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University of Ottawa
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POÈMES
^
LEON-PAUL FARGUE
POEMES
SUIVIS DE
POUR LA MUSIQUE
PARIS
EDITIONS DE LA
NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
35 ET 37 RUE MADAME.' 1919
TOUS DROITS DE REPRODUCTION
ET DE TRADUCTION RÉSERVÉS POUR
TOUS LES PAYS Y COMPRIS LA RUSSIE
COPYRIGHT BY LIBRAIRIE GALLIMARD, 1919
Ru?é>
A MON PÈRE,
A MES AMIS PIERRE HAOUR,
VALERY LARBAUD,
SONT DÉDIÉES CES ÉTUDES
Arifîante con moto
Ped * Pe* « Ped * Péd *
AETERNAE MEMORIAE
PATRIS
UN SEUL ÊTRE VOUS MANQUE
ET TOUT EST DÉPEUPLÉ
... Depuis, il y a toujours, suspendu dans mon
front et qui me fait mal.
Délavé, raidi de salpêtre et suri, comme une
toile d'araignée qui pend dans une cave,
Un voile de larmes toujours prêt à tomber sur
mes yeux.
Je n'ose plus remuer la joue ; le plus petit mou-
vement réflexe, le moindre tic
S'achève en larmes.
Si j'oublie un instant ma douleur,
Tout à coup, au milieu d'une avenue, dans le
souffle des arbres.
Dans la chasse des rues, dans l'angoisse des
gares,
Au bras d'un vieil ami qui parle avec dou-
ceur,
13
AETERNAE MEMORIAE PATRIS
Ou dans une plainte lointaine,
A l'appel d'un sifflet qui répand du froid sous
des hangars,
Ou dans une odeur de cuisine, un soir,
Qui rappelle un silence d'autrefois à table...
Amenée par la moindre chose
Ou touchée comme d'un coup sec du doigt de
Dieu sur ma cendre.
Elle ressuscite ! Et dégaine ! Et me transperce
du coup mortel sorti de l'invisible bataille,
Aussi fort que la catastrophe crève le tunnel.
Aussi lourd que la lame de fond se pétrit d'une
mer étale,
Aussi haut que le volcan lance son cœur dans
les étoiles !
Je t'aurai donc laissé partir sans rien te rendre
De tout ce que tu m'avais mis de toi, dans le
cœur !
Et je t'avais lassé de moi, et tu m'as quitté,
Et il a bien fallu cette nuit d'été pour que je
comprenne...
14
POEMES
Pitié ! Moi qui voulais... Je n'ai pas su... Pardon,
à genoux, pardon !
Que je m'écroule enfin, pauvre ossuaire qui
s'éboule, oh pauvre sac d'outils dont la vie se
débarrasse, d'un coup d'épaule, dans un coin...
Ah je vous vois mes aimés. Mon père, je te
\'ois. Je te verrai toujours étendu sur ton lit.
Juste et pur devant le Maître, comme au temps
de ta jeunesse,
Sage comme la barque amarrée dans le port,
voiles carguées, fanaux éteints.
Avec ton sourire mystérieux, contraint, à jamais
fixé, fier de ton secret, relevé de tout ton labeur,
En proie à toutes les mains des lumières
droites et durcies dans le plein jour,
Grisé par l'odeur de martyr des cierges,
Avec les fleurs qu'on avait coupées pour toi sur
la terrasse ;
Tandis qu'une chanson de pauvre pleurait par-
dessus le toit des ateliers dans une cour.
Que le bruit des pas pressés se heurtait et se
trompait de toutes parts.
Et que les tambours de la Mort ouvraient et
fermaient les portes !
AETERNAE MEMORIAE PATRIS
» *
Je t'ai cherché, je t'ai porté
Partout. — Dans un square désert au kiosque
vide, où j'étais seul
Devant la grille du couchant qui sombre et
s'éteint, comme un vaisseau qui brûle, derrière
les arbres...
Un jour... dans quelque ville de province aux
yeux mi-clos, qui tourne et s'éteint
Devant la caresse hâtive des express...
Dans une boutique où bougent d'un air bou-
deur des figures de cendre ;
Sur la place vide où souffle l'oubli ;
Aux rides des rues, aux cris des voyages...
A l'aube, hors barrière, dans un quartier
d'usines,
... Au tournant d'un mur, une averse de char-
bons lancée par des mains invisibles ;
Un tuyau qui fume en sanglotant...
Dans les faubourgs et les impasses où meuglent
les sirènes, où les scieries se plaignent, où les
pompiers sont surpris par un retour de flamme, à
l'heure où les riches dorment...
i6
POEMES
Un soir, dans un bois, sous la foule attentive
des feuilles qui regardent là-haut filtrer les étoiles,
Dans l'odeur des premiers matins et des cime-
tières,
Dans l'ombre où sont éteints les déjeuners sur
l'herbe,
Où les insectes ont déserté les métiers...
Partout où je cherchais à surprendre la vie
Dans le signe d'intelligence du mystère
J'ai cherché, j'ai cherché l'Introuvable...
O Vie, laisse-moi retomber, lâche mes mains !
Tu vois bien que ce n'est plus toi ! C'est ton
souvenir qui me soutient !
17
POÈMES
Poiirmit-elle s'ouvrir encore l'aube, bleue comme
des ailes de Morphe, où bâillait l'étrange passage,
au tournant d'un mur, avec son escalier sonore,
et nous parlait bas de sa bouche d'ombre ?.. Un
oiseau s'y campe. Il dit : Myrtis — avec douceur..
La rue est triste comme une porteuse de pain
congédiée, et toutes les maisons ont mis leur tablier
gris.. Là-haut les marches vieilles et caves tou-
chent ce ciel songeur qui est le front de toutes
choses.. Un quinquet penche sa tête creuse où
brûle encore, comme un rappel de fièvre au soleil
neuf, la huppe d'une pensée, d'une vieille pensée
qu'on n'a pas tuée..
L'aube se hausse pour mieux voir.. Et de vieux
murs se sont rajeunis !.. La pie qu'on a oublié de
rentrer et qui a passé la nuit à la fenêtre nous le
raconte en balançant sa cage. De l'autre côté du
siècle, tant de cœurs sensibles sont morts dans
21
POÈMES
une ombre rouge.. Et par-delà l'aube qui souffre
un peu de ma jeunesse est morte...
Toutes choses paraissent malades et heureuses..
Au front d'un palais, plus haut que les toits tou-
chés d'or, une grande horloge rose pâlit comme
un visage.. Les pavillons, les palissades et les
petits jardins qui grimpent la côte ont dormi
debout, comme des bêtes.. Un peu de verre cassé
par terre envoie comme des rais de larmes, des
grosses larmes de la veille..
En bas, dans la rue couleur de perdrix, des
passants, les premiers du jour et les derniers du
soir, enjambent les corps couchés de l'ombre..
Le fantôme de Tancrède est nerveux d'un
bonheur où il pense à bâtir une petite maison
claire, dans un endroit brillant de sel, sur une côte
exposée aux vents du large.. Tancrède. Enonce
un chant d'oiseau calme. Une cloche sonne. On
appelle encore. Myrtis passe..
Car, sur son toit d'or, l'oiseau gonflé d'un chant
froid se prend à dire : Elle t'aime...
22
De la tendresse — et de la tristesse — pour que
tu m'aimes davantage.. Mais les jours où mon
cœur écoute, il me' semble que je ne t'ai rien dit
encore.. On déborde en secret d'une chère pré-
sence.. On la contiendra plus tard, peut-être.. II 3^
est, le dernier mot de nous-mêmes. Il est dans la
Chambre noire, il y dort. Mais comme une
épreuve qu'on révélera sans doute un jour.. 11 est
couvé par tous les cœurs. J'ai longtemps rêvé de
le dire..
Certaines grandeurs et valeurs.. Je ne saurais
te les exprimer que par la musique, ou par des
noms propres remplis de tendresse.. La musique
dira ces mots de lumière pour lesquels sont faits
tous les autres, qui les coiffent de leurs feuilles
sombres.. Elle passe d'une valeur cà une autre, sur
un fond de mer aux tons sourds qu'on sent là,
derrière toutes choses.. Les pensées se disputent
des fantômes qu'elle masque, et dont notre âme
25
POEMES
est la citadelle. Elle protège des secrets qu'entoure
sa course.. Le Destin s'en sert pour t'étourdir,
Azraël ébranle à coups sourds des portes lointaines
sans que tu l'entendes. L'heure qui remue du feu
pour tant d'autres et remplit des regards que nous
ne savons pas voir, tombe d'une chute grêle dans
ses eaux chantantes...
Les Héros n'ont que leurs joies mates de bataille
et de théâtre. Les bruits les serrent aux oreilles
comme des guides, leur relèvent la tête et l'em-
pêchent de retomber sur leur poitrine. Mais nous !
Tant de paysages gonflés de musique l'échangent
avec celle que notre âme pense.. Un signe amical
brille au ciel.. Un piano s'allume.. Une femme
chante.. Des harmonies qu'on cherche et qu'on tâte
ornementent des voix étranges.. Elles semblent
venir d'un autre astre.. Et nos pensées tremblent
au bord d'un abîme...
Souvenirs d'un passé qui dort dans une ombre
si transparente.. Des intimités insaisissables qu'on
se croit bien seul à connaître et dont on voudrait
enchanter les autres.. Certains regards. La voix
d'un être cher. La gaucherie d'une âme ardente..
Une inflexion familière très douce et bien hu-
maine...
P O Ë M E S
Des 3^cux qu'on revoit parmi vingt ans de
souvenirs, dans une rue grise, un jour de prome-
nade. Du soleil sur un peu de paille, devant la
porte d'un malade..
Un regret sobre. Une parole d'un chagrin
vague.. Un nom touchant qu'on n'arrive pas à
retrouver.. Tout ce qui porte une chanson triste
au bord des lèvres.. Et ce mutisme avant les
larmes...
.. Le retour, un soir, dans un quartier où Ton a
vécu jadis. Le tremblement de la voiture entre
des arbres.. L'odeur d'une avenue frissonnante
où il a plu.. L'odeur d'un chantier, sépulcrale et
tendre..
Un geste passe sur une fenêtre éclairée très
tard, tout en haut d'une maison qui se reflète dans
un fleuve.. Le grondement lent d'un train sur un
pont de fer.. L'adieu long d'un remorqueur.. Et
la persistante vision de ce coin de faubourg où la
vieille maison que j'ai tant aimée ne me connaît
plus. Rien qui bouge à ses vitres. Un boutiquier
maussade y tourne et pèse. Elle est sans regard,
elle est sans rêves. Et il n'y a même pas de lumière
à la fenêtre où j'ai songé..
25
POEMES
J'allume pour nous deux les lampes.. Une parole
heureuse, un visage de femme, une fenêtre brû-
lante, des voix connues passent et se brisent..
Ah je voudrais serrer tous les souvenirs sur ma
poitrine, en bouquet, pour te les offrir. Mais ils
sont lointains comme des signaux. Signaux du
soir, avec leur douceur menaçante.. Fanaux des
trains et des bateaux, qui ont toujours ce regard
triste.. Signaux d'amour, tendres et fins comme
des cœurs à la fenêtre.. Signaux du ciel, un peu
perdus, comme des fleurs dans un champ d'ombre...
De beaux accords plans se recouvrent. La mer
qui remonte. Un rayon de Chopin m'arrive — et
fait la lumière où je veux m'étendre — sans plus
rien dire — avec un ami qui sache tout de
moi-même, qui me reproche tout — et qui me
pardonne..
26
Mauvais cœur... souffle une voix nocturne. Et
je songe à l'enfant que j'ai battu jadis, dans un
jardin d'automne tout encagé d'or. — Ce fut un
jour étrange, en vérité. Le soleil donnait sa
langueur cà tout. Des conseils d'amour et de mort
parlaient par les bruits les plus vagues. On avait
envie d'embrasser les beaux enfants qui jouaient
dans les parcs, auprès des jolies mères, ou de les
frapper...
Nous courions sous des arbres très hauts, bien
pris dans la lumière, et qui secouaient parfois
leurs chaînes de songes, de toute leur taille, à
grands bras tristes.
... Le vent remuait ses plis lourds pour aller
tourner plus tard, ailleurs, une ronde sableuse en
forme de crosse, avec un bruit lin et qui se calme...
Un parti de folioles traînait s'enfuir sur les
paumes tièdes de l'air si dense qu'on eût cru le
27
P O Ë M 1: S
voir.. De l'autre côté de la scène, fermé d'une
porte épaisse et sombre, une rue pleurait sa
chanson mate. Une balançoire qu'on venait de
quitter glissait la plainte d'une bête qu'on tour-
mente..
Il n'y avait personne à portée de nos voix, je
crois.. Le cher enfant. Je le vois encore avec une
fixité exquise et terrible, assis sur un banc de
pierre, songeur et penché, dans son petit costume
marin au béret et à l'ancre d'or, et tel qu'au jour
d'angoisse où je frappai sa bonne figure...
Je le cherche. Et je pense cà lui dans les fêtes
qui fermentent, et dans les foules crieuses, et
dans les rues grasses, plus longues au loin des
baies des lumières, où des ombres rêvent sur les
flaques, jambes ployées et jointes, sous le poids
d'un souvenir qui leur saute aux épaules comme
un mauvais singe.. Il est des pensées qu'on sent
qui se cachent derrière toutes les autres. Et il n'en
arrive de nouvelles que pour elles, qui bouchent
par instants les clairières jaunes où la Mort est
lasse de montrer sa figure trouée comme un liège...
L'Enfant dérange la nuit chaude... Les yeux de
l'orage éclairent sa forme. Il saute sur la grille
d'un arbre. Il accourt dans l'odeur d'une avenue
28
P O Ë M li S
plantée d'aikmtcs où des phalènes battent comme
des paupières... Les soirs où je prends ma part
d'une fête, j"ai envie de partir tout de suite quand
j'y pense, de courir dans un quartier pauvre, et
d'y souffrir dans un coin sombre.. Et il m'arrive
de rêver que je le retrouve, homme enfin, noir et
bête, abrupt, indolore et cruel — et qu'il est beau,
et fort, et riche, dans un endroit de plaisir, avec
une cravate indicible, et que mon pauvre vieux
remords ne lui arrive pas à l'épaule..
29
Sur les fausses portées d'un bar, après des kum-
mels et des Old Judge, des coupes de couleur
contiennent Puck, Ariel et tout le Songe...
.. Une femme en costume tailleur, aux traits
parfaitement décidés et froids, sans un bijou.
Deux marchands lourds, à l'encolure de buffles,
les doigts pleins de bagues, un énorme fer à
cheval aux caillots de la cravate, excitent mal son
sourire par des grimaces grasses, vivantes comme
une foule.
Une aigre musique énerve et tisonne.
Quelque chose, un bias de blancheur qui passe
et sort des grands lacs du Songe, va toucher des
ronces dans mon cœur obscur. Et ma voix crie!
Ma Vie ! J'ai voulu t'embrasser sur la bouche.
Mais tu t'es reculée en me soufflant par dérision
dans la figure. Ainsi les enfants des champs souf-
flent les chardons, comme des chandelles..
30
P O Ë xM E s
Tu m'as fait semblable au mendiant des routes:
Il ne voit plus bien clair. Et puis le soir tombe. Il
a cru voir, de très loin, quelque chose au tournant
de cendre bleue, par terre.. Un fouet peut-être. Il
se baisse. Et il ramasse un serpent..
J'ai été l'enfant qui tombe, et qui se fait très
mal, et qu'on relève avec une gifle..
Ma vie tu m'as" chanté tous tes mensonges...
Tu m'as créé à tes images... Et je tournais au
milieu d'elles comme dans ces boutiques fameuses
que de grands jeux de glaces taillent profondes.
Telle, je t'ai acceptée. J'ai accepté l'habitude. Et
j'ai aimé. Je n'en parlerai guère. Je ne vante pas
ce que j'ai. Je suis chez moi, peut-être..
Ta religion parle en moi d'une voix forte..
Ma fenêtre : Sa croix sur la chasuble d'or.. Une
étonnante forme d'amour, la Diane de Goujon
flatte ma pensée.. Mais je vois plus près, sur une
poitrine de femme qui brûle sur place d'une
flamme mate, un pendentif d'émaux sombres,
comme une grappe d'yeux crevés remplis de
larmes...
Est-ce Toi, dont je revois le regard ailleurs,
hardi comme un pont sur un goufire d'eau
sombre ? Ton cou si droit, serré du collier, flambe
tes cheveux comme une fumée grasse. Ton rire
31
P O É M E S
triste au bas de mon ciel passe encore, comme un
grand ibis dans le crépuscule.. Mais d'autres
regards sont plus tristes, en prison sur le ciel d'un
soir, dans un buisson trouble où des chenilles
dorment sur des baies d'un bleu pâle..
Mes souvenirs.. Je les tiens. Je n'ai rien dit. La
nuit est belle. Pourquoi se serrent-ils ? N'aiment-
ils plus comme autrefois les grands espaces qui
arrivent ?
De chères voix vont de la Cave au Paradis...
L'heure éloignée sonne d'une voix naine. Sous la
lumière basse du soir, derrière une palissade, on
prononce à mi-voix des noms de choses vivantes
et mortes.. Et je revois les yeux lointains de ceux
qui pleurent mes fautes. Et je revois dans un
vaste éclair de chaleur, comme un secret qu'on
laisse échapper, la grande figure affreusement
blessée de quelqu'un qui m'aime..
Sache souffrir. Mais ne dis rien qui puisse trou-
bler la souflîrance des autres. Rien qui puisse les
distraire. Rien qui fasse qu'ils se retournent sur la
route bleue... Rien qui les accroche un instant sur
l'immense courant chantant qui les entraine vers
la chute..
32
P O H M E S
Un soir, j'avais trouvé — il me semble que
j'avais trouvé — une chose — pour être heureux..
J'y pensais dans une rue noire et grasse, à la rampe
infinie de lampadaires, et telle qu'un grand rire
silencieux et sombre.. Aux vitres d'un bal, une
musique d'étoiles filantes.. Par instants des accords
brillaient plus fort.. Maison les cachait pour que
je fusse seul encore,. Et la Mort y passait sa figure
de trèfle.. Et j'en caressais mon rêve...
A'^aincrais-je enfin les figures légendaires qui
montent l'escalier des mythes ? Oh, je veux ployer
celui qui me fera vivre, dans la gloire des villes,
devant ceux qui me dévisagent, ou dans le silence
qui plane et brûle de toutes ses lampes !..
33
On dit : qu'il cache une partie de sa vie. D'au-
tres se demandent de ses nouvelles, non sans
frémir de la tendresse bizarre qui remplit le nom
qu'ils prononcent.. Une bouffée de musique, une
odeur passent.. Ils se séparent. Leurs regards
s'éteignent. De l'autre côté des maisons et des
livres, de l'autre côté des pages de l'air..
Un homme par instants s'absente : Un spectre
l'a pris d'un geste invisible. Il le conduit mainte-
nant du côté où le ciel sera le plus sombre, tout à
l'heure.. Il aime à descendre dans la ville, à l'heure
où le ciel se ferme à l'horizon comme une vaste
phalène. Il s'enfonce au cœur de la rue comme un
ouvrier dans sa tranchée. Le ciel — on croirait
qu'il recule devant les fenêtres et les vitrines qui
s'allument.. Il semble que tous les regards du soir
s'emplissent de larmes.. Comme dans une opale
la lampe et le jour luttent avec douceur..
Des conseils s'écrivent tout seuls et s'étirent en
34
POÈMES
lettres de lave au front des façades.. Des danseurs
de corde enjambent l'abîme.. Un grand rouet
d'or dévide son cœur aux crocs d'un buisson
plein de fleurs. Un acrobate grimpe et s'écroule
en cascade.. Desnaufrageurs font signe à d'étranges
navires. Les maisons s'avancent comme des proues
de galères où tous les sabords s'éclairent.. L'homme
file entre leurs flancs lourds comme une épave
dans un port...
Alors, sa pensée s'ouvre avec force : Une crique
froide et bleue qui se réchaufl"e. Tout l'immense
bruit discord qui s'accorde. La marée qui monte.
Le marbre d'une première lame qui se brise : Elle
bâille et s'étire comme un grand fauve. Elle roule
se creuser haut et loin comme les hautes vagues
sur un front vaste...
Tout y a la grandeur des corps monstrueux
d'avant le déluge.. Elle a des gosiers de grottes
basaltiques. Elle a des prie-Dieu sans Christ ni
lumière où les vagues des songes s'agenouillent..
La tiédeur d'un volcan mal éteint s'y traîne.. Et
de hautes verrières crispent leurs serres sur son
ciel, d'un bleu de regard intérieur, fumé comme
un ciel de citerne..
55
POEMES
Il marche ! On lui dénie les droits les plus
humbles parce qu'il n'a pas de forteresse.. Son âme
ne peut pas garder la chambre. — Il faut qu'il
marche au-devant des autres pour faire les grimaces
et les échanges. — Il suitdes pensées tumultueuses.
Elles se battent devant lui comme de grands
chiens noirs. Et il se surprend à courir quand les
unes sautent plus haut que les autres !
Dans l'ivresse de la marche, il noue d'étince-
lantes conjonctures. — Il parle à des ombres qui
lui parlent. — Les glaces reflètent ses faciles fran-
chises.— Il fronce les sourcils, ramasse quelques
gestes près du corps, se serre la main de l'autre et
jette un regard maître : Comme d'autres hommes
qu'il rencontre, aux figures jaunes de Thabitude..
Il sait trop que c'est tout ce que recouvrent ces
grimaces qu'ils appellent vivre, et qu'il lui faut
feindre ce qu'il dédaigne. S'il ne consent pas à
mourir.. Et il bouche à coup de mensonges les
crevasses qu'il rencontre et qu'il enjambe..
Il y a bien longtemps qu'il n'a pleuré, je pense.,
jusqu'à ce qu'une main d'ombre le serre à la
gorge et l'arrête au bord de sa vie béante...
3«
Des enfants jouent et crient, doucement, dans
un square étroit et noir, au crépuscule. Des ruelles
serrées, sans oreilles, des murs criblés se con-
sument. Des cheminées s'ennuient contre le ciel
de haute lisse. Dans leurs chaînons de fumée
grasse, on lit des foules qui dégorgent...
...J'aime chercher dans vos faubourgs ces yeux
de l'Inconnu qui me sont familiers...
D'entre les nuages, un coup de lumière déclare
un visage. 11 touche de vieil argent les lointains
des rues, debout comme des faisceaux de grêles
branchages d'où l'ombre des nuages glisse et
dévale. Il remue le bras sur un homme en nage,
tout petit et tout pâle avec une grosse veine au
milieu du front et qui traîne une voiture très
grande. Il frappe sur un terre-plein des filles qui
discutent. Il lave dans une rue grise une façade
37
POÈMES
de bains tristes... Il baigne de petites places
mal pavées où courent des enfants et des
poules très libres, autour d'une fontaine colletée
de fer, entre des causeries de femmes qui
cousent...
Mais les premières lampes font rougir le soir
comme un visage... Le square n'est plus qu'une
cage ouverte et vide et s'endort avec douceur d'un
sommeil de femmes assises... Une vitre s'étend,
comme une tache d'huile, dans un coin d'ombre
pelucheuse.. La joue pâle d'une horloge s'anime
entre les arbres maigres qui coupent sans dureté
ma route et clignent contre les lumières...
Toute une station de voitures s'ébranle avec
lenteur, comme une file de crabes, et s'allume..
Sur un pont de fer cillent des fanaux délicats et
tristes.. L'énorme fumée d'un train se morcelle
dans le crépuscule comme un lâcher de pigeons
mauves..
Au rond-point d'une fête, un manège roule sa
meule au son d'une vieille chanson d'un tour
mélancolique et raisonneur et que grasseyé un
orgue qui a mal aux dents.. Des baraques saignent
comme des quartiers de viande. Un maillet re-
38
POÈMES
tombe. Une sonnerie se détord, interminable.. Par
groupes gourds, des soldats vont aux filles comme
les scarabées vont sur les roses..
Une rôdeuse bat des bras, saute à reculons et
chante, devant la porte d'un hôtel où le gaz
s'éveille en sursaut dans sa cage ronde ! Elle
surveille au loin des drames que nous ne pouvons
pas voir, comme on regarde un naufrage de la
berge..
Tout le baptême de la journée, la violence des
enfants si près de la fièvre, les cris des petites
filles nerveuses, et leurs marelles, et leur tristesse,
et leur joie obscure et terrible ont fait venir le
soir, peut-être.. Les légions vaincues dans les
défilés, les vainqueurs fourbus reviennent des
bois sombres.. Le fleuve en parle sous les vieilles
arches à d'obscures choses qui passent.. Un tram-
way électrique, d'une vide et vaste lumière, longe
le grand cimetière avec un léger bruit qui chante
et fait penser à des voyages...
Et comme lui ma pensée chante, dans l'ombre,
d'une voix basse et triste et qui vient des vieux
jours...
39
Dans la rue qui monte au soleil morne et
p'.d ouvert, des voix conseillent qu'on s'accoude
aux fenêtres, pour voir passer les trains de luxe,
au bord du ciel, à droite, par-dessus les arbustes
du jardin de la gare. Un train écume et se rendort.
Des musiques diffuses rôdent. La vie antérieure
émerge et chuchote..
Villes de songe, lorsqu'on pense à vos noms
plaintifs, on prête l'oreille.. Il semble que des
voix longues vous hèlent par-dessus les barrières
et les chants des âges, et que des odeurs, comme
des veilleuses, et que des fougères d'étoiles s'al-
lument.. Il semble que vos ruines tremblent sous
leur châle de lune, et que l'horizon bouge, au
plus profond des nuits repues de silence, d'une
lente pluie de larmes...
Mais j'en sais bien plus de cette pauvre ville..
Vous venez comme moi, sans doute, sur une
place, y chercher le spectre d'un vieil amour r
40
P O Ë M E s
Dans les l'orgcs couchées à l'Est, aux corps de
femmes nues et rousses, des formes se hâtent
avec une sûreté ancienne. Les Hauts Fourneaux
de Bieulles flambent. — Depuis le canal d'or où
l'écluse trempe solidement dans l'émail chaud,
jusqu'à l'horizon lourd, barré des sourcils des
stratus, où se terrent d'autres songes, l'allée de
peupliers rame sans frisson, comme à la parade et
d'un geste infini...
Passe le pont. Des porteurs encombrent la rue..
J'allais la dire. L'œil cerné d'un quinquet tourne
là, sa rousseur.. Les beaux regards et les bras nus
de Carmen et de Juliette glissent aux fenêtres..
Celles qui battent leur quart sous les hangars
détournent les partants de leur voyage.. De vieux
murs tournent le dos à ces gaîtés..
Tu passes sous une voûte brillante de salpêtre.
Tu trouves des cyprès bien grands et noirs sur
une place vaste et vide que le couchant touche
d'ors calmes.. Elle est ceinte d'escaliers rouges,
comme l'àtre du crépuscule.. Ils exhaussent des
boutiques touchantes aux modes désuètes, et
d'autres, aux jupes de femmes pauvres, et d'autres
fermées, étroites et grises d'usure, qui ressemblent
à des signets de vieux livres..
Plus tard, il semble que les rues s'enfoncent au
41
POÈMES
devant du soir comme un orphelinat qui rentre..
Un piano pense avec lenteur.. Alors, au fond de
vieilles impasses, béantes comme des muets qui
voudraient parler, bat l'étrange lumière des cœurs
humbles et troubles.. Et tout était doré et mort
dans la vitrine de l'horloger pauvre...
Mais dans une rue qui a un nom d'oiseau triste,
demeure et sourit, jour et nuit, l'éternelle Myrtis
au clair visage.
42
Cinq-Ponts ! Le train crie d une voix si longue
— qu'on se prépare pour la ville — qui est un
peu plus loin et qui est plus sombre.. On peut
bien s'y tromper. Car ce n'est pas la ville. Il y a
deux stations encore. Il y en a une qui s'appelle :
le Gouffre. Mais c'est bien grand. Et si on n'est
pas prévenu, on s'égare..
Mais le train crie aussi que de grandes choses
se préparent... Prends garde. Les Tiens se détour-
nent. Et les regards qui te réchauffaient vont
s'éteindre.. On ne sait pas ce qu'on attend, dans
la ville. Comme il y a du monde sur les quais de
la gare..
Dans une heure d'été béante et blanche, avant
l'orage, au moment de stupeur où le feu du ciel
prend à pleines mains l'orgueil des villes par tous
ses dômes, comme on prend une tête chère, et les
regarde avec langueur, n'as-tu jamais entendu
monter d'entre les clameurs des hommes et des
43
P O Ë M E S
matières qu'on tourmente, une plainte anxieuse
et lointaine ?
Je ne sais pas ce qu'on attend, dans la ville..
Et le train crie aussi qu'il est triste que des hommes
y demeurent, et triste aussi que d'autres, sans un
regard, passent.. Tout y convoque les fantômes
des aimés qu'on délaisse, des timides qu'on blesse
et des faibles qu'on abandonne.. Là comme ail-
leurs, la vie dure., mais le bonheur, le bonheur..
Cherche-le sans orgueil, Gygès.. Où retrouver
l'endroit charmant d'imprévu, presque tendre,
qu'il vous semble avoir connu dans une autre
lumière, et où il faudrait être dans le moment où
l'on y pense ? Là sans doute il en est une qu'on
ne fera jamais fleurir.. Ils vivaient là, peut-être,
les beaux yeux qui vous attendront toujours...
Comme cette avenue qui mène de la gare à la
ville est longue. Un tramway à petit toit emporte
sur un rail qui mène aux grilles d'un Fort, des
ouvriers qui baissent leurs figures où l'ombre tient
tant de place, et des femmes avec leurs paniers et
leurs fichus tristes.. Une vieille assise par terre
sur de la paille loue un soupirail qui s'ouvre à côté
d'elle à des tâcherons qui arrivent. Une fontaine
soliloque. Un soldat boit avec emphase au guichet
de vitres d'un kiosque, servi par une jeune femme
44
POÈMES
attentive et sérieuse.. Un café-concert s'enlève
en baldaquin de verre sale contre des fumées
d'usines..
Ce soir, tu chercheras la fée et la chanteuse aux
carrefours où brillent leurs sorties secrètes. Tu
les verras tourner dans leur porte à miroirs, avec
le chat qui tend sa traîne pour t'offrir la double
coupe d'un regard où dort quelque philtre de
lune..
Oh la douceur de voir un souvenir encore
ajouter sa main pâle, avec un bruit de lustre, à
toute la guirlande.. Douceur de se promener seul,
entre son problème et l'heure attentive, dans cette
ville de songe et d'après-midi grise...
45
Une tenture enfin semble filtrer cette lumière
et cette musique obscure qui reculent sans cesse
au fond des salles où l'ombre s'étire..
Prends garde. Ne laisse pas fleurir de bruit ni
de parole. Et sache mériter les fantômes qui ne te
viennent plus de tes songes..
J'écarte d'une main peu sûre la frange sombre
et d'une douceur troublante. Elle brûle et s'enlève!
Et je vois la scène..
Un bal traîne sa robe aux ossements du parc.
Un lustre de larmes plane et bat comme un grand
fulgore. Je vois passer des portraits d'amoureuses.
Je vois passer des inconnues que mon adolescence
aima. Mais rien pour moi ! Ces beaux visages, si
pleins de toutes ces choses de la vie que j'aimai
tant, m'ignorent. Et les yeux et les dents glissent
contre mon ombre avec un dédain pâle..
Ho ! Qu'y a-t-il ? La rampe lumineuse monte.
46
POEMES
Les vapeurs du parc se résolvent. Un cratère de
musique s'ouvre. Les tables chatoient de mets
fleuris. La croûte d'un masque tombe : Une
bouche bien vivante mord la mienne. Une main
inquiète et dont les bagues me blessent m'entraîne
dans la danse !..
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Dans les villes jaunes sur un ciel d'orage..
On parle d'amour derrière une porte. Une vitre
où bouge et s'allonge une figure pâle.. Une lucarne
où des fleurs brûlent d'une flamme douce. Une
ruelle où l'odeur d'une étable vous lèche..
Dans un quartier de cours sombres et de fon-
taines où je rôdais seul dans l'odeur du soir —
j'ai vu les Vieilles. Elles groupaient leurs têtes aux
barreaux des fenêtres basses. Leurs yeux brillaient
de malice obscène. Ils semblaient tourner dans un
bain d'huile. Un rire plein de charbon tirait leur
bouche. Une d'elles me désignait d'un gros pouce.
Une autre un peu en retrait semblait soufl'rir. —
Je distinguai les Parques, la Belle Heaulmière et
la sorcière Sycorax. D'autres faisaient marcher la
machine à laver, comme dans l'hôpital de Pairis
du Lac Noir..
Quand elles sabotaient dans le crépuscule, une
chauve-souris battait d'une vieille paupière et
48
P O K M E S
s'éventait.. Les bêtes torses des pavés se coulaient
dans quelque fissure. Sous les auvents, les nids
battaient de pulsations rapides. Un oiseau traver-
sait le ciel où les tours du couchant brûlaient.
Tout un bûcher barrait l'impasse..
Une pompe comptait dans son auge de pierre.
Un gros rat pointa dans la brèche d'une porte,
d'une tête tremblante.. Un chat rampa le long
d'un mur comme un flocon de fumée grasse..
Qui est là ? dit une voix tremblante derrière
une grille..
Une plainte arriva du large. Une étoile fixa le
soir..
Ailleurs, on attend les aimés par la voiture..
Des bruits de cuisine sonnent. Le grelot d'un
cheval danse dans la rue voisine. Toutes les voix
calmes chantent cà la ronde, égoïstes et douces..
Mais le soir m'emplit d'une ivresse étrange. Et
je rôderai dans les cours sombres...
49
Le boulevard défile et bâille.. Un train crie
derrière les haies..
Des filles en couleurs fortes cousent et attendent
aux portes des bouges. Au bruit des pas noirs qui
arrivent, leur regard tourne comme un astre..
Germaine et son amie traînentcontreune palissade,
au bout d'une rue vide, sous le temps couvert..
Souviens-toi des hôtels que ferme à mi-porte
une barrière peinte en rouge où tinte un cornet de
fer, dans quelque ruelle où les maisons haussent,
comme une coupe de jade au bout de mains sales,
un pan de ciel crépusculaire..
Les murs s'observent avec la lassitude de vieux
partenaires, et comme les éternels vis-à-vis d'un bal
pauvre.. Des loques ricanent sur des cordes, aux
fenêtres. — Les coins recèlent d'étranges visages.
J'entend des fins de scène et des yeux fixes me
défient..
Des enfants piaillent dans l'ombre et tombent :
50
POEMES
Une voix grondeuse les relève. — La ruelle est si
mal pavée que tout le monde a l'air d'y boiter. Le
dos d'une vieille tourne au bout d'un passage...
Unchatdébuche — et c'est deux pastilles de lune..
Le ciel se fonce entre les murs comme une
grande fleur, là-haut, dans un vase de fer.. Un
quinquet de travers, couleur d'oignon brûlé. Son
maigre bras. Son tintement l'allume.. De courtes
flammes bleues pointent dans les cuisines.. Des
échoppes s'éclairent, baissent et tremblent...
Une fille ouvre sa fenêtre. Et je vois sa lampe,
coifl"ée de rose, comme un long flamant debout
sur une seule patte..
Rappelle-toi nos descentes sourdes dans les
escaliers jaunes où flue l'haleine des plombs sans
couvercle ouverts sur le soufre des cours, les rais
du ciel dans une gouttière, le coin bleu d'un toit
où un tuyau bave, et cette femme au casque
sombre, aux jambes gantées de bas rouges, et ton
cœur qui battait quand tu prenais la fille — et les
soldats qui longeaient le chemin de fer — et ce
regard d'une femme à sa fenêtre — sage et lourd
comme du raisin noir...
51
Sur le trottoir tout gras de bouges aux carreaux
brouillés, des filles qui semblent de garde contre
un terrible mur de réclames, se signent lorsqu'il
fait des éclairs. Quelqu'un d'invisible siffle et se
hâte..
La bande éclatante d'un bar à musique éclaire
des spectres qui attendent..
L'ennui s'endort dans ses palais qui soufflent
leur haleine chaude..
Des pensées incomprises, des amours pauvres
et des idylles depuis longtemps en marche frôlent
les boutiques fermées et sombres..
Du côté des remparts souffre une seule lumière..
Une ruelle délaissée dans les terrains vagues
reste obscure
Où l'amour blessé chante et se traîne
Et regarde de toutes ses forces l'image déchirée
du soir...
52
POËMES
Sous des hangars, de puissants moteurs font de
grands gestes sur les murs. Des hommes obscurs
allument leur fête derrière la baie vitrée qui
tremble..
Une branche d-^ canal fuit sous les lampes. Les
arcs voltaïques y bercent par instants de grêles
escaliers d'argent.. L'arche d'un pont semble
monter comme une t/ombe.. L'écluse embouche,
par ses hautes portes grinçantes et criblées de
blessures, les longs clairons de l'eau stridente. Elle
tord et cambre au vent sa crinière..
J'aime entendre encore longtemps sa grande
chanson crevée et fraîche...
53
La gare se dressait contre une forteresse en fête
aux portes flambantes. On entendait gronder l'or-
gue. — La guerre était déclarée. — Depuis long-
temps les miens se détournaient de moi. — Depuis
quelques heures, l'aimée n'était plus avec moi sous
ces arbres. La veille on m'avait condamné à rester
seul.. Et j'avais encore une côte à gravir..
J'avais dû me séparer de mon vieux cheval. Il
m'avait longtemps cherché dans la nuit, frappant
du sabot contre les massifs du palais des Ducs. —
L'aube parut. Je rôdais sur ui .e place bruyante où
les départs posaient leurs sacs.. Des machines
écornées contre un bois que longeait la route se
découpaient sur un ciel en Iirmes..
Tout le paysage, autour le la gare et du fort,
était d'eau et d'herbes. Des pêcheurs vigilants et
tristes surveillaient le cours du ciel et du fleuve..
On allait passer les ponts vers la guerre.
H
POEMES
Nous sortîmes par une fête foraine, dans une
odeur d'acétylène, de graisse d'armes, de fusils et
de gares, avec des souvenirs de chansons pari-
siennes, de catastrophes, et d'amour frémissant
sous des temps couverts.. On plaçait déjà des
hommes à leur poste. — Ils demeuraient là, droits
et immobiles, chacun contenant sa peine comme
un vase une plante sombre. — Ils suivaient parfois
du regard un ami qui vous abandonne, et tous
les yeux se perdre au tournant de la route.. Et ils
restaient là, droits et immobiles, en attente au
bord de l'inconnu qui murmure, sous le vertige
du ciel où déjà passaient des rougeurs...
55
Toute la plaine qui descend contre la ville aux
éclairs sévères bruit et chante.. La pluie d'été vient
de s'assoupir et partout les rigoles rêvent dans les
pentes.. Un hoquet détonne et sanglote : On dirait
qu'un blessé parle tout seul dans son ornière.. Des
cantines saignent faiblement, par leurs fentes, au
tournant de la route. Des voix battent et tintent
dans des maisons basses où brûle une lampe fiel-
leuse, dont la lueur traîne d'une main qui cherche
et tâte par terre..
Il trouve l'auberge où l'attend la voyageuse. 11
y entre. 11 parle. 11 voit sa mère. 11 voit des
visages attristés et pâles trembler dans l'onde d'un
poêle au fond d'une vieille chambre.. Sa mère le
regarde infiniment sans voir qu'il déserte. On
l'exhorte. 11 pleure et court sur la route. Les amis
tant aimés l'abandonnent en deçà des portes et
chantent l'histoire de son cœur...
Le même arbre, au croisement livide où l'esprit
56
POÈMES
se voile, porte une main maigre sur le ciel trouble.
— La côte encore, qu'il faudra monter vers le
Fort en courant dans la nuit fiévreuse. On devrait
tout dire sans exorde : L'homme qui fuit ceux
qu'il aime a croisé l'Amour. Mais il ne l'a pas
entendu, devant la ville étrange, à cause des bruits
de la pluie tiède et des voitures... Une vitre allu-
mée : l'homme y frappa. Mais c'était fini. L'aile
bleue tournait là-bas la croix, la place et les
champs..
La nuit pleure ses larmes grises entre les sapins
du redan, qui prêtent serment d'un bras noir..
Un homme de garde brille et pense, dans le songe
d'odeurs où monte un arbre grave.. L'âme de
toutes les sentinelles tuées brûle au loin par la
vitre d'un poste isolé dans les bois.. Le vent passe
par sautes et tape par terre, comme la tête d'un
blessé traîné par un cheval.. Le vent secoue de
grands sacs noirs dans les bas-fonds de Bois-sous-
Roche..
Des rentrants trépignent. Des images éton-
nantes et trompeuses poussent comme de fausses
oronges dans les têtes bleues aux trous noirs de
bouches ouvertes qui soufflent la course à l'obscur
vers le clairon déchirant comme un cadavre nu
sur une grève déserte..
57
POEMES
Des piétinements vous cherchent en arrière,
le long des bas côtés aux lueurs pluvieuses, au
long regard de mauvais œil.. Et il semble que les
spectres du vent, couchés de toutes parts sur la
plaine, tournent tous ensemble les pages d'un
livre ouvert au bord de leur fosse..
Quand II empoigna la rambarde, il buta dans
l'anneau qui sonna sur la pierre. Et il s'aperçut
que deux ou trois corps obscurs barraient déjà le
parapet. — Des voix forcenées lui crièrent, comme
en rêve : A lui ! A Toi, la Butte de Terre ! Mais il
vit qu'entre lui et la dune, la mer commençait à
recouvrir la digue de longues lames lumineuses...
58
Lorsque tu veillais sur mon désert — et que je
rôdais sous la voûte du Fort où l'aube tourne la
crête d'une vague — ta voix m'arrivait, fine et
lointaine comme une feuille qui tremble au vent
du soir..
xVTaintenant que tu m'es rendu, sous le ciel
moins sombre, écoute la mienne..
Regarde passer nos jours et nos rêves. De
vieux complices nous les tournent, comme on
regarde les images. Ils séparent l'écran nocturne.
Ils sont déjà là, sans qu'on les ait vus venir..
Ils s'avancent du pas suspendu de ceux qui
vous aiment, quand le mystère tinte au seuil des
nuits fiévreuses.. Ils écartent les ténèbres d'un
geste gauche de malade qui veut prendre ou
chasse quelque chose.. Ils font le cercle autour de
quelqu'un d'invisible qu'ils touchent et qu'ils
ménagent...
Leurs noms ont une forme bizarre et très
61
POEMES
humaine.. Ils ont la voix des justes frappés qui
protestent.. On voit rarement leur regard.. Leurs
moindres paroles sont pleines de larmes..
Rêves de notre enfance.. O fables.. Grands
voyages..
Dans la forêt lointaine où les trains portent
l'incendie, les Sioux avaient envahi les wagons !
L'explorateur, malgré son cœur, allait faiblir :
Une gorgée d'un breuvage puissant lui rendit la
vie. Burke et Wills souffrent dans une crique
et ne mangent plus que du nandou.. Cameron
pleure, parce qu'il revoit une table mise, avec sa
nappe...
Dans un autre songe, on traverse une guerre.
Les proues des palais s'abordent et brûlent. — On
retrouve un village où chantaient nos voix de
jeunesse : Il n'est que décombre. — On passe un
pont tout frais peint au minium. — On longe des
quais fumants d'odeurs. — On côtoie des plages
où la nuit tombe.. Notre âme isolée y toise un
naufrage, droite dans l'essor d'un vent noir...
On bâtit des trésors qui dépassent l'Histoire.
Mais nous avons connu la ville où se perdent les
62
POEMES
certitudes. Nous avons connu d'autres villes, où
nous avons vécu l'Amour,.
L'ami et l'aimée vous sourient. Tout est sanglo-
tant de musique. Aux parcs sans style pleure une
chanson d'absence.. Des arbres durs et noirs
versent le chagrin de leur cloche brûlante. De
beaux geysers peignent leur crinière au vent tiède.
Des chutes de fruits noirs tordent la bouche d'un
masque tragique au visage hagard des vasques. Et
des pluies chaudes comme des pleurs éveillent
pourtant de longs sourires aux eaux d'un Heuve
qui s'étire et donne son corps à la mer.
Et j'ai la douleur, par toi que j'aime..
Tout un paysage s'enfle de très loin, comme au
bout d'un tunnel, et s'exprime par ta voix pro-
fonde.. A Stains, devant une barrière que je'vois
si bien, comme elle était, contre un jardin triste,
et que je perds bien dans l'ensemble, avec un
sang-froid détestable, tu me parlais de nous-
mêmes. Et ce paysage où nous étions en sug-
gérait d'autres, francs ou de limbes, riches en
lumières mouvantes où soulTrent les hommes,
et dont on ne sait si elles sont proches ou loin-
taines..
La nuit vint. Dans la gare silencieuse et vide,
63
P O H M E S
une sonnerie sursauta d'un timbre qu'on sentait
bien touché de très loin et comme à tâtons,
comme par un spectre.. Une pause avec le passage
d'un express, au large.. Il tourne la page, tisonne
sur la courbe et meurt..
Plus tard, nous étions dans un petit café où tu
te penchais sur moi, comme ça, pour me dire
quelque chose qui fût très près de nous.. Je vois
encore ton geste. Et la lampe qu'on apportait du
fond de la salle éclairait par degrés tes mains
pâles...
64
Ils entrèrent au crépuscule. — Une lampe éten-
dit ses ailes dans la chambre. Et quelqu'un posa la
main sur mon épaule. Elle est partie. Dit une
voix déserte. — Par la porte ouverte, on entendit
des piétinements las de chaleur, des voix sourdes,
une voix caressante, et puis les bruits plus frais du
soir. Une fenêtre sans rideaux laissait voir la ville
où baissaient les mirages, et le profond des rues
qui bouge comme un lleuve..
Elle est partie. J'ouvris sans bruit la porte sur
l'escalier sans lumière. On n'entendait sur le palier
que la plainte obscure d'une fontaine. Mais je vis
la main du Soir glisser sur la rampe, devant la
mienne..
J'entrai dans la chambre. Je vis tout de suite
quelques vêtements que je connaissais tant et
qu'elle avait laissés sur une chaise. J'allai les tou-
cher et les sentir. Elle tremblait vraiment partout
dans la chambre crépusculaire. Et son regard y
5
P O Ë M E s
rayonnait comme un élément dans sa forme la plus
belle.
Et je restais là sans oser bouger et sans pleurer,
car je sentais éperdument sa présence par un fris-
son léger contre mes lèvres...
€G
Les mots, les mots spéciaux qu'elle avait faits
pour moi, je lecoutais les dire à l'Autre.
J'entends sonner son sabre sur le bois du lit.
J'entendrai toutes les paroles.
Quand il l'embrasse sur les yeux, là, tout au
bord de l'île où s'allume une lampe, il sent ses
paupières battre sous sa bouche comme la tête
d'un oiseau qu'on a pris et qui a peur..
Il s'attarde au réseau des vaisseaux délicats
comme l'ombre légère d'une plante marine..
Il caresse de tout son corps les seins qu'enve-
nime l'amour...
J'entendrai tout, dans ce couloir aux minces
cloisons, tout blanc de fenêtres, avec cette odeur
fade et sucrée de la boiserie que le soleil chauffe..
Quelquefois j'attendais longtemps devant sa
porte et dans un décor si connu qu'il m'écœurait.
67
P O Ë M E S
j'y frappais. J'entendais le vide bâiller derrière..
On marchait bien vite, à côté, comme pour venir
ouvrir..
Une heure se plaignait quelque part. Le soir
tombait par les baies vitrées, sur les marches..
Et puis les houles du vent d'automne, des
frissons d'arbres sur les remparts, l'odeur de la
pluie dans les douves, et bien des chansons de
Paris passèrent sur elle...
68
£.V SOUVENIR
Par les chemins cachés d'une ville, à une heure
trouble, par certaines routes prisonnières dans le fi-
let des bruits, comme un dessin se perd dans
l'orchestre, un homme obscur, un homme invi-
sible avance et pense, vers un quartier calme où
sommeille un parc.
Il a quitté son quartier sombre, encombré de
fumées dormantes, de gares et de cheminées.
Un quartier fiévreux à la bouche sèche, aux
vitres scléreuses. Un quartier qui a toujours soif
Une partie où la ville a mal... L'homme arrive
du fond de son travail, un peu penché, comme
un haleur. Il arrive du fond de son passé.
L'air et la route s'éclairent et changent. Les lu-
mières s'espacent. Un souffle apporte une harmonie
tendre. Une odeur suscite un trouble furtif Un
autre quartier vient de s'ouvrir, avec ses bras
larges, ses gestes clairs, avec ses élans étouffés de
69
POEMES
musique, avec ses tournants et ses lointains purs,
comme de belles épaules de femme, où tremblent
les colliers du soir...
L'homme vient du fond de son passé. Comme
une plante grimpante, du fond d'une crypte, des-
sine à tâtons dans les ténèbres, et cherche long-
temps la fente de ciel presque imperceptible où
hausser son cœur pendant des années, pour sortir
enfin, d'une main tremblante, et toucher la traîne
des vieux astres...
Du fond des courants du grand large, du fond
des vallées de vagues éteintes où il s'évadait de
son grand naufrage, il a vu glisser sur une crête,
un doigt sur les lèvres, un timide espoir.. La
blancheur obscure, expirante, et comme l'écho de
lumière d'un phare.. Et il y va de tout son cou-
rage.
Et voici que le cœur d'argent de la lampe af-
fleure au-dessus de la ligne mouvante, au-dessus
des grands glissés lourds de la mer, et tourne
comme une médaille au cou sombre de la nuit...
Il n'a que la force de se jeter sur la berge
pâle, et il s'abandonne au grand cœur d'argent. Il
faudra qu'on le touche avec des mains très douces,
avec beaucoup de patience.. Il faut qu'il repose un
peu, jusqu'à l'aube. On vient de l'étendre. Il pleure
70
POÈMES
en dormant. Mais la grande lumière qui l'a sauvé
fait briller ses larmes avec froideur.
Il arrête, comme trois chiens, sa gaucherie, sa
raideur et son orgueil à la porte d'une maison
calme et belle où le soir bleuissant déplie dou-
cement sa nappe, d'étage en étage, jusqu'aux yeux
mi-clos d'une fenêtre éclairée.. Il y a là une femme
qu'il va voir. Elle ne l'attend pas. Mais il y a si
longtemps qu'il n'a vu son visage. — Il mourait
de soif. Il s'est levé brusquement de son travail,
dans un bureau triste, au fond de la ville. — Il
faut qu'il s'emplisse jusqu'aux bords de son
image. Il a tant besoin de refaire provision de cette
femme, pour trouver courage à ramer sa vie...
...Cette lampe attentive et le soir se concertent...
Il va monter l'escalier dans un silence de ten-
tures. On va la prévenir, à mi-voix, d'un pas sus-
pendu. Lui va s'arrêter sur le palier clair où brûle
une applique au regard vide. Elle l'attendra dans
une vaste salle, debout, toute grande, pâle et
71
POE M E S
belle, comme une jeune nuit pensive, comme
la plus jeune nuit du monde, comme la
première nuit du premier printemps... Sa che-
velure... On dirait qu'un grand oiseau noir s'est
posé sur sa tête et la couvre de ses ailes. Un
lustre d'or attend là-haut, presque au-dessus d'elle
et prêt à descendre, comme une couronne qu'on
tient en suspens pour le sacre d'une jeune reine..
Une flamme qui s'en détache et brûle un peu
plus bas risque sa lumière sur son front mat...
Mais elle fait pâlir toute lumière, par un éclat
limpide et profond de diamant noir. Elle est pure
et droite comme un grand vase où veille une
flamme sacrée. Elle sort du sol comme un feu
sacré dont sa chevelure est la fumée riche... Elle
jaillit droite comme un geyser, comme un jet
d'amour, comme un grand élan brûlant et sombre,
dans une nuit chaude, un peu avant l'aube, et
monte et daigne se courber, comme une fusée où
monte un regard... Ses yeux font penser à des
astres dans un arbre.. Parfois il y passe de tels
courants qu'on se retourne lentement et comme
avec crainte, pour voir ce qu'ils ont reflété... Mais
ce sont des lointains furtifs, ce sont des choses
d'autrefois... La mer phosphorescente et ses
acanthes bleues... De grands insectes fulgurants
72
p o a M E s
qui rayent la nuit comme un cri d'appel... Les
vagues qui viennent fermer à ses pieds leur bouche
argentée, tout bas, une à une... La lumière d'une
fête, dans un golfe, avec un cortège, un soir de
victoire... Une grande pensée nocturne qui
s'amasse, à l'horizon, dans un orage...
Elle sent la branche verte d'un arbre tropical...
Lorsqu'elle se penche, il vous semble qu'il va
tomber de sa tête une pluie de fleurs ténébreuses,
odorantes et vanillées, comme un essaim d'étoiles
sombres, il vous semble qu'il va s'enfuir quelque
grand papillon nocturne... Sa voix désarme le
silence, attentif et qui vous épie... Elle est si
belle, qu'à sa seule pensée l'homme sent accourir
les larmes...
Il hésite. Il bute. Et il s'arrête. Il lui semble que
le fantôme d'un jeune homme le précède. Il lui
semble que le fantôme d'un vaincu le suive, l'em-
poigne par les jambes comme une épave et le
paralyse... Son cœur se hausse et veille devant,
comme au poing d'un oiseleur. Sa pensée mendie,
le tire en arrière et l'accable de prières...
Il ne pourra que se tenir devant elle et attendre,
l'âme toute grande ouverte, comme un dépositaire
fidèle, les fleurs et les fruits de sa journée, tout ce
73
POËMES
que la lumière aura choisi pour elle, et qu'elle
voudra bien lui donner...
Il voudrait qu'il lui fût permis de se taire à côté
d'elle, de s'agenouiller en silence, de la regarder
de toutes ses forces, à longs traits, comme on
apaise une grande soif... Il voudrait qu'il lui fût
permis de s'étendre dans un coin d'ombre, pour
l'écouter parler encore, toute droite dans la lu-
mière...
Il l'a si longuement comprise, il l'a si violem-
ment éprouvée, qu'il lui semble qu'elle fait un peu
partie de lui-même, et que c'est un peu de son
cœur si lourd, un peu de ses larmes, un peu de ses
yeux à lui qui s'en vont quand elle s'en va.
Semaille triste et mystérieuse...
Celui qui aime a fait beaucoup de chemin tout
seul, à l'insu de l'autre, dans l'étourderie de l'en-
thousiasme et dans l'égoïsme distrait de l'amour...
Il s'annexe l'autre et s'y impose, jusqu'à oublier
toutes les frontières, jusqu'à oublier l'Indivisible,
et il en dispose comme de lui-même... Mais quel
éblouissement de chagrin noir, quelle reprise et
quels éclairs, aux failles de glace, au vent qui
souffle toutes les lumières, lorsqu'il voit courir le
74
POEMES
long de l'autre la première flamme de recul et
de désobéissance étonnée ! Il sombre... Il regarde
avec vertige : C'est son propre corps qui se dérobe
et se refuse à le servir. C'est son propre cœur qui
se renie. Ce sont les siens qui le regardent avec des
yeux ternes d'étrangers. Et c'est sa maison qu'il ne
retrouve plus, comme dans les rêves.
Ce qu'on va aimer se sauve tout de suite, à
tire-d'aile, du côté de l'ombre... Mais ce qu'on
aime finit toujours par se décider à vous quitter...
On est seul.. On est toujours seul. Tout a pour
but la solitude...
Uhomme n'a pas fait le moindre bruit. Personne
ne l'a vu que la lumière aveugle. Il redescend l'es-
calier d'or... Il rentre dans les bruits de la ville. Il
y a une voiture qui remonte péniblement la rue,
à sa rencontre, avec un grelot triste. Une porte se
ferme avec colère. La nuit est venue...
75
Dans un quartier qu'endort l'odeur de ses jar-
dins et de ses arbres, la rampe du songe au loin
lève et baisse un peu ses accords, par ce temps
d'automne..
Quels beaux regards se penchent sur leur blanc
calvaire ? Quels gestes font chanter les rêves
couchés et invisibles ? Quelles mains ont ouvert
les fenêtres sur des paysages où les souvenirs
clignent comme au loin les toits, par éclairs ?
Une lanterne attend son heure au bout de l'allée
sablée qui mène à la villa perdue sous les feuilles
où s'égoutte encore une pluie légère.
L'ange est là, sans doute, au clavier, sous l'aile
de l'ombre, et son beau visage et ses mains où les
bagues sortent leurs griffes cà la lumière, brillent
d'une flamme qui bouge à peine..
Mais l'oiseau qui souffre et se tait sur un secret
des Iles se prend à chanter dans son panier d'or !
^6
POE AI E S
Un perron d'automne. Une villa blanche posée
comme une veilleuse au bout de l'allée à l'odeur
amère. Une pensée d'or descend, d'un vol triste..
On a fermé les persiennes sur des chambres où les
idylles sont mortes.
//
Aux longs traits du fer et des pierres. Aux
lointains môles et aux bras fins et bleus de
l'air. Au pan de lumière gros de larmes où les
deux amis de jadis repassent, de l'autre côté des
buissons de brume, sur l'ancienne route où meurt
la mer...
Que j'enfonce ici pour toujours ce cœur obscur
que fut le nôtre, entre les canons du vieux port
droits dans les quais de pierre lisse au front vert
penché sur la mer...
Au fond d'une ruelle, la foule se voûte sur des
cages sales où battent comme un cœur et s'étei-
gnent des bêtes étranges et grelottantes...
Plus tard les rampes de gaz de la rue aux bouges
sourcilleront au vent du soir.
.. Un ciel fêlé du lent défaut des trolleys chan-
teurs, dans les quartiers neufs au souffle humide,
à l'odeur crayeuse, où j'ai suivi pour une nuit de
78
POEMES
songe aux plumes de lune la traîne silencieuse de
la mort où brillaient les yeux d'une femme..
L'homme à la cape rôde sous la fenêtre où glisse
une lumière...
Dans le bassin royal, un yacht aux yeux verts
attend l'idylle contre l'hôtel noir..
79
La rampe s'allume. Un clavier s'éclaire au bord
des vagues. Les noctiluques font la chaîne. On
entend bouillir et liltrer le lent bruissement des
bêtes du sable..
Une barque chargée arrive dans l'ombre où les
chapes vitrées des méduses montent obliquement
et affleurent comme les premiers rêves de la nuit
chaude..
De singuliers passants surgissent comme des
vagues de fond, presque sur place, avec une
douceur obscure. Des formes lentes s'arrachent
du sol et déplacent de l'air, comme des plantes
aux larges palmes. Les fantômes d'une heure de
fcùblesse défilent sur cette berge où viennent finir
la musique et la pensée qui arrivent du fond des
âges. Devant la villa, dans le jardin noir autrefois
si clair, un pas bien connu réveille les roses
mortes...
80
P O Ë M E s
Un vieil espoir, qui ne veut pas cesser de se
débattre à la lumière.. Des souvenirs, tels qu'on
n'eût pas osé les arracher à leurs retraites, nous
hèlent d'une voix pénétrante.. Ils font de grands
signes. Ils crient, comme ces oiseaux doux et
blancs aux grêles pieds d'or qui fuyaient l'écume
un jour que nous passions sur la grève. Ils crient
les longs remords. Ils crient la longue odeur saline
et brûlée jusqu'à la courbe..
Le vent s'élève. La mer clame et flambe noir,
et mêle ses routes. Le phare qui tourne à pleins
poings son verre de sang dans les étoiles traverse
un bras de mer pour toucher ma tête et la vitre. Et
je souffre contre l'auberge isolée au bord d'un
champ sombre...
8i
Retourne aux pays sans amour où l'on était
cruel pour toi.
Retourne aux pays sans douceur où l'on revient
toujours.
Ils sont pleins de souvenirs qu'on déteste et
qu'on adore.
On ne saurait s'y montrer fier de ce qu'on
quitte. On ne peut rien en rapporter vers ce qu'on
retrouve.
Le temps et la distance y perdent leurs mirages.
Aucune magie n'y rayonne.
On y a laissé vieillir des hontes et de
l'inconscience. Elles vous entendent marcher sur
la route, de si longtemps et de si loin qu'on
vienne.
Et tu vas t'y pencher encore, de toute ta hau-
teur, comme la plus lointaine étoile au fond d'un
puits où dort le silence, dans les yeux morts, sur
le cadavre des ténèbres...
85
Voici tant d'années ! Gérard de Nerval partit
dans la nuit pour aller revoir une figure de
vierge..
Hier soir chantaient nos voitures le long du
fleuve tout fêlé de lumière..
Départs ! Vos chants et vos odeurs. Huées et
plaintes des trains qui rêvent. Un couple tout noir
sur un quai sonore..
On accueille un train de banlieue rempli de
fanfares..
Mais le train pour nous refait son histoire..
Il crie les fanaux qui ont l'air si tristes..
Il crie les paysages traversés à tour de bras.
Des gouffres pris de biais dans un grand bruit
frais sur des ponts de fer qui grincent des dents...
Une halte encore où sonnent des voix lourdes, où
tout le silence assiège les vitres.
Mais un autre train perce en cris noirs...
86
POEMES
Une aube au cœur serré se lève.
La nuit a séché les pleurs de la veille et consacré
les solitudes..
Sous le ciel pommelé que traverse un ange, de
petites maisons isolées dorment encore, affinées
par le crépuscule matinal..
Un coq de Caldecott crache un coquelicot !..
Des laboureurs défont leurs gestes de travail, et
la main sur les yeux, regardent... Des bêtes au
pacage tournent lentement, d'un mouvement de
rite, d'un air sacré..
Les rivières sont encore toutes bleues d'ombre
avec une écharpe de brume. La fumée du train
s'embûche dans les bois humides comme une
poursuite de fantômes..
Un village avec les bâches d'une fête qui s'ins-
talle, s'envole..
Des choux bleus tournent leur bonne face de
Quasimodos saouls de lune..
On brûle de petites gares naïves avec leur inti-
mité pâlotte, l'horloge au centre, les employés qui
sont du pays, leurs paniers pleins de volaille
crieuse, et les trains d'intérêt local qui attendent...
Et puis, plus tard — les maisons d'une vieille
ville rouge et noire jouent à saute-mouton dans
87
POEMES
les rochers. Les voilà qui font la haie et qui
regardent par-dessus le fleuve
parce que j'embrasse ton doux visage dans le
médaillon de la vitre...
88
La petite gare aux ombres courtes, lasse de cinq
heures. — Comme un reflet du ciel au fil de
hautes herbes, les rails, où fuient des yeux bleus,
vont chercher les yeux roux des voyages : Le
tremblement bref et sourd d'un train qui sort du
bas du ciel...
Un rayon dore la barrière de sortie, sur le
sentier qui tourne, et cette grosse fleur, à gauche,
comme une main d'enfant qui dort.. La voiture
de l'Hôtel du Petit-Enfer attend. — La diligence
attendra plus loin, dans l'allée bleue, sous les
tilleuls.
Marie est morte, mais les yeux de Myrtis rêvent
dans les arbres...
Une machine qui s'exténue d'une toux cave et
noire — de se taire.. Tout s'arrête et songe.
Comme naguère.
Les vieilles choses qui sont là bâillent, recon-
naissent rheure et se rendorment. Les noctuelles
89
POEMES
des hangars partent, d'un vol gauche, cravater
d'autres poutres.. Un oiseau chante, sur un ton
de question, du côté de la voie où la nuit vient,
près du réservoir, au-dessus du parterre aux son-
neries légères, au-dessus des fleurs qui prêtent
l'oreille, dans l'arbre gonflé d'ombre et qui con-
tient déjà tout le soir...
Ami, tu es triste. Une lampe brunit quelque
vitre, en face... Une voix fraîchit sur la route. Un
anneau tinte. — Un bruit de chevaux s'ennuie. —
Certains souvenirs se prennent à chanter, d'une
voix mal assurée, comme un chœur d'enfants
timides..
Oh ne songe pas.. Veille — et rejoins sur la
courbe — enfin — ces lointains, doux comme un
sanglot, vers les Délivrandes où nous souffrirons
encore..
90
J'ai passé la croix de fer frappée de la foudre.
Les batteuses ronflent dans la ferme, sur la droite,
et le vent me l'apporte comme aux vieux jours..
Je saute le fossé qui est toujours plein de bêtes
étranges.. Il y a une fourmilière qui bouge comme
de la fumée.. Plus tard, un complot de champi-
pignons derrière un chêne.. Ils tiennent leur marché
couvert..
J'enfonce dans les feuilles mortes. Une bouffée
de guêpes dérangées médisent..
En bas, j'entends déjà battre et rire au bord du
lavoir.
Et je longe le chemin creux où nous avons
tant joué, le chemin dont les bas murs de pierre
où luit la broche d'un lézard et les coins riches
d'une eau sombre nous semblaient gros de mys-
tères... J'ai rêvé que l'ombre du grand Moine
noir m'y suivait du fond de la lande.. J'ai rêvé
91
P O È M E S
que la diligence qui me ramène aux pays que
j'aime était attaquée par des Peaux-Rouges et
percée d'une volée de flèches, un soir d'automne,
au crépuscule..
Le buisson de gauche se creuse comme une
vague. Au bout du désir, là-bas, sur la petite
place où s'assied la lumière, la même barrière de
branches tordues noue son serpent noir sur le ciel
gonflé d'orage..
Tout retient sonsouflîe. Une caresse d'un froid
bleu pénètre les arbres. Il se fait de minces déclics
de bêtes dans l'herbe..
Une grenouille gymnaste crève la mare comme
un cerceau de crépon vert.. Des mouches traver-
sent d'une voix sévère..
C'est ici qu'avaient lieu les longs combats de
scarabées noirs dont rêvait notre enfance. En
grand deuil, ils gagnaient parfois la cathédrale des
ciguës. Bien des familles y périrent.. Entre les
ronces enlacées jusqu'en haut du tertre qui monte
à la lisière du Bois-Moine où tremble une lumière
pâle, on voit encore leur cendre brune...
Que bientôt j'aborde aux vergers fermés de
barrières grinçantes où les choux vont au bal en
robes à paniers.. *
92
POÈMES
Là-bas le sapin étend sa main noire au bord
des tours du château du Breuil pour voir s'il
pleut..
J'entends les voix jaunes du village.. Des sabots
tintent sur un carrelage. Les chiens ne m'ont pas
encore éventé...
Et la pluie d'été va bien me surprendre. On
l'entend déjà qui marche au bout du sentier..
Mais je n'ose pas remuer. Je n'ose pas souffrir..
J'ai peur d'effaroucher les souvenirs qui viennent
se poser devant moi, comme des oiseaux...
93
Une voix chante.. Et dans le même arbre, la
même étoile nous fait signe. Elle tremble comme
un regard que des travaux de nuit fatiguent. Elle
semble toujours coudre, d'un air secret, dans
l'étoffe sombre..
Regarde. Le poème des âges s'amuse et sonne,
et se presse par toutes les mains des légendes..
Mais l'âme des soirs de jadis a gardé son côté
intime et comme sur la cour.. On entend souffler
dans leurs clefs toutes les bêtes de la terre noc-
turne. Un crapaud râle sous une grosse feuille,
d'une crécelle sourde et grave. Un insecte lime à
son établi. Tout n'est que douceur lancinante..
O jardin de jadis, veilleuse parfumée...
Le soir emplit jusqu'aux bords les dahlias écrits
en ronde. Les belles-de-nuit ont leurs réveils de
vieilles filles. Les vers luisants font leur petite
94
P O Ë M E s
moue lointaine. Les sphinx, en courriers, tirent
d'une fleur à l'autre, ou volent sur place et
s'auréolent du ronflement de leurs ailes. Les chau-
ves-souris font leurs tours de cartes sur la lune.
Au fond, les toits de la Bernadine fument légère-
ment contre son cœur.
Très loin, l'aboiement des chiens n'est plus
qu'un froissement contre la trappe de la route, de
cette route si étrange qui descend de chute en
chute aux clairières de lune où songent les cerveaux
de vieil or des morilles.. Le fer d'une roue sur une
pierre y tinte..
Quand Elle arrivait par l'escalier de bois sonore,
elle frôlait les feuilles d'une branche basse. La
branche tremble encore. Une buire, qui n'est plus
la sienne, luit toujours au fond du hangar, avec
les outils, comme un rappel de la mare..
Une nuit, nous étions assis là, dehors, sur la
petite butte. Elle contre l'arbre, moi par terre. Et
j'avais laissé rouler ma tête sur ses genoux, dans
le silence haletant des pensées. Et je pleurais
doucement. Et au bord de la plaine, dans un cercle
de lune, une bête charmante, toute droite et toute
blanche, était sortie de terre pour nous regarder...
95
Le soir se penche avec langueur — et les arbres
au bord de la route des songes — comme de grands
oiseaux la tête sous l'aile — s'endorment. La lune
pleure dans les branches — comme un regard entre
des mains tremblantes... Elle y noue ses froides
faveurs. Elle suit le fleuve tout contre la berge.
Elle s'y balance, et il semble qu'un grand cygn-e ait
perdu sesplumessur l'eau triste où le ciel se berce..
Il y a une garde de roseaux au tournant escarpé
où la lune entre par échardes. Un long souffle
d'air qui chasse par instants les noms et les souve-
nirs de leurs nids sombres écaille le fleuve et le
feuillage.. Alors, le veilleur et l'éclusier de la con-
trée fiévreuse — le gros lézard gris où s'est réfugiée
une âme ancienne — souffle d'une voix lointaine
et qui évoque un rite et un instrument sauvages
— parce qu'il voit passer des choses que nous ne
savons pas voir — et qui rejoignent l'horizon où
le passé dort sous la cendre...
96
La mer phosphorescente perle entre les arbres.
Par les grands yeux des lémuriens croches dans les
plus hautes branches, l'âme des ancêtres regarde..
Un pont grêle part comme une fusée, surplombe
la lune ébréchée, porte trois voyageurs sur son
dos d'âne et rejoint la falaise averse.
Il commence à pleuvoir sur le golfe. Un nuage
passe une ombre immense sur l'eau lourde et
limoneuse. Une petite barque pagaye de tout son
cœur...
L'éclair! Une fougère arborescente...
Or, entre les rocs, un Monstre aperçoit les trois
voyageurs sur leur bât d'ombre. Autour des
bords à pic d'un gouffre circulaire il écarte avec
soin les plantes carnivores.. Il sort. Il pose sans
hâte une énorme patte palmée sur la crête de la
falaise en faisant pleuvoir des éclats de schiste..
Et il se laisse glisser le long de la paroi restée dans
97
7
POEMES
l'ombre, comme une coulée d'émail en fusion sort
du creuset plein d'or, avec un bruit bien rond qui
tourne et qui gronde...
98
Les festins qui sonnaient aux terrasses du soir
attendent ce que les gestes fatals vont écrire. Il se
fait au ciel de grands signes d'écume...
Un château s'étage. Une forme inquiète ouvre
une porte au bord de la nuit qui s'égoutte. Elle
regarde en face un regret de lumière isolée et
douce. Elle vient se taire et voir au large..
UHeure tourne et sonne au buffet des songes..
Elle baisse au loin ses longs cils qui tintent.. Les
bêtes des nuits jouent à lui répondre, à petites
voix blanches et minces.. Elle donne à danser aux
insectes du lac. Les lucioles font leur ronde aux
sons de sa boîte à musique. On croirait qu'un
oiseau en joue avec ses griffes.. On dirait l'Esprit
de la pluie qui pleure...
Toute une ville naine veille et tremble à ras de
terre, entre les hautes herbes. J'entends ses enclu-
mes. Les mouches de la Saint-Jean brûlent d'un
feu boudeur, traînent sous le couvert et partent
pour l'amour...
99
P O Ë M E S
Un chant d'oiseau s'ouvre et tout change !
La lune met la nappe sur la clairière. Elle poudre
à frimas les saules. Tordu comme une algue, un
chemin nacré tourne la côte où dansent les images..
Une nymphe travaille à son crochet d'écume, avec
un bruit léger, contre l'écluse. On voit trembler
sa natte.. Les sylphes commencent à se répandre
sur les pelouses pâlissantes. Un chêne, d'un
grand geste, arrête enfin les rangs silencieux de
l'ombre au bord de l'allée blanche comme une
morte où passeront tout à l'heure les grandes
personnes, Viviane et Myrdhinn, Faust et Mar-
guerite, et les deux spectres du parc solitaire de
Verlaine..
On est allé réveillerPerrault et Andersen, peut-
être.. Les champignons en parlent sous le manteau,
par groupes sages. Ils sont quelques simples de
jadis.. Ils affrontent leurs têtes chauves. Certains
font le signe du silence, d'un long doigt pâle, sur
d'invisibles lèvres. Ce jaune, au crâne de savant,
semble ausculter longtemps les secrets de la
terre. Un autre a l'air d'un explorateur sous son
casque blanc doublé de liège et s'en va tout seul
dans les grandes ombres.. Leurs marmots lèvent
comme des cloques sur les grands pieds noirs
100
POEMES
des arbres. Les vieux se renfoncent sous leur
bonnet de nuit qui tourne et font la lippe.. Mais
de jeunes coquettes, fraisées de clair, ouvrent
doucement leurs longues ombrelles d'ivoire et
dorment debout, dans l'attente...
Une poupée qui fut Turandot, princesse de
Chine, accourt la première, ses yeux grands ouverts
à la lune. Unnasicorne,en habit, l'aide à descendre
un petit sentier sans lumière. Le monstre bleu
turquin s'amuse avec le petit oiseau d'un beau
vert. Un bouffon royal s'est fourré dans la peau
d'une taupe, et il n'en sort que des mains nues..
Le sphinx Atropos ronfle.. L'escarbot compte
sèchement les herbes..
Les mains pleines de lucioles des Naïades qui
entraînèrent Abeille une nuit de lune ronde
maintiennent sur l'étang les follets aux mèches
blondes..
.. Et il arrive toujours des confins bleus le
bruissement croissant des graines que la chaleur
fait sauter de leurs coupes, et qui viennent rejoin-
dre de toutes leurs forces dans le frémissement
lointain des terres..
Orphée prélude, et les yeux des bêtes attentives,
ICI
POEMES
dans l'ombre, entre les fûts des arbres, brillent
sans lumière, comme des vins rares.. Et je suis
devant lui, lourd de ma peine, sous la futaie qui
me rend invisible, au bord de la lisière mysté-
rieuse — comme un homme que son âme empê-
che de dormir...
102
Il est tard. Dans ce long couloir tout crépi de
lune, entre les cours, je me surprends à marcher
sur la pointe des pieds,. — Pourquoi ? — Le vent
pousse, il ouvre avec indifférence — un journal —
d'un froissement vide et distrait — sans la force
humaine.. Le lavoir s'égoutte avec un bruit pensif..
De légers nuages glissent très vite au-dessus des
forges éteintes. Un four de fer où la chaleur
tremble encore somnole à côté de la maison toute
en langes.. Les lucarnes tettent la lune...
Un de mes chats dort, fermé comme un œuf,
sur le rebord de la fabrique. Mes clefs sonnent.
Il saute et me suit. Ses yeux clignent dans la
blancheur.. Dans le coin d'ombre et de terre où le
treillage prie sur le ciel avec tristesse, je dérange
une petite danse de feuilles sèches. J'aperçois le
gnome familier qui trottine contre la clôture.
A l'aube, je l'entends souvent qui gratte à la porte
10)
POEMES
et fait remuer la boîte au lait.. L'autre jour, il
s'était déguisé en marchande de menthe..
Il me semble que le regard de ma mère s'attarde
après la journée, dans les fleurs, sur la terrasse où
tourne encore sa forme blanche.. Tous les fronts,
tous les toits sont au faîte éclairés par un vaste
regard dont le foyer demeure invisible.. Le silence
attentif écoute les pensées et les songes. Un sifflet
lointain et sourd évoque une plaine contre un
ciel trouble sous le tremblement d'une étoile
rouge.. Mais la fenêtre aux ailes d'or veille contre
toute inquiétude...
Et tout l'enfant sentimental s'aflaire et songe..
Un an de travail qui finit, de la douceur, de la
fatigue.. Un geste de joie qui s'étire : Un espoir
de joie rayonnante, absorbante après des climats
durs, et dont la seule pensée vous fait courir dans
la rue...
Faut-il donner tout son efl"ort, fût-ce au prix de
son repos, de la justice et de la tendresse ? Ne plus
dédaigner le bonheur qui s'ofl're parce qu'il est un
tout petit ? Ne plus faire fi des regards qui se
bornent? — L'imprimeur, l'homme qui essaye ses
cornets plaintifs, le céramiste, et tous ceux de la
maison qui travaillent, dînent le dimanche en
io6
POËMES
abat-jour rose avec des amis à leur table.. Et moi
je suis tout près d'eux comme un homme riche
qui vit seul et s'éclaire à la chandelle..
Tomber dans la lumière ou vaincre dans les
ténèbres ? Ne plus se cramponner à la crête des
murs d'où l'on voit les lumières, les tueries ou
les échanges ?..
Oh tant d'années passées à m'attendre, à me
regretter et à m'attendre.. Un sifflet lointain et
sourd évoque une plaine contre un ciel trouble,
sous le tremblement lointain d'une étoile...
107
Une odeur nocturne, indéfinissable et qui
m'apporte un doute obscur, exquis et tendre,
entre par la fenêtre ouverte dans la chambre où je
travaille-.
Mon chat guette la nuit, tout droit, comme une
cruche.. Un trésor au regard subtil me surveille
par ses yeux verts..
La lampe fait son chant léger, doux comme on
Tentcnd dans les coquillages. Elle étend ses mains
qui apaisent. J'entends les litanies, les chœurs et
les répons des mouches dans son aréole. Elle
éclaire les fleurs au bord de la terrasse. Les plus
proches s'avancent timidement pour me voir,
comme une troupe de nains qui découvre un
ogre..
Le petit violon d'un moustique s'obstine. On
croirait qu'un soliste joue dans une maison très
lointaine... Des insectes tombent d'une chute
oblique et vibrent doucement, sur la table. Un
io8
POËMES
papillon blond comme un fétu de paille se traîne
dans la petite vallée de mon livre..
Une horloge pleure. Des souvenirs dansent une
ronde enfantine..
Le chat se fend à fond. Son nez dessine en Tair
quelque vol invisible.. Une mouche a posé ses
ciseaux dans la lampe..
Des bruits de cuisine s'entassent dans une
arrière-cour. Des voix contradictoires jouent à
pigeon-voie. Une voiture démarre. Un train crie
dans la gare prochaine. Une plainte lointaine et
longue s'élève...
Et je pense à quelqu'un que j'aime, et qui est si
petit d'être si loin, peut-être, par delà des pays
noirs, par delà des eaux profondes. Et son regard
m'est invisible...
109
Se peut-il que ce faux ménage, avec le grand
fils, se brise ? — Certes. — La vie a été la plus
forte. — Ils ont épuisé tous les regards et toutes
les larmes. — Ils se sont adorés. Ils se sont déchi-
rés. Ils se sont retrouvés dans une autre lumière.
— Il faut nous séparer. Il faut vous séparer. —
Tu partiras. Criaient les trains sous les portiques.
Tu t'en iras. Chantaient les cloches dans les villes.
Le père a rencontré son fils. Il avait une trace sale
sur la joue et beaucoup de barbe. — On a vu passer
la fille ailleurs. Elle porte une espèce de guitare.
Où est le temps où la mère courait à la fenêtre
pour voir son enfantpartir dans l'allée.. Ils s'étaient
adorés. Ils s'étaient épuisés...
Avec quel plaisir on se déchire..
Ces pensées font qu'on regarde si on saigne..
O les mots touchants qui vous font pâlir..
Ils se sont adorés. Ils se sont séparés...
iio
La corde le serrait si fort que du sang gouttait
lentement sur le plastron de sa chemise. Son
cercueil attendait hier sur le palier, au fond de
l'impasse.
On a fini par emporter le Mort d'amour. Ça
sent encore le cierge et l'antiseptique...
Il y a bien longtemps que nous voyons, le soir,
par cette lucarne, la même lumière qui stille,
douce comme une plainte, longue comme une
larme. L'horloger joue toujours du trombone à
six heures. Un voisin jovial accroche des outils
qui pèsent. On entend le déclassé qui cherche à
l'étonner en lui jetant les mots de Géologie, de
Cosmographie.. Pour une femme ! Grogne le
cocher d'omnibus. Pour une femme !
Une porte s'est ouverte sur le couloir, avec
inquiétude.. Une forme de femme en cheveux
passe très vite et tourne, comme un lambeau de
fumée que le vent chasse...
III
— " On a trouvé sur le cadavre des lettres, un
crayon et quelques cigarettes espagnoles.," On
décrit les beaux traits, l'expression de profond
chagrin du visage, et tant de choses, et l'abandon
terrible...
J'ai peine à suivre.. Pourquoi faut -il qu'en lisant
je revoie fixement la douce figure d'un des maîtres
de notre enfance, avec l'expression qui la tendait
lorsqu'il annotait nos devoirs...
Je le vois encore, dans son clair pouvoir, un
soir de travail.. Il causait avec mon père. On
sentait passer dans leur voix contrainte une déli-
cate certitude, et toute l'estime d'un travailleur
pour un autre.. Notre lampe baissait les yeux..
Les oiseaux dormaient dans la cage. Une ombre
de barreaux venait régler ma page blanche.. On
entendait le feu bouger comme un dormeur,
monter dans son rêve et crouler sur ses piliers
d'or avec la douceur d'un fruit mûr...
112
POEMES
Si c'était lui qu'on a tué.. Son crayon., ses
lettres..
Est-il vrai ? qu'il soit étendu là-bas, par dcLà
cette mince ligne nocturne où souffrent de pauvres
lumières...
II?
Un homme a penché la tête en arrière : son âme
accourt, monte embrasser la houle énorme.. Dieu
vient reprendre son trésor dans sa caverne.. Et
des écluses chantent, et le brasier noir de la vie
charbonne..
Il y a si longtemps que son cœur frappait pour
sortir ! La mer s'est retirée des voûtes de sa tête.
Le silence, à pas de loup, s'y installe. Mais nous
seuls sommes morts et tous les bruits sont morts,
au bord de ses oreilles..
Le Ciel a toujours son regard infiniment égal et
sans fatigue. Un paysage oublié n'en tisse pas
moins ses bruits calmes...
Nous allons voir les nôtres. Il fait doux. Les
deux peupliers sont bien droits sur la route de la
Touche... Une chèvre à l'attache broute un mur.
On entend le chant bleu de la forge au tournant
de la route.. On perçoit le bruit d'une fête de
114
POÈMES
village qui vous rappelle un amour d'enfance...
Les bruns satyres se poursuivent gauchement
sur les tombes. L'herbe tire à l'arc par toutes ses
bêtes. Les bourdons vous parlent à l'oreille, roulent
dans l'air tiède et prennent le large.. Un criquet
part et retombe, comme une arbalète empennée de
rose.. Une motte de terre qu'on enlève et qui
découvre une odeur profonde laisse voir la fuite
au dos tremblant des bêtes sombres...
Il me semble qu'on a chuchoté sous la terre..
On entend le bonheur qui frémit sous la terre. On
entend défiler tout un troupeau de cloches. J'ai
aimé d'autres cimetières...
J'aime les cimetières des grandes villes où des
têtes blanches et sans regard dépassent les murs,
et les belles chapelles où des lampes brûlent en
plein jour, et les allées de grands arbres où il
bruine, et les lents chemins sablés d'or où les
cyprès défilent comme des pleureuses...
J'aime les beaux cyprès tout vernissés de pluie.
J'aime le vol lointain des cloches. Tu t'en iras,
chantaient les cloches dans les villes.. Tu partiras,
criaient les trains dans les tranchées.. Tu t'en iras
dans une autre lumière.. Tu partiras comme en
voyage...
115
P O Ë M E s
Mais pour Toi — qui sais t'accouder sur la
pierre, les morts fredonnent sous leur voûte. Les
regards des aimés sont montés dans les fleurs où
la pluie d'été brille encore... Le fleuve souterrain
nous parle, engendre, encourage et rassure. Qu'as-
tu dit ? Les regards des aimés, aux fenêtres ? Ils
n'apparaîtraient plus jamais ?..
Tu ne peux mourir, toi qui te demandes s'il est
bien vrai que tu ne verras plus le ciel, et la lumière
fiévreuse des hommes, et le regard des bien-aimés
qu'on retrouve au fond d'une ville obscure après
une journée de fatigues, et les corps adorables, et
le visage inexplicable de l'Amour... Par toi sont
immortels tes horizons choisis, tes villes mysté-
rieuses, et les moins grands désirs, et les moins
beaux visages. Tu viendras quand tu seras las de
la course, de l'ennui tiède où tout s'éboule et
rapetisse — et des fantômes du bonheur...
A l'horizon, par delà les orages, derrière une
grêle ligne végétale, au bord d'une route — un
regard d'amour, cette chose immense et qui semble
emplir le monde, n'est plus visible... La tête
exquise de Myrto dans les dents blanches de la
vague est moins qu'un souvenir, qu'une aile froide
emporte.. Un ballon s'enlève — et sous lui tous
les mystères sombrent. La beauté d'un regard en
ii6
POÈMES
face du nôtre, les lointains des rues comme des
falaises, une fenêtre qui s'allume, et tout ce qui
ïiùi le charme à hauteur d'homme... Une bataille
n'est plus rien qu'un peu de sel qui se renverse...
On n'entend plus rien d'une foule qui chante au
milieu d'une ville ténébreuse...
Et tout un passé de feu et de fêtes, les grandes
migrations parties de l'Iran, l'Exode et les Huns
et les Volcans, tout s'est éteint comme un coup
d'œilde flammerole à l'horizon pour aboutir à cette
pauvre plage qu'est le jour nouveau qui se lève...
Tu viendras, quand tu seras las de l'ennui lourd
et de la course. Il me semble qu'on a chuchoté
sous la terre.. On entend le bonheur qui frémit
sous la terre...
Qu'est-ce donc que toute notre tendresse? Rien.
— qu'une petite vague qui racle sur la rive et
s'en retourne à la haute mer...
Il
Un ange se pose aux créneaux du jour.. Des
fenêtres qu'on ouvre au, loin, se signent l'une après
l'autre d'un lent coup d'aile.. Il semble que de
longs bras d'argent tournent les pages d'un livre
vague, épars, sans bornes.. Ils font aux murs, en
face, de pâles caresses. Ils touchent les velours
qu'oubliait la nuit d'été, basse et chaude..
Le soleil poursuit sur toutes les pistes les âmes
qui courent dans leur plante libre, les pauvres
coeurs vêtus qui frappent à la porte.. La lampe et
la tour des visages, les regards sortis de la mer
haussent vers Dieu ou l'Orateur la grimace du
drame intérieur, crépi de feu, sculpté dehors,
ronflant et sourd dedans comme un poêle..
L'Amour et le Crime passent et dorment dans
leur gaine de la même démarche et du même
silence. D'autres rêvent, les mains comme mortes,
et lâchent les rênes.. Des soldats tuent le temps à
coups de pied rythmiques. — Le squelette attend,
ii8
POEMES
debout dans son corps comme un emmuré dans sa
niche. Il suit comme un aveugle. Il singe dans son
coin la chair qui goûte et parle.. Il sait qu'il rira le
dernier...
Le jour se déroule et gronde. — Les bruits se
répètent. — Le rythme pérore. — La musique
s'étire jusqu'aux bruits les plus faibles.. Les ron-
geurs grincent dans les vieilles chambres. . Les tarets
percent le navire et l'envahissent comme une idée
fixe..
Le soir tombe. Une à une, les lampes entrent
dans leur veille.. Aux tempes des rues s'allume
un dortoir de pensées fiévreuses.. Les braises tin-
tent et chantent dans leur vase de fer avec un
bruit fin et triste.. On entend fraîchir la voix des
écluses.. Toute l'engeance d'Adam bat la lumière
à coups de basques et d elytres..
L'Homme pleure, et attend toute sa Nuit le bruit
d'une clef dans sa serrure.. Il s'endort au bruisse-
ment du jour qui monte..
Il s'éveille.. Un autre jour parcourt au front des
maisons leurs songes de pierre et de verre. Et
l'homme entend frémir et se reformer la plainte
unanime des âges, où nage le thème de sa vie qui
chante, lasse de refléter les ciels et les terres...
119
La vie tournait dans son passé, dans sa musique
et dans sa joie. Sur la plage on voyait briller tous
les aimés, tous les disciples attentifs. Debout, la
figure penchée vers ce qui arrive, avec des fleurs
et des ombrelles ! Oh tous les espoirs formaient
le cercle, à plein cœur, dans les pays blonds tressés
tout autour et blanchis des villas où se reposaient
les peines... Les voiles des vaisseaux gonflaient
leurs joues blanches... On n'était séparé de l'im-
mense Amour et de la Mort que par des premiers
plans noirs d'étranges visages, des villes, des fêtes
foraines, des jardins sombres remplis de détritus
où des cornemuseux faisaient danser des spectres,
des caves, des casiers où mangeaient les souve-
nirs, un comique nasillard, une vieille femme
accroupie en bonnet de paysanne, et l'homme des
foules aux yeux impurs et si tristes !.. Et tout
bataillait de grands gestes, d'offrandes et de re-
prises, pour venir buter à l'Irréfragable... Les pas-
120
POÈMES
sions tordaient leurs cariatides. Les fleurs des yeux
souvent balancées adoucissaient seules les formes
poignantes, les formes sombres.. Et tout un bou-
quet de noms propres, qui parfumaient l'air de
leur intimité si vieille, partaient et chantaient
comme un lâcher d'oiseaux !
Le soir vint. Nos groupes marchaient et souf-
fraient sur un grand ciel rouge. On vint fermer
des grilles d'or.. Le sommeil jetait ses pavots
d'honneur et la Mort donnait des acomptes...
Nous autres, friands de l'odeur d'un parc, nous
nous obstinions à y pourchasser la bête du Bon-
heur.. La bête infidèle aimée dès l'enfance..
Et les hautes maisons haussaient les épaules,
toutes noires...
1902,
121
POUR LA MUSIQUE
-v'^
A FRANCIS JOURDAIN
RÊVES
Un enfant court
Autour des marbres..
Une voix sourd
Des hauts parages..
Les yeux si graves
De ceux qui t'aiment
Songent et passent
Entre les arbres..
Aux grandes orgues
De quelque gare
Gronde la vague
Des vieux départs..
Dans un vieux rêve
Au pays vague
Des choses brèves
Qui meurent sages..
127
TONNELLES
Des sèves de vitrail éclairent le silence
Sous la tonnelle aux yeux verts où sourit Marie...
Passe sous l'arceau vert..
Un bras de balançoire encense le silence
Avec un bout de robe qui monte et qui chante !
Ceux dont il est parlé causent des vieux dimanches
En l'honneur d'autrefois...
Les lueurs de ses mains reflètent le silence
Que strient
Sur la route, au dehors, des cyclistes qui font
Un bruit de libellule — qui pointe et qui plie..
Sous l'arceau vert qui la rend pâle, elle sourit...
Mon cœur frappe à la porte
Dans l'ombre..
J'aime trop pour le dire...
Il passe dans mon verre.
Comme des ailes claires,
Ses gestes, son sourire...
128
ORGUE SOUS LA FENÊTRE
Celle qui sut broder ton cœur, à la fenêtre,
Longtemps, contre son cœur, tu ne la verras plus...
... Un gamin joue et crie
Dans le coin chaud et blond
Où le soleil décrit
Les choses qui y sont...
L'orgue monte sa plainte où danse un cœur brisé,
Comme sur les jets d'eau des tirs
L'œuf tant visé...
Cette valse dut plaire à l'archiduc Rodolphe...
Des spectres ont ouvert dans l'ombre leur croisée...
Un frêle geste allume
La lampe aux yeux baissés...
Une rougeur affleure aux marches de la nuit...
Sur quel Sable d'Olonne ou dans quel Dieulouard
Trouverai-je l'oubli de son visage pâle...
129
9
AU PAYS
Un nom : Cromac, nous fait parler
D'un golfe sombre.... O mort d'amour,
Sois moins triste d'avoir pleuré
Pour d'autres noms, pour d'autres jours
Où tu étais comme l'aveugle.
Qui regarde du rouge sombre
Et joue avec ses mains grattées
Sur le vieux banc de son enfance...
Comme l'aveugle, lorsqu'il songe
Et bougonne, et que son cœur gronde
Contre la beauté au corps tiède
Qui le regarde, toute en larmes...
Cromac. La Maison sous les branches,
Dont la fenêtre aux yeux en fleurs
Ecartait ses longues mains blanches,
Doucement, sans bruit, sur ton cœur...
130
INTÉRIEUR
Des toiles, des choses sèches pendent aux
poutres...
Le vieux fusil dort fixement
Au mur clair...
Rêve à ton gré. Tout est comme autrefois.
Ecoute...
La haute cheminée
Fait sa plainte ancienne et son odeur éteinte
Et tasse son échine de vieil oiseau noir...
Elle porte encore au front ses images d ame crue
Et ses vases de loterie aux prénoms d'or..
Et l'horloge recluse dans l'ombre et la bure
Berce son cœur avec une douceur obscure...
Pareils à des visages ronds de spectateurs
Les plats se penchent aux balcons du vieux
dressoir
Où des files de fruits qui font la chaîne, fleurent
Dans leur ruelle d'ombre couleur d'aubergine..
J ouvre un tiroir où je vois passer des noix vides,
Un gros couteau à vingt lames qui contient Tout,
131
POUR LA MUSiaUE
Et l'ombre de mes mains qui glisse sur les choses...
Et ce sont des couleurs vivantes, refroidies...
Et ce sont des odeurs d'intimités sûries...
Ça sent la malle, et le poivre des vieux départs,
Et le livre de classe, et la chapelle éteinte...
Un vent tiède pousse des guêpes
Erapper à la lucarne bleue...
Un grand chat doucement passe comme on chu-
chote,
Et vous lève un regard où veille l'ennui sage
Du soleil dans la douve aux lentilles d'or vert...
Sois calme. Tout est là comme autrefois. Ecoute...
132
EN VACANCES
Le joli bras rond de l'allée
Mène à l'église du village,
Où Camélia tire sur les mains
Vieilles et froides de l'harmonium,
Pour la messe du lendemain...
Je l'entendais chanter
De là-bas, où j'étais,
Comme j'allais sortir de la châtaigneraie
Par le chemin couvert où planent les argynnes
Que chasse le bruit du moulin...
Ça faisait si bien, ce chant grêle,
Comme un plaisir chevrotant de vieille,
Qjai arrivait en lent courant,
Coupé de minces cris d'oiseaux,
Dans les parfums et dans les bruits, ^
Jusqu'au creux vert plein d'insectes drôles qui
cousent
Où j'oubliais ma ville, où j'oubliais mes nuits...
IS
):>
POUR LA MUSiaUE
Monsieur de Beaufort qui est un rêveur
Comme moi, je pense,
L'écoute aussi, à sa fenêtre...
Lui, demain dimanche, il jouera du cor
Jusqu'à midi...
134
ROMANCE
Certes nous vous avons aimée
Marie... Vous le saviez,
N'est-ce pas ? Vous vous rappelez ?...
Un soir
(Nous partions dans la nuit)
Arthème et moi, nous allâmes sans bruit vous voir
Sous l'abside du ciel d'été, comme à l'église...
Il y avait de la lumière et vous lisiez...
Nous avons gardé les dessins
Aux trois crayons, et les oiseaux à l'encre bleue
Que vous faisiez...
Ah ! Marie, vous chantiez si bien !
C'était au temps
Où vous étiez heureuse à l'école des Sœurs,
Où la Procession toute pâle de fleurs
Chantait dans le désert du Dimanche.., Tremblant
J'étais auprès de vous qui étiez toute en blanc...
135
POUR LA MUSiaUE
L'orgue parlait d'ombre à l'église...
Sur l'autel pendait le jour bleu...
Par les blessures du vitrail, l'appel de brise
Où fuse un gros bourdon d'onyx! chassait le feu
Des cierges, vers vous qui étiez grise
De lumière et de chants sages...
136
AU FIL DE L'HEURE PALE
Un jour, au crépuscule, on passe, après la pluie,
Le long des murs d'un parc où songent de beaux
arbres...
On les suit longtemps. L'heure passe
due les mains de la nuit faufilent aux vieux murs. . .
Mais qu'est-ce qui vous trouble au fil de l'heure pâle
Qui s'ourle aux mains noires des grilles ?
Ce soir, le calme après la pluie a quelque chose
Qui fait songer à de l'exil et ù. la nuit...
On entend le bruit nombreux
Des feuilles partout
Comme un feu qui prend..
Des branches clignent. Le silence
Épie
Et il passe des odeurs si pénétrantes
Qu'on oublie qu'il y en ait d'autres
Et qu'elles semblent l'odeur même de la vie...
Plus tard, un peu de soleil dore
Une feuille, et deux, et puis tout !
137
POUR LA MUSiaUE
Alors, l'oiseau nouveau qui l'ose le premier
Après la pluie
Chante !
Et comme une acre fleur sort d'une lampe éteinte
Il monte de mon cœur l'offrande d'un vieux rêve...
Un rayon rôde encore à la crête du mur,
Glisse d'une main calme et nous conduit vers
l'ombre...
Est-ce la pluie ? Est-ce la nuit ?
Au loin, des pas vieux et noirs
S'en vont
Le long des murs du parc où les vieux arbres
songent...
138
DIMANCHES
Des champs comme la mer, l'odeur rauque des
herbes,
Un vent de cloches sur les fleurs après l'averse,
Des voix claires d'enfant dans le parc bleu de pluie,
Un soleil morne ouvert aux tristes, tout cela
Vogue sur la langueur de cet après-midi...
L'heure chante. Il fait doux. Ceux qui m'aiment
sont là...
J'entends des mots d'enfant, calmes comme le jour.
La table est mise simple et gaie avec des choses
Pures comme un silence de cierges présents...
Le ciel donne sa fièvre hélas comme un bienfait...
Un grand jour de village enchante les fenêtres...
Des gens tiennent des lampes c'est fête et des
fleurs...
Au loin un orgue tourne son sanglot de miel...
Oh je voudrais te dire
139
AUBES
Que l'aube apporte le vent neuf
Et qu'elle joue aux quatre coins
Avec nostalgie dans les villes
Aux carrefours ornés de glaces
dui attirent de vieux regards
Subtils du fond des lointains graves...
Que les rats qui roulent sans bruit
D'un arbre à l'autre hors de leurs grilles,
Au ruisseau que l'heure pâlit
Traversent ton ombre grandie
Lorsque les choses vous regardent
Aussi vite qu'on les regarde...
Que s'ouvrent au tremblement mauve
Les corolles des boucheries
Où s'égoutte du sang qui dort
Et que le ciel monte à coups sourds
Du bout du fleuve au timbre obscur
Où un remorqueur meugle et fume
D'un nasal noir contre le jour...
140
POUR LA MUSiaUE
QjLie le mitron ferme le four
Où brasillent les vieilles cendres
Et qu'une femme vigilante
Aux yeux de mère et de servante
Sous une porte où le vent s'enfle
Souffle ses fumerons qui chantent
lit verse le Noir aux mains lentes...
Que Taube emmêle le vent réche
Dans l'arbre où se peigne la lune
Et qu'elle réveille la mare
Couverte d'un duvet de prune
Où d'étranges insectes tremblent
Sensibles comme des balances
Sur un vieux nuage qui dort...
11 suffit — pour que tu te chantes
Une chanson basse, égarée,
Où il est question de femmes,
De bleus retours à des campagnes.
De promesses et de poëmcs,
— Et que ton cœur se fonce et pleure
De pleurer sur d'anciennes larmes...
141
CHANSON
Les fabricants ont arrangé
Pour notre usage, les objets
Usuels — Les objets aimés...
Le bruit du cristal éveillé
Pareil à un sommeil léger
N'a pas troublé n'a pas troublé
Les gens — de leur prospérité...
Ils en ont fait des quantités
Sans être émus de leur beauté
Et, pour satisfaire à la vente,
Notre petite sœur la lampe,
La lampe qui voit nos baisers...
Notre petite sœur la lampe
A la ronde voit nos baisers.
Comme les morts elle dormait
Sans bruit, au creux d'un tertre vert.
142
POUR LA MUSiaUE
Tout le jour elle était fermée
Sur son rôle et se recueillait
Et se taisait comme se tait
Une ruche, sans bruit l'hiver...
Mais voici l'heure. Une petite
Etoile tremble et périclite...
x\u bleu triste de la croisée
La mouche tait son bruit disert...
Et la lampe fait sa lumière
Douce et pâle, couleur des plages,
Couleur des blés, couleur des sables,
Couleur des sables du désert...
Dans une maison qu'on ignore
Le soir monte au bras du danger
Et s'arrête sur un palier
Devant une porte marquée...
1898.
143
TABLE DES MATIERES
\"'
TABLE
AETERNAE MEMORIAE PATRIS
Depuis, il y a toujours Page 15
POEMES
sa
Pourrait-elle s'ouvrir encore .
De la tendresse — et de la tristesse
Mauvais cœur
Sur les fausses portées d'un bar
On dit : qu'il cache une partie de
vie
Des enfants jouent et crient.
Dans la rue qui monte au soleil
Cinq-Ponts! Le train crie.
Une tenture enfin semble filtrer
Dans les villes jaunes sur un
d'orage
Le boulevard défile et bâille .
Sur le trottoir tout gras de bouges
147
cie
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TABLE
La gare se dressait Page 54
Toute la plaine qui descend contre
la ville
Lorsque tu veillais sur mon désert
Ils entrèrent au crépuscule
Les mots, les mots spéciaux .
Par les chemins cachés d'une ville
Dans un quartier qu'endort l'odeur
Aux longs traits du fer et des pierres
La rampe s'allume
Retourne aux pays sans amour .
Voici tant d'années, Gérard de Nerval
La petite gare aux ombres courtes
J'ai passé la croix de fer . . .
Une voix chante
Le soir se penche avec langueur.
La mer phosphorescente perle entre
les arbres
Les festins qui sonnaient aux ter
rasses du soir
Il est tard. Dans ce long couloir.
Une odeur nocturne, indéfinissable
Se peut-il que ce faux ménage .
148
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105
Page
108
Page
no
TABLE
La corde le serrait si fort .... Page m
On a trouvé sur le cadavre, des
lettres Page 112
Un homme a penché la tête en
arrière Page 114
Un ange se pose aux créneaux du
jour Page 118
La vie tournait dans son passé . . Page 120
POUR LA MUSiaUE
Rêves Page 127
Tonnelles Page 128
Orgue sous la fenêtre Page 129
Au pays Page 130
Intérieur Page 131
En vacances Page 133
Romance Page 135
Au fil de l'heure pâle Page 137
Dimanches Page 139
Aubes Page 140
Chanson Page 142
149
ACHEVÉ D'IMPRIMER
LE VINGT NOVExMBRE MIL
NEUF CENT DIX-NEUF SUR
LES PRESSES DE PAILLART
A ABBEVILLE — SOMME
BINDING LIST ,;rR 1 1941
P(4 Fargue, Léon Paul
2611 Poèmes
a66p6
PLEASE DO NOT REMOVE
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