliers 186 

Le  Corps  du  maréchal  de  Lévis.  187 

Un  Corps  saint 187 

Correspondance  aveclaVierge.  187 

Le  Oapaud  de  M.  Lassey 187 

La  Croix  de  Saint- Louis   de 

l'Opéra 188 

Cruche  sans  anse 188 

Cynisme  du  comte  d'Argensoa  188 

Les  Damnés  de  La  Fontaine. .  188 

L'abbé  Dangean 189 

Le    Danseur  de   madame   de 

Slaurepas 18>J 

Dauberval  et  Lekain 189 

Décadence  du  duc  de 19<i 

Défauts 1 9<i 

Madame  Du  Deffant  et  Massil- 

lon mo 

Déisme  et  christianisme l'.w 

Delille  et  ses  Gtortjiqws   l  o 


378 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


Démission  de  M.  de  Maurepas.  191 
Une  petite  Demoiselle  clair- 
voyante   191 

Madame  Denis  et  Zaïre 191 

La  Dent  d'un  avare 192 

Le  Dernier  de  madame  Brisard  192 
Derniers    moments    du    duc 

d'Aumont 1 92 

Despote  et  médecin 193 

Les  Dettes  du  flls  de  M.  de 

Saint-Julien 193 

Deuï  grands  débris 193 

Diderot  conciliateur 193 

Dieu  et  le  second  déluge 194 

Dien  gentilhomme 1 9i 

Dieu  ingrat  envers  Louis  XIV  .  19-i 

Dîner  du  roi  de  Pologne 194 

Discours  de  réception 195 

Dispute  à  l'Académie 195 

Distique  trop  long 195 

Diï-huit  ans  de  Bastille  bien 

mérités 195 

Donner  et  recevoir 196 

Douleur  perdue  au  jeu 196 

Madame  du  Barry  et  madame 

deBeauveau 196 

Dubreuil  et  Pehméja 197 

M.  Dubuc 197 

Les  ciuq  .mille  Ducats  de  la 

Gabrielli 197 

Duclos  et  l'abbé  d'Olivet 198 

Duclos  et  le   prédicateur  de 

Versailles... 198 

Mademoiselle  Diithé  ,  sa  dou- 
leur et  sa  harpe 198 

Échecs  à  vingt-quatre  sous.. .  198 
Échelle    des     conditions    de 

M.  de  B 198 

L'Écume  de  l'envie 199 

L'Écumoire    du    comte    de... 

et  du  marquis  de 199 

Les  ÉcHS  de  six  livres  de  l'abbé 

Terray 199 

Bonne  Édition  de  la  Bible. . .  200 
Madame    d'Egraout    et    Du- 

guesclin 200 


Madame  d'Egmont  et  M.    de 

Fronsac 200 

Égoïsme  et  politesse 201 

Éloge  de  la  goutte... 201 

Éloge  de  la  poltronnerie 201 

L'Emploi  du  temps  et  le  roi  de 

Prusse ..  202 

Mes  Ennemis 202 

L'Ennui  d'un  mari 20?. 

Mesdemoiselles  d'Entragues  et 

Bassompierre 202 

Euvie  d'être  diffamé 202 

Épigramme  sur  le  vif 202 

Erreur  de  sainte  Geneviève..  203 

Espagnol  et  l'ortugais 203 

Espion  patriote 203 

Esprit  de  M.  de  Lauzun 203 

L'Esprit  en  l'air 204 

Ni  Esprit  ni  pucelles  à  Berne.  204 

Le  couile  d'Estaing  et  la  reine.  204 

Estime  dillicile 204 

État  perdu 204 

L'Étoile  de  M.  de  Ghoiseul. . .  205 

Étonnement  de  M.  de  Castries.  205 

Étranger  bien  avisé 205 

L'Évêque  de  Dol  et  son  cru- 
cifix   206 

Les  F...  et  les  B...  de  Duclos 

à  l'Académie 206 

Le  Faste  des  gouverneurs  de 

province 206 

Fautes  de  régime 206 

Femme  de  cour  et  homme  de 

robe 207 

La  Femme  de  M .  deVergennes.  207 

La  Femme  qu'il  me  faudrait.  207 

Les  Femmes 207 

Les  Femmes  de  quarante  ans.  208 
La   Fenêtre-  de    madame   de 

Brionne 208 

Festins  meurtriers 208 

Fierté  de  Satan 208 

Filles  et  reines 208 

Le  Fleuve  d'oubli 209 

Foi  de  gentilhomme 209 

Fontenelle  et  la  collecte  de 


TABLE  SES  MATIERES. 


379 


l'Académie 209 

Fontenelle  et  l'évAntail 200 

Fontenelle   et  le  gâteau   des 

rois 210 

Fontenelle  mourant 210 

Fontenelle  et  la  mort. 2t» 

La  Fortune  du  paradis 110 

La  Fortune  et  la  gloire 210 

Fonetnonsot 211 

Franchise  de  la  dncliesse  de 

LaVallière 211 

Fripons  et  honnêtes  gens  ....  211 

Le  Garçon  de  lord  Hainilton.  211 

Un  Gazetier  circonspect 212 

Générosité  de  M.  de  Galonné.  212 

Les  Gens  du  comte  d'Artois..  212 

Géographie  de  la  cour 212 

Goiit  de  M 213 

La  Gontte  et  les  bâtards  des 

princes 213 

Le    Gonverneur    du  duc    de 

Chartres 213 

LaGràce 213 

Grec  ou  Romain 2i3 

Le  comte  de  Grammont  et  le 

livre  d'Hamillon 2U 

Sa  Grosseur  l'évcque  d'Aulun.  214 

Habileté  de  madame  de  G 214 

L'Habit  de  La  Calprenède  ...  514 

L'Habitude  de  sortir.. 214 

M.  de  Harlay  et  ses  conseillers  215 
Madame  Helvétins  et  Fonte- 
nelle   215 

Le  prince  Henri  et  l'abbé  Ray- 

nal 215 

Henri  IV  et  Louis  XIV 2t5 

Heureni  effet  d'une  lettre  de 

saint  Jérôme 216 

Hibon  de  .Minerve 216 

Les  Hi.Ntoires  de  Duclos  et  ma- 
dame de  Rochefort 216 

Les  bonnes  Histoires  de  ma- 
dame Ueluchet 216 

(In  Homme  de  lettres  et  un 

duc 217 

Un  Homme  empressé 217 


Un  Homme  malheureut 217 

Un  Homme  qui  se  connaît. . .  217 

Un  Homme  trop  modeste 217 

Un  Homme  violent 217 

Honnêteté  de  M.  de  Noailles .  218 
Honnêteté  et  sincérité  de  ma- 
dame de  1 218 

L'iloiiueurd'iin  Itohan 218 

I.es  lluiires  de  M.  de  BuSba. .  218 

Idée  d'un  sot 219 

L'Illusion 219 

Un  Important S19 

Impudence    de    la    dnchesse 

d'Orléans 219 

Index  de  la  philosophie 220 

Indulgence  de  M.  de  R 220 

Instruit  et  gentilhomme 220 

Instrument  sans  luaucbe 220 

Intrépidité    et    naïveté    d'un 

Américain 220 

Inutilité  nécessaire 221 

L'Italienne,   l'Anglaise  et   la 

Française 221 

Les  Italiens  de  Rome 221 

Le  roi  Jacques   221 

La  Jalousie  de  M.  Barthe  re- 

ini.se  à  sa  place 221 

Jalousie  du  marquis  de  Ckate- 

lui 222 

1  Les  Jambes  et  la  tète  du  ma- 
réchal de  Villars 222 

I  Le  Jeu  de  Louis  XV 222 

Jeunesse  et  pensée 223 

;  Les  Justifications  publiques...  223 
Laideur  du  comte  de  Mirabeau  223 
Lamentati(ms  d'un  joueur. . . .  223 
Le  duc  de  Lauzun  et  M.  de  Ga- 
lonné   224 

Le  cardinal  Aquaviva 224 

Belle  Leron  à  un  joueur 225 

Belle  Leçon  el  belle  fête  don- 
nées par  nu  Anglais 225 

Les  Lettres  et  les  femmes.. . .  226 
Le  médecin  Levret  et  le  dau- 
phin   226 

yaisons 22fi 


380 


TABLE   DES  MATIERES. 


Lire  en  gros 226 

Liste  des  abus 227 

Littérature  d'un  contrôleur  gé- 
néral . 227 

Louis  XI V  et  Baron 227 

Louis  XIV  et  Gnype.l 228 

Louis  XV  et  Cahiisac .   228 

Louis  XV  et  la  musique  228 

Louis  XV  mourant 228 

LaLunette  de  M.  deVaudreuil.  229 
Une    Maîtresse    refusée    par 

Louis  XV 229 

Manœuvres  habiles  de  l'évéque 

d'Autun 229 

Le  Mari  convaincu 229 

Le  Mari  de  madame  deChaul- 

nes  et  les  sacrements 230 

Mariage  et  célibat. 230 

Mariages  temporaires. .     ....  230 

Maris 231 

Mari  susceptible 231 

Le  Marmiton  de  M.  de  Maugi- 

ron 231 

Marmontel  et  Boindin  au  café 

Procope 23 1 

M.  de  Marville  et  la  police...  232 

Le  Masque  de  fer 232 

Les  Masques 232 

L'abbé  Maury,  candidat  à  l'A- 
cadémie    233 

La  Médaille  de  Louis  XIII  et 

du  cardinal  de  Richelieu.. .  233 

Le  Médecin  armé 233 

Le  Médecin  de  M.  de  Sully...  233 

La  Mémoire  de  M.  de  Tressan.  234 
Le  Ménage  à  trois  de  M.  de 

Nesle  et  de  M.  de  Soubise. .  234 

Mépris 234 

La  Mer  et  les  Anglais 23b 

Le  Mérite  du  duc  de 23b 

Mérites    gradués    de    l'abbé 

Maury 23b 

Une  Messe  pour  huit  sous ....  236 

Milton  et  sa  femme 236 

Ministres  et  malades 236 

LestroisMinistresdelIenrilV.  236 


Mirabeau  et  M.  de  Galonné. .  237 
La  Mitre  et  le  soufflet  deM.de 

Luynes 237 

Moïse  et  les  allumettes 237 

Molière  et  les  financiers 238 

L'abbé  de  Molière  et  son  vo- 
leur   238 

Monseigneur  Montazet  et  la 

sœur  du  cardinal  de Tencia.  239 
Le  Mont  Etna  et  l'abbé  Recu- 

pero , 239 

Madame  de  Montmorin  et  son 

fils 239 

La  Mort  du  roi 240 

Un  Mol  de  J.-J.  Rousseau  . . .  240 

Un  Mot  d'Arlequin 240 

Un  Mot  de  Fox 240 

Joli  Mot  de  Louis  XV 240 

Mot  de  madame  de  Maintenon 

sur  les  évèques 241 

Mot  d'un  abbé  à  un  portier.. .  241 

Mot  d'un  courtisan 241 

Mot  d'une  jeune  fille  sur  la 

mort 241 

Mot  d'un  major  de  place 241 

Mousquetaire  intelligent 242 

Moyen  de  chasser  un  ministre  242 
Moyen  d'être  l'amide  M.Bar- 

the 243 

Muses,  femmes  ou  maîtresses.  243 

Naïveté  de  l'abbé  Delille 243 

Naïveté  de  madame  deNoailles  243 

Naïveté  d  e  Voltaire 244 

Naïveté  écossaise. . .' 244 

Naïveté  et  indiscrétion 244 

Naïveté  et  vérité 244 

Nature  et  société 245 

Les  Neuchàtelois  et  le  roi  de 

Prusse 245 

Ni  père  ni  mari 245 

Les  Nobles  au  Pérou 245 

La  Noblesse  de  Savoie 245 

Les  Œufs  d'un  homme  per- 
sonnel   246 

L'CEuf  de  cane  de  madame 

Geoffrin 24fi 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


Opinion  du  prince  de  Conti  sur 

les  princes 9-t6 

Opinion  publique 246 

Opinion  sur  les  feiniiios 24<> 

Orgueil  des  jésuites 247 

Oubli  des  hommes Î47 

Le  Paradis  Je  Uuclos 247 

Le  Pardon  des  bienfaits 247 

Les  Parents  de  M.  de  Noailles  247 
Paris  des  ducs  de  Clioisenl  et 

dePraslin 248 

Parler  bien  ne  suffit  pas 248 

Partage  de  la  Pologne 248 

Le  Particulier  de  la  duchesse 

du  Maine 248 

Les  Passions  de  M 249 

Pauvres  rois 249 

Pehméja  et  Dubreuil 249 

Le  Pénitent  et  son  confesseur.  249 

Perdre  terre  avec  les  femmes.  250 
Un  bon  Père  et  quatre  bons 

fils 250 

Perroquet  et  notable 250 

Perruque  et  chevelure 250 

La  Personnalité  des  fautes...  251 

Petite  aide  fait  grand  bien  ...  251 

Peur  des  dnels 252 

M.  de  Pezay  et  M.  Necker 2a2 

Philosophie 252 

Un  Philosophe  et  la  société. . .  252 

Pierre  l"  .\  Spithead '252 

La  Pierre  phiïosophale  et  ma- 
dame d'Éprémenil 253 

La  Place  et  la  femme 253 

Plaire 253 

Pleurer  et  souper 254 

Poésie  et  bonnet  de  nuit 254 

La  Poésie  et  M  de  Vergennes.  254 

La  Police  et  la  peste 254 

Portier  trop  délicat 254 

Portrait  de  madame  de   Ne- 
mours par  Vendôme 255 

Portrait  de  madame  Lamotte.  255 

Portrait  de  M 255 

Portrait  de  M.  d'Épinay  par 

Diderot 255 


Fort-Hoyal  et  Racine 

La  Postérité  de  M.  Thomas. . 
Pourquoi  l'Angleterre  est  un 

lion  pays 

Pourquoi  l'on  est  plus  honnête 

en    France    avant  qu'après 

trente  ans 

l'ounpioi  me  marierais-je?... 
Pourquoi  M.  L.  n'écrivait  pas. 

Poiissii'ie  et  boue 

Un  Prédicateur  de  la  Ligue . . . 
Présent  de  Louis  XV  à  M.d'É- 

tiolles 

Prière  d'nn  célibataire 

Problème  de  Maupertuis. ... 
Prodigalité  du  roi  Stanislas. .. 
Profession  de  foi  andaciense  de 

M.  de  Breteuil .... 

Progrès  de  la  noblesse 

Les  Progrès  d'une  cure 

Projet  de  cour  plénière 

Prudence  de  l'abbé  de  Saint- 
Pierre 

Le  Public  et  les  femmes  de  la 

Halle 

Le  Public  et  M 

Purisme  de  M.  Beauuée 

Purisme  du  prince  de  Beauvean 

Pyrame  et  Baucis 

Question  épineuse 

Qui  perd  gagne 

Quitter  et  tromper 

M.  de  R...  bien  jugé 

Réclamation  du  comte  d'Orsay 

Réconciliation  utile 

Les  Redites 

Les  trois  Refus  de  Fontenelle. 
Le  Régent  et  Dubois  au  bal 

masqué 

Le  Régent  et  le  président  Bi- 

ron 

Règnes  trop  longs 

Remarque  d'un  misanthrope . 
La  Renommée  et  le   duc  de 

Chabot 

Repartie  d'Aronet  an  régent  . 


381 


255 
256 


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262 

262 
262 
262 

263 
263 


382 


TABLE  DES  MATIERES. 


Réponse  à  lord  Marlborough  .  263 
Réponse  à  une  question  em- 
barrassante   264 

Bonne  Réponse  à  un  sot 264 

Réponse  de  l'évêque  d'Agde  à 

>mfat 264 

Réponse  de  M.  de  Laiiziin  . . .  264 
Jolie  Réponse  de  madame  de 

Broglie  à  son  mari 26S 

Réponse  de  Rullière 265 

Réponse  de  Turgot  à  Uelille..  26S 
Réponse  d'un  soldat  au  roi  de 

Prusse 266 

Réponse  d'un  ■veuf 266 

Réponse  péremptoire  de  l'abbé 

de 266 

Le  Représentant  de  Genève  et 

le  représentant  du  roi 266 

Retour  d'Allemagne 266 

Retour  de  Versailles 266 

Les  Révolutions  de  Ycrtot  . . .  267 

Les  malheureuï  Riches 2i''7 

Les  Rochers  en  or  de  M.  de 

Colbert 267 

Le  Roi  de  cent  mille  hommes.  267 
Le  Roi  de  Prusse  et  le  général 

Quiutus 267 

Le  Roi  de  Prusse  et  le  roi  de 

France 268 

Le  Roi  de  Prusse  et  l'uniforme.  26S 

Roi  et  banquier 268 

Le  Roi  se  porte  bien 268 

Les  Romans  selon  M.  de  V 269 

Le  faux  Roué  269 

J.-J.  Rousseau  et  le  courtisan.  Î69 

J.-J.  Rousseau  joueur  d'échecs  270 

Le  poëte  Roy  et  Voltaire.   ...  270 

L'abbé  S . . .  "et  l'abbé  Petiot . .  270 
Sage  précaution  de  M.  de  Ro- 

quemont 270 

Le  marquis  de  Saint-Pierre  et 

Richelieu 270 

Le  Saint  de  madame  de  Para- 

bère 271 

Le  Salut  de  Voltaire 271 

Les  quatre  Saluts  du  médecin 


de  madame  DuDeffant. ...  271 

Sang-froid  d'un  porteur  d'eau.  271 

La  Santé,  à  quoi  elle  tient 272 

Saurin  et  l'honnêteté  de  M.  de 

Foncemagne 272 

Le  maréchal  de  Saie  et  M.  de 
Thyange  à  la    bataille    de 

Rauconi 272 

M.  de  Schv?alow-Pompadour.  272 

Sur  le  Secret 273 

Le  Secret  de  Diderot 273 

Le  Secret  de  M.  de  Choiseul. .  273 

Semer  des  ronces 274 

Le  Sexe  du  style 274 

Le  Siège  de  Jtf  ahon 274 

M.  de  Silhouette  et  le  prince 

de  Gonti..,. 274 

Sinécure  de  l'Écluse 275 

Singularités  amoureuses 275 

Sixte-Quint  payant  ses  dettes 

de  cordelier 275 

Solitaire  et  non  misanthrope  .  275 

Un  ami  de  la  Solitude 276 

Le    Sommeil  de   madame   la 

dauphine 276 

Le    Soulier   de   madame   de 

Montpensier 276 

Souper  chez  M.  de  Conflans..  276 

Les  Soupers  de  Marly 277 

Les  Soupers  de  M.  de  La  Rey- 

nière 277 

Stainville  et  Vaubecourt 277 

Stanislas  et  l'abbé  Porquet. . .  278 

Stanislas  et  Bassompierre.. . .  278 

Survivance  d'une  poupée  ....  278 

LaTabledeM.  deLaReynière.  278 
Talent  épistolaire  du  dauphin 

élève  de  Bossuet 278 

Madame  de  Talmont  et  Riche- 
lieu   279 

Tant  pis,  tant  mieux 279 

Témérité  du  maréchal  de  Bro- 
glie    279 

Le  Temple  de  Guide  et  ma- 
dame Du  Deffant 279 

Madame  de  Tencin 280 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


388 


Madame  àc  Tencio  jugée  par 

l'al.l.é  Tiublct 280 

Mesdames  de  Tessé  et  de 
Champagne  après  la  mort 

de  Dubrmùl 2S0 

Toujours  aimé 280 

Toujours  novice 281 

Tournebroche  politique 281 

Tracassier  en  bien 281 

Le  Traité  de  commerce  avec 

l'AnptetPrre 281 

Petits  Traités  de  d'Alembert..  282 

T.e  Travail  en  Espagne. 282 

Le  Tremblement  de  terre  de 
Lisbonne  et  le  roi  de  Portu- 
gal   282 

Le  docteur  Tronchin 283 

Tuiles  et  chaumes 283 

Tureiiue  au  début  d'une  ba- 
taille   283 

Tnrgot  disgracié 283 

Le  meillenr  des  Tyrans 283 

Union  assortie 284 

Universalité  de  Voltaire  ....  284 

De  l'Utilité  de  jurer 284 


Utilité  de  l'esprit 284 

Utilité  des  femmes 284 

Utilité  du  goiivi'rnement 28!i 

La  Vaisselle  du  duc  d'Ajen..  t8.> 

Vanité  de  Lelellier-Louvois. .  285 

Vanité  de  M .  de  Fronsac  ....  287 

Vanité  des  petits 288 

L'abbé  Vatri  solliciteur 288 

M.dc  Vaudreuilet  C 288 

Vengeance  dillicile 288 

M.  de  Vergennes  et  M.  de  Bre- 

teuil 289 

Versailles  déÛni 289 

La  Veuve  du  Malabar 289 

Le  Viager  do  Collé 289 

Le  bon  et  le  mauvais  Vin....  290 

Vices  et  vicieux 290 

Vieui  cardinal  et  jeune  abbé  .  290 

VisitesdeM 290 

Vocation  décidée 290 

Le  Voleur  de  Diderot 291 

Voltaire  à  Potsdaui 291 

Voltaire  et  Vaucauson 292 

M.  de  Ximenès  bien  jugé ....  292 


FRAGMENTS    INIËDITS 


Ainoureui  pris  au  dépourvu. .  292 

Une  Anglaise  bien  éprise  ....  292 

Appétit 2y2 

Armide  et  Renaud 293 

Bienfaiteurs  maladroits 293 

Ghaugement  capital 293 

Chanson  d'Hercule 293 

La  Chapelle  de  M.  Bressard..  293 

Les  Coiupilateurs 294 

Consultation t94 

Coquetterie    de    la  duchesse 

d'Olonne 294 

Corruption  des  vieillards 294 

Madame  Cramer  et  madame 

Tronchin i94 

Le  Curé  indulgent 29î> 


Despotisme 29S 

Dieuetleroi 295 

Un  Docteur  ingénu •..  295 

Entre  les  deux 295 

Une  Femme  bien  regrettée. . .  295 

Folie  et  sagesse 296 

Générosité  des  héritiers.... ..  296 

Heureux  les  aveugles 296 

Impertinence  de  M.  de  Cbaro- 

lais 296 

Ingénuité  du  dauphin 297 

Jalousie  mal  placée 297 

Lcron  donnée  à  un  amant...  297 

Lectures  demandées 297 

Le  Lierre  et  le  courtisan 298 

Un  Malade  imaginaire 298 


384 


TABLE  DES  MATIERES. 


Manœuvres  des  laides 298 

Mariage  de  d'Aiibigné 298 

Mélancolie 298 

Les  Messes  de  M.  de  Villars  .  298 

Moines  et  philosophes 299 

Mot  de  M 299 

Naïveté  d'un  juge 299 

Paroles  d'un  riche 299 

Proverbes 299 

Puissance  spirituelle 300 

Rajeun'  ■■«etnent 300 


Reconnaissance 300 

Revirement  bien  justifié 300 

Sensibilité  d'une  petite  fille. .  301 

Be  la  Tentation 301 

Tête  et  caboche 301 

Trait  de  sincérité  académique.  301 

L'abbé  Trublet 301 

Vices    nécessaires     dans     le 

monde 302 

Le  Toisin  importun 302 

Voyage  en  Italie 302 


DIALOGUES 


LesAniie.s 

Bienfaiteur  intelligent 

Ce  que  femme  veut 

Il  y  a  commencement  à  tout. 

Contre  le  mariage 

Deux  Courtisans 

L'Effet  du  hasard 

Les  Enfants  de  madame  ***. 

Époux  inconsolable 

Espérance 


303  Explication  laconique 305 

303  Le  Mari  qui  ne  sait  rien 305 

303  Myope  et  presbyte 306 

303  Le  Nœud  et  l'intrigue 306 

304  Une  Opinion  mûrie 306 

304  Place  honnête 307 

304  Plus  ou  moins  jeune 307 

304  Le  Roi  de  Prusse  et  d'Arget...  307 
30b  Saumon  et  conseiller 307. 

305  ! 


LETTRES  DE  MIRABEAU  A  CHAMFORT 

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1963  Nicolas  ,  called 
C4A13        Pensées  Nouv.  éd. 
1860 


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