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Full text of "Pensées ; Ed. nouv., rev. sur les manuscrits et les meilleurs textes, avec une introd. et des notes"

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in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/pensesednouvreOOpasc 


ÎC7 


Chefs-â'œuïïe  de  la  Littérature  Religieuse 


PASCAL 


PENSEES 


ÉDITIO\  .\Ot  VELLE 

revue  sur  les  manuscrits  et  les  meilleurs  textes 
avec  une  introduction  et  des  notes 


Victor  QIRAUD 

Professeur  à  l'Université  de  Fribourg  (Suisse). 


PARIS 
LIBRAIRIE   BLOUD    &    O" 

4,    RUK   MADAME,    4 
1907 

Reproduction  et  traduction  interdites. 


^^^ 


DU  MEME  AUTEUR 


Pascal  :  Uhomme,  l  œuvre.  L'influence.  3*  édition  revue,  corrigée  et 
considérablement  augmentée.  1  vol.  in-16.  Paris,  A.  Fonte- 
moing 3  fr.  50 

Essai  sur  Taine,  son  œuvre  et  son  influence,  d'après  des  docu- 
ments inédits,  avec  des  extraits  de  40  articles  de  Taine  non  recueillis 
dans  ses  œuvres.  Ouvrage  couronné  par  l'Académie  française  (prix 
Bordin)  3*  édition,  revue,  1  vol.  in-16.  Hachette 3  fr.  50 

Bibliographie  critique  de  Taine,  2*  édition  refondue,  1  vol.  in-8* 
de  la  Bibliothèque  des  Bibliogi'aphies  critiques.  Paris,  Alphonse 
Picard  5  fr. 

La  Philosophie  religieuse  de  Pascal  et  la  Pensée  contem- 
poraine, 4*  édition  revue,  corrigée  et  augmentée.  1  brochure 
petit  in-16.  Paris,  Bloud 0  fr.  60 

Sainte-Beuve,  Table  alphabétique  et  analytique d es Prem fers L'-/nrfi>, 
Nouveaux  Lundis  et  Portraits  contemporains^  avec  une  étude  sur 
Sainte-Beuve  et  son  œuvre  critique,  2*  édition,  1  vol.  in-16.  Paris, 
Cahr.ann-Lévy 3  fr.  50 

Chateaubriand,  Etudes  littéraires,  1  vol.  in-16.  Hachette.    3  fr.  50 

Chateaubriand,  Atala.  Reproduction  de  l'édition  originale  avec  une 
Etude  sur  la  jeunesse  de  Chateaubriand,  d'après  des  documents 
inédits.  1  vol.  petit  in-18.  Paris,  A.  Fontemoing 3  fr. 

Opuscules  choisis  de  Pascal,  édition  nouvelle  revue  sur  les  ma- 
nuscrits et  les  meilleurs  textes,  avec  une  introduction  et  des  notes, 
3*  édition.  Paris,  Bloud 0  fr.  60 

Pensées  chrétiennes  et  morales  de  Bossuet,  édition  nouvelle, 
revue  sur  les  meilleurs  textes,  avec  une  introduction  et  des  notes. 
2'  édition.  Paris,  Bloud 0  fr.  60 

Anticléricalisme  et  Catholicisme,  1  brochure  petit  in-16  {Ques- 
tions du  Jour).  Paris,  Bloud 1  fr. 

Livres  et  questions  d'aujourd'hui,  1  vol.  in-16.  Paris,  Hachette. 

3  fr.  50 

Pensées  choisies  de  Joubert,  suivies  de  Réflexions,  pensées  et 
maximes  de  Chateaubriand,  avec  une  introduction  et  des  notes 
(pour  paraître  prochainement  à  la  librairie  Bloud) 0  fr.  60 

EN   PRÉPARATION 

Le  Christianisme  de  Chateaubriand  :  les  origines,  l'évolution, 
l'influence.  Etude  critique  sur  l'histoire  des  idées  religieuses  dans 
la  littérature  française  des  dix-huitième  et  dix-neuvième  siècles. 
A  la  librairie  Hachette. 

Lamennais,  son  œuvre  et  son  temps. 


été  tiré   cinquante    exemplaires   numérotés   sur  papier   de 
Hollande,  au  prix  de  5  francs. 


INTRODUCTION 


De  la  modernité  des  «  Pensées  »  de  Pascal. 

Il  y  a  une  question  qui  se  pose  comme  d'elle-même  à 
tout  nouvel  éditeur  de  Pascal.  Pourquoi  a-t-on  tant 
écrit  depuis  quelques  années  sur  Fauteur  des  Pensées  '^ 
Pourquoi  a-t-on  tant  de  fois  réédité  ses  œuvres  ?  Pour- 
quoi, en  un  mot,  l'étudie-t-on  de  nos  jours  avec  une 
ferveur  et  une  piété  si  singulières  ? 

Un  fait  tout  d'abord  est  à  signaler.  Visiblement,  ce 
qui  attire  nos  contemporains  dans  l'œuvre  de  Pascal, 
ce  sont  les  Pensées  beaucoup  plus  que  les  Provinciales. 
Certes,  les  Provinciales  demeurent  une  œuvre  de  tout 
premier  ordre  ;  mais  il  est  indubitable  qu'elles  ont  un 
peu  vieilli.  En  dehors  de  l'intérêt  littéraire  et  historique 
qu'elles  nous  présentent  toujours,  et  qui  est  considé- 
rable, il  semble  que  les  «  honnêtes  gens  »  d'aujourd'hui 
aient  moins  de  rai?ons  de  se  passionner  pour  elles  que 
ceux  du  temps  de  Pascal.  Il  nous  faut  un  certain 
effort  pour  entrer  pleinement  dans  l'état  d'esprit 
qu'elles  requièrent  et  qu'elles  entretiennent.  Les  ques- 
tions qu'elles  agitent  nous  paraissent  moins  essen- 
tielles, moins  vitales,  moins  actuelles  qu'on  ne  l'a  parfois 
prétendu.  Surtout,  nous  sommes  moins  surs  qu'autre- 
fois que,  sur  le  fond  du  débat,  Pascal  ait  toujours  rai- 
son contre  ceux  qu'il  a  si  éloquemment  combattus.  Les 
problèmes  ont  changé  d'aspect  depuis  vingt  ans.  Des 
travaux  comme  ceux  de  M.  Molinier  et  de  Joseph  Ber- 
trand, d'Henry  Michel  et  de  M.  Thamin  ont  déplacé  les 
points  de  perspective  (1).  Quand  nous  rencontrons  ce 

(1)  Si  l'on  veut  avoir  comme  la  sensation  de  ce  changement  de  point 
de  vue,  on  fera  bien  de  lire,  après  l'article  de  M.  Brunetière  sur  les 
Provinciales,  daté  de  septembre  1890  a*  série  des  Etudes  critiques), 
les  lignes  un  peu  rapides  nécessairement,  mais  significatives,  que  le 
même  écrivain  a  consacrées  à  !a  quesiion  des  ProiincicUes  dans  son 
Manuel  d'histoire  de  la  littérature  française  (1897). 


INTRODUCTION 


mot  de  Havet  :  «.  Casuistique  et  morale  relâchée  sont 
choses  inséparables,  »  nous  sourions,  et  nous  nous 
demandons  s'il  a  non  seulement  étudié,  mais  simple- 
ment compris  la  question  môme  qu'il  tranche.  11  y 
avait  une  casuistique  stoïcienne  ;  il  y  a  une  casuis- 
tique kantienne  ;  et  ni  le  stoïcisme,  ni  le  kantisme  n'ont 
jamais  passé  pour  être  des  «  morales  relâchées  ».  Ce 
sont  là  des  préjugés  de  «  victimes  du  Deux-Décembre  » 
que  nous  ne  pouvons  plus  partager.  Trop  neuf  dans 
ces  sortes  de  questions,  et  entraîné  d'ailleurs  par  l'esprit 
de  parti,  Pascal,  malgré  tout  son  génie,  n'a  pas, 
philosophiquement  parlant,  réalisé  l'œuvre  d'éternelle 
justice  et  d'absolue  vérité  dont  on  l'a  loué  imprudem- 
ment quelquefois.  Et  s'il  n'était  l'auteur  que  des  Pro- 
vinciales, qui  sait  si,  dans  un  avenir  assez  prochain, 
on  le  lirait,  —  en  dehors  des  historiens  et  des  critiques, 

—  beaucoup  plus  qu'on  ne  lit,  de  nos  jours  môme,  la 
Satire  Ménippée  ou  les  Pamphlets  de  Paul-Louis 
Courier  ? 

Mais  il  est,  —  heureusement  pour  lui  et  pour  nous, 

—  l'auteur  des  Pensées.  Et  c'est  bien  décidément  à 
cette  œuvre  inachevée  que  vont  les  pr/'férences,  les 
admirations,  le  culte  pieux  des  générations  montantes. 
Et  la  question  que  nous  posions  tout  â  l'heure  reparaît 
sous  une  forme  nouvelle.  Pourquoi  aimons-nous  le 
Pascal  des  Pensées  f  Pourquoi  ni  les  éditions  qu'on 
nous  en  donne,  ni  les  interprétations  qu'on  nous  en 
propose  n'épuisent-elles  notre  curiosité,  ne  lassent-elles 
notre  attention,  et  n'usent-elles  notre  patience  ? 

Il  semble  que  ce  qui  nous  attire  dans  les  Pensées, 
ce  soit  tout  d'abord  l'incomparable  maîtrise  de  l'écri- 
vain. ((  L'homme,  a  dit  Pascal,  est  plein  de  besoins  : 
il  n'aime  que  ceux  qui  peuvent  les  remplir  tous  ;  »  et 
peut-être,  dans  cette  saisissante  et  profonde  formule, 
nous  a-t-il  livré  le  secret  de  ce  style,  dont  personne  en 
notre  langue  n'a  peut-être  égalé  la  puissance  et  la  variété. 
Le  style  de  Pascal,  —  et  c'est  peut-être  la  meilleure  défi- 
nition qu'un  en  puisse  donner,  —  a  ceci  d'admirable 
qu'il  «  s'accommode  â  tous  nos  besoins,  »  et  qu'il  les 
«  remplit  »  tous.  Logique,  ironie,  éloquence,   poésie, 


INTRODUCTIOX  O 

mépris,  colère,  pitié,  tendresse,  il  prend  tous  les  tons  ; 
toutes  les  formes  de  la  pensée,  toutes  les  nuances  du 
sentiment,  il  les  exprime  avec  une  aisance,  avec  une 
justesse  et  avec  une  force  qui  tiennent  véritablement 
du  prodige.  Nous  autres,  médiocres  écrivains  que  nous 
sommes,  notre  expression  reste  toujours  en  deçà  et  au- 
dessous  de  notre  pensée  :  elle  en  est  un  pâle  reflet,  un 
écho  lointain  et  affaibli,  et  nous  nous  lamentons  de  ne 
savoir  rendre  avec  des  mots  ce  que  nous  croyons  sentir 
en  nous  de  profond  et  de  rare.  Pascal,  lui,  a  réimpres- 
sion adéquate  :  c'est  la  pensée  même  qui  comme  la 
déesse  antique,  jaillit  tout  armée  du  cerveau  de  l'écri- 
vain. De  là  la  vigueur  ramassée  de  ce  style  ;  de  là  sa 
force  de  persuasion  et  d'émotion,  et  ce  que  je  voudrais 
pouvoir  appeler  sa  capacité  de  vibration  et  d'ébranle- 
ment. Il  est  telle  parole  de  Pascal  qui  entre  en  nous 
avec  une  telle  force  irruptive  que,  de  longues  années 
durant,  aux  heures  de  rêverie  solitaire,  nous  l'enten- 
dons retentir  encore  au  fond  de  notre  âme.  —  «  Ceux 
qui  croient  que  le  bien  de  l'homme  est  en  la  chair,  et 
le  mal  en  ce  qui  le  détourne  du  plaisir  des  sens,  qaih 
s'en  soûlent  et  qu'Us  y  meurent.  »  Je  défie  bien  qui- 
conque a  lu  ceci  pour  la  première  fois  de  n'en  avoir 
pas  reçu  comme  une  véritable  secousse  physique.  C'est 
le  geste  réprobateur  du  Dieu  d'Israël  qui  abandonne 
son  indigne  créature  ;  c'est  l'accent  irrité  du  prophète 
hébreu  qui  repousse  et  qui  condamne.  —  Et  ceci  :  «  Le 
silence  éternel  de  ces  espaces  infinis  m'effraie.  »  Peut- 
on,  avec  moins  de  mots,  plus  fortement  exprimer  l'épou- 
vantement  et  la  solitude  de  l'homme  qui  cherche  Dieu 
dans  «  tout  l'univers  muet  »  et  qui  ne  l'y  trouve  pas  ?  — 
Ailleurs  enfin,  ce  sont  les  paroles  ineffables  du  c(  Dieu 
d'amour  et  de  consolation  »  qui  pacifie  et  qui  relève  : 
«  Console-toi,  tu  ne  me  chercherais  pas,  si  tu  ne  m'avais 
trouvé...  Je  pensais  à  toi  dans  mon  agonie,  j'ai  versé 
telles  gouttes  de  sang  pour  toi. . .  Veux-tu  qu'il  me  coûte 
toujours  du  sang  de  mon  humanité  sans  que  tu  donnes 
des  larmes?...  Je  t'aime  plus  ardemment  que  tu  n'as 
aimé  tes  souillures...  » —  Quelle  poésie,  quelle  douceur 
et  quelle  tendresse  !  Quelle  âme  que  celle  qui  trouve 


6  INTRODUCTION 

de  pareils  accents  !  Et  quel  prestigieux  écrivain  que 
celui  qui  sait  en  prolonger  en  nous  le  contagieux  fré- 
missement ! 

Il  y  a  un  trait  par  où  le  stjde  de  Pascal  intéresse  plus 
particulièrement  peut-être  notre  sensibilité  contem- 
poraine. Nous  n'avons  pas  impunément  traversé  le 
romantisme  et  le  naturalisme.  Au  contact  des  œuvres 
sorties  de  ces  deux  écoles,  nous  avons  contracté  une 
invincible  horreur  du  style  abstrait.  Nous  voulons  que 
les  écrivains  s'adressent  à  notre  imagination  en  même 
temps  qu''à  notre  raison  ;  nous  exigeons  d'euK  qu'ils 
mettent  sous  nos  yeux  les  choses  mêmes  dont  ils  parlent^ 
et  plus  les  images  qu'ils  nous  en  fourniront  seront 
nettes,  vives  et  familières,  plus  nous  leur  saurons  gré  de 
correspondre  ainsi  à  nos  goûts  et  à  nos  désirs.  Et  cela 
est  si  vrai  que,  parmi  les  grands  écrivains  du  passé, 
nos  préférences  vont  précisément  à  ceux  qui,  d'instinct, 
ont  réalisé  notre  idéal  d'aujourd'hui  :  elles  vont  à  Saint- 
Simon  et  à  La  Fontaine,  à  Molière  et  à  Bossuet  ;  elles 
vont  surtout  à  Pascal.  Celui-ci  l'avait  bien  prévu.  «  La 
manière  d'écrire  d'Epictète,  de  Montaigne  et  de  Salomon 
de  Tultie  [à  savoir  Pascal  lui-même]  est  la  plus  d'usage 
qui  s'insinue  le  mieux^  qui  demeure  plus  dans  la  mé- 
moire, et  qui  se  fait  le  plus  citer,  parce  qu'elle  est  toute 
composée  de  pensées  nées  sur  les  entretiens  ordinaires 
de  la  vie.  »  C'est  cela  même.  Rien  d'artificiel  et  de  con- 
venu dans  ce  style  ;  rien  d'académique  et  de  compassé  ; 
tout  y  est  concret,  et  tout  y  est  vivant.  La  brusque 
familiarité  des  tours,  la  hardiesse  saisissante  et  l'éclat 
des  images,  le  réalisme  même  de  l'expression,  tout  cela 
nous  attire  et  nous  ravit  ;  et  nous  pardonnons  à  Port- 
Royal  d'avoir  cru  devoir  orner  un  peu  cette  simphcité 
et  parer  cette  négligence,  puisque  les  scrupules  mêmes 
des  pieux  solitaires  ont  permis  aux  éditeurs  modernes 
de  retrouver  et  de  nous  rendre  sinon  un  nouveau  Pascal, 
du  moins  un  Pascal  plus  vivant  encore,  plus  naturel  et 
plus  intime,  et  dont  la  langue  même  fût  en  conformité 
plus  étroite  encore  avec  celle  que  nous  parlons. 

La  conformité  n'est  pas  moins  étroite,  elle  est  plus 
significative  encore  entre  les  idées  de  Pascal  et  les  nôtres. 


INTRODUCTION  7 

Si  grand  cas  que  nous  fassions  du  style,  nous  en  faisons 
un  plus  grand  encore  de  la  pensée  ;  et  nous  admire- 
rions moins  Pascal  s'il  n'était  pas,  selon  le  mot 
d'un  de  ses  interprètes,  M.  Brunschvicg,  «  un  penseur 
tel  que  les  temps  modernes  n'en  ont  pas  eu  de  plus 
profond  ».  Qu'on  ouvre  au  hasard  le  recueil  des  Pensées. 
On  y  rencontre  à  profusion  des  mots  qui  frappent 
par  leur  profondeur  et  leur  justesse,  et  dont  il  semble 
que  la  réflexion  n'épuisera  jamais  le  sens  et  la  por- 
tée. Observations  sur  l'homme  et  sur  la  vie,  sur 
la  nature  et  sur  la  science,  sur  la  morale  et  sur  la 
société,  sur  l'art  et  sur  la  philosophie,  on  trouve  de 
tout  cela  dans  ce  petit  volume,  et  tout  cela  exprimé 
avec  une  vigueur  de  concision,  avec  un  je  ne  sais  quoi 
de  direct,  de  plein  et  de  définitif  qui  en  redouble  la 
puissance  suggestive .  A  quoi  bon  citer?  A  quoi  bon 
rappeler  des  formules  qui  sont  dans  toutes  les  mémoires  ? 
Il  semble  vraiment  que  cet  homme  soit  allé  au  fond  de 
toutes  les  questions  qui  peuvent  intéresser  l'homme, 
et  que,  de  chacune  de  ses  explorations  à  travers  le 
monde  moral,  il  ait  rapporté  des  lumières  nouvelles. 
Plus  on  voudra  réfléchir  à  la  célèbre  distinction  entre 
r  «  esprit  géométrique  »  et  1'  «  esprit  de  finesse  »,  ou  à 
la  théorie  des  «trois  ordres»,  plus  o^n  les  trouvera 
riches  de  signification,  plus  l'on  verra  s'en  dégager 
d'infinies  conséquences.  Mais  il  y  a  plus.  Pascal  ne  s'est 
pas  contenté  de  formuler  «  sous  l'aspect  de  l'éternité  » 
des  idées  vraies  d'une  vérité  éternelle  ;  il  était  doué  d'une 
telle  force  de  pensée,  il  avait  une  telle  capacité  d'inven- 
tion qu'il  lui  est  arrivé  non  seulement  de  pressentir, 
mais  encore  d'exprimer  avec  une  singuhère  netteté  des 
conceptions  toutes  contemporaines.  —  On  a  rapproché 
non  sans  raison  le  procédé  logique  de  Pascal,  qui  con- 
siste essentiellement  à  opposer  deux  thèses  contradic- 
toires, deux  vérités  partielles  et  incomplètes,  et  à  en 
chercher  la  justification  dernière  dans  un  point  de  vue 
supérieur  qui  les  domine  en  les  unifiant,  de  la  dialec- 
tique de  Hegel  qui  procède  également  par  thèse,  anti- 
thèse et  synthèse  :  et  ce  n'est  pas  la  seule  idée  hégé- 
lienne  que   l'on   trouverait   dans    Pascal.     —    Voici 


8  INTRODUCTION 

maintenant  du  Darwin  ou  du  Spencer  :  «  Les  pères 
craignent  que  l'amour  naturel  des  enfants  ne  s'efface. 
Quelle  est  donc  cette  nature  sujette  à  être  effacée  ?  La 
coutume  est  une  seconde  nature,  qui  détruit  la  première. 
Mais  qu'est-ce  que  nature?  Pourquoi  la  coutume  n'est- 
elle  pas  naturelle  V  Xai  grand'peur  que  cette  nature  ne 
soit  elle-même  qu'une  première  coutume,  comme  la 
coutume  est  une  seconde  nature.  »  —  Voici  du  Taine  : 
«  Talent  principal,  qui  règle  les  autres  :  »  c'est  exacte- 
ment la  fameuse  théorie  de  lo.  faculté  maîtresse.  —  Les 
discussions  récentes  sur  «  les  faillites  partielles  de  la 
science  »  sont  comme  enveloppées  dans  plus  d'une 
pensée,  notamment  dans  celle-ci  :  «  La  science  des 
choses  extérieures  ne  me  consolera  pas  de  l'ignorance 
de  la  morale  au  temps  d'affliction  ;  mais  la  science  des 
mœurs  me  consolera  toujours  de  l'ignorance  des  choses 
extérieures.  »  On  pourrait  multiplier  les  rapproche- 
ments et  les  exemples.  En  vérité,  ce  penseur  mort  il  y 
a  plus  de  deux  siècles  nous  est  plus  contemporain  que 
tel  autre  qui  vit  encore.  Comment  ne  le  lirions-nous 
pas  avec  passion  ?  Nulle  pensée  n'est  plus  excitatrice 
et  plus  fécondante  ;  nulle  n'éclaire  de  plus  vives 
lueurs  tous  les  problèmes  qu'elle  a  remués  et  nous 
retrouvons  en  elle,  sous  la  forme  la  plus  précise  et  la 
plus  actuelle,  l'écho  de  toutes  nos  préoccupations. 

C'est  dire  que,  plus  encore  que  le  grand  écrivain  et  le 
profond  penseur,  ce  qui  nous  attire  en  lui,  c'est  le  phi- 
losophe rehgieux  et  l'apologiste.  Car  le  Pascal  des  Pen- 
sées^ il  ne  faut  pas  l'oublier,  est  avant  tout  un  apologiste 
du  christianisme.  C'est  là  que,  dans  son  œuvre,  tout 
devait  converger  ;  c'est  à  une  démonstration  de  la  vérité 
de  la  religion  que  tout  devait  aboutir  ;  c'est  à  renouve- 
ler et  à  fortifier  nos  raisons  de  croire  qu'il  voulait  tra- 
vailler ;  c'est  à  toucher  des  «  libertins  »,  à  convaincre 
des  «  athées  »,  à  conquérir  à  son  Dieu  de  nouvelles 
âmes,  c'est  à  convertir,  en  un  mot,  qu'il  voulait  faire 
servir  tous  les  dons  qu'il  sentait  en  lui.  «  Si  ce  discours 
vous  plaît  et  vous  semble  fort,  sachez  qu'il  est  fait  par 
un  homme  qui  s'est  mis  à  genoux  auparavant  et  après, 
pour  prier  cet  Etre  infini  et  sans  parties,  auquel  il  sou- 


INTRODUCTION  U 

met  tout  le  sien,  de  se  soumettre  aussi  le  cotre  pour 
votre  propre  bien  et  pour  sa  gloire.  »  Que  parlions- 
nous  tout  à  l'heure  de  son  génie  de  style  et  de  sa  pro- 
fondeur de  pensée  !  Pascal  estime  que  tout  cela  «  ne 
vaut  pas  une  heure  de  peine  ».  Ou  plutôt,  si,  plus  que 
personne,  il  a  ambitionné  la  gloire  de  bien  écrire,  c'est 
qu'il  sait  quelle  est  la  valeur  persuasive  du  style  ;  s'il  a 
exprimé  sur  toutes  sortes  de  questions  des  idées  fortes 
et  neuves,  c'est  que  ces  idées  étaient  un  acheminement 
à  la  grande  démonstration  qu'il  voulait  tenter.  Mais 
tout  cela  est  pour  lui  un  moyen,  et  non  une  fin.  Son 
objet  propre,  essentiel,  c'est  l'étude  du  problème  reli- 
gieux et  apologétique,  c'est  à  poser  ce  problème  dans 
toute  sa  force  et  dans  toute  sa  rigueur,  c'est  à  en  éluci- 
der toutes  les  données,  à  en  éclairer  tous  les  aspects 
qu'il  a  employé  toutes  les  ressources  de  son  incompara- 
ble génie.  A  force  de  sincérité  et  de  logique,  ruiner  ou 
diminuer  tout  au  moins  les  difficultés  de  croire,  rappro- 
cher de  lui  l'incrédule,  et,  dans  la  me-ure  ou  un  homme 
peut  travailler  au  salut  de  ses  frères,  frayer  et  préparer 
les  voies  à  la  grâce,  voilà  manifestement  ce  qu'a  voulu 
faire  Pascal,  et  ce  qui  a  été  pour  lui,  dans  les  dernières 
années  de  cette  vie  douloureuse,  «  l'œuvre  uniquement 
nécessaire  ». 

Et  c'est  précisément  ce  qui  nous  le  rend  particulière- 
ment cher.  Il  est  devenu  banal  d'observer  que  le  pro- 
blème religieux  préoccupe  étrangement  la  pensée  con- 
temporaine. Autant,  il  y  a  vingt-cinq  ou  trente  ans,  ces 
questions  intéressaient  peu  ceux  qui  se  piquaient  de 
penser,  autant  aujourd'hui  elles  sont  redevenues 
actuelles  et  vivantes.  Une  philosophie  aussi  timide 
qu'elle  était  verbeuse,  aussi  superficielle  qu'elle  se 
croyait  habile,  l'éclectisme,  —  puisqu'il  faut  l'appeler 
par  son  nom,  —  avait  cru  supprimer  le  problème  en 
accumulant  les  nuages  et  en  multipliant  les  phrases.  Elle 
démontrait  l'existence  de  Dieu,  —  et  quel  Dieu  !  celui 
de  Voltaire  et  de  Béranger,  le  «  Dieu  des  bonnes  gens  », 
pour  tout  dire,  —  dont  elle  limitait  d'ailleurs  prudem- 
ment la  puissance  ;  elle  prouvait  l'immortalité  de  l'âme  ; 
elle  fondait  une  «  religion  naturelle  »  ;  elle  esquivait  la 


10  INTRODUCTION 

question  de  la  révélation  et  celle  de  la  transcendance 
du  christianisme  ;  l'ombre  de  Platon  et  celle  d'Aristote, 
celle  de  Descartes  et  celle  de  Bossuet  étaient  invoquées 
ensemble  ou  tour  à  tour,  et  l'on  tenait  pour  des  «  scep- 
tiques »  tous  ceux  qui,  dans  le  présent  ou  dans  le  passé, 
se  montraient  réfractaires  à  la  foi  nouvelle.  Pendant 
près  d'un  demi-siècle,  la  langue  dont  on  a  pu  dire  qu'il 
y  a  une  probité  attachée  à  son  génie  abrita  toutes  ces 
équivoques.  Quand  on  se  réveilla  de  ce  long  sommeil 
philosophique,  on  s'aperçut  que  les  questions  religieuses, 
bien  loin  d'avoir  été  comme  définitivement  éconduites 
des  préoccupations  des  hommes,  reparaissaient  plus 
graves  et  plus  angoissantes  que  jamais.  De  tous  côtés  on 
se  reprit  à  les  étudier  avec  une  singulière  ardeur.  Il 
n'est  personne  de  nos  jours  qu'elles  laissent  indifférent. 
Les  esprits  les  plus  dégagés  de  toute  attache  confession- 
nelle, au  heu  d'en  nier  l'importance,  comme  ils  n'y 
eussent  point  manqué  jadis,  sont  les  premiers  à  donner 
l'exemple  d'une  étude  sinon  toujours  impartiale,  du 
moins  toujours  passionnée  et  toujours  attentive  ;  et  sous 
nos  yeux,  des  hommes  pohtiques,  —  on  sait  avec  quel 
succès,  —  s'improvisent  tous  les  jours  théologiens  ou 
canonistes.  Faisant  écho  à  ce  mouvement  général  des 
esprits,  on  a  même  vu  se  produire  en  ces  dernières 
années  quelques-unes  des  évolutions  morales  les  plus 
curieuses  dont  l'histoire  des  idées  ait  gardé  le  souvenir. 
On  peut  en  sourire  ou  s'en  plaindre  ;  on  ne  peut  nier, 
—  car  il  y  a  des  faits  qui  sont  indéniables,  —  que  l'in- 
quiétude religieuse  soit  un  des  traits  dominants  de  notre 
temps. 

Dans  ces  conditions,  il  était  inévitable  que  l'on  revînt 
à  Pascal.  Pascal  avait  été  l'une  des  victimes  de  l'éclec- 
tisme. Cousin  avait  eu  le  mérite  de  remettre  en  honneur 
le  texte  original  des  Pensées  ;  mais  avec  sa  fougue 
habituelle,  il  s'était  aussitôt  empressé  de  dénoncer  le 
«  scepticisme  »  de  leur  auteur  ;  et,  sans  prendre  garde 
à  l'équivoque  du  terme,  on  l'en  avait  cru  sur  parole.  On 
ne  s'était  pas  rendu  compte  que  Pascal  n'était  «  scep- 
tique »  qu'à  l'égard  de  l'éclectisme  ;  et  de  fait,  il  n'était 
pas  besoin  d'être  très  clairvoyant  pour  lire  à  presque 


INTRODUCTION  11 

toutes  les  pages  des  Pensées  la  condamnation  formelle 
des  théories  favorites  de  Victor  Cousin.  «  Le  déisme, 
presque  aussi  éloigné  de  la  religion  chrétienne  que 
l'athéisme  qui  est  tout  à  fait  contraire  :  »  voilà  de  ces 
pensées  que  Cousin  n"a  jamais  pu  pardonner  à  Pascal, 
et  il  était  naturel  que  Pascal,  le  vrai  Pascal,  bénéficiât  de 
lajuste  réaction  qui  s'est  produite  contre  la  pseudo-phi- 
losophie de  Victor  Cousin.  D'autre  part,  à  étudier  comme 
on  le  fait  à  notre  époque  les  questions  religieuses,  on  ne 
pouvait  manquer  d'interroger  Thomme  qui,  peut-être 
dans  les  temps  modernes,  les  a  posées  avec  le  plus  de 
force  et  de  profondeur.  Un  théologien  protestant, 
Auguste  Sabatier,  n'a-t-il  pas  pu  dire  :  a  Une  histoire 
des  destinées  des  Pensées  de  Pascal  serait  l'histoire  à  peu 
près  complète  de  la  philosophie  religieuse  en  France 
dans  les  trois  derniers  siècles  »  ?  Et  un  philosophe  catho- 
lique, l'abbé  Laberthonnière,  de  s'écrier  à  son  tour  en 
parlant  de  Pascal  :  «  Et  qui  donc  a  scruté  comme  lui, 
avec  une  pareille  hardiesse,  les  fondements  de  toutes 
choses,  et  surtout  les  fondements  de  la  religion  ?  »  Et 
cela  est  vrai.  Sur  la  question  de  la  croyance,  sur  celle 
des  rapports  de  la  raison  et  de  la  foi,  des  différents 
ordres  de  connaissances  et  de  certitudes,  sur  celle  de  la 
révélation  et  du  surnaturel,  bref,  sur  toutes  les  questions 
qui  sont  comme  à  la  base  de  toute  enquête  de  ce  genre, 
Pascal  abonde  en  vues  qui  rejoignent  exactement  les 
conclusions  actuelles  de  la  psychologie  et  de  la  philo- 
sophie religieuses  (1).  Voici,  par  exemple,  une  remarque 
qui  ruine  par  avance  toutes  les  objections  dont  a  vécu 
la  critique  du  xviii^  siècle,  et  même  celle  du  notre  :  «  Une 
religion  purement  intellectuelle  serait  plus  proportionnée 
aux  habiles  ;  mais  elle  ne  servirait  pas  au  peuple.  La 
seule  religion  chrétienne  est  proportionnée  à  tous,  étant 
mêlée  d'intérieur   et  d'extérieur.  »    C'est  la  çr'oire  de 


(1)  Dans  son  très  beau  livre  snv  Xexrnan.  Essai  de  biographie  psy- 
chologique (Paris,  Bloud,  1906),  l'abbé  Brémond  remarque  justement 
que  Pascal  est  presque  le  seul  des  grands  écrivains  et  penseurs  fran- 
çais que  connaisse  bien  Newman,  dont  i!  s'inspire  et  qu'il  cite  volontiers. 
Le  pascaliarùsme  et  le  neœ marxisme  contemporains  sont,  à  n'en  pas 
douter,  deux   faits  du  mime  ordre. 


12  INTRODUCTION 

Pascal  d'avoir  si  profondément  repensé  sa  religion  que 
son  œuvre  s'est  comme  insérée  dans  la  définition  de  la 
religion  môme. 

Un  autre  trait  le  rapproche  encore  de  nous.  Il  est 
incontestable  que  nous  savons  gré  à  Pascal,  non  seule- 
ment d'avoir  deviné  et  formulé,  en  matière  religieuse, 
nos  conceptions  toutes  contemporaines,  mais  encore 
d'avoir  traité  ces  questions  non  pas  en  théologien  de 
profession,  mais  en  «  honnête  homme  ».  «  Ceux-là 
honorent  bien  la  nature,  écrit-il  quelque  part,  qui  lui 
apprennent  qu'elle  peut  parler  de  tout,  et  même  de 
théologie.  »  Il  sentait  bien  que  c'était  là  une  partie  de 
sa  force.  «  Lorsqu'on  entend  les  prédicateurs,  disait  un 
jour  Bossuet^  je  ne  sais  quelle  accoutumance  malheu- 
reuse de  recevoir  par  leur  entremise  la  parole  de 
l'Evangile,  fait  qu'on  l'écoute  plus  nonchalamment.  On 
s'attend  qu'ils  reprendront  les  mauvaises  mœurs  ;  on 
dit  qu'ils  le  font  d'office  ;  et  l'esprit  humain  indocile  y 
fait  moins  de  réflexion.  Mais  quand  un  homme  qne  l'on 
croit  du  inonde,  simplement  et  sans  affectation,  propose 
de  bonne  foi  ce  qu'il  sent  de  Dieu  en  lui-même,  quand 
il  ferme  la  bouche  à  un  libertin  qui  fait  vanité  du  vice, 
ou  qui  raille  impudemment  des  choses  sacrées,  encore 
une  fois,  chrétiens,  qu'une  telle  conversation,  assaison- 
née de  ce  sel  de  grâce,  a  de  force  pour  exciter  l'appétit 
et  réveiller  le  goût  des  biens  éternels  !  »  Pascal  est  venu 
réaliser  le  vœu  de  Bossuet.  Il  a  vécu  dans  le  monde  ; 
il  sait  comment  s*}^  posent  les  questions,  et  quel  tour  il 
faut  donner  à  son  argumentation  pour  se  faire  écouter 
et  pour  convaincre.  Il  a  vu  des  «  libertins  »  réels  et 
vivants  ;  il  a  discuté  avec  eux  ;  il  connaît  leur  état 
d'esprit  ;  il  s'est  rendu  compte  que  les  syllogismes  de 
l'Ecole  n'ont  le  plus  souvent  sur  eux  aucune  prise  ;  et 
il  estime,  —  car  il  est  géomètre  et  logicien,  —  qu'ils 
ont  parfois  raison  de  penser  que  tel  ou  tel  d'entre  ces 
raisonnements  sont  dépourvus  de  toute  force  pro- 
bante. Ces  arguments-là,  lui,  Pascal,  il  les  sacrifie  sans 
pitié  ;  et  à  ceux  qu'il  conserve,  il  donne  un  air  de  nou- 
veauté et  d'imprévu,  qui  en  redouble  la  puissance  de 
persuasion.  De  là  cet  accent  tout  chrétien,  certes,  mais 


INTRODUCTION  13 

très  laïque  de  son  Apologie  ;  de  là  cet  air  d'  «  honnê- 
teté »  et  cette  probité  intellectuelle  qui  dédaigne  les 
triomphes  trop  faciles,  et  d'ailleurs  illusoires,  et  qui, 
loin  de  dissimuler  les  difficultés,  les  souligne  et  les 
accuse,  plus  éprise  de  vérité  et  de  franchise  que 
d'habileté,  moins  soucieuse  de  réfuter  des  abstractions 
que  de  conquérir  des  âmes.  De  là  enfin  ce  je  ne  sais 
quoi  de  vécu,  de  concret,  de  positif,  qui  répond  d'une 
manière  si  complète  aux  exigences  de  notre  réalisme . 
Par  delà  les  hvres  et  les  sophismes  à  discuter,  Pascal 
a  vu  des  hommes  à  réduire  ;  et  il  a  jeté  sur  ses 
contemporains  un  regard  si  aigu  et  si  perçant  que,  par 
delà  les  hommes  de  son  temps,  il  a  atteint  ceux  du 
nôtre. 

Pascal  a  bénéficié  enfin  du  mouvement  tournant  que 
nous  voyons  se  produire  dans  l'apologétique  contempo- 
raine. Pour  mieux  répondre  aux  préoccupations  crois- 
santes de  la  pensée  laïque,  l'apologétique,  —  des  discus- 
sions récentes  ont  mis  ce  fait  très  nettement  en  lumière,  — 
l'apologétique,  en  ces  dernières  années,  a  renouvelé  ses 
procédés  et  rajeuni  ses  méthodes.  Elle  a  pris  résolument 
contact  avec  la  philosophie  moderne  et  elle  a  constaté 
qu'en  bien  des  cas  cette  philosophie,  dont  on  avait  tant 
médit  sans  toujours  la  bien  connaître,  avait  travaillé 
non  pas  contre  elle,  mais  pour  elle.  Elle  a  donc 
emprunté  à  cette  alliée  involontaire  un  peu  de  son  esprit 
et  quelques-unes  de  ses  cunclusions.  A  cette  école,  elle 
a  appris  à  laisser  tomber  certains  arguments  vieillis  qui 
n'ont  peut-être  jamais  bien  porté,  mais  qui,  assurémejit, 
ne  portaient  plus  ;  elle  s'est  pénétrée  d'une  dialectique 
plus  souple,  plus  vivante,  moins  abstraite,  plus  confor- 
me au  mouvement  même  de  la  pensée  d'aujourd'hui  ; 
enfin,  et  surtout,  elle  s'est  rendu  compte  de  l'absolue 
nécessité  pour  elle  de  donner  pour  fondement  à  toutes 
ses  démarches  ultérieures  une  solide  et  précise  enquête 
psychologique.  Que  Pascal  n'ait  pas  été  étranger  à  cette 
orientation  nouvelle  de  l'apologétique,  c'est  ce  qui 
ressort  d'une  simple  constatation  de  fait  :  tous  les  apo- 
logistes contemporains  qu'on  lit,  et  qui  agissent,  et  qui 
sont  pris  en  considération  par   leurs  adversaires,  qui 


14  INTRODUCTIOxM 

même  parfois  arrachent  à  ces  derniers  de  précieux  aveux, 
sont  visiblement  nourris  de  l'auteur  des  Pensées,  se 
plaisent  à  le  citer  et  à  se  recommander  de  lui.  Mais 
quand  Pascal  n'aurait  eu  aucune  espèce  d'influence 
directe  sur  eux,  ils  ne  pouvaient  manquer,  un  jour  ou 
l'autre,  de  se  reconnaître  pour  ainsi  dire  en  lui.  L'atti- 
tude intellectuelle  et  morale  que  nous  venons  de  définir, 
c'est,  en  effet,  exactement  celle  que  Pascal  avait  prise 
dans  V Apologie  dont  nous  n'avons  que  des  fragments. 
«  L'idée  mère  de  cette  Apologie,  a  très  bien  dit  Vinet, 
c'est  de  partir  de  l'homme  pour  arriver  à  Dieu.  »  C'était 
là  une  vue  de  génie,  très  féconde  en  lointaines  consé- 
quences, et  qui  fait  de  Pascal,  dans  l'histoire  de  l'apo- 
logétique, un  nom  aussi  considérable  que  celui  de 
Socrate  dans  l'histoire  de  la  philosophie.  Car  la  révo- 
lution que,  selon  une  très  heureuse  formule,  Socrate 
est  venu  opérer  en  philosophie,  il  l'a  opérée,  lui,  Pascal, 
dans  un  autre  domaine  :  il  a  fait  descendre  l'apologéti- 
que du  ciel  sur  la  terre.  Et  dans  cet  effort,  il  a  porté 
une  telle  supériorité  de  génie,  une  telle  sincérité  et  une 
telle  pénétration  de  pensée,  un  sentiment  si  vif  et  si 
puissant  des  besoins  et  des  exigences  de  l'homme 
moderne  (1),  que  ce  livre,  tout  inachevé  qu'il  soit,  est 
peut-être  encore,  à  l'heure  actuelle,  la  plus  forte  et  la 
plus  agissante  des  y4/5oZo^/es  du  christianisme,  et  qu'en 
tout  cas,  les  Apologies  actuelles  ou  futures  semblent  ne 

(1)  II  n'est  pas  jusqu'à  l'exégèse  où  Pascal,  rien  qu'en  s'y  appliquant, 
n'ait  jeté  de  lumineux  et  décisifs  coups  de  sonde-  C'est  du  moins 
l'avis  d'un  écrivain  particulièrement  compétent,  le  P.  Lagrange,  dans 
un  très  curieux  et  pénétrant  article  de  la  Bévue  biblique  (.octobre  1906) 
sur  Pascal  et  tes  Prophéties  messianiques.  Quelle  est  exactement 
au  regard  de  la  critique  moderne  «  la  force  probante  »  de  ces  pro- 
phéties, et  en  quoi  consiste-t-elle  1  «  Pascal,  nous  dit  le  P.  Lagrange, 
a  entrevu,  il  a  vu,  il  a  proclamé  la  vraie  solution,  et  les  brèves  notes 
quila  contiennent  sont  peut  être  ce  qu'il  a  écrit  de  plus  beau.  »  Et 
il  cite,  et  il  commente  avec  «  ivresse  »  un  certain  nombre  de  pensées 
(voir  plus  loin,  viii,  11  ;  —  x,  8,  16,  18  ;  —  xi,  14,  16  ;  —  xii,  16,  26, 
29  ;  xin,  20),  d'où  il  résulte  que,  daprés  Pascal,  toutes  les  prophéties 
sont  essentiellement  relatives  à  l'avènement  d'un  ordre  spirituel 
nouveau,  celui  de  la  charité  ou  de  la  sainteté.  Or  il  est  incontestable 
que  cette  prédiction  a  été  réalisée  par  le  christianisme  et  par  le  seul 
christianisme.  Le  P.  Lagrange  estime  que  la  preuve  ainsi  conçue 
«  est  vraiment  solide,  et  la  seule  qui  puisse  laire  impression  sur  un 
esprit  armé  de  toutes  ces  forces  de' résistance  que  la  culture  moderne 
oppose  trop  souvent  à  l'action  vivifiante  de  la  foi  ». 


INTRODUCTION  l5 

devoir  remplir  tout  leur  objet  que  dans  la  mesure  où  elles 
reprendront  et  réaliseront  le  dessein  de  Pascal,  et  où 
elles  se  rapprocheront  de  l'œuvre  qu'il  avait  rêvée. 

Voilà,  semble-t-il,  quelques-unes  des  raisons  qui  font 
de  Pascal  celui  peut-être  de  nos  grands  écrivains  que 
nous  aimons  le  mieux  et  le  plus  profondément,  et  des 
Pensées  le  livre  que  bien  des  esprits,  à  l'heure  actuelle, 
considèrent  comme  le  plus  beau  de  la  langue  française, 
comme  le  plus  représentatif  des  hautes  quahtés  de  notre 
race.  Quand  Gœthe  déclarait  Voltaire  «  le  plus  grand 
écrivain  que  l'on  puisse  imaginer  parmi  les  Français  », 
il  se  trompait,  et  il  oubliait  au  moins  Pascal  :  ni  pour  la 
force  et  pour  l'éclat  du  style,  ni  pour  la  profondeur  et 
la  noblesse  de  la  pensée,  Voltaire  n'est  comparable  à 
Pascal.  A  ceux  qui  seraient  tentés  de  nous  accuser,  nous 
autres  Français,  de  légèreté  et  de  prosaïsme,  nous  pou- 
vons répondre  par  ce  mince  recueil  des  Pensées.  Depuis 
plus  de  deux  siècles  qu'il  a  vu  le  jour,  il  n'a  pas  pris  une 
ride.  Que  dis-je  !  Il  semble  que,  de  jour  en  jour,  nous  en 
comprenions  mieux  la  richesse  de  signification  et  l'éton- 
nante portée,  et  que,  de  jour  en  jour  aussi,  un  plus  grand 
nombre  d'âmes  y  viennent  puiser  Tahment  quotidien  de 
leur  vie  morale.  Nul  écrivain  parmi  nous  ne  méritait 
mieux  cet  honneur.  Car,  s'il  m'est  permis  de  reprendre 
ici  et  d'apphquer  à  Pascal  lui-même  la  plus  belle  et  la 
plus  touchante  parole  qui  soit  tombée  de  cette  plume 
merveilleuse,  nul  n'a  versé  plus  généreusement  le  sang 
de  son  humanité  dans  son  œuvre. 


AVERTISSEMENT 


Il  n'existait  pas  jusqu'à  présent  d'édition  vraiment 
«  populaire  »  des  Pensées  de  Pascal. 

Ou  plutôt  il  en  existait  deux,  mais  qui,  comme 
on  va  voir,  ne  méritent  guère  que  par  leur  bon  marché 
la  qualification  qu'on  serait  tout  d'abord  tenté  de  leur 
appliquer  (1). 

La  [)remière,  celle  de  la  Bibliothèque  Nationale  (2),  a 
pour  auteur  un  certain  M.  N.  David.  La  Notice  sur 
Pascal,  qui  ouvre  le  volume,  est  toute  pleine  de  mépri- 
ses et  d'erreurs.  Et  l'éditeur  a  eu  la  singulière  idée  de 
reproduire  le  texte  très  incomplet  et  périmé  à  tous  égards 
de  l'édition  «  philosophique  »  des  Pensées  que  Con- 
dorcet  a  publiée  en  1776,  en  y  joignant  d'ailleurs  les 
Notes  et  Remarques  de  Voltaire.  Singuhère  idée,  encore 
une  fois,  que  d'infliger  à  Pascal,  dans  une  édition  de 
ce  genre,  le  pitoyable  et  inintelligent  commentaire  de 
Voltaire  !  Et  voit-on  Vlmitation  commentée  par 
M,  Homais  ! 

La  seconde  édition,  infiniment  plus  sérieuse,  fait 
partie  de  la  collection  des  Meilleurs  auteurs  classiques 
français  et  étrangers  (3),  récemment  inaugurée   par 

(1)  Je  laisse  à  dessein  de  côté  la  petite  édition  des  Pensées  choisies 
de  Pascal  qui  fait  partie  de  la  Noucelle  Bibliothèque  populaire  à 
dix  centimes  (Henri  Gautier,  éditeur).  Le  choix  est  assez  judicieux  : 
mais  il  est  un  peu  bien  restreint.  On  a  réussi  à  faire  tenir  en  32  pages 
une  Vie  de  Pascal  et  une  étude  sur  les  Pensées,  un  certain  nom- 
bre de  Pensées,  le  Mystère  de  Jésus  et  l'Entretien  avec  M.  de  Saci. 

(2)  Bililiothèque  nationale.  Pascal,  Pensées,  1  vol.  petit  in-18  ; 
Paris,  Plluirer,  1904  ;  0  fr.  25. 

(3)  Les  Meilleurs  auteurs  clas'uiques  français  et  étrangers,  Pascal, 
Pensées,  1  vol.  in-18;  Paris,  Flammarion,  i905;0fr.  95. 


AVERTISSEMENT  17 

Téditeur  Flammarion.  «  Chaque  auteur,  nous  dit  le 
Prospectus  de  la  Collection,  sera  annoté  par  un  de  nos 
meilleurs  écrivains.  »  Il  est  fâcheux  que  celui  de  «  nos 
meilleurs  écrivains  »  qui  a  procuré  dans  cette  collection 
Tédition  des  Pensées  de  Pascal,  ait  cru  devoir  pousser 
la  modestie  jusqu'à  garder  l'anonyme.  Son  Introduction 
n'est  peut-être  pas  très  neuve,  et  elle  n'est  pas  au 
courant  des  travaux  dont  Pascal  a  été  l'objet  depuis 
une  trentaine  d'ann-'es  ;  mais  elle  résume  avec  exac- 
titude et  clarté  l'histoire  des  Pensées  jusqu'à  l'édition 
Rocher  (1873).  D'autre  part,  l'éditeur  anonyme,  entre 
les  différents  textes  qu'il  pouvait  choisir,  s'est  avisé  de 
reproduire  celui  de  l'édition  de  Port- Royal.  L'idée, 
certes,  était  parfaitement  soutenable.  Je  crois  volon- 
tiers, pour  ma  part,  que  le  petit  volume  de  J670  est 
très  loin  de  mériter  tous  les  reproches  dont,  il  y  a  un 
demi-siècle,  l'a  injustement  accablé  ce  charlatan  de 
Victor  Cousin.  Je  crois  qu'au  total  et  sous  une  forme 
très  suffisamment  pascalienne,  il  nous  donne,  même 
aujourd'hui,  et  en  un  certain  sens  tout  au  moins,  pres- 
que tout  l'essentiel  de  Pascal.  Et  j'irai  jusqu'à  dire 
que,  comme  édition  courante  et  portative^  il  n'a  pas 
été  remplacé. 

Et  cependant,  il  faut  bien  l'avouer,  l'édition  de  Port- 
Royal  ne  nous  satisfait  pas  entièrement  de  nos  jours  ; 
elle  ne  répond  plus  absolument  aux  exigences  que  plus 
de  deux  siècles  d'exégèse  sur  le  texte  de  Pascal  ont  en 
quelque  sorte  inoculées  à  notre  esprit.  Nous  voulons 
saisir  dans  la  familiarité  vivante  de  son  premier  jet  ce 
style  incomparable.  Or,  cela,  l'édition  de  1670  ne  nous 
le  donne  à  aucun  degré.  Les  éditeurs  de  Port-Royal,  on 
le  sait,  ont  retouché,  corrigé,  atténué,  parfois  énervé, 
—  on  en  trouvera  plus  loin  d'instructifs  exemples,  —  la 
pensée  et  la  forme  du  grand  écrivain.  Déplus,  —  et  en 
cela  ils  ont  été  trop  fidèlement  suivis  par  la  plupart  des 
éditeurs  modernes,  —  ils  ont  très  souvent  morcelé  et 
dispersé  aux  quatre  coins  de  leur  édition  des  frag- 
ments qui,  manifestement,  formaient  un  tout  continu. 
Enfin,  il  y  a  de  très  belles  pensées^  parfois  même  d'ad- 
mirables développements  qu'ils  n'ont  pas  fait  figurer 

PASCAL  —  PENSÉES.  2 


18  AVERTISSEMENT 

dans  leur  recueil,  et  qu'on  est  un  peu  fâché  de  n'y 
point  rencontrer.  On  est,  par  exemple,  quelque  peu 
désappointé  de  ne  pas  trouver,  dans  une  édition  des 
Pensées  de  Pascal  qui  est  censée  se  suffire  à  elle-même, 
l'inoubliable  Mystère  de  Jésus. 

A  quelques-uns  de  ces  inconvénients  l'éditeur  dont 
nous  parlons  a  essayé  de  remédier,  mais  d'une  manière 
bien  insuffisante.  A  dire  vrai,  le  premier  seul  l'a  frappé  : 
l'obligation  où  il  s'est  trouvé  placé  de  nous  faire  lire, 
sous  le  nom  de  Pascal,  un  texte  qui  n'était  pas  entiè- 
rement de  Pascal.  Et  il  a  cru  se  tirer  d'affaire  en  met- 
tant en  note  non  pas  toutes,  mais  les  principales 
variantes  que  lui  offraient  les  éditions  Faugère  et  Havet. 
Mais,  outre  que,  pour  le  lecteur  ordinaire,  rien  n'est 
plus  désobligeant  que  d'aller  chercher  au  bas  des  pages 
le  vrai  texte,  d'ailleurs  incomplet,  morcelé  et  dispersé 
de  Pascal,  alors  qu'on  attire  son  attention  sur  le  texte 
expurgé  et  remanié,  on  se  demande  pourquoi  l'édi- 
teur s'en  est  tenu,  à  défaut  d'une  lecture  personnelle  des 
manuscrits,  aux  lectures  de  Faugère,  —  je  n'ose  dire 
de  Havet,  car  celui-ci  ne  paraît  pas  s'être  reporté  très 
régulièrement  à  l'original  autographe.  Depuis  Havet, 
trois  éditeurs  différents,  MM.  Molinier,  G.  Michaut, 
L.  Brunschvicg  ont  spécialement  étudié  le  célèbre 
manuscrit  9202  de  la  Bibliothèque  Nationale  et  les  deux 
copies  qui  le  complètent  ;  et  ils  ont  fait  faire  de  sérieux 
progrès  à  ce  que  l'on  pourrait  appeler  la  vulgate  du 
texte  des  Pensées  de  Pascal.  Il  semblait  élémentaire  de 
tenir  compte,  —  même  dans  une  édition  populaire,  — 
de  leur  patient  effort. 

On  a  essayé,  dans  l'édition  qu'on  présente  aujour- 
d'hui au  public,  de  ne  pas  donner  prise  aux  reproches 
que  l'on  vient  de  formuler.  Tout  d'abord,  on  a  pris 
pour  base  d'opération  en  quelque  sorte  le  texte  de 
l'édition  Brunschvicg,  la  plus  récente,  et  celle  qui,  par 
conséquent,  a  pu  utiliser  le  mieux  les  recherches  et 
lectures  antérieures.  On  l'a  très  soigneusement  comparé 
avec  le  texte  de  l'édition  critique  de  M.  Michaut  qui  a 
précédé  d'un  an  la  publication  de  la  petite  édition 
Brunschvicg.  Dans  les  cas  de  divergence,  dans  d'autres 


AVERTISSEMENT  19 

encore,  on  s'est  reporté  au  manuscrit  autographe  qu'on 
a  jugé  inutile  de  collationner  une  fois  encore  d'un  bout 
à  l'autre,  les  deux  derniers  éditeurs  ayant  du  reste 
laissé  fort  peu  de  chose  à  glaner  à  ceux  qui  seraient 
tentés  de  reprendre  leur  travail  en  sous-œuvre.  On 
espère  ainsi  avoir  procuré  aux  lecteurs  de  Pascal  un 
texte  qui  non  seulement  leur  offrira  toutes  les  garanties 
d'authenticité  et  de  correction  désirables,  mais  qui 
même,  sur  certains  points  de  détail,  pourra  être  consi- 
déré par  eux  comme  étant  en  progrès  sur  les  meilleures 
éditions  précédentes. 

Une  question  plus  délicate  à  trancher  était  celle  du 
choix  à  opérer  entre  les  pensées  que  l'on  jugerait  bon 
de  faire  figurer  dans  cette  édition^  et  celles  que  l'on  en 
exclurait.  On  ne  pouvait  tout  imprimer  ;  et  d'ailleurs,  il 
faut  bien  en  convenir,  s'il  n'est  aucun  des  fragments 
laissés  par  Pascal  qui  soit  banal  ou  indifférent,  il  en  est 
plus  d'un  cependant  qui,  en  raison  même  de  leur  carac- 
tère de  notes  personnelles,  abréviatives  ou  inachevées, 
n'offre  pas  pour  le  grand  pubHc  un  intérêt  capital. 
Il  fallait  donc  choisir  ;  mais  tout  choix  implique  néces- 
sairement quelque  chose  d'un  peu  subjectif  et  arbi- 
traire ;  or,  c'est  précisément  cette  part  de  subjectivisme 
et  d'arbitraire  que  l'on  aurait  voulu  éviter  à  tout  prix. 
Voici  comment  on  «'est  efforcé  de  parer  à  cet  inconvé- 
nient. On  a  d'abord  retenu  ^oî^^es  les  pensées  conservées 
définitivement  par  Port-Royal  (1),  lesquelles  ont  reçu 
pour  ainsi  parler  la  triple  consécration  du  temps,  de 
l'expérience  et  de  l'usage.  Pour  le  reste,  on  s'est  efforcé 
de  ne  laisser  de  côté  aucune  pensée  qui,  à  l'épreuve 
de  la  réflexion,  parût  présenter  quelque  intérêt.  Si 
Ton  s'est  trompé  quelquefois,  s'il  y  a  dans  ce  volume 
quelques  lacunes  involontaires,  elles  pourront  être 
réparées  dans  une  édition  ultérieure.  Tel  qu'il  est,  ce 
petit  livre,  —  et  surtout  si  l'on  y  joint  les  Opuscules 
choisis  précédemment  publiés,   —  on  espère  qu'il  con- 


(1)  J'entends  :  par  les  dernières  éditions  de  Port-Royal,  qui  sont  plus 
complètes  que  !a  première. 


20  AVERTISSEMENT 

tient  tout  l'essentiel,  et,  si  Ton  peut  ainsi  parler,  tout  le 
vivant  des  Pensées  de  Pascal. 

Une  autre  question,  non  moins  délicate,  est  celle  de 
savoir  quel  ordre  il  convient  de  suivre  pour  publier 
les  Pensées.  En  fait,  deux  méthodes  sont  possibles. 
Ou  bien  Ton  essaiera  de  retrouver  le  plan  que  vou- 
lait suivre  Pascal  dans  son  Apologie,  et  l'on  dispo- 
sera les  divers  fragments  suivant  l'ordre  présumé  de 
l'auteur  :  c'est  le  procédé  qu'ont  adopté  TabbéDucreux 
au  xvui®  siècle,  et  au  xix*^,  les  éditeurs  Frantin,  Fau- 
gère,  Astié,  Molinier,  Rocher,  Didiot  et  Guthlin.  Ou 
bien,  de  propos  délibéré,  on  renoncera  à  restituer  le  plan 
de  Pascal,  et  l'on  se  contentera  de  classer  les  Pensées 
suivant  leurs  a  affinités  électives  »  sous  certaines  rubri- 
ques générales.  Ce  dernier  procédé,  qu'avait  adopté 
Port-Royal,  a  été  repris  par  Bjssut  dans  l'édition 
qu'il  a  donnée  en  1779,  et  le  classement  de  Bossut, 
tout  imparfait  qu'il  fût,  s'est  imposé  à  la  plupart  des 
éditeurs  qui  n'ont  pas  prétendu  reconstituer  le  plan 
de  VApologie.  C'est  l'arrangement  de  Bossut  que 
nous  retrouvons  dans  l'édition  Havet,  dans  l'édition 
Gidel,  dans  l'édition  Margival,  dans  combien  d'autres 
encore  ! 

Je  ne  m'arrêterai  pas  longtemps,  l'ayant  du  reste 
fait  ailleurs  (1),  à  montrer  combien  il  est  vain,  et  même 
un  peu  puéril,  de  vouloir  retrouver,  dans  le  détail  des 
Pensées,  un  plan  qui  n'était  assurément  pas  arrêté  dans 
l'esprit  de  Pascal.  Aussi  bien,  les  derniers  éditeurs  ont 
renoncé  à  cette  prétention  singulière  de  mieux  con- 
naître que  Pascal  lui-même  le  secret  de  Pascal,  et  ils 
en  reviennent  à  classer  purement  et  simplement  les 
Pensées.  Mais  dans  quel  ordre  «  classer  »  les  Pensées  ? 
Ne  serait-ce  qu'à  cause  du  morcellement  même  qu'ils 
ont  fait  subir  à  un  assez  grand  nombre  de  fragments, 
il  est  impossible,  pour  qui  veut  tenir  compte  sérieuse- 
ment des  manuscrits,  d'adopter  le  classement  de  Port- 
Ci)  Voir  mon  livre  sur  Pascal  :  l'homme,  l'œucre,  l'influence 
(Paris,  Fontemoing,  3*  éd.,  p.  137-140).  et  mon  article  sur  Pascal  et 
les  Pensées  dans  la  Reuue  des  Deux  Mondes  du  1"  août  1905,  recueilli 
dans  Liores  et  Questions  d'aujoixrd'hui  (Hachette,  liJOG). 


AVERTISSEMENT  21 

Royal,  ou  celai  de  Bossut-Havet  (1).  Et  c'est  pourquoi 
Iedernieréditeurde5p6'7îsees(2)  M.  Léon  Brunschvicg 
a  tenté  un  nouveau  classement  qui,  assurément  discu- 
table, —  comme  d'ailleurs  tous  les  classements  du 
monde,  —  sur  quelques  points  de  détail,  offre  dans  l'en- 
semble des  mérites  tels  qu'à  notre  avis  il  annule  tous 
les  autres,  et  qu'on  peut  le  considérer  comme  définitif. 
Uniquement  préoccupé  de  rassembler,  suivant  les  divers 
sujets  auxquels  ils  paraissent  se  rapporter,  les  fragments 
laissés  par  Pascal  et,  en  s'aidant  d'ailleurs  des  indica- 
tions assez  nombreuses  fournies  par  Pascal  lui-même, 
de  retrouver  et  de  rétablir  le  lien  secret  qui  les  rattache 
les  uns  aux  autres,  M.  Brunschvicg  a  exécuté  ce 
travail  avec  une  conscience,  une  ingéniosité  et  un  tact 
qu'on  ne  saurait  trop  louer.  Les  quatorze  sections 
parmi  lesquelles  il  a  réparti  les  Pensées  et  qu'il  a  dis- 
posées suivant  un  ordre  à  tout  le  moins  très  habile, 
paraissent  bien  correspondre  aux  principaux  stades, 
aux  divers  moments  successifs  de  la  pensée  apologé- 
tique et  de  l'argumentation  de  Pascal  ;  et  de  l'une  à 
l'autre,  il  existe  une  «  continuité  logique  »  indé- 
niable. —  Nous  ne  pouvions  songer  à  faire  mieux, 
ni  même  aussi  bien  ;  les  menues  améliorations  et 
perfectionnements  que  nous  aurions  pu  apporter 
ne  valaient  pas  la  peine  qu'on  bouleversât  un  clas- 
sement qui,  tout  récent  qu'il  soit,  fait  déjà  autorité, 
et  est  destiné,  croyons-nous,  à  faire  loi  de  plus  en 
plus.  Nous  n'a\'ions  qu'à  adopter,  et  c'est  ce  que  nous 


(1)  Tel  développement,  par  exemple,  a  été  mutilé  en  neuf  tronçons 
par  Havet  :  encore  ces  neuf  tronçons  n'ont-ils  été  répartis  qu'eu 
deux  articles  différents  ;  mais  tel  autre  morceau,  fragmenté  en  six 
tron>7ons  par  Faagère,  en  sept  par  Molinier,  a  fourni  à  Havet  neuf 
pensées  différentes  qui  ont  été  dispersés  en  cin/j  eircicles  divers.  Que 
dire  d'un  pareil  émieitement  que  rien  ne  justifie  1  Et  le  désordre 
même  du  cahier  autographe  ne  serait-il  pas  presque  préférable  ? 

(2)  Blaiss  Pasc.vl,  Pensées  et  OpiL^'jXes,  publiés  avec  une  Intro- 
duction, des  notices  e;  des  notes,  par  M.  Léon  Brunsch\icg,  1  vol. 
pet.  in-lS.  Hacaette.  l^dT  ;  3*  édition,  revue,  19(J4.  —  Du  même 
auteur  :  Pascal,  Pensées,  nouvelle  édition  collatioanée  sur  le  ma- 
nuscrit autographe  et  publiée  avec  une  introduction  et  des  notes, 
3  vol.  in-îi  (CoUeciCon  des  Grands  Ecricains  de  la  France),  Paris, 
Hachette,  1904. 


22  AVERTISSEMENT 

avons   fait,    Tarrangement   de    M.    Brunschvicg   (1). 

Ayant  eu  uniquement  pour  objet  de  mettre  en  quel- 
que sorte  le  lecteur  contemporain  en  rapport  direct  et 
personnel  avec  le  vrai  Pascal,  de  lui  faciliter  la  lecture 
et  la  méditation  des  Pensées  authentiques,  nous  aurions 
pu  nous  dispenser  de  tout  commentaire,  et,  s'il  faut 
l'avouer,  nous  avons  bien  failli  nous  ranger  à  ce  dernier 
parti.  Quand  on  a  longtemps  vécu  avec  Pascal,  on  se 
rend  compte  combien  les  commentaires  les  plus  péné- 
trants, les  plus  respectueux,  les  plus  profonds  demeu- 
rent désespérément  inférieurs  à  cette  ardente  et  haute 
pensée,  à  cette  prose  merveilleuse,  et  Ton  éprouve  quel- 
que pudeur  à  venir  s'interposer  indiscrètement  entre 
Pascal  et  ses  lecteurs,  à  troubler  leur  tête-à-tête  par 
des  gloses  intempestives  ou  inutiles.  Il  y  a  telle  phrase 
éloquemment  vengeresse  de  Chateaubriand  (2),  —  il 
est  vrai  qu'elle  s'applique  aux  Remarques  irrespec- 
tueuses et  si  souvent  inintelligentes  de  Condorcet  ou  de 
Voltaire,  —  que  tout  moderne  scoliaste  tremble  toujours 
de  voir  rappeler  à  son  sujet.  On  connaît  les  admirables 
Réflexions  de  Lamennais  sur  V Imitation^  reprise  et 
transposition  dans  une  autre  langue  et  une  autre  âme 
des  effusion?  mystiques  du  vieil  auteur.  Les  Pensées  de 
Pascal  appelleraient  et  mériteraient  un  commentaire 
semblable  ;  et  peut-être,  quand  on  y  songe,  est-ce  le 
seul  qui  leur  conviendrait.  Seulement,  pour  commenter 
ainsi  Pascal, il  faudrait  être  Lamennais, —  ou  Newman. 

Réflexion  faite,  on  n'a  pourtant  pas  cru  devoir  s'abs- 
tenir de  toute  remarque  sur  ce  texte  mémorable.  Pascal 
est  peut-être  l'auteur  qui  décourage  et  en  même  temps 

(1)  On  a  numéroté,  à  l'intérieur  de  •  chaque  section,  les  différents 
fragments  qui  le  composent,  et  l'on  a  marqué  d'un  astérisque  les 
pensées  qui  figuraient  déjà  dans  l'édition  de  Port-Royal. 

Les  fragments  mis  entre  crochets  et  en  caractères  ordinaires  ont 
été  barrés  sur  le  manuscrit,  généralement,  semble-t-il,  de  la  main 
même  de  Pascal. 

Les  mots  entre  crochets  et  en  italiques  sont  des  conjectures. 

(2)  ;<  Il  y  a  un  monument  curieux  de  la  {philosophie  chrétienne  et  de 
la  philosophie  du  jour  :  ce  sont  les  Pensées  de  Pascal  commentées 
par  les  éditeurs.  On  croit  voir  les  ruines  de  Palmyre,  restes  superbes 
du  génie  et  du  temps,  au  pied  desquelles  l'Arabe  a  bâti  sa  misérable 
hutte.  »  {Génie  du  Christianisme,  3*  partie,  II,  vi.) 


AVERTISSEMENT  23 

qui  provoque  le  plus  les  réflexions  et  les  commentai- 
res. Cette  pensée  est  si  riche  de  sens  que,  plus  que  tout 
autre,  elle  a  suscité  des  exégèses  ;  je  n'en  sais  point  pour 
ma  part  de  plus  suggestive,  et  qu'il  y  ait  plus  de  profit 
à  approfondir.  Les  questions  que  soulèvent  les  Pensées 
sont  innombrables  :  questions  de  philologie  et  de  gram- 
maire, d'histoire  littéraire  et  de  philosophie,  de  théolo- 
gie et  de  sciences  positives,  de  psychologie  et  d'esthé- 
tique, de  sociologie  et  d'histoire  religieuse,  que  sais-je 
encore  ?  On  a  donc  essayé,  çà  et  là,  pour  les  tout  jeu- 
nes gens  entre  les  mains  desquels  ce  petit  volume 
pourrait  tomber,  de  donner  quelques  exemples  des 
différentes  sortes  et  des  principaux  types  de  réflexions 
que  peuvent  suggérer  les  Pensées  à  ceux  qui  les  veulent 
prendre  comme  thèmes  de  méditation  journalière.  Ce 
très  sobre  commentaire,  dont  on  sait  toute  la  misère  et 
l'insuffisance,  a  donc  pour  unique  objet  de  provoquer, 
d'inviter  à  des  observations  plus  suivies,  plus  méthodi- 
ques et  plus  profondes,  et,  si  l'on  ose  ainsi  dire,  de 
mettre  en  branle  les  jeunes  pensées  qui  viendront 
demander  à  Pascal  un  peu  de  cette  nourriture  spirituelle 
dont  il  est  l'un  des  plus  généreux  dispensateurs. 

Si  l'on  nous  permettait,  en  finissant,  d'émettre  un 
vœu,  bien  téméraire  peut-être  sans  doute,  ce  serait  que 
cette  édition  «  populaire  »  des  Pensées  de  Pascal  pût 
remplacer  dans  une  certaine  mesure  l'édition  si  mania- 
ble et,  au  total,  pour  Fépoque,  si  satisfaisante  et  si  bien 
conçue  que  Port-Royal  a  publiée  en  1670,  ou  tout  au 
moins  qu'elle  put  rendre  quelques-uns  des  services  que 
l'édition  des  pieux  solitaires  a  rendus  pendant  plus  d'un 
siècle.  Les  admirateurs  et  les  amis  de  Pascal  nous 
pardonneront  d'avoir  eu  cette  ambition  et  d'avoir  osé 
la  formuler. 

Victor  Giraud. 
Paris,  avril  1906. 


NOTE  PRELIMINAIRE 


Nous  aurions  voulu  pouvoir,  eu  tête  de  cette  édition, 
afin  de  donner  au  lecteur  une  idée  d'ensemble  du  dessein 
apologétique  —  nous  ne  disons  pas  du  plan  —  de  Pascal, 
réimprimer  la  Préface  de  Port-Royal,  et  même,  et  peut- 
être  surtout  le  Discours  sur  les  Pensées  de  M.  Pascal,  de 
Filleau  de  la  Chaise  (1).  A  défaut  de  ces  deux  pièces,  nous 
ne  saurions  mieux  faire,  pour  «  introduire  »  à  la  lecture 
des  Pensées^  que  de  reproduire  ici  les  quelques  lignes  si 
saisissantes  et  si  lumineuses  dans  leur  énergique  conci- 
sion, où  M.  Brunetière  a  essayé,  dans  son  Manuel  d'his- 
toire de  la  littérature  française^  de  résumer  l'argumen- 
tation générale  de  V Apologie  pascalienne  : 

Tout  en  nous  et  autour  de  nous  nous  crie  notre  misère  ; 
et,  dans  la  débilité  de  notre  machine,  comme  dans  les 
vices  de  l'organisation  sociale,  ou  comme  encore  dans 
l'impuissance  de  la  raison,  nous  ne  trouvons  que  des  motifs 
de  désespérer.  D'où  vient  donc  la  protestation  qui  s'élève 
du  fond  de  ce  désespoir  même  ?  l'exception  qu'à  ce  titre 
nous  constituons  dans  la  nature  ?  et  l'invincible  confiance 
que  nous  avons  dans  une  destinée  meilleure  ?  C'est  ce 
que  nous  saurons  si  nous  acceptons  le  dogme  d'une  chute 
originelle,  l'obligation  qui  nous  a  été  imposée  de  l'expier, 
et  le  dogme  de  la  rédemption,  lesquels  se  trouvent  être 
précisément  les  dogmes  essentiels  du  christianisme.  Répu- 
gnons-nous peut-être  à  les  accepter  ?  Considérons  en  ce 
cas  qu'il  suffit  d'y  croire  poui'  être  aussi  bons  que  nous  le 
puissions  être  parmi  les  liorames  ;  que  ces  dogmes  ont, 
d'ailleurs,  été  figurés  par  l'ancienne  loi,  annoncés  par  les 
prophètes,  confirmés  par  les  miracles;  et  qu'enfin,  à 
défaut  de  notre  raison,  nous  y  pouvons  toujours  incliner 
nos  volontés. 


(1)  Le  Discours  de  Filleau  de  la  Chaise  figurait  avant  Condorcet 
dans  toutes  les  éditions  des  Pensées.  Les  éditions  modernes,  bien 
à  tort,  selon  nous.  —  sauf  la  grande  édition  des  Pensées  par  M.  Bruns- 
chvicg,  —  l'ont  éliminé.  Si  nous  y  étions  encouragé,  nous  donne- 
rions volontiers,  dans  cette  Collection  des  chefs-d'œuvre  de  la  litté- 
rature religieuse,  une  édition  nouvelle  de  ce  précieux  Discours,  que 
l'on  ne  connaît  pas  assez,  faute  sans  doute  de  pouvoir  se  le  procurer 
aisément. 


PENSEES  DE  PASCAL 


ARTICLE  PREMIER 
Pensées  sur  l'Esprit  et  sur  le  Style  (1). 

•  1.  Différence  entre  l'esprit  de  géométrie  et  r esprit  de 
Jinesse.  —  En  l'un,  les  principes  sont  palpables,  mais 
éloignés  de  l'usage  commun  ;  de  sorte  qu'on  a  peine  à 
tourner  la  tête  de  ce  côté-là,  manque  d'habitude  :  mais 
pour  peu  qu'on  l'y^tourne,  on  voit  les  principes  à  plein  ; 
et  il  faudrait  avoir  tout  à  fait  l'esprit  faux  pour  mal  rai- 
sonner sur  des  principes  si  gros  qu'il  est  presque  impos- 
sible qu'ils  échappent.  ^ 

Mais  dans  l'esprit  de"  finesse,  les  principes  sont  dans 
l'usage  commun  et  devant  les  yeux  de  tout  le  monde,  O'a 
n'a  que  faire  de  tourner  la  tète,  ni  de  se  faire  violence  ;  il 
n'est  question  que  d'avoir  bonne  vue,  mais  il  faut  l'avoir 
bonne  ;  car  les  principes  sont  si  déliJ'S  et  en  si  grand 
nombre,  qu'il  est  presque  impossible  qu'il"  n'en  échappe. 
Or,  l'omission  d'un  principe  mène  à  l'eri^eur  ;  ainsi,  il  faut 
avoir  la  vue  bien  nette  pour  voir  tous  les  principes,  et  en- 
suite l'esprit  juste  pour  ne  pas  raisonner  faussement  sur 
des  principes  connus. 

Tous  les  géomèires  seraient  donc  fins  s'ils  avaient  la  vue 
bonne,  cai^  ils  ne  raisonnent  pas  faux  sur  les  principes 
qu'ils  connaissent  ;  et  les  esprits  fins  seraient  géomètres 

(1)  D  va  sans  dire  que  ces  titres  ne  s^nt  pas  de  Pascal.  Nous  les 
empruntons  à  M.  Brunschvicg. 

Il  n'est  pas  sur  que  toutes  Tes  pensées  qui  composent  cet  article 
dussent  faire  partie  de  V Apologie.  Mais  Pasc-il  attachait  avec  raison 
tant  d'importance  à  ces  questions  d'art,  de  méthode  et  de  style,  qu'il 
est  vraisemblable  que  Y  Apologie  eût  débuté  par  des  considérations 
de  ce  genre.  Da  moins,  le  Di'-cours  de  Filleau  de  la  Chaise  et  la 
Pré/ace  d'Etienne  Périer  sont  formels  sur  ce  point  :  (._Aprés  qu'il  leur 
eut'^îait  voir  [à  ses  amis  dans  sa  conférence  de  1657  ou  165S',  écrit 
Etienne  Périer,  après  qu'il  leur  eut  fait  voir  quelles  sont  les  preuves 
qui  font  le  plus  d  impression  sur  l'esprit  des  hommes,  et  qui  sont  les 
plus  propres  à  les  persuader,  il  entreprit  de  montrer  que  la  religion 
chrétienne  avait  autant  de  marques  de  certitude  et  d'évidence  que 
les  choses  qui  sont  reçues  dans  le  monde  pour  les  plus  indubitables.  » 


26  PASCAL 

s'ils  pouvaient  plier  leur  vue  vers  les  principes  inaccou- 
tumés de  géométrie. 

Ce  qui  fait  àoun  que  de  certains  esprits  fins  ne  sont  pas 
géomètres,  c'est  qu'ils  ne  peuvent  du  tout'  se  tourner  vers 
les  principes  de  géométrie  ;  ma:s  ce  qui  iait  que  des  géo- 
mètres ne  sont  pas  fins,  c'est  qu'ils  ne  voient  pas  ce  qui 
est  devant  eux,  et  qu'étant  accoutumés  aux  principes  nets 
et  grossiers  de  géométrie,  et  à  ne  raisonner  qu'après  avoir 
bien  vu  et  manié  leurs  principes,  ils  se  perdent  dans  les 
choses  de  finesse,  où  les  principes  ne  se  laissent  pas  ainsi 
manier.  On  les  voit  à  peine,  on  les  sent  plutôt  qu'on  ne 
les  voit  ;  on  a  des  peines  infinies  à  les  faire  sentir  à  ceux 
qui  ne  les  sentent  pas  d'eux-mêmes  :  ce  sont  choses  tel- 
lement délicates  et  si  nombreuses,  qu'il  faut  un  sens  bien 
délicat  et  bien  net  pour  les  sentir,  et  juger  droit  et  juste 
selon  ce  sentiment,  sans  pouvoir  le  plus  souvent  les  dé- 
montrer par  ordre  comme  en  géométrie,  parce  qu'on  n'en 
possède  pas  ainsi  les  principes,  et  que  ce  serait  une  chose 
infinie  de  l'entreprendre.  Il  faut  tout  d'un  coup  voir  la 
chose  d'un  seul  regard,  et  non  pas  par  progrès  de  raison- 
nement, au  moins  jusqu'à  un  certain  degré.  Et  ainsi  il  est 
rare  que  les  géomètres  soient  fins  et  que  les  fins  soient 
géomètres,  à  cause  que  les  géomètres  veulent  traiter  géo- 
métriquement ces  choses  fines,  et  se  rendent  ridicules, 
voulant  commencer  par  les  définitions  et  ensuite  par  les 
principes,  ce  qui  n'est  pas  la  manière  d'agir  en  cette  sorte 
de  raisonnement.  Ce  n'est  pas  que  l'esprit  ne  le  fasse  ; 
mais  il  le  fait  tacitement,  naturellement  et  sans  art,  car 
l'expression  en  passe  tous  les  hommes,  et  le  sentiment 
n'en  appartient  qu'à  peu  d'hommes  (1). 

Et  les  esprits  fins,  au  contraire,  ayant  ainsi  accoutumé 
à  juger  d'une  seule  vue,  sont  si  étonnés,  —  quand  on  leur 
présente  des  propositions  où  ils  ne  comprennent  rien,  et 
où  pour  entrer,  il  faut  passer  par  des  définitions  et  des 
principes  si  stériles,  qu'ils  n'ont  point  accoutumé  de  voir 
ainsi  en  détail,   —  qu'ils  s'en  rebutent  et  s'en  dégoûtent. 

Mais  les  esprits  faux  ne  sont  jamais  ni  fins  ni  géomètres. 

Les  géomètres,  qui  ne  sont  que  géomètres,  ont  donc 
l'esprit  droit,  mais  pourvu  qu'on  leur  explique  bien  toutes 
choses  par  définitions  et  principes  ;  autrement,  ils  sont 
faux  et  insupportables,  car  ils  ne  sont  droits  que  sur  les 
principes  bien  éclaircis. 

Et  les  fins  qui  ne  sont  que   fins  ne  peuvent  avoir  la 

(1)  Pascal  avait  d'abord  écrit  :  qu'aux  grands  hommes. 


PENSÉES.     —    ARTICLE    I  27 

patience  de  descendre  jusque  dans  les  premiers  principes 
des  choses  spéculatives  et  d'imagination,  qu'ils  n'ont 
jamais  vues  dans  le  monde,  et  tout  a  fait  hors  d'usage. 

'2.  Diverses  sortes  de  sens  droit  ;  les  uns  dans  un  cer- 
tain ordre  de  choses,  et  non  dans  les  autres  ordres,  où  ils 
extravaguent. 

Les  uns  tirent  bien  les  conséquences  de  peu  de  principes, 
et  c'est  une  droiture  de  sens. 

Les  autres  tirent  bien  les  conséquences  des  choses  où 
il  y  a  beaucoup  de  principes. 

Par  exemple,  les  uns  comprennent  bien  les  effets  de 
l'eau,  en  quoi  il  y  a  peu  de  principes  ;  mais  les  consé- 
quences en  sont  si  fines,  qu'il  n'y  a  qu'une  extrême  droi- 
ture desprit  qui  y  puisse  aller. 

Et  ceux-là  ne  seraient  peut-être  pas  pour  cela  grands 
géomètres,  parce  que  la  géométrie  comprend  un  grand 
nombre  de  principes,  et  qu'une  nature  d'esprit  peut  être 
telle  qu'elle  puisse  bien  pénétrer  peu  de  principes  jusqu'au 
fond,  et  qu'elle  ne  puisse  pénétrer  le  moins  du  monde  les 
choses  où  il  y  a  beaucoup  de  principes. 

Il  y  a  donc  deux  sortes  d'esprits  :  l'une,  de  pénétrer 
vivement  et  profondément  les  conséquences  des  principes, 
et  c'est  là  l'esprit  de  justesse  ;  l'autre,  de  comprendre  un 
grand  nombre  de  principes  sans  les  confondre,  et  c'est  là 
l'esprit  de  géométrie.  L'un  est  force  et  droiture  d'esprit, 
l'autre  est  amplitude  d'esprit.  Or  l'un  peut  bien  être  sans 
l'autre,  l'esprit  pouvant  être  fort  et  étroit,  et  pouvant  être 
aussi  ample  et  faible. 

3.  Ceux  qui  sont  accoutumés  à  juger  par  le  sentiment 
ne  comprennent  rien  aux  choses  de  raisonnement,  car  ils 
veulent  d'abord  pénétrer  d'une  vue  et  ne  sont  point  accou- 
tumés à  chercher  les  principes.  Et  les  autres,  au  contraire, 
qui  sont  accoutumés  à  raisonner  par  principes,  ne  com- 
prennent rien  aux  choses  de  sentiment,  y  cherchant  des 
principes,  et  ne  pouvant  voir  d'une  vue.  " 

4.  Géométrie,  finesse.  —  La  vraie  éloquence  se  moque 
de  l'éloquence,  la  vraie  morale  se  moque  de  la  morale  ; 
c'est-à-dire  que  la  morale  du  jugement  se  moque  de  la 
morale  de  l'esprit  —  qui  est  sans  règles. 

Car  le  jugement  est  celui  à  qui  appartient  le  sentiment, 
comme  les  sciences  appartiennent  à  l'esprit.  La  finesse  est 
la  part  du  jugement,  la  géométrie  est  celle  de  l'esprit. 

Se  moquer  de  la  philosophie,  c'est  vraiment  philoso- 
pher. 


28  PASCAL 

5.  Ceux  qui  jugent  d'un  ouvrage  sans  règle  sont,  à 
l'égard  des  autres,  comme  ceux  qui  ont  une  montre- 
à  l'égard  des  autres.  L'un  dit  :  «  II  y  a  deux  heures.  » 
L'autre  dit  :  «  Il  n'y  a  que  trois  quarts  d'heure.  »  Je 
regarde  ma  montre,  et  je  dis  à  l'un  :  «Vous  vous  ennuyez;  » 
et  à  l'autre  :  «  Le  temps  ne  vous  dure  guère  ;  car  il  y  a 
une  heure  et  demie.  »  Et  je  me  moque  de  ceux  qui  me 
disent  que  le  temps  me  dure  à  moi,  et  que  j'en  juge  par 
fantaisie;  ils  ne  savent  pas  que  je  juge  par  ma  montre  (1). 

*6.  Comme  on  se  gâte  l'esprit,  on  se  gâte  aussi  le  senti- 
ment. 

On  se  forme  l'esprit  et  le  sentiment  par  les  conversa- 
tions. On  se  gâte  l'esprit  et  le  sentiment  par  les  conver- 
sations. Ainsi  les  bonnes  ou  les  mauvaises  le  forment  ou 
le  gâtent.  Il  importe  donc  de  tout  de  bien  savoir  choisir, 
pour  se  le  former  et  ne  le  point  gâter  ;  et  on  ne  peut  faire 
ce  choix,  si  on  ne  l'a  déjà  formé  et  point  gâté.  Ainsi 
cela  fait  un  cercle,  d'où  sont  bienheureux  ceux  qui  sortent. 

*7.  A  mesure  qu'on  a  plus  d'esprit,  on  trouve  qu'il  y  a 
plus  d'hommes  originaux.  Les  gens  du  commun  ne  trou- 
vent pas  de  différence  entre  les  hommes. 

'8.  Quand  on  veut  reprendre  avec  utilité,  et  montrer  à 
un  autre  qu'il  se  trompe,  il  faut  observer  par  quel  côté  il 
envisage  la  chose,  car  elle  est  vraie  ordinairement  de 
ce  cûté-là,  et  lui  avouer  cette  vérité,  mais  lui  découvrir 
le  côté  par  où  elle  est  fausse.  Il  se  contente  de  cela,  car 
il  voit  qu'il  ne  se  trompait  pas,  et  qu'il  manquait  soule- 

(1)  Je  conserve  ici,  —  j'y  suis  d'ailleurs  autorisé  par  les  pensées- 
voisines,  —  le  texte  du  manuscrit  que  les  précédents  éditeurs  ont 
cru  devoir  corriger,  diftéremment  d'ailleurs,  pour  légitimer  des  expli- 
cations qui  ne  me  paraissent  point  satisfaisantes.  Et  voici  comment 
j'explique  :  «  Ceux  qui  jugent  d'un  ouvrage  sans  règle  [rationnelle,, 
conventionnelle,  et  toute  faite,  mais  en  se  fiant  à  leur  sentiment 
naturel,  à  leur  goût]  sont  comme  ceux  qui  ont  une  montre  à  l'égard 
des  autres  [c'est-à-dire  ont  une  règle  secrète  et  sûre,  tandis  fjue  les 
autres  n'en  ont  pas].  Et  ils  peuvent  se  permettre  de  contredire  les 
jugements  a  priori  et  abstraits  des  autres  ;  et  peu  leur  importe  le 
mépris  pédantesqiie  dont  ceux-là  ne  manqueront  pas  de  les  accabler: 
ils  ignorent,  ces  [jédants,  que  l'homme  de  goût  a  consulté  sa  montre, 
et  qu'il  a  eu  l'intuition  d'un  ordre  de  vérité  et  de  beauté  qui  leur 
restera  toujours  fermé.  —  Cette  interprétation  m'était  déjà  venue  à 
l'esprit  quand  je  l'ai  trouvée  pressentie  et  confirmée  dans  une  note 
communiquée  par  MM.  L.  Arnould  et  Delatouche  à  la  Revue  d'hîs- 
ioire  littéraire  de  la  France  (année  1«ÎJ8,  p.  339),  puis  dans  les  Xotes 
de  M.  J.  Calvet  sur  les  Pensées  de  Pascal.  (Bulletin  de  littérature 
ecclésiastique  publié  par  l  Institut  catholique  de  Toulouse,  juin  1905, 
p.  176.) 


PENSÉES.     —    ARTICLE    I  29 

ment  à  voii'  tous  les  côtés.  Or  oa  ne  se  fàclio  pas  de  ne  pas 
tout  voir,  mais  on  ne  veut  pas  [s']  ètve  trompé  ;  et  peut- 
-être  que  cela  vient  de  ce  que  naturellement  l'homme  ne 
peut  tout  voir,  et  de  ce  que  naturellement  il  ne  se  peut 
tromper  dans  le  côté  qu'il  envisage  (1)  ;  comme  les  appré- 
hensions des  sens  sont  toujours  vraies. 

*9.  On  se  persuade  mieux,  pour  l'ordinaire,  par  les  rai- 
sons qu'on  a  soi-même  trouvé.^s,  que  par  celles  qui  sont 
venues  dans  l'esprit  des  autres. 

*  10.  Quand  un  discours  naturel  peint  une  passion  ou  un 
effet,  on.  trouve  dans  soi-même  la  vérité  de  ce  qu'on  en- 
tend, lat^ueile  on  ne  savait  pas  qu'elle  y  tut,  en  sorte  qu'on 
est  porté  à  aimer  celui  qui  nous  le  fait  sentir  ;  car  il  ne 
nous  a  pas  fait  montre  de  son  bien,  mais  du  nôtre  ;  et 
ainsi  ce  bienfait  nous  le  rend  aimable  ;  outre  que  cette 
communauté  d'intelligence  que  nous  avons  avec  lui  incline 
nécessairement  le  cœur  à  l'aimer. 

11.  L'éloquence  est  un  art  de  dire  les  choses  de  telle 
façon  :  1*  que  ceux  à  qui  l'on  parle  puissent  les  entendre 
sans  peine  et  avec  plaisir  ;  2°  qu'ils  s'y  sentent  intéressés, 
en  sorte  que  l'amour-ppopre  les  porte  plus  volontiers  à  y 
faire  réflexion. 

Elle  consiste  donc  dans  une  correspondance  qu'on  tâche 
d'établir  entre  l'esprit  et  le  cœur  de  ceux  à  qui  l'on  parle 
d'un  côté,  et  de  l'autre  les  pensées  et  les  expressions  dont 
on  se  sert  ;  ce  qui  suppose  qu'on  aura  bien  étud  é  le  cœur 
de  l'homme  pour  en  savoir  tous  les  ressorts,  et  pour 
trouver  ensuite  les  justes  proportions  du  discours  qu'on 
veut  y  assortir.  Il  faut  se  mettre  à  la  place  de  ceux  qui 
doivent  nous  entendre,  et  faire  essai  sur  son  propre  cœur 
du  tour  qu'on  donne  à  son  discours,  pour  voir  si  l'un  est 
fait  pour  l'autre,  et  si  l'on  peut  s'assurer  que  l'auditeur 
sera  comme  forcé  de  se  rendre.  Il  faut  se  renfermer,  le  plus 
qu'il  est  possible,  dans  le  simple  naturel  ;  ne  pas  faire 
grand  ce  qui  est  petit,  ni  petit  ce  qui  est  grand  (2). 

*  12.  Lorsqu'on  ne  sait  pas  la  vérité  d'une  chose,  il  est 

(1)  Cette  conception  si  juste  et  si  profonde  de  la  vérité  a  été, 
comme  l'on  sait,  reprise  et  développée  par  Leibniz  ;  et  c'est  celle 
qui,  de  plus  en  plus,  tend  à  prédominer  dans  la  philosophie  contem- 
poraine. 

(2)  Cette  pensée  n'est  pas  à  proprement  parler  de  Pascal  :  elle  pro- 
vient d'un  double  «  arrangement  »  opéré  par  Besoigne  et  par  Bossut 
sur  quelques  réflexions  émanées  de  Pascal  :  mais  elle  a  un  tour  si 
pascaLien  qu'on  a  cru  devoir  la  conserver  ici. 


30  PASCAL 

bon  qu'il  y  ait  une  erreur  commune  qui  fixe  l'esprit  des 
hommes,  comme,  par  exemple,  la  lune,  à  qui  on  attribue 
le  changement  des  saisons,  le  progrès  des  maladies,  etc.; 
car  la  maladie  principale  de  l'homme  est  la  curiosité 
inquiète  des  choses  qu'il  ne  peut  savoir  ;  et  il  ne  lui  est 
pas  si  mauvais  d'être  dans  l'erreur,  que  dans  cette  curio- 
sité inutile. 

La  manière  d'écrire  d'Epictète,  de  Montaigne  et  de 
Salomon  de  Tultie  (1)  est  la  plus  d'usage,  qui  s'insinue 
le  mieux,  qui  demeure  plus  dans  la  mémoire,  et  qui  se 
fait  le  plus  citer,  parce  qu'elle  est  toute  composée  do 
pensées  nées  sur  les  entretiens  ordinaires  de  la  vie  :  comme 
quand  on  parlera  de  la  commune  erreur  qui  est  parmi  le 
monde,  que  la  lune  est  cause  de  tout,  on  ne  manquera 
jamais  de  dire  que  Salomon  de  Tultie  dit  que,  «  lorsqu'on 
ne  sait  pas  la  vérité  d'une  chose,  il  est  bon  qu'il  y  ait  une 
erreur  commune,  etc.  »,  qui  est  la  pensée  de  l'autre  côté, 

*  13.  La  dernière  chose  qu'on  trouve  en  faisant  un 
ouvrage,  est  de  savoir  celle  qu'il  faut  mettre  la  première. 

*  14.  Ordre.  —  Pourquoi  prendrai-je  plutôt  à  diviser  ma 
morale  en  quatre  qu'en  six  ?  Pourquoi  établirai-je  plutôt 
la  vertu  en  quatre,  en  deux,  en  un  ?  Pourquoi  en  obstine 
et  sustine  plutôt  qu'en  «  suivre  nature  »,  ou  «  faire  ses 
affaires  particulières  sans  injustice  »,  comme  Platon,  ou 
autre  chose?  —  Mais  voilà,  direz-vous,  tout  renfermé  en  un 
mot.  —  Oui,  mais  cela  est  inutile,  si  on  ne  l'explique  ;  et 
quand  on  vient  à  l'expliquer,  dès  qu'on  ouvre  ce  précepte 
qui  contient  tous  les  autres,  ils  en  sortent  en  la  première 
confusion  que  vous  vouliez  éviter.  Ainsi,  quand  ils  sont 
tous  renfermés  en  un,  ils  y  sont  cachés  et  inutiles,  comme 
en  un  coffre,  et  ne  paraissent  jamais  qu'en  leur  confusion 
naturelle.  La  nature  les  a  tous  établis  sans  renfermer  l'un 
en  l'autre. 

*  15.  Qu'on  ne  dise  pas  que  je  n'ai  rien  dit  de  nouveau  : 
la  disposition  des  matières  est  nouvelle  ;  quand  on  joue  à 
la  paume,  c'est  une  même  balle  dont  joue  l'un  et  l'autre, 
mais  l'un  la  place  mieux. 

J'aimerais  autant  qu'on  me  dît  que  je  me  suis  servi  des 
mots  anciens.  Et  comme  si  les  mêmes  pensées  ne  formaient 
pas  un  autre  corps  de  discours,  par  une  disposition  dififé- 


(1)    Anagramme   de    Louis    de    Montalte,   pseudonyme  choisi   par 
Pascal  pour  les  Procinciales. 


PENSÉES.    —    ARTICLE    I  31 

rente,   aussi  bien  que  les  mêmes  mots  forment  d'autres 
pensées  par  leur  ditîerente  disposition  ! 

•  16.  Langage.  —  Il  ne  faut  point  détourner  l'esprit  ail- 
leurs, sinon  pour  le  délasser,  mais  dans  le  temps  où  cela 
est  à  propos,  le  délasser  ouand  il  faut,  et  non  autre- 
ment ;  car  qui  délasse  hors  de  propos,  il  lasse  ;  et  qui  lasse 
hors  de  propos  délasse,  car  on  quitte  tout  là  :  tant  la  malice 
de  la  concupiscence  se  plaît  à  faire  tout  le  contraire  de  ce 
qu'on  veut  obtenir  de  nous  sans  nous  donner  du  plaisir, 
qui  est  la  monnaie  pour  laquelle  nous  donnons  tout  ce 
qu'on  veut. 

•  17.  Éloquence.  —  II  faut  de  l'agréable  et  du  réel  ;  mais 
il  faut  que  cet  agréable  soit  lui-même  pris  du  vrai. 

18.  L'éloquence  estune  peinture  de  la  pensée  ;  et  ainsi, 
ceux  qui,  après  avoir  peint,  ajoutent  encoi'e,  font  un 
tableau  au  lieu  d'un  portrait, 

•  19.  Mlscellan.  Langage.  —  Ceux  qui  font  les  antithèses 
en  fondant  les  mots  sont  comme  ceux  qui  font  de  fausses 
fenêtres  pour  la  symétrie  :  leur  règle  n'est  pas  de  parler 
juste,  mais  de  faire  des  figures  justes. 

•  20.  Quand  on  voit  le  style  naturel,  on  est  tout  étonné  et 
ravi,  car  on  s'attendait  de  voir  un  auteur,  et  on  trouve  un 
homme.  Au  lieu  que  ceux  qui  ont  le  goût  bon,  et  qui  en 
voyant  un  livre  croient  trouver  un  homme,  sont  tout 
surpris  de  trouver  un  auteur  :  Plus  poetice  qaara  humane 
locnUis  es.  Ceux-là  honorent  bien  la  nature,  qui  lui  appren- 
nent qu'elle  peut  parler  de  tout,  et  même  de  théologie. 

•  21.  Il  y  a  un  certain  modèle  d'agrément  et  de  beauté 

qui  consiste  en  un  certain  rapport  entre  notre  nature, 
faible  ou  forte,  telle  qu'elle  est,  et  la  chose  qui  nous  plaît. 

Tout  ce  qui  est  formé  sur  ce  modèle  nous  agrée  :  soit 
maison,  chanson,  discours,  vers,  prose,  femme,  oiseaux, 
rivières,  arbres,  chambres,  habits,  etc.  Tout  ce  qui  n'est 
point  fait  sur  ce  modèle  déplaît  à  ceux  qui  ont  le  goût 
bon. 

Et,  comme  il  y  a  un  rapport  parfait  entre  une  chanson 
et  une  maison  qui  sont  faites  sur  le  bon  modèle,  parce 
qu'elles  ressemblent  à  ce  modèle  unique,  quoique  chacune 
selon  son  genre,  il  y  a  de  même  un  rapport  parfait  entre 
les  choses  faites  sur  le  mauvais  modèle.  Ce  n'est  pas  que 
le  mauvais  modèle  soit  unique,  car  il  y  en  a  une  infinité  ; 
mais  chaque  mauvais  sonnet,  par  exemple,   sur  quelque 


32  PASCAL 

faux  modèle  qu'il  soit  fait,  ressemble  parfaitement  à  une 
femme  vêtue  sur  ce  modèle. 

Rien  ne  fait  iiiiaux  entendre  combien  un  faux  sonnet 
est  ridicule  que  d'en  considérer  la  nature  et  le  modèle,  et 
de  s'imaginer  ensuite  une  femme  ou  une  maison  faite  sur 
ce  modèle-là  (1). 

•  22.  Beauté  poétique.  —  Comme  on  dit  beauté  poétique, 
on  devrait  aussi  dire  beauté  géométrique,  et  beauté  médici- 
nale ;  mais  on  ne  le  dit  pas  :  et  la  raison  en  est  qu'on  sait 
bien  quel  est  l'objet  de  la  géométrie,  et  qu'il  consiste  en 
preuves,  et  quel  est  l'objet  de  la  médecine,  et  qu'il  consiste 
en  la  guérison  ;  mais  on  ne  sait  pas  en  quoi  consiste 
Tagrément,  qui  est  l'objet  de  la  poésie.  On  ne  sait  ce  que 
c'est  que  ce  modèle  naturel  qu'il  faut  imiter  ;  et  à  faute  de 
cette  connaissance,  on  a  inventé  de  certains  termes 
bizarres  :  «  siècle  d'or,  merveille  de  nos  jours,  fatal  »,  etc.  ; 
et  on  appelle  ce  jargon  beauté  poétique. 

Mais  qui  s'imaginera  une  femme  sur  ce  modèle-là,  qui 
consiste  à  dire  de  petites  choses  avec  de  grands  mots, 
verra  une  jolie  damoiselle  toute  pleine  de  miroirs  et  de 
chaînes,  dont  il  rira,  parce  qu'on  sait  mieux  en  quoi  con- 
siste l'agrément  d'une  femme  que  l'agrément  des  vers. 
Mais  ceux  qui  ne  s'y  connaîtraient  pas  l'admireraient  en 
cet  équipage  ;  et  il  y  a  bien  des  villages  où  on  la  prendrait 
pour  la  reine  ;  et  c'est  pourquoi  nous  appelons  les  sonnets 
faits  sur  ce  modèle-là  les  reines  de  village. 

*  23.  On  ne  passe  point  dans  le  monde  pour  se  connaître 
en  vers,  si  l'on  n'a  mis  l'enseigne  de  poète,  de  mathémati- 
cien, etc.  Mais  les  gens  universels  ne  veulent  point  d'en- 
seigne, et  ne  mettent  guère  de  différence  entre  le  métier 
de  poète  et  celui  de  brodeur. 

Les  gens  universels  ne  sont  appelés  ni  poètes,  ni  géo- 
mètres, etc.  ;  mais  ils  sont  tout  cela,  et  juges  de  tous 
ceux-là.  On  ne  les  devine  point.  Ils  parleront  de  ce  qu'on 
parlait  quand  ils  sont  entrés.  On  ne  s'aperçoit  point  en 
eux  d'une  qualité  plutôt  que  d'une  autre,  hors  de  la  néces- 
sité de  la  mettre  en  usage  ;  mais  alors  on  s'en  souvient, 
car  il  est  également  de  ce  caractère  qu'on  ne  dise  point 
d'eux  qu'ils  parlent  bien,  quand  il  n'est  pas  question  du 
langage,  et  qu'on  dise  d'eux  qu'ils  parlent  bien,  quand  il 
en  est  question. 

(1)  Encore  du  Taine.  C'est  exactement  la  théorie  que  l'historien  de 
la  Littérature  anglaise  a  rendue  célèbre  sous  le  nom  de  modèle 
idéal. 


PENSÉES.    —   ARTICLE    I  33 

C'est  donc  une  fausse  louange  qu'on  donne  à  un  homme 
quand  on  dit  de  lui,  lorsqu'il  entre,  qu'il  est  fort  iiabile 
en  poésie  ;  et  c'est  une  mauvaise  marque,  quand  on  n'a 
pas  recours  à  un  homme,  quand  il  s'agit  déjuger  de  quel- 
ques vers. 

24.  Il  faut  qu'on  n'en  puisse  [dire],  ni  :  «  il  est  mathé- 
maticien »,  ni  «  prédicateur  »,  ni  «  éloquent  »,  mais  «  il 
est  honnête  homme  ».  Cette  qualité  universelle  me  plaît 
seule.  Quand  en  voyant  un  homme  on  se  souvient  de 
son  livre,  c'est  mauvais  signe  ;  je  voudrais  qu'on  ne 
s'aperçût  d'aucune  qualité  que  par  la  rencontre  et  l'occa- 
sion d'en  user,  (Xe  quid  nimis),  de  peur  qu'une  qualité 
ne  l'emporte,  et  ne  fasse  baptiser  ;  qu'on  ne  songe  point 
qu'il  parle  bien,  sinon  quand  il  s'agit  de  bien  parler, 
mais  qu'on  y  songe  alors. 

25.  L'homme  est  plein  de  besoins  :  il  n'aime  que  ceux 
qui  peuvent  les  remplir  tous.  «  C'est  un  bon  mathémati- 
cien, »  dira[-^]on.  —  Mais  je  n'ai  que  faire  de  mathémati- 
ques ;  il  me  prendrait  pour  une  proposition.  —  «  C'est  un 
bon  guerrier.  »  —  Il  me  prendrait  pour  une  place  assié- 
gée. Il  faut  donc  un  honnête  homme  qui  puisse  s'accommo- 
der à  tous  mes  besoins  généralement. 

26.  [Puisqu'on  ne  peut  être  universel  et  savoir  tout  ce 
qui  se  peut  savoir  sur  tout,  il  faut  savoir  peu  de  tout.  Car 
il  est  bien  plus  beau  de  savoir  quelque  chose  de  tout  que 
de  savoir  tout  d'une  chose  ;  cette  universalité  est  la  plus 
belle.  Si  on  pouvait  avoir  les  deux,  encore  mieux  :  mais 
s'il  faut  choisir,  il  faut  choisir  celle-là,  et  le  monde  le 
sent  et  le  fait,  car  le  monde  est  un  bon  juge  souvent.] 

*  27.  Si  le  foudre  tombait  sur  les  lieux  las,  etc.,  les 
poètes  et  ceux  qui  ne  savent  raisonner  que  sur  les  choses 
de  cette  nature,  manqueraient  de  preuves. 

•  28.  Les  exemples  qu'on  prend  pour  prouver  d'autres 
choses,  si  on  voulait  prouver  les  exemples,  on  prendrait 
les  autres  choses  pour  en  être  les  exemples  ;  car,  comme 
on  croit  toujours  que  la  difficulté  est  à  ce  qu'on  veut 
prouver,  on  trouve  les  exemples  plus  clairs  et  aidant  à  le 
montrer. 

Ainsi,  quand  on  veut  montrer  une  chose  générale,  il 
faut  en  donner  la  règle  particulière  d'un  cas  ;  mais  si  on 
veut  montrer  un  cas  particulier,  il  faudra  commencer  par 
la  règle  [générale].  Car  on  trouve  toujours  obscure  la 
chose  qu'on  veut  prouver,  et  claire  celle  qu'on   emploie  à 

PASCAL  —  PENSÉES.  3 


34  PASCAL 

la  preuve  ;  car,  quand  on  propose  une  chose  à  prouver, 
d'abord  on  se  remplit  de  cette  imagination  qu'elle  est  donc 
obscure,  et,  au  contraire,  que  celle  qui  la  doit  prouver 
est  claire,  et  ainsi  on  l'entend  aisément. 

*  29.  Épigranimes  de  Martial.  —  L'homme  aime  la  mali- 
gnité ;  mais  ce  n'est  pas  contre  les  borgnes  ou  les  mal- 
heureux, mais  contre  les  heureux  superbes.  On  se  trompe 
autrement. 

Car  la  concupiscence  est  la  source  de  tous  nos  mouve- 
ments, et  l'humanité,  etc. 

Il  faut  plaire  à  ceux  qui  ont  les  sentiments  humains  et 
tendres. 

Celle  des  deux  borgnes  ne  vaut  rien,  car  elle  ne  les  con- 
sole pas,  et  ne  fait  que  donner  une  pointe  à  la  gloire  de 
l'autour.  Tout  ce  qui  n'est  que  pour  l'auteur  ne  vaut  rien. 
AmbcUosa  recidct  ornaincnta. 

30.  Certains  auteurs,  parlant  de  leurs  ouvrages,  disent  : 
«  Mon  livre,  mon  commentaire,  mon  histoire,  etc.  »  Ils 
sentent  leurs  bourgeois  qui  ont  pignon  sur  rue,  et  toujours 
un  «  chez  moi  »  à  la  bouche.  Us  feraient  mieux  de  dire  : 
«  Notre  livre,  notre  commentaire,  notre  histoire,  etc.,  » 
vu  que  d'ordinaire  il  y  a  plus  en  cela  du  bien  d'autrui  que 
du  leur. 

31.  Voulez-vous  qu'on  croie  du  bien  de  vous  '?n'en  dites 
pas  [1). 

*  32.  Les  langues  sont  des  chiffres,  où  non  les  lettres 
sont  changées  en  lettres,  mais  les  mots  en  mots,  de 
sorte  qu'une  langue  inconnue  est  déchiffrable. 

*  33.  Diseur  de  bons  mots,  mauvais  caractère  (2j. 

*  34.  Il  y  en  a  qui  parlent  bien  et  qui  n'écrivent  pas  bien. 
C'est  que  le  lieu,  l'assistance  les  échauffe,  et  tire  de  leur 
esprit  plus  qu'ils  n'y  trouvent  sans  cette  chaleur. 

(1)  Cf.  Montaigne  :  «  On  ne  parle  jamais  de  soi  sans  perte  :  les 
propres  condamnations  sont  toujours  accrues,  les  louanges  mescrues.  » 
Oq  a  là  un  exemple  de  la  manière  concise  et  frappante  dont  Pascal 
traduit  Montaigne  :  il  le  convertit,  pour  ainsi  dire,  en  La  Rochefou- 
cauld. 

(2)  Encore  du  La  Rochefoucauld,  ou  du  La  Bruyère,  plutôt.  «  Diseur 
de  bons  mots,  écrit  ce  dernier,  mauvais  caractère  :  Je  le  dirais,  s'il 
n'avait  été  dit.  Ceux  qui  nuisent  à  la  réputation  ou  à  la  fortune  des 
autres,  plutôt  que  de  perdre  un  bon  mot,  méritent  une  peine  infamante. 
Cela  n'a  pas  été  dit,  et  je  l'ose  dire.  »  (De  la  Cour.)  Evidemment 
La  Bruyère  a  envié  cette  façon  elliptique  et  piquante  de  présenter  les 
choses. 


PENSEES.     —    ARTICLE    I  ÔD 

*  35.  Quand  dans  un  discours  se  trouvent  des  mots  répé- 
tés, et  qu'essayant  de  les  corriger,  on  les  trouve  si  propres 
qu'on  gâterait  le  discours,  il  les  faut  laisser,  c'en  est  la 
marque  ;  et  c'est  là  la  part  de  l'envie,  qui  est  aveugle,  et 
qui  ne  sait  pas  que  cette  répétition  n'est  pas  faute  en  cet 
endroit  ;  car  il  n'y  a  point  de  règle  générale. 

*  36.  Masquer  la  nature  et  la  déguiser.  Plus  de  roi,  de 
pape,  d'évêque,  —  mais  auguste  monarque,  etc.  ;  point 
de  Paris,  —  capitale  du  roj/aurne.  Il  y  a  des  lieux  où  il 
faut  appeler  Paris,  Paris,  et  d'autres'où  il  la  faut  appeler 
capitale  du  royaume  (1). 

(1)  Toutes  ces  Pensées  sur  V Esprit  et  le  si'jle  ne  sont  pas  seule- 
ment comme  les  articles  du  credo  littéraire  de  Pascal  ;  elles  expriment 
par  avance,  et  avec  une  force  singulière,  l'idéal  artistique  de  tous 
nos  grands  écrivains  classiques  du  xnti'  siècle  :  Molière  ei  Racine, 
Boileau,  Bossuet  et  La  Fontaine  ne  pensent  pas  là-dessus  autrement 
que  Pascal.  Voir  à  ce  sujet  une  très  remarquable  coiiférence  de 
M.  Brunetiére  sur  le  Xaturalisme  au  XVII' siècle  {Etudes  critiques, 
tome  I,  2*  édition  et  suiv.). 


36  PASCAL 


ARTICLE    II 

Misère  de  rhomme  sans  Dieu. 

1.  Ordre.  —  J'aurais  bien  pris  ce  discours  d'ordre 
comme  celui-ci  :  pour  montrer  la  vanité  de  toutes  sortes 
de  conditions,  montrer  la  vanité  des  vies  communes,  et 
puis  la  vanité  des  vies  philosophiques  (pyrrhoniennes, 
stoïques)  ;  mais  l'ordre  ne  serait  pas  gardé.  Je  sais  un  peu 
ce  que  c'est,  et  combien  peu  de  gens  l'entendent.  Nulle 
science  humaine  ne  le  peut  garder.  Saint  Thomas  ne  l'a 
pas  gardé.  La  mathématique  le  garde,  mais  elle  est  inutile 
en  sa  profondeur. 

*2.  Préface  de  la  première  partie,  —  Parler  de  ceux 
qui  ont  traité  de  la  connaissance  de  soi-même  ;  des  divi- 
sions de  Charron,  qui  attristent  et  ennuient  ;  de  la  con- 
fusion de  Montaigne  ;  qu'il  avait  bien  senti  le  défaut 
[d'une  droite]  méthode,  qu'il  l'évitait  en  sautant  de  sujet 
en  sujet,  qu'il  cherchait  le  bon  air. 

Le  sot  projet  qu'il  a  de  se  peindre  i  et  cela  non  pas 
en  passant  et  contre  ses  maximes,  comme  il  arrive  à  tout 
le  monde  de  faillir  ;  mais  par  ses  propres  maximes,  et 
par  un  dessein  premier  et  principal.  Car  de  dire  des 
sottises  par  hasard  et  par  faiblesse,  c'est  un  mal  ordinaire  : 
mais  d'en  dire  par  dessein,  c'est  ce  qui  n'est  pas  suppor- 
table, et  d'en  dire  de  telles  que  celles-ci...  (1) 

*3.  Montaigne.  —  Les  défauts  de  Montaigne  sont  grands. 
Mots  lascifs  ;  cela  ne  vaut  rien,  malgré  Mlle  de  Gournay. 
Crédule  :  gens  sans  yeux.  Ignorant  :  quadrature  du  cercle^ 
inonde  plus  grand.  Ses  sentiments  sur  l'homicide  volon- 
taire, sur  la  mort.  Il  inspire  une  nonchalance  du  salut, 
sans  crainte  et  sans  repentir.  Son  livre  n'étant  pas  fait  pour 
porter  à  la  piété,  il  n'y  était  pas  obligé  :  mais  on  est 
toujours  obligé  de  n'en  point  détourner.  On  peut  excuser 

(1)  Cette  penfsée  devrait  être,  ce  me  semble,  rapprochée  de  la 
pensée  1"  de  l'article  IV,  qui  d'ailleurs  la  suit  dans  le  cahier  auto- 
graphe. 


PENSÉES.    —    ARTICLE    II  37 

ses  sentiments  un  peu  libres  et  voluptueux  en  quelques 
rencontres  de  la  vie  (730,331)  ;  mais  on  ne  peut  excuser 
ses  sentiments  tout  païens  sur  la  mort  ;  car  il  faut 
renoncer  à  toute  piété,  si  on  ne  veut  au  moins  mourir 
chrétiennement  ;  or,  il  ne  pense  qu'à  mourir  lâchement 
et  mollement  par  tout  son  livre  (1  ). 

4.  Ce  n'est  pas  dans  Montaigne,  mais  dans  moi,  que  je 
trouve  tout  ce  que  j'y  vois. 

*5.  Ce  que  Montaigne  a  de  bon  ne  peut  être  acquis  que 
difficilement.  Ce  qu'il  y  a  de  mauvais,  j'entends  hors  les 
mœurs,  peut  être  corrigé  en  un  moment,  si  on  l'eût 
averti  qu'il  faisait  trop  d'histoires,  et  qu'il  parlait  trop 
de  soi  (è). 

6.  Il  faut  se  connaître  soi-même  :  quand  cela  ne 
servirait  pas  à  trouver  le  vrai,  cela  au  moins  sert  à  régler 
sa  vie,  et  il  n'y  a  rien  de  plus  juste. 

*7.  Vanité  des  sciences.  —  La  science  des  choses 
extérieures  ne  me  consolera  pas  de  l'ignorance  de  la 
morale,  au  temps  d'affliction  ;  mais  la  science  des  mœurs 
me  consolera  toujours  de  l'ignorance  des  sciences 
extérieures  (3). 

*8.  On  n'apprend  pas  aux  hommes  à  être  honnêtes 
hommes,  et  on  leur  apprend  tout  le  reste  ;  et  ils  ne  se 
piquent  jamais  tant  de  savoir  rien  du  reste,  comme  d'être 
honnêtes  hommes.  Ils  ne  se  piquent  de  savoir  que  la  seule 
chose  qu'ils  n'apprennent  point  (4). 

(1)  Ce  dur  jugement  sur  Montaigne,  souvent  repris,  —  notamment 
par  Sainte-Beuve  dans  son  Port-Royal,  —  souvent  discuté  et  con- 
testé aussi,  la  été  tout  récemment,  avec  infiniment  d'ingéniosité,  de 
science  et  de  talent  par  M.  F.  Strowski  dans  ses  études  sur  Mon- 
taigne (Alcan,  1006)  et  sur  Pascal  et  son  temps  (Pion,  1906). 

(2)  Montaigne  est,  comme  l'on  sait,  l'auteur  dont  Pascal  est  le  plus 
nourri,  et  l'on  n'en  finirait  pas  de  relever  tous  les  passages  où  il 
s'inspire  de  lui.  Ce  que  Montaigne  représente  aux  yeux  de  Pascal, 
c'est  essentiellement  l'homme  naturel,  «  l'honnête  liomme  »,  et  il 
éprouve  à  l'égard  de  l'auteur  des  Essais,  un  mélange  d'admiration  et 
de  répulsion  qui  est  bien  curieux  à  noter. 

(3)  Le  ton  mélancolique  et  profond  de  cette  pensée  touche  d'autant 
plus,  ce  semble,  qu'elle  vient  d'un  savant  tel  que  Pascal.  On  remar- 
quera que  l'accent  en  est  très  chrétien,  et  que  les  idées  et  les  formules 
même  en  sont  de  provenance  stoïcienne.  Et  l'on  a  là  un  exemple 
assez  frappant  de  la  manière  dont  Pascal  «  utilise  »  Epictète  :  il  le 
christianise . 

(4)  Ici  se  place,  dans  l'édition  Brunschvicg,  le  fameux  fragment  des 
DeiLX  In/îms,  que  l'on  trouvera  dans  nos  Opuscules  choisis  de  Pascal, 
(p.  61-68). 


38  PASCAL 

9.  Écrire  contre  ceux  qui  approfondissent  trop  les 
sciences.  Descartes. 

10.  Je  ne  puis  pardonner  à  Descartes  ;  il  aurait  bien 
voulu,  dans  toute  sa  philosophie,  pouvoir  se  passer  de 
Dieu  ;  mais  il  n'a  pu  s'empêcher  de  lui  faire  donner  une 
chiquenaude,  pour  mettre  le  monde  en  mouvement  :  après 
cela,  il  n'a  plus  que  faire  de  Dieu. 

11.  Deseartes  inutile  et  incertain. 

12.  [Descartes.  —  Il  faut  dire  en  gros  :  «  Cela  se  fait 
par  figure  et  mouvement,  »  car  cela  est  vrai.  Mais  de 
dire  quels,  et  composer  la  machine,  cela  est  ridicule.  Car 
cela  est  inutile,  et  incertain  et  pénible.  Et  quand  cela 
serait  vrai,  nous  n'estimons  pas  que  toute  la  philosophie 
vaille  une  heure  de  peine.] 

*13.  D'où  vient  qu'un  boiteux  ne  nous  irrite  pas,  et  un 
esprit  boiteux  nous  irrite?  A  cause  qu'un  boiteux  recon- 
naît que  nous  allons  droit,  et  qu'un  esprit  boiteux  dit  que 
c'est  nous  qui  boitons  ;  sans  cela  nous  en  aurions  pitié  et 
non  colère. 

Epictète  demande  bien  plus  fortement  :  «  Pourquoi  ne 
nous  fàchons-nous  pas  si  on  dit  que  nous  avons  mal  à  la 
tête,  et  que  nous  nous  fâchons  de  ce  qu'on  dit  que  nous 
raisonnons  mal,  ou  que  nous  choisissons  mal.  »  Ce  qui 
cause  cela  est  que  nous  sommes  bien  certains  que  nous 
n'avons  pas  mal  à  la  tète,  et  que  nous  ne  sommes  pas 
boiteux  ;  mais  nous  ne  sommes  pas  si  assurés  que  nous 
choisissons  le  vrai.  De  sorte  que,  n'en  ayant  d'assurance 
qu'à  cause  que  nous  le  voyons  de  toute  notre  vue,  quand 
un  autre  voit  de  toute  sa  vue  le  contraire,  cela  nous  met 
en  suspens  et  nous  étonne,  et  encore  plus  quand  mille 
autres  se  moquent  de  notre  choix;  car  il  faut  préférer  nos 
lumières  à  celles  de  tant  d'autres,  et  cela  est  hardi  et  dif- 
ficile. Il  n'y  a  jamais  cette  contradiction  dans  les  sens 
touchant  un  boiteux. 

*14.  L'esprit  croit  naturellement,  et  la  volonté  aime 
naturellement  ;  de  sorte  que,  faute  de  vrais  objets,  il  faut 
qu'ils  s'attachent  aux  faux. 

*15.  Imagination.  —  C'est  cette  partie  décevante  dans 
l'homme,  cette  maîtresse  d'erreur  et  de  fausseté,  et  d'au- 
tant plus  fourbe  qu'elle  ne  l'est  pas  toujours  ;  car  elle 
serait  règle  infaillible  de  vérité,  si  elle  l'était  infaillible  du 
mensonge.  Mais,    étant  le  plus  souvent  fausse,  elle  ne 


PENSÉES.    —    ARTICLE   II  39 

donne  aucune  marque  de  sa  qualité,  marquant  du  même 
caractère  le  vrai  et  le  faux. 

Je  ne  parle  pas  des  fous,  je  parle  des  plus  sages  ;  et 
c'est  parmi  eux  que  l'imagination  a  le  grand  don  de  per- 
suader les  hommes.  La  raison  a  beau  crier,  elle  ne  peut 
mettre  le  prix  aux  choses. 

Cette  superbe  puissance,  ennemie  de  la  raison,  qui  se 
plaît  à  la  contrôler  et  à  la  dominer,  pour  montrer  combien 
elle  peut  en  toutes  choses,  a  établi  dans  l'homme  une 
seconde  nature.  Elle  a  ses  heureux,  ses  malheureux, 
ses  sains,  ses  malades,  ses  riches,  ses  pauvres  ;  elle  fait 
croire,  douter,  nier  la  raison  ;  elle  suspend  les  sens,  elle 
les  fait  sentir  ;  elle  a  ses  fous  et  ses  sages  :  et  rien  ne 
nous  dépite  davantage  que  de  voir  qu'elle  remplit  ses 
hôtes  d'une  satisfaction  bien  autrement  pleine  et  entière 
que  la  raison.  Les  habiles  par  imagination  se  plaisent  tout 
autrement  à  eux-mêmes  que  les  prudents  ne  se  peuvent 
raisonnablement  plaire.  Ils  regardent  les  gens  avec 
empire  ;  ils  disputent  avec  hardiesse  et  confiance  :  les 
autres,  avec  crainte  et  défiance  :  et  cette  gaîté  de  visage 
leur  donne  souvent  l'avantage  dans  l'opinion  des  écou- 
tants, tant  les  sages  imaginaires  ont  de  faveur  auprès  des 
juges  de  même  nature.  Elle  ne  peut  rendre  sages  les  fous  ; 
mais  elle  les  rend  heureux,  à  l'envi  de  la  raison  qui  ne 
peut  rendre  ses  amis  que  misérables,  l'une  les  couvrant 
de  gloire,  l'autre  de  honte. 

Qui  dispense  la  réputation?  qui  donne  le  respect  et  la 
vénération  aux  personnes,  aux  ouvrages,  aux  lois,  aux 
grands,  sinon  cette  faculté  imaginante  ?  Combien  toutes 
les  richesses  de  la  terre  [^on^j  insuffisantes  sans  son  consen- 
tement (1)  î 

Ne  diriez- vous  pas  que  ce  magistrat,  dont  la  vieillesse 
vénérable  impose  le  respect  à  tout  un  peuple,  se  gouverne 
par  une  raison  pure  et  sublime,  et  qu'il  juge  des  choses 
dans  leur  nature,  sans  s'arrêter  à  ces  vaines  circonstances 
qui  ne  blessent  que  l'imagination  des  faibles  ?  Voyez-le 
entrer  dans  un  sermon  où  il  apporte  un  zèle  tout  dévot, 
renforçant  la  solidité  de  sa  raison  par  l'ardeur  de  sa  cha- 
rité. Le  voilà  prêt  à  l'ouïr  avec  un  respect  exemplaire. 
Que  le  prédicateur  vienne  à  paraître,  que  la  nature  lui  ait 


(1)  Pascal  avait  d'abord  écrit,  puis  effacé  ceci  :  «  Quel  pouvoir  exerce- 
t- elle  sur  les  âmes,  sur  les  corps  !  combien  de  maladies  guéries  ! 
combien  de  santés  altérées  !  Combien  de  richesses  inutiles  à  celui 
qui  s'imagine  n'en  avoir  assez  !  » 


40  PASCAL 

donné  une  voie  enrouée  et  un  tour  de  visage  bizarre,  que 
son  barbier  l'ait  mal  rasé,  si  le  hasard  l'a  encore  bar- 
bouillé de  surcroît,  quelque  grandes  vérités  qu'il  annonce, 
je  parie  la  perte  de  la  gravité  de  notre  sénateur. 

Le  plus  grand  philosophe  du  monde,  sur  une  planche 
plus  large  qu'il  ne  faut,  s'il  y  a  au-dessous  un  précipice, 
quoique  sa  raison  le  convainque  de  sa  sûreté,  son  imagi- 
nation prévaudra.  Plusieurs  n'en  sauraient  soutenir  la 
pensée  sans  pâlir  et  suer. 

Je  ne  veux  pas  vous  rapporter  tous  ses  effets. 

Qui  ne  sait  que  la  vue  de  chats,  de  rats,  l'écrasement 
d'un  charbon,  etc.,  emportent  la  raison  hors  des  gonds? 
Le  ton  de  voix  impose  aux  plus  sages,  et  change  un  dis- 
cours et  un  poème  de  force. 

L'affection  ou  la  haine  changent  la  justice  de  face.  Et 
combien  un  avocat  bien  payé  par  avance  trouve-t-il  plus 
juste  la  cause  qu'il  plaide  !  combien  son  geste  hardi  le 
fait-il  paraître  meilleur  aux  juges,  dupés  par  cette  appa- 
rence !  Plaisante  raison  qu'un  vent  manie,  et  à  tous  sens  1 

Je  rapporterais  presque  toutes  les  actions  des  hommes 
qui  ne  branlent  presque  que  par  ses  secousses.  Car  la 
raison  a  été  obligée  de  céder,  et  la  plus  sage  prend  pour 
ses  principes  ceux  que  rimagination  des  hommes  a  témé- 
rairement introduits  en  chaque  lieu. 

[Qui  ne  voudrait  suivre  que  la  raison  serait  fou  au 
jugement  du  commun  des  hommes.  Il  faut  juger  au  juge- 
ment de  la  plus  grande  partie  du  monde.  Il  faut,  parce 
qu'il  lui  a  plu,  travailler  tout  le  jour  pour  des  biens  recon- 
nus pour  imaginaires,  et  quand  le  sommeil  nous  a  délas- 
sés des  fatigues  de  notre  raison,  il  faut  incontinent  se 
lever  en  sursaut  pour  aller  courir  après  les  fumées  et 
essuyer  les  impressions  de  cette  maîtresse  du  monde. 
Voilà  un  des  principes  d'erreur,  mais  ce  n'est  pas  le  seul.] 

Nos  magistrats  ont  bien  connu  ce  mystère.  Leurs  robes 
rouges,  leurs  hermines,  dont  ils  s'emmaillotent  en  chats 
fourrés,  les  palais  où  ils  jugent,  les  fleurs  de  lis,  tout  cet 
appareil  auguste  était  fort  nécessaire  ;  et  si  les  médecins 
n'avaient  des  soutanes  et  des  mules,  et  que  les  docteurs 
n'eussent  des  bonnets  carrés  et  des  robes  trop  amples  de 
quatre  jiarties,  jamais  ils  n'auraient  dupé  le  monde,  qui 
no  peut  résister  à  cette  montre  si  authentique.  S'ils 
avaient  la  véritable  justice  et  si  les  médecins  avaient  le 
vrai  art  de  guérir,  ils  n'auraient  que  faire  de  bonnets 
carrés;  la  majesté  de  ces  sciences  serait  assez  vénérable 
d'elle-même.  Mais  n'ayant  que  des  sciences  imaginaires, 


PENSÉES.    —    ARTICLE    II  41 

il  faut  qu'ils  prennent  ces  vains  instruments  qui  frappent 
Timagination  à  laquelle  ils  ont  affaire;  et  par  là,  en  elîet, 
ils  s'attirent  le  respect.  Les  seuls  gens  de  guerre  ne  sont 
pas  déguisés  de  la  sorte,  parce  qu'en  eifet  leur  part  est 
plus  essentielle,  ils  s'établissent  par  la  force,  les  autres 
par  grimace. 

C'est  ainsi  que  nos  rois  n'ont  pas  recherché  ces  dégui- 
sements. Ils  ne  se  sont  pas  masqués  d"habits  extraordi- 
naires pour  paraître  tels  ;  mais  ils  se  sont  accompagnés 
de  gardes,  de  hallebardes.  Ces  trognes  armées  qui  n'ont 
de  mains  et  de  force  que  pour  eux,  les  trompettes  et  les 
tambours  qui  marchent  au-devant,  et  ces  légions  qui  les 
environnent,  font  trembler  les  plus  fermes.  Ils  n'ont  pas 
l'habit  seulement,  ils  ont  la  force.  Il  faudrait  avoir  une 
raison  bien  épurée  pour  regarder  comme  un  autre  homme 
le  Grand  Seigneur  environné,  dans  son  superbe  sérail,  de 
quarante  mille  janissaires. 

Nous  ne  pouvons  pas  seulement  voir  un  avocat  en  sou- 
tane et  le  bonnet  en  tête,  sans  une  opinion  avantageuse 
de  sa  suftisance. 

L'imagination  dispose  de  tout  ;  elle  fait  la  beauté,  la  jus- 
tice, et  le  bonheur,  qui  est  le  tout  du  monde.  Je  voudrais 
de  bon  cœur  voir  le  livre  italien,  dont  je  ne  connais  que 
le  titre,  qui  vaut  lui  seul  bien  des  livres  :  Délia  opinione 
regina  dcl  mondo.  J'y  souscris  sans  le  connaître,  sauf  le 
mal,  s'il  y  en  a. 

Voilà  à  peu  près  les  effets  de  cette  faculté  trompeuse 
qui  semble  nous  être  donnée  exprès  pour  nous  induire  à 
une  erreur  nécessaire.  Nous  en  avons  bien  d'autres  prin- 
cipes. 

Les  impressions  anciennes  ne  sont  pas  seules  capables 
de  nous  abuser  :  les  charmes  de  la  nouveauté  ont  le 
même  pouvoir.  De  là  viennent  toutes  les  disputes  des 
hommes,  qui  se  reprochent  ou  de  suivre  leurs  fausses 
impressions  de  l'enfance,  ou  de  courir  témérairement 
après  les  nouvelles.  Qui  tient  le  juste  milieu  ?  Qu'il  pa- 
raisse, et  qu'il  le  prouve.  11  n'y  a  principe,  quelque  naturel 
qu'il  puisse  être,  même  depuis  l'enfance,  qu'on  ne  fasse 
passer  pour  une  fausse  impression,  soit  de  l'instruction, 
soit  des  sens. 

«  Parce,  dit-on,  que  avez  cru  dès  l'enfance  qu'un  cofifre 
était  vide  lorsque  vous  n'y  voyez  rien,  vous  avez  cru  le 
vide  possible.  C'est  une  illusion  de  vos  sens,  fortifiée  par 
la  coutume,  qu'il  faut  que  la  science  corrige.  «  Et  les 
autres  disent  :  «  Parce  qu'on  vous  a  dit  dans  l'école  qu'il 


42  PASCAL 

n'y  a  point  de  vide,  on  a  corrompu  votre  sens  commun, 
qui  le  comprenait  si  nettement  avant  cette  mauvaise  im- 
pression, qu'il  faut  corriger  en  recourant  à  votre  première 
nature.  »  Qui  a  donc  trompé  ?  le  sens  ou  l'instruction  ? 

Nous  avons  un  autre  principe  d'erreur,  les  maladies. 
Elles  nous  gâtent  le  jugement  et  le  sens  ;  et  si  les  grandes 
l'altèrent  sensiblement,  je  ne  doute  point  que  les  petites 
n'y  fassent  impression  à  leur  proportion. 

Notre  propre  intérêt  est  encore  un  merveilleux  instru- 
ment pour  nous  crever  les  yeux  agréablement.  Il  n'est 
pas  permis  au  plus  équitable  homme  du  monde  d'être  juge 
en  sa  cause  ;  j'en  sais  qui,  pour  ne  pas  tomber  dans  cet 
amour-propre,  ont  été  les  plus  injustes  du  monde  à  contre- 
biais  :  le  moyen  sûr  de  perdre  une  affaire  toute  juste 
était  de  la  leur  faire  recommander  par  leurs  proches  pa- 
rents. 

La  justice  et  la  vérité  sont  deux  pointes  si  subtiles, 
que  nos  instruments  sont  trop  mousses  pour  y  toucher 
exactement.  S'ils  y  arrivent,  ils  en  écachent  la  pointe,  et 
appuient  tout  autour,  plus  sur  le  faux  que  sur  le  vrai. 

[L'homme  est  donc  si  heureusement  fabriqué  qu'il  n'a 
aucun  pr[mci/)c]  juste  du  vrai  et  plusieurs  excellents  du 
faux.  Voyons  maintenant  combien...  Mais  la  plus  puis- 
sante cause  de  ces  erreurs  est  la  guerre  qui  est  entre  les 
sens  et  la  raison  (1).] 

16.  Il  faut  commencer  par  là  le  chapitre  des  puissances 
trompeuses.  L'homme  n'est  qu'un  sujet  plein  d'erreur, 
naturelle  et  ineffaçable  sans  la  grâce.  Rien  ne  lui  montre 
la  vérité.  Tout  l'abuse  ;  ces  deux  principes  de  vérités,  la 
raison  et  les  sens,  outre  qu'ils  manquent  chacun  de  sin- 
cérité, s'abusent  réciproquement  l'un  l'autre.  Les  sens 
abusent  la  raison  par  de  fausses  apparences  ;  et  cette 
même  piperie  qu'ils  apportent  à  la  raison,  ils  la  reçoivent 
d'elle  à  leur  tour.  Elle  s'en  revanche.  Les  passions  de 
l'âme  troublent  les  sens,  et  leur  font  des  impressions 
fausses.  Ils  mentent  et  se  trompent  à  l'envi. 

(1)  Tout  ce  célèbre  développement,  inspiré  d'ailleurs  de  Montaigne, 
est  l'un  de  ceux  dont  la  rédaction  est  manifestement  la  plus  poussée. 
Les  corrections  et  les  retouches  du  manuscrit  seraient  ici  fort  inté- 
ressantes à  étudier.  — Pascal,  on  le  voit  de  reste,  n'a  absolument  aucune 
illusion  sur  la  nature  humaine.  Aucun  moraliste  n'a  jeté  sur  l'homme 
un  regard  plus  lucide  et  plus  désabusé  ;  et  c'est  précisément  l'une  des 
originalités  de  cette  apologétique  que  d'avoir  fait  reposer  les  plus 
hautes  conceptions  de  la  philosophie  religieuse  sur  la  psychologie  la 
plus  réaliste  qui  soit. 


PENSÉES.    —    ARTICLE    II  4S 

Mais  outre  ces  erreurs  qui  viennent  par  accident  et 
par  le  manque  d'intelligence,  avec  ses  facultés  hétéro- 
gènes... 

*17.  L'imagination  grossit  les  petits  objets  jusqu'à  en 
remplir  notre  âme,  par  une  estimation  fantastique  ;  et 
par  une  insolence  téméraire,  elle  amoindrit  les  grands 
jusqu'à  sa  mesure,  comme  en  parlant  de  Dieu. 

*18.  Les  choses  qui  nous  tiennent  le  plus,  comme  de 
cacher  son  peu  de  bien,  ce  n'est  souvent  presque  rien. 
C'est  un  néant  que  notre  imagination  grossit  en  montagne. 
Un  autre  tour  d'imagination  nous  le  fait  découvrir  sans 
peine. 

19.  Les  enfants  qui  s'effrayent  du  visage  qu'ils  ont  bar- 
bouillé, ce  sont  des  enfants  ;  mais  le  moyen  que  ce  qui 
est  si  faible,  étant  enfant,  soit  bien  fort  étant  plus  âgé  ! 
On  ne  fait  que  changer  de  fantaisie.  Tout  ce  qui  se  per- 
fectionne par  progrès  périt  aussi  par  progrès.  Tout  ce  qui 
a  été  faible  ne  peut  jamais  être  absolument  fort.  On  a 
beau  dire,  il  est  crû,  il  est  changé  ;  il  est  aussi  le  même. 

20.  La  coutume  est  notre  nature.  Qui  s'accoutume  à  la 
foi,  la  croit,  et  ne  peut  plus  ne  pas  craindre  l'enfer,  et  ne 
croit  autre  chose.  Qui  s'accoutume  à  croire  que  le  roi  est 
terrible...  etc.  Qui  doute  donc  que,  notre  âme  étant 
accoutumée  avoir  nombre,  espace,  mouvement,  croie  cela 
et  rien  que  cela  ? 

*21.  Qu'est-ce  que  nos  principes  naturels,  sinon  nos 
principes  accoutumés  ?  Et  dans  les  enfants,  ceux  qu'ils 
ont  reçus  de  la  coutume  de  leur  père,  comme  la  chasse 
dans  lés  animaux  ? 

Une  différente  coutume  nous  donnera  d'autres  principes 
naturels,  cela  se  voit  par  expérience  ;  et  s'il  y  en  a  d'inef- 
façables à  la  coutume,  il  y  en  a  aussi  de  la  coutume  contre 
la  nature,  ineffaçables  à  la  nature,  et  à  une  seconde  cou- 
tume. Cela  dépend  de  la  disposition. 

*22.  Les  pères  craignent  que  l'amour  naturel  des  en- 
fants ne  s'efface.  Quelle  est  donc  cette  nature,  sujette  à 
être  effacée  '?  La  coutume  est  une  seconde  nature,  qui 
détruit  la  première.  Mais  qu'est  que  nature  ?  Pourquoi  la 
coutume  n'est-elle  pas  naturelle  ?  J'ai  grand'peur  que 
cette  nature  ne  soit  elle-même  qu'une  première  coutum.e, 
comme  la  coutume  est  une  seconde  nature. 

23.  La  nature  de  l'homme  est  tout  nature,  onine  ani- 


44  PASCAL 

mal.  Il  n'y  a  rien  qu'on  ne  rende  naturel  ;  il  n'y  a  naturel 
qu'on  ne  fasse  perdre. 

•  24.  La  chose  la  plus  importante  à  toute  la  vie,  est  le 
choix  du  métier  :  le  hasard  en  dispose.  La  coutume  fait 
les  maçons,  soldats,  couvreurs.  «  C'est  un  excellent  cou- 
vreur, »  dit-on  ;  et,  en  parlant  des  soldats  :  «  Ils  sont  bien 
fous,  »  dit-on  ;  et  les  autres  au  contraire  :  «  Il  n'y  a  rien 
de  grand  que  la  guerre  ;  le  reste  des  hommes  sont  des 
coquins.  »  A  force  d'ouïr  louer  en  l'enfance  ces  métiers, 
et  mépriser  tous  les  autres,  on  choisit  ;  car  naturellement 
on  aime  la  vérité,  et  on  hait  la  folie  ;  ces  mots  nous 
émeuvent  :  on  ne  pèche  qu'en  l'application.  Tant  est 
grande  la  force  de  la  coutume,  que,  de  ceux  que  la  nature 
n'a  faits  qu'hommes,  on  fait  toutes  les  conditions  des 
hommes  ;  car  des  pays  sont  tous  de  maçons,  d'autres  tous 
de  soldats,  etc.  Sans  doute  que  la  nature  n'est  pas  si 
uniforme.  C'est  la  coutume  qui  fait  donc  cela,  car  elle 
contraint  la  nature  ;  et  quelquefois  la  nature  la  surmonte, 
et  retient  l'homme  dans  son  instinct,  malgré  toute 
coutume,  bonne  ou  mauvaise. 

*  25.  Il  y  a  une  différence  universelle  et  essentielle  entre 
les  actions  de  la  volonté  et  toutes  les  autres. 

La  volonté  est  un  des  principaux  organes  de  la 
créance  (1)  ;  non  qu'elle  forme  la  créance,  mais  parce  que 
les  choses  sont  vraies  ou  fausses,  selon  la  face  par  où  on 
les  regarde.  La  volonté,  qui  se  plaît  à  l'une  plus  qu'à 
l'autre,  détourne  l'esprit  de  considérer  les  qualités  de 
celles  qu'elle  n'aime  pas  à  voir  ;  et  ainsi  l'esprit,  marchant 
d'une  pièce  avec  la  volonté,  s'arrête  à  regarder  la  face 
qu'elle  aime  ;  et  ainsi  il  en  juge  par  ce  qu'il  y  voit. 

26.  Amour-propre.  —  La  nature  de  l'amour-propre  et 
de  ce  r/20i'  humain  est  de  n'aimer  que  soi  et  de  ne  considérer 
que  soi.  Mais  que  fera-t-il  ?  Il  ne  saurait  empêcher  que 
cet  objet  qu'il  aime  ne  soit  plein  de  défauts  et  de  misères  : 
il  veut  être  grand,  il  se  voit  petit  ;  il  veut  être  heureux, 
et  il  se  voit  misérable  ;  il  veut  être  parfait,  et  il  se  voit 
plein  d'imperfections  ;  il  veut  être  l'objet  de  l'amour  et  de 
l'estime  des  hommes,  et  il  voit  que  ses  défauts  ne  méritent 
que  leur  aversion  et  leur  mépris.  Cet  embarras  où  il  se 

(1)  C'est  à  peu  près  le  mot  de  saint  Thomas:  In  cognitione fidei prin- 
cipalitatem  liabet  voluntas.  —  Renouvier  a  dit  à  son  tour  :  «  Qui  veut 
croire,  croiia.  »  Et  peut-être  la  psychologie  de  l'incroyance  pourrait- 
elle  avoir  pour  formule,  celle-ci,  qu'eût  acceptée  volontiers  Pascal  :  Qui 
veut  décroire,  décroira. 


PENSÉES.    —    ARTICLE    II  45 

trouve  produit  en  lui  la  plus  injuste  et  la  plus  criminelle 
passion  qu'il  soit  possible  de  s'imaginer  ;  car  il  conçoit 
une  haine  mortelle  contre  cette  vérité  qui  le  reprend,'  et 
qui  le  convainc  de  ses  défauts.  Il  désirerait  de  l'anéantir, 
et,  ne  pouvant  la  détruire  en  elle-même,  il  la  détruit, 
autant  qu'il  peut,  dans  sa  connaissance  et  dans  celle  des 
autres  ;  c'est-à-dire  qu'il  met  tout  son  soin  à  couvrir  ses 
défauts  et  aux  autres  et  à  soi-même,  et  qu'il  ne  peut  souf- 
frir qu'on  les  lui  fasse  voir  ni  qu'on  les  voie. 

C'est  sans  doute  un  mal  que  d'être  plein  de  défauts  ; 
mais  c'est  encore  un  plus  grand  mal  que  d'en  être  plein 
et  de  ne  les  vouloir  pas  reconnaître,  puisque  c'est 
y  ajouter  encore  celui  d'une  illusion  volontaire.  Nous 
ne  voulons  pas  que  les  autres  nous  trompent  ;  nous  ne 
trouvons  pas  juste  qu'ils  veuillent  être  estimés  de  nous 
plus  qu'ils  ne  méritent  :  il  n'est  donc  pas  juste  aussi  que 
nous  les  trompions  et  que  nous  voulions  qu'ils  nous 
estiment  plus  que  nous  ne  méritons. 

Ainsi,  lorsqu'ils  ne  découvrent  que  des  imperfections  et 
des  vices  que  nous  avons  en  effet,  il  est  visible  qu'ils  ne- 
nous  font  point  de  tort,  puisque  ce  ne  sont  pas  eux  qui 
en  sont  cause,  et  qu'ils  nous  font  un  bien,  puisqu'ils  nous 
aident  à  nous  délivrer  d'un  mal,  qui  est  l'ignorance  de  ces 
imperfections.  Nous  ne  devons  pas  être  fâchés  qu'il  les 
connaissent,  et  qu'ils  nous  méprisent:  étant  juste  et  qu'ils- 
nous  connaissent  pour  ce  que  nous  sommes,  et  qu'ils  nous 
méprisent  si  nous  sommes  méprisables. 

Voilà  les  sentiments  qui  naîtraient  d'un  cœur  qui  serait 
plein  d'équité  et  de  justice.  Que  devons-nous  donc  dire  du 
nôtre,  en  y  voyant  une  disposition  toute  contraire  ?  Car 
n'est-il  pas  vrai  que  nous  haïssons  la  vérité  et  ceux  qui 
nous  la  disent,  et  que  nous  aimons  qu'ils  se  trompent  à 
notre  avantage,  et  que  nous  voulons  être  estimés  d'eux 
autres  que  nous  ne  sommes  en  effet  ? 

En  voici  une  preuve  qui  me  fait  horreur.  La  religion 
catholique  n'oblige  pas  à  découvrir  ses  péchés  indifférem- 
ment à  tout  le  monde  :  elle  souffre  qu'on  demeure  caché 
à  tous  les  autres  hommes  ;  mais  elle  en  excepte  un  seul^ 
à  qui  elle  commande  de  découvrir  le  fond  de  son  cœur, 
et  de  se  faire  voir  tel  qu'on  est.  Il  n'y  a  que  ce  seul 
homme  au  monde  qu'elle  nous  ordonne  de  désabuser,  et 
elle  l'oblige  à  un  secret  inviolable,  qui  fait  que  cette  con- 
naissance est  dans  lui  comme  si  elle  n'y  était  pas.  Peut- 
on  s'imaginer  rien  de  plus  charitable  et  de  plus  doux  ?  Et 
néanmoins  la  corruption  de  l'homme  est  telle,  qu'il  trouve 


46  PASCAL 

encore  de  la  dureté  dans  cette  loi  ;  et  c'est  une  des  prin- 
cipales raisons  qui  a  fait  révolter  contre  l'Église  une 
grande  partie  de  l'Europe. 

Que  le  cœur  de  l'homme  est  injuste  et  déraisonnable, 
pour  trouver  mauvais  qu'on  l'oblige  do  faire  à  l'égard 
d'un  homme  ce  qu'il  serait  juste,  en  quelque  sorte,  qu'il 
fît  à  l'égard  de  tous  les  hommes  !  Car  est-il  juste  que  nous 
les  trompions  ? 

11  y  a  différents  degrés  dans  cette  aversion  pour  la 
vérité  ;  mais  on  peut  dire  qu'elle  est  dans  tous  en  quelque 
degré,  parce  qu'elle  est  inséparable  de  l'amour  propre. 
C'est  cette  mauvaise  délicatesse  qui  oblige  ceux  qui  sont 
dans  la  nécessité  de  reprendre  les  autres,  de  choisir  tant 
de  détours  et  de  tempéraments  pour  éviter  de  les  choquer. 
Il  faut  qu'ils  diminuent  nos  défauts,  qu'ils  fassent  sem- 
blant de  les  excuser,  qu'ils  y  mêlent  des  louanges  et  des 
témoignages  d'affection  et  d'estime.  Avec  tout  cela,  cette 
médecine  ne  laisse  pas  d'être  amère  à  l'amour-propre.  Il 
en  prend  le  moins  qu'il  peut,  et  toujours  avec  dégoût,  et 
souvent  même  avec  un  secret  dépit  contre  ceux  qui  la  lui 
présentent. 

Il  arrive  de  là  que,  si  on  a  quelque  intérêt  d'être  aimé 
de  nous,  on  s'éloigne  de  nous  rendre  un  office  qu'on  sait 
nous  être  désagréable  ;  on  nous  traite  comme  nous  vou- 
ions être  traités  :  nous  haïssons  la  vérité,  on  nous  la 
cache  ;  nous  voulons  être  flattés,  on  nous  flatte  ;  nous 
aimons  à  être  trompés,  on  nous  trompe. 

C'est  ce  qui  fait  que  chaque  degré  de  bonne  fortune  qui 
nous  élève  dans  le  monde  nous  éloigne  davantage  de  la 
vérité,  parce  qu'on  appréhende  plus  de  blesser  ceux  dont 
l'affection  est  plus  utile  et  l'aversion  plus  dangereuse.  Un 
prince  sera  la  fable  de  toute  l'Europe,  et  lui  seul  n'en 
saura  rien.  Je  ne  m'en  étonne  pas:  dire  la  vérité  est 
utile  à  celui  à  qui  on  la  dit,  mais  désavantageux  à  ceux 
qui  la  disent,  parce  qu'ils  se  font  haïr.  Or,  ceux  qui  vivent 
avec  les  princes  aiment  mieux  leurs  intérêts  que  celui  du 
prince  qu'ils  servent  ;  et  ainsi,  ils  n'ont  garde  de  lui  pro- 
curer un  avantage  en  se  nuisant  à  eux-mêmes. 

Ce  malheur  est  sans  doute  plus  grand  et  plus  ordinaire 
dans  les  plus  grandes  fortunes  ;  mais  les  moindres  n'en 
sont  pas  exemptes,  parce  qu'il  y  a  toujours  quelque  intérêt 
à  se  faire  aimer  des  hommes.  Ainsi  la  vie  humaine  n'est 
qu'une  illusion  perpétuelle  ;  on  ne  fait  que  s'entre-tromper 
et  s'entre  flatter.  Personne  ne  parle  de  nous  en  notre 
présence  comme  il  en  parle  en  notre  absence.  L'union  qui 


PENSÉES.    —    ARTICLE    II  47 

est  entre  les  hommes  n'est  fondée  que  sur  cette  mutuelle 
tromperie  ;  et  peu  d'amitiés  subsisteraient,  si  chacun  sa- 
vait ce  que  son  ami  dit  de  lui  lorsqu'il  n'y  est  pas,  quoi- 
qu'il en  parle  alors  sincèrement  et  sans  passion. 

L'homme  n'est  donc  que  déguisement,  que  mensonge 
et  hypocrisie,  et  en  soi-même  et  à  l'égard  des  autres.  11  ne 
veut  donc  pas  qu'on  lui  dise  la  vérité,  il  évite  de  la  dire  aux 
autres  ;  et  toutes  ces  dispositions,  si  éloignées  de  la  justice 
et  de  la  raison,  ont  une  racine  naturelle  dans  son  cœur. 

27.  Je  mets  en  fait  que,  si  tous  les  hommes  savaient  ce 
qu'ils  disent  les  uns  des  autres,  il  n'y  aurait  pas  quatre 
amis  dans  le  monde.  Cola  parait  par  les  querelles  qiie 
causent  les  rapports  indiscrets  qu'on  en  fait  quelquefois. 
[Je  dis  bien  plus,  tous  les  hommes  seraient. ..] 

•28.  Il  y  a  des  vices  qui  ne  tiennent  à  nous  que  par 
d'autres,  et  qui,  en  ôtant  le  tronc,  s'emportent  comme  des 
branches. 

•  29.  L'exemple  de  la  chasteté  d'Alexandre  n'a  pas  tant 
fait  de  continents  qne  celui  de  son  ivrognerie  a  fait  d'intem- 
pérants.  Il  n'est  pas  honteux  de  n'être  pas  aussi  vertueux 
que  lui.  On  croit  n'être  pas  tout  à  fait  dans  les  vices  du 
commun  des  hommes,  quand  on  se  voit  dans  les  vices  de 
ces  grands  hommes  ;  et  cependant  on  ne  prend  pas  garde 
qu'ils  sont  en  cela  du  commun  des  hommes.  On  tient  à 
eux  par  le  bout  par  où  ils  tiennent  au  peuple  ;  car  quel- 
que élevés  qu'ils  soient,  si  sont-ils  unis  aux  moindres  des 
hommes  par  quelque  endroit.  Ils  ne  sont  pas  suspendus 
en  l'air,  tout  abstraits  de  notre  société.  Non,  non  ;  s'ils 
sont  plus  grands  que  nous,  c'est  qu'ils  ont  la  tète  plus 
élevée  ;  mais  ils  ont  les  pieds  aussi  bas  que  les  nôtres.  Ils 
y  sont  tous  à  même  niveau,  et  s'appuient  sur  la  même 
terre  ;  et,  par  cette  extrémité,  ils  sont  aussi  abaissés  que 
nous,   que  les  plus  petits,  que  les  enfants,  que  les  bêtes. 

•30.  Qu'il  est  difficile  de  proposer  une  chose  au  jugement 
d'un  autre,  sans  corrompre  son  jugement  par  la  manière 
de  la  lui  proposer  1  Si  on  dit  :  «  Je  le  trouve  beau  ;  je  le 
trouve  obscur,  »  ou  autre  chose  semblable,  on  entraîne 
l'imagination  à  ce  jugement,  ou  on  l'irrite  au  contraire. 
Il  vaut  mieux  ne  rien  dire  ;  et  alors  il  juge  selon  ce  qu'il 
est,  c'est-à-dire  selon  ce  qu'il  est  alors,  et  selon  [ce]  que 
les  autres  circonstances  dont  on  n'est  pas  auteur  y  auront 
mis.  Mais  au  moins  on  n'y  aura  rien  mis  ;  si  ce  n'est  que 
ce  silence  n'y  fasse  aussi  son  effet,  selon  le  tour  et  Tinter- 


48  •  PASCAL 

prétation  qu'il  sera  en  humeur  de  lui  donner,  ou  selon 
qu'il  le  conjecturera  des  mouvements  et  air  du  visage  ou  du 
ton  de  la  voix,  selon  qu'il  sera  physionomiste  :  tant  il  est 
difficile  de  ne  point  démonter  un  jugement  de  son  assiette 
naturelle,  ou  plutôt,  tant  il  en  a  peu  de  ferme  et  stable  î 

•31.  En  sacliant  la  passion  dominante  de  chacun,  on  est 
sûr  de  lui  plaire  ;  et  néanmoins  chacun  a  ses  fantaisies, 
contraires  à  son  propre  bien,  dans  l'idée  même  qu'il  a  du 
bien  ;  et  c'est  une  bizarrerie  qui  met  hors  de  gamme. 

*  32.  Lustracit  lampadc  terras.  Le  temps  et  mon  humeur 
ont  peu  de  liaison  ;  j'ai  mes  brouillards  et  mon  beau  temps 
au  dedans  de  moi  ;  le  bien,  et  le  mal  de  mes  affaires  même, 
y  fait  peu.  Je  m'efîorce  quelquefois  de  moi-même  contre 
la  fortune  ;  la  gloire  de  la  dompter  me  la  fait  dompter 
gaîment  ;  au  lieu  que  je  fais  quelquefois  le  dégoûté  dans 
la  bonne  fortune. 

*  33.  Quoique  les  personnes  n'aient  point  d'intérêt  à  ce 
qu'elles  disent,  il  ne  faut  pas  conclure  de  là  absolument 
qu'ils  ne  mentent  point  :  car  il  y  a  des  gens  qui  mentent 
simplement  pour  mentir. 

*  34.  Quand  on  se  porte  bien,  on  admire  comment  on 
pourrait  faire  si  on  était  malade  ;  quand  on  l'est,  on  prend 
médecine  gaîment  :  le  mal  y  résout.  On  n'a  plus  les  pas- 
sions et  les  désirs  de  divertissements  et  de  promenades, 
que  la  santé  donnait,  et  qui  sont  incompatibles  avec  les 
nécessités  de  la  maladie.  La  nature  donne  alors  des  pas- 
sions et  des  désirs  conformes  à  l'état  présent.  Il  n'y  a 
que  les  craintes,  que  nous  nous  donnons  nous-mêmes,  et 
non  pas  la  nature,  qui  nous  troublent,  parce  qu'elles 
joignent  à  l'état  où  nous  sommes  les  passions  de  l'état  où 
nous  ne  sommes  pas. 

34  Us.  La  nature  nous  rendant  toujours  malheureux  en 
tous  états,  nos  désirs  nous  figurent  un  état  heureux,  parce 
qu'ils  joignent  à  l'état  où  nous  sommes  les  plaisirs  de 
l'état  où  nous  ne  sommes  pas  ;  et,  quand  nous  arriverions 
à  ces  plaisirs,  nous  ne  serions  pas  heureux  pour  cela, 
parce  que  nous  aurions  d'autres  désirs  conformes  à  ce 
nouvel  état. 

Il  faut  particulariser  cette  proposition  générale  (1)... 

(1)  MM.  Molinier  et  Brunschvicg  réunissent  cette  pensée  et  la  pré- 
cédente qui,  eiïectivement,  se  suivent  sur  le  manuscrit,  ni  l'une  ni 
l'autre  n'étant  d'ailleurs  écrite  de  la  main  de  Pascal,  Je  crois  avec 
M.  Michaut  qu'il  y  a  lieu  de  les  séparer. 


PENSÉES.    —    ARTICLE    II  49 

•  35.  Le  sentiment  de  la  fausseté  des  plaisirs  présents,  et 
lïgnorance  de  la  vanité  des  plaisirs  absents  causent  l'in- 
constance. 

•  36.  Inconstance.  —  Les  choses  ont  diverses  qualités,  et 
l'âme  diverses  inclinations  ;  car  rien  n'est  simple  de  ce 
qui  s'offre  à  l'âme,  et  l'âme  ne  s'offre  jamais  simple  à 
aucun  sujet.  De  là  vient  qu'on  pleure  et  qu'on  rit  d'une 
même  chose. 

37.  Talent  principal,  qui  règle  tous  les  autres. 

*  38.  Le  temps  guérit  les  douleurs  et  les  querelles,  parce 
qu'on  change  :  on  n'est  plus  la  même  personne.  Ni  l'offen- 
sant, ni  l'orfensé,  ne  sont  plus  eux-mêmes.  C'est  comme 
un  peuple  qu'on  a  irrité,  et  qu'on  reverrait  après  deux 
générations.  Ce  sont  encore  les  Français,  mais  non  les 
mêmes. 

39.  Notre  nature  est  dans  le  mouvement  ;  le  repos 
entier  est  la  mort  (_1). 

*  40.  César  était  trop  vieil,  ce  me  semble,  pour  s'aller 
amuser  à  conquérir  le  monde.  Cet  amusemenc  était  bon 
à  Auguste  ou  à  Alexandre  ;  c'étaient  des  jeunes  gens, 
qu'il  "est  difficile  d'arrêter  ;  mais  César  devait  être  plus 
mùr. 

41.  Quelle  vanité  que  la  peinture,  qui  attire  l'admiration 
par  la  ressemblance  des  choses  dont  on  n'admire  point 
les  originaux  ! 

*42.  Rien  ne  nous  plait  que  le  combat,  mais  non  pas  la 
victoire  :  on  aime  à  voir  les  combats  des  animaux,  non 
le  vainqueur  acharné  sur  le  vaincu  ;  que  voulait-on  voir, 
sinon  la  fin  de  la  victoire  ?  Et  dès  qu'elle  arrive,  on  en 
est  saoul.  Ainsi  dans  le  jeu,  ainsi  dans  la  recherche  de  la 
vérité.  On  aime  à  voir,  dans  les  disputes,  le  combat  des 
opinions  ;  mais  de  contempler  la  vérité  trouvée,  point  du 
tout  ;  pour  la  faire  remarquer  avec  plaisir,  il  faut  la  faire 
voir  naitre  de  la  dispute.  De  même,  dans  les  passions  :  il 
y  a  du  plaisir  à  voir  deux  contraires  se  heurter  ;  mais, 
quand  l'une  est  maîtresse,  ce  n'est  plus  que  brutahté. 
Nous  ne  cherchons  jamais  les  choses,  mais  la  recherche 
des  choses.  Ainsi,  dans  les  comédies,  les  scènes  contentes 
sans  crainte  ne  valent  rien,  ni  les  extrêmes  misères 
sans  espérance,  ni  les  amours  brutaux,  ni  les  sévérités 
âpres. 

(1)  «  Notre  vie  n'est  que  mouvement,  »  avait  dit  Montaigne  (III,  xrii). 

PASCAL  —  PENSÉES.  -1 


59  PASCAL 

•  43.  Peu  de  cliose  nous  console  parce  que  peu  de  chose 
nojs  afflige  (1). 

*  44.  Dicer  tisse  ment.  —  Quand  je  m'y  suis  mis  quelque- 
fois, à  considérer  les  diverses  agitations  des  hommes,  et 
les  périls  et  les  peines  où  ils  s'exposent,  dans  la  cour,  dans 
la  guerre,  d'où  naissent  tant  de  querelles,  de  passions, 
d'entreprises  hardies  et  souvent  mauvaises,  etc.,  j'ai 
découvert  que  tout  le  malheur  des  hommes  vient  d'une  seule 
chose,  qui  est  de  ne  savoir  pas  demeurer  en  repos,  dans 
une  chambre.  Un  homme  qui  a  assez  de  bien  pour  vivre, 
s'il  savait  demeurer  chez  soi  avec  plaisir,  n'en  sortirait 
pas  pour  aller  sur  la  mer  ou  au  siège  d'une  place.  On 
n'achètera  une  charge  à  l'armée  si  cher,  que  parce  qu'on 
trouverait  insupportable  de  ne  bouger  de  la  ville  ;  et  on  ne 
recherche  les  conversations  et  les  divertissements  des 
jeux  que  parce  qu'on  ne  peut  demeurer  chez  soi  avec 
plaisir. 

Mais  quand  j'ai  pensé  de  plus  près,  et  qu'après  avoir 
trouvé  la  cause  de  tous  nos  malheurs,  j'ai  voulu  en  décou- 
vrir la  raison,  j'ai  trouvé  qu'il  y  en  a  une  bien  effective, 
qui  consiste  dans  le  malheur  naturel  de  notre  condition 
faible  et  mortelle,  et  si  misérable,  que  rien  ne  peut  nous 
consoler,  lorsque  nous  y  pensons  de  près. 

Quelque  condition  qu'on  se  figure,  si  l'on  assemble  tous 
les  biens  qui  peuvent  nous  appartenir,  la  royauté  est  le  plus 
beau  poste  du  monde  ;  et  cependant,  qu'on  s'en  imagine, 
[un]  (2j  accompagné  de  toutes  les  satisfactions  qui  peuvent 
le  toucher,  s'il  est  sans  divertissement,  et  qu'on  le  laisse 
considérer  et  faire  réflexion  sur  ce  qu'il  est,  cette  félicité 
languissante  ne  le  soutiendra  point,  il  tombera  par  néces- 
sité dans  les  vues  qui  le  menacent,  des  révoltes  qui  peuvent 
arriver,  et  enfin   de  la  mort   et  des  maladies  qui  sont 

(1)  Encore  une  pensée  de  Montaigne  reprise  et  récrite  par  Pascal  : 
«  Peu  de  chose  nous  divertit  et  nous  détourne,  car  peu  de  chose 
nous  tient  ».  {Essais,  III,  iv.)  Mais  comme  elle  sonne  différemment 
chez  Pascal  !  L'auteur  des  Pensées,  lui,  moralise  tout  ce  qu'il  touche. 
Ce  n'est  plus  chez  lui  l'observation  d'un  artiste  et  d'un  curieux  amusJ 
par  la  diversité  ondoyante  de  la  vie  :  il  y  a  dans  l'accent  du  penseur 
chrétien  de  la  douleur  —  et  de  la  pitié. 

(2)  Dans  une  première  rédaction,  Pascal  avait  écrit  :  appartenir, 
qu'on  s'imagine  an  roi.  La  suite  de  la  phrase  se  rapporte  donc  non  à 
royauté,  niai.->  à  roi  qui  était  resté  dans  l'esprit  de  l'écrivain.  —  Tout 
ce  morceau,  très  raturé  et  retouché,  serait  fort  intéressant  à  étudier 
au  point  de  vue  du  travail  de  style.  Voir,  à  défaut  du  manuscrit, 
l'édition  Michaut  qui  en  reproduit  typographiqueraent  à  peu  prés  la 
disposition. 


PEXSÉES.    —    ARTICLE    II  51 

inévitables  ;  de  sorte  que,  s'il  est  sans  ce  qu'on  appelle 
divertissement,  le  voilà  malheureux,  et  plus  malheureux 
que  le  moindre  de  ses  sujets,  qui  joue  et  se  divertit. 

De  là  vient  que  le  jeu  et  la  conversation  des  femmes, 
la  guerre,  les  grands  emplois  sont  si  recherchés.  Ce  n'est 

f)as  qu'il  y  ait  en  eft'et  du  bonheur,  ni  qu'on  s'imagine  que 
a  vraie  béatitude  soit  d'avoir  l'argent  qu'on  peut  gagner 
au  jeu,  ou  dans  le  lièvre  qu'on  court  :  on  n'en  voudrait 
pas  s'il  était  offert.  Ce  n'est  pas  cet  usage  mol  et  paisible, 
et  qui  nous  laisse  penser  à  notre  malheureuse  condition, 
qu'on  recherche,  ni  les  dangers  de  la  guerre,  ni  la  peine 
des  emplois,  mais  c'est  le  tracas  qui  nous  détourne  d'y 
penser  et  nous  divertit. 

(1)  De  là  vient  que  les  hommes  aiment  tant  le  bruit  et  le 
remuement  ;  de  là  vient  que  la  prison  est  un  supplice  si 
horrible  ;  de  là  vient  que  le  plaisir  de  la  solitude  est  une 
chose  incompréhensible.  Et  c'est  enfin  le  plus  grand  sujet 
de  félicité  de  la  condition  des  rois,  de  [ce]  qu'on  essaie 
sans  cesse  à  les  divertir  et  à  leur  procurer  toutes  sortes 
de  plaisirs. 

Le  roi  est  environné  de  gens  qui  ne  pensent  qu'à  diver- 
tir le  roi,  et  l'empêcher  de  penser  à  lui.  Car  il  est  mal- 
heureux, tout  roi  qu'il  est,  s'il  y  pense. 

Voilà  tout  ce  que  les  hommes  ont  pu  inventer  pour  se 
rendre  heureux.  Et  ceux  qui  font  sur  cela  les  philosophes, 
et  qui  croient  que  le  monde  est  bien  peu  raisonnable  de 
passer  tout  le  jour  à  courir  après  un  lièvre  qu'ils  ne  vou- 
draient pas  avoir  acheté,  ne  connaissent  guère  notre 
nature.  Ce  lièvre  ne  nous  garantirait  pas  de  la  vue  de  la 
mort  et  des  misères,  mais  la  chasse  —  qui  nous  en  détourne 
—  nous  en  garantit. 

Le  conseil  qu'on  donnait  à  Pyrrhus,  de  prendre  le  repos 
qu'il  allait  chercher  par  tant  de  fatigues,  recevait  bien 
des  difficultés. 

[Dire  à  un  homme  qu'il  vive  en  repos,  c'est  lui  dire  qu'il 
vive  heureux  ;  c'est  lui  conseiller  d'avoir  une  condition 
tout  heureuse  et  laquelle  il  puisse  considérer  à  loisir, 
sansy  trouver  sujet  d'affliction  ;  c'est  lui  conse[iller]...  Ce 
n'est' donc  pas  entendre  la  nature. 

[Aussi  les  hommes  qui  sentent  naturellement  leur  condi- 
tion n'évitent  rien  tant  que  le  repos  :  il  n'y  a  rien  qu'ils 
ne  fassent  pour  chercher  le  trouble.   Ce  n'est  pas  qu'ils 

(1)  En  marge  dans  le  manuscri;  :  Raisons  pourquoi  on  aime  misux 
la  ehasse  que  la  prise. 


52  PASCAL 

n'aient  un  instinct  qui  leur  fait  connaître  que  la  vraie 
béatitude...  La  vanité,  le  plaisir  de  le  montrer  aux  autres. 

[Ainsi  on  se  prend  mal  pour  les  blâmer  ;  leur  faute  n'est 
pas  en  ce  qu'ils  cherchent  le  tumulte,  s'ils  ne  le  cher- 
chaient que  comme  un  divertissement  ;  mais  le  mal  est 
qu'ils  le  recherchent  comme  si  la  possession  des  choses 
qu'ils  recherchent  les  devait  rendre  véritablement  heu- 
reux, et  c'est  en  quoi  on  a  raison  d'accuser  leur  recherche 
de  vanité  ;  de  sorte  qu'en  tout  cela  et  ceux  qui  blâment  et 
ceux  qui  sont  blâmés  n'entendent  la  véritable  nature  de 
l'homme.  ] 

Et  ainsi,  quand  on  leur  reproche  que  ce  qu'ils  recher- 
chent avec  tant  d'ardeur  ne  saurait  les  satisfaire,  s'ils  ré- 
pondaient, comme  ils  devraient  le  faire  s'ils  y  pensaient 
bien,  qu'ils  ne  recherchent  en  cela  qu'une  occupation  vio- 
lente et  impétueuse  qui  les  détourne  de  penser  à  soi,  et 
que  c'est  pour  cela  qu'ils  se  proposent  un  objet  attirant 
qui  les  charme  et  qui  les  attire  avec  ardeur,  ils  laisseraient 
leurs  adversaires  sans  répartie.  Mais  ils  ne  répondent  pas 
cela,  parce  qu'ils  ne  se  connaissent  pas  eux-mêmes.  Ils 
ne  savent  pas  que  ce  n'est  que  la  chasse,  et  non  pas  la 
prise,  qu'ils  recherchent. 

(La  danse  :  il  faut  bien  penser  où  l'on  mettra  ses  pieds. 
—  Le  gentilhomme  croit  sincèrement  que  la  chasse  est  un 
plaisir  grand  et  un  plaisir  royal  ;  mais  le  piqueur  n'est  pas 
de  ce  sentiment-là.) 

Ils  s'imaginent  que,  s'ils  avaient  obtenu  cette  charge, 
ils  se  reposeraient  ensuite  avec  plaisir,  et  ne  sentent  pas 
la  nature  insatiable  de  leur  cupidité.  Ils  croient  chercher 
sincèrement  le  repos,  et  ne  cherchent  en  effet  que  l'agi- 
tation . 

Ils  ont  un  instinct  secret  qui  les  porte  à  chercher  le 
divertissement  et  l'occupation  au  dehors,  qui  vient  du  res- 
sentiment de  leurs  misères  continuelles  ;  et  ils  ont  un 
autre  instinct  secret,  qui  reste  de  la  grandeur  de  notre 
première  nature,  qui  leur  fait  connaître  que  le  bonheur 
n'est  en  effet  que  dans  le  repos,  et  non  pas  dans  le  tu- 
multe ;  et  de  ces  deux  instincts  contraires,  il  se  forme  en 
eux  un  projet  confus,  qui  se  cache  à  leur  vue  dans  le  fond 
de  leur  âme,  qui  les  porte  à  tendre  au  repos  par  l'agita- 
tion, et  à  se  figurer  toujours  que  la  satisfaction  qu'ils 
n'ont  point  leur  arrivera,  si,  en  surmontant  quelques  dif- 
ficultés qu'ils  envisagent,  ils  peuvent  s'ouvrir  par  là  la 
porte  au  repos. 

Ainsi  s'écoule  toute  la  vie.  On  cherche  le  repos  en  com- 


PENSÉES.    —    ARTICLE    II  53 

battant  quelques  obstacles  ;  et  si  on  les  a  surmontés,  le 
repos  devient  insupportable  ;  car,  ou  l'on  pense  aux  mi- 
sères qu'on  a,  ou  à  celles  qui  nous  menacent.  El  quand  on 
se  verrait  même  assez  à  l'abri  de  toutes  parts,  l'ennui, 
de  son  autorité  privée,  ne  laisserait  pas  de  sortir  au  fond 
du  cœur,  où  il  a  des  racines  naturelles,  et  de  remplir 
l'esprit  de  son  venin. 

Ainsi  l'homme  est  si  malheureux,  qu'il  s'ennuierait 
même  sans  aucune  cause  d'ennui,  par  Tétat  propre  de  sa 
complexion  ;  et  il  est  si  vain,  qu'étant  plein  de  mille  causes 
essentielles  d'ennui,  la  moindre  chose,  comme  un  billard 
et  une  balle  qu'il  pousse,  suffisent  pour  le  divertir. 

—  Mais,  direz-vous,  quel  objet  a-t-il  en  tout  cela  ?  —  Celui 
de  se  vanter  demain  entre  ses  amis  de  ce  qu'il  a  mieux 
joué  qu'un  autre.  Ainsi,  les  autres  suent  dans  leur  cabinet 
pour  montrer  aux  savants  qu'ils  ont  résolu  une  question 
d'algèbre  qu'on  n'aurait  pu  trouver  jusques  ici  (1  >,  et  tant 
d'autres  s'exposent  aux  derniers  périls  pour  se  vanter 
ensuite  d'une  place  qu'ils  auront  prise,  et  aussi  sottement 
à  mon  gré  ;  et  entîn  les  autres  se  tuent  pour  remarquer 
toutes  ces  choses,  non  pas  pour  en  devenir  plus  sages, 
mais  seulement  pour  montrer  qu'ils  le  savent,  et  ceux-là 
sont  les  plus  sots  de  la  bande,  puisqu'ils  le  sont  avec 
connaissance,  au  lieu  qu'on  peut  penser  des  autres  qu'ils 
ne  le  seraient  plus,  s'ils  avaient  cette  connaissance. 

Tel  homme  passe  sa  vie  sans  ennui,  en  jouant  tous  les 
jours  peu  de  chose.  Donnez-lui  tous  les  matins  l'argent 
qu'il  peut  gagner  chaque  jour,  à  la  charge  qu'il  ne  joue 
point  :  vous  le  rendez  malheureux.  On  dira  peut-être  que 
c'estqu'il  recherche  l'amusement  du  jeu,  et  non  pas  le  gain. 
Faites-le  donc  jouer  pour  rien,  il  ne  s'y  échauffera  pas  et 
s'y  ennuiera.  Ce  n'est  donc  pas  l'amusement  seul  qu'il  re- 
cherche :  un  amusement  languissant  et  sans  passion  l'en- 
nuiera. Il  faut  qu'il  s'y  échauffe  et  qu'il  se  pipe  lui-même, 
en  s'imaginant  qu'il  serait  heureux  de  en  mer  ce  qu'il  ne 
voudrait  pas  qu'on  lui  donnât  à  condition  de  ne  point 
jouer,  afin  qu'il  se  forme  un  sujet  de  passion,  et  qu'il 
excite  sur  cela  son  désir,  sa  colère,  sa  crainte,  pour  l'ob- 


(1)  Pascal  fait  ici  manifestement  un  retour  sur  lui-même.  On  peut 
rapprocher  de  cette  pensée  sa  lettre  à  Fermât  (10  août  1660)  3ur 
l'inutilité  de  la  géométrie  :  «  Elle  est  bonne,  écrit  alors  Pascal, 
pour  faire  l'essai,  mais  non  l'emploi  de  notre  force...  de  sorte  que 
je  ne  ferai  pas  deux  pas  pour  elle...  Je  suis  dans  des  études  si  éloignées 
de  cet  esprit  qu'à  peine  je  me  souxiens  qu'il  y  en  ait.  » 


54  PASCAL 

jet  qu'il  s'est  formé,  comme  les  enfants  qui  s'effrayent  du 
visage  qu'ils  ont  barbouillé. 

D'où  vient  que  cet  homme  qui  a  perdu  depuis  peu  de 
mois  son  fils  unique,  et  qui,  accablé  de  procès  et  de  que- 
relles, était  ce  matin  si  troublé,  n'y  pense  plus  mainte- 
nant? Ne  vous  en  étonnez  point  :  il  est  tout  occupé  avoir 
par  où  passera  ce  sanglier  que  les  chiens  poursuivent  avec 
tant  d'ardeur  depuis  six  heures.  Il  n'en  faut  pas  davan- 
tage. L'homme,  quelque  plein  de  tristesse  qu'il  soit,  si  on 
peut  gagner  sur  lui  de  le  faire  entrer  en  quelque  divertis- 
sement, le  voilà  heureux  pendant  ce  temps-là  ;  et  l'homme 
quelque  heureux  qu'il  soit,  s'il  n'est  diverti  et  occupé  par 
quelque  passion  ou  quelque  amusement  qui  empêche  l'en- 
nui de  se  répandre,  sera  bientôt  chagrin  et  malheureux. 
Sans  divertissement  il  n'y  a  point  de  joie;  avec  le  diver- 
tissement, il  n'y  a  point  de  tristesse.  Et  c'est  aussi  ce 
qui  forme  le  bonheur  des  personnes  de  grande  condition, 
qu'ils  ont  un  nombre  de  personnes  qui  les  divertissent,  et 
qu'ils  ont  le  pouvoir  de  se  maintenir  en  cet  état. 

Prenez-y  garde.  Qu'est-ce  autre  chose  d'être  surinten- 
dant, chancelier,  premier  président,  sinon  d'être  en  une 
condition  où  l'on  a  dès  le  matin  un  grand  nombre  de  gens 
qui  viennent  de  tous  côtés  pour  ne  leur  laisser  pas  une 
heure  en  la  journée  où  ils  puissent  penser  à  eux-mêmes  ? 
Et  quand  ils  sont  dans  la  disgrâce  et  qu'on  les  renvoie  à 
leurs  maisons  des  champs,  où  ils  ne  manquent  ni  de 
biens,  ni  de  domestiques  pour  les  assister  dans  leur  be- 
soin, ils  ne  laissent  pas  d'être  misérables  et  abandonnés, 
parce  que  personne  ne  les  empêche  de  songer  à  eux. 

45.  [Cet  homme  si  affligé  de  la  mort  de  sa  femme  et  de 
son  fils  unique,  qui  a  cette  grande  querelle  qui  le  tour- 
mente, d'où  vient  qu'à  ce  moment  il  n'est  pas  triste^  et 
qu'on  le  voit  si  exempt  de  toutes  ces  pensées  pénibles  et 
inquiétantes  ?  Il  ne  faut  pas  s'en  étonner  ;  on  vient  de  lui 
servir  une  balle,  et  il  faut  qu'il  la  rejette  à  son  compagnon  ; 
il  est  occupé  à  la  prendre  à  la  chute  du  toit,  pour  gagner 
une  chasse  ;  comment  voulez-vous  qu'il  pense  à  ses  af- 
faires, ayant  cette  autre  affaire  à  manier  ?  Voilà  un  soin 
digne  d'occuper  cette  grande  âme,  et  de  lui  ôter  toute 
autre  pensée  de  l'esprit.  Cet  homme  né  pour  connaître 
l'univers,  pour  juger  de  toutes  choses,  pour  régir  tout  un 
Etat,  le  voilà  occupé  et  tout  rempli  du  soin  de  prendre  un 
lièvre  !  Et  il  ne  s'abaisse  à  cela  et  veuille  toujours  être 
tendu,  il  n'en  sera  que  plus  sot,  parce  qu'il  voudra  s'éle- 


PEXSÉE?.    —    ARTICLE    II  55 

ver  au-dessus  de  riiumanité,  et  il  n'est  qu'un  homme, 
au  bout  du  compte,  c'est-à-dire  capable  de  peu  et  de  beau- 
coup, de  tout  et  de  rien  :  il  est  ni  ange  ni  bête,  mais 
homme.] 

*46.  DicerU'ssement.  —  La  dignité  royale  n'est-elle 
pas  assez  grande  d'elle-même  pour  celui  qui  la  possède, 
pour  le  rendre  heureux  par  la  seule  vue  de  ce  qu'il  est  '? 
Faudra-t-il  le  divertir  de  cette  pensée,  comme  les  gens  du 
commun  ?  Je  vois  bien  que  c'est  rendre  un  homme  heureux, 
de  le  divertir  de  la  vue  de  ses  misères  domestiques  pour 
remplir  toute  sa  pensée  du  soin  de  bien  danser.  Mais 
en  sera-t-il  de  même  d'un  roi,  et  sera-t-il  plus  heureux, 
en  s'attachant  à  ces  vains  amusements  qu'à  la  vue  de  sa 
grandeur  ?  Et  quel  objet  plus  satisfaisant  pourrait-on 
donner  à  son  esprit  ?  Ne  serait-ce  donc  pas  faire  tort  à  sa 
joie,  d'occuper  son  âme  à  penser  à  ajuster  ses  pas  à  la 
cadence  d'un  air,  ou  à  placer  adroitement  une  [balle],  au 
lieu  de  le  laisser  jouir  en  repos  de  la  contemplation  de  la 
gloire  majestueuse  qui  l'environne  ?  Qu'on  en  fasse 
î'épreuve  :  qu'on  laisse  un  roi  tout  seul,  sans  aucune 
satisfaction  des  sens,  sans  aucun  soin  dans  l'esprit,  sans 
compagnie,  penser  à  lui  tout  à  loisir  ;  et  l'on  verra  qu'un 
roi  sans  divertissement  est  un  homme  plein  de  misères. 
Aussi  on  évite  cela  soigneusement,  et  il  ne  manque  jamais 
d'y  avoir  auprès  des  personnes  des  rois  un  grand  nombre 
de"  gens  qui  veillent  à  faire  succéder  le  diveriissement  à 
leurs  affaires,  et  qui  observent  tout  le  temps  de  leur  loisir 
pour  leur  fournir  des  plaisirs  et  des  jeux,  en  sorte  qu'il 
n'y  ait  point  de  vide  ;  c'est-à-dire  qu'ils  sont  environnés 
de  personnes  qui  ont  un  soin  merveilleux  de  prendre 
garde  que  le  roi  ne  soit  seul  et  en  état  de  penser  à  soi, 
sachant  bien  qu'il  sera  misérable,  tout  roi  qu'il  est,  s'il 
y  pense. 

Je  ne  parle  point  en  tout  cela  des  rois  chrétiens  com.me 
chrétiens,  mais  seulement  comme  rois. 

*47.  Dœertàsemcnt.  —  On  charge  les  hommes,  dès 
l'enfance,  du  soin  de  leur  honneur,  de  leur  bien,  de  leurs 
amis,  et  encore  du  bien  et  de  l'honneur  de  leurs  amis. 
On  les  accable  d'affaires,  de  l'apprentissage  des  langues 
et  d'exercices,  et  on  leur  fait  entendre  qu'ils  ne  sauraient 
être  heureux  sans  que  leur  santé,  leur  honneur,  leur 
fortune  et  celle  de  leurs  amis  soient  en  bon  état,  et  qu'une 
seule  chose  qui  manque  les  rendrait  malheureux.  Ainsi 
on  leur    donne  des  charges  et  des  affaires  qui  les  font 


56  PASCAL 

tracasser  dès  la  pointe  du  jour.  —  Voilà,  direz-vous,  une 
étrange  manière  de  les  rendre  heureux  !  Que  pourrait-on 
faire  de  mieux  pour  les  rendre  malheureux?  —  Comment  ! 
ce  qu'on  pourrait  faire?  Il  ne  faudrait  que  leur  ôter  tous  ces 
soins  ;  car  alors  ils  se  verraient,  ils  penseraient  à  ce 
qu'ils  sont;  d'où  ils  viennent,  où  ils  vont  ;  et  ainsi  on  ne 
peut  trop  les  occuper  et  les  détourner.  Et  c'est  pourquoi, 
après  leur  avoir  tant  préparé  d'affaires,  s'ils  ont  quelque 
temps  de  relâche,  on  leur  conseille  de  l'employer  à  se 
divertir,  à  jouer,  et  à  s'occuper  toujours  tout  entiers. 
Que  le  cœur  de  l'homme  est  creux  et  plein  d'ordure  (1)  l 

*48.  J'avais  passé  longtemps  dans  l'étude  des  sciences 
abstraites  ;  et  le  peu  de  communication  qu'on  en  peut 
avoir  m'en  avait  dégoûté.  Quand  j'ai  commencé  l'étude  de 
l'homme,  j'ai  vu  que  ces  sciences  abstraites  ne  sont  pas 
propres  à  l'homme,  et  que  je  m'égarais  plus  de  ma  con- 
dition en  y  pénétrant  que  les  autres  en  les  ignorant.  J'ai 
pardonné  aux  autres  d'y  peu  savoir.  Mais  j'ai  cru  trouver 
au  moins  bien  des  compagnons  en  Tétude  de  l'homme,  et 
gue  c'est  la  vraie  étude  qui  lui  est  propre.  J'ai  été  trompé  ; 
il  y  en  a  encore  moins  qui  l'étudient  que  la  géométrie. 
Ce  n'est  que  manque  de  savoir  étudier  cela  qu'on  cherche 
le  reste  ;  mais  n'est-ce  pas  que  ce  n'est  pas  encore  là  la 
science  que  l'homme  doit  avoir,  et  qu'il  lui  est  meilleur 
de  s'ignorer  pour  être  heureux  ? 

*49.  L'homme  est  visiblement  fait  pour  penser  ;  c'est 
toute  sa  dignité  et  tout  son  mérite  ;  et  tout  son  devoir  est 
de  penser  comme  il  faut.  Or  l'ordre  de  la  pensée  est  de 
commencer  par  soi,  et  par  son  auteur  et  sa  fin. 

Or  à  quoi  pense  le  monde  ?  Jamais  à  cela  ;  mais  à 
danser,  à  jouer  du  luth,  à  chanter^  à  faire  des  vers,  à 
courir  la  bague,  etc.,  à  se  battre,  à  se  faire  roi,  sans 
penser  à  ce  que  c'est  qu'être  roi,  et  qu'être  homme. 

*50.  Nous  ne  nous  contentons  pas  de  la  vie  que  nous 
avons  en  nous  et  en  notre  propre  être  :  nous  voulons 
vivre  dans  l'idée  des  autres  d'une  vie  imaginaire,  et  nous 
nous  efforçons  pour  cela  de  paraître.  Nous  travaillons 

(1)  Cette  phrase  est  en  marge  dans  le  manuscrit,  jetée  là  visiblement 
après  coup,  au  cours  d'une  dernière  lecture,  comme  un  hoquet  final 
de  dégoût.  —  Port-Royal  a  sans  doute  été  effarouché  de  ce  pessimisme, 
car  il  n'a  pas  reproduit  cette  exclamation  ;  il  a  aussi  récrit,  remanié, 
énervé  tout  le  développement,  et  il  a  effacé,  entre  autres  choses,  la 
brusque  familiarité  du  tour  :  «  Comment  !  ce  qu'on  pourrait  faire?  » 
—  «  Demandez-vous  ce  qu'on  pourrait  faire  ?  »  fait-il  dire  à  Pascal. 


PENSÉES.    —   ARTICLE    II  57 

incessamment  à  embellir  et  conserver  notre  être  imagi- 
naire, et  négligeons  le  véritable.  Et  si  nous  avons  ou  la 
tranquillité,  ou  la  générosité,  ou  la  fidélité,  nous  nous 
empressons  de  le  faire  savoir,  afin  d'attacher  ces  vertus- 
là  à  notre  autre  être,  et  les  détacherions  plutôt  de  nous 
pour  les  joindre  à  l'autre  ;  nous  serions  de  bon  cœur 
poltrons  pour  acquérir  la  réputation  d'être  vaillants. 
Grande  marque  du  néant  de  notre  propre  être,  de  n'être 
pas  satisfait  de  l'un  sans  l'autre,  et  d'échanger  souvent  l'un 
pour  l'autre  !  Car  qui  ne  mourrait  pour  conserver  son 
honneur,  celui-là  serait  infâme. 

*51.  Nous  sommes  si  présomptueux,  que  nous  voudrions 
être  connus  de  toute  la  terre,  et  même  des  gens  qui 
viendront  quand  nous  ne  serons  plus  ;  et  nous  sommes 
si  vains,  que  l'estime  de  cinq  ou  six  personnes  qui 
nous  environnent,  nous  amuse  et  nous  contente. 

•52.  Les  villes  par  où  on  passe,  on  ne  se  soucie  pas 
d'y  être  estimé.  Mais,  quand  on  y  doit  demeurer  un  peu 
de  temps,  on  s'en  soucie.  Combien  de  temps  faut-il  ?  Un 
proportionné  à  notre  durée  vaine  et  chétive. 

•  53.  La  vanité  est  si  ancrée  dans  le  cœur  de  l'homme, 
qu'un  soldat,  un  goujat,  un  cuisinier,  un  crocheteur  se  vante 
et  veut  avoir  ses  admirateurs;  et  les  philosophes  mêmes 
en  veulent  ;  et  ceux  qui  écrivent  contre  veulent  avoir  la 
gloire  d'avoir  bien  écrit  ;  et  ceux  qui  le  lisent  veulent  avoir 
la  gloire  de  l'avoir  lu  ;  et  moi  qui  écris  ceci,  ai  peut-être 
cette  envie  ;  et  peut-être  que  ceux  qui  le  liront 

54.  Orgueil.  —  Curiosité  n'est  que  vanité.  Le  plus  sou- 
vent on  ne  veut  savoir  que  pour  en  parler.  Autrement,  on 
ne  voyagerait  pas  sur  la  mer,  pour  ne  jamais  en  rien  dire, 
et  pour  le  seul  plaisir  de  voir,  sans  espérance  d'en  jamais 
communiquer. 

•  55.  Du  désir  d'être  estimé  de  ceux  avec  qui  on  est.  — 
L'orgueil  nous  tient  d'une  possession  si  naturelle  au 
milieu  de  nos  misères,  erreurs,  etc.  Nous  perdons  encore 
la  vie  avec  joie,  pourvu  qu'on  en  parle. 

Vanité  :  jeu,  chasse,  visite,  comédies,  fausse  perpétuité 
de  nom. 

•  56.  Ferox  gens,  nullam  esse  titam  sine  o.rnxis  rail.  Ils 
aiment  mieux  la  mort  que  la  paix  ;  les  autres  aiment 
mieux  la  mort  que  la  guerre.  Toute  opinion  peut  être  pré- 
férable à  la  vie,  dont  l'amour  paraît  si  fort  et  si  naturel. 


58  PASCAL 

*  57.  Métiers.  —  La  douceur  de  la  gloire  est  si  grande, 
qu'à  quelque  objet  qu'on  lattache,  même  à  la  mort,  on 
l'aime. 

•  58.  Les  belles  actions  cachées  sont  les  plus  esti- 
mables. Quand  j'en  vois  quelques-unes  dans  l'histoire, 
(comme  p.  184),  elles  me  plaisent  fort.  Alais  enfin  elles 
n'ont  pas  été  tout  à  fait  cachées,  puisqu'elles  ont  été  sues  ; 
et  quoiqu'on  ai  fait  ce  qu'on  a  pu  pour  les  cacher,  ce  peu 
par  où  elles  ont  paru  gâte  tout,  car  c'est  là  le  plus  beau, 
de  les  avoir  voulu  cacher. 

59.  L'éternuement  absorbe  toutes  les  fonctions  de  l'âme, 
aussi  bien  que  la  besogne  ;  mais  on  n'en  tire  pas  les 
mêmes  conséquences  contre  la  grandeur  de  l'homme, 
parce  que  c'est  contre  son  gré.  Et  quoiqu'on  se  le  pro- 
cure, néanmoins  c'est  contre  son  gré  qu'on  se  le  procure  ; 
€6  n'est  pas  en  vue  de  la  chose  même,  c'est  pour  une 
autre  fin  ;  et  ainsi,  ce  n'est  pas  une  marque  de  la  faiblesse 
de  l'homme,  et  de  sa  servitude  sous  cette  action. 

Il  n'est  pas  honteux  à  l'homme  de  succomber  sous  la 
douleur,  et  il  lui  est  honteux  de  succomber  sous  le  plaisir. 
Ce  qui  ne  vient  pas  de  ce  que  la  douleur  nous  vient  d'aii- 
îeurs,  et  que  nous  recherchons  le  plaisir  ;  car  on  peut  re- 
chercher la  douleur,  et  y  succomber  à  dessein,  sans  ce 
genre  de  bassesse.  D'où  vient  donc  qu'il  est  glorieux  à  la 
raison  de  succomber  sous  l'effort  de  la  douleur,  et  qu'il 
lui  est  honteux  de  succomber  sous  l'effort  du  plaisir  ?  C'est 
que  ce  n'est  pas  la  douleur  qui  nous  tente  et  nous  attire  ; 
c'est  nous-mêmes  qui  volontairement  la  choisissons  et 
voulons  la  faire  dominer  sur  nous  ;  de  sorte  que  nous 
sommes  maîtres  de  la  chose  ;  et  en  celac'est  l'homme  qui 
succombe  à  soi-même  ;  mais,  dans  le  plaisir,  c'est  l'homme 
qui  succombe  au  plaisir.  Or  il  n'y  a  que  la  maîtrise  et 
l'empire  qui  fasse  la  gloire,  et  que  la  servitude  qui  fasse 
la  honte. 

60.  Qui  voudra  connaître  à  plein  la  vanité  de  l'homme 
n'a  qu'à  considérer  les  causes  et  les  effets  de  l'amour.  La 
cause  en  est  un  je  ne  sais  quoi  (Corneille),  et  les  effets 
en  sont  effroyables.  Ce  Je  ne  sais  quoi,  si  peu  de  chose 
qu'on  ne  peut' le  reconnaître,  remue  toute  la  terre,  les 
princes,  les  armées,  le  monde  entier. 

Le  nez  de  Cléopâtre  :  s'il  eût  été  plus  court,  toute  la 
face  de  la  terre  aurait  changé. 

*  61.  Pensées.  —  In  omnibus  requiem  quœslvl.  Si  notre 


PENSÉES.    —    ARTICLE   II  59 

condition  était  véritablement  heureuse,  il  ne  nous  faudrait 
pas  divertir  d'y  penser  pour  nous  rendre  heureux. 

*  62.  Divertissement.  —  La  mort  est  plus  aisée  à  sup- 
porter sans  y  penser,  que  la  pensée  de  la  mort  sans  péril. 

*  63.  Divertissement.  —  Les  hommes  n'ayant  pu  guérir 
ia  mort,  la  misère,  l'ignorance,  ils  se  sont  avisés,  pour  se 
rendre  heureux,  de  n'y  point  penser. 

*  64.  Divertissement.  —  Si  l'homme  était  heureux,  il  le 
serait  d'autant  plus  qu'il  serait  moins  diverti,  comme  les 
saints  et  Dieu.  —  Oui  ;  mais  n'est-ce  pas  être  heureux, 
■que  de  pouvoir  être  réjoui  par  le  divertissement  ?  —  Non  ; 
car  il  v;ent  d'ailleurs  et  de  dehors  ;  et  ainsi  il  est  dépen- 
dant, et  partant,  sujet  à  être  troublé  par  mille  accidents, 
qui  font  les  afflictions  inévitables. 

*  65.  Nous  ne  nous  tenons  jamais  au  temps  présent. 
Nous  anticipons  l'avenir  comme  trop  lent  à  venir,  comme 
pour  hâter  son  cours  ;  ou  nous  rappelons  le  passé,  pour 
l'arrêter  comme  trop  prompt  :  si  imprudents,  que  nous 
errons  dans  les  temps  qui  ne  sont  pas  nôtres,  et  ne  pen- 
sons point  au  seul  qui  nous  appartient  ;  et  si  vains,  que 
nous  songeons  à  ceux  qui  ne  sont  rien,  et  échappons 
sans  réflexion  le  seul  qui  subsiste.  C'est  que  le  présent, 
d'ordinaire,  nous  blesse.  Nous  le  cachons  à  notre  vue, 
parce  qu'il  nous  afflige  ;  et  s'il  nous  est  agréable,  nous 
regrettons  de  le  voir  échapper.  Nous  tâchons  de  le  sou- 
tenir par  l'avenir,  et  pensons  à  disposer  les  choses  qui  ne 
sont  pas  en  notre  puissance,  pour  un  temps  où  nous 
n'avons  aucune  assurance  d  arriver. 

Que  chacun  examine  ses  pensées,  il  les  trouvera  toutes 
occupées  au  passé  et  à  l'avenir.  Nous  ne  pensons  presque 
point  au  présent  ;  et,  si  nous  y  pensons,  ce  n'est  que 
pour  en  prendre  la  lumière  pour  disposer  de  l'avenir.  Le 
présent  n'est  jamais  notre  fin  :  le  passé  et  le  présent  sont 
nos  moyens  ;  le  seul  avenir  est  notre  fin.  Ainsi  nous  ne 
vivons  jamais,  mais  nous  espérons  de  vivre  ;  et,  nous  dis- 
posant toujours  à  être  heureux,  il  est  inévitable  que  nous 
ne  le  soyons  jamais. 

*  66.  Misère.  —  Salomon  et  Job  ont  le  mieux  connu  et 
le  miieux  parlé  de  la  misère  de  l'homme  :  l'un  le  plus  heu- 
reux, et  l'autre  le  plus  malheureux  ;  l'un  connaissant  la 
vanité  des  plaisirs  par  expérience,  l'autre  la  réalité  des 
maux. 


60  PASCAL 

*  67.  Cromwell  allait  ravager  toute  la  chrétienté  ;  la 
famille  royale  était  perdue,  et  la  sienne  à  jamais  puissante, 
sans  un  petit  grain  de  sable  qui  se  mit  dans  son  uretère. 
Rome  même  allait  trembler  sous  lui  ;  mais  ce  petit  gravier 
s'étant  mis  là,  il  est  mort,  sa  famille  abaissée,  tout  en 
paix,  et  le  roi  rétabli  (1). 

*  68.  [Trois  hôtes.]  Qui  aurait  eu  l'amitié  du  roi  d'An- 
gleterre, du  roi  de  Pologne  et  de  la  reine  de  Suède,  aurait- 
il  cru  manquer  de  retraite  et  d'asile  au  monde  ? 

*  69.  Les  grands  et  les  petits  ont  mêmes  accidents,  et 
mêmes  fâcheries,  et  mêmes  passions  ;  mais  l'un  est  au 
haut  de  la  roue,  et  l'autre  près  du  centre,  et  ainsi  moins 
agité  par  les  mêmes  mouvements. 

*  70.  Nous  sommes  si  malheureux  que  nous  ne  pouvons 
prendre  plaisir  à  une  chose  qu'à  condition  de  nous  fâcher 
si  elle  réussit  mal  ;  ce  que  mille  choses  peuvent  faire,  et 
font,  à  toute  heure.  [Qui]  aurait  trouvé  le  secret  de  se  ré- 
jouir du  bien  sans  se  fâcher  du  mal  contraire,  aurait 
trouvé  le  point;  c'est  le  mouvement  perpétuel. 

*  71.  Nous  courons  sans  souci  dans  le  précipice,  après 
que  nous  avons  mis  quelque  chose  devant  pour  nous  em- 
pêcher de  le  voir. 

(1)  Port-Royal  a  cru  devoir  encore  corriger  et  délayer  l'admirable 
concision  et  l'énergique  familiarité  de  ce  style  :  «  Mais  ce  petit  gra- 
vier, qui  n'était  rien  ailleurs,  mis  en  cet  endroit^  le  voilà  mort,  sa 
famille  abaissée  et  le  roi  rétabli.  » 


PENSÉES.    —    ARTICLE    III  61 


ARTICLE  III 
De  la  nécessité  du  Pari. 


1.  La  conduite  de  Dieu,  qui  dispose  toutes  choses  avec 
douceur,  est  de  mettre  la  religion  dans  l'esprit  par  les 
raisons,  et  dans  le  cœur  par  la  grâce.  Mais  de  la  vouloir 
mettre  dans  l'esprit  et  dans  le  cœur  par  la  force  et  par  les 
menaces,  ce  n'est  pas  y  mettre  la  religion,  mais  la 
terreur,  terrorem  potius  quara  religconcni. 

*2.  Ordre.  —  Les  hommes  ont  mépris  pour  la  religion  ; 
ils  en  ont  haine,  et  peur  qu'elle  soit  vraie.  Pour  guérir 
cela,  il  faut  commencer  par  montrer  que  la  religion  n'est 
point  contraire  à  la  raison  ;  vénérable,  en  donner  respect  ; 
la  rendre  ensuite  aimable,  faire  souliaiter  aux  bons  qu'elle 
fût  vraie  ;  et  puis  montrer  qu'elle  est  vraie. 

Vénérable,  parce  qu'elle  a  bien  connu  l'homme;  aimable, 
parce  qu'elle  promet  le  vrai  bien  (1). 

3.  Commencer  par  plaindre  les  incrédules  ;  ils  sont 
assez  malheureux,  par  leur  condition.  Il  ne  les  faudrait 
injurier  qu'au  cas  que  cela  servit  ;  mais  cela  leur  nuit  (2). 

•4.  Qu'on  s'imagine  un  nombre  d'hommes  dans  les 
chaînes,  et  tous  condamnés  à  la  mort,  dont  les  uns  étant 
chaque  jour  égorgés  à  la  vue  des  autres,  ceux  qui  restent 
voient  leur  propre  condition  dans  celle  de  leurs  sem- 
blables, et,  se  regardant  les  uns  et  les  autres  avec  dou- 

(1)  Cette  pensée  célèbre  a  été  souvent  reprise  par  les  apologistes 
du  christianisme  :  en  particulier  par  Chateaubriand  dans  la  conciusion 
du  Génie,  et  par  Louis  Racine  dans  son  poème  de  la  Religion.  «  Tel 
est,  écrivait  ce  dernier  dans  sa  Préface,  le  plan  de  cet  ouNTage,  que 
j'ai  conduit  sur  cette  courte  pensée  de  M.  Pascal  [et  il  rappelle  ici 
la  pensée  ci-dessus,  d'après  le  texte,  arrangé  d'ailleurs,  de  Port- 
Royalj  :  et  cette  piensée  est  l'abrégé  dé  tout  ce  poème,  dans  leiiuel 
j'ai   souvent  fait  usage  des  autres  pensées  du  même  auteur.  » 

(2)  Ici  se  place  dans  l'édition  Brunschvicg  un  long  développement 
sur  la  Religion  :  «  Qu'ils  apprennent  au  moins  quelle  est  la  religion...  n 
que  nous  avons  recueilli  dans  nos  0/jusules  choisis  de  Pascal  (p.  53-61). 


62  PASCAL 

leur  et  sans  espérance,  attendent  à  leur  tour.  C'est  l'image 
de  la  condition  des  hommes. 

*5.  Un  homme  dans  un  cachot,  ne  sachant  si  son  arrêt 
est  donné,  n'ayant  plus  qu'une  heure  pour  l'apprendre,, 
cette  heure  suffisant,  s'il  sait  qu'il  est  donné,  pour  le  faire 
révoquer,  il  est  contre  nature  qu'il  emploie  cette  heure- 
là,  non  à  s'informer  si  l'arrêt  est  donné,  mais  à  jouer 
au  piquet.  Ainsi,  il  est  surnaturel  que  l'homme,  etc. 
C'est  un  appesantissement  de  la  main  de  Dieu. 

Ainsi,  non  seulement  le  zèle  de  ceux  qui  le  cherchent 
prouve  Dieu,  mais  l'aveuglement  de  ceux  qui  ne  le  cher- 
chent pas. 

6.  Quand  je  considère  la  petite  durée  de  ma  vie, 
absorbée  dans  l'éternité  précédente  et  suivante,  le  petit 
espace  que  je  remplis  et  même  que  je  vois,  abîmé  dans 
Fin  finie  immensité  des  espaces  que  j'ignore  et  qui 
m'ignorent,  je  m'effraie  et  m'étonne  de  me  voir  ici  plutôt 
que  là,  car  il  n'y  a  point  de  raison  pourquoi  ici  plutôt  que 
là,  pourquoi  à  présent  plutôt  que  lors.  Qui  m'y  a  mis  ? 
Par  l'ordre  et  la  conduite  de  qui  ce  lieu  et  ce  temps 
a-t-il  été  destiné  à  moi  ?  Memoria  hospîtis  unius  dici 
prœtcreuntis. 

7.  Le  silence  éternel  de  ces  espaces  infinis  m'effraie. 

8.  Combien  de  royaumes  nous  ignorent  ! 

*9.  Le  dernier  acte  est  sanglant,  quelque  belle  que  »oit 
la  comédie  en  tout  le  reste  :  on  jette  enfin  de  la  terre  sur 
la  tête,  et  en  voilà  pour  jamais  (1). 

*  10.  Nous  sommes  plaisants  de  nous  reposer  dans  la 
société  de  nos  semblables  :  misérables  comme  nous,  im- 
puissants comme  nous,  ils  ne  nous  aideront  pas  ;  on  mourra 
seul.  Il  faut  donc  faire  comme  si  on  était  seul  ;  et  alors, 
bâtirait-on  des  maisons  superbes,  etc.  ?  On  chercherait  la 
vérité  sans  hésiter  ;  et,  si  on  le  refuse,  on  témoigne  esti- 

(1)  Sur  le  manuscrit  autographe,  la  forme  visuelle  de  cette  pensée  a 
elle-même  quelque  chose  de  poignant  et  de  sinistre.  Pascal  avait 
à' d\)ovd  écTÏt:  pour  V éternité  ;  ei  comme  si  le  mot  jamais  sonnait 
plus  inexorable,  il  l'a  substitué  à  l'autre  d'un  énergique  trait  de 
plume. 

Rappelons  sur  cette  pensée  l'excellent  commentaire  de  Havet  : 
«  Cela  est  classique  et  shakspearien  tout  ensemble  ;  rien  n'est  plus 
discret  et  rien  nest  plus  fort.  Pascal  sans  doute  a  rapporté  cette  pensée 
d'un  cimetière  ;  le  bruit  des  pelletées  tombant  sur  la  bière  lui  était 
resté  au  cœur.  » 


PENSÉES.    —    ARTICLE   III  G3 

mer  plus  l'estime  des  hommes,  que  la  recherche  de  la 
vérité. 

*  11.  Écoulement.  —  C'est  une  chose  horrible  de  sentir 
s'écouler  tout  ce  qu'on  possède. 

*  12.  Entre  nous,  et  l'enfer  ou  le  ciel,  il  n'y  a  que  la  vie 
entre  deux,  qui  est  la  chose  du  monde  la  plus"  fragile. 

13.  Mopt  soudaine  seule  à  craindre,  et  c'est  pourquoi 
les  confesseurs  demeurent  chez  les  grands. 

*  14.  Cachot.  —  Je  trouve  bon  qu'on  n'approfondisse  pas 
l'opinion  de  Copernic  :  mais  ceci...  !  11  importe  à  toute  la 
vie  de  savoir  si  l'àme  est  mortelle  ou  immortelle. 

*  15.  Il  est  indubitable  que,  que  l'âme  soit  mortelle  ou 
immortelle,  cela  doit  mettre  une  différence  entière  dans  la 
morale.  Et  cependant  les  philosophes  ont  conduit  leur 
morale  indépendamment  de  cela  :  ils  délibèrent  de  passer 
une  heure. 

Platon,  pour  disposer  au  christianisme. 

*16.  Les  athées  doivent  dire  des  choses  parfaitement 
claires  ;  or  il  n'est  point  parfaitement  clair  que  l'âme  soit 
matérielle. 

*  17.  Qu'ont-ils  à  dire  contre  la  résurrection,  et  contre 
Tenfantement  de  la  Vierge  ?  Qu'est-il  plus  difficile,  de  pro- 
duire un  homme  ou  un  animal,  ou  de  le  reproduire?  Et 
s'ils  n'avaient  jamais  vu  une  espèce  d"animaux,  pourraient- 
ils  deviner  s'ils  se  produisent  sans  la  compagnie  les  uns 
des  autres. 

Cl^  Que  je  hais  ces  sottises,  de  ne  pas  croire  l'Eucha- 
ristie, etc.  !  Si  l'Evangile  est  vrai,  si  Jésus-Christ  est  Dieu^ 
quelle  difficulté  y  a-t-il  là  ? 

19.  Athéisme  marque  de  force  d'esprit,  mais  jusqu'à  un 
certain' degré  seulement  (1). 

*  2C.  Les  impies  qui  font  profession  de  suivre  la  raison^ 
doivent  être  étrangement  forts  en  raison.  Que  disent-ils 
donc  ?  «  Ne  voyons-nous  pas,  disent-ils,  mourir  et  vivre 
les  bêtes  comme  les  hommes,  et  les  Turcs  comme  les  Chré- 
tiens "?  Ils  ont  leurs  cérémonies,  leurs  prophètes,  leurs 
docteurs,  leurs  saints,  leurs  religieux,  comme  nous,  etc.  » 

(1)  Cette  pensée,  —  qui  a  sans  doute  effarouché  Port-Royai,  puis- 
qu'il ne  l'a  pas  reproduite,  —  est  inspirée  directement  de  Charron, 
dont  les  œuvres,  le  Traité  des  trois  vérités  surtout,  sont  l'une  des 
sources  les  plus  importantes  des  Pensées  de  Pascal. 


64  PASCAL 

(Cela  est-il  contraire  à  l'Écriture  ?  ne  dit-elle  pas  tout 
cela  !) 

Si  vous  ne  vous  souciez  guère  de  savoir  la  vérité,  en 
voilà  assez  pour  vous  laisser  en  repos.  Mais  si  vous  désirez 
de  tout  votre  cœur  de  la  connaître,  ce  n'est  pas  assez  ; 
regardez  au  détail.  C'en  serait  assez  pour  une  question  de 
philosophie  ;  mais  ici  où  il  va  de  tout...  Et  cependant,  après 
une  réflexion  légère  de  cette  sorte,  on  s'amusera,  etc. 
Qu'on  s'informe  de  cette  religion  même  si  elle  ne  rend 
pas  raison  de  cette  obscurité  ;  peut-être  qu'elle  nous  l'ap- 
prendra. 

*  21.  Voilà  ce  que  je  vois  et  ce  qui  me  trouble.  Je  regarde 
de  toutes  parts,  et  je  ne  vois  partout  qu'obscurité.  La  na- 
ture ne  m'offre  rien  qui  ne  soit  matière  de  doute  et  d'in- 
quiétude. Si  je  n'y  voyais  rien  qui  marquât  une  Divinité  je 
me  déterminerais"  à  la  négative  ;  si  je  voyais  partout  les 
marques  d'un  Créateur,  je  reposerais  en  paix  dans  la  foi. 
Mais,  voyant  trop  pour  nier,  et  trop  peu  pour  m'assurer, 
je  suis  dans  un  état  à  plaindre,  et  où  j'ai  souhaité  cent 
fois  que,  si  un  Dieu  la  soutient,  elle  le  marquât  sans  équi- 
voque ;  et  que,  si  les  marques  qu'elle  en  donne  sont  trom- 
peuses, elle  les  supprimât  tout  à  fait  ;  qu'elle  dît  tout  ou 
rien,  afin  que  je  visse  quel  parti  je  dois  suivre.  Au  lieu 
çiu'en  l'état  où  je  suis,  ignorant  ce  que  je  suis  et  ce  que 
je  dois  faire,  je  ne  connais  ni  ma  condition,  ni  mon 
devoir.  Mon  cœur  tend  tout  entier  à  connaître  où  est  le 
vrai  bien,  pour  le  suivre  ;  rien  ne  me  serait  trop  cher  pour 
l'éternité. 

Je  porte  envie  à  ceux  que  je  vois  dans  la  foi  vivre  avec 
tant  de  négligence,  et  qui  usent  si  mal  d'un  don  duquel 
il  me  semble  que  je  ferais  un  usage  si  différent  (1). 

(1)  Ici  se  se  place,  dans  l'édition  Brunschvicg,  avec  quelques /censées 
s'y  rapportant,  le  célèbre  morceau  du  Pari.  Nous  avons  recueilli  ces 
divers  fragments  dans  nos  Opuscules  choisis  de  Pascal  (p.  72-80). 


PENSÉES.    —    ARTICLE    IV  65 


ARTICLE  IV 
Des  moyens  de  croire. 


•  1.  Préface  de  la.  seconde  partie  :  Parler  de  ceux  qui 
ont  traité  de  cette  matière. 

J'admire  avec  quelle  hardiesse  ces  personnes  entre- 
prennent de  parler  de  Dieu.  En  adressant  leurs  discours 
aux  impies,  leur  premier  chapitre  est  de  prouver  la  Divi- 
nité par  les  ouvrages  de  la  nature.  Je  ne  m'étonnerais 
pas  de  leur  entreprise  s'ils  adressaient  leurs  discours  aux 
fidèles,  car  il  est  certain  [qice  ceux]  qui  ont  la  foi  vive 
dedans  le  cœur  voient  incontinent  que  tout  ce  qui  est 
n'est  autre  chose  que  l'ouvrage  du  Dieu  qu'ils  adorent. 
Mais  pour  ceux  en  qui  cette  lumière  s'est  éteinte,  et  dans 
lesquels  on  a  dessein  de  la  taire  revivre,  ces  personnes 
destituées  de  foi  et  de  grâce,  qui,  recherchant  de  toute 
leur  lumière  tout  ce  qu'ils  voient  dans  la  nature  qui  les 
peut  m.ener  à  cette  connaissance,  ne  trouvent  qu'obscurité 
et  ténèbres  ;  dire  à  ceux-là  qu'ils  n'ont  qu'à  voir  la  moindre 
des  choses  qui  les  environnent,  et  qu'ils  y  verront  Dieu  à 
découvert,  et  leur  donner,  pour  toute  preuve  de  ce  grand 
et  important  sujet,  le  cours  de  la  lune  et  des  planèt'és,  et 
prétendre  avoir  achevé  sa  preuve  avec  un  tel  discours, 
c'est  leur  donner  sujet  de  croire  que  les  preuves  de  notre 
religion  sont  bien  faibles  ;  et  je  vois  par  raison  et  par 
expérience  que  rien  n'est  plus  propre  à  leur  en  faire 
naître  le  mépris. 

Ce  n'est  pas  de  cette  sorte  que  l'Ecriture,  qui  connaît 
mieux  les  choses  qui  sont  de  Dieu,  en  parle.  Elle  dit  au 
contraire  que  Dieu  est  un  Dieu  caché  ;  et  que,  depuis  la 
corruption  de  la  nature,  il  les  a  laissés  dans  un  aveugle- 
ment dont  ils  ne  peuvent  sortir  que  par  Jésus-Christ,  hors 
duquel  toute  communication  avec  Dieu  est  ôtée  :  Xemo 
novit  Patretn,  niù  Fllius,  et  cui  voluerit  Filius  revelare. 

C'est  ce  que  l'Ecriture  nous  marque,  quand  elle  dit  en 
tant  d'endroits  que  ceux  qui  cherchent  Dieu  le  trouvent. 

PASCAL  —  PENSÉES.  5 


66  PASCAL 

Ce  n'est  point  de  cette  lumière  qu'on  parle,  «  comme  le 
jour  en  plein  midi  ».  On  ne  dit  point  que  ceux  qui  cher- 
chent le  jour  en  plein  midi,  ou  de  l'eau  dans  la  mer,  en 
trouveront  ;  et  ainsi  il  faut  bien  que  l'évidence  de  Dieu  ne 
soit  pas  telle  dans  la  nature.  Aussi  elle  nous  dit  ailleurs  : 
Yere  tu  es  Deus  absconditus  (1). 

2.  C'est  une  chose  admirable  que  jamais  auteur  cano- 
nique ne  s'est  servi  de  la  nature  pour  prouver  Dieu.  Tous 
tendent  à  le  faire  croire.  David,  Salomon,  etc.,  jamais 
n'ont  dit  :  «  Il  n'y  a  point  de  vide,  donc  il  y  a  un  Dieu.  » 
Il  fallait  qu'ils  fussent  plus  habiles  que  les  plus  habiles 
gens  qui  sont  venus  depuis,  qui  s'en  sont  tous  servis.  Cela 
est  très  considérable. 

3.  «  Eh  quoi  !  ne  dites- vous  pas  vous-même  que  le  ciel 
et  les  oiseaux  prouvent  Dieu?  —  Non.  —  «Et  votre 
religion  ne  le  dit-elle  pas  ?»  —  Non.  Car  encore  que  cela 
est  vrai  en  un  sens  pour  quelques  âmes  à  qui  Dieu  donne 
cette  lumière,  néanmoins  cela  est  faux  à  l'égard  de  la 
plupart. 

*f^  Il  y  a  trois  moyens  de  croire  :  la  raison,  la  cou- 
tume, l'inspiration.  La  religion  chrétienne,  qui  seule  a  la 
raison,  n'admet  pas  pour  ses  vrais  enfants  ceux  qui  croient 
sans  inspiration  ;  ce  n'est  pas  qu'elle  exclue  la  raison  et 
la  coutume,  au  contraire  ;  mais  il  faut  ouvrir  son  esprit 
aux  preuves,  s'y  confirmer  par  la  coutume,  mais  s'otïrir 
par  les  humilialions  aux  inspirations,  qui  seules  peuvent 
faire  le  vrai  et  salutaire  effet  :  Ne  evacaetar  cr-ux  Christi. 

*-bi  C'est  être  superstitieux,  de  mettre  son  espérance 
dans  les  formalités  ;  mais  c'est  être  superbe,  de  ne  vou- 
loir s'y  soumettre. 

6.  Il  faut  que  l'extérieur  soit  joint  à  l'intérieur  pour 
obtenir  de  Dieu  :  c'est-à-dire  que  l'on  se  mette  à  genoux, 
prie  des  lèvres,  etc.,  afin  que  l'homme  orgueilleux,  qui 
n'a  voulu  se  soumettre  à  Dieu,  soit  maintenant  soumis  à 
la  créature.  Attendre  de  cet  extérieur  le  secours  est  être 
superstitieux,  ne  vouloir  pas  le  joindre  à  l'intérieur  est 
être  superbe. 

*  7.  Les  autres  religions,   comm.e  les  païennes,   sont 

(1)  Ces  fortes  et  vives  paroles  ont  un  peu  effrayé  Port-Royal,  qui 
s'est  empressé  d'en  corriger  l'àpreté  et  d'en  atténuer  la  portée  ;  et 
rien  ne  serait  plus  curieux  que  de  comparer  le  texte  de  Port-Royal 
avec  le  texte  vrai  de  Pascal. 


PENSEES.    —    ARTICLE   IV  6/ 

plus  populaires,  car  elles  sont  en  extérieur  ;  mais  elles 
ne  sont  pas  pour  les  gens  habiles.  Une  religion  purement 
intellectuelle  serait  plus  proportionnée  aux  habiles  ;  mais 
elle  ne  servirait  pas  au  peuple.  La  seule  religion  chré- 
tienne est  proportionnée  à  tous,  étant  mêlée  d'extérieur 
et  d'intérieur.  Elle  élève  le  peuple  à  l'intérieur  (1),  et  abaisse 
les  superbes  à  l'extérieur  ;  et  n'est  pas  parfaite  sans  les 
deux,  car  il  faut  que  le  peuple  entende  l'esprit  de  la 
lettre,  et  que  les  habiles  soumettent  leur  esprit  à  la  lettre. 

•  8.  ...  Car  il  ne  faut  pas  se  méconnaître  :  nous  sommes 
automate  autant  qu'esprit  ;  et  de  là  vient  que  l'instrument 
par  lequel  la  persuasion  se  fait  n'est  pas  la  seule  démons- 
tration. Combien  y  a-t-il  peu  de  choses  démontrées  !  Les 
preuves  ne  convainquent  que  l'esprit.  La  coutume  fait 
nos  preuves  les  plus  fortes  et  les  plus  crues  ;  elle  incline 
l'automate,  qui  entraîne  l'esprit  sans  qu'il  y  pense.  Qui 
a  démontré  qu'il  sera  demain  jour,  et  que  nous  mourrons  ? 
Et  qu'y  a-t-il  de  plus  cru  ?  C'est  donc  la  coutume  qui 
nous  en  persuade  ;  c'est  elle  qui  fait  tant  de  chrétiens, 
c'est  elle  qui  fait  les  Turcs,  les  païens,  les  métiers,  les 
soldats,  etc.  (Il  y  a  la  foi  reçue  dans  le  baptême  aux  Chré- 
tiens de  plus  qu'aux  Turcs.)  Enfin,  il  faut  avoir  recours  à 
elle  quand  une  fois  l'esprit  a  vu  où  est  la  vérité,  afin  de 
nous  abreuver  et  nous  teindre  de  cette  créance,  qui  nous 
échappe  à  toute  heure  ;  car  d'en  avoir  toujours  les  preuves 
présentes,  c'est  trop  d'affaire .  Il  faut  acquérir  une  créance 
plus  facile,  qui  est  celle  de  l'habitude,  qui,  sans  violence, 
sans  art,  sans  argument,  nous  fait  croire  les  choses,  et 
incline  toutes  nos  puissances  à  cette  croyance,  en  sorte 
que  notre  âme  y  tombe  naturellement.  Quand  on  ne  croit 
que  par  la  force  de  la  conviction,  et  que  l'automate  est 
incliné  à  croire  le  contraire,  ce  n'est  pas  assez.  Il  faut 
donc  faire  croire  nos  deux  pièces  :  l'esprit,  par  les  raisons, 
qu'il  suffit  d'avoir  vues  une  fois  dans  sa  vie  :  et  l'automate, 
par  la  coutume,  et  en  ne  lui  permettant  pas  de  s'mcliner 
au  contraire.  Inclina  cor  meuni,  Deus. 

La  raison  agit  avec  lenteur,  et  avec  tant  de  vues,  sur 
tant  de  principes,  lesquels  il  faut  qu'ils  soient  toujours 
présents,  qu'à  toute  heure  elle  s'assoupitou  s'égare,  man- 
que d'avoir  tous  ses  principes  présents.  Le'^sentiment 
n'agit  pas  ainsi  :  il  agit  un  instant,   et  toujours  est  prêt 


(1)  A  a  ici 
comme  il  y 


'.   le    sens  de  jusqu'à  :  c'est  un  latinisme   (en    latin  ad)^ 
en  a  tant  dans  la  langue  de  Pascal. 


68  PASCAL 

à  agir.  Il  faut  donc  mettre  notre  foi  dans  le  sentiment  ; 
autrement  elle  sera  toujours  vacillante. 

*  9.  Deux  excès  :  exclure  la  raison,  n'admettre  que  la 
raison . 

10.  Il  y  a  peu  de  vrais  Chrétiens,  je  dis  même  pour  la 
foi.  Il  y  en  a  bien  qui  croient,  mais  par  superstition  :  il 
y  en  a  bien  qui  ne  croient  pas,  mais  par  libertinage  :  peu 
sont  entre  deux. 

Je  ne  comprends  pas  en  cela  ceux  qui  sont  dans  la 
véritable  piété  de  mœurs,  et  tous  ceux  qui  croient  par  un 
sentiment  du  cœur. 

*  11.  Il  n'y  a  que  trois  sortes  de  personnes  :  les  unes 
qui  servent  Dieu,  l'ayant  trouvé  ;  les  autres  qui  s'emploient 
à  le  chercher,  ne  l'ayant  pas  trouvé  ;  les  autres  qui  vivent 
sans  le  chercher  ni"  l'avoir  trouvé.  Les  premiers  sont 
raisonnables  et  heureux,  les  derniers  sont  fous  et  malheu- 
reux, ceux  du  milieu  sont  malheureux  et  raisonnables. 

12.  Le  monde  ordinaire  a  le  pouvoir  de  ne  pas  songer 
à  ce  qu'il  ne  veut  pas  songer.  «  Ne  pensez  pas  aux  pas- 
sages du  Messie,  »  disait  le  Juif  à  son  fîls.  Ainsi  font 
les  nôtres  souvent.  Ainsi  se  conservent  les  fausses  reli- 
gions, et  la  vraie  même,  à  l'égard  de   beaucoup  de  gens. 

Mais  il  y  en  a  qui  n'ont  pas  le  pouvoir  de  s'empêcher 
ainsi  de  songer,  et  qui  songent  d'autant  plas  qu'on  leur 
défend.  Ceux-là  se  défont  des  fausses  religions,  et  de  la 
vraie  même,  s'ils  ne  trouvent  des  discours  solides. 

*  13.  Superstition  et  concupiscence.  Scrupules,  désirs 
mauvais.  Crainte  mauvaise:  crainte,  non  celle  qui  vient 
de  ce  qu'on  croit  Dieu,  mais  celle  de  ce  qu'on  doute  s'il 
est  ou  non.  La  bonne  crainte  vient  de  la  foi,  la  fausse 
crainte  vient  du  doute.  La  bonne  crainte,  jointe  à  l'espé- 
rance, parce  qu'elle  naît  de  la  foi,  et  qu'on  espère  au  Dieu 
que  l'on  croit  ;  la  mauvaise  jointe  au  désespoir,  parce 
qu'on  craint  le  Dieu  auquel  on  n'a  point  de  foi.  Les  uns 
craignent  de  le  perdre,  les  autres  craignent  de  le  trouver. 

*  14.  «  Un  miracle,  dit-on,  affermirait  ma  créance.  » 
On  le  dit  quand  on  ne  le  voit  pas.  Les  raisons  qui,  étant 
vues  de  loin,  paraissent  borner  notre  vue,  mais  quand  on 
y  est  arrivé,  on  commence  à  voir  encore  au  delà.  Rien 
n'arrête  la  volubilité  de  notre  esprit.  11  n'y  a  point,  dit-on^ 
de  règle  qui  n'ait  quelques  exceptions,  ni  de  vérité  si 
générale  qui  n'ait  quelque  face  par  où  elle  manque.  Il  suffit 


PENSÉES.    —    ARTICLE    IV  69 

qu'elle  ne  soit  pas  absolument  universelle,  pour  nous  don- 
ner sujet  d'appliquer  l'exception  au  sujet  présent,  et  de 
dire  :  «  Cela  n'est  pas  toujours  vrai  ;  donc  il  y  a  des  cas 
où  cela  n  est  pas.  »  Il  ne  reste  plus  qu'à  montrer  que 
celui-ci  en  est  ;  et  c'est  à  quoi  on  est  bien  maladroit  ou 
bien  malheureux  si  on  ne  trouve  quelque  jour. 

15.  On  ne  s'ennuie  point  de  manger  et  dormir  tous 
les  jours,  car  la  faim  renaît,  et  le  sommeil  ;  sans  cela  on 
s'en  ennuierait.  Ainsi,  sans  la  faim  des  choses  spiri- 
tuelles, on  s'en  ennuie.  Faim  de  la  justice  :  béatitude 
huitième. 

*  16.  La  foi  dit  bien  ce  que  les  sens  ne  disent  pas,  mais 
non  pas  le  contraire  de  ce  qu'ils  voient.  Elle  est  au-dessus, 
et  non  pas  contre. 

*  17.  La  dernière  démarche  de  la  raison  est  de  recon- 
naître qu'il  y  a  une  infinité  de  choses  qui  la  surpassent. 
Elle  n'est  que  faible,  si  elle  ne  va  jusqu'à  connaître  cela. 

Que  si  les  choses  naturelles  la  surpassent,  que  dira-t-on 
des  surnaturelles? 

*  18.  Soumission.  —  Il  faut  savoir  douter  où  il  faut, 
assurer  où  il  faut,  en  se  soumettant  où  il  faut  (A).  Qui  ne  fait 
ainsi  n'entend  pas  la  force  de  la  raison.  Il  y  [en]  a  qui 
faillent  contre  ces  trois  principes,  ou  en  assurant  tout 
comme  démonstratif,  manque  de  se  connaître  en  démons- 
tration :  ou  en  doutant  de  tout,  manque  de  savoir  où  il 
faut  se  soumettre  ;  ou  en  se  soumettant  en  tout,  manque 
de  savoir  où  il  faut  juger. 

19.  Soumission  et  usage  de  la  raison,  en  quoi  consiste 
le  vrai  christianisme. 

*  20.  Saint  Augustin  :  la  raison  ne  se  soumettrait 
jamais,  si  elle  ne  jugeait  qu'il  y  a  des  occasions  où  elle  se 
doit  soumettre.  Il  est  donc  juste  qu'elle  se  soumette,  quand 
elle  juge  qu'elle  se  doit  soumettre. 

*  21.  Il  n'y  a  rien  de  si  conforme  à  la  raison  que  ce 
désaveu  de  la  raison. 


(1)  Admirable  formule,  qui  pourrait  servir  d'épigraphe  à  V Apologie 
tout  entière  de  Pascal,  et  qui  marque  avec  une  vigueur  singulière  les 
droits  —  et  les  limitas  —  »!e  la  raison.  —  Pascal  avait  d'alïord  écrit, 
puis  effacé  ceci  :  «  Il  faut  avoir  ces  trois  qualités  :  pyrrhonien,  géo- 
mètre, chrétien  soumis  ;  et  elles  s'accordent  et  se  tempèrent,  en 
doutant  [où  il  faut,  en  assurant  où  il  faut,  en  se  soumettant  où  il 
faut\  » 


70  PASCAL 

*  22.  Si  on  soumet  tout  à  la  raison,  notre  religion 
n'aura  rien  de  mystérieux  et  de  surnaturel.  Si  on  choque 
les  principes  de  la  raison,  notre  religion  sera  absurde  et 
ridicule. 

*  23.  Tout  notre  raisonnement  se  réduit  à  céder  au 
sentiment.  Mais  la  fantaisie  est  semblable  et  contraire 
au  sentiment,  de  sorte  qu'on  ne  peut  distinguer  entre  ces 
contraires.  L'un  dit  que  mon  sentiment  est  fantaisie,  l'autre 
que  sa  fantaisie  est  sentiment.  Il  faudrait  avoir  une  règle. 
La  raison  s'offre,  mais  elle  est  ployable  à  tous  sens  ;  et 
ainsi  il  n'y  en  a  point. 

*  24.  Les  hommes  prennent  souvent  leur  imagination 
pour  leur  cœur  ;  et  ils  croient  être  convertis  dès  qu'ils 
pensent  à  se  convertir. 

25.  M.  de  Roannez  disait  :  «  Les  raisons  me  viennent 
après,  mais  d'abord  la  chose  m'agrée  ou  me  choque  sans 
en  savoir  la  raison,  et  cela  me  choque  par  cette  raison 
que  je  ne  découvre  qu'ensuite.  »  Mais  je  crois,  non  pas 
que  cela  choquait  par  ces  raisons  qu'on  trouve  après, 
mais  qu'on  ne  trouve  ces  raisons  que  parce  que  cela 
choque. 

*  26.  Le  cœur  a  ses  raisons,  que  la  raison  ne  connaît 
point  ;  on  le  sait  en  mille  choses.  Je  dis  que  le  cœur  aime 
l'être  universel  naturellement,  et  soi-même  naturellement 
selon  qu'il  s'y  adonne  ;  et  il  se  durcit  contre  l'un  ou 
l'autre  à  son  choix.  Vous  avez  rejeté  l'un  et  conservé 
l'autre  :  est-ce  par  raison  que  vous  vous  aimez  ? 

*  27.  C'est  le  cœur  qui  sent  Dieu  et  non  la  raison. 
Voilà  ce  que  c'est  que  la  foi  :  Dieu  sensible  au  cœur  (1). 
non  à  la  raison. 

*  28.  La  foi  est  un  don  de  Dieu  ;  ne  croyez  pas  que 
nous  disions  que  c'est  un  don  de  raisonnement.  Les  autres 
religions  ne  disent  pas  cela  de  leur  foi  :  elles  ne  donnaient 


(1)  Mme  de  Sé\  igné,  dans  une  lettre  à  Mme  de  Guitaut,  a  commenté 
mieux  que  nous  ne  saurions  faire  cette  admirable  et  touchante  for- 
mule :  ('  Dieu  sensible  au  cœur,  lui  disait-elle,  voilà  votre  bienheu- 
reux état.  Je  u'ai  jamais  vu  une  telle  parole.  Mais  elle  est  aussi  de 
M.  Pascal.  »  (29  octobre  1692.)  Et,  de  fait,  on  a  bien  pu  découvrir 
chez  Saint-Cyran,  chez  son  neveu,  M.  de  Barcos,  oa  chez  M.  de 
Saci,  des  idées  ou  des  sentiments  identiques  :  il  n'y  a  que  Pascal 
qui  ait  trouvé  cette  immortelle  parole. 


PENSÉES.    —    ARTICLE    IV  71 

que  le  raisonnement   pour   y  arriver,   qui   n'y  mène  pas 
néanmoins. 

29.  Qu'il  y  a  loin  de  la  connaissance  de  Dieu  à  l'ai- 
mer (1)  '. 

*  30.  Ne  vous  étonnez  pas  de  voir  des  personnes  simples 
croire  sans  raisonner.  Dieu  leur  donne  l'amour  de  soi 
et  la  haine  d'eux-mêmes.  Il  incline  leur  cœur  à  croire. 
On  ne  croira  jamais  d'une  créance  utile  et  de  foi,  si  Dieu 
n'incline  le  cœur  :  et  on  croira  dès  qu'il  l'inclinera.  Et 
c'est  ce  que  David  .'onnaissait  bien  lorsqu'il  disait  :  Inclina 
cor  mcuni,  Doits,  in  [testimonia  tua]. 

*  31.  La  religion  est  proportionnée  à  toutes  sortes  d'es- 
prits. Les  premiers  s'aiTêtent  au  seul  établissement  ;  et 
cette  religion  est  telle,  que  son  seul  établissement  est 
suffisant  pour  en  prouver  la  vérité.  Les  autres  vont  jusques 
aux  apOtres.  Les  plus  instruits  vont  jusqu'au  commence- 
ment du  monde.  Les  anges  la  voient  encore  mieux,  et  de 
plus  loin. 

*  32.  Ceux  qui  croient  sans  avoir  lu  les  Testaments, 
c'est  parce  qu'ils  ont  une  disposition  intérieure  toute 
sainte,  et  que  ce  qu'ils  entendent  dire  de  notre  religion  y 
est  conforme.  Ils  sentent  qu'un  Dieu  les  a  faits  ;  ils  ne 
veulent  aimer  que  Dieu  ;  ils  ne  veulent  haïr  cj^i'eux- 
mèmes.  Ils  sentent  qu'ils  n'en  ont  pas  la  force  d'eux- 
mêmes  ;  qu'ils  sont  incapables  d'aller  à  Dieu  ;  et  que,  si 
Dieu  ne  vient  à  eux,  ils  ne  peuvent  avoir  aucune  communi- 
cation avec  lui.  Et  ils  entendent  dire  dans  notre  religion 
qu'il  ne  faut  aimer  que  Dieu,  et  ne  haïr  que  soi-même  : 
mais  qu'étant  tous  corrompus,  et  incapables  de  Dieu, 
Dieu  s'est  fait  homme  pour  s'unir  à  nous.  Il  n'en  faut 
pas  davantage  pour  persuader  des  hommes  qui  ont  cette 
disposition  dans  le  cœur,  et  qui  ont  cette  connaissance 
de  leur  devoir  et  de  leur  incapacité. 

*  33.  Ceux  que  nous  voyons  Chrétiens  sans  la  connais- 
sance des  prophéties  et  des  preuves  ne  laissent  pas  d'en 
juger  aussi  bien  que  ceux  qui  ont  cette  connaissance.  Ils 
en  jugent  par  le  cœur,  comme  les  autres  en  jugent  par 
l'esprit.  C'est  Dieu  lui-même  qui  les  incline  à  croire  ;  et 
ainsi  ils  sont  très  efficacement  persuadés. 

(1)  On  trouvera  dans  nos  Opuscules  choisis  de  Pascal  (p.  71-72)  ua 
fragment  que  M.  Brunschvicg  place  à   cet  endroit   de   son    éditioa    ; 
«  Nous  connaissons  la  vérité,  non  seulement  par  la  raison...   » 


rZ  PASCAL 

J'avoue  bien  qu'un  de  ces  Chrétiens  qui  croient  sans 
preuves  n'aura  peut-être  pas  de  quoi  convaincre  un 
infidèle  qui  en  dira  autant  de  soi.  Mais  ceux  qui  savent 
les  preuves  de  la  religion  prouveront  sans  difticulté  que 
ce  fidèle  est  véritablement  inspiré  de  Dieu,  quoiqu'il  ne 
pût  le  prouver  lui-même. 

Car  Dieu  ayant  dit  dans  ses  prophéties  (  qui  sont  indu- 
bitablement prophéties)  que  dans  le  règne  de  Jésus-Christ 
il  répandrait  son  esprit  sur  les  nations,  et  que  les  fils,  les 
filles  et  les  enfants  de  l'Église  prophétiseraient,  il  est  sans 
doute  que  l'esprit  de  Dieu  est  sur  ceux-là,  et  qu'il  n'est 
point  sur  les  autres. 

•  34.  Au  lieu  de  vous  plaindre  de  ce  que  Dieu  s'est 
caché,  vous  lui  rendrez  grâces  de  ce  qu'il  s'est  tant  décou- 
vert ;  et  vous  lui  rendrez  grâces  encore  de  ce  qu'il  ne 
s'est  pas  découvert  aux  sages  superbes,  indignes  de 
connaître  un  Dieu  si  saint. 

Deux  sortes  de  personnes  coimaissent  :  ceux  qui  ont  le 
cœur  humilié,  et  qui  aiment  la  bassesse,  quelque  degré 
d'esprit  qu'ils  aient,  haut  ou  bas  ;  ou  ceux  qui  ont  assez 
d'esprit  pour  voir  la  vérité,  quelque  opposition  qu'ils  y 
aient. 

35.  Preuve.  —  1*  la  religion  chrétienne,  par  son  établis- 
sement, par  elle-même  établie  si  fortement,  si  doucement, 
étant  si  contraire  à  la  nature.  —  2'  La  sainteté,  la  hau- 
teur et  rhumi[ité  d'une  âme  chrétienne.  —  3°  Les 
merveilles  de  l'Écriture  sainte.  —  4*  Jésus-Christ  en  par- 
ticulier. —  5*  Les  apôtres  en  particulier.  —  6°  Moïse  et 
les  prophètes  en  particulier.  —  7*  Le  peuple  juif.  —  8°  Les 
prophéties.  —  9°  La  perpétuité  :  nulle  religion  n'a  la  per- 
pétuité. —  10*  La  doctrine,  qui  rend  raison  de  tout.  — 
11"  La  sainteté  de  cette  loi.  —  12°  Par  la  conduite  du 
monde. 

Il  est  indubitable  qu'après  cela  on  ne  doit  pas  refuser, 
en  considérant  ce  que  c'est  que  la  vie,  et  que  cette  reli- 
gion, de  suivre  l'inclination  de  la  suivre,  si  elle  nous  vient 
dans  le  creur  ;  et  il  est  certain  qu'il  n'y  a  nul  lieu  de  se 
moquer  de  ceux  qui  la  suivent. 


PENSÉES.    —    ARTICLE    V  73 


ARTICLE  V 
La  justice  et  la  raison  des  effets. 


1.  ft  Pourquoi  me  tuez-vous  ?  —  Eli  quoi  1  ne  demeurez- 
vous  pas  de  i'autre  côté  de  l'eau  ?  Mon  ami,  si  vous 
demeuriez  de  ce  côté,  je  serais  un  assassin  et  cela  serait 
injuste  de  vous  tuer  de  la  sorte  ;  mais  puisque  vous 
demeurez  de  l'autre  côté,  je  suis  un  brave,  et  cela  est 
juste.  » 

•  2.  ...Sur  quoi  la  fondera-t-il,  l'économie  du  monde  qu'il 
veut  gouverner  ?  Sera-ce  sur  le  caprice  de  chaque  particu- 
lier'?  quelle  confusion  !  Sera-ce  sur  la  justice  ?  il  l'ignore. 

Certainement  s'il  la  connaissait,  il  n'aurait  pas  établi 
cette  maxime,  la  plus  générale  de  toutes  celles  qui  sont 
parmi  les  hommes,  que  chacun  suive  les  moBurs  de  son 
pays  ;  l'éclat  de  la  véritable  équité  aurait  assujetti  tous 
les*^  peuples,  et  les  législateurs  n'auraient  pas  pris  pour 
modèle,  au  lieu  de  cette  justice  constante,  les  fantaisies  et 
les  caprices  des  Perses  et  Allemands.  On  la  verrait  plan- 
tée par  tous  les  Etats  du  monde  et  dans  tous  les  temps, 
au  lieu  qu'on  ne  voit  rien  de  juste  ou  d'injuste  qui  ne 
change  de  qualité  en  changeant' de  climat.  Trois  degrés 
d'élévation  du  pôle  renversent  toute  la  jurisprudence  ;  un 
méridien  décide  de  la  vérité  ;  en  peu  d'années  de  posses- 
sion, les  lois  fondamentales  changent  ;  le  droit  a  ses 
époques,  l'entrée  de  Saturne  au  Lion  nous  marque  l'ori- 
gine d'un  tel  crime.  Plaisante  justice  qu'une  rivière 
borne  !  Vérité  au  deçà  des  Pyrénées,  erreur  au  delà. 

Ils  confessent  que  la  justice  n'est  pas  dans  ces  coutu- 
mes, mais  qu'elle  réside  dans  les  lois  naturelles,  connues 
en  tout  pays.  Certainement  ils  le  soutiendraient  opiniâ- 
trement, si  la  témérité  du  hasard  qui  a  semé  les  lois 
humaines  en  avait  rencontré  au  moins  une  qui  fût  univer- 
selle ;  mais  la  plaisanterie  est  telle,  que  le  caprice  des 


74  PASCAL 

hommes  s'est  si  bien  diversifié,  qu'il  n'y  en  a  point.  Le 
larcin,  l'inceste,  le  meurtre  des  enfants  et  des  pères, 
tout  a  eu  sa  place  entre  les  actions  vertueuses.  Se  peut-il 
rien  de  plus  plaisant,  qu'un  homme  ait  droit  de  me  tuer 
parce  qu'il  demeure  au  delà  de  l'eau,  et  que  son  prince  a 
querelle  contre  le  mien,  quoique  je  n'en  aie  aucune  avec 
lui?  Il  y  a  sans  doute  des  lois  naturelles  ;  mais  cette  belle 
raison  corrompue  a  tout  corrompu  :  Nihii  ampUiis  nostrum 
est  ;  quod  nostrum  dccinius,  artcs  est.  Ex  senatus  consultis 
et  plebcscitcs  crimina  exercentar.  Ut  olira  vitics,  sic  nunc 
legibus  laboramus. 

De  cette  confusion  arrive  que  l'un  dit  que  l'essence  de 
la  justice  est  l'autorité  du  légistateur,  l'autre  la  commo- 
dité du  souverain,  l'autre  la  coutume  présente;  et  c'est  le 
plus  sûr  :  rien,  suivant  la  seule  raison,  n'est  juste  de  soi, 
tout  branle  avec  le  temps.  La  coutume  fait  toute  l'équité, 
par  cette  seule  raison  qu'elle  est  reçue  ;  c'est  le  fondement 
mystique  de  son  autorité.  Qui  la  ramène  à  son  principe, 
l'anéantit.  Rien  n'est  si  fautif  que  ces  lois  qui  redressent 
les  fautes  ;  qui  leur  obéit  parce  qu'elles  sont  justes,  obéit 
à  la  justice  qu'il  imagine,  mais  non  pas  à  l'essence  de  la 
loi  ;  elle  est  toute  ramassée  en  soi  ;  elle  est  loi,  et  rien 
davantage.  Qui  voudra  en  examiner  le  motif  le  trouvera 
si  faible  et  si  léger,  que,  s'il  n'est  accoutumé  à  contem- 
pler les  prodiges  de  l'imagination  humaine,  il  admirera 
qu'un  siècle  lui  ait  tant  acquis  de  pompe  et  de  révérence. 
L'art  de  fronder,  bouleverser  les  Etats,  est  d'ébranler 
les  coutumes  établies,  en  sondant  jusque  dans  leur 
source,  pour  marquer  leur  défaut  d'autorité  et  de  justice. 
«  Il  faut,  dit-on,  recourir  aux  lois  fondamentales  et  primi- 
tives de  l'Etat, qu'une  coutume  injuste  a  abolies.  »  C'est  un 
jeu  sûr  pour  tout  perdre  ;  rien  ne  sera  juste  à  cette 
balance.  Cependant  le  peuple  prête  aisément  l'oreille  à 
ces  discours.  Ils  secouent  le  joug  dès  qu'ils  le  recon- 
naissent ;  et  les  grands  en  profitent  à  sa  ruine,  et  à  celle  de 
ces  curieux  examinateurs  des  coutumes  reçues.  Mais,  par 
un  défaut  contraire,  les  hommes  croient  quelquefois  pou- 
voir faire  ayec  justice  tout  ce  qui  n'est  pas  sans  exemple. 
C'est  pourquoi  le  plus  sage  des  législateurs  disait  que,  pour 
le  bien  des  hommes,  il  faut  souvent  les  piper  ;  et  un  autre, 
bon  politique  :  Cum  veritatem  qua  liberetur  ignoret,  expe- 
dct  quod  fallatur.  Il  ne  faut  pas  qu'il  sente  la  vérité  de 
l'usurpation  ;  elle  a  été  introduite  autrefois  sans  raison, 
elle  est  devenue  raisonnable  ;  il  faut  la  faire  regarder 
comme  authentique,  éternelle,  et  en  cacher  le  commen- 


PENSEES.    —    ARTICLE    V  /O 

cernent  si  l'on  ne  veut  qu'elle  ne  prenne  bientôt  fin  (1). 

•  3.  Mcen,  tien.  «  Ce  chien  est  à  moi,  disaient  ces  pauvres 
enfants  ;  c'est  là  ma  place  au  soleil.  »  Voilà  le  commence- 
ment et  l'image  de  l'usurpation  de  toute  la  terre. 

4.  Quand  il  est  question  de  juger  si  on  doit  faire  la 
guerre  et  tuer  tant  d'hommes,  condamner  tant  d'Espagnols 
à  la  mort,  c'est  un  homme  seul  qui  en  juge  et  encore 
intéressé  :  ce  devrait  être  un  tiers  indifférent. 

5.  Justice,  force.  —  Il  est  juste  que  ce  qui  est  juste 
soit  suivi,  il  est  nécessaire  que  ce  qui  est  le  plus  fort  soit 
suivi.  La  justice  sans  la  force  est  impuissante  :  la  force 
sans  la  justice  est  tyrannique.  La  justice  sans  force  est 
contredite,  parce  qu'il  y  a  toujours  des  méchants  ;  la  force 
sans  la  justice  est  accusée.  Il  faut  donc  mettre  ensemble 
la  justice  et  la  force  ;  et  pour  cela  faire  que  ce  qui  est 
juste  soit  fort,  ou  que  ce  qui  est  fort  soit  juste. 

La  justice  est  sujette  à  dispute,  la  force  est  très  recon- 
naissable  et  sans  dispute.  Ainsi  on  n'a  pu  donner  la  force 
à  la  justice,  parce  que  la  force  a  contredit  la  justice  et  a 
dit  quelle  était  injuste,  et  a  dit  que  c'était  elle  qui  était 
juste.  Et  ainsi,  ne  pouvant  faire  que  ce  qui  est  juste  fût 
fort,  on  a  fait  que  ce  qui  est  fort  fût  juste. 

•6.  C'est  l'effet  de  la  force,  non  de  la  coutume  ;  car 
ceux  qui  sont  capables  d'inventer  sont  rares  ;  les  plus 
forts  en  nombre  ne  veulent  que  suivre,  et  refusent  la  gloire 
à  ces  inventeurs  qui  la  cherchent  par  leurs  inventions  ;  et 
s'ils  s'obstinent  à  la  vouloir  obtenir,  et  mépriser  ceux  qui 
n'inventent  pas,  les  autres  leur  donneront  des  noms  ridi- 
cules, leur  donneraient  des  coups  de  bâton.  Qu'on  ne  se 
pique  donc  pas  de  cette  subtilité,  ou  qu'on  s'en  contente 
en  soi-même. 

•7.  La  coutume  de  voir  les  rois  accompagnés  de  gardes, 
de  tambours,  d'officiers,  et  de  toutes  les  choses  qui  ploient 
la  machine  vers  le  respect  et  la  terreur,  fait  que  leur 
visage,  quand  il  est  quelquefois  seul  et  sans  ces  accoiTipa- 
gnements,  imprime  dans  leurs  sujets  le  respect  et  la 
terreur,  parce  qu'on  ne  sépare  point  dans  la  pensée  leurs 
personnes  d'avec   leurs  suites,  qu'on  y  voit  d'ordinaire 

(1)  Comme  on  sent  bien  que  Pascal  a  été  témoin  de  la  Fronde,  et 
qu'il  a  vu,  de  ses  yeux  vu,  selon  le  mot  du  cardinal  de  Retz,  «  le 
peuple  entrer  dans  le  sanctuaire,  et  lever  le  voile  qui  doit  toujours 
couvrir  tout  ce  que  l'on  peut  dire,  tout  ce  que  l'on  peut  voir  du  droit 
des  peuples  et  de  celui  des  rois  <iui  ne  s'accordent  jamais  si  bien 
ensemble  que  dans  le  silence  »  ! 


76  PASCAL 

jointes.  Et  le  monde,  qui  ne  sait  pas  que  cet  effet  vient 
de  cette  coutume,  croit  qu'il  vient  d'une  force  natu- 
relle ;  et  de  là  viennent  ces  mots  :  «  Le  caractère  de  la 
Divinité  est  empreint  sur  son  visage,  etc.  » 

8.  Roi  et  tyran.  —  J'aurai  aussi  mes  idées  de  derrière 
la  tête. 

Je  prendrai  garde  à  chaque  voyage. 

Gi^andeur  d'établissement,  respect  d'établissement. 

Le  plaisir  des  grands  est  de  pouvoir  faire  des  heureux. 

Le  propre  de  la  richesse  est  d'être  donnée  libéralement. 

Le  propre  de  chaque  chose  doit  être  cherché.  Le  propre 
de  la  puissance  est  de  protéger. 

Quand  la  force  attaque  la  grimace,  quand  un  simple 
soldat  prend  le  bonnet  carré  d'un  premier  président,  et 
le  fait  voler  par  la  fenêtre. 

9.  Raison  des  e^ffets.  —  Cela  est  admirable  :  on  ne  veut 
pas  que  j'honore  \xn  homme  vêtu  de  brocatelle  et  suivi  de 
sept  ou  huit  laquais  !  Eh  quoi  !  il  me  fera  donner  les  étri- 
vières,  si  je  ne  le  salue.  Cet  habit,  c'est  une  force.  C'est 
bien  de  même  qu'un  cheval  bien  enharnaché  à  l'égard 
d'un  autre  !  Montaigne  est  plaisant  de  ne  pas  voir  quelle 
différence  il  y  a,  et  d'admirer  qu'on  y  en  trouve,  et  d'en 
demander  la  raison.  «  De  vrai,  dit-if,  d'où  vient,  etc....  » 

- 10.  Les  choses  du  monde  les  plus  déraisonnables  de- 
viéti'nent  les  plus  raisonnables  à  cause  du  dérèglement  ; 
des  hommes.  Qu'y  a-t-il  de  moins  raisonnable  que  ^eîT* 
choisir,  pour  gouverner  un  Etat,  le  premier  fils  d'une 
reine?  L'on  ne  choisit  pas  pour  gouverner  un  bateau 
celui  des  voyageurs  qui  est  de  meilleure  maison  :  cette 
loi  serait  ridicule  et  injuste.  Mais  parce  qu'ils  le  sont  et  le 
seront  toujours,  elle  devient  raisonnable  et  juste  ;  car  qui 
choisira-t-on  ?  Le  plus  vertueux  et  le  plus  habile  ?  Nous 
voilà  incontinent  aux  mains  :  chacun  prétend  être  ce  plus 
vertueux  et  ce  plus  habile.  Attachons  donc  cette  qualité  à 
quelque  chose  d'incontestable.  C'est  le  fils  aîné  du  roi  ;  cela 
est  net,  il  n'y  a  point  de  dispute.  La  raison  ne  peut  mieux 
faire,  car  la  guerre  civile  est  le  plus  grand  des  maux, 

*  11.  Que  la  noblesse  est  un  grand  avantage,  qui,  dés 
dix-huit  ans,  met  un  homme  en  passe,  connu  et  respecté, 
comme  un  autre  pourrait  avoir  mérité  à  cinquante  ans. 
C'est  trente  ans  gagnés  sans  peine. 

*  12.  Qu'est-ce  que  le  moi? 

Un  homme  qui  se  met  à  la  fenêtre    pour  voir  les  pas- 


PENSEES.    —    ARTICLE    V  77 

sants,  si  je  passe  par  là,  puis-je  dire  qu'il  s'est  mis  là  pour 
me  voir  ?  Non  :  car  il  ne  pense  pas  à  moi  en  particulier  ; 
mais  celui  qui  aime  quelqu'un  à  cause  de  sa  beauté, 
Taime-t-il  '?  Non  :  car  la  petite  vérole,  qui  tuera  la  beauté 
sans  tuer  la  personne,  fera  qu'il  ne  l'aimera  plus. 

Et  si  on  m'aime  pour  mon  jugement,  pour  ma  mémoire, 
m'aime-t-on  moi  ?  Non,  car  je  puis  perdre  ces  qualités 
sans  me  perdre  moi-même.  Où  est  donc  ce  mol,  s'il  n'est 
ni  dans  le  corps,  ni  dans  l'âme  '?  et  comment  aimer  le 
corps  ou  l'âme,  sinon  pour  ces  qualités,  qui  ne  sont  point 
ce  qui  fait  le  moi,  puisqu'elles  sont  périssables  ?  car  aime- 
rait-on la  substance  de  l'âme  d'une  personne,  abstraite- 
ment, et  quelques  qualités  qui  y  fussent  ?  Cela  ne  se  peut, 
et  serait  injuste.  On  n'aime  donc  jamais  personne,  mais 
seulement  des  qualités. 

Qu'on  ne  se  moque  donc  plus  de  ceux  qui  se  font  hono- 
rer pour  des  charges  et  des  offices,  car  on  n'aime  per- 
sonne que  pour  des  qualités  empruntées. 

*  13.  Le  peuple  a  les  opinions  très  saines  :  par  exemple  : 
1*  D'avoir  choisi  le  divertissement  et  la  chasse  plutôt 

que  la  poésie.  Les  demi-savants  s'en  moquent,  et  triom- 
phent à  montrer  là-dessus  la  folie  du  monde  ;  mais,  par 
une  raison  qu'ils  ne  pénètrent  pas,  on  a  raison  ; 

2*  D'avoir  distingué  les  hommes  par  le  dehors,  comme 
par  la  noblesse  ou  le  bien.  Le  monde  triomphe  encore  à 
montrer  combien  cela  est  déraisonnable  ;  mais  cela  est 
très  raisonnable  (cannibales  se  rient  d'un  enfant  roi)  ; 

3'  De  s'offenser  pour  avoir  reçu  un  soufliet,  ou  de  tant 
désirer  la  gloire.  Mais  cela  est  très  souhaitable,  à  cause 
des  autres  biens  essentiels  qui  y  sont  joints  ;  et  un  homme 
qui  a  re«;u  un  soufflet  sans  s'en' ressentir  est  accablé  d'in- 
jures et  de  nécessités  ; 

4*  Travailler  pour  l'incertain  ;  aller  sur  la  mer  ;  passer 
sur  une  planche. 

•  14.  Àlontiigne  a  tort  :  la  coutum^e  ne  doit  être  suivie 
que  parce  qu'elle  est  coutume,  et  non  parce  qu'elle  soit 
raisonnable  ou  juste  ;  mais  le  peuple  la  suit  par  cette 
seule  raison  qu'il  la  croit  juste.  Sinon,  il  ne  la  suivrait 
plus,  quoiqu'elle  fût  coutume  ;  car  on  ne  veut  être  assu- 
jetti qu'à  la  raison  ou  à  la  justice.  La  coutume,  sans  cela, 
passerait  pour  tyrannie  ;  mais  l'empire  de  la  raison  et  de 
la  justice  n'est  non  plus  tyrannique  que  celui  de  la  délec- 
tation :  ce  sont  les  principes  naturels  à  l'homme. 

Il  sei-ait  donc  bon  qu'on  obéit  aux  lois  et  aux  coutumes 


78  PASCAL 

parce  qu'elles  sont  lois  ;  qu'il  sût  qu'il  n'y  en  a  aucune 
vraie  et  juste  à  introduire,  que  nous  n'y  connaissons  rien, 
et  qu'ainsi  il  faut  seulement  suivre  les  re^-ues  :  par  ce 
n]oyen,  on  ne  les  quitterait  jamais.  Mais  le  peuple  n'est 
pas  susceptible  de  cette  doctrine  ;  et  ainsi,  comme  il  croit 
que  la  vérité  se  peut  trouver,  et  qu'elle  est  dans  les  lois 
et  coutumes,  il  les  croit,  et  prend  leur  antiquité  comme 
une  preuve  de  leur  vérité  (et  non  de  leur  seule  autorité 
sans  vérité).  Ainsi  il  y  obéit  ;  mais  il  est  sujet  à  se  révolter 
dès  qu'on  lui  montre  qu'elles  ne  valent  rien  ;  ce  qui  se 
peut  faire  voir  de  toutes,  en  les  regardant  d'un  certain 
côté. 

•  15.  Le  monde  juge  bien  des  choses,  car  il  est  dans 
l'ignorance  naturelle,  qui  est  le  vrai  siège  de  l'homme. 
Les  sciences  ont  deux  extrémités  qui  se  touchent.  La  pre- 
mière est  la  pure  ignorance  naturelle  où  se  trouvent 
tous  les  homiij  -s  en  naissant.  L'autre  extrémité  est  celle 
où  arrivent  les  grandes  âmes,  qui,  ayant  parcouru  tout  ce 
que  les  hommes  peuvent  savoir,  trouvent  qu'ils  ne  savent 
rien,  et  se  rencontrent  en  cette  même  ignorance  d'où  ils 
étaient  partis  ;  mais  c'est  une  ignorance  savante  qui  se 
connaît.  Ceux  d'entre  eux,  qui  sont  sortis  de  l'ignorance 
naturelle,  et  n'ont  pu  arriver  à  l'autre,  ont  quelque  tein- 
ture de  cette  science  suffisante,  et  font  les  entendus. 
Ceux-là  troublent  le  monde,  et  jugent  mal  de  tout.  Le 
peuple  et  les  habiles  composent  le  train  du  monde  ;  ceux-là 
le  méprisent  et  sont  méprisés.  Ils  jugent  mal  de  toutes 
choses,  et  le  monde  en  juge  bien. 

16.  Raison  des  effets.  —  Renversement  continuel  du 
pour  au  contre. 

Nous  avons  donc  montré  que  l'homme  est  vain,  par 
l'estime  qu'il  fait  des  choses  qui  ne  sont  point  essentielles  ; 
et  toutes  ces  opinions  sont  détruites.  Nous  avons  montré 
ensuite  que  toutes  ces  opinions  sont  très  saines,  et 
qu'ainsi,  toutes  ces  vanités  étant  très  bien  fondées,  le 
peuple  n'est  pas  si  vain  qu'on  dit  ;  et  ainsi  nous  avons 
détruit  l'opinion  qui  détruisait  celle  du  peuple. 

Mais  il  faut  détruire  maintenant  cette  dernière  propo- 
sition, et  montrer  qu'il  demeure  toujours  vrai  que  le  peuple 
est  vain,  quoique  ses  opinions  soient  saines  :  parce  qu'il 
n'en  sent  pas  la  vérité  où  elle  est,  et  que,  la  mettant  où 
elle  n'est  pas,  ses  opinions  sont  toujours  très  fausses  et 
très  mal  saines. 

17.  La  puissance  des  rois  est  fondée  sur  la  raison  et 


PENSÉES.    —    ARTICLE    V  79 

sur  la  folie  du  peuple,  et  bien  plus  sur  la  folie.  La  plus 
grande  et  importante  chose  du  monde  a  pour  fondement 
la  faiblesse,  et  ce  fondement-là  est  admirablement  sur  ; 
car  il  n'y  a  rien  de  plus  [sûr]  que  cela,  que  le  peuple  sera 
faible.  Ce  qui  est  fondé  sur  la  saine  raison  est  bien  mal 
fondé,  comme  l'estime  de  la  sagesse. 

*  18.  On  ne  s'imagine  Platon  et  Aristote  qu'avec  de 
grandes  robes  de  pédants.  C'étaient  des  gens  honnêtes 
et,  comme  les  autres,  riant  avec  leurs  amis  ;  et,  quand 
ils  se  sont  divertis  à  faire  leurs  Lois  et  leur  Politique,  ils 
l'ont  fait  en  se  jouant  ;  c'était  la  partie  la  moins  philosophe 
et  la  moins  sérieuse  de  leur  vie  :  la  plus  philosophe  était 
de  vivre  simplement  et  tranquillement.  S'ils  ont  écrit  de 
politique,  c'était  comme  pour  régler  un  hôpital  de  fous  ; 
et  s'ils  ont  fait  semblant  d'en  parler  comme  d'une  grande 
chose,  c'est  qu'ils  savaient  que  les  fous  à  qui  ils  parlaient 
pensaient  être  rois  et  empereurs.  Ils  entraient  dans  leurs 
principes  pour  modérer  leur  folie  au  moins  mal  qu'il  se 
pouvait. 

*  19.  La  tyrannie  consiste  au  désir  de  domination,  uni- 
versel et  hors  de  son  ordi-e. 

Diverses  chambres,  de  forts,  de  beaux,  de  bons  esprits, 
de  pieux,  dont  chacun  règne  chez  soi,  non  ailleurs  ;  et 
quelquefois  ils  se  rencontrent,  et  le  fort  et  le  beau  se 
battent,  sottement,  à  qui  sera  le  maître  l'un  de  l'autre  ; 
car  leur  maiirise  est  de  divers  genre.  Ils  ne  s'entendent 
pas,  et  leur  faute  est  de  vouloir  régner  partout.  Rien  ne 
le  peut,  non  pas  même  la  force  :  elle  ne  fait  rien  au 
royaume  des  savants  ;  elle  n'est  maîtresse  que  des  actions 
extérieures. 

Tyrannie.  —  ...  Ainsi  ces  discours  sont  faux  et  tyran- 
niques  :  «  Je  suis  beau,  donc  on  doit  me  craindre.  Je  suis 
fort,  donc  on  doit  m'aimer.  Je  suis...  » 

La  tyrannie  est  de  vouloir  avoir  par  une  voie  ce  qu'on 
ne  peut  avoir  que  par  une  autre.  On  rend  différents  devoirs 
aux  différents  mérites  :  devoir  d'amour  à  l'agrément  ; 
devoir  de  crainte  à  la  force  ;  devoir  de  créance  à  la  science. 
On  doit  rendre  ces  devoirs-là,  on  est  injuste  de  les  refu- 
ser, et  injuste  d'en  demander  d'autres.  Et  c'est  de  même 
être  faux  et  t^Tannique  de  dire  :  «  Il  n'est  pas  fort,  donc 
je  ne  l'estimerai  pas  ;  il  n'est  pas  habile,  donc  je  ne  le 
craindi'ai  pas.  » 

*  20.    N'avez-vous  jamais  vu  des  gens  qui,   pour  se 


80  PASCAL 

plaindre  du  peu  d'état  que  vous  faites  d'eux,  vous  étalent 
l'exemple  de  gens  de  condition  qui  les  estiment  ?  Je  leur 
répondrais  à  cela  :  «  Montrez-moi  le  mérite  par  où  vous 
avez  charmé  ces  personnes,  et  je  vous  estimerai  de 
même.  » 

*  21.  Raison  des  effets.  —  La  concupiscence  et  la  force 
sont  les  sources  de  toutes  nos  actions  :  la  concupiscence 
fait  les  volontaires  ;  la  force,  les  involontaires. 

*  22.  Raison  des  effets.  —  Il  est  donc  vrai  de  dire  que 
tout  le  monde  est  dans  l'illusion  :  car,  encore  que  les 
opinions  du  peuple  soient  saines,  elles  ne  le  sont  pas  dans 
sa  tête,  car  il  pense  que  la  vérité  est  où  elle  n'est  pas. 
La  vérité  est  bien  dans  leurs  opinions,  mais  non  pas  au 
point  où  ils  se  figurent.  [Ainsi],  il  est  vrai  qu'il  faut  hono- 
rer les  gentilshommes,  mais  non  pas  parce  que  la  nais- 
sance est  un  avantage  effectif,  etc. 

23.  Raison  des  effets.  —  Il  faut  avoir  une  pensée  de 
derrière,  et  juger  de  tout  par  là,  en  parlant  cependant 
comme  le  peuple. 

*  24.  Raison  des  effets.  —  Gradation.  Le  peuple  honore 
les  personnes  de  grande  naissance.  Les  demi-habiles  les 
méprisent,  disant  que  la  naissance  n'est  pas  un  avantage 
de  la  personne,  mais  du  hasard.  Les  habiles  les  honorent, 
non  par  la  pensée  du  peuple,  mais  par  la  pensée  de  der- 
rière. Les  dévots  qui  ont  plus  de  zèle  que  de  science  les 
méprisent,  malgré  cette  considération  qui  les  fait  honorer 
par  les  habiles,  parce  qu'ils  en  jugent  par  une  nouvelle 
lumière  que  la  piété  leur  donne.  Mais  les  chrétiens  par- 
faits les  honorent  par  une  autre  lumière  supérieure.  Ainsi 
se  vont  les  opinions  succédant  du  pour  au  contre,  selon 
qu'on  a  de  lumière. 

25.  Les  vrais  chrétiens  obéissent  aux  folies  néanmoins  ; 
non  pas  qu'ils  respectent  les  folies,  mais  l'ordre  de  Dieu, 
qui,  pour  la  punition  des  hommes  les  a  asservis  à  ces 
folies  :  Omnis  creatura  suhjecta  est  vanitati.  Liberabitur . 
Ainsi  saint  Thomas  explique  le  lieu  de  saint  Jacques  sur 
la  préférence  des  riches,  que,  s'ils  ne  le  font  pas  dans  la 
vue  de  Dieu,  ils  sortent  de  l'ordre  de  la  religion. 


PENSÉES.    —    ARTICLE    VI  81 


ARTICLE  VI 
Les  Philosophes. 


*1.  Je  puis  bien  concevoir  un  homme  sans  mains,  pieds, 
tête  (car  ce  n'est  que  lexpérience  qui  nous  apprend  que 
la  tête  est  plus  nécessaii^e  que  les  pieds).  Mais  je  ne  puis 
concevoir  l'homme  sans  pensée  :  ce  serait  une  pierre  ou 
une  brute. 

2.  La  raison  nous  commande  bien  plus  impérieusement 
qu'un  maître  ;  car  en  désobéissant  à  l'un  on  est  malheu- 
reux, et  en  désobéissant  à  l'autre  on  est  un  sot. 

CSy  Pensée  fait  la  grandeur  de  l'homme. 

'4.  L'homme  n'est  qu'un  roseau,  le  plus  faible  de 
la  nature  ;  mais  c'est  un  roseau  pensant.  Il  ne  faut  pas 
que  l'univers  entier  s'arme  pour  l'écraser  :  une  vapem', 
une  goutte  d'eau,  suffît  pour  Je  tuer.  Mais,  quand  l'univers 
l'écraserait,  l'homme  serait  encore  plus  noble  que  ce  qui 
le  tue,  parce  qu'il  sait  qu'il  meurt,  et  l'avantage  que  l'uni- 
vers a  sur  lui.  L'univers  n'en  sait  rien  (1). 

Toute  notre  dignité  consiste  donc  en  la  pensée.  C'est 
de  là  qu'il  faut  nous  relever  et  non  de  l'espace  et  de  la 
durée,  que  nous  ne  saurions  remplir.  Travaillons  donc  à 
bien  penser  :  voilà  le  principe  de  la  morale. 

5.  Roseau  pensant.  —  Ce  n'est  point  de  l'espace  que  je 
dois  chercher  ma  dignité,  mais  c'est  du  règlement  de  ma 

(1)  On  a  épuisé,  et  à  juste  titre,  toutes  les  formules  de  l'admiration 
pour  cette  célèbre  pensée.  Pascal,  dans  toute  sa  vie,  n'eùt-il  écrit  que 
ces  quelques  lignes,  elles  auraient  suffi  à  le  classer  parmi  les  grands 
écrivains.  Elles  sont  de  plus  éminemment  caractéristiques  de  son  style. 
Exprimer  au  moyen  d'une  brève  et  saisissante  image  une  forte  et  pr<> 
fonde  pensée,  de  telle  sorte  qu'elle  s'impose  à  l'anime  tout  entière  de 
son  lecteur,  voilà,  en  effet,  essentiellement,  le  procédé  pasca'.ien.  — 
On  notera  que  l'écriture  de  Pascal,  en  général  si  tourmentée  et  si 
nerveuse,  s'est  faite  ici,  sur  le  manuscrit,  noble  et  sereine  c^mme  la 
pensée  même  qu'elle  figure  aux  yeux  du  coriis. 

PASCAX  —  PENSÉES.  6 


82  PASCAL 

pensée.  Je  n'aurai  pas  davantage  en  possédant  des  terres  : 
par  l'espace,  l'univers  me  comprend  et  m'engloutit  comme 
un  point  ;  par  la  pensée,  je  le  comprends. 

*6.  Stoïques.  —  Ils  concluent  qu'on  peut  toujours  ce 
qu'on  peut  quelquefois,  et  que,  puisque  le  désir  de  la 
gloire  fait  bien  faire  à  ceux  qu'il  possède  quelque  chose, 
les  autres  le  pourront  bien  aussi.  Ce  sont  des  mouvements- 
fiévreux  que  la  santé  ne  peut  imiter. 

Epictète  conclut  de  ce  qu'il  y  a  des  chrétiens  constants^ 
que  chacun  le  peut  bien  être. 

*7.  Ces  grands  efforts  d'esprit,  où  l'âme  touche  quel- 
quefois, sont  choses  où  elle  ne  se  tient  pas  ;  elle  y  saute 
seulement,  non  comme  sur  le  trône,  pour  toujours,  mais 
pour  un  instant  seulement. 

•8.  Ce  que  peut  la  vertu  d'un  homme  ne  se  doit  pas 
mesurer  par  ses  efforts,  mais  par  son  ordinaire. 

*9.  Je  n'admire  point  l'excès  d'une  vertu,  comme  de  la 
valeur,  si  je  ne  vois  en  même  temps  l'excès  de  la  vertu 
opposée,  comme  en  Épaminondas,  qui  avait  l'extrême 
valeur  et  l'extrême  bénignité.  Car,  autrement,  ce  n'est  pas 
monter,  c'est  tomber.  On  ne  montre  pas  sa  grandeur  pour 
être  à  une  extrémité,  mais  bien  en  touchant  les  deux  à 
la  fois,  et  remplissant  tout  l'entre-d'eux.  —  Mais  peut-être 
que  ce  n'est  qu'un  soudain  mouvement  de  l'âme  de  l'un  à 
l'autre  de  ces  extrêmes,  et  qu'elle  n'est  jamais  en  effet 
qu'en  un  point,  comme  le  tison  de  feu.  —  Soit,  mais  au 
moins  cela  marque  l'agilité  de  l'âme,  si  cela  n'en  marque 
l'étendue. 

10.  —  La  nature  de  l'homme  n'est  pas  d'aller  toujours, 
elle  a  ses  allées  et  venues. 

La  fièvre  a  ses  frissons  et  ses  ardeurs  ;  et  le  froid  montre 
aussi  bien  la  grandeur  de  l'ardeur  de  la  fièvre  que  le  chaud 
même. 

Les  inventions  des  hommes  de  siècle  en  siècle  vont  de 
même.  La  bonté  et  la  malice  du  monde  en  général  en  est 
de  même  :  Pleramque  gratœ  principibus  vices. 

*11  —  L'éloquence  continue  ennuie. 

Les  princes  et  les  rois  jouent  quelquefois.  Ils  ne  sont 
pas  toujours  sur  leurs  trônes  ;  ils  s'y  ennuient  :  la  gran- 
deur a  besoin  d'être  quittée  pour  être  sentie.  La  conti- 
nuité dégoûte  en  tout  ;  le  froid  est  agréable  pour  se  chauf- 
fer. 


PENSÉES.    —    ARTICLE    VI  83 

La  nature  agit  par  progrès,  itas  et  reditus.  Elle  passe 
et  revient,  puis  va  plus  loin,  puis  deux  fois  moins,  puis 
plus  que  jamais,  etc. 

Le  flux  de  la  mer  se  fait  ainsi,  le  soleil  semble  marcher 
ainsi  (1). 

12.  Quand  on  veut  poursuivre  les  vertus  jusqu'aux 
extrêmes  de  part  et  d'autre,  il  se  présente  des  vices  qui 
s'y  insinuent  insensiblement,  dans  leurs  routes  insensibles, 
du  côté  du  petit  infini  ;  et  il  s'en  présente,  des  vices,  en 
foule  du  côté  du  grand  infini  (2),  de  sorte  qu'on  se  perd 
dans  les  vices,  et  on  ne  voit  plus  les  vertus.  On  se  prend  à 
la  perfection  même. 

*  13.  L'homme  n'est  ni  ange  ni  bête,  et  le  malheur 
veut  que  qui  veut  faire  l'ange  fait  la  bête. 

14.  Nous  ne  nous  soutenons  pas  dans  la  vertu  par 
notre  propre  force,  mais  par  le  contre-poids  de  deux  vices 
opposés,  comme  nous  demem'ons  debout  entre  deux  vents 
contraires  :  ôtez  un  de  ces  vices,  nous  tombons  dans 
l'autre. 

*  15.  Ce  que  les  Stoïques  proposent  est  si  difficile  et  si 
vain  !  Les  Stoïques  posent  :  Tous  ceux  qui  ne  sont  point  au 
haut  degré  de  sagesse  sont  également  fous  et  vicieux 
comme  ceux  qui  sont  à  deux  doigts  dans  l'eau. 

*  16.  Pensée.  —  Toute  la  dignité  de  l'homme  est  en 
la  pensée. 

La  pensée  est  donc  une  chose  admirable  et  incompa- 
rable par  sa  nature.  Il  fallait  quelle  eût  d'étranges  défauts 
pour  être  méprisable  ;  mais  elle  en  a  de  tels  que  rien  n'est 
plus  ridicule.  Qu'elle  est  grande  par  sa  nature  1  qu'elle  est 
basse  par  ses  défauts  1 

(1)  Ici,  dans  le  manuscrit,  une  ligne  brisée  qui  figure  par  ses  zig- 
zags la  marche  capricieuse  de  Véoolution,  telle  que  la  conçoit  Pas- 
cal. —  Nous  disons  bien  :  {'évolution  ;  et  il  est  bien  remarquable  de 
voir  Pascal  s'inscrire  déjà  en  faux  contre  la  conception  du  progrès 
rectiligne,  si  chère  aux  philosophes  du  xvnr  siècle,  et  en  arriver, 
par  une  vue  de  génie,  aux  théories  toutes  contemporai..es  de  nos 
évolutionuistes  sur  la  régression  :  itas  et  reditus. 

(2)  C'est-à-dire  sans  doute,  soit  qu'on  poursuive  la  vertu  dans  l'infi- 
niment  petit  de  la  vie  individuelle,  soit  qu'on  la  poursuive  dans  l'infi- 
liiraent  grand  de  la  vie  collective  ou  sociale.  —  Que  de  sagesse,  et  si 
l'on  peut  ainsi  dire,  que  d'humanité  dans  cette  conception  p"ascalienne 
de  la  vertu,  de  l'héroïsme  et  de  la  sainteté  !  On  songe  involontaire- 
ment ici  à  la  célèbre  exclamation  de  Bossuet  :  «  Loin  de  moi  les 
héros  sans  humanité  !...  » 


84  PASCAL 

Mais  qu'est-ce  que  cette  pensée  ?  Qu'elle  est  sotte  ! 

*  17.  L'esprit  de  ce  souverain  juge  du  monde  n'est 
pas  si  indépendant,  qu'il  ne  soit  sujet  à  être  troublé  par 
le  premier  tintamarre  qui  se  fait  autour  de  lui.  Il  ne  faut 
pas  le  bruit  d'un  canon  pour  empêcher  ses  pensées  :  il  ne 
faut  que  le  bruit  d'une  girouette  ou  d'une  poulie.  Ne  vous 
étonnez  pas  s'il  ne  raisonne  pas  bien  à  présent;  une 
mouche  bourdonne  à  ses  oreilles  ;  c'en  est  assez  pour  le 
rendre  incapable  de  bon  conseil.  Si  vous  voulez  qu'il 
puisse  trouver  la  vérité,  chassez  cet  animal  qui  tient  sa 
raison  en  échec  et  trouble  cette  puissante  intelligence 
qui  gouverne  les  villes  et  les  royaumes.  Le  plaisant  Dieu 
que  voilà  !  O  rcdicoloscssimo  eroe  ! 

18.  La  puissance  des  mouches  :  elles  gagnent  des 
batailles,  empêchent  notre  âme  d'agir,  mangent  notre 
corps. 

*  19.  En  écrivant  ma  pensée,  elle  m'échappe  quelque- 
fois ;  mais  cela  me  fait  souvenir  de  ma  faiblesse,  que  j'ou- 
blie à  toute  heure  ;  ce  qui  m'instruit  autant  que  ma  pensée 
oubliée,  car  je  ne  tends  qu'à  connaître  mon  néant. 

*  20.  Pyrrhonisinc.  —  J'écrirai  ici  mes  pensées  sans 
ordre,  et  non  pas  peut-être  dans  une  confusion  sans 
dessein  :  c'est  le  véritable  ordre,  et  qui  marquera  toujours 
mon  objet  par  le  désordre  même.  Je  ferais  trop  d'honneur  à 
mon  sujet,  si  je  le  traitais  avec  ordre,  puisque  je  veux 
montrer  qu'il  en  est  incapable. 

*  21.  Ce  qui  m'étonne  le  plus  est  de  voir  que  tout  le 
monde  n'est  pas  étonné  de  sa  faiblesse.  On  agit  sérieuse- 
ment, et  chacun  suit  sa  condition,  non  pas  parce  qu'il  est 
bon  en  effet  de  la  suivre  puisque  la  mode  en  est  ;  mais 
comme  si  chacun  savait  certainement  où  est  la  raison  et 
la  justice.  On  se  trouve  déçu  à  toute  heure  :  et,  par  une 
plaisante  humilité,  on  croit  que  c'est  sa  faute,  et  non  pas 
celle  de  l'art,  qu'on  se  vante  toujours  d'avoir.  Mais  il  est 
bon  qu'il  y  ait  tant  de  ces  gens-là  au  monde,  qui  ne  soient 
pas  pyrrhoniens,  pour  la  gloire  du  pyrrhonisme,  afin  de 
montrer  que  l'homme  est  bien  capable  des  plus  extrava- 
gantes opinions,  puisqu'il  est  capable  de  croire  qu'il  n'est 
pas  dans  cette  faiblesse  naturelle  et  inévitable,  et  de  croire 
qu'il  est,  au  contraire,  dans  la  sagesse  naturelle. 

Rien  ne  fortifie  plus  le  pyrrhonisme  que  ce  qu'il  y  en  a 
qui  ne  sont  point  pyrrhoniens  :  si  tous  l'étaient,  ils  auraient 
tort. 


PENSÉES.    —    ARTICLE   VI  85 

*  22.  [J'ai  passé  longtemps  de  ma  vie  en  croyant  qu'il 
y  avait  une  justice  ;  et  en  cela  je  ne  me  trompais  pas  ; 
car  il  y  en  a,  selon  que  Dieu  nous  l'a  voulu  révéler.  Mais 
je  ne  le  prenais  pas  ainsi,  et  c'est  en  quoi  je  me  trompais  ; 
car  je  croyais  que  notre  justice  était  essentiellement 
juste,  et  que  j'avais  de  quoi  la  connaître  et  en  juger.  Mais 
je  me  suis  trouvé  tant  de  fois  en  faute  de  jugement  droit 
qu'enfin  je  suis  entré  en  défiance  de  moi,  et  puis  des 
autres.  J'ai  vu  tous  les  pays  et  hommes  changeants  ;  et 
ainsi,  après  bien  des  changements  de  jugement  touchant 
la  véritable  justice,  j'ai  connu  que  notre  nature  n'était 
qu'un  continuel  changement,  et  je  n'ai  plus  changé  depuis  ; 
et  si  je  changeais,  je  confirmerais  mon  opinion. 

Le  pyrrhonien  Arcésilas  qui  redevient  dogmatique.] 

*[^^  Les  discours  d'humilité  sont  matière  d'orgueil  aux 
gens  glorieux,  et  d'humilité  aux  humbles.  Ainsi  ceux  du 
pyrrhonisme  sont  matière  d'affirmation  aux  affirraatifs  ; 
peu  parlent  de  l'humilité  humblement  ;  peu,  de  la  chasteté 
chastement  ;  peu,  du  pyrrhonisme  en  doutant.  Nous  ne 
sommes  que  mensonge,'  duplicité,  contrariété,  et  nous 
cachons  et  nous  déguisons  à  nous-mêmes. 

O^^  Pyrrhonisme.  L'extrême  esprit  est  accusé  de  folie, 
coirmïe  l'extrême  défaut.  Rien  que  la  médiocrité  n'est  bon. 
C'est  la  pluraUté  qui  a  établi  cela,  et  qui  mord  quiconque 
s'en  échappe  par  quelque  bout  que  ce  soit.  Je  ne  m'y  obs- 
tinerai pas,  je  consens  bien  qu'on  m'y  mette,  et  me  refuse 
d'être  au  bas  bout,  non  parce  qu'il  est  bas,  mais  parce 
qu'il  est  bout  ;  car  je  refuserais  de  même  qu'on  me  mît  au 
haut.  C'est  sortir  de  l'humanité  que  de  sortir  du  milieu. 
La  grandeur  de  l'âme  humaine  consiste  à  savoir  s'y  tenir  ; 
tant  s'en  faut  que  la  grandeur  soit  à  en  sortir,  qu'elle  est 
à  n'en  point  sortir. 

•  25.  Toutes  les  bonnes  maximes  sont  dans  le  monde  ; 
on  ne  manque  qu'à  les  appliquer.  Par  exemple  : 

On  ne  doute  pas  qu'il  ne  faille  exposer  sa  vie  pour 
défendre  le  bien  public,  et  plusieurs  le  font  ;  mais  pour  la 
religion,  point. 

\\  est  nécessaire  qu'il  y  ait  de  l'inégalité  parmi  les 
hommes,  cela  est  vrai  ;  mais  cela  étant  accordé,  voilà  la 
porte  ouverte,  non  seulement  à  la  plus  haute  domination, 
mais  à  la  plus  haute  tjTannie. 

Il  est  nécessaire  deVelâcher  un  peu  l'esprit  ;  mais  cela 
ouvre  la  porte  aux  plus  grands  débordements.  Qu'on  en 


86  PASCAL 

marque  les  limites  !  Il  n'y  a  point  de  bornes  dans  les 
choses  :  les  lois  y  en  veulent  mettre,  et  l'esprit  ne  peut  le 
souffrir. 

•  26.  Si  on  est  trop  jeune,  on  ne  juge  pas  bien  ;  trop 
vieil,  de  même.  Si  on  n'y  songe  pas  assez,  si  on  y  songe 
trop,  on  s'entête  et  on  s'en  coiffe.  Si  on  considère  son 
ouvrage  incontinent  après  l'avoir  fait,  on  en  est  encore 
tout  prévenu  ;  si  trop  longtemps  après,  on  [n']  y  entre  plus. 
Ainsi  les  tableaux,  vus  de  trop  loin  et  de  trop  près  ;  et  il 
n'y  a  qu'un  point  indivisible  qui  soit  le  véritable  lieu  :  les 
autres  sont  trop  près,  trop  loin,  trop  haut  ou  trop  bas.  La 

{)erspective  l'assigne  dans  l'art  de  la  peinture.  Mais  dans 
a  vérité  et  dans  la  morale,  qui  l'assignera  ? 

*  27.  Quand  tout  se  remue  également,  rien  ne  se  remue 
en  apparence,  comme  en  un  vaisseau.  Quand  tous  vont 
vers  le  débordement,  nul  n'y  semble  aller.  Celui  qui  s'arrête 
fait  remarquer  l'emportement  des  autres,  comme  un  point 
fixe. 

*  28.  Ceux  qui  sont  dans  le  dérèglement  disent  à  ceux 
qui  sont  dans  l'ordre  que  ce  sont  eux  qui  s'éloignent  de 
la  nature,  et  ils  la  croient  suivre  :  comme  ceux  qui  sont 
dans  un  vaisseau  croient  que  ceux  qui  sont  au  bord  fuient. 
Le  langage  est  pareil  de  tous  côtés.  Il  faut  avoir  un  point 
fixe  pour  en  juger.  Le  port  juge  ceux  qui  sont  dans  un 
vaisseau  ;  mais  où  prendrons-nous  un  port  dans  la 
morale  ? 

•  29.  Contradiction  est  une  mauvaise  marque  de  vérité  : 
plusieurs  choses  certaines  sont  contredites  ;  plusieurs 
fausses  passent  sans  contradiction.  Ni  la  contradiction 
n'est  marque  de  fausseté,  ni  l'incontradiction  n'est  marque 
de  vérité. 

30.  Pyrrhonisme.  —  Chaque  chose  est  ici  vraie  en  par- 
tie, fausse  en  partie.  La  vérité  essentielle  n'est  pas  ainsi  : 
elle  est  toute  pure  et  toute  vraie.  Ce  mélange  la  déshonore 
et  l'anéantit.  Rien  n'est  purement  vrai  ;  et  ainsi  rien  n'est 
vrai,  en  l'entendant  du  pur  vrai.  On  dira  qu'il  est  vrai  que 
l'homicide  est  mauvais  ;  oui,  car  nous  connaissons  bien  le 
mal  et  le  faux.  Mais  que  dira-t-on  qui  soit  bon  ?  La  chas- 
teté ?  je  dis  que  non,  car  le  monde  finirait.  Le  mariage  ? 
non  :  la  continence  vaut  mieux.  De  ne  point  tuer?  Non, 
car  les  désordres  seraient  horribles,  et  les  méchants 
tueraient  tous  les  bons.  De  tuer?  Non,  car  cela  détruit  la 


PENSÉES.    —    ARTICLE    VI  87 

nature.  Xo'is  n'avons  ni  vrai  ni  bien  qu'en  partie,  et  mêlé 
de  mal  et  de  faux. 

*31.  Si  nous  rêvions  toutes  les  nuits  la  même  chose, 
elle  nous  affecterait  autant  que  les  objets  que  nous  voyons 
tous  les  jours.  Et  si  un  artisan  était  sur  de  rêver  toutes  les 
nuits,  douze  heures  durant,  qu'il  est  roi,  je  crois  qu'il 
serait  presque  aussi  heureux  qu'un  roi  qui  rêverait  toutes 
les  nuits,  douze  heures  durant,  qu'il  serait  artisan. 

Si  nous  rêvions  toutes  les  nuits  que  nous  sommes  pour- 
suivis par  des  ennemis,  et  agités  par  ces  fantômes  péni- 
bles, et  qu'on  passât  tous  les  jours  en  diverses  occupations, 
comme  quand  on  fait  voyage,  on  souffrirait  presque  autant 
que  si  cela  était  véritable,  et  on  appréhenderait  le  dormir, 
comme  on  appréhende  le  réveil  quand  on  craint  d'entrer 
dans  de  tels  malheurs  en  effet.  Et  en  effet  il  ferait  à  peu 
prés  les  mêmes  maux  que  la  réalité. 

Mais  parce  que  les  songes  sont  tous  différents,  et  qu'un 
même  se  diversifie,  ce  qu'on  y  voit  affecte  bien  moins  que 
ce  qu'on  voit  en  veillant,  à  cause  de  la  continuité,  qui  n'est 
pourtant  pas  si  continue  et  égale  qu'elle  ne  change  aussi, 
mais  moins  brusquement,  si  ce  n'est  rarement,  conmie 
quand  on  voyage  ;  et  alors  on  dit  :  «  Il  me  sen^ljle  que  je 
rêve  ;  »  car  la  vie  est  un  songe  un  peu  moins  inconstant. 

•  32.  Contre  le  pyrrhonième.  —  [...  C'est  donc  une  chose 
étrange  qu'on  ne  peut  définir  ces  choses  sans  les  obscurcir, 
nous  en  parlons  en  toute  sûreté.]  Nous  supposons  que  tous 
les  conçoivent  de  même  sorte  ;  mais  nous  le  supposons 
bien  gratuitement,  car  nous  n'en  avons  aucune  preuve.  Je 
vois  bien  qu'on  applique  ces  mots  dans  les  mêmes  occasions 
et  que,  toutes  les  ibis  que  deux  hommes  voient  un  corps 
changer  de  place,  ils  expriment  tous  deux  la  vue  de  ce 
même  objet  pai'  le  même  mot,  en  disant,  l'un  et  l'autre, 
qu'il  s'est  mû  ;  et  de  cette  conformité  d'application  on  tire 
une  puissante  conjecture  d'une  conformité  d'idées  ;  mais 
cela  n'est  pas  absolument  convaincant,  de  la  dernière  con- 
viction, quoiqu'il  y  ait  bien  à  parier  pour  l'affirmative, 
puisqu'on  sait  qu'on  tire  souvent  les  mêmes  conséquences 
de  suppositions  différentes. 

Cela  suffit  pour  embrouiller  au  moins  la  matière  :  non 
que  cela  éteigne  absolument  la  clarté  naturelle  qui  nous 
assure  de  ces  choses  :  les  académiciens  auraient  gagé  : 
mais  cela  la  ternit,  et  trouble  les  dogmatistes,  à  la  gloire 
de  la  cabale  pyrrhonienne,  qui  consiste  à  cette  ambiguïté 


bO  PASCAL 

ambiguë,  et  dans  une  certaine  obscurité  douteuse,  dont 
nos  doutes  ne  peuvent  ôter  toute  la  clarté,  ni  nos  lumières 
naturelles  en  chasser  toutes  les  ténèbres. 

*  33.  C'est  une  plaisante  chose  à  considérer,  de  ce  qu'il 
Y  a  des  gens  dans  le  monde  qui,  ayant  renoncé  à  toutes 
les  lois  de  Dieu  et  de  la  nature,  s'en  sont  fait  eux-mêmes 
auxquelles  ils  obéissent  exactement,  comme  par  exemple 
les  soldats  de  Mahomet,  les  voleurs,  les  hérétiques,  etc. 
Et  ainsi  les  logiciens.  Il  semble  que  leur  licence  doive  être 
sans  aucunes  bornes  ni  barrières,  voyant  qu'ils  en  ont  fran- 
chi tant  de  si  justes  et  de  si  saintes.*^ 

•  34.  Instinct.  Raison.  —  Nous  avons  une  impuissance 
de  prouver,  invincible  à  tout  le  dogmatisme.  Nous  avons 
une  idée  de  la  vérité,  invincible  à  tout  le  pyrrhonisme. 

35.  Deux  choses  instruisent  l'homme  de  toute  sa 
nature  :  l'instinct  et  l'expérience. 

•36.  La  grandeur  de  l'homme  est  grande  en  ce  qu'il  se 
connaît  misérable.  Un  arbre  ne  se  connaît  pas  misérable. 

C'est  donc  être  misérable  que  de  [se]  connaître  misé- 
rable ;  mais  c'est  être  grand  que  de  connaître  qu'on  est 
misérable, 

•37.  Toutes  ces  misères-là  mêmes  prouvent  sa  grandeur. 
Ce  sont  misères  de  grand  seigneur,  misères  d'un  roi 
dépossédé. 

•38.  On  n'est  pas  misérable  sans  sentiment  :  une 
maison  ruinée  ne  l'est  pas.  Il  n'y  a  que  l'homme  de 
misérable.  Ego  vin  mdens. 

•39.  Grandeur  de  L'homme.  —  Nous  avons  une  si 
grande  idée  de  l'àme  de  l'homme,  que  nous  ne  pouvons 
souffrir  d'en  être  méprisés,  et  de  n'être  pas  dans  l'estime 
d'une  âme  ;  et  toute  la  félicité  des  hommes  consiste  dans 
cette  estime. 

•40.  Gloire.  —  Les  bêtes  ne  s'admirent  point.  Un 
cheval  n'admire  point  son  compagnon  ;  ce  ne  n'est  pas 
qu'il  n'y  ait  entre  eux  de  l'émulation  à  la  course,  mais 
c'est  sans  conséquence  ;  car,  étant  à  l'étable,  le  plus 
pesant  et  plus  mal  taillé  n'en  cède  pas  son  avoine  à  l'autre 
comme  les  hommes  veulent  qu'on  leur  fasse.  Leur  vertu  se 
satisfait  d'elle-même. 

*41.  La  plus  grande  bassesse  de  l'homme  est  la 
recherche  de  la  gloire,  mais  c'est  cela  même  qui  est  la 


PENSEES.    —    ARTICLE    VI  O» 

plus  grande  marque  de  son  excellence  ;  car  quelque 
possession  qu'il  ait  sur  la  terre,  quelque  santé  et  commo- 
dité essentielle  qu'il  ait,  il  n'est  pas  satisfait,  s'il  n'est  dans 
l'estime  des  hommes.  Il  estime  si  grande  la  raison  de 
l'homme,  que,  quelque  avantage  qu'il  ait  sur  la  terre,  s'il 
n'est  placé  avantageusement  aussi  dans  la  raison  de 
l'homme,  il  n'est  pas  content.  C'est  la  plus  belle  place  du 
monde  :  rien  ne  le  peut  détourner  de  ce  désir  ;  et  c'est  la 
qualité  la  plus  ineffaçable  du  cœur  de  l'homme. 

Et  ceux  qui  méprisent  le  plus  les  hommes,  et  les  égalent 
aux  bêtes,  encore  veulent-ils  en  être  admirés  et  crus,  et 
se  contredisent  à  eux-mêmes  par  leur  propre  sentiment  ; 
leur  nature,  qui  est  p'us  forte  que  tout,  les  convainquant 
de  la  grandeur  de  l'homme  plus  fortement  que  la  raison 
ne  les  convainc  de  leur  bassesse. 

•4.2.  Contradiction.  —  Orgueil,  contrepesant  toutes  les 
misères.  Ou  il  cache  ses  misères  :  ou,  s'il  les  découvre,  il 
se  glorifie  de  les  connaître. 

M3^  Quand  la  malignité  a  la  raison  de  son  côté,  elle 
devient  fière,  et  étale  la  raison  en  tout  son  lustre.  Quand 
l'austérité  ou  le  choix  sévère  n'a  pas  réussi  au_  VTaL_biûn 
et  qu'il  faut  revenir  à  suivre  la  nature,  elle~Hevient  fîère 
par  ce  retour. 

*44.  La  grandeur  de  Vhoninie.  —  La  grandeur  de 
l'homme  est  si  visible,  qu'elle  se  tire  même  de  sa  misère. 
Car  ce  qui  est  nature  aux  animaux,  nous  l'appelons 
misère  en  l'homme  (1)  ;  par  où  nous  reconnaissons  que  sa 
nature  étant  aujourd'hui  pareille  à  celle  des  animaux,  il 
est  déchu  d'une  meilleure  nature,  qui  lui  était  propre 
autrefois. 

Car  qui  se  trouve  malheureux  de  n'être  pas  roi,  sinon 
un  roi  dépossédé  ?  Trouvait-on  Paul-Émile  malheureux 
de  n'être  plus  consul  ?  Au  contraire,  tout  le  monde  trou- 
vait qu'il  était  heureux  de  l'avoir  été,  parce  que  sa  con- 
dition n'était  pas  de  l'être  toujours.  Mais  on  trouvait 
Persôe  si  malheureux  de    n'être  plus  roi,   parce  que  sa 

(1)  Voilà  ce  qu'on  peut,  ce  qu'il  faut  répondre  invinciblement  à  tous 
ceux  qui  veulent  faire  rentrer  l'honime  tout  entier  dans  l'ordre  de  la 
nature.  Et  la  logique  de  Spinoza  lui-même,  —  qui  a  peut-être  voulu 
répondre  à  Pascal  par  la  célèbre  formule  :  «  L'homme  n'est  pas  dans 
la  nature  comme  un  empire  dans  un  empire,  mais  comme  une  partie 
dans  un  tout  »,  —  toute  la  logique  de  Spinoza  ne  peut  rien  contre 
cette  parole  de  Pascal. 


9J  PASCAL 

condition  était  de  l'être  toujours,  qu'on  trouvait  étrange 
de  ce  qu'il  (1)  supportait  la  vie.  Qui  se  trouve  malheureux 
de  n'avoir  qu'une  bouche  ?  et  quinese  trouvera  malheureux 
de  n'avoir  qu'un  œil  ?  On  ne  s'est  peut-être  jamais  avisé 
de  s'afHiger  de  n'avoir  pas  trois  yeux,  mais  on  est  incon- 
solable de  n'en  point  avoir. 

*45.  Malgré  la  vue  de  toutes  nos  misères,  qui  nous 
touchent,  qui  nous  tiennent  à  la  gorge,  nous  avons  un 
instinct  que  nous  ne  pouvons  réprimer,  qui  nous  élève  (2). 

*46.  Guerre  intestine  de  l'homme  entre  la  raison  et  les 
passions.  S'il  n'avait  que  la  raison  sans  passions....  S'il 
n'avait  que  les  passions  sans  raison....  Mais  ayant  l'un  et 
l'autre,  il  ne  peut  être  sans  guerre,  ne  pouvant  avoir  la 
paix  avec  l'un  qu'ayant  guerre  avec  l'autre,  ainsi  il  est 
toujours  divisé,  et  contraire  à  lui-même. 

*  47.  Cette  guerre  intérieure  de  la  raison  contre  les 
passions  a  fait  que  ceux  qui  ont  voulu  la  paix  se  sont  par- 
tagés en  deux  sectes.  Les  uns  ont  voulu  renoncer  aux 
passions,  et  devenir  dieux  ;  les  autres  ont  voulu  renoncer 
à  la  raison,  et  devenir  bêtes  brutes.  (Des  Barreaux.)  Mais 
ils  ne  l'ont  pu,  ni  les  uns  ni  les  autres  ;  et  la  raison  de- 
meure toujours,  qui  accuse  la  bassesse  et  rinjust;-ce  des 
passions,  et  qui  trouble  le  repos  de  ceux  qui  s'y  aban- 
donnent :  et  les  passions  sont  toujours  vivantes  dans  ceux 
qui  y  veulent  renoncer  (3). 

*  48.  Cette  duplicité  de  l'homme  est  si  visible,  qu'il  y 
en  a  qui  ont  pensé  que  nous  avions  deux  âmes.  Un  sujet 
simple  leur  paraissait  incapable  de  telles  et  si  soudaines 
variétés  d'une  présomption  démesurée  à  un  horrible  abat- 
tement de  cœur. 

*  49.  Il  est  dangereux  de  trop  faire  voir  à  l'homme 
combien  il  est  égal  aux  bêtes,  sans  lui  montrer  sa  gran- 
deur. Il  est  encore  dangereux  de  lui  trop  faire  voir  sa 
grandeur  sans  sa  bassesse.  Il  est  encore  plus  dangereux 


(1)  De  ce  que,  tournure  usuelle  au  xvii'  siècle,  et  qu'on  a  déjà  ren- 
contrée plus  d'une  fois  dans  Pascal. 

(2)  Quel  admirable  mouvement,  quel  accent  et  quel  geste  de  sarsum 
corda  dans  ce  dernier  membre  de  phrase,  dans  ce  «  rejet  »  où  s'ex- 
prime tout  l'ardent  et  fier  spiritualisme  du  «  roseau  pensant  »  ! 

(3)  L'édition  Brunschvicg  place  ici  un  fragment  de  conférence  à  Port- 
Royal,  intitulé  Grandeur  et  Misère,  que  nous  avons  publié,  avec 
quelques  autres,  dans  nos  Opuscules  choisis  de  Pascal  i^.  52). 


PENSÉES.    —    ARTICLE    VI  91 

de  lui  laisser  ignorer  l'un  et  l'autre.  Mais  il  est  très  avan- 
tageux de  lui  représenter  l'un  et  l'autre. 

Il  ne  faut  pas  que  l'homme  croie  qu'il  est  égal  aux 
bétes,  ni  aux  anges,  ni  qu'il  ignore  l'un  et  l'autre,  mais 
qu'il  sache  l'un  et  l'autre. 

•  50.  S'il  se  vante,  je  l'abaisse  ;  s'il  s'abaisse,  je  le 
vante  ;  et  le  contredis  toujours,  jusqu'à  ce  qu'il  comprenne 
qu'il  est  un  monstre  incompréhensiole. 

•  51.  Je  blâme  également,  et  ceux  qui  prennent  parti 
de  louer  l'homme,  et  ceux  qui  le  prennent  de  le  blâmer, 
et  ceux  qui  le  prennent  de  se  divertir  ;  et  je  ne  puis 
approuver  que  ceux  qui  cherchent  en  gémissant. 

52.  Il  est  bon  d'être  lassé  et  fatigué  par  l'inutile  re- 
cherche du  vrai  bien,  afin  de  tendre  les  bras  au  Libérateur. 

•  53.  Contrariétés.  Après  avocr  montré  la  bassesse  et  la 
grandeur  de  l'homme.  —  Que  l'homme  maintenant  s'estime 
son  prix.  Qu'il  s'aime,  car  il  y  a  en  lui  une  nature  capable 
de  bien  ;  mais  qu'il  n'aime  pa*s  pour  cela  les  bassesses  qui 
y  sont.  Qu'il  se  méprise,  parce  que  cette  capacité  est  vide  ; 
mais  qu'il  ne  méprise  pas  pour  cela  cette  capacité  natu- 
relle. Qu'il  se  haïsse,  qu'il  s'aime  :  il  a  en  lui  la  capacité 
de  connaître  la  vérité  et  d'être  heureux  ;  mais  il  n'a  point 
de  vérité  ou  constante  ou  satisfaisante. 

Je  voudrais  donc  porter  l'homme  à  désirer  d'en  trouver, 
à  être  prêt,  et  dégagé  des  passions,  pour  la  suivre  où  il 
la  trouvera,  sachant  combien  sa  connaissance  s'est  obs- 
curcie par  les  passions  ;  je  voudrais  bien  qu'il  haït  en  soi 
la  concupiscence  qui  le  détermine  d'elle-même,  afin  qu'elle 
ne  l'aveuglât  point  pour  faire  son  choix,  et  qu'elle  ne 
l'arrêtât  point  quand  il  aura  choisi. 

•  54.  Toutes  ces  contrariétés,  qui  semblaient  le  plus 
m'éloigner  de  la  connaissance  de  la  religion,  est  ce  qui 
m'a  le  plus  tôt  conduit  à  la  véritable. 


92  PASCAL 


ARTICLE  VII 
La  Morale  et  la  Doctrine. 


*  1.  Seconde  partie ,  Que  V homme  sans  la  foc  ne  peut 
connaîcre  le  vrai  bien,  ni  la  Justice.  —  Tous  les  hommes 
recherchent  d'être  hem^eux  ;  cela  est  sans  exception  ; 
quelques  différents  moyens  qu'ils  y  emploient,  ils  tendent 
tous  à  ce  but.  Ce  qui  fait  que  les  uns  vont  à  la  guerre,  et 
que  les  autres  n'y  vont  pas,  est'  ce  même  désir,  qui  est 
dans  tous  les  deux,  accompagné  de  différentes  vues.  La 
volonté  [ne]  fait  jamais  la  moindre  démarche  que  vers  cet 
objet.  C'est  le  motif  de  toutes  les  actions  de  tous  leshommes, 
jusqu'à  ceux  qui  vont  se  pendre. 

Et  cependant,  depuis  un  si  grand  nombre  d'années, 
jamais  personne,  sans  la  foi,  n'est  arrivé  à  ce  point  où 
tous  visent  continuellement.  Tous  se  plaignent  :  princes, 
sujets  ;  nobles,  roturiers  ;  vieux,  jeunes  ;  forts,  faibles  ; 
savants,  ignorants  ;  sains,  malades  ;  de  tous  pays,  de  tous 
les  temps,  de  tous  âges  et  de  toutes  conditions.*^ 

Une  épreuve  si  longue,  si  continuelle  et  si  uniforme, 
devrait  bien  nous  convaincre  de  notre  impuissance  d'arri- 
ver au  bien  par  nos  efforts  ;  mais  l'exemple  nous  instruit 
peu.  Il  n'est  jamais  si  parfaitement  semblable,  qu'il  n'y  ait 
quelque  délicate  différence  ;  et  c'est  de  là  que  nous  atten- 
dons que  notre  attente  ne  sera  pas  déçue  en  cette  occasion 
comme  en  l'autre.  Et  ainsi,  le  présent  ne  nous  satisfaisant 
jamais,  l'expérience  nous  pipe,  et,  de  malheur  en  malheur, 
nous  mène  jusqu'à  la  mort,  qui  en  est  un  comble  éternel. 

Qu'est-ce  donc  que  nous  crie  cette  avidité  et  cette  impuis- 
sance, sinon  qu'il  y  a  eu  autrefois  dans  l'homme  un  véri- 
table bonheur,  dont  il  ne  lui  reste  maintenant  que  la 
marque  et  la  trace  toute  vide,  et,  qu'il  essaye  inutilement 
de  remplir  de  tout  ce  qui  l'environne,  recherchant  des 
choses  absentes  le  secours  qu'il  n'obtient  pas  des  présentes, 
mais  qui  en  sont  toutes  incapables,   parce  que  le  gouffre 


PENSÉES.    ARTICLE    VII  93 

infini  ne  peut  être  rempli  que  par  un  objet  infini  et 
immuable,  c'est-à-dire  que  par  Dieu  même  ? 

Lui  seul  est  son  véritable  bien;  et  depuis  qu'il  l'a  quitté, 
c'est  une  chose  étrange,  qu'il  n'y  a  rien  dans  la  nature 
qui  n'ait  été  capable  de  lui  en  tenir  la  place  :  astres,  ciel, 
terre,  éléments,  plantes,  choux,  poireaux,  animaux, 
insectes,  veaux,  serpents,  fièvre,  peste,  guerre,  famine, 
vices,  adultère,  inceste.  Et  depuis  qu'il  a  perdu  le  vrai 
bien,  tout  également  peut  lui  paraître  tel,  jusqu'à  sa  des- 
truction propre,  quoique  si  contraire  à  Dieu,  à  la  raison 
et  à  la  nature  tout  ensemble. 

Les  uns  le  cherchent  dans  l'autorité,  les  autres  dans  les 
curiosités  et  dans  les  sciences,  les  autres  dans  les  voluptés. 
D'autres,  qui  en  ont  en  eftet  plus  approché,  ont  considéré 
qu'il  est  nécessaire  que  le  bien  universel,  que  tous  les 
nommes  désirent,  ne  soit  dans  aucune  des  choses  parti- 
culières qui  ne  peuvent  être  possédées  que  par  un  seul, 
et  qui,  étant  partagées,  affligent  plus  leur  possesseur,  par 
le  manque  de  la  partie  qu'il  n'[fi]  pas,  qu'elles  ne  le  con- 
tentent par  la  jouissance  de  celle  qui  lui  appartient. 
Ils  ont  compris  que  le  vrai  bien  devait  être  tel  que  tous 
pussent  le  posséder  à  la  fois,  sans  diminution  et  sans 
envie,  et  que  personne  ne  le  put  perdre  contre  son  gré. 
Et  leur  raison  est  que  ce  désir  étant  naturel  à  l'homme, 
puisqu'il  est  nécessairement  dans  tous,  et  qu'il  ne  peut 
pas  ne  le  pas  avoir,  ils  en  concluent... 

*2.  L'homme  ne  sait  à  quel  rang  se  mettre.  Il  est  visi- 
blement égaré,  et  tombé  de  son  vrai  lieu  sans  le  pou- 
voir trouver  (1).  Il  le  cherche  partout  avec  inquiétude  et 
sans  succès  dans  des  ténèbres  impénétrables. 

3.  Si  c'est  une  marque  de  faiblesse,  de  prouver  Dieu 
par  la  nature,  n'en  méprisez  point  l'Ecriture  ;  si  c'est  une 
marque  de  force  d'avoir  connu  ces  contrariétés,  estimez-en 
l'Ecriture  (2). 

3  bcs.  Tout  ce  qui  est  incompréhensible  ne  laisse  pas 
d'être. 

*4.  Nul  autre  n'a  connu  que  l'homme  est  la  plus  excel- 

(1)  Lamartine  s'est  évidemment  inspiré  de  Pascal  dans  le  vers 
célèbre  : 

L'homme  est  un  dieu  tombé  qui  se  souvient  des  cieux. 

(2)  Ici,  l'édition  Brunschvicg  place  un  fragment  de  conférence  à 
Port-Royal  {Commencement,  après  acoir  expliqué  lincompréhensibi- 
lité)  que  nous  avons  joint  aux  autres  dans  nos  Opmcales  choisis  de 
Pascal  (p.  •16-49). 


94  PASCAL 

lente  créature.  Les  uns,  qui  ont  bien  connu  la  réalité  de 
son  excellence,  ont  pris  pour  lâcheté  et  pour  ingratitude 
les  sentiments  bas  que  les  hommes  ont  naturellement 
d'eux-mêmes  ;  et  les  autres,  qui  ont  bien  conim  combien 
ceite  bassesse  est  etîective,  ont  traité  d'une  superbe  ridi- 
cule ces  sentiments  de  grandeur,  qui  sont  aussi  naturels 
à  l'homme. 

«  Levez  vos  yeux  vers  Dieu,  disent  les  uns  :  voyez  celui 
auquel  vous  ressemblez,  et  qui  vous  a  fait  pour  l'adorer. 
Vous  pouvez  vous  rendre  semblable  à  lui  ;  la  sagesse  vous 
y  égalera,  si  vous  voulez  le  suivre.  »  «  Haussez  la  tête, 
hommes  libres  »,  dit  Épictète.  Et  les  autres  lui  disent  : 
«  Baissez  vos  yeux  vers  la  terre,  chétif  ver  que  vous  êtes, 
et  regardez  les  bêtes  dont  vous  êtes  le  compagnon.  » 

Que  deviendra  donc  l'homme  ?  sera-t-il  égal  à  Dieu  ou 
aux  bêtes  ?  Quelle  effroyable  distance  !  Que  serons-nous 
donc  ?  Qui  ne  voit  par  tout  cela  que  l'homme  est  égaré, 
qu'il  est  tombé  de  sa  place,  qu'il  la  cherche  avec  inquié- 
tude, qu'il  ne  la  peut  plus  retrouver  ?  Et  qui  l'y  adressera 
donc  ?  Les  plus  grands  hommes  ne  l'ont  pu. 

5.  Le  pyrrhonisme  est  le  vrai.  Car,  après  tout,  les 
hommes,  avant  Jésus-Christ,  ne  savaient  où  ils  en  étaient 
ni  s'ils  étaient  grands  ou  petits.  Et  ceux  qui  ont  dit  Tun  ou 
l'autre  n'en  savaient  rien,  et  devinaient  sans  raison  et  par 
hasard  ;  et  même  ils  erraient  toujours,  en  excluant  l'un 
ou  l'autre.  Qaod  ergo  ignorantes,  qaœritîs,  religio  annun- 
tlat  vobis. 

*6.  Après  aooir  entendu  tonte  la  nature  dé  l'homme.  — 
Il  faut,  pour  faire  qu'une  religion  soit  vraie,  qu'elle  ait 
connu  notre  nature.  Elle  doit  avoir  connu  la  grandeur  et 
la  petitesse,  et  la  raison  de  l'une  et  de  l'autre.  Qui  l'a 
connue,  que  la  chrétienne  ? 

*7.  Les  principales  forces  des  pyrrhoniens  (je  laisse  les 
moindres)  sont  :  Que  nous  n'avons  aucune  certitude  de  la 
vérité  de  ces  principes,  hors  la  foi  et  la  révélation,  sinon 
en  [ce]  que  nous  les  sentons  naturellement  en  nous.  Or 
ce  sentiment  naturel  n'est  pas  une  preuve  convaincante 
de  leur  vérité,  puisque  n'y  ayant  point  de  certitude,  hors 
la  foi,  si  l'homme  est  créé  par  un  Dieu  bon,  par  un  démon 
méchant,  ou  à  l'aventure,  il  est  en  doute  si  ces  princîipes 
nous  sont  donnés  ou  véritables,  ou  faux,  ou  incertains 
selon  notre  origine.  De  plus,  que  personne  n'a  d'assu- 
rance, hors  de  la  foi,  s'il  veille  ou  s'il  dort,  vu  que  durant 
le  sommeil  on  croit  veiller  aussi  fermement  que  nous  fai- 


PENSÉES.    —    ARTICLE    VII  95 

sons  ;  on  croit  voir  les  espaces,  les  figures,  les  mouve- 
ments ;  on  sent  couler  le  temps,  on  le  mesure  ;  et  enfin  on 
agit  de  même  qu'éveillé  ;  de  sorte  que,  — la  moitié  de  la 
vie  se  passant  en  sommeil,  par  notre  propre  aveu,  où, 
quoi  qu'il  nous  en  paraisse,  nous  n'avons  aucune  idée  du 
vrai,  tous  nos  sentiments  étant  alors  des  illusions,  —  qui 
sait  si  cette  autre  moitié  de  la  vie  où  nous  pensons  veiller 
n'est  pas  un  autre  sommeil  un  peu  ditîérent  du  premier 
dont  nous  nous  éveillons  quand  nous  pensons  dormir? 

[Et  qui  doute  que,  si  on  rêvait  en  compagnie,  et  que  par 
hasard  les  songes  s'accordassent  (ce  qui  est  assez  ordi- 
naire et  qu'on  veillât  en  solitude,  on  ne  crût  les  choses 
renversées  ?  Enfin,  comme  on  rêve  souvent  qu'on  rêve, 
entassant  un  songe  sur  l'autre,  [la]  vie  n'est  elle-même 
qu'un  songe,  sur  lequel  les  autres  sont  entés,  dont 
nous  nous  éveillons  à  la  mort,  pendant  laquelle  nous  avons 
aussi  peu  les  principes  du  ^Tai  et  du  bien  que  pendant  le 
sommeil  naturel  ;  ces  différentes  pensées  qui  nous  y  agi- 
tent n'étant  peut-être  que  des  illusions,  pareilles  à  l'écou- 
lement du  temps  et  aux  vaines  fantaisies  de   nos  songes.] 

Voilà  les  principales  forces  de  part  et  d'autre. 

Je  laisse  les  moindres,  comme  les  discours  n-c  font  les 
p}Trhoniens  contre  les  impressions  de  la  coutuiâe,  de  l'édu- 
cation, des  mœurs,  des  pays,  et  les  autres  choses  sembla- 
bles, qui,  quoiqu'elles  entrahient  la  plus  grande  partie  des 
hommes  communs,  qui  ne  dogmatisent  que  sur  ces  vains 
fondements,  sont  renversées  par  le  moindre  souffle  des 
p^Trhoniens.  On  n'a  qu'à  voir  leurs  ii\Tes,  si  l'on  n'en  est 
pas  assez  persuadé  ;  on  le  deviendra  bien  vite,  et  peut- 
être  trop. 

Je  m'arrête  à  l'unique  fort  des  dogmatistes,  qui  est  qu'en 
parlant  de  bonne  foi  et  sincèrement,  on  ne  peut  douter 
des  principes  naturels.  Contre  quoi  les  p^Trhoniens  oppo- 
sent en  un  mot  l'incertitude  de  notre  origine,  qui  enferme 
celle  de  notre  nature  ;  à  quoi  les  dogmatistes  sont  encore 
à  répondre  depuis  que  le  monde  dure. 

Voilà  la  guerre  ouverte  entre  les  hommes,  où  il  faut  que 
chacun  prenne  parti,  et  se  range  nécessairement  ou  au 
dogmatisme,  ou  au  pyrrhonisme.  Car  qui  pensera  demeu- 
rer neutre  sera  pyrrhonien  par  excellence  ;  cette  neutra- 
lité est  l'essence  de  la  cabale  [p^Trhonienne]  :  qui  n'est  pas 
contre  eux  est  excellemment  pour  eux  [en  quoi  paraît  lem' 
avantage].  Ils  ne  sont  pas  pour  eux-mêmes  ;  ils  sont  neu- 
tres, indifférents,  suspendus  à  tout,  sans  s'excepter. 

Que  fera  donc  l'homme  en  cet  état?  Doutera-t-il  de 


96  PASCAL 

tout?  doutera-t-il  s'il  veille,  si  on  le  p^nce,  si  on  le  brûle  ? 
doutera-t-il  s'il  doute  ?  doutera-t-il  s'il  est  ?  On  n'en  peut 
venir  là  ;  et  je  mets  en  fait  qu'il  n'y  a  jamais  eu  de  pyrrho- 
nien  effectif  parfait.  La  nature  soutient  la  raison  impuis- 
sante, et  l'empêche  d'extravaguer  jusqu'à  ce  point. 

Dira-t-il  donc,  au  contraire,  qu'il  possède  certainement 
la  vérité,  lui  qui,  si  peu  qu'on  le  pousse,  ne  peut  en  mon- 
trer aucun  titre,  et  est  forcé  de  lâcher  prise  ? 

Quelle  chimère  est-ce  donc  que  l'homme  ?  Quelle  nou- 
veauté, quel  monstre,  quel  chaos,  quel  sujet  de  contradic- 
tion, quel  pi-odige  !  Juge  de  toutes  choses,  imbécile  ver  de 
terre  ;  dépositaire  du  vrai,  cloaque  (1)  d'incertitude  et  d'er- 
reur :  gloire  et  rebut  de  l'univers. 

Qui  démêlera  cet  embrouillement  ?  La  nature  confond 
les  pyrrhoniens,  et  la  raison  confond  les  dogmatiques.  Que 
deviendriez-vous  donc,  ô  hommes  qui  cherchez  quelle  est 
votre  véritable  condition  par  votre  raison  naturelle  ?  Vous 
ne  pouvez  fuir  une  de  ces  sectes,  ni  subsister  dans  au- 
cune. 

Connaissez  donc,  superbe,  quel  paradoxe  vous  êtes  à 
vous-même.  Humiliez-vous,  raison  impuissante  ;  taisez- 
vous,  nature  imbécile  :  apprenez  que  l'homme  passe  infi- 
niment l'homme,  et  entendez  de  votre  maître  votre  condi- 
tion véritable  que  vous  ignorez.  Ecoutez  Dieu  (2). 

Car  enfin,  si  l'homme  n'avait  jamais  été  corrompu,  il 
jouirait  dans  son  innocence  et  de  la  vérité  et  de  la  félicité 
avec  assurance  ;  et  si  l'homme  n'avait  jamais  été  que  cor- 
rompu, il  n'aurait  aucune  idée  ni  de  la  vérité  ni  de  la 
béatitude.  Mais,  malheureux  que  nous  sommes,  et  plus 
que  s'il  n'y  avait  point  de  grandeur  dans  notre  condition, 
nous  avons  une  idée  du  bonheur,  et  ne  pouvons  y  arriver  ; 
nous  sentons  une  image  de  la  vérité,  et  ne  possédons  que 
le  mensonge  ;  incapables  d'ignorer  absolument  et  de  sa- 
voir certainement,  tant  il  est  manifeste  que  nous  avons 
été  dans  un  degré  de  perfection  dont  nous  sommes  mal- 
heureusement déchus  ! 

Chose  étonnante,  cependant,  que  le  mystère  le  plus 
éloigné  de  notre  connaissance,  qui  est  celui  de  la  trans- 


(1)  Pascal  avait  d'abord  écrit  amas,  qu'a  conservé  Port-Royal.  La 
réaliste  expression  cloaque  d'erreur  se  trouve  déjà  dans  Ronsard. 
Est-ce  une  réminiscence  de  la  part  de  Pascal  ? 

(2)  Port- Royal  n'a  pas  conservé,  comme  empreintes  sans  doute  d'une 
trop  forte  et  trop  impérieuse  personnalité,  ces  brusques  et  brûlantes 
apostrophes. 


PENSÉES.    —    ARTICLE    VII  97 

mission  du  péché,  soit  une  chose  sans  laquelle  nous  ne 
pouvons  avoir  aucune  connaissance  de  nous-mêmes  !  Car 
il  est  sans  doute  qu'il  n'y  a  rien  qui  choque  plus  notre 
raison  que  de  dire  que  Te  péché  du  premier  homme  ait 
rendu  coupables  ceux  qui,  étant  si  éloignés  de  cette 
source,  semblent  incapables  d'y  participer.  Cet  écoulement 
ne  nous  paraît  pas  seulement*^  impossible,  il  nous  semble 
même  très  injuste  ;  car  qu'y  a-t-il  de  plus  contraire  aux 
règles  de  notre  misérable  justice  que  de  damner  éternel- 
lement un  enfant  incapable  de  volonté,  pour  un  péché  où 
il  paraît  avoir  si  peu  de  part,  qu'il  est  commis  six  mille 
ans  avant  qu'il  tut  en  être  ?  Certainement  rien  ne  nous 
heurte  plus  rudement  que  cette  doctrine  ;  et  cependant, 
sans  ce  mystère,  le  plus  incompréhensible  de  tous,  nous 
sommes  incompréhensibles  à  nous-mêmes.  Le  nœud  de 
notre  condition  prend  ses  replis  et  ses  tours  dans  cet 
abîme,  de  sorte  que  l'homme  est  plus  inconcevable  sans 
ce  mystère  que  ce  mystère  n'est  inconcevable  à  l'homme. 
[D'oii  il  paraît  que  Dieu,  voulant  nous  rendre  la  dif- 
ficulté de  notre  être  intelligible  à  nous-mêmes,  en  a 
caché  le  nœud  si  haut,  ou,  pour  mieux  dire,  si  bas,  que 
nous  étions  bien  incapables  d'y  arriver  ;  de  sorte  que  ce 
n'est  pas  par  les  supei-bes  agitations  de  notre  raison,  mais 
par  la  simple  soumission  de  la  raison,  que  nous  pouvons 
véritablement  nous  connaître. 

[Ces  fondements,  sohdement  établis  sur  l'autorité  invio- 
lable de  la  religion,  nous  font  connaître  qu'il  y  a  deux 
vérités  de  foi  également  constantes  :  l'une,  que  l'homme 
dans  l'état  de  la  création  ou  dans  celui  de  la  grâce,  est 
élevé  au-dessus  de  toute  la  nature,  rendu  comme  semblable 
à  Dieu,  et  participant  de  sa  divinité  ;  l'autre,  qu'en  l'état  de 
la  corruption  et  de  péché,  il  est  déchu  de  cet  état  et  rendu 
semblable  aux  bêtes. 

[Ces  deux  propositions  sont  également  fermes  et  cer- 
taines. L'Ecriture  nous  le  déclare  manifestement,  lors- 
qu'elle dit  en  quelques  lieux  :  Deliciœ  meœ  esse  ciini  filiis 
homiraim.  E^undam  spirctnm  meuni  super  oraneni  car- 
nern.  DU  estis,  etc.,  et  qu'elle  dit  en  d'autres  :  Omncs  caro 
fœnum.  Homo  assimilatus  est  Jumentis  insipientibus,  et 
similis  factas  est  iliis.  Dixi  in  corde  mco  de  filiis  homi- 
num.  Eccl.,  m. 

[Par  où  il  paraît  clairement  que  l'homme,  par  la  grâce, 
est  rendu  comme  semblable  à  Dieu  et  participant  de  sa 
divinité,  et  que,  sans  la  grâce,  il  est  comme  semblable  aux 
bêtes  brutes.] 

PASCAL  —  PENSÉES .  7 


98  PASCAL 

•  8.  Sans  ces  divines  connaissances,  qu'ont  pu  faire  les 
hommes,  sinon,  ou  s'élever  dans  le  sentiment  intérieur 
qui  leur  reste  de  leur  grandeur  passée,  ou  s'abattre  dans 
la  vue  de  leur  faiblesse  présente  ?  Car,  ne  voyant  pas  la 
vérité  entière,  ils  n'ont  pu  arriver  à  une  parfaite  vertu. 
Les  uns  considérant  la  nature  comme  incorrompue,  les 
autres  comme  irréparable,  ils  n'ont  pu  fuir,  ou  l'orgueil, 
ou  la  paresse,  qui  sont  les  deux  sources  de  tous  les  vices  ; 
puisqu'[//s]  ne  [peuvent]  sinon  ou  s'y  abandonner  par  lâ- 
cheté, ou  en  sortir  par  l'orgueil.  Car,  s'ils  connaissaient 
l'excellence  de  l'homme,  ils  en  ignoraient  la  corruption  ; 
de  sorte  qu'ils  évitaient  bien  la  paresse,  mais  ils  se  per- 
daient dans  la  superbe  ;  et  s'ils  reconnaissaient  l'infirmité 
de  la  nature,  ils  en  ignoraient  la  dignité  :  de  sorte  qu'ils 
pouvaient  bien  éviter  la  vanité,  mais  c'était  en  se  préci- 
pitant dans  le  désespoir.  De  là  viennent  les  dis-erses  sectes 
des  stoïques  et  des  épicuriens  ;  des  dogmatistes  et  des  aca- 
démiciens, etc. 

La  seule  religion  chrétienne  a  pu  guérir  ces  deux  vices, 
non  pas  en  chassant  l'un  par  l'autre,  par  la  sagesse  de  la 
terre,  mais  en  chassant  l'un  et  l'autre,  par  la  simplicité 
de  l'Evangile.  Car  elle  apprend  aux  justes,  — qu'elle  élève 
jusqu'à  la  participation  de  la  divinité  même,  —  qu'en  ce 
sublime  état  ils  portent  encore  la  source  de  toute  la  cor- 
ruption, qui  les  rend  durant  toute  la  vie  sujets  à  l'erreur, 
à  la  misère,  à  la  mort,  au  péché  ;  et  elle  crie  aux  plus 
impies  qu'ils  sont  capables  de  la  grâce  de  leur  Rédempteur. 
Ainsi,  donnant  à  trembler  [à]  ceux  qu'elle  justifie,  et  con- 
solant ceux  qu'elle  condamne,  elle  tempère  avec  tant  de 
justesse  la  crainte  avec  l'espérance,  par  cette  double  capa- 
cité qui  est  commune  à  tous  et  de  la  grâce  et  du  péché, 
qu'elle  abaisse  infiniment  plus  que  la  seule  raison  ne  peut 
faire,  mais  sans  désespérer  ;  et  qu'elle  élève  infiniment 
plus  que  l'orgueil  de  la  nature,  mais  sans  enfler  :  faisant 
bien  voir  par  là  qu'étant  seule  exempte  d'erreur  et  de 
vice,  il  n'appartient  qu'à  elle  et  d'instruire  et  de  corriger 
les  hommes. 

Qui  peut  donc  refuser  à  ces  célestes  lumières  de  les 
croire  et  de  les  adorer  ?  Car  n'est-il  pas  plus  clair  que  le 
jour  que  nous  sentons  en  nous-mêmes  des  caractères 
ineffaçables  d'excellence  ?  Et  n'est-il  pas  aussi  véritable 
que  nous  éprouvons  à  toute  heure  les  effets  de  notre  déplo- 
rable condition  ?  Que  nous  crie  donc  ce  chaos  et  cette 
confusion  monstrueuse,  sinon  la  vérité  de  ces  deux  états, 
avec  une  voix  si  puissante  qu'il  est  impossible  de  résister? 


PENSÉES.    —    ARTICLE   VII  99 

•  9.  Faiblesse.  —  Toutes  les  occupations  des  hommes 
sont  à  avoir  du  bien  ;  et  ils  ne  sauraient  avoir  de  titre 
pour  montrer  qu'ils  le  possèdent  par  justice  (car  ils  n'ont 
que  la  fantaisie  des  hommes),  ni  force  pour  le  posséder 
sûrement.  Il  en  est  de  même  de  la  science,  car  la  maladie 
j'ôte.  Nous  sommes  incapables  et  de  vrai  et  de  bien. 

•  10.  Nous  souhaitons  la  vérité,  et  ne  trouvons  en  nous 
qu'incertitude.  Nous  cherchons  le  bonheur,  et  ne  trouvons 
que  misère  et  mort.  Nous  sommes  incapables  de  ne  pas 
souhaiter  la  vérité  et  le  bonheur,  et  sommes  incapables 
ni  de  certitude  ni  de  bonheur.  Ce  désir  nous  est  laissé, 
tant  pour  nous  punir,  que  pour  nous  faire  sentir  d'où 
nous   sommes  tombés. 

•  11.  Si  l'homme  n'est  fait  pour  Dieu,  pourquoi  n'est-il 
heureux  qu'en  Dieu  ?  Si  l'homme  est  fait  pour  Dieu, 
pourquoi  est-il  si  contraire  à  Dieu  ? 

•  12.  Pour  moi,  j'avoue  qu'aussitôt  que  la  religion  chré- 
tienne découvre  ce  principe,  que  la  nature  de's  hommes 
est  corrompue  et  déchue  de  Dieu,  cela  ouvre  les  yeux  à 
voir  partout  le  caractère  de  cette  vérité  ;  car  la  nature  est 
telle,  qu'elle  marque  partout  un  Dieu  perdu,  et  dans 
l'homme  et  hors  de  l'homme,  et  une  nature  corrompue. 

•  13.  La  vraie  nature  de  l'homme,  son  vrai  bien,  et  la 
vraie  vertu,  et  la  vraie  religion,  sont  choses  dont  la  con- 
naissance est  inséparable. 

14.  Grandeur,  misère.  —  A  mesure  qu'on  a  plus  de 
lumière,  on  découvre  plus  de  grandeur  et  plus  de  bassesse 
dans  l'homme.  Le  commun  des  hommes,  —  ceux  qui  sont 
plus  élevés  :  les  philosophes,  ils  étonnent  le  commun  des 
hommes  ;  —  les  chrétiens,  ils  étonnent  les  philosophes. 

Qui  s'étonnera  donc  de  voir  que  la  religion  ne  fait  que 
connaître  à  fond  ce  qu'on  reconnaît  d'autant  plus  qu'on  a 
plus  de  lumière  ? 

15.  Ce  que  les  hommes,  par  leurs  plus  grandes  lumières, 
avaient  pu  connaître,  cette  religion  l'enseignait  à  ses 
enfants. 

•  16.  Le  péché  originel  est  folie  devant  les  hommes, 
mais  on  le  donne  pour  tel.  Vous  ne  me  devez  donc  pas 
reprocher  le  défaut  de  raison  en  cette  doctrine,  puisque 
je  la  donne  pour  être  sans  raison.  Mais  cette  fohe  est  plus 
sage  que  toute  la  sagesse    des  hommes,   sapientius   est 


100  PASCAL 

hominibus.  Car,  sans  cela,  que  dira-t-on  qu'est  l'homme  ? 
Tout  son  état  dépend  de  ce  point  imperceptible.  Et  com- 
ment s'en  fïit-il  aperçu  par  sa  raison,  puisque  c'est  une 
chose  contre  la  raison,  et  que  sa  raison,  bien  loin  de  l'in- 
venter par  ses  voies,  s'en  éloigne  quand  on  le  lui  présente  ? 

*  17.  Si  l'on  ne  se  connaît  plein  de  superbe,  d'ambi- 
tion, de  concupiscence,  de  faiblesse,  de  misère  et  d'injus- 
tice, on  est  bien  aveugle.  Et  si,  en  le  connaissant,  on  ne 
désire  d'en  être  délivré,  que  peut-on  dire  d'un  homme...  ? 

Que  peut-on  donc  avoir,  que  de  l'estime  pour  une  reli- 
gion qui  connaît  si  bien  les  défauts  de  l'homme,  et  que  du 
désir  pour  la  vérité  d'une  religion  qui  y  promet  des  re- 
mèdes si  souhaitables  ? 

*  18.  Plaindre  les  malheureux  n'est  pas  contre  la 
concupiscence.  Au  contraire,  on  est  bien  aise  d'avoir  à 
rendre  ce  témoignage  d'amitié,  et  à  s'attirer  la  réputation 
de  tendresse,  sans  rien  donner  (1). 

19.  On  a  fondé  et  tiré  de  la  concupiscence  des  règles 
admirables  de  police,  de  morale  et  de  justice  ;  mais  dans 
le  fond,  ce  vilain  fond  de  l'homme,  ce  Jîgnientuni  malum, 
n'est  que  couvert  :  il  n'est  pas  ôté. 

*  20.  Le  moi  est  haïssable  :  vous,  Miton,  le  couvrez, 
vous  ne  l'ôtez  pas  pour  cela  ;  vous  êtes  donc  toujours 
haïssable.  —  Point,  car  en  agissant,  comme  nous  faisons, 
obligeamment  pour  tout  le  monde,  on  n'a  plus  sujet  de  nous 
haïr.  —  Cela  est  vrai,  si  on  ne  haïssait  dans  le  mol  que  le 
déplaisir  qui  nous  en  revient.  Mais  si  je  le  hais  parce 
qu'il  est  injuste,  qu'il  se  fait  centre  de  tout,  je  le  haïrai 
toujours. 

En  un  mot,  le  moi  a  deux  qualités  :  il  est  injuste  en  soi, 
en  ce  qu'il  se  fait  centre  de  tout  ;  il  est  incommode  aux 
autres,  en  ce  qu'il  les  veut  asservir  :  cardiaque  mot  est  l'en- 
nemi et  voudrait  être  le  tyran  de  tous  les  autres.  Vous  en 
ôtez  l'incommodité,  mais  non  pas  l'injustice  :  et  ainsi  vous 
ne  le  rendez  pas  aimable  à  ceux  qui  en  haïssent  l'injustice  : 
vous  ne  le  rendez  aimable  qu'aux  injustes,  qui  n'y  trouvent 
plus  leur  ennemi,  et  ainsi  vous  demeurez  injuste  et  ne 
pouvez  plaire  qu'aux  injustes. 

*21.  «  Tout  ce  qui  est  au  monde  est  concupiscence  de  la 

(1)  Cf.  La  Rochefoucauld  :  «  Nous  nous  consolons  aisément  des 
disgrâces  de  nos  amis,  lorsqu'elles  servent  à  signaler  notre  tendresse 
pour  eux.   » 


PENSÉES.    —    ARTICLE    VII  lOl 

chair,  ou  concupiscence  des  yeux,  ou  orgueil  de  la  vie  : 
libido  scntiendc,  libido  sciendi,  libido  dominandi.  »  Mal- 
heureuse la  terre  de  malédiction  que  ces  trois  fleuves  de 
feu  embrasent  plutôt  qu'ils  n'arrosent  !  Heureux  ceux  qui, 
étant  sur  ces  fleuves,  non  pas  plongés,  non  pas  entraînés, 
mais  immobiles,  mais  affermis  sur  ces  fleuves  ;  non  pas 
debout,  mais  assis  dans' une  assiette  basse  et  sûre,  d'où  ils 
ne  se  relèvent  pas  avant  la  lumière,  mais,  après  s'y 
être  reposés  en  paix,  tendent  la  main  à  celui  qui  les  doit 
élever,  pour  les  faire  tenir  debout  et  fermes  dans  les 
porches  de  la  sainte  Hiérusalem,  où  l'orgueil  ne  pourra 
plus  les  combattre  et  les  abattre  ;  et  qui  cependant  pleu- 
rent, non  pas  de  voir  écouler  toutes  les  choses  périssa- 
bles que  les  torrents  entraînent,  mais  dans  le  souvenir 
de  leur  chère  patrie,  de  la  Hiérusalem  céleste,  dont  ils  se 
souviennent  sans  cesse  dans  la  longueur  de  leur  exil  (1)  ! 

*22.  [Contre  les  philosophes  qui  ont  Dieu  sans  Jésus- 
Christ.] 

Philosophes.  —  Ils  croient  que  Dieu  est  seul  digne 
d'être  aimé  et  admiré,  et  ont  désiré  d'être  aimés  et 
admh'és  des  hommes;  et  ils  ne  connaissent  pas  leur  corrup- 
tion. S'ils  se  sentent  pleins  de  sentiments  pour  l'aimer  et 
l'adorer  et  qu'ils  y  trouvent  leur  joie  principale,  qu'ils  s'es- 
timent bons,  à  la*^  bonne  heure  1  Mais  s'ils  s'y  trouvent 
répugnants,  s'[ils]  n'[o7i^]  aucune  pente  qu'à  se  vouloir 
établir  dans  l'estime  des  hommes,  et  que,  pour  toute  per- 
fection, ils  fassent  seulement  que,  sans  forcer  les  hommes, 
ils  leur  fassent  trouver  leur  bonheur  à  les  aimer,  je  dirai 
que  cette  perfection  est  horrible.  Quoi  I  ils  ont  connu  Dieu, 
et  n'ont  pas  désiré  uniquement  que  les  hommes  l'aimas- 
sent, et  que  les  hommes  s'arrêtassent  à  eux  1  Ils  ont  voulu 
être  l'objet  du  bonheur  volontaire  des  hommes  ! 

23.  Philosophes.  —  Nous  sommes  pleins  de  choses  qui 
nous  jettent  au  dehors. 

Notre  instinct  nous  fait  sentir  qu'il  faut  chercher  notre 
bonheur  hors  de  nous.  Nos  passions  nous  poussent  au 
dehors,  quand  même  les  objets  ne  s'offriraient  pas  pour 
les  exciter.  Les  objets  du  dehors  nous  tentent  d'eux-mêmes 
et  nous  appellent,  quand  même  nous  n'y  pensons  pas.  Et 


(1)  L'édition  Brunschvicg  place  ici  un  fragment,  Concupiscence  de  la 
chair,  concupiscence  des  yeuj:.  orgueil,  etc.,  «jue  nous  avons  repro- 
duit dans  nos  Opuscules  choisis  de  Pascal  (p.  70-71),  comme  se 
rattachant  au  morceau  sur  les  Trois  Ordres. 


102  PASCAL 

ainsi  les  philosophes  ont  beau  dire  :  «  Retirez-vous  en 
vous-mêmes,  vous  y  trouverez  votre  bien  ;  »  on  ne  les 
croit  pas,  et  ceux  qui  les  croient  sont  les  plus  vides  et  les 
plus  sots. 

24.  Les  Stoïques  disent  :  «  Rentrez  au  dedans  de  vous- 
mêmes  ;  c'est  là  où  vous  trouverez  voire  repos.  »  Et  cela 
n'est  pas  vrai. 

Les  autres  disent  :  «  Sortez  en  dehors  ;  recherchez  le 
bonheur  en  vous  divertissant.  »  Et  cela  n'est  pas  vrai.  Les 
maladies  viennent  (1). 

Le  bonheur  n'est  ni  hors  de  nous,  ni  dans  nous  ;  il  est 
en  Dieu,  et  hors  et  dans  nous. 

•f25)  Nulle  autre  religion  n'a  proposé  de  se  haïr.  Nulle 
autrëreligion  ne  peut  donc  plaire  à  ceux  qui  se  haïssent, 
et  qui  cherchent  un  être  véritablement  aimable.  Et  ceux-là, 
s'ils  n'avaient  jamais  ouï  parler  de  la  religion  d'un  Dieu 
Immilié,  l'embrasseraient  incontinent. 

26.  Je  sens  que  je  puis  n'avoir  point  été,  car  le  moi 
consiste  dans  ma  pensée;  donc  moi  qui  pense  n'aurais  point 
été,  si  ma  mère  eût  été  tuée  avant  que  j'eusse  été  animé  ; 
donc  je  ne  suis  pas  un  être  nécessaire.  Je  ne  suis  pas 
aussi  éternel,  ni  infini  :  mais  je  vois  bien  qu'il  y  a  dans  la 
nature  un  être  nécessaire,  éternel  et  infini. 

*  27.  «  Si  j'avais  vu  un  miracle,  disent-ils,  je  me  conver- 
tirais. »  Comment  assurent-ils  qu'ils  feraient  ce  qu'ils 
ignorent  ?  Ils  s'imaginent  que  cette  conversion  consiste 
en  une  adoration  qui  se  fait  de  Dieu  comme  un  commerce 
et  une  conversation  telle  qu'ils  se  la  figurent.  La  conver- 
sion véritable  consiste  à  s'anéantir  devant  cet  Etre  uni- 
versel qu'on  a  irrité  tant  de  fois,  et  qui  peut  vous  perdre 
légitimement  à  toute  heure  ;  à  reconnaître  qu'on  ne  peut 
rien  sans  lui,  et  qu'on  n'a  mérité  rien  de  lui  que  sa  dis- 
grâce. Elle  consiste  à  connaître  qu'il  y  a  une  opposition 
invincible  entre  Dieu  et  nous,  et  que,  sans  un  médiateur, 
il  ne  peut  y  avoir  de  commerce. 

•  28.  Il  est  injuste  qu'on  s'attache,  quoiqu'on  le 
fasse  avec  plaisir  et  volontairement  :  je  tromperais  ceux 
en  qui  je  ferais  naître  ce  désir,  car  je  ne  suis  la  fin  de 
personne  et  n'ai   de   quoi  le  satisfaire.  Ne  suis-je  pas 


(1)  Retour  évident  de  Pascal  sur  lui-même.  Lui  aussi,  sur  le  con- 
seil de  ses  médecins,  était  «  sorti  en  dehors  »,  s'était  «  diverti  ».  Et 
la  maladie  était  venue,  le  rappelante  une  vue  plus  juste  des  choses. 


PENSÉES.     —    ARTICLE    VII  103 

prêt  à  mourir  ?  E:  ainsi  l'objet  de  leur  attachement 
mourra  donc  ?  Comme  je  serais  coupable  de  faire  croire 
une  fausseté,  quoique  je  la  persuadasse  doucement, 
qu'on  la  crût  avec  plaisir,  et  qu'en  cela  on  me  fit  plaisir  : 
de  même,  je  suis  coupable  si  je  me  fais  aimer,  et  si  j'attire 
les  gens  à  s'attacher  à  moi  :  je  dois  avertir  ceux  qui 
seraient  prêts  à  consentir  au  mensonge,  qu'ils  ne  le  doivent 
pas  croire,  quelque  avantage  qu'il  m'en  revienne  ;  et,  de 
même,  qu'ils  ne  doivent  pas  s'attacher  à  moi,  car  il  faut 
qu'ils  passent  leur  vie  et  leurs  soins  à  plaire  à  Dieu,  et  à 
le  chercher  (1). 

•  29.  La  volonté  propre  ne  se  satisfera  jamais,  quand 
elle  aurait  pouvoir  de  tout  ce  qu'elle  veut  ;  mais  on  est 
satisfait  dès  l'instant  qu'on  y  renonce.  Sans  elle  on  ne 
peut  être  malcontent  ;  par  elle  on  ne  peut  être  content. 

•  30.  Membres.  Commencer  par  là.  —  Pour  régler 
l'amour  qu'on  se  doit  à  soi-même,  il  faut  s'imaginer"  un 
corps  plein  de  membres  pensants,  car  nous  sommes 
membres  du  tout,  et  voir  comment  chaque  membre  devrait 
s'aimer,  etc. 

•  31.  Si  les  pieds  et  les  mains  avaient  une  volonté 
particulière,  jamais  ils  ne  seraient  dans  leur  ordre  qu'en 
soumettant  cette  volonté  particulière  à  la  volonté  première 
qui  gouverne  le  corps  entier.  Hors  de  là,  ils  sont  dans  le 
désordre  et  dans  le  malheur  ;  mais,  en  ne  voulant  que  le 
b:en  du  corps,  ils  font  leur  propre  bien. 

•  32.  Il  est  faux  que  nous  soyons  dignes  que  les  autres 
nous  aiment,  il  est  injuste  que  nous  le  voulions.  Si  nous 
naissions  raisonnables,  et  indifférents,  et  connaissant 
nous  et  les  autres,  nous  ne  donnerions  point  cette  incli- 
nation à  notre  volonté.  Nous  naissons  pourtant  avec  elle  ; 
nous  naissons  donc  injustes,  car  tout  tend  à  soi.  Cela  est 
contre  tout  ordre  :  il  faut  tendre  au  général  ;  et  la  pente 
vers  soi  est  le  commencement  de  tout  désordre,  en  guerre, 
en  police,  en  économie,  dans  le  corps  particulier  de 
l'homme.  La  volonté  est  donc  dépravée. 


(1)  En  tète  dans  !e  manuscrit  :  «  Mme  Périer  a  l'original  de  ce 
billet.  »  Et  Mme  Périer  qui  cite  ces  lignes  si  touchantes  dans  la  Vie 
de  son  frère,  nous  dit  que,  «poar  le  voir  toujours  présent  (ce  principe 
dascétisme    chrétien),    Pascal    l'avait    écrit  de  sa  main  sur    un  petit 

f)apier  séparé  ». —  Nous  reproduisons  le  texte  donné  par  Mme  Périer, 
e  plus  sûr,  l'autre  n'étant  probablement  qu'une  copie  un  peu  fautive, 
ou  du  moins  arrangée. 


104  PASCAL 

Si  les  membres  des  communautés  naturelles  et  civiles 
tendent  au  bien  du  corps,  les  communautés  elles-mêmes 
doivent  tendre  à  un  autre  corps  plus  général,  dont  elles 
sont  membres.  L'on  doit  donc  tendre  au  général.  Nous 
naissons  donc  injustes  et  dépravés. 

*  33.  Quand  nous  voulons  pensera  Dieu,  n'y  a-t-ilrien 
qui  nous  détourne,  nous  tente  de  penser  ailleurs?  Tout 
cela  est  mauvais  et  né  avec  nous. 

*  34.  S'il  y  a  un  Dieu,  il  ne  faut  aimer  que  lui,  et  non  les 
créatures  passagères.  Le  raisonnement  des  impies,  dans 
la  Sagesse,  n'est  fondé  que  sur  ce  qu'il  n'y  a  point  de 
Dieu.  «  Cela  posé,  dit-il,  jouissons  donc  des  créatures.  » 
C'est  le  pis  aller.  Mais  s'il  y  avait  un  Dieu  à  aimer,  ils 
n'auraient  pas  conclu  cela,  mais  bien  le  contraire.  Et 
c'est  la  conclusion  des  sages  :  «  Il  y  a  un  Dieu,  ne  jouis- 
sons donc  pas  des  créatures.  » 

Donc  tout  ce  qui  nous  incite  à  nous  attacher  aux  créa- 
tures est  mauvais,  puisque  cela  nous  empêche,  ou  de 
servir  Dieu,  si  nous  le  connaissons,  ou  de  le  chercher,  si 
nous  l'ignorons.  Or  nous  sommes  pleins  de  concupis- 
cence ;  donc  nous  sommes  pleins  de  mal  ;  donc  nous 
devons  nous  haïr  nous-mêmes,  et  tout  ce  qui  nous  excite 
à  autre  attache  que  Dieu  seul. 

*  35.  Les  exemples  des  morts  généreuses  de  Lacédé- 
moniens  et  autres  ne  nous  touchent  guère.  Car  qu'est-ce 
que  cela  nous  apporte?  Mais  l'exemple  de  la  mort  des 
martyrs  nous  touche  ;  car  ce  sont  «  nos  membres  ».  Nous 
avons  un  lien  commun  avec  eux  :  leur  résolution  peut 
former  la  nôtre,  non  seulement  par  l'exemple,  mais  parce 
qu'elle  a  peut-être  mérité  la  nôtre.  Il  n'est  rien  de  cela 
aux  exemples  des  païens  :  nous  n'avons  point  de  liaison 
à  eux  ;  comme  on  ne  devient  pas  riche  pour  voir  un 
étranger  qui  l'est,  mais  bien  pour  voir  son  père  ou  son 
mari  qui  le  soient. 

*  36.  Morale.  —  Dieu  ayant  fait  le  ciel  et  la  terre,  qui 
ne  sentent  point  le  bonheur  de  leur  être,  il  a  voulu  faire 
des  êtres  qui  le  connussent,  et  qui  composassent  un  corps 
de  membres  pensants.  Car  nos  membres  ne  sentent  point 
le  bonheur  de  leur  union,  de  leur  admirable  intelligence, 
du  soin  que  la  nature  a  d'y  influer  les  esprits,  et  de  les 
faire  croître  et  durer.  Qu'ils  seraient  heureux  s'ils  le  sen- 
taient, s'ils  le  voyaient  !  Mais  il  faudrait  pour  cela  qu'ils 
eussent  intelligence  pour  le  connaître,  et  bonne  volonté 


PENSÉES.    —    ARTICLE   VII  105 

pour  consentir  à  celle  de  l'âme  universelle.  Que  si,  ayant 
reçu  l'intelligence,  ils  s'en  servaient  à  retenir  en  eux- 
mêmes  la  nourriture,  sans  la  laisser  passer  aux  autres 
membres,  ils  seraient  non  seulement  injustes,  mais  encore 
misérables,  et  se  haïraient  plutôt  que  de  s'aimer  ;  leur 
béatitude,  aussi  bien  que  leur  devoir,  consistant  ta  con- 
sentir à  la  conduite  de  1  ame  entière  à  qui  ils  appartien- 
nent, qui  les  aime  mieux  qu'ils  ne  s'aiment  eux-mêmes. 

*  37.  Etre  membre,  est  n'avoir  de  vie,  d'être  et  de  mou- 
vement que  par  l'esprit  du  corps  et  pour  le  corps. 

Le  membre  séparé,  ne  voyant  plus  le  corps  auquel  il 
appartient,  n'a  plus  qu'un  être  périssant  et  mourant. 
Cependant  il  croit  être  un  tout,  et,  ne  se  voyant  poini  de 
corps  dont  il  dépende,  il  croit  ne  dépendre'  que  de  soi, 
et  veut  se  faire  centre  et  corps  lui-même.  Mais  n'ayant 
point  en  soi  de  principe  de  vie,  il  ne  fait  que  s'égarer,  et 
s'étonne  dans  l'incertitude  de  son  être,  sentant  bien  qu'il 
n'est  pas  corps,  et  cependant  ne  voyant  point  qu'il  soit 
membre  d'un  corps.  Enfin,  quand  il  vient  à  se  connaître, 
il  est  comme  revenu  chez  soi,  et  ne  s'aime  plus  que  pour 
le  corps.  Il  plaint  ses  égarements  passés. 

Il  ne  pourrait  pas  par  sa  nature  aimer  une  autre  chose, 
sinon  pour  soi-même  et  pour  se  l'asservir,  parce  que 
chaque  chose  s'aime  plus  que  tout.  Mais,  en  aimant  le  corps, 
il  s'aime  soi-même,  parce  ou'il  n'a  d'être  qu'en  lui,  par 
lui  et  pour  lui  :  qui  adhœret  ï)co  uniis  spiritus  est. 

Le  corps  aime  la  main  ;  et  la  main,  si  elle  avait  une  vo- 
lonté, devrait  s'aimer  de  la  même  sorte  que  l'âme  l'aime. 
Tout  amour  qui  va  au  delà  est  injuste. 

Adhœrens  Deo  unus  spiritus  est.  On  s'aime  parce  qu'on 
est  membre  de  Jésus-Christ.  On  aime  Jésus-Christ,  parce 
qu'il  est  le  corps  dont  on  est  membre.  Tout  est  un,  l'un 
est  en  l'autre,  comme  les  trois  Personnes. 

*  38.  Deux  lois  suffisent  pour  régler  toute  la  République 
chrétienne,  mieux  que  toutes  les  lois  politiques. 

*  39.  La  vraie  et  unique  vertu  est  donc  de  se  haïr  (car 
on  est  haïssable  par  sa  concupiscence),  et  de  chercher  un 
être  véritablement  aimable,  pour  l'aimer.  Mais,  comme 
nous  ne  pouvons  aimer  ce  qui  est  hors  de  nous,  il  faut 
aimer  un  être  qui  soit  en  nous,  et  qui  ne  soit  pas  nous,  et 
cela  est  vrai  d'un  chacun  de  tous  les  hommes.  Or  il  n'y  a 
que  l'Etre  universel  qui  soit  tel.  Le  royaume  de  Dieu  est 
en  nous  :  le  bien  universel  est  en  nous,  est  nous-même,  et 
n'est  pas  nous. 


106  PASCAL 

•  40.  La  dignité  de  l'iiomme  consistait,  dans  son  inno- 
cence, à  user  et  dominer  sur  les  créatures,  mais  aujour- 
d'hui à  s'en  séparer  et  s'y  assujettir. 

•  41.  Toute  religion  est  fausse,  qui,  dans  sa  foi,  n'adore 
pas  un  Dieu,  comme  principe  de  toutes  choses,  et  qui,  dans 
sa  morale,  n'aime  pas  un  seul  Dieu  comme  objet  de  toutes 
choses. 

•  42.  S'il  y  a  un  seul  principe  de  tout,  une  seule  fin  de 
tout,  tout  par  lui,  tout  pour  lui.  Il  faut  donc  que  la  vraie 
religion  nous  enseigne  à  n'adorer  que  lui  et  à  n'aimer 
que  lui.  Mais,  comme  nous  nous  trouvons  dans  l'impuis- 
sance d'adorer  ce  que  nous  ne  connaissons  pas,  et  d'aimer 
autre  chose  que  nous,  il  faut  que  la  religion,  qui  instruit 
de  ces  devoirs,  nous  instruise  aussi  de  ces  impuissances, 
et  qu'elle  nous  apprenne  aussi  les  remèdes.  Elle  nous 
apprend  que,  par  un  homme,  tout  a  été  perdu,  et  la  liai- 
son rompue  entre  Dieu  et  nous,  et  que  par  un  homme,  la 
liaison  est  réparée. 

Nous  naissons  si  contraires  à  cet  amour  de  Dieu,  et  il 
est  si  nécessaire,  qu'il  faut  que  nous  naissions  coupables, 
ou  Dieu  serait  injuste. 

•  43.  La  vraie  religion  doit  avoir  pour  marque  d'obli- 
ger à  aimer  son  Dieu.  Cela  est  bien  juste,  et  cependant 
aucune  ne  l'a  ordonné  ;  la  nôtre  l'a  fait.  Elle  doit  encore 
avoir  connu  la  concupiscence  et  l'impuissance  ;  la  nôtre 
l'a  fait.  Elle  doit  y  avoir  apporté  les  remèdes  ;  l'un 
est  la  prière.  Nulle  religion  n'a  demandé  à  Dieu  de  l'aimer 
et  de  le  suivre. 

•  44.  Qui  ne  hait  en  soi  son  amour-propre,  et  cet 
instinct  qui  le  porte  à  se  faire  Dieu,  est  bien  aveuglé.  Qui 
ne  voit  que  rien  n'est  si  opposé  à  la  justice  et  à  la  vérité  ? 
Car  il  est  faux  que  nous  méritions  cela  ;  et  il  est  injuste 
et  impossible  d'y  arriver,  puisque  tous  demandent  la  même 
chose.  C'est  donc  une  manifeste  injustice  où  nous  sommes 
nés,  dont  nous  ne  pouvons  nous  défaire,  et  dont  il  faut 
nous  défaire. 

Cependant  aucune  religion  n'a  remarqué  que  ce  fût  un 
péché,  ni  que  nous  y  fussions  nés,  ni  que  nous  fussions 
obligés  d'y  résister,  ni  n'a  pensé  à  nous  en  donner  les 
remèdes. 

•  45.  Si  c'est  un  aveuglement  surnaturel  de  vivre 
sans  cherciier  ce  qu'on  est,  c'en  est  un  terrible  de  vivre 
mal,  en  croyant  Dieu. 


PENSÉES.    —   ARTICLE   VII  107 

•  46.  Contre  ceux  qui,  sur  la  confiance  de  la  mcsérc- 
eorde  de  Dieu,  demeurent  dans  la  nonchalance,  sans  faire 
de  bonnes  œuvres.  —  Comme  les  deux  sources  de  nos 
péchés  sont  l'orgueil  et  la  paresse,  Dieu  nous  a  découvert 
deux  qualités  en  lui  pour  les  guérir  :  sa  miséricorde  et  sa 
justice.  Le  propre  de  la  justice  est  d'abattre  l'orgueil, 
(juelque  saintes  que  soient  les  œuvres,  et  non  intres  in 
judicium,  etc.  ;  et  le  propre  de  la  miséricorde  est  de  com- 
battre la  paresse  en  exhortant  aux  bonnes  œuvres,  selon 
ce  passage  :  «  La  miséricorde  de  Dieu  invite  à  pénitence  »  ; 
et  cet  autre  des  Ninivites  :  «  Faisons  pénitence,  pour  voir 
si  par  aventure  il  aura  pitié  de  nous.  »  Et  ainsi,  tant 
s'en  faut  que  la  miséricorde  autorise  le  relâchement,  que 
c'est  au  contraire  la  qualité  qui  le  combat  formellement  ; 
de  sorte  qu'au  lieu  de  dire  :  «  S'il  n'y  avait  point  en  Dieu 
de  miséricorde,  il  faudrait  faire  toutes  sortes  d'efforts 
pour  la  vertu  ;  »  il  faut  dire,  au  contraire,  que  c'est  parce 
qu'il  y  a  en  Dieu  de  la  miséricorde,  qu'il  faut  faire  toutes 
sortes  d'efforts. 

47.  L'homme  n'est  pas  digne  de  Dieu,  mais  il  n'est 
pas  incapable  d'en  être  rendu  digne. 

Il  est  indigne  de  Dieu  de  se  joindre  à  l'homme  miséra- 
ble ;  mais  il  n'est  pas  indigne  de  Dieu  de  le  tirer  de  sa 
misère. 

48.  Pourquoi  Dieu  a  établi  la  prière. 

1*  Pour  communiquer  à  ses  créatures  la  dignité  de  la 
causalité. 

2°  Pour  nous  apprendre  de  qui  nous  tenons  la  vertu. 

3°  Pour  nous  faire  mériter  les  autres  vertus  par  travail. 

Mais,  pour  se  conserver  la  prééminence,  il  donne  la 
prière  à  qui  il  lui  plaît. 

Objection  :  Mais  on  croira  qu'on  tient  la  prière  de   soi. 

—  Cela  est  absurde  ;  car,  puisque,  ayant  la  foi,  on  ne  peut 
pas  avoir  les  vertus,  comment  aurait-on  la  foi  ?  Y  a-t-il 
pas  plus  de  distance  de  l'infidélité  à  la  foi  que  de  la  foi  à 
la  vertu  '? 

Mérite,  ce  mot  est  ambigur. 
Meruit  habere  Redeniptoreni. 
Meruit  tain  sacra  nienibra  tangcre. 
Digno  tam  sacra  menibra  tangere. 
Non  suni  dignus. 
Qui  manducat  indignas. 
Dignus  est  accipere. 
Dignare  me. 


103  PASCAL 

Dieu  ne  doit  que  suivant  ses  promesses.  II  a  promis 
d'accorder  la  justice  aux  prières  ;  jamais  il  n'a  promis  les 
prières  qu'aux  enfants  de  la  promesse. 

Saint  Augustin  a  dit  formellement  que  les  forces  seraient 
ôtées  au  juste.  Mais  c'est  par  hasard  qu'il  l'a  dit  ;  car  il 
pouvait  arriver  que  l'occasion  de  le  dire  ne  s'offrît  pas. 
Mais  ses  principes  font  voir  que,  l'occasion  s'en  présentant, 
il  était  impossible  qu'il  ne  le  dit  pas,  ou  qu'il  dit  rien  de 
contraire.  C'est  donc  plus  d'être  forcé  à  le  dire,  l'occasion 
s'en  offrant,  que  de  l'avoir  dit,  l'occasion  s'étant  offerte  : 
l'un  étant  de  nécessité,  l'autre  de  hasard.  Mais  les  deux 
sont  tout  ce  qu'on  peut  demander. 

•  49.  Les  élus  ignoreront  leurs  vertus,  et  les  réprouvés 
la  grandeur  de  leurs  crimes  :  «  Seigneur,  quand  t'avons- 
nous  vu  avoir  faim,  soif,  etc.  ?  » 

•  50.  La  grâce  sera  toujours  dans  le  monde,  —  et  aussi 
la  nature,  —  de  sorte  qu'elle  est  en  quelque  sorte  naturelle. 
Et  ainsi  toujours  il  y  aura  des  pélagiens,  et  toujours  des 
catholiques,  et  toujours  combat  ;  parce  que  la  première 
naissance  fait  les  uns,  et  la  grâce  de  la  seconde  naissance 
fait  les  autres. 

•  51.  Il  n'y  a  point  de  doctrine  plus  propre  à  l'homme 
que  celle-là,  qui  l'instruit  de  sa  double  capacité  de  rece- 
voir et  de  perdre  la  grâce,  à  cause  du  double  péril  où  il 
est  toujours  exposé,  de  désespoir  ou  d'orgueil. 

•52.  Les  philosophes  ne  prescrivaient  point  des  senti- 
ments proportionnés  aux  deux  états. 

Us  inspiraient  des  mouvements  de  grandeur  pure,  et  ce 
n'est  pas  l'état  de  l'homme.  Ils  inspiraient  des  mouvements 
de  bassesse  pure,  et  ce  n'est  pas  l'état  de  l'homme. 

Il  faut  des  mouvements  de  bassesse,  non  de  nature, 
mais  de  pénitence  ;  non  pour  y  demeurer,  mais  pour  aller 
à  la  grandeur.  Il  faut  des  mouvements  de  grandeur,  non 
de  mérite,  mais  de  grâce,  et  après  avoir  passé  par  la 
bassesse. 

•  53.  La  misère  persuade  le  désespoir,  l'orgueil  persuade 
la  présomption.  L'incarnation  montre  à  l'homme  la  gran- 
deur de  sa  misère,  par  la  grandeur  du  remède  qu'il  a 
fallu. 

•  54.  La  connaissance  de  Dieu  sans  celle  de  sa  misère 
fait  l'orgueil.  La  connaissance  de  sa  misère  sans  celle 
de  Dieu  fait  le  désespoir.  La  connaissance  de  Jésus-Christ 


PENSÉES.    —    ARTICLE   VII  109 

fait  le  milieu,  parce  que  nous  y  trouvons  et  Dieu  et  noire 
misère. 

*55.  Jésus-Christ  est  un  Dieu  dont  on  s'approche  sans 
orgueil,  et  sous  lequel  on  s'abaisse  sans  désespoir  (1). 

*  56.  ...Non  pas  un  abaissement  qui  nous  rende  inca- 
pable de  bien,  ni  une  sainteté  exempte  du  mal. 

•57.  Une  personne  me  disait  un  jour  qu'il  avait  une 
grande  joie  et  confiance  en  sortant  de  confession.  L'autre 
me  disait  qu'il  restait  en  crainte.  Je  pensai,  sur  cela,  que 
de  ces  deux  on  en  ferait  un  bon,  et  que  chacun  manquait 
en  ce  qu'il  n'avait  pas  le  sentiment  de  l'autre.  Cela  arrive 
dé  même  souvent  en  d'autres  choses. 

*  58.  L'homme  est  ainsi  fait,  qu'à  force  de  lui  dire  qu'il 
est  un  sot,  il  le  croit  ;  et,  à  force  de  se  le  dire  à  soi-même, 
on  se  le  fait  croire.  Car  l'homme  fait  lui  seul  une  conver- 
sation intérieure,  qu'il  importe  de  bien  régler  :  Corrum- 
punt  mores  bonos  cotloquia  praca.  Il  faut  se  tenir  en  silence 
autant  qu'on  peut,  et  ne  s'entretenir  que  de  Dieu,  qu'on 
sait  être  la  vérité  ;  et  ainsi,  on  se  le  persuade  à  soi-même. 

*  59.  Le  christianisme  est  étrange.  Il  ordonne  à 
l'homme  de  reconnaître  qu'il  est  vil,  et  même  abominable, 
et  lui  ordonne  de  vouloir  être  semblable  à  Dieu.  Sans  un 
tel  contrepoids,  cette  élévation  le  rendi'ait  horriblement 
vain,  ou  cet  abaissement  le  rendi-ait  terriblement  abject. 

*  60.  Avec  combien  peu  d'orgueil  un  chrétien  se  croit- 
il  uni  à  Dieu  1  avec  combien  peu  d'abjection  s'égale-t-il 
aux  vers  de  la  terre  ! 

La  belle  manière  de  recevoir  la  vie  et  la  mort,  les  biens 
et  les  maux  ! 

*  61.  Quelle  différence  entre  un  soldat  et  un  chartreux, 
quant  à  l'obéissance  ?  Car  ils  sont  également  obéissants  et 
dépendants,  et  dans  des  exercices  également  pénibles. 
Mais  le  soldat  espère  toujours  devenir  maître,  et  ne  le 
devient  jamais,   car  les  capitaines  et  princes  même  sont 

(1)  Voilà  encore  une  de  ces  formules,  comme  il  y  en  a  tant  chez 
Pascal,  qui  épuisent  toute  admiration  et  défient  tout  commentaire.  Il 
y  a  là,  fond  et  forme,  une  plénitude  et  une  force,  une  protondeu;- 
et  un  éclat  auprès  desquels  tout  semble  pâlir.  Le  christianisme  est 
là  tout  entier,  dans  ces  deux  lignes,  plus  éloquentes  et  plus  lumi- 
neuses que  de  longs  discours.  Pascal  pouvait  se  vanter  dî  «  parler 
du  fond  de  la  religion  ».  Ce  «  fond  »  du  christianisme,  il  l'avait  péné- 
tré et  senti,  plus  fortement  et  plus  intimement  que  personne,  de  toute 
sa  pensée  et  de  tout  son  cœur. 


110  PASCAL 

toujours  esclaves  et  dépendants  ;  mais  il  l'espère  toujours 
et  travaille  toujours  à  y  venir  ;  au  lieu  que  le  chartreux 
fait  vœu  de  n  être  jamais  que  dépendant.  Ainsi  ils  ne  diffè- 
rent pas  dans  la  servitude  perpétuelle  que  tous  deux  ont 
toujours,  mais  dans  l'espérance,  que  l'un  a  toujours,  et 
l'autre  jamais. 

*  62.  Nul  n'est  heureux  comme  un  vrai  chrétien,  ni  rai- 
sonnable, ni  vertueux,  ni  aimable. 

63.  Il  n'y  a  que  la  religion  chrétienne  qui  rende  l'homme 
aimable  et  heureux  tout  ensemble.  Dans  l'honnêteté,  on 
ne  peut  être  aimable  et  heureux  ensemble. 

*  64.  Préface.  —  Les  preuves  de  Dieu  métaphysiques 
sont  si  éloignées  du  raisonnement  des  hommes,  et  si  im- 
pliquées, qu'elles  frappent  peu  ;  et  quand  cela  servirait  à 
quelques-uns,  cela  ne  servirait  que  pendant  l'instant  qu'ils 
voient  cette  démonstration,  mais,  une  heure  après,  ils  crai- 
gnent !e  s'être  trompés. 

Quod  curiositaie  cognoterunt  superhia  amiserunt. 

C'est  ce  que  produit  la  connaissance  'le  Dieu  qui  se  tire 
?ins  Jésus-ChrisL,  qui  est  de  communiquer  sans  médiateur 
avec  le  Dieu  qu'on  a  connu  sans  médiateur.  Au  lieu  que 
ceux  qui  ont  connu  Dieu  par  médiateur  connaissent  leur 
misère . 

*  65.  Le  Dieu  des  chrétiens  est  un  Dieu  qui  fait  sentir 
à  l'âme  qu'il  est  son  unique  bien  ;  que  tout  son  repos  est 
on  lui  ;  qu'elle  n'aura  de  joie  qu'à  l'aimer  ;  et  qui  lui  fait 
en  même  temps  abhorrer  les  obstacles  qui  la  retiennent, 
et  l'empêchent  d'aimer  Dieu  de  toutes  ses  forces.  L'amour- 
propre  et  la  concupiscence,  qui  l'arrêtent,  lui  sont  insup- 
portables. Ce  Dieu  lui  fait  sentir  qu'elle  a  ce  fonds 
d 'amour-propre  qui  la  perd,  et  que  lui  seul  la  peut  guérir, 

*  66.  Jésus-Christ  n'a  fait  autre  chose  qu'apprendre  aux 
hommes  qu'ils  s'aimaient  eux-mêmes,  qu'ils  étaient  esclaves, 
aveugles,  malades,  malheureux  et  pécheurs  ;  qu'il  fallait 
qu'il  les  délivrât,  éclairât,  béatifiât  et  guérît  ;  que  cela  se 
ferait  en  se  haïssant  soi-même,  et  en  le  suivant  par  la 
misère  et  la  mort  de  la  croix. 

/  67.  Sans  Jésus-Christ,  il  faut  que  Thomme  soit  dans  le 
vice  et  dans  la  misère  ;  avec  Jésus-Christ,  l'homme  est 
exempt  de  vice  et  de  misère.  En  lui  est  toute  notre  vertu 
.et  toute  notre  félicité.  Hors  de  lui,  il  n'y  a  que  vice, 
misère,  erreurs,  ténèbres,  mort,  désespoir. 


PENSÉES.    —    ARTICLE    VII  111 

68.  Dieu  par  Jùsiis-Christ.  —  Nous  ne  connaissons 
Dieu  que  par  Jésus-Christ.  Sans  ce  Médiateur,  est  ôtée 
toute  communication  avec  Dieu  ;  par  Jésus-Christ,  nous 
connaissons  Dieu.  Tous  ceux  qui  ont  prétendu  connaître 
Dieu  et  le  prouser  sans  Jésus-Christ  n'avaient  que  des 
preuves  impuissantes.  Mais  pour  prouver  Jésus-Christ, 
nous  avons  les  prophéties,  qui  sont  des  preuves  solides  et 
palpables.  El  ces  prophéties  étant  accomplies,  et  prouvées 
véritables  par  1  événement,  marquent  la  certitude  de  ces 
vérités,  et  partant,  la  preuve  de  la  divinité  de  Jésus-Christ. 
En  lui  et  par  lui,  nous  connaissons  donc  Dieu.  Hors  de  là 
et  sans  TEcriture,  sans  le  péché  originel,  sans  Médiateur 
nécessaire  promis  et  arrivé,  on  ne  peut  prouver  absolument 
Dieu,  ni  enseigner  ni  bonne  doctrine  ni  bonne  morale. 
Mais  par  Jésus-Christ  et  en  Jésus-Christ,  on  prouve  Dieu, 
et  on  enseigne  la  morale  et  la  doctrine.  Jésus-Christ  est 
donc  le  véritable  Dieu  des  hommes. 

Mais  nous  connaissons  en  même  temps  notre  misère, 
car  ce  Dieu-là  n'est  autre  chose  que  le  Réparateur  de 
notre  misère.  Ainsi  nous  ne  pouvons  bien  connaître  Dieu 
qu'en  connaissant  nos  iniquités.  Aussi  ceux  qui  ont  connu 
Dieu  sans  connaître  leur  misère  ne  l'ont  pas  glorifié,  mais 
s'en  sont  glorifiés.  Quia...  non  cognocit  per  sapientiani... 
placuit  Deo  pcr  stultitiani  prœdccationis  saluas  facere . 

*  69.  Non  seulement  nous  ne  connaissons  Dieu  que  par 
Jésus-Christ,  mais  nous  ne  nous  connaissons  nous-mêmes 
que  par  Jésus-Christ.  Nous  ne  connaissons  la  vie,  la  mort 
que  par  Jésus-Christ.  Hors  de  Jésus-Christ, nous  ne  savons 
ce  que  c'est  ni  que  notre  vie,  ni  que  notre  mort,  ni  que 
Dieu,  ni  que  nous-mêmes. 

Ainsi,  sans  l'Ecriture,  qui  n'a  que  Jésus-Christ  pour 
objet,  nous  ne  connaissons  rien,  et  ne  voyons  qu'obscurité 
et  confusion  dans  la  nature  de  Dieu  et*^  dans  la  propre 
nature. 

70.  [J'aime  tous  les  hommes  comme  m.es  frères,  parce 
qu'ils  sont  tous  rachetés. j  J'aime  la  pauvreté,  parce  que 
Jésus-Christ  l'a  aimée.  J'aime  les  biens,  paire  qu'ils 
donnent  le  moyen  d'en  assister  les  misérables.  Je  garde 
fidélité  à  tout  le  monde,  je  [ne]  rends  pas  le  mal  à  ceux 
qui  m'en  font  ;  mais  je  leur  souhaite  une  condition 
pareille  à  la  mienne,  où  l'on  ne  reçoit  pas  de  mal  ni  de 
bien  de  la  part  des  hommes.  J'essaye  d'être  juste,  véri- 
table, sincère  et  fidèle  à  tous  les  hommes;  et  j'ai  une 
tendresse    de  cœur  pour  ceux  à  qui  Dieu  m'a  uni  plus 


112  PASCAL 

étroitement  ;  et  soit  que  je  sois  seul,  ou  à  la  vue  des 
hommes,  j'ai  en  toutes  mes  actions  la  vue  de  Dieu  qui  les 
doit  juger,  et  à  qui  je  les  ai  toutes  consacrées. 

Voilà  quels  sont  mes  sentiments,  et  je  bénis  tous  les 
jours  de  ma  vie  mon  Rédempteur  qui  les  a  mis  en  moi,  et 
qui,  d'un  homme  plein  de  faiblesses,  de  misères,  de  con- 
cupiscence, d'orgueil  et  d'ambition,  a  fait  un  homme  exempt 
de  tous  ces  maux  par  la  force  de  sa  grâce,  à  laquelle  toute 
la  gloire  en  est  due,  n'ayant  de  moi  que  la  misère  et 
l'erreur  (1). 

(1)  Il  va  sans  dire  que  ce  fragment,  sorte  de  profession  de  foi 
toute  personnelle,  n'était  pas  plus  destiné  à  faire  partie  de  V Apologie 
que  celui  qui  forme  le  n°  2-<  de  l'article  vu.  Mme  Périer  le  cite,  avec 
un  texte  un  peu  dilférent,  dans  la  Vie  de  son  frère  :  «  Toutes  ces 
inclinations,  écrit-elle,  dont  j'ai  remarqué  les  particularités  se  verront 
mieux  en  abrégé  par  une  peinture  qu'il  a  faite  de  lui-même  dans  un 
petit  papier  écrit  de  sa  main  en  cette  manière...  » 

L'édition  Brunschvicg  place  ici.  avec  deux  pensées  qui  s'y  ratta- 
chent, le  M'jstère  de  Jésus.  Nous  l'avons  reproduit,  avec  ces  pensées, 
dans  nos  Opusadei  choiùs  de  Pascal  (p.  10-16). 


PENSÉES.    —    ARTICLE    VIII  113 


ARTICLE  VIII 
Les  Fondements  de  la  Religion  chrétienne. 


•  1.  ...  Ils  blasphèment  ce  qu'ils  ignorent.  La  religion 
chrétienne  consiste  en  deux  points  ;  il  importe  également 
aux  hommes  de  les  connaître  et  il  est  également  dangereux 
de  les  ignorer  ;  et  il  est  également  de  la  miséricorde  de 
Dieu  d'avoir  donné  des  marques  des  deux. 

Et  cependant  ils  prennent  sujet  de  conclure  qu'un  de 
ces  points  n'est  pas,  de  ce  qui  leur  devrait  faire  conclure 
l'autre.  Les  sages  qui  ont  dit  qu'il  n'y  avait  qu'un  Dieu  ont 
été  persécutés,  les  Juifs  haïs,  les  chrétiens  encore  plus.  Ils 
ont  vu  par  lumière  naturelle  que,  s'il  y  a  une  véritable 
religion  sur  la  terre,  la  conduite  de  toutes  choses  doit  y 
tendre  comme  à  son  centre.  Toute  la  conduite  des  choses 
doit  avoir  pour  objet  l'établissement  et  la  grandeui*  de  la 
religion  ;  les  hommes  doivent  avoir  en  eux-mêmes  des 
sentiments  conformes  à  ce  qu'elle  nous  enseigne  ;  et 
enfin  elle  doit  être  tellement  l'objet  et  le  centre  où  toutes 
choses  tendent,  que  qui  en  saura  les  principes  puisse 
rendre  raison  et  de  toute  la  nature  de  l'homme  en  parti- 
culier, et  de  toute  la  conduite  du  monde  en  général. 

Et  sur  ce  fondement,  ils  prennent  lieu  de  blasphémer 
la  religion  chrétienne,  parce  qu'ils  la  connaissent  mal.  Ils 
s'imaginent  qu'elle  consiste  simplement  en  l'adoration 
d'un  Dieu  considéré  comme  grand  et  puissant  et  éternel  ; 
ce  qui  est  proprement  le  déisme,  presque  aussi  éloigné  de 
la  religion  chrétienne  que  l'athéisme,  qui  y  est  tout  à  fait 
contraire.  Et  de  là  ils  concluent  que  cette  religion  n'est 
pas  véritable,  parce  qu'ils  ne  voient  pas  que  toutes  choses 
concourent  à  l'établissement  de  ce  point,  que  Dieu  ne  se 
manifeste  pas  aux  hommes  avec  toute  l'évidence  qu'il 
pourrait  faire. 

Mais  qu'ils  en  concluent  ce  qu'ils  voudi'ont  contre  le 
déisme,  ils  n'en  concluront  rien  contre  la  religion  chré- 
tienne, qui  consiste  proprement  au  mystère  du  Rédemp- 

PASCAL  —  PENSÉES  8 


114  PASCAL 

teur,  qui  unissant  en  lui  les  deux  natures,  humaine  et 
divine,  a  retiré  les  hommes  de  la  corruption  du  péché  pour 
les  réconcilier  à  Dieu  en  sa  personne  divine. 

Elle  enseigne  donc  ensemble  aux  hommes  ces  deux 
vérités  :  et  qu'il  y  a  un  Dieu,  dont  les  hommes  sont 
capables,  et  qu'il  y  a  une  corruption  dans  la  nature,  qui 
les  en  rend  indignes.  Il  importe  également  aux  hommes 
de  connaître  l'un  et  l'autre  de  ces  points  ;  et  il  est  également 
dangereux  à  l'homme  de  connaître  Dieu  sans  connaître  sa 
misère,  et  de  connaître  sa  misère  sans  connaître  le 
Rédempteur  qui  l'en  peut  guérir.  Une  seule  de  ces  con- 
naissances fait,  ou  la  superbe  des  philosophes,  qui  ont 
connu  Dieu  et  non  leur  misère,  ou  le  désespoir  des  athées, 
qui  connaissent  leur  misère  sans  Rédempteur. 

Et  ainsi,  comme  il  est  également  de  la  nécessité  de 
l'homme  de  connaître  ces  deux  points,  il  est  aussi  égale- 
ment de  la  miséricorde  de  Dieu  de  nous  les  avoir  fait 
connaître.  La  religion  chrétienne  le  fait,  c'est  en  cela 
qu'elle  consiste. 

Qu'on  examine  l'ordre  du  monde  sur  cela,  et  qu'on  voie 
si  toutes  choses  ne  tendent  pas  à  l'établissement  des  deux 
chefs  de  cette  religion  :  Jésus-Christ  est  l'objet  de  tout,  et 
le  centre  où  tout  tend.  Qui  le  connaît,  connaît  la  raison 
de  toutes  choses. 

Ceux  qui  s'égarent  ne  s'égarent  que  manque  de  voir 
une  de  ces  deux  choses.  On  peut  donc  bien  connaître  Dieu 
sans  sa  misère,  et  sa  misère  sans  Dieu  ;  mais  on  ne  peut 
connaître  Jésus-Christ  sans  connaître  tout  ensemble  et 
Dieu  et  sa  misère. 

Et  c'est  pourquoi  je  n'entreprendrai  pas  ici  de  prouver 
par  des  raisons  naturelles,  ou  l'existence  de  Dieu,  ou  la 
Trinité,  ou  l'immortalité  de  l'âme,  ni  aucune  des  choses 
de  cette  nature;  non  seulement  parce  que  je  ne  me  sentirais 
pas  assez  fort  pour  trouver  dans  la  nature  de  quoi  con- 
vaincre des  athées  endurcis,  mais  encore  parce  que  cette 
connaissance,  sans  Jésus-Christ,  est  inutile  et  stérile. 
Quand  un  homme  serait  persuadé  que  les  proportions  des 
nombres  sont  des  vérités  immatérielles,  éternelles,  et 
dépendantes  d'une  première  vérité  en  qui  elles  subsistent, 
et  qu'on  appelle  Dieu,  je  ne  le  trouverais  pas  beaucoup 
avancé  pour  son  salut. 

Le  Dieu  des  Chrétiens  ne  consiste  pas  en  un  Dieu  sim- 
plement auteur  des  vérités  géométriques  et  de  l'ordre  des 
éléments  ;  c'est  la  part  des  païens  et  des  épicuriens.  Il  ne 
consiste  pas  seulement  en  un  Dieu  qui  exerce  sa  provi- 


PENSÉES.    —    ARTICLE   VIII  115 

dence  sur  la  vie  et  sur  les  biens  des  hommes,  pour  donner 
une  heureuse  suite  d'années  à  ceux  qui  l'adorent  ;  c'est 
la  portion  des  Juifs,  Mais  le  Dieu  d'Abraham,  le  Dieu 
d'Isaac,  le  Dieu  de  Jacob  (1),  le  Dieu  des  Chrétiens,  est  un 
Dieu  d'amour  et  de  consolation  ;  c'est  un  Dieu  qui  remplit 
l'àme  et  le  cœur  de  ceux  qu'il  possède  ;  c'est  un  Dieu  qui 
leur  fait  sentir  intérieurement  leur  misère,  et  sa  miséri- 
corde infinie  ;  qui  s'unit  au  fond  de  leur  âme  ;  qui  la  rem- 
plit d'humilité,  de  joie,  de  confiance,  d'amour  ;  qui  les 
rend  incapables  d'autre  fin  que  de  lui-même. 

Tous  ceux  qui  cherchent  Dieu  hors  de  Jésus-Christ,  et 
qui  s'arrêtent  dans  la  nature,  ou  ils  ne  trouvent  aucune 
lumière  qui  les  satisfasse,  ou  ils  arrivent  à  se  former  un 
moyen  de  connaître  Dieu  et  de  le  servir  sans  médiateur, 
et  par  là  ils  tombent,  ou  dans  l'athéisme  ou  dans  le 
déisme,  qui  sont  deux  choses  que  la  religion  chrétienne 
abhorre  presque  également. 

Sans  Jésus-Christ  le  monde  ne  subsisterait  pas  ;  car  il 
faudrait,  ou  qu'il  fût  détruit,  ou  qu'il  lut  comme  un 
enfer. 

Si  le  monde  subsistait  pour  instruire  l'homme  de  Dieu, 
sa  divinité  y  reluirait  de  toutes  parts  d'une  manière 
incontestable  ;  mais  comme  il  ne  subsiste  que  par  Jésus- 
Christ  et  pour  Jésus-Christ,  et  pour  instruire  les  hommes 
et  de  leur  corruption  et  de  leur  rédemption,  tout  y  éclate 
des  preuves  de  ces  deux  vérités. 

Ce  qui  y  parait  ne  marque  ni  une  exclusion  totale,  ni 
une  présence  manifeste  de  divinité,  mais  la  présence  d'un 
Dieu  qui  se  cache.  Tout  porte  ce  caractère. 

Le  seul  qui  connaît  la  nature  ne  la  connaîtra-t-il  que 
pour  être  misérable  ?  le  seul  qui  la  connaît  sera-t-il  le 
seul  malheureux  ? 

Il  ne  faut  [pas]  qu'il  ne  voie  rien  du  tout  ;  il  ne  faut 
pas  aussi  qu'il  en  voie  assez  pour  croire  qu'il  le  possède  ; 
mais  qu'il  en  voie  assez  pour  connaître  qu'il  l'a  perdu, 
car,  pour  connaître  qu'on  a  perdu,  il  faut  voir  et  ne  voir 
pas  ;  et  c'est  précisément  l'état  où  est  la  nature. 

Quelque  parti  qu'il  prenne,  je  ne  l'y  laisserai  point  en 
repos... 

*2.  Il  est  donc  vrai  que  tout  instruit  l'homme  de  sa  con- 
dition, mais  il  le  faut  bien  entendre  :  car  il  n'est  pas  vrai 

(1)  Pascal  avait  déjà  dit  dans  le  Mémorial  :  «  Dieu  d'Abraham, 
Dieu  d'Isaac,  Dieu  de  Jacob,  non  des  philosophes  et  des  savants...  » 
{Opuscules  choisis,  p.  9.) 


116  PASCAL 

que  tout  découvre  Dieu,  et  il  n'est  pas  vrai  que  tout  cache 
Dieu.  Mais  il  est  vrai  tout  ensemble  qu'il  se  cache  à  ceux 
qui  le  tentent,  et  qu'il  se  découvre  à  ceux  qui  le  cherchent, 
parce  que  les  hommes  sont  tout  ensemble  indignes  de 
Dieu,  et  capables  de  Dieu  :  indignes  par  leur  corruption, 
capables  par  leur  première  nature. 

•  3.  S'il  n'avait  jamais  rien  paru  de  Dieu,  cette  pri- 
vation éternelle  serait  équivoque,  et  pourrait  aussi  bien 
se  rapporter  à  l'absence  de  toute  divinité,  qu'à  l'indignité 
où  seraient  les  hommes  de  la  connaître  ;  mais  de  ce  qu'il 
paraît  quelquefois,  et  non  pas  toujours,  cela  ôte  lequivo- 
que.  S'il  paraît  une  fois,  il  est  toujours  ;  et  ainsi  on  n'en 
peut  conclure  sinon  qu'il  y  a  un  Dieu,  et  que  les  hommes 
en  sont  indignes. 

•  4.  Nous  ne  concevons  ni  l'état  glorieux  d'Adam,  ni  la 
nature  de  son  péché,  ni  la  transmission  qui  s'en  est 
faite  en  nous.  Ce  sont  choses  qui  se  sont  passées  dans  l'état 
d'une  nature  toute  différente  de  la  nôtre,  et  qui  passent 
l'état  de  notre  capacité  présente. 

Tout  cela  nous  est  inutile  à  savoir  pour  en  sortir  ;  et 
tout  ce  qu'il  nous  importe  de  connaître  est  que  nous 
sommes  misérables,  corrompus,  séparés  de  Dieu,  mais 
rachetés  par  Jésus-Christ  ;  et  c'est  de  quoi  nous  avons 
des  preuves  admirables  sur  la  terre . 

Ainsi,  les  deux  preuves  de  la  rédemption  se  tirent  des 
impies,  qui  vivent  dans  l'indifférence  de  la  religion,  et 
des  Juifs,  qui  en  sont  les  ennemis  irréconciliables. 

5.  Il  y  a  deux  manières  de  persuader  les  vérités  de 
notre  religion  :  l'une  par  la  force  de  la  raison,  l'autre  par 
l'autorité  de  celui  qui  parle.  On  ne  se  sert  pas  de  la  der- 
nière, mais  de  la  première.  On  ne  dit  pas  :  «  Il  faut  croire 
cela  ;  car  l'Ecriture  qui  le  dit,  est  divine  »  ;  mais  on  dit 
qu'il  le  faut  croire  par  telle  ou  telle  raison,  qui  sont  de 
faibles  arguments,  la  raison  étant  flexible  à  tout. 

•  6.  Ce  sera  une  des  confusions  des  damnés,  de  voir 
qu'ils  seront  condamnés  par  leur  propre  raison,  par 
laquelle  ils  ont  prétendu  condamner  la  religion  chrétienne. 

•  7.  Les  prophéties,  les  miracles  mêmes  et  les  preuves 
de  notre  religion  ne  sont  pas  de  telle  nature  qu'on  puisse 
dii'B  qu'ils  sont  absolument  convaincants.  Mais  ils  le  sont 
aussi  de  telle  sorte  qu'on  ne  peut  dire  que  ce  soit  être  sans 
raison  que  de  les  croire.  Ainsi  il  y  a  de  l'évidence  et  de 
l'obscurité,  pour  éclairer  les  uns  et  obscurcir   les  autres. 


PENSÉES.    —   ARTICLE   VIII  117 

Mais  l'évidence  est  telle,  qu'elle  surpasse,  ou  égale  pour 
le  moins,  l'évidence  du  contraire  ;  de  sorte  que  ce  n'est 
pas  la  raison  qui  puisse  déterminer  à  ne  la  pas  suivre  ;  et 
ainsi  ce  ne  peut  être  que  la  concupiscence  et  la  malice 
du  cœur.  Et  par  ce  moyen  il  y  a  assez  d'évidence  pour 
condamner   et   non   assez   pour   convaincre  ;   afin    qu'il 

f)araisse  qu'en  ceux  qui  la  suivent,  c'est  la  grâce,  et  non 
a  raison,  qui  fait  suivre  ;  et  qu'en  ceux  qui  la  fuient,  c'est 
la  concupiscence,  et  non  la  raison  qui  fait  fuir. 
Vere  discipali,  vere  Isrccélita,  ve ne  liber l,  vere  cibas. 

*  8.  Reconnaissez  donc  la  vérité  de  la  religion  dans 
l'obscurité  même  de  la  religion,  dans  le  peu  de  lumière 
que  nous  en  avons,  dans  l'indifférence  que  nous  avons  de 
la  connaître. 

*  9.  On  n'entend  rien  aux  ouvrages  de  Dieu,  si  on  ne 
prend  pour  principe  qu'il  a  voulu  aveugler  les  uns,  et 
éclaii'er  les  autres. 

*  10.  Raison  pourquoi  Figures.  —  'lis  avaient  à  entre- 
tenir un  peuple  charnel  et  à  le  rendre  dépositaire  du  Tes- 
tament spirituel]  ;  il  fallait  que,  pour  donner  foi  au  Messie, 
il  y  eût  eu  des  prophéties  précédentes,  et  qu'elles  fussent 
portées  par  des  gens  non  suspects  et  d'une  diligence  et 
fidélité  et  d'un  zèle  extraordinaire,  et  connu  de  toute  la 
terre. 

Pour  faire  réussir  tout  cela,  Dieu  a  choisi  ce  peuple 
charnel,  auquel  il  a  mis  en  dépôt  les  prophéties  qui  pré- 
disent le  Messie  comme  libérateur  et  dispensateur  des 
biens  charnels  que  ce  peuple  aimait.  Et  ainsi  il  a  eu 
une  ardeur  extraordinaire  pour  ses  prophètes,  et  a  porté 
à  la  vue  de  tout  le  monde  ces  livres  qui  prédisent  leur 
Messie,  assurant  toutes  les  nations  qu'il  devait  venir,  et 
en  la  manière  prédite  dans  les  livres  qu'ils  tenaient  ouverts 
à  tout  le  monde.  Et  ainsi  ce  peuple,  déçu  par  l'avènement 
ignominieux  et  pauvre  du  Messie,  ont  été  ses  plus  cruels 
ennemis.  De  sorte  que  voilà  le  peuple  du  monde  le  moins 
suspect  de  nous  favoriser,  et  le  plus  exact  et  zélé  qui  se 
puisse  dire  pour  sa  loi  et  pour  ses  prophètes,  qui  les  porte 
incorrompus  ;  de  sorte  que  ceux  qui  ont  rejeté  et  crucifié 
Jésus-Christ,  qui  leur  a  été  en  scandale,  sont  ceux  qui 
portent  les  livres  qui  témoignent  de  lui  et  qui  disent  qu'il 
sera  rejeté  et  en  scandale  ;  de  sorte  qu'ils  ont  m.arqué 
que  c'était  lui  en  le  refusant,  et  qu'il  a  été  également 
prouvé,  et  par  les  justes  juifs  qui  l'ont  reçu,  et  par  les 
injustes  qui  l'ont  rejeté,  l'un  et  l'autre  ayant  été  prédit. 


118  PASCAL 

C'est  pour  cela  que  les  prophéties  ont  un  sens  caché, 
le  spirituel,  dont  ce  peuple  était  ennemi,  sous  le  charnel, 
dont  il  était  ami.  Si  le  sens  spirituel  eût  été  découvert,  ils 
n'étaient  pas  capables  de  l'aimer  ;  et,  ne  pouvant  le  porter, 
ils  n'eussent  pas  eu  le  zèle  pour  la  conservation  de  leurs 
livres  et  de  leurs  cérémonies  ;  et,  s'ils  [avaient]  aimé  ces 
promesses  spirituelles,  et  cju'ils  les  eussent  conservées 
incorrompues  jusqu'au  Messie,  leur  témoignage  n'eût  pas 
eu  de  force,  puisqu'ils  en  eussent  été  amis. 

Voilà  pourquoi  il  était  bon  que  le  sens  spirituel  fût  cou- 
vert ;  mais  d'un  autre  côté,  si  ce  sens  eût  été  tellement 
caché  qu'il  n'eût  point  du  tout  paru,  il  n'eût  pu  servir  de 
preuve  au  Messie.  Qu'a-t-il  donc  été  fait  ?  Il  a  été  couvert 
sous  le  temporel  en  la  foule  des  passages,  et  a  été  décou- 
vert si  clairement  en  quelques-uns  ;  outre  que  le  temps 
et  l'état  du  monde  ont  été  prédits  si  clairement  qu'il  est 
plus  clair  que  le  soleil  ;  et  ce  sens  spirituel  est  si  claire- 
ment expliqué  en  quelques  endroits,  qu'il  fallut  un  aveu- 
glement pareil  à  celui  que  la  chair  jette  dans  l'esprit 
quand  il  lui  est  assujetti,  pour  ne  le  pas  reconnaître. 

Voilà  donc  quelle  a  été  la  conduite  de  Dieu.  Ce  sens  est 
couvert  d'un  autre  en  une  infinité  d'endroits,  et  découvert 
en  quelques-uns  rarement,  mais  en  telle  sorte  néanmoins 
que  les  lieux  où  il  est  caché  sont  équivoques  et  peuvent 
convenir  aux  deux  ;  au  lieu  que  les  lieux  où  il  est  décou- 
vert sont  univoques,  et  ne  peuvent  convenir  qu'au  sens 
spirituel. 

De  sorte  que  cela  ne  pouvait  induire  en  erreur,  et  qu'il 
n'y  avait  qu'un  peuple  aussi  charnel  qui  s'y  pût  mé- 
prendre. 

Car,  quand  les  biens  sont  promis  en  abondance,  qui  les 
empêchait  d'entendre  les  véritables  biens,  sinon  leur  cupi- 
dité, qui  déterminait  ce  sens  aux  biens  de  la  terre  ?  Mais 
ceux  qui  n'avaient  de  bien  qu'en  Dieu  les  rapportaient 
uniquement  à  Dieu.  Car  il  y  a  deux  principes  qui  par- 
tagent les  volontés  des  hommes,  la  cupidité  et  la  charité. 
Ce  n'est  pas  que  la  cupidité  ne  puisse  être  avec  la  foi  en 
Dieu,  et  que  la  charité  ne  soit  avec  les  biens  de  la  terre  ; 
mais  la  cupidité  use  de  Dieu  et  jouit  du  monde  ;  et  la 
charité,  au  contraire. 

Or,  la  dernière  fin  est  ce  qui  donne  le  nom  aux  choses. 
Tout  ce  qui  nous  empêche  d'y  arriver  est  appelé  ennemi. 
Ainsi  les  créatures,  quoique  bonnes,  sont  ennemies  des 
justes,  quand  elles  les  détournent  de  Dieu  ;  et  Dieu  même 
est  l'ennemi  de  ceux  dont  il  trouble  la  convoitise. 


PENSÉES.    —    ARTICLE   VIII  119 

Ainsi,  le  mot  d'ennemi  dépendant  de  la  dernière  fin,  les 
justes  entendaient  par  là  leurs  passions,  et  les  charnels 
entendaient  les  Babyloniens  ;  et  ainsi  ces  termes  n'étaient 
obscurs  que  pour  les  injustes.  Et  c'est  ce  que  dit  Isaïe  : 
Signa  legem  in  electis  meis,  et  que  Jésus-Christ  sera  pierre 
de  scandale.  Mais,  «  Bienheureux,  ceux  qui  ne  seront 
point  scandalisés  en  lui  1  »  Osée,  ult.,  le  dit  parfaitement  : 
«  Où  est  le  sage  ?  et  il  entendra  ce  que  je  dis.  Les  justes 
l'entendront  :  car  les  voies  de  Dieu  sont  droites  ;  mais  les 
méchants  y  trébucheront  (1).  » 

11.  Grandeur.  —  La  religion  est  une  chose  si  grande, 
qu'il  est  juste  que  ceux  qui  lîe  voudraient  pas  prendre  la 
peine  de  la  chercher,  si  elle  est  obscure,  en  soient  privés. 
De  quoi  se  plaint-on  donc,  si  elle  est  telle  qu'on  la  puisse 
trouver  en  la  cherchant  '? 

•  12.  Tout  tourne  en  bien  pour  les  élus,  jusqu'aux  obs- 
curités de  l'Ecriture  ;  car  ils  les  honorent,  à  cause  des 
clartés  divines.  Et  tout  tourne  en  mal  pour  les  autres, 
jusqu'aux  clartés  ;  car  ils  les  blasphèment,  à  cause  des 
obscurités  qu'ils  n'entendent  pas. 

•  13.  Il  y  a  assez  de  clarté  pour  éclairer  les  élus  et  assez 
d'obscurité  pour  les  humilier.  Il  y  a  assez  d'obscurité  pour 
aveugler  les  réprouvés  et  assez  de  clarté  pour  les  condam- 
ner et  les  rendre  inexcusables.  Saint  Augustin,  [apud] 
Montaigne,  Sebonde. 

La  généalogie  de  Jésus-Christ  dans  l'Ancien  Testament 
est  mêlée  parmi  tant  d'autres  inutiles,  qu'elle  ne  peut  être 
discernée.  Si  Moïse  n'eût  tenu  registre  que  des  ancêtres 
de  Jésus-Christ,  cela  eût  été  trop  visible.  S'il  n'eût  pas 
maraué  celle  de  Jésus-Christ,  cela  n'eût  pas  été  assez 
visible.  Mais,  après  tout,  qui  y  regarde  de  prés,  voit  celle 
de  Jésus-Christ  bion  discernée  par  Thamar,  Ruth,  etc. 

Ceux  qui  ordonnaient  ces  sacrifices  en  savaient  l'inuti- 
lité, ceux  qui  en  ont  déclaré  l'inutilité  n'ont  pas  laissé  de 
les  pratiquer. 

Si  Dieu  n'eût  permis  qu'une  seule  religion,  elle  eût  été 
trop  reconnaissable  ;  mais  qu'on  y  regarde  de  près,  on 
discerne  bien  la  vérité  dans  cette  confusion. 

Principe  :  Moïse  était  habile  homme.  Si  donc  il  se  gou- 


(1)  Le  P.  Lagrange  qui  cite  ce  développement  dans  son  article 
déjà  cité  sur  Pascal  et  les  Prophéties  messiani/jues,  déclare  qu'il 
«  complète  bien  dans  la  pensée  maîtresse  de  Pascal  sur  les  prophé- 
ties »,  exprimée  dans  l'article  x,  14. 


120  PASCAL 

vernait  par  son  esprit,  il  ne  dirait  rien  nettement  qui  fût 
directement  contre  l'esprit. 

Ainsi  toutes  les  faiblesses  très  apparentes  sont  des 
forces.  Exemple  :  les  deux  généalogies  de  saint  Matthieu 
et  de  saint  Luc.  Qu'y  a-t-il  de  plus  clair,  que  cela  n'a  pas 
été  fait  de  concert  ? 

*  14.  Dieu  veut  plus  disposer  la  volonté  que  l'esprit.  La 
clarté  parfaite  servirait  à  l'esprit  et  nuirait  à  la  volonté. 
Abaisser  la  superbe. 

*  15.  Que  Dieu  s'est  voulu  cacher.  —  S'il  n'y  avait 
(lu'une  religion,  Dieu  y  serait  bien  manifeste.  S'il  n'y  avait 
aes  martyrs  qu'en  notre  religion,  de  même. 

Dieu  étant  ainsi  caché,  toute  religion  qui  ne  dit  pas  que 
Dieu  est  caché  n'est  pas  véritable  ;  et  toute  religion  qui 
n'en  rend  pas  la  raison  n'est  pas  instruisante.  La  nôtre 
fait  tout  cela  :  Vere  tu  es  Deus  absconditus. 

*  16.  S'il  n'y  avait  point  d'obscurité,  l'homme  ne  sen- 
tirait point  sa  corruption  ;  s'il  n'y  avait  point  de  lumière, 
l'homme  n'espérerait  point  de  remède.  Ainsi,  il  est  non 
seulement  juste,  mais  utile  pour  nous,  que  Dieu  soit  caché 
en  partie,  et  découvert  en  partie,  puisqu'il  est  également 
dangereux  à  l'homme  de  connaître  Dieu  sans  connaître 
sa  misère,  et  de  connaître  sa  misère  sans  connaître  Dieu. 

17.  Cette  religion  si  grande  en  miracles  (saints,  Pères(l), 
irréprochables  ;  —  savants  et  grands,  témoins  —  ;  mar- 
tyrs ;  —  rois  (David)  établis  ;  Isaïe,  prince  du  sang),  si 
grande  en  science,  après  avoir  étalé  tous  ses  miracles  et 
toute  sa  sagesse,  elle  réprouve  tout  cela,  et  dit  qu'elle  n'a  ni 
sagesse  ni  signes,  mais  la  croix  et  la  folie. 

Car  ceux  qui,  par  ces  signes  et  cette  sagesse,  ont  mérité 
votre  créance,  et  qui  vous  ont  prouvé  leur  caractère,  vous 
déclarent  que  rien  de  tout  cela  ne  peut  nous  changer,  et 
nous  rendre  capables  de  connaître  et  aimer  Dieu,  que  la 
vertu  de  la  folie  de  la  croix,  sans  sagesse  ni  signes  ;  et  non 
point  les  signes  sans  cette  vertu.  Ainsi  notre  religion  est 
folle,  en  regardant  à  la  cause  effective,  et  sage  en  regar- 
dant à  la  sagesse  qui  y  prépare. 

(1)  M.  Brunschvicg  croit  lire  pieux,  mais  avoue  sa  lecture  douteuse. 
Tous  les  éditeurs  et  les  deux  copies  donnent  Pères.  Je  lis,  j'explique 
et  je  ponctue  comme  M.  Michaut. 


PENSÉES.    —  ARTICLE   IX  121 


ARTICLE  IX 

La  Perpétuité 

1.  Sur  ce  que  larelcglon  chrétienne  n'est  pas  unique.  — 
Tant  s'en  faut  que  ce  soit  une  raison  qui  fasse  croire 
qu'elle  n'est  pas  la  véritable,  qu'au  contraire,  c'est  ce  qui 
fait  voir  qu'elle  l'est. 

•  2.  Histoire  de  la  Chine  (1).  —  Je  ne  crois  que  les  his- 
toires dont  les  témoins  se  feraient  égorger. 

[Lequel  est  le  plus  croyable  des  deux,  Moïse  ou  la  Chine?] 

Il  n  est  pas  question  de  voir  cela  en  gros.  Je  vous  dis 
qu'il  y  a  de  quoi  aveugler  et  de  quoi  éclairer. 

Par  ce  mot  seul,  je  ruine  tous  vos  raisonnements. 
«  Mais  la  Chine  obscurcit,  »  dites-vous  ;  et  je  réponds  :  «  La 
Chine  obscurcit,  mais  il  y  a  clarté  à  trouver  ;  cherchez-la.  » 

Ainsi  tout  ce  que  vous  dites  fait  à  un  des  desseins,  et 
rien  contre  l'autre.  Ainsi  cela  sert,  et  ne  nuit  pas. 

11  faut  donc  voir  cela  en  détail,  il  faut  mettre  papiers 
sur  table. 

*3.  Mahomet,  sans  autorité.  Il  faudrait  donc  que  ses  rai- 
sons fussent  bien  puissantes,  n'ayant  que  leur  propre  force. 
Que  dit-il  donc  ?  Qu'il  faut  le  croire  î 

•  4.  Contre  Mahomet.  —  L'Alcoran  n'est  pas  plus  de 
Mahomet  que  l'Evangile,  de  saint  Matthieu,  car  il  est  cité 
de  plusieurs  auteurs  de  siècle  en  siècle  ;  les  ennemis  mê- 
mes, Celse  et  Porphyre,  ne  l'ont  jamais  désavoué. 

L'Alcoran  dit  que  saint  Matthieu  était  homme  de  bien. 
Donc,  il  était  faux  prophète,  ou  en  appelant  gens  de  bien 

(1)  L'Histoire  de  la  Chine,  en  latin,  du  P.  Martini,  venait  de  paraître 
en  1658.  —  Tout  cet  article  nous  montre  Pascal,  bien  moderne  encore 
en  cela,  très  préoccupé,  et  comme  à  l'affût  des  «difficultés  de  croire  »,— 
les  plus  graves  peut-être,  —  qui  proviennent  de  l'histoire  des  religions 
comparées,  en  particulier  des  religions  orientales.  Comme  ses  con- 
temporains d'ailleurs,  il  ignore  le  bouddhisme. 


122  PASCAL 

des  méchants,   ou  en  ne  demeurant  pas  d'accord  de  ce 
qu'ils  ont  dit  de  Jésus-Christ  (1). 

•  5.  Ce  n'est  pas  par  ce  qu'il  y  a  d'obscur  dans  Mahomet, 
et  qu'on  peut  faire  passer  pour'un  sens  mystérieux,  que  je 
veux  qu'on  en  juge,  mais  par  ce  qu'il  y  a'^de  clair,  par  son 
paradis,  et  par  le  reste  ;  c'est  en  cela  qu'il  est  ridicule.  Et 
c'est  pourquoi  il  n'est  pas  juste  de  prendre  ses  obscurités 
pour  des  mystères,  vu  que  ses  clartés  sont  ridicules. 

Il  n'en  est  pas  de  même  de  l'Ecriture.  Je  veux  qu'il  y 
ait  des  obscurités  qui  soient  aussi  bizarres  que  celles  de 
Mahomet  ;  mais  il  y  a  des  clartés  admirables,  et  des  pro- 
phéties manifestes  accomplies.  La  partie  n'est  donc  pas 
égale.  Il  ne  faut  pas  confondre  et  égaler  les  choses  qui  ne 
se  ressemblent  que  par  l'obscurité  et  non  pas  par  la  clarté, 
qui  mérite  qu'on  révère  les  obscurités. 

•  6.  Différence  entre  Jésus-Christ  et  Mahomet.  —  Maho- 
met, non  prédit  ;  Jésus-Christ,  prédit. 

Mahomet,  en  tuant  ;  Jésus-Christ,  en  faisant  tuer  les 
siens. 

Mahomet,  en  défendant  de  lire  ;  les  apôtres  en  ordon- 
nant de  lire. 

Enfin,  cela  est  si  contraire,  que,  si  Mahomet  a  pris  la 
voie  de  réussir  humainement,  Jésus-Christ  a  pris  celle  de 
périr  humainement,  et,  qu'au  lieu  de  conclure  que,  puisque 
Mahomet  a  réussi,  Jésus-Christ  a  bien  pu  réussir,  il  faut 
dire  que,  puisque  Mahomet  a  réussi,  Jésus-Christ  devait 
périr. 

•  7.  Tout  homme  (2)  peut  faire  ce  qu'a  fait  Mahomet  ;  car 
il  n'a  point  fait  de  miracles,  il  n'a  point  été  prédit.  Nul  ne 
peut  faire  ce  qu'a  fait  Jésus-Christ. 

•  8.  [Fondement  de  notre  foi.]  —  La  religion  païenne  est 
sans  fondement  [aujourd'hui.  On  dit  qu'autrefois  elle  en 
a  eu  par  les  oracles  qui  ont  parlé.  Mais  quels  sont  les 
livres  qui  nous  en  assurent  ?  Sont-ils  si  dignes  de  foi  par 
la  vertu  de  leurs  auteurs?  Sont-ils  conservés  avec  tant  de 
soin  qu'on  puisse  s'assurer  qu'ils  ne  sont  point  corrom- 
pus?] 

La  religion  mahométane  a  pour  fondement  l'Alcoran  et 


(1)  Argumentation  peut-être  un  peu  simpliste. 

(2)  Tout  homme,  n'est-ce  pas  beaucoup  dire,  et  l'expression  de  Pas- 
cal ne  dépasse-t-elle  pas  ici  sa  pensée  ?  li  veut  évidemment  dire  que 
ce  qu'a  fait  Mahomet  ne  dépasse  pas  le  pouvoir  d'un  homme. 


PENSÉES.   —   ARTICLE   IX  123 

Mahomet.  Mais  ce  prophète,  qui  devait  être  la  dernière 
attente  du  monde,  a-t-il  été  prédit  ?  Quelle  marque  a-t-il 
que  n'ait  aussi  tout  homme  qui  se  voudra  dire  prophète  ? 
Quels  miracles  dit-il  lui-même  avoir  faits  ?  Quels  mystères 
a-t-il  enseignés,  selon  sa  tradition  même  ?  Quelle  morale 
et  quelle  lèlicité  ? 

La  religion  juive  doit  être  regardée  différemment  dans 
la  tradition  des  Livres  Saints  et  dans  la  tradition  du  peuple. 
La  morale  et  la  félicité  en  est  ridicule  dans  la  tradition  du 
peuple  ;  mais  elle  est  admirable  dans  celle  [des  Licrcs] 
Saints  (et  toute  religion  est  de  même  :  car  la  chrétienne 
est  bien  différente  dans  les  Li\Tes  Saints  et  dans  les 
casuistes).  Le  fondement  en  est  admirable,  c'est  le  plus 
ancien  livre  du  monde  et  le  plus  authentique  ;  et,  au  lieu 
que  Mahomet,  pour  faire  subsister  le  sien,  a  défendu  de 
le  lire,  Moïse,  pour  faire  subsister  le  sien,  a  ordonné  à 
tout  le  monde  de  le  lire.  _ 

Notre  religion  est  si  divine,  qu'une  autre  religion  divine 
n'en  a  [été]  que  le  fondement, 

•  9.  La  seule  reUgion  contre  la  nature,  contre  le  sens 
commun,  contre  nos  plaisirs,  est  la  seule  qui  ait  toujours 
été. 

•  10.  Nulle  religion  que  la  nôtre  n'a  enseigné  qiie 
l'homme  naît  en  péché,  nulle  secte  de  philosophes  ne  l'a 
dit  :  nulle  n'a  donc  dit  vrai. 

Nulle  secte  ni  religion  n'a  toujours  été  sur  la  terre,  que 
la  religion  chrétienne. 

•  11.  Qui  jugera  de  la  religion  des  Juifs  par  les  gros- 
siers la  connaîtra  mal.  Elle  est  visible  dans  les  Saints 
Livres,  et  dans  la  tradition  des  prophètes,  qui  ont  assez 
fait  entendre  qu'ils  n'entendaient  pas  la  loi  à  la  lettre. 
Ainsi  notre  religion  est  divine  dans  lEvangile,  les  apôtres 
et  la  tradition  ;  mais  elle  est  ridicule  dans  ceux  qui  la 
traitent  mal. 

Le  Messie,  selon  les  Juifs  charnels,  doit  être  un  grand 
prince  temporel.  Jésus-Christ,  selon  les  chrétiens  char- 
nels, est  venu  nous  dispenser  d'aimer  Dieu,  et  nous  donner 
des  sacrements  oui  opèrent  tout  sans  nous.  Ni  l'un  ni 
l'autre  n'est  la  religion  chrétienne,  ni  juive. 

Les  vrais  Juifs  et  les  vrais  Chrétiens  ont  toujours  attendu 
un  Messie  aui  les  ferait  aimer  Dieu,  et,  par  cet  amour, 
triompher  de  leurs  ennemis. 

•  12.  Les  Juifs  charnels  tiennent  le  milieu  entre  les 


124  PASCAL 

Chrétiens  et  les  païens.  Les  païens  ne  connaissent  point 
Dieu,  et  n'aiment  que  la  terre.  Les  Juifs  connaissent  le 
vrai  Dieu,  et  n'aiment  que  la  terre.  Les  Chrétiens  con- 
naissent le  vrai  Dieu,  et  n'aiment  point  la  terre.  Les  Juifs 
et  les  païens  aiment  les  mêmes  biens.  Les  Juifs  et  les 
Chrétiens  connaissent  le  même  Dieu. 

Les  Juifs  étaient  de  deux  sortes  :  les  uns  n'avaient  que 
les  affections  païennes,  les  autres  avaient  les  affections 
chrétiennes. 

•  13.  Deux  sortes  d'hommes  en  chaque  religion  :  parmi 
les  païens,  des  adorateurs  des  bêtes,  et  les  autres,  adora- 
teurs d'un  seul  Dieu  dans  la  religion  naturelle  ;  parmi  les 
Juifs,  les  charnels,  et  les  spirituels,  qui  étaient  les  Chré- 
tiens de  la  loi  ancienne  ;  parmi  les  Chrétiens,  les  gros- 
siers, qui  sont  les  Juifs  de  la  loi  nouvelle.  Les  Juifs  charnels 
attendaient  un  Messie  charnel  ;  les  Chrétiens  grossiers 
croient  que  le  Messie  les  a  dispensés  d'aimer  Dieu  ;  les 
vrais  Juifs  et  les  vrais  Chrétiens  adorent  un  Messie  qui 
les  fait  aimer  Dieu. 

•  14.  Pour  montrer  que  les  vrais  Juifs  et  les  xsrais  Chré- 
tiens n'ont  qu'une  même  religion.  —  La'religion  des  Juifs 
semblait  consister  essentiellement  en  la  paternité  d'Abra- 
ham, en  la  circoncision,  aux  sacrifices,  aux  cérémonies,  ■ 
en  l'arche,  au  temple,  en  Hiérusalem,  et  enfin  en  la  loi  et  en 
l'alliance  de  Moïse. 

Je  dis  : 

Qu'elle  ne  consistait  en  aucune  de  ces  choses  ;  mais  seu- 
lement en  l'amour  de  Dieu,  et  que  Dieu  réprouvait  toutes 
les  autres  choses  ; 

Que  Dieu  n'acceptait  point  la  postérité  d'Abraham  ; 

Que  les  Juifs  seront  punis  de  Dieu,  comme  les  étran- 
gers, s'ils  l'offensent.  Deut.,  viii,  19  :  «  Si  vous  oublier 
Dieu,  et  que  vous  suiviez  des  dieux  étrangers,  je  vous 
prédis  que  vous  périrez  de  la  même  manière  que  les 
nations  que  Dieu  a  exterminées  devant  vous  ;  » 

Que  les  étrangers  seront  reçus  de  Dieu  comme  les 
Juifs,  s'ils  l'aiment.  Is.,  lvi,  3:  «  Que  l'étranger  ne  dise 
pas  :  «  Le  Seigneur  ne  me  recevra  pas.  »  Les  étrangers 
qui  s'attachent  à  Dieu  seront  pour  le  servir  et  l'aimer  :  je 
les  niènerai  en  ma  sainte  montagne,  et  recevrai  d'eux  dès 
sacrifices,  car  ma  maison  est  la  maison  d'oraison  ;  » 

Que  les  vrais  Juifs  ne  considéraient  leur  mérite  que  de 
Dieu,  et  non  d'Abraham,  Is.,  lxiii,  16:  «  Vous  êtes  véri- 
tablement notre  père,  et  Abraham  ne  nous  a  pas  connus. 


PENSÉES.    —    ARTICLE   IX 


125 


et  Israël  n'a  pas  eu  de  connaissance  de  nous  ;  mais  c'est 
vous  qui  êtes  noire  père  et  notre  rédempteur.  »  —  Moïse 
même  leur  a  dit  que  Dieu  n'accepterait  pas  les  personnes. 
Deut  X,  17  :  «  Dieu,  dit-il,  n'accepte  pas  les  personnes, 
ni  les  sacrifices.  ^)  —  Le  sabbat  n'était  qu'un  signe, 
Ex.  XXXI,  13  ;  et  en  mémoire  de  la  sortie  d'Egypte, 
Deut.,  V,  15.  Donc  il  n'est  plus  nécessaire,  puisqu'il  faut 
oublier  l'Esvpte.  —  La  circoncision  n'était  qu'un  signe, 
Gen.,  XVII,  11.  Et  de  là  vient  qu'étant  dans  le  désert,  ils  ne 
furent  point  circoncis,  parce  qu'ils  ne  pouvaient  se  con- 
fondi^e  avec  les  autres  peuples  ;  et  qu'après  que  Jésus- 
Christ  est  venu,  elle  n'est  plus  nécessaire  ; 

Que  la  circoncision  du  cœur  est  ordonnée.  Deut.,  x.  Ib  ; 
Jérém.,  iv,  4  :  «  Sovez  circoncis  de  cœur  ;  retranchez  les 
superfluitôs  de  votre  cœur,  et  ne  vous  endurcissez  plus  ; 
car  votre  Dieu  est  un  Dieu  grand,  puissant  et  terrible,  qui 
n'accepte  pas  les  personnes  ;  »  n       r^- 

Que  Dieu  dit  qu'il  le  ferait  un  jour.  Dent.,  xxx,  6  :  «  Dieu 
te  circoncira  le  cœur  et  à  tes  enfants  afin  que  tu  1  aimes 
de  tout  ton  cœur  ;  »  .  , .  „ , 

Que  les  incirconcis  de  cœur  seront  juges.  Jer  ,  ix,  ^b  : 
car  Dieu  jueera  les  peuples  incirconcis  et  tout  le  peuple 
d'Israël,  parce  qu'il  est  a  incirconcis  de  co?ur  «  ; 

Que  l'extérieur  ne  sert  rien  sans  l'intérieur.  Joël.,  ii,  Id  : 
Scindltc  corda  vestra,  etc.  Is.,  LViii,  3,  4,  etc.  L'amour 
de  Dieu  est  recommandé  en  tout  le  Deutéronome. 
Deut.,  xxx,  19  :  «  Je  prends  à  témoin  le  ciel  et  la  terre 
que  j'ai  mis  devant  vous  la  mort  et  la  vie,  afin  que  vous 
choisissiez  la  vie,  et  que  vous  aimiez  Dieu  et  que  vous 
lui  obéissiez,  car  c'est  Dieu  qui  est  votre  vie  ;  » 

Que  les  Juifs,  manque  de  cet  amour,  seraient  réprouves 
pour  leurs  crimes,  et  les  païens  élus  en  leur  place.  Os.,  i, 
10  •  Deut.,  xxxii,  20  :  «  Je  me  cacherai  d'eux,  dans  la  vue 
de  leurs  derniers  crimes  ;  car  c'est  une  nation  méchante 
et  infidèle.  Ils  m'ont  provoqué  à  courroux  par  les  choses 
qui  ne  sont  point  des  dieux,  et  je  les  provoquerai  a  jalousie 
par  un  peuple  qui  n'est  pas  mon  peuple,  et  par  une  nation 
sans  science  et  sans  intelligence,  w  Is.,  lxv,  l  ; 

Que  les  biens  temporels  sont  faux,  et  que  le  vrai  bien 
est  d'être  uni  à  Dieu.  Ps.,  cxLiii,  15  ; 

Que  leurs  fêtes  déplaisent  à  Dieu.  Amos,  v,  21  ; 

Que  les  sacrifices  des  Juifs  déplaisent  à  Dieu.  Is.,  lxvi, 
1-3  ;  I,  11.  Jérem.,  vi,  20.  David,  Miserere.  —  Même  delà 
part  des  bons,  Exspectaci.  Ps.,  xlix,  8,  9,  10,  U,  12,  13 
et  14; 


126  PASCAL 

Qu'il  ne  les  a  établis  pour  leur  dureté.  Michée,  admira- 
blement, VI,  6-8  ;  /.  R.,  XV,  22  ;  Osée,  vi,  6; 

Que  les  sacrifices  des  païens  seront  reçus  de  Dieu,  et  que 
Dieu  retirera  sa  volonté  des  sacrifices  des  Juifs.  Malacn., 

I,  11  ; 

Que  Dieu  fera  une  nouvelle  alliance  par  le  Messie,  et  que 
l'ancienne  sera  rejetée.  Jérém.,  xxxi,  31  :  Mandata  non 
bona  ;  —  Ezéch.,  xx,  25  ; 

Que  les  anciennes  choses  seront  oubliées.  Is.,  xliii,  18, 
19;  Lxv,  17, 18  ; 

Qu'on  ne  se  souviendra  plus  de  l'arche.  Jér.,  m,  15, 16  ; 

Que  le  temple  serait  rejeté.  Jér.,  vu,  12,  13,  14; 

Que  les  sacrifices  seraient  rejetés,  et  d'autres  sacrifices 
purs  établis.  Malach.,  i,  11; 

Que  l'ordre  de  la  sacrificature  d'Aaron  serait  réprouvé, 
et  celle  de  Melchisédech  introduite  par  le  Messie.  Ps. 
Dixit  Dominuê  ; 

Que  cette  sacrificature  serait  éternelle.  Ibld  ; 

Que  Jérusalem  serait  réprouvée,  et  Rome  admise.  Ps. 
Dixit  Dominas  ; 

Que  le  nom  des  Juifs  serait  réprouvé  et  un  nouveau 
nom  donné.  Is.,  lxv,  15  ; 

Que  ce  dernier  nom  serait  meilleur  que  celui  de  Juif, 
et  éternel.  Is.,  lxii,  5  ; 

Que  les  Juifs  devaient  être  sans  prophètes  (Amos),  sans 
roi,  sans  princes,  sans  sacrifice,  sans  idole  ; 

Que  les  Juifs  subsisteraient  néanmoins  toujours  en 
peuple.  Jérém.,  xxxi,  36  ; 

•15.  Perpétuité.  —  Cette  religion,  qui  consiste  à  croire 
que  l'homme  est  déchu  d'un  état  de  gloire  et  de  communi- 
cation avec  Dieu  en  un  état  de  tristesse,  de  pénitence  et 
deloignement  de  Dieu,  mais  qu'après  cette  vie  nous 
serons  rétablis  par  un  Messie  qui  devait  venir,  a  toujours 
été  sur  la  terre.  Toutes  choses  ont  passé,  et  celle-là  a 
subsisté,  pour  laquelle  sont  toutes  choses. 

Les  hommes,  dans  le  premier  âge  du  monde,  ont  été 
emportés  dans  toutes  sortes  de  désordres,  et  il  y  avait 
cependant  des  saints,  comme  Enoch,  Lamech  et  d'autres, 
qui  attendaient  en  patience  le  Christ  promis  dès  le  com- 
mencement du  monde.  Noé  a  vu  la  malice  des  hommes  au 
plus  haut  degré  ;  et  il  a  mérité  de  sauver  le  monde  en  sa 
personne,  par  l'espérance  du  Messie  dont  il  a  été  la  figure. 
Abraham  était  environné  d'idolâtres,  quand  Dieu  lui  a 
fait  connaître  le  mystère  du  Messie,  qu'il  a  salué  de  loin. 


PENSÉES.    —    ARTICLE   IX  127 

Au  temps  d'Isaac  et  de  Jacob,  l'abomination  était  répan- 
due sur  toute  la  terre  ;  mais  ces  saints  vivaient  en  la  foi  ; 
et  Jacob,  mourant  et  bénissant  ses  enfants,  s'écrie,  par  un 
transport  qui  lui  fait  interrompre  son  discours  :  «  J'at- 
tends, ô  mon  Dieu  !  le  Sauveur  que  vous  avez  ^  promis  : 
Salatare  tuuni  exspectabo.  Domine .  »  Les  Égyptiens 
étaient  infectés  et  d'idolâtrie  et  de  magie  ;  le  peuple  de 
Dieu  même  était  entraîné  par  leurs  exemples  ;  mais 
cependant  Moïse  et  d'autres  croyaient  celui  qu'ils  ne 
voyaient  pas  et  l'adoraient  en  regardant  aux  dons  éter- 
nels qu'il  leur  préparait. 

Les  Grecs,  et  les  Latins  ensuite,  ont  fait  régner  les 
fausses  déités  ;  les  poètes  ont  fait  cent  diverses  théolo- 
gies ;  les  philosophes  se  sont  séparés  en  mille  sectes  dif- 
férentes ;  et  cependant  il  y  avait  toujours  au  cœur  de  la 
Judée  des  hommes  choisis  qui  prédisaient  la  venue  de  ce 
Messie,  qui  n'était  connu  que  d'eux. 

Il  est  venu  enfin  en  la  cor.sommation  des  temps  ;  et 
depuis,  on  a  vu  naître  tant  de  schismes  et  d'hérésies, 
tant  renverser  d'Etats,  tant  de  changements  en  toutes 
choses  ;  et  cette  Eglise,  qui  adore  Celui  qui  a  toujours  été 
adoré,  a  subsisté  sans  interruption.  Et  ce  qui  est  admirable, 
incomparable  et  tout  à  fait  divin,  c'est  que  cette  religion, 
qui  a  toujours  duré,  a  toujours  été  combattue.  Mille  fois 
elle  a  été  à  la  veille  d'une  destruction  universelle  ;  et 
toutes  les  fois  qu'elle  a  été  dans  cet  état.  Dieu  l'a  relevée 
par  des  coups  extraordinaires  de  sa  puissance.  C'est  ce 
qui  est  étonnant,  et  qu'elle  s'est  maintenue  sans  fléchir  et 
ployer  sous  la  volonté  des  tyrans.  Car  il  n'est  pas  étrange 
qu'un  Etat  subsiste,  lorsque  l'on  fait  quelquefois  céder  ses 
lois  à  la  nécessité,  mais  que...  (Voyez  le  rond  dans 
Montaigne). 

•16.  Les  Etats  périraient  si  on  ne  faisait  ployer  souvent 
les  lois  à  la  nécessité.  Mais  jamais  la  religion  n'a  souffert 
cela,  et  n'en  a  usé.  Aussi  il  fautcesaccommodements,  ou  des 
miracles.  Il  n'est  pas  étrange  qu'on  se  conserve  en  ployant, 
et  ce  n'est  pas  proprement  se  maintenir  ;  et  encore  péris- 
sent-ils enfin  entièrement  :  il'  n'y  en  a  point  qui  ait  duré 
mille  ans.  Mais  que  cette  religion  se  soit  toujours  main- 
tenue, et  inflexible,  cela  est  divin. 

17.  On  a  beau  dire.  Il  faut  avouer  que  la  religion  chré- 
tienne a  quelque  chose  d'étonnant.  —  «  C'est  parce  que 
vous  y  êtes  né,  »  dira-t-on.  —  Tant  s'en  faut  ;  je  me  roidis. 
contre,  pour  cette  raison-là   même,   de  peur   que  cette 


128  PASCAL 

prévention  ne  me  suborne;  mais,  quoique  j'y  sois  né,  je 
ne  laisse  pas  de  le  trouver  ainsi. 

•  18.  Perpétuité.  —  Le  Messie  a  toujours  été  cru.  La 
tradition  d'Adam  était  encore  nouvelle  en  Noé  et  en  Moïse. 
Les  prophètes  l'ont  prédit  depuis,  en  prédisant  toujours 
d'autres  choses,  dont  les  événements,  qui  arrivaient  de 
temps  en  temps  à  la  vue  des  hommes,  marquaient  la  vérité 
de  leur  mission,  et  par  conséquent  celle  de  leurs  promes- 
ses touchant  le  Messie.  Jésus-Christ  a  fait  des  miracles, 
et  les  apôtres  aussi,  qui  ont  converti  tous  les  païens  :  et 
par  là  toutes  les  prophéties  étant  accomplies,  le  Messie 
est  prouvé  pour  jamais. 

•  19.  Perpétuité.  —  Qu'on  considère  que,  depuis  le 
commencement  du  monde,  l'attente  ou  l'adoration  du 
Messie  subsiste  sans  interruption  ;  qu'il  s'est  trouvé  des 
hommes  qui  ont  dit  que  Dieu  leur  avait  révélé  qu'il  devait 
naître  un  Rédempteur  qui  sauverait  son  peuple  ;  qu'Abra- 
ham est  venu  ensuite  dire  qu'il  avait  eu  révélation  qu'il 
naîtrait  de  lui  par  un  fils  qu'il  aurait  ;  que  Jacob  a  déclaré 
que,  de  ses  douze  enfants,  il  naîtrait  de  Juda  ;  que  Moïse 
et  les  prophètes  sont  venus  ensuite  déclarer  le  temps  et 
la  manière  de  sa  venue  ;  qu'ils  ont  dit  que  la  loi  qu'ils 
avaient  n'était  qu'en  attendant  celle  du  Messie  ;  que  jus-, 
que-là  elle  serait  perpétuelle,  mais  que  l'autre  durerait 
éternellement  ;  qu'ainsi  leur  loi,  ou  celle  du  Messie,  dont 
elle  était  la  promesse,  serait  toujours  sur  la  terre  ;  qu'en 
effet  elle  a  toujours  duré  ;  qu'enfin  est  venu  Jésus-Christ 
dans  toutes  les  circonstances  prédites.  Cela  est  admirable. 

•  20.  Je  vois  la  religion  chrétienne  fondée  sur  une  reli- 
gion précédente,  et  voici  ce  que  je  trouve  d'effectif. 

Je  ne  parie  point  ici  des  miracles  de  Moïse,  de  Jésus- 
Christ  et  des  apôtres,  parce  qu'ils  ne  paraissent  pas  d'abord 
convaincants,  et  que  je  ne  veux  que  mettre  ici  en  évidence 
tous  les  fondements  de  cette  religion  chrétienne  qui  sont 
indubitables,  et  qui  ne  peuvent  être  mis  en  doute  par 
quelque  personne  que  ce  soit.  Il  est  certain  que  nous 
voyons  en  plusieurs  endroits  du  monde  un  peuple  parti- 
culier, séparés  de  tous  les  autres  peuples  du  monde,  qui 
s'appelle  le  peuple  juif. 

Je  vois  donc  des  foisons  de  religions  en  plusieurs 
endroits  du  monde  et  dans  tous  les  temps  ;  mais  elles  n'ont 
ni  la  morale  qui  peut  me  plaire,  ni  les  preuves  qui  peuvent 
m'arrêter,  et  qu'ainsi  j'aurais  refusé  également  et  la  reli- 
gion de  Mahomet,  et  celle  de  la  Chine,  et  celle  des  anciens 


PENSÉES.    —    ARTICLE   IX  129 

Romains,  et  celle  des  Egj-ptiens,  par  cette  seule  raison 
<jue  l'une  n'ayant  pas  plus  [de]  marques  de  vérité  que 
l'autre,  ni  rien  qui  me  déterminât  nécessairement,  la  rai- 
son ne  peut  pencher  plutôt  vers  lune  que  vers  l'autre. 

Mais,  en  considérant  ainsi  cette  inconstante  et  bizarre 
variété  de  mœurs  et  de  créances  dans  les  divers  temps,  je 
trouve  en  un  coin  du  monde  un  peuple  particulier,  séparé 
de  tous  les  autres  peuples  de  la  terre,  le  plus  ancien  de 
tous,  et  dont  les  histoires  précèdent  de  plusieurs  siècles 
les  plus  anciennes  que  nous  ayons.  Je  trouve  donc  ce 
peuple  grand  et  nombreux,  sorti  d  un  seul  homme,  qui 
adore  un  seul  Dieu,  et  qui  se  conduit  par  une  loi  qu'ils 
disent  tenir  de  sa  main.  Ils  soutiennent  qu'ils  sont  les  seuls 
du  monde  auxquels  Dieu  a  révélé  ses  mystères  ;  que  tous 
les  hommes  sont  corrompus  et  dans  la  disgrâce  de 
Dieu  ;  qu'ils  sont  tous  abandonnés  à  leur  sens  et  à  leur 
propre  esprit  ;  et  que  de  là  viennent  les  étranges  égare- 
ments et  les  changements  continuels  qui  arrivent  entre 
eux,  et  de  religion,  et  de  coutumes,  —  au  lieu  qu'ils 
demeurent  inébranlables  dans  leur  conduite  ;  —  mais  que 
Dieu  ne  laissera  pas  éternellement  les  autres  peuples  dans 
ces  ténèbres  ;  qu'il  viendra  un  libérateur  pour  tous  ; 
qu'ils  sont  au  monde  pour  l'annoncer  aux  hommes  ; 
qu'ils  sont  formés  exprès  pour  être  les  avant-coureurs 
et  les  hérauts  de  ce  grand  avènement,  et  pour  appeler 
tous  les  peuples  à  s'unir  à  eux  dans  l'attente  de  ce  libé- 
rateur. 

La  rencontre  de  ce  peuple  m'étonne,  et  me  semble 
digne  de  l'attention.  Je  considère  cette  loi  qu'ils  se  vantent 
de  tenir  de  Dieu,  et  je  la  trouve  admirable.  C'est  la  pre- 
mière loi  de  toutes,  et  de  telle  sorte  qu'avant  même  que 
le  mot  de  loi  fût  en  usage  parmi  les  Grecs,  il  y  avait  près 
de  mille  ans  qu'ils  l'avaient  reçue  et  observée  sans 
interruption.  Ainsi  je  trouve  étrange  que  la  première  loi 
du  monde  se  rencontre  aussi  la  plus  parfaite,  en  sorte  que 
les  plus  grands  législateurs  en  ont  emprunté  les  leurs, 
comme  il  parait  par  la  loi  des  Douze  Tables  d'Athènes, 
qui  fut  ensuite  prise  par  les  Romains,  et  comme  il  serait 
aisé  de  le  montrer,  si  Josèf^he  et  d'autres  n'avaient  assez 
traité  cette  matière. 

•21.  Avantages  du  peuple  Juif.  —  Dans  cette  recherche, 
le  peuple  juif  attire  d'abord  mon  attention  par  quantité  de 
choses  admirables  et  singulières  qui  y  paraissent. 

Je  vois  d'abord  que  c'est  un  peuple  tout  composé  de 

PASCAL  —   PENSÉES  9 


1 30  PASCAL 

frères,  et,  au  lieu  que  tous  les  autres  sont  formés  de  l'as- 
sembla-:e  d'une  infinité  de  familles,  celui-ci  quoique  si 
étrangement  abondant,  est  tout  sorti  d'un  seul  homme,  et 
étant'ainsi  tous  une  même  chair,  et  membres  les  uns  des 
autres,  [ils]  composent  un  puissant  Etat  d'une  seule  famille. 
Cela  est  unique. 

Cette  famille,  ou  ce  peuple,  est  le  plus  ancien  qui  soit  en 
la  connaissance  des  hommes  :  ce  qui  me  semble  lui  attirer 
une  vénération  particulière,  et  principalement  dans  la 
recherche  que  nous  faisons,  puisque,  si  Dieu  s'est  de  tout 
temps  communiqué  aux  hommes,  c'est  à  ceux-ci  qu'il  faut 
recourir  pour  eu  savoir  la  tradition. 

Ce  peuple  n'est  pas  seulement  considérable  par  son  anti- 
quité ;  mais  il  est  encore  singulier  en  sa  durée,  qui  a  tou- 
jours continué  depuis  son  origine  jusqu'à  maintenant.  Car, 
au  lieu  que  les  peuples  de  Grèce  et  d'Italie,  de  Lacédé- 
mone,  d'Athènes,  de  Rome,  et  les  autres  qui  sont  venus  si 
longtemps  après,  soient  péris  il  y  a  si  longtemps,  ceux-ci 
subsistent  toujours,  et,  malgré  les  entreprises  de  tant  de 
puissants  rois  qui  ont  cent  fois  essayé  de  les  faire  périr, 
comme  leurs  historiens  le  témoignent,  et  comme  il  est 
aisé  de  le  juger  par  l'ordre  naturel  des  choses,  pendant 
un  si  long  espace  d'années,  ils  ont  toujours  été  conservés 
néanmoins  (et  cette  conservation  a  été  prédite)  ;  et 
s'étendant  depuis  les  premiers  temps  jusques  aux  derniers, 
leur  histoire  enferme  dans  sa  durée  celle  de  toutes  nos 
histoires  [qu'elle  devance  de  bien  longtemps]. 

La  loi  par  laquelle  ce  peuple  est  gouverné  est  tout 
ensemble  la  plus  ancienne  loi  du  monde,  la  plus  parfaite, 
et  la  seule  qui  ait  toujours  été  gardée  sans  interruption 
dans  un  Etat.  C'est  ce  que  Josèphe  montre  admirablement 
contre  Aplon,  et  Philon  juif,  en  divers  lieux,  où  ils  font 
voir  qu'elle  est  si  ancienne,  que  le  nom  même  de  loi  n'a 
été  connu  des  plus  anciens  que  plus  de  mille  ans  après  ; 
en  sorte  qu'Homère,  qui  a  écrit  l*histoire  de  tant  d'Etats, 
ne  s'en  est  jamais  servi.  Et  il  est  aisé  de  juger  de  sa  per- 
fection par  la  simple  lecture,  où  l'on  voit  qu'on  a 
pourvu  à  toutes  choses  avec  tant  de  sagesse,  tant  d'équité, 
tant  de  jugement,  que  les  plus  anciens  législateurs  grecs 
et  romains,  en  ayant  eu  quelque  lumière,  en  ont  emprunté 
leurs  principales^  lois  ;  ce  qui  paraît  par  celle  qu'ils  appel- 
lent des  Douze  Tables,  et  par  les  autres  preuves  que 
Josèphe  en  donne. 

Mais  cette  loi  est  en  même  temps  la  plus  sévère  et  la 
plus  rigoureuse  de  toutes,  en  ce  qui  regarde  le  culte  de  leur 


PENSÉES.    —    ARTICLE   IX  131 

religion,  obligeant  ce  peuple,  pour  le  retenir  dans  son 
devoir,  à  mille  observations  particulières  et  pénibles, 
sous  peine  de  la  vie,  de  sorte  que  c'est  une  chose  bien 
étonnante  qu'elle  se  soit  toujours  conservée  si  constamment 
durant  tant  de  siècles  par  un  peuple  rebelle  et  impatient 
comme  celui-ci,  pendant  que  tous  les  autres  Etats  ont 
changé  de  temps  en  temps  leurs  lois,  quoique  tout  autre- 
ment faciles. 

Le  livre  qui  contient  cette  loi,  la  première  de  toutes, 
est  lui-même  le  plus  ancien  livre  du  monde,  ceux  d'Ho- 
mère, d'Hésiode  et  les  autres,  n'étant  que  six  ou  sept  cents 
ans  depuis. 

*  22.  La  création  du  monde  commençant  à  s'éloigner. 
Dieu  a  pourvu  d'un  historien  unique  contemporain,  et  a 
commis  tout  un  peuple  pour  la  garde  de  ce  livre,  afin  que 
cette  histoire  tut  la  plus  authentique  du  monde,  et  que 
tous  les  hommes  pussent  apprendi'e  par  là  une  chose  si 
nécessaire  à  savoir,  et  qu'on  ne  pût  la  savoir  que  par  là. 

•  23.  Pourquoi  Moïse  va-t-il  faire  la  vie  des  hommes  si 
longue,  et  si  peu  de  générations  ? 

Parce  que  [ce  n'est]  pas  la  longueur  des  années,  mais  la 
multitude  des  générations  qui  rendent  les  choses  obscures. 
Car  la  vérité  ne  s'altère  que  par  le  changement  des 
hommes.  Et  cependant  il  met  deux  choses,  les  plus  mé- 
morables qui  se  soient  jamais  imaginées,  savoir  la  créa- 
tion et  le  déluge,  si  proches,  qu'on  y  touche. 

*  24.  Sem,  qui  a  vu  Lamech,  qui  a  vu  Adam,  a  vu  aussi 
Jacob,  qui  a  vu  ceux  qui  ont  vu  Moïse  ;  donc  le  déluge  et 
la  création  sont  vrais.  Cela  conclut  entre  de  certaines 
gens  qui  l'entendent  bien. 

•  25.  Autre  rond.  —  La  longueur  de  la  vie  des  patriar- 
ches, au  lieu  de  faire  que  les  histoires  des  choses  passées 
se  perdissent,  servait  au  contraire  à  les  conserver.  Car  ce 
qui  fait  que  l'on  n'est  pas  quelquefois  assez  instruit  dans 
l'histoire  de  ses  ancêtres,  est  que  l'on  n'a  jamais  guère 
vécu  avec  eux,  et  qu'ils  sont  morts  souvent  devant  que 
l'on  eût  atteint  l'âge  de  raison.  Or,  lorsque  les  hommes 
vivaient  si  longtemps,  les  enfants  vivaient  longtemps  avec 
leurs  pères.  Ils  les  entretenaient  longtemps.  Ôr,  de  quoi 
les  eussent-ils  entretenus,  sinon  de  l'histoire  de  leurs 
ancêtres,  puisque  toute  l'histoire  était  réduite  à  celle- 
là,  qu'ils  n'avaient  point  d'études,  ni  de  sciences,  ni  d'arts, 
qui  occupent  une  grande  partie  des  discours  de  la  vie  ? 


] 32  PASCAL 

Aussi  l'on  voit  qu'eu  ce  temps  les  peuples  avaient  un  soin 
particulier  de  conserver  leurs  généalogies. 

•  26.  Antiquité  des  Juifs.  —  Qu'il  y  a  de  différence  d'un 
livre  à  un  autre  1  Je  ne. m'étonne  pas  de  ce  que  les  Grecs 
ont  fait  VIliade,  ni  les  Égyptiens  et  les  Chinois  leurs  his- 
toires. Il  ne  faut  que  voir  comment  cela  est  né.  Ces  histo- 
riens fabuleux  ne  sont  pas  contemporains  des  choses  dont 
ils  écrivent.  Homère  fait  un  roman,  qu'il  donne  pour  tel  et 
qui  est  reçu  pour  tel  ;  car  personne  ne  doutait  que  Troie 
et  Agamemnon  n'avaient  non  plus  été  que  la  pomme  d  or. 
Il  ne  pensait  pas  aussi  à  en  faire  une  histoire,  mais 
seulement  un  divertissement.  Il  est  le  seul  qui  écrit  de 
son  temps  ;  la  beauté  de  l'ouvrage  fait  durer  la  chose  : 
tout  le  monde  l'apprend  et  en  parle  :  il  la  faut  savoir, 
chacun  la  sait  par  cœur.  Quatre  cents  ans  après,  les 
témoins  des  choses  ne  sont  plus  vivants  ;  personne  ne  sait 
plus  par  sa  connaissance  si  c'est  une  fable  ou  une  histoire  : 
on  l'a  seulement  appris  de  ses  ancêtres  ;  cela  peut  passer 
pour  vrai. 

Toute  histoire  qui  n'est  pas  contemporaine  est  suspecte  ; 
ainsi  les  livres  des  Sibylles  et  de  Trismégiste,  et  tant  d'au- 
tres qui  ont  eu  crédit  au  monde,  sont  faux  et  se  trouvent 
faux  à  la  suite  des  temps.  Il  n'en  est  pas  ainsi  des  auteurs 
contemporains. 

Il  y  a  bien  de  la  différence  entre  un  livre  que  fait  un 
particulier,  et  qu'il  jette  dans  le  peuple,  et  un  livre  qui 
fait  lui-même  un  peuple.  On  ne  peut  douter  que  le  livre 
ne  soit  aussi  ancien  que  le  peuple. 

'27.  Sincércté  des  Juifs.  —  Ils  portent  avec  amour  et 
fidélité  ce  livre  où  Moïse  déclare  qu'ils  ont  été  ingrats 
ejivers  Dieu  toute  leur  vie  ;  qu'il  sait  qu'ils  le  seront  encore 
plus  après  sa  mort  ;  mais  qu'il  appelle  le  ciel  et  la  terre 
à  témoin  contre  eux,  et  qu  il  leur  a  [enseigné]  assez. 

Il  déclare  qu'enfin  Dieu,  s'irriiant  contre  eux,  les  disper- 
sera parmi  tous  les  peu])les  de  la  terre  ;  que,  comme  ils 
l'ont  irrité  en  adorant  les  dieux  qui  n'étaient  point  leur 
Dieu,  de  même  il  les  provoquera  en  appelant  un  peuple 
qui  n'est  point  son  peuple  ;  et  veut  que  toutes  ses  paroles 
soient  conservées  éternellement,  et  que  son  livre  soit  mis 
dans  l'arche  de  l'alliance  pour  servir  à  jamais  de  témoin 
contre  eux. 

Isaïe  dit  la  même  chose,  xxx,  8. 

•28.  Prophéties.  —  Le  sceptre  ne  fut  point  interrompu 


PENSÉES.    —   ARTICLE    IX  138 

par  la  captivité  de  Babylone,  ;ï  cause  que  le  retour  était 
promis  et  prédit. 

•29.  Preuves  de  Jésus-Christ.  —  Ce  n'est  pas  avoir  été 
captif  que  de  lavoir  été  avec  assurance  d'être  délivré  dans 
70  ans.  Mais  maintenant  ils  le  sont  sans  aucun  espoir. 

Dieu  leur  a  promis  qu'encore  qu'il  les  disperserait  aux 
bouts  du  monde,  néanmoins,  s'ils  étaient  fidèles  à  sa  loi, 
il  les  rassemblerait.  Ils  y  sont  très  fidèles  et  demeurent 
opprimés. 

•30.  Quand  Nabuchodonosor  emmena  le  peuple,  de  peur 
qu'on  ne  crût  que  le  sceptre  fût  ôté  de  Juda,  il  leur  fut 
dit  auparavant  qu'ils  y  seraient  peu,  et  qu'ils  seraient 
rétablis.  Ils  furent  toujours  consolés  par  les  prophètes, 
leurs  rois  continuèrent.  Mais  la  seconde  destruction  est 
sans  promesse  de  rétablissement,  sans  prophètes,  sans 
rois,  sans  consolation,  sans  espérance,  parce  que  le  sceptre 
est  ôté  pour  jamais. 

•31.  C'est  une  chose  étonnante  et  digne  d'une  étrange 
attention,  de  voir  ce  peuple  juif  subsister  depuis  tant 
d'années,  et  de  le  voir  toujours  misérable  :  étant  néces- 
saire pour  la  preuve  de  Jésus-Christ  et  qu'il  subsiste  pour 
le  prouver,  et  qu'il  soit  misérable,  puisqu'ils  l'ont  cruci- 
fié :  et,  quoiqu'il  soit  contraire  d'être  misérable  ei  de  sub- 
sister, il  subsiste  néanmoins  toujours,  malgré  sa  misère. 

•32.  C'est  visiblement  un  peuple  fait  exprès  pour  servir 
de  témoin  au  Messie (Is.,  xliii,  9;  xLiv,8j.  Il  porte  les  livres. 
et  les  aime,  et  ne  les  entend  point.  Et  tout  cela  est  prédit  : 
que  les  jugements  de  Dieu  leur  sont  confiés,  mais  comme 
un  livre  scellé. 


134  PASCAL 

ARTICLE  X 
Les  Figuratifs. 


•  1.  Preuve  des  deux  Testaments  à  la  fois.  —  Pour 
prouver  tout  d'un  coup  les  deux,  il  ne  faut  que  voir  si  les 
prophéties  de  l'un  sont  accomplies  en  l'autre.  Pour  examiner 
les  prophéties,  il  faut  les  entendre.  Car,  si  on  croit  qu'elles 
n'ont  qu'un  sens,  il  est  sûr  que  le  Messie  ne  sera  point 
venu  ;  mais  si  elles  ont  deux  sens,  il  est  sûr  qu'il  sera 
venu  en  Jésus-Christ.  Toute  la  question  est  donc  de  savoir 
si  elles  ont  deux  sens. 

Que  l'Ecriture  a  deux  sens,  que  Jésus-Christ  et  les 
apôtres  ont  donnés,  dont  voici  les  preuves  : 

1'  Preuve  par  l'Ecriture  même  ; 

2*  Preuve  par  les  Rabbins  :  Moïse  Maymon  dit  qu'elle  a 
deux  faces,  et  que  les  prophètes  n'ont  prophétisé  que  de 
Jésus-Christ  ; 

3*  Preuve  par  la  cabale  ; 

4*  Preuve  par  l'interprétation  mystique  que  les  Rabbins 
mêmes  donnent  à  l'Ecriture  ; 

5°  Preuve  par  les  principes  des  Rabbins,  qu'il  y  a  deux 
sens,  qu'il  y  a  deux  avènements,  glorieux  ou  aljject,  du 
Messie,  selon  leur  mérite,  que  les  prophètes  n'ont  pro- 
phétisé que  du  Messie  —  la  loi  n'est  pas  éternelle,  mais 
doit  changer  au  Messie  —  qu'alors  on  ne  se  souviendra 
plus  de  la  mer  Rouge,  que  les  juifs  et  les  gentils  seront 
mêlés  ; 

[6'  Preuve  par  la  clé  que  Jésus-Christ  et  les  apôtres 
nous  en  donnent.] 

*  2.  Isaïe  LI.  La  mer  Rouge,  image  de  la  Rédemption. 
Ut  sciatis  quod  JiUus  honiinis  habet  potestatem  reniittendi. 
peccata,  tibi  dico  :  Surgc.  Dieu,  voulant  faire  paraître  qu'il 

f)0uvait  former  un  peuple  saint  d'une  sainteté  invisible  et 
e  remplir  d'une  gloire  éternelle,  a  fait  des  choses  visibles. 
Comme  la  nature  est  une  image  de  la  grâce,  il  a  fait  dans 
les  biens  de  la  nature  ce  qu'il  devait  faire  dans  ceux  de  la 
grâce,  afin  qu'on  jugeât  qu'il  pouvait  faire  l'invisible, 
puisqu'il  faisait  bien  le  visible. 


PENSÉES.    —    ARTICLE    X  135 

Il  a  donc  sauvé  ce  peuple  du  déluge  ;  il  l'a  fait  naître 
d'Abraham,  il  l'a  racheté  d'entre  ses  ennemis,  et  l'a  mis 
dans  le  repos. 

L'objet  de  Dieu  n'était  pas  de  sauver  du  déluge,  et  de 
faire  naître  tout  un  peuple  d'Abraham,  pour  ne  l'intro- 
duire que  dans  une  terre  grasse. 

Et  même  la  grâce  n'est  que  la  figure  de  la  gloire,  car 
elle  n'est  pas  la  dernière  fin.  Elle  a  été  figurée  par  la  loi 
et  figure  elle-même  la  [gloire]  :  mais  elle  en  est  la  figure, 
et  le  principe  ou  la  cause. 

La  vie  ordinaire  des  hommes  est  semblable  à  celle  des 
saints.  Ils  recherchent  tous  leur  satisfaction,  et  ne  diffè- 
rent qu'en  l'objet  où  ils  la  placent  ;  ils  appellent  leurs 
ennemis  ceux  qui  les  en  empêchent,  etc.  Dieu  a  donc  montré 
le  pouvoir  qu'il  a  de  donner  les  biens  invisibles,  par  celui 
qu'il  a  montré  qu'il  avait  sur  les  visibles. 

•  3.  Figures.  —  Dieu  voulant  se  former  un  peuple  saint, 
qu'il  séparerait  de  toutes  les  autres  nations,  qu'il  délivre- 
rait de  ses  ennemis,  qu'il  mettrait  dans  un  lieu  de  repos, 
a  promis  de  le  faire,  et  a  prédit  par  ses  prophètes  le  temps 
et  la  manière  de  sa  venue.  Et  cependant,  pour  affermir 
l'espérance  de  ses  élus  dans  tous  les  temps,  il  leur  en  a  fait 
voir  l'image  sans  les  laisser  jamais  sans  des  assurances 
de  sa  puissance  et  de  sa  volonté  pour  leur  salut.  Car, 
dans  la  création  de  l'homme,  Adam  en  était  le  témoin,  et 
le  dépositaire  de  la  promesse  du  Sauveur,  qui  devait 
naître  de  la  femme,  lorsque  les  hommes  étaient  encore  si 
proches  de  la  création,  qu'ils  ne  pouvaient  avoir  oublié 
leiu*  création  et  leur  chute.  Lorsque  ceux  qui  avaient  vu 
Adam  n'ont  plus  été  au  monde.  Dieu  a  envoyé  Noé,  et  l'a 
sauvé,  et  noyé  toute  la  terre,  par  un  mh'acle  qui  marquait 
assez  le  pouvoir  qu'il  avait  de  sauver  le  monde,  et  la 
volonté  qu'il  avait  de  le  faire,  et  de  faire  naître  de  la 
semence  de  la  femme  Celui  qu'il  avait  promis.  Ce  miracle 
suffisait  pour  affermir  l'espérance  des  [h.oninies]. 

La  mémoire  du  déluge  éiant  si  fraîche  parmi  les  hommes, 
lorsque  Noé  vivait  encore.  Dieu  fit  ses  promesses  à  Abra- 
ham, et  lorsque  Sem  vivait  encore.  Dieu  envoya  Moïse,  etc. 

•  4.  Figures.  —  Dieu  voulant  priver  les  siens  des  biens 
périssables,  pour  montrer  que  ce  n'était  pas  par  impuis- 
sance, il  a  fait  le  peuple  juif. 

•  5.  La  synagogue  ne  périssait  point,  parce  qu'elle  était 
la  figure  ;  mais,  parce  qu'elle  n'était  que  la  figure,  elle  est 
tombée  dans  la  servitude.  La  figure  a  subsist'é  jusqu'à  la 


136  PASCAL 

vérité,  afin  que  l'Eglise  fût  toujours  visible,   ou  dans   la 
peinture  qui  la  promettait,  ou  dans  l'effet. 

6.  Deux  erreurs  :  V  prendre  tout  littéralement  ;  2°  pren- 
dre tout  spirituellement. 

•  7.  Il  y  a  des  figures  claires  et  démonstratives,  mais  il  y 
en  a  d'autres  qui  semblent  un  peu  tirées  par  les  cheveux!  1), 
et  oui  ne  prouvent  qu'à  ceux  qui  sont  persuadés  d'ailleurs. 
Celles-là  sont  semblables  aux  apocalyptiques,  mais  la 
différence  qu'il  y  a,  est  qu'ils  n'en  ont  point  d'indubitables  ; 
tellement  qu'il  n'y  a  rien  de  si  injuste  que  quand  ils  mon- 
trent que  les  leurs  sont  aussi  bien  fondées  que  quelques- 
unes  des  nôtres  ;  car  ils  n'en  ont  pas  de  démonstratives 
comme  quelques-unes  des  nôtres.  La  partie  n'est  donc 
pas  égale.  Il  ne  faut  pas  égaler  et  confondre  ces  choses, 
parce  qu'elles  semblent  être  semblables  par  un  bout,  étant 
si  différentes  par  l'autre  ;  ce  sont  les  clartés  qui  méritent, 
quand  elles  sont  divines,  qu'on  révère  les  obscurités. 

[C'est  comme  ceux  entre  lesquels  il  y  a  un  certain  lan- 
gage obscur  :  ceux  qui  n'entendraient  pas  cela  n'y  com- 
prendraient qu'un  sot  sens.] 

*  8.  Figures.  —  Pour  montrer  que  l'Ancien  Testament 
n'est  que  figuratif,  et  que  les  prophètes  entendaient  par 
les  biens  temporels  d'autres  biens,  c'est  : 

Premièrement  que  cela  serait  indigne  de  Dieu  : 

Secondement  que  leurs  discours  expriment  très  claire- 
ment la  promesse  des  biens  temporels,  et  qu'ils  disent 
néanmoins  que  leurs  discours  sont  obscurs,  et  que  leur  sens 
ne  sera  point  entendu.  D'où  il  paraît  que  ce  sens  secret 
n'était  pas  celui  qu'ils  exprimaient  à  découvert,  et  que, 
par  conséquent,  ils  entendaient  parler  d'autres  sacrifices, 
d'un  autre  libérateur,  etc.  Ils  disent  qu'on  ne  l'entendra 
qu'à  la  fin  des  temps.  Jér.,  xxx,  ult. 

La  troisième  preuve  est  que  leurs  discours  sont  con- 
traires et  se  détruisent,  de  sorte  que,  si  on  pense  qu'ils 
n'aient  entendu  par  les  mots  de  lois  et  de  sacrifice  autre 
chose  que  celle  de  Moïse,  il  y  a  contradiction  manifeste 
et  grossière.  Donc  ils  entendaient  autre  chose,  se  contre- 
disant quelquefois  dans  un  même  chapitre  (2). 

Or,  pour  entendre  le  sens  d'un  auteur... 

(1)  Port-Royal  n'a  pas  osé  conserver  la  rudesse  de  l'expression  : 
«  Il  y  en  a  d'autres  qui  semblent  moins  naturelles,  »  imprime-t-il. 

(2)  Le  P.  Lagrange  {art.  cit,)  déclare  «  la  première  raison 
admirable  et  décisive  »  ;  mais  les  deux  autres,  selon  lui,  appellent 
certaines  réserves. 


PENSÉES.    ■—    ARTICLE    X  l*^"? 


•  9.  Les  Juifs  charnels  n'entendaient  ni  la  grandeur  m 
l'abaissement  du  Messie  prédit  dans  leurs  prophéties.  Ils 
l'ont  méconnu  dans  sa  grandeur  prédite,  comme  quand  il 
dit  que  le  Messie  sera  seigneur  de  David,  quoique  son 
fih  et  qu'il  est  devant  qu'Abraham,  et  qu'il  l'a  vu  ;  ils  ne  le 
crevaient  pas  si  grand,  qu'il  fût  éternel  et  ils  1  ont  méconnu 
de  même  dans  son  abaissement  et  dans  sa  mort.  «  Le 
Messie,  disaient-ils,  demeure  éternellement,  et  celui-ci 
dit  qu'il  mourra.  »  Ils  ne  le  croyaient  donc  m  mortel,  ni 
éternel  :  Us  ne  cherchaient  en  lui  qu'une  grandeur  char- 
nelle. 

•  10.  La  rharité  n'est  pa^  un  précepte  figuratif.  Dire 
que  Jésus-Christ,  qui  est  venu  ôter  lesfigures  pour  mettre 
la  vérité,  ne  serait  venu  que  mettre  la  figure  de  la  charité, 
pour  ôter  la  réalité  qui  était  auparavant,  cela  est  horrible. 
■    «  Si  la  lumière  est  ténèbres,  que  seront  les  ténèbres  .  >> 

•  11.  Fascination.  Somniim  suuni.  Figura  hiijus  mundi. 
L'Eucharistie.  Coniedcs  panem  tuum.  Panem  nostrum. 
Inimici  Dei  terrani  linfjent,  les  pécheurs  lèchent  la  terre, 

<?'est-à-dire  aiment  les  plaisirs  terrestres.  . 

L'Ancien  Testament  contenait  les  figures  de  la  joie 
future,  et  le  Nouveau  contient  les  moyens  d'y  arriver. 

Les 'figures  étaient  de  joie  :  les  moyens,  de  pénitence  ; 
et  néanmoins,  l'agneau  pascal  était  mangé  avec  des  laitues 
sauvases,  cura  amaritudinibiis .  . 

Singularis  mm,  ego  doncc  transeam,  Jésus-Christ  avant 
sa  mort  était  presque  seul  de  martyr. 

•  12.  Fiqures.  —  Les  Juifs  avaient  vieilli  dans  ces  pen- 
sées terrestres:  que  Dieu  aimait  leur  père  Abraham,  sa 
chah'  et  ce  qui  en  sortait  ;  que  pour  cela  il  les  avait  multi- 
pliés et  distinsués  de  tous  les  autres  peuples,  sans  sourtrir 
qu'ils  s'v  mèTassent  ;  que,  quand  ils  languissaient  dans 
FEïvpte,  il  les  en  retira  avec  tous  ces  grands  signes  en 
leur' faveur  ;  qu'il  les  nourrit  de  la  manne  dans  le  désert  ; 
qu'il  les  mena  dans  une  terre  bien  grasse  ;  quil  leur 
donna  des  rois  et  un  temple  bien  bâti  pour  y  ottrir  (les 
bétes,  et  par  le  moven  de  leffusion  de  leur  sang  qu  i  s 
seraient  purifiés,  et^  qu'il  leur  devait  enfin  envoyer  le 
Messie  pour  les  rendre  maîtres  de  tout  le  monde,  et  il  a 
prédit  le  temps  de  sa  venue. 

Le  monde  avant  vieilli  dans  ces  erreurs  charnelles, 
Jésus-Christ  es:  venu  dans  le  temps  prédit,  mais  non  pas 
dans  l'éclat  attendu  ;  et  ainsi  ils  n'ont  pas  pensé  que  ce 
fût  lui.  Après  sa  mort,  saint  Paul  est  venu  apprendi-e  aux 


138  PASCAL 

hoanmes  que  toutes  ces  choses  étaient  arrivées  eu  figures  ; 
que  le  royaume  de  Dieu  ne  consistait  pas  en  la  chair,  mais, 
en  l'esprit  ;  que  les  ennemis  des  hommes  n'étaient  pas  les- 
Babyloniens,  mais  les  passions  ;  que  Dieu  ne  se  plaisait 
pas  aux  temples  faits  de  main,  mais  en  un  cœur  pur  et 
humilié  ;  que  la  circoncision  du  corps  était  inutile,  mais- 
qu'il  fallait  celle  du  cœur  ;  que  Moïse  ne  leur  avait  pas 
donné  le  pain  du  ciel,  etc. 

Mais  Dieu  n'ayant  pas  voulu  découvrir  ces  choses  à  ce 
peuple,  qui  en  était  indigne,  et  ayant  voulu  néanmoins  les- 
prédire  afin  qu'elles  fussent  crues,  il  en  a  prédit  le  temps, 
clairement,  et  les  a  quelquefois  exprimées  clairement, 
mais  abondamment,  en  figures,  afin  que  ceux  qui  aimaient 
les  choses  figurantes  s'y  arrêtassent,  et  que  ceux  qui 
aimaient  les  figurées  les  y  vissent. 

Tout  ce  qui  ne  va  point  à  la  charité  est  figure. 

L'unique  objet  de  l'Ecriture  est  la  charité. 

Tout  ce  qui  ne  va  point  à  l'unique  but  en  est  la  figure. 
Car,  puisqu'il  n'y  a  qu'un  but,  tout  ce  qui  n'y  va  point  en 
mots  propres  est  figuré. 

Dieu  diversifie  ainsi  cet  unique  précepte  de  charité,  pour 
satisfaire  notre  curiosité  qui  recherche  la  diversité,  par 
cette  diversité  qui  nous  mène  toujours  à  notre  unique- 
nécessaire.  Car  une  seule  chose  est  nécessaire,  et  nousv 
aimons  la  diversité  ;  et  Dieu  satisfait  à  l'un  et  à  l'autre  par- 
ces  diversités,  qui  mènent  au  seul  nécessaire. 

Les  Juifs  ont  tant  aimé  les  choses  figurantes,  et  les  ont 
si  bien  attendues,  qu'ils  ont  méconnu  la  réalité,  quand 
elle  est  venue  dans  le  temps  et  en  la  manière  prédite. 

Les  Rabbins  prennent  pour  figures  les  mamelles  de 
l'Rpouse,  et  tout  ce  qui  n'exprime  pas  l'unique  but  qu'ils, 
ont,  des  biens  temporels.  Et  les  chrétiens  prennent  même 
l'Eucharistie  pour  figure  de  la  gloire  où  ils  tendent. 

*  13.  Les  Juifs  qui  ont  été  appelés  à  dompter  les  nations 
et  les  rois,  ont  été  esclaves  du  péché  ;  et  les  chrétiens, 
dont  la  vocation  a  été  à  servir  et  à  être  sujets,  sont  les. 
enfants  libres. 

*  14.  Pour  for/nalcstcs.  —  Quand  saint  Pierre  et  les- 
apôtrcs  délibèrent  d'abolir  la  circoncision,  où  il  s'agissait 
d'agir  contre  la  loi  de  Dieu,  ils  ne  consultent  point  les  pro- 
phètes, mais  simplement  la  réception  du  Saint-Esprit  en 
la  personne  des  incirconcis. 

Ils  jugent  plus  sûr  que  Dieu  approuve  ceux  qu'il  rem- 
plit dQ  son  Esprit,   que   non  pas  qu'il   faille  observer  la 


PENSÉES.    —    ARTICLE   X  139 


Ils  savaient  que  la  fin  de  la  loi  n'était  que  le  Saint- 
•it  ;  et  qu'ainsi,   puisqu'on   l'avait  bien   sans  circonci- 


loi.  Ils 

Esprit  ;  et  qu 

sion,  elle  n'était  pas  nécessaire. 

•  15.  Fac  secundum  exemplar  quod  tibi  ostensum  est  in 
monte. 

La  religion  des  Juifs  a  donc  été  formée  sur  la  ressem- 
blance de'' la  vérité  du  Messie  ;  et  la  vérité  du  Messie  a  été 
reconnue  par  la  religion  des  Juifs,  qui  en  était  la  figure. 

Dans  les  Juifs,  la  vérité  n'était  que  figurée  ;  dans  le  ciel, 
elle  est  découverte . 

Dans  l'Eglise,  elle  est  couverte,  et  reconnue  par  le  rap- 
port à  la  figure . 

La  figure  a  été  faite  sur  la  vérité,  et  la  vérité  a  été 
reconnue  sur  la  figure. 

Saint  Paul  dit  lui-même  que  des  gens  défendront  les 
mariages,  et  lui-même  en  parle  aux  Corinthiens,  d'une 
manière  qui  est  une  ratière.  Car  si  un  prophète  avait  dit 
l'un,  et  que  saint  Paul  eût  dit  ensuite  l'autre,  on  l'eût 
accusé. 

•  16.  ...  Et  cependant,  ce  Testament,  fait  pour  aveugler 
les  uns  et  éclairer  les  autres,  marquait,  en  ceux  mêmes 
qu'il  aveuglait,  la  vérité  qui  devait  être  connue  des  autres. 
Car  les  biens  visibles  qu'ils  recevaient  de  Dieu  étaient  si 
grands  et  si  divins,  qu'il  paraissait  bien  qu'il  était  puis- 
sant de  leur  donner  les  invisibles  et  un  Messie. 

Car  la  nature  est  une  image  de  la  grâce,  et  les  miracles 
visibles  sont  images  des  invisibles.  Ut  sciatis...  tibi  dico  : 
Surge.  Isaïe  dit  que  la  Rédemption  sera  comme  le  passage 
de  la  mer  Rouge. 

Dieu  a  donc  montré  en  la  sortie  d'Egypte,  de  la  mer,  en 
la  défaite  des  rois,  en  la  manne,  en  toute  la  généalogie 
d'Abraham,  qu'il  était  capable  de  sauver,  de  faire  descen- 
di-e  le  pain  du  ciel,  etc.  ;  de  sorte  que  le  peuple  ennemi 
est  la  figure  et  la  représentation  du  même  Messie  qu'ils 
ignorent,  etc. 

Il  nous  a  donc  appris  enfin  que  toutes  ces  choses  n'étaient 
que  figures,  et  ce  que  c'est  que  «  vraiment  libre  »,  «  vrai 
Israélite  »,  «  vraie  circoncision  »,  «  vrai  pain  du  ciel  »,  etc. 

Dans  ces  promesses-là,  chacun  trouve  ce  qu'il  a  dans 
le  fond  de  son  cœur,  les  biens  temporels  et  les  biens  spiri- 
tuels. Dieu  ou  les  créatures  ;  mais  avec  cette  différence 
que  ceux  qui  y  cherchent  les  créatures  les  y  trouvent, 
mais  avec  plusieurs  contradictions,  avec  la  défense  de  les 
aimer,  avec  Tordre  de  n'adorer  que  Dieu  et  de  n'aimer 


140  PASCAL 

que  lui,  ce  qui  n'est  qu'une  même  chose,  et  qu'enfin  il 
n'est  point  venu  Messie  pour  eux  ;  au  lieu  que  ceux  qui  y 
cherchent  Dieu  le  trouvent,  et  sans  aucune  contradiction, 
avec  commandement  de  n'aimer  que  lui,  et  qu'il  est  venu 
un  Messie  dans  le  temps  prédit  pour  leur  donner  les  biens 
qu'ils  demandent  (1). 

Ainsi  les  Juifs  avaient  des  miracles,  des  prophéties 
ou'ils  voyaient  accomplir  ;  et  la  doctrine  de  leur  loi  était 
de  n'adorer  et  de  n  aimer  qu'un  Dieu  ;  elle  était  aussi 
perpétuelle.  Ainsi  elle  avait  toutes  les  marques  de  la  vraie 
religion  :  aussi  elle  l'était.  Mais  il  faut  distinguer  la  doc- 
trine des  Juifs  d'avec  la  doctrine  de  la  loi  des  Juifs.  Or,  la 
doctrine  des  Juifs  n'était  pas  vraie,  quoiqu'elle  eût  les 
miracles,  les  prophéties,  et  la  perpétuité,  parce  qu'elle 
n'avait  pas  cet  autre  point  de  n'adorer  et  de  n'aimer  que 
Dieu. 

•  17.  Le  voile  qui  est  sur  ces  livres  pour  les  Juifs  y  est 
aussi  pour  les  mauvais  Chrétiens,  et  pour  tous  ceux  qui  ne 
se  haïssent  pas  eux-mêmes.  Mais  quand  on  est  bien  disposé 
à  les  entendre  et  à  connaître  Jésus-Christ,  quand  on  se 
hait  véritablement  soi-même  ! 

•  18.  Fcgures.  —  Un  portrait  porte  absence  et  pré- 
sence, plaisir  et  déplaisir,  La  réalité  exclut  absence  et 
déplaisir. 

Four  savoir  si  la  loi  et  les  sacrifices  sont  réalité  ou 
figure,  il  faut  voir  si  les  prophètes,  en  parlant  de  ces  choses, 
y  arrêtaient  leur  vue  et  leur  pensée,  en  sorte  qu'ils  n'y 
vissent  que  cette  ancienne  alliance,  ou  s'ils  y  voient 
quelque  autre  chose  dont  elle  fût  la  peinture  ;  car  dans  un 
portrait  on  voit  la  chose  figurée.  Il  ne  faut  pour  cela 
qu'examiner  ce  qu'ils  en  disent. 

Quand  ils  disent  qu'elle  sera  éternelle,  entendent-ils 
parler  de  l'alliance  de  laquelle  ils  disent  qu'elle  sera  chan- 
gée ;  et  de  même  des  sacrifices,  etc.? 

Le  chiffre  a  deux  sens.  Quand  on  surprend  une  lettre 
importante  où  l'on  trouve  un  sens  clair,  et  où  il  est  dit 
néanmoins  que  le  sens  en  est  voilé  et  obscurci,  qu'il  est 


d)  Voilà,  selon  le  P.  Lagrange,  l'argument  décisif,  et  la  vraie,  la 
seule  manière  de  comprendre  les  prophéties  et  de  les  présenter  à 
l'incroyant  moderne.  Voilà  de  ces  paroles  lumineuses,  pleines  de  sens 
■et  de  prolbndeur,  comme  il  y  en  a  tant  chez  Pascal,  et  qui  lui  ont 
fait  dire  :  «  Au  cours  d'études  assez  prolongées  sur  les  prophéties, 
îious  avons  été  vivement  frappé  de  ce  que  les  Pensées  contenaient  sur 
•ce  point  de  fécond  et  de  décisif,  on  dira  même,  si  l'on  veut,  d'actuel.  » 


PENSÉES.    —    ARTICLE    X  141 

caché  en  sorte  qu'on  verra  celte  ieure  sans  la  voir  et  qu'on 
l'entendra  sans  l'entendre  ;  que  doit-on  penser  sinon  que 
c'est  un  chiffre  à  double  sens,  et  d'autant  plus  qu'on  y 
trouve  des  contrariétés  manifestes  dans  le  sens  littéral? 
Les  prophètes  ont  dit  clairement  qu'Israël  serait  toujours 
aimé  de  Dieu,  et  que  la  loi  serait  éternelle,  et  ils  ont  dit 
que  l'on  n'entendrait  point  leur  sens,  et  qu'il  était  voilé. 
Combien  doit-on  donc  estimer  ceux  qui  nous  découvrent 
le  chiffre  et  nous  apprennent  à  connaître  le  sens  caché, 
et  principalement  quand  les  principes  qu'ils  en  prennent 
sont  tout  à  fait  naturels  et  clairs  1  C'est  ce  qu'a  fait  Jésus- 
Christ,  et  les  apôtres.  Ils  ont  levé  le  sceau,  il  a  rompu  le 
voile  et  a  découvert  l'esprit.  Ils  nous  ont  appris  pour  cela 
que  les  ennemis  de  l'homme  sont  ses  passions  ;  que  le 
Rédempteur  serait  spirituel  et  son  règne  spirituel  :  qu'il  y 
aurait  deux  avènements  :  l'un  de  misère  pour  abaisser 
l'homme  superbe,  l'autre  de  gloire,  pour  élever  l'homme 
humihé  ;  que  Jésus-Christ  serait  Dieu  et  homme  (1). 

19.  Fiffures.  —  Jésus-Christ  leur  ouvrit  l'esprit  pour 
entendi-e  les  Ecritm-es. 

Deux  grandes  ouvertures  sont  celles-là  :  1*  Toutes  choses 
leur  arrivaient  en  figures  :  verp  Israelitœ,  vere  liberi,  vrai 
pain  du  ciel  :  2'  un  Dieu  humilié  jusqu'à  la  Croix  :  il  a 
fallu  que  le  Christ  ait  souffert  pour  entrer  dans  sa  gloire  : 
«  qu'il  vaincrait  la  mort  par  sa  mort  ».  Deux  avènements. 

•20.  Figures.  —  Dès  qu'aine  fois  on  a  ouvert  ce  secret 
il  est  impossible  de  ne  pas  le  voir.  Qu'on  lise  le  vieil  Tes- 
tament en  cette  vue,  et  qu'on  voie  si  les  sacrifices  étaient 
vrais,  si  la  parenté  d'Abraham  était  la  vraie  cause  de 
l'amitié  de  Dieu,  si  la  terre  promise  était  le  véritable  lieu 
de  rtjpos  ?  Non  ;  donc  c'étaient  des  figures.  Qu'on  voie  de 
même  toutes  les  cérémonies  ordonnées,  tous  les  comman- 
dements cjui  ne  sont  pas  pour  la  charité,  on  verra  que  c'en 
sont  les  hgures. 

Tous  ces  sacrifices  et  cérémonies  étaient  donc  figures 
ou  sottises.  Or  il  y  a  des  choses  claires  trop  hautes,  pour 
les  estimer  des  sottises. 

Savoh"  si  les  prophètes  arrêtaient  leur  vue  dans  l'Ancien 
Testament,  ou  y  voyaient  d'autres  choses. 

•  21.  Fi  jures.  —  La  lettre  tue  :  tout  arrivait  en  figures. 

(1)  Celle  pensée  est  encore  citée  et  commentée  avec  admiration  par 
le  P.  Lagrange  dans  son  article  sur  Pascal  et  les  Prophéties  mes- 
sianiques. 


142  PASCAL 

Voilà  le  chiffre  que  saint  Paul  nous  donne.  Il  fallait  que 
ie  Christ  souffrit.  Un  Dieu  humilié.  Circoncision  du  cœur, 
vrai  jeûne,  vrai  sacrifice,  vrai  temple.  Les  prophètes  ont 
indiqué  qu'il  fallait  que  tout  cela  fût  spirituel. 

Non  la  viande  qui  périt,  mais  celle  qui  ne  périt  point. 

«  Vous  seriez  vraiment  libres.  »  Donc  l'autre  liberté 
n'est  qu'une  figure  de  liberté. 

«  Je  suis  le  >Tai  pain  du  ciel.  » 

*  22.  Contradcctcon.  —  On  ne  peut  faire  une  bonne 
physionomie  qu'en  accordant  toutes  nos  contrariétés,  et  il 
ne'suffit  pas  de  suivre  une  suite  de  qualités  accordantes  sans 
accorder  les  contraires.  Pour  entendre  le  sens  d'un  auteur, 
il  faut  accorder  tous  les  passages  contraires. 

Ainsi,  pour  entendre  l'Ecriture,  il  faut  avoir  un  sens 
dans  lequel  tous  les  passages  contraires  s'accordent.  11  ne 
suffit  pas  d'en  avoir  un  qui  convienne  à  plusieurs  passages 
accordants,  mais  d'en  avoir  un  qui  accorde  les  passages 
même  contraires. 

Tout  auteur  a  un  sens  auquel  tous  les  passages  con- 
traires s'accordent,  ou  il  n'a  point  de  sens  du  tout.  On  ne 
peut  pas  dire  cela  de  l'Ecriture  et  des  prophètes  ;  ils 
avaient  assurément  trop  bon  sens.  II  faut  donc  en  cher- 
cher un  qui  accorde  toutes  les  contrariétés. 

Le  véritable  sens  n'est  donc  pas  celui  des  Juifs  ;  mais 
en  Jésus-Christ  toutes  les  contradictions  sont  accordées. 

Les  Juifs  ne  sauraient  accorder  la  cessation  de  la 
royauté  et  principauté,  prédite  par  Osée,  avec  la  prophétie 
de  Jacob. 

Si  on  prend  la  loi,  les  sacrifices,  et  le  royaume,  pour 
réalités,  on  ne  peut  accorder  tous  les  passages.  Il  faut 
donc  par  nécessité  qu'ils  ne  soient  que  figures.  On  ne 
saurait  pas  même  accorder  les  passages  d'un  même 
auteur,  ni  d'un  même  livre,  ni  quelquefois  d'un  même 
chapitre,  ce  qui  marque  trop  quel  était  le  sens  de  l'au- 
teur ;  comme  quand  Ezéchiel,  chap.  xx,  dit  qu'on  vivra 
dans  les  commandements  de  Dieu  et  qu'on  n'y  vivra  pas. 

•  23.  Figures.  —  Si  la  loi  et  les  sacrifices  sont  la  vérité, 
il  faut  qu'elle  plaise  à  Dieu,  et  qu'elle  ne  lui  déplaise 
point.  S'ils  sont  figures,  il  faut  qu'ils  plaisent  et  déplaisent. 

Or  dans  toute  l'Ecriture  ils  plaisent  et  déplaisent.  Il  est 
dit  que  la  loi  sera  changée  ;  que  le  sacrifice  sera  changé  ; 
qu'ils  seront  sans  roi,  sans  prince  et  sans  sacrifice  ;  qu'il 
sera  fait  une  nouvelle  alliance  ;  que  la  loi  sera  renouvelée  ; 
-que  les  préceptes  qu'ils  ont  reçus  ne  sont  pas  bons  ;  que 


PENSÉES.    —   ARTICLE    X  143 

leurs  sacrifices  sont  abominables  ;  que  Dieu  n'en  n'a  point 
•demandé. 

Il  est  dit,  au  contraire,  que  la  loi  durera  éternellement  ; 
que  celte  alliance  sera  éternelle  ;  que  le  sacrifice  sera 
éternel  ;  que  le  sceptre  ne  sortira  jamais  d'avec  eux,  puis- 
qu'il n'en  doit  point  sortir  que  le  Roi  éternel  n'arrive. 

Tous  ces  passages  marquent-ils  que  ce  soit  réalité? 
Non.  Marquent-ils  aussi  que  ce  soit  figure  ?  Non  :  mais 
que  c'est  réalité,  ou  figure.  Mais  les  premiers,  excluant 
la  réalité,  marquent  que  ce  n'est  que  figure. 

Tous  ces  passages  ensemble  ne  peuvent  être  dits  de  la 
réalité  ;  tous  peuvent  être  dits  de  la  figure  :  donc  ils  ne 
sont  pas  dits  de  la  réalité,  mais  de  la  figure. 

Af/niis  occisas  est  ah  origine  mundi.  Juge  sacrificateur. 

*  24.  Figures.  —  Quand  la  parole  de  Dieu,  qui  est  véri- 
table, est  fausse  littéralement,  elle  est  vraie  spirituellement. 
Sede  a  dextris  meî-s,  cela  est  faux  littéralement  ;  donc  cela 
est  vrai  spirituellement. 

En  ces  expressions,  il  est  parlé  de  Dieu  à  la  manière 
des  hommes  ;  et  cela  ne  signifie  autre  chose,  sinon  que 
Tinteniion  que  les  hommes  ont,  en  faisant  s'asseoir  à  leur 
droite,  Dieu  l'aura  aussi  ;  c'est  donc  une  marque  de  l'in- 
tention de  Dieu,  non  de  sa  manière  de  Texécuier. 

Ainsi  quand  il  dit  :  «  Dieu  a  reçu  l'odeur  de  vos  par- 
fums, et  vous  donnera  en  récompense  une  terre  grasse  ;  » 
c'est-à-dire  la  même  intention  qu'aurait  un  homme  qui, 
agréant  vos  parfums,  vous  donnerait  en  récompense  une 
terre  grasse,  Dieu  aura  la  même  intention  pour  vous, 
parce  que  vous  avez  eu  pour  [lui]  la  même  intention  qu'un 
homme  a  pour  celui  à  qui  il  donne  des  parfums.  Ainsi, 
iratus  est,  «  Dieu  jaloux,  »  etc.  Car  les  choses  de  Dieu 
étant  inexprimables,  elles  ne  peuvent  être  dites  autre- 
ment, et  l'Eglise  aujourd'hui  en  use  encore  :  Quia  confor- 
tatit  sera?,  etc . 

Il  n'est  pas  permis  d'attribuer  à  l'Écriture  les  sens 
qu'elle  ne  nous  a  pas  révélé  qu'elle  a.  Ainsi  de  dire  que 
le  meni  fermé  d'Isaïe  signifie  600,  cela  n'est  pas  révélé.  Il 
eût  pu  dire  que  les  Uade  finals  et  les  he  déficientes  signi- 
fieraient des  mystères.  Il  n'est  donc  pas  permis  de  le  dire, 
et  encore  moins  de  dire  que  c'est  la  manière  de  la  pierre 
philosophale.  Mais  nous  disons  que  le  sens  littéral  n'est 
pas  le  vrai,  parce  que  les  prophètes  l'ont  dit  eux-mêmes. 

*  25.  Un  mot  de  David  ou  de  Moïse,  comme  «  que  Dieu 
circoncira  les  cceurs  »,  fait  juger  de  leur  esprit.  Que  tous 


144  PASCAL 

leurs  autres  discours  soient  équivoques,  et  douteux  d'être 
pliilosophes  ou  chrétiens,  enfin  un  mot  de  cette  nature 
détermine  tous  les  autres,  comme  un  mot  d'Épictète  dé- 
termine tout  le  reste  au  contraire.  Jusque-là  l'ambiguïté 
dure,  et  non  pas  après  (1). 

*  26.  De  deux  personnes  qui  disent  de  sots  contes,  l'un 
qui  a  double  sens  entendu  dans  la  cabale,  l'autre  qui  n'a 
qu'un  sens,  si  quelqu'un,  n'étant  pas  du  secret,  entend  dis- 
courir les  deux  en  cette  sorte,  il  en  fera  même  jugement. 
Mais  si  ensuite,  dans  le  reste  du  discours,  l'un  dit  des  cho- 
ses angéliques,  et  l'autre  toujours  des  choses  plates  et  com- 
munes, il  jugera  que  l'un  parlait  avec  mystère,  et  non 
pas  lautre  :  l'un  ayant  assez  montré  qu'il  est  incapable  de 
telle  sottise,  et  capable  d'être  mystérieux,  l'autre,  qu'il  est 
incapable  de  mystère,  et  capable  de  sottise. 

Le  Vieux  Testament  est  un  chiffre. 

•  27.  Il  y  en  a  qui  voient  bien  qu'il  n'y  a  pas  d'autre 
ennemi  de'  l'homme  que  la  concupiscence,  qui  le  détourne 
de  Dieu,  et  non  pas  Dieu  ;  ni  d'autre  bien  que  Dieu,  et  non 
pas  une  terre  grasse.  Ceux  qui  croient  que  le  bien  de 
l'homme  est  en  la  chair,  et  le  mal  en  ce  qui  le  détourne 
des  plaisirs  des  sens,  qu'il[s]  s'en  soùle[nt],  et  qu'il[s]  y 
meure [n^j.  Mais  ceux  qui  cherchent  Dieu  de  tout  leur  cœur, 
nui  n'ont  de  déplaisir  que  d'être  privés  de  sa  vue,  qui  n'ont 
de  désir  que  pour  le  posséder,  et  d'ennemis  que  ceux  qui 
les  en  détournent,  qui  s'affligent  de  se  voir  environnés  et 
dominés  de  tels  ennemis,  —  qu'ils  se  consolent,  je  leur 
annonce  une  heureuse  nouvelle:  il  y  a  un  libérateur  pour 
eux  ;  je  le  leur  ferai  voir  ;  je  leur  montrerai  qu'il  y  a  un 
Dieu  pour  eux  ;  je  ne  le  ferai  pas  voir  aux  autres.  Je  ferai 
voir  qu'un  Messie  a  été  promis,  qui  délivrerait  des  enne- 
mis ;  et  qu'il  en  est  venu  un  pour  délivrer  des  iniquités, 
mais  non  des  ennemis  (2). 


(1)  Profonde  observation,  et  dont  la  portée  psychologique  apparaît 
plus  grande  à  mesure  qu'on  y  réflécliit  davantage.  N'y  a-t-il  pas  chez 
tous  les  écrivains,  ou  pour  mieux  dire,  chez  tous  les  hommes,  de  ces 
mots  déterminants,  presque  involontaires,  et  qui  nous  font  pénétrer 
jusqu'au  fond  d'une  âme,  nous  en  livrent  le  secret  intime,  l'attitude 
réelle,  et,  pour  ainsi  parler,  la  qualité  propre  ?  Et  c'est  précisément 
parce  que,  plus  que  partout  ailleurs,  de  tels  mots  abondent  dans  les 
Pensées 'ûQ  Pascal,  qu'elles  nous  sont  si  précieuses.  Comme  il  l'a  dit 
lui-même,  on  y  sent  non  paA  un  auteur,  mais  un  homme. 

(2)  Il  assez  curieux  d'observer  ici  que  Port-Royal  n'a  pas,  cette 
fois,  reculé  devant  le  réalisme  de  l'expression  :  qu'ils  s'en  soûlent 
et  qu'Us  u    meurent;    mais    en   revanche,    le   lyrisme  triomphal  de 


PENSÉES.    —    ARTICLF.   X  145 

Quand  David  prédit  que  le  Messie  délivrera  son  peuple 
de  ses  ennemis  on  peut  croii-e  charnellement  que  ce  sera 
des  Egyptiens,  et  alors  je  ne  saurais  montrer  que  la  pro- 
phétie soit  accomplie.  Mais  on  peut  bien  croire  aussi  que 
ce  sera  des  iniquités,  car,  dans  la  vérité,  les  Egyptiens  ne 
sont  pas  ennemis,  mais  les  iniquités  le  sont.  Ce  mot  d'en- 
nemis est  donc  équivoque.  Mais  s'il  dit  ailleurs,  comme  il 
fait,  qu'il  délivrera  son  peuple  de  ses  péchés,  aussi  bieii 
qu'Isaïe  et  les  autres,  l'équivoque  est  ôtée,  et  le  sens  dou- 
ble des  ennemis  réduit  au  sens  simple  d'iniquités.  Car  s'il 
avait  dans  l'esprit  les  péchés,  il  les  pouvait  bien  dénoter 
par  ennemis,  mais  s'il  pensait  aux  ennemis,  il  ne  les  pou- 
vait pas  désigner  par  iniquités. 

Or,  Moïse  "et  David  et  Isaïe  usaient  des  mêmes  termes. 
Qui  dba  donc  qu'ils  n'avaient  pas  même  sens,  et  que  le 
sens  de  David  qui  est  manifestement  d'iniquités  lorsqu'il 
parlait  d'ennemis,  ne  fût  pas  le  même  que  [celui  de]  Moïse 
en  parlant  d'ennemis  ?  Daniel  (ix)  prie  pour  la  délivrance 
du  peuple  de  la  captivité  de  leurs  ennemis  ;  mais  il  pensait 
aux  péchés,  et  pour  le  montrer,  il  dit  que  Gabriel  lui  vint 
dire  qu'il  était  exaucé,  et  qu'il  n'y  avait  plus  que  soixante- 
dix  semaines  à  attendre,  après  quoi  le  peuple  serait  délivré 
d'iniquité,  le  péché  prendrait  fin,  et  le  libérateur,  le  Suint 
des  saints,  amènerait  la  justice  éternelle,  non  la  légale, 
mais  l'éternelle. 

l'admirable  mouvement  qui  suit  l'a  un  peu  effarouché  :  Je  leur  annonce 
une.  heiir^euse  nouvelle...  Je  le  leur  ferai  voir...  Je  leur  montrerai,... 
Je  ne  le  ferai  pas  voir  au^c  autres.  Je  ferai  voir...  —  Port-Royal 
imprime  tout  simplement  :  «  Qu'ils  se  consolent  ;  il  y  a  un  libérateur 
pour  eux  ;  il  y  a  un  Dieu  pour  eux,  un  Messie  a  été  promis  pour 
déIi^Ter  des  ennemis;  et  il  en  est  venu  un  pour  délivrer  des  iniquités, 
mais  non  pas  des  ennemis.  » 


PASCAL  —  PENSÉES  10 


146  PASCAL 


ARTICLE  XI 
Les  Prophéties. 


*  1.  En  voyant  l'aveuglement  et  la  misère  de  l'homme^ 
en  regardant  tout  l'univers  muet,  et  l'homme  sans  lumière, 
abandonné  à  lui-même  et  comme  égaré  dans  ce  recoin  de 
l'univers,  sans  savoir  qui  l'y  a  mis,  ce  qu'il  y  est  venu 
faire,  ce  qu'il  deviendra  en  mourant,  incapable  de  toute 
connaissance,  j'entre  en  effroi,  comme  un  homme  qu'on 
aurait  porté  endormi  dans  une  île  déserte  et  effroyable,  et 
qui  s'éveillerait  sans  connaître  où  il  est,  et  sans  moyen 
d'en  sortir.  Et,  sur  cela,  j'admire  comment  on  n'entre  point 
en  désespoir  d'un  si  misérable  état.  Je  vois  d'autres  per- 
sonnes auprès  de  moi,  d'une  semblable  nature  :  je  leur 
demande  s'ils  sont  mieux  instruits  que  moi  ;  ils  me  diseijt 
que  non  ;  et  sur  cela,  ces  misérables  égarés,  ayant  regardé 
autour  d'eux,  et  ayant  vu  quelques  objets  plaisants,  s'y 
sont  donnés  et  s'y  sont  attachés.  Pour  moi,  je  n'ai  pu  y 
prendre  d'attache"  et,  considérant  combien  il  y  a  plus  d'ap- 
parence qu'il  y  a  autre  chose  que  ce  que  je  vois,  j'ai 
recherché  si  ce  Dieu  n'aurait  point  laissé  quelque  marque 
de  soi. 

Je  vois  plusieurs  religions  contraires,  et  partant  toutes 
fausses,  excepté  une.  Chacune  veut  être  crue  par  sa  pro- 
pre autorité  et  menace  les  incrédules.  Je  ne  les  crois  donc 
pas  là-dessus.  Chacun  peut  dire  cela,  chacun  peut  se  dire 
prophète.  Mais  je  vois  la  chrétienne  où  je  trouve  des  pro- 
phéties, et  c'est  ce  que  chacun  ne  peut  pas  faire. 

*  2.  ...Et  ce  qui  couronne  tout  cela  est  la  prédiction, 
afin  qu'on  ne  dît  point  que  c'est  le  hasard  qui  l'a  faite. 

Quiconque,  n'ayant  plus  que  huit  jours  à  vivre,  ne  trou- 
vera pas  que  le  parti  est  de  croire  que  tout  cela  n'est  pas 
un  coup  du  hasard...  Or,  si  les  passions  ne  nous  tenaient 
point,  huit  jours  et  cent  ans  sont  une  même  chose. 

*  3.   Le  zèle   des  Juifs  pour   leur  loi  et  leur   temple 


PENSÉES.    —    ARTICLE    XI  147 

(Jos''phe,  et  Phiion  Juif  ad  Caîuni).  Quel  autre  peuple  a 
un  tel  zèle  ?  Il  fallait  qu'ils  l'eussent. 

Jésus-Christ  prédit  quant  au  temps  et  à  l'état  du  monde  : 
le  duc  ôté  de  la  cuisse  et  la  quatrième  monarchie.  Qu'on 
est  heureux  d'avoir  cette  lumière  dans  cette  obscurité  1 

Qu'il  est  beau  de  voir,  par  les  yeux  de  la  foi,  Darius  et 
Cyrus,  Alexandre,  les  Romains,  Pompée  et  Hérode  agir, 
sans  le  savoir,  pour  la  gloire  de  l'Evangile  1 

*  4.  La  plus  grande  des  preuves  de  Jésus-Christ  sont 
les  prophéties.  C'est  aussi  à  quoi  Dieu  a  le  plus  pourvu  ; 
car  l'événement  qui  les  a  remplies  est  un  miracle  subsis- 
tant depuis  la  naissance  de  l'Eglise  jusques  à  la  fin.  Aussi 
Dieu  a  suscité  des  prophètes  durant  seize  cents  ans  ;  et, 
pendant  quatre  cents  ans  après,   il  a  dispersé  toutes  ces 

f)rophéties,  avec  tous  les  Juifs  qui  les  portaient,  dans  tous 
es  lieux  du  monde.  Voilà  quelle  a  été  la  préparation  à  la 
naissance  de  Jésus-Christ,  dont  l'Evangile  devra  être 
cru  de  tout  le  monde,  il  a  fallu  non  seulement  qu'il  y  ait  eu 
des  prophéties  pour  le  faire  croire,  mais  que  ces  prophéties 
fussent  par  tout  le  monde,  pour  le  faire  embrasser  par 
tout  le  monde. 

*  5.  Tandis  que  les  prophètes  ont  été  pour  maintenir  la 
loi,  le  peuple  a  été  négligent  ;  mais  depuis  qu'il  n'y  a  plus 
eu  de  prophètes,  le  zèle  a  succédé. 

5  bis.  Prophéties.  —  Le  temps  prédit  par  l'état  du  peuple 
juif,  par  l'état  du  peuple  païen,  par  l'état  du  temple,  par 
le  nombre  des  années. 

*  6.  Il  faut  être  hardi  pour  prédire  une  même  chose 
en  tant  de  manières  :  il  fallait  que  les  quatre  monarchies, 
idolâtres  ou  païennes,  la  fin  du  régne  de  Juda,  et  les 
soixante-dix  semaines  arrivassent  en  même  temps,  et  le 
tout  avant  que  le  deuxième  temple  fût  détruit. 

*  7.  Prophétces.  —  Quand  un  seul  homme  aurait  fait 
un  livre  des  prédictions  de  Jésus-Christ,  pour  le  temps  eî 
pour  la  manière,  et  que  Jésus-Christ  serait  venu  confor- 
mément à  ces  prophéties,  ce  serait  une  force  infinie. 

Mais  il  y  a  bien  plus  ici.  C'est  une  suite  d'hommes, 
durant  quatre  mille  ans,  qui,  constamment  et  sans  varia- 
tion, viennent,  l'un  ensuite  de  l'autre,  prédire  ce  même 
avènement.  C'est  un  peuple  tout  entier  qui  l'annonce,  et 
qui  subsiste  depuis  quatre  mille  années,  pour  rendre  en 
corps  témoignage  des  assurances  qu'ils  en  ont,  et  dont  ils 
ne  peuvent  être  divertis  par  quelques  menaces  et  perse- 


148  PASCAL 

cutions  qu'on  leur  fasse  :  ceci  est  tout  autrement  considé- 
rable. 

•  8.  Les  prophéties  mêlées  des  choses  particulières,  et 
de  celles  du  Messie,  afin  que  les  prophéties  du  Messie  ne 
fussent  pas  sans  preuves,  et  que  les  prophéties  particu- 
lières ne  fussent  pas  sans  fruit. 

•9.  Non  habemus  regoni  nisc  Cœsareni.  Donc  Jésus- 
Christ  était  le  Messie,  puisqu'ils  n'avaient  plus  de  roi 
qu'un  étranger,  et  qu'ils  n'en  voulaient  point  d'autre. 

•10.  Prophéties.  —  Les  septante  semaines  de  Daniel 
sont  équivoques  pour  le  terme  du  commencement,  à  cause 
des  termes  de  la  prophétie  ;  et  pour  le  terme  de  la  fin,  à 
cause  des  diversités  des  chronologistes.  Mais  toute  cette 
différence  ne  va  qu'à  deux  cents  ans. 

•11.  Prédictions.  —  ...  Qu'en  la  quatrième  monarchie, 
avant  la  destruction  du  second  temple,  avant  que  la  domi- 
nation des  Juifs  fût  ôtée,  en  la  septantième  semaine  de 
Daniel,  pendant  la  durée  du  second  temple,  les  païens 
seraient  instruits,  et  amenés  à  la  connaissance  du  Dieu 
adoré  par  les  Juifs  ;  que  ceux  qui  l'aiment  seraient  déli- 
vrés de  leurs  ennemis,  et  remplis  de  sa  crainte  et  de  son 
amour. 

Et  il  est  arrivé  qu'en  la  quatrième  monarchie,  avant 
la  destruction  du  second  temple,  etc.,  les  païens  en  fouie 
adorent  Dieu  et  mènent  une  vie  angélique  ;  les  filles  con- 
sacrent à  Dieu  leur  virginité  et  leur  vie  ;  les  hommes 
renoncent  à  tous  plaisirs.  Ce  que  Platon  n'a  pu  persuader 
à  quelque  peu  d'hommes  choisis  et  si  instruits,  une  force 
secrète  le  persuade  à  cent  millions  d'hommes  ignorants, 
par  la  vertu  de  peu  de  paroles. 

Les  riches  quittent  lear  bien,  les  enfants  quittent  la 
maison  délicate  de  leurs  pères  pour  aller  dans  l'austérité 
d'un  désert,  etc.  (Voyez  Philon  juif).  Qu'est-ce  que  tout 
cela  ?  C'est  ce  qui  a  été  prédit  si  longtemps  auparavant. 
Depuis  deux  mille  années,  aucun  païen  n'avait  adoré  le 
Dieu  des  Juifs  ;  et  dans  le  temps  prédit,  la  foule  des  païens 
adore  cet  unique  Dieu.  Les  temples  sont  détruits,  lès  rois 
mêmes  se  soumettent  à  la  croix.  Qu'est-ce  que  tout  cela  ? 
C'est  l'esprit  de  Dieu  qui  est  répandu  sur  la  terre. 

Nul  païen  depuis  Moïse  jusqu'à  Jésus-Christ,  selon  les 
Rabbins  mêmes.  La  foule  des  païens,  après  Jésus-Christ, 
croit  en  les  livres  de  Moïse,  et  en  observe  l'essence  et 
l'esprit,  et  n'en  rejette  que  l'inutile. 


PENSÉES.    —    ARTICLE    XI  149 

•12.  Pendant  la  durée  du  Messie.  —  .-Enigmatis.  Ézéch., 

XVII. 

Son  précurseur,  Malacliie,  m. 

Il  naîtra  enfant,  Is.,  ix. 

Il  naîtra  de  la  ville  de  Bethléem,  Mich.,  v.  Il  paraîtra 
principalement  en  Jérusalem  et  naîtra  de  la  famille  de 
Juda  et  de  David, 

Il  doit  aveugler  les  sages  et  les  savants,  Is.,  vi,  viii, 
XXIX,  etc.,  et  "annoncer  l'Evangile  aux  petits,  Is.,  xxix, 
ouvrir  les  yeux  des  aveugles,  et  rendre  la  santé  aux 
infirmes,  et  mener  à  la  lumière  ceux  qui  languissent  dans 
les  ténèbres,  Is.,  lxi. 

Il  doit  enseigner  la  voie  parfaite,  et  être  le  précepteur 
des  gentils.  Is.,  lv,  xlii,  1-7. 

Les  prophéties  doivent  être  inintelligibles  aux  impies, 
Dan.  XII  ;  Osée,  ult.  10,  mais  intelligibles  à  ceux  qui  sont 
bien  instruits. 

Les  prophéties  qui  le  représentent  pauvre  le  représen- 
tent maître  des  nations.  Is.,  ui,  14,  etc.,  un,  ;  Zach.,  ix,  9. 

Les  pi'ophéties  qui  prédisent  le  temps  ne  le  prédisent  que 
maître  des  Gentils,  et  souffrant,  et  non  dans  les  nuées, 
ni  juge.  Et  celles  qui  le  représentent  ainsi,  jugeant  et  glo- 
rieux, ne  marquent  point  le  temps. 

Qu'il  doit  être  la  victime  pour  les  péchés  du  monde. 
Is.,  xxxix,  LUI,  etc. 

Il  doit  être  la  pierre  fondamentale  précieuse,  Is., 
xxviii,  16. 

Il  doit  être  la  pierre  d'achoppement  et  de  scandale,  Is., 
viii.  Jérusalem  doit  heurter  contre  cette  pierre. 

Les  édifiants  doivent  réprouver  cette  pierre,  P5.cxvii,22. 

Dieu  doit  faire  de  cette  pierre  le  chef  du  coin. 

Et  cette  pierre  doit  croître  en  une  immense  montagne, 
et  doit  rempli i-  toute  la  terre,  Dan.,  ii. 

Qu'ainsi  il  doit  être  rejeté,  méconnu,  trahi,  Ps.  c\aii,  8, 
vendu,  Zach.,  xi,  12  ;  craché,  souffleté,  moqué,  affligé  en 
une  infinité  de  manières,  abreuvé  de  fiel,  Ps.  lxviii, 
transpercé,  Zach.,  xii,  les  pieds  et  les  mains  percés,  tué, 
et  ses  habits  jetés  au  sort. 

Qu'il  ressusciterait,  Ps.  xv,  le  troisième  jour,  Osée,  \i,  3. 

Qu'il  monterait  au  ciel  pour  s'asseoir  à  la  droite,  Ps.  ex. 

Que  les  rois  s'armeraient  contre  lui.  Ps.  ii. 

Qu'étant  à  la  droite  du  Père,  il  serait  victorieux  de  ses 
ennemis. 

Que  les  rois  de  la  terre  et  tous  les  peuples  l'adoreraient. 
Is.,  LX. 


150  PASCAL 

Que  les  Juifs  subsisteraient  en  nation,  Jér. 

Qu'ils  seraient  errants,  sans  rois,  etc..  Osée,  m,  sans 
prophètes,  Amos,  attendant  le  salut  et  ne  le  trouvant 
point.  Is. 

Vocation  des  Gentils  par  Jésus-Christ.  Is.  lu,  15  ;  lv,  5  ; 

LX,  etc.,  Ps.  LXXXI. 

Os.,  I,  9  :  «  Vous  ne  serez  plus  mon  peuple,  et  je  ne 
serai  plus  votre  Dieu,  après  que  vous  serez  multipliés  de 
la  dispersion.  Les  lieux  où  l'on  n'appelle  pas  mon  peuple, 
je  l'appellerai  mon  peuple.  » 

*13.  Il  n'était  point  permis  de  sacrifier  hors  de  Jéru- 
salem, qui  était  le  lieu  que  le  Seigneur  avait  choisi,  ni 
même  de  manger  ailleurs  les  décimes.  Deut.,  xn,  5,  etc.  ; 
Deut,  XIV,  23,  etc.  ;  xv,  20  ;  xvi,  2,  7,  11,  15. 

Osée  a  prédit  qu'ils  seraient  sans  roi,  sans  prince,  sans 
sacrifice  et  sans  idole  ;  ce  qui  est  accompli  aujourd'hui, 
ne  pouvant  faire  sacrifice  légitime  hors  de  Jérusalem. 

•14.  Prédictions.  —  Il  est  prédit  qu'au  temps  du  Messie, 
il  viendrait  établir  une  nouvelle  alliance,  qui  ferait  oublier 
la  sortie  d'Egypte,  Jérém.,  xxni,  5,  ;  Is.,  xun,  16  ;  qui 
mettrait  sa  loi,  non  dans  l'extérieur,  mais  dans  les  cœurs  ; 
qu'il  mettrait  sa  crainte,  qui  n'avait  été  qu'au  dehors, 
dans  le  milieu  du  cœur.  Qui  ne  voit  la  loi  chrétienne  en 
tout  cela  (1)  ? 

*15.  Qu'alors  l'idolâtrie  serait  renversée  ;  que  ce  Messie 
abattrait  toutes  les  idoles,  et  ferait  entrer  les  hommes 
dans  le  culte  du  vrai  Dieu. 

Que  les  temples  des  idoles  seraient  abattus,  et  que 
parmi  toutes  les  nations  et  en  tous  les  lieux  du  monde, 
lui  serait  offerte  une  hostie  pure,  non  pas  des  animaux. 

Qu'il  serait  roi  des  Juifs  et  des  Gentils.  Et  voilà  ce  roi 
des  juifs  et  des  gentils,  opprimé  par  les  uns  et  les  autres 
qui   conspirent  à  sa  mort,    dominateur  des    uns  et  des 

(1)  Cette  pensée  et  la  pensée  16,  les  pensées  26  et  29  de  l'ar- 
ticle XII  inspirent  aux  P.  Lagrange  les  pénétrantes  réflexions  que 
voici  :  «  A  supposer  que  la  prophétie  de  Michée  soit  sans  efficace, 
parce  qu'on  aurait  ignoré  le  lieu  de  la  naissance  de  Jésus,  et^  celle 
de  Zacharie  sans  portée  parce  que  Jésus  aurait  voulu  délibérément 
s'en  assurer  le  prestige  en  entrant  à  Jérusalem  monté  sur  un  âne,  il 
resterait  toujours  le  grand  fait  religieux  de  l'ascendant  de  sa  sainteté 
sur  les  apôtres  et  sur  le  inonde,  établi  par  des  miracles,  et  tel  qu'il 
avait  été  prédit...  La  grande  marque  pour  Pascal,  c'est  le  change- 
ment opéré,  changement  qui  avait  été  prédit.  »  —  Tout  l'article  du 
P.  Lagrange  est  comme  la  réponse  d'un  «  homme  du  métier  »  au 
mot  ci-lébre  de  Voltaire  :  «  Va,  va,  Pascal,  tu  as  un  chapitre  sur  les 
prophéties  où  il  n'y  a  pas  l'ombre  du  bon  sens  ;  attends,  attends  !  » 


PENSÉES.    —    ARTICLE    XI 


151 


autres,  et  détruisant  et  le  culte  de  Moïse  dans  Jérusalem, 
qui  en  était  le  centre,  dont  il  fait  sa  première  Eglise,  et 
le  culte  des  idoles  dans  Rome,  qui  en  était  le  centre,  et 
dont  il  fait  sa  principale  Eglise. 

•16.  Qu'il  enseignerait  aux  hommes  la  voie  parfaite. 

Et  jamais  il  n'es't  venu,  ni  devant,  ni  après  lui,  aucun 
homme  qui  ait  enseigné  rien  de  divin  approchant  de  cela. 

•  17.  ...  Que  Jésus-Christ  serait  petit  en  son  commen- 
cement et  croîtrait  ensuite.  La  petite  pierre  de  Daniel. 

Si  je  n'avais  ouï  parler  en  aucune  sorte  du  Messie, 
néanmoins  après  les  prédictions  si  admirables  de  Tordre 
du  monde  que  je  vois  accomplies,  je  vois  que  cela  est 
divin.  Et  si  je  savais  que  ces  mêmes  livres  prédisent  un 
Messie,  je  m'assurerais  qu'il  serait  venu  ;  et  voyant  qu  ils 
mettent  son  temps  avant  la  destruction  du  deuxième 
temple,  je  dirais  qu'il  serait  venu. 

•  18.  Prophéties.  — ...Qne  les  Juifs  réprouveraient  Jésus- 
Christ,  et  qu'ils  seraient  réprouvés  de  Dieu,  par  cette  raison 
que  la  visne  élue  ne  donnerait  que  du  verjus.  Que  le  peuple 
choisi  serait  infidèle,  ingrat  et  incrédule,  populum  non 
credentem  et  cent  radiée  nie  m.  Que  Dieu  les  frappera 
d'aveuc'lement,  et  qu'ils  tâtonneraient  en  plein  midi 
comme"  les  aveugles.  Qu'un  précurseur  viendrait  avant 
lui. 

•  19.  Transfîxerunt,  Zach.  xn,,  10.  •     i     x-x 
Qu'il  devait  Venir  un  libérateur  qui  écraserait  la  tête 

au  démon,  qui  devait  délivrer  son  peuple  de  ses  péchés, 
ex  omnibus  in'qmt'-tUbtis  ;  qu'il  devait  y  avoir  un  Nouveau 
Testament,  qui  serait  éternel;  qu'il  devait  y  avoir  une 
autre  prêtrise  selon  l'ordi^e  de  Melchisédech  ;  que  celle-ia 
serait  éternelle  ;  que  le  Christ  devait  être  glorieux,  puis- 
sant fort,  et  néanmoins  si  misérable  qu'il  ne  serait  pas 
reconnu  ;  qu'on  ne  le  prendrait  pas  pour  ce  qu'il  est  ; 
qu'on  le  rebuterait,  qu'on  le  tuerait  ;  que  son  peuple,  qui 
l'aurait  renié,  ne  serait  plus  son  peuple  ;  que  les  idolâtres 
le  rece\Taient,  et  auraient  recours  à  lui  ;  qu'il  quitterait 
Sion  pour  résner  au  centre  de  l'idolâtrie  ;  que  néannioms 
les  Juifs  subsisteraient  toujours  ;  qu'il  devait  être  de  Juda, 
et  quand  il  n'y  aurait  plus  de  roi. 


152  PASCAL 


ARTICLE  XII 
Les  preuves  de  Jésus-Christ. 


*ly —  ...Dès  là  je  refuse  toutes  les  autres  reJi.Lâons.  Par 
là"-ji3  trouve  réponse  à  toutes  les  objections.  Il  est  juste 
qu'un  Dieu  si  pur  ne  se  découvre  qu'à  ceux  dont  le  cœur 
est  purifié.  Dès  là,  cette  religion  m'est  aimable,  et  je  la 
trouve  déjà  assez  autorisée  par  une  si  divine  morale  ;  mais 
j'y  trouve  déplus. 

Je  trouve  d'effectif  que,  depuis  que  la  mémoire  des 
hommes  dure,  voici  un  peuple  qui  subsiste  plus  ancien  que 
tout  autre  peuple  ;  il  est  annoncé  constamment  aux 
tiommes  qu'ils  sont  dans  une  corruption  universelle,  mais 
qu'il  viendra  un  Réparateur  ,  un  peuple  entier  le  prédit 
avant  sa  venue,  un  peuple  entier  l'adore  après  sa  venue  ; 
que  ce  n'est  pas  un  homme  qui  le  dit,  mais  une  infinité 
d'hommes  et  un  peuple  entier  prophétisant  et  fait  exprès 
durant  quatre  mille  ans.  Leurs  livres  disoersés  durent 
400  ans. 

Plus  je  les  examine,  plus  j'y  trouve  de  vérités  ;  et  ce  qui 
a  précédé  et  ce  qui  a  suivi  ;  enfin  eux  sans  idoles,  ni  rois, 
et  cette  synagogue  qui  est  prédite,  et  ces  misérables  qui 
la  suivent,  et  qui,  étant  nos  ennemis,  sont  d'admirables 
témoins  de  la  vérité  de  ces  prophéties,  où  leur  misère  et 
leur  aveuglement  même  est  prédit. 

Je  trouve  cet  enchaînement,  cette  religion,  toute  divine 
dans  son  autorité,  dans  sa  durée,  dans  sa  perpétuité,  dans 
sa  morale,  dans  sa  conduite,  dans  sa  doctrine,  dans  ses 
effets  ;  les  ténèbres  des  Juifs  effroyables  et  prédites  :  Eres 
pcdpans  in  mendie^  Dahitur  liber  scienti  litteras,  et  dicet  : 
«  Non  possuni  leycre  »  ;  le  sceptre  étant  encore  entre  les 
rnains  du  premier  usurpateur  étranger,  le  bruit  de  la  venue 
de  Jésus-Christ. 

Ainsi  je  tends  les  bras  à  mon  Libérateur  qui,  ayant  été 
prédit  durant  quatre  mille  ans,  est  venu  souffrir  et  mourir 
pour  moi  sur  la  terre  dans  les  temps  et  dans  toutes  les 
circonstances  qui  en  ont  été  prédites  ;  et,  par  sa  grâce, 
j 'attends  la  mort  en  paix,  dans  l'espérance  de  lui  être 
éternellement  uni  ;  et  je  vis  cependant  avec  joie,  soit  dans 


PENSÉES.    —    ARTICLE    XII  153 

les  biens  qu'il  lui  plaît  de  me  donner,  soit  dans  les  maux 
qu'il  m'envoie  pour  mon  bien  et  qu'il  m'a  appris  à  souffrir 
par  son  exemple. 

•  2.  Les  prophètes  ont  prédit,  et  n'ont  pas  été  prédits. 
Les  saints  ensuite  prédits,  non  prédisants.  Jésus-Christ 
prédit  et  prédisant. 

•  3.  Jésus-Christ,  que  les  deux  Testaments  regardent, 
l'Ancien  comme  son  attente,  le  Nouveau  comme  son  mo- 
dèle, tous  deux  comme  leur  centre. 

•  4.  L'Evangile  ne  parle  de  la  virginité  de  la  Vierge 
que  jusques  à  la  naissance  de  Jésus-Christ.  Tout  par  rap- 
port à  Jésus-Christ. 

•  5.  «  Priez,  de  peur  d'entrer  en  tentation.  »  Il  est  dan- 
gereux d  être  tenté  ;  et  ceux  qui  le  sont,  c'est  parce  qu'ils 
ne  prient  pas. 

Et  tu  conccrsus  confirma  f ratées  tuos.  Mais  auparavant. 
corœersus  Jésus  respexit  Peirum . 

Saint  Pierre  demande  permission  de  frapper  Malchus, 
et  frappe  devant  que  d'ouïr  la  répon.se,  et  Jésus-Christ 
répond  après. 

Le  mot  de  Galilée,  que  la  foule  des  Juifs  prononça 
comme  par  hasard,  en  accusant  Jésus-Christ  devant  Pilate,. 
donna  sujet  à  Pilate  d'envoyer  Jèsus-Christ  à  Hérode  ;  en 
quoi  fut  accompli  le  mystère,  qu'il  devait  èire  jugé  par 
les  Juifs  et  les  Gentils.  Le  hasard,  en  apparence,  fut  la 
cause  de  l'accomplissement  du  mystère. 

•  6.  Ceux  qui  ont  peine  à  croire  en  cherchent  un  sujet 
en  ce  que  les  Juifs  ne  croient  pas.  <^  Si  cela  était  si  clair, 
dit-on,  pourquoi  ne  croiraient-ils  pas  ?  Et  voudraient  quasi 
qu'ils  crussent,  afin  de  n'être  point  arrêtés  par  l'exemple  de- 
leur  refus.  Mais  c'est  leur  refus  même  qui  est  le  fonde- 
ment de  notre  créance.  Nous  y  serions  bien  moins  dis- 
posés, s'ils  étaient  des  nôtres.  Nous  aurions  alors  un  plus- 
ample  prétexte.  Cela  est  admirable,  d'avoir  rendu  les  Juifs- 
grands  amateurs  des  choses  prédites,  et  grands  ennemis- 
de  l'accomplissement. 

•  7.  Les  Juifs  étaient  accoutumés  aux  grands  et  écla- 
tants miracles,  et  ainsi,  ayant  eu  les  grands  coups  de  la 
mer  Rouge  et  la  terre  de  Canaan  comme  un  abrégé  des 
grandes  choses  de  leur  Messie,  ils  en  attendaient  donc  de 
plus  éclatants,  dont  ceux  de  Moïse  n'étaient  que  les  échan- 
tillons. 


154  PASCAL 

8.  Les  Juifs  charnels  et  les  païens  ont  des  misères,  et 
les  chrétiens  aussi.  Il  n'y  a  point  de  Rédempteur  pour  les 
païens,  car  ils  n'en  espèrent  pas  seulement.  Il  n'y  a  point 
de  rédempteur  pour  les  Juifs,  ils  l'espèrent  en  vain.  Il  n'y 
a  de  Rédempteur  que  pour  les  Chrétiens.  (Vovez  perpé- 
tuité.) 

*  9.  Au  temps  du  Messie,  le  peuple  se  partage.  Les 
spirituels  ont  embrassé  le  Messie  ;  les  grossiers  sont 
demeurés  pour  lui  servir  de  témoins. 

*  10.  «  Si  cela  est  si  clairement  prédit  aux  Juifs,  com- 
ment ne  l'ont-ils  pas  cru  ?  ou  comment  n'ont-ils  point  été 
exterminés,  de  résister  à  une  chose  si  claire  ?  » 

—  Je  réponds  :  premièrement,  cela  a  été  prédit,  et 
qu'ils  ne  croiraient  point  une  chose  si  claire,  et  qu'ils  ne 
seraient  point  exterminés.  Et  rien  n'est  plus  glorieux  au 
Messie  ;  car  il  ne  suffisait  pas  qu'il  y  eût  des  prophètes  ; 
il    fallait   qu'ils  fussent  conservés  sans  soupçon.  Or,  etc. 

*  11.  Si  les  Juifs  eussent  été  tous  convertis  par  Jésus- 
Christ,  nous  n'aurions  plus  que  des  témoins  suspects.  Et 
s'ils  avaient  été  exterminés,  nous  n'en  aurions  point  du 
tout. 

*  12.  Que  disent  les  prophètes  de  Jésus-Christ  ?  Qu'il  sera . 
évidemment  Dieu  ?  Non  ;  mais  qu'il  est  un  Dieu  véritable- 
ment caché  ;  qu'il  sera  méconnu  ;  qu'on  ne  pensera  point 
que  ce  soit  lui  ;  qu'il  sera  une  pierre  d'achoppement, 
à  laquelle  plusieurs  heurteront,  etc.  Qu'on  ne  nous 
reproche  donc  plus  le  manque  de  clarté,  puisque  nous  en 
faisons  profession. 

—  Mais,  dit-on,  il  y  a  des  obscurités.  —  Et  sans  cela,  on 
ne  serait  pas  aheurté  à  Jésus-Christ,  et  c'est  un  des  des- 
seins formels  des  prophètes  :  Excœca... 

*  13.  Hérode  cru  le  Messie.  Il  avait  ôté  le  sceptre  de 
Juda,  mais  il  n'était  pas  de  Juda.  Cela  fit  une  secte  con- 
sidérable. Et  Barcosba,  et  un  autre  reçu  par  les  Juifs.  Et 
le  bruit  qui  en  était  partout  en  ce  temps-là.  Suéone, 
Tacite,  Joseph. 

Comment  fallait-il  que  fût  le  Messie,  puisque  par  lui  le 
sceptre  devait  être  éternellement  en  Juda,  et  qu'à  son 
arrivée  le  sceptre  devait  être  ôté  de  Juda  ? 

Pour  faire  qu'en  voyant  ils  ne  voient  point,  et  qu'en 
entendant  ils  n'entendent  point,  rien  ne  pouvait  être  mieux 
fait. 


PENSÉES.    —    ARTICLE    XII  155 

Malédiction  des  Grecs  contre  ceux  qui  comptent  trois 
périodes  de  temps. 

*  14.  Le  temps  du  premier  avènement  est  prédit  ;  le 
temps  du  second  ne  l'est  point,  parce  que  le  premier  devait 
être  caché;  le  second  devait  être  éclatant  et  tellement  mani- 
feste que  ses  ennemis  mêmes  le  devaient  reconnaître. 
Mais,  comme  il  ne  devait  venir  qu'obscurément,  et  que 
pour  être  connu   de  ceux  qui  sonderaient  les  Ecritures... 

*  15.  Dieu,  pour  rendre  le  Messie  connaissable  aux  bons 
et  méconnaissable  aux  méchants,  l'a  fait  prédire  en  cette 
sorte.  Si  la  manière  du  Messie  eût  été  prédite  clairement, 
il  n'y  eût  point  eu  d'obscurité,  même  pour  les  méchants. 
Si  le  temps  eût  été  prédit  obscurément,  il  y  eût  eu  obs- 
curité, même  pour  les  bons  ;  car  la  [bonté  de  leur  cœur] 
ne  leur  eût  pas  fait  entendre  que,  par  exemple,  le  meni 
fermé,  signifie  six  cents  ans.  Mais  le  temps  a  été  prédit 
clairement,  et  la  manière  en  figures. 

Par  ce  moyen,  les  méchants,  prenant  les  biens  promis 
pour  matériels,  s'égarent,  malgré  le  temps  prédit  claire- 
ment, et  les  bons  ne  s'égarent  pas.  Car  l'intelligence  des 
biens  promis  dépend  du  cœur,  qui  appelle  «  bien  »  ce 
qu'il  aime  ;  mais  l'intelligence  du  temps  promis  ne  dépend 
point  du  ca>ur.  Et  ainsi  la  prédiction  claire  du  temps,  et 
obscure  des  biens,  ne  déçoit  que  les  seuls  méchants. 

*  16.  Les  Juifs  le  refusent,  mais  non  pas  tous  :  les  saints 
le  reçoivent,  et  non  les  charnels.  Et  tant  s'en  faut  que 
cela  soit  contre  sa  gloire,  que  c'est  le  dernier  trait  qui 
l'achève .  Comme  la  raison  qu'ils  en  ont,  et  la  seule  qui  se 
trouve  dans  tous  leurs  écrits,  dans  le  Talmud  et  dans  les 
Rabbins,  n'est  que  parce  que  Jésus-Christ  n'a  pas  dompté 
les  nations  en  main  armée,  gladlum  tunni,  potentissime . 
N'ont-ils  que  cela  à  dire  ?  Jésus-Christ  a  été  tué,  disent- 
ils  ;  il  a  succombé  ;  il  n'a  pas  dompté  les  païens  par  sa 
force  ;  il  ne  nous  a  pas  donné  leurs  dépouilles  ;  il  ne  donne 
point  de  richesses.  N'ont-ils  que  cela  à  dire  ?  C'est  en  cela 
qu'il  m'est  aimable.  Je  ne  voudrais  pas  celui  qu'ils  se  figu- 
rent (1),  il  est  visible  que  ce  n'est  que  sa  vie  qui  les  a  empê- 
chés de  le  recevoir  ;  et  par  ce  refus,  ils  sont  des  témoins 
sans  reproche,  et,  qui  plus  est,  par  là  ils  accomplissent  les 
prophéties. 

[Par  le  moyen  de  ce  que  ce  peup'e  ne  l'a  pas  reçu,  est 

(1)  «  Il  y  a  une  ivresse,  écrit  le  P.  Lagrange,  à  se  pénétrer  de  ces 
pensées.  » 


156  PASCAL 

arrivée  cette  merveille  que  voici  :  les  prophéties  sont  les 
seuls  miracles  subsistants  qu'on  peut  faire,  mais  elles  sont 
sujettes  à  être  contredites.] 

•  17.  Les  Juifs,  en  le  tuant  pour  ne  le  point  recevoir 
pour  Messie,  lui  ont  donné  la  dernière  marque  de  Messie. 

Et  en  continuant  à  le  méconnaître,  ils  se  sont  rendus 
témoins  irréprochables  :  et  en  le  tuant,  et  continuant  à 
leronier,  ils  ont  accompli  les  prophéties  (Is.  lx.  Ps.  lxx). 

•  18.  Que  pouvaient  faire  les  Juifs,  ses  ennemis  ?  S'ils 
le  reçoivent,  ils  le  prouvent  par  leur  réception,  car  les 
dépositaires  de  l'attente  du  Messie  le  reçoivent  ;  s'ils  le 
renoncent,  ils  le  prouvent  par  leur  renonciation. 

•  19.  L'Église  a  eu  autant  de  peine  à  montrer  que 
Jésus-Christ  était  homme,  contre  ceux  qui  le  niaient,  qu'à 
montrer  qu'il  était  Dieu  ;  et  les  apparences  étaient  aussi 
grandes. 

•  20.  Sources  des  contrariétés.  —  Un  Dieu  humilié,  et 
jusqu'à  la  mort  de  la  croix  ;  un  Messie  triomphant  de  la 
mort  par  sa  mort.  Deux  natures  en  Jésus-Christ,  deux 
avènements,  deux  états  de  la  nature  de  l'homme. 

•  21.  Figures.  —  Sauveur,  père,  sacrificateur,  hostie,, 
nourriture,  roi,  sage,  législateur,  affligé,  pauvre,  devant 
produire  un  peuple  qu'il  devait  conduire  et  nourrir,  et 
introduire  dans  sa  terre.... 

Jésus-Christ.  Offices.  —  Il  devait  lui  seul  produire  un 
grand  peuple,  élu,  saint  et  choisi  ;  le  conduire,  le  nourrir, 
l'introduire  dans  le  lieu  de  repos  et  de  sainteté  ;  le  rendre 
saint  à  Dieu,  en  faire  le  temple  de  Dieu,  le  réconcilier 
à  Dieu,  le  sauver  de  la  colère  de  Dieu,  le  délivrer 
de  la  servitude  du  péché,  qui  règne  visiblement  dans 
l'homme  ;  donner  des  lois  à  ce  peuple,  graver  ces  lois  dans 
leur  cœur,  s'offrir  à  Dieu  pour  eux,  se  sacrifier  pour  eux,, 
être  une  hostie  sans  tache,  et  lui-même  sacrificateur  : 
devant  s'ottrir  lui-même,  son  corps  et  son  sang,  et  néan- 
moins offrir  pain  et  vin  à  Dieu... 

Inf/rediens  mundum. 

«  Pierre  sur  pierre.  » 

Ce  qui  a  précédé  et  ce  qui  a  suivi.  Tous  les  juifs  sub- 
sistants et  vagabonds. 

•  22.  Jésus-Christ  figuré  par  Joseph  :  bien-aimé  de  son 
père,  envoyé  du  père  pour  voir  ses  frères,  etc.,  innocent 
vendu  par  ses  frères,  vingt  deniers,  et  par  là  devenu  leur 


PENSÉES.    —    ARTICLE    XII  157 

seigneur,  leur  sauveur,  et  le  sauveur  des  étrangers,  et  le 
sauveur  du  monde  ;  ce  qui  n'eût  point  été  sans  le  dessein 
de  le  perdi'e,  la  vente  et  la  réprobation  qu'ils  en  lîrent. 

Dans  la  prison,  Joseph  innocent  entre  deux  criminels  ; 
Jésus-Christ  en  la  croix  entre  deux  larrons.  Il  prédit  le 
salut  à  l'un  et  la  mort  à  l'autre,  sur  les  mêmes  apparences. 
Jésus-Christ  sauve  les  élus  et  damne  les  réprouvés  sur  les 
mêmes  crimes.  Joseph  ne  fait  que  prédire  ;  Jésus-Christ 
fait.  Joseph  demande  à  celui  qui  sera  sauvé  qu'il  se  sou- 
vienne de  lui  quand  il  sera  venu  en  sa  gloire  ;  et  celui  que 
Jésus-Christ  sauve  lui  demande  qu'il  se  souvienne,  quand 
il  sera  en  son  royaume. 

*  23.  La  conversion  des  païens  n'était  réservée  qu'à  la 
grâce  du  Messie.  Les  Juifs  ont  été  si  longtemps  à  les 
combattre  sans  succès  :  tout  ce  qu'en  ont  dit  Salomon  et 
les  prophètes  a  été  inutile.  Les  sages,  comme  Platon  et 
Socrate,  n'ont  pu  le  persuader. 

*  24.  Après  que  bien  des  gens  sont  venus  devant,  il  est 
venu  enfin  Jésus-Christ  dire  :  «  Me  voici,  et  voici  le  temps. 
Ce  que  les  prophètes  ont  dit  devoir  avenir  dans  la  suite 
des  temps,  je  vous  dis  que  mes  apôtres  le  vont  faire.  Les 
Juifs  vont  être  rebutés,  Jérusalem  sera  bientôt  détruite  ; 
et  les  païens  vont  entrer  dans  la  connaissance  de  Dieu. 
Mes  apôtres  le  vont  faire  apjrès  que  vous  aurez  tué  l'héri- 
tier de  la  vigne.  » 

Et  puis  les  apôtres  ont  dit  aux  Juifs  :  «  Vous  allez  être 
maudits  »  (Cclsas  s'en  moquait)  ;  et  aux  païens  :  «  Vous 
allez  entrer  dans  la  connaissance  de  Dieu.  »  Et  cela  arrive 
alors. 

*  25.  Jésus-Christ  est  venu  aveugler  ceux  qui  voyaient 
clair,  et  donner  la  vue  aux  aveugles  ;  guérir  les  malades, 
et  laisser  mourir  les  sains  ;  appeler  à  pénitence  et  jus- 
tifier les  pécheurs,  et  laisser  les  justes  dans  leurs  péchés  ; 
remplir  les  indigents,  et  laisser  les  riches  vides. 

*  26.  Sainteté.  —  Effundani  spiritum  meiun.  Tous  les 
peuples  étaient  dans  l'infidélité  et  dans  la  concupiscence  : 
toute  la  terre  fut  ardente  de  charité  ;  les  princes  quittent 
leurs  grandeurs  ;  les  filles  souff"rent  le  martyre.  D'où  vient 
cette  force  ?  C'est  que  le  Messie  est  arrivé  ;  voilà  l'effet 
et  les  marques  de  sa  venue  (1). 


(1)  Voir,  pour  cette  pensée  et  pour  la  pensée   29,  la   note    1    de   la 
page  150. 


158  PASCAL 

*  27.  —  Jésus-Christ  pour  tous,  Moïse  pour  un  peuple. 

Les  Juifs  bénis  en  Abraham  :  «  Je  bénirai  ceux  qui  te 
béniront.  »  Mais  :  «  toutes  nations  bénies  en  sa  semence  ». 

Paruni  est  ut,  etc. 

Lumen  ad  recelationeni  gentiuni. 

Non  fecit  taliter  omni  nationi,  disait  David  en  parlant 
de  la  loi.  Mais,  en  parlant  de  Jésus-Christ,  il  faut  dire  : 
Fecit  taliter  0 mm  nationi.  Parum  est  ut,  etc.,  Isaïe.  Aussi 
c'est  à  Jésus-Christ  d'être  universel  ;  l'Eglise  même  n'offre 
le  sacrifice  que  pour  les  fidèles  :  Jésus-Christ  a  offert 
celui  de  la  croix  pour  tous. 

28.  Les  figures  de  la  totalité  de  la  rédemption,  comme 
que  le  soleil  éclaire  à  tous,  ne  marquent  qu'une  totalité  ; 
mais  [les  figures]  des  exclusions,  comme  des  Juifs  élus  à 
l'exclusion  des  gentils,  marquent  l'exclusion. 

«  Jésus-Christ  rédempteur  de  tous.  »  —  Oui,  car  il  a 
offert,  comme  un  homme  qui  a  racheté  tous  ceux  qui  vou- 
dront venir  à  lui.  Ceux  qui  mourront  en  chemin,  c'est 
leur  malheur,  mais  quant  à  lui,  il  leur  offrait  rédemption. 
—  Cela  est  bon  en  cet  exemple,  où  celui  qui  rachète  et 
celui  qui  empêche  de  mourir  sont  deux,  mais  non  pas  en 
Jésus-Christ,  qui  fait  l'un  et  l'autre.  —  Non,  car  Jésus- 
Christ,  en  qualité  de  rédempteur,  n'est  pas  peut-être 
maître  de  tous  ;  et  ainsi,  en  tant  qu'il  est  en  lui,  il  est 
rédempteur  de  tous. 

Quand  on  dit  que  Jésus-Christ  n'est  pas  mort  pour  tous, 
vous  abusez  d'un  vice  des  hommes  qui  s'appliquent  incon- 
tinent cette  exception,  ce  qui  est  favoriser  le  désespoir  ; 
au  lieu  de  les  en  détourner  pour  favoriser  l'espérance. 
Car  on  s'accoutume  ainsi  aux  vertus  intérieures  par  ces 
habitudes  extérieures. 

*29.  ...  Alors  Jésus-Christ  vient  dire  aux  hommes  qu'ils 
n'ont  point  d'autres  ennemis  qu'eux-mêmes  ;  que  ce  sont 
leurs  passions  qui  les  séparent  de  Dieu  ;  qu'il  vient  pour 
les  détruire,  et  pour  leur  donner  sa  grâce,  afin  de  faire 
d'eux  tous  une  Eglise  sainte  ;  qu'il  vient  ramener  dans 
cette  Eglise  les  païens  et  les  Juifs  ;  qu'il  vient  détruire  les 
idoles  des  uns  et  la  superstition  des  autres.  A  cela  s'op- 
posent tous  les  hommes,  non  seulement  par  l'opposition 
naturelle  de  la  concupiscence  ;  mais  par-dessus  tous,  les 
rois  de  la  terre  s'unissent  pour  abolir  cette  religion  nais- 
sante, comme  cela  avait  été  prédit  (Proph.  :  Quare 
fremuerunt  gentes...  regcs  terrœ...  adcersus  Christum). 

Tout  ce  qu'il  y  a  de  grand  sur  la  terre  s'unit,  les  savants, 


PENSÉES.    —   ARTICLE    XII  159 

les  sages,  les  rois.  Les  uns  écrivent,  les  autres  con- 
damnent, les  autres  tuent.  Et  nonobstant  toutes  ces 
oppositions,  ces  gens  simples  et  sans  force  résistent  à 
toutes  ces  puissances,  et  se  soumettent  même  ces  rois,  ces 
savants,  ces  sages,  et  ôtent  l'idolâtrie  de  toute  la  terre. 
Et  tout  cela  se  fait  par  la  force  qui  l'avait  prédit. 

*30.  Jésus-Christ  n'a  point  voulu  du  témoignage  des 
démons,  ni  de  ceux  qui  n'avaient  pas  vocation  ;  mais  de 
Dieu  et  Jean-Baptiste. 

31.  Je  considère  Jésus-Christ  en  toutes  les  personnes 
et  en  nous-mêmes  :  Jésus-Christ  comme  père  en  son  Père» 
Jésus-Christcomme  frère  en  ses  frères,  Jésus-Christ  comme 
pauvre  en  les  pauvres,  Jésus-Christ  comme  riche  en  les 
riches,  Jésus-Christ  comme  docteur  et  prêtre  en  les 
prêtres,  Jésus-Christ  comme  souverain  en  les  princes,  etc. 
Car  il  est  par  sa  gloire  tout  ce  qu'il  y  a  de  grand,  étant 
Dieu,  et  est  par  sa  vie  mortelle  tout  ce  qu'il  y  a  de  chétif  et 
d'abject.  Pour  cela  il  a  pris  cette  malheureuse  condition, 
pour  pouvoir  être  en  toutes  les  personnes,  et  modèle  de 
toutes  conditions. 

*32.  Jésus-Christ  dans  une  obscurité  (selon  ce  que  le 
monde  appelle  obscurité)  telle  que  les  historiens,  n'écri- 
vant que  les  importantes  choses  des  Etats,  l'ont  à  peine 
aperçu. 

33.  Sur  ce  que  Josèphe,  ni  Tacite,  et  les  autres  histo- 
riens n'ont  point  parlé  de  Jésus-Christ.  —  Tant  s'en  faut 
que  cela  fasse  contre,  qu'au  contraire  cela  fait  pour.  Car 
il  est  certain  que  Jésus-Christ  a  été,  et  que  sa  religion  a 
fait  grand  bruit,  et  que  ces  gens-là  ne  l'ignoraient  pas, 
et  quainsi  il  est  visible  qu'ils  ne  l'ont  celé  qu'à  dessein  ; 
ou  bien  qu'ils  en  ont  parlé,  et  qu'on  l'a  supprimé  ou 
changé. 

*  34.  Comme  Jésus-Christ  est  demeuré  inconnu  parmi 
les  hommes,  ainsi  sa  vérité  demeure  parmi  les  opinions 
communes,  sans  différence  à  l'extérieur.  Ainsi  l'Eucha- 
ristie parmi  le  pain  commun. 

35.  Jésus-Christ  n'a  pas  voulu  être  tué  sans  les  formes 
de  la  justice,  car  il  est  bien  plus  ignominieux  de  mourir 
par  justice  que  par  une  sédition  injuste  (1). 

(1)  Havet  a  rattaché  cette  pensée  au  Mystère  de  Jésus.  Elle  rend 
en  tout  cas  le  même  son.  Cf.  Pascal  lui-même  dans  son  Abrégé  de 
la  Vie  de  Jésus-Christ  (édition  G.  Michaut)  :  «  Pour  augmenter  son 
ignominie,  on  crucifia  avec  lui  deux  larrons  à  ses  côtés.  » 


160  PASCAL 

*  36.  Quel  homme  eut  jamais  plus  d'éclat  ?  Le  peuple 
juif  tout  entier  le  prédit  avant  sa  venue.  Le  peuple  gentil 
l'adore  après  sa  venue.  Les  deux  peuples,  gentil  et  juif,  le 
regardent  comme  leur  centre. 

Et  cependant,  quel  homme  jouit  jamais  moins  de  cet 
éclat  ?  De  trente-trois  ans,  il  en  vit  trente  sans  paraître. 
Dans  trois  ans,  il  passe  pour  un  imposteur  ;  les  prêtres  et 
les  principaux  le  rejettent  ;  ses  amis  et  ses  plus  proches 
le  méprisent.  Enfin  il  meurt  trahi  par  un  des  siens,  renié 
par  l'autre  et  abandonné  par  tous. 

Quelle  part  a-t-il  donc  à  cet  éclat  ?  Jamais  homme  n'a  eu 
tant  d'éclat,  jamais  homme  n'a  eu  plus  d'ignominie.  Tout 
cet  éclat  n'a  servi  qu'à  nous,  pour  nous  le  rendre  recon- 
naissable  ;  et  il  n'en  a  rien  eu  pour  lui  (1). 

*  37.  Si  Jésus-Christ  n'était  venu  que  pour  sanctifier, 
toute  l'Ecriture  et  toutes  choses  y  tendraient,  et  il  serait 
bien  aisé  de  convaincre  les  infidèles.  Si  Jésus-Christ  n'était 
venu  que  pour  aveugler,  toute  sa  conduite  serait  confuse, 
et  nous  n'aurions  aucun  moyen  de  convaincre  les  infi- 
dèles. Mais  comme  il  est  venu  in  sanctiftcationeni  et  in 
scandalum,  comme  dit  Isaïe,  nous  ne  pouvons  convaincre 
les  infidèles  et  ils  ne  peuvent  nous  convaincre  ;  mais,  par 
Là  même,  nous  les  convainquons,  puisque  nous  disons 
qu'il  n'y  a  point  de  conviction  dans  toute  sa  conduite,  dé 
part  ni  d'autre. 

*  38.  Jésus-Christ  ne  dit  pas  qu'il  n'est  pas  de  Nazareth, 
pour  laisser  les  méchants  dans  Laveuglement,  ni  qu'il 
n'est  pas  fils  de  Joseph. 

*  39.  Preiwes  de  Jésus-Christ,  —  Jésus-Christ  a  dit  les 
choses  grandes  si  simplement  qu'il  semble  qu'il  ne  les  a 
pas  pensées,  et  si  nettement  néanmoins  qu'on  voit  bien 
ce  qu'il  en  pensait.  Cette  clarté  jointe  à  cette  naïveté  est 
admirable. 

*  40.  Le  style  de  l'Evangile  est  admirable  en  tant  de 
manières,  et  entre  autres  en  ne  mettant  jamais  aucune 
invective  contre  les  bourreaux  et  ennemis  de  Jésus-Christ. 
Car  il  n'y  en  a  aucune  des  historiens  contre  Judas,  Pilate 
ni  aucun  des  Juifs. 

Si  cette  modestie  des  historiens  évan^éliques  avait  été 
affectée,  aussi  bien  que  tant  d'autres  traits  d'un  si  beau 

(1)  M.  Brunschvicg  place  ici  le  célèbre  fragment  des  Trois  Ordres 
«  La  distance  infinie  des  corps...  »  que  nous  avons  reproduit  dans 
nos  Opuscules  choisis  de  Pascal  (p.  68-70). 


PENSÉES.    —    ARTICLE    XII  l6l 

caractère,  et  qu'ils  ne  l'eussent  affecté  que  pour  le  faire 
remarquer,  s'ils  n'avaient  osé  le  remarquer  eux-mêmes, 
ils  n'auraient  pas  manqué  de  se  procurer  des  amis,  qui 
eussent  fait  ces  remarques  à  leur  avantage.  Mais  comme 
ils  ont  agi  de  la  sorte  sans  affectation,  et  par  un  mouve- 
ment tout  désintéressé,  ils  ne  l'ont  fait  remarquer  à 
personne.  Et  je  crois  que  plusieurs  de  ces  choses  n'ont 
point  été  remarquées  jusqu'ici,  et  c'est  ce  qui  témoigne  la 
froideur  avec  laquelle  la  chose  a  été  faite  (1). 

•  41.  Qui  a  appris  aux  évangélistes  les  qualités  d'une 
àme  parfaitement  héroïque,  pour  la  peindre  si  parfaite- 
ment en  Jésus-Christ  ?  Pourquoi  le  font-ils  faible  dans  son 
agonie  ?  Ne  savent-ils  pas  peindre  une  mort  constante  ? 
Oui,  car  le  même  saint  Luc  peint  celle  de  saint  Etienne 
plus  forte  que  celle  de  Jésus-Christ. 

Ils  le  font  donc  capable  de  crainte,  avant  que  la  néces- 
sité de  mourir  soit  arrivée,  et  ensuite  tout  fort. 

Mais  quand  ils  le  font  si  troublé,  c'est  quand  il  se 
trouble  lui-même  :  et  quand  les  hommes  le  troublent,  il  est 
tout  fort. 

•  42.  Preuve  de  Jésus-Christ.  --  L'hypothèse  des  apôtres 
fourbes  est  bien  absurde.  Qu'on  la  suive  tout  au  long  ; 
qu'on  s'imagine  ces  douze  hommes  assemblés  après  la 
mort  de  Jésus-Christ,  faisant  le  complot  de  dire  qu'il  est 
ressuscité.  Ils  attaquent  par  là  toutes  les  puissances.  Le 
cœur  des  hommes  est  étrangement  penchant  à  la  légè- 
reté, au  chs^ngement,  aux  promesses,  aux  biens.  Si  peu 
qu'un  de  ceux-là  se  fût  démenti  par  tous  ces  attraits,  et, 
qui  plus  est,  par  les  prisons,  par  les  tortures  et  par  la 
mort,  ils  étaient  perdus.  Qu'on  suive  cela. 

•  43.  Les  apôtres  ont  été  trompés,  ou  trompeurs  ;  l'un 
ou  l'autre  est  difficile,  car  il  n'est  pas  possible  de  prendre 
un  homme  pour  être  ressuscité... 

Tandis  que  Jésus-Christ  était  avec  eux,  il  les  pouvait 
soutenir  ;  mais  après  cela,  s'il  ne  leur  est  apparu,  qui  les 
a  fait  agir  ? 

(1)  «  Il  (Pascal)  avait  t'ait,  nous  dit  Etienne  Périer,  dans  la  préface  de 
Port-Royal,  plusieurs  remarques  très  particulières  sur  le  style  de 
l'Ecriture  et  principalement  de  l'Evangile,  et  il  y  trouvait  des  beautés 
que  peut-être  personne  n'avait  remarquées  avant  lui.  Il  admirait,  entre 
autres  choses,  la  naïveté,  la  simplicité,  et,  pour  le  dire  ainsi,  la 
froideur  avec  laquelle  il  semble  que  Jésus-Christ  y  parle  des  choses 
les  plus  grandes  et  les  plus  relevées...  » 


PASCAL   —   PENSÉES  U 


162  PASCAL 


ARTICLE  XIII 


Les  Miracles. 


*  1.  Commence  ment.  —  Les  miracles  discernent  la  doc- 
trine, et  la  doctrine  discerne  les  miracles. 

Il  y  a  [eu]  de  faux  et  de  vrais.  Il  faut  une  marque  pour 
les  connaître  ;  autrement,  ils  seraient  inutiles.  Or,  ils  ne 
sont  pas  inutiles,  et  sont  au  contraire  fondement.  Or,  il  faut 
que  la  règle  qu'il  nous  donne  soit  telle,  qu'elle  ne  détruise 
la  preuve  que  les  vrais  miracles  donnent  de  la  vérité,  qui 
est  la  fin  principale  des  miracles. 

Moïse  en  a  donné  deux  :  que  la  prédiction  n'arrive 
pas,  Deut.,  xviii,  et  qu'ils  ne  mènent  point  à  Tidolàtrie, 
Dent.,  XHi  ;  et  Jésus-Christ  une. 

Si  la  doctrine  règle  les  miracles,  les  miracles  sont  inu- 
tiles pour  la  doctrine.  Si  les  miracles  règlent... 

Objection  à  la  rcrjlc.  —  Le  discernement  des  temps.* 
Autre  règle  dui-ant  Moïse,  autre  règle  à  présent. 

2.  Miracle.  —  C'est  un  effet  qui  excède  la  force  natu- 
i"elle  des  moyens  qu'on  y  emploie  ;  et  non-miracle  est 
un  effet  qui  n'excède  pas  la  force  naturelle  des  moyejis 
c[u'on  y  emploie.  Ainsi  ceux  qui  guérissent  par  l'invocation 
du  diable  ne  font  pas  un  miracle  ;  car  cela  n'excède  pas 
la  force  naturelle  du  diable.  Mais... 

Les  deux  fondements,  l'un  intérieur,  l'autre  extérieur: 
la  grâce,  les  miracles  ;  tous  deux  surnaturels. 

3.  Les  miracles  et  la  vérité  sont  nécessaires,  à  cause 
qu'il  faut  convaincre  l'homme  entier,  en  corps  et  en  âme. 

*  4.  Jésus-Christ  a  vérifié  qu'il  était  le  Messie,  jamais 
en  vérifiant  sa  doctrine  sur  l'Écriture  et  les  prophéties,  et 
toujours  par  ses  miracles. 

Il  prouve  qu'il  remet  les  péchés  par  un  miracle. 

Ne  vous  éjouissez  point  de  vos  miracles,  dit  Jésus-Christ, 
mais  de  ce  que  vos  noms  sont  écrits  aux  cieux. 

S'ils  ne  croient  point  Moïse,  ils  ne  croiront  point  un 
ressuscité. 


PENSÉES.    —   ARTICLE    XIII  163 

îsicodème  recoiinait,  par  ses  miracles,  que  sa  doctrine 
est  de  Dieu  :  Scinius  quia  venistc  a  Dca  nia^ister  ;  ncmo 
cnimpotcst  hœc  signa  faccre  quœ  tufacis,  nisi  Dons  fiierit 
ciini  co.  Il  ne  juge  pas  des  miracles  par  la  doctrine,  mais 
de  la  doctrine  par  les  miracles. 

Les  Juifs  avaient  une  doctrine  de  Dieu  comme  nous  en 
avons  une  de  Jésus-Christ,  et  confirmée  par  miracles  ;  et 
défense  de  croire  à  tous  faiseurs  de  miracles,  et  de  plus 
ordre  de  recourir  aux  grands  prêtres,  et  de  s'en  tenir  à 
eux.  Et  ainsi,  toutes  les  raisons  que  nous  avons  pour  refuser 
de  croire  les  faiseurs  de  miracles,  ils  les  avaient  à  l'égard 
de  leurs  prophètes.  Et  cependant  ils  étaient  très  coupables 
de  refuser  les  prophètes,  à  cause  de  leurs  miracles,  et 
Jésus-Christ  ;  et  n'eussent  pas  été  coupables  s'ils  n'eussent 
po'nt  vu  les  miracles  :  Nisi  fecisscm..., peccaiuni  non  habe- 
rent.  Donc  toute  la  créance  est  sur  les  miracles. 

La  prophétie  n'est  point  appelée  miracle  :  comme  saint 
Jean  parle  du  premier  miracle  en  Cana,  et  puis  de  ce  que 
Jésus-Christ  dit  à  la  Samaritaine  qui  découvre  toute  sa  vie 
cachée,  et  puis  guérit  le  fils  dun  sergent,  et  saint  Jean 
appelle  cela  «  le  deuxième  signe  ». 

5.  On  n'aurait  point  péché  en  ne  croyant  pas  Jésus- 
Christ,  sans  les  miracles. 

6.  Miracles.  —  Que  je  hais  ceux  qui  font  les  douteurs 
des  miracles  !  Montaigne  en  parle  comme  il  faut  dans 
les  deux  endroits.  On  voit,  en  l'un,  combien  il  est  prudent, 
et  néanmoins  il  croit,  en  l'autre,  et  se  moque  des  incré- 
dules. 

Quoi  qu'il  en  soit,  TEglise  est  sans  preuves  s'ils  ont 
raison. 

7.  Incrédules,  les  plus  crédules.  Ils  croient  lesmiracles 
de  Vespasien  (1),  pour  ne  pas  croire  ceux  de  Moïse. 

•  8.  Titre  :  D'où  vient  qu'on  croit  tant  de  menteurs  qui 
disent  qu'ils  ont  vu  des  miracles  et  qu'on  ne  croit  aucun  de 
ceux  qui  disent  qu'ils  ont  des  secrets  pour  rendre  l'homme 
immortel  ou  pour  rajeunir.  —  Ayant  considéré  d'où  vient 
qu'on  ajoute  tant  de  foi  à  tant  d'imposteurs  qui  disent  qu'ils 
ont  des  remèdes,  jusques  à  mettre  souvent  sa  vie  entre  leurs 
mains,  il  m'a  paru  que  la  véritable  cause  est  qu'il  y  en  a 
de  \Tais  ;  car  il  ne  serait  pas  possible  qu'il  y  en  eut  tant 
de  faux,  et  qu'on  y  donnât  tant  de  créance,   s'il  n'y  en 

(1)  Ou  ceux  de  Mesmer  et  de  Caglioslfo. 


164  PASCAL 

avait  do  véritables.  Si  jamais  il  n'y  eût  eu  remède  à 
aucun  mal,  et  que  tous  les  maux  eussent  été  incurables,  il 
est  impossible  que  les  hommes  se  fussent  imaginé  qu'ils 
en  pourraient  donner  ;  et  encore  plus  que  tant  d'autres 
eussent  donné  créance  à  ceux  qui  se  fussent  vantés  d'en 
avoir  :  de  même  que,  si  un  homme  se  vantait  d'empêcher 
de  mourir,  personne  ne  le  croirait,  parce  qu'il  n'y  a  aucun 
exemple  de  cela.  Mais  comme  il  y  [a]  eu  quantité  de  remèdes 
qui  se  sont  trouvés  véritables,  par  la  connaissance  même 
des  plus  grands  hommes,  la  créance  des  hommes  s'est 
pliée  par  là  ;  et  cela  s'étant  connu  possible,  on  a  conclu 
de  là  que  cela  était.  Car  le  peuple  raisonne  ordinairement 
ainsi  :  «  Une  chose  est  possible,  donc  elle  est  »  ;  parce 
que  la  chose  ne  pouvant  être  niée  en  général,  puisqu'il  y 
a  des  effets  particuliers  qui  sont  véritables,  le  peuple,  qui 
ne  peut  discerner  quels  d'entre  ces  effets  particuliers 
sont  les  véritables,  les  croit  tous.  De  même,  ce  qui  fait 
qu'on  croit  tant  de  faux  effets  de  la  lune,  c'est  qu'il  y  en  a 
de  vrais,  comme  le  flux  de  la  mer. 

Il  en  est  de  même  des  prophéties,  des  miracles,  des 
divinations  par  les  songes,  des  sortilèges,  etc.  Car  si  de 
tout  cela  il  n'y  avait  jamais  eu  rien  de  véritable,  on  n'en 
aurait  jamais  rien  cru  :  et  ainsi,  au  lieu  de  conclure  qu'il 
n'y  a  point  de  vrais  miracles  parce  qu'il  y  en  a  tant  de 
faux,  il  faut  dire  au  contraire  qu'il  y  a  certainement  de 
vrais  miracles,  puisqu'il  y  en  a  de  faux,  et  qu'il  n'y  en  a 
de  faux  que  par  cette  raison  qu'il  y  en  a  de  vrais.  Il 
faut  raisonner  de  la  même  sorte  pour  la  religion  ;  car  il 
ne  serait  pas  possible  que  les  hommes  se  fussent  imaginé 
tant  de  fausses  religions,  s'il  n'y  en  avait  une  véritable. 
L'objection  à  cela,  c'est  que  les  sauvages  ont  une  religion  : 
mais  on  répond  à  cela  que  c'est  qu'ils  en  ont  ouï  parler, 
comme  il  paraît  par  le  déluge,  la  circoncision,  la  croix  de 
saint  André,  etc. 

*9.  Il  y  a  bien  de  la  différence  entre  tenter  et  induire  en 
erreur.  Dieu  tente,  mais  il  n'induit  pas  en  erreur.  Tenter 
est  procurer  les  occasions,  qui  n'imposant  point  de  néces- 
sité, si  on  n'aime  pas  Dieu,  on  fera  une  certaine  chose. 
Induire  en  erreur  est  mettre  l'homme  dans  la  nécessité 
de  conclure  et  suivre  une  fausseté. 

•10.  S'il  n'y  avait  point  de  faux  miracles,  il  y  aurait 
certitude.  S'il  n'y  avait  point  de  règle  pour  les  discerner, 
les  miracles  seraient  inutiles,  et  il  n'y  aurait  pas  de  raison 


PENSÉES.     —    ARTICLE    XIII  165 

de  croire.    Or,   il  n'y  a  pas  humainement  de  certitude 
humaine,  mais  raison. 

•11.  Ou  Dieu  a  confondu  les  faux  miracles,  ou  il  les  a 
prédits  ;  et,  par  l'un  et  par  l'autre,  il  s'est  élevé  au-dessus 
de  ce  qui  est  surnaturel  à  notre  égard,  et  nous  y  a  élevés 
nous-mêmes. 

12.  Les  miracles  ne  servent  pas  à  convertir,  mais  à 
condamner.  (Q.  113,  A.  10,  Ad  2.) 

'13.  Raisons  pourquoi  on  ne  croit  point. 

Joli.  XII,  37.  Cuni  autem  tanta  signa  fecisset,  non  crede- 
bant  in  eum,  ut  sermo  Isaiœ  implcretur.  Excœcatit,   etc. 

Hœc  dixit  Isaias,  quando  vidit  gloriani  ejus  et  locutus 
est  de  eo. 

«  Judœi  signa  petunt  et  Grœci  sapientiani  quœrunt, 
nos  autem  Jesuni  crucifixurn.  »  Sed  plénum  signis,  sed 
plénum  sapicntia  ;  vos  autem  Christum  non  crucijixum  et 
religioneni  sine  miraculis  et  sine  sapientia. 

Ce  qui  fait  qu'on  ne  croit  pas  les  vrais  miracles,  est  le 
manque  de  charité.  Joli.  :  Sed  cos  non  creditis,  quia  non 
estis  ex  ombus.  Ce  qui  fait  croire  les  faux  est  le  manque  de 
charité.  I  Thess.,  ii. 

Fondement  de  la  religion.  C'est  les  miracles.  Quoi  donc  ? 
Dieu  parle-t-il  contre  les  miracles,  contre  les  fondements 
de  la  foi  qu'on  a  en  lui  ? 

S'il  y  a  un  Dieu,  il  fallait  que  la  foi  de  Dieu  fût  sur  la 
terre.  Or  les  miracles  de  Jésus-Christ  ne  sont  pas  prédits 
par  l'Antéchrist,  mais  les  miracles  de  l'Antéchrist  sont 
prédits  par  Jésus-Christ  ;  et  ainsi,  si  Jésus-Christ  n'était 
pas  le  Messie,  il  aurait  bien  induit  en  erreur  ;  mais  l'An- 
téchrist ne  peut  bien  induire  en  erreur.  Quand  Jésus- 
Christ  a  prédit  les  miracles  de  l'Antéchrist,  a-t-il  cru 
détruire  la  foi  de  ses  propres  miracles  ? 

Moïse  a  prédit  Jésus-Christ,  et  ordonné  de  le  suivre  ; 
Jésus-Christ  a  prédit  lAntechrist.  et  défendit  de  le  suivre. 

Il  était  impossible  qu'au  temps  de  Moïse  on  réservât  sa 
croyance  à  l'Antéchrist,  qui  leur  était  inconnu  ;  mais  il 
est  bien  aisé,  au  temps  de  l'Antéchrist,  de  croire  en  Jésus- 
Christ,  déjà  connu. 

Il  n'y  a  nulle  raison  de  croire  en  l'Antéchrist,  qui  ne 
soit  à  croire  en  Jésus-Christ  ;  mais  il  y  en  a  en  Jésus- 
Christ,  qui  ne  sont  pas  en  l'autre. 

•14.  Juges,  xiii,  23  :   «  Si  le   Seigneur  nous  eût  voulu 


166  PASCAL 

faire  mourir,  il  ne  nous  eût  pas  montré  toutes  ces  choses.  » 

Ezéchias.  Sennachérib. 

Jérémie.  Hananias,  faux  prophète,  meurt  le  septième 
mois. 

II  Mach.,  III  :  Le  temple  prêt  à  piller  secouru  miracu- 
leusement. —  II  Mach.,  XV. 

III  RoiSy  XVII  :  La  veuve  à  Elie,  qui  avait  ressuscité 
l'enfant  :  «  Par  là  je  connais  que  tes  paroles  sont  vraies.  » 

III  Rois,  XVIII  :  Elie  avec  les  prophètes  de  Baal. 

Jamais  en  la  contention  du  vrai  Dieu,  de  la  vérité  de  la 
religion,  il  n'est  arrivé  de  miracle  du  côté  de  l'erreur,  et 
non  de  la  vérité. 

*15.  Contestation.  —  Abel,  Caïn  ;  Moïse,  magiciens  ; 
Elie,  faux  prophètes  ;  Jérémie,  Hananias  ;  Michée,  faux 
prophètes;  Jésus-Christ,  Pharisiens  ;  saint  Paul,  Barjésu  ; 
Apôtres,  exorcistes  ;  les  Chrétiens  et  les  infidèles  ;  les 
catholiques,  les  hérétiques  ;  Elie,  Enoch  ;  Antéchrist. 

Toujours  le  vrai  prévaut  en  miracles.  Les  deux  croix. 

•16.  Jésus-Christ  dit  que  les  Ecritures  témoignent  de 
lui,  mais  il  ne  montre  pas  en  quoi. 

Même  les  prophéties  ne  pouvaient  pas  prouver  Jésus- 
Christ  pendant  sa  vie  ;  et  ainsi,  on  n'eût  pas  été  coupable 
de  ne  pas  croire  en  lui  avant  sa  mort,  si  les  miracles 
n'eussent  pas  suffi  sans  la  doctrine.  Or,  ceux  qui  ne 
croyaient  pas  en  lui,  encore  vivant,  étaient  pécheurs, 
comme  il  le  dit  lui-même,  et  sans  excuse.  Donc  il  fallait 
qu'ils  eussent  une  démonstration  à  laquelle  ils  résistassent. 
Or,  ils  n'avaient  pas  la  nôtre,  mais  seulement  les  miracles  ; 
donc  ils  suffisent,  quand  la  doctrine  n'est  pas  contraire, 
et  on  doit  y  croire. 

Jean,  vu,  40.  Contestation  entre  les  juifs,  comme  entre  les 
chrétiens  aujourd'hui.  Les  uns  croyaient  en  Jésus-Christ, 
les  autres  ne.  le  croyaient  pas,  à  cause  des  prophéties  qui 
disaient  qu'il  devait  naître  de  Bethléem.  Ils  devaient 
mieux  prendre  garde  s'il  n'en  était  pas.  Car  ses  miracles 
étant  convaincants,  ils  devaient  bien  s'assurer  de  ces  pré- 
tendues contradictions  de  sa  doctrine  à  l'Ecriture  ;  et  cette 
obscurité  ne  les  excusait  pas,  mais  les  aveuglait.  Ainsi 
ceux  qui  refusent  de  croire  les  miracles  d'aujourd'hui, 
pour  une  prétendue  contradiction  chimérique,  ne  sont  pas 
excusés. 

Le  peuple,  qui  croyait  en  lui  sur  ses  miracles,  les  pha- 
risiens leur  disaient  \  «  Ce  peuple  est  maudit,  qui  ne  sait 
pas  la  loi  ;  mais  y  a-t-il  un  prince  ou  un  pharisien  qui  ait 


PENSÉES.    —    ARTICLE    XIII  167 

cru  en  lui?  car  nous  savons  que  nul  prophète  ne  sort  de 
Galilée.  »  Nicodènie  répondit  :  «  Notre  loi  juge-t-elle  un 
homme  devant  que  de  l'avoir  ouï  [et  encore,  un  tel  homme 
qui  fait  de  tels  miracles].  » 

*17.  Miracles.  —  Le  peuple  conclut  cela  de  soi-même  ; 
mais  s'il  vous  en  faut  donner  la  raison... 

Il  est  fâcheux  d'être  dans  l'exception  de  la  règle.  Il  faui 
même  être  sévère,  et  contraire  à  l'exception.  Mais  néan- 
moins, comme  il  est  certain  qu'il  y  a  des  exceptions  de  la 
règle,  il  en  faut  juger  sévèrement,  mais  justement. 

'18.  Dans  le  Vieux  Testament,  quand  on  vous  détour- 
nera de  Dieu  ;  dans  le  Nouveau,  quand  on  vous  détournera 
de  Jésus-Christ  :  voilà  les  occasions  d'exclusion  à  la  foi 
des  miracles,  marquées.  11  ne  faut  pas  y  donner  d'autres 
exclusions. 

S'ensuit-il  de  là  qu'ils  avaient  droit  d'exclure  tous  les 
prophètes  qui  leur  sont  venus  ?  Non.  Ils  eussent  péché  en 
n'excluant  pas  ceux  qui  niaient  Dieu,  et  eussent  péché 
d'exclure  ceux  qui  ne  niaient  pas  Dieu. 

D'abord  donc  qu'on  voit  un  miracle,  il  faut,  ou  se  sou- 
mettre, ou  avoir  d'étranges  marques  du  contraire.  Il  faut 
voir  s'il  nie  un  Dieu,  ou  Jésus-Christ,  ou  l'Eglise. 

'19.  Il  y  a  bien  de  la  différence  entre  n'être  pas  pour 
Jésus-Christ  et  le  dire,  ou  n'être  pas  pour  Jésus-Christ,  et 
feindre  d'en  être.  Les  uns  peuvent  faire  des  miracles,  non 
les  autres  ;  car  il  est  clair  des  uns  qu'ils  sont  contre  la 
vérité,  non  des  autres  ;  et  ainsi  les  miracles  sont  plus 
clairs. 

'20.  Jésus-Christ  a  fait  des  miracles,  et  les  apôtres 
ensuite,  et  les  premiers  saints,  en  grand  nombre  ;  parce 
que,  les  prophéties  n'étant  pas  encore  accomplies,  et 
s'accomplissant  par  eux,  rien  ne  témoignait  que  les 
miracles.  Il  était  prédit  que  le  Messie  convertirait  les 
nations.  Comment  cette  prophétie  se  fût-elle  accomplie, 
sans  la  conversion  des  nations  ?  Et  comment  les  nations 
se  fussent-elles  converties  au  Messie,  ne  voyant  pas  ce 
dernier  effet  des  prophéties  qui  le  prouvent  f  Avant  donc 
qu'il  ait  été  mort,  ressuscité,  et  converti  les  nations,  tout 
n'était  pas  accompli  ;  et  ainsi  il  a  fallu  des  miracles  pen- 
dant tout  ce  temps.  Maintenant  il  n'en  faut  plus  contre 
les  Juifs,  car  les  prophéties  accomplies  sont  un  miracle 
subsistant  (1). 

(1)  o  Pour  nous,  écrit  à  ce  propos  le  P.  Lagrange,  ces  miracles  ne 
sont  plus  nécessaires,  puisque  cet  établissement    du   règne    de    Dieu 


168  PASCAL 

*  21.  Les  miracles  discernent  aux  choses  douteuses: 
entre  les  peuples  juif  et  païen  juif  et  chrétien  ;  catholique, 
hérétique  ;  calomniés,  et  calomniateurs  ;  entre  les  deux 
croix.  Mais  aux  hérétiques,  les  miracles  seraient  inutiles  ; 
car  l'Eglise,  autorisée  par  les  miracles  qui  ont  préoccupé  la 
créance,  nous  dit  qu'ils  n'ont  pas  la  vraie  foi.  Il  n'y  a  pas 
de  doute  qu'ils  n'y  sont  pas,  puisque  les  premiers  miracles 
de  l'Eglise  excluent  la  foi  des  leurs.  Il  y  ainsi  miracle 
contre  miracle,  et  premiers  et  plus  grands  du  côté  de 
l'Eglise. 

Ces  filles  (1),  étonnées  de  ce  qu'on  dit,  qu'elles  sont  dans 
la  voie  de  perdition  ;  que  leurs  confesseurs  les  mènent  à 
Genève  ;  qu'ils  leur  inspirent  que  Jésus-Christ  n'est  point 
en  l'Eucharistie.,  ni  en  la  droite  du  Père  ;  elles  savent  que 
tout  cela  est  faux,  elles  s'offrent  donc  à  Dieu  en  cet  état  : 
Vide  si  via  iniquitalis  in  me  est.  Qu'arrive-t-il  là-dessus  ? 
Ce  lieu  qu'on  dit  être  le  temple  du  diable.  Dieu  en  fait  son 
temple.  On  dit  qu'il  faut  en  ôter  les  enfants  :  Dieu  les  y 
guérit.  On  dit  que  c'est  l'arsenal  de  l'enfer  :  Dieu  en  fait 
le  sanctuaire  de  ses  grâces.  Enfin  on  les  menace  de  toutes 
les  fureurs  et  de  toutes  les  vengeances  du  ciel  ;  et  Dieu 
les  comble  de  ses  faveurs.  Il  faudrait  avoir  perdu  le  sens 
pour  en  conclure  qu'elles  sont  donc  en  la  voie  de  perdition. 

(On  en  a  sans  doute  les  mêmes  marques  que  saint* 
Athanase.) 

*  22.  Ce  n'est  point  ici  le  pays  de  la  vérité,  elle  erre  in- 
connue parmi  les  hommes.  Dieu  l'a  couverte  d'un  voile, 
qui  la  laisse  méconnaître  àceuxqui  n'entendentpas  sa  voix. 
Le  lieu  est  ouvert  au  blasphème,  et  môme  sur  des  vérités 
au  moins  bien  apparentes.  Si  on  publie  les  vérités  de 
l'Evangile,  on  en  publie  do  contraires,  et  on  obscurcit  les 
questions  en  sorte  que  le  peuple  ne  peut  discerner.  Et  on 
demande  :  «  Qu'avez-vous  pour  vous  faire  plutôt  croire 
que  les  autres  ?  Quel  signe  faites-vous  ?  Vous  n'avez  que 
des  paroles,  et  nous  aussi.  Si  vous  aviez  des  miracles, 
bien  !  »  Cela  est  une  vérité,  que  la  doctrine  doit  être  sou- 
tenue par  les  miracles  dont  on  abuse  pour  blasphémer  la 
doctrine.  Et  si  les  miracles  arrivent,  on  dit  que  les  mira- 
cles ne  suffisent  pas  sans  la  doctrine  ;  et  c'est  une  autre 
vérité  pour  blasphémer  les  miracles. 

ost  un  fait  plus  décisif  que  les  miracles,  mais,  pour  les  Apôtres, 
la  prophétie  eût  été  insuffisante  sans  les  miracles,  et  c'est  ce  que 
Pascal  a  encore  très  bien  mis  en  relief.  » 

(1)  Les  religieuses  de  Port-Royal.  Il  va  sans  dire  que  ce  para- 
graphe n'a  jamais  figuré  dans  aucune  des  éditions  de  Port-Royal. 


PENSÉES.    —    ARTICLE   XIII 


169 


Jésus-Christ  guérit  l'aveugle-né,  et  fit  quantité  de  mira- 
cles au  iour  du  sabbat.  Par  où  il  aveuglait  les  pharisiens, 
qui  disaient  qu'il  fallait  juger  des  miracles  par  la  doctrine. 

«  Nous  avons  Moïse  :  mais  celui-là,  nous  ne  savons  d  ou 
il  est  »  C'est  ce  qui  est  admirable,  que  vous  ne  savez 
d'où  il  est  ;  et  cependant  il  fait  de  tels  miracles. 

Jésus-Christ  ne  parlait  ni  contre  Dieu  ni  contre  Moïse. 

L'Antéchrist  et  les  faux  prophètes,  prédits  par  1  un  et 
l'autre  Testament,  parleront  ouvertement  contre  Dieu 
et  contre  Jésus-Christ.  Qui  n'est  point  cache...  Qui  serait 
ennemi  couvert,  Dieu  ne  permettrait  pas  qu  il  lit  des  mira- 
cles ouvertement.  Jamais  en  une  dispute  pubhque  ou  les 
deux  partis  se  disent  à  Dieu,  à  Jésus-Christ,  a  i  bglise, 
les  miracles  ne  sont  du  côté  des  faux  chrétiens,  et  l  autre 
côté  sans  miracle.  j-     •     *  . 

*  Il  a  le  diable.  «  Joh.,  x,  21.  Et  les  autres  disaient . 
a  Le  diable  peut-il  ouvrir  les  yeux  des  aveugles  ^  » 

Les  preuves  que  Jésus-Christ  et  les  apôtres  tirent  de 
l'Ecriture  ne  sont  pas  démonstratives  :  car  ils  disent  seu- 
lement que  Moïse  a  dit  qu'un  prophète  viendrait  mais  ils 
ne  prouvent  pas  par  là  que  ce  soit  celui-la,  et  c  était  toute 
la  question.  Ces  passages  ne  servent  donc  qu  a  montrer 
qu'on  n'est  pas  contraire  à  l'Ecriture,  et  qu  il  n  y  parait 
point  de  répuçrnance,  mais  non  pas  qu'il  y  ait  accord.  Ur, 
cela  suffit,  exclusion  de  répugnance    avec  miracles. 

Il  va  un  devoir  réciproque  entre  Dieu  et  les  hommes, 
pour^  faire  et  pour  donner.  Venite.  Quid  debiu  f  {1}  «  Accu- 
sez-moi, »  dit  Dieu  dansisaïe. 

Dieu  doit  accomplir  ses  promesses,  etc.  ^ 

Les  hommes  doivent  à  Dieu  de  recevoir  la  religion  qu  il 
leur  envoie.  Dieu  doit  aux  hommes  de  ne  les  point  mauire 
en  erreur.  Or,  ils  seraient  induits  en  erreur,  si  les 
faiseurs  \de]  miracles  annonçaient  une  doctrme  qui  ne 
parût  pas  visiblement  fausse  aux  lumières  du  sens 
commun,  et  si  un  plus  grand  faiseur  de  miracles  n  avait 
déjà  averti  de  ne  les  pas  croire. 

Ainsi  s'il  y  avait  division  dans  1  Eglise  et  que  les 
Ariens  'par  exemple,  qui  se  disaient  fondés  en  l'Eci'iture 
comme  les  catholiques,  eussent  fait  des  miracles  et  non 
les  catholiques,  on  eût  été  induit  en  erreur. 

Car  comme  un  homme  qui  nous  annonce  les  secrets 
de  Dieu  n'est  pas  digne  d'être  cru  sur  son  autorité  privée, 

(l)  C'est  la  leçon  des  Copie».  Mais  on  pourrait  sur  l'autographe 
tout  aussi  bien  lire  comme  k.  Michaut  :  «  et  les  hommes.  11  taut  lui 
pardonner  ce  mot  :  Quid  debui  f... 


170 


PASCAL 


et  que  c'est  pour  cela  que  les  impies  en  doutent,  aussi  un 
homme  qui,  pour  marque  de  la  communication  qu'il  a  avec 
Dieu,  ressuscite  les  morts,  prédit  l'avenir,  transporte  les 
mers,  guérit  les  malades,  il  n'y  a  point  d'impie  qui  ne  s'y 
rende,  et  l'incrédulité  de  Phàrao  et  des  Pharisiens  est 
l'effet  d'un  endurcissement  surnaturel. 

Quand  donc  on  voit  les  miracles  et  la  doctrine  non  sus- 
pecte tout  ensemble  d'un  côté,  il  n'y  a  pas  de  difficulté. 
Mais  quand  on  voit  les  miracles  et  [la]  doctrine  [suspecte] 
d'un  même  côté,  alors  il  faut  voir  quel  est  le  plus  clair! 
Jésus-Christ  était  suspect. 

Barjésu  aveuglé.  La  force  de  Dieu  surmonte  celle  de 
ses  ennemis. 

Les  exorcistes  juifs  battus  par  les  diables  disant  :  «  Je 
connais  Jésus  et  Paul,  mais  vous,  qui  êtes-vous  ?  » 

Les  miracles  sont  pour  la  doctrine,  et  non  pas  la  doc- 
trine pour  les  miracles. 

Si  les  miracles  sont  vrais,  pourra-t-on  persuader  toute 
doctrine?  non,  car  cela  n'arrivera  pas.  Si  annelus... 

Règle  :  Il  faut  juger  de  la  doctrine  par  les  miracles,  il 
faut  juger  des  miracles  par  la  doctrine.  Tout  cela  est  vrai, 
mais  cela  ne  se  contredit  pas. 

Car  il  faut  distinguer  les  temps. 

Que  vous  êtes  aise  de  savoir  les  règles  générales,  pen- 
sant par  là  jeter  le  trouble,  et  rendre  tout  inutile  !  On 
vous  en  empêchera,  mon  Père  :  la  vérité  est  une  et  ferme. 

Il  est  impossible,  par  le  devoir  de  Dieu,  qu'un  homme 
cachant  sa  mauvaise  doctrine,  et  n'en  faisant  apparaître 
qu'une  bonne,  et  se  disant  conforme  à  Dieu  et  à  l'Eglise, 
fasse  des  miracles  pour  couler  insensiblement  une  doc- 
trine fausse  et. subtile  ;  cela  ne  se  peut. 

Et  encore  moins  que  Dieu,  qui  connaît  les  cœurs,  fasse 
des  miracles  en  faveur  d'un  tel. 

*  23.  Que  si  la  miséricorde  de  Dieu  est  si  grande  qu'il 
nous  instruit  salutairement,  même  lorsqu'il  se  cache, 
quelle  lumière  n'en  devons-nous  pas  attendre,  lorsqu'il  se 
découvre  ? 

24.  Les  cinq  propositions  condamnées,  point  de 
miracle,  car  la  vérité  n'était  point  attaquée.  Mais  la 
Sorbonne...,  mais  la  bulle... 

Il  est  impossible  que  ceux  qui  aiment  Dieu  de  tout  leur 
cœur  méconnaissent  l'Eglise,  tant  elle  est  évidente.  —  Il 
est  impossible  que  ceux  qui  n'aiment  pas  Dieu  soient  con- 
vaincus de  l'Eglise. 


PENSÉES.    —    ARTICLE   XIII 


171 


Les  miracles  ont  une  telle  force  qu'il  a  fallu  ciue  Dieu 
ait  averti  qu'on  n'y  pense  point  contre  lui,  tout  clan-  qu  il 
soit  qu'il  V  a  un  Dieu  ;  sans  quoi  ils  eussent  été  capables  de 
troubler.  Et  ainsi  tant  s'en  faut  que  ces  passages,  Deut.,  xui, 
fassent  contre  l'autorité  des  miracles,  que  rien  n  en  mar- 
que davantage  la  force.  Et  de  même  pour  l'Antéchrist: 
«  Jusqu'à  séduire  les  élus,  s'il  était  possible.  » 

*  25.  Injustes  persécuteurs  de  ceux  que  Dieu  protège 
visiblement  :  s'ils  vous  reprochent  vos  excès,  «  ils  parlent 
comme  les  hérétiques  »  :  s'ils  disent  que  la  grâce  de  Jesus- 
Christ  nous  discerne,  «  ils  sont  hérétiques  »  ;  s  il  se  lait 
des  miracles,  «  c'est  la  mai-que  de  leur  hérésie  ». 

Il  est  dit  :  «  Croyez  à  l'Eglise  »,  mais  il  n  est  pas  dit  : 
«  Crovez  aux  miracles  »,  à  cause  que  le  dernier  est  natu- 
rel, et  non  pas  le  premier.  L'un  avait  besoin  de  précepte, 
non  pas  l'autre.  ,     ,    t^-  •         i. 

Ezéchiel.  —  On  dit  :  Voilà  le  peuple  de  Dieu  qui  parle 
ainsi.  —  Ezéchias.  .     .  .  •       •* 

La  synagogue  était  la  figure,  et  ainsi  ne  périssait 
point:  et  ivétait  que  la  figure,  et  ainsi  est  périe.  C  était 
une  figure  qui  contenait  la  vérité,  et  ainsi,  elle  a  subsiste 
jusqu'à  ce  qu'elle  n'a  plus  eu  la  vérité. 

Mon  révérend  Père,  tout  cela  se  passait  en  figures.  Les 
autres  religions  périssent  ;  celle-là  ne  périt  point. 

Les  miracles  sont  plus  importants  que  vous  ne  le  pensez  : 
ils  ont  servi  à  la  fondation,  et  serviront  à  la  continuation 
de  l'Eglise,  jusqu'à  l'Antéchrist,  jusqu'à  la  fin. 

Les'deux  Témoins.  ,         .       ,  * 

En  r\ncien  Testament  et  au  Nouveau,  les  miracles  sont 

faits  par  l'attachement  des  figures.  Salut,  ou  chose  mutile, 

sinon  pour  montrer  qu'il  faut  se  soumettre  aux  Ecritures  : 

figure  des  sacrements. 

26.  Sur  le  miracle  {D.  —  Comme  Dieu  n'a  pas  rendu  de 
famille  plus  heureuse,  qu'il  fasse  aussi  qu'il  nen  trouve 
point  de  plus  reconnaissante. 

m  Le  miracle  de  la  Sainte-Epine  dont  la  famille  de  Pascal  dans 
la  personne  de  sa  nièce.  Marguerite  Périer.  avait  ete  ^0"'""^ 'i^'l!?" 
ciaire.  C'est  ueut-être  ce  miracle  qui  a  détermine  Pascal  a  entrepren- 
dre son  Apologie. 


^'^^  PASCAL 


ARTICLE  XIV 
Fragments  polémiques. 

*  1.  L'histoire  de  l'Eglise  doit  être  proprement  appelée 
1  histoire  de  la  vérité.  i^i     ^^ 

*  2.  Il  y  a  plaisir  d'être  dans  un  vaisseau  battu  de  l'orao-e 
lorsqu  on  est  assuré  qu'il  ne  périra  point.  Les  persécutions 
qui  travaillent  l'Eglise  sont  de  cette  nature. 

*  3.  L'Eglise  a  toujours  été  combattue  par  des  erreurs 
conti'aires,  mais  peut-être  jamais  en  môme  temps,  comme 
a  présent.  Et  si  elle  en  soutfre  plus,  à  cause  de  la  multi- 
plicité d  erreurs,  elle  en  reçoit  cet  avantage  qu'elles  se 
détruisent.  ^ 

Elle  se  plaint  des  deux,  mais  bien  plus  des  calvinistes 
a  cause  du  schisme.  ' 

Il  est  certain  que  plusieurs  des  deux  contraires  sont 
trompes;  il  faut  les  désabuser. 

La  foi  embrasse  plusieurs  vérités  qui  semblent  se  con- 
tredire. Temps  de  rire,  de  pleurer,  etc.  Responde.  Ne  rcs- 
pondeas,  etc. 

La  source  en  est  l'union  de  deux  natures  en  Jésus- 
Lhrist  ;  et  aussi  les  deux  mondes  (la  création  d'un  nou- 
veau ciel  et  nouvelle  terre  ;  nouvelle  vie,  nouvelle  mort  • 
toutes  choses  doublant,  et  les  mêmes  noms  demeurant)  • 
et  enfin  les  deux  hommes  qui  sont  dans  les  justes  (car  ils 
sont  les  deux  mondes,  et  un  membre  et  image  de  Jésus- 
Christ.  Et  ainsi  tous  les  noms  leur  conviennent  :  de  justes 
pécheurs  ;  mort,  vivant  ;  vivant,  mort  ;  élu,  réprouvé,  etc  )' 

il  y  a  donc  un  grand  nombre  de  vérités,  et  de  foi  et  de 
morale,  qui  semblent  répugnantes,  et  qui  subsistent  toutes 
dans  un  ordre  admirable.  La  source  de  toutes  les  héré- 
sies est  l'exclusion  de  quelques-unes  de  ces  vérités  •  et  la 
source  de  toutes  les  objections  que  nous  font  les  héréti- 
ques est  1  ignorance  de  quelques-unes  de  nos  vérités  Et 
d  ordinaire  il  arrive  que,  ne  pouvant  concevoir  le  rapport 


PENSÉES.    —   ARTICLE   XIV  173 

de  deux  vérités  opposées,  et  croyant  que  l'aveu  de  l'une 
enferme  l'exclusion  de  l'autre,  ils  s'attachent  à  l'une,  ils 
excluent  l'autre,  et  pensent  que  nous,  au  contraire.  Or 
l'exclusion  est  la  cause  de  leur  hérésie  ;  et  l'ignorance 
que  nous  tenons  l'autre,  cause  leurs  objections  (1). 

1"  exemple  :  Jésus-Christ  est  Dieu  et  homme.  Les  ariens, 
ne  pouvant  allier  ces  choses  qu'ils  croient  incompatibles, 
disent  qu'il  est  homme  :  en  cela  ils  sont  catholiques.  Mais 
ils  nient  qu'il  soit  Dieu  :  en  cela  ils  sont  hérétiques.  Ils 
prétendent  que  nous  nions  son  humanité  :  en  cela  ils  sont 
ignorants. 

2'  exemple  :  sur  le  sujet  du  Saint  Sacrement  :  Nous 
croyons  que  la  substance  du  pain  étant  changée,  et 
transubstanciée,  en  celle  du  corps  de  Notre-Seigneur, 
Jésus-Christ  y  est  présent  réellement.  Voilà  une  des  véri- 
tés. Une  autre  est  que  ce  Sacrement  est  aussi  une  figure 
de  la  croix  et  de  la  glon^e,  et  une  commémoration"  des 
deux.  Voilà  la  foi  catholique,  qui  comprend  ces  deux  véri- 
tés qui  semblent  opposées. 

L'hérésie  d'aujourd'hui,  ne  concevant  pas  que  ce  Sacre- 
ment contienne  tout  ensemble  et  la  pi'ésence.  de  Jésus- 
Christ  et  sa  figure,  et  qu'il  soit  sacrifice  et  commémoration 
de  sacrifice,  croit  qu'on  ne  peut  admettre  l'une  de  ces 
vérités  sans  exclure  l'autre  pour  cette  raison. 

Ils  s'attachent  à  ce  point  seul,  que  ce  Sacrement  est 
figuratif:  et  en  cela  ils  ne  sont  point  hérétiques.  Ils  pen- 
sent que  nous  excluons  cette  vérité  ;  de  là  vient  qu'ils  nous 
font  tant  d'objections  sur  les  passages  des  Pérès  qui  le 
disent.  Enfin  ils  nient  la  présence;  et  en  cela  ils  sont 
hérétiques. 

3'  exemple  :  les  indulgences. 

C'est  pourquoi  le  plus  court  moyen  pour  empêcher  les 
hérésies  est  d'instruire  de  toutes  les  vérités  ;  et  le  plus 
sûr  moyen  de  les  réfuter  est  de  les  déclarer  toutes.  Car 
que  diront  les  hérétiques  ? 

Pour  savoir  si  un  sentiment  est  d'un  Père... 

*4.  Tous  errent  d'autant  plus  dangereusement  qu'ils 
suivent  chacun  une  vérité.  Leur  faute  n'est  pas  de  suivre 
une  fausseté,  mais  de  ne  pas  suivre  une  autre  vérité. 


(1)  C'est  peut-être  cette  observation,  si  ingénieuse  et  si  profonde 
tout  ensemble,  qui  a  conduit  Pascal,  avant  Hegel,  à  concevoir  la 
vérité  comme  étant  essentiellement  une  synthèse  opérée  entre  des 
vérités  ou  notions  partielles  et  contradictoires  (voir  notamment  I,  8). 


î 


174  PASCAL 

•5.  Ce  qui  nous  gâte  pour  comparer  ce  qui  s'est  passé 
autrefois  dans  TEglise  à  ce  qui  s'y  voit  maintenant,  est 
qu'ordinairement  on  regarde  saint  Athanase,  sainte 
'hérèse  et  les  autres,  comme  couronnés  de  gloire  et  [agis- 
sant avec  nous]  comme  des  dieux.  A  présent  que  le  temps 
a  éclairci  les  choses,  cela  paraît  ainsi.  Mais  au  temps  où  on 
le  persécutait,  ce  grand  saint  était  un  homme  qui  s'appelait 
Athanase  ;  et  sainte  Thérèse,  une  fille.  «  Klie  était  un 
homme  comme  no»is,  et  sujet  aux  mêmes  passions  que 
nous  »,  dit  saint  [Jacques],  pour  désabuser  les  Chrétiens 
de  cette  fausse  idée  qui  nous  fait  rejeter  l'exemple  des 
saints,  comme  disproportionné  à  notre  état.  «  C'étaient  des 
saints,  disons-nous,  ce  n'est  pas  comme  nous.  »  Que  se 
passait-il  donc  alors  ?  Saint  Athanase  était  un  homme 
appelé  Athanase,  accusé  de  plusieurs  crimes,  condamné 
en  tel  et  tel  concile,  pour  tel  et  tel  crime  ;  tous  les  évéques 
y  consentaient,  et  le  pape  enfin.  Que  dit-on  à  ceux  qui  y 
résistent  ?  Qu'ils  troublent  la  paix,  qu'ils  font  schisme,  etc. 

Zèle,  lumière.  Quatre  sortes  de  personnes  :  zèle  sans 
science  ;  science  sans  zèle  ;  ni  science  ni  zèle  ;  et  zèle  et 
science.  Les  trois  premiers  le  condamnent,  et  les  derniers 
l'absolvent,  et  sont  excommuniés  de  l'Eglise,  et  sauvent 
néanmoins  l'Eglise. 

6.  Les  malheureux,  qui  m'ont  obligé  de  parler  du  fond 
de  la  religion  ! 

*7.  Hérétiques.  — Ézéchiel.  Tous  les  païens  disaient  du 
mal  d'Israël,  et  le  prophète  aussi  :  et  tant  s'en  faut  que 
les  Israélites  eussent  droit  de  lui  dire  :  «  Vous  parlez 
comme  les  païens  »,  qu'il  fait  sa  plus  grande  force  sur  ce 
que  les  païens  parlent  comme  lui. 

*  8.  Jamais  on  ne  fait  le  mal  si  pleinement  et  si  gaie- 
ment que  quand  on  le  fait  par  conscience. 

*  9.  Toutes  les  religions  et  les  sectes  du  monde  ont  eu 
la  raison  naturelle  pour  guide.  Les  seuls  Chrétiens  ont 
été  astreints  à  prendre  leurs  règles  hors  d'eux-mêmes  et 
à  s'informer  de  celles  que  Jésus-Christ  a  laissés  aux 
anciens  pour  être  transmises  aux  fidèles.  Cette  contrainte 
lasse  ces  bons  Pères.  Ils  veulent  avoir,  comme  les  autres 
peuples,  la  liberté  de  suivre  leurs  imaginations.  C'est  en 
vain  que  nous  leur  crions,  comme  les  prophètes  disaient 
autrefois  aux  Juifs  :  «  Allez  au  milieu  de  l'Eglise,  informez- 
vous  des  lois  que  les  anciens  lui  ont  laissées  et  suivez  ces 
sentiers.  »  Ils  ont  répondu  comme  les  Juifs  :  «  Nous  n'y 


PENSÉES.    —    ARTICLE    XIV  175 

marcherons  pas  :  mais  nous  suivrons  les  pensées  de  notre 
cœur  ;  »  et  ils  nous  ont  dit  :  «  Nous  serons  comme  les 
autres  peuples.  » 

•  10.  Les  conditions  les  plus  aisées  à  vivre  selon  le 
monde  sont  les  plus  difficiles  à  vivre  selon  Dieu  ;  et  au 
contraire  :  rien  n'est  si  difficile  selon  le  monde  que  la  vie 
religieuse  ;  rien  n'est  plus  facile  que  de  la  passer  selon 
Dieu.  Rien  n'est  plus  aisé  que  d'être  dans  une  grande 
charge  et  dans  de  grands  biens  selon  le  monde  ;  rien 
n'est  plus  difficile  que  d'y  vivre  selon  Dieu  et  sans  y 
prendre  de  part  et  de  goût. 

•  11.  Mais  est-il  probable  que  \3i  probabilité  assure? 
DitTérence  entre  repos  et  sûreté  de  conscience.    Rien 

ne  donne  l'assurance  que  la  vérité  ;  rien  ne  donne  le 
repos  que  la  recherche  sincère  de  la  vérité. 


TABLE  DES  MATIERES 


Pages. 
Introduction.  —  De  la  modernité  des  Pensées   de 

Pascal 3 

Avertissement 16 

Note  Préliminaire 24 


PENSÉES 

Article  I.  —  Pensées  sur  l'Esprit  et  sur  le  Style.  . .  25 

Article  II.  —  Misère  de  Thomme  sans  Dieu 36 

Article  III  —  De  la  nécessité  du  Pari •  61 

Article  IV.  —  Des  moyens  de  croire 65 

Article  V.  —  La  justice  et  la  raison  des  effets 73 

Article  VI.  —  Les  philosophes 81 

Article  VII.  —  La  morale  et  la  doctrine ÎJ2 

Article  VIII.  —  Les  fondements  de  la  religion  chré- 
tienne    113 

Article  IX.  —  La  perpétuité. 121 

Article  X .  —  Les  figuratifs 134 

Article  XI .  —  Les  prophéties 146 

Article  XII .  —  Les  preuves  de  Jésus-Christ 152 

Article  XIII.  —  Les  miracles 162 

Article  XIV.  —  Fragments  polémiques 1~2 


889-06.  —  Imp.  des  Orph.-Appr.,  F.  Blétit,  40,  rue  La  Fontaine,  Paris. 


>^ 


I 


3 

1901 
P41G5 
1907 


Pascal,  Biaise 
Pensées 


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