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Chefs-â'œuïïe de la Littérature Religieuse
PASCAL
PENSEES
ÉDITIO\ .\Ot VELLE
revue sur les manuscrits et les meilleurs textes
avec une introduction et des notes
Victor QIRAUD
Professeur à l'Université de Fribourg (Suisse).
PARIS
LIBRAIRIE BLOUD & O"
4, RUK MADAME, 4
1907
Reproduction et traduction interdites.
^^^
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A la librairie Hachette.
Lamennais, son œuvre et son temps.
été tiré cinquante exemplaires numérotés sur papier de
Hollande, au prix de 5 francs.
INTRODUCTION
De la modernité des « Pensées » de Pascal.
Il y a une question qui se pose comme d'elle-même à
tout nouvel éditeur de Pascal. Pourquoi a-t-on tant
écrit depuis quelques années sur Fauteur des Pensées '^
Pourquoi a-t-on tant de fois réédité ses œuvres ? Pour-
quoi, en un mot, l'étudie-t-on de nos jours avec une
ferveur et une piété si singulières ?
Un fait tout d'abord est à signaler. Visiblement, ce
qui attire nos contemporains dans l'œuvre de Pascal,
ce sont les Pensées beaucoup plus que les Provinciales.
Certes, les Provinciales demeurent une œuvre de tout
premier ordre ; mais il est indubitable qu'elles ont un
peu vieilli. En dehors de l'intérêt littéraire et historique
qu'elles nous présentent toujours, et qui est considé-
rable, il semble que les « honnêtes gens » d'aujourd'hui
aient moins de rai?ons de se passionner pour elles que
ceux du temps de Pascal. Il nous faut un certain
effort pour entrer pleinement dans l'état d'esprit
qu'elles requièrent et qu'elles entretiennent. Les ques-
tions qu'elles agitent nous paraissent moins essen-
tielles, moins vitales, moins actuelles qu'on ne l'a parfois
prétendu. Surtout, nous sommes moins surs qu'autre-
fois que, sur le fond du débat, Pascal ait toujours rai-
son contre ceux qu'il a si éloquemment combattus. Les
problèmes ont changé d'aspect depuis vingt ans. Des
travaux comme ceux de M. Molinier et de Joseph Ber-
trand, d'Henry Michel et de M. Thamin ont déplacé les
points de perspective (1). Quand nous rencontrons ce
(1) Si l'on veut avoir comme la sensation de ce changement de point
de vue, on fera bien de lire, après l'article de M. Brunetière sur les
Provinciales, daté de septembre 1890 a* série des Etudes critiques),
les lignes un peu rapides nécessairement, mais significatives, que le
même écrivain a consacrées à !a quesiion des ProiincicUes dans son
Manuel d'histoire de la littérature française (1897).
INTRODUCTION
mot de Havet : «. Casuistique et morale relâchée sont
choses inséparables, » nous sourions, et nous nous
demandons s'il a non seulement étudié, mais simple-
ment compris la question môme qu'il tranche. 11 y
avait une casuistique stoïcienne ; il y a une casuis-
tique kantienne ; et ni le stoïcisme, ni le kantisme n'ont
jamais passé pour être des « morales relâchées ». Ce
sont là des préjugés de « victimes du Deux-Décembre »
que nous ne pouvons plus partager. Trop neuf dans
ces sortes de questions, et entraîné d'ailleurs par l'esprit
de parti, Pascal, malgré tout son génie, n'a pas,
philosophiquement parlant, réalisé l'œuvre d'éternelle
justice et d'absolue vérité dont on l'a loué imprudem-
ment quelquefois. Et s'il n'était l'auteur que des Pro-
vinciales, qui sait si, dans un avenir assez prochain,
on le lirait, — en dehors des historiens et des critiques,
— beaucoup plus qu'on ne lit, de nos jours môme, la
Satire Ménippée ou les Pamphlets de Paul-Louis
Courier ?
Mais il est, — heureusement pour lui et pour nous,
— l'auteur des Pensées. Et c'est bien décidément à
cette œuvre inachevée que vont les pr/'férences, les
admirations, le culte pieux des générations montantes.
Et la question que nous posions tout â l'heure reparaît
sous une forme nouvelle. Pourquoi aimons-nous le
Pascal des Pensées f Pourquoi ni les éditions qu'on
nous en donne, ni les interprétations qu'on nous en
propose n'épuisent-elles notre curiosité, ne lassent-elles
notre attention, et n'usent-elles notre patience ?
Il semble que ce qui nous attire dans les Pensées,
ce soit tout d'abord l'incomparable maîtrise de l'écri-
vain. (( L'homme, a dit Pascal, est plein de besoins :
il n'aime que ceux qui peuvent les remplir tous ; » et
peut-être, dans cette saisissante et profonde formule,
nous a-t-il livré le secret de ce style, dont personne en
notre langue n'a peut-être égalé la puissance et la variété.
Le style de Pascal, — et c'est peut-être la meilleure défi-
nition qu'un en puisse donner, — a ceci d'admirable
qu'il « s'accommode â tous nos besoins, » et qu'il les
« remplit » tous. Logique, ironie, éloquence, poésie,
INTRODUCTIOX O
mépris, colère, pitié, tendresse, il prend tous les tons ;
toutes les formes de la pensée, toutes les nuances du
sentiment, il les exprime avec une aisance, avec une
justesse et avec une force qui tiennent véritablement
du prodige. Nous autres, médiocres écrivains que nous
sommes, notre expression reste toujours en deçà et au-
dessous de notre pensée : elle en est un pâle reflet, un
écho lointain et affaibli, et nous nous lamentons de ne
savoir rendre avec des mots ce que nous croyons sentir
en nous de profond et de rare. Pascal, lui, a réimpres-
sion adéquate : c'est la pensée même qui comme la
déesse antique, jaillit tout armée du cerveau de l'écri-
vain. De là la vigueur ramassée de ce style ; de là sa
force de persuasion et d'émotion, et ce que je voudrais
pouvoir appeler sa capacité de vibration et d'ébranle-
ment. Il est telle parole de Pascal qui entre en nous
avec une telle force irruptive que, de longues années
durant, aux heures de rêverie solitaire, nous l'enten-
dons retentir encore au fond de notre âme. — « Ceux
qui croient que le bien de l'homme est en la chair, et
le mal en ce qui le détourne du plaisir des sens, qaih
s'en soûlent et qu'Us y meurent. » Je défie bien qui-
conque a lu ceci pour la première fois de n'en avoir
pas reçu comme une véritable secousse physique. C'est
le geste réprobateur du Dieu d'Israël qui abandonne
son indigne créature ; c'est l'accent irrité du prophète
hébreu qui repousse et qui condamne. — Et ceci : « Le
silence éternel de ces espaces infinis m'effraie. » Peut-
on, avec moins de mots, plus fortement exprimer l'épou-
vantement et la solitude de l'homme qui cherche Dieu
dans « tout l'univers muet » et qui ne l'y trouve pas ? —
Ailleurs enfin, ce sont les paroles ineffables du c( Dieu
d'amour et de consolation » qui pacifie et qui relève :
« Console-toi, tu ne me chercherais pas, si tu ne m'avais
trouvé... Je pensais à toi dans mon agonie, j'ai versé
telles gouttes de sang pour toi. . . Veux-tu qu'il me coûte
toujours du sang de mon humanité sans que tu donnes
des larmes?... Je t'aime plus ardemment que tu n'as
aimé tes souillures... » — Quelle poésie, quelle douceur
et quelle tendresse ! Quelle âme que celle qui trouve
6 INTRODUCTION
de pareils accents ! Et quel prestigieux écrivain que
celui qui sait en prolonger en nous le contagieux fré-
missement !
Il y a un trait par où le stjde de Pascal intéresse plus
particulièrement peut-être notre sensibilité contem-
poraine. Nous n'avons pas impunément traversé le
romantisme et le naturalisme. Au contact des œuvres
sorties de ces deux écoles, nous avons contracté une
invincible horreur du style abstrait. Nous voulons que
les écrivains s'adressent à notre imagination en même
temps qu''à notre raison ; nous exigeons d'euK qu'ils
mettent sous nos yeux les choses mêmes dont ils parlent^
et plus les images qu'ils nous en fourniront seront
nettes, vives et familières, plus nous leur saurons gré de
correspondre ainsi à nos goûts et à nos désirs. Et cela
est si vrai que, parmi les grands écrivains du passé,
nos préférences vont précisément à ceux qui, d'instinct,
ont réalisé notre idéal d'aujourd'hui : elles vont à Saint-
Simon et à La Fontaine, à Molière et à Bossuet ; elles
vont surtout à Pascal. Celui-ci l'avait bien prévu. « La
manière d'écrire d'Epictète, de Montaigne et de Salomon
de Tultie [à savoir Pascal lui-même] est la plus d'usage
qui s'insinue le mieux^ qui demeure plus dans la mé-
moire, et qui se fait le plus citer, parce qu'elle est toute
composée de pensées nées sur les entretiens ordinaires
de la vie. » C'est cela même. Rien d'artificiel et de con-
venu dans ce style ; rien d'académique et de compassé ;
tout y est concret, et tout y est vivant. La brusque
familiarité des tours, la hardiesse saisissante et l'éclat
des images, le réalisme même de l'expression, tout cela
nous attire et nous ravit ; et nous pardonnons à Port-
Royal d'avoir cru devoir orner un peu cette simphcité
et parer cette négligence, puisque les scrupules mêmes
des pieux solitaires ont permis aux éditeurs modernes
de retrouver et de nous rendre sinon un nouveau Pascal,
du moins un Pascal plus vivant encore, plus naturel et
plus intime, et dont la langue même fût en conformité
plus étroite encore avec celle que nous parlons.
La conformité n'est pas moins étroite, elle est plus
significative encore entre les idées de Pascal et les nôtres.
INTRODUCTION 7
Si grand cas que nous fassions du style, nous en faisons
un plus grand encore de la pensée ; et nous admire-
rions moins Pascal s'il n'était pas, selon le mot
d'un de ses interprètes, M. Brunschvicg, « un penseur
tel que les temps modernes n'en ont pas eu de plus
profond ». Qu'on ouvre au hasard le recueil des Pensées.
On y rencontre à profusion des mots qui frappent
par leur profondeur et leur justesse, et dont il semble
que la réflexion n'épuisera jamais le sens et la por-
tée. Observations sur l'homme et sur la vie, sur
la nature et sur la science, sur la morale et sur la
société, sur l'art et sur la philosophie, on trouve de
tout cela dans ce petit volume, et tout cela exprimé
avec une vigueur de concision, avec un je ne sais quoi
de direct, de plein et de définitif qui en redouble la
puissance suggestive . A quoi bon citer? A quoi bon
rappeler des formules qui sont dans toutes les mémoires ?
Il semble vraiment que cet homme soit allé au fond de
toutes les questions qui peuvent intéresser l'homme,
et que, de chacune de ses explorations à travers le
monde moral, il ait rapporté des lumières nouvelles.
Plus on voudra réfléchir à la célèbre distinction entre
r « esprit géométrique » et 1' « esprit de finesse », ou à
la théorie des «trois ordres», plus o^n les trouvera
riches de signification, plus l'on verra s'en dégager
d'infinies conséquences. Mais il y a plus. Pascal ne s'est
pas contenté de formuler « sous l'aspect de l'éternité »
des idées vraies d'une vérité éternelle ; il était doué d'une
telle force de pensée, il avait une telle capacité d'inven-
tion qu'il lui est arrivé non seulement de pressentir,
mais encore d'exprimer avec une singuhère netteté des
conceptions toutes contemporaines. — On a rapproché
non sans raison le procédé logique de Pascal, qui con-
siste essentiellement à opposer deux thèses contradic-
toires, deux vérités partielles et incomplètes, et à en
chercher la justification dernière dans un point de vue
supérieur qui les domine en les unifiant, de la dialec-
tique de Hegel qui procède également par thèse, anti-
thèse et synthèse : et ce n'est pas la seule idée hégé-
lienne que l'on trouverait dans Pascal. — Voici
8 INTRODUCTION
maintenant du Darwin ou du Spencer : « Les pères
craignent que l'amour naturel des enfants ne s'efface.
Quelle est donc cette nature sujette à être effacée ? La
coutume est une seconde nature, qui détruit la première.
Mais qu'est-ce que nature? Pourquoi la coutume n'est-
elle pas naturelle V Xai grand'peur que cette nature ne
soit elle-même qu'une première coutume, comme la
coutume est une seconde nature. » — Voici du Taine :
« Talent principal, qui règle les autres : » c'est exacte-
ment la fameuse théorie de lo. faculté maîtresse. — Les
discussions récentes sur « les faillites partielles de la
science » sont comme enveloppées dans plus d'une
pensée, notamment dans celle-ci : « La science des
choses extérieures ne me consolera pas de l'ignorance
de la morale au temps d'affliction ; mais la science des
mœurs me consolera toujours de l'ignorance des choses
extérieures. » On pourrait multiplier les rapproche-
ments et les exemples. En vérité, ce penseur mort il y
a plus de deux siècles nous est plus contemporain que
tel autre qui vit encore. Comment ne le lirions-nous
pas avec passion ? Nulle pensée n'est plus excitatrice
et plus fécondante ; nulle n'éclaire de plus vives
lueurs tous les problèmes qu'elle a remués et nous
retrouvons en elle, sous la forme la plus précise et la
plus actuelle, l'écho de toutes nos préoccupations.
C'est dire que, plus encore que le grand écrivain et le
profond penseur, ce qui nous attire en lui, c'est le phi-
losophe rehgieux et l'apologiste. Car le Pascal des Pen-
sées^ il ne faut pas l'oublier, est avant tout un apologiste
du christianisme. C'est là que, dans son œuvre, tout
devait converger ; c'est à une démonstration de la vérité
de la religion que tout devait aboutir ; c'est à renouve-
ler et à fortifier nos raisons de croire qu'il voulait tra-
vailler ; c'est à toucher des « libertins », à convaincre
des « athées », à conquérir à son Dieu de nouvelles
âmes, c'est à convertir, en un mot, qu'il voulait faire
servir tous les dons qu'il sentait en lui. « Si ce discours
vous plaît et vous semble fort, sachez qu'il est fait par
un homme qui s'est mis à genoux auparavant et après,
pour prier cet Etre infini et sans parties, auquel il sou-
INTRODUCTION U
met tout le sien, de se soumettre aussi le cotre pour
votre propre bien et pour sa gloire. » Que parlions-
nous tout à l'heure de son génie de style et de sa pro-
fondeur de pensée ! Pascal estime que tout cela « ne
vaut pas une heure de peine ». Ou plutôt, si, plus que
personne, il a ambitionné la gloire de bien écrire, c'est
qu'il sait quelle est la valeur persuasive du style ; s'il a
exprimé sur toutes sortes de questions des idées fortes
et neuves, c'est que ces idées étaient un acheminement
à la grande démonstration qu'il voulait tenter. Mais
tout cela est pour lui un moyen, et non une fin. Son
objet propre, essentiel, c'est l'étude du problème reli-
gieux et apologétique, c'est à poser ce problème dans
toute sa force et dans toute sa rigueur, c'est à en éluci-
der toutes les données, à en éclairer tous les aspects
qu'il a employé toutes les ressources de son incompara-
ble génie. A force de sincérité et de logique, ruiner ou
diminuer tout au moins les difficultés de croire, rappro-
cher de lui l'incrédule, et, dans la me-ure ou un homme
peut travailler au salut de ses frères, frayer et préparer
les voies à la grâce, voilà manifestement ce qu'a voulu
faire Pascal, et ce qui a été pour lui, dans les dernières
années de cette vie douloureuse, « l'œuvre uniquement
nécessaire ».
Et c'est précisément ce qui nous le rend particulière-
ment cher. Il est devenu banal d'observer que le pro-
blème religieux préoccupe étrangement la pensée con-
temporaine. Autant, il y a vingt-cinq ou trente ans, ces
questions intéressaient peu ceux qui se piquaient de
penser, autant aujourd'hui elles sont redevenues
actuelles et vivantes. Une philosophie aussi timide
qu'elle était verbeuse, aussi superficielle qu'elle se
croyait habile, l'éclectisme, — puisqu'il faut l'appeler
par son nom, — avait cru supprimer le problème en
accumulant les nuages et en multipliant les phrases. Elle
démontrait l'existence de Dieu, — et quel Dieu ! celui
de Voltaire et de Béranger, le « Dieu des bonnes gens »,
pour tout dire, — dont elle limitait d'ailleurs prudem-
ment la puissance ; elle prouvait l'immortalité de l'âme ;
elle fondait une « religion naturelle » ; elle esquivait la
10 INTRODUCTION
question de la révélation et celle de la transcendance
du christianisme ; l'ombre de Platon et celle d'Aristote,
celle de Descartes et celle de Bossuet étaient invoquées
ensemble ou tour à tour, et l'on tenait pour des « scep-
tiques » tous ceux qui, dans le présent ou dans le passé,
se montraient réfractaires à la foi nouvelle. Pendant
près d'un demi-siècle, la langue dont on a pu dire qu'il
y a une probité attachée à son génie abrita toutes ces
équivoques. Quand on se réveilla de ce long sommeil
philosophique, on s'aperçut que les questions religieuses,
bien loin d'avoir été comme définitivement éconduites
des préoccupations des hommes, reparaissaient plus
graves et plus angoissantes que jamais. De tous côtés on
se reprit à les étudier avec une singulière ardeur. Il
n'est personne de nos jours qu'elles laissent indifférent.
Les esprits les plus dégagés de toute attache confession-
nelle, au heu d'en nier l'importance, comme ils n'y
eussent point manqué jadis, sont les premiers à donner
l'exemple d'une étude sinon toujours impartiale, du
moins toujours passionnée et toujours attentive ; et sous
nos yeux, des hommes pohtiques, — on sait avec quel
succès, — s'improvisent tous les jours théologiens ou
canonistes. Faisant écho à ce mouvement général des
esprits, on a même vu se produire en ces dernières
années quelques-unes des évolutions morales les plus
curieuses dont l'histoire des idées ait gardé le souvenir.
On peut en sourire ou s'en plaindre ; on ne peut nier,
— car il y a des faits qui sont indéniables, — que l'in-
quiétude religieuse soit un des traits dominants de notre
temps.
Dans ces conditions, il était inévitable que l'on revînt
à Pascal. Pascal avait été l'une des victimes de l'éclec-
tisme. Cousin avait eu le mérite de remettre en honneur
le texte original des Pensées ; mais avec sa fougue
habituelle, il s'était aussitôt empressé de dénoncer le
« scepticisme » de leur auteur ; et, sans prendre garde
à l'équivoque du terme, on l'en avait cru sur parole. On
ne s'était pas rendu compte que Pascal n'était « scep-
tique » qu'à l'égard de l'éclectisme ; et de fait, il n'était
pas besoin d'être très clairvoyant pour lire à presque
INTRODUCTION 11
toutes les pages des Pensées la condamnation formelle
des théories favorites de Victor Cousin. « Le déisme,
presque aussi éloigné de la religion chrétienne que
l'athéisme qui est tout à fait contraire : » voilà de ces
pensées que Cousin n"a jamais pu pardonner à Pascal,
et il était naturel que Pascal, le vrai Pascal, bénéficiât de
lajuste réaction qui s'est produite contre la pseudo-phi-
losophie de Victor Cousin. D'autre part, à étudier comme
on le fait à notre époque les questions religieuses, on ne
pouvait manquer d'interroger Thomme qui, peut-être
dans les temps modernes, les a posées avec le plus de
force et de profondeur. Un théologien protestant,
Auguste Sabatier, n'a-t-il pas pu dire : a Une histoire
des destinées des Pensées de Pascal serait l'histoire à peu
près complète de la philosophie religieuse en France
dans les trois derniers siècles » ? Et un philosophe catho-
lique, l'abbé Laberthonnière, de s'écrier à son tour en
parlant de Pascal : « Et qui donc a scruté comme lui,
avec une pareille hardiesse, les fondements de toutes
choses, et surtout les fondements de la religion ? » Et
cela est vrai. Sur la question de la croyance, sur celle
des rapports de la raison et de la foi, des différents
ordres de connaissances et de certitudes, sur celle de la
révélation et du surnaturel, bref, sur toutes les questions
qui sont comme à la base de toute enquête de ce genre,
Pascal abonde en vues qui rejoignent exactement les
conclusions actuelles de la psychologie et de la philo-
sophie religieuses (1). Voici, par exemple, une remarque
qui ruine par avance toutes les objections dont a vécu
la critique du xviii^ siècle, et même celle du notre : « Une
religion purement intellectuelle serait plus proportionnée
aux habiles ; mais elle ne servirait pas au peuple. La
seule religion chrétienne est proportionnée à tous, étant
mêlée d'intérieur et d'extérieur. » C'est la çr'oire de
(1) Dans son très beau livre snv Xexrnan. Essai de biographie psy-
chologique (Paris, Bloud, 1906), l'abbé Brémond remarque justement
que Pascal est presque le seul des grands écrivains et penseurs fran-
çais que connaisse bien Newman, dont i! s'inspire et qu'il cite volontiers.
Le pascaliarùsme et le neœ marxisme contemporains sont, à n'en pas
douter, deux faits du mime ordre.
12 INTRODUCTION
Pascal d'avoir si profondément repensé sa religion que
son œuvre s'est comme insérée dans la définition de la
religion môme.
Un autre trait le rapproche encore de nous. Il est
incontestable que nous savons gré à Pascal, non seule-
ment d'avoir deviné et formulé, en matière religieuse,
nos conceptions toutes contemporaines, mais encore
d'avoir traité ces questions non pas en théologien de
profession, mais en « honnête homme ». « Ceux-là
honorent bien la nature, écrit-il quelque part, qui lui
apprennent qu'elle peut parler de tout, et même de
théologie. » Il sentait bien que c'était là une partie de
sa force. « Lorsqu'on entend les prédicateurs, disait un
jour Bossuet^ je ne sais quelle accoutumance malheu-
reuse de recevoir par leur entremise la parole de
l'Evangile, fait qu'on l'écoute plus nonchalamment. On
s'attend qu'ils reprendront les mauvaises mœurs ; on
dit qu'ils le font d'office ; et l'esprit humain indocile y
fait moins de réflexion. Mais quand un homme qne l'on
croit du inonde, simplement et sans affectation, propose
de bonne foi ce qu'il sent de Dieu en lui-même, quand
il ferme la bouche à un libertin qui fait vanité du vice,
ou qui raille impudemment des choses sacrées, encore
une fois, chrétiens, qu'une telle conversation, assaison-
née de ce sel de grâce, a de force pour exciter l'appétit
et réveiller le goût des biens éternels ! » Pascal est venu
réaliser le vœu de Bossuet. Il a vécu dans le monde ;
il sait comment s*}^ posent les questions, et quel tour il
faut donner à son argumentation pour se faire écouter
et pour convaincre. Il a vu des « libertins » réels et
vivants ; il a discuté avec eux ; il connaît leur état
d'esprit ; il s'est rendu compte que les syllogismes de
l'Ecole n'ont le plus souvent sur eux aucune prise ; et
il estime, — car il est géomètre et logicien, — qu'ils
ont parfois raison de penser que tel ou tel d'entre ces
raisonnements sont dépourvus de toute force pro-
bante. Ces arguments-là, lui, Pascal, il les sacrifie sans
pitié ; et à ceux qu'il conserve, il donne un air de nou-
veauté et d'imprévu, qui en redouble la puissance de
persuasion. De là cet accent tout chrétien, certes, mais
INTRODUCTION 13
très laïque de son Apologie ; de là cet air d' « honnê-
teté » et cette probité intellectuelle qui dédaigne les
triomphes trop faciles, et d'ailleurs illusoires, et qui,
loin de dissimuler les difficultés, les souligne et les
accuse, plus éprise de vérité et de franchise que
d'habileté, moins soucieuse de réfuter des abstractions
que de conquérir des âmes. De là enfin ce je ne sais
quoi de vécu, de concret, de positif, qui répond d'une
manière si complète aux exigences de notre réalisme .
Par delà les hvres et les sophismes à discuter, Pascal
a vu des hommes à réduire ; et il a jeté sur ses
contemporains un regard si aigu et si perçant que, par
delà les hommes de son temps, il a atteint ceux du
nôtre.
Pascal a bénéficié enfin du mouvement tournant que
nous voyons se produire dans l'apologétique contempo-
raine. Pour mieux répondre aux préoccupations crois-
santes de la pensée laïque, l'apologétique, — des discus-
sions récentes ont mis ce fait très nettement en lumière, —
l'apologétique, en ces dernières années, a renouvelé ses
procédés et rajeuni ses méthodes. Elle a pris résolument
contact avec la philosophie moderne et elle a constaté
qu'en bien des cas cette philosophie, dont on avait tant
médit sans toujours la bien connaître, avait travaillé
non pas contre elle, mais pour elle. Elle a donc
emprunté à cette alliée involontaire un peu de son esprit
et quelques-unes de ses cunclusions. A cette école, elle
a appris à laisser tomber certains arguments vieillis qui
n'ont peut-être jamais bien porté, mais qui, assurémejit,
ne portaient plus ; elle s'est pénétrée d'une dialectique
plus souple, plus vivante, moins abstraite, plus confor-
me au mouvement même de la pensée d'aujourd'hui ;
enfin, et surtout, elle s'est rendu compte de l'absolue
nécessité pour elle de donner pour fondement à toutes
ses démarches ultérieures une solide et précise enquête
psychologique. Que Pascal n'ait pas été étranger à cette
orientation nouvelle de l'apologétique, c'est ce qui
ressort d'une simple constatation de fait : tous les apo-
logistes contemporains qu'on lit, et qui agissent, et qui
sont pris en considération par leurs adversaires, qui
14 INTRODUCTIOxM
même parfois arrachent à ces derniers de précieux aveux,
sont visiblement nourris de l'auteur des Pensées, se
plaisent à le citer et à se recommander de lui. Mais
quand Pascal n'aurait eu aucune espèce d'influence
directe sur eux, ils ne pouvaient manquer, un jour ou
l'autre, de se reconnaître pour ainsi dire en lui. L'atti-
tude intellectuelle et morale que nous venons de définir,
c'est, en effet, exactement celle que Pascal avait prise
dans V Apologie dont nous n'avons que des fragments.
« L'idée mère de cette Apologie, a très bien dit Vinet,
c'est de partir de l'homme pour arriver à Dieu. » C'était
là une vue de génie, très féconde en lointaines consé-
quences, et qui fait de Pascal, dans l'histoire de l'apo-
logétique, un nom aussi considérable que celui de
Socrate dans l'histoire de la philosophie. Car la révo-
lution que, selon une très heureuse formule, Socrate
est venu opérer en philosophie, il l'a opérée, lui, Pascal,
dans un autre domaine : il a fait descendre l'apologéti-
que du ciel sur la terre. Et dans cet effort, il a porté
une telle supériorité de génie, une telle sincérité et une
telle pénétration de pensée, un sentiment si vif et si
puissant des besoins et des exigences de l'homme
moderne (1), que ce livre, tout inachevé qu'il soit, est
peut-être encore, à l'heure actuelle, la plus forte et la
plus agissante des y4/5oZo^/es du christianisme, et qu'en
tout cas, les Apologies actuelles ou futures semblent ne
(1) II n'est pas jusqu'à l'exégèse où Pascal, rien qu'en s'y appliquant,
n'ait jeté de lumineux et décisifs coups de sonde- C'est du moins
l'avis d'un écrivain particulièrement compétent, le P. Lagrange, dans
un très curieux et pénétrant article de la Bévue biblique (.octobre 1906)
sur Pascal et tes Prophéties messianiques. Quelle est exactement
au regard de la critique moderne « la force probante » de ces pro-
phéties, et en quoi consiste-t-elle 1 « Pascal, nous dit le P. Lagrange,
a entrevu, il a vu, il a proclamé la vraie solution, et les brèves notes
quila contiennent sont peut être ce qu'il a écrit de plus beau. » Et
il cite, et il commente avec « ivresse » un certain nombre de pensées
(voir plus loin, viii, 11 ; — x, 8, 16, 18 ; — xi, 14, 16 ; — xii, 16, 26,
29 ; xin, 20), d'où il résulte que, daprés Pascal, toutes les prophéties
sont essentiellement relatives à l'avènement d'un ordre spirituel
nouveau, celui de la charité ou de la sainteté. Or il est incontestable
que cette prédiction a été réalisée par le christianisme et par le seul
christianisme. Le P. Lagrange estime que la preuve ainsi conçue
« est vraiment solide, et la seule qui puisse laire impression sur un
esprit armé de toutes ces forces de' résistance que la culture moderne
oppose trop souvent à l'action vivifiante de la foi ».
INTRODUCTION l5
devoir remplir tout leur objet que dans la mesure où elles
reprendront et réaliseront le dessein de Pascal, et où
elles se rapprocheront de l'œuvre qu'il avait rêvée.
Voilà, semble-t-il, quelques-unes des raisons qui font
de Pascal celui peut-être de nos grands écrivains que
nous aimons le mieux et le plus profondément, et des
Pensées le livre que bien des esprits, à l'heure actuelle,
considèrent comme le plus beau de la langue française,
comme le plus représentatif des hautes quahtés de notre
race. Quand Gœthe déclarait Voltaire « le plus grand
écrivain que l'on puisse imaginer parmi les Français »,
il se trompait, et il oubliait au moins Pascal : ni pour la
force et pour l'éclat du style, ni pour la profondeur et
la noblesse de la pensée, Voltaire n'est comparable à
Pascal. A ceux qui seraient tentés de nous accuser, nous
autres Français, de légèreté et de prosaïsme, nous pou-
vons répondre par ce mince recueil des Pensées. Depuis
plus de deux siècles qu'il a vu le jour, il n'a pas pris une
ride. Que dis-je ! Il semble que, de jour en jour, nous en
comprenions mieux la richesse de signification et l'éton-
nante portée, et que, de jour en jour aussi, un plus grand
nombre d'âmes y viennent puiser Tahment quotidien de
leur vie morale. Nul écrivain parmi nous ne méritait
mieux cet honneur. Car, s'il m'est permis de reprendre
ici et d'apphquer à Pascal lui-même la plus belle et la
plus touchante parole qui soit tombée de cette plume
merveilleuse, nul n'a versé plus généreusement le sang
de son humanité dans son œuvre.
AVERTISSEMENT
Il n'existait pas jusqu'à présent d'édition vraiment
« populaire » des Pensées de Pascal.
Ou plutôt il en existait deux, mais qui, comme
on va voir, ne méritent guère que par leur bon marché
la qualification qu'on serait tout d'abord tenté de leur
appliquer (1).
La [)remière, celle de la Bibliothèque Nationale (2), a
pour auteur un certain M. N. David. La Notice sur
Pascal, qui ouvre le volume, est toute pleine de mépri-
ses et d'erreurs. Et l'éditeur a eu la singulière idée de
reproduire le texte très incomplet et périmé à tous égards
de l'édition « philosophique » des Pensées que Con-
dorcet a publiée en 1776, en y joignant d'ailleurs les
Notes et Remarques de Voltaire. Singuhère idée, encore
une fois, que d'infliger à Pascal, dans une édition de
ce genre, le pitoyable et inintelligent commentaire de
Voltaire ! Et voit-on Vlmitation commentée par
M, Homais !
La seconde édition, infiniment plus sérieuse, fait
partie de la collection des Meilleurs auteurs classiques
français et étrangers (3), récemment inaugurée par
(1) Je laisse à dessein de côté la petite édition des Pensées choisies
de Pascal qui fait partie de la Noucelle Bibliothèque populaire à
dix centimes (Henri Gautier, éditeur). Le choix est assez judicieux :
mais il est un peu bien restreint. On a réussi à faire tenir en 32 pages
une Vie de Pascal et une étude sur les Pensées, un certain nom-
bre de Pensées, le Mystère de Jésus et l'Entretien avec M. de Saci.
(2) Bililiothèque nationale. Pascal, Pensées, 1 vol. petit in-18 ;
Paris, Plluirer, 1904 ; 0 fr. 25.
(3) Les Meilleurs auteurs clas'uiques français et étrangers, Pascal,
Pensées, 1 vol. in-18; Paris, Flammarion, i905;0fr. 95.
AVERTISSEMENT 17
Téditeur Flammarion. « Chaque auteur, nous dit le
Prospectus de la Collection, sera annoté par un de nos
meilleurs écrivains. » Il est fâcheux que celui de « nos
meilleurs écrivains » qui a procuré dans cette collection
Tédition des Pensées de Pascal, ait cru devoir pousser
la modestie jusqu'à garder l'anonyme. Son Introduction
n'est peut-être pas très neuve, et elle n'est pas au
courant des travaux dont Pascal a été l'objet depuis
une trentaine d'ann-'es ; mais elle résume avec exac-
titude et clarté l'histoire des Pensées jusqu'à l'édition
Rocher (1873). D'autre part, l'éditeur anonyme, entre
les différents textes qu'il pouvait choisir, s'est avisé de
reproduire celui de l'édition de Port- Royal. L'idée,
certes, était parfaitement soutenable. Je crois volon-
tiers, pour ma part, que le petit volume de J670 est
très loin de mériter tous les reproches dont, il y a un
demi-siècle, l'a injustement accablé ce charlatan de
Victor Cousin. Je crois qu'au total et sous une forme
très suffisamment pascalienne, il nous donne, même
aujourd'hui, et en un certain sens tout au moins, pres-
que tout l'essentiel de Pascal. Et j'irai jusqu'à dire
que, comme édition courante et portative^ il n'a pas
été remplacé.
Et cependant, il faut bien l'avouer, l'édition de Port-
Royal ne nous satisfait pas entièrement de nos jours ;
elle ne répond plus absolument aux exigences que plus
de deux siècles d'exégèse sur le texte de Pascal ont en
quelque sorte inoculées à notre esprit. Nous voulons
saisir dans la familiarité vivante de son premier jet ce
style incomparable. Or, cela, l'édition de 1670 ne nous
le donne à aucun degré. Les éditeurs de Port-Royal, on
le sait, ont retouché, corrigé, atténué, parfois énervé,
— on en trouvera plus loin d'instructifs exemples, — la
pensée et la forme du grand écrivain. Déplus, — et en
cela ils ont été trop fidèlement suivis par la plupart des
éditeurs modernes, — ils ont très souvent morcelé et
dispersé aux quatre coins de leur édition des frag-
ments qui, manifestement, formaient un tout continu.
Enfin, il y a de très belles pensées^ parfois même d'ad-
mirables développements qu'ils n'ont pas fait figurer
PASCAL — PENSÉES. 2
18 AVERTISSEMENT
dans leur recueil, et qu'on est un peu fâché de n'y
point rencontrer. On est, par exemple, quelque peu
désappointé de ne pas trouver, dans une édition des
Pensées de Pascal qui est censée se suffire à elle-même,
l'inoubliable Mystère de Jésus.
A quelques-uns de ces inconvénients l'éditeur dont
nous parlons a essayé de remédier, mais d'une manière
bien insuffisante. A dire vrai, le premier seul l'a frappé :
l'obligation où il s'est trouvé placé de nous faire lire,
sous le nom de Pascal, un texte qui n'était pas entiè-
rement de Pascal. Et il a cru se tirer d'affaire en met-
tant en note non pas toutes, mais les principales
variantes que lui offraient les éditions Faugère et Havet.
Mais, outre que, pour le lecteur ordinaire, rien n'est
plus désobligeant que d'aller chercher au bas des pages
le vrai texte, d'ailleurs incomplet, morcelé et dispersé
de Pascal, alors qu'on attire son attention sur le texte
expurgé et remanié, on se demande pourquoi l'édi-
teur s'en est tenu, à défaut d'une lecture personnelle des
manuscrits, aux lectures de Faugère, — je n'ose dire
de Havet, car celui-ci ne paraît pas s'être reporté très
régulièrement à l'original autographe. Depuis Havet,
trois éditeurs différents, MM. Molinier, G. Michaut,
L. Brunschvicg ont spécialement étudié le célèbre
manuscrit 9202 de la Bibliothèque Nationale et les deux
copies qui le complètent ; et ils ont fait faire de sérieux
progrès à ce que l'on pourrait appeler la vulgate du
texte des Pensées de Pascal. Il semblait élémentaire de
tenir compte, — même dans une édition populaire, —
de leur patient effort.
On a essayé, dans l'édition qu'on présente aujour-
d'hui au public, de ne pas donner prise aux reproches
que l'on vient de formuler. Tout d'abord, on a pris
pour base d'opération en quelque sorte le texte de
l'édition Brunschvicg, la plus récente, et celle qui, par
conséquent, a pu utiliser le mieux les recherches et
lectures antérieures. On l'a très soigneusement comparé
avec le texte de l'édition critique de M. Michaut qui a
précédé d'un an la publication de la petite édition
Brunschvicg. Dans les cas de divergence, dans d'autres
AVERTISSEMENT 19
encore, on s'est reporté au manuscrit autographe qu'on
a jugé inutile de collationner une fois encore d'un bout
à l'autre, les deux derniers éditeurs ayant du reste
laissé fort peu de chose à glaner à ceux qui seraient
tentés de reprendre leur travail en sous-œuvre. On
espère ainsi avoir procuré aux lecteurs de Pascal un
texte qui non seulement leur offrira toutes les garanties
d'authenticité et de correction désirables, mais qui
même, sur certains points de détail, pourra être consi-
déré par eux comme étant en progrès sur les meilleures
éditions précédentes.
Une question plus délicate à trancher était celle du
choix à opérer entre les pensées que l'on jugerait bon
de faire figurer dans cette édition^ et celles que l'on en
exclurait. On ne pouvait tout imprimer ; et d'ailleurs, il
faut bien en convenir, s'il n'est aucun des fragments
laissés par Pascal qui soit banal ou indifférent, il en est
plus d'un cependant qui, en raison même de leur carac-
tère de notes personnelles, abréviatives ou inachevées,
n'offre pas pour le grand pubHc un intérêt capital.
Il fallait donc choisir ; mais tout choix implique néces-
sairement quelque chose d'un peu subjectif et arbi-
traire ; or, c'est précisément cette part de subjectivisme
et d'arbitraire que l'on aurait voulu éviter à tout prix.
Voici comment on «'est efforcé de parer à cet inconvé-
nient. On a d'abord retenu ^oî^^es les pensées conservées
définitivement par Port-Royal (1), lesquelles ont reçu
pour ainsi parler la triple consécration du temps, de
l'expérience et de l'usage. Pour le reste, on s'est efforcé
de ne laisser de côté aucune pensée qui, à l'épreuve
de la réflexion, parût présenter quelque intérêt. Si
Ton s'est trompé quelquefois, s'il y a dans ce volume
quelques lacunes involontaires, elles pourront être
réparées dans une édition ultérieure. Tel qu'il est, ce
petit livre, — et surtout si l'on y joint les Opuscules
choisis précédemment publiés, — on espère qu'il con-
(1) J'entends : par les dernières éditions de Port-Royal, qui sont plus
complètes que !a première.
20 AVERTISSEMENT
tient tout l'essentiel, et, si Ton peut ainsi parler, tout le
vivant des Pensées de Pascal.
Une autre question, non moins délicate, est celle de
savoir quel ordre il convient de suivre pour publier
les Pensées. En fait, deux méthodes sont possibles.
Ou bien Ton essaiera de retrouver le plan que vou-
lait suivre Pascal dans son Apologie, et l'on dispo-
sera les divers fragments suivant l'ordre présumé de
l'auteur : c'est le procédé qu'ont adopté TabbéDucreux
au xvui® siècle, et au xix*^, les éditeurs Frantin, Fau-
gère, Astié, Molinier, Rocher, Didiot et Guthlin. Ou
bien, de propos délibéré, on renoncera à restituer le plan
de Pascal, et l'on se contentera de classer les Pensées
suivant leurs a affinités électives » sous certaines rubri-
ques générales. Ce dernier procédé, qu'avait adopté
Port-Royal, a été repris par Bjssut dans l'édition
qu'il a donnée en 1779, et le classement de Bossut,
tout imparfait qu'il fût, s'est imposé à la plupart des
éditeurs qui n'ont pas prétendu reconstituer le plan
de VApologie. C'est l'arrangement de Bossut que
nous retrouvons dans l'édition Havet, dans l'édition
Gidel, dans l'édition Margival, dans combien d'autres
encore !
Je ne m'arrêterai pas longtemps, l'ayant du reste
fait ailleurs (1), à montrer combien il est vain, et même
un peu puéril, de vouloir retrouver, dans le détail des
Pensées, un plan qui n'était assurément pas arrêté dans
l'esprit de Pascal. Aussi bien, les derniers éditeurs ont
renoncé à cette prétention singulière de mieux con-
naître que Pascal lui-même le secret de Pascal, et ils
en reviennent à classer purement et simplement les
Pensées. Mais dans quel ordre « classer » les Pensées ?
Ne serait-ce qu'à cause du morcellement même qu'ils
ont fait subir à un assez grand nombre de fragments,
il est impossible, pour qui veut tenir compte sérieuse-
ment des manuscrits, d'adopter le classement de Port-
Ci) Voir mon livre sur Pascal : l'homme, l'œucre, l'influence
(Paris, Fontemoing, 3* éd., p. 137-140). et mon article sur Pascal et
les Pensées dans la Reuue des Deux Mondes du 1" août 1905, recueilli
dans Liores et Questions d'aujoixrd'hui (Hachette, liJOG).
AVERTISSEMENT 21
Royal, ou celai de Bossut-Havet (1). Et c'est pourquoi
Iedernieréditeurde5p6'7îsees(2) M. Léon Brunschvicg
a tenté un nouveau classement qui, assurément discu-
table, — comme d'ailleurs tous les classements du
monde, — sur quelques points de détail, offre dans l'en-
semble des mérites tels qu'à notre avis il annule tous
les autres, et qu'on peut le considérer comme définitif.
Uniquement préoccupé de rassembler, suivant les divers
sujets auxquels ils paraissent se rapporter, les fragments
laissés par Pascal et, en s'aidant d'ailleurs des indica-
tions assez nombreuses fournies par Pascal lui-même,
de retrouver et de rétablir le lien secret qui les rattache
les uns aux autres, M. Brunschvicg a exécuté ce
travail avec une conscience, une ingéniosité et un tact
qu'on ne saurait trop louer. Les quatorze sections
parmi lesquelles il a réparti les Pensées et qu'il a dis-
posées suivant un ordre à tout le moins très habile,
paraissent bien correspondre aux principaux stades,
aux divers moments successifs de la pensée apologé-
tique et de l'argumentation de Pascal ; et de l'une à
l'autre, il existe une « continuité logique » indé-
niable. — Nous ne pouvions songer à faire mieux,
ni même aussi bien ; les menues améliorations et
perfectionnements que nous aurions pu apporter
ne valaient pas la peine qu'on bouleversât un clas-
sement qui, tout récent qu'il soit, fait déjà autorité,
et est destiné, croyons-nous, à faire loi de plus en
plus. Nous n'a\'ions qu'à adopter, et c'est ce que nous
(1) Tel développement, par exemple, a été mutilé en neuf tronçons
par Havet : encore ces neuf tronçons n'ont-ils été répartis qu'eu
deux articles différents ; mais tel autre morceau, fragmenté en six
tron>7ons par Faagère, en sept par Molinier, a fourni à Havet neuf
pensées différentes qui ont été dispersés en cin/j eircicles divers. Que
dire d'un pareil émieitement que rien ne justifie 1 Et le désordre
même du cahier autographe ne serait-il pas presque préférable ?
(2) Blaiss Pasc.vl, Pensées et OpiL^'jXes, publiés avec une Intro-
duction, des notices e; des notes, par M. Léon Brunsch\icg, 1 vol.
pet. in-lS. Hacaette. l^dT ; 3* édition, revue, 19(J4. — Du même
auteur : Pascal, Pensées, nouvelle édition collatioanée sur le ma-
nuscrit autographe et publiée avec une introduction et des notes,
3 vol. in-îi (CoUeciCon des Grands Ecricains de la France), Paris,
Hachette, 1904.
22 AVERTISSEMENT
avons fait, Tarrangement de M. Brunschvicg (1).
Ayant eu uniquement pour objet de mettre en quel-
que sorte le lecteur contemporain en rapport direct et
personnel avec le vrai Pascal, de lui faciliter la lecture
et la méditation des Pensées authentiques, nous aurions
pu nous dispenser de tout commentaire, et, s'il faut
l'avouer, nous avons bien failli nous ranger à ce dernier
parti. Quand on a longtemps vécu avec Pascal, on se
rend compte combien les commentaires les plus péné-
trants, les plus respectueux, les plus profonds demeu-
rent désespérément inférieurs à cette ardente et haute
pensée, à cette prose merveilleuse, et Ton éprouve quel-
que pudeur à venir s'interposer indiscrètement entre
Pascal et ses lecteurs, à troubler leur tête-à-tête par
des gloses intempestives ou inutiles. Il y a telle phrase
éloquemment vengeresse de Chateaubriand (2), — il
est vrai qu'elle s'applique aux Remarques irrespec-
tueuses et si souvent inintelligentes de Condorcet ou de
Voltaire, — que tout moderne scoliaste tremble toujours
de voir rappeler à son sujet. On connaît les admirables
Réflexions de Lamennais sur V Imitation^ reprise et
transposition dans une autre langue et une autre âme
des effusion? mystiques du vieil auteur. Les Pensées de
Pascal appelleraient et mériteraient un commentaire
semblable ; et peut-être, quand on y songe, est-ce le
seul qui leur conviendrait. Seulement, pour commenter
ainsi Pascal, il faudrait être Lamennais, — ou Newman.
Réflexion faite, on n'a pourtant pas cru devoir s'abs-
tenir de toute remarque sur ce texte mémorable. Pascal
est peut-être l'auteur qui décourage et en même temps
(1) On a numéroté, à l'intérieur de • chaque section, les différents
fragments qui le composent, et l'on a marqué d'un astérisque les
pensées qui figuraient déjà dans l'édition de Port-Royal.
Les fragments mis entre crochets et en caractères ordinaires ont
été barrés sur le manuscrit, généralement, semble-t-il, de la main
même de Pascal.
Les mots entre crochets et en italiques sont des conjectures.
(2) ;< Il y a un monument curieux de la {philosophie chrétienne et de
la philosophie du jour : ce sont les Pensées de Pascal commentées
par les éditeurs. On croit voir les ruines de Palmyre, restes superbes
du génie et du temps, au pied desquelles l'Arabe a bâti sa misérable
hutte. » {Génie du Christianisme, 3* partie, II, vi.)
AVERTISSEMENT 23
qui provoque le plus les réflexions et les commentai-
res. Cette pensée est si riche de sens que, plus que tout
autre, elle a suscité des exégèses ; je n'en sais point pour
ma part de plus suggestive, et qu'il y ait plus de profit
à approfondir. Les questions que soulèvent les Pensées
sont innombrables : questions de philologie et de gram-
maire, d'histoire littéraire et de philosophie, de théolo-
gie et de sciences positives, de psychologie et d'esthé-
tique, de sociologie et d'histoire religieuse, que sais-je
encore ? On a donc essayé, çà et là, pour les tout jeu-
nes gens entre les mains desquels ce petit volume
pourrait tomber, de donner quelques exemples des
différentes sortes et des principaux types de réflexions
que peuvent suggérer les Pensées à ceux qui les veulent
prendre comme thèmes de méditation journalière. Ce
très sobre commentaire, dont on sait toute la misère et
l'insuffisance, a donc pour unique objet de provoquer,
d'inviter à des observations plus suivies, plus méthodi-
ques et plus profondes, et, si l'on ose ainsi dire, de
mettre en branle les jeunes pensées qui viendront
demander à Pascal un peu de cette nourriture spirituelle
dont il est l'un des plus généreux dispensateurs.
Si l'on nous permettait, en finissant, d'émettre un
vœu, bien téméraire peut-être sans doute, ce serait que
cette édition « populaire » des Pensées de Pascal pût
remplacer dans une certaine mesure l'édition si mania-
ble et, au total, pour Fépoque, si satisfaisante et si bien
conçue que Port-Royal a publiée en 1670, ou tout au
moins qu'elle put rendre quelques-uns des services que
l'édition des pieux solitaires a rendus pendant plus d'un
siècle. Les admirateurs et les amis de Pascal nous
pardonneront d'avoir eu cette ambition et d'avoir osé
la formuler.
Victor Giraud.
Paris, avril 1906.
NOTE PRELIMINAIRE
Nous aurions voulu pouvoir, eu tête de cette édition,
afin de donner au lecteur une idée d'ensemble du dessein
apologétique — nous ne disons pas du plan — de Pascal,
réimprimer la Préface de Port-Royal, et même, et peut-
être surtout le Discours sur les Pensées de M. Pascal, de
Filleau de la Chaise (1). A défaut de ces deux pièces, nous
ne saurions mieux faire, pour « introduire » à la lecture
des Pensées^ que de reproduire ici les quelques lignes si
saisissantes et si lumineuses dans leur énergique conci-
sion, où M. Brunetière a essayé, dans son Manuel d'his-
toire de la littérature française^ de résumer l'argumen-
tation générale de V Apologie pascalienne :
Tout en nous et autour de nous nous crie notre misère ;
et, dans la débilité de notre machine, comme dans les
vices de l'organisation sociale, ou comme encore dans
l'impuissance de la raison, nous ne trouvons que des motifs
de désespérer. D'où vient donc la protestation qui s'élève
du fond de ce désespoir même ? l'exception qu'à ce titre
nous constituons dans la nature ? et l'invincible confiance
que nous avons dans une destinée meilleure ? C'est ce
que nous saurons si nous acceptons le dogme d'une chute
originelle, l'obligation qui nous a été imposée de l'expier,
et le dogme de la rédemption, lesquels se trouvent être
précisément les dogmes essentiels du christianisme. Répu-
gnons-nous peut-être à les accepter ? Considérons en ce
cas qu'il suffit d'y croire poui' être aussi bons que nous le
puissions être parmi les liorames ; que ces dogmes ont,
d'ailleurs, été figurés par l'ancienne loi, annoncés par les
prophètes, confirmés par les miracles; et qu'enfin, à
défaut de notre raison, nous y pouvons toujours incliner
nos volontés.
(1) Le Discours de Filleau de la Chaise figurait avant Condorcet
dans toutes les éditions des Pensées. Les éditions modernes, bien
à tort, selon nous. — sauf la grande édition des Pensées par M. Bruns-
chvicg, — l'ont éliminé. Si nous y étions encouragé, nous donne-
rions volontiers, dans cette Collection des chefs-d'œuvre de la litté-
rature religieuse, une édition nouvelle de ce précieux Discours, que
l'on ne connaît pas assez, faute sans doute de pouvoir se le procurer
aisément.
PENSEES DE PASCAL
ARTICLE PREMIER
Pensées sur l'Esprit et sur le Style (1).
• 1. Différence entre l'esprit de géométrie et r esprit de
Jinesse. — En l'un, les principes sont palpables, mais
éloignés de l'usage commun ; de sorte qu'on a peine à
tourner la tête de ce côté-là, manque d'habitude : mais
pour peu qu'on l'y^tourne, on voit les principes à plein ;
et il faudrait avoir tout à fait l'esprit faux pour mal rai-
sonner sur des principes si gros qu'il est presque impos-
sible qu'ils échappent. ^
Mais dans l'esprit de" finesse, les principes sont dans
l'usage commun et devant les yeux de tout le monde, O'a
n'a que faire de tourner la tète, ni de se faire violence ; il
n'est question que d'avoir bonne vue, mais il faut l'avoir
bonne ; car les principes sont si déliJ'S et en si grand
nombre, qu'il est presque impossible qu'il" n'en échappe.
Or, l'omission d'un principe mène à l'eri^eur ; ainsi, il faut
avoir la vue bien nette pour voir tous les principes, et en-
suite l'esprit juste pour ne pas raisonner faussement sur
des principes connus.
Tous les géomèires seraient donc fins s'ils avaient la vue
bonne, cai^ ils ne raisonnent pas faux sur les principes
qu'ils connaissent ; et les esprits fins seraient géomètres
(1) D va sans dire que ces titres ne s^nt pas de Pascal. Nous les
empruntons à M. Brunschvicg.
Il n'est pas sur que toutes Tes pensées qui composent cet article
dussent faire partie de V Apologie. Mais Pasc-il attachait avec raison
tant d'importance à ces questions d'art, de méthode et de style, qu'il
est vraisemblable que Y Apologie eût débuté par des considérations
de ce genre. Da moins, le Di'-cours de Filleau de la Chaise et la
Pré/ace d'Etienne Périer sont formels sur ce point : (._Aprés qu'il leur
eut'^îait voir [à ses amis dans sa conférence de 1657 ou 165S', écrit
Etienne Périer, après qu'il leur eut fait voir quelles sont les preuves
qui font le plus d impression sur l'esprit des hommes, et qui sont les
plus propres à les persuader, il entreprit de montrer que la religion
chrétienne avait autant de marques de certitude et d'évidence que
les choses qui sont reçues dans le monde pour les plus indubitables. »
26 PASCAL
s'ils pouvaient plier leur vue vers les principes inaccou-
tumés de géométrie.
Ce qui fait àoun que de certains esprits fins ne sont pas
géomètres, c'est qu'ils ne peuvent du tout' se tourner vers
les principes de géométrie ; ma:s ce qui iait que des géo-
mètres ne sont pas fins, c'est qu'ils ne voient pas ce qui
est devant eux, et qu'étant accoutumés aux principes nets
et grossiers de géométrie, et à ne raisonner qu'après avoir
bien vu et manié leurs principes, ils se perdent dans les
choses de finesse, où les principes ne se laissent pas ainsi
manier. On les voit à peine, on les sent plutôt qu'on ne
les voit ; on a des peines infinies à les faire sentir à ceux
qui ne les sentent pas d'eux-mêmes : ce sont choses tel-
lement délicates et si nombreuses, qu'il faut un sens bien
délicat et bien net pour les sentir, et juger droit et juste
selon ce sentiment, sans pouvoir le plus souvent les dé-
montrer par ordre comme en géométrie, parce qu'on n'en
possède pas ainsi les principes, et que ce serait une chose
infinie de l'entreprendre. Il faut tout d'un coup voir la
chose d'un seul regard, et non pas par progrès de raison-
nement, au moins jusqu'à un certain degré. Et ainsi il est
rare que les géomètres soient fins et que les fins soient
géomètres, à cause que les géomètres veulent traiter géo-
métriquement ces choses fines, et se rendent ridicules,
voulant commencer par les définitions et ensuite par les
principes, ce qui n'est pas la manière d'agir en cette sorte
de raisonnement. Ce n'est pas que l'esprit ne le fasse ;
mais il le fait tacitement, naturellement et sans art, car
l'expression en passe tous les hommes, et le sentiment
n'en appartient qu'à peu d'hommes (1).
Et les esprits fins, au contraire, ayant ainsi accoutumé
à juger d'une seule vue, sont si étonnés, — quand on leur
présente des propositions où ils ne comprennent rien, et
où pour entrer, il faut passer par des définitions et des
principes si stériles, qu'ils n'ont point accoutumé de voir
ainsi en détail, — qu'ils s'en rebutent et s'en dégoûtent.
Mais les esprits faux ne sont jamais ni fins ni géomètres.
Les géomètres, qui ne sont que géomètres, ont donc
l'esprit droit, mais pourvu qu'on leur explique bien toutes
choses par définitions et principes ; autrement, ils sont
faux et insupportables, car ils ne sont droits que sur les
principes bien éclaircis.
Et les fins qui ne sont que fins ne peuvent avoir la
(1) Pascal avait d'abord écrit : qu'aux grands hommes.
PENSÉES. — ARTICLE I 27
patience de descendre jusque dans les premiers principes
des choses spéculatives et d'imagination, qu'ils n'ont
jamais vues dans le monde, et tout a fait hors d'usage.
'2. Diverses sortes de sens droit ; les uns dans un cer-
tain ordre de choses, et non dans les autres ordres, où ils
extravaguent.
Les uns tirent bien les conséquences de peu de principes,
et c'est une droiture de sens.
Les autres tirent bien les conséquences des choses où
il y a beaucoup de principes.
Par exemple, les uns comprennent bien les effets de
l'eau, en quoi il y a peu de principes ; mais les consé-
quences en sont si fines, qu'il n'y a qu'une extrême droi-
ture desprit qui y puisse aller.
Et ceux-là ne seraient peut-être pas pour cela grands
géomètres, parce que la géométrie comprend un grand
nombre de principes, et qu'une nature d'esprit peut être
telle qu'elle puisse bien pénétrer peu de principes jusqu'au
fond, et qu'elle ne puisse pénétrer le moins du monde les
choses où il y a beaucoup de principes.
Il y a donc deux sortes d'esprits : l'une, de pénétrer
vivement et profondément les conséquences des principes,
et c'est là l'esprit de justesse ; l'autre, de comprendre un
grand nombre de principes sans les confondre, et c'est là
l'esprit de géométrie. L'un est force et droiture d'esprit,
l'autre est amplitude d'esprit. Or l'un peut bien être sans
l'autre, l'esprit pouvant être fort et étroit, et pouvant être
aussi ample et faible.
3. Ceux qui sont accoutumés à juger par le sentiment
ne comprennent rien aux choses de raisonnement, car ils
veulent d'abord pénétrer d'une vue et ne sont point accou-
tumés à chercher les principes. Et les autres, au contraire,
qui sont accoutumés à raisonner par principes, ne com-
prennent rien aux choses de sentiment, y cherchant des
principes, et ne pouvant voir d'une vue. "
4. Géométrie, finesse. — La vraie éloquence se moque
de l'éloquence, la vraie morale se moque de la morale ;
c'est-à-dire que la morale du jugement se moque de la
morale de l'esprit — qui est sans règles.
Car le jugement est celui à qui appartient le sentiment,
comme les sciences appartiennent à l'esprit. La finesse est
la part du jugement, la géométrie est celle de l'esprit.
Se moquer de la philosophie, c'est vraiment philoso-
pher.
28 PASCAL
5. Ceux qui jugent d'un ouvrage sans règle sont, à
l'égard des autres, comme ceux qui ont une montre-
à l'égard des autres. L'un dit : « II y a deux heures. »
L'autre dit : « Il n'y a que trois quarts d'heure. » Je
regarde ma montre, et je dis à l'un : «Vous vous ennuyez; »
et à l'autre : « Le temps ne vous dure guère ; car il y a
une heure et demie. » Et je me moque de ceux qui me
disent que le temps me dure à moi, et que j'en juge par
fantaisie; ils ne savent pas que je juge par ma montre (1).
*6. Comme on se gâte l'esprit, on se gâte aussi le senti-
ment.
On se forme l'esprit et le sentiment par les conversa-
tions. On se gâte l'esprit et le sentiment par les conver-
sations. Ainsi les bonnes ou les mauvaises le forment ou
le gâtent. Il importe donc de tout de bien savoir choisir,
pour se le former et ne le point gâter ; et on ne peut faire
ce choix, si on ne l'a déjà formé et point gâté. Ainsi
cela fait un cercle, d'où sont bienheureux ceux qui sortent.
*7. A mesure qu'on a plus d'esprit, on trouve qu'il y a
plus d'hommes originaux. Les gens du commun ne trou-
vent pas de différence entre les hommes.
'8. Quand on veut reprendre avec utilité, et montrer à
un autre qu'il se trompe, il faut observer par quel côté il
envisage la chose, car elle est vraie ordinairement de
ce cûté-là, et lui avouer cette vérité, mais lui découvrir
le côté par où elle est fausse. Il se contente de cela, car
il voit qu'il ne se trompait pas, et qu'il manquait soule-
(1) Je conserve ici, — j'y suis d'ailleurs autorisé par les pensées-
voisines, — le texte du manuscrit que les précédents éditeurs ont
cru devoir corriger, diftéremment d'ailleurs, pour légitimer des expli-
cations qui ne me paraissent point satisfaisantes. Et voici comment
j'explique : « Ceux qui jugent d'un ouvrage sans règle [rationnelle,,
conventionnelle, et toute faite, mais en se fiant à leur sentiment
naturel, à leur goût] sont comme ceux qui ont une montre à l'égard
des autres [c'est-à-dire ont une règle secrète et sûre, tandis fjue les
autres n'en ont pas]. Et ils peuvent se permettre de contredire les
jugements a priori et abstraits des autres ; et peu leur importe le
mépris pédantesqiie dont ceux-là ne manqueront pas de les accabler:
ils ignorent, ces [jédants, que l'homme de goût a consulté sa montre,
et qu'il a eu l'intuition d'un ordre de vérité et de beauté qui leur
restera toujours fermé. — Cette interprétation m'était déjà venue à
l'esprit quand je l'ai trouvée pressentie et confirmée dans une note
communiquée par MM. L. Arnould et Delatouche à la Revue d'hîs-
ioire littéraire de la France (année 1«ÎJ8, p. 339), puis dans les Xotes
de M. J. Calvet sur les Pensées de Pascal. (Bulletin de littérature
ecclésiastique publié par l Institut catholique de Toulouse, juin 1905,
p. 176.)
PENSÉES. — ARTICLE I 29
ment à voii' tous les côtés. Or oa ne se fàclio pas de ne pas
tout voir, mais on ne veut pas [s'] ètve trompé ; et peut-
-être que cela vient de ce que naturellement l'homme ne
peut tout voir, et de ce que naturellement il ne se peut
tromper dans le côté qu'il envisage (1) ; comme les appré-
hensions des sens sont toujours vraies.
*9. On se persuade mieux, pour l'ordinaire, par les rai-
sons qu'on a soi-même trouvé.^s, que par celles qui sont
venues dans l'esprit des autres.
* 10. Quand un discours naturel peint une passion ou un
effet, on. trouve dans soi-même la vérité de ce qu'on en-
tend, lat^ueile on ne savait pas qu'elle y tut, en sorte qu'on
est porté à aimer celui qui nous le fait sentir ; car il ne
nous a pas fait montre de son bien, mais du nôtre ; et
ainsi ce bienfait nous le rend aimable ; outre que cette
communauté d'intelligence que nous avons avec lui incline
nécessairement le cœur à l'aimer.
11. L'éloquence est un art de dire les choses de telle
façon : 1* que ceux à qui l'on parle puissent les entendre
sans peine et avec plaisir ; 2° qu'ils s'y sentent intéressés,
en sorte que l'amour-ppopre les porte plus volontiers à y
faire réflexion.
Elle consiste donc dans une correspondance qu'on tâche
d'établir entre l'esprit et le cœur de ceux à qui l'on parle
d'un côté, et de l'autre les pensées et les expressions dont
on se sert ; ce qui suppose qu'on aura bien étud é le cœur
de l'homme pour en savoir tous les ressorts, et pour
trouver ensuite les justes proportions du discours qu'on
veut y assortir. Il faut se mettre à la place de ceux qui
doivent nous entendre, et faire essai sur son propre cœur
du tour qu'on donne à son discours, pour voir si l'un est
fait pour l'autre, et si l'on peut s'assurer que l'auditeur
sera comme forcé de se rendre. Il faut se renfermer, le plus
qu'il est possible, dans le simple naturel ; ne pas faire
grand ce qui est petit, ni petit ce qui est grand (2).
* 12. Lorsqu'on ne sait pas la vérité d'une chose, il est
(1) Cette conception si juste et si profonde de la vérité a été,
comme l'on sait, reprise et développée par Leibniz ; et c'est celle
qui, de plus en plus, tend à prédominer dans la philosophie contem-
poraine.
(2) Cette pensée n'est pas à proprement parler de Pascal : elle pro-
vient d'un double « arrangement » opéré par Besoigne et par Bossut
sur quelques réflexions émanées de Pascal : mais elle a un tour si
pascaLien qu'on a cru devoir la conserver ici.
30 PASCAL
bon qu'il y ait une erreur commune qui fixe l'esprit des
hommes, comme, par exemple, la lune, à qui on attribue
le changement des saisons, le progrès des maladies, etc.;
car la maladie principale de l'homme est la curiosité
inquiète des choses qu'il ne peut savoir ; et il ne lui est
pas si mauvais d'être dans l'erreur, que dans cette curio-
sité inutile.
La manière d'écrire d'Epictète, de Montaigne et de
Salomon de Tultie (1) est la plus d'usage, qui s'insinue
le mieux, qui demeure plus dans la mémoire, et qui se
fait le plus citer, parce qu'elle est toute composée do
pensées nées sur les entretiens ordinaires de la vie : comme
quand on parlera de la commune erreur qui est parmi le
monde, que la lune est cause de tout, on ne manquera
jamais de dire que Salomon de Tultie dit que, « lorsqu'on
ne sait pas la vérité d'une chose, il est bon qu'il y ait une
erreur commune, etc. », qui est la pensée de l'autre côté,
* 13. La dernière chose qu'on trouve en faisant un
ouvrage, est de savoir celle qu'il faut mettre la première.
* 14. Ordre. — Pourquoi prendrai-je plutôt à diviser ma
morale en quatre qu'en six ? Pourquoi établirai-je plutôt
la vertu en quatre, en deux, en un ? Pourquoi en obstine
et sustine plutôt qu'en « suivre nature », ou « faire ses
affaires particulières sans injustice », comme Platon, ou
autre chose? — Mais voilà, direz-vous, tout renfermé en un
mot. — Oui, mais cela est inutile, si on ne l'explique ; et
quand on vient à l'expliquer, dès qu'on ouvre ce précepte
qui contient tous les autres, ils en sortent en la première
confusion que vous vouliez éviter. Ainsi, quand ils sont
tous renfermés en un, ils y sont cachés et inutiles, comme
en un coffre, et ne paraissent jamais qu'en leur confusion
naturelle. La nature les a tous établis sans renfermer l'un
en l'autre.
* 15. Qu'on ne dise pas que je n'ai rien dit de nouveau :
la disposition des matières est nouvelle ; quand on joue à
la paume, c'est une même balle dont joue l'un et l'autre,
mais l'un la place mieux.
J'aimerais autant qu'on me dît que je me suis servi des
mots anciens. Et comme si les mêmes pensées ne formaient
pas un autre corps de discours, par une disposition dififé-
(1) Anagramme de Louis de Montalte, pseudonyme choisi par
Pascal pour les Procinciales.
PENSÉES. — ARTICLE I 31
rente, aussi bien que les mêmes mots forment d'autres
pensées par leur ditîerente disposition !
• 16. Langage. — Il ne faut point détourner l'esprit ail-
leurs, sinon pour le délasser, mais dans le temps où cela
est à propos, le délasser ouand il faut, et non autre-
ment ; car qui délasse hors de propos, il lasse ; et qui lasse
hors de propos délasse, car on quitte tout là : tant la malice
de la concupiscence se plaît à faire tout le contraire de ce
qu'on veut obtenir de nous sans nous donner du plaisir,
qui est la monnaie pour laquelle nous donnons tout ce
qu'on veut.
• 17. Éloquence. — II faut de l'agréable et du réel ; mais
il faut que cet agréable soit lui-même pris du vrai.
18. L'éloquence estune peinture de la pensée ; et ainsi,
ceux qui, après avoir peint, ajoutent encoi'e, font un
tableau au lieu d'un portrait,
• 19. Mlscellan. Langage. — Ceux qui font les antithèses
en fondant les mots sont comme ceux qui font de fausses
fenêtres pour la symétrie : leur règle n'est pas de parler
juste, mais de faire des figures justes.
• 20. Quand on voit le style naturel, on est tout étonné et
ravi, car on s'attendait de voir un auteur, et on trouve un
homme. Au lieu que ceux qui ont le goût bon, et qui en
voyant un livre croient trouver un homme, sont tout
surpris de trouver un auteur : Plus poetice qaara humane
locnUis es. Ceux-là honorent bien la nature, qui lui appren-
nent qu'elle peut parler de tout, et même de théologie.
• 21. Il y a un certain modèle d'agrément et de beauté
qui consiste en un certain rapport entre notre nature,
faible ou forte, telle qu'elle est, et la chose qui nous plaît.
Tout ce qui est formé sur ce modèle nous agrée : soit
maison, chanson, discours, vers, prose, femme, oiseaux,
rivières, arbres, chambres, habits, etc. Tout ce qui n'est
point fait sur ce modèle déplaît à ceux qui ont le goût
bon.
Et, comme il y a un rapport parfait entre une chanson
et une maison qui sont faites sur le bon modèle, parce
qu'elles ressemblent à ce modèle unique, quoique chacune
selon son genre, il y a de même un rapport parfait entre
les choses faites sur le mauvais modèle. Ce n'est pas que
le mauvais modèle soit unique, car il y en a une infinité ;
mais chaque mauvais sonnet, par exemple, sur quelque
32 PASCAL
faux modèle qu'il soit fait, ressemble parfaitement à une
femme vêtue sur ce modèle.
Rien ne fait iiiiaux entendre combien un faux sonnet
est ridicule que d'en considérer la nature et le modèle, et
de s'imaginer ensuite une femme ou une maison faite sur
ce modèle-là (1).
• 22. Beauté poétique. — Comme on dit beauté poétique,
on devrait aussi dire beauté géométrique, et beauté médici-
nale ; mais on ne le dit pas : et la raison en est qu'on sait
bien quel est l'objet de la géométrie, et qu'il consiste en
preuves, et quel est l'objet de la médecine, et qu'il consiste
en la guérison ; mais on ne sait pas en quoi consiste
Tagrément, qui est l'objet de la poésie. On ne sait ce que
c'est que ce modèle naturel qu'il faut imiter ; et à faute de
cette connaissance, on a inventé de certains termes
bizarres : « siècle d'or, merveille de nos jours, fatal », etc. ;
et on appelle ce jargon beauté poétique.
Mais qui s'imaginera une femme sur ce modèle-là, qui
consiste à dire de petites choses avec de grands mots,
verra une jolie damoiselle toute pleine de miroirs et de
chaînes, dont il rira, parce qu'on sait mieux en quoi con-
siste l'agrément d'une femme que l'agrément des vers.
Mais ceux qui ne s'y connaîtraient pas l'admireraient en
cet équipage ; et il y a bien des villages où on la prendrait
pour la reine ; et c'est pourquoi nous appelons les sonnets
faits sur ce modèle-là les reines de village.
* 23. On ne passe point dans le monde pour se connaître
en vers, si l'on n'a mis l'enseigne de poète, de mathémati-
cien, etc. Mais les gens universels ne veulent point d'en-
seigne, et ne mettent guère de différence entre le métier
de poète et celui de brodeur.
Les gens universels ne sont appelés ni poètes, ni géo-
mètres, etc. ; mais ils sont tout cela, et juges de tous
ceux-là. On ne les devine point. Ils parleront de ce qu'on
parlait quand ils sont entrés. On ne s'aperçoit point en
eux d'une qualité plutôt que d'une autre, hors de la néces-
sité de la mettre en usage ; mais alors on s'en souvient,
car il est également de ce caractère qu'on ne dise point
d'eux qu'ils parlent bien, quand il n'est pas question du
langage, et qu'on dise d'eux qu'ils parlent bien, quand il
en est question.
(1) Encore du Taine. C'est exactement la théorie que l'historien de
la Littérature anglaise a rendue célèbre sous le nom de modèle
idéal.
PENSÉES. — ARTICLE I 33
C'est donc une fausse louange qu'on donne à un homme
quand on dit de lui, lorsqu'il entre, qu'il est fort iiabile
en poésie ; et c'est une mauvaise marque, quand on n'a
pas recours à un homme, quand il s'agit déjuger de quel-
ques vers.
24. Il faut qu'on n'en puisse [dire], ni : « il est mathé-
maticien », ni « prédicateur », ni « éloquent », mais « il
est honnête homme ». Cette qualité universelle me plaît
seule. Quand en voyant un homme on se souvient de
son livre, c'est mauvais signe ; je voudrais qu'on ne
s'aperçût d'aucune qualité que par la rencontre et l'occa-
sion d'en user, (Xe quid nimis), de peur qu'une qualité
ne l'emporte, et ne fasse baptiser ; qu'on ne songe point
qu'il parle bien, sinon quand il s'agit de bien parler,
mais qu'on y songe alors.
25. L'homme est plein de besoins : il n'aime que ceux
qui peuvent les remplir tous. « C'est un bon mathémati-
cien, » dira[-^]on. — Mais je n'ai que faire de mathémati-
ques ; il me prendrait pour une proposition. — « C'est un
bon guerrier. » — Il me prendrait pour une place assié-
gée. Il faut donc un honnête homme qui puisse s'accommo-
der à tous mes besoins généralement.
26. [Puisqu'on ne peut être universel et savoir tout ce
qui se peut savoir sur tout, il faut savoir peu de tout. Car
il est bien plus beau de savoir quelque chose de tout que
de savoir tout d'une chose ; cette universalité est la plus
belle. Si on pouvait avoir les deux, encore mieux : mais
s'il faut choisir, il faut choisir celle-là, et le monde le
sent et le fait, car le monde est un bon juge souvent.]
* 27. Si le foudre tombait sur les lieux las, etc., les
poètes et ceux qui ne savent raisonner que sur les choses
de cette nature, manqueraient de preuves.
• 28. Les exemples qu'on prend pour prouver d'autres
choses, si on voulait prouver les exemples, on prendrait
les autres choses pour en être les exemples ; car, comme
on croit toujours que la difficulté est à ce qu'on veut
prouver, on trouve les exemples plus clairs et aidant à le
montrer.
Ainsi, quand on veut montrer une chose générale, il
faut en donner la règle particulière d'un cas ; mais si on
veut montrer un cas particulier, il faudra commencer par
la règle [générale]. Car on trouve toujours obscure la
chose qu'on veut prouver, et claire celle qu'on emploie à
PASCAL — PENSÉES. 3
34 PASCAL
la preuve ; car, quand on propose une chose à prouver,
d'abord on se remplit de cette imagination qu'elle est donc
obscure, et, au contraire, que celle qui la doit prouver
est claire, et ainsi on l'entend aisément.
* 29. Épigranimes de Martial. — L'homme aime la mali-
gnité ; mais ce n'est pas contre les borgnes ou les mal-
heureux, mais contre les heureux superbes. On se trompe
autrement.
Car la concupiscence est la source de tous nos mouve-
ments, et l'humanité, etc.
Il faut plaire à ceux qui ont les sentiments humains et
tendres.
Celle des deux borgnes ne vaut rien, car elle ne les con-
sole pas, et ne fait que donner une pointe à la gloire de
l'autour. Tout ce qui n'est que pour l'auteur ne vaut rien.
AmbcUosa recidct ornaincnta.
30. Certains auteurs, parlant de leurs ouvrages, disent :
« Mon livre, mon commentaire, mon histoire, etc. » Ils
sentent leurs bourgeois qui ont pignon sur rue, et toujours
un « chez moi » à la bouche. Us feraient mieux de dire :
« Notre livre, notre commentaire, notre histoire, etc., »
vu que d'ordinaire il y a plus en cela du bien d'autrui que
du leur.
31. Voulez-vous qu'on croie du bien de vous '?n'en dites
pas [1).
* 32. Les langues sont des chiffres, où non les lettres
sont changées en lettres, mais les mots en mots, de
sorte qu'une langue inconnue est déchiffrable.
* 33. Diseur de bons mots, mauvais caractère (2j.
* 34. Il y en a qui parlent bien et qui n'écrivent pas bien.
C'est que le lieu, l'assistance les échauffe, et tire de leur
esprit plus qu'ils n'y trouvent sans cette chaleur.
(1) Cf. Montaigne : « On ne parle jamais de soi sans perte : les
propres condamnations sont toujours accrues, les louanges mescrues. »
Oq a là un exemple de la manière concise et frappante dont Pascal
traduit Montaigne : il le convertit, pour ainsi dire, en La Rochefou-
cauld.
(2) Encore du La Rochefoucauld, ou du La Bruyère, plutôt. « Diseur
de bons mots, écrit ce dernier, mauvais caractère : Je le dirais, s'il
n'avait été dit. Ceux qui nuisent à la réputation ou à la fortune des
autres, plutôt que de perdre un bon mot, méritent une peine infamante.
Cela n'a pas été dit, et je l'ose dire. » (De la Cour.) Evidemment
La Bruyère a envié cette façon elliptique et piquante de présenter les
choses.
PENSEES. — ARTICLE I ÔD
* 35. Quand dans un discours se trouvent des mots répé-
tés, et qu'essayant de les corriger, on les trouve si propres
qu'on gâterait le discours, il les faut laisser, c'en est la
marque ; et c'est là la part de l'envie, qui est aveugle, et
qui ne sait pas que cette répétition n'est pas faute en cet
endroit ; car il n'y a point de règle générale.
* 36. Masquer la nature et la déguiser. Plus de roi, de
pape, d'évêque, — mais auguste monarque, etc. ; point
de Paris, — capitale du roj/aurne. Il y a des lieux où il
faut appeler Paris, Paris, et d'autres'où il la faut appeler
capitale du royaume (1).
(1) Toutes ces Pensées sur V Esprit et le si'jle ne sont pas seule-
ment comme les articles du credo littéraire de Pascal ; elles expriment
par avance, et avec une force singulière, l'idéal artistique de tous
nos grands écrivains classiques du xnti' siècle : Molière ei Racine,
Boileau, Bossuet et La Fontaine ne pensent pas là-dessus autrement
que Pascal. Voir à ce sujet une très remarquable coiiférence de
M. Brunetiére sur le Xaturalisme au XVII' siècle {Etudes critiques,
tome I, 2* édition et suiv.).
36 PASCAL
ARTICLE II
Misère de rhomme sans Dieu.
1. Ordre. — J'aurais bien pris ce discours d'ordre
comme celui-ci : pour montrer la vanité de toutes sortes
de conditions, montrer la vanité des vies communes, et
puis la vanité des vies philosophiques (pyrrhoniennes,
stoïques) ; mais l'ordre ne serait pas gardé. Je sais un peu
ce que c'est, et combien peu de gens l'entendent. Nulle
science humaine ne le peut garder. Saint Thomas ne l'a
pas gardé. La mathématique le garde, mais elle est inutile
en sa profondeur.
*2. Préface de la première partie, — Parler de ceux
qui ont traité de la connaissance de soi-même ; des divi-
sions de Charron, qui attristent et ennuient ; de la con-
fusion de Montaigne ; qu'il avait bien senti le défaut
[d'une droite] méthode, qu'il l'évitait en sautant de sujet
en sujet, qu'il cherchait le bon air.
Le sot projet qu'il a de se peindre i et cela non pas
en passant et contre ses maximes, comme il arrive à tout
le monde de faillir ; mais par ses propres maximes, et
par un dessein premier et principal. Car de dire des
sottises par hasard et par faiblesse, c'est un mal ordinaire :
mais d'en dire par dessein, c'est ce qui n'est pas suppor-
table, et d'en dire de telles que celles-ci... (1)
*3. Montaigne. — Les défauts de Montaigne sont grands.
Mots lascifs ; cela ne vaut rien, malgré Mlle de Gournay.
Crédule : gens sans yeux. Ignorant : quadrature du cercle^
inonde plus grand. Ses sentiments sur l'homicide volon-
taire, sur la mort. Il inspire une nonchalance du salut,
sans crainte et sans repentir. Son livre n'étant pas fait pour
porter à la piété, il n'y était pas obligé : mais on est
toujours obligé de n'en point détourner. On peut excuser
(1) Cette penfsée devrait être, ce me semble, rapprochée de la
pensée 1" de l'article IV, qui d'ailleurs la suit dans le cahier auto-
graphe.
PENSÉES. — ARTICLE II 37
ses sentiments un peu libres et voluptueux en quelques
rencontres de la vie (730,331) ; mais on ne peut excuser
ses sentiments tout païens sur la mort ; car il faut
renoncer à toute piété, si on ne veut au moins mourir
chrétiennement ; or, il ne pense qu'à mourir lâchement
et mollement par tout son livre (1 ).
4. Ce n'est pas dans Montaigne, mais dans moi, que je
trouve tout ce que j'y vois.
*5. Ce que Montaigne a de bon ne peut être acquis que
difficilement. Ce qu'il y a de mauvais, j'entends hors les
mœurs, peut être corrigé en un moment, si on l'eût
averti qu'il faisait trop d'histoires, et qu'il parlait trop
de soi (è).
6. Il faut se connaître soi-même : quand cela ne
servirait pas à trouver le vrai, cela au moins sert à régler
sa vie, et il n'y a rien de plus juste.
*7. Vanité des sciences. — La science des choses
extérieures ne me consolera pas de l'ignorance de la
morale, au temps d'affliction ; mais la science des mœurs
me consolera toujours de l'ignorance des sciences
extérieures (3).
*8. On n'apprend pas aux hommes à être honnêtes
hommes, et on leur apprend tout le reste ; et ils ne se
piquent jamais tant de savoir rien du reste, comme d'être
honnêtes hommes. Ils ne se piquent de savoir que la seule
chose qu'ils n'apprennent point (4).
(1) Ce dur jugement sur Montaigne, souvent repris, — notamment
par Sainte-Beuve dans son Port-Royal, — souvent discuté et con-
testé aussi, la été tout récemment, avec infiniment d'ingéniosité, de
science et de talent par M. F. Strowski dans ses études sur Mon-
taigne (Alcan, 1006) et sur Pascal et son temps (Pion, 1906).
(2) Montaigne est, comme l'on sait, l'auteur dont Pascal est le plus
nourri, et l'on n'en finirait pas de relever tous les passages où il
s'inspire de lui. Ce que Montaigne représente aux yeux de Pascal,
c'est essentiellement l'homme naturel, « l'honnête liomme », et il
éprouve à l'égard de l'auteur des Essais, un mélange d'admiration et
de répulsion qui est bien curieux à noter.
(3) Le ton mélancolique et profond de cette pensée touche d'autant
plus, ce semble, qu'elle vient d'un savant tel que Pascal. On remar-
quera que l'accent en est très chrétien, et que les idées et les formules
même en sont de provenance stoïcienne. Et l'on a là un exemple
assez frappant de la manière dont Pascal « utilise » Epictète : il le
christianise .
(4) Ici se place, dans l'édition Brunschvicg, le fameux fragment des
DeiLX In/îms, que l'on trouvera dans nos Opuscules choisis de Pascal,
(p. 61-68).
38 PASCAL
9. Écrire contre ceux qui approfondissent trop les
sciences. Descartes.
10. Je ne puis pardonner à Descartes ; il aurait bien
voulu, dans toute sa philosophie, pouvoir se passer de
Dieu ; mais il n'a pu s'empêcher de lui faire donner une
chiquenaude, pour mettre le monde en mouvement : après
cela, il n'a plus que faire de Dieu.
11. Deseartes inutile et incertain.
12. [Descartes. — Il faut dire en gros : « Cela se fait
par figure et mouvement, » car cela est vrai. Mais de
dire quels, et composer la machine, cela est ridicule. Car
cela est inutile, et incertain et pénible. Et quand cela
serait vrai, nous n'estimons pas que toute la philosophie
vaille une heure de peine.]
*13. D'où vient qu'un boiteux ne nous irrite pas, et un
esprit boiteux nous irrite? A cause qu'un boiteux recon-
naît que nous allons droit, et qu'un esprit boiteux dit que
c'est nous qui boitons ; sans cela nous en aurions pitié et
non colère.
Epictète demande bien plus fortement : « Pourquoi ne
nous fàchons-nous pas si on dit que nous avons mal à la
tête, et que nous nous fâchons de ce qu'on dit que nous
raisonnons mal, ou que nous choisissons mal. » Ce qui
cause cela est que nous sommes bien certains que nous
n'avons pas mal à la tète, et que nous ne sommes pas
boiteux ; mais nous ne sommes pas si assurés que nous
choisissons le vrai. De sorte que, n'en ayant d'assurance
qu'à cause que nous le voyons de toute notre vue, quand
un autre voit de toute sa vue le contraire, cela nous met
en suspens et nous étonne, et encore plus quand mille
autres se moquent de notre choix; car il faut préférer nos
lumières à celles de tant d'autres, et cela est hardi et dif-
ficile. Il n'y a jamais cette contradiction dans les sens
touchant un boiteux.
*14. L'esprit croit naturellement, et la volonté aime
naturellement ; de sorte que, faute de vrais objets, il faut
qu'ils s'attachent aux faux.
*15. Imagination. — C'est cette partie décevante dans
l'homme, cette maîtresse d'erreur et de fausseté, et d'au-
tant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours ; car elle
serait règle infaillible de vérité, si elle l'était infaillible du
mensonge. Mais, étant le plus souvent fausse, elle ne
PENSÉES. — ARTICLE II 39
donne aucune marque de sa qualité, marquant du même
caractère le vrai et le faux.
Je ne parle pas des fous, je parle des plus sages ; et
c'est parmi eux que l'imagination a le grand don de per-
suader les hommes. La raison a beau crier, elle ne peut
mettre le prix aux choses.
Cette superbe puissance, ennemie de la raison, qui se
plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien
elle peut en toutes choses, a établi dans l'homme une
seconde nature. Elle a ses heureux, ses malheureux,
ses sains, ses malades, ses riches, ses pauvres ; elle fait
croire, douter, nier la raison ; elle suspend les sens, elle
les fait sentir ; elle a ses fous et ses sages : et rien ne
nous dépite davantage que de voir qu'elle remplit ses
hôtes d'une satisfaction bien autrement pleine et entière
que la raison. Les habiles par imagination se plaisent tout
autrement à eux-mêmes que les prudents ne se peuvent
raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec
empire ; ils disputent avec hardiesse et confiance : les
autres, avec crainte et défiance : et cette gaîté de visage
leur donne souvent l'avantage dans l'opinion des écou-
tants, tant les sages imaginaires ont de faveur auprès des
juges de même nature. Elle ne peut rendre sages les fous ;
mais elle les rend heureux, à l'envi de la raison qui ne
peut rendre ses amis que misérables, l'une les couvrant
de gloire, l'autre de honte.
Qui dispense la réputation? qui donne le respect et la
vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux
grands, sinon cette faculté imaginante ? Combien toutes
les richesses de la terre [^on^j insuffisantes sans son consen-
tement (1) î
Ne diriez- vous pas que ce magistrat, dont la vieillesse
vénérable impose le respect à tout un peuple, se gouverne
par une raison pure et sublime, et qu'il juge des choses
dans leur nature, sans s'arrêter à ces vaines circonstances
qui ne blessent que l'imagination des faibles ? Voyez-le
entrer dans un sermon où il apporte un zèle tout dévot,
renforçant la solidité de sa raison par l'ardeur de sa cha-
rité. Le voilà prêt à l'ouïr avec un respect exemplaire.
Que le prédicateur vienne à paraître, que la nature lui ait
(1) Pascal avait d'abord écrit, puis effacé ceci : « Quel pouvoir exerce-
t- elle sur les âmes, sur les corps ! combien de maladies guéries !
combien de santés altérées ! Combien de richesses inutiles à celui
qui s'imagine n'en avoir assez ! »
40 PASCAL
donné une voie enrouée et un tour de visage bizarre, que
son barbier l'ait mal rasé, si le hasard l'a encore bar-
bouillé de surcroît, quelque grandes vérités qu'il annonce,
je parie la perte de la gravité de notre sénateur.
Le plus grand philosophe du monde, sur une planche
plus large qu'il ne faut, s'il y a au-dessous un précipice,
quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagi-
nation prévaudra. Plusieurs n'en sauraient soutenir la
pensée sans pâlir et suer.
Je ne veux pas vous rapporter tous ses effets.
Qui ne sait que la vue de chats, de rats, l'écrasement
d'un charbon, etc., emportent la raison hors des gonds?
Le ton de voix impose aux plus sages, et change un dis-
cours et un poème de force.
L'affection ou la haine changent la justice de face. Et
combien un avocat bien payé par avance trouve-t-il plus
juste la cause qu'il plaide ! combien son geste hardi le
fait-il paraître meilleur aux juges, dupés par cette appa-
rence ! Plaisante raison qu'un vent manie, et à tous sens 1
Je rapporterais presque toutes les actions des hommes
qui ne branlent presque que par ses secousses. Car la
raison a été obligée de céder, et la plus sage prend pour
ses principes ceux que rimagination des hommes a témé-
rairement introduits en chaque lieu.
[Qui ne voudrait suivre que la raison serait fou au
jugement du commun des hommes. Il faut juger au juge-
ment de la plus grande partie du monde. Il faut, parce
qu'il lui a plu, travailler tout le jour pour des biens recon-
nus pour imaginaires, et quand le sommeil nous a délas-
sés des fatigues de notre raison, il faut incontinent se
lever en sursaut pour aller courir après les fumées et
essuyer les impressions de cette maîtresse du monde.
Voilà un des principes d'erreur, mais ce n'est pas le seul.]
Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes
rouges, leurs hermines, dont ils s'emmaillotent en chats
fourrés, les palais où ils jugent, les fleurs de lis, tout cet
appareil auguste était fort nécessaire ; et si les médecins
n'avaient des soutanes et des mules, et que les docteurs
n'eussent des bonnets carrés et des robes trop amples de
quatre jiarties, jamais ils n'auraient dupé le monde, qui
no peut résister à cette montre si authentique. S'ils
avaient la véritable justice et si les médecins avaient le
vrai art de guérir, ils n'auraient que faire de bonnets
carrés; la majesté de ces sciences serait assez vénérable
d'elle-même. Mais n'ayant que des sciences imaginaires,
PENSÉES. — ARTICLE II 41
il faut qu'ils prennent ces vains instruments qui frappent
Timagination à laquelle ils ont affaire; et par là, en elîet,
ils s'attirent le respect. Les seuls gens de guerre ne sont
pas déguisés de la sorte, parce qu'en eifet leur part est
plus essentielle, ils s'établissent par la force, les autres
par grimace.
C'est ainsi que nos rois n'ont pas recherché ces dégui-
sements. Ils ne se sont pas masqués d"habits extraordi-
naires pour paraître tels ; mais ils se sont accompagnés
de gardes, de hallebardes. Ces trognes armées qui n'ont
de mains et de force que pour eux, les trompettes et les
tambours qui marchent au-devant, et ces légions qui les
environnent, font trembler les plus fermes. Ils n'ont pas
l'habit seulement, ils ont la force. Il faudrait avoir une
raison bien épurée pour regarder comme un autre homme
le Grand Seigneur environné, dans son superbe sérail, de
quarante mille janissaires.
Nous ne pouvons pas seulement voir un avocat en sou-
tane et le bonnet en tête, sans une opinion avantageuse
de sa suftisance.
L'imagination dispose de tout ; elle fait la beauté, la jus-
tice, et le bonheur, qui est le tout du monde. Je voudrais
de bon cœur voir le livre italien, dont je ne connais que
le titre, qui vaut lui seul bien des livres : Délia opinione
regina dcl mondo. J'y souscris sans le connaître, sauf le
mal, s'il y en a.
Voilà à peu près les effets de cette faculté trompeuse
qui semble nous être donnée exprès pour nous induire à
une erreur nécessaire. Nous en avons bien d'autres prin-
cipes.
Les impressions anciennes ne sont pas seules capables
de nous abuser : les charmes de la nouveauté ont le
même pouvoir. De là viennent toutes les disputes des
hommes, qui se reprochent ou de suivre leurs fausses
impressions de l'enfance, ou de courir témérairement
après les nouvelles. Qui tient le juste milieu ? Qu'il pa-
raisse, et qu'il le prouve. 11 n'y a principe, quelque naturel
qu'il puisse être, même depuis l'enfance, qu'on ne fasse
passer pour une fausse impression, soit de l'instruction,
soit des sens.
« Parce, dit-on, que avez cru dès l'enfance qu'un cofifre
était vide lorsque vous n'y voyez rien, vous avez cru le
vide possible. C'est une illusion de vos sens, fortifiée par
la coutume, qu'il faut que la science corrige. « Et les
autres disent : « Parce qu'on vous a dit dans l'école qu'il
42 PASCAL
n'y a point de vide, on a corrompu votre sens commun,
qui le comprenait si nettement avant cette mauvaise im-
pression, qu'il faut corriger en recourant à votre première
nature. » Qui a donc trompé ? le sens ou l'instruction ?
Nous avons un autre principe d'erreur, les maladies.
Elles nous gâtent le jugement et le sens ; et si les grandes
l'altèrent sensiblement, je ne doute point que les petites
n'y fassent impression à leur proportion.
Notre propre intérêt est encore un merveilleux instru-
ment pour nous crever les yeux agréablement. Il n'est
pas permis au plus équitable homme du monde d'être juge
en sa cause ; j'en sais qui, pour ne pas tomber dans cet
amour-propre, ont été les plus injustes du monde à contre-
biais : le moyen sûr de perdre une affaire toute juste
était de la leur faire recommander par leurs proches pa-
rents.
La justice et la vérité sont deux pointes si subtiles,
que nos instruments sont trop mousses pour y toucher
exactement. S'ils y arrivent, ils en écachent la pointe, et
appuient tout autour, plus sur le faux que sur le vrai.
[L'homme est donc si heureusement fabriqué qu'il n'a
aucun pr[mci/)c] juste du vrai et plusieurs excellents du
faux. Voyons maintenant combien... Mais la plus puis-
sante cause de ces erreurs est la guerre qui est entre les
sens et la raison (1).]
16. Il faut commencer par là le chapitre des puissances
trompeuses. L'homme n'est qu'un sujet plein d'erreur,
naturelle et ineffaçable sans la grâce. Rien ne lui montre
la vérité. Tout l'abuse ; ces deux principes de vérités, la
raison et les sens, outre qu'ils manquent chacun de sin-
cérité, s'abusent réciproquement l'un l'autre. Les sens
abusent la raison par de fausses apparences ; et cette
même piperie qu'ils apportent à la raison, ils la reçoivent
d'elle à leur tour. Elle s'en revanche. Les passions de
l'âme troublent les sens, et leur font des impressions
fausses. Ils mentent et se trompent à l'envi.
(1) Tout ce célèbre développement, inspiré d'ailleurs de Montaigne,
est l'un de ceux dont la rédaction est manifestement la plus poussée.
Les corrections et les retouches du manuscrit seraient ici fort inté-
ressantes à étudier. — Pascal, on le voit de reste, n'a absolument aucune
illusion sur la nature humaine. Aucun moraliste n'a jeté sur l'homme
un regard plus lucide et plus désabusé ; et c'est précisément l'une des
originalités de cette apologétique que d'avoir fait reposer les plus
hautes conceptions de la philosophie religieuse sur la psychologie la
plus réaliste qui soit.
PENSÉES. — ARTICLE II 4S
Mais outre ces erreurs qui viennent par accident et
par le manque d'intelligence, avec ses facultés hétéro-
gènes...
*17. L'imagination grossit les petits objets jusqu'à en
remplir notre âme, par une estimation fantastique ; et
par une insolence téméraire, elle amoindrit les grands
jusqu'à sa mesure, comme en parlant de Dieu.
*18. Les choses qui nous tiennent le plus, comme de
cacher son peu de bien, ce n'est souvent presque rien.
C'est un néant que notre imagination grossit en montagne.
Un autre tour d'imagination nous le fait découvrir sans
peine.
19. Les enfants qui s'effrayent du visage qu'ils ont bar-
bouillé, ce sont des enfants ; mais le moyen que ce qui
est si faible, étant enfant, soit bien fort étant plus âgé !
On ne fait que changer de fantaisie. Tout ce qui se per-
fectionne par progrès périt aussi par progrès. Tout ce qui
a été faible ne peut jamais être absolument fort. On a
beau dire, il est crû, il est changé ; il est aussi le même.
20. La coutume est notre nature. Qui s'accoutume à la
foi, la croit, et ne peut plus ne pas craindre l'enfer, et ne
croit autre chose. Qui s'accoutume à croire que le roi est
terrible... etc. Qui doute donc que, notre âme étant
accoutumée avoir nombre, espace, mouvement, croie cela
et rien que cela ?
*21. Qu'est-ce que nos principes naturels, sinon nos
principes accoutumés ? Et dans les enfants, ceux qu'ils
ont reçus de la coutume de leur père, comme la chasse
dans lés animaux ?
Une différente coutume nous donnera d'autres principes
naturels, cela se voit par expérience ; et s'il y en a d'inef-
façables à la coutume, il y en a aussi de la coutume contre
la nature, ineffaçables à la nature, et à une seconde cou-
tume. Cela dépend de la disposition.
*22. Les pères craignent que l'amour naturel des en-
fants ne s'efface. Quelle est donc cette nature, sujette à
être effacée '? La coutume est une seconde nature, qui
détruit la première. Mais qu'est que nature ? Pourquoi la
coutume n'est-elle pas naturelle ? J'ai grand'peur que
cette nature ne soit elle-même qu'une première coutum.e,
comme la coutume est une seconde nature.
23. La nature de l'homme est tout nature, onine ani-
44 PASCAL
mal. Il n'y a rien qu'on ne rende naturel ; il n'y a naturel
qu'on ne fasse perdre.
• 24. La chose la plus importante à toute la vie, est le
choix du métier : le hasard en dispose. La coutume fait
les maçons, soldats, couvreurs. « C'est un excellent cou-
vreur, » dit-on ; et, en parlant des soldats : « Ils sont bien
fous, » dit-on ; et les autres au contraire : « Il n'y a rien
de grand que la guerre ; le reste des hommes sont des
coquins. » A force d'ouïr louer en l'enfance ces métiers,
et mépriser tous les autres, on choisit ; car naturellement
on aime la vérité, et on hait la folie ; ces mots nous
émeuvent : on ne pèche qu'en l'application. Tant est
grande la force de la coutume, que, de ceux que la nature
n'a faits qu'hommes, on fait toutes les conditions des
hommes ; car des pays sont tous de maçons, d'autres tous
de soldats, etc. Sans doute que la nature n'est pas si
uniforme. C'est la coutume qui fait donc cela, car elle
contraint la nature ; et quelquefois la nature la surmonte,
et retient l'homme dans son instinct, malgré toute
coutume, bonne ou mauvaise.
* 25. Il y a une différence universelle et essentielle entre
les actions de la volonté et toutes les autres.
La volonté est un des principaux organes de la
créance (1) ; non qu'elle forme la créance, mais parce que
les choses sont vraies ou fausses, selon la face par où on
les regarde. La volonté, qui se plaît à l'une plus qu'à
l'autre, détourne l'esprit de considérer les qualités de
celles qu'elle n'aime pas à voir ; et ainsi l'esprit, marchant
d'une pièce avec la volonté, s'arrête à regarder la face
qu'elle aime ; et ainsi il en juge par ce qu'il y voit.
26. Amour-propre. — La nature de l'amour-propre et
de ce r/20i' humain est de n'aimer que soi et de ne considérer
que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait empêcher que
cet objet qu'il aime ne soit plein de défauts et de misères :
il veut être grand, il se voit petit ; il veut être heureux,
et il se voit misérable ; il veut être parfait, et il se voit
plein d'imperfections ; il veut être l'objet de l'amour et de
l'estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent
que leur aversion et leur mépris. Cet embarras où il se
(1) C'est à peu près le mot de saint Thomas: In cognitione fidei prin-
cipalitatem liabet voluntas. — Renouvier a dit à son tour : « Qui veut
croire, croiia. » Et peut-être la psychologie de l'incroyance pourrait-
elle avoir pour formule, celle-ci, qu'eût acceptée volontiers Pascal : Qui
veut décroire, décroira.
PENSÉES. — ARTICLE II 45
trouve produit en lui la plus injuste et la plus criminelle
passion qu'il soit possible de s'imaginer ; car il conçoit
une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend,' et
qui le convainc de ses défauts. Il désirerait de l'anéantir,
et, ne pouvant la détruire en elle-même, il la détruit,
autant qu'il peut, dans sa connaissance et dans celle des
autres ; c'est-à-dire qu'il met tout son soin à couvrir ses
défauts et aux autres et à soi-même, et qu'il ne peut souf-
frir qu'on les lui fasse voir ni qu'on les voie.
C'est sans doute un mal que d'être plein de défauts ;
mais c'est encore un plus grand mal que d'en être plein
et de ne les vouloir pas reconnaître, puisque c'est
y ajouter encore celui d'une illusion volontaire. Nous
ne voulons pas que les autres nous trompent ; nous ne
trouvons pas juste qu'ils veuillent être estimés de nous
plus qu'ils ne méritent : il n'est donc pas juste aussi que
nous les trompions et que nous voulions qu'ils nous
estiment plus que nous ne méritons.
Ainsi, lorsqu'ils ne découvrent que des imperfections et
des vices que nous avons en effet, il est visible qu'ils ne-
nous font point de tort, puisque ce ne sont pas eux qui
en sont cause, et qu'ils nous font un bien, puisqu'ils nous
aident à nous délivrer d'un mal, qui est l'ignorance de ces
imperfections. Nous ne devons pas être fâchés qu'il les
connaissent, et qu'ils nous méprisent: étant juste et qu'ils-
nous connaissent pour ce que nous sommes, et qu'ils nous
méprisent si nous sommes méprisables.
Voilà les sentiments qui naîtraient d'un cœur qui serait
plein d'équité et de justice. Que devons-nous donc dire du
nôtre, en y voyant une disposition toute contraire ? Car
n'est-il pas vrai que nous haïssons la vérité et ceux qui
nous la disent, et que nous aimons qu'ils se trompent à
notre avantage, et que nous voulons être estimés d'eux
autres que nous ne sommes en effet ?
En voici une preuve qui me fait horreur. La religion
catholique n'oblige pas à découvrir ses péchés indifférem-
ment à tout le monde : elle souffre qu'on demeure caché
à tous les autres hommes ; mais elle en excepte un seul^
à qui elle commande de découvrir le fond de son cœur,
et de se faire voir tel qu'on est. Il n'y a que ce seul
homme au monde qu'elle nous ordonne de désabuser, et
elle l'oblige à un secret inviolable, qui fait que cette con-
naissance est dans lui comme si elle n'y était pas. Peut-
on s'imaginer rien de plus charitable et de plus doux ? Et
néanmoins la corruption de l'homme est telle, qu'il trouve
46 PASCAL
encore de la dureté dans cette loi ; et c'est une des prin-
cipales raisons qui a fait révolter contre l'Église une
grande partie de l'Europe.
Que le cœur de l'homme est injuste et déraisonnable,
pour trouver mauvais qu'on l'oblige do faire à l'égard
d'un homme ce qu'il serait juste, en quelque sorte, qu'il
fît à l'égard de tous les hommes ! Car est-il juste que nous
les trompions ?
11 y a différents degrés dans cette aversion pour la
vérité ; mais on peut dire qu'elle est dans tous en quelque
degré, parce qu'elle est inséparable de l'amour propre.
C'est cette mauvaise délicatesse qui oblige ceux qui sont
dans la nécessité de reprendre les autres, de choisir tant
de détours et de tempéraments pour éviter de les choquer.
Il faut qu'ils diminuent nos défauts, qu'ils fassent sem-
blant de les excuser, qu'ils y mêlent des louanges et des
témoignages d'affection et d'estime. Avec tout cela, cette
médecine ne laisse pas d'être amère à l'amour-propre. Il
en prend le moins qu'il peut, et toujours avec dégoût, et
souvent même avec un secret dépit contre ceux qui la lui
présentent.
Il arrive de là que, si on a quelque intérêt d'être aimé
de nous, on s'éloigne de nous rendre un office qu'on sait
nous être désagréable ; on nous traite comme nous vou-
ions être traités : nous haïssons la vérité, on nous la
cache ; nous voulons être flattés, on nous flatte ; nous
aimons à être trompés, on nous trompe.
C'est ce qui fait que chaque degré de bonne fortune qui
nous élève dans le monde nous éloigne davantage de la
vérité, parce qu'on appréhende plus de blesser ceux dont
l'affection est plus utile et l'aversion plus dangereuse. Un
prince sera la fable de toute l'Europe, et lui seul n'en
saura rien. Je ne m'en étonne pas: dire la vérité est
utile à celui à qui on la dit, mais désavantageux à ceux
qui la disent, parce qu'ils se font haïr. Or, ceux qui vivent
avec les princes aiment mieux leurs intérêts que celui du
prince qu'ils servent ; et ainsi, ils n'ont garde de lui pro-
curer un avantage en se nuisant à eux-mêmes.
Ce malheur est sans doute plus grand et plus ordinaire
dans les plus grandes fortunes ; mais les moindres n'en
sont pas exemptes, parce qu'il y a toujours quelque intérêt
à se faire aimer des hommes. Ainsi la vie humaine n'est
qu'une illusion perpétuelle ; on ne fait que s'entre-tromper
et s'entre flatter. Personne ne parle de nous en notre
présence comme il en parle en notre absence. L'union qui
PENSÉES. — ARTICLE II 47
est entre les hommes n'est fondée que sur cette mutuelle
tromperie ; et peu d'amitiés subsisteraient, si chacun sa-
vait ce que son ami dit de lui lorsqu'il n'y est pas, quoi-
qu'il en parle alors sincèrement et sans passion.
L'homme n'est donc que déguisement, que mensonge
et hypocrisie, et en soi-même et à l'égard des autres. 11 ne
veut donc pas qu'on lui dise la vérité, il évite de la dire aux
autres ; et toutes ces dispositions, si éloignées de la justice
et de la raison, ont une racine naturelle dans son cœur.
27. Je mets en fait que, si tous les hommes savaient ce
qu'ils disent les uns des autres, il n'y aurait pas quatre
amis dans le monde. Cola parait par les querelles qiie
causent les rapports indiscrets qu'on en fait quelquefois.
[Je dis bien plus, tous les hommes seraient. ..]
•28. Il y a des vices qui ne tiennent à nous que par
d'autres, et qui, en ôtant le tronc, s'emportent comme des
branches.
• 29. L'exemple de la chasteté d'Alexandre n'a pas tant
fait de continents qne celui de son ivrognerie a fait d'intem-
pérants. Il n'est pas honteux de n'être pas aussi vertueux
que lui. On croit n'être pas tout à fait dans les vices du
commun des hommes, quand on se voit dans les vices de
ces grands hommes ; et cependant on ne prend pas garde
qu'ils sont en cela du commun des hommes. On tient à
eux par le bout par où ils tiennent au peuple ; car quel-
que élevés qu'ils soient, si sont-ils unis aux moindres des
hommes par quelque endroit. Ils ne sont pas suspendus
en l'air, tout abstraits de notre société. Non, non ; s'ils
sont plus grands que nous, c'est qu'ils ont la tète plus
élevée ; mais ils ont les pieds aussi bas que les nôtres. Ils
y sont tous à même niveau, et s'appuient sur la même
terre ; et, par cette extrémité, ils sont aussi abaissés que
nous, que les plus petits, que les enfants, que les bêtes.
•30. Qu'il est difficile de proposer une chose au jugement
d'un autre, sans corrompre son jugement par la manière
de la lui proposer 1 Si on dit : « Je le trouve beau ; je le
trouve obscur, » ou autre chose semblable, on entraîne
l'imagination à ce jugement, ou on l'irrite au contraire.
Il vaut mieux ne rien dire ; et alors il juge selon ce qu'il
est, c'est-à-dire selon ce qu'il est alors, et selon [ce] que
les autres circonstances dont on n'est pas auteur y auront
mis. Mais au moins on n'y aura rien mis ; si ce n'est que
ce silence n'y fasse aussi son effet, selon le tour et Tinter-
48 • PASCAL
prétation qu'il sera en humeur de lui donner, ou selon
qu'il le conjecturera des mouvements et air du visage ou du
ton de la voix, selon qu'il sera physionomiste : tant il est
difficile de ne point démonter un jugement de son assiette
naturelle, ou plutôt, tant il en a peu de ferme et stable î
•31. En sacliant la passion dominante de chacun, on est
sûr de lui plaire ; et néanmoins chacun a ses fantaisies,
contraires à son propre bien, dans l'idée même qu'il a du
bien ; et c'est une bizarrerie qui met hors de gamme.
* 32. Lustracit lampadc terras. Le temps et mon humeur
ont peu de liaison ; j'ai mes brouillards et mon beau temps
au dedans de moi ; le bien, et le mal de mes affaires même,
y fait peu. Je m'efîorce quelquefois de moi-même contre
la fortune ; la gloire de la dompter me la fait dompter
gaîment ; au lieu que je fais quelquefois le dégoûté dans
la bonne fortune.
* 33. Quoique les personnes n'aient point d'intérêt à ce
qu'elles disent, il ne faut pas conclure de là absolument
qu'ils ne mentent point : car il y a des gens qui mentent
simplement pour mentir.
* 34. Quand on se porte bien, on admire comment on
pourrait faire si on était malade ; quand on l'est, on prend
médecine gaîment : le mal y résout. On n'a plus les pas-
sions et les désirs de divertissements et de promenades,
que la santé donnait, et qui sont incompatibles avec les
nécessités de la maladie. La nature donne alors des pas-
sions et des désirs conformes à l'état présent. Il n'y a
que les craintes, que nous nous donnons nous-mêmes, et
non pas la nature, qui nous troublent, parce qu'elles
joignent à l'état où nous sommes les passions de l'état où
nous ne sommes pas.
34 Us. La nature nous rendant toujours malheureux en
tous états, nos désirs nous figurent un état heureux, parce
qu'ils joignent à l'état où nous sommes les plaisirs de
l'état où nous ne sommes pas ; et, quand nous arriverions
à ces plaisirs, nous ne serions pas heureux pour cela,
parce que nous aurions d'autres désirs conformes à ce
nouvel état.
Il faut particulariser cette proposition générale (1)...
(1) MM. Molinier et Brunschvicg réunissent cette pensée et la pré-
cédente qui, eiïectivement, se suivent sur le manuscrit, ni l'une ni
l'autre n'étant d'ailleurs écrite de la main de Pascal, Je crois avec
M. Michaut qu'il y a lieu de les séparer.
PENSÉES. — ARTICLE II 49
• 35. Le sentiment de la fausseté des plaisirs présents, et
lïgnorance de la vanité des plaisirs absents causent l'in-
constance.
• 36. Inconstance. — Les choses ont diverses qualités, et
l'âme diverses inclinations ; car rien n'est simple de ce
qui s'offre à l'âme, et l'âme ne s'offre jamais simple à
aucun sujet. De là vient qu'on pleure et qu'on rit d'une
même chose.
37. Talent principal, qui règle tous les autres.
* 38. Le temps guérit les douleurs et les querelles, parce
qu'on change : on n'est plus la même personne. Ni l'offen-
sant, ni l'orfensé, ne sont plus eux-mêmes. C'est comme
un peuple qu'on a irrité, et qu'on reverrait après deux
générations. Ce sont encore les Français, mais non les
mêmes.
39. Notre nature est dans le mouvement ; le repos
entier est la mort (_1).
* 40. César était trop vieil, ce me semble, pour s'aller
amuser à conquérir le monde. Cet amusemenc était bon
à Auguste ou à Alexandre ; c'étaient des jeunes gens,
qu'il "est difficile d'arrêter ; mais César devait être plus
mùr.
41. Quelle vanité que la peinture, qui attire l'admiration
par la ressemblance des choses dont on n'admire point
les originaux !
*42. Rien ne nous plait que le combat, mais non pas la
victoire : on aime à voir les combats des animaux, non
le vainqueur acharné sur le vaincu ; que voulait-on voir,
sinon la fin de la victoire ? Et dès qu'elle arrive, on en
est saoul. Ainsi dans le jeu, ainsi dans la recherche de la
vérité. On aime à voir, dans les disputes, le combat des
opinions ; mais de contempler la vérité trouvée, point du
tout ; pour la faire remarquer avec plaisir, il faut la faire
voir naitre de la dispute. De même, dans les passions : il
y a du plaisir à voir deux contraires se heurter ; mais,
quand l'une est maîtresse, ce n'est plus que brutahté.
Nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche
des choses. Ainsi, dans les comédies, les scènes contentes
sans crainte ne valent rien, ni les extrêmes misères
sans espérance, ni les amours brutaux, ni les sévérités
âpres.
(1) « Notre vie n'est que mouvement, » avait dit Montaigne (III, xrii).
PASCAL — PENSÉES. -1
59 PASCAL
• 43. Peu de cliose nous console parce que peu de chose
nojs afflige (1).
* 44. Dicer tisse ment. — Quand je m'y suis mis quelque-
fois, à considérer les diverses agitations des hommes, et
les périls et les peines où ils s'exposent, dans la cour, dans
la guerre, d'où naissent tant de querelles, de passions,
d'entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j'ai
découvert que tout le malheur des hommes vient d'une seule
chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans
une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre,
s'il savait demeurer chez soi avec plaisir, n'en sortirait
pas pour aller sur la mer ou au siège d'une place. On
n'achètera une charge à l'armée si cher, que parce qu'on
trouverait insupportable de ne bouger de la ville ; et on ne
recherche les conversations et les divertissements des
jeux que parce qu'on ne peut demeurer chez soi avec
plaisir.
Mais quand j'ai pensé de plus près, et qu'après avoir
trouvé la cause de tous nos malheurs, j'ai voulu en décou-
vrir la raison, j'ai trouvé qu'il y en a une bien effective,
qui consiste dans le malheur naturel de notre condition
faible et mortelle, et si misérable, que rien ne peut nous
consoler, lorsque nous y pensons de près.
Quelque condition qu'on se figure, si l'on assemble tous
les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus
beau poste du monde ; et cependant, qu'on s'en imagine,
[un] (2j accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent
le toucher, s'il est sans divertissement, et qu'on le laisse
considérer et faire réflexion sur ce qu'il est, cette félicité
languissante ne le soutiendra point, il tombera par néces-
sité dans les vues qui le menacent, des révoltes qui peuvent
arriver, et enfin de la mort et des maladies qui sont
(1) Encore une pensée de Montaigne reprise et récrite par Pascal :
« Peu de chose nous divertit et nous détourne, car peu de chose
nous tient ». {Essais, III, iv.) Mais comme elle sonne différemment
chez Pascal ! L'auteur des Pensées, lui, moralise tout ce qu'il touche.
Ce n'est plus chez lui l'observation d'un artiste et d'un curieux amusJ
par la diversité ondoyante de la vie : il y a dans l'accent du penseur
chrétien de la douleur — et de la pitié.
(2) Dans une première rédaction, Pascal avait écrit : appartenir,
qu'on s'imagine an roi. La suite de la phrase se rapporte donc non à
royauté, niai.-> à roi qui était resté dans l'esprit de l'écrivain. — Tout
ce morceau, très raturé et retouché, serait fort intéressant à étudier
au point de vue du travail de style. Voir, à défaut du manuscrit,
l'édition Michaut qui en reproduit typographiqueraent à peu prés la
disposition.
PEXSÉES. — ARTICLE II 51
inévitables ; de sorte que, s'il est sans ce qu'on appelle
divertissement, le voilà malheureux, et plus malheureux
que le moindre de ses sujets, qui joue et se divertit.
De là vient que le jeu et la conversation des femmes,
la guerre, les grands emplois sont si recherchés. Ce n'est
f)as qu'il y ait en eft'et du bonheur, ni qu'on s'imagine que
a vraie béatitude soit d'avoir l'argent qu'on peut gagner
au jeu, ou dans le lièvre qu'on court : on n'en voudrait
pas s'il était offert. Ce n'est pas cet usage mol et paisible,
et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition,
qu'on recherche, ni les dangers de la guerre, ni la peine
des emplois, mais c'est le tracas qui nous détourne d'y
penser et nous divertit.
(1) De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le
remuement ; de là vient que la prison est un supplice si
horrible ; de là vient que le plaisir de la solitude est une
chose incompréhensible. Et c'est enfin le plus grand sujet
de félicité de la condition des rois, de [ce] qu'on essaie
sans cesse à les divertir et à leur procurer toutes sortes
de plaisirs.
Le roi est environné de gens qui ne pensent qu'à diver-
tir le roi, et l'empêcher de penser à lui. Car il est mal-
heureux, tout roi qu'il est, s'il y pense.
Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se
rendre heureux. Et ceux qui font sur cela les philosophes,
et qui croient que le monde est bien peu raisonnable de
passer tout le jour à courir après un lièvre qu'ils ne vou-
draient pas avoir acheté, ne connaissent guère notre
nature. Ce lièvre ne nous garantirait pas de la vue de la
mort et des misères, mais la chasse — qui nous en détourne
— nous en garantit.
Le conseil qu'on donnait à Pyrrhus, de prendre le repos
qu'il allait chercher par tant de fatigues, recevait bien
des difficultés.
[Dire à un homme qu'il vive en repos, c'est lui dire qu'il
vive heureux ; c'est lui conseiller d'avoir une condition
tout heureuse et laquelle il puisse considérer à loisir,
sansy trouver sujet d'affliction ; c'est lui conse[iller]... Ce
n'est' donc pas entendre la nature.
[Aussi les hommes qui sentent naturellement leur condi-
tion n'évitent rien tant que le repos : il n'y a rien qu'ils
ne fassent pour chercher le trouble. Ce n'est pas qu'ils
(1) En marge dans le manuscri; : Raisons pourquoi on aime misux
la ehasse que la prise.
52 PASCAL
n'aient un instinct qui leur fait connaître que la vraie
béatitude... La vanité, le plaisir de le montrer aux autres.
[Ainsi on se prend mal pour les blâmer ; leur faute n'est
pas en ce qu'ils cherchent le tumulte, s'ils ne le cher-
chaient que comme un divertissement ; mais le mal est
qu'ils le recherchent comme si la possession des choses
qu'ils recherchent les devait rendre véritablement heu-
reux, et c'est en quoi on a raison d'accuser leur recherche
de vanité ; de sorte qu'en tout cela et ceux qui blâment et
ceux qui sont blâmés n'entendent la véritable nature de
l'homme. ]
Et ainsi, quand on leur reproche que ce qu'ils recher-
chent avec tant d'ardeur ne saurait les satisfaire, s'ils ré-
pondaient, comme ils devraient le faire s'ils y pensaient
bien, qu'ils ne recherchent en cela qu'une occupation vio-
lente et impétueuse qui les détourne de penser à soi, et
que c'est pour cela qu'ils se proposent un objet attirant
qui les charme et qui les attire avec ardeur, ils laisseraient
leurs adversaires sans répartie. Mais ils ne répondent pas
cela, parce qu'ils ne se connaissent pas eux-mêmes. Ils
ne savent pas que ce n'est que la chasse, et non pas la
prise, qu'ils recherchent.
(La danse : il faut bien penser où l'on mettra ses pieds.
— Le gentilhomme croit sincèrement que la chasse est un
plaisir grand et un plaisir royal ; mais le piqueur n'est pas
de ce sentiment-là.)
Ils s'imaginent que, s'ils avaient obtenu cette charge,
ils se reposeraient ensuite avec plaisir, et ne sentent pas
la nature insatiable de leur cupidité. Ils croient chercher
sincèrement le repos, et ne cherchent en effet que l'agi-
tation .
Ils ont un instinct secret qui les porte à chercher le
divertissement et l'occupation au dehors, qui vient du res-
sentiment de leurs misères continuelles ; et ils ont un
autre instinct secret, qui reste de la grandeur de notre
première nature, qui leur fait connaître que le bonheur
n'est en effet que dans le repos, et non pas dans le tu-
multe ; et de ces deux instincts contraires, il se forme en
eux un projet confus, qui se cache à leur vue dans le fond
de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l'agita-
tion, et à se figurer toujours que la satisfaction qu'ils
n'ont point leur arrivera, si, en surmontant quelques dif-
ficultés qu'ils envisagent, ils peuvent s'ouvrir par là la
porte au repos.
Ainsi s'écoule toute la vie. On cherche le repos en com-
PENSÉES. — ARTICLE II 53
battant quelques obstacles ; et si on les a surmontés, le
repos devient insupportable ; car, ou l'on pense aux mi-
sères qu'on a, ou à celles qui nous menacent. El quand on
se verrait même assez à l'abri de toutes parts, l'ennui,
de son autorité privée, ne laisserait pas de sortir au fond
du cœur, où il a des racines naturelles, et de remplir
l'esprit de son venin.
Ainsi l'homme est si malheureux, qu'il s'ennuierait
même sans aucune cause d'ennui, par Tétat propre de sa
complexion ; et il est si vain, qu'étant plein de mille causes
essentielles d'ennui, la moindre chose, comme un billard
et une balle qu'il pousse, suffisent pour le divertir.
— Mais, direz-vous, quel objet a-t-il en tout cela ? — Celui
de se vanter demain entre ses amis de ce qu'il a mieux
joué qu'un autre. Ainsi, les autres suent dans leur cabinet
pour montrer aux savants qu'ils ont résolu une question
d'algèbre qu'on n'aurait pu trouver jusques ici (1 >, et tant
d'autres s'exposent aux derniers périls pour se vanter
ensuite d'une place qu'ils auront prise, et aussi sottement
à mon gré ; et entîn les autres se tuent pour remarquer
toutes ces choses, non pas pour en devenir plus sages,
mais seulement pour montrer qu'ils le savent, et ceux-là
sont les plus sots de la bande, puisqu'ils le sont avec
connaissance, au lieu qu'on peut penser des autres qu'ils
ne le seraient plus, s'ils avaient cette connaissance.
Tel homme passe sa vie sans ennui, en jouant tous les
jours peu de chose. Donnez-lui tous les matins l'argent
qu'il peut gagner chaque jour, à la charge qu'il ne joue
point : vous le rendez malheureux. On dira peut-être que
c'estqu'il recherche l'amusement du jeu, et non pas le gain.
Faites-le donc jouer pour rien, il ne s'y échauffera pas et
s'y ennuiera. Ce n'est donc pas l'amusement seul qu'il re-
cherche : un amusement languissant et sans passion l'en-
nuiera. Il faut qu'il s'y échauffe et qu'il se pipe lui-même,
en s'imaginant qu'il serait heureux de en mer ce qu'il ne
voudrait pas qu'on lui donnât à condition de ne point
jouer, afin qu'il se forme un sujet de passion, et qu'il
excite sur cela son désir, sa colère, sa crainte, pour l'ob-
(1) Pascal fait ici manifestement un retour sur lui-même. On peut
rapprocher de cette pensée sa lettre à Fermât (10 août 1660) 3ur
l'inutilité de la géométrie : « Elle est bonne, écrit alors Pascal,
pour faire l'essai, mais non l'emploi de notre force... de sorte que
je ne ferai pas deux pas pour elle... Je suis dans des études si éloignées
de cet esprit qu'à peine je me souxiens qu'il y en ait. »
54 PASCAL
jet qu'il s'est formé, comme les enfants qui s'effrayent du
visage qu'ils ont barbouillé.
D'où vient que cet homme qui a perdu depuis peu de
mois son fils unique, et qui, accablé de procès et de que-
relles, était ce matin si troublé, n'y pense plus mainte-
nant? Ne vous en étonnez point : il est tout occupé avoir
par où passera ce sanglier que les chiens poursuivent avec
tant d'ardeur depuis six heures. Il n'en faut pas davan-
tage. L'homme, quelque plein de tristesse qu'il soit, si on
peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque divertis-
sement, le voilà heureux pendant ce temps-là ; et l'homme
quelque heureux qu'il soit, s'il n'est diverti et occupé par
quelque passion ou quelque amusement qui empêche l'en-
nui de se répandre, sera bientôt chagrin et malheureux.
Sans divertissement il n'y a point de joie; avec le diver-
tissement, il n'y a point de tristesse. Et c'est aussi ce
qui forme le bonheur des personnes de grande condition,
qu'ils ont un nombre de personnes qui les divertissent, et
qu'ils ont le pouvoir de se maintenir en cet état.
Prenez-y garde. Qu'est-ce autre chose d'être surinten-
dant, chancelier, premier président, sinon d'être en une
condition où l'on a dès le matin un grand nombre de gens
qui viennent de tous côtés pour ne leur laisser pas une
heure en la journée où ils puissent penser à eux-mêmes ?
Et quand ils sont dans la disgrâce et qu'on les renvoie à
leurs maisons des champs, où ils ne manquent ni de
biens, ni de domestiques pour les assister dans leur be-
soin, ils ne laissent pas d'être misérables et abandonnés,
parce que personne ne les empêche de songer à eux.
45. [Cet homme si affligé de la mort de sa femme et de
son fils unique, qui a cette grande querelle qui le tour-
mente, d'où vient qu'à ce moment il n'est pas triste^ et
qu'on le voit si exempt de toutes ces pensées pénibles et
inquiétantes ? Il ne faut pas s'en étonner ; on vient de lui
servir une balle, et il faut qu'il la rejette à son compagnon ;
il est occupé à la prendre à la chute du toit, pour gagner
une chasse ; comment voulez-vous qu'il pense à ses af-
faires, ayant cette autre affaire à manier ? Voilà un soin
digne d'occuper cette grande âme, et de lui ôter toute
autre pensée de l'esprit. Cet homme né pour connaître
l'univers, pour juger de toutes choses, pour régir tout un
Etat, le voilà occupé et tout rempli du soin de prendre un
lièvre ! Et il ne s'abaisse à cela et veuille toujours être
tendu, il n'en sera que plus sot, parce qu'il voudra s'éle-
PEXSÉE?. — ARTICLE II 55
ver au-dessus de riiumanité, et il n'est qu'un homme,
au bout du compte, c'est-à-dire capable de peu et de beau-
coup, de tout et de rien : il est ni ange ni bête, mais
homme.]
*46. DicerU'ssement. — La dignité royale n'est-elle
pas assez grande d'elle-même pour celui qui la possède,
pour le rendre heureux par la seule vue de ce qu'il est '?
Faudra-t-il le divertir de cette pensée, comme les gens du
commun ? Je vois bien que c'est rendre un homme heureux,
de le divertir de la vue de ses misères domestiques pour
remplir toute sa pensée du soin de bien danser. Mais
en sera-t-il de même d'un roi, et sera-t-il plus heureux,
en s'attachant à ces vains amusements qu'à la vue de sa
grandeur ? Et quel objet plus satisfaisant pourrait-on
donner à son esprit ? Ne serait-ce donc pas faire tort à sa
joie, d'occuper son âme à penser à ajuster ses pas à la
cadence d'un air, ou à placer adroitement une [balle], au
lieu de le laisser jouir en repos de la contemplation de la
gloire majestueuse qui l'environne ? Qu'on en fasse
î'épreuve : qu'on laisse un roi tout seul, sans aucune
satisfaction des sens, sans aucun soin dans l'esprit, sans
compagnie, penser à lui tout à loisir ; et l'on verra qu'un
roi sans divertissement est un homme plein de misères.
Aussi on évite cela soigneusement, et il ne manque jamais
d'y avoir auprès des personnes des rois un grand nombre
de" gens qui veillent à faire succéder le diveriissement à
leurs affaires, et qui observent tout le temps de leur loisir
pour leur fournir des plaisirs et des jeux, en sorte qu'il
n'y ait point de vide ; c'est-à-dire qu'ils sont environnés
de personnes qui ont un soin merveilleux de prendre
garde que le roi ne soit seul et en état de penser à soi,
sachant bien qu'il sera misérable, tout roi qu'il est, s'il
y pense.
Je ne parle point en tout cela des rois chrétiens com.me
chrétiens, mais seulement comme rois.
*47. Dœertàsemcnt. — On charge les hommes, dès
l'enfance, du soin de leur honneur, de leur bien, de leurs
amis, et encore du bien et de l'honneur de leurs amis.
On les accable d'affaires, de l'apprentissage des langues
et d'exercices, et on leur fait entendre qu'ils ne sauraient
être heureux sans que leur santé, leur honneur, leur
fortune et celle de leurs amis soient en bon état, et qu'une
seule chose qui manque les rendrait malheureux. Ainsi
on leur donne des charges et des affaires qui les font
56 PASCAL
tracasser dès la pointe du jour. — Voilà, direz-vous, une
étrange manière de les rendre heureux ! Que pourrait-on
faire de mieux pour les rendre malheureux? — Comment !
ce qu'on pourrait faire? Il ne faudrait que leur ôter tous ces
soins ; car alors ils se verraient, ils penseraient à ce
qu'ils sont; d'où ils viennent, où ils vont ; et ainsi on ne
peut trop les occuper et les détourner. Et c'est pourquoi,
après leur avoir tant préparé d'affaires, s'ils ont quelque
temps de relâche, on leur conseille de l'employer à se
divertir, à jouer, et à s'occuper toujours tout entiers.
Que le cœur de l'homme est creux et plein d'ordure (1) l
*48. J'avais passé longtemps dans l'étude des sciences
abstraites ; et le peu de communication qu'on en peut
avoir m'en avait dégoûté. Quand j'ai commencé l'étude de
l'homme, j'ai vu que ces sciences abstraites ne sont pas
propres à l'homme, et que je m'égarais plus de ma con-
dition en y pénétrant que les autres en les ignorant. J'ai
pardonné aux autres d'y peu savoir. Mais j'ai cru trouver
au moins bien des compagnons en Tétude de l'homme, et
gue c'est la vraie étude qui lui est propre. J'ai été trompé ;
il y en a encore moins qui l'étudient que la géométrie.
Ce n'est que manque de savoir étudier cela qu'on cherche
le reste ; mais n'est-ce pas que ce n'est pas encore là la
science que l'homme doit avoir, et qu'il lui est meilleur
de s'ignorer pour être heureux ?
*49. L'homme est visiblement fait pour penser ; c'est
toute sa dignité et tout son mérite ; et tout son devoir est
de penser comme il faut. Or l'ordre de la pensée est de
commencer par soi, et par son auteur et sa fin.
Or à quoi pense le monde ? Jamais à cela ; mais à
danser, à jouer du luth, à chanter^ à faire des vers, à
courir la bague, etc., à se battre, à se faire roi, sans
penser à ce que c'est qu'être roi, et qu'être homme.
*50. Nous ne nous contentons pas de la vie que nous
avons en nous et en notre propre être : nous voulons
vivre dans l'idée des autres d'une vie imaginaire, et nous
nous efforçons pour cela de paraître. Nous travaillons
(1) Cette phrase est en marge dans le manuscrit, jetée là visiblement
après coup, au cours d'une dernière lecture, comme un hoquet final
de dégoût. — Port-Royal a sans doute été effarouché de ce pessimisme,
car il n'a pas reproduit cette exclamation ; il a aussi récrit, remanié,
énervé tout le développement, et il a effacé, entre autres choses, la
brusque familiarité du tour : « Comment ! ce qu'on pourrait faire? »
— « Demandez-vous ce qu'on pourrait faire ? » fait-il dire à Pascal.
PENSÉES. — ARTICLE II 57
incessamment à embellir et conserver notre être imagi-
naire, et négligeons le véritable. Et si nous avons ou la
tranquillité, ou la générosité, ou la fidélité, nous nous
empressons de le faire savoir, afin d'attacher ces vertus-
là à notre autre être, et les détacherions plutôt de nous
pour les joindre à l'autre ; nous serions de bon cœur
poltrons pour acquérir la réputation d'être vaillants.
Grande marque du néant de notre propre être, de n'être
pas satisfait de l'un sans l'autre, et d'échanger souvent l'un
pour l'autre ! Car qui ne mourrait pour conserver son
honneur, celui-là serait infâme.
*51. Nous sommes si présomptueux, que nous voudrions
être connus de toute la terre, et même des gens qui
viendront quand nous ne serons plus ; et nous sommes
si vains, que l'estime de cinq ou six personnes qui
nous environnent, nous amuse et nous contente.
•52. Les villes par où on passe, on ne se soucie pas
d'y être estimé. Mais, quand on y doit demeurer un peu
de temps, on s'en soucie. Combien de temps faut-il ? Un
proportionné à notre durée vaine et chétive.
• 53. La vanité est si ancrée dans le cœur de l'homme,
qu'un soldat, un goujat, un cuisinier, un crocheteur se vante
et veut avoir ses admirateurs; et les philosophes mêmes
en veulent ; et ceux qui écrivent contre veulent avoir la
gloire d'avoir bien écrit ; et ceux qui le lisent veulent avoir
la gloire de l'avoir lu ; et moi qui écris ceci, ai peut-être
cette envie ; et peut-être que ceux qui le liront
54. Orgueil. — Curiosité n'est que vanité. Le plus sou-
vent on ne veut savoir que pour en parler. Autrement, on
ne voyagerait pas sur la mer, pour ne jamais en rien dire,
et pour le seul plaisir de voir, sans espérance d'en jamais
communiquer.
• 55. Du désir d'être estimé de ceux avec qui on est. —
L'orgueil nous tient d'une possession si naturelle au
milieu de nos misères, erreurs, etc. Nous perdons encore
la vie avec joie, pourvu qu'on en parle.
Vanité : jeu, chasse, visite, comédies, fausse perpétuité
de nom.
• 56. Ferox gens, nullam esse titam sine o.rnxis rail. Ils
aiment mieux la mort que la paix ; les autres aiment
mieux la mort que la guerre. Toute opinion peut être pré-
férable à la vie, dont l'amour paraît si fort et si naturel.
58 PASCAL
* 57. Métiers. — La douceur de la gloire est si grande,
qu'à quelque objet qu'on lattache, même à la mort, on
l'aime.
• 58. Les belles actions cachées sont les plus esti-
mables. Quand j'en vois quelques-unes dans l'histoire,
(comme p. 184), elles me plaisent fort. Alais enfin elles
n'ont pas été tout à fait cachées, puisqu'elles ont été sues ;
et quoiqu'on ai fait ce qu'on a pu pour les cacher, ce peu
par où elles ont paru gâte tout, car c'est là le plus beau,
de les avoir voulu cacher.
59. L'éternuement absorbe toutes les fonctions de l'âme,
aussi bien que la besogne ; mais on n'en tire pas les
mêmes conséquences contre la grandeur de l'homme,
parce que c'est contre son gré. Et quoiqu'on se le pro-
cure, néanmoins c'est contre son gré qu'on se le procure ;
€6 n'est pas en vue de la chose même, c'est pour une
autre fin ; et ainsi, ce n'est pas une marque de la faiblesse
de l'homme, et de sa servitude sous cette action.
Il n'est pas honteux à l'homme de succomber sous la
douleur, et il lui est honteux de succomber sous le plaisir.
Ce qui ne vient pas de ce que la douleur nous vient d'aii-
îeurs, et que nous recherchons le plaisir ; car on peut re-
chercher la douleur, et y succomber à dessein, sans ce
genre de bassesse. D'où vient donc qu'il est glorieux à la
raison de succomber sous l'effort de la douleur, et qu'il
lui est honteux de succomber sous l'effort du plaisir ? C'est
que ce n'est pas la douleur qui nous tente et nous attire ;
c'est nous-mêmes qui volontairement la choisissons et
voulons la faire dominer sur nous ; de sorte que nous
sommes maîtres de la chose ; et en celac'est l'homme qui
succombe à soi-même ; mais, dans le plaisir, c'est l'homme
qui succombe au plaisir. Or il n'y a que la maîtrise et
l'empire qui fasse la gloire, et que la servitude qui fasse
la honte.
60. Qui voudra connaître à plein la vanité de l'homme
n'a qu'à considérer les causes et les effets de l'amour. La
cause en est un je ne sais quoi (Corneille), et les effets
en sont effroyables. Ce Je ne sais quoi, si peu de chose
qu'on ne peut' le reconnaître, remue toute la terre, les
princes, les armées, le monde entier.
Le nez de Cléopâtre : s'il eût été plus court, toute la
face de la terre aurait changé.
* 61. Pensées. — In omnibus requiem quœslvl. Si notre
PENSÉES. — ARTICLE II 59
condition était véritablement heureuse, il ne nous faudrait
pas divertir d'y penser pour nous rendre heureux.
* 62. Divertissement. — La mort est plus aisée à sup-
porter sans y penser, que la pensée de la mort sans péril.
* 63. Divertissement. — Les hommes n'ayant pu guérir
ia mort, la misère, l'ignorance, ils se sont avisés, pour se
rendre heureux, de n'y point penser.
* 64. Divertissement. — Si l'homme était heureux, il le
serait d'autant plus qu'il serait moins diverti, comme les
saints et Dieu. — Oui ; mais n'est-ce pas être heureux,
■que de pouvoir être réjoui par le divertissement ? — Non ;
car il v;ent d'ailleurs et de dehors ; et ainsi il est dépen-
dant, et partant, sujet à être troublé par mille accidents,
qui font les afflictions inévitables.
* 65. Nous ne nous tenons jamais au temps présent.
Nous anticipons l'avenir comme trop lent à venir, comme
pour hâter son cours ; ou nous rappelons le passé, pour
l'arrêter comme trop prompt : si imprudents, que nous
errons dans les temps qui ne sont pas nôtres, et ne pen-
sons point au seul qui nous appartient ; et si vains, que
nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons
sans réflexion le seul qui subsiste. C'est que le présent,
d'ordinaire, nous blesse. Nous le cachons à notre vue,
parce qu'il nous afflige ; et s'il nous est agréable, nous
regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le sou-
tenir par l'avenir, et pensons à disposer les choses qui ne
sont pas en notre puissance, pour un temps où nous
n'avons aucune assurance d arriver.
Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes
occupées au passé et à l'avenir. Nous ne pensons presque
point au présent ; et, si nous y pensons, ce n'est que
pour en prendre la lumière pour disposer de l'avenir. Le
présent n'est jamais notre fin : le passé et le présent sont
nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne
vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous dis-
posant toujours à être heureux, il est inévitable que nous
ne le soyons jamais.
* 66. Misère. — Salomon et Job ont le mieux connu et
le miieux parlé de la misère de l'homme : l'un le plus heu-
reux, et l'autre le plus malheureux ; l'un connaissant la
vanité des plaisirs par expérience, l'autre la réalité des
maux.
60 PASCAL
* 67. Cromwell allait ravager toute la chrétienté ; la
famille royale était perdue, et la sienne à jamais puissante,
sans un petit grain de sable qui se mit dans son uretère.
Rome même allait trembler sous lui ; mais ce petit gravier
s'étant mis là, il est mort, sa famille abaissée, tout en
paix, et le roi rétabli (1).
* 68. [Trois hôtes.] Qui aurait eu l'amitié du roi d'An-
gleterre, du roi de Pologne et de la reine de Suède, aurait-
il cru manquer de retraite et d'asile au monde ?
* 69. Les grands et les petits ont mêmes accidents, et
mêmes fâcheries, et mêmes passions ; mais l'un est au
haut de la roue, et l'autre près du centre, et ainsi moins
agité par les mêmes mouvements.
* 70. Nous sommes si malheureux que nous ne pouvons
prendre plaisir à une chose qu'à condition de nous fâcher
si elle réussit mal ; ce que mille choses peuvent faire, et
font, à toute heure. [Qui] aurait trouvé le secret de se ré-
jouir du bien sans se fâcher du mal contraire, aurait
trouvé le point; c'est le mouvement perpétuel.
* 71. Nous courons sans souci dans le précipice, après
que nous avons mis quelque chose devant pour nous em-
pêcher de le voir.
(1) Port-Royal a cru devoir encore corriger et délayer l'admirable
concision et l'énergique familiarité de ce style : « Mais ce petit gra-
vier, qui n'était rien ailleurs, mis en cet endroit^ le voilà mort, sa
famille abaissée et le roi rétabli. »
PENSÉES. — ARTICLE III 61
ARTICLE III
De la nécessité du Pari.
1. La conduite de Dieu, qui dispose toutes choses avec
douceur, est de mettre la religion dans l'esprit par les
raisons, et dans le cœur par la grâce. Mais de la vouloir
mettre dans l'esprit et dans le cœur par la force et par les
menaces, ce n'est pas y mettre la religion, mais la
terreur, terrorem potius quara religconcni.
*2. Ordre. — Les hommes ont mépris pour la religion ;
ils en ont haine, et peur qu'elle soit vraie. Pour guérir
cela, il faut commencer par montrer que la religion n'est
point contraire à la raison ; vénérable, en donner respect ;
la rendre ensuite aimable, faire souliaiter aux bons qu'elle
fût vraie ; et puis montrer qu'elle est vraie.
Vénérable, parce qu'elle a bien connu l'homme; aimable,
parce qu'elle promet le vrai bien (1).
3. Commencer par plaindre les incrédules ; ils sont
assez malheureux, par leur condition. Il ne les faudrait
injurier qu'au cas que cela servit ; mais cela leur nuit (2).
•4. Qu'on s'imagine un nombre d'hommes dans les
chaînes, et tous condamnés à la mort, dont les uns étant
chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent
voient leur propre condition dans celle de leurs sem-
blables, et, se regardant les uns et les autres avec dou-
(1) Cette pensée célèbre a été souvent reprise par les apologistes
du christianisme : en particulier par Chateaubriand dans la conciusion
du Génie, et par Louis Racine dans son poème de la Religion. « Tel
est, écrivait ce dernier dans sa Préface, le plan de cet ouNTage, que
j'ai conduit sur cette courte pensée de M. Pascal [et il rappelle ici
la pensée ci-dessus, d'après le texte, arrangé d'ailleurs, de Port-
Royalj : et cette piensée est l'abrégé dé tout ce poème, dans leiiuel
j'ai souvent fait usage des autres pensées du même auteur. »
(2) Ici se place dans l'édition Brunschvicg un long développement
sur la Religion : « Qu'ils apprennent au moins quelle est la religion... n
que nous avons recueilli dans nos 0/jusules choisis de Pascal (p. 53-61).
62 PASCAL
leur et sans espérance, attendent à leur tour. C'est l'image
de la condition des hommes.
*5. Un homme dans un cachot, ne sachant si son arrêt
est donné, n'ayant plus qu'une heure pour l'apprendre,,
cette heure suffisant, s'il sait qu'il est donné, pour le faire
révoquer, il est contre nature qu'il emploie cette heure-
là, non à s'informer si l'arrêt est donné, mais à jouer
au piquet. Ainsi, il est surnaturel que l'homme, etc.
C'est un appesantissement de la main de Dieu.
Ainsi, non seulement le zèle de ceux qui le cherchent
prouve Dieu, mais l'aveuglement de ceux qui ne le cher-
chent pas.
6. Quand je considère la petite durée de ma vie,
absorbée dans l'éternité précédente et suivante, le petit
espace que je remplis et même que je vois, abîmé dans
Fin finie immensité des espaces que j'ignore et qui
m'ignorent, je m'effraie et m'étonne de me voir ici plutôt
que là, car il n'y a point de raison pourquoi ici plutôt que
là, pourquoi à présent plutôt que lors. Qui m'y a mis ?
Par l'ordre et la conduite de qui ce lieu et ce temps
a-t-il été destiné à moi ? Memoria hospîtis unius dici
prœtcreuntis.
7. Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie.
8. Combien de royaumes nous ignorent !
*9. Le dernier acte est sanglant, quelque belle que »oit
la comédie en tout le reste : on jette enfin de la terre sur
la tête, et en voilà pour jamais (1).
* 10. Nous sommes plaisants de nous reposer dans la
société de nos semblables : misérables comme nous, im-
puissants comme nous, ils ne nous aideront pas ; on mourra
seul. Il faut donc faire comme si on était seul ; et alors,
bâtirait-on des maisons superbes, etc. ? On chercherait la
vérité sans hésiter ; et, si on le refuse, on témoigne esti-
(1) Sur le manuscrit autographe, la forme visuelle de cette pensée a
elle-même quelque chose de poignant et de sinistre. Pascal avait
à' d\)ovd écTÏt: pour V éternité ; ei comme si le mot jamais sonnait
plus inexorable, il l'a substitué à l'autre d'un énergique trait de
plume.
Rappelons sur cette pensée l'excellent commentaire de Havet :
« Cela est classique et shakspearien tout ensemble ; rien n'est plus
discret et rien nest plus fort. Pascal sans doute a rapporté cette pensée
d'un cimetière ; le bruit des pelletées tombant sur la bière lui était
resté au cœur. »
PENSÉES. — ARTICLE III G3
mer plus l'estime des hommes, que la recherche de la
vérité.
* 11. Écoulement. — C'est une chose horrible de sentir
s'écouler tout ce qu'on possède.
* 12. Entre nous, et l'enfer ou le ciel, il n'y a que la vie
entre deux, qui est la chose du monde la plus" fragile.
13. Mopt soudaine seule à craindre, et c'est pourquoi
les confesseurs demeurent chez les grands.
* 14. Cachot. — Je trouve bon qu'on n'approfondisse pas
l'opinion de Copernic : mais ceci... ! 11 importe à toute la
vie de savoir si l'àme est mortelle ou immortelle.
* 15. Il est indubitable que, que l'âme soit mortelle ou
immortelle, cela doit mettre une différence entière dans la
morale. Et cependant les philosophes ont conduit leur
morale indépendamment de cela : ils délibèrent de passer
une heure.
Platon, pour disposer au christianisme.
*16. Les athées doivent dire des choses parfaitement
claires ; or il n'est point parfaitement clair que l'âme soit
matérielle.
* 17. Qu'ont-ils à dire contre la résurrection, et contre
Tenfantement de la Vierge ? Qu'est-il plus difficile, de pro-
duire un homme ou un animal, ou de le reproduire? Et
s'ils n'avaient jamais vu une espèce d"animaux, pourraient-
ils deviner s'ils se produisent sans la compagnie les uns
des autres.
Cl^ Que je hais ces sottises, de ne pas croire l'Eucha-
ristie, etc. ! Si l'Evangile est vrai, si Jésus-Christ est Dieu^
quelle difficulté y a-t-il là ?
19. Athéisme marque de force d'esprit, mais jusqu'à un
certain' degré seulement (1).
* 2C. Les impies qui font profession de suivre la raison^
doivent être étrangement forts en raison. Que disent-ils
donc ? « Ne voyons-nous pas, disent-ils, mourir et vivre
les bêtes comme les hommes, et les Turcs comme les Chré-
tiens "? Ils ont leurs cérémonies, leurs prophètes, leurs
docteurs, leurs saints, leurs religieux, comme nous, etc. »
(1) Cette pensée, — qui a sans doute effarouché Port-Royai, puis-
qu'il ne l'a pas reproduite, — est inspirée directement de Charron,
dont les œuvres, le Traité des trois vérités surtout, sont l'une des
sources les plus importantes des Pensées de Pascal.
64 PASCAL
(Cela est-il contraire à l'Écriture ? ne dit-elle pas tout
cela !)
Si vous ne vous souciez guère de savoir la vérité, en
voilà assez pour vous laisser en repos. Mais si vous désirez
de tout votre cœur de la connaître, ce n'est pas assez ;
regardez au détail. C'en serait assez pour une question de
philosophie ; mais ici où il va de tout... Et cependant, après
une réflexion légère de cette sorte, on s'amusera, etc.
Qu'on s'informe de cette religion même si elle ne rend
pas raison de cette obscurité ; peut-être qu'elle nous l'ap-
prendra.
* 21. Voilà ce que je vois et ce qui me trouble. Je regarde
de toutes parts, et je ne vois partout qu'obscurité. La na-
ture ne m'offre rien qui ne soit matière de doute et d'in-
quiétude. Si je n'y voyais rien qui marquât une Divinité je
me déterminerais" à la négative ; si je voyais partout les
marques d'un Créateur, je reposerais en paix dans la foi.
Mais, voyant trop pour nier, et trop peu pour m'assurer,
je suis dans un état à plaindre, et où j'ai souhaité cent
fois que, si un Dieu la soutient, elle le marquât sans équi-
voque ; et que, si les marques qu'elle en donne sont trom-
peuses, elle les supprimât tout à fait ; qu'elle dît tout ou
rien, afin que je visse quel parti je dois suivre. Au lieu
çiu'en l'état où je suis, ignorant ce que je suis et ce que
je dois faire, je ne connais ni ma condition, ni mon
devoir. Mon cœur tend tout entier à connaître où est le
vrai bien, pour le suivre ; rien ne me serait trop cher pour
l'éternité.
Je porte envie à ceux que je vois dans la foi vivre avec
tant de négligence, et qui usent si mal d'un don duquel
il me semble que je ferais un usage si différent (1).
(1) Ici se se place, dans l'édition Brunschvicg, avec quelques /censées
s'y rapportant, le célèbre morceau du Pari. Nous avons recueilli ces
divers fragments dans nos Opuscules choisis de Pascal (p. 72-80).
PENSÉES. — ARTICLE IV 65
ARTICLE IV
Des moyens de croire.
• 1. Préface de la. seconde partie : Parler de ceux qui
ont traité de cette matière.
J'admire avec quelle hardiesse ces personnes entre-
prennent de parler de Dieu. En adressant leurs discours
aux impies, leur premier chapitre est de prouver la Divi-
nité par les ouvrages de la nature. Je ne m'étonnerais
pas de leur entreprise s'ils adressaient leurs discours aux
fidèles, car il est certain [qice ceux] qui ont la foi vive
dedans le cœur voient incontinent que tout ce qui est
n'est autre chose que l'ouvrage du Dieu qu'ils adorent.
Mais pour ceux en qui cette lumière s'est éteinte, et dans
lesquels on a dessein de la taire revivre, ces personnes
destituées de foi et de grâce, qui, recherchant de toute
leur lumière tout ce qu'ils voient dans la nature qui les
peut m.ener à cette connaissance, ne trouvent qu'obscurité
et ténèbres ; dire à ceux-là qu'ils n'ont qu'à voir la moindre
des choses qui les environnent, et qu'ils y verront Dieu à
découvert, et leur donner, pour toute preuve de ce grand
et important sujet, le cours de la lune et des planèt'és, et
prétendre avoir achevé sa preuve avec un tel discours,
c'est leur donner sujet de croire que les preuves de notre
religion sont bien faibles ; et je vois par raison et par
expérience que rien n'est plus propre à leur en faire
naître le mépris.
Ce n'est pas de cette sorte que l'Ecriture, qui connaît
mieux les choses qui sont de Dieu, en parle. Elle dit au
contraire que Dieu est un Dieu caché ; et que, depuis la
corruption de la nature, il les a laissés dans un aveugle-
ment dont ils ne peuvent sortir que par Jésus-Christ, hors
duquel toute communication avec Dieu est ôtée : Xemo
novit Patretn, niù Fllius, et cui voluerit Filius revelare.
C'est ce que l'Ecriture nous marque, quand elle dit en
tant d'endroits que ceux qui cherchent Dieu le trouvent.
PASCAL — PENSÉES. 5
66 PASCAL
Ce n'est point de cette lumière qu'on parle, « comme le
jour en plein midi ». On ne dit point que ceux qui cher-
chent le jour en plein midi, ou de l'eau dans la mer, en
trouveront ; et ainsi il faut bien que l'évidence de Dieu ne
soit pas telle dans la nature. Aussi elle nous dit ailleurs :
Yere tu es Deus absconditus (1).
2. C'est une chose admirable que jamais auteur cano-
nique ne s'est servi de la nature pour prouver Dieu. Tous
tendent à le faire croire. David, Salomon, etc., jamais
n'ont dit : « Il n'y a point de vide, donc il y a un Dieu. »
Il fallait qu'ils fussent plus habiles que les plus habiles
gens qui sont venus depuis, qui s'en sont tous servis. Cela
est très considérable.
3. « Eh quoi ! ne dites- vous pas vous-même que le ciel
et les oiseaux prouvent Dieu? — Non. — «Et votre
religion ne le dit-elle pas ?» — Non. Car encore que cela
est vrai en un sens pour quelques âmes à qui Dieu donne
cette lumière, néanmoins cela est faux à l'égard de la
plupart.
*f^ Il y a trois moyens de croire : la raison, la cou-
tume, l'inspiration. La religion chrétienne, qui seule a la
raison, n'admet pas pour ses vrais enfants ceux qui croient
sans inspiration ; ce n'est pas qu'elle exclue la raison et
la coutume, au contraire ; mais il faut ouvrir son esprit
aux preuves, s'y confirmer par la coutume, mais s'otïrir
par les humilialions aux inspirations, qui seules peuvent
faire le vrai et salutaire effet : Ne evacaetar cr-ux Christi.
*-bi C'est être superstitieux, de mettre son espérance
dans les formalités ; mais c'est être superbe, de ne vou-
loir s'y soumettre.
6. Il faut que l'extérieur soit joint à l'intérieur pour
obtenir de Dieu : c'est-à-dire que l'on se mette à genoux,
prie des lèvres, etc., afin que l'homme orgueilleux, qui
n'a voulu se soumettre à Dieu, soit maintenant soumis à
la créature. Attendre de cet extérieur le secours est être
superstitieux, ne vouloir pas le joindre à l'intérieur est
être superbe.
* 7. Les autres religions, comm.e les païennes, sont
(1) Ces fortes et vives paroles ont un peu effrayé Port-Royal, qui
s'est empressé d'en corriger l'àpreté et d'en atténuer la portée ; et
rien ne serait plus curieux que de comparer le texte de Port-Royal
avec le texte vrai de Pascal.
PENSEES. — ARTICLE IV 6/
plus populaires, car elles sont en extérieur ; mais elles
ne sont pas pour les gens habiles. Une religion purement
intellectuelle serait plus proportionnée aux habiles ; mais
elle ne servirait pas au peuple. La seule religion chré-
tienne est proportionnée à tous, étant mêlée d'extérieur
et d'intérieur. Elle élève le peuple à l'intérieur (1), et abaisse
les superbes à l'extérieur ; et n'est pas parfaite sans les
deux, car il faut que le peuple entende l'esprit de la
lettre, et que les habiles soumettent leur esprit à la lettre.
• 8. ... Car il ne faut pas se méconnaître : nous sommes
automate autant qu'esprit ; et de là vient que l'instrument
par lequel la persuasion se fait n'est pas la seule démons-
tration. Combien y a-t-il peu de choses démontrées ! Les
preuves ne convainquent que l'esprit. La coutume fait
nos preuves les plus fortes et les plus crues ; elle incline
l'automate, qui entraîne l'esprit sans qu'il y pense. Qui
a démontré qu'il sera demain jour, et que nous mourrons ?
Et qu'y a-t-il de plus cru ? C'est donc la coutume qui
nous en persuade ; c'est elle qui fait tant de chrétiens,
c'est elle qui fait les Turcs, les païens, les métiers, les
soldats, etc. (Il y a la foi reçue dans le baptême aux Chré-
tiens de plus qu'aux Turcs.) Enfin, il faut avoir recours à
elle quand une fois l'esprit a vu où est la vérité, afin de
nous abreuver et nous teindre de cette créance, qui nous
échappe à toute heure ; car d'en avoir toujours les preuves
présentes, c'est trop d'affaire . Il faut acquérir une créance
plus facile, qui est celle de l'habitude, qui, sans violence,
sans art, sans argument, nous fait croire les choses, et
incline toutes nos puissances à cette croyance, en sorte
que notre âme y tombe naturellement. Quand on ne croit
que par la force de la conviction, et que l'automate est
incliné à croire le contraire, ce n'est pas assez. Il faut
donc faire croire nos deux pièces : l'esprit, par les raisons,
qu'il suffit d'avoir vues une fois dans sa vie : et l'automate,
par la coutume, et en ne lui permettant pas de s'mcliner
au contraire. Inclina cor meuni, Deus.
La raison agit avec lenteur, et avec tant de vues, sur
tant de principes, lesquels il faut qu'ils soient toujours
présents, qu'à toute heure elle s'assoupitou s'égare, man-
que d'avoir tous ses principes présents. Le'^sentiment
n'agit pas ainsi : il agit un instant, et toujours est prêt
(1) A a ici
comme il y
'. le sens de jusqu'à : c'est un latinisme (en latin ad)^
en a tant dans la langue de Pascal.
68 PASCAL
à agir. Il faut donc mettre notre foi dans le sentiment ;
autrement elle sera toujours vacillante.
* 9. Deux excès : exclure la raison, n'admettre que la
raison .
10. Il y a peu de vrais Chrétiens, je dis même pour la
foi. Il y en a bien qui croient, mais par superstition : il
y en a bien qui ne croient pas, mais par libertinage : peu
sont entre deux.
Je ne comprends pas en cela ceux qui sont dans la
véritable piété de mœurs, et tous ceux qui croient par un
sentiment du cœur.
* 11. Il n'y a que trois sortes de personnes : les unes
qui servent Dieu, l'ayant trouvé ; les autres qui s'emploient
à le chercher, ne l'ayant pas trouvé ; les autres qui vivent
sans le chercher ni" l'avoir trouvé. Les premiers sont
raisonnables et heureux, les derniers sont fous et malheu-
reux, ceux du milieu sont malheureux et raisonnables.
12. Le monde ordinaire a le pouvoir de ne pas songer
à ce qu'il ne veut pas songer. « Ne pensez pas aux pas-
sages du Messie, » disait le Juif à son fîls. Ainsi font
les nôtres souvent. Ainsi se conservent les fausses reli-
gions, et la vraie même, à l'égard de beaucoup de gens.
Mais il y en a qui n'ont pas le pouvoir de s'empêcher
ainsi de songer, et qui songent d'autant plas qu'on leur
défend. Ceux-là se défont des fausses religions, et de la
vraie même, s'ils ne trouvent des discours solides.
* 13. Superstition et concupiscence. Scrupules, désirs
mauvais. Crainte mauvaise: crainte, non celle qui vient
de ce qu'on croit Dieu, mais celle de ce qu'on doute s'il
est ou non. La bonne crainte vient de la foi, la fausse
crainte vient du doute. La bonne crainte, jointe à l'espé-
rance, parce qu'elle naît de la foi, et qu'on espère au Dieu
que l'on croit ; la mauvaise jointe au désespoir, parce
qu'on craint le Dieu auquel on n'a point de foi. Les uns
craignent de le perdre, les autres craignent de le trouver.
* 14. « Un miracle, dit-on, affermirait ma créance. »
On le dit quand on ne le voit pas. Les raisons qui, étant
vues de loin, paraissent borner notre vue, mais quand on
y est arrivé, on commence à voir encore au delà. Rien
n'arrête la volubilité de notre esprit. 11 n'y a point, dit-on^
de règle qui n'ait quelques exceptions, ni de vérité si
générale qui n'ait quelque face par où elle manque. Il suffit
PENSÉES. — ARTICLE IV 69
qu'elle ne soit pas absolument universelle, pour nous don-
ner sujet d'appliquer l'exception au sujet présent, et de
dire : « Cela n'est pas toujours vrai ; donc il y a des cas
où cela n est pas. » Il ne reste plus qu'à montrer que
celui-ci en est ; et c'est à quoi on est bien maladroit ou
bien malheureux si on ne trouve quelque jour.
15. On ne s'ennuie point de manger et dormir tous
les jours, car la faim renaît, et le sommeil ; sans cela on
s'en ennuierait. Ainsi, sans la faim des choses spiri-
tuelles, on s'en ennuie. Faim de la justice : béatitude
huitième.
* 16. La foi dit bien ce que les sens ne disent pas, mais
non pas le contraire de ce qu'ils voient. Elle est au-dessus,
et non pas contre.
* 17. La dernière démarche de la raison est de recon-
naître qu'il y a une infinité de choses qui la surpassent.
Elle n'est que faible, si elle ne va jusqu'à connaître cela.
Que si les choses naturelles la surpassent, que dira-t-on
des surnaturelles?
* 18. Soumission. — Il faut savoir douter où il faut,
assurer où il faut, en se soumettant où il faut (A). Qui ne fait
ainsi n'entend pas la force de la raison. Il y [en] a qui
faillent contre ces trois principes, ou en assurant tout
comme démonstratif, manque de se connaître en démons-
tration : ou en doutant de tout, manque de savoir où il
faut se soumettre ; ou en se soumettant en tout, manque
de savoir où il faut juger.
19. Soumission et usage de la raison, en quoi consiste
le vrai christianisme.
* 20. Saint Augustin : la raison ne se soumettrait
jamais, si elle ne jugeait qu'il y a des occasions où elle se
doit soumettre. Il est donc juste qu'elle se soumette, quand
elle juge qu'elle se doit soumettre.
* 21. Il n'y a rien de si conforme à la raison que ce
désaveu de la raison.
(1) Admirable formule, qui pourrait servir d'épigraphe à V Apologie
tout entière de Pascal, et qui marque avec une vigueur singulière les
droits — et les limitas — »!e la raison. — Pascal avait d'alïord écrit,
puis effacé ceci : « Il faut avoir ces trois qualités : pyrrhonien, géo-
mètre, chrétien soumis ; et elles s'accordent et se tempèrent, en
doutant [où il faut, en assurant où il faut, en se soumettant où il
faut\ »
70 PASCAL
* 22. Si on soumet tout à la raison, notre religion
n'aura rien de mystérieux et de surnaturel. Si on choque
les principes de la raison, notre religion sera absurde et
ridicule.
* 23. Tout notre raisonnement se réduit à céder au
sentiment. Mais la fantaisie est semblable et contraire
au sentiment, de sorte qu'on ne peut distinguer entre ces
contraires. L'un dit que mon sentiment est fantaisie, l'autre
que sa fantaisie est sentiment. Il faudrait avoir une règle.
La raison s'offre, mais elle est ployable à tous sens ; et
ainsi il n'y en a point.
* 24. Les hommes prennent souvent leur imagination
pour leur cœur ; et ils croient être convertis dès qu'ils
pensent à se convertir.
25. M. de Roannez disait : « Les raisons me viennent
après, mais d'abord la chose m'agrée ou me choque sans
en savoir la raison, et cela me choque par cette raison
que je ne découvre qu'ensuite. » Mais je crois, non pas
que cela choquait par ces raisons qu'on trouve après,
mais qu'on ne trouve ces raisons que parce que cela
choque.
* 26. Le cœur a ses raisons, que la raison ne connaît
point ; on le sait en mille choses. Je dis que le cœur aime
l'être universel naturellement, et soi-même naturellement
selon qu'il s'y adonne ; et il se durcit contre l'un ou
l'autre à son choix. Vous avez rejeté l'un et conservé
l'autre : est-ce par raison que vous vous aimez ?
* 27. C'est le cœur qui sent Dieu et non la raison.
Voilà ce que c'est que la foi : Dieu sensible au cœur (1).
non à la raison.
* 28. La foi est un don de Dieu ; ne croyez pas que
nous disions que c'est un don de raisonnement. Les autres
religions ne disent pas cela de leur foi : elles ne donnaient
(1) Mme de Sé\ igné, dans une lettre à Mme de Guitaut, a commenté
mieux que nous ne saurions faire cette admirable et touchante for-
mule : (' Dieu sensible au cœur, lui disait-elle, voilà votre bienheu-
reux état. Je u'ai jamais vu une telle parole. Mais elle est aussi de
M. Pascal. » (29 octobre 1692.) Et, de fait, on a bien pu découvrir
chez Saint-Cyran, chez son neveu, M. de Barcos, oa chez M. de
Saci, des idées ou des sentiments identiques : il n'y a que Pascal
qui ait trouvé cette immortelle parole.
PENSÉES. — ARTICLE IV 71
que le raisonnement pour y arriver, qui n'y mène pas
néanmoins.
29. Qu'il y a loin de la connaissance de Dieu à l'ai-
mer (1) '.
* 30. Ne vous étonnez pas de voir des personnes simples
croire sans raisonner. Dieu leur donne l'amour de soi
et la haine d'eux-mêmes. Il incline leur cœur à croire.
On ne croira jamais d'une créance utile et de foi, si Dieu
n'incline le cœur : et on croira dès qu'il l'inclinera. Et
c'est ce que David .'onnaissait bien lorsqu'il disait : Inclina
cor mcuni, Doits, in [testimonia tua].
* 31. La religion est proportionnée à toutes sortes d'es-
prits. Les premiers s'aiTêtent au seul établissement ; et
cette religion est telle, que son seul établissement est
suffisant pour en prouver la vérité. Les autres vont jusques
aux apOtres. Les plus instruits vont jusqu'au commence-
ment du monde. Les anges la voient encore mieux, et de
plus loin.
* 32. Ceux qui croient sans avoir lu les Testaments,
c'est parce qu'ils ont une disposition intérieure toute
sainte, et que ce qu'ils entendent dire de notre religion y
est conforme. Ils sentent qu'un Dieu les a faits ; ils ne
veulent aimer que Dieu ; ils ne veulent haïr cj^i'eux-
mèmes. Ils sentent qu'ils n'en ont pas la force d'eux-
mêmes ; qu'ils sont incapables d'aller à Dieu ; et que, si
Dieu ne vient à eux, ils ne peuvent avoir aucune communi-
cation avec lui. Et ils entendent dire dans notre religion
qu'il ne faut aimer que Dieu, et ne haïr que soi-même :
mais qu'étant tous corrompus, et incapables de Dieu,
Dieu s'est fait homme pour s'unir à nous. Il n'en faut
pas davantage pour persuader des hommes qui ont cette
disposition dans le cœur, et qui ont cette connaissance
de leur devoir et de leur incapacité.
* 33. Ceux que nous voyons Chrétiens sans la connais-
sance des prophéties et des preuves ne laissent pas d'en
juger aussi bien que ceux qui ont cette connaissance. Ils
en jugent par le cœur, comme les autres en jugent par
l'esprit. C'est Dieu lui-même qui les incline à croire ; et
ainsi ils sont très efficacement persuadés.
(1) On trouvera dans nos Opuscules choisis de Pascal (p. 71-72) ua
fragment que M. Brunschvicg place à cet endroit de son éditioa ;
« Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison... »
rZ PASCAL
J'avoue bien qu'un de ces Chrétiens qui croient sans
preuves n'aura peut-être pas de quoi convaincre un
infidèle qui en dira autant de soi. Mais ceux qui savent
les preuves de la religion prouveront sans difticulté que
ce fidèle est véritablement inspiré de Dieu, quoiqu'il ne
pût le prouver lui-même.
Car Dieu ayant dit dans ses prophéties ( qui sont indu-
bitablement prophéties) que dans le règne de Jésus-Christ
il répandrait son esprit sur les nations, et que les fils, les
filles et les enfants de l'Église prophétiseraient, il est sans
doute que l'esprit de Dieu est sur ceux-là, et qu'il n'est
point sur les autres.
• 34. Au lieu de vous plaindre de ce que Dieu s'est
caché, vous lui rendrez grâces de ce qu'il s'est tant décou-
vert ; et vous lui rendrez grâces encore de ce qu'il ne
s'est pas découvert aux sages superbes, indignes de
connaître un Dieu si saint.
Deux sortes de personnes coimaissent : ceux qui ont le
cœur humilié, et qui aiment la bassesse, quelque degré
d'esprit qu'ils aient, haut ou bas ; ou ceux qui ont assez
d'esprit pour voir la vérité, quelque opposition qu'ils y
aient.
35. Preuve. — 1* la religion chrétienne, par son établis-
sement, par elle-même établie si fortement, si doucement,
étant si contraire à la nature. — 2' La sainteté, la hau-
teur et rhumi[ité d'une âme chrétienne. — 3° Les
merveilles de l'Écriture sainte. — 4* Jésus-Christ en par-
ticulier. — 5* Les apôtres en particulier. — 6° Moïse et
les prophètes en particulier. — 7* Le peuple juif. — 8° Les
prophéties. — 9° La perpétuité : nulle religion n'a la per-
pétuité. — 10* La doctrine, qui rend raison de tout. —
11" La sainteté de cette loi. — 12° Par la conduite du
monde.
Il est indubitable qu'après cela on ne doit pas refuser,
en considérant ce que c'est que la vie, et que cette reli-
gion, de suivre l'inclination de la suivre, si elle nous vient
dans le creur ; et il est certain qu'il n'y a nul lieu de se
moquer de ceux qui la suivent.
PENSÉES. — ARTICLE V 73
ARTICLE V
La justice et la raison des effets.
1. ft Pourquoi me tuez-vous ? — Eli quoi 1 ne demeurez-
vous pas de i'autre côté de l'eau ? Mon ami, si vous
demeuriez de ce côté, je serais un assassin et cela serait
injuste de vous tuer de la sorte ; mais puisque vous
demeurez de l'autre côté, je suis un brave, et cela est
juste. »
• 2. ...Sur quoi la fondera-t-il, l'économie du monde qu'il
veut gouverner ? Sera-ce sur le caprice de chaque particu-
lier'? quelle confusion ! Sera-ce sur la justice ? il l'ignore.
Certainement s'il la connaissait, il n'aurait pas établi
cette maxime, la plus générale de toutes celles qui sont
parmi les hommes, que chacun suive les moBurs de son
pays ; l'éclat de la véritable équité aurait assujetti tous
les*^ peuples, et les législateurs n'auraient pas pris pour
modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et
les caprices des Perses et Allemands. On la verrait plan-
tée par tous les Etats du monde et dans tous les temps,
au lieu qu'on ne voit rien de juste ou d'injuste qui ne
change de qualité en changeant' de climat. Trois degrés
d'élévation du pôle renversent toute la jurisprudence ; un
méridien décide de la vérité ; en peu d'années de posses-
sion, les lois fondamentales changent ; le droit a ses
époques, l'entrée de Saturne au Lion nous marque l'ori-
gine d'un tel crime. Plaisante justice qu'une rivière
borne ! Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà.
Ils confessent que la justice n'est pas dans ces coutu-
mes, mais qu'elle réside dans les lois naturelles, connues
en tout pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâ-
trement, si la témérité du hasard qui a semé les lois
humaines en avait rencontré au moins une qui fût univer-
selle ; mais la plaisanterie est telle, que le caprice des
74 PASCAL
hommes s'est si bien diversifié, qu'il n'y en a point. Le
larcin, l'inceste, le meurtre des enfants et des pères,
tout a eu sa place entre les actions vertueuses. Se peut-il
rien de plus plaisant, qu'un homme ait droit de me tuer
parce qu'il demeure au delà de l'eau, et que son prince a
querelle contre le mien, quoique je n'en aie aucune avec
lui? Il y a sans doute des lois naturelles ; mais cette belle
raison corrompue a tout corrompu : Nihii ampUiis nostrum
est ; quod nostrum dccinius, artcs est. Ex senatus consultis
et plebcscitcs crimina exercentar. Ut olira vitics, sic nunc
legibus laboramus.
De cette confusion arrive que l'un dit que l'essence de
la justice est l'autorité du légistateur, l'autre la commo-
dité du souverain, l'autre la coutume présente; et c'est le
plus sûr : rien, suivant la seule raison, n'est juste de soi,
tout branle avec le temps. La coutume fait toute l'équité,
par cette seule raison qu'elle est reçue ; c'est le fondement
mystique de son autorité. Qui la ramène à son principe,
l'anéantit. Rien n'est si fautif que ces lois qui redressent
les fautes ; qui leur obéit parce qu'elles sont justes, obéit
à la justice qu'il imagine, mais non pas à l'essence de la
loi ; elle est toute ramassée en soi ; elle est loi, et rien
davantage. Qui voudra en examiner le motif le trouvera
si faible et si léger, que, s'il n'est accoutumé à contem-
pler les prodiges de l'imagination humaine, il admirera
qu'un siècle lui ait tant acquis de pompe et de révérence.
L'art de fronder, bouleverser les Etats, est d'ébranler
les coutumes établies, en sondant jusque dans leur
source, pour marquer leur défaut d'autorité et de justice.
« Il faut, dit-on, recourir aux lois fondamentales et primi-
tives de l'Etat, qu'une coutume injuste a abolies. » C'est un
jeu sûr pour tout perdre ; rien ne sera juste à cette
balance. Cependant le peuple prête aisément l'oreille à
ces discours. Ils secouent le joug dès qu'ils le recon-
naissent ; et les grands en profitent à sa ruine, et à celle de
ces curieux examinateurs des coutumes reçues. Mais, par
un défaut contraire, les hommes croient quelquefois pou-
voir faire ayec justice tout ce qui n'est pas sans exemple.
C'est pourquoi le plus sage des législateurs disait que, pour
le bien des hommes, il faut souvent les piper ; et un autre,
bon politique : Cum veritatem qua liberetur ignoret, expe-
dct quod fallatur. Il ne faut pas qu'il sente la vérité de
l'usurpation ; elle a été introduite autrefois sans raison,
elle est devenue raisonnable ; il faut la faire regarder
comme authentique, éternelle, et en cacher le commen-
PENSEES. — ARTICLE V /O
cernent si l'on ne veut qu'elle ne prenne bientôt fin (1).
• 3. Mcen, tien. « Ce chien est à moi, disaient ces pauvres
enfants ; c'est là ma place au soleil. » Voilà le commence-
ment et l'image de l'usurpation de toute la terre.
4. Quand il est question de juger si on doit faire la
guerre et tuer tant d'hommes, condamner tant d'Espagnols
à la mort, c'est un homme seul qui en juge et encore
intéressé : ce devrait être un tiers indifférent.
5. Justice, force. — Il est juste que ce qui est juste
soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit
suivi. La justice sans la force est impuissante : la force
sans la justice est tyrannique. La justice sans force est
contredite, parce qu'il y a toujours des méchants ; la force
sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble
la justice et la force ; et pour cela faire que ce qui est
juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste.
La justice est sujette à dispute, la force est très recon-
naissable et sans dispute. Ainsi on n'a pu donner la force
à la justice, parce que la force a contredit la justice et a
dit quelle était injuste, et a dit que c'était elle qui était
juste. Et ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût
fort, on a fait que ce qui est fort fût juste.
•6. C'est l'effet de la force, non de la coutume ; car
ceux qui sont capables d'inventer sont rares ; les plus
forts en nombre ne veulent que suivre, et refusent la gloire
à ces inventeurs qui la cherchent par leurs inventions ; et
s'ils s'obstinent à la vouloir obtenir, et mépriser ceux qui
n'inventent pas, les autres leur donneront des noms ridi-
cules, leur donneraient des coups de bâton. Qu'on ne se
pique donc pas de cette subtilité, ou qu'on s'en contente
en soi-même.
•7. La coutume de voir les rois accompagnés de gardes,
de tambours, d'officiers, et de toutes les choses qui ploient
la machine vers le respect et la terreur, fait que leur
visage, quand il est quelquefois seul et sans ces accoiTipa-
gnements, imprime dans leurs sujets le respect et la
terreur, parce qu'on ne sépare point dans la pensée leurs
personnes d'avec leurs suites, qu'on y voit d'ordinaire
(1) Comme on sent bien que Pascal a été témoin de la Fronde, et
qu'il a vu, de ses yeux vu, selon le mot du cardinal de Retz, « le
peuple entrer dans le sanctuaire, et lever le voile qui doit toujours
couvrir tout ce que l'on peut dire, tout ce que l'on peut voir du droit
des peuples et de celui des rois <iui ne s'accordent jamais si bien
ensemble que dans le silence » !
76 PASCAL
jointes. Et le monde, qui ne sait pas que cet effet vient
de cette coutume, croit qu'il vient d'une force natu-
relle ; et de là viennent ces mots : « Le caractère de la
Divinité est empreint sur son visage, etc. »
8. Roi et tyran. — J'aurai aussi mes idées de derrière
la tête.
Je prendrai garde à chaque voyage.
Gi^andeur d'établissement, respect d'établissement.
Le plaisir des grands est de pouvoir faire des heureux.
Le propre de la richesse est d'être donnée libéralement.
Le propre de chaque chose doit être cherché. Le propre
de la puissance est de protéger.
Quand la force attaque la grimace, quand un simple
soldat prend le bonnet carré d'un premier président, et
le fait voler par la fenêtre.
9. Raison des e^ffets. — Cela est admirable : on ne veut
pas que j'honore \xn homme vêtu de brocatelle et suivi de
sept ou huit laquais ! Eh quoi ! il me fera donner les étri-
vières, si je ne le salue. Cet habit, c'est une force. C'est
bien de même qu'un cheval bien enharnaché à l'égard
d'un autre ! Montaigne est plaisant de ne pas voir quelle
différence il y a, et d'admirer qu'on y en trouve, et d'en
demander la raison. « De vrai, dit-if, d'où vient, etc.... »
- 10. Les choses du monde les plus déraisonnables de-
viéti'nent les plus raisonnables à cause du dérèglement ;
des hommes. Qu'y a-t-il de moins raisonnable que ^eîT*
choisir, pour gouverner un Etat, le premier fils d'une
reine? L'on ne choisit pas pour gouverner un bateau
celui des voyageurs qui est de meilleure maison : cette
loi serait ridicule et injuste. Mais parce qu'ils le sont et le
seront toujours, elle devient raisonnable et juste ; car qui
choisira-t-on ? Le plus vertueux et le plus habile ? Nous
voilà incontinent aux mains : chacun prétend être ce plus
vertueux et ce plus habile. Attachons donc cette qualité à
quelque chose d'incontestable. C'est le fils aîné du roi ; cela
est net, il n'y a point de dispute. La raison ne peut mieux
faire, car la guerre civile est le plus grand des maux,
* 11. Que la noblesse est un grand avantage, qui, dés
dix-huit ans, met un homme en passe, connu et respecté,
comme un autre pourrait avoir mérité à cinquante ans.
C'est trente ans gagnés sans peine.
* 12. Qu'est-ce que le moi?
Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les pas-
PENSEES. — ARTICLE V 77
sants, si je passe par là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour
me voir ? Non : car il ne pense pas à moi en particulier ;
mais celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté,
Taime-t-il '? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté
sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus.
Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire,
m'aime-t-on moi ? Non, car je puis perdre ces qualités
sans me perdre moi-même. Où est donc ce mol, s'il n'est
ni dans le corps, ni dans l'âme '? et comment aimer le
corps ou l'âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point
ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables ? car aime-
rait-on la substance de l'âme d'une personne, abstraite-
ment, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut,
et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais
seulement des qualités.
Qu'on ne se moque donc plus de ceux qui se font hono-
rer pour des charges et des offices, car on n'aime per-
sonne que pour des qualités empruntées.
* 13. Le peuple a les opinions très saines : par exemple :
1* D'avoir choisi le divertissement et la chasse plutôt
que la poésie. Les demi-savants s'en moquent, et triom-
phent à montrer là-dessus la folie du monde ; mais, par
une raison qu'ils ne pénètrent pas, on a raison ;
2* D'avoir distingué les hommes par le dehors, comme
par la noblesse ou le bien. Le monde triomphe encore à
montrer combien cela est déraisonnable ; mais cela est
très raisonnable (cannibales se rient d'un enfant roi) ;
3' De s'offenser pour avoir reçu un soufliet, ou de tant
désirer la gloire. Mais cela est très souhaitable, à cause
des autres biens essentiels qui y sont joints ; et un homme
qui a re«;u un soufflet sans s'en' ressentir est accablé d'in-
jures et de nécessités ;
4* Travailler pour l'incertain ; aller sur la mer ; passer
sur une planche.
• 14. Àlontiigne a tort : la coutum^e ne doit être suivie
que parce qu'elle est coutume, et non parce qu'elle soit
raisonnable ou juste ; mais le peuple la suit par cette
seule raison qu'il la croit juste. Sinon, il ne la suivrait
plus, quoiqu'elle fût coutume ; car on ne veut être assu-
jetti qu'à la raison ou à la justice. La coutume, sans cela,
passerait pour tyrannie ; mais l'empire de la raison et de
la justice n'est non plus tyrannique que celui de la délec-
tation : ce sont les principes naturels à l'homme.
Il sei-ait donc bon qu'on obéit aux lois et aux coutumes
78 PASCAL
parce qu'elles sont lois ; qu'il sût qu'il n'y en a aucune
vraie et juste à introduire, que nous n'y connaissons rien,
et qu'ainsi il faut seulement suivre les re^-ues : par ce
n]oyen, on ne les quitterait jamais. Mais le peuple n'est
pas susceptible de cette doctrine ; et ainsi, comme il croit
que la vérité se peut trouver, et qu'elle est dans les lois
et coutumes, il les croit, et prend leur antiquité comme
une preuve de leur vérité (et non de leur seule autorité
sans vérité). Ainsi il y obéit ; mais il est sujet à se révolter
dès qu'on lui montre qu'elles ne valent rien ; ce qui se
peut faire voir de toutes, en les regardant d'un certain
côté.
• 15. Le monde juge bien des choses, car il est dans
l'ignorance naturelle, qui est le vrai siège de l'homme.
Les sciences ont deux extrémités qui se touchent. La pre-
mière est la pure ignorance naturelle où se trouvent
tous les homiij -s en naissant. L'autre extrémité est celle
où arrivent les grandes âmes, qui, ayant parcouru tout ce
que les hommes peuvent savoir, trouvent qu'ils ne savent
rien, et se rencontrent en cette même ignorance d'où ils
étaient partis ; mais c'est une ignorance savante qui se
connaît. Ceux d'entre eux, qui sont sortis de l'ignorance
naturelle, et n'ont pu arriver à l'autre, ont quelque tein-
ture de cette science suffisante, et font les entendus.
Ceux-là troublent le monde, et jugent mal de tout. Le
peuple et les habiles composent le train du monde ; ceux-là
le méprisent et sont méprisés. Ils jugent mal de toutes
choses, et le monde en juge bien.
16. Raison des effets. — Renversement continuel du
pour au contre.
Nous avons donc montré que l'homme est vain, par
l'estime qu'il fait des choses qui ne sont point essentielles ;
et toutes ces opinions sont détruites. Nous avons montré
ensuite que toutes ces opinions sont très saines, et
qu'ainsi, toutes ces vanités étant très bien fondées, le
peuple n'est pas si vain qu'on dit ; et ainsi nous avons
détruit l'opinion qui détruisait celle du peuple.
Mais il faut détruire maintenant cette dernière propo-
sition, et montrer qu'il demeure toujours vrai que le peuple
est vain, quoique ses opinions soient saines : parce qu'il
n'en sent pas la vérité où elle est, et que, la mettant où
elle n'est pas, ses opinions sont toujours très fausses et
très mal saines.
17. La puissance des rois est fondée sur la raison et
PENSÉES. — ARTICLE V 79
sur la folie du peuple, et bien plus sur la folie. La plus
grande et importante chose du monde a pour fondement
la faiblesse, et ce fondement-là est admirablement sur ;
car il n'y a rien de plus [sûr] que cela, que le peuple sera
faible. Ce qui est fondé sur la saine raison est bien mal
fondé, comme l'estime de la sagesse.
* 18. On ne s'imagine Platon et Aristote qu'avec de
grandes robes de pédants. C'étaient des gens honnêtes
et, comme les autres, riant avec leurs amis ; et, quand
ils se sont divertis à faire leurs Lois et leur Politique, ils
l'ont fait en se jouant ; c'était la partie la moins philosophe
et la moins sérieuse de leur vie : la plus philosophe était
de vivre simplement et tranquillement. S'ils ont écrit de
politique, c'était comme pour régler un hôpital de fous ;
et s'ils ont fait semblant d'en parler comme d'une grande
chose, c'est qu'ils savaient que les fous à qui ils parlaient
pensaient être rois et empereurs. Ils entraient dans leurs
principes pour modérer leur folie au moins mal qu'il se
pouvait.
* 19. La tyrannie consiste au désir de domination, uni-
versel et hors de son ordi-e.
Diverses chambres, de forts, de beaux, de bons esprits,
de pieux, dont chacun règne chez soi, non ailleurs ; et
quelquefois ils se rencontrent, et le fort et le beau se
battent, sottement, à qui sera le maître l'un de l'autre ;
car leur maiirise est de divers genre. Ils ne s'entendent
pas, et leur faute est de vouloir régner partout. Rien ne
le peut, non pas même la force : elle ne fait rien au
royaume des savants ; elle n'est maîtresse que des actions
extérieures.
Tyrannie. — ... Ainsi ces discours sont faux et tyran-
niques : « Je suis beau, donc on doit me craindre. Je suis
fort, donc on doit m'aimer. Je suis... »
La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu'on
ne peut avoir que par une autre. On rend différents devoirs
aux différents mérites : devoir d'amour à l'agrément ;
devoir de crainte à la force ; devoir de créance à la science.
On doit rendre ces devoirs-là, on est injuste de les refu-
ser, et injuste d'en demander d'autres. Et c'est de même
être faux et t^Tannique de dire : « Il n'est pas fort, donc
je ne l'estimerai pas ; il n'est pas habile, donc je ne le
craindi'ai pas. »
* 20. N'avez-vous jamais vu des gens qui, pour se
80 PASCAL
plaindre du peu d'état que vous faites d'eux, vous étalent
l'exemple de gens de condition qui les estiment ? Je leur
répondrais à cela : « Montrez-moi le mérite par où vous
avez charmé ces personnes, et je vous estimerai de
même. »
* 21. Raison des effets. — La concupiscence et la force
sont les sources de toutes nos actions : la concupiscence
fait les volontaires ; la force, les involontaires.
* 22. Raison des effets. — Il est donc vrai de dire que
tout le monde est dans l'illusion : car, encore que les
opinions du peuple soient saines, elles ne le sont pas dans
sa tête, car il pense que la vérité est où elle n'est pas.
La vérité est bien dans leurs opinions, mais non pas au
point où ils se figurent. [Ainsi], il est vrai qu'il faut hono-
rer les gentilshommes, mais non pas parce que la nais-
sance est un avantage effectif, etc.
23. Raison des effets. — Il faut avoir une pensée de
derrière, et juger de tout par là, en parlant cependant
comme le peuple.
* 24. Raison des effets. — Gradation. Le peuple honore
les personnes de grande naissance. Les demi-habiles les
méprisent, disant que la naissance n'est pas un avantage
de la personne, mais du hasard. Les habiles les honorent,
non par la pensée du peuple, mais par la pensée de der-
rière. Les dévots qui ont plus de zèle que de science les
méprisent, malgré cette considération qui les fait honorer
par les habiles, parce qu'ils en jugent par une nouvelle
lumière que la piété leur donne. Mais les chrétiens par-
faits les honorent par une autre lumière supérieure. Ainsi
se vont les opinions succédant du pour au contre, selon
qu'on a de lumière.
25. Les vrais chrétiens obéissent aux folies néanmoins ;
non pas qu'ils respectent les folies, mais l'ordre de Dieu,
qui, pour la punition des hommes les a asservis à ces
folies : Omnis creatura suhjecta est vanitati. Liberabitur .
Ainsi saint Thomas explique le lieu de saint Jacques sur
la préférence des riches, que, s'ils ne le font pas dans la
vue de Dieu, ils sortent de l'ordre de la religion.
PENSÉES. — ARTICLE VI 81
ARTICLE VI
Les Philosophes.
*1. Je puis bien concevoir un homme sans mains, pieds,
tête (car ce n'est que lexpérience qui nous apprend que
la tête est plus nécessaii^e que les pieds). Mais je ne puis
concevoir l'homme sans pensée : ce serait une pierre ou
une brute.
2. La raison nous commande bien plus impérieusement
qu'un maître ; car en désobéissant à l'un on est malheu-
reux, et en désobéissant à l'autre on est un sot.
CSy Pensée fait la grandeur de l'homme.
'4. L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de
la nature ; mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas
que l'univers entier s'arme pour l'écraser : une vapem',
une goutte d'eau, suffît pour Je tuer. Mais, quand l'univers
l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui
le tue, parce qu'il sait qu'il meurt, et l'avantage que l'uni-
vers a sur lui. L'univers n'en sait rien (1).
Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C'est
de là qu'il faut nous relever et non de l'espace et de la
durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à
bien penser : voilà le principe de la morale.
5. Roseau pensant. — Ce n'est point de l'espace que je
dois chercher ma dignité, mais c'est du règlement de ma
(1) On a épuisé, et à juste titre, toutes les formules de l'admiration
pour cette célèbre pensée. Pascal, dans toute sa vie, n'eùt-il écrit que
ces quelques lignes, elles auraient suffi à le classer parmi les grands
écrivains. Elles sont de plus éminemment caractéristiques de son style.
Exprimer au moyen d'une brève et saisissante image une forte et pr<>
fonde pensée, de telle sorte qu'elle s'impose à l'anime tout entière de
son lecteur, voilà, en effet, essentiellement, le procédé pasca'.ien. —
On notera que l'écriture de Pascal, en général si tourmentée et si
nerveuse, s'est faite ici, sur le manuscrit, noble et sereine c^mme la
pensée même qu'elle figure aux yeux du coriis.
PASCAX — PENSÉES. 6
82 PASCAL
pensée. Je n'aurai pas davantage en possédant des terres :
par l'espace, l'univers me comprend et m'engloutit comme
un point ; par la pensée, je le comprends.
*6. Stoïques. — Ils concluent qu'on peut toujours ce
qu'on peut quelquefois, et que, puisque le désir de la
gloire fait bien faire à ceux qu'il possède quelque chose,
les autres le pourront bien aussi. Ce sont des mouvements-
fiévreux que la santé ne peut imiter.
Epictète conclut de ce qu'il y a des chrétiens constants^
que chacun le peut bien être.
*7. Ces grands efforts d'esprit, où l'âme touche quel-
quefois, sont choses où elle ne se tient pas ; elle y saute
seulement, non comme sur le trône, pour toujours, mais
pour un instant seulement.
•8. Ce que peut la vertu d'un homme ne se doit pas
mesurer par ses efforts, mais par son ordinaire.
*9. Je n'admire point l'excès d'une vertu, comme de la
valeur, si je ne vois en même temps l'excès de la vertu
opposée, comme en Épaminondas, qui avait l'extrême
valeur et l'extrême bénignité. Car, autrement, ce n'est pas
monter, c'est tomber. On ne montre pas sa grandeur pour
être à une extrémité, mais bien en touchant les deux à
la fois, et remplissant tout l'entre-d'eux. — Mais peut-être
que ce n'est qu'un soudain mouvement de l'âme de l'un à
l'autre de ces extrêmes, et qu'elle n'est jamais en effet
qu'en un point, comme le tison de feu. — Soit, mais au
moins cela marque l'agilité de l'âme, si cela n'en marque
l'étendue.
10. — La nature de l'homme n'est pas d'aller toujours,
elle a ses allées et venues.
La fièvre a ses frissons et ses ardeurs ; et le froid montre
aussi bien la grandeur de l'ardeur de la fièvre que le chaud
même.
Les inventions des hommes de siècle en siècle vont de
même. La bonté et la malice du monde en général en est
de même : Pleramque gratœ principibus vices.
*11 — L'éloquence continue ennuie.
Les princes et les rois jouent quelquefois. Ils ne sont
pas toujours sur leurs trônes ; ils s'y ennuient : la gran-
deur a besoin d'être quittée pour être sentie. La conti-
nuité dégoûte en tout ; le froid est agréable pour se chauf-
fer.
PENSÉES. — ARTICLE VI 83
La nature agit par progrès, itas et reditus. Elle passe
et revient, puis va plus loin, puis deux fois moins, puis
plus que jamais, etc.
Le flux de la mer se fait ainsi, le soleil semble marcher
ainsi (1).
12. Quand on veut poursuivre les vertus jusqu'aux
extrêmes de part et d'autre, il se présente des vices qui
s'y insinuent insensiblement, dans leurs routes insensibles,
du côté du petit infini ; et il s'en présente, des vices, en
foule du côté du grand infini (2), de sorte qu'on se perd
dans les vices, et on ne voit plus les vertus. On se prend à
la perfection même.
* 13. L'homme n'est ni ange ni bête, et le malheur
veut que qui veut faire l'ange fait la bête.
14. Nous ne nous soutenons pas dans la vertu par
notre propre force, mais par le contre-poids de deux vices
opposés, comme nous demem'ons debout entre deux vents
contraires : ôtez un de ces vices, nous tombons dans
l'autre.
* 15. Ce que les Stoïques proposent est si difficile et si
vain ! Les Stoïques posent : Tous ceux qui ne sont point au
haut degré de sagesse sont également fous et vicieux
comme ceux qui sont à deux doigts dans l'eau.
* 16. Pensée. — Toute la dignité de l'homme est en
la pensée.
La pensée est donc une chose admirable et incompa-
rable par sa nature. Il fallait quelle eût d'étranges défauts
pour être méprisable ; mais elle en a de tels que rien n'est
plus ridicule. Qu'elle est grande par sa nature 1 qu'elle est
basse par ses défauts 1
(1) Ici, dans le manuscrit, une ligne brisée qui figure par ses zig-
zags la marche capricieuse de Véoolution, telle que la conçoit Pas-
cal. — Nous disons bien : {'évolution ; et il est bien remarquable de
voir Pascal s'inscrire déjà en faux contre la conception du progrès
rectiligne, si chère aux philosophes du xvnr siècle, et en arriver,
par une vue de génie, aux théories toutes contemporai..es de nos
évolutionuistes sur la régression : itas et reditus.
(2) C'est-à-dire sans doute, soit qu'on poursuive la vertu dans l'infi-
niment petit de la vie individuelle, soit qu'on la poursuive dans l'infi-
liiraent grand de la vie collective ou sociale. — Que de sagesse, et si
l'on peut ainsi dire, que d'humanité dans cette conception p"ascalienne
de la vertu, de l'héroïsme et de la sainteté ! On songe involontaire-
ment ici à la célèbre exclamation de Bossuet : « Loin de moi les
héros sans humanité !... »
84 PASCAL
Mais qu'est-ce que cette pensée ? Qu'elle est sotte !
* 17. L'esprit de ce souverain juge du monde n'est
pas si indépendant, qu'il ne soit sujet à être troublé par
le premier tintamarre qui se fait autour de lui. Il ne faut
pas le bruit d'un canon pour empêcher ses pensées : il ne
faut que le bruit d'une girouette ou d'une poulie. Ne vous
étonnez pas s'il ne raisonne pas bien à présent; une
mouche bourdonne à ses oreilles ; c'en est assez pour le
rendre incapable de bon conseil. Si vous voulez qu'il
puisse trouver la vérité, chassez cet animal qui tient sa
raison en échec et trouble cette puissante intelligence
qui gouverne les villes et les royaumes. Le plaisant Dieu
que voilà ! O rcdicoloscssimo eroe !
18. La puissance des mouches : elles gagnent des
batailles, empêchent notre âme d'agir, mangent notre
corps.
* 19. En écrivant ma pensée, elle m'échappe quelque-
fois ; mais cela me fait souvenir de ma faiblesse, que j'ou-
blie à toute heure ; ce qui m'instruit autant que ma pensée
oubliée, car je ne tends qu'à connaître mon néant.
* 20. Pyrrhonisinc. — J'écrirai ici mes pensées sans
ordre, et non pas peut-être dans une confusion sans
dessein : c'est le véritable ordre, et qui marquera toujours
mon objet par le désordre même. Je ferais trop d'honneur à
mon sujet, si je le traitais avec ordre, puisque je veux
montrer qu'il en est incapable.
* 21. Ce qui m'étonne le plus est de voir que tout le
monde n'est pas étonné de sa faiblesse. On agit sérieuse-
ment, et chacun suit sa condition, non pas parce qu'il est
bon en effet de la suivre puisque la mode en est ; mais
comme si chacun savait certainement où est la raison et
la justice. On se trouve déçu à toute heure : et, par une
plaisante humilité, on croit que c'est sa faute, et non pas
celle de l'art, qu'on se vante toujours d'avoir. Mais il est
bon qu'il y ait tant de ces gens-là au monde, qui ne soient
pas pyrrhoniens, pour la gloire du pyrrhonisme, afin de
montrer que l'homme est bien capable des plus extrava-
gantes opinions, puisqu'il est capable de croire qu'il n'est
pas dans cette faiblesse naturelle et inévitable, et de croire
qu'il est, au contraire, dans la sagesse naturelle.
Rien ne fortifie plus le pyrrhonisme que ce qu'il y en a
qui ne sont point pyrrhoniens : si tous l'étaient, ils auraient
tort.
PENSÉES. — ARTICLE VI 85
* 22. [J'ai passé longtemps de ma vie en croyant qu'il
y avait une justice ; et en cela je ne me trompais pas ;
car il y en a, selon que Dieu nous l'a voulu révéler. Mais
je ne le prenais pas ainsi, et c'est en quoi je me trompais ;
car je croyais que notre justice était essentiellement
juste, et que j'avais de quoi la connaître et en juger. Mais
je me suis trouvé tant de fois en faute de jugement droit
qu'enfin je suis entré en défiance de moi, et puis des
autres. J'ai vu tous les pays et hommes changeants ; et
ainsi, après bien des changements de jugement touchant
la véritable justice, j'ai connu que notre nature n'était
qu'un continuel changement, et je n'ai plus changé depuis ;
et si je changeais, je confirmerais mon opinion.
Le pyrrhonien Arcésilas qui redevient dogmatique.]
*[^^ Les discours d'humilité sont matière d'orgueil aux
gens glorieux, et d'humilité aux humbles. Ainsi ceux du
pyrrhonisme sont matière d'affirmation aux affirraatifs ;
peu parlent de l'humilité humblement ; peu, de la chasteté
chastement ; peu, du pyrrhonisme en doutant. Nous ne
sommes que mensonge,' duplicité, contrariété, et nous
cachons et nous déguisons à nous-mêmes.
O^^ Pyrrhonisme. L'extrême esprit est accusé de folie,
coirmïe l'extrême défaut. Rien que la médiocrité n'est bon.
C'est la pluraUté qui a établi cela, et qui mord quiconque
s'en échappe par quelque bout que ce soit. Je ne m'y obs-
tinerai pas, je consens bien qu'on m'y mette, et me refuse
d'être au bas bout, non parce qu'il est bas, mais parce
qu'il est bout ; car je refuserais de même qu'on me mît au
haut. C'est sortir de l'humanité que de sortir du milieu.
La grandeur de l'âme humaine consiste à savoir s'y tenir ;
tant s'en faut que la grandeur soit à en sortir, qu'elle est
à n'en point sortir.
• 25. Toutes les bonnes maximes sont dans le monde ;
on ne manque qu'à les appliquer. Par exemple :
On ne doute pas qu'il ne faille exposer sa vie pour
défendre le bien public, et plusieurs le font ; mais pour la
religion, point.
\\ est nécessaire qu'il y ait de l'inégalité parmi les
hommes, cela est vrai ; mais cela étant accordé, voilà la
porte ouverte, non seulement à la plus haute domination,
mais à la plus haute tjTannie.
Il est nécessaire deVelâcher un peu l'esprit ; mais cela
ouvre la porte aux plus grands débordements. Qu'on en
86 PASCAL
marque les limites ! Il n'y a point de bornes dans les
choses : les lois y en veulent mettre, et l'esprit ne peut le
souffrir.
• 26. Si on est trop jeune, on ne juge pas bien ; trop
vieil, de même. Si on n'y songe pas assez, si on y songe
trop, on s'entête et on s'en coiffe. Si on considère son
ouvrage incontinent après l'avoir fait, on en est encore
tout prévenu ; si trop longtemps après, on [n'] y entre plus.
Ainsi les tableaux, vus de trop loin et de trop près ; et il
n'y a qu'un point indivisible qui soit le véritable lieu : les
autres sont trop près, trop loin, trop haut ou trop bas. La
{)erspective l'assigne dans l'art de la peinture. Mais dans
a vérité et dans la morale, qui l'assignera ?
* 27. Quand tout se remue également, rien ne se remue
en apparence, comme en un vaisseau. Quand tous vont
vers le débordement, nul n'y semble aller. Celui qui s'arrête
fait remarquer l'emportement des autres, comme un point
fixe.
* 28. Ceux qui sont dans le dérèglement disent à ceux
qui sont dans l'ordre que ce sont eux qui s'éloignent de
la nature, et ils la croient suivre : comme ceux qui sont
dans un vaisseau croient que ceux qui sont au bord fuient.
Le langage est pareil de tous côtés. Il faut avoir un point
fixe pour en juger. Le port juge ceux qui sont dans un
vaisseau ; mais où prendrons-nous un port dans la
morale ?
• 29. Contradiction est une mauvaise marque de vérité :
plusieurs choses certaines sont contredites ; plusieurs
fausses passent sans contradiction. Ni la contradiction
n'est marque de fausseté, ni l'incontradiction n'est marque
de vérité.
30. Pyrrhonisme. — Chaque chose est ici vraie en par-
tie, fausse en partie. La vérité essentielle n'est pas ainsi :
elle est toute pure et toute vraie. Ce mélange la déshonore
et l'anéantit. Rien n'est purement vrai ; et ainsi rien n'est
vrai, en l'entendant du pur vrai. On dira qu'il est vrai que
l'homicide est mauvais ; oui, car nous connaissons bien le
mal et le faux. Mais que dira-t-on qui soit bon ? La chas-
teté ? je dis que non, car le monde finirait. Le mariage ?
non : la continence vaut mieux. De ne point tuer? Non,
car les désordres seraient horribles, et les méchants
tueraient tous les bons. De tuer? Non, car cela détruit la
PENSÉES. — ARTICLE VI 87
nature. Xo'is n'avons ni vrai ni bien qu'en partie, et mêlé
de mal et de faux.
*31. Si nous rêvions toutes les nuits la même chose,
elle nous affecterait autant que les objets que nous voyons
tous les jours. Et si un artisan était sur de rêver toutes les
nuits, douze heures durant, qu'il est roi, je crois qu'il
serait presque aussi heureux qu'un roi qui rêverait toutes
les nuits, douze heures durant, qu'il serait artisan.
Si nous rêvions toutes les nuits que nous sommes pour-
suivis par des ennemis, et agités par ces fantômes péni-
bles, et qu'on passât tous les jours en diverses occupations,
comme quand on fait voyage, on souffrirait presque autant
que si cela était véritable, et on appréhenderait le dormir,
comme on appréhende le réveil quand on craint d'entrer
dans de tels malheurs en effet. Et en effet il ferait à peu
prés les mêmes maux que la réalité.
Mais parce que les songes sont tous différents, et qu'un
même se diversifie, ce qu'on y voit affecte bien moins que
ce qu'on voit en veillant, à cause de la continuité, qui n'est
pourtant pas si continue et égale qu'elle ne change aussi,
mais moins brusquement, si ce n'est rarement, conmie
quand on voyage ; et alors on dit : « Il me sen^ljle que je
rêve ; » car la vie est un songe un peu moins inconstant.
• 32. Contre le pyrrhonième. — [... C'est donc une chose
étrange qu'on ne peut définir ces choses sans les obscurcir,
nous en parlons en toute sûreté.] Nous supposons que tous
les conçoivent de même sorte ; mais nous le supposons
bien gratuitement, car nous n'en avons aucune preuve. Je
vois bien qu'on applique ces mots dans les mêmes occasions
et que, toutes les ibis que deux hommes voient un corps
changer de place, ils expriment tous deux la vue de ce
même objet pai' le même mot, en disant, l'un et l'autre,
qu'il s'est mû ; et de cette conformité d'application on tire
une puissante conjecture d'une conformité d'idées ; mais
cela n'est pas absolument convaincant, de la dernière con-
viction, quoiqu'il y ait bien à parier pour l'affirmative,
puisqu'on sait qu'on tire souvent les mêmes conséquences
de suppositions différentes.
Cela suffit pour embrouiller au moins la matière : non
que cela éteigne absolument la clarté naturelle qui nous
assure de ces choses : les académiciens auraient gagé :
mais cela la ternit, et trouble les dogmatistes, à la gloire
de la cabale pyrrhonienne, qui consiste à cette ambiguïté
bO PASCAL
ambiguë, et dans une certaine obscurité douteuse, dont
nos doutes ne peuvent ôter toute la clarté, ni nos lumières
naturelles en chasser toutes les ténèbres.
* 33. C'est une plaisante chose à considérer, de ce qu'il
Y a des gens dans le monde qui, ayant renoncé à toutes
les lois de Dieu et de la nature, s'en sont fait eux-mêmes
auxquelles ils obéissent exactement, comme par exemple
les soldats de Mahomet, les voleurs, les hérétiques, etc.
Et ainsi les logiciens. Il semble que leur licence doive être
sans aucunes bornes ni barrières, voyant qu'ils en ont fran-
chi tant de si justes et de si saintes.*^
• 34. Instinct. Raison. — Nous avons une impuissance
de prouver, invincible à tout le dogmatisme. Nous avons
une idée de la vérité, invincible à tout le pyrrhonisme.
35. Deux choses instruisent l'homme de toute sa
nature : l'instinct et l'expérience.
•36. La grandeur de l'homme est grande en ce qu'il se
connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable.
C'est donc être misérable que de [se] connaître misé-
rable ; mais c'est être grand que de connaître qu'on est
misérable,
•37. Toutes ces misères-là mêmes prouvent sa grandeur.
Ce sont misères de grand seigneur, misères d'un roi
dépossédé.
•38. On n'est pas misérable sans sentiment : une
maison ruinée ne l'est pas. Il n'y a que l'homme de
misérable. Ego vin mdens.
•39. Grandeur de L'homme. — Nous avons une si
grande idée de l'àme de l'homme, que nous ne pouvons
souffrir d'en être méprisés, et de n'être pas dans l'estime
d'une âme ; et toute la félicité des hommes consiste dans
cette estime.
•40. Gloire. — Les bêtes ne s'admirent point. Un
cheval n'admire point son compagnon ; ce ne n'est pas
qu'il n'y ait entre eux de l'émulation à la course, mais
c'est sans conséquence ; car, étant à l'étable, le plus
pesant et plus mal taillé n'en cède pas son avoine à l'autre
comme les hommes veulent qu'on leur fasse. Leur vertu se
satisfait d'elle-même.
*41. La plus grande bassesse de l'homme est la
recherche de la gloire, mais c'est cela même qui est la
PENSEES. — ARTICLE VI O»
plus grande marque de son excellence ; car quelque
possession qu'il ait sur la terre, quelque santé et commo-
dité essentielle qu'il ait, il n'est pas satisfait, s'il n'est dans
l'estime des hommes. Il estime si grande la raison de
l'homme, que, quelque avantage qu'il ait sur la terre, s'il
n'est placé avantageusement aussi dans la raison de
l'homme, il n'est pas content. C'est la plus belle place du
monde : rien ne le peut détourner de ce désir ; et c'est la
qualité la plus ineffaçable du cœur de l'homme.
Et ceux qui méprisent le plus les hommes, et les égalent
aux bêtes, encore veulent-ils en être admirés et crus, et
se contredisent à eux-mêmes par leur propre sentiment ;
leur nature, qui est p'us forte que tout, les convainquant
de la grandeur de l'homme plus fortement que la raison
ne les convainc de leur bassesse.
•4.2. Contradiction. — Orgueil, contrepesant toutes les
misères. Ou il cache ses misères : ou, s'il les découvre, il
se glorifie de les connaître.
M3^ Quand la malignité a la raison de son côté, elle
devient fière, et étale la raison en tout son lustre. Quand
l'austérité ou le choix sévère n'a pas réussi au_ VTaL_biûn
et qu'il faut revenir à suivre la nature, elle~Hevient fîère
par ce retour.
*44. La grandeur de Vhoninie. — La grandeur de
l'homme est si visible, qu'elle se tire même de sa misère.
Car ce qui est nature aux animaux, nous l'appelons
misère en l'homme (1) ; par où nous reconnaissons que sa
nature étant aujourd'hui pareille à celle des animaux, il
est déchu d'une meilleure nature, qui lui était propre
autrefois.
Car qui se trouve malheureux de n'être pas roi, sinon
un roi dépossédé ? Trouvait-on Paul-Émile malheureux
de n'être plus consul ? Au contraire, tout le monde trou-
vait qu'il était heureux de l'avoir été, parce que sa con-
dition n'était pas de l'être toujours. Mais on trouvait
Persôe si malheureux de n'être plus roi, parce que sa
(1) Voilà ce qu'on peut, ce qu'il faut répondre invinciblement à tous
ceux qui veulent faire rentrer l'honime tout entier dans l'ordre de la
nature. Et la logique de Spinoza lui-même, — qui a peut-être voulu
répondre à Pascal par la célèbre formule : « L'homme n'est pas dans
la nature comme un empire dans un empire, mais comme une partie
dans un tout », — toute la logique de Spinoza ne peut rien contre
cette parole de Pascal.
9J PASCAL
condition était de l'être toujours, qu'on trouvait étrange
de ce qu'il (1) supportait la vie. Qui se trouve malheureux
de n'avoir qu'une bouche ? et quinese trouvera malheureux
de n'avoir qu'un œil ? On ne s'est peut-être jamais avisé
de s'afHiger de n'avoir pas trois yeux, mais on est incon-
solable de n'en point avoir.
*45. Malgré la vue de toutes nos misères, qui nous
touchent, qui nous tiennent à la gorge, nous avons un
instinct que nous ne pouvons réprimer, qui nous élève (2).
*46. Guerre intestine de l'homme entre la raison et les
passions. S'il n'avait que la raison sans passions.... S'il
n'avait que les passions sans raison.... Mais ayant l'un et
l'autre, il ne peut être sans guerre, ne pouvant avoir la
paix avec l'un qu'ayant guerre avec l'autre, ainsi il est
toujours divisé, et contraire à lui-même.
* 47. Cette guerre intérieure de la raison contre les
passions a fait que ceux qui ont voulu la paix se sont par-
tagés en deux sectes. Les uns ont voulu renoncer aux
passions, et devenir dieux ; les autres ont voulu renoncer
à la raison, et devenir bêtes brutes. (Des Barreaux.) Mais
ils ne l'ont pu, ni les uns ni les autres ; et la raison de-
meure toujours, qui accuse la bassesse et rinjust;-ce des
passions, et qui trouble le repos de ceux qui s'y aban-
donnent : et les passions sont toujours vivantes dans ceux
qui y veulent renoncer (3).
* 48. Cette duplicité de l'homme est si visible, qu'il y
en a qui ont pensé que nous avions deux âmes. Un sujet
simple leur paraissait incapable de telles et si soudaines
variétés d'une présomption démesurée à un horrible abat-
tement de cœur.
* 49. Il est dangereux de trop faire voir à l'homme
combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa gran-
deur. Il est encore dangereux de lui trop faire voir sa
grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux
(1) De ce que, tournure usuelle au xvii' siècle, et qu'on a déjà ren-
contrée plus d'une fois dans Pascal.
(2) Quel admirable mouvement, quel accent et quel geste de sarsum
corda dans ce dernier membre de phrase, dans ce « rejet » où s'ex-
prime tout l'ardent et fier spiritualisme du « roseau pensant » !
(3) L'édition Brunschvicg place ici un fragment de conférence à Port-
Royal, intitulé Grandeur et Misère, que nous avons publié, avec
quelques autres, dans nos Opuscules choisis de Pascal i^. 52).
PENSÉES. — ARTICLE VI 91
de lui laisser ignorer l'un et l'autre. Mais il est très avan-
tageux de lui représenter l'un et l'autre.
Il ne faut pas que l'homme croie qu'il est égal aux
bétes, ni aux anges, ni qu'il ignore l'un et l'autre, mais
qu'il sache l'un et l'autre.
• 50. S'il se vante, je l'abaisse ; s'il s'abaisse, je le
vante ; et le contredis toujours, jusqu'à ce qu'il comprenne
qu'il est un monstre incompréhensiole.
• 51. Je blâme également, et ceux qui prennent parti
de louer l'homme, et ceux qui le prennent de le blâmer,
et ceux qui le prennent de se divertir ; et je ne puis
approuver que ceux qui cherchent en gémissant.
52. Il est bon d'être lassé et fatigué par l'inutile re-
cherche du vrai bien, afin de tendre les bras au Libérateur.
• 53. Contrariétés. Après avocr montré la bassesse et la
grandeur de l'homme. — Que l'homme maintenant s'estime
son prix. Qu'il s'aime, car il y a en lui une nature capable
de bien ; mais qu'il n'aime pa*s pour cela les bassesses qui
y sont. Qu'il se méprise, parce que cette capacité est vide ;
mais qu'il ne méprise pas pour cela cette capacité natu-
relle. Qu'il se haïsse, qu'il s'aime : il a en lui la capacité
de connaître la vérité et d'être heureux ; mais il n'a point
de vérité ou constante ou satisfaisante.
Je voudrais donc porter l'homme à désirer d'en trouver,
à être prêt, et dégagé des passions, pour la suivre où il
la trouvera, sachant combien sa connaissance s'est obs-
curcie par les passions ; je voudrais bien qu'il haït en soi
la concupiscence qui le détermine d'elle-même, afin qu'elle
ne l'aveuglât point pour faire son choix, et qu'elle ne
l'arrêtât point quand il aura choisi.
• 54. Toutes ces contrariétés, qui semblaient le plus
m'éloigner de la connaissance de la religion, est ce qui
m'a le plus tôt conduit à la véritable.
92 PASCAL
ARTICLE VII
La Morale et la Doctrine.
* 1. Seconde partie , Que V homme sans la foc ne peut
connaîcre le vrai bien, ni la Justice. — Tous les hommes
recherchent d'être hem^eux ; cela est sans exception ;
quelques différents moyens qu'ils y emploient, ils tendent
tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre, et
que les autres n'y vont pas, est' ce même désir, qui est
dans tous les deux, accompagné de différentes vues. La
volonté [ne] fait jamais la moindre démarche que vers cet
objet. C'est le motif de toutes les actions de tous leshommes,
jusqu'à ceux qui vont se pendre.
Et cependant, depuis un si grand nombre d'années,
jamais personne, sans la foi, n'est arrivé à ce point où
tous visent continuellement. Tous se plaignent : princes,
sujets ; nobles, roturiers ; vieux, jeunes ; forts, faibles ;
savants, ignorants ; sains, malades ; de tous pays, de tous
les temps, de tous âges et de toutes conditions.*^
Une épreuve si longue, si continuelle et si uniforme,
devrait bien nous convaincre de notre impuissance d'arri-
ver au bien par nos efforts ; mais l'exemple nous instruit
peu. Il n'est jamais si parfaitement semblable, qu'il n'y ait
quelque délicate différence ; et c'est de là que nous atten-
dons que notre attente ne sera pas déçue en cette occasion
comme en l'autre. Et ainsi, le présent ne nous satisfaisant
jamais, l'expérience nous pipe, et, de malheur en malheur,
nous mène jusqu'à la mort, qui en est un comble éternel.
Qu'est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuis-
sance, sinon qu'il y a eu autrefois dans l'homme un véri-
table bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la
marque et la trace toute vide, et, qu'il essaye inutilement
de remplir de tout ce qui l'environne, recherchant des
choses absentes le secours qu'il n'obtient pas des présentes,
mais qui en sont toutes incapables, parce que le gouffre
PENSÉES. ARTICLE VII 93
infini ne peut être rempli que par un objet infini et
immuable, c'est-à-dire que par Dieu même ?
Lui seul est son véritable bien; et depuis qu'il l'a quitté,
c'est une chose étrange, qu'il n'y a rien dans la nature
qui n'ait été capable de lui en tenir la place : astres, ciel,
terre, éléments, plantes, choux, poireaux, animaux,
insectes, veaux, serpents, fièvre, peste, guerre, famine,
vices, adultère, inceste. Et depuis qu'il a perdu le vrai
bien, tout également peut lui paraître tel, jusqu'à sa des-
truction propre, quoique si contraire à Dieu, à la raison
et à la nature tout ensemble.
Les uns le cherchent dans l'autorité, les autres dans les
curiosités et dans les sciences, les autres dans les voluptés.
D'autres, qui en ont en eftet plus approché, ont considéré
qu'il est nécessaire que le bien universel, que tous les
nommes désirent, ne soit dans aucune des choses parti-
culières qui ne peuvent être possédées que par un seul,
et qui, étant partagées, affligent plus leur possesseur, par
le manque de la partie qu'il n'[fi] pas, qu'elles ne le con-
tentent par la jouissance de celle qui lui appartient.
Ils ont compris que le vrai bien devait être tel que tous
pussent le posséder à la fois, sans diminution et sans
envie, et que personne ne le put perdre contre son gré.
Et leur raison est que ce désir étant naturel à l'homme,
puisqu'il est nécessairement dans tous, et qu'il ne peut
pas ne le pas avoir, ils en concluent...
*2. L'homme ne sait à quel rang se mettre. Il est visi-
blement égaré, et tombé de son vrai lieu sans le pou-
voir trouver (1). Il le cherche partout avec inquiétude et
sans succès dans des ténèbres impénétrables.
3. Si c'est une marque de faiblesse, de prouver Dieu
par la nature, n'en méprisez point l'Ecriture ; si c'est une
marque de force d'avoir connu ces contrariétés, estimez-en
l'Ecriture (2).
3 bcs. Tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas
d'être.
*4. Nul autre n'a connu que l'homme est la plus excel-
(1) Lamartine s'est évidemment inspiré de Pascal dans le vers
célèbre :
L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux.
(2) Ici, l'édition Brunschvicg place un fragment de conférence à
Port-Royal {Commencement, après acoir expliqué lincompréhensibi-
lité) que nous avons joint aux autres dans nos Opmcales choisis de
Pascal (p. •16-49).
94 PASCAL
lente créature. Les uns, qui ont bien connu la réalité de
son excellence, ont pris pour lâcheté et pour ingratitude
les sentiments bas que les hommes ont naturellement
d'eux-mêmes ; et les autres, qui ont bien conim combien
ceite bassesse est etîective, ont traité d'une superbe ridi-
cule ces sentiments de grandeur, qui sont aussi naturels
à l'homme.
« Levez vos yeux vers Dieu, disent les uns : voyez celui
auquel vous ressemblez, et qui vous a fait pour l'adorer.
Vous pouvez vous rendre semblable à lui ; la sagesse vous
y égalera, si vous voulez le suivre. » « Haussez la tête,
hommes libres », dit Épictète. Et les autres lui disent :
« Baissez vos yeux vers la terre, chétif ver que vous êtes,
et regardez les bêtes dont vous êtes le compagnon. »
Que deviendra donc l'homme ? sera-t-il égal à Dieu ou
aux bêtes ? Quelle effroyable distance ! Que serons-nous
donc ? Qui ne voit par tout cela que l'homme est égaré,
qu'il est tombé de sa place, qu'il la cherche avec inquié-
tude, qu'il ne la peut plus retrouver ? Et qui l'y adressera
donc ? Les plus grands hommes ne l'ont pu.
5. Le pyrrhonisme est le vrai. Car, après tout, les
hommes, avant Jésus-Christ, ne savaient où ils en étaient
ni s'ils étaient grands ou petits. Et ceux qui ont dit Tun ou
l'autre n'en savaient rien, et devinaient sans raison et par
hasard ; et même ils erraient toujours, en excluant l'un
ou l'autre. Qaod ergo ignorantes, qaœritîs, religio annun-
tlat vobis.
*6. Après aooir entendu tonte la nature dé l'homme. —
Il faut, pour faire qu'une religion soit vraie, qu'elle ait
connu notre nature. Elle doit avoir connu la grandeur et
la petitesse, et la raison de l'une et de l'autre. Qui l'a
connue, que la chrétienne ?
*7. Les principales forces des pyrrhoniens (je laisse les
moindres) sont : Que nous n'avons aucune certitude de la
vérité de ces principes, hors la foi et la révélation, sinon
en [ce] que nous les sentons naturellement en nous. Or
ce sentiment naturel n'est pas une preuve convaincante
de leur vérité, puisque n'y ayant point de certitude, hors
la foi, si l'homme est créé par un Dieu bon, par un démon
méchant, ou à l'aventure, il est en doute si ces princîipes
nous sont donnés ou véritables, ou faux, ou incertains
selon notre origine. De plus, que personne n'a d'assu-
rance, hors de la foi, s'il veille ou s'il dort, vu que durant
le sommeil on croit veiller aussi fermement que nous fai-
PENSÉES. — ARTICLE VII 95
sons ; on croit voir les espaces, les figures, les mouve-
ments ; on sent couler le temps, on le mesure ; et enfin on
agit de même qu'éveillé ; de sorte que, — la moitié de la
vie se passant en sommeil, par notre propre aveu, où,
quoi qu'il nous en paraisse, nous n'avons aucune idée du
vrai, tous nos sentiments étant alors des illusions, — qui
sait si cette autre moitié de la vie où nous pensons veiller
n'est pas un autre sommeil un peu ditîérent du premier
dont nous nous éveillons quand nous pensons dormir?
[Et qui doute que, si on rêvait en compagnie, et que par
hasard les songes s'accordassent (ce qui est assez ordi-
naire et qu'on veillât en solitude, on ne crût les choses
renversées ? Enfin, comme on rêve souvent qu'on rêve,
entassant un songe sur l'autre, [la] vie n'est elle-même
qu'un songe, sur lequel les autres sont entés, dont
nous nous éveillons à la mort, pendant laquelle nous avons
aussi peu les principes du ^Tai et du bien que pendant le
sommeil naturel ; ces différentes pensées qui nous y agi-
tent n'étant peut-être que des illusions, pareilles à l'écou-
lement du temps et aux vaines fantaisies de nos songes.]
Voilà les principales forces de part et d'autre.
Je laisse les moindres, comme les discours n-c font les
p}Trhoniens contre les impressions de la coutuiâe, de l'édu-
cation, des mœurs, des pays, et les autres choses sembla-
bles, qui, quoiqu'elles entrahient la plus grande partie des
hommes communs, qui ne dogmatisent que sur ces vains
fondements, sont renversées par le moindre souffle des
p^Trhoniens. On n'a qu'à voir leurs ii\Tes, si l'on n'en est
pas assez persuadé ; on le deviendra bien vite, et peut-
être trop.
Je m'arrête à l'unique fort des dogmatistes, qui est qu'en
parlant de bonne foi et sincèrement, on ne peut douter
des principes naturels. Contre quoi les p^Trhoniens oppo-
sent en un mot l'incertitude de notre origine, qui enferme
celle de notre nature ; à quoi les dogmatistes sont encore
à répondre depuis que le monde dure.
Voilà la guerre ouverte entre les hommes, où il faut que
chacun prenne parti, et se range nécessairement ou au
dogmatisme, ou au pyrrhonisme. Car qui pensera demeu-
rer neutre sera pyrrhonien par excellence ; cette neutra-
lité est l'essence de la cabale [p^Trhonienne] : qui n'est pas
contre eux est excellemment pour eux [en quoi paraît lem'
avantage]. Ils ne sont pas pour eux-mêmes ; ils sont neu-
tres, indifférents, suspendus à tout, sans s'excepter.
Que fera donc l'homme en cet état? Doutera-t-il de
96 PASCAL
tout? doutera-t-il s'il veille, si on le p^nce, si on le brûle ?
doutera-t-il s'il doute ? doutera-t-il s'il est ? On n'en peut
venir là ; et je mets en fait qu'il n'y a jamais eu de pyrrho-
nien effectif parfait. La nature soutient la raison impuis-
sante, et l'empêche d'extravaguer jusqu'à ce point.
Dira-t-il donc, au contraire, qu'il possède certainement
la vérité, lui qui, si peu qu'on le pousse, ne peut en mon-
trer aucun titre, et est forcé de lâcher prise ?
Quelle chimère est-ce donc que l'homme ? Quelle nou-
veauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradic-
tion, quel pi-odige ! Juge de toutes choses, imbécile ver de
terre ; dépositaire du vrai, cloaque (1) d'incertitude et d'er-
reur : gloire et rebut de l'univers.
Qui démêlera cet embrouillement ? La nature confond
les pyrrhoniens, et la raison confond les dogmatiques. Que
deviendriez-vous donc, ô hommes qui cherchez quelle est
votre véritable condition par votre raison naturelle ? Vous
ne pouvez fuir une de ces sectes, ni subsister dans au-
cune.
Connaissez donc, superbe, quel paradoxe vous êtes à
vous-même. Humiliez-vous, raison impuissante ; taisez-
vous, nature imbécile : apprenez que l'homme passe infi-
niment l'homme, et entendez de votre maître votre condi-
tion véritable que vous ignorez. Ecoutez Dieu (2).
Car enfin, si l'homme n'avait jamais été corrompu, il
jouirait dans son innocence et de la vérité et de la félicité
avec assurance ; et si l'homme n'avait jamais été que cor-
rompu, il n'aurait aucune idée ni de la vérité ni de la
béatitude. Mais, malheureux que nous sommes, et plus
que s'il n'y avait point de grandeur dans notre condition,
nous avons une idée du bonheur, et ne pouvons y arriver ;
nous sentons une image de la vérité, et ne possédons que
le mensonge ; incapables d'ignorer absolument et de sa-
voir certainement, tant il est manifeste que nous avons
été dans un degré de perfection dont nous sommes mal-
heureusement déchus !
Chose étonnante, cependant, que le mystère le plus
éloigné de notre connaissance, qui est celui de la trans-
(1) Pascal avait d'abord écrit amas, qu'a conservé Port-Royal. La
réaliste expression cloaque d'erreur se trouve déjà dans Ronsard.
Est-ce une réminiscence de la part de Pascal ?
(2) Port- Royal n'a pas conservé, comme empreintes sans doute d'une
trop forte et trop impérieuse personnalité, ces brusques et brûlantes
apostrophes.
PENSÉES. — ARTICLE VII 97
mission du péché, soit une chose sans laquelle nous ne
pouvons avoir aucune connaissance de nous-mêmes ! Car
il est sans doute qu'il n'y a rien qui choque plus notre
raison que de dire que Te péché du premier homme ait
rendu coupables ceux qui, étant si éloignés de cette
source, semblent incapables d'y participer. Cet écoulement
ne nous paraît pas seulement*^ impossible, il nous semble
même très injuste ; car qu'y a-t-il de plus contraire aux
règles de notre misérable justice que de damner éternel-
lement un enfant incapable de volonté, pour un péché où
il paraît avoir si peu de part, qu'il est commis six mille
ans avant qu'il tut en être ? Certainement rien ne nous
heurte plus rudement que cette doctrine ; et cependant,
sans ce mystère, le plus incompréhensible de tous, nous
sommes incompréhensibles à nous-mêmes. Le nœud de
notre condition prend ses replis et ses tours dans cet
abîme, de sorte que l'homme est plus inconcevable sans
ce mystère que ce mystère n'est inconcevable à l'homme.
[D'oii il paraît que Dieu, voulant nous rendre la dif-
ficulté de notre être intelligible à nous-mêmes, en a
caché le nœud si haut, ou, pour mieux dire, si bas, que
nous étions bien incapables d'y arriver ; de sorte que ce
n'est pas par les supei-bes agitations de notre raison, mais
par la simple soumission de la raison, que nous pouvons
véritablement nous connaître.
[Ces fondements, sohdement établis sur l'autorité invio-
lable de la religion, nous font connaître qu'il y a deux
vérités de foi également constantes : l'une, que l'homme
dans l'état de la création ou dans celui de la grâce, est
élevé au-dessus de toute la nature, rendu comme semblable
à Dieu, et participant de sa divinité ; l'autre, qu'en l'état de
la corruption et de péché, il est déchu de cet état et rendu
semblable aux bêtes.
[Ces deux propositions sont également fermes et cer-
taines. L'Ecriture nous le déclare manifestement, lors-
qu'elle dit en quelques lieux : Deliciœ meœ esse ciini filiis
homiraim. E^undam spirctnm meuni super oraneni car-
nern. DU estis, etc., et qu'elle dit en d'autres : Omncs caro
fœnum. Homo assimilatus est Jumentis insipientibus, et
similis factas est iliis. Dixi in corde mco de filiis homi-
num. Eccl., m.
[Par où il paraît clairement que l'homme, par la grâce,
est rendu comme semblable à Dieu et participant de sa
divinité, et que, sans la grâce, il est comme semblable aux
bêtes brutes.]
PASCAL — PENSÉES . 7
98 PASCAL
• 8. Sans ces divines connaissances, qu'ont pu faire les
hommes, sinon, ou s'élever dans le sentiment intérieur
qui leur reste de leur grandeur passée, ou s'abattre dans
la vue de leur faiblesse présente ? Car, ne voyant pas la
vérité entière, ils n'ont pu arriver à une parfaite vertu.
Les uns considérant la nature comme incorrompue, les
autres comme irréparable, ils n'ont pu fuir, ou l'orgueil,
ou la paresse, qui sont les deux sources de tous les vices ;
puisqu'[//s] ne [peuvent] sinon ou s'y abandonner par lâ-
cheté, ou en sortir par l'orgueil. Car, s'ils connaissaient
l'excellence de l'homme, ils en ignoraient la corruption ;
de sorte qu'ils évitaient bien la paresse, mais ils se per-
daient dans la superbe ; et s'ils reconnaissaient l'infirmité
de la nature, ils en ignoraient la dignité : de sorte qu'ils
pouvaient bien éviter la vanité, mais c'était en se préci-
pitant dans le désespoir. De là viennent les dis-erses sectes
des stoïques et des épicuriens ; des dogmatistes et des aca-
démiciens, etc.
La seule religion chrétienne a pu guérir ces deux vices,
non pas en chassant l'un par l'autre, par la sagesse de la
terre, mais en chassant l'un et l'autre, par la simplicité
de l'Evangile. Car elle apprend aux justes, — qu'elle élève
jusqu'à la participation de la divinité même, — qu'en ce
sublime état ils portent encore la source de toute la cor-
ruption, qui les rend durant toute la vie sujets à l'erreur,
à la misère, à la mort, au péché ; et elle crie aux plus
impies qu'ils sont capables de la grâce de leur Rédempteur.
Ainsi, donnant à trembler [à] ceux qu'elle justifie, et con-
solant ceux qu'elle condamne, elle tempère avec tant de
justesse la crainte avec l'espérance, par cette double capa-
cité qui est commune à tous et de la grâce et du péché,
qu'elle abaisse infiniment plus que la seule raison ne peut
faire, mais sans désespérer ; et qu'elle élève infiniment
plus que l'orgueil de la nature, mais sans enfler : faisant
bien voir par là qu'étant seule exempte d'erreur et de
vice, il n'appartient qu'à elle et d'instruire et de corriger
les hommes.
Qui peut donc refuser à ces célestes lumières de les
croire et de les adorer ? Car n'est-il pas plus clair que le
jour que nous sentons en nous-mêmes des caractères
ineffaçables d'excellence ? Et n'est-il pas aussi véritable
que nous éprouvons à toute heure les effets de notre déplo-
rable condition ? Que nous crie donc ce chaos et cette
confusion monstrueuse, sinon la vérité de ces deux états,
avec une voix si puissante qu'il est impossible de résister?
PENSÉES. — ARTICLE VII 99
• 9. Faiblesse. — Toutes les occupations des hommes
sont à avoir du bien ; et ils ne sauraient avoir de titre
pour montrer qu'ils le possèdent par justice (car ils n'ont
que la fantaisie des hommes), ni force pour le posséder
sûrement. Il en est de même de la science, car la maladie
j'ôte. Nous sommes incapables et de vrai et de bien.
• 10. Nous souhaitons la vérité, et ne trouvons en nous
qu'incertitude. Nous cherchons le bonheur, et ne trouvons
que misère et mort. Nous sommes incapables de ne pas
souhaiter la vérité et le bonheur, et sommes incapables
ni de certitude ni de bonheur. Ce désir nous est laissé,
tant pour nous punir, que pour nous faire sentir d'où
nous sommes tombés.
• 11. Si l'homme n'est fait pour Dieu, pourquoi n'est-il
heureux qu'en Dieu ? Si l'homme est fait pour Dieu,
pourquoi est-il si contraire à Dieu ?
• 12. Pour moi, j'avoue qu'aussitôt que la religion chré-
tienne découvre ce principe, que la nature de's hommes
est corrompue et déchue de Dieu, cela ouvre les yeux à
voir partout le caractère de cette vérité ; car la nature est
telle, qu'elle marque partout un Dieu perdu, et dans
l'homme et hors de l'homme, et une nature corrompue.
• 13. La vraie nature de l'homme, son vrai bien, et la
vraie vertu, et la vraie religion, sont choses dont la con-
naissance est inséparable.
14. Grandeur, misère. — A mesure qu'on a plus de
lumière, on découvre plus de grandeur et plus de bassesse
dans l'homme. Le commun des hommes, — ceux qui sont
plus élevés : les philosophes, ils étonnent le commun des
hommes ; — les chrétiens, ils étonnent les philosophes.
Qui s'étonnera donc de voir que la religion ne fait que
connaître à fond ce qu'on reconnaît d'autant plus qu'on a
plus de lumière ?
15. Ce que les hommes, par leurs plus grandes lumières,
avaient pu connaître, cette religion l'enseignait à ses
enfants.
• 16. Le péché originel est folie devant les hommes,
mais on le donne pour tel. Vous ne me devez donc pas
reprocher le défaut de raison en cette doctrine, puisque
je la donne pour être sans raison. Mais cette fohe est plus
sage que toute la sagesse des hommes, sapientius est
100 PASCAL
hominibus. Car, sans cela, que dira-t-on qu'est l'homme ?
Tout son état dépend de ce point imperceptible. Et com-
ment s'en fïit-il aperçu par sa raison, puisque c'est une
chose contre la raison, et que sa raison, bien loin de l'in-
venter par ses voies, s'en éloigne quand on le lui présente ?
* 17. Si l'on ne se connaît plein de superbe, d'ambi-
tion, de concupiscence, de faiblesse, de misère et d'injus-
tice, on est bien aveugle. Et si, en le connaissant, on ne
désire d'en être délivré, que peut-on dire d'un homme... ?
Que peut-on donc avoir, que de l'estime pour une reli-
gion qui connaît si bien les défauts de l'homme, et que du
désir pour la vérité d'une religion qui y promet des re-
mèdes si souhaitables ?
* 18. Plaindre les malheureux n'est pas contre la
concupiscence. Au contraire, on est bien aise d'avoir à
rendre ce témoignage d'amitié, et à s'attirer la réputation
de tendresse, sans rien donner (1).
19. On a fondé et tiré de la concupiscence des règles
admirables de police, de morale et de justice ; mais dans
le fond, ce vilain fond de l'homme, ce Jîgnientuni malum,
n'est que couvert : il n'est pas ôté.
* 20. Le moi est haïssable : vous, Miton, le couvrez,
vous ne l'ôtez pas pour cela ; vous êtes donc toujours
haïssable. — Point, car en agissant, comme nous faisons,
obligeamment pour tout le monde, on n'a plus sujet de nous
haïr. — Cela est vrai, si on ne haïssait dans le mol que le
déplaisir qui nous en revient. Mais si je le hais parce
qu'il est injuste, qu'il se fait centre de tout, je le haïrai
toujours.
En un mot, le moi a deux qualités : il est injuste en soi,
en ce qu'il se fait centre de tout ; il est incommode aux
autres, en ce qu'il les veut asservir : cardiaque mot est l'en-
nemi et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en
ôtez l'incommodité, mais non pas l'injustice : et ainsi vous
ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l'injustice :
vous ne le rendez aimable qu'aux injustes, qui n'y trouvent
plus leur ennemi, et ainsi vous demeurez injuste et ne
pouvez plaire qu'aux injustes.
*21. « Tout ce qui est au monde est concupiscence de la
(1) Cf. La Rochefoucauld : « Nous nous consolons aisément des
disgrâces de nos amis, lorsqu'elles servent à signaler notre tendresse
pour eux. »
PENSÉES. — ARTICLE VII lOl
chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie :
libido scntiendc, libido sciendi, libido dominandi. » Mal-
heureuse la terre de malédiction que ces trois fleuves de
feu embrasent plutôt qu'ils n'arrosent ! Heureux ceux qui,
étant sur ces fleuves, non pas plongés, non pas entraînés,
mais immobiles, mais affermis sur ces fleuves ; non pas
debout, mais assis dans' une assiette basse et sûre, d'où ils
ne se relèvent pas avant la lumière, mais, après s'y
être reposés en paix, tendent la main à celui qui les doit
élever, pour les faire tenir debout et fermes dans les
porches de la sainte Hiérusalem, où l'orgueil ne pourra
plus les combattre et les abattre ; et qui cependant pleu-
rent, non pas de voir écouler toutes les choses périssa-
bles que les torrents entraînent, mais dans le souvenir
de leur chère patrie, de la Hiérusalem céleste, dont ils se
souviennent sans cesse dans la longueur de leur exil (1) !
*22. [Contre les philosophes qui ont Dieu sans Jésus-
Christ.]
Philosophes. — Ils croient que Dieu est seul digne
d'être aimé et admiré, et ont désiré d'être aimés et
admh'és des hommes; et ils ne connaissent pas leur corrup-
tion. S'ils se sentent pleins de sentiments pour l'aimer et
l'adorer et qu'ils y trouvent leur joie principale, qu'ils s'es-
timent bons, à la*^ bonne heure 1 Mais s'ils s'y trouvent
répugnants, s'[ils] n'[o7i^] aucune pente qu'à se vouloir
établir dans l'estime des hommes, et que, pour toute per-
fection, ils fassent seulement que, sans forcer les hommes,
ils leur fassent trouver leur bonheur à les aimer, je dirai
que cette perfection est horrible. Quoi I ils ont connu Dieu,
et n'ont pas désiré uniquement que les hommes l'aimas-
sent, et que les hommes s'arrêtassent à eux 1 Ils ont voulu
être l'objet du bonheur volontaire des hommes !
23. Philosophes. — Nous sommes pleins de choses qui
nous jettent au dehors.
Notre instinct nous fait sentir qu'il faut chercher notre
bonheur hors de nous. Nos passions nous poussent au
dehors, quand même les objets ne s'offriraient pas pour
les exciter. Les objets du dehors nous tentent d'eux-mêmes
et nous appellent, quand même nous n'y pensons pas. Et
(1) L'édition Brunschvicg place ici un fragment, Concupiscence de la
chair, concupiscence des yeuj:. orgueil, etc., «jue nous avons repro-
duit dans nos Opuscules choisis de Pascal (p. 70-71), comme se
rattachant au morceau sur les Trois Ordres.
102 PASCAL
ainsi les philosophes ont beau dire : « Retirez-vous en
vous-mêmes, vous y trouverez votre bien ; » on ne les
croit pas, et ceux qui les croient sont les plus vides et les
plus sots.
24. Les Stoïques disent : « Rentrez au dedans de vous-
mêmes ; c'est là où vous trouverez voire repos. » Et cela
n'est pas vrai.
Les autres disent : « Sortez en dehors ; recherchez le
bonheur en vous divertissant. » Et cela n'est pas vrai. Les
maladies viennent (1).
Le bonheur n'est ni hors de nous, ni dans nous ; il est
en Dieu, et hors et dans nous.
•f25) Nulle autre religion n'a proposé de se haïr. Nulle
autrëreligion ne peut donc plaire à ceux qui se haïssent,
et qui cherchent un être véritablement aimable. Et ceux-là,
s'ils n'avaient jamais ouï parler de la religion d'un Dieu
Immilié, l'embrasseraient incontinent.
26. Je sens que je puis n'avoir point été, car le moi
consiste dans ma pensée; donc moi qui pense n'aurais point
été, si ma mère eût été tuée avant que j'eusse été animé ;
donc je ne suis pas un être nécessaire. Je ne suis pas
aussi éternel, ni infini : mais je vois bien qu'il y a dans la
nature un être nécessaire, éternel et infini.
* 27. « Si j'avais vu un miracle, disent-ils, je me conver-
tirais. » Comment assurent-ils qu'ils feraient ce qu'ils
ignorent ? Ils s'imaginent que cette conversion consiste
en une adoration qui se fait de Dieu comme un commerce
et une conversation telle qu'ils se la figurent. La conver-
sion véritable consiste à s'anéantir devant cet Etre uni-
versel qu'on a irrité tant de fois, et qui peut vous perdre
légitimement à toute heure ; à reconnaître qu'on ne peut
rien sans lui, et qu'on n'a mérité rien de lui que sa dis-
grâce. Elle consiste à connaître qu'il y a une opposition
invincible entre Dieu et nous, et que, sans un médiateur,
il ne peut y avoir de commerce.
• 28. Il est injuste qu'on s'attache, quoiqu'on le
fasse avec plaisir et volontairement : je tromperais ceux
en qui je ferais naître ce désir, car je ne suis la fin de
personne et n'ai de quoi le satisfaire. Ne suis-je pas
(1) Retour évident de Pascal sur lui-même. Lui aussi, sur le con-
seil de ses médecins, était « sorti en dehors », s'était « diverti ». Et
la maladie était venue, le rappelante une vue plus juste des choses.
PENSÉES. — ARTICLE VII 103
prêt à mourir ? E: ainsi l'objet de leur attachement
mourra donc ? Comme je serais coupable de faire croire
une fausseté, quoique je la persuadasse doucement,
qu'on la crût avec plaisir, et qu'en cela on me fit plaisir :
de même, je suis coupable si je me fais aimer, et si j'attire
les gens à s'attacher à moi : je dois avertir ceux qui
seraient prêts à consentir au mensonge, qu'ils ne le doivent
pas croire, quelque avantage qu'il m'en revienne ; et, de
même, qu'ils ne doivent pas s'attacher à moi, car il faut
qu'ils passent leur vie et leurs soins à plaire à Dieu, et à
le chercher (1).
• 29. La volonté propre ne se satisfera jamais, quand
elle aurait pouvoir de tout ce qu'elle veut ; mais on est
satisfait dès l'instant qu'on y renonce. Sans elle on ne
peut être malcontent ; par elle on ne peut être content.
• 30. Membres. Commencer par là. — Pour régler
l'amour qu'on se doit à soi-même, il faut s'imaginer" un
corps plein de membres pensants, car nous sommes
membres du tout, et voir comment chaque membre devrait
s'aimer, etc.
• 31. Si les pieds et les mains avaient une volonté
particulière, jamais ils ne seraient dans leur ordre qu'en
soumettant cette volonté particulière à la volonté première
qui gouverne le corps entier. Hors de là, ils sont dans le
désordre et dans le malheur ; mais, en ne voulant que le
b:en du corps, ils font leur propre bien.
• 32. Il est faux que nous soyons dignes que les autres
nous aiment, il est injuste que nous le voulions. Si nous
naissions raisonnables, et indifférents, et connaissant
nous et les autres, nous ne donnerions point cette incli-
nation à notre volonté. Nous naissons pourtant avec elle ;
nous naissons donc injustes, car tout tend à soi. Cela est
contre tout ordre : il faut tendre au général ; et la pente
vers soi est le commencement de tout désordre, en guerre,
en police, en économie, dans le corps particulier de
l'homme. La volonté est donc dépravée.
(1) En tète dans !e manuscrit : « Mme Périer a l'original de ce
billet. » Et Mme Périer qui cite ces lignes si touchantes dans la Vie
de son frère, nous dit que, «poar le voir toujours présent (ce principe
dascétisme chrétien), Pascal l'avait écrit de sa main sur un petit
f)apier séparé ». — Nous reproduisons le texte donné par Mme Périer,
e plus sûr, l'autre n'étant probablement qu'une copie un peu fautive,
ou du moins arrangée.
104 PASCAL
Si les membres des communautés naturelles et civiles
tendent au bien du corps, les communautés elles-mêmes
doivent tendre à un autre corps plus général, dont elles
sont membres. L'on doit donc tendre au général. Nous
naissons donc injustes et dépravés.
* 33. Quand nous voulons pensera Dieu, n'y a-t-ilrien
qui nous détourne, nous tente de penser ailleurs? Tout
cela est mauvais et né avec nous.
* 34. S'il y a un Dieu, il ne faut aimer que lui, et non les
créatures passagères. Le raisonnement des impies, dans
la Sagesse, n'est fondé que sur ce qu'il n'y a point de
Dieu. « Cela posé, dit-il, jouissons donc des créatures. »
C'est le pis aller. Mais s'il y avait un Dieu à aimer, ils
n'auraient pas conclu cela, mais bien le contraire. Et
c'est la conclusion des sages : « Il y a un Dieu, ne jouis-
sons donc pas des créatures. »
Donc tout ce qui nous incite à nous attacher aux créa-
tures est mauvais, puisque cela nous empêche, ou de
servir Dieu, si nous le connaissons, ou de le chercher, si
nous l'ignorons. Or nous sommes pleins de concupis-
cence ; donc nous sommes pleins de mal ; donc nous
devons nous haïr nous-mêmes, et tout ce qui nous excite
à autre attache que Dieu seul.
* 35. Les exemples des morts généreuses de Lacédé-
moniens et autres ne nous touchent guère. Car qu'est-ce
que cela nous apporte? Mais l'exemple de la mort des
martyrs nous touche ; car ce sont « nos membres ». Nous
avons un lien commun avec eux : leur résolution peut
former la nôtre, non seulement par l'exemple, mais parce
qu'elle a peut-être mérité la nôtre. Il n'est rien de cela
aux exemples des païens : nous n'avons point de liaison
à eux ; comme on ne devient pas riche pour voir un
étranger qui l'est, mais bien pour voir son père ou son
mari qui le soient.
* 36. Morale. — Dieu ayant fait le ciel et la terre, qui
ne sentent point le bonheur de leur être, il a voulu faire
des êtres qui le connussent, et qui composassent un corps
de membres pensants. Car nos membres ne sentent point
le bonheur de leur union, de leur admirable intelligence,
du soin que la nature a d'y influer les esprits, et de les
faire croître et durer. Qu'ils seraient heureux s'ils le sen-
taient, s'ils le voyaient ! Mais il faudrait pour cela qu'ils
eussent intelligence pour le connaître, et bonne volonté
PENSÉES. — ARTICLE VII 105
pour consentir à celle de l'âme universelle. Que si, ayant
reçu l'intelligence, ils s'en servaient à retenir en eux-
mêmes la nourriture, sans la laisser passer aux autres
membres, ils seraient non seulement injustes, mais encore
misérables, et se haïraient plutôt que de s'aimer ; leur
béatitude, aussi bien que leur devoir, consistant ta con-
sentir à la conduite de 1 ame entière à qui ils appartien-
nent, qui les aime mieux qu'ils ne s'aiment eux-mêmes.
* 37. Etre membre, est n'avoir de vie, d'être et de mou-
vement que par l'esprit du corps et pour le corps.
Le membre séparé, ne voyant plus le corps auquel il
appartient, n'a plus qu'un être périssant et mourant.
Cependant il croit être un tout, et, ne se voyant poini de
corps dont il dépende, il croit ne dépendre' que de soi,
et veut se faire centre et corps lui-même. Mais n'ayant
point en soi de principe de vie, il ne fait que s'égarer, et
s'étonne dans l'incertitude de son être, sentant bien qu'il
n'est pas corps, et cependant ne voyant point qu'il soit
membre d'un corps. Enfin, quand il vient à se connaître,
il est comme revenu chez soi, et ne s'aime plus que pour
le corps. Il plaint ses égarements passés.
Il ne pourrait pas par sa nature aimer une autre chose,
sinon pour soi-même et pour se l'asservir, parce que
chaque chose s'aime plus que tout. Mais, en aimant le corps,
il s'aime soi-même, parce ou'il n'a d'être qu'en lui, par
lui et pour lui : qui adhœret ï)co uniis spiritus est.
Le corps aime la main ; et la main, si elle avait une vo-
lonté, devrait s'aimer de la même sorte que l'âme l'aime.
Tout amour qui va au delà est injuste.
Adhœrens Deo unus spiritus est. On s'aime parce qu'on
est membre de Jésus-Christ. On aime Jésus-Christ, parce
qu'il est le corps dont on est membre. Tout est un, l'un
est en l'autre, comme les trois Personnes.
* 38. Deux lois suffisent pour régler toute la République
chrétienne, mieux que toutes les lois politiques.
* 39. La vraie et unique vertu est donc de se haïr (car
on est haïssable par sa concupiscence), et de chercher un
être véritablement aimable, pour l'aimer. Mais, comme
nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut
aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous, et
cela est vrai d'un chacun de tous les hommes. Or il n'y a
que l'Etre universel qui soit tel. Le royaume de Dieu est
en nous : le bien universel est en nous, est nous-même, et
n'est pas nous.
106 PASCAL
• 40. La dignité de l'iiomme consistait, dans son inno-
cence, à user et dominer sur les créatures, mais aujour-
d'hui à s'en séparer et s'y assujettir.
• 41. Toute religion est fausse, qui, dans sa foi, n'adore
pas un Dieu, comme principe de toutes choses, et qui, dans
sa morale, n'aime pas un seul Dieu comme objet de toutes
choses.
• 42. S'il y a un seul principe de tout, une seule fin de
tout, tout par lui, tout pour lui. Il faut donc que la vraie
religion nous enseigne à n'adorer que lui et à n'aimer
que lui. Mais, comme nous nous trouvons dans l'impuis-
sance d'adorer ce que nous ne connaissons pas, et d'aimer
autre chose que nous, il faut que la religion, qui instruit
de ces devoirs, nous instruise aussi de ces impuissances,
et qu'elle nous apprenne aussi les remèdes. Elle nous
apprend que, par un homme, tout a été perdu, et la liai-
son rompue entre Dieu et nous, et que par un homme, la
liaison est réparée.
Nous naissons si contraires à cet amour de Dieu, et il
est si nécessaire, qu'il faut que nous naissions coupables,
ou Dieu serait injuste.
• 43. La vraie religion doit avoir pour marque d'obli-
ger à aimer son Dieu. Cela est bien juste, et cependant
aucune ne l'a ordonné ; la nôtre l'a fait. Elle doit encore
avoir connu la concupiscence et l'impuissance ; la nôtre
l'a fait. Elle doit y avoir apporté les remèdes ; l'un
est la prière. Nulle religion n'a demandé à Dieu de l'aimer
et de le suivre.
• 44. Qui ne hait en soi son amour-propre, et cet
instinct qui le porte à se faire Dieu, est bien aveuglé. Qui
ne voit que rien n'est si opposé à la justice et à la vérité ?
Car il est faux que nous méritions cela ; et il est injuste
et impossible d'y arriver, puisque tous demandent la même
chose. C'est donc une manifeste injustice où nous sommes
nés, dont nous ne pouvons nous défaire, et dont il faut
nous défaire.
Cependant aucune religion n'a remarqué que ce fût un
péché, ni que nous y fussions nés, ni que nous fussions
obligés d'y résister, ni n'a pensé à nous en donner les
remèdes.
• 45. Si c'est un aveuglement surnaturel de vivre
sans cherciier ce qu'on est, c'en est un terrible de vivre
mal, en croyant Dieu.
PENSÉES. — ARTICLE VII 107
• 46. Contre ceux qui, sur la confiance de la mcsérc-
eorde de Dieu, demeurent dans la nonchalance, sans faire
de bonnes œuvres. — Comme les deux sources de nos
péchés sont l'orgueil et la paresse, Dieu nous a découvert
deux qualités en lui pour les guérir : sa miséricorde et sa
justice. Le propre de la justice est d'abattre l'orgueil,
(juelque saintes que soient les œuvres, et non intres in
judicium, etc. ; et le propre de la miséricorde est de com-
battre la paresse en exhortant aux bonnes œuvres, selon
ce passage : « La miséricorde de Dieu invite à pénitence » ;
et cet autre des Ninivites : « Faisons pénitence, pour voir
si par aventure il aura pitié de nous. » Et ainsi, tant
s'en faut que la miséricorde autorise le relâchement, que
c'est au contraire la qualité qui le combat formellement ;
de sorte qu'au lieu de dire : « S'il n'y avait point en Dieu
de miséricorde, il faudrait faire toutes sortes d'efforts
pour la vertu ; » il faut dire, au contraire, que c'est parce
qu'il y a en Dieu de la miséricorde, qu'il faut faire toutes
sortes d'efforts.
47. L'homme n'est pas digne de Dieu, mais il n'est
pas incapable d'en être rendu digne.
Il est indigne de Dieu de se joindre à l'homme miséra-
ble ; mais il n'est pas indigne de Dieu de le tirer de sa
misère.
48. Pourquoi Dieu a établi la prière.
1* Pour communiquer à ses créatures la dignité de la
causalité.
2° Pour nous apprendre de qui nous tenons la vertu.
3° Pour nous faire mériter les autres vertus par travail.
Mais, pour se conserver la prééminence, il donne la
prière à qui il lui plaît.
Objection : Mais on croira qu'on tient la prière de soi.
— Cela est absurde ; car, puisque, ayant la foi, on ne peut
pas avoir les vertus, comment aurait-on la foi ? Y a-t-il
pas plus de distance de l'infidélité à la foi que de la foi à
la vertu '?
Mérite, ce mot est ambigur.
Meruit habere Redeniptoreni.
Meruit tain sacra nienibra tangcre.
Digno tam sacra menibra tangere.
Non suni dignus.
Qui manducat indignas.
Dignus est accipere.
Dignare me.
103 PASCAL
Dieu ne doit que suivant ses promesses. II a promis
d'accorder la justice aux prières ; jamais il n'a promis les
prières qu'aux enfants de la promesse.
Saint Augustin a dit formellement que les forces seraient
ôtées au juste. Mais c'est par hasard qu'il l'a dit ; car il
pouvait arriver que l'occasion de le dire ne s'offrît pas.
Mais ses principes font voir que, l'occasion s'en présentant,
il était impossible qu'il ne le dit pas, ou qu'il dit rien de
contraire. C'est donc plus d'être forcé à le dire, l'occasion
s'en offrant, que de l'avoir dit, l'occasion s'étant offerte :
l'un étant de nécessité, l'autre de hasard. Mais les deux
sont tout ce qu'on peut demander.
• 49. Les élus ignoreront leurs vertus, et les réprouvés
la grandeur de leurs crimes : « Seigneur, quand t'avons-
nous vu avoir faim, soif, etc. ? »
• 50. La grâce sera toujours dans le monde, — et aussi
la nature, — de sorte qu'elle est en quelque sorte naturelle.
Et ainsi toujours il y aura des pélagiens, et toujours des
catholiques, et toujours combat ; parce que la première
naissance fait les uns, et la grâce de la seconde naissance
fait les autres.
• 51. Il n'y a point de doctrine plus propre à l'homme
que celle-là, qui l'instruit de sa double capacité de rece-
voir et de perdre la grâce, à cause du double péril où il
est toujours exposé, de désespoir ou d'orgueil.
•52. Les philosophes ne prescrivaient point des senti-
ments proportionnés aux deux états.
Us inspiraient des mouvements de grandeur pure, et ce
n'est pas l'état de l'homme. Ils inspiraient des mouvements
de bassesse pure, et ce n'est pas l'état de l'homme.
Il faut des mouvements de bassesse, non de nature,
mais de pénitence ; non pour y demeurer, mais pour aller
à la grandeur. Il faut des mouvements de grandeur, non
de mérite, mais de grâce, et après avoir passé par la
bassesse.
• 53. La misère persuade le désespoir, l'orgueil persuade
la présomption. L'incarnation montre à l'homme la gran-
deur de sa misère, par la grandeur du remède qu'il a
fallu.
• 54. La connaissance de Dieu sans celle de sa misère
fait l'orgueil. La connaissance de sa misère sans celle
de Dieu fait le désespoir. La connaissance de Jésus-Christ
PENSÉES. — ARTICLE VII 109
fait le milieu, parce que nous y trouvons et Dieu et noire
misère.
*55. Jésus-Christ est un Dieu dont on s'approche sans
orgueil, et sous lequel on s'abaisse sans désespoir (1).
* 56. ...Non pas un abaissement qui nous rende inca-
pable de bien, ni une sainteté exempte du mal.
•57. Une personne me disait un jour qu'il avait une
grande joie et confiance en sortant de confession. L'autre
me disait qu'il restait en crainte. Je pensai, sur cela, que
de ces deux on en ferait un bon, et que chacun manquait
en ce qu'il n'avait pas le sentiment de l'autre. Cela arrive
dé même souvent en d'autres choses.
* 58. L'homme est ainsi fait, qu'à force de lui dire qu'il
est un sot, il le croit ; et, à force de se le dire à soi-même,
on se le fait croire. Car l'homme fait lui seul une conver-
sation intérieure, qu'il importe de bien régler : Corrum-
punt mores bonos cotloquia praca. Il faut se tenir en silence
autant qu'on peut, et ne s'entretenir que de Dieu, qu'on
sait être la vérité ; et ainsi, on se le persuade à soi-même.
* 59. Le christianisme est étrange. Il ordonne à
l'homme de reconnaître qu'il est vil, et même abominable,
et lui ordonne de vouloir être semblable à Dieu. Sans un
tel contrepoids, cette élévation le rendi'ait horriblement
vain, ou cet abaissement le rendi-ait terriblement abject.
* 60. Avec combien peu d'orgueil un chrétien se croit-
il uni à Dieu 1 avec combien peu d'abjection s'égale-t-il
aux vers de la terre !
La belle manière de recevoir la vie et la mort, les biens
et les maux !
* 61. Quelle différence entre un soldat et un chartreux,
quant à l'obéissance ? Car ils sont également obéissants et
dépendants, et dans des exercices également pénibles.
Mais le soldat espère toujours devenir maître, et ne le
devient jamais, car les capitaines et princes même sont
(1) Voilà encore une de ces formules, comme il y en a tant chez
Pascal, qui épuisent toute admiration et défient tout commentaire. Il
y a là, fond et forme, une plénitude et une force, une protondeu;-
et un éclat auprès desquels tout semble pâlir. Le christianisme est
là tout entier, dans ces deux lignes, plus éloquentes et plus lumi-
neuses que de longs discours. Pascal pouvait se vanter dî « parler
du fond de la religion ». Ce « fond » du christianisme, il l'avait péné-
tré et senti, plus fortement et plus intimement que personne, de toute
sa pensée et de tout son cœur.
110 PASCAL
toujours esclaves et dépendants ; mais il l'espère toujours
et travaille toujours à y venir ; au lieu que le chartreux
fait vœu de n être jamais que dépendant. Ainsi ils ne diffè-
rent pas dans la servitude perpétuelle que tous deux ont
toujours, mais dans l'espérance, que l'un a toujours, et
l'autre jamais.
* 62. Nul n'est heureux comme un vrai chrétien, ni rai-
sonnable, ni vertueux, ni aimable.
63. Il n'y a que la religion chrétienne qui rende l'homme
aimable et heureux tout ensemble. Dans l'honnêteté, on
ne peut être aimable et heureux ensemble.
* 64. Préface. — Les preuves de Dieu métaphysiques
sont si éloignées du raisonnement des hommes, et si im-
pliquées, qu'elles frappent peu ; et quand cela servirait à
quelques-uns, cela ne servirait que pendant l'instant qu'ils
voient cette démonstration, mais, une heure après, ils crai-
gnent !e s'être trompés.
Quod curiositaie cognoterunt superhia amiserunt.
C'est ce que produit la connaissance 'le Dieu qui se tire
?ins Jésus-ChrisL, qui est de communiquer sans médiateur
avec le Dieu qu'on a connu sans médiateur. Au lieu que
ceux qui ont connu Dieu par médiateur connaissent leur
misère .
* 65. Le Dieu des chrétiens est un Dieu qui fait sentir
à l'âme qu'il est son unique bien ; que tout son repos est
on lui ; qu'elle n'aura de joie qu'à l'aimer ; et qui lui fait
en même temps abhorrer les obstacles qui la retiennent,
et l'empêchent d'aimer Dieu de toutes ses forces. L'amour-
propre et la concupiscence, qui l'arrêtent, lui sont insup-
portables. Ce Dieu lui fait sentir qu'elle a ce fonds
d 'amour-propre qui la perd, et que lui seul la peut guérir,
* 66. Jésus-Christ n'a fait autre chose qu'apprendre aux
hommes qu'ils s'aimaient eux-mêmes, qu'ils étaient esclaves,
aveugles, malades, malheureux et pécheurs ; qu'il fallait
qu'il les délivrât, éclairât, béatifiât et guérît ; que cela se
ferait en se haïssant soi-même, et en le suivant par la
misère et la mort de la croix.
/ 67. Sans Jésus-Christ, il faut que Thomme soit dans le
vice et dans la misère ; avec Jésus-Christ, l'homme est
exempt de vice et de misère. En lui est toute notre vertu
.et toute notre félicité. Hors de lui, il n'y a que vice,
misère, erreurs, ténèbres, mort, désespoir.
PENSÉES. — ARTICLE VII 111
68. Dieu par Jùsiis-Christ. — Nous ne connaissons
Dieu que par Jésus-Christ. Sans ce Médiateur, est ôtée
toute communication avec Dieu ; par Jésus-Christ, nous
connaissons Dieu. Tous ceux qui ont prétendu connaître
Dieu et le prouser sans Jésus-Christ n'avaient que des
preuves impuissantes. Mais pour prouver Jésus-Christ,
nous avons les prophéties, qui sont des preuves solides et
palpables. El ces prophéties étant accomplies, et prouvées
véritables par 1 événement, marquent la certitude de ces
vérités, et partant, la preuve de la divinité de Jésus-Christ.
En lui et par lui, nous connaissons donc Dieu. Hors de là
et sans TEcriture, sans le péché originel, sans Médiateur
nécessaire promis et arrivé, on ne peut prouver absolument
Dieu, ni enseigner ni bonne doctrine ni bonne morale.
Mais par Jésus-Christ et en Jésus-Christ, on prouve Dieu,
et on enseigne la morale et la doctrine. Jésus-Christ est
donc le véritable Dieu des hommes.
Mais nous connaissons en même temps notre misère,
car ce Dieu-là n'est autre chose que le Réparateur de
notre misère. Ainsi nous ne pouvons bien connaître Dieu
qu'en connaissant nos iniquités. Aussi ceux qui ont connu
Dieu sans connaître leur misère ne l'ont pas glorifié, mais
s'en sont glorifiés. Quia... non cognocit per sapientiani...
placuit Deo pcr stultitiani prœdccationis saluas facere .
* 69. Non seulement nous ne connaissons Dieu que par
Jésus-Christ, mais nous ne nous connaissons nous-mêmes
que par Jésus-Christ. Nous ne connaissons la vie, la mort
que par Jésus-Christ. Hors de Jésus-Christ, nous ne savons
ce que c'est ni que notre vie, ni que notre mort, ni que
Dieu, ni que nous-mêmes.
Ainsi, sans l'Ecriture, qui n'a que Jésus-Christ pour
objet, nous ne connaissons rien, et ne voyons qu'obscurité
et confusion dans la nature de Dieu et*^ dans la propre
nature.
70. [J'aime tous les hommes comme m.es frères, parce
qu'ils sont tous rachetés. j J'aime la pauvreté, parce que
Jésus-Christ l'a aimée. J'aime les biens, paire qu'ils
donnent le moyen d'en assister les misérables. Je garde
fidélité à tout le monde, je [ne] rends pas le mal à ceux
qui m'en font ; mais je leur souhaite une condition
pareille à la mienne, où l'on ne reçoit pas de mal ni de
bien de la part des hommes. J'essaye d'être juste, véri-
table, sincère et fidèle à tous les hommes; et j'ai une
tendresse de cœur pour ceux à qui Dieu m'a uni plus
112 PASCAL
étroitement ; et soit que je sois seul, ou à la vue des
hommes, j'ai en toutes mes actions la vue de Dieu qui les
doit juger, et à qui je les ai toutes consacrées.
Voilà quels sont mes sentiments, et je bénis tous les
jours de ma vie mon Rédempteur qui les a mis en moi, et
qui, d'un homme plein de faiblesses, de misères, de con-
cupiscence, d'orgueil et d'ambition, a fait un homme exempt
de tous ces maux par la force de sa grâce, à laquelle toute
la gloire en est due, n'ayant de moi que la misère et
l'erreur (1).
(1) Il va sans dire que ce fragment, sorte de profession de foi
toute personnelle, n'était pas plus destiné à faire partie de V Apologie
que celui qui forme le n° 2-< de l'article vu. Mme Périer le cite, avec
un texte un peu dilférent, dans la Vie de son frère : « Toutes ces
inclinations, écrit-elle, dont j'ai remarqué les particularités se verront
mieux en abrégé par une peinture qu'il a faite de lui-même dans un
petit papier écrit de sa main en cette manière... »
L'édition Brunschvicg place ici. avec deux pensées qui s'y ratta-
chent, le M'jstère de Jésus. Nous l'avons reproduit, avec ces pensées,
dans nos Opusadei choiùs de Pascal (p. 10-16).
PENSÉES. — ARTICLE VIII 113
ARTICLE VIII
Les Fondements de la Religion chrétienne.
• 1. ... Ils blasphèment ce qu'ils ignorent. La religion
chrétienne consiste en deux points ; il importe également
aux hommes de les connaître et il est également dangereux
de les ignorer ; et il est également de la miséricorde de
Dieu d'avoir donné des marques des deux.
Et cependant ils prennent sujet de conclure qu'un de
ces points n'est pas, de ce qui leur devrait faire conclure
l'autre. Les sages qui ont dit qu'il n'y avait qu'un Dieu ont
été persécutés, les Juifs haïs, les chrétiens encore plus. Ils
ont vu par lumière naturelle que, s'il y a une véritable
religion sur la terre, la conduite de toutes choses doit y
tendre comme à son centre. Toute la conduite des choses
doit avoir pour objet l'établissement et la grandeui* de la
religion ; les hommes doivent avoir en eux-mêmes des
sentiments conformes à ce qu'elle nous enseigne ; et
enfin elle doit être tellement l'objet et le centre où toutes
choses tendent, que qui en saura les principes puisse
rendre raison et de toute la nature de l'homme en parti-
culier, et de toute la conduite du monde en général.
Et sur ce fondement, ils prennent lieu de blasphémer
la religion chrétienne, parce qu'ils la connaissent mal. Ils
s'imaginent qu'elle consiste simplement en l'adoration
d'un Dieu considéré comme grand et puissant et éternel ;
ce qui est proprement le déisme, presque aussi éloigné de
la religion chrétienne que l'athéisme, qui y est tout à fait
contraire. Et de là ils concluent que cette religion n'est
pas véritable, parce qu'ils ne voient pas que toutes choses
concourent à l'établissement de ce point, que Dieu ne se
manifeste pas aux hommes avec toute l'évidence qu'il
pourrait faire.
Mais qu'ils en concluent ce qu'ils voudi'ont contre le
déisme, ils n'en concluront rien contre la religion chré-
tienne, qui consiste proprement au mystère du Rédemp-
PASCAL — PENSÉES 8
114 PASCAL
teur, qui unissant en lui les deux natures, humaine et
divine, a retiré les hommes de la corruption du péché pour
les réconcilier à Dieu en sa personne divine.
Elle enseigne donc ensemble aux hommes ces deux
vérités : et qu'il y a un Dieu, dont les hommes sont
capables, et qu'il y a une corruption dans la nature, qui
les en rend indignes. Il importe également aux hommes
de connaître l'un et l'autre de ces points ; et il est également
dangereux à l'homme de connaître Dieu sans connaître sa
misère, et de connaître sa misère sans connaître le
Rédempteur qui l'en peut guérir. Une seule de ces con-
naissances fait, ou la superbe des philosophes, qui ont
connu Dieu et non leur misère, ou le désespoir des athées,
qui connaissent leur misère sans Rédempteur.
Et ainsi, comme il est également de la nécessité de
l'homme de connaître ces deux points, il est aussi égale-
ment de la miséricorde de Dieu de nous les avoir fait
connaître. La religion chrétienne le fait, c'est en cela
qu'elle consiste.
Qu'on examine l'ordre du monde sur cela, et qu'on voie
si toutes choses ne tendent pas à l'établissement des deux
chefs de cette religion : Jésus-Christ est l'objet de tout, et
le centre où tout tend. Qui le connaît, connaît la raison
de toutes choses.
Ceux qui s'égarent ne s'égarent que manque de voir
une de ces deux choses. On peut donc bien connaître Dieu
sans sa misère, et sa misère sans Dieu ; mais on ne peut
connaître Jésus-Christ sans connaître tout ensemble et
Dieu et sa misère.
Et c'est pourquoi je n'entreprendrai pas ici de prouver
par des raisons naturelles, ou l'existence de Dieu, ou la
Trinité, ou l'immortalité de l'âme, ni aucune des choses
de cette nature; non seulement parce que je ne me sentirais
pas assez fort pour trouver dans la nature de quoi con-
vaincre des athées endurcis, mais encore parce que cette
connaissance, sans Jésus-Christ, est inutile et stérile.
Quand un homme serait persuadé que les proportions des
nombres sont des vérités immatérielles, éternelles, et
dépendantes d'une première vérité en qui elles subsistent,
et qu'on appelle Dieu, je ne le trouverais pas beaucoup
avancé pour son salut.
Le Dieu des Chrétiens ne consiste pas en un Dieu sim-
plement auteur des vérités géométriques et de l'ordre des
éléments ; c'est la part des païens et des épicuriens. Il ne
consiste pas seulement en un Dieu qui exerce sa provi-
PENSÉES. — ARTICLE VIII 115
dence sur la vie et sur les biens des hommes, pour donner
une heureuse suite d'années à ceux qui l'adorent ; c'est
la portion des Juifs, Mais le Dieu d'Abraham, le Dieu
d'Isaac, le Dieu de Jacob (1), le Dieu des Chrétiens, est un
Dieu d'amour et de consolation ; c'est un Dieu qui remplit
l'àme et le cœur de ceux qu'il possède ; c'est un Dieu qui
leur fait sentir intérieurement leur misère, et sa miséri-
corde infinie ; qui s'unit au fond de leur âme ; qui la rem-
plit d'humilité, de joie, de confiance, d'amour ; qui les
rend incapables d'autre fin que de lui-même.
Tous ceux qui cherchent Dieu hors de Jésus-Christ, et
qui s'arrêtent dans la nature, ou ils ne trouvent aucune
lumière qui les satisfasse, ou ils arrivent à se former un
moyen de connaître Dieu et de le servir sans médiateur,
et par là ils tombent, ou dans l'athéisme ou dans le
déisme, qui sont deux choses que la religion chrétienne
abhorre presque également.
Sans Jésus-Christ le monde ne subsisterait pas ; car il
faudrait, ou qu'il fût détruit, ou qu'il lut comme un
enfer.
Si le monde subsistait pour instruire l'homme de Dieu,
sa divinité y reluirait de toutes parts d'une manière
incontestable ; mais comme il ne subsiste que par Jésus-
Christ et pour Jésus-Christ, et pour instruire les hommes
et de leur corruption et de leur rédemption, tout y éclate
des preuves de ces deux vérités.
Ce qui y parait ne marque ni une exclusion totale, ni
une présence manifeste de divinité, mais la présence d'un
Dieu qui se cache. Tout porte ce caractère.
Le seul qui connaît la nature ne la connaîtra-t-il que
pour être misérable ? le seul qui la connaît sera-t-il le
seul malheureux ?
Il ne faut [pas] qu'il ne voie rien du tout ; il ne faut
pas aussi qu'il en voie assez pour croire qu'il le possède ;
mais qu'il en voie assez pour connaître qu'il l'a perdu,
car, pour connaître qu'on a perdu, il faut voir et ne voir
pas ; et c'est précisément l'état où est la nature.
Quelque parti qu'il prenne, je ne l'y laisserai point en
repos...
*2. Il est donc vrai que tout instruit l'homme de sa con-
dition, mais il le faut bien entendre : car il n'est pas vrai
(1) Pascal avait déjà dit dans le Mémorial : « Dieu d'Abraham,
Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants... »
{Opuscules choisis, p. 9.)
116 PASCAL
que tout découvre Dieu, et il n'est pas vrai que tout cache
Dieu. Mais il est vrai tout ensemble qu'il se cache à ceux
qui le tentent, et qu'il se découvre à ceux qui le cherchent,
parce que les hommes sont tout ensemble indignes de
Dieu, et capables de Dieu : indignes par leur corruption,
capables par leur première nature.
• 3. S'il n'avait jamais rien paru de Dieu, cette pri-
vation éternelle serait équivoque, et pourrait aussi bien
se rapporter à l'absence de toute divinité, qu'à l'indignité
où seraient les hommes de la connaître ; mais de ce qu'il
paraît quelquefois, et non pas toujours, cela ôte lequivo-
que. S'il paraît une fois, il est toujours ; et ainsi on n'en
peut conclure sinon qu'il y a un Dieu, et que les hommes
en sont indignes.
• 4. Nous ne concevons ni l'état glorieux d'Adam, ni la
nature de son péché, ni la transmission qui s'en est
faite en nous. Ce sont choses qui se sont passées dans l'état
d'une nature toute différente de la nôtre, et qui passent
l'état de notre capacité présente.
Tout cela nous est inutile à savoir pour en sortir ; et
tout ce qu'il nous importe de connaître est que nous
sommes misérables, corrompus, séparés de Dieu, mais
rachetés par Jésus-Christ ; et c'est de quoi nous avons
des preuves admirables sur la terre .
Ainsi, les deux preuves de la rédemption se tirent des
impies, qui vivent dans l'indifférence de la religion, et
des Juifs, qui en sont les ennemis irréconciliables.
5. Il y a deux manières de persuader les vérités de
notre religion : l'une par la force de la raison, l'autre par
l'autorité de celui qui parle. On ne se sert pas de la der-
nière, mais de la première. On ne dit pas : « Il faut croire
cela ; car l'Ecriture qui le dit, est divine » ; mais on dit
qu'il le faut croire par telle ou telle raison, qui sont de
faibles arguments, la raison étant flexible à tout.
• 6. Ce sera une des confusions des damnés, de voir
qu'ils seront condamnés par leur propre raison, par
laquelle ils ont prétendu condamner la religion chrétienne.
• 7. Les prophéties, les miracles mêmes et les preuves
de notre religion ne sont pas de telle nature qu'on puisse
dii'B qu'ils sont absolument convaincants. Mais ils le sont
aussi de telle sorte qu'on ne peut dire que ce soit être sans
raison que de les croire. Ainsi il y a de l'évidence et de
l'obscurité, pour éclairer les uns et obscurcir les autres.
PENSÉES. — ARTICLE VIII 117
Mais l'évidence est telle, qu'elle surpasse, ou égale pour
le moins, l'évidence du contraire ; de sorte que ce n'est
pas la raison qui puisse déterminer à ne la pas suivre ; et
ainsi ce ne peut être que la concupiscence et la malice
du cœur. Et par ce moyen il y a assez d'évidence pour
condamner et non assez pour convaincre ; afin qu'il
f)araisse qu'en ceux qui la suivent, c'est la grâce, et non
a raison, qui fait suivre ; et qu'en ceux qui la fuient, c'est
la concupiscence, et non la raison qui fait fuir.
Vere discipali, vere Isrccélita, ve ne liber l, vere cibas.
* 8. Reconnaissez donc la vérité de la religion dans
l'obscurité même de la religion, dans le peu de lumière
que nous en avons, dans l'indifférence que nous avons de
la connaître.
* 9. On n'entend rien aux ouvrages de Dieu, si on ne
prend pour principe qu'il a voulu aveugler les uns, et
éclaii'er les autres.
* 10. Raison pourquoi Figures. — 'lis avaient à entre-
tenir un peuple charnel et à le rendre dépositaire du Tes-
tament spirituel] ; il fallait que, pour donner foi au Messie,
il y eût eu des prophéties précédentes, et qu'elles fussent
portées par des gens non suspects et d'une diligence et
fidélité et d'un zèle extraordinaire, et connu de toute la
terre.
Pour faire réussir tout cela, Dieu a choisi ce peuple
charnel, auquel il a mis en dépôt les prophéties qui pré-
disent le Messie comme libérateur et dispensateur des
biens charnels que ce peuple aimait. Et ainsi il a eu
une ardeur extraordinaire pour ses prophètes, et a porté
à la vue de tout le monde ces livres qui prédisent leur
Messie, assurant toutes les nations qu'il devait venir, et
en la manière prédite dans les livres qu'ils tenaient ouverts
à tout le monde. Et ainsi ce peuple, déçu par l'avènement
ignominieux et pauvre du Messie, ont été ses plus cruels
ennemis. De sorte que voilà le peuple du monde le moins
suspect de nous favoriser, et le plus exact et zélé qui se
puisse dire pour sa loi et pour ses prophètes, qui les porte
incorrompus ; de sorte que ceux qui ont rejeté et crucifié
Jésus-Christ, qui leur a été en scandale, sont ceux qui
portent les livres qui témoignent de lui et qui disent qu'il
sera rejeté et en scandale ; de sorte qu'ils ont m.arqué
que c'était lui en le refusant, et qu'il a été également
prouvé, et par les justes juifs qui l'ont reçu, et par les
injustes qui l'ont rejeté, l'un et l'autre ayant été prédit.
118 PASCAL
C'est pour cela que les prophéties ont un sens caché,
le spirituel, dont ce peuple était ennemi, sous le charnel,
dont il était ami. Si le sens spirituel eût été découvert, ils
n'étaient pas capables de l'aimer ; et, ne pouvant le porter,
ils n'eussent pas eu le zèle pour la conservation de leurs
livres et de leurs cérémonies ; et, s'ils [avaient] aimé ces
promesses spirituelles, et cju'ils les eussent conservées
incorrompues jusqu'au Messie, leur témoignage n'eût pas
eu de force, puisqu'ils en eussent été amis.
Voilà pourquoi il était bon que le sens spirituel fût cou-
vert ; mais d'un autre côté, si ce sens eût été tellement
caché qu'il n'eût point du tout paru, il n'eût pu servir de
preuve au Messie. Qu'a-t-il donc été fait ? Il a été couvert
sous le temporel en la foule des passages, et a été décou-
vert si clairement en quelques-uns ; outre que le temps
et l'état du monde ont été prédits si clairement qu'il est
plus clair que le soleil ; et ce sens spirituel est si claire-
ment expliqué en quelques endroits, qu'il fallut un aveu-
glement pareil à celui que la chair jette dans l'esprit
quand il lui est assujetti, pour ne le pas reconnaître.
Voilà donc quelle a été la conduite de Dieu. Ce sens est
couvert d'un autre en une infinité d'endroits, et découvert
en quelques-uns rarement, mais en telle sorte néanmoins
que les lieux où il est caché sont équivoques et peuvent
convenir aux deux ; au lieu que les lieux où il est décou-
vert sont univoques, et ne peuvent convenir qu'au sens
spirituel.
De sorte que cela ne pouvait induire en erreur, et qu'il
n'y avait qu'un peuple aussi charnel qui s'y pût mé-
prendre.
Car, quand les biens sont promis en abondance, qui les
empêchait d'entendre les véritables biens, sinon leur cupi-
dité, qui déterminait ce sens aux biens de la terre ? Mais
ceux qui n'avaient de bien qu'en Dieu les rapportaient
uniquement à Dieu. Car il y a deux principes qui par-
tagent les volontés des hommes, la cupidité et la charité.
Ce n'est pas que la cupidité ne puisse être avec la foi en
Dieu, et que la charité ne soit avec les biens de la terre ;
mais la cupidité use de Dieu et jouit du monde ; et la
charité, au contraire.
Or, la dernière fin est ce qui donne le nom aux choses.
Tout ce qui nous empêche d'y arriver est appelé ennemi.
Ainsi les créatures, quoique bonnes, sont ennemies des
justes, quand elles les détournent de Dieu ; et Dieu même
est l'ennemi de ceux dont il trouble la convoitise.
PENSÉES. — ARTICLE VIII 119
Ainsi, le mot d'ennemi dépendant de la dernière fin, les
justes entendaient par là leurs passions, et les charnels
entendaient les Babyloniens ; et ainsi ces termes n'étaient
obscurs que pour les injustes. Et c'est ce que dit Isaïe :
Signa legem in electis meis, et que Jésus-Christ sera pierre
de scandale. Mais, « Bienheureux, ceux qui ne seront
point scandalisés en lui 1 » Osée, ult., le dit parfaitement :
« Où est le sage ? et il entendra ce que je dis. Les justes
l'entendront : car les voies de Dieu sont droites ; mais les
méchants y trébucheront (1). »
11. Grandeur. — La religion est une chose si grande,
qu'il est juste que ceux qui lîe voudraient pas prendre la
peine de la chercher, si elle est obscure, en soient privés.
De quoi se plaint-on donc, si elle est telle qu'on la puisse
trouver en la cherchant '?
• 12. Tout tourne en bien pour les élus, jusqu'aux obs-
curités de l'Ecriture ; car ils les honorent, à cause des
clartés divines. Et tout tourne en mal pour les autres,
jusqu'aux clartés ; car ils les blasphèment, à cause des
obscurités qu'ils n'entendent pas.
• 13. Il y a assez de clarté pour éclairer les élus et assez
d'obscurité pour les humilier. Il y a assez d'obscurité pour
aveugler les réprouvés et assez de clarté pour les condam-
ner et les rendre inexcusables. Saint Augustin, [apud]
Montaigne, Sebonde.
La généalogie de Jésus-Christ dans l'Ancien Testament
est mêlée parmi tant d'autres inutiles, qu'elle ne peut être
discernée. Si Moïse n'eût tenu registre que des ancêtres
de Jésus-Christ, cela eût été trop visible. S'il n'eût pas
maraué celle de Jésus-Christ, cela n'eût pas été assez
visible. Mais, après tout, qui y regarde de prés, voit celle
de Jésus-Christ bion discernée par Thamar, Ruth, etc.
Ceux qui ordonnaient ces sacrifices en savaient l'inuti-
lité, ceux qui en ont déclaré l'inutilité n'ont pas laissé de
les pratiquer.
Si Dieu n'eût permis qu'une seule religion, elle eût été
trop reconnaissable ; mais qu'on y regarde de près, on
discerne bien la vérité dans cette confusion.
Principe : Moïse était habile homme. Si donc il se gou-
(1) Le P. Lagrange qui cite ce développement dans son article
déjà cité sur Pascal et les Prophéties messiani/jues, déclare qu'il
« complète bien dans la pensée maîtresse de Pascal sur les prophé-
ties », exprimée dans l'article x, 14.
120 PASCAL
vernait par son esprit, il ne dirait rien nettement qui fût
directement contre l'esprit.
Ainsi toutes les faiblesses très apparentes sont des
forces. Exemple : les deux généalogies de saint Matthieu
et de saint Luc. Qu'y a-t-il de plus clair, que cela n'a pas
été fait de concert ?
* 14. Dieu veut plus disposer la volonté que l'esprit. La
clarté parfaite servirait à l'esprit et nuirait à la volonté.
Abaisser la superbe.
* 15. Que Dieu s'est voulu cacher. — S'il n'y avait
(lu'une religion, Dieu y serait bien manifeste. S'il n'y avait
aes martyrs qu'en notre religion, de même.
Dieu étant ainsi caché, toute religion qui ne dit pas que
Dieu est caché n'est pas véritable ; et toute religion qui
n'en rend pas la raison n'est pas instruisante. La nôtre
fait tout cela : Vere tu es Deus absconditus.
* 16. S'il n'y avait point d'obscurité, l'homme ne sen-
tirait point sa corruption ; s'il n'y avait point de lumière,
l'homme n'espérerait point de remède. Ainsi, il est non
seulement juste, mais utile pour nous, que Dieu soit caché
en partie, et découvert en partie, puisqu'il est également
dangereux à l'homme de connaître Dieu sans connaître
sa misère, et de connaître sa misère sans connaître Dieu.
17. Cette religion si grande en miracles (saints, Pères(l),
irréprochables ; — savants et grands, témoins — ; mar-
tyrs ; — rois (David) établis ; Isaïe, prince du sang), si
grande en science, après avoir étalé tous ses miracles et
toute sa sagesse, elle réprouve tout cela, et dit qu'elle n'a ni
sagesse ni signes, mais la croix et la folie.
Car ceux qui, par ces signes et cette sagesse, ont mérité
votre créance, et qui vous ont prouvé leur caractère, vous
déclarent que rien de tout cela ne peut nous changer, et
nous rendre capables de connaître et aimer Dieu, que la
vertu de la folie de la croix, sans sagesse ni signes ; et non
point les signes sans cette vertu. Ainsi notre religion est
folle, en regardant à la cause effective, et sage en regar-
dant à la sagesse qui y prépare.
(1) M. Brunschvicg croit lire pieux, mais avoue sa lecture douteuse.
Tous les éditeurs et les deux copies donnent Pères. Je lis, j'explique
et je ponctue comme M. Michaut.
PENSÉES. — ARTICLE IX 121
ARTICLE IX
La Perpétuité
1. Sur ce que larelcglon chrétienne n'est pas unique. —
Tant s'en faut que ce soit une raison qui fasse croire
qu'elle n'est pas la véritable, qu'au contraire, c'est ce qui
fait voir qu'elle l'est.
• 2. Histoire de la Chine (1). — Je ne crois que les his-
toires dont les témoins se feraient égorger.
[Lequel est le plus croyable des deux, Moïse ou la Chine?]
Il n est pas question de voir cela en gros. Je vous dis
qu'il y a de quoi aveugler et de quoi éclairer.
Par ce mot seul, je ruine tous vos raisonnements.
« Mais la Chine obscurcit, » dites-vous ; et je réponds : « La
Chine obscurcit, mais il y a clarté à trouver ; cherchez-la. »
Ainsi tout ce que vous dites fait à un des desseins, et
rien contre l'autre. Ainsi cela sert, et ne nuit pas.
11 faut donc voir cela en détail, il faut mettre papiers
sur table.
*3. Mahomet, sans autorité. Il faudrait donc que ses rai-
sons fussent bien puissantes, n'ayant que leur propre force.
Que dit-il donc ? Qu'il faut le croire î
• 4. Contre Mahomet. — L'Alcoran n'est pas plus de
Mahomet que l'Evangile, de saint Matthieu, car il est cité
de plusieurs auteurs de siècle en siècle ; les ennemis mê-
mes, Celse et Porphyre, ne l'ont jamais désavoué.
L'Alcoran dit que saint Matthieu était homme de bien.
Donc, il était faux prophète, ou en appelant gens de bien
(1) L'Histoire de la Chine, en latin, du P. Martini, venait de paraître
en 1658. — Tout cet article nous montre Pascal, bien moderne encore
en cela, très préoccupé, et comme à l'affût des «difficultés de croire »,—
les plus graves peut-être, — qui proviennent de l'histoire des religions
comparées, en particulier des religions orientales. Comme ses con-
temporains d'ailleurs, il ignore le bouddhisme.
122 PASCAL
des méchants, ou en ne demeurant pas d'accord de ce
qu'ils ont dit de Jésus-Christ (1).
• 5. Ce n'est pas par ce qu'il y a d'obscur dans Mahomet,
et qu'on peut faire passer pour'un sens mystérieux, que je
veux qu'on en juge, mais par ce qu'il y a'^de clair, par son
paradis, et par le reste ; c'est en cela qu'il est ridicule. Et
c'est pourquoi il n'est pas juste de prendre ses obscurités
pour des mystères, vu que ses clartés sont ridicules.
Il n'en est pas de même de l'Ecriture. Je veux qu'il y
ait des obscurités qui soient aussi bizarres que celles de
Mahomet ; mais il y a des clartés admirables, et des pro-
phéties manifestes accomplies. La partie n'est donc pas
égale. Il ne faut pas confondre et égaler les choses qui ne
se ressemblent que par l'obscurité et non pas par la clarté,
qui mérite qu'on révère les obscurités.
• 6. Différence entre Jésus-Christ et Mahomet. — Maho-
met, non prédit ; Jésus-Christ, prédit.
Mahomet, en tuant ; Jésus-Christ, en faisant tuer les
siens.
Mahomet, en défendant de lire ; les apôtres en ordon-
nant de lire.
Enfin, cela est si contraire, que, si Mahomet a pris la
voie de réussir humainement, Jésus-Christ a pris celle de
périr humainement, et, qu'au lieu de conclure que, puisque
Mahomet a réussi, Jésus-Christ a bien pu réussir, il faut
dire que, puisque Mahomet a réussi, Jésus-Christ devait
périr.
• 7. Tout homme (2) peut faire ce qu'a fait Mahomet ; car
il n'a point fait de miracles, il n'a point été prédit. Nul ne
peut faire ce qu'a fait Jésus-Christ.
• 8. [Fondement de notre foi.] — La religion païenne est
sans fondement [aujourd'hui. On dit qu'autrefois elle en
a eu par les oracles qui ont parlé. Mais quels sont les
livres qui nous en assurent ? Sont-ils si dignes de foi par
la vertu de leurs auteurs? Sont-ils conservés avec tant de
soin qu'on puisse s'assurer qu'ils ne sont point corrom-
pus?]
La religion mahométane a pour fondement l'Alcoran et
(1) Argumentation peut-être un peu simpliste.
(2) Tout homme, n'est-ce pas beaucoup dire, et l'expression de Pas-
cal ne dépasse-t-elle pas ici sa pensée ? li veut évidemment dire que
ce qu'a fait Mahomet ne dépasse pas le pouvoir d'un homme.
PENSÉES. — ARTICLE IX 123
Mahomet. Mais ce prophète, qui devait être la dernière
attente du monde, a-t-il été prédit ? Quelle marque a-t-il
que n'ait aussi tout homme qui se voudra dire prophète ?
Quels miracles dit-il lui-même avoir faits ? Quels mystères
a-t-il enseignés, selon sa tradition même ? Quelle morale
et quelle lèlicité ?
La religion juive doit être regardée différemment dans
la tradition des Livres Saints et dans la tradition du peuple.
La morale et la félicité en est ridicule dans la tradition du
peuple ; mais elle est admirable dans celle [des Licrcs]
Saints (et toute religion est de même : car la chrétienne
est bien différente dans les Li\Tes Saints et dans les
casuistes). Le fondement en est admirable, c'est le plus
ancien livre du monde et le plus authentique ; et, au lieu
que Mahomet, pour faire subsister le sien, a défendu de
le lire, Moïse, pour faire subsister le sien, a ordonné à
tout le monde de le lire. _
Notre religion est si divine, qu'une autre religion divine
n'en a [été] que le fondement,
• 9. La seule reUgion contre la nature, contre le sens
commun, contre nos plaisirs, est la seule qui ait toujours
été.
• 10. Nulle religion que la nôtre n'a enseigné qiie
l'homme naît en péché, nulle secte de philosophes ne l'a
dit : nulle n'a donc dit vrai.
Nulle secte ni religion n'a toujours été sur la terre, que
la religion chrétienne.
• 11. Qui jugera de la religion des Juifs par les gros-
siers la connaîtra mal. Elle est visible dans les Saints
Livres, et dans la tradition des prophètes, qui ont assez
fait entendre qu'ils n'entendaient pas la loi à la lettre.
Ainsi notre religion est divine dans lEvangile, les apôtres
et la tradition ; mais elle est ridicule dans ceux qui la
traitent mal.
Le Messie, selon les Juifs charnels, doit être un grand
prince temporel. Jésus-Christ, selon les chrétiens char-
nels, est venu nous dispenser d'aimer Dieu, et nous donner
des sacrements oui opèrent tout sans nous. Ni l'un ni
l'autre n'est la religion chrétienne, ni juive.
Les vrais Juifs et les vrais Chrétiens ont toujours attendu
un Messie aui les ferait aimer Dieu, et, par cet amour,
triompher de leurs ennemis.
• 12. Les Juifs charnels tiennent le milieu entre les
124 PASCAL
Chrétiens et les païens. Les païens ne connaissent point
Dieu, et n'aiment que la terre. Les Juifs connaissent le
vrai Dieu, et n'aiment que la terre. Les Chrétiens con-
naissent le vrai Dieu, et n'aiment point la terre. Les Juifs
et les païens aiment les mêmes biens. Les Juifs et les
Chrétiens connaissent le même Dieu.
Les Juifs étaient de deux sortes : les uns n'avaient que
les affections païennes, les autres avaient les affections
chrétiennes.
• 13. Deux sortes d'hommes en chaque religion : parmi
les païens, des adorateurs des bêtes, et les autres, adora-
teurs d'un seul Dieu dans la religion naturelle ; parmi les
Juifs, les charnels, et les spirituels, qui étaient les Chré-
tiens de la loi ancienne ; parmi les Chrétiens, les gros-
siers, qui sont les Juifs de la loi nouvelle. Les Juifs charnels
attendaient un Messie charnel ; les Chrétiens grossiers
croient que le Messie les a dispensés d'aimer Dieu ; les
vrais Juifs et les vrais Chrétiens adorent un Messie qui
les fait aimer Dieu.
• 14. Pour montrer que les vrais Juifs et les xsrais Chré-
tiens n'ont qu'une même religion. — La'religion des Juifs
semblait consister essentiellement en la paternité d'Abra-
ham, en la circoncision, aux sacrifices, aux cérémonies, ■
en l'arche, au temple, en Hiérusalem, et enfin en la loi et en
l'alliance de Moïse.
Je dis :
Qu'elle ne consistait en aucune de ces choses ; mais seu-
lement en l'amour de Dieu, et que Dieu réprouvait toutes
les autres choses ;
Que Dieu n'acceptait point la postérité d'Abraham ;
Que les Juifs seront punis de Dieu, comme les étran-
gers, s'ils l'offensent. Deut., viii, 19 : « Si vous oublier
Dieu, et que vous suiviez des dieux étrangers, je vous
prédis que vous périrez de la même manière que les
nations que Dieu a exterminées devant vous ; »
Que les étrangers seront reçus de Dieu comme les
Juifs, s'ils l'aiment. Is., lvi, 3: « Que l'étranger ne dise
pas : « Le Seigneur ne me recevra pas. » Les étrangers
qui s'attachent à Dieu seront pour le servir et l'aimer : je
les niènerai en ma sainte montagne, et recevrai d'eux dès
sacrifices, car ma maison est la maison d'oraison ; »
Que les vrais Juifs ne considéraient leur mérite que de
Dieu, et non d'Abraham, Is., lxiii, 16: « Vous êtes véri-
tablement notre père, et Abraham ne nous a pas connus.
PENSÉES. — ARTICLE IX
125
et Israël n'a pas eu de connaissance de nous ; mais c'est
vous qui êtes noire père et notre rédempteur. » — Moïse
même leur a dit que Dieu n'accepterait pas les personnes.
Deut X, 17 : « Dieu, dit-il, n'accepte pas les personnes,
ni les sacrifices. ^) — Le sabbat n'était qu'un signe,
Ex. XXXI, 13 ; et en mémoire de la sortie d'Egypte,
Deut., V, 15. Donc il n'est plus nécessaire, puisqu'il faut
oublier l'Esvpte. — La circoncision n'était qu'un signe,
Gen., XVII, 11. Et de là vient qu'étant dans le désert, ils ne
furent point circoncis, parce qu'ils ne pouvaient se con-
fondi^e avec les autres peuples ; et qu'après que Jésus-
Christ est venu, elle n'est plus nécessaire ;
Que la circoncision du cœur est ordonnée. Deut., x. Ib ;
Jérém., iv, 4 : « Sovez circoncis de cœur ; retranchez les
superfluitôs de votre cœur, et ne vous endurcissez plus ;
car votre Dieu est un Dieu grand, puissant et terrible, qui
n'accepte pas les personnes ; » n r^-
Que Dieu dit qu'il le ferait un jour. Dent., xxx, 6 : « Dieu
te circoncira le cœur et à tes enfants afin que tu 1 aimes
de tout ton cœur ; » . , . „ ,
Que les incirconcis de cœur seront juges. Jer , ix, ^b :
car Dieu jueera les peuples incirconcis et tout le peuple
d'Israël, parce qu'il est a incirconcis de co?ur « ;
Que l'extérieur ne sert rien sans l'intérieur. Joël., ii, Id :
Scindltc corda vestra, etc. Is., LViii, 3, 4, etc. L'amour
de Dieu est recommandé en tout le Deutéronome.
Deut., xxx, 19 : « Je prends à témoin le ciel et la terre
que j'ai mis devant vous la mort et la vie, afin que vous
choisissiez la vie, et que vous aimiez Dieu et que vous
lui obéissiez, car c'est Dieu qui est votre vie ; »
Que les Juifs, manque de cet amour, seraient réprouves
pour leurs crimes, et les païens élus en leur place. Os., i,
10 • Deut., xxxii, 20 : « Je me cacherai d'eux, dans la vue
de leurs derniers crimes ; car c'est une nation méchante
et infidèle. Ils m'ont provoqué à courroux par les choses
qui ne sont point des dieux, et je les provoquerai a jalousie
par un peuple qui n'est pas mon peuple, et par une nation
sans science et sans intelligence, w Is., lxv, l ;
Que les biens temporels sont faux, et que le vrai bien
est d'être uni à Dieu. Ps., cxLiii, 15 ;
Que leurs fêtes déplaisent à Dieu. Amos, v, 21 ;
Que les sacrifices des Juifs déplaisent à Dieu. Is., lxvi,
1-3 ; I, 11. Jérem., vi, 20. David, Miserere. — Même delà
part des bons, Exspectaci. Ps., xlix, 8, 9, 10, U, 12, 13
et 14;
126 PASCAL
Qu'il ne les a établis pour leur dureté. Michée, admira-
blement, VI, 6-8 ; /. R., XV, 22 ; Osée, vi, 6;
Que les sacrifices des païens seront reçus de Dieu, et que
Dieu retirera sa volonté des sacrifices des Juifs. Malacn.,
I, 11 ;
Que Dieu fera une nouvelle alliance par le Messie, et que
l'ancienne sera rejetée. Jérém., xxxi, 31 : Mandata non
bona ; — Ezéch., xx, 25 ;
Que les anciennes choses seront oubliées. Is., xliii, 18,
19; Lxv, 17, 18 ;
Qu'on ne se souviendra plus de l'arche. Jér., m, 15, 16 ;
Que le temple serait rejeté. Jér., vu, 12, 13, 14;
Que les sacrifices seraient rejetés, et d'autres sacrifices
purs établis. Malach., i, 11;
Que l'ordre de la sacrificature d'Aaron serait réprouvé,
et celle de Melchisédech introduite par le Messie. Ps.
Dixit Dominuê ;
Que cette sacrificature serait éternelle. Ibld ;
Que Jérusalem serait réprouvée, et Rome admise. Ps.
Dixit Dominas ;
Que le nom des Juifs serait réprouvé et un nouveau
nom donné. Is., lxv, 15 ;
Que ce dernier nom serait meilleur que celui de Juif,
et éternel. Is., lxii, 5 ;
Que les Juifs devaient être sans prophètes (Amos), sans
roi, sans princes, sans sacrifice, sans idole ;
Que les Juifs subsisteraient néanmoins toujours en
peuple. Jérém., xxxi, 36 ;
•15. Perpétuité. — Cette religion, qui consiste à croire
que l'homme est déchu d'un état de gloire et de communi-
cation avec Dieu en un état de tristesse, de pénitence et
deloignement de Dieu, mais qu'après cette vie nous
serons rétablis par un Messie qui devait venir, a toujours
été sur la terre. Toutes choses ont passé, et celle-là a
subsisté, pour laquelle sont toutes choses.
Les hommes, dans le premier âge du monde, ont été
emportés dans toutes sortes de désordres, et il y avait
cependant des saints, comme Enoch, Lamech et d'autres,
qui attendaient en patience le Christ promis dès le com-
mencement du monde. Noé a vu la malice des hommes au
plus haut degré ; et il a mérité de sauver le monde en sa
personne, par l'espérance du Messie dont il a été la figure.
Abraham était environné d'idolâtres, quand Dieu lui a
fait connaître le mystère du Messie, qu'il a salué de loin.
PENSÉES. — ARTICLE IX 127
Au temps d'Isaac et de Jacob, l'abomination était répan-
due sur toute la terre ; mais ces saints vivaient en la foi ;
et Jacob, mourant et bénissant ses enfants, s'écrie, par un
transport qui lui fait interrompre son discours : « J'at-
tends, ô mon Dieu ! le Sauveur que vous avez ^ promis :
Salatare tuuni exspectabo. Domine . » Les Égyptiens
étaient infectés et d'idolâtrie et de magie ; le peuple de
Dieu même était entraîné par leurs exemples ; mais
cependant Moïse et d'autres croyaient celui qu'ils ne
voyaient pas et l'adoraient en regardant aux dons éter-
nels qu'il leur préparait.
Les Grecs, et les Latins ensuite, ont fait régner les
fausses déités ; les poètes ont fait cent diverses théolo-
gies ; les philosophes se sont séparés en mille sectes dif-
férentes ; et cependant il y avait toujours au cœur de la
Judée des hommes choisis qui prédisaient la venue de ce
Messie, qui n'était connu que d'eux.
Il est venu enfin en la cor.sommation des temps ; et
depuis, on a vu naître tant de schismes et d'hérésies,
tant renverser d'Etats, tant de changements en toutes
choses ; et cette Eglise, qui adore Celui qui a toujours été
adoré, a subsisté sans interruption. Et ce qui est admirable,
incomparable et tout à fait divin, c'est que cette religion,
qui a toujours duré, a toujours été combattue. Mille fois
elle a été à la veille d'une destruction universelle ; et
toutes les fois qu'elle a été dans cet état. Dieu l'a relevée
par des coups extraordinaires de sa puissance. C'est ce
qui est étonnant, et qu'elle s'est maintenue sans fléchir et
ployer sous la volonté des tyrans. Car il n'est pas étrange
qu'un Etat subsiste, lorsque l'on fait quelquefois céder ses
lois à la nécessité, mais que... (Voyez le rond dans
Montaigne).
•16. Les Etats périraient si on ne faisait ployer souvent
les lois à la nécessité. Mais jamais la religion n'a souffert
cela, et n'en a usé. Aussi il fautcesaccommodements, ou des
miracles. Il n'est pas étrange qu'on se conserve en ployant,
et ce n'est pas proprement se maintenir ; et encore péris-
sent-ils enfin entièrement : il' n'y en a point qui ait duré
mille ans. Mais que cette religion se soit toujours main-
tenue, et inflexible, cela est divin.
17. On a beau dire. Il faut avouer que la religion chré-
tienne a quelque chose d'étonnant. — « C'est parce que
vous y êtes né, » dira-t-on. — Tant s'en faut ; je me roidis.
contre, pour cette raison-là même, de peur que cette
128 PASCAL
prévention ne me suborne; mais, quoique j'y sois né, je
ne laisse pas de le trouver ainsi.
• 18. Perpétuité. — Le Messie a toujours été cru. La
tradition d'Adam était encore nouvelle en Noé et en Moïse.
Les prophètes l'ont prédit depuis, en prédisant toujours
d'autres choses, dont les événements, qui arrivaient de
temps en temps à la vue des hommes, marquaient la vérité
de leur mission, et par conséquent celle de leurs promes-
ses touchant le Messie. Jésus-Christ a fait des miracles,
et les apôtres aussi, qui ont converti tous les païens : et
par là toutes les prophéties étant accomplies, le Messie
est prouvé pour jamais.
• 19. Perpétuité. — Qu'on considère que, depuis le
commencement du monde, l'attente ou l'adoration du
Messie subsiste sans interruption ; qu'il s'est trouvé des
hommes qui ont dit que Dieu leur avait révélé qu'il devait
naître un Rédempteur qui sauverait son peuple ; qu'Abra-
ham est venu ensuite dire qu'il avait eu révélation qu'il
naîtrait de lui par un fils qu'il aurait ; que Jacob a déclaré
que, de ses douze enfants, il naîtrait de Juda ; que Moïse
et les prophètes sont venus ensuite déclarer le temps et
la manière de sa venue ; qu'ils ont dit que la loi qu'ils
avaient n'était qu'en attendant celle du Messie ; que jus-,
que-là elle serait perpétuelle, mais que l'autre durerait
éternellement ; qu'ainsi leur loi, ou celle du Messie, dont
elle était la promesse, serait toujours sur la terre ; qu'en
effet elle a toujours duré ; qu'enfin est venu Jésus-Christ
dans toutes les circonstances prédites. Cela est admirable.
• 20. Je vois la religion chrétienne fondée sur une reli-
gion précédente, et voici ce que je trouve d'effectif.
Je ne parie point ici des miracles de Moïse, de Jésus-
Christ et des apôtres, parce qu'ils ne paraissent pas d'abord
convaincants, et que je ne veux que mettre ici en évidence
tous les fondements de cette religion chrétienne qui sont
indubitables, et qui ne peuvent être mis en doute par
quelque personne que ce soit. Il est certain que nous
voyons en plusieurs endroits du monde un peuple parti-
culier, séparés de tous les autres peuples du monde, qui
s'appelle le peuple juif.
Je vois donc des foisons de religions en plusieurs
endroits du monde et dans tous les temps ; mais elles n'ont
ni la morale qui peut me plaire, ni les preuves qui peuvent
m'arrêter, et qu'ainsi j'aurais refusé également et la reli-
gion de Mahomet, et celle de la Chine, et celle des anciens
PENSÉES. — ARTICLE IX 129
Romains, et celle des Egj-ptiens, par cette seule raison
<jue l'une n'ayant pas plus [de] marques de vérité que
l'autre, ni rien qui me déterminât nécessairement, la rai-
son ne peut pencher plutôt vers lune que vers l'autre.
Mais, en considérant ainsi cette inconstante et bizarre
variété de mœurs et de créances dans les divers temps, je
trouve en un coin du monde un peuple particulier, séparé
de tous les autres peuples de la terre, le plus ancien de
tous, et dont les histoires précèdent de plusieurs siècles
les plus anciennes que nous ayons. Je trouve donc ce
peuple grand et nombreux, sorti d un seul homme, qui
adore un seul Dieu, et qui se conduit par une loi qu'ils
disent tenir de sa main. Ils soutiennent qu'ils sont les seuls
du monde auxquels Dieu a révélé ses mystères ; que tous
les hommes sont corrompus et dans la disgrâce de
Dieu ; qu'ils sont tous abandonnés à leur sens et à leur
propre esprit ; et que de là viennent les étranges égare-
ments et les changements continuels qui arrivent entre
eux, et de religion, et de coutumes, — au lieu qu'ils
demeurent inébranlables dans leur conduite ; — mais que
Dieu ne laissera pas éternellement les autres peuples dans
ces ténèbres ; qu'il viendra un libérateur pour tous ;
qu'ils sont au monde pour l'annoncer aux hommes ;
qu'ils sont formés exprès pour être les avant-coureurs
et les hérauts de ce grand avènement, et pour appeler
tous les peuples à s'unir à eux dans l'attente de ce libé-
rateur.
La rencontre de ce peuple m'étonne, et me semble
digne de l'attention. Je considère cette loi qu'ils se vantent
de tenir de Dieu, et je la trouve admirable. C'est la pre-
mière loi de toutes, et de telle sorte qu'avant même que
le mot de loi fût en usage parmi les Grecs, il y avait près
de mille ans qu'ils l'avaient reçue et observée sans
interruption. Ainsi je trouve étrange que la première loi
du monde se rencontre aussi la plus parfaite, en sorte que
les plus grands législateurs en ont emprunté les leurs,
comme il parait par la loi des Douze Tables d'Athènes,
qui fut ensuite prise par les Romains, et comme il serait
aisé de le montrer, si Josèf^he et d'autres n'avaient assez
traité cette matière.
•21. Avantages du peuple Juif. — Dans cette recherche,
le peuple juif attire d'abord mon attention par quantité de
choses admirables et singulières qui y paraissent.
Je vois d'abord que c'est un peuple tout composé de
PASCAL — PENSÉES 9
1 30 PASCAL
frères, et, au lieu que tous les autres sont formés de l'as-
sembla-:e d'une infinité de familles, celui-ci quoique si
étrangement abondant, est tout sorti d'un seul homme, et
étant'ainsi tous une même chair, et membres les uns des
autres, [ils] composent un puissant Etat d'une seule famille.
Cela est unique.
Cette famille, ou ce peuple, est le plus ancien qui soit en
la connaissance des hommes : ce qui me semble lui attirer
une vénération particulière, et principalement dans la
recherche que nous faisons, puisque, si Dieu s'est de tout
temps communiqué aux hommes, c'est à ceux-ci qu'il faut
recourir pour eu savoir la tradition.
Ce peuple n'est pas seulement considérable par son anti-
quité ; mais il est encore singulier en sa durée, qui a tou-
jours continué depuis son origine jusqu'à maintenant. Car,
au lieu que les peuples de Grèce et d'Italie, de Lacédé-
mone, d'Athènes, de Rome, et les autres qui sont venus si
longtemps après, soient péris il y a si longtemps, ceux-ci
subsistent toujours, et, malgré les entreprises de tant de
puissants rois qui ont cent fois essayé de les faire périr,
comme leurs historiens le témoignent, et comme il est
aisé de le juger par l'ordre naturel des choses, pendant
un si long espace d'années, ils ont toujours été conservés
néanmoins (et cette conservation a été prédite) ; et
s'étendant depuis les premiers temps jusques aux derniers,
leur histoire enferme dans sa durée celle de toutes nos
histoires [qu'elle devance de bien longtemps].
La loi par laquelle ce peuple est gouverné est tout
ensemble la plus ancienne loi du monde, la plus parfaite,
et la seule qui ait toujours été gardée sans interruption
dans un Etat. C'est ce que Josèphe montre admirablement
contre Aplon, et Philon juif, en divers lieux, où ils font
voir qu'elle est si ancienne, que le nom même de loi n'a
été connu des plus anciens que plus de mille ans après ;
en sorte qu'Homère, qui a écrit l*histoire de tant d'Etats,
ne s'en est jamais servi. Et il est aisé de juger de sa per-
fection par la simple lecture, où l'on voit qu'on a
pourvu à toutes choses avec tant de sagesse, tant d'équité,
tant de jugement, que les plus anciens législateurs grecs
et romains, en ayant eu quelque lumière, en ont emprunté
leurs principales^ lois ; ce qui paraît par celle qu'ils appel-
lent des Douze Tables, et par les autres preuves que
Josèphe en donne.
Mais cette loi est en même temps la plus sévère et la
plus rigoureuse de toutes, en ce qui regarde le culte de leur
PENSÉES. — ARTICLE IX 131
religion, obligeant ce peuple, pour le retenir dans son
devoir, à mille observations particulières et pénibles,
sous peine de la vie, de sorte que c'est une chose bien
étonnante qu'elle se soit toujours conservée si constamment
durant tant de siècles par un peuple rebelle et impatient
comme celui-ci, pendant que tous les autres Etats ont
changé de temps en temps leurs lois, quoique tout autre-
ment faciles.
Le livre qui contient cette loi, la première de toutes,
est lui-même le plus ancien livre du monde, ceux d'Ho-
mère, d'Hésiode et les autres, n'étant que six ou sept cents
ans depuis.
* 22. La création du monde commençant à s'éloigner.
Dieu a pourvu d'un historien unique contemporain, et a
commis tout un peuple pour la garde de ce livre, afin que
cette histoire tut la plus authentique du monde, et que
tous les hommes pussent apprendi'e par là une chose si
nécessaire à savoir, et qu'on ne pût la savoir que par là.
• 23. Pourquoi Moïse va-t-il faire la vie des hommes si
longue, et si peu de générations ?
Parce que [ce n'est] pas la longueur des années, mais la
multitude des générations qui rendent les choses obscures.
Car la vérité ne s'altère que par le changement des
hommes. Et cependant il met deux choses, les plus mé-
morables qui se soient jamais imaginées, savoir la créa-
tion et le déluge, si proches, qu'on y touche.
* 24. Sem, qui a vu Lamech, qui a vu Adam, a vu aussi
Jacob, qui a vu ceux qui ont vu Moïse ; donc le déluge et
la création sont vrais. Cela conclut entre de certaines
gens qui l'entendent bien.
• 25. Autre rond. — La longueur de la vie des patriar-
ches, au lieu de faire que les histoires des choses passées
se perdissent, servait au contraire à les conserver. Car ce
qui fait que l'on n'est pas quelquefois assez instruit dans
l'histoire de ses ancêtres, est que l'on n'a jamais guère
vécu avec eux, et qu'ils sont morts souvent devant que
l'on eût atteint l'âge de raison. Or, lorsque les hommes
vivaient si longtemps, les enfants vivaient longtemps avec
leurs pères. Ils les entretenaient longtemps. Ôr, de quoi
les eussent-ils entretenus, sinon de l'histoire de leurs
ancêtres, puisque toute l'histoire était réduite à celle-
là, qu'ils n'avaient point d'études, ni de sciences, ni d'arts,
qui occupent une grande partie des discours de la vie ?
] 32 PASCAL
Aussi l'on voit qu'eu ce temps les peuples avaient un soin
particulier de conserver leurs généalogies.
• 26. Antiquité des Juifs. — Qu'il y a de différence d'un
livre à un autre 1 Je ne. m'étonne pas de ce que les Grecs
ont fait VIliade, ni les Égyptiens et les Chinois leurs his-
toires. Il ne faut que voir comment cela est né. Ces histo-
riens fabuleux ne sont pas contemporains des choses dont
ils écrivent. Homère fait un roman, qu'il donne pour tel et
qui est reçu pour tel ; car personne ne doutait que Troie
et Agamemnon n'avaient non plus été que la pomme d or.
Il ne pensait pas aussi à en faire une histoire, mais
seulement un divertissement. Il est le seul qui écrit de
son temps ; la beauté de l'ouvrage fait durer la chose :
tout le monde l'apprend et en parle : il la faut savoir,
chacun la sait par cœur. Quatre cents ans après, les
témoins des choses ne sont plus vivants ; personne ne sait
plus par sa connaissance si c'est une fable ou une histoire :
on l'a seulement appris de ses ancêtres ; cela peut passer
pour vrai.
Toute histoire qui n'est pas contemporaine est suspecte ;
ainsi les livres des Sibylles et de Trismégiste, et tant d'au-
tres qui ont eu crédit au monde, sont faux et se trouvent
faux à la suite des temps. Il n'en est pas ainsi des auteurs
contemporains.
Il y a bien de la différence entre un livre que fait un
particulier, et qu'il jette dans le peuple, et un livre qui
fait lui-même un peuple. On ne peut douter que le livre
ne soit aussi ancien que le peuple.
'27. Sincércté des Juifs. — Ils portent avec amour et
fidélité ce livre où Moïse déclare qu'ils ont été ingrats
ejivers Dieu toute leur vie ; qu'il sait qu'ils le seront encore
plus après sa mort ; mais qu'il appelle le ciel et la terre
à témoin contre eux, et qu il leur a [enseigné] assez.
Il déclare qu'enfin Dieu, s'irriiant contre eux, les disper-
sera parmi tous les peu])les de la terre ; que, comme ils
l'ont irrité en adorant les dieux qui n'étaient point leur
Dieu, de même il les provoquera en appelant un peuple
qui n'est point son peuple ; et veut que toutes ses paroles
soient conservées éternellement, et que son livre soit mis
dans l'arche de l'alliance pour servir à jamais de témoin
contre eux.
Isaïe dit la même chose, xxx, 8.
•28. Prophéties. — Le sceptre ne fut point interrompu
PENSÉES. — ARTICLE IX 138
par la captivité de Babylone, ;ï cause que le retour était
promis et prédit.
•29. Preuves de Jésus-Christ. — Ce n'est pas avoir été
captif que de lavoir été avec assurance d'être délivré dans
70 ans. Mais maintenant ils le sont sans aucun espoir.
Dieu leur a promis qu'encore qu'il les disperserait aux
bouts du monde, néanmoins, s'ils étaient fidèles à sa loi,
il les rassemblerait. Ils y sont très fidèles et demeurent
opprimés.
•30. Quand Nabuchodonosor emmena le peuple, de peur
qu'on ne crût que le sceptre fût ôté de Juda, il leur fut
dit auparavant qu'ils y seraient peu, et qu'ils seraient
rétablis. Ils furent toujours consolés par les prophètes,
leurs rois continuèrent. Mais la seconde destruction est
sans promesse de rétablissement, sans prophètes, sans
rois, sans consolation, sans espérance, parce que le sceptre
est ôté pour jamais.
•31. C'est une chose étonnante et digne d'une étrange
attention, de voir ce peuple juif subsister depuis tant
d'années, et de le voir toujours misérable : étant néces-
saire pour la preuve de Jésus-Christ et qu'il subsiste pour
le prouver, et qu'il soit misérable, puisqu'ils l'ont cruci-
fié : et, quoiqu'il soit contraire d'être misérable ei de sub-
sister, il subsiste néanmoins toujours, malgré sa misère.
•32. C'est visiblement un peuple fait exprès pour servir
de témoin au Messie (Is., xliii, 9; xLiv,8j. Il porte les livres.
et les aime, et ne les entend point. Et tout cela est prédit :
que les jugements de Dieu leur sont confiés, mais comme
un livre scellé.
134 PASCAL
ARTICLE X
Les Figuratifs.
• 1. Preuve des deux Testaments à la fois. — Pour
prouver tout d'un coup les deux, il ne faut que voir si les
prophéties de l'un sont accomplies en l'autre. Pour examiner
les prophéties, il faut les entendre. Car, si on croit qu'elles
n'ont qu'un sens, il est sûr que le Messie ne sera point
venu ; mais si elles ont deux sens, il est sûr qu'il sera
venu en Jésus-Christ. Toute la question est donc de savoir
si elles ont deux sens.
Que l'Ecriture a deux sens, que Jésus-Christ et les
apôtres ont donnés, dont voici les preuves :
1' Preuve par l'Ecriture même ;
2* Preuve par les Rabbins : Moïse Maymon dit qu'elle a
deux faces, et que les prophètes n'ont prophétisé que de
Jésus-Christ ;
3* Preuve par la cabale ;
4* Preuve par l'interprétation mystique que les Rabbins
mêmes donnent à l'Ecriture ;
5° Preuve par les principes des Rabbins, qu'il y a deux
sens, qu'il y a deux avènements, glorieux ou aljject, du
Messie, selon leur mérite, que les prophètes n'ont pro-
phétisé que du Messie — la loi n'est pas éternelle, mais
doit changer au Messie — qu'alors on ne se souviendra
plus de la mer Rouge, que les juifs et les gentils seront
mêlés ;
[6' Preuve par la clé que Jésus-Christ et les apôtres
nous en donnent.]
* 2. Isaïe LI. La mer Rouge, image de la Rédemption.
Ut sciatis quod JiUus honiinis habet potestatem reniittendi.
peccata, tibi dico : Surgc. Dieu, voulant faire paraître qu'il
f)0uvait former un peuple saint d'une sainteté invisible et
e remplir d'une gloire éternelle, a fait des choses visibles.
Comme la nature est une image de la grâce, il a fait dans
les biens de la nature ce qu'il devait faire dans ceux de la
grâce, afin qu'on jugeât qu'il pouvait faire l'invisible,
puisqu'il faisait bien le visible.
PENSÉES. — ARTICLE X 135
Il a donc sauvé ce peuple du déluge ; il l'a fait naître
d'Abraham, il l'a racheté d'entre ses ennemis, et l'a mis
dans le repos.
L'objet de Dieu n'était pas de sauver du déluge, et de
faire naître tout un peuple d'Abraham, pour ne l'intro-
duire que dans une terre grasse.
Et même la grâce n'est que la figure de la gloire, car
elle n'est pas la dernière fin. Elle a été figurée par la loi
et figure elle-même la [gloire] : mais elle en est la figure,
et le principe ou la cause.
La vie ordinaire des hommes est semblable à celle des
saints. Ils recherchent tous leur satisfaction, et ne diffè-
rent qu'en l'objet où ils la placent ; ils appellent leurs
ennemis ceux qui les en empêchent, etc. Dieu a donc montré
le pouvoir qu'il a de donner les biens invisibles, par celui
qu'il a montré qu'il avait sur les visibles.
• 3. Figures. — Dieu voulant se former un peuple saint,
qu'il séparerait de toutes les autres nations, qu'il délivre-
rait de ses ennemis, qu'il mettrait dans un lieu de repos,
a promis de le faire, et a prédit par ses prophètes le temps
et la manière de sa venue. Et cependant, pour affermir
l'espérance de ses élus dans tous les temps, il leur en a fait
voir l'image sans les laisser jamais sans des assurances
de sa puissance et de sa volonté pour leur salut. Car,
dans la création de l'homme, Adam en était le témoin, et
le dépositaire de la promesse du Sauveur, qui devait
naître de la femme, lorsque les hommes étaient encore si
proches de la création, qu'ils ne pouvaient avoir oublié
leiu* création et leur chute. Lorsque ceux qui avaient vu
Adam n'ont plus été au monde. Dieu a envoyé Noé, et l'a
sauvé, et noyé toute la terre, par un mh'acle qui marquait
assez le pouvoir qu'il avait de sauver le monde, et la
volonté qu'il avait de le faire, et de faire naître de la
semence de la femme Celui qu'il avait promis. Ce miracle
suffisait pour affermir l'espérance des [h.oninies].
La mémoire du déluge éiant si fraîche parmi les hommes,
lorsque Noé vivait encore. Dieu fit ses promesses à Abra-
ham, et lorsque Sem vivait encore. Dieu envoya Moïse, etc.
• 4. Figures. — Dieu voulant priver les siens des biens
périssables, pour montrer que ce n'était pas par impuis-
sance, il a fait le peuple juif.
• 5. La synagogue ne périssait point, parce qu'elle était
la figure ; mais, parce qu'elle n'était que la figure, elle est
tombée dans la servitude. La figure a subsist'é jusqu'à la
136 PASCAL
vérité, afin que l'Eglise fût toujours visible, ou dans la
peinture qui la promettait, ou dans l'effet.
6. Deux erreurs : V prendre tout littéralement ; 2° pren-
dre tout spirituellement.
• 7. Il y a des figures claires et démonstratives, mais il y
en a d'autres qui semblent un peu tirées par les cheveux! 1),
et oui ne prouvent qu'à ceux qui sont persuadés d'ailleurs.
Celles-là sont semblables aux apocalyptiques, mais la
différence qu'il y a, est qu'ils n'en ont point d'indubitables ;
tellement qu'il n'y a rien de si injuste que quand ils mon-
trent que les leurs sont aussi bien fondées que quelques-
unes des nôtres ; car ils n'en ont pas de démonstratives
comme quelques-unes des nôtres. La partie n'est donc
pas égale. Il ne faut pas égaler et confondre ces choses,
parce qu'elles semblent être semblables par un bout, étant
si différentes par l'autre ; ce sont les clartés qui méritent,
quand elles sont divines, qu'on révère les obscurités.
[C'est comme ceux entre lesquels il y a un certain lan-
gage obscur : ceux qui n'entendraient pas cela n'y com-
prendraient qu'un sot sens.]
* 8. Figures. — Pour montrer que l'Ancien Testament
n'est que figuratif, et que les prophètes entendaient par
les biens temporels d'autres biens, c'est :
Premièrement que cela serait indigne de Dieu :
Secondement que leurs discours expriment très claire-
ment la promesse des biens temporels, et qu'ils disent
néanmoins que leurs discours sont obscurs, et que leur sens
ne sera point entendu. D'où il paraît que ce sens secret
n'était pas celui qu'ils exprimaient à découvert, et que,
par conséquent, ils entendaient parler d'autres sacrifices,
d'un autre libérateur, etc. Ils disent qu'on ne l'entendra
qu'à la fin des temps. Jér., xxx, ult.
La troisième preuve est que leurs discours sont con-
traires et se détruisent, de sorte que, si on pense qu'ils
n'aient entendu par les mots de lois et de sacrifice autre
chose que celle de Moïse, il y a contradiction manifeste
et grossière. Donc ils entendaient autre chose, se contre-
disant quelquefois dans un même chapitre (2).
Or, pour entendre le sens d'un auteur...
(1) Port-Royal n'a pas osé conserver la rudesse de l'expression :
« Il y en a d'autres qui semblent moins naturelles, » imprime-t-il.
(2) Le P. Lagrange {art. cit,) déclare « la première raison
admirable et décisive » ; mais les deux autres, selon lui, appellent
certaines réserves.
PENSÉES. ■— ARTICLE X l*^"?
• 9. Les Juifs charnels n'entendaient ni la grandeur m
l'abaissement du Messie prédit dans leurs prophéties. Ils
l'ont méconnu dans sa grandeur prédite, comme quand il
dit que le Messie sera seigneur de David, quoique son
fih et qu'il est devant qu'Abraham, et qu'il l'a vu ; ils ne le
crevaient pas si grand, qu'il fût éternel et ils 1 ont méconnu
de même dans son abaissement et dans sa mort. « Le
Messie, disaient-ils, demeure éternellement, et celui-ci
dit qu'il mourra. » Ils ne le croyaient donc m mortel, ni
éternel : Us ne cherchaient en lui qu'une grandeur char-
nelle.
• 10. La rharité n'est pa^ un précepte figuratif. Dire
que Jésus-Christ, qui est venu ôter lesfigures pour mettre
la vérité, ne serait venu que mettre la figure de la charité,
pour ôter la réalité qui était auparavant, cela est horrible.
■ « Si la lumière est ténèbres, que seront les ténèbres . >>
• 11. Fascination. Somniim suuni. Figura hiijus mundi.
L'Eucharistie. Coniedcs panem tuum. Panem nostrum.
Inimici Dei terrani linfjent, les pécheurs lèchent la terre,
<?'est-à-dire aiment les plaisirs terrestres. .
L'Ancien Testament contenait les figures de la joie
future, et le Nouveau contient les moyens d'y arriver.
Les 'figures étaient de joie : les moyens, de pénitence ;
et néanmoins, l'agneau pascal était mangé avec des laitues
sauvases, cura amaritudinibiis . .
Singularis mm, ego doncc transeam, Jésus-Christ avant
sa mort était presque seul de martyr.
• 12. Fiqures. — Les Juifs avaient vieilli dans ces pen-
sées terrestres: que Dieu aimait leur père Abraham, sa
chah' et ce qui en sortait ; que pour cela il les avait multi-
pliés et distinsués de tous les autres peuples, sans sourtrir
qu'ils s'v mèTassent ; que, quand ils languissaient dans
FEïvpte, il les en retira avec tous ces grands signes en
leur' faveur ; qu'il les nourrit de la manne dans le désert ;
qu'il les mena dans une terre bien grasse ; quil leur
donna des rois et un temple bien bâti pour y ottrir (les
bétes, et par le moven de leffusion de leur sang qu i s
seraient purifiés, et^ qu'il leur devait enfin envoyer le
Messie pour les rendre maîtres de tout le monde, et il a
prédit le temps de sa venue.
Le monde avant vieilli dans ces erreurs charnelles,
Jésus-Christ es: venu dans le temps prédit, mais non pas
dans l'éclat attendu ; et ainsi ils n'ont pas pensé que ce
fût lui. Après sa mort, saint Paul est venu apprendi-e aux
138 PASCAL
hoanmes que toutes ces choses étaient arrivées eu figures ;
que le royaume de Dieu ne consistait pas en la chair, mais,
en l'esprit ; que les ennemis des hommes n'étaient pas les-
Babyloniens, mais les passions ; que Dieu ne se plaisait
pas aux temples faits de main, mais en un cœur pur et
humilié ; que la circoncision du corps était inutile, mais-
qu'il fallait celle du cœur ; que Moïse ne leur avait pas
donné le pain du ciel, etc.
Mais Dieu n'ayant pas voulu découvrir ces choses à ce
peuple, qui en était indigne, et ayant voulu néanmoins les-
prédire afin qu'elles fussent crues, il en a prédit le temps,
clairement, et les a quelquefois exprimées clairement,
mais abondamment, en figures, afin que ceux qui aimaient
les choses figurantes s'y arrêtassent, et que ceux qui
aimaient les figurées les y vissent.
Tout ce qui ne va point à la charité est figure.
L'unique objet de l'Ecriture est la charité.
Tout ce qui ne va point à l'unique but en est la figure.
Car, puisqu'il n'y a qu'un but, tout ce qui n'y va point en
mots propres est figuré.
Dieu diversifie ainsi cet unique précepte de charité, pour
satisfaire notre curiosité qui recherche la diversité, par
cette diversité qui nous mène toujours à notre unique-
nécessaire. Car une seule chose est nécessaire, et nousv
aimons la diversité ; et Dieu satisfait à l'un et à l'autre par-
ces diversités, qui mènent au seul nécessaire.
Les Juifs ont tant aimé les choses figurantes, et les ont
si bien attendues, qu'ils ont méconnu la réalité, quand
elle est venue dans le temps et en la manière prédite.
Les Rabbins prennent pour figures les mamelles de
l'Rpouse, et tout ce qui n'exprime pas l'unique but qu'ils,
ont, des biens temporels. Et les chrétiens prennent même
l'Eucharistie pour figure de la gloire où ils tendent.
* 13. Les Juifs qui ont été appelés à dompter les nations
et les rois, ont été esclaves du péché ; et les chrétiens,
dont la vocation a été à servir et à être sujets, sont les.
enfants libres.
* 14. Pour for/nalcstcs. — Quand saint Pierre et les-
apôtrcs délibèrent d'abolir la circoncision, où il s'agissait
d'agir contre la loi de Dieu, ils ne consultent point les pro-
phètes, mais simplement la réception du Saint-Esprit en
la personne des incirconcis.
Ils jugent plus sûr que Dieu approuve ceux qu'il rem-
plit dQ son Esprit, que non pas qu'il faille observer la
PENSÉES. — ARTICLE X 139
Ils savaient que la fin de la loi n'était que le Saint-
•it ; et qu'ainsi, puisqu'on l'avait bien sans circonci-
loi. Ils
Esprit ; et qu
sion, elle n'était pas nécessaire.
• 15. Fac secundum exemplar quod tibi ostensum est in
monte.
La religion des Juifs a donc été formée sur la ressem-
blance de'' la vérité du Messie ; et la vérité du Messie a été
reconnue par la religion des Juifs, qui en était la figure.
Dans les Juifs, la vérité n'était que figurée ; dans le ciel,
elle est découverte .
Dans l'Eglise, elle est couverte, et reconnue par le rap-
port à la figure .
La figure a été faite sur la vérité, et la vérité a été
reconnue sur la figure.
Saint Paul dit lui-même que des gens défendront les
mariages, et lui-même en parle aux Corinthiens, d'une
manière qui est une ratière. Car si un prophète avait dit
l'un, et que saint Paul eût dit ensuite l'autre, on l'eût
accusé.
• 16. ... Et cependant, ce Testament, fait pour aveugler
les uns et éclairer les autres, marquait, en ceux mêmes
qu'il aveuglait, la vérité qui devait être connue des autres.
Car les biens visibles qu'ils recevaient de Dieu étaient si
grands et si divins, qu'il paraissait bien qu'il était puis-
sant de leur donner les invisibles et un Messie.
Car la nature est une image de la grâce, et les miracles
visibles sont images des invisibles. Ut sciatis... tibi dico :
Surge. Isaïe dit que la Rédemption sera comme le passage
de la mer Rouge.
Dieu a donc montré en la sortie d'Egypte, de la mer, en
la défaite des rois, en la manne, en toute la généalogie
d'Abraham, qu'il était capable de sauver, de faire descen-
di-e le pain du ciel, etc. ; de sorte que le peuple ennemi
est la figure et la représentation du même Messie qu'ils
ignorent, etc.
Il nous a donc appris enfin que toutes ces choses n'étaient
que figures, et ce que c'est que « vraiment libre », « vrai
Israélite », « vraie circoncision », « vrai pain du ciel », etc.
Dans ces promesses-là, chacun trouve ce qu'il a dans
le fond de son cœur, les biens temporels et les biens spiri-
tuels. Dieu ou les créatures ; mais avec cette différence
que ceux qui y cherchent les créatures les y trouvent,
mais avec plusieurs contradictions, avec la défense de les
aimer, avec Tordre de n'adorer que Dieu et de n'aimer
140 PASCAL
que lui, ce qui n'est qu'une même chose, et qu'enfin il
n'est point venu Messie pour eux ; au lieu que ceux qui y
cherchent Dieu le trouvent, et sans aucune contradiction,
avec commandement de n'aimer que lui, et qu'il est venu
un Messie dans le temps prédit pour leur donner les biens
qu'ils demandent (1).
Ainsi les Juifs avaient des miracles, des prophéties
ou'ils voyaient accomplir ; et la doctrine de leur loi était
de n'adorer et de n aimer qu'un Dieu ; elle était aussi
perpétuelle. Ainsi elle avait toutes les marques de la vraie
religion : aussi elle l'était. Mais il faut distinguer la doc-
trine des Juifs d'avec la doctrine de la loi des Juifs. Or, la
doctrine des Juifs n'était pas vraie, quoiqu'elle eût les
miracles, les prophéties, et la perpétuité, parce qu'elle
n'avait pas cet autre point de n'adorer et de n'aimer que
Dieu.
• 17. Le voile qui est sur ces livres pour les Juifs y est
aussi pour les mauvais Chrétiens, et pour tous ceux qui ne
se haïssent pas eux-mêmes. Mais quand on est bien disposé
à les entendre et à connaître Jésus-Christ, quand on se
hait véritablement soi-même !
• 18. Fcgures. — Un portrait porte absence et pré-
sence, plaisir et déplaisir, La réalité exclut absence et
déplaisir.
Four savoir si la loi et les sacrifices sont réalité ou
figure, il faut voir si les prophètes, en parlant de ces choses,
y arrêtaient leur vue et leur pensée, en sorte qu'ils n'y
vissent que cette ancienne alliance, ou s'ils y voient
quelque autre chose dont elle fût la peinture ; car dans un
portrait on voit la chose figurée. Il ne faut pour cela
qu'examiner ce qu'ils en disent.
Quand ils disent qu'elle sera éternelle, entendent-ils
parler de l'alliance de laquelle ils disent qu'elle sera chan-
gée ; et de même des sacrifices, etc.?
Le chiffre a deux sens. Quand on surprend une lettre
importante où l'on trouve un sens clair, et où il est dit
néanmoins que le sens en est voilé et obscurci, qu'il est
d) Voilà, selon le P. Lagrange, l'argument décisif, et la vraie, la
seule manière de comprendre les prophéties et de les présenter à
l'incroyant moderne. Voilà de ces paroles lumineuses, pleines de sens
■et de prolbndeur, comme il y en a tant chez Pascal, et qui lui ont
fait dire : « Au cours d'études assez prolongées sur les prophéties,
îious avons été vivement frappé de ce que les Pensées contenaient sur
•ce point de fécond et de décisif, on dira même, si l'on veut, d'actuel. »
PENSÉES. — ARTICLE X 141
caché en sorte qu'on verra celte ieure sans la voir et qu'on
l'entendra sans l'entendre ; que doit-on penser sinon que
c'est un chiffre à double sens, et d'autant plus qu'on y
trouve des contrariétés manifestes dans le sens littéral?
Les prophètes ont dit clairement qu'Israël serait toujours
aimé de Dieu, et que la loi serait éternelle, et ils ont dit
que l'on n'entendrait point leur sens, et qu'il était voilé.
Combien doit-on donc estimer ceux qui nous découvrent
le chiffre et nous apprennent à connaître le sens caché,
et principalement quand les principes qu'ils en prennent
sont tout à fait naturels et clairs 1 C'est ce qu'a fait Jésus-
Christ, et les apôtres. Ils ont levé le sceau, il a rompu le
voile et a découvert l'esprit. Ils nous ont appris pour cela
que les ennemis de l'homme sont ses passions ; que le
Rédempteur serait spirituel et son règne spirituel : qu'il y
aurait deux avènements : l'un de misère pour abaisser
l'homme superbe, l'autre de gloire, pour élever l'homme
humihé ; que Jésus-Christ serait Dieu et homme (1).
19. Fiffures. — Jésus-Christ leur ouvrit l'esprit pour
entendi-e les Ecritm-es.
Deux grandes ouvertures sont celles-là : 1* Toutes choses
leur arrivaient en figures : verp Israelitœ, vere liberi, vrai
pain du ciel : 2' un Dieu humilié jusqu'à la Croix : il a
fallu que le Christ ait souffert pour entrer dans sa gloire :
« qu'il vaincrait la mort par sa mort ». Deux avènements.
•20. Figures. — Dès qu'aine fois on a ouvert ce secret
il est impossible de ne pas le voir. Qu'on lise le vieil Tes-
tament en cette vue, et qu'on voie si les sacrifices étaient
vrais, si la parenté d'Abraham était la vraie cause de
l'amitié de Dieu, si la terre promise était le véritable lieu
de rtjpos ? Non ; donc c'étaient des figures. Qu'on voie de
même toutes les cérémonies ordonnées, tous les comman-
dements cjui ne sont pas pour la charité, on verra que c'en
sont les hgures.
Tous ces sacrifices et cérémonies étaient donc figures
ou sottises. Or il y a des choses claires trop hautes, pour
les estimer des sottises.
Savoh" si les prophètes arrêtaient leur vue dans l'Ancien
Testament, ou y voyaient d'autres choses.
• 21. Fi jures. — La lettre tue : tout arrivait en figures.
(1) Celle pensée est encore citée et commentée avec admiration par
le P. Lagrange dans son article sur Pascal et les Prophéties mes-
sianiques.
142 PASCAL
Voilà le chiffre que saint Paul nous donne. Il fallait que
ie Christ souffrit. Un Dieu humilié. Circoncision du cœur,
vrai jeûne, vrai sacrifice, vrai temple. Les prophètes ont
indiqué qu'il fallait que tout cela fût spirituel.
Non la viande qui périt, mais celle qui ne périt point.
« Vous seriez vraiment libres. » Donc l'autre liberté
n'est qu'une figure de liberté.
« Je suis le >Tai pain du ciel. »
* 22. Contradcctcon. — On ne peut faire une bonne
physionomie qu'en accordant toutes nos contrariétés, et il
ne'suffit pas de suivre une suite de qualités accordantes sans
accorder les contraires. Pour entendre le sens d'un auteur,
il faut accorder tous les passages contraires.
Ainsi, pour entendre l'Ecriture, il faut avoir un sens
dans lequel tous les passages contraires s'accordent. 11 ne
suffit pas d'en avoir un qui convienne à plusieurs passages
accordants, mais d'en avoir un qui accorde les passages
même contraires.
Tout auteur a un sens auquel tous les passages con-
traires s'accordent, ou il n'a point de sens du tout. On ne
peut pas dire cela de l'Ecriture et des prophètes ; ils
avaient assurément trop bon sens. II faut donc en cher-
cher un qui accorde toutes les contrariétés.
Le véritable sens n'est donc pas celui des Juifs ; mais
en Jésus-Christ toutes les contradictions sont accordées.
Les Juifs ne sauraient accorder la cessation de la
royauté et principauté, prédite par Osée, avec la prophétie
de Jacob.
Si on prend la loi, les sacrifices, et le royaume, pour
réalités, on ne peut accorder tous les passages. Il faut
donc par nécessité qu'ils ne soient que figures. On ne
saurait pas même accorder les passages d'un même
auteur, ni d'un même livre, ni quelquefois d'un même
chapitre, ce qui marque trop quel était le sens de l'au-
teur ; comme quand Ezéchiel, chap. xx, dit qu'on vivra
dans les commandements de Dieu et qu'on n'y vivra pas.
• 23. Figures. — Si la loi et les sacrifices sont la vérité,
il faut qu'elle plaise à Dieu, et qu'elle ne lui déplaise
point. S'ils sont figures, il faut qu'ils plaisent et déplaisent.
Or dans toute l'Ecriture ils plaisent et déplaisent. Il est
dit que la loi sera changée ; que le sacrifice sera changé ;
qu'ils seront sans roi, sans prince et sans sacrifice ; qu'il
sera fait une nouvelle alliance ; que la loi sera renouvelée ;
-que les préceptes qu'ils ont reçus ne sont pas bons ; que
PENSÉES. — ARTICLE X 143
leurs sacrifices sont abominables ; que Dieu n'en n'a point
•demandé.
Il est dit, au contraire, que la loi durera éternellement ;
que celte alliance sera éternelle ; que le sacrifice sera
éternel ; que le sceptre ne sortira jamais d'avec eux, puis-
qu'il n'en doit point sortir que le Roi éternel n'arrive.
Tous ces passages marquent-ils que ce soit réalité?
Non. Marquent-ils aussi que ce soit figure ? Non : mais
que c'est réalité, ou figure. Mais les premiers, excluant
la réalité, marquent que ce n'est que figure.
Tous ces passages ensemble ne peuvent être dits de la
réalité ; tous peuvent être dits de la figure : donc ils ne
sont pas dits de la réalité, mais de la figure.
Af/niis occisas est ah origine mundi. Juge sacrificateur.
* 24. Figures. — Quand la parole de Dieu, qui est véri-
table, est fausse littéralement, elle est vraie spirituellement.
Sede a dextris meî-s, cela est faux littéralement ; donc cela
est vrai spirituellement.
En ces expressions, il est parlé de Dieu à la manière
des hommes ; et cela ne signifie autre chose, sinon que
Tinteniion que les hommes ont, en faisant s'asseoir à leur
droite, Dieu l'aura aussi ; c'est donc une marque de l'in-
tention de Dieu, non de sa manière de Texécuier.
Ainsi quand il dit : « Dieu a reçu l'odeur de vos par-
fums, et vous donnera en récompense une terre grasse ; »
c'est-à-dire la même intention qu'aurait un homme qui,
agréant vos parfums, vous donnerait en récompense une
terre grasse, Dieu aura la même intention pour vous,
parce que vous avez eu pour [lui] la même intention qu'un
homme a pour celui à qui il donne des parfums. Ainsi,
iratus est, « Dieu jaloux, » etc. Car les choses de Dieu
étant inexprimables, elles ne peuvent être dites autre-
ment, et l'Eglise aujourd'hui en use encore : Quia confor-
tatit sera?, etc .
Il n'est pas permis d'attribuer à l'Écriture les sens
qu'elle ne nous a pas révélé qu'elle a. Ainsi de dire que
le meni fermé d'Isaïe signifie 600, cela n'est pas révélé. Il
eût pu dire que les Uade finals et les he déficientes signi-
fieraient des mystères. Il n'est donc pas permis de le dire,
et encore moins de dire que c'est la manière de la pierre
philosophale. Mais nous disons que le sens littéral n'est
pas le vrai, parce que les prophètes l'ont dit eux-mêmes.
* 25. Un mot de David ou de Moïse, comme « que Dieu
circoncira les cceurs », fait juger de leur esprit. Que tous
144 PASCAL
leurs autres discours soient équivoques, et douteux d'être
pliilosophes ou chrétiens, enfin un mot de cette nature
détermine tous les autres, comme un mot d'Épictète dé-
termine tout le reste au contraire. Jusque-là l'ambiguïté
dure, et non pas après (1).
* 26. De deux personnes qui disent de sots contes, l'un
qui a double sens entendu dans la cabale, l'autre qui n'a
qu'un sens, si quelqu'un, n'étant pas du secret, entend dis-
courir les deux en cette sorte, il en fera même jugement.
Mais si ensuite, dans le reste du discours, l'un dit des cho-
ses angéliques, et l'autre toujours des choses plates et com-
munes, il jugera que l'un parlait avec mystère, et non
pas lautre : l'un ayant assez montré qu'il est incapable de
telle sottise, et capable d'être mystérieux, l'autre, qu'il est
incapable de mystère, et capable de sottise.
Le Vieux Testament est un chiffre.
• 27. Il y en a qui voient bien qu'il n'y a pas d'autre
ennemi de' l'homme que la concupiscence, qui le détourne
de Dieu, et non pas Dieu ; ni d'autre bien que Dieu, et non
pas une terre grasse. Ceux qui croient que le bien de
l'homme est en la chair, et le mal en ce qui le détourne
des plaisirs des sens, qu'il[s] s'en soùle[nt], et qu'il[s] y
meure [n^j. Mais ceux qui cherchent Dieu de tout leur cœur,
nui n'ont de déplaisir que d'être privés de sa vue, qui n'ont
de désir que pour le posséder, et d'ennemis que ceux qui
les en détournent, qui s'affligent de se voir environnés et
dominés de tels ennemis, — qu'ils se consolent, je leur
annonce une heureuse nouvelle: il y a un libérateur pour
eux ; je le leur ferai voir ; je leur montrerai qu'il y a un
Dieu pour eux ; je ne le ferai pas voir aux autres. Je ferai
voir qu'un Messie a été promis, qui délivrerait des enne-
mis ; et qu'il en est venu un pour délivrer des iniquités,
mais non des ennemis (2).
(1) Profonde observation, et dont la portée psychologique apparaît
plus grande à mesure qu'on y réflécliit davantage. N'y a-t-il pas chez
tous les écrivains, ou pour mieux dire, chez tous les hommes, de ces
mots déterminants, presque involontaires, et qui nous font pénétrer
jusqu'au fond d'une âme, nous en livrent le secret intime, l'attitude
réelle, et, pour ainsi parler, la qualité propre ? Et c'est précisément
parce que, plus que partout ailleurs, de tels mots abondent dans les
Pensées 'ûQ Pascal, qu'elles nous sont si précieuses. Comme il l'a dit
lui-même, on y sent non paA un auteur, mais un homme.
(2) Il assez curieux d'observer ici que Port-Royal n'a pas, cette
fois, reculé devant le réalisme de l'expression : qu'ils s'en soûlent
et qu'Us u meurent; mais en revanche, le lyrisme triomphal de
PENSÉES. — ARTICLF. X 145
Quand David prédit que le Messie délivrera son peuple
de ses ennemis on peut croii-e charnellement que ce sera
des Egyptiens, et alors je ne saurais montrer que la pro-
phétie soit accomplie. Mais on peut bien croire aussi que
ce sera des iniquités, car, dans la vérité, les Egyptiens ne
sont pas ennemis, mais les iniquités le sont. Ce mot d'en-
nemis est donc équivoque. Mais s'il dit ailleurs, comme il
fait, qu'il délivrera son peuple de ses péchés, aussi bieii
qu'Isaïe et les autres, l'équivoque est ôtée, et le sens dou-
ble des ennemis réduit au sens simple d'iniquités. Car s'il
avait dans l'esprit les péchés, il les pouvait bien dénoter
par ennemis, mais s'il pensait aux ennemis, il ne les pou-
vait pas désigner par iniquités.
Or, Moïse "et David et Isaïe usaient des mêmes termes.
Qui dba donc qu'ils n'avaient pas même sens, et que le
sens de David qui est manifestement d'iniquités lorsqu'il
parlait d'ennemis, ne fût pas le même que [celui de] Moïse
en parlant d'ennemis ? Daniel (ix) prie pour la délivrance
du peuple de la captivité de leurs ennemis ; mais il pensait
aux péchés, et pour le montrer, il dit que Gabriel lui vint
dire qu'il était exaucé, et qu'il n'y avait plus que soixante-
dix semaines à attendre, après quoi le peuple serait délivré
d'iniquité, le péché prendrait fin, et le libérateur, le Suint
des saints, amènerait la justice éternelle, non la légale,
mais l'éternelle.
l'admirable mouvement qui suit l'a un peu effarouché : Je leur annonce
une. heiir^euse nouvelle... Je le leur ferai voir... Je leur montrerai,...
Je ne le ferai pas voir au^c autres. Je ferai voir... — Port-Royal
imprime tout simplement : « Qu'ils se consolent ; il y a un libérateur
pour eux ; il y a un Dieu pour eux, un Messie a été promis pour
déIi^Ter des ennemis; et il en est venu un pour délivrer des iniquités,
mais non pas des ennemis. »
PASCAL — PENSÉES 10
146 PASCAL
ARTICLE XI
Les Prophéties.
* 1. En voyant l'aveuglement et la misère de l'homme^
en regardant tout l'univers muet, et l'homme sans lumière,
abandonné à lui-même et comme égaré dans ce recoin de
l'univers, sans savoir qui l'y a mis, ce qu'il y est venu
faire, ce qu'il deviendra en mourant, incapable de toute
connaissance, j'entre en effroi, comme un homme qu'on
aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable, et
qui s'éveillerait sans connaître où il est, et sans moyen
d'en sortir. Et, sur cela, j'admire comment on n'entre point
en désespoir d'un si misérable état. Je vois d'autres per-
sonnes auprès de moi, d'une semblable nature : je leur
demande s'ils sont mieux instruits que moi ; ils me diseijt
que non ; et sur cela, ces misérables égarés, ayant regardé
autour d'eux, et ayant vu quelques objets plaisants, s'y
sont donnés et s'y sont attachés. Pour moi, je n'ai pu y
prendre d'attache" et, considérant combien il y a plus d'ap-
parence qu'il y a autre chose que ce que je vois, j'ai
recherché si ce Dieu n'aurait point laissé quelque marque
de soi.
Je vois plusieurs religions contraires, et partant toutes
fausses, excepté une. Chacune veut être crue par sa pro-
pre autorité et menace les incrédules. Je ne les crois donc
pas là-dessus. Chacun peut dire cela, chacun peut se dire
prophète. Mais je vois la chrétienne où je trouve des pro-
phéties, et c'est ce que chacun ne peut pas faire.
* 2. ...Et ce qui couronne tout cela est la prédiction,
afin qu'on ne dît point que c'est le hasard qui l'a faite.
Quiconque, n'ayant plus que huit jours à vivre, ne trou-
vera pas que le parti est de croire que tout cela n'est pas
un coup du hasard... Or, si les passions ne nous tenaient
point, huit jours et cent ans sont une même chose.
* 3. Le zèle des Juifs pour leur loi et leur temple
PENSÉES. — ARTICLE XI 147
(Jos''phe, et Phiion Juif ad Caîuni). Quel autre peuple a
un tel zèle ? Il fallait qu'ils l'eussent.
Jésus-Christ prédit quant au temps et à l'état du monde :
le duc ôté de la cuisse et la quatrième monarchie. Qu'on
est heureux d'avoir cette lumière dans cette obscurité 1
Qu'il est beau de voir, par les yeux de la foi, Darius et
Cyrus, Alexandre, les Romains, Pompée et Hérode agir,
sans le savoir, pour la gloire de l'Evangile 1
* 4. La plus grande des preuves de Jésus-Christ sont
les prophéties. C'est aussi à quoi Dieu a le plus pourvu ;
car l'événement qui les a remplies est un miracle subsis-
tant depuis la naissance de l'Eglise jusques à la fin. Aussi
Dieu a suscité des prophètes durant seize cents ans ; et,
pendant quatre cents ans après, il a dispersé toutes ces
f)rophéties, avec tous les Juifs qui les portaient, dans tous
es lieux du monde. Voilà quelle a été la préparation à la
naissance de Jésus-Christ, dont l'Evangile devra être
cru de tout le monde, il a fallu non seulement qu'il y ait eu
des prophéties pour le faire croire, mais que ces prophéties
fussent par tout le monde, pour le faire embrasser par
tout le monde.
* 5. Tandis que les prophètes ont été pour maintenir la
loi, le peuple a été négligent ; mais depuis qu'il n'y a plus
eu de prophètes, le zèle a succédé.
5 bis. Prophéties. — Le temps prédit par l'état du peuple
juif, par l'état du peuple païen, par l'état du temple, par
le nombre des années.
* 6. Il faut être hardi pour prédire une même chose
en tant de manières : il fallait que les quatre monarchies,
idolâtres ou païennes, la fin du régne de Juda, et les
soixante-dix semaines arrivassent en même temps, et le
tout avant que le deuxième temple fût détruit.
* 7. Prophétces. — Quand un seul homme aurait fait
un livre des prédictions de Jésus-Christ, pour le temps eî
pour la manière, et que Jésus-Christ serait venu confor-
mément à ces prophéties, ce serait une force infinie.
Mais il y a bien plus ici. C'est une suite d'hommes,
durant quatre mille ans, qui, constamment et sans varia-
tion, viennent, l'un ensuite de l'autre, prédire ce même
avènement. C'est un peuple tout entier qui l'annonce, et
qui subsiste depuis quatre mille années, pour rendre en
corps témoignage des assurances qu'ils en ont, et dont ils
ne peuvent être divertis par quelques menaces et perse-
148 PASCAL
cutions qu'on leur fasse : ceci est tout autrement considé-
rable.
• 8. Les prophéties mêlées des choses particulières, et
de celles du Messie, afin que les prophéties du Messie ne
fussent pas sans preuves, et que les prophéties particu-
lières ne fussent pas sans fruit.
•9. Non habemus regoni nisc Cœsareni. Donc Jésus-
Christ était le Messie, puisqu'ils n'avaient plus de roi
qu'un étranger, et qu'ils n'en voulaient point d'autre.
•10. Prophéties. — Les septante semaines de Daniel
sont équivoques pour le terme du commencement, à cause
des termes de la prophétie ; et pour le terme de la fin, à
cause des diversités des chronologistes. Mais toute cette
différence ne va qu'à deux cents ans.
•11. Prédictions. — ... Qu'en la quatrième monarchie,
avant la destruction du second temple, avant que la domi-
nation des Juifs fût ôtée, en la septantième semaine de
Daniel, pendant la durée du second temple, les païens
seraient instruits, et amenés à la connaissance du Dieu
adoré par les Juifs ; que ceux qui l'aiment seraient déli-
vrés de leurs ennemis, et remplis de sa crainte et de son
amour.
Et il est arrivé qu'en la quatrième monarchie, avant
la destruction du second temple, etc., les païens en fouie
adorent Dieu et mènent une vie angélique ; les filles con-
sacrent à Dieu leur virginité et leur vie ; les hommes
renoncent à tous plaisirs. Ce que Platon n'a pu persuader
à quelque peu d'hommes choisis et si instruits, une force
secrète le persuade à cent millions d'hommes ignorants,
par la vertu de peu de paroles.
Les riches quittent lear bien, les enfants quittent la
maison délicate de leurs pères pour aller dans l'austérité
d'un désert, etc. (Voyez Philon juif). Qu'est-ce que tout
cela ? C'est ce qui a été prédit si longtemps auparavant.
Depuis deux mille années, aucun païen n'avait adoré le
Dieu des Juifs ; et dans le temps prédit, la foule des païens
adore cet unique Dieu. Les temples sont détruits, lès rois
mêmes se soumettent à la croix. Qu'est-ce que tout cela ?
C'est l'esprit de Dieu qui est répandu sur la terre.
Nul païen depuis Moïse jusqu'à Jésus-Christ, selon les
Rabbins mêmes. La foule des païens, après Jésus-Christ,
croit en les livres de Moïse, et en observe l'essence et
l'esprit, et n'en rejette que l'inutile.
PENSÉES. — ARTICLE XI 149
•12. Pendant la durée du Messie. — .-Enigmatis. Ézéch.,
XVII.
Son précurseur, Malacliie, m.
Il naîtra enfant, Is., ix.
Il naîtra de la ville de Bethléem, Mich., v. Il paraîtra
principalement en Jérusalem et naîtra de la famille de
Juda et de David,
Il doit aveugler les sages et les savants, Is., vi, viii,
XXIX, etc., et "annoncer l'Evangile aux petits, Is., xxix,
ouvrir les yeux des aveugles, et rendre la santé aux
infirmes, et mener à la lumière ceux qui languissent dans
les ténèbres, Is., lxi.
Il doit enseigner la voie parfaite, et être le précepteur
des gentils. Is., lv, xlii, 1-7.
Les prophéties doivent être inintelligibles aux impies,
Dan. XII ; Osée, ult. 10, mais intelligibles à ceux qui sont
bien instruits.
Les prophéties qui le représentent pauvre le représen-
tent maître des nations. Is., ui, 14, etc., un, ; Zach., ix, 9.
Les pi'ophéties qui prédisent le temps ne le prédisent que
maître des Gentils, et souffrant, et non dans les nuées,
ni juge. Et celles qui le représentent ainsi, jugeant et glo-
rieux, ne marquent point le temps.
Qu'il doit être la victime pour les péchés du monde.
Is., xxxix, LUI, etc.
Il doit être la pierre fondamentale précieuse, Is.,
xxviii, 16.
Il doit être la pierre d'achoppement et de scandale, Is.,
viii. Jérusalem doit heurter contre cette pierre.
Les édifiants doivent réprouver cette pierre, P5.cxvii,22.
Dieu doit faire de cette pierre le chef du coin.
Et cette pierre doit croître en une immense montagne,
et doit rempli i- toute la terre, Dan., ii.
Qu'ainsi il doit être rejeté, méconnu, trahi, Ps. c\aii, 8,
vendu, Zach., xi, 12 ; craché, souffleté, moqué, affligé en
une infinité de manières, abreuvé de fiel, Ps. lxviii,
transpercé, Zach., xii, les pieds et les mains percés, tué,
et ses habits jetés au sort.
Qu'il ressusciterait, Ps. xv, le troisième jour, Osée, \i, 3.
Qu'il monterait au ciel pour s'asseoir à la droite, Ps. ex.
Que les rois s'armeraient contre lui. Ps. ii.
Qu'étant à la droite du Père, il serait victorieux de ses
ennemis.
Que les rois de la terre et tous les peuples l'adoreraient.
Is., LX.
150 PASCAL
Que les Juifs subsisteraient en nation, Jér.
Qu'ils seraient errants, sans rois, etc.. Osée, m, sans
prophètes, Amos, attendant le salut et ne le trouvant
point. Is.
Vocation des Gentils par Jésus-Christ. Is. lu, 15 ; lv, 5 ;
LX, etc., Ps. LXXXI.
Os., I, 9 : « Vous ne serez plus mon peuple, et je ne
serai plus votre Dieu, après que vous serez multipliés de
la dispersion. Les lieux où l'on n'appelle pas mon peuple,
je l'appellerai mon peuple. »
*13. Il n'était point permis de sacrifier hors de Jéru-
salem, qui était le lieu que le Seigneur avait choisi, ni
même de manger ailleurs les décimes. Deut., xn, 5, etc. ;
Deut, XIV, 23, etc. ; xv, 20 ; xvi, 2, 7, 11, 15.
Osée a prédit qu'ils seraient sans roi, sans prince, sans
sacrifice et sans idole ; ce qui est accompli aujourd'hui,
ne pouvant faire sacrifice légitime hors de Jérusalem.
•14. Prédictions. — Il est prédit qu'au temps du Messie,
il viendrait établir une nouvelle alliance, qui ferait oublier
la sortie d'Egypte, Jérém., xxni, 5, ; Is., xun, 16 ; qui
mettrait sa loi, non dans l'extérieur, mais dans les cœurs ;
qu'il mettrait sa crainte, qui n'avait été qu'au dehors,
dans le milieu du cœur. Qui ne voit la loi chrétienne en
tout cela (1) ?
*15. Qu'alors l'idolâtrie serait renversée ; que ce Messie
abattrait toutes les idoles, et ferait entrer les hommes
dans le culte du vrai Dieu.
Que les temples des idoles seraient abattus, et que
parmi toutes les nations et en tous les lieux du monde,
lui serait offerte une hostie pure, non pas des animaux.
Qu'il serait roi des Juifs et des Gentils. Et voilà ce roi
des juifs et des gentils, opprimé par les uns et les autres
qui conspirent à sa mort, dominateur des uns et des
(1) Cette pensée et la pensée 16, les pensées 26 et 29 de l'ar-
ticle XII inspirent aux P. Lagrange les pénétrantes réflexions que
voici : « A supposer que la prophétie de Michée soit sans efficace,
parce qu'on aurait ignoré le lieu de la naissance de Jésus, et^ celle
de Zacharie sans portée parce que Jésus aurait voulu délibérément
s'en assurer le prestige en entrant à Jérusalem monté sur un âne, il
resterait toujours le grand fait religieux de l'ascendant de sa sainteté
sur les apôtres et sur le inonde, établi par des miracles, et tel qu'il
avait été prédit... La grande marque pour Pascal, c'est le change-
ment opéré, changement qui avait été prédit. » — Tout l'article du
P. Lagrange est comme la réponse d'un « homme du métier » au
mot ci-lébre de Voltaire : « Va, va, Pascal, tu as un chapitre sur les
prophéties où il n'y a pas l'ombre du bon sens ; attends, attends ! »
PENSÉES. — ARTICLE XI
151
autres, et détruisant et le culte de Moïse dans Jérusalem,
qui en était le centre, dont il fait sa première Eglise, et
le culte des idoles dans Rome, qui en était le centre, et
dont il fait sa principale Eglise.
•16. Qu'il enseignerait aux hommes la voie parfaite.
Et jamais il n'es't venu, ni devant, ni après lui, aucun
homme qui ait enseigné rien de divin approchant de cela.
• 17. ... Que Jésus-Christ serait petit en son commen-
cement et croîtrait ensuite. La petite pierre de Daniel.
Si je n'avais ouï parler en aucune sorte du Messie,
néanmoins après les prédictions si admirables de Tordre
du monde que je vois accomplies, je vois que cela est
divin. Et si je savais que ces mêmes livres prédisent un
Messie, je m'assurerais qu'il serait venu ; et voyant qu ils
mettent son temps avant la destruction du deuxième
temple, je dirais qu'il serait venu.
• 18. Prophéties. — ...Qne les Juifs réprouveraient Jésus-
Christ, et qu'ils seraient réprouvés de Dieu, par cette raison
que la visne élue ne donnerait que du verjus. Que le peuple
choisi serait infidèle, ingrat et incrédule, populum non
credentem et cent radiée nie m. Que Dieu les frappera
d'aveuc'lement, et qu'ils tâtonneraient en plein midi
comme" les aveugles. Qu'un précurseur viendrait avant
lui.
• 19. Transfîxerunt, Zach. xn,, 10. • i x-x
Qu'il devait Venir un libérateur qui écraserait la tête
au démon, qui devait délivrer son peuple de ses péchés,
ex omnibus in'qmt'-tUbtis ; qu'il devait y avoir un Nouveau
Testament, qui serait éternel; qu'il devait y avoir une
autre prêtrise selon l'ordi^e de Melchisédech ; que celle-ia
serait éternelle ; que le Christ devait être glorieux, puis-
sant fort, et néanmoins si misérable qu'il ne serait pas
reconnu ; qu'on ne le prendrait pas pour ce qu'il est ;
qu'on le rebuterait, qu'on le tuerait ; que son peuple, qui
l'aurait renié, ne serait plus son peuple ; que les idolâtres
le rece\Taient, et auraient recours à lui ; qu'il quitterait
Sion pour résner au centre de l'idolâtrie ; que néannioms
les Juifs subsisteraient toujours ; qu'il devait être de Juda,
et quand il n'y aurait plus de roi.
152 PASCAL
ARTICLE XII
Les preuves de Jésus-Christ.
*ly — ...Dès là je refuse toutes les autres reJi.Lâons. Par
là"-ji3 trouve réponse à toutes les objections. Il est juste
qu'un Dieu si pur ne se découvre qu'à ceux dont le cœur
est purifié. Dès là, cette religion m'est aimable, et je la
trouve déjà assez autorisée par une si divine morale ; mais
j'y trouve déplus.
Je trouve d'effectif que, depuis que la mémoire des
hommes dure, voici un peuple qui subsiste plus ancien que
tout autre peuple ; il est annoncé constamment aux
tiommes qu'ils sont dans une corruption universelle, mais
qu'il viendra un Réparateur , un peuple entier le prédit
avant sa venue, un peuple entier l'adore après sa venue ;
que ce n'est pas un homme qui le dit, mais une infinité
d'hommes et un peuple entier prophétisant et fait exprès
durant quatre mille ans. Leurs livres disoersés durent
400 ans.
Plus je les examine, plus j'y trouve de vérités ; et ce qui
a précédé et ce qui a suivi ; enfin eux sans idoles, ni rois,
et cette synagogue qui est prédite, et ces misérables qui
la suivent, et qui, étant nos ennemis, sont d'admirables
témoins de la vérité de ces prophéties, où leur misère et
leur aveuglement même est prédit.
Je trouve cet enchaînement, cette religion, toute divine
dans son autorité, dans sa durée, dans sa perpétuité, dans
sa morale, dans sa conduite, dans sa doctrine, dans ses
effets ; les ténèbres des Juifs effroyables et prédites : Eres
pcdpans in mendie^ Dahitur liber scienti litteras, et dicet :
« Non possuni leycre » ; le sceptre étant encore entre les
rnains du premier usurpateur étranger, le bruit de la venue
de Jésus-Christ.
Ainsi je tends les bras à mon Libérateur qui, ayant été
prédit durant quatre mille ans, est venu souffrir et mourir
pour moi sur la terre dans les temps et dans toutes les
circonstances qui en ont été prédites ; et, par sa grâce,
j 'attends la mort en paix, dans l'espérance de lui être
éternellement uni ; et je vis cependant avec joie, soit dans
PENSÉES. — ARTICLE XII 153
les biens qu'il lui plaît de me donner, soit dans les maux
qu'il m'envoie pour mon bien et qu'il m'a appris à souffrir
par son exemple.
• 2. Les prophètes ont prédit, et n'ont pas été prédits.
Les saints ensuite prédits, non prédisants. Jésus-Christ
prédit et prédisant.
• 3. Jésus-Christ, que les deux Testaments regardent,
l'Ancien comme son attente, le Nouveau comme son mo-
dèle, tous deux comme leur centre.
• 4. L'Evangile ne parle de la virginité de la Vierge
que jusques à la naissance de Jésus-Christ. Tout par rap-
port à Jésus-Christ.
• 5. « Priez, de peur d'entrer en tentation. » Il est dan-
gereux d être tenté ; et ceux qui le sont, c'est parce qu'ils
ne prient pas.
Et tu conccrsus confirma f ratées tuos. Mais auparavant.
corœersus Jésus respexit Peirum .
Saint Pierre demande permission de frapper Malchus,
et frappe devant que d'ouïr la répon.se, et Jésus-Christ
répond après.
Le mot de Galilée, que la foule des Juifs prononça
comme par hasard, en accusant Jésus-Christ devant Pilate,.
donna sujet à Pilate d'envoyer Jèsus-Christ à Hérode ; en
quoi fut accompli le mystère, qu'il devait èire jugé par
les Juifs et les Gentils. Le hasard, en apparence, fut la
cause de l'accomplissement du mystère.
• 6. Ceux qui ont peine à croire en cherchent un sujet
en ce que les Juifs ne croient pas. <^ Si cela était si clair,
dit-on, pourquoi ne croiraient-ils pas ? Et voudraient quasi
qu'ils crussent, afin de n'être point arrêtés par l'exemple de-
leur refus. Mais c'est leur refus même qui est le fonde-
ment de notre créance. Nous y serions bien moins dis-
posés, s'ils étaient des nôtres. Nous aurions alors un plus-
ample prétexte. Cela est admirable, d'avoir rendu les Juifs-
grands amateurs des choses prédites, et grands ennemis-
de l'accomplissement.
• 7. Les Juifs étaient accoutumés aux grands et écla-
tants miracles, et ainsi, ayant eu les grands coups de la
mer Rouge et la terre de Canaan comme un abrégé des
grandes choses de leur Messie, ils en attendaient donc de
plus éclatants, dont ceux de Moïse n'étaient que les échan-
tillons.
154 PASCAL
8. Les Juifs charnels et les païens ont des misères, et
les chrétiens aussi. Il n'y a point de Rédempteur pour les
païens, car ils n'en espèrent pas seulement. Il n'y a point
de rédempteur pour les Juifs, ils l'espèrent en vain. Il n'y
a de Rédempteur que pour les Chrétiens. (Vovez perpé-
tuité.)
* 9. Au temps du Messie, le peuple se partage. Les
spirituels ont embrassé le Messie ; les grossiers sont
demeurés pour lui servir de témoins.
* 10. « Si cela est si clairement prédit aux Juifs, com-
ment ne l'ont-ils pas cru ? ou comment n'ont-ils point été
exterminés, de résister à une chose si claire ? »
— Je réponds : premièrement, cela a été prédit, et
qu'ils ne croiraient point une chose si claire, et qu'ils ne
seraient point exterminés. Et rien n'est plus glorieux au
Messie ; car il ne suffisait pas qu'il y eût des prophètes ;
il fallait qu'ils fussent conservés sans soupçon. Or, etc.
* 11. Si les Juifs eussent été tous convertis par Jésus-
Christ, nous n'aurions plus que des témoins suspects. Et
s'ils avaient été exterminés, nous n'en aurions point du
tout.
* 12. Que disent les prophètes de Jésus-Christ ? Qu'il sera .
évidemment Dieu ? Non ; mais qu'il est un Dieu véritable-
ment caché ; qu'il sera méconnu ; qu'on ne pensera point
que ce soit lui ; qu'il sera une pierre d'achoppement,
à laquelle plusieurs heurteront, etc. Qu'on ne nous
reproche donc plus le manque de clarté, puisque nous en
faisons profession.
— Mais, dit-on, il y a des obscurités. — Et sans cela, on
ne serait pas aheurté à Jésus-Christ, et c'est un des des-
seins formels des prophètes : Excœca...
* 13. Hérode cru le Messie. Il avait ôté le sceptre de
Juda, mais il n'était pas de Juda. Cela fit une secte con-
sidérable. Et Barcosba, et un autre reçu par les Juifs. Et
le bruit qui en était partout en ce temps-là. Suéone,
Tacite, Joseph.
Comment fallait-il que fût le Messie, puisque par lui le
sceptre devait être éternellement en Juda, et qu'à son
arrivée le sceptre devait être ôté de Juda ?
Pour faire qu'en voyant ils ne voient point, et qu'en
entendant ils n'entendent point, rien ne pouvait être mieux
fait.
PENSÉES. — ARTICLE XII 155
Malédiction des Grecs contre ceux qui comptent trois
périodes de temps.
* 14. Le temps du premier avènement est prédit ; le
temps du second ne l'est point, parce que le premier devait
être caché; le second devait être éclatant et tellement mani-
feste que ses ennemis mêmes le devaient reconnaître.
Mais, comme il ne devait venir qu'obscurément, et que
pour être connu de ceux qui sonderaient les Ecritures...
* 15. Dieu, pour rendre le Messie connaissable aux bons
et méconnaissable aux méchants, l'a fait prédire en cette
sorte. Si la manière du Messie eût été prédite clairement,
il n'y eût point eu d'obscurité, même pour les méchants.
Si le temps eût été prédit obscurément, il y eût eu obs-
curité, même pour les bons ; car la [bonté de leur cœur]
ne leur eût pas fait entendre que, par exemple, le meni
fermé, signifie six cents ans. Mais le temps a été prédit
clairement, et la manière en figures.
Par ce moyen, les méchants, prenant les biens promis
pour matériels, s'égarent, malgré le temps prédit claire-
ment, et les bons ne s'égarent pas. Car l'intelligence des
biens promis dépend du cœur, qui appelle « bien » ce
qu'il aime ; mais l'intelligence du temps promis ne dépend
point du ca>ur. Et ainsi la prédiction claire du temps, et
obscure des biens, ne déçoit que les seuls méchants.
* 16. Les Juifs le refusent, mais non pas tous : les saints
le reçoivent, et non les charnels. Et tant s'en faut que
cela soit contre sa gloire, que c'est le dernier trait qui
l'achève . Comme la raison qu'ils en ont, et la seule qui se
trouve dans tous leurs écrits, dans le Talmud et dans les
Rabbins, n'est que parce que Jésus-Christ n'a pas dompté
les nations en main armée, gladlum tunni, potentissime .
N'ont-ils que cela à dire ? Jésus-Christ a été tué, disent-
ils ; il a succombé ; il n'a pas dompté les païens par sa
force ; il ne nous a pas donné leurs dépouilles ; il ne donne
point de richesses. N'ont-ils que cela à dire ? C'est en cela
qu'il m'est aimable. Je ne voudrais pas celui qu'ils se figu-
rent (1), il est visible que ce n'est que sa vie qui les a empê-
chés de le recevoir ; et par ce refus, ils sont des témoins
sans reproche, et, qui plus est, par là ils accomplissent les
prophéties.
[Par le moyen de ce que ce peup'e ne l'a pas reçu, est
(1) « Il y a une ivresse, écrit le P. Lagrange, à se pénétrer de ces
pensées. »
156 PASCAL
arrivée cette merveille que voici : les prophéties sont les
seuls miracles subsistants qu'on peut faire, mais elles sont
sujettes à être contredites.]
• 17. Les Juifs, en le tuant pour ne le point recevoir
pour Messie, lui ont donné la dernière marque de Messie.
Et en continuant à le méconnaître, ils se sont rendus
témoins irréprochables : et en le tuant, et continuant à
leronier, ils ont accompli les prophéties (Is. lx. Ps. lxx).
• 18. Que pouvaient faire les Juifs, ses ennemis ? S'ils
le reçoivent, ils le prouvent par leur réception, car les
dépositaires de l'attente du Messie le reçoivent ; s'ils le
renoncent, ils le prouvent par leur renonciation.
• 19. L'Église a eu autant de peine à montrer que
Jésus-Christ était homme, contre ceux qui le niaient, qu'à
montrer qu'il était Dieu ; et les apparences étaient aussi
grandes.
• 20. Sources des contrariétés. — Un Dieu humilié, et
jusqu'à la mort de la croix ; un Messie triomphant de la
mort par sa mort. Deux natures en Jésus-Christ, deux
avènements, deux états de la nature de l'homme.
• 21. Figures. — Sauveur, père, sacrificateur, hostie,,
nourriture, roi, sage, législateur, affligé, pauvre, devant
produire un peuple qu'il devait conduire et nourrir, et
introduire dans sa terre....
Jésus-Christ. Offices. — Il devait lui seul produire un
grand peuple, élu, saint et choisi ; le conduire, le nourrir,
l'introduire dans le lieu de repos et de sainteté ; le rendre
saint à Dieu, en faire le temple de Dieu, le réconcilier
à Dieu, le sauver de la colère de Dieu, le délivrer
de la servitude du péché, qui règne visiblement dans
l'homme ; donner des lois à ce peuple, graver ces lois dans
leur cœur, s'offrir à Dieu pour eux, se sacrifier pour eux,,
être une hostie sans tache, et lui-même sacrificateur :
devant s'ottrir lui-même, son corps et son sang, et néan-
moins offrir pain et vin à Dieu...
Inf/rediens mundum.
« Pierre sur pierre. »
Ce qui a précédé et ce qui a suivi. Tous les juifs sub-
sistants et vagabonds.
• 22. Jésus-Christ figuré par Joseph : bien-aimé de son
père, envoyé du père pour voir ses frères, etc., innocent
vendu par ses frères, vingt deniers, et par là devenu leur
PENSÉES. — ARTICLE XII 157
seigneur, leur sauveur, et le sauveur des étrangers, et le
sauveur du monde ; ce qui n'eût point été sans le dessein
de le perdi'e, la vente et la réprobation qu'ils en lîrent.
Dans la prison, Joseph innocent entre deux criminels ;
Jésus-Christ en la croix entre deux larrons. Il prédit le
salut à l'un et la mort à l'autre, sur les mêmes apparences.
Jésus-Christ sauve les élus et damne les réprouvés sur les
mêmes crimes. Joseph ne fait que prédire ; Jésus-Christ
fait. Joseph demande à celui qui sera sauvé qu'il se sou-
vienne de lui quand il sera venu en sa gloire ; et celui que
Jésus-Christ sauve lui demande qu'il se souvienne, quand
il sera en son royaume.
* 23. La conversion des païens n'était réservée qu'à la
grâce du Messie. Les Juifs ont été si longtemps à les
combattre sans succès : tout ce qu'en ont dit Salomon et
les prophètes a été inutile. Les sages, comme Platon et
Socrate, n'ont pu le persuader.
* 24. Après que bien des gens sont venus devant, il est
venu enfin Jésus-Christ dire : « Me voici, et voici le temps.
Ce que les prophètes ont dit devoir avenir dans la suite
des temps, je vous dis que mes apôtres le vont faire. Les
Juifs vont être rebutés, Jérusalem sera bientôt détruite ;
et les païens vont entrer dans la connaissance de Dieu.
Mes apôtres le vont faire apjrès que vous aurez tué l'héri-
tier de la vigne. »
Et puis les apôtres ont dit aux Juifs : « Vous allez être
maudits » (Cclsas s'en moquait) ; et aux païens : « Vous
allez entrer dans la connaissance de Dieu. » Et cela arrive
alors.
* 25. Jésus-Christ est venu aveugler ceux qui voyaient
clair, et donner la vue aux aveugles ; guérir les malades,
et laisser mourir les sains ; appeler à pénitence et jus-
tifier les pécheurs, et laisser les justes dans leurs péchés ;
remplir les indigents, et laisser les riches vides.
* 26. Sainteté. — Effundani spiritum meiun. Tous les
peuples étaient dans l'infidélité et dans la concupiscence :
toute la terre fut ardente de charité ; les princes quittent
leurs grandeurs ; les filles souff"rent le martyre. D'où vient
cette force ? C'est que le Messie est arrivé ; voilà l'effet
et les marques de sa venue (1).
(1) Voir, pour cette pensée et pour la pensée 29, la note 1 de la
page 150.
158 PASCAL
* 27. — Jésus-Christ pour tous, Moïse pour un peuple.
Les Juifs bénis en Abraham : « Je bénirai ceux qui te
béniront. » Mais : « toutes nations bénies en sa semence ».
Paruni est ut, etc.
Lumen ad recelationeni gentiuni.
Non fecit taliter omni nationi, disait David en parlant
de la loi. Mais, en parlant de Jésus-Christ, il faut dire :
Fecit taliter 0 mm nationi. Parum est ut, etc., Isaïe. Aussi
c'est à Jésus-Christ d'être universel ; l'Eglise même n'offre
le sacrifice que pour les fidèles : Jésus-Christ a offert
celui de la croix pour tous.
28. Les figures de la totalité de la rédemption, comme
que le soleil éclaire à tous, ne marquent qu'une totalité ;
mais [les figures] des exclusions, comme des Juifs élus à
l'exclusion des gentils, marquent l'exclusion.
« Jésus-Christ rédempteur de tous. » — Oui, car il a
offert, comme un homme qui a racheté tous ceux qui vou-
dront venir à lui. Ceux qui mourront en chemin, c'est
leur malheur, mais quant à lui, il leur offrait rédemption.
— Cela est bon en cet exemple, où celui qui rachète et
celui qui empêche de mourir sont deux, mais non pas en
Jésus-Christ, qui fait l'un et l'autre. — Non, car Jésus-
Christ, en qualité de rédempteur, n'est pas peut-être
maître de tous ; et ainsi, en tant qu'il est en lui, il est
rédempteur de tous.
Quand on dit que Jésus-Christ n'est pas mort pour tous,
vous abusez d'un vice des hommes qui s'appliquent incon-
tinent cette exception, ce qui est favoriser le désespoir ;
au lieu de les en détourner pour favoriser l'espérance.
Car on s'accoutume ainsi aux vertus intérieures par ces
habitudes extérieures.
*29. ... Alors Jésus-Christ vient dire aux hommes qu'ils
n'ont point d'autres ennemis qu'eux-mêmes ; que ce sont
leurs passions qui les séparent de Dieu ; qu'il vient pour
les détruire, et pour leur donner sa grâce, afin de faire
d'eux tous une Eglise sainte ; qu'il vient ramener dans
cette Eglise les païens et les Juifs ; qu'il vient détruire les
idoles des uns et la superstition des autres. A cela s'op-
posent tous les hommes, non seulement par l'opposition
naturelle de la concupiscence ; mais par-dessus tous, les
rois de la terre s'unissent pour abolir cette religion nais-
sante, comme cela avait été prédit (Proph. : Quare
fremuerunt gentes... regcs terrœ... adcersus Christum).
Tout ce qu'il y a de grand sur la terre s'unit, les savants,
PENSÉES. — ARTICLE XII 159
les sages, les rois. Les uns écrivent, les autres con-
damnent, les autres tuent. Et nonobstant toutes ces
oppositions, ces gens simples et sans force résistent à
toutes ces puissances, et se soumettent même ces rois, ces
savants, ces sages, et ôtent l'idolâtrie de toute la terre.
Et tout cela se fait par la force qui l'avait prédit.
*30. Jésus-Christ n'a point voulu du témoignage des
démons, ni de ceux qui n'avaient pas vocation ; mais de
Dieu et Jean-Baptiste.
31. Je considère Jésus-Christ en toutes les personnes
et en nous-mêmes : Jésus-Christ comme père en son Père»
Jésus-Christcomme frère en ses frères, Jésus-Christ comme
pauvre en les pauvres, Jésus-Christ comme riche en les
riches, Jésus-Christ comme docteur et prêtre en les
prêtres, Jésus-Christ comme souverain en les princes, etc.
Car il est par sa gloire tout ce qu'il y a de grand, étant
Dieu, et est par sa vie mortelle tout ce qu'il y a de chétif et
d'abject. Pour cela il a pris cette malheureuse condition,
pour pouvoir être en toutes les personnes, et modèle de
toutes conditions.
*32. Jésus-Christ dans une obscurité (selon ce que le
monde appelle obscurité) telle que les historiens, n'écri-
vant que les importantes choses des Etats, l'ont à peine
aperçu.
33. Sur ce que Josèphe, ni Tacite, et les autres histo-
riens n'ont point parlé de Jésus-Christ. — Tant s'en faut
que cela fasse contre, qu'au contraire cela fait pour. Car
il est certain que Jésus-Christ a été, et que sa religion a
fait grand bruit, et que ces gens-là ne l'ignoraient pas,
et quainsi il est visible qu'ils ne l'ont celé qu'à dessein ;
ou bien qu'ils en ont parlé, et qu'on l'a supprimé ou
changé.
* 34. Comme Jésus-Christ est demeuré inconnu parmi
les hommes, ainsi sa vérité demeure parmi les opinions
communes, sans différence à l'extérieur. Ainsi l'Eucha-
ristie parmi le pain commun.
35. Jésus-Christ n'a pas voulu être tué sans les formes
de la justice, car il est bien plus ignominieux de mourir
par justice que par une sédition injuste (1).
(1) Havet a rattaché cette pensée au Mystère de Jésus. Elle rend
en tout cas le même son. Cf. Pascal lui-même dans son Abrégé de
la Vie de Jésus-Christ (édition G. Michaut) : « Pour augmenter son
ignominie, on crucifia avec lui deux larrons à ses côtés. »
160 PASCAL
* 36. Quel homme eut jamais plus d'éclat ? Le peuple
juif tout entier le prédit avant sa venue. Le peuple gentil
l'adore après sa venue. Les deux peuples, gentil et juif, le
regardent comme leur centre.
Et cependant, quel homme jouit jamais moins de cet
éclat ? De trente-trois ans, il en vit trente sans paraître.
Dans trois ans, il passe pour un imposteur ; les prêtres et
les principaux le rejettent ; ses amis et ses plus proches
le méprisent. Enfin il meurt trahi par un des siens, renié
par l'autre et abandonné par tous.
Quelle part a-t-il donc à cet éclat ? Jamais homme n'a eu
tant d'éclat, jamais homme n'a eu plus d'ignominie. Tout
cet éclat n'a servi qu'à nous, pour nous le rendre recon-
naissable ; et il n'en a rien eu pour lui (1).
* 37. Si Jésus-Christ n'était venu que pour sanctifier,
toute l'Ecriture et toutes choses y tendraient, et il serait
bien aisé de convaincre les infidèles. Si Jésus-Christ n'était
venu que pour aveugler, toute sa conduite serait confuse,
et nous n'aurions aucun moyen de convaincre les infi-
dèles. Mais comme il est venu in sanctiftcationeni et in
scandalum, comme dit Isaïe, nous ne pouvons convaincre
les infidèles et ils ne peuvent nous convaincre ; mais, par
Là même, nous les convainquons, puisque nous disons
qu'il n'y a point de conviction dans toute sa conduite, dé
part ni d'autre.
* 38. Jésus-Christ ne dit pas qu'il n'est pas de Nazareth,
pour laisser les méchants dans Laveuglement, ni qu'il
n'est pas fils de Joseph.
* 39. Preiwes de Jésus-Christ, — Jésus-Christ a dit les
choses grandes si simplement qu'il semble qu'il ne les a
pas pensées, et si nettement néanmoins qu'on voit bien
ce qu'il en pensait. Cette clarté jointe à cette naïveté est
admirable.
* 40. Le style de l'Evangile est admirable en tant de
manières, et entre autres en ne mettant jamais aucune
invective contre les bourreaux et ennemis de Jésus-Christ.
Car il n'y en a aucune des historiens contre Judas, Pilate
ni aucun des Juifs.
Si cette modestie des historiens évan^éliques avait été
affectée, aussi bien que tant d'autres traits d'un si beau
(1) M. Brunschvicg place ici le célèbre fragment des Trois Ordres
« La distance infinie des corps... » que nous avons reproduit dans
nos Opuscules choisis de Pascal (p. 68-70).
PENSÉES. — ARTICLE XII l6l
caractère, et qu'ils ne l'eussent affecté que pour le faire
remarquer, s'ils n'avaient osé le remarquer eux-mêmes,
ils n'auraient pas manqué de se procurer des amis, qui
eussent fait ces remarques à leur avantage. Mais comme
ils ont agi de la sorte sans affectation, et par un mouve-
ment tout désintéressé, ils ne l'ont fait remarquer à
personne. Et je crois que plusieurs de ces choses n'ont
point été remarquées jusqu'ici, et c'est ce qui témoigne la
froideur avec laquelle la chose a été faite (1).
• 41. Qui a appris aux évangélistes les qualités d'une
àme parfaitement héroïque, pour la peindre si parfaite-
ment en Jésus-Christ ? Pourquoi le font-ils faible dans son
agonie ? Ne savent-ils pas peindre une mort constante ?
Oui, car le même saint Luc peint celle de saint Etienne
plus forte que celle de Jésus-Christ.
Ils le font donc capable de crainte, avant que la néces-
sité de mourir soit arrivée, et ensuite tout fort.
Mais quand ils le font si troublé, c'est quand il se
trouble lui-même : et quand les hommes le troublent, il est
tout fort.
• 42. Preuve de Jésus-Christ. -- L'hypothèse des apôtres
fourbes est bien absurde. Qu'on la suive tout au long ;
qu'on s'imagine ces douze hommes assemblés après la
mort de Jésus-Christ, faisant le complot de dire qu'il est
ressuscité. Ils attaquent par là toutes les puissances. Le
cœur des hommes est étrangement penchant à la légè-
reté, au chs^ngement, aux promesses, aux biens. Si peu
qu'un de ceux-là se fût démenti par tous ces attraits, et,
qui plus est, par les prisons, par les tortures et par la
mort, ils étaient perdus. Qu'on suive cela.
• 43. Les apôtres ont été trompés, ou trompeurs ; l'un
ou l'autre est difficile, car il n'est pas possible de prendre
un homme pour être ressuscité...
Tandis que Jésus-Christ était avec eux, il les pouvait
soutenir ; mais après cela, s'il ne leur est apparu, qui les
a fait agir ?
(1) « Il (Pascal) avait t'ait, nous dit Etienne Périer, dans la préface de
Port-Royal, plusieurs remarques très particulières sur le style de
l'Ecriture et principalement de l'Evangile, et il y trouvait des beautés
que peut-être personne n'avait remarquées avant lui. Il admirait, entre
autres choses, la naïveté, la simplicité, et, pour le dire ainsi, la
froideur avec laquelle il semble que Jésus-Christ y parle des choses
les plus grandes et les plus relevées... »
PASCAL — PENSÉES U
162 PASCAL
ARTICLE XIII
Les Miracles.
* 1. Commence ment. — Les miracles discernent la doc-
trine, et la doctrine discerne les miracles.
Il y a [eu] de faux et de vrais. Il faut une marque pour
les connaître ; autrement, ils seraient inutiles. Or, ils ne
sont pas inutiles, et sont au contraire fondement. Or, il faut
que la règle qu'il nous donne soit telle, qu'elle ne détruise
la preuve que les vrais miracles donnent de la vérité, qui
est la fin principale des miracles.
Moïse en a donné deux : que la prédiction n'arrive
pas, Deut., xviii, et qu'ils ne mènent point à Tidolàtrie,
Dent., XHi ; et Jésus-Christ une.
Si la doctrine règle les miracles, les miracles sont inu-
tiles pour la doctrine. Si les miracles règlent...
Objection à la rcrjlc. — Le discernement des temps.*
Autre règle dui-ant Moïse, autre règle à présent.
2. Miracle. — C'est un effet qui excède la force natu-
i"elle des moyens qu'on y emploie ; et non-miracle est
un effet qui n'excède pas la force naturelle des moyejis
c[u'on y emploie. Ainsi ceux qui guérissent par l'invocation
du diable ne font pas un miracle ; car cela n'excède pas
la force naturelle du diable. Mais...
Les deux fondements, l'un intérieur, l'autre extérieur:
la grâce, les miracles ; tous deux surnaturels.
3. Les miracles et la vérité sont nécessaires, à cause
qu'il faut convaincre l'homme entier, en corps et en âme.
* 4. Jésus-Christ a vérifié qu'il était le Messie, jamais
en vérifiant sa doctrine sur l'Écriture et les prophéties, et
toujours par ses miracles.
Il prouve qu'il remet les péchés par un miracle.
Ne vous éjouissez point de vos miracles, dit Jésus-Christ,
mais de ce que vos noms sont écrits aux cieux.
S'ils ne croient point Moïse, ils ne croiront point un
ressuscité.
PENSÉES. — ARTICLE XIII 163
îsicodème recoiinait, par ses miracles, que sa doctrine
est de Dieu : Scinius quia venistc a Dca nia^ister ; ncmo
cnimpotcst hœc signa faccre quœ tufacis, nisi Dons fiierit
ciini co. Il ne juge pas des miracles par la doctrine, mais
de la doctrine par les miracles.
Les Juifs avaient une doctrine de Dieu comme nous en
avons une de Jésus-Christ, et confirmée par miracles ; et
défense de croire à tous faiseurs de miracles, et de plus
ordre de recourir aux grands prêtres, et de s'en tenir à
eux. Et ainsi, toutes les raisons que nous avons pour refuser
de croire les faiseurs de miracles, ils les avaient à l'égard
de leurs prophètes. Et cependant ils étaient très coupables
de refuser les prophètes, à cause de leurs miracles, et
Jésus-Christ ; et n'eussent pas été coupables s'ils n'eussent
po'nt vu les miracles : Nisi fecisscm..., peccaiuni non habe-
rent. Donc toute la créance est sur les miracles.
La prophétie n'est point appelée miracle : comme saint
Jean parle du premier miracle en Cana, et puis de ce que
Jésus-Christ dit à la Samaritaine qui découvre toute sa vie
cachée, et puis guérit le fils dun sergent, et saint Jean
appelle cela « le deuxième signe ».
5. On n'aurait point péché en ne croyant pas Jésus-
Christ, sans les miracles.
6. Miracles. — Que je hais ceux qui font les douteurs
des miracles ! Montaigne en parle comme il faut dans
les deux endroits. On voit, en l'un, combien il est prudent,
et néanmoins il croit, en l'autre, et se moque des incré-
dules.
Quoi qu'il en soit, TEglise est sans preuves s'ils ont
raison.
7. Incrédules, les plus crédules. Ils croient lesmiracles
de Vespasien (1), pour ne pas croire ceux de Moïse.
• 8. Titre : D'où vient qu'on croit tant de menteurs qui
disent qu'ils ont vu des miracles et qu'on ne croit aucun de
ceux qui disent qu'ils ont des secrets pour rendre l'homme
immortel ou pour rajeunir. — Ayant considéré d'où vient
qu'on ajoute tant de foi à tant d'imposteurs qui disent qu'ils
ont des remèdes, jusques à mettre souvent sa vie entre leurs
mains, il m'a paru que la véritable cause est qu'il y en a
de \Tais ; car il ne serait pas possible qu'il y en eut tant
de faux, et qu'on y donnât tant de créance, s'il n'y en
(1) Ou ceux de Mesmer et de Caglioslfo.
164 PASCAL
avait do véritables. Si jamais il n'y eût eu remède à
aucun mal, et que tous les maux eussent été incurables, il
est impossible que les hommes se fussent imaginé qu'ils
en pourraient donner ; et encore plus que tant d'autres
eussent donné créance à ceux qui se fussent vantés d'en
avoir : de même que, si un homme se vantait d'empêcher
de mourir, personne ne le croirait, parce qu'il n'y a aucun
exemple de cela. Mais comme il y [a] eu quantité de remèdes
qui se sont trouvés véritables, par la connaissance même
des plus grands hommes, la créance des hommes s'est
pliée par là ; et cela s'étant connu possible, on a conclu
de là que cela était. Car le peuple raisonne ordinairement
ainsi : « Une chose est possible, donc elle est » ; parce
que la chose ne pouvant être niée en général, puisqu'il y
a des effets particuliers qui sont véritables, le peuple, qui
ne peut discerner quels d'entre ces effets particuliers
sont les véritables, les croit tous. De même, ce qui fait
qu'on croit tant de faux effets de la lune, c'est qu'il y en a
de vrais, comme le flux de la mer.
Il en est de même des prophéties, des miracles, des
divinations par les songes, des sortilèges, etc. Car si de
tout cela il n'y avait jamais eu rien de véritable, on n'en
aurait jamais rien cru : et ainsi, au lieu de conclure qu'il
n'y a point de vrais miracles parce qu'il y en a tant de
faux, il faut dire au contraire qu'il y a certainement de
vrais miracles, puisqu'il y en a de faux, et qu'il n'y en a
de faux que par cette raison qu'il y en a de vrais. Il
faut raisonner de la même sorte pour la religion ; car il
ne serait pas possible que les hommes se fussent imaginé
tant de fausses religions, s'il n'y en avait une véritable.
L'objection à cela, c'est que les sauvages ont une religion :
mais on répond à cela que c'est qu'ils en ont ouï parler,
comme il paraît par le déluge, la circoncision, la croix de
saint André, etc.
*9. Il y a bien de la différence entre tenter et induire en
erreur. Dieu tente, mais il n'induit pas en erreur. Tenter
est procurer les occasions, qui n'imposant point de néces-
sité, si on n'aime pas Dieu, on fera une certaine chose.
Induire en erreur est mettre l'homme dans la nécessité
de conclure et suivre une fausseté.
•10. S'il n'y avait point de faux miracles, il y aurait
certitude. S'il n'y avait point de règle pour les discerner,
les miracles seraient inutiles, et il n'y aurait pas de raison
PENSÉES. — ARTICLE XIII 165
de croire. Or, il n'y a pas humainement de certitude
humaine, mais raison.
•11. Ou Dieu a confondu les faux miracles, ou il les a
prédits ; et, par l'un et par l'autre, il s'est élevé au-dessus
de ce qui est surnaturel à notre égard, et nous y a élevés
nous-mêmes.
12. Les miracles ne servent pas à convertir, mais à
condamner. (Q. 113, A. 10, Ad 2.)
'13. Raisons pourquoi on ne croit point.
Joli. XII, 37. Cuni autem tanta signa fecisset, non crede-
bant in eum, ut sermo Isaiœ implcretur. Excœcatit, etc.
Hœc dixit Isaias, quando vidit gloriani ejus et locutus
est de eo.
« Judœi signa petunt et Grœci sapientiani quœrunt,
nos autem Jesuni crucifixurn. » Sed plénum signis, sed
plénum sapicntia ; vos autem Christum non crucijixum et
religioneni sine miraculis et sine sapientia.
Ce qui fait qu'on ne croit pas les vrais miracles, est le
manque de charité. Joli. : Sed cos non creditis, quia non
estis ex ombus. Ce qui fait croire les faux est le manque de
charité. I Thess., ii.
Fondement de la religion. C'est les miracles. Quoi donc ?
Dieu parle-t-il contre les miracles, contre les fondements
de la foi qu'on a en lui ?
S'il y a un Dieu, il fallait que la foi de Dieu fût sur la
terre. Or les miracles de Jésus-Christ ne sont pas prédits
par l'Antéchrist, mais les miracles de l'Antéchrist sont
prédits par Jésus-Christ ; et ainsi, si Jésus-Christ n'était
pas le Messie, il aurait bien induit en erreur ; mais l'An-
téchrist ne peut bien induire en erreur. Quand Jésus-
Christ a prédit les miracles de l'Antéchrist, a-t-il cru
détruire la foi de ses propres miracles ?
Moïse a prédit Jésus-Christ, et ordonné de le suivre ;
Jésus-Christ a prédit lAntechrist. et défendit de le suivre.
Il était impossible qu'au temps de Moïse on réservât sa
croyance à l'Antéchrist, qui leur était inconnu ; mais il
est bien aisé, au temps de l'Antéchrist, de croire en Jésus-
Christ, déjà connu.
Il n'y a nulle raison de croire en l'Antéchrist, qui ne
soit à croire en Jésus-Christ ; mais il y en a en Jésus-
Christ, qui ne sont pas en l'autre.
•14. Juges, xiii, 23 : « Si le Seigneur nous eût voulu
166 PASCAL
faire mourir, il ne nous eût pas montré toutes ces choses. »
Ezéchias. Sennachérib.
Jérémie. Hananias, faux prophète, meurt le septième
mois.
II Mach., III : Le temple prêt à piller secouru miracu-
leusement. — II Mach., XV.
III RoiSy XVII : La veuve à Elie, qui avait ressuscité
l'enfant : « Par là je connais que tes paroles sont vraies. »
III Rois, XVIII : Elie avec les prophètes de Baal.
Jamais en la contention du vrai Dieu, de la vérité de la
religion, il n'est arrivé de miracle du côté de l'erreur, et
non de la vérité.
*15. Contestation. — Abel, Caïn ; Moïse, magiciens ;
Elie, faux prophètes ; Jérémie, Hananias ; Michée, faux
prophètes; Jésus-Christ, Pharisiens ; saint Paul, Barjésu ;
Apôtres, exorcistes ; les Chrétiens et les infidèles ; les
catholiques, les hérétiques ; Elie, Enoch ; Antéchrist.
Toujours le vrai prévaut en miracles. Les deux croix.
•16. Jésus-Christ dit que les Ecritures témoignent de
lui, mais il ne montre pas en quoi.
Même les prophéties ne pouvaient pas prouver Jésus-
Christ pendant sa vie ; et ainsi, on n'eût pas été coupable
de ne pas croire en lui avant sa mort, si les miracles
n'eussent pas suffi sans la doctrine. Or, ceux qui ne
croyaient pas en lui, encore vivant, étaient pécheurs,
comme il le dit lui-même, et sans excuse. Donc il fallait
qu'ils eussent une démonstration à laquelle ils résistassent.
Or, ils n'avaient pas la nôtre, mais seulement les miracles ;
donc ils suffisent, quand la doctrine n'est pas contraire,
et on doit y croire.
Jean, vu, 40. Contestation entre les juifs, comme entre les
chrétiens aujourd'hui. Les uns croyaient en Jésus-Christ,
les autres ne. le croyaient pas, à cause des prophéties qui
disaient qu'il devait naître de Bethléem. Ils devaient
mieux prendre garde s'il n'en était pas. Car ses miracles
étant convaincants, ils devaient bien s'assurer de ces pré-
tendues contradictions de sa doctrine à l'Ecriture ; et cette
obscurité ne les excusait pas, mais les aveuglait. Ainsi
ceux qui refusent de croire les miracles d'aujourd'hui,
pour une prétendue contradiction chimérique, ne sont pas
excusés.
Le peuple, qui croyait en lui sur ses miracles, les pha-
risiens leur disaient \ « Ce peuple est maudit, qui ne sait
pas la loi ; mais y a-t-il un prince ou un pharisien qui ait
PENSÉES. — ARTICLE XIII 167
cru en lui? car nous savons que nul prophète ne sort de
Galilée. » Nicodènie répondit : « Notre loi juge-t-elle un
homme devant que de l'avoir ouï [et encore, un tel homme
qui fait de tels miracles]. »
*17. Miracles. — Le peuple conclut cela de soi-même ;
mais s'il vous en faut donner la raison...
Il est fâcheux d'être dans l'exception de la règle. Il faui
même être sévère, et contraire à l'exception. Mais néan-
moins, comme il est certain qu'il y a des exceptions de la
règle, il en faut juger sévèrement, mais justement.
'18. Dans le Vieux Testament, quand on vous détour-
nera de Dieu ; dans le Nouveau, quand on vous détournera
de Jésus-Christ : voilà les occasions d'exclusion à la foi
des miracles, marquées. 11 ne faut pas y donner d'autres
exclusions.
S'ensuit-il de là qu'ils avaient droit d'exclure tous les
prophètes qui leur sont venus ? Non. Ils eussent péché en
n'excluant pas ceux qui niaient Dieu, et eussent péché
d'exclure ceux qui ne niaient pas Dieu.
D'abord donc qu'on voit un miracle, il faut, ou se sou-
mettre, ou avoir d'étranges marques du contraire. Il faut
voir s'il nie un Dieu, ou Jésus-Christ, ou l'Eglise.
'19. Il y a bien de la différence entre n'être pas pour
Jésus-Christ et le dire, ou n'être pas pour Jésus-Christ, et
feindre d'en être. Les uns peuvent faire des miracles, non
les autres ; car il est clair des uns qu'ils sont contre la
vérité, non des autres ; et ainsi les miracles sont plus
clairs.
'20. Jésus-Christ a fait des miracles, et les apôtres
ensuite, et les premiers saints, en grand nombre ; parce
que, les prophéties n'étant pas encore accomplies, et
s'accomplissant par eux, rien ne témoignait que les
miracles. Il était prédit que le Messie convertirait les
nations. Comment cette prophétie se fût-elle accomplie,
sans la conversion des nations ? Et comment les nations
se fussent-elles converties au Messie, ne voyant pas ce
dernier effet des prophéties qui le prouvent f Avant donc
qu'il ait été mort, ressuscité, et converti les nations, tout
n'était pas accompli ; et ainsi il a fallu des miracles pen-
dant tout ce temps. Maintenant il n'en faut plus contre
les Juifs, car les prophéties accomplies sont un miracle
subsistant (1).
(1) o Pour nous, écrit à ce propos le P. Lagrange, ces miracles ne
sont plus nécessaires, puisque cet établissement du règne de Dieu
168 PASCAL
* 21. Les miracles discernent aux choses douteuses:
entre les peuples juif et païen juif et chrétien ; catholique,
hérétique ; calomniés, et calomniateurs ; entre les deux
croix. Mais aux hérétiques, les miracles seraient inutiles ;
car l'Eglise, autorisée par les miracles qui ont préoccupé la
créance, nous dit qu'ils n'ont pas la vraie foi. Il n'y a pas
de doute qu'ils n'y sont pas, puisque les premiers miracles
de l'Eglise excluent la foi des leurs. Il y ainsi miracle
contre miracle, et premiers et plus grands du côté de
l'Eglise.
Ces filles (1), étonnées de ce qu'on dit, qu'elles sont dans
la voie de perdition ; que leurs confesseurs les mènent à
Genève ; qu'ils leur inspirent que Jésus-Christ n'est point
en l'Eucharistie., ni en la droite du Père ; elles savent que
tout cela est faux, elles s'offrent donc à Dieu en cet état :
Vide si via iniquitalis in me est. Qu'arrive-t-il là-dessus ?
Ce lieu qu'on dit être le temple du diable. Dieu en fait son
temple. On dit qu'il faut en ôter les enfants : Dieu les y
guérit. On dit que c'est l'arsenal de l'enfer : Dieu en fait
le sanctuaire de ses grâces. Enfin on les menace de toutes
les fureurs et de toutes les vengeances du ciel ; et Dieu
les comble de ses faveurs. Il faudrait avoir perdu le sens
pour en conclure qu'elles sont donc en la voie de perdition.
(On en a sans doute les mêmes marques que saint*
Athanase.)
* 22. Ce n'est point ici le pays de la vérité, elle erre in-
connue parmi les hommes. Dieu l'a couverte d'un voile,
qui la laisse méconnaître àceuxqui n'entendentpas sa voix.
Le lieu est ouvert au blasphème, et môme sur des vérités
au moins bien apparentes. Si on publie les vérités de
l'Evangile, on en publie do contraires, et on obscurcit les
questions en sorte que le peuple ne peut discerner. Et on
demande : « Qu'avez-vous pour vous faire plutôt croire
que les autres ? Quel signe faites-vous ? Vous n'avez que
des paroles, et nous aussi. Si vous aviez des miracles,
bien ! » Cela est une vérité, que la doctrine doit être sou-
tenue par les miracles dont on abuse pour blasphémer la
doctrine. Et si les miracles arrivent, on dit que les mira-
cles ne suffisent pas sans la doctrine ; et c'est une autre
vérité pour blasphémer les miracles.
ost un fait plus décisif que les miracles, mais, pour les Apôtres,
la prophétie eût été insuffisante sans les miracles, et c'est ce que
Pascal a encore très bien mis en relief. »
(1) Les religieuses de Port-Royal. Il va sans dire que ce para-
graphe n'a jamais figuré dans aucune des éditions de Port-Royal.
PENSÉES. — ARTICLE XIII
169
Jésus-Christ guérit l'aveugle-né, et fit quantité de mira-
cles au iour du sabbat. Par où il aveuglait les pharisiens,
qui disaient qu'il fallait juger des miracles par la doctrine.
« Nous avons Moïse : mais celui-là, nous ne savons d ou
il est » C'est ce qui est admirable, que vous ne savez
d'où il est ; et cependant il fait de tels miracles.
Jésus-Christ ne parlait ni contre Dieu ni contre Moïse.
L'Antéchrist et les faux prophètes, prédits par 1 un et
l'autre Testament, parleront ouvertement contre Dieu
et contre Jésus-Christ. Qui n'est point cache... Qui serait
ennemi couvert, Dieu ne permettrait pas qu il lit des mira-
cles ouvertement. Jamais en une dispute pubhque ou les
deux partis se disent à Dieu, à Jésus-Christ, a i bglise,
les miracles ne sont du côté des faux chrétiens, et l autre
côté sans miracle. j- • * .
* Il a le diable. « Joh., x, 21. Et les autres disaient .
a Le diable peut-il ouvrir les yeux des aveugles ^ »
Les preuves que Jésus-Christ et les apôtres tirent de
l'Ecriture ne sont pas démonstratives : car ils disent seu-
lement que Moïse a dit qu'un prophète viendrait mais ils
ne prouvent pas par là que ce soit celui-la, et c était toute
la question. Ces passages ne servent donc qu a montrer
qu'on n'est pas contraire à l'Ecriture, et qu il n y parait
point de répuçrnance, mais non pas qu'il y ait accord. Ur,
cela suffit, exclusion de répugnance avec miracles.
Il va un devoir réciproque entre Dieu et les hommes,
pour^ faire et pour donner. Venite. Quid debiu f {1} « Accu-
sez-moi, » dit Dieu dansisaïe.
Dieu doit accomplir ses promesses, etc. ^
Les hommes doivent à Dieu de recevoir la religion qu il
leur envoie. Dieu doit aux hommes de ne les point mauire
en erreur. Or, ils seraient induits en erreur, si les
faiseurs \de] miracles annonçaient une doctrme qui ne
parût pas visiblement fausse aux lumières du sens
commun, et si un plus grand faiseur de miracles n avait
déjà averti de ne les pas croire.
Ainsi s'il y avait division dans 1 Eglise et que les
Ariens 'par exemple, qui se disaient fondés en l'Eci'iture
comme les catholiques, eussent fait des miracles et non
les catholiques, on eût été induit en erreur.
Car comme un homme qui nous annonce les secrets
de Dieu n'est pas digne d'être cru sur son autorité privée,
(l) C'est la leçon des Copie». Mais on pourrait sur l'autographe
tout aussi bien lire comme k. Michaut : « et les hommes. 11 taut lui
pardonner ce mot : Quid debui f...
170
PASCAL
et que c'est pour cela que les impies en doutent, aussi un
homme qui, pour marque de la communication qu'il a avec
Dieu, ressuscite les morts, prédit l'avenir, transporte les
mers, guérit les malades, il n'y a point d'impie qui ne s'y
rende, et l'incrédulité de Phàrao et des Pharisiens est
l'effet d'un endurcissement surnaturel.
Quand donc on voit les miracles et la doctrine non sus-
pecte tout ensemble d'un côté, il n'y a pas de difficulté.
Mais quand on voit les miracles et [la] doctrine [suspecte]
d'un même côté, alors il faut voir quel est le plus clair!
Jésus-Christ était suspect.
Barjésu aveuglé. La force de Dieu surmonte celle de
ses ennemis.
Les exorcistes juifs battus par les diables disant : « Je
connais Jésus et Paul, mais vous, qui êtes-vous ? »
Les miracles sont pour la doctrine, et non pas la doc-
trine pour les miracles.
Si les miracles sont vrais, pourra-t-on persuader toute
doctrine? non, car cela n'arrivera pas. Si annelus...
Règle : Il faut juger de la doctrine par les miracles, il
faut juger des miracles par la doctrine. Tout cela est vrai,
mais cela ne se contredit pas.
Car il faut distinguer les temps.
Que vous êtes aise de savoir les règles générales, pen-
sant par là jeter le trouble, et rendre tout inutile ! On
vous en empêchera, mon Père : la vérité est une et ferme.
Il est impossible, par le devoir de Dieu, qu'un homme
cachant sa mauvaise doctrine, et n'en faisant apparaître
qu'une bonne, et se disant conforme à Dieu et à l'Eglise,
fasse des miracles pour couler insensiblement une doc-
trine fausse et. subtile ; cela ne se peut.
Et encore moins que Dieu, qui connaît les cœurs, fasse
des miracles en faveur d'un tel.
* 23. Que si la miséricorde de Dieu est si grande qu'il
nous instruit salutairement, même lorsqu'il se cache,
quelle lumière n'en devons-nous pas attendre, lorsqu'il se
découvre ?
24. Les cinq propositions condamnées, point de
miracle, car la vérité n'était point attaquée. Mais la
Sorbonne..., mais la bulle...
Il est impossible que ceux qui aiment Dieu de tout leur
cœur méconnaissent l'Eglise, tant elle est évidente. — Il
est impossible que ceux qui n'aiment pas Dieu soient con-
vaincus de l'Eglise.
PENSÉES. — ARTICLE XIII
171
Les miracles ont une telle force qu'il a fallu ciue Dieu
ait averti qu'on n'y pense point contre lui, tout clan- qu il
soit qu'il V a un Dieu ; sans quoi ils eussent été capables de
troubler. Et ainsi tant s'en faut que ces passages, Deut., xui,
fassent contre l'autorité des miracles, que rien n en mar-
que davantage la force. Et de même pour l'Antéchrist:
« Jusqu'à séduire les élus, s'il était possible. »
* 25. Injustes persécuteurs de ceux que Dieu protège
visiblement : s'ils vous reprochent vos excès, « ils parlent
comme les hérétiques » : s'ils disent que la grâce de Jesus-
Christ nous discerne, « ils sont hérétiques » ; s il se lait
des miracles, « c'est la mai-que de leur hérésie ».
Il est dit : « Croyez à l'Eglise », mais il n est pas dit :
« Crovez aux miracles », à cause que le dernier est natu-
rel, et non pas le premier. L'un avait besoin de précepte,
non pas l'autre. , , t^- • i.
Ezéchiel. — On dit : Voilà le peuple de Dieu qui parle
ainsi. — Ezéchias. . . . • •*
La synagogue était la figure, et ainsi ne périssait
point: et ivétait que la figure, et ainsi est périe. C était
une figure qui contenait la vérité, et ainsi, elle a subsiste
jusqu'à ce qu'elle n'a plus eu la vérité.
Mon révérend Père, tout cela se passait en figures. Les
autres religions périssent ; celle-là ne périt point.
Les miracles sont plus importants que vous ne le pensez :
ils ont servi à la fondation, et serviront à la continuation
de l'Eglise, jusqu'à l'Antéchrist, jusqu'à la fin.
Les'deux Témoins. , . , *
En r\ncien Testament et au Nouveau, les miracles sont
faits par l'attachement des figures. Salut, ou chose mutile,
sinon pour montrer qu'il faut se soumettre aux Ecritures :
figure des sacrements.
26. Sur le miracle {D. — Comme Dieu n'a pas rendu de
famille plus heureuse, qu'il fasse aussi qu'il nen trouve
point de plus reconnaissante.
m Le miracle de la Sainte-Epine dont la famille de Pascal dans
la personne de sa nièce. Marguerite Périer. avait ete ^0"'""^ 'i^'l!?"
ciaire. C'est ueut-être ce miracle qui a détermine Pascal a entrepren-
dre son Apologie.
^'^^ PASCAL
ARTICLE XIV
Fragments polémiques.
* 1. L'histoire de l'Eglise doit être proprement appelée
1 histoire de la vérité. i^i ^^
* 2. Il y a plaisir d'être dans un vaisseau battu de l'orao-e
lorsqu on est assuré qu'il ne périra point. Les persécutions
qui travaillent l'Eglise sont de cette nature.
* 3. L'Eglise a toujours été combattue par des erreurs
conti'aires, mais peut-être jamais en môme temps, comme
a présent. Et si elle en soutfre plus, à cause de la multi-
plicité d erreurs, elle en reçoit cet avantage qu'elles se
détruisent. ^
Elle se plaint des deux, mais bien plus des calvinistes
a cause du schisme. '
Il est certain que plusieurs des deux contraires sont
trompes; il faut les désabuser.
La foi embrasse plusieurs vérités qui semblent se con-
tredire. Temps de rire, de pleurer, etc. Responde. Ne rcs-
pondeas, etc.
La source en est l'union de deux natures en Jésus-
Lhrist ; et aussi les deux mondes (la création d'un nou-
veau ciel et nouvelle terre ; nouvelle vie, nouvelle mort •
toutes choses doublant, et les mêmes noms demeurant) •
et enfin les deux hommes qui sont dans les justes (car ils
sont les deux mondes, et un membre et image de Jésus-
Christ. Et ainsi tous les noms leur conviennent : de justes
pécheurs ; mort, vivant ; vivant, mort ; élu, réprouvé, etc )'
il y a donc un grand nombre de vérités, et de foi et de
morale, qui semblent répugnantes, et qui subsistent toutes
dans un ordre admirable. La source de toutes les héré-
sies est l'exclusion de quelques-unes de ces vérités • et la
source de toutes les objections que nous font les héréti-
ques est 1 ignorance de quelques-unes de nos vérités Et
d ordinaire il arrive que, ne pouvant concevoir le rapport
PENSÉES. — ARTICLE XIV 173
de deux vérités opposées, et croyant que l'aveu de l'une
enferme l'exclusion de l'autre, ils s'attachent à l'une, ils
excluent l'autre, et pensent que nous, au contraire. Or
l'exclusion est la cause de leur hérésie ; et l'ignorance
que nous tenons l'autre, cause leurs objections (1).
1" exemple : Jésus-Christ est Dieu et homme. Les ariens,
ne pouvant allier ces choses qu'ils croient incompatibles,
disent qu'il est homme : en cela ils sont catholiques. Mais
ils nient qu'il soit Dieu : en cela ils sont hérétiques. Ils
prétendent que nous nions son humanité : en cela ils sont
ignorants.
2' exemple : sur le sujet du Saint Sacrement : Nous
croyons que la substance du pain étant changée, et
transubstanciée, en celle du corps de Notre-Seigneur,
Jésus-Christ y est présent réellement. Voilà une des véri-
tés. Une autre est que ce Sacrement est aussi une figure
de la croix et de la glon^e, et une commémoration" des
deux. Voilà la foi catholique, qui comprend ces deux véri-
tés qui semblent opposées.
L'hérésie d'aujourd'hui, ne concevant pas que ce Sacre-
ment contienne tout ensemble et la pi'ésence. de Jésus-
Christ et sa figure, et qu'il soit sacrifice et commémoration
de sacrifice, croit qu'on ne peut admettre l'une de ces
vérités sans exclure l'autre pour cette raison.
Ils s'attachent à ce point seul, que ce Sacrement est
figuratif: et en cela ils ne sont point hérétiques. Ils pen-
sent que nous excluons cette vérité ; de là vient qu'ils nous
font tant d'objections sur les passages des Pérès qui le
disent. Enfin ils nient la présence; et en cela ils sont
hérétiques.
3' exemple : les indulgences.
C'est pourquoi le plus court moyen pour empêcher les
hérésies est d'instruire de toutes les vérités ; et le plus
sûr moyen de les réfuter est de les déclarer toutes. Car
que diront les hérétiques ?
Pour savoir si un sentiment est d'un Père...
*4. Tous errent d'autant plus dangereusement qu'ils
suivent chacun une vérité. Leur faute n'est pas de suivre
une fausseté, mais de ne pas suivre une autre vérité.
(1) C'est peut-être cette observation, si ingénieuse et si profonde
tout ensemble, qui a conduit Pascal, avant Hegel, à concevoir la
vérité comme étant essentiellement une synthèse opérée entre des
vérités ou notions partielles et contradictoires (voir notamment I, 8).
î
174 PASCAL
•5. Ce qui nous gâte pour comparer ce qui s'est passé
autrefois dans TEglise à ce qui s'y voit maintenant, est
qu'ordinairement on regarde saint Athanase, sainte
'hérèse et les autres, comme couronnés de gloire et [agis-
sant avec nous] comme des dieux. A présent que le temps
a éclairci les choses, cela paraît ainsi. Mais au temps où on
le persécutait, ce grand saint était un homme qui s'appelait
Athanase ; et sainte Thérèse, une fille. « Klie était un
homme comme no»is, et sujet aux mêmes passions que
nous », dit saint [Jacques], pour désabuser les Chrétiens
de cette fausse idée qui nous fait rejeter l'exemple des
saints, comme disproportionné à notre état. « C'étaient des
saints, disons-nous, ce n'est pas comme nous. » Que se
passait-il donc alors ? Saint Athanase était un homme
appelé Athanase, accusé de plusieurs crimes, condamné
en tel et tel concile, pour tel et tel crime ; tous les évéques
y consentaient, et le pape enfin. Que dit-on à ceux qui y
résistent ? Qu'ils troublent la paix, qu'ils font schisme, etc.
Zèle, lumière. Quatre sortes de personnes : zèle sans
science ; science sans zèle ; ni science ni zèle ; et zèle et
science. Les trois premiers le condamnent, et les derniers
l'absolvent, et sont excommuniés de l'Eglise, et sauvent
néanmoins l'Eglise.
6. Les malheureux, qui m'ont obligé de parler du fond
de la religion !
*7. Hérétiques. — Ézéchiel. Tous les païens disaient du
mal d'Israël, et le prophète aussi : et tant s'en faut que
les Israélites eussent droit de lui dire : « Vous parlez
comme les païens », qu'il fait sa plus grande force sur ce
que les païens parlent comme lui.
* 8. Jamais on ne fait le mal si pleinement et si gaie-
ment que quand on le fait par conscience.
* 9. Toutes les religions et les sectes du monde ont eu
la raison naturelle pour guide. Les seuls Chrétiens ont
été astreints à prendre leurs règles hors d'eux-mêmes et
à s'informer de celles que Jésus-Christ a laissés aux
anciens pour être transmises aux fidèles. Cette contrainte
lasse ces bons Pères. Ils veulent avoir, comme les autres
peuples, la liberté de suivre leurs imaginations. C'est en
vain que nous leur crions, comme les prophètes disaient
autrefois aux Juifs : « Allez au milieu de l'Eglise, informez-
vous des lois que les anciens lui ont laissées et suivez ces
sentiers. » Ils ont répondu comme les Juifs : « Nous n'y
PENSÉES. — ARTICLE XIV 175
marcherons pas : mais nous suivrons les pensées de notre
cœur ; » et ils nous ont dit : « Nous serons comme les
autres peuples. »
• 10. Les conditions les plus aisées à vivre selon le
monde sont les plus difficiles à vivre selon Dieu ; et au
contraire : rien n'est si difficile selon le monde que la vie
religieuse ; rien n'est plus facile que de la passer selon
Dieu. Rien n'est plus aisé que d'être dans une grande
charge et dans de grands biens selon le monde ; rien
n'est plus difficile que d'y vivre selon Dieu et sans y
prendre de part et de goût.
• 11. Mais est-il probable que \3i probabilité assure?
DitTérence entre repos et sûreté de conscience. Rien
ne donne l'assurance que la vérité ; rien ne donne le
repos que la recherche sincère de la vérité.
TABLE DES MATIERES
Pages.
Introduction. — De la modernité des Pensées de
Pascal 3
Avertissement 16
Note Préliminaire 24
PENSÉES
Article I. — Pensées sur l'Esprit et sur le Style. . . 25
Article II. — Misère de Thomme sans Dieu 36
Article III — De la nécessité du Pari • 61
Article IV. — Des moyens de croire 65
Article V. — La justice et la raison des effets 73
Article VI. — Les philosophes 81
Article VII. — La morale et la doctrine ÎJ2
Article VIII. — Les fondements de la religion chré-
tienne 113
Article IX. — La perpétuité. 121
Article X . — Les figuratifs 134
Article XI . — Les prophéties 146
Article XII . — Les preuves de Jésus-Christ 152
Article XIII. — Les miracles 162
Article XIV. — Fragments polémiques 1~2
889-06. — Imp. des Orph.-Appr., F. Blétit, 40, rue La Fontaine, Paris.
>^
I
3
1901
P41G5
1907
Pascal, Biaise
Pensées
PLEASE DO NOT REMOVE
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