Skip to main content

Full text of "Poésies, 1855-1870"

See other formats


ïi 


SxJÇibris 

PROFESSORJ.S.WILL 


POÉSIES 


ANDRÉ    LEMOYNE 

185  5  —   1870 

(Les  Charmeuses  —  Les  Roses  d'Anton) 

COURONNÉES  PAR  L' ACADÉMIE  FRANÇAISE 


PARIS 
ALPHONSE    LEMERRE,    EDITEUR 

27-29,      PASSAGE     CHOISEUL,     27-29 


-'  '      ^c$ 


POESIES 


ANDRÉ    LEMOYNE 


TOUS     DROITS     RÉSERVÉS. 


POÉSIES 


ANDRE    LEM.OYN 

18  $  5  —  1870 

{Les  Charmeuses  —  Les  Roses  d'Antan) 

COURONNÉES    PAR    L'ACADÉMIE    FRANÇAISE 


PARIS 
4LPHONSF     I  E  MEB  RE,     t  DITFAR 

27-29,     PASSAGE     CHOISEUl,     27-29 
M  DCCC  LXXIII 


2337     . 

L43ftl7 
/$73 


708778 


LES 


CHARMEUSES 


SOUS    LES    HÊTRES 


SOUS    LES     HETRES 


A   Francis  Blin. 


Las  du  rail  continu,  du  sifflet  des  machines, 
Conduit  par  mes  deux  pieds,  comme  un  simple  marcheur, 
J'aime  à  vivre  en  plein  bois  dans  l'herbe  des  ravines, 
Enveloppé  d'oubli,  de  calme  et  de  fraîcheur. 


Là  jamais  aucun  bruit  des  wagons  ni  des  cloches  ; 
Pas  même  l'Angélus  d'un  village  lointain. 
J'écoute  un  filet  d'eau  qui,  filtrant  sous  les  roches 
Fait  frémir  au  départ  trois  feuilles  de  plantain. 


Les  Charmeuses. 


Le  beau  loriot  jaune  et  la  mésange  bleue, 

Souvent  de  compagnie  avec  le  merle  noir, 

Doux  chanteurs  buvant  frais,  viennent  d'un  quart  de  lieue. 

Réjouis  du  bain  pur  et  charmés  du  miroir. 

Le  plus  riche  voisin  de  la  source  limpide 
Parfois  comme  un  éclair  s'échappe  des  roseaux: 
C'est  un  martin-pêcheur  au  vol  droit  et  rapide, 
Emportant  sur  son  aile  un  reflet  vert  des  eaux. 

Blutée  à  petit  jour  par  les  feuilles  de  hêtre, 
Une  lueur  discrète  éclaire  les  ravins, 
Peuplés  d'esprits  follets  que  j'aime  à  reconnaître  : 
Sphinx,  papillons  nacrés,  faunes  et  grands  sylvains. 

Sous  la  haute  forêt  le  cœur  troublé  s'apaise. 
Les  plus  fraîches  senteurs  m'arrivent  à  la  fois. 
Est-ce  un  parfum  de  menthe,  un  souvenir  de  fraise? 
Est-ce  le  chèvrefeuille  ou  la  rose  des  bois? 

Rêveur  enseveli  dans  une  paix  profonde, 
Du  long  fuseau  des  jours  j'aime  à  perdre  le  fil, 
J'aime  à  ne  plus  savoir  quel  âge  a  notre  monde. 
Si  je  suis  un  enfant  du  siècle  ou  de  l'an  mil  ; 


Sous  les  Hêtres. 


Et  j'aime  à  voir  passer  là-bas,  gardant  ses  chèvres, 
La  petite  fileuse  au  sourire  ingénu, 
Qui  va  chantant  d'un  cœur  aussi  pur  que  ses  lèvres 
Une  vieille  chanson  d'un  poëte  inconnu: 

La  chanson  qui  jadis  a  charmé  sa  grand'mère, 
Et  qu'aux  arbres  des  bois  souvent  on  redira, 
Tant  qu'on  pourra  cueillir  muguet  et  primevère. 
Et  que  la  fleur  d'amour  dans  une  âme  éclôra. 


<I{OSQAI%E     'D'oA&dOU'H. 


ROSAIRE     D'AMOUR 


J'aime  tes  belles  mains  longues  et  paresseuses, 
Qui,  pareilles  au  lis,  n'ont  jamais  travaillé, 
Mais  savent  le  secret  des  musiques  berceuses 
Qui  parlent  à  voix  lente  au  cœur  émerveillé.  — 
J'aime  tes  belles  mains  longues  et  paresseuses. 

J'aime  tes  petits  pieds  vifs  et  spirituels, 
Petits  pieds  éloquents  de  la  cheville  aux  pointes, 
Que  les  saints,  oubliant  leurs  graves  rituels, 
Plies  sur  deux  genoux,  baiseraient  à  mains  jointes. — 
J'aime  tes  petits  pieds  vifs  et  spirituels. 


Les  Charmeuses. 


J'aime  ta  chevelure  abondante  et  houleuse, 
Flots  noirs  en  harmonie  avec  ton  cou  bistré. 
Je  crois  bien  que  jamais  une  main  de  fileuse 
Ne  tria  d'écheveau  si  fin  et  si  lustré.  — 
J'aime  ta  chevelure  abondante  et  houleuse. 

J'aime  tes  yeux  vert  d'eau,  j'aime  tes  yeux  songeurs. 
Quand  je  regarde  en  eux,  je  pense  aux  mers  profondes 
Dont  le  mystère  échappeaux  plus  hardis  plongeurs  ; 
Je  rêve  d'un  abîme  où  s'égarent  les  sondes.  — 
J'aime  tesyeux  vert  d'eau,  j'aime  tesyeux  songeurs. 

J'aime  ta  bouche  en  fleur  dont  la  corolle  s'ouvre, 
Pur  carmin  sur  un  fond  de  neige  éblouissant. 
C'est  à  prendre  en  pitié  tous  les  trésors  du  Louvre. 
J'aime  ta  bouche  en  fleur,  fleur  de  chair,  fleur  de  sang  - 
J'aime  ta  bouche  en  fleur  dont  la  corolle  s'ouvre. 

Vous,  la  belle  de  nuit  et  la  belle  de  jour, 

Me  pardonnerez-vous  cette  ingrate  analyse? 

Si  j'ai  mal  égrené  le  rosaire  d'amour, 

C'est  qu'un  cher  souvenir  trop  capiteux  me  grise.  — 

Grâce,  belle  de  nuit;  grâce,  belle  de  jour. 


LES    CHM'BJMEUSES 


LES    CHARMEUSES 


A  Jules  Claretie 


LES      NAGEURS. 


O  filles  de  la  mer,  loin  des  bords  égarées. 
Quand  les  flots  s'empourpraient  aux  lueurs  du  couchant, 
Nous  avons  entendu  votre  merveilleux  chant 
Épanouir  en  chœur  ses  voix  énamourées. 


Mais  nous  sommes  en  vain  de  robustesn  ageurs; 
Nous  fatiguons  nos  bras  sans  pouvoir  vous  atteindre, 
Et  voici  bientôt  l'heure  où  le  jour  va  s'éteindre  : 
Là-bas  l'horizon  perd  lentement  ses  rougeurs. 


,6  Les  Charmeuses. 


Obstinés  à  vous  suivre,  oublieux  de  la  terre. 
Nous  avons  aperçu  le  dernier  goéland 
Inquiet  du  rivage,  à  grande  aile  volant, 
Qui  cherchait  son  chemin  dans  le  ciel  solitaire. 

Quel  est  donc  le  secret  de  vos  enchantements, 
O  filles  de  la  mer,  ardemment  désirées? 
Nous  vous  avons  tendu  nos  mains  désespérées  : 
Vous  échappez  toujours  à  nos  embrassements  ! 

Notre  vigueur  s'épuise,  et  les  vagues  sont  fortes 
Quand  la  nuit  descendra  sur  les  flots  assombris, 
Nous  irons  au  hasard,  comme  de  vains  débris, 
Roulés  dans  les  courants  avec  les  algues  mortes. 

Sous  le  charme  fatal  dé  vos  regards  moqueurs, 
Avant  qu'un  froid  écueil  brise  nos  folles  têtes, 
Daignerez-vous  au  moins  nous  dire  qui  vous  êtes, 
Les  mourants  voudraient  voir  la  place  de  vos  cœurs  ? 


Les    Charmeuses. 


LES     CHARMEUSE; 


Oui,  jeunes  amoureux,  vous  saurez  qui  nous  sommes  : 
Sous  notre  beau  sein  nu,  notre  cœur  est  absent; 
Vous  n'y  trouveriez  pas  une  goutte  de  sang. 
Autrefois  nous  avons  vécu  parmi  les  hommes. 

Nous  fûmes  autrefois  des  martyres  d'amour. 
On  a  dû  vous  parler  de  ces  vierges  trompées, 
Nombreuses  légions  de  l'abîme  échappées, 
Sur  mer  apparaissant  vers  le  déclin  du  jour? 

Pour  avoir  bu  le  fond  de  la  souffrance  humaine, 
Nous  voyons  aujourd'hui  froidement  les  douleurs; 
Nous  avons  tant  pleuré  que  nous  rions  des  pleurs 
Des  pauvres  soupirants  que  le  flot  nous  amène. 

Nous  respirons  la  fleur  de  vos  amours  naissants, 
Lorsque  par  un  temps  clair  nous  chantons  à  voix  pures. 
En  traînant  sur  les  eaux  nos  grandes  chevelures 
Où' se  prennent   les  cœurs  des  beaux  adolescents. 


Les  Charmeuses. 


Vous  descendrez  tout  droit  aux  grottes  sous-marines. 
Morts  dans  votre  jeunesse  et  dans  votre  beauté  ; 
Et  nous  vous  coucherons  dans  un  lit  incrusté 
De  nacre,  de  corail,  d'ambre  et  de  perles  fines. 

Les  riches  mousses  d'or  serviront  d'oreiller  ; 
De  larges  fucus  verts  brodés  de  coquillages 
Vous  feront  des  rideaux  à  merveilleux  ramages, 
Et  loin  des  bruits  d'en  haut  vous  pourrez  sommeiller. 

Là  ne  descend  jamais  la  houle  des  orages; 
Le  jour  tombe  assoupi  dans  l'abîme  dormant 
Où  l'Océan  profond,  calme  éternellement, 
Est  pur  comme  le  ciel  au  delà  des  nuages. 


w 


aMziTIV^    rD:OCTOrBcR^E 


MATIN    D'OCTOBRE 


A  Jules  Breton. 


Le  soleil  s'est  levé  rouge  comme  une  sorbe 
Sur  un  étang  des  bois  :  —  il  arrondit  son  orbe 
Dans  le  ciel  embrumé,  comme  un  astre  qui  dort  ; 
Mais  le  voilà  qui  monte  en  éclairant  la  brume, 
Et  le  premier  rayon  qui  brusquement  s'allume 
A  toute  la  forêt  donne  des  feuilles  d'or. 

Et  sur  les  verts  tapis  de  la  grande  clairière, 
Ferme  dans  ses  sabots,  marche  en  pleine  lumière 
Une  petite  fille  (elle  a  sept  ou  huit  ans). 
Avec  un  brin  d'osier  menant  sa  vache  rousse. 


Les  Charmeuses. 


Elle  connaît  déjà  l'herbe  fine  qui  pousse 

Vive  et  drue,  à  l'automne,  au  bord  frais  des  étangs. 

Oubliant  de  brouter,  parfois  la  grosse  bête, 
L'herbe  aux  dents,  réfléchit  et  détourne  la  tête, 
Et  ses  grands  yeux  naïfs,  rayonnants  de  bonté, 
Ont  comme  des  lueurs  d'intelligence  humaine  : 
Elle  aime  à  regarder  cette  enfant  qui  la  mène, 
Belle  petite  brune  ignorant  sa  beauté. 

Et,  rencontrant  la  vache  et  la  petite  fille, 

Un  rouge-gorge  en  fête  à  plein  cœur  s'égosille; 

Et  ce  doux  rossignol  de  l'arrière-saison, 

Ebloui  des  effets  sans  connaître  les  causes, 

Est  tout  surpris  de  voir  aux  églantiers  des  roses 

Pour  la  seconde  fois  donnant  leur  floraison. 


k8« 


-V 


FIfr£   cD,qAT)%IL 


FIN    D'AVRIL 


A  Joseph  Boulmier. 


Le  rossignol  n'est  pas  un  froid  et  vain  artiste 
Qui  s'écoute  chanter  d'une  oreille  égoïste, 
Emerveillé  du  timbre  et  de  l'ampleur  des  sons  : 
Virtuose  d'amour,  pour  charmer  sa  couveuse, 
Sur  le  nid  restant  seule,  immobile  et  rêveuse, 
Il  jette  à  plein  gosier  la  fleur  de  ses  chansons. 


2(5 


Les  Charmeuses. 


Ainsi  fait  le  poète  inspiré.  —  Dieu  l'envoie 
Pour  qu'aux  humbles  de  cœur  il  verse  un  peu  de  joie. 
C'est  un  consolateur  ému.  —  De  temps  en  temps, 
La  pauvre  humanité,  patiente  et  robuste, 
Dans  son  rude  labeur  aime  qu'une  voix  juste 
Lui  chante  la  chanson  divine  du  printemps. 


cBOcJRJMEUSE 


DORMEUSE 


A   Gustave  Godard. 


Le  soleil  du  matin  tombe  en  bruine  d'or 
A  travers  les  rideaux  de  blanche  mousseline: 
C'est  comme  un  fin  brouillard  de  lumière  en  sourdine 
Éclairant  l'oreiller  d'une  blonde  qui  dort. 

Les  cheveux,  déroulés  comme  un  torrent  de  soie 
Riche  de  tous  ses  flots  trop  longtemps  contenus, 
Débordent  sur  l'épaule  et  baisent  les  seins  nus 
De  la  femme  qui  rêve...  et  sourit  dans  sa  joie. 


3<d  Les  Charmeuses. 


Elle  s'épanouit  sous  des  regards'  aimés  ; 
L'amoureux  ébloui  contemple  sa  dormeuse, 
Écoutant  respirer  la  paisible  charmeuse 
Qui,  dans  un  songe  bleu,  sourit  les  yeux  fermés. 

A  travers  les  grands  cils  de  ses  paupières  closes, 
Il  voudrait  voir  un  seul  de  ses  rêves  charmants  ! 
Quelle  image  apparaît  à  ses  beaux  yeux  dormants? 
Cueille-t-elle  des  lis,  des  bluets  ou  des  roses? 

Le  sein  veiné  d'azur  s'agite...  Elle  a  parlé 
(La  parole  n'est  pas  un  murmure  d'abeille)  ; 
Un  mot  s'est  échappé  de  sa  bouche  vermeille, 
Un  nom  d'homme  inconnu,  très-bien  articulé! 

Nom  sonore  et  vibrant  dont  toutes  les  syllabes 
Comme  un  timbre  d'or  pur  ont  clairement  tinté.  — 
Ce  n'est  pas  lui  qui  rêve...  Il  a  trop  écouté. — 
Il  n'est  pas  endormi  dans  les  contes  arabes. 

Muet,  anéanti,  devant  ce  frais  sommeil 
Qui  laisse  voir  le  fond  d'une  pensée  intime, 
Sur  la  femme  penché  comme  sur  un  abîme. 
Il  retient  son  haleine,  épiant  le  réveil. 


Dormeuse.  3 1 

Mais  toute  à  son  bonheur  la  donneuse  paisible, 
Comme  souriant  d'aise  à  l'écho  de  sa  voix, 
Répète  le  nom  d'homme  une  seconde  fois, 
Et  voici  l'amoureux  qui  jette  un  cri  terrible. 

La  blonde  ouvre  ses  yeux  divins  :  «  Si  tu  savais. . . 
(Lui  dit-elle  tout  bas  en  lui  baisant  l'oreille) 
—  Dieu  voit  d'en  haut  la  femme  heureuse  qui  sommeille 
Far  les  sentiers  fleuris  du  printemps  je  rêvais.  — 

a  Tu  n'as  pas  vu  de  fleurs  si  richement  écloses... 
Avril,  mai,  juin,  juillet...  N'as-tu  pas  deviné? 
J'ai  trouvé  le  beau  nom  de  notre  premier-né, 
Tout  en  cueillant  des  lis,  des  bluets  et  des  roses!» 


c<T>c. 


LES  GqA<IÇDIEV^S  "BU  FEU 


LES    GARDIENS    DU    FEU 


A   Sainl-René   Taillandier. 


1 


En  décembre  les  jours  sont  de  courte  durée, 
Notre  zone  brumeuse  est  à  peine  éclairée: 
A  la  pointe  du  Raz,  dès  quatre  heures  du  soir, 
Le  soleil  tombe  en  mer,  la  nuit  jette  son  voile  ; 
Et  jusqu'au  lendemain  pas  un  rayon  d'étoile. 
Sur  la  côte  où  le  flot  se  brise,  tout  est  noir. 

De  la  pointe  du  Raz  aux  bancs  de  la  Gironde, 
Écumeur  éternel,  partout  l'Océan  gronde, 
Sur  des  milliers  d'écueils  multipliant  son  bruit 


3  C>  ■      Les    Charmeuses. 


(Autant  d'écueils,  autant  de  souvenirs  funèbres), 
Cette  voix  de  la  mer,  parlant  seule  aux  ténèbres, 
Est  sinistre  durant  quatorze  heures  de  nuit. 

Et  surtout  quand  on  pense  aux  nombreux  équipages 
Qui,  par  les  soirs  d'hiver,  poussis  dans  nos  parages, 
Reviennent  fatigués  d'un  voyage  au  long  cours. 
Ils  ont  vu  le  cap  Horn  ou  les  mers  boréales  ; 
Mais  les  cœurs  sont  restés  sur  les  grèves  natales, 
Comptant  les  jours  des  mois  et  les  heures  des  jours. 

Du  golfe  de  Biscaye  aux  passes  de  la  Manche, 
Le  grand  Océan  sombre  est  dans  sa  fureur  blanche  ; 
Il  ne  reconnaît  pas  les  navires  errants. 
Ceux  que  nous  attendons  nous  arrivent  peut-être, 
Et  pas  un  astre  au  ciel  ne  daigne  reparaître: 
Tout  le  ciel  est  peuplé  d'astres  indifférents. 

Mais  de  riches  lueurs,  vertes,  rouges  et  bleues, 
Apparaissent  en  mer,  jusqu'à  neuf  et  dix  lieues, 
Au  marin  dans  la  houle  et  dans  la  nuit  perdu. 
D'où  vient-elle  si  tard,  cette  clarté  bénie? 
Est-ce  un  regard   puissant  de  quelque  bon  génie  ? 
Non.  —  Du  bord  de  l'abîme  un  homme  a  répondu. 


Les  Gardiens  du  Feu.  j7 

Quand  le  ciel  éteindra  ses  étoiles  avares, 

Pour  éclairer  l'espoir  l'homme  a  planté  des  phares 

Sur  les  rocs,  les  écueils,  la  pointe  des  îlots; 

Dès  que  meurt  le  soleil,  la  côte  illuminée 

Déploie  avec  lenteur  une  large  traînée 

De  sa  lumière  ardente  à  l'horizon  des  flots. 

Si  le  ciel  est  peuplé  d'étoiles  inutiles, 

A"  Noirmoutiers,  Pemmarch;  à  Barfleur,  auxSept-Iles; 

A  l'avant  de  la  terre,  aux  roches  d'Ouessant; 

Aux  dunes  de  Saintonge,aux  deux  caps  de  la  Hève, 

Partout,  à  la  même  heure,  une  flamme  se  lève 

Et  jette  dans  la  nuit  un  jour  éblouissant. 


Pour  les  navigateurs  qui  s'approchent  des  côtes, 
Un  homme  toujourssûr  veille  à  ces  flammes  hautes, 
Prisonnier  volontaire  enfermé  dans  les  tours  ; 
Et  le  plus  grand  vaissîau  vient  du  large  sans  craindre 
Que  la  lampe  du  phare  un  instant  laisse  éteindre 
Le  rayon  de  salut  qui  doit  briller  toujours. 


38  Les  Charmeuses. 


Ceux  qui  gardent  le  feu,  les  veilleurs  invisibles, 
Par  les  gros  temps  d'hiver  ont  des  heures  terribles  : 
Sur  un  roc,  détaché  du  monde  des  vivants, 
Où  le  nuage  pleure,  où  le  flot  se  lamente.  — 
Les  phares  sont  debout  au  cœur  de  la  tourmente, 
Dans  l'aveugle  chaos  des  lames  et  des  vents. 

Il  faut  avoir  le  pied  marin  par  intervalles  : 
Leurs  tiges  de  granit,  sous  le  fouet  des  rafales, 
Oscillent  brusquement  comme  de  longs  roseaux. 
Il  semble  que  parfois  la  tour  déracinée, 
Par  la  rage  du  vent  tout  d'un  bloc  entraînée, 
Comme  un  arbre  arraché  disparaît  dans  les  eaux. 

Mais  le  phare  est  solide  et  tient  bon.  —  L'homme  veille  ! 

Tous  les  bruits  de  la  mer  ont  usé  son  oreille. 

Il  n'entend  pas  les  cris  d'oiseaux  tourbillonnants, 

Hors  d'haleine,  accourus  dans  un  vol  de  tempête, 

Affolés  de  lumière  à  se  briser  la  tête 

Aux  grands  vitrages  clairs  de  ces  feux  rayonnants. 

Comme  il  ne  peut  rien  voir,  il  ne  peut  rien  entendre  ; 
Mais  l'oreille  est  au  cœur. —  Il  croit,  à  s'y  méprendre, 
Reconnaître  des  voix  dans  le  flot  déferlant... 


Les  Gardiens  du  Feu.  39 

Un  adieu  qui  s'éloigne,  un  long  sanglot  qui  passe  ... 
Il  écoute...    Quelqu'un  heurte  la  porte  basse, 
Comme  un  ami  perdu  qui  frappe  en  le  hélant. 

L'étrange  illusion  du  veilleur  est  si  forte 
Qu'il  bondit  pour  descendre  à  sa  petite  porte, 
Dans  le  débordement  des  eaux,  prêt  à  l'ouvrir. 
Il  touche  au  verrou  froid  ;  —  il  s'apaise,  il  remonte, 
Songeant  qu'à  l'horizon  plus  d'un  navire  compte 
Sur  la  clarté  d'en  haut  qui  ne  doit  pas  mourir. 

Elle  étouffe  son  cœur,  la  pauvre  sentinelle, 

Dans  cette  longue  nuit  qui  lui  semble  éternelle  ! 

Une  bande  grisâtre  annonce  enfin  le  jour. 

Le  ciel  blanchit  au  large.  —  On  »oit  clair.  —  La  marée, 

Comme  un  mince  fil  bleu,  s'est  au  loin  retirée; 

Et  l'homme,  respirant,  s'échappe  de  sa  tour. 


III 


J'aime  à  penser  à  vous,  lampes  si  bien  gardées, 
Comme  au  symbole  pur  des  plus  saintes  idées 


4° 


Les  Charmeuses. 


Que  Dieu  jette  au  foyerd'uneceur  simple  et  fervent. 
Si  la  Foi  n'est  qu'un  mot,  et  l'Espérance  un  doute; 
Si,  par  la  nuit,  un  peuple  est  surpris  dans  sa  route, 
Quelques  hommes,  pour  tous,  gardent  le  feu  vivant. 

On  ne  sait  pas  le  nom  de  ces  êtres  paisibles  ; 
Dans  le  grand  bruit  du  siècle  ils  passent  invisibles, 
Des  plus  riches  clartés  humbles  distributeurs. 
Mais  la  postérité  les  compte  et  les  salue  ; 
Elle  est  juste  et  courtoise  aux  gens  de  race  élue 
Qui  de  la  vérité  se  firent  serviteurs. 


LILIoA 


^£^*£*Qâ^ 


L  I L  I A 


A    Théodore  de  Banville. 


L 


e  char  s'en  va,  conduit  par  quatre  chevaux  blancs, 
Sans  taches,  deux  de  front,  tous  quatre  ressemblants. 


L'hiver  a  déroulé  son  grand  tapis  de  neige, 
Où  des  vierges  sans  bruit  chemine  le  cortège, 

En  fourrure  d'hermine,  en  robes  de  satin, 
Les  pleurs  glacés  dans  l'œil  par  le  froid  du  matin. 


Les  Charmeuses. 


Le  ciel  est  gris  de  perle  et  très-calme  :  —  les  cierges 
Brûlent  d'un  feu  tranquille  aux  mains  pures  des  vierges. 

Les  vieux  genévriers,  pour  ce  deuil  virginal, 
Portent  rameaux  de  givre  et  feuilles  de  cristal. 

Torrents  vitrifiés  et  cascades  gelées 

Dorment  en  flots  de  marbre  au  versant  des  vallées. 

D'un  grand  bloc  de  glaciers  le  soleil  émergeant 
Monte  au  ciel  sans  rayons  comme  un  astre  d'argent. 

Plus  haut  que  le  soleil,  en  ordre  sur  deux  lignes, 
Émigrantvers  le  Nord,  passe  un  long  vol  de  cygnes. 


L'ÉTOILE   "BU  "BE^GETl 


L'ETOILE   DU   BERGER 


A  Sainte-Beuve. 


LE     BERCER. 

Etoile  du  berger,  si  tu  voulais  m'entendre, 
Toi  qui  brilles  là-haut  comme  un  pur  diamant  ; 
Où  mon  œil  n'atteint  pas,  ton  regard  peut  descendre. 
Par  cette  belle  nuit  tu  verras  clairement... 


L    ETOILE. 

Je  vois  plusieurs  pays...  Lequel  regarderai-je? 

LE    BERCER. 

Le  pays  au  delà  des  étangs. 


Les   Charmeuses. 


L'ETOILE. 


J'aperçois 
Un  chemin  déroulé  comme  un  ruban  de  neige. 
Il  sort  d'une  colline  et  se  perd  dans  les  bois... 


LE      BERGER. 

M  ais  pour  aller  plus  loin. 

l'étoile. 

Oui.  Le  voilà  qui  marche 
En  plaine,  par  les  champs  de  trèfle  voyageant. 
Après  un  long  détour  il  saute  un  pont  d'une  arche 
Où  dans  les  joncs  miroite  une  source  d'argent. 
Là  je  dois  m'arrêter:  le  chemin  a  deux  branches. 

LE    BERGER. 

Prends  celle  qui  descend  dans  le  creux  d'un  ravin. 

l'  é  toi  l  e. 

Sous  de  vieux  châtaigniers  j'y  vois  des  maisons  blanches 
Qui  grimpent  au  hasard...  j'en  compte  quinze  ou  vingt. 
Tout  le  village  dort. 


L'Etoile  du  Berger.  +9 


LE    BERGER. 

Va  jusqu'à  la  dernière. 
Dis-moi  si  les  volets  ne  sont  pas  entr'ouverts? 

l'étoile. 
Aux  fenêtres  d'en  haut  passe  un  fil  de  lumière. 

LE  BERGER. 

Et  ton  regard  discret  que  voit-il  à  travers  ? 

l'étoi  le. 

Une  fille  aux  bras  nus,  songeuse,  ouvre  l'oreille 
(Les  cheveux  dénoués,  oubliant  son  miroir) 
Au  couplet  printanier  du  rossignol  qui  veille, 
Lui  chantant  le  secret  de  son  cœur  sans  la  voir. 

Avril  épanouit  tout  son  luxe  autour  d'elle, 

Mariant,  pour  lui  plaire,  et  couleur  et  parfum. 

Fleurs  des  bois,  fleurs  des  prés,  fleurs  des  eaux...  Mais  la  belle 

Pour  qui  sont  les  bouquets  n'en  regarde  pas  un. 


50  Les    Charmeuses. 

Je  devine  pourquoi.  La  fleur  qu'elle  respire 

Est  dans  sa  gorge  brune  et  tout  près  de  son  cœur. 

L'amoureuse  lui  donne  un  baiser. 

LE    BERGER. 

Peux-tu  dire 
Le  nom  de  la  fleurette  ? 

l'étoiie, 

Un  muguet. 


LE      BERGER. 


C'est  ma  fleur  ! 


V^UIT    T0m<BQ4?<lTE 


NUIT   TOMBANTE 


.4  Jules  de  Blan\ay 


Dans  les  eaux  sans  reflet  d'une  boueuse  mare, 
Le  froid  soleil  d'hiver,  brusquement  descendu, 
Comme  un  astre  honteux  de  sa  lumière  avare. 
Sous  un  tas  de  roseaux  frissonnants  sTest  perdu. 


Je  reconnais  encor,  dans  une  vapeur  grise, 
Un  rang  de  peupliers  qui  se  profile  en  noir, 
Tantôt  droit,  et  tantôt  souffleté  par  la  bise  ; 
Mais  à  mes  pieds  la  route  est  impossible  à  voir. 


5  +  Les   Charmeuses. 

Pas  un  son  d'Angélus  dans  la  campagne  nue, 
Et  pas  un  maigre  feu  de  pâtre  s'allumant.  — 
Je  traverse  en  aveugle  une  lande  inconnue, 
Dans  un  pays  désert.  —  Pas  un  seul  aboîment. 

Mais  là-haut,  dans  le  ciel,  une  étrange  voix  parle, 
Et  semble  articuler  des  mots  incohérents, 
Monologue  inquiet  d'un  cygne  ou  d'un  grand  harle 
Qui  cherche  dans  la  nuit  ses  compagnons  errants. 

Cette  grave  clameur  descend  au  marécage 
Dont  le  voyageur  las  a  flairé  les  roseaux.  — 
Plus  rien  n'émeut  le  froid  et  sombre  paysage  :  — 
Nuit  partout,  dans  le  ciel,  sur  la  terre  et  les  eaux 


P  c^_0  <£ME  V^oA  <DE 


mg9*s#£mgm 


PROMENADE 


Lace  tes  brodequins,  ma  belle,  et  partons  vite. 
Noue  en  un  seul  bouquet  tes  cheveux  châtain-clair. 
Nous  irons  par  les  bois.  —  Le  ciel  bleu  nous  invite. 
C'est  déjà  le  printemps  qu'on  respire  dans  l'air. 

Nous  prendrons,  si  tu  veux,  ce  petit  chemin  jaune 
Qui.  sous  les  bouleaux  blancs,  court  dans  le  sable  fin  ; 
Pour  nos  pieds  d'amoureux  sentier  large  d'une  aune, 
Mais  qu'on  suit  tout  un  jour  sans  en  trouver  la  fin- 

8 


5  fi  Les   C /tanneuses. 


Nous  irons  nous  asseoir  au  bord  des  sources  fraîches 
Où  le  chevreuil  léger  comme  une  ombre  descend. 
Où  nous  avons  cueilli  la  plante  aux  vertes  fliches. — 
Dans  le  creux  de  ta  main  nous  boirons  en  passant; 

Et  nous  écouterons  sur  les  mares  dormantes 
Cet  invisible  écho,  prompt  à  s'effaroucher, 
Que  tu  croyais  blotti  parmi  les  fleurs  des  menthes, 
Et  qui  ne  dit  plus  rien  dès  qu'on  veut  l'approcher. 

Notre  cœur  salûra  ces  vieux  hêtres  intimes 
Sous  lesquels,  vers  le  soir,  trop  émus  pour  causer. 
Pour  la  première  fois  tous  deux  nous  répondîmes 
Au  chant  du  rossignol  par  un  muet  baiser. 

Loin  d'être  indifférents  au  souvenir  des  autres, 
Nous  verrons  si  le  temps  n'aurait  pas  effacé 
Du  grand  arbre  les  noms  plus  anciens  que  les  nôtres, 
Noms  d'heureux  qui  s'aimaient  dans  le  siècle  passé. 

Et  nous  bénirons  Dieu,  qui,  nous  ayant  fait  naître 
Au  nombre  des  élus,  a  choisi  notre  jour  : 
Si  j'étais  né  plus  tôt,  sans  pouvoir  te  connaître, 
Il  m'aurait  fallu  vivre  et  mourir  sans  amour. 


Promenade.  y) 

Quand  le  ciel  n'a  pour  nous  que  des  rayons  de  fête. 
Quand  tous  les  arbres  sont  richement  habillés, 
S'il  est  de  pauvres  gens  qui  vont  baissant  la  tite 
Et  dans  l'or  du  soleil  marchent  déguenillés. 

Toi  qui  dans  les  douleurs  sais  discrètement  lire, 
Et  dont  les  belles  mains  prêchent  la  charité, 
Tu  répandras  ta  bourss  avec  un  clair  sourire  :  — 
On  nous  pardonnera  notre  félicité. 


3Mr, 


^ 


£MqA%.GUE%!TE 


MARGUERITE 


.4  Hippolyte  Gau'.ier 


IE      RUIS5EAU. 


A  quoi  rêve  ton  cœur,  petite  lavandière  ? 
Sans  être  curieux  pourrais-je  le  savoir? 
Tu  ne  me  chantes  plus  ta  chanson  printanière, 
Et  tes  deux  bras  dormants  tombent  sur  ton  battoir. 


MARGUERITE. 


Je  rêvais  d'un  pays  où  doit  passer  ta  course. 


()\  Les   Charmeuses. 


LE    RUISS  EAU. 

Est-ce  en  pays  d'amont,  sous  les  bouleaux  tremblants 
Qui  se  plaisent  à  voir  au  flot  pur  de  ma  source 
Leur  fine  chevelure  et  de  longs  fuseaux  blancs? 

M  ARC  U  ERITE. 


Ne  cherche  pas  si  loin. 


LE     RUISSEAU. 


Tu  veux  parler  sans  doute 
Du  large  étang,  voilé  de  joncs  et  de  roseaux, 
Où,  voyageur  aveugle  enchevêtrant  ma  route, 
J'eus  peine  à  démêler  le  fil  clair  de  mes  eaux? 


MA  RCU  ERITE. 


Je  parle  d'une  lieue  avant  la  Roselière. 


LE      RUISSEAU. 


Serait-ce  la  vallée  où  je  tourne  un  moulin, 
Où  s'éveille,  à  l'aurore,  une  blonde  meunière 
Dont  les  regards  sont  bleus  comme  une  fleur  de  lin? 


Marguerite.  (*% 


MARGUERITE. 


Non. —  Mais  un  peu  plus  bas  tu  dois  connaître  une  île, 
Quand  tes  eaux  font  la  fourche  en  embrassant  les  prés. 

LE     RUISSEAU. 

J'y  rencontre  un  hameau  suivant  mon  cours  tranquille, 
Où  croît  la  belle  plante  aux  longs  épis  pourprés. 

MARGUERITE. 

C'est  bien  là. 

LE     RUISSEAU. 

J'y  passais  hier  dans  la  soirée; 
Autant  que  j'ai  pu  voir  on  fêtait  la  Saint-Jean. 
Comme  aux  jours  fériés  la  foule  était  parée  : 
Coiffes  de  pur  linon,  souliers  bouclés  d'argent. 

Ayant  noué  leurs  mains  pour  une  immense  ronde, 
Sur  la  pelouse  en  fleur  les  plus  jeunes  dansaient  ; 
A  voir  le  bon  accord  de  tout  cet  heureux  mond.', 
Par  la  joie  éclairés  les  vieux  rajeunissaient. 

Adossi  gravement  aux  barres  des  écluses, 

9 


66  Les   Charmeuses. 


Un  seul  restait  songeur  parmi  les  beaux  garçons, 
Faisant  la  sourde  oreille  au  bruit  des  cornemuses 
Et  ne  paraissant  guère  écouter  les  chansons. 

C'est  un  grand  faucheur  brun,  d'une  fière  tournure, 
Tout  bronzé  par  le  hâle  et  brûlé  du  soleil, 
Portant  comme  les  rois  sa  longue  chevelure.  — 
Son  œil  était  fixé  vers  le  couchant  vermeil. 

Bien  des  filles  passaient,  il  n'en  voyait  aucune. 
Celle  qu'il  attendait  ce  soir-là  ne  vint  pas. 

MARG  UERITB. 

Celle  qu'il  attendait...  est-elle  blonde  ou  brune? 

LE     RUISSEAU. 

Penche-toi  sur  mes  eaux,  tu  la  reconnaîtras. 


"BoAIG^EUSE 


BAIGNEUSE 


Si  je  suis  reine  au  bal  dans  ma  robe  traînante. 
Noyant  mon  petit  pied  dans  un  flot  de  velours, 
Je  suis  belle  en  sortant  de  mes  grands  cerceaux  lourds  : 
Je  n'ai  rien  à  gagner  dans  leur  prison  gênante. 

Voyant  mes  cheveux  d'or  ondoyer  sur  mes  reins, 
La  Vénus  à  la  Conque  aurait  pâli  d'envie. 
Comme  elle,  sur  les  eaux,  tritons  et  dieux  marins, 
Tout  frémissants  d'amour,  longtemps  m'auraient  suivie. 

Ingres  n'a  pas  trouvé  de  plus  riche  dessin. 
Quel  merveilleux  accord  dans  la  grâce  des  lignes! 
Ni  taches,  ni  rousseurs...  Pas  de  vulgaires  signes 
Jurant  sur  les  tons  purs  de  l'épau'e  ou  du  s^in. 


70  Les  Charmeuses. 

Ma  boucha  est  un  écrin  meublé  de  perles  fines. 
J'ai  de  grands  yeux  plus  doux  que  la  fleur  d'un  bluet. 
Pour  me  faire  si  blanche  avec  ce  corps  fluet, 
Ma  mère  au  fond  d'un  rêve  a  dû  voir  des  hermines. 

Que  n'étais-je  à  la  cour  de  France  au  temps  jadis! 
Quels  sonnets  m'eût  chantés  la  Pléiade  charmée  ! 
Sous  le  ciel  d'Italie,  aux  jours  de  Léon  Dix, 
Le  divin  Sanzio  m'eût  peinte  et  m'eût  aimée! 

Depuis  longtemps  déjà  vous  avez  les  yeux  clos 
(Hélas!  comme  à  regret  je  fleuris  la  dernière), 
Diane  de  Poitiers,  la  belle  Ferronnière, 
Et  Marion  Delorme,  et  Ninon  de  Lenclos  ! 

Ah  !  dans  l'ordre  des  temps  quelles  métamorphoses  ! 
Les  poètes  sont  morts...  les  amours  sont  grossiers  .. 
Adieu  le  gentilhomme!  —  Il  faut  plaire  aux  boursiers. 
Gros  phalènes  ventrus  se  vautrant  sur  les  roses. 


LoA    veuve 


LA   VEUVE 


.1     Armand    Silvestre 


Le  sourire  est  en  fleur  sur  les  lèvres  des  belles, 
Dans  la  saison  d'avril  et  des  robes  nouvelles.  — 
Salut,  ô  rubans  clairs,  guimpes  et  cols  brodes, 
Bonnets  aériens  !...  toute  la  panoplie 
Révélant  le  bon  goût  d'une  femme  accomplie 
Traîne  sur  les  fauteuils.  —  Les  tiroirs  sont  vidés. 


C'est  la  fin  d'un  grand  deuil.  —  La  veuve  blanche  et  rose 
Travaille  avec  lenteur  à  sa  métamorphose.  — 
Elle  est  toute  rêveuse  en  se  déshabillant. 
Un  vague  souvenir  de  ses  douleurs  passées 
Mêle  un  papillon  noir  à  ses  riches  pensies, 
Essaim  de  pourpre  d'or  qui  va  s'éparpillant  : 


7+ 


Les  Charmeuses. 


«  Je  puis  donc  reléguer  dans  le  fond  d'une  armoire 

Ce  long  châle  funèbre,  et  cette  robe  noire 

Qui  me  gêne  le  cœur  depuis  quatorze  mois. 

Si  le  deuil  est  le  fard  des  blondes,  je  suis  brune... 

Les  veuves  d'aujourd'hui,  j'en  connais . . .  mais  pas  une 

Ayant  porté  si  jeune  une  aussi  lourde  croix. 

«Ah  !  j'aurais  préféré  la  haire  et  le  cilice 
Aux  lois  de  l'étiquette,  à  l'irritant  supplice 
D'endosser  tous  les  jours  l'austère  mérinos. 
Dire  que  j'ai  porté  des  gants  de  filoselle  ! 
Que  j'avais  de  faux  airs  de  vieille  demoiselle 
Dont  la  chair  historique  a  séché  sur  les  os  ! 

«  Non,  jamais  Velléda,  la  prêtresse  des  Gaules, 
N'a  dû  voir  ruisseler  sur  ses  blanches  épaules 
Sa  grande  chevelure  à  flots  plus  abondants  ;  — 
Et,  sans  trop  me  flatter,  j'ai  vraiment  peine  à  croire 
Que  mon  piano  d'Érard  ait  un  clavier  d'ivoire 
D'un  ordre  aussi  parfait  que  mes  trente-deux  dents. 

«  Quand  je  songe  au  défunt...  c'était  un  galant  homme, 
Un  peu  mûr,  un  peu  chauve,  érudit,  mais  en  somme 
Offrant  à  l'analyse  un  type  assez  banal  ; 


La   Veuve.  75 

Un  de  ces  beaux  diseurs  précieux  et  vulgaires 
Ecoutant  leur  parole,  et  ne  se  doutant  guères 
Qu'ils  n'ont  jamais  pensé  plus  haut  que  leur  journal . 

«  Ma  première  jeunesse  était  mésalliée, 

Et  j'ai  dû  vivre  ainsi  qu'une  fleur  repliée...  — 

Je  crois,  en  vérité,  que,  dix-neuf  fois  sur  vingt, 

Faire  choix  d'un  mari  dans  un  siècle  de  prose, 

C'est  vouloir  essayer  d'un  piètre  virtuose 

Dont  le  doigt  lourd  profane  un  instrument  divin. 

«  Aussi  facilement  qu'un  chapitre  d'histoire, 
Son  image  aux  deux  tiers  s'en  va  de  ma  mémoire  : 
C'est  une  vague  estompe,  un  pastel  affaibli  ; 
Et  je  retrouve  à  peine  au  fond  de  ma  pensée 
Un  relief  indécis  de  médaille  effacée, 
Un  profil  incertain  qui  se  perd  dans  l'oubli. 

«  Sa  demeure  dernière  est  au  Père-Lachaise, 
Sous  le  sable  peigné  d'un  parterre  à  l'anglaise. 
J'y  fais  planter  des  fleurs  des  pays  inconnus. 
L'hiver  comme  l'été  son  boulingrin  verdoie. 
Le  sophora  pleureur  du  Japon  s'y  déploie... 
Enfin,  c'est  un  des  morts  les  mieux  entretenus. 


y(>  Les    Charmeuses. 


II 


«  Du  vêtement  lugubre  où  j'étais  enfermée, 
Par  un  rayon  d'avril,  je  sors  toute  charmée: 
Je  romps  ma  chrysalide  aux  souffles  du  printemps. 
J'ai  le  sang  plus  léger  que  du  sang  d'hirondelle. 
J'aimerais  à  pouvoir  m'envoler  d'un  coup  d'aile 
Dans  l'éther  bleu...  Mon  âme  a  la  couleur  du  temps. 

«  Mes  robes  de  satin,  de  soie  et  de  barége 
Ont  l'aspect  de  brouillards,  de  tourbillons  de  neige  ; 
Le  tissu,  merveilleux  de  richesse  et  d'ampleur, 
Les  tulles  bouillonnes  et  les  flots  de  malines 
Donnent  un  vrai  lyrisme  aux  grâces  féminines  : 
La  femme  est   à  la  fois  papillon,  femme  et  fleur. 

«  Mon  corsage  est  une  œuvre  exquise  d'élégance.  — 

Des  jupes  à  longs  plis  j'aime  l'extravagance. 

(La  traîne  exigerait  peut-être  un  négrillon.) 

Nos  grands  cerceaux  nous  font  mai  cher  comme  des  reines, 

A  pas  lents  et  rhythmés.  —  Autrefois  leurs  marraines 

N'habillèrent  pas  mieux  Peau-d'Ane  et  Cendrillon. 


La  firme.  77 

«  A  dater  d'aujourd'hui  je  recommence  à  vivre. 
L'air  pur,  le  grand  soleil,  les  roses,  tout  m'enivre. 
hî  chant  des  rossignols  monte  au  ciel  réjoui. 
Il  est  juste  qu'enfin  mon  pauvre  cœur  renaisse  ; 
Il  me  faut,  pour  charmer  ma  seconde  jeunesse, 
Un  amour  de  vingt  ans  tout  frais  épanoui. 

a  Je  veux  aimer.  —  J'ai  soif  des  sources  ignorées, 
Et  me  souviens  parfois  des  biches  altérées 
Soupirant,  au  désert  de  l'Ancien  Testament, 
Après  le  miroir  bleu  des  limpides  fontaines 
Qui,  sous  les  tamarins  des  oasis  lointaines, 
Entre  les  fleurs  des  eaux  dorment  si  clairement!  » 


CHo4^dSOD^ 


CHANSON 


A  Francis  Magnard 


r   e  présent,  le  passé,  l'avenir  d'une  femme, 
A^Des  gens  fort  sérieux  prétendent  tout  avoir. 
Ils  prendraient  volontiers  son  image  au  miroir. 
Au  papillon  son  aile,  au  diamant  sa  flamme. 

Dans  l'abîme  insondable  ils  aimeraient  à  voir, 
Avec  leurs  gros  yeux  ronds,  ces  bourgeois  de  vieux  drame, 
La  perle  blanche  éclose  aux  profondeurs  de  l'âme, 
Ils  seraient  assez  fous  pour  oser  la  vouloir. 


Su.  Les  Charmeuses. 

Moi  je  sais  une  femme  auxcheveux  d'un  blond  fauve, 
Que  retient  sur  l'oreille  un  petit  ruban  mauve, 
Et  d'elle,  pour  ma  part,  je  ne  voudrais  pas  tant  : 


Errant  dans  son  sillage,  un  soir,  je  l'ai  suivie, 
Et  je  donnerais  bien  tous  les  jours  de  ma  vie 
Pour  avoir  de  sa  lèvre  un  baiser  d'un  instant. 


moATlID^E 


MARINE 


4  L.  G.  De  Bellêe 


Au  fond  d'un  lointain  souvenir, 
Je  revois,  comme  dans  un  rêve, 
Entre  deux  rocs,  sur  une  grève, 
Une  langue  de  mer  bleuir. 

Ce  pauvre  coin  de  paysage 
Vu  de  très-loin  apparaît  mieux, 
Et  je  n'ai  qu'à  fermer  les  yeux 
Pour  éclairer  la  chère  image. 


86  Lès   Charmeuses. 


Dans  mon  cœur  les  rochers  sont  peints 
Tout  verdis  de  criste  marine, 
Et  je  m'imprègne  de  résine 
Sous  le  vent  musical  des  pins. 

L'œillet  sauvage,  fleur  du  sable, 
Exhale  son  parfum  poivré, 
Et  je  me  sens  comme  enivré 
D'une  ivresse  indéfinissable. 

De  longs  groupes  de  saules  verts, 
A  l'éveil  des  brises  salées, 
Mêlent  aux  dunes  éboulées 
Leurs  feuillages,  blancs  à  l'envers. 

Je  revois  comme  dans  un  rêve, 
Au  fond  d'un  lointain  souvenir, 
Une  langue  de  mer  bleuir 
Entre  deux  rocs,  sur  une  grève. 


SOI%ÉE    "D'HIVER 


^e^aatea^^^ 


SOIRÉE    D'HIVER 


,4   Edouard  Leconte 


Au  coucher  du  soleil,  toute  la  forêt  semble 
Dans  le  recueillement  :  touffes  dechênes  roux, 
Petits  genévriers,  maigres  buissons  de  houx, 
N'ont  pas  dans  la  lumière  une  feuille  qui  tremble. 

On  n'entend  qu'un  oiseau,  travailleur  attardé, 
Dans  le  canton  lointain  des  châtaigniers  antiques  ; 
On  écoute  à  travers  les  grands  bois  pacifiques 
Le  pivert,  dont  le  bec  fait  un  bruit  saccadé  ; 


ço  Les  Charmeuses. 

Étrange  oiseau,  connu  de  cet  homme  qui  passe 
Dans  la  lueur  tranquille  et  pure  du  couchant  ; 
Ce  n'est  pas  un  vieillard  qui  se  traîne  en  marchant, 
Dont  l'échiné  se  courbe  et  dont  la  jambe  est  lasse  ; 

C'est  un  rude  piéton  sortant  de  la  forêt 
Tout  chargé  de  bois  mort. —  Son  pas  ferme  s'allonge  : 
Il  a  vu  le  soleil,  comme  une  grosse  oronge, 
Qui,  là-bas,  s'enfouit  dans  l'herbe  et  disparaît. 

Il  marche  allègrement...  le  fond  du  cœur  rumine 
Quelque  chose  d'heureux...  Dans  leciel  clair  et  froid 
Monte  un  fil  de  fumée,  un  long  fil  bleu  tout  droit. . . 
Son  vieux  masque  rugueux  et  tanné  s'illumine. 

Dans  ce  pli  du  terrain  où  finit  l'horizon 
Il  n'arrivera  pas  avant  la  nuit  peut-être  ; 
Mais  il  a  sur  l'épaule  un  riche  feu  de  hêtre 
Pour  égayer  les  coins  de  toute  la  maison. 

Là,  sous  un  toit  moussu,  fenêtre  et  porte  closes, 
A  l'heure  du  berceau,  les  enfants  réjouis 
Ouvriront  de  grands  yeux  par  la  flamme  éblouis, 
Quand  il  déchaussera  leurs  chers  petits  pieds  roses. 


T<HOIS     VIEILLES 


m^tmftx&m 


TROIS    VIEILLES 


Le  prêtre  avait  béni  l'enfant  qu'on  enterrait...  — 
Trois  vieilles  sœurs  buvaient  au  fond  d'un  cabaret. 

Depuis  dix  ans  les  sœurs  ne  s'étaient  rencontrées 
Qu'une  fois;  les  soleils  de  Paris  sont  trop  courts  : 
On  se  voit  quand  on  peut  dans  la  suite  des  jours, 
Comme  des  voyageurs  des  lointaines  contrées  ; 
Du  faubourg  Saint-Antoine  au  faubourg  Saint-Marcel, 
Pour  les  gens  de  Paris  la  course  est  aussi  grande 
Que  pour  les  gens  de  mer  s'en  allant  d'Arkhangel 


94  Les  Charmeuses. 

Aux  récifs  de  corail  de  la  Nouvelle-Irlande. 

On  broute  à  son  attache,  on  vit  séparément, 

Pour  se  voir  aux  grands  jours  du  prêtre  et  du  notaire, 

Alors  qu'on  se  marie,  ou  bien  quand  on  s'enterre. 

Or,  cette  fois,  c'était  pour  un  enterrement. 


II 


La  plus  haute  en  couleur  était  riche  en  paroles, 
Opulent  spécimen  de  ces  nombreuses  folles 
Qui  sur  le  pavé  gras  ont  largement  vécu, 
Buvant  au  jour  le  jour  jusqu'au  dernier  écu. 
Le  masque  rouge  était  comme  infiltré  de  lie, 
Témoignant  de  l'amour  banal  et  du  gros  vin. 
La  créature  avait  sans  doute  été  jolie, 
Mais  quarante  ans  plus  tôt,  quand  elle  en  comptait  vingt. 
Un  châle  aux  tons  criards  enveloppait   la  vieille, 
Un  madras  à  carreaux  lui  pendait  sur  l'oreille  ; 
C'était  du  vieux  plaisir  bourgeois  et  déhanché, 
Mais  le  brodequin  mauve  était  bien  attaché. 


Trois  Vieilles.  95 


Par  contre,  la  deuxième,  étant  siche,  menue, 
Avait  poussé  tout  droit,  d'une  seule  venue  ; 
Le  froid  visage  maigre  offrait  les  tons  jaunis 
Des  cierges  qui,  n'ayant  jamais  été  bénits, 
Oubliés  dans  un  coin  obscur  de  sacristie, 
Ne  brûlèrent  jamais  pour  éclairer  l'hostie. 
Sans  pousser  une  plainte  et  sans  se  reposer, 
Elle  avait  de  longs  jours  vécu  de  son  aiguille. 
A  la  voir,  on  sentait  que  jamais  un  baiser 
N'avait  épanoui  sa  pauvre  chair  de  fille. 
L'œil  donnait  le  frisson  ;  le  regard,  bleu  d'acier, 
Comme  un  reflet  d'hiver  s'échappait  d'un  glacier. 
L'âge  avait  buriné  sur  les  coins  de  sa  bouche 
Deux  grands  plis  effrayants  d'égoïsme  farouche, 
D'un  égoïsme  étroit,  implacable,  brutal, 
Qui  jamais  au  bonheur  des  autres  ne  pardonne. 
Malade  une  ou  deux  fois,  la  revêche  personne, 
Ne  voulant  pas  coucher  dans  un  lit  d'hôpital, 
Ebréchait  son  épargne  au  fond  de  son  armoire. 
(Pour  tant  de  laiderons  voués  au  célibat, 
La  vie  est  un  obscur  et  terrible  combat 
Dont  les  grands  écrivains  ne  savent  pas  l'histoire.) 
Le  chômage  avait  pris  le  reste  de  son  gain. 
Robe  verte  jadis,  un  long  fourreau  de  serge 
Drapait   les  angles  droits  de  cette  antique  vierge, 


9 6  Les  Charmeuses. 


Etouffant  ses  cheveux  sous  un  étroit  béguin  : 
On  eût  dit  quelque  nonne  échappée  à  sa  grille. 


La  femme  en  noir  était  la  mère  de  famille. 
Comme  usé  par  les  pleurs,  son  visage  était  blanc. 
Elle  ne  buvait  pas,  elle  faisait  semblant, 
Craignant  d'humilier  ses  sœurs,  les  deux  aînées, 
Que  son  grand  deuil  avait  ensemble  ramenées. 
Parfois,  dans  la  torpeur  de  son  accablement, 
D'un  long  bras  amaigri  que  tourmentait  la  fièvre, 
Elle  prenait  son  verre,  elle  y  trempait  sa  lèvre. 
Puis  ses  grands  yeux  taris  regardaient  fixement 
Quelque  chose...  une  image  intime  et  personnelle 
Que  les  deux  autres  sœurs  ne  cherchaient  pasà  voir. 
Comprenant  à  demi  la  douleur  maternelle 
Et  sachant  que  la  femme  était  rentrée  en  elle, 
Ettrouvait  dans  son  cœur  comme  un  fond  de  miroir 
Où  dormait  l'enfant  mort,  jeté  dans  un  trou  noir, 
A  la  fosse  commune,  au  bord  de  la  tranchée 
Où  la  foule  anonyme  à  la  hâte  esl  couchée. 
C'était  son  dernier-né,  chérubin  de  sept  ans. 


Les  deux  autres  étaient  partis  depuis  longtemps: 


Trois  Vieilles.  Ç7 


L'un,  en  mer,  aux  lueurs  de  sa  mauvaise  étoile, 
A  bord  d'un  long  trois-mâts  tout  chargé  d'émigrants. 
Et  le  corps,  mal  cousu  dans  un  lambeau  de  voile, 
On  ne  sait  où,  flottait  au  hasard  des  courants. 

L'autre,  pris  pour  la  guerre,  avait  suivi  l'armée, 
Sans  rien  voir,  emboîtant  le  pas  dans  la  fumée  ; 
.Mais  la  faucheuse  avait  couché  les  bataillons 
Dru  comme  épis  tombants  au  revers  des  sillons. 
Dans  un  pli  de  ravin,  au  bord  de  la  mer  Noire, 
On  l'avait  mis  en  terre,  un  lendemain  de  gloire, 
Empilé  sur  un  tas  de  vaillants  inconnus, 
Pauvres  morts  dépouillés,  ensevelis  tout  nus, 
Aussi  nus  qu'en  sortant  du  ventre  de  leur  mère. 


III 


Vers  cinq  heures  du  soir,  le  jour  s'enténébrant, 
Les  deux  plus  vieilles  sœurs  burent  un  dernier  verre  ; 
Et  puis  chacune  prit  un  chemin  différent  : 
La  Rouge  pour  guetter  quelque  Arthur  de  barrière, 

»3 


98 


Les  Charmeuses. 


La  Jaune  pour  souffler  la  braise  de  son  feu  ; 
Et  la  Blanche,  voyant  les  autres  disparues, 
S'en  alla  devant  elle,  au  hasard,  par  les  rues, 
Dans  la  nuit...  Pauvre  femme!...  eliecroyaitenDieu. 


CHoACT^SOJ^    S\lc4%IJ^E 


CHANSON   MARINE 


Nous  revenions  d'un  long  voyage, 
Las  de  la  mer  et  las  du  ciel. 
Le  banc  dazur  du  cap  Fréhel 
Fut  salué  par  l'équipage. 

Bientôt  nous  vîmes  s'élargir 
Les  blanches  courbes  de  nos  grèves  ; 
Puis,  au  cher  pays  de  nos  rêves, 
L'aiguille  des  clochers  surgir. 


Les    Charmeuses. 


Le  son  d'or  des  cloches  normandes 
Jusqu'à  nous  s'égrenait  dans  l'air  ; 
Nous  arrivions  par  un  temps  clair, 
Marchant  à  voiles  toutes  grandes. 

De  loin  nous  fûmes  reconnus 
Par  un  vol  de  mouettes  blanches, 
Oiseaux  de  Granville  et  d'Avranches, 
Pour  nous  revoir  exprès  venus. 

Ils  nous  disaient  :  «  L'Orne  et  la  Vire 
Savent  déjà  votre  retour, 
Et  c'est  avant  la  fin  du  jour 
Que  doit  mouiller  votre  navire. 

«  Vous  n'avez  pas  compté  les  pleurs 
Des  vieux  pères  qui  vous  attendent. 
Les  hirondelles  vous  demandent, 
Et  tous  vos  pommiers  sont  en  fleurs. 

«  Nous  connaissons  de  belles  filles. 
Aux  coiffes  en  moulin  à  vent, 
Qui  de  vous  ont  parlé  souvent, 
Au  feu  du  soir  dans  vos  familles. 


Chanson    marine. 


IQj 


«  Et  nous  ea  avons  pris  congé 
Pour  vous  rejoindre  à  tire-d'ailss. 
Vous  avez  trop  vécu  loin  d'elles, 
Mais  pas  un  seul  cœur  n'a  changé.  » 


TQ4YSQ4GE    3^0<BJAlQ4V^T> 


^m?, 


PAYSAGE    NORMAND 


A    Ernest    Chesneau. 


J'aime  à  suivre  le  bord  des  petites  rivières 
Qui  cheminent  sans  bruit  dans  les  bas-fonds  herbeux . 
A  leur  fil  d'argent  clair  viennent  boire  les  bœufs, 
Et  tournoyer  le  vol  des  jaunes  lavandières. 

J'en  sais  qui  passent  loin  des  grands  fleuves  bourbeux, 
Diaphanes  miroirs  des  plantes  printanières, 
Et  les  reines  des  prés  s'y  penchent  les  premières 
En  écoutant  jaser  cinq  ou  six  flots  verbeux. 


io8  Les   Charmeuses. 

Ma  petite  rivière  a  la  mer  pour  voisine  : 
Plus  d'un  martin-pêcheur  vêtu  d'aiguë  marine 
Coupe,  sans  y  songer,  le  vol  du  goéland  ; 

Et  parfois,  ébloui  de  l'immensité  bleue, 
L'oiseau  dépaysé,  d'un  brusque  tour  de  queue, 
Vers  les  saules  remonte  et  va  tout  droit  filant. 


T^IVsÇTEmTS 


mgmsù&mgm 


PRINTEMPS 


A   Adolphe    Magu. 


Les  amoureux  ne  vont  pas  loin  : 
On  perd  du  temps  aux  longs  voyages. 
Les  bords  de  l'Yvette  ou  du  Loing 
Pour  eux  ont  de  frais  paysages. 

Ils  marchent  à  pas  cadencés 
Dont  le  cœur  rigle  l'harmonie. 
Et  vont  l'un  à  l'autre  enlac.s 
En  suivant  leur  route  bénie. 


Les    Charmeuses. 


Ils  savent  de  petits  sentiers 
Où  les  fleurs  de  mai  sont  écloses; 
Quand  ils  passent,  les  églantiers. 
S'effeuillant,  font  pleuvoir  des  roses. 

Ormes,  frênes  et  châtaigniers, 
Taillis  et  grands  fûts,  tout  verdoie, 
Berçant  les  amours  printaniers 
Des  nids  où  les  cœurs  sont  en  joie  : 

Ramiers  au  fond  des  bois  perdus, 
Bouvreuils  des  aubépines  blanches, 
Loriots  jaunes  suspendus 
A  la  fourche  des  hautes  branches. 

Le  trille  ému,  les  sons  flûtes, 
Croisent  les  soupirs  d'amoureuses  : 
Tous  les  arbres  sont  enchantés 
Par  les  heureux  et  les  heureuses. 


FLEURS    cD,oAVcBJL 


■s 


FLEURS    D'AVRIL 


A  André   Iheuriet. 


Le  bouvreuil  a  sifflé  dans  l'aubépine  blanche  ; 
Les  ramiers,  deux  à  deux,  ont  au  loin  roucoulé. 
Et  les  petits  muguets,  qui  sous  bois  ont  perlé, 
Embaument  les  ravins  où  bleuit  la  pervenche. 

Sous  les  vieux  hêtres  verts,  dans  un  frais  demi-jour, 
Les  heureux  de  vingt  ans,  les  mains  entrelacées, 
Echangent,  tout  rêveurs,  des  trésors  de  pensées 
Dans  un  mystérieux  et  long  baiser  d'amour. 


1 1 6  Les  Charmeuses. 


Les  beaux  enfants  naïfs,  trop  ingénus  encore 
Pour  comprendre  la  vie  et  ses  enchantements, 
Sont  émus  en  plein  cœur  de  chauds  pressentiments, 
Ccmme  aux  rayons  d'avril  les  fleurs  avant  d'éclore. 

Et  l'homme  ancien  qui  songe  aux  printemps  d'autrefois, 
Oubliant  pour  un  jour  le  nombre  des  années, 
Ecoute  la  voix  d'or  des  heures  fortunées 
Et  va  silencieux  en  pleurant  sous  les  bois. 


G%oAV<irDES    EZ4UX 


GRANDES    EAUX 


A    Charles    Deulin. 


Elle  sort  de  son  lit,  la  Marne  aux  eaux  boueuses. 
Les  saules  ébranchés  que  l'on  voit  sur  deux  rangs, 
Pris  dans  le  tourbillon  jaunâtre  des  courants, 
Marquent  les  anciens  bords  de  leurs  têtes  noueuses. 

Sous  les  arches  des  ponts,  les  eaux,  de  temps  en  temps, 
Enchevêtrent,  parmi  leurs  épaves  confuses, 
De  vieux  arbres  tombes  en  longs  débris  flottants. 
Et  des  barres  de  vanne  et  des  pales  d'écluses. 


Les  Charmeuses. 


De  brouillards  persistants,  tout  le  ciel  embrumé 
Garde  depuis  un  mois  son  voile  gris  de  cendre  : 
On  ne  peut,  au  travers  du  grand  rideau  fermé, 
Voir  les  soleils  d'hiver  ni  monter,  ni  descendre. 

On  entend  de  fort  loin  des  cygnes  migrateurs, 
Tout  désorientés,  dont  les  bandes  sauvages 
Délibèrent  sans  doute  à  d'immenses  hauteurs, 
Accélérant  leur  vol  pour  de  plus  chauds  rivages. 

Quelques  rares  oiseaux  restés  dans  le  pays, 
Mésanges  et  bouvreuils,  consternés  du  déluge, 
Recherchent,  en  dehors  des  terrains  envahis, 
Un  buisson  de  hasard  comme  dernier  refuge. 

De  l'horizon,  la  nuit  fait  brusquement  le  tour: 
Deux  ou  trois  peupliers,  une  flèche  d'église, 
Apparaissent  encor  dans  un  reste  de  jour, 
Mais  bientôt  tout  s'efface,  et  plus  âpre  est  la  bise. 

Et  de  la  tête  aux  pieds  je  frissonne  en  songeant 
Que,  sur  les  grands  chemins  de  notre  froide  terre, 
Grelottent  de  petits  bohèmes  voyageant, 
Pour  qui  déjà  la  vie  est  un  navrant  mystère. 


Grandes    Eaux. 


Ils  plongent  dans  la  nuit  un  triste  et  long  regard. 
En  quête  d'une  ferme  ou  d'une  hôtellerie  : 
Trouveront-ils  un  coin  d'étable  ou  de  hangar. 
Comme,  un  soir  de  Noël,  le  fils  blond  de  Marie? 


itf 


T^ETOUT^ 


mg0zs*£*&*sï 


RETOUR 


A  Alex.  De  Bertha. 


L'absent  qu'on  n'osait  plus  attendre  est  revenu . 
Sans  bruit  il  a  poussé  la  porte. 
Son  chien,  aveugle  et  sourd,  au  flair  l'a  reconnu. 
Et  par  la  grande  cour  l'escorte. 

L'enfant  blond  d'autrefois  est  un  homme  aujourd'hui . 
Par  delà  l'Equateur  sa  trentaine  est  sonnée, 
Et  voilà  bien  dix  ans  qu'on  n'a  rien  su  de  lui. 
Par  les  soleils  de  mer  sa  peau  rude  est  tannée. 


i-C>  Les   Charmeuses. 

Du  vieux  perron  de  pierre  il  monte  l'escalier. 

Les  fleurs  d'un  chèvrefeuille  antique 
Versent,  comme  autrefois,  leur  baume  hospitalier 

Au  seuil  de  la  maison  rustique. 

II  hésite,  il  a  peur,  quand  son  pied  touche  au  seuil . 
C'est  un  pressentiment  funèbre  qui  l'arrête: 
Qui  va-t-il  retrouver?  les  siens  portant  son  deuil, 
Ou  des  êtres  nouveaux  dont  le  cœur  est  en  fête? 

On  l'aperçoit  d'abord  :  —  «  Quel  est  cet  étranger 
Qui  chez  les  autres  se  hasarde 

Sans  éveiller  la  cloche,  et  semble  interroger 
Si  gravement  ceux  qu'il  regarde?  » 

Servantes  et  valets  ne  le  connaissent  pas, 
Mais  la  maîtresse,  assise  et  près  du  feu  courbée, 
Se  lève  toute  droite  et  lui  tend  ses  deux  bras. 
En  étouffant  un  cri  de  mère  elle  est  tombée. 


%$ 


LqA     "BQÂToâlLLE 


LÀ    BATAILLE 


A     Léo    Jouter  t. 


Là-bas,  vers  l'horizon  du  frais  pays  herbeux 
Où  la  rivière,  lente  et  comme  désœuvrée, 
Laissa  boire  à  son  gué  de  longs  troupeaux  de  bœufs, 
Une  grande  bataille  autrefois  fut  livrée. 

C'était,  comme  aujourd'hui,  par  un  ciel  de  printemps. 
Dans  ce  jour  désastreux,  plus  d'une  fleur  sauvage. 
Qui  s'épanouissait,  flétrie  en  peu  d'instants, 
N'o;a  tous  ses  parfums  dans  le  sang  du  rivage. 


ijo  Les  Charmeuses. 

La  bataille  dura  de  l'aube  jusqu'au  soir; 

Et,  surpris  dans  leur  vol,  de  riches  scarabées. 

De  larges  papillons  jaunes  striés  de  noir 

Se  traînèrent  mourants  parmi  les  fleurs  tombées. 

La  rivière  était  rouge:  elle  roulait  du  sang. 
Le  bleu  martin-pêcheur  en  souilla  son  plumage; 
Et  le  saule  penché,  le  bouleau  frémissant, 
Essayèrent  en  vain  d'y  trouver  leur  image. 

Le  biez  du  Moulin-Neuf  en  resta  noir  longtemps. 
Le  sol  fut  .piétiné,  des  ornières  creusées. 
Et  l'on  vit  des  bourbiers  sinistres,  miroitants 
Où  les  troupes  s'étaient  hardiment  écrasées. 


Et  lorsque  la  bataille  eut  apaisé  son  bruit, 
La  lune,  qui  montait  derrière  les  collines, 
Contempla  tristement,  vers  l'heure  de  minuit. 
Ce  que  l'œuvre  d'un  jour  peut  faire  de  ruines  : 

Pris  du  même  sommeil,  là  gisaient  par  milliers, 
Sur  les  canons  éteints,  les  bannières  froissées, 
Épars  confusément,  chevaux  et  cavaliers 
Dont  les  yeux  grands  ouverts  n'avaient  plus  de  pensée 


La  Bataille.  1 3  1 


On  enterra  les  morts  au  hasard et  depuis, 

Les  étoiles  du  ciel,  ces  paisibles  veilleuses, 

Sur  le  champ  du  combat  passèrent  bien  des  nuits, 

Baignant  les  galons  verts  de  leurs  clartés  pieuses  ; 

Et  les  petits  bergers,  durant  bien  des  saisons, 
En  côtoyant  la  plaine  où  sommeillaient  les  braves, 
Dans  leur  gosier  d'oiseau  retenant  leurs  chansons, 
Suivirent  tout  songeurs  les  grands  bœufs  aux  pas  graves. 


LES 


ROSES     D'ANTAN 


Lq4    FÉE    "DES    TLEU%S 


I  A    FEE    DES    PLEURS 


A  Jules  Levallois. 


Vous  souvient-il  encor  des  Écritures  saintes? 
Avez-vous  contemplé  ces  vierges  aux  grands  cils 
Qui  par  Jean  de  Fiesole,  au  Val  d'Arno,  sont  peintes. 
Détachant  sur  fond  d'or  leurs  mystiques  profils? 


Pour  faire  le  portrait  de  madame  Aurélie, 
Il  me  faudrait  l'art  pur  du  maître  florentin 
Qui  de  la  Renaissance  a  charmé  le  matin, 
Aurore  de  printemps  sous  le  ciel  d'Italie. 


i}li  Les  Roses  d'Antan. 

Un  air  de  bienvenue  éclaire  sa  beauté. 
Mais  sa  marche  révèle  une  grâce  de  reine. 
Comme  un  ruisseau  d'argent,  par  sa  limpidité, 
Sa  voix,  presque  enfantine,  enchante  et  rassérène. 

Une  ingrate  pensée,  au  sourire  moqueur, 
De  ses  lèvres  jamais  n'a  troublé  l'harmonie. 
Son  beau  regard  jaillit  d'une  source  bénie, 
Et  repose  la  vue  en  apaisant  le  cœur. 

On  se  plaît  à  revivre  aux  époques  lointaines 
Où,  la  jarre  à  la  main,  des  filles  de  pasteurs, 
Conduisant  les  troupeaux  d'Israël  aux  fontaines, 
Gardaient  des  fils  de  rois  sept  ans  pour  serviteurs. 

A  l'aube  d'un  jour  bleu,  jour  de  Pâques  fleuries, 
Elle  est  née,  —  à  Paris  (voilà  vingt  ans  demain), 
A  l'heure  où  les  croyants  du  faubourg  Saint-Germain 
Écoutent  le  réveil  des  claires  sonneries. 

Quand  on  leur  dit  son  nom,  si  doux  à  prononcer. 
Pour  avoir  un  baiser  de  ses  lèvres  vermeilles, 
De  beaux  groupes  d'enfants  accourent  l'embrass:r, 
Comme  à  l'églantier  rose  accourent  les  abeilles. 


La  Fée  des  pleurs.  ijp 

Plus  d'une  vieille  femme,  ignorant  l'alphabet, 
Mais  sachant,  par  lambeaux,  quelque  pieuse  histoire, 
En  la  voyant  venir,  cherche  dans  sa  mémoire: 
o  Est-ce  la  reine  Blanche  ou  sainte  Elisabeth?  » 

Ému  de  la  jeunesse  et  de  la  bonne  grâce 
De  cette  étrange  fée  aux  yeux  pleins  de  rayons, 
Le  vieux  pauvre,  ébloui  quand  sa  charité  passe. 
Sent  un  cœur  de  vingt  ans  rire  dans  ses  haillons. 

Si  la  rue  est  trop  sombre,  ou  l'escalier,  —  qu'importe- 
Son  pied  monte  aussi  haut  que  le  pied  peut  monter. 
Elle  apparaît  sans  bruit,  donnant  l'or  sans  compter. 
Comme  un  soleil  d'avril  aux  fentes  de  la  porte. 

De  loin,  elle  pressent  la  région  des  pleurs, 
Le  plus  obscur  réduit,  la  plus  humble  soupente; 
Sœur  des  liserons  blancs  dont  la  vrille  grimpante 
Dans  un  œil  de  lucarne  épanouit  ses  fleurs. 

Le  monde  la  croit  veuve.  —  Il  est  des  âmes  fortes, 
Gardant  le  souvenir  d'un  grand  bonheur  défunt, 
Comme  un  chêne,  l'hiver,  garde  ses  feuilles  mortes, 
Et  le  rameau  d'un  cèdre  abattu,  son  parfum. 


i+o  Les  Roses  d'Antan. 

L'amour  a  pris  en  elle  un  divin  caractère, 
Comme  un  grain  d'encens  pur  embaumé  par  le  feu  : 
Sur  les  êtres  créés  à  l'image  de  Dieu 
Il  répand  les  trésors  de  son  cœur  solitaire. 


zMqAISOWI  cDÉSE<I{TE 


MAISON   DESERTE 


A  M.  Paul  Diiot. 


Où  sont  les  habitants  de  la  maison  déserte?... 
Voilà  quinze  ans  déjà  qu'au  tomber  de  la  nuit, 
La  famille  à  la  hâte  a  disparu  sans  bruit... 
On  n'a  pas  vu  depuis  une  fenêtre  ouverte. 

Où  sont-ils,  les  heureux  d'autrefois?...  où  sont-ils? 
N'entendant  plus  monter  ni  descendre  personne, 
Aucune  voix  qui  parle,  aucun  timbre  qui  sonne, 
L'araignée,  en  maîtresse,  a  suspendu  ses  fils. 


Les  Roses  d'Anton. 


Ah!  qu'elle  est  triste  à  voir,  cette  maison  fermée! 
Quel  ténébreux  silence,  et  quel  froid  abandon  ! 
L'ortie  au  pied  des  murs,  la  ronce  et  le  chardon... 
Et  sur  les  toits  jamais  un  ruban  de  fumie. 

On  voit  encor  des  nids,  mais  d'une  autre  saison, 
Où  vinrent  s'entr'aimer  des  couples  d'hirondelles. 
Les  couples  d'à  présent  passent  à  tire-d'ailes, 
Devinant  qu'un  malheur  a  touché  la  maison. 

Adieu  les  belles  fleurs  au  temps  jadis  écloses! 
Adieu  les  papillons  de  soie  et  de  velours  ! 
L'herbe  haute  envahit  les  jardins  et  les  cours. 
Et,  voilant  le  soleil,  elle  étouffe  les  roses. 

Au  dehors,  tout  est  morne...  au  dedans,  tout  est  noir. 
Qu'un  rayon  du  couchant  perce  un  trou  des  fenêtres, 
Dans  leur  cadre  étonnés,  les  vieux  portraits  d'ancêtres, 
A  sa  demi-lueur,  ont  peine  à  s'entrevoir. 

Que,  dans  un  salon  vide,  une  corde  se  brise, 
La  corde  d'une  harpe  ou  d'un  piano  dormant, 
L'écho  surpris  répond  presque  aussi  gravement 
Qu'un  scn  d'orgue,  la  nuit,  dans  une  grande  église. 


Maison  déserte. 


i+S 


Tons  les  petits  grillons,  frileusement  blottis, 
Qui,  le  jour  de  Noël,  avaient  le  cœur  en  joie, 
Ne  voyant  plus,  l'hiver,  de  sarment  qui  flamboie, 
Pour  un  autre  foyer  tristement  sont  partis. 


«9 


%EC^OV^CEdME£^T 


RENONCEMENT 


A  Jules  Castagnary. 


Quand  pour  elle  a  sonné  le  glas  de  la  trentaine; 
Plus  d'une  femme  rêve,  après  la  nuit  d'un  bal, 
A  la  solennité  de  ce  chiffre  brutal 
Qui  donne  à  sa  jeuuesse  une  date  lointaine. 


Un  froid  analyseur  pourrait-il  définir 
Le  supplice  inconnu  des  arrière-pensées, 
A  cette  heure  sàprême  où  les  choses  passées 
D'une  lueur  étrange  éclairent  l'avenir? 


150  Les  Roses  d'An  tan. 

«  Trente  ans  !  —  se  dit  la  femme  en  achevant  le  compte 
Sur  ses  doigts  effilés.  —  J'ai  trente  ans  révolus... 
Les  plus  riches  feuillets  de  mon  livre  sont  lus... 
Comment  finira-t-il  ?.. .  Est-ce  un  rêve?...  est-ce  un  conte? 

h  Le  plus  beau  de  la  vie  est  au  commencement, 
Répète  à  l'unisson  la  parole  des  sages  ; 
Je  cherche  dans  la  mienne  où  sont  les  beaux  passages  : 
J'ai  vécu...  je  ne  sais  ni  pourquoi  ni  comment. 

«  Quand  je  verrais  encor  lescent  ans  qui  vont  suivre, 
Si  les  soleils  futurs,  comme  les  vieux  soleils, 
Me  ramènent  des  jours  si  constamment  pareils, 
Je  finirai  mon  siècle  en  oubliant  de  vivre. 

«  A  Paris,  le  théâtre  et  la  danse  l'hiver; 

Et  toujours  en  été  la  même  promenade  : 

J'ai  pris  plus  de  vingt  fois  les  eaux  d'Ems  et  de  Bade, 

Et  fatigué  ma  vue  à  regarder  la  mer. 

«  Je  sais  de  chaque  église  et  la  messe  et  le  prône; 
Et,  comme  un  laboureur  son  grain  dans  les  sillons, 
Comme  un  soleil  de  juin  ses  opulents  rayons, 
Les  deux  mains  pleines  d'or,  j'ai  fait  pleuvoir  l'aumône. 


Renoncement.  151 


«  Quand  fumait  l'encensoir  des  beaux  enfants  de  chœur. 
Les  prêtres  m'ont  chanté  leurs  saintes  litanies, 
Et  l'orgue  m'a  versé  des  torrents  d'harmonies  ; 
Mais  rien  n'a  pu  combler  l'abîme  de  mon  cœur. 

«  J'ai  passé  l'âge  heureux  ou  l'on  voit  tout  en  rose, 
Et  l'âge  encor  naïf  où  l'on  voit  tout  en  noir: 
Sérieuse  à  présent,  j'ai  le  malheur  de  voir 
Partout  la  teinte  grise,  uniforme  et  morose. 

«  Ce  bonheur  idéal,  cet  amour  tant  rêvé 
Qu'à  l'ombre  des  couvents  les  pauvres  jeunes  filles 
Aperçoivent  de  loin  en  regardant  aux  grilles, 
Je  l'avais  cru  possible...  et  ne  l'ai  pas  trouvé... 

«  Depuis  bientôt  douze  ans  que  je  suis  mariée, 
Je  savoure  à  pleins  bords  la  coupe  de  l'ennui  : 
Frère  d'Hier,  Demain  est  frire  d'Aujourd'hui... 
Hélas!  la  ligne  droite  est  si  peu  variéa!... 

a  Si  j'essayais  l'amour  dont  je  n'ai  pas  goûté  ! 
Si  je  laissais  tomber  mes  pauvres  ailes  d'ange!... 
Et  si,  comme  un  enfant  qui  dévore  une  orange, 
J'assouvissais  ma  soif  au  fruit  d'or  enchanté!... 


15a  Les  Roses  d'Antan. 

«  Je  n'aurais  qu'à  vouloir,  —  car  je  suis  vraiment  belle. 
Pour  éblouir  l'essaim  des  papillons  errants, 
De  mes  grands  yeux  d'azur,  astres  indifférents, 
Je  n'aurais  qu'à  laisser  jaillir  une  étincelle. 

«  Ah  !  parfois,  quand  je  pense  à  la  fuite  des  jours, 
Je  porte  presque  envie  aux  folles  créatures 
Qui,  voulant  autrefois  de  l'or  à  leurs  ceintures, 
Suivaient  le  tourbillon  des  rapides  amours. 

«  Même  fin,  après  tout. —  La  femme  au  cœur  fragile 
Et  la  femme  au  cœur  fort  qui  vécut  chastement, 
Côte  à  côte,  aujourd'hui  dorment  également 
Sous  les  grands  cyprès  noirs,  dans  leur  fosse  d'argile.  » 


II. 


Vous  ne  descendez  plus, comme  aux  temps  d'Israël, 
Beaux  anges  pèlerins  des  légendes  antiques  ; 
Repliant  pour  jamais  vos  deux  ailes  mystiques, 
Vous  avez  disparu  dans  les  hauteurs  du  ciel. 


Renoncement.  153 


Contre  l'Esprit  du  mal  qui  pourra  nous  défendre 
Dans  ces  rudes  combats  de  l'austère  devoir?... 
Est-ce  une  force  humaine,  un  terrestre  pouvoir?... 
Silence...  En  tressaillant,  la  femme  vient  d'entendre 

Une  voix,  que  d'abord  elle  écoute  en  songeant, 
Comme  un  écho  profond  du  cœur  qui  se  réveille... 
Mais  la  voix  se  rapproche...  elle  chante  à  l'oreille 
Ainsi  qu'un  timbre  pur  de  cristal  ou  d'argent: 

C'est  l'appel  ingénu  d'une  petite  fille 
Qui  descend  du  berceau,  voyant  qu'on  l'oubliait... 
Elle  entrouvre  la  porte  et,  d'un  air  inquiet, 
Pieds  nus  sur  le  tapis,  demande  qu'on  l'habille. 

La  mère  l'aperçoit,  l'enferme  dans  ses  bras, 
L'étouffant  de  baisers  dans  ses  chaudes  étreintes  ; 
Et  de  son  cœur  déborde  un  flot  de  larmes  saintes... 
Son  enfant  la  regarde  et  ne  la  comprend  pas  ; 

Mais  un  sublime  instinct  lui  dit  qu'il  faut  se  taire... 
Dans  ces  pleurs  convulsifs,  dans  ces  baisers  de  feu, 
Elle  a  senti  passer  quelque  chose  de  Dieu, 
Et,  sans  le  pénétrer,  devine  un  grand  mystère... 


15+  Les  Roses  d'Antan. 

Comme  on  voit  lentement  se  relever  les  fleurs 
Après  l'orage,  ainsi  la  femme  se  relève  : 
«  Enfant,  pardonne-moi  ;  je  sors  d'un  mauvais  rêve 
Répond-elle  tout  bas,  souriant  dans  ses  pleurs. 

Une  divine  paix  rassérène  son  âme. 

Le  sacrifice  est  fait;  le  grand  combat  fini. 

La  victime  a  pleuré  dans  son  Gethsémani, 

Mais  la  mire  triomphe...  elle  a  vaincu  la  femme. 


tf&( 


-+fr 


ECCE    HOzMO 


ECCE    HOMO 


.4  M.  Ambroise  Didot. 


On  rencontre  parfois  des  hommes  dans  la  vie; 
J'en  ai  vu  quelques-uns  dans  notre  âge  de  fer; 
Pas  une  haine  au  cœur,  pas  une  ombre  d'envie, 
Et  le  monde  ignorait  ce  qu'ils  avaient  souffert. 

Un  front  vieilli  trop  jeune  et  des  lèvres  plissées 
N'avaient  pas  enlaidi  d'un  faux  sourire  amer 
Leur  visage  éclairé  par  de  belles  pensées, 
Pures  comme  le  ciel,  grandes  comme  la  mer. 


158  Les  Roses  d'Anlan. 

Ils  ne  ressemblaient  pas  à  d'ennuyeux  stoïques, 
Traîneurs  de  robe  longue  à  larges  plis  bouffants. 
C'étaient  des  gens  naïfs,  simplement  héroïques, 
Que  les  femmes  aimaient  et  qu'aimaient  les  enfants. 

Ils  étaient  aussi  doux  qu'un  verset  d'Evangile 
Murmuré  dans  la  nuit  par  un  pauvre  qui  dort  ; 
Ils  étaient  aussi  doux  qu'un  beau  vers  de  Virgile  ; 
Ils  parlaient  aussi  bien  que  saint  Jean  Bouche  d'or- 

Quand  ils  ouvraient  leur  main  et  leur  âme  loyale, 
Leur  front  resplendissait  d'une  austère  beauté. 
Ils  avaient  dans  la  marche  une  aisance  royale, 
Souverains  de  la  grâce  et  de  la  majesté. 

Le  froid  ricanement  des  rhéteurs  prosaïques 
N'intimidait  en  rien  leur  pure  et  chaste  foi. 
C'étaient  les  hommes  forts  des  vieux  temps  hébraïques 
Sous  le  sayon  du  pâtre  ou  le  manteau  du  roi. 

Ils  gardaient  jusqu'au  bout  le  courage  du  rôle. 
De  leurs  yeux  jaillissait  un  sublime  rayon. 
Ils  ne  portaient  parfois  qu'un  haillon  sur  l'épaule, 
Mais  savaient  noblement  se  draper  du  haillon. 


Ecce  Homo.  159 

Ils  auraient  eu  chez  eux  tout  l'or  de  l'Australie, 
Qu'ils  auraient  tout  donné  du  jour  au  lendemain  : 
De  la  miséricorde  ils  avaient  la  folie... 
Et  l'or,  par  tous  les  doigts,  s'échappait  de  leur  main. 

Si,  parfois,  jalousant  ces  grands  hommes  tranquilles, 
Les  riches  de  la  veille,  à  l'esprit  indigent, 
Les  traitaient  d'insensés,  àî  rêveurs  inutiles, 
Ils  avaient  pour  réponse  un  sourire  indulgent. 

Que,  dans  ses  mauvais  jours,  grondât  la  multitude. 
Ils  offraient  leur  poitrine  à  qui  voulait  du  sang... 
Mais  au  regard  du  maître,  à  sa  fière  attitude, 
Le  peuple  obéissait  comme  un  chien  caressant. 

Ils  mouraient  oubliés  dans  un  coin  de  la  ville; 
Le  corbillard  du  pauvre  emportait  le  cercueil. 
Ceux  qu'ils  avaient  sauvés  de  la  guerre  civile 
N'avaient  pas  seulement  une  larme  dans  l'œil. 

Qu'importe  !  ils  s'en  allaient  où  s'en  vont  tous  les  justes. 
Des  plus  illustres  morts  la  foule  ouvrait  ses  rangs 
Pour  faire  un  digne  accueil  à  ces  défuntsaugustes.. . 
Et  chacun  s'étonnait  de  les  trouver  si  grands. 


VcA'BSEJ^T 


L'ABSENT 


A    M.  F.  Barrière. 


Mère,  te  souvient-il  que  nos  vieux  sapins  verts 
Berçaient  au  vent  du  nord  leurs  grands  festons  de  neige 
Quand  mon  père  est  parti  (voilà  bien  des  hivers!) 
Pour  les  pays  lointains  ?  Bientôt  l'embrasse  rai- je  ? 

LA     MÈRE. 

Je  l'ignore,  mon  fils. 


164  Les  Roses  d'Antan. 


LE       FILS. 

Mère,  à  nous  pense-t-il, 
Ainsi  que  nous  à  lui  ?.. .  Pourquoi  ces  longs  voyages  ? 
Voit-il  sous  d'autres  deux  de  plus  beaux  paysages, 
De  plus  riches  soleils?... 

LA     MÈRE. 

Ton  père  est  en  exil... 

Au  pays  où  l'on  parle  une  langue  étrangère, 
Il  voit  de  beaux  enfants  qui  ne  sont  pas  à  lui  ; 
Il  n'a  pas  un  ami,  pas  de  sœur,  pas  de  frère.  — 
Il  monte  chaque  soir  à  l'escalier  d'autrui. 

A  son  foyer  jamais  personne  qui  l'attende  ! 
Il  ouvre  sa  fenêtre,  il  écoute  la  mer, 
Et  regarde  en  pleurant  son  immense  désert... 
Ah  !  dans  son  cœur  alors  la  solitude  est  grande. 

LE    FILS 

Et  n'espère-t-il  pas  être  un  jour  consolé  ? 

LA     MÈRE 

L'espérance  meurt  vite  au  cœur  d'un  exilé. 


L'Absent.  165 


Ma  mère,  est-ce  pourquoi,  triste  comme  les  veuves, 
Tu  ne  mets  plus  jamais  tes  belles  robes  neuves, 
Et  tu  ne  chausses  plus  tes  souliers  de  satin  ? 
Où  sont  tes  bracelets,  tes  jupes  à  dentelles  ? 
Tu  ne  vas  plus  au  bal,  toi  belle  entre  les  belles, 
Et.  tu  veilles  bien  tard  près  d'un  feu  qui  s'éteint. 

LA     MÈRE. 

Ah  !  si  Dieu  veut  qu'un  jour  le  pauvre  absent  revienne, 
Qu'il  trouve  ici  l'enfant  sans  que  la  mère  y  soit, 
Tu  diras  que  jamais  d'autre  main  que  la  sienne 
N'a  touché  l'anneau  d'or  qu'il  a  mis  à  mon  doigt. 


UUSÇE  LoAcBJME  "DE  T)c4 'VsÇTE 


mm&m&xmmï 


UNE    LARME    DE    DANTE 


A  Laurent  Pichat. 


Non  loin  de  Notre-Dame,  un  soir  du  moyen  âge, 
Deux  voyageurs,  vêtus  d'un  costume  étranger. 
Demandaient,  pour  la  nuit,  qu'on  les  pût  héberger  ; — 
L'un  jeune,  l'autre  vieux,  —  las  d'un  rude  voyage. 

L'hôtelier  hur  jeta  son  méfiant  coup  d'oeil  : 
Cet  étrange  vieillard,  qui  donc  pouvait-il  être? 
Il  portait  bien  l'épée,  avait  l'habit  dun  prêtre, 
Et  de  la  tête  aux  pieds  racontait  un  grand  deuil. 


Les  Roses  d'Antan. 


Sa  robe,  qui  tombait  comme  un  long  scapulaire, 
Son  froid  visage  pâle  et  son  chaperon  noir 
Dès  l'abord  glaçaient  l'âme...  on  se  figurait  voir 
Un  moine  ayant  levé  sa  dalle  tumulaire. 

En  homme  réfléchi,  néanmoins,  l'hôtelier, 
Qui  n'avait  de  longtemps  logé  de  pareils  hôtes, 
Détacha  du  trousseau  la  clef  des  chambres  hautes 
Et  devant  eux  monta  par  un  sombre  escalier. 

Il  demanda,  suivant  sa  coutume  prudente, 

Le  pays  et  le  nom  de  ces  deux  voyageurs, 

Qui  montaient  sans  mot  dire  et  semblaient  tout  songeurs 

Ils  étaient  Florentins,  le  vieux  se  nommait  Dante. 

La  chambre  où  l'on  entra  datait  d'un  siècle  au  moins 
Le  plancher  sans  tapis,  les  murs  sans  boiserie 
Exhalaient  une  odeur  de  vieille  hôtellerie; 
L'araignée  y  tramait  sa  toile  à  tous  les  coins. 

Dans  ces  temps  de  misère  et  de  guerres  civiles, 
Entre  ces  quatre  murs  délabrés,  froids  et  nus, 
Peut-être  avaient  dormi  d'illustres  inconnus, 
Qui  s'en  allaient  alors  tristement  par  les  villes, 


Une  Larme  de  Dante. 


Le  vieillard  et  l'enfant,  tous  deux  endoloris, 
Mais  avares  du  jour  qui  semblait  disparaître. 
Dans  la  brume  d'hiver  ouvrirent  la  fenêtre... 
Dante  courbé  plongea  son  regard  dans  Paris. 

Il  promena  d'abord  sa  vue  indifférente 
Sur  les  gens  affairés  qui  fourmillaient  en  bas  : 
Clercs,  marchands,  écoliers  ;  —  il  ne  reconnut  pas 
Un  seul  habit  toscan  dans  cette  foule  errante. 

Puis,  entre  des  palais  et  des  maisons  de  bois, 
Il  aperçut  un  fleuve  au  cours  mélancolique; 
Et,  dominant  au  loin  la  cité  catholique, 
Une  forêt  de  tours,  de  clochers  et  de  croix. 

Il  chercha  le  soleil.  —  Sa  lumière  amortie 

Pour  le  poëte  en  deuil  n'eut  pas  un  rayon  d'or  ; 

Le  globe  descendait  ainsi  qu'un  astre  mort, 

Froid  comme  un  clair  de  lune  et  blanc  comme  une  hostie. 

Un  timbre  sourd  frappa  l'heure  où  le  jour  s'éteint 
Comme  pour  assombrir  ses  mornes  rêveries... 
Ce  n'était  pas  la  voix  des  claires  sonneries 
Dont  la  joie  éclatait  sous  le  ciel  florentin. 


172  Les  Roses  d'Antan. 

Là-bas,  vers  l'Orient,  là-bas,  à  trois  cents  lieues, 
Les  cloches,  tressaillant  dans  leurs  clochers  à  jour, 
Envoyaient  aux  échos  des  cantiques  d'amour, 
Parmi  l'encens  des  fleurs,  dans  les  montagnes  bleues. 

Là-bas,  tout  empourpré  par  les  rougeurs  du  soir, 
L'Arno  se  déroulait  dans  un  chaud  paysage... 
Dante  vit  rayonner  cette  lointaine  image 
Dansson  cœur. .  .comme  au  fond  d'un  funèbre  miroir. 

Il  joignit  ses  deux  mains...  (sur  sa  joue  amaigrie 
Une  larme  roulait...)  sa  tête  se  pencha... 
L'enfant  qui  le  suivait  tout  ému  s'approcha, 
Et,  de  sa  douce  voix,  parla  de  la  patrie  : 

«  Vous  qui  gardez  au  cœur  la  foi,  la  charité, 
Maître,  n'y  laissez  pas  s'éteindre  l'espérance. 
Un  jour  (ah  !  croyez-moi)  nous  reverrons  Florence  ; 
Et,  comme  les  jours  saints,  ce  jour  sera  fêté. 

«  Les  cloches  de  Fiesole  et  de  Sainte-Marie 
Vous  chanteront  encor  d'éclatants  Lcetare. 
Ah  !  voilà  bien  longtemps  que  vos  yeux  n'ont  pleuré, 
Mais  la  source  des  pleurs  ne  s'était  pas  tarie... 


Une  Larme  de  Dante. 


'7j 


—  Tais-toi,  dit  le  vieux  Dante,  ils  auraient  trop  d'orgueil, 
Les  Noirs,  s'ils  me  savaient  pleurant  comme  une  femme,  n 
Et  rentrant  son  enfer  de  douleurs  dans  son  âme, 
Il  sécha  brusquement  sa  larme  dans  son  oeil. 


STELLqA    £Mq4%IS 


STELLA    MARIS 


A    M.    G.    Morel. 


LE     MARIN 


Etoile  du  marin,  si  haute  dans  les  deux, 
Toi,  douce  à  contempler  comme  un  regard  de  femme. 
Vois-tu  le  cher  pays  que  toujours  voit  mon  âme, 
Et  que  depuis  longtemps  n'ont  pas  revu  mes  yeux? 

Là,  de  sa  voix  d'argent,  tinte  une  cloche  ancienne 
Qu'on  entend  sur  la  mer  quand  sonne  l' Angélus  ; 
C'est  un  bourg  de  pêcheurs  près  de  Saint-Jean-de-Luz. 
Dans  ses  pauvres  maisons  ne  vois-tu  pas  la  mienne  ? 


178  Les  Roses  d'Antan. 

Chère  étoile  si  haute  et  regardant  si  loin, 

Au  bas  des  grands  rochers  tu  dois  la  reconnaître. 

l'étoile. 

Je  la  vois...  je  vois  même  à  travers  sa  fenêtre, 
La  petite  clarté  d'une  lampe  qui  point. 

Une  femme,  en  rêvant,  file  sa  quenouillée 

Près  d'un  garçon  qui  dort,  mais  d'un  sommeil  d'oiseau. 

Elle  quitte  parfois  sa  laine  et  son  fuseau, 

Et  sur  le  bel  enfant  se  penche  émerveillée. 

Il  vient  de  s'endormir  au  bruit  d'une  chanson. 
Sa  bouche  a  la  fraîcheur  des  coquillages  roses  ; 
De  ses  premières  dents  les  perles  sont  écloses  ; 
Il  a  de  grands  cils  noirs,  le  vigoureux  garçon. 

La  mère  dans  son  fils  croit  trouver  ton  image. 
La  moitié  de  son  cœur  est  là,  dans  un  berceau. 

LE      MARIN- 

Et  son  autre  moitié?... 


Stella  Maris.  17c 


L'ETOILE. 


L'autre  moitié  voyage. 
Essayant  sur  les  mers  de  suivre  ton  vaisseau. 


LE     MARIN. 

Quand  Dieu  laissera-t-il  les  heureux  vivre  ensemble? 
Me  diras-tu  le  jour  qui  nous  doit  réunir? 
Tu  ne  l'ignores  pas,  toi  qui  sais  l'avenir... 
Mais  tu  ne  réponds  rien...  ton  pâle  rayon  tremble. 

Et  dans  le  fond  du  ciel  paraît  s'enténébrer. 

L  'ÉTOILE. 

L'avenir...  ah  !  je  crains  de  toucher  à  son  voile! 

LE     MARIN. 

Si  l'avenir  est  noir,  mystérieuse  étoile. 
Je  suis  fort... 

l'étoile. 
Prions  Dieu...  Ton  vaisseau  doit  sombrer. 


180  Les  Roses  d'Antan. 

Dans  le  dernier  combat  d'une  guerre  lointaine, 
Tu  mourras. .  .mais  frappé  d'une  balle  en  plein  cœur. 
Collant  ta  lèvre  sainte  à  ton  drapeau  vainqueur, 
Tu  descendras  en  mer  avec  ton  capitaine. 

LE     MARIN. 

Amen.  C'est  bien  mourir. 

t 'ÉTOILE. 

Ton  fils  aura  grandi 
Quand  ta  veuve  là-bas  apprendra  la  nouvelle, 
Tard,  bien  tard,  dans  quinze  ans... 

LE     MARIN. 

Comment  la  saura-t-elle? 

l'étoile. 

Au  coucher  du  soleil,  le  soir  d'un  vendredi, 
Voyant  le  flot  descendre,  après  un  grand  orage, 
La  pauvre  femme  aura  comme  un  pressentiment... 


Stella  Maris. 


Interrogeant  des  yeux  mer  et  ciel  tristement, 
Son  chapelet  en  main,  elle  ira  sur  la  plage. 

En  faisant  pour  les  morts  le  signe  de  la  croix, 
Elle  reconnaîtra  les  restes  d'un  naufrage  : 
De  longs  débris  parlant  des  marins  d'un  autre  âge, 
Et  racontant  les  pleurs  des  veuves  d'autrefois. 

Puis  elle  apercevra,  sous  la  frange  des  lames, 
Ton  médaillon  bénit  le  jour  de  votre  adieu... 
Sa  belle  âme  aussitôt  s'en  ira  droit  à  Dieu, 
Qui,  pour  l'éternité,  fiança  vos  deux  âmes. 


•oi±>p 


LE  TOETE 


L'HIRONDELLE 


LE   POETE    ET   L'HIRONDELLE 


A    Georges  Lafenestre. 


IE     POETE. 


V 


oici  venir  l'automne,  hirondelle  frileuse. 

Bientôt  s'effeuilleront  mes  rosiers  défleuris. 
Un  ciel  brumeux  et  noir  s'étendra  sur  Paris, 
Et  tu  me  quitteras,  petite  voyageuse. 


Hirondelle,  où  vas-tu  quand  tu  me  dis  adieu  ? 


i86  Les  Roses  d'Anlan. 


l'hi  ro  n  d  elle. 

Je  passe  tous  les  ans  la  Méditerranée. 

J'habite,  sur  un  fleuve,  une  île  fortunée 

Où  la  pervenche  est  rose  et  le  nymphaea  bleu. 

LE      POETE. 

Ah  !  quand  s'achèvera  ton  voyage  tranquille, 
Dans  mon  triste  Paris,  moi,  j'aurai  froid  au  cœur; 
Et  je  souffrirai  seul  dans  cette  grande  ville 
Où  je  n'ai  plus  de  mère  et  n'ai  pas  une  sœur. 

l'hirondelle. 
Poëte,  pour  t'aimer,  n'est-il  pas  une  femme? 

LE     POETE. 

Souvenir  d'autrefois...  la  femme  que  j'aimais 
Dort  sous  les  gazons  verts  qu'ombragent  les  cyprès. 

l'hirondelle. 

Jamais  un  autre  amour  n'éclôra  dans  ton  âme? 
Aux  branches  des   rosiers  quand  une  rose  meurt. 


Le  Poète  et  l'Hirondelle.  187 

Parfois  j'ai  vu  renaître  une  rose  nouvelle 
Qui  sur  la  même  branche  épanouit  sa  fleur. 

LE     POETE. 

Bénis  soient  tes  amours,  bienheureuse  hirondelle  ! 
Moi,  j'ai  connu,  dans  l'ombre  et  lafraîcheur  des  bois, 
Des  plantes  qui  jamais  n'ont  fleuri  qu'une  fois. 


0^OVEmcBcI{_E 


NOVEMBRE 


Qi: 


nand  le  froid  des  hivers  chasse  les  hirondelles 
Loin  de  notre  pays,ma  mère,où  s'en  vont-elles? 


LA     MERE. 


Mon  fils,  d'un  vol  rapide  elles  passent  les  mers. 
Et  retrouvent  ensemble,  après  un  long  voyage, 
Un  ciei  bleu,  du  soleil  et  de  grands  arbres  verts. 


LE     FILS. 


Mère,  il  est  donc  là-bas  un  paisible  rivage 

Où  ne  grondent  jamais  les  tristes  vents  du  nord.' 


iç2  Les  Roses  d'Antan. 


LA     MÈRE. 

Oui.  —  Là-bas  le  printemps  sourit  aux  hirondelles; 
Là-bas  les  jours  sont  beaux,  là-bas  les  nuits  sont  belles; 
Là-bas  la  rose  blanche  a  des  fleurs  immortelles, 
Et  la  vigne  toujours  garde  ses  raisins  d'or. 


O  ma  mère,  si  Dieu  nous  eût  donné  des  ailes, 
Nous  partirions  tous  deux  comme  les  hirondelles  !  — 
J'ai  froid.  —  Pour  nous  bientôt  le  soleil  s'éteindra. 
Ma  mère,  prions  Dieu  de  nous  donner  des  ailes. 

IA     MÈRE. 

Enfant,  console-toi.  —  Dieu  nous  en  donnera. 


VIEUX    %EVES 


-5 


VIEUX    REVES 


II  est  de  noirs  îlots,  battus  par  la  tempête, 
Qui  n'ont  pas  d'arbre  vert,  qui  n'ont  pas  une  fleur. 
Sur  des  pics  désolés  soufiBe  un  vent  de  malheur. 
Là,  pour  faire  son  nid,  pas  d'oiseau  qui  s'arrête. 
La  mer,  rien  que  la  mer,  et  sa  grande  rumeur... 

Le  froid  soleil  du  Nord  qui  regarde  ces  plages 
Y  retrouve  parfois  à  l'heure  des  jusants, 
Dans  le  sable  engravés  pêle-mêle  gisants, 


196  Les  Roses  d'Autan. 

Des  tronçons  de  vieux  mâts,  restes  d'anciens  naufrages, 
De  longs  clous  de  vaisseau  tout  rongés  par  les  âges, 
Des  crânes  de  marins  morts  depuis  cinq  cents  ans. 

Il  est  de  pauvres  cœurs,  dans  le  désert  du  monde, 

Condamnés  à  vieillir  sans  jamais  être  aimés. 

Le  monde  n'y  voit  rien  :  ces  cœurs-là  sont  fermés. 

Dieu  seul  peut  les  connaître  ;  et  quand  son  œil  les  sonde. 

Il  n'aperçoit  au  fond  que  stériles  débris  : 

Et  les  rêves  déçus...  et  les  espoirs  flétris. 


VIEILLE    GUIToAI^E 


^fcïïrV 


VIEILLE    GUITARE 


.4    M.   Alfred    GuérarJ. 


Le  desœuvré  qui  dàne  aux  ventes  de  l'encan 
Voit  encore  exhiber  de  ces  vieilles  guitares 
Qui  chantèrent  l'amour  autrefois...  Dieu  sait  quand!. 
Les  chevilles  s'en  vont  et  les  cordes  sont  rares. 

On  aperçoit  le  cuivre  aux  anciens  fils  d'argent, 
Et  la  touche  d'ivoire  est  absente  ou  jaunie. 
Sous  le  toit  d'un  grenier,  quelque  rat  négligent 
A  maculé  parfois  la  table  d'harmonie. 


Les  Roses  d'An  tan. 


Le  débris  du  vieux  temps  passe  de  main  en  main. 
Sous  les  regards  moqueurs,  la  moue  injurieuse. 
Objet  d'un  dédaigneux  et  rapide  examen... 
On  aime  à  plaisanter  la  chose  curieuse. 

Ah  !  les  fins  quolibets  qu'on  débite  à  l'entour  ! 
On  chantonne  à  mi-voix  des  lambeaux  de  romance  ; 
On  demande  quel  fut  l'honnête  troubadour 
Qui  soupira  le  nom  de  Palmyre  ou  d'Hermance. 

Chacun  à  sa  façon,  pour  être  original, 
Sur  le  pauvre  instrument  fait  son  geste  ou  saphrase  : 
L'expert  laisse 'éclater  son  gros  rire  banal; 
Les  muets  ont  aussi  leur  silence  qui  jase. 

Par  malheur,  la  guitare  a  glissé  brusquement 
Des  mains  d'un  maladroit,  et  tombe  sur  les  dalles. . . 
Tout  le  monde  est  surpris  d'un  sourd  gémissement 
Qui  réveille  l'écho  vibrant  des  hautes  salles, 

Longe  les  murs  déserts  des  sombres  corridors, 
Et  s'en  va  tout  plaintif  se  perdre  au  fond  des  caves... 
Ce  n'est  rien...  mais  chacun  frissonne  et  pense  aux  morts. 
On  écoute  expirer  lentement  les  sons  graves. 


Vieille  Guitare. 


On  ne  se  moque  plus  des  galants  trépassés, 
On  ne  plaisante  plus  les  vieilles  amoureuses, 
Dont  peut-être  aujourd'hui  les  ossements  glacés 
Sont  unis  dans  la  paix  des  fosses  ténébreuses. 


ad 


FLEUTl  "DES    cCV/O^TS 


FLEUR    DES    MORTS 


A    Théodore  de  Banville. 


J'entends  les  curieux  dire  :  «  Quel  âge  a-t-elle?  » 
Vienne  la  mi-novembre,  elle  aura  quarante  ans. 
Peu  de  femmes  ont  vu  la  Saint-Martin  si  belle; 
Et  l'automne  rendrait  jaloux  bien  des  printemps. 

Par  un  sang  riche  et  pur  sa  lèvre  est  carminée: 
Jamais  un  grain  de  fard  n'a  refleuri  son  teint  ; 
Elle  n'a  jamais  eu  la  gorge  enfarinée 
Pour  se  faire  au  pastel  une  chair  de  satin. 


206  Les   Roses  d'Antan. 

Le  caprice  du  temps  l'a  si  peu  chiffonnée 
Qu'en  donnant  au  miroir  son  coup  d'oeil  du  matin, 
De  sa  longue  jeunesse  elle  semble  étonnée  : 
Pas  une  dent  perdue,  et  pas  un  cheveu  teint. 

Elle  a  pourtant  vécu  jour  et  nuit  dans  la  joie; 
Elle  a  reçu  les  rois  du  monde  officiel  ; 
Plus  d'un  saint  personnage,  en  douillette  de  soie, 
A  pris  son  escalier  pour  le  chemin  du  ciel. 

Sa  marraine  était  bien  la  Fantaisie  ailée 
Qui  porte  un  cœur  léger, — cœur  tout  peuplé  d'oublis. 
Pour  noyer  les  serments  de  sa  bouche  emperlée, 
Elle  a  bu  les  flots  d'or  du  Grave  et  du  Chablis. 

En  gaspillant  sa  vie,  et  se  croyant  heureuse, 
Elle  a  ri  quarante  ans...  Elle  pleure  à  son  tour. 
C'est  la  première  fois  qu'on  la  dit  amoureuse... 
Elle  aime  et  n'ose  pas  laisser  voir  son  amour  ; 

Car  son  amour  ressemble  aux  fleurs  de  cimetière  : 
Riches  sont  les  parfums,  et  riches  les  couleurs, 
Mais  la  foule  des  morts  gît  à  cinq  pieds  sous  terre, 
Et  souvent  on  répugne  à  respirer  ces  fleurs. 


/s\;   EXCELSIS 


IN    EXCELSIS 


A   Louis  Molani. 


LES     HIRONDELLES. 


Qi 


uel  est  votre  pays,  beaux  voyageurs  du  ciel, 
Qui,  défilant  si  haut,  fuyez  à  tire-d'aile  ? 


LES     CYGNES. 


Le  pays  où  fleurit  le  myrthe  et  l'asphodèle, 
L'Orient. —  Nous  quittons  la  Grèce  et  l'Archipel. 


Les  Roses  d'Antan. 


LES      HIRONDELLES. 

Et  vous  allez  au  Nord? 

LES     CYGNES. 

Oui,  revoir  la  Norwége. 
Nous  aimons  ses  grands  pics  éblouissants  de  neige  ; 
Nous  aimons  leur  image  au  fond  des  étangs  bleus. 
Mais  la  nuit  va  tomber...  Salut,  oiseaux  frileux. 

LES     HIRONDELLES. 

Pourquoi  passez-vous  donc  loin  de  nos  grandes  villes? 

LES      CYGNES. 

Pourquoi  nous  arrêter...  nous  manquons  d'air  vital 
Dans  ces  bas-fonds  impurs,  peuplés  d'âmes serviles; 
On  y  sent  la  prison,  le  bagne  et  l'hôpital. 

LES      HIRONDELLES. 

Du  haut  des  vieux  palais,  du  haut  des  cathédrales, 
Nous  admirons  pourtant  de  beaux  cygnes  mondains 


In  Excelsis.  211 

Qui,  ne  méprisant  pas  nos  riches  capitales, 
De  Vienne  et  de  Paris  décorent  les  jardins. 

LE  t      C  Y  C  N  F.  I . 

Ceux-là,  nos  chires  sœurs,  sont  nés  dans  l'esclavage. 
Si  nous  donnons  l'éveil  à  leur  instinct  sauvage, 
S'ils  entendent  passer  nos  troupes  d'émigrants 
Qui  jettent  comme  un  bruit  de  clairon  dans  les  nues. 
Ils  rêvent  aussitôt  de  grèves  inconnues, 
Et,  redressant  la  tête,  ils  trouvent  les  cieux  grands.. . 

Ils  ont  senti  leur  âme  et  leur  fierté  revivre... 
Pris  d'une  sainte  fièvre,  ils  brûlent  de  nous  suivre.. . 
Nous  les  voyons  d'en  haut  quand  ils  prennent  l'essor. 
Leur  pauvre  aile  engourdie,  et  qui  tremble  d'abord, 

Comme  une  voile  enfin  largement  se  déploie... 
Ils  montent...  de  lumière  et  d'air  pur  enivrés. 
Nous  les  encourageons  par  de  longs  cris  de  joie, 
Et  chantons  X'hosanna  des  cygnes  délivrés. 


CHzltMT    T>E   "BoâToâlLLE 


CHAMP    DE    BATAILLE 


A   Ernest  Christophe. 


Les  braves  dorment  bien  dans  cette  immense  plains. 
Pas  de  saules  pleureurs,   pas  de  mornes  cyprès... 
Ce  n'est  qu'un  terrain  vague  où  vient  la.marjolaine, 
La  bruyère  et  l'ajonc.  —  Mais  là,  cent  ans  après, 
Filant  à  pas  songeurs  leur  quenouille  de  laine, 
Les  filles  du  Pays,  d'un  long  regard  pieux, 
Salueront  le  champ  calme  où  dorment  les  aïeux. 


2i<5  Les  Roses  d'Antan. 

Et  diront  :  «  Par  milliers,  dans  ce  grand  cimetière, 
Pâtres  et  laboureurs,  sans  linceul  et  sans  bière, 
Tous  frappés  par  devant,  se  couchèrent  un  soir... 
Ils  avaient  accompli  saintement  leur  devoir. 
Us  ont  laissé  leurs  fils  héritiers  de  leurs  âmes, 
De  beaux  hommes  vaillants  qui  nous  prendront  pour  femme 
Des  gens  riches  de  cœur  et  dont  les  bras  sont  forts. 
De  leur  baiser  hardi  nous  serons  toutes  fières. .. 
Nous  aurons  des  enfants  dignes  des  anciens  morts 
Dont  le  grand  souvenir  plane  sur  nos  frontières.» 


%EQU/EéM 


a  I 


mggzm&mtm 


REQUIEM 


A   Alexandre  PieJagnel. 


Il  était  autrefois  de  hardis  écumeurs 
Labourant  de  la  mer  la  grande  solitude. 
La  récolte  manquait  souvent  aux  laboureurs, 
La  mer  était  avare,  et  la  vie  était  rude. 
Quand  ils  buvaient  leur  grog,  le  grog  était  gagné. 

Ceux-là  n'arrivaient  pas  à  la  décrépitude. 
Us  n'avaient  pas  un  cœur  docile  et  résigné. 


Les  Roses  d'An  tan. 


S 'étant  faits  souverains  pour  ne  pas  être  esclaves, 

Ils  ne  mouraient  pas  vieux,  mais  ils  mouraient  en  brave 

Quand  ils  avaient  au  plus  cinq  ou  six  ans  régné, 
Un  beau  jour  de  combat,  ces  coureurs  d'aventure 
Recevaient  au  flanc  gauche  une  grande  blessure 
Qui  rougissait  la  mer  d'un  flot  de  sang  vermeil, 
Tandis  qu'eux  rendaient  l'âme  aux  clartés  du  soleil. 

Ils  expiraient  vainqueurs,  les  jeunes  rois  des  ondes; 
Au  plus. brave  ils  donnaient  couronne  et  gouvernail, 
Puis  s'en  allaient  dormir  sous  les  vagues  profondes, 
Peut-être  sur  des  bancs  de  perle  et  de  corail. 


II 


Il  était  autrefois  de  béats  personnages, 
Qui,  voisins  de  la  mer,  n'en  quittaient  pas  le  bord  ; 
S'endormant  chaque  soir  à  l'heure  où  l'oiseau  dort, 
Ils  sommeillaient,  bercés  par  le  bruit  des  orages, 
Entre  quatre  bons  murs,  faisant  des  rêves  d'or. 

Ils  rêvaient  aux  débris  que  laissent  les  naufrages. 
Au  lever  du  soleil,  ils  couraient  aux  rivages, 


Requiem.  221 

Et  là,  de  leurs  deux  mains,  ramassaient  leur  trésor. 

Leur  vie  était  bien  douce;  ils  mouraient  de  vieillesse, 
Léguant  tout  leur  avoir  à  d'honorables  fils 
Qui  leur  faisaient  chanter  de  beaux  De  Profundis, 
Et  payaient  de  grand  cœur  les  cierges  de  la  messe. 

Et  la  myrrhe  et  l'encens  répandaient  leurs  parfums. . . 
La  porte  à  deux  battants  d'un  riche  cimetière 
Toute  grande  s'ouvrait  aux  opulents  défunts, 
Qui  s'en  allaient  pourrir  les  planches  de  leur  bière. 


II  I 


Il  était  autrefois  de  hardis  écumeurs... 

II  était  autrefois  de  vieux  thésauriseurs  .. 

Aimez-vous  mieux  les  uns,  préférez-vous  les  autres? 

Paix  aux  morts  !  Paix  aux  morts  !  Ces  temps  sont  loin  des  nôtres . 


QAUX  %eveu%s 


AUX    REVEURS 


A  M.  Lansyer. 


S'il  plaît  aux  voyageurs  du  beau  pays  des  rêves 
D'aborder  par  instants  notre  monde  réel. 
Ainsi  que  des  marins  débarquant  sur  les  grèves. 
Ces  fervents  amoureux  de  la  mer  et  du  ciel 

Trébuchent...  Leurpied  veut  des  houles  éternelles... 
Ils  sont  habitués  au  roulis  des  vaisseaux. 
Il  faut  l'horizon  vaste  au  jeu  de  leurs  prunelles, 
Faites  pour  mesurer  le  grand  désert  des  eaux. 

29 


226 


Les  Roses  d'Antan. 


Nés  pour  la  vie  errante,  ils  ont  la  nostalgie 
Des  mondes  ignorés  et  des  cieux  inconnus  ; 
Poursuivant  une  image  en  leur  âme  surgie, 
Ils  sont  toujours  partants  et  jamais  revenus. 


CHEmi^   fPEcK^DU 


m&zm&m^ 


CHEMIN     PERDU 


A  F.  Daubigny. 


Je  sais  une  vallée  au  fond  des  bois  paisibles 
Où  la  mousse  déroule  un  tapis  de  velours; 
De  parfums  enivrés  par  des  fleurs  invisibles, 
Les  ramiers  à  mi-voix  s'y  content  leurs  amours. 

Des  grands  hêtres  touffus  le  dôme  séculaire 
En  interdit  l'entrée  aux  regards  du  soleil, 
Ne  laissant  tamiser  qu'un  jour  crépusculaire 
Qui  du  chevreuil  craintif  enchante  le  sommeil. 


230  Les  Roses  d'Antan. 

Dans  les  ravins  ombreux  se  plaisent  les  pervenches 
Et  les  myosotis,  fleurs  d'azur  au  cœur  d'or. 
Un  nymphœa  lustré  mire  ses  roses  blanches 
Au  limpide  miroir  d'un  étang  bleu  qui  dort. 

Tous  les  échos  sont  pris  d'un  sommeil  léthargique  : 
Ils  gardent  le  silence  aussi  profondément 
Que  les  anciens  échos  de  la  forêt  magique 
Où,  cent  ans  a  rêvé  la  Belle  au  Bois  dormant. 

Je  n'ai  vu  qu'une  fois  cette  vallée  heureuse, 
Dans  ma  vingtième  année,  et  guidé  par  la  main 
D'une  petite  fée,  une  blonde  amoureuse... 
Seul  depuis,  je  n'ai  pas  retrouvé  le  chemin. 


TqAYSqAGE    ^HIVE^ 


PAYSAGE    D'HIVER 


A   Arsène   Houssaye. 


Décembre  est  revenu   dans  la  pluie  et  la  bise 
L'eau  du  ciel  a  troublé  le  miroir  des  étangs; 
Les  peupliers  frileux  s'y  regardent  longtemps, 
Ne  reconnaissant  plus  leur  image  indécise. 

Plus  de  feuilles  aux  bois  ;  pas  un  oiseau  dans  l'air. — 
Voilà  presque  deux  mois  qu'elles  sont  disparues 
Les  grandes  légions  des  cygnes  et  des  grues, 
S'en  allant  à  plein  vol  aux  pays  d'outre-mer. 

30 


234  Les  Roses  d'Antan. 

Là-bas,  entre  les  rangs  clair-semés  des  vieux  aunes, 
Des  saules  contrefaits,  des  ormes  rabougris, 
La  rivière,  ondulant  sur  un  triste  fond  gris, 
Traîne  ses  flots  marneux  comme  des  rubans  jaunes, 

Le  dernier  laboureur  a  quitté  les  sillons  : 
Il  a  jeté  son  grain  aux  terres  labourées. 
Lasses  comme  les  gens,  les  bêtes  sont  rentrées, 
Ainsi  'que  la  charrue  et  les  grands  aiguillons. 

Par  tout  le  marais  bas  la  plaine  est  inondée. 
Si  dans  les  arbres  nus  la  rafale  s'éteint, 
Un  autre  bruit  s'éveille  à  l'horizon  lointain  :     ' 
C'est  un  bruit  continu  d'écluse  débordée. 

Les  chemins  sont  déserts...  Pas  un  être  vivant... 
Les  brebis  aux  flancs  creux  qui  vont  à  l'aventure 
Brouter  le  terrain  vague  et  de  vaine  pâture, 
Ne  se  risqueraient  pas  dans  la  pluie  et  le  vent. 

Aux  lisières  du-  bois  pourtant  quelqu'un  chemine  : 
Son  fagot  sur  le  dos,  un  bûcheron  voûté 
Dispute  à  la  bourrasque  un  haillon  tourmenté 
Qui  de  son  vieux  corps  grêle  abrite  la  ruine. 


Parsage  d'hiver. 


=35 


Il  songe  que  voilà  le  soixantième  hiver 
Qu'il  traîne  sa  misère  aux  vents  froids  de  ce  monde, 
Et  qu'il  sera  couché  dans  sa  iosse  profonde 
Le  jour  où  la  forêt  s'habillera  de  vert. 


FLEURS    DES    EMUX 


FLEURS    DES    EAUX 


A  Henri  Harjpignies 


Le  clair  ruisseau  des  bois  dit  aux  fleurs  de  ses  rives: 
Belles  que  j'aime  à  voir 
Dans  l'abandon  charmant  de  vos  grâces  naïves, 
A  mon  discret  miroir  ; 

Ah  !  je  voudrais  lutter  contre  mes  destinées 

En  arrêtant  mon  cours; 
Et,  vous  enveloppant  de  mes  eaux  fortunées, 

Baiser  vos  pieds  toujours. 


2+0  Les  Roses  d'Aman. 

Le  soleil,  loin  de  vous,  mes  fraîches  riveraines, 

Accomplit  son  grand  tour, 
Sans  percer  le  rideau  des  saules  et  des  frênes 

Qui  vous  filtrent  le  jour. 

Jamais  un  coup  de  vent  n'a  froissé  vos  toilettes  : 

A  peine  si,  la  nuit, 
En  passant  par  les  bois  quelques  brises  follettes 

Vous  effleurent  sans  bruit. 

Je  vous  comprenais  bien,  filles  des  solitudes 

Qui  vous  penchiez  sur  moi, 
Suaves  de  parfums,  rêveuses  d'attitudes. 

Je  pars.  —  Dieu  sait  pourquoi... 

Adieu,  fleurs  d'or  ;  adieu,  fleurs  d'azur,  fleurs  de  neif 

J'ignore  où  je  m'en  vas. 
En  pays  inconnu,  sans  vous,  que  deviendrai-je  ? 

Vous  ne  le  savez  pas? 

Au  moins,  si  je  pouvais  emporter  votre  image  ! 

Mais  je  vois  bien  que  non. 
Je  vous  sens  disparaître,  au  début  du  voyage. 

Laissez-moi  votre  nom. 


L'HOTELIEï{ 

"DE    Sq4IV^T-HUcBEcRJ 


v 


mg0*m£&&*3ï. 


L'HOTELIER  DE  SAINT-HUBERT 


A  René  Vallery-Raiot. 


Les  anciens  voyageurs,  qui  marchaient  assez  vite 
Quand  cinq  gros  percherons  galopaient  à  la  fois 
En  Lorraine  trouvaient  bonne  table  et  bon  gîte 
Au  bord  d'un  grand  chemin  allongé  dans  les  bois. 

C'était  à  Saint-Hubert.  —  On  voyait  en  peinture, 
Sur  l'enseigne,  un  chasseur  et  sa  meute  en  arrêt 
Devant  un  cerf  dix-cors  portant  dans  sa  ramure 
Une  croix  lumineuse  éclairant  la  forêt. 


2++  Les  Roses  d'Antan. 


Les  chevaux  et  les  chiens,  les  valets  et  les  maîtres, 
De  cette  antique  auberge  ont  gardé  souvenir. 
L'arche  du  grand  portail  et  les  dix-huit  fenêtres 
D'un  quart  de  lieue  au  moins  vous  regardaient  venir. 

En  hiver,  en  été,  nuit  et  jour,  maison  pleine  : 
Voiturins,  berlingots,  charrettes  de  rouliers  ; 
Feutres  à  larges  bords,  bonnets  de  haute  laine; 
Messieurs  en  botte  fine,  et  gens  à  gros  souliers. 

Le  banquier  de  Paris,  le  richard  des  provinces, 
Parfois  y  rencontraient  des  grands-ducs  étrangers. 
Dans  les  jours  solennels,  quand  il  passait  des  princes, 
On  ouvrait  les  salons  à  rideaux  ramages. 

Le  piéton  qui  montait  sous  le  vent  des  cuisines, 
Aspirant  leurs  fumets  chauds  et  réparateurs, 
De  loin  s'orientait  de  toutes  ses  narines, 
Et  d'une  jambe  ailée  arpentait  les  hauteurs. 

Sous  un  manteau  noirci  de  vieille  cheminée, 
Riche  en  volaille  blanche,  et  riche  en  venaison, 
La  broche,  accomplissant  jour  et  nuit  sa  tournée, 
Jusqu'au  foin  des  greniers  embaumait  la  maison. 


L'Hôtelier  de  Saint-Hubert.  245 

Le  plancher,  trahissant  la  profondeur  des  caves. 
Rendait  comme  un  son  creux. —  Les  vins  lampants  du  Rhin, 
Le  bourgogne  héroïque  et  les  bordeaux  suaves 
S'étageaient  dans  la  paix  d'un  triple  souterrain. 

Tout  au  fond  des  jardins,  des  chambres  pacifiques 
Abritaient  de  grands  lits  où  le  voyageur  las, 
Comme  un  cygne  bercé  par  des  flots  séraphiques, 
Nageait  dans  le  sommeil  ouaté  des  prélats. 


II 


Hasard,  fatalité,  destin  ou  providence! 

Les  mots  importent  peu. — Grandeur  et  décadence, 

Inséparables  sœurs,  se  tiennent  par  la  main. 

Où  se  croisaient  hier  des  bruits  de  multitude, 

En  silence  aujourd'hui  plane  la  solitude... 

Il  suffit  d'un  passant  qui  change  de  chemin. 

Dans  toute  sa  longueur  la  route  est  bien  déserte... 

Pas  même  un  cantonnier  ;  —  Dans  les  flaques  d*eau  verte 

Débordant  les  fossés,  barbotent  les  canards. 


2+6  Les  Roses  d'Autan. 


Le  roseau  ne  craint  pas  d'y  planter  sa  quenouille; 
Et,  n'entendant  plus  rien  à  l'entour,  la  grenouille 
Y  hasarde  parfois  ses  râles  goguenards. 

Le  maître  de  l'auberge  est  au  seuil  de  sa  porte, 
Epiant  tous  les  bruits  qu'un  souffle  d'air  apporte 
Des  grands  chênes  d'amont,  des  peupliers  d'aval. 
Dupe  de  l'espérance,  il  tend  l'oreille...  il  doute 
S'il  ne  reconnaît  pas  au  tournant  de  la  route 
Une  chaise  qui  roule  ou  le  trot  d'un  cheval. 

Rien...  le  jour  passe. ..rien  dans  la  campagne  morne, 
Qu'un  vieux  berger,  là-bas,  quisouffledanssa corne, 
Pour  se  garder  des  loups  en  maraude  le  soir; 
Des  jurons  de  porchers  rentrant  de  la  glandée, 
Et  des  cahots  lointains  de  charrette  attardée, 
Aux  lisières  des  bois  cheminant  sans  rien  voir. 

Le  sommeil  ravivant  l'espoir  de  sa  journée, 
En  songe  il  entrevoit  l'auberge  illuminée, 
Projetant  comme  un  phare  une  riche  lueur, 
Eblouissant  la  nuit  une  lieue  à  la  ronde... 
En  bas,  la  foule  attend. . .  Pour  accueillir  son  monde, 
Il  saute  à  bas  du  lit,  ruisselant  de  sueur. 


L'Hôtelier  de  Saint-Hubert.  2^7 


En  chemise,  pieds  nus,  il  court  à  la  fenêtre; 
Cette  fois  c'est  un  bruit  facile  à  reconnaître  : 
Hennissements,  grelots  et  fouets  de  postillons. 
Il  se  penche  en  dehors, tout  ruisselant. ..Vain  leurre! 
Pas  l'ombre  d'un  vivant.  —  La  bise  rit  et  pleure. 
Et  la  lune  en  plein  seuil  étale  ses  rayons. 

Dès  le  matin  il  monte,  ainsi  que  la  sœur  Anne, 
Aux  lucarnes. ..  pour  voircomme  l'oiseau  qui  plane. 
Et  par  delà  les  champs  rougeâtres  de  sainfoin, 
Les  vieux  pans  de  forêts  dont  les  cimes  ondoient, 
Les  terres  de  labour,  les  grands  prés  qui  verdoient, 
Et  la  rivière  bleue;  il  aperçoit  au  loin  : 

Un  viaduc  géant  bâti  d'une  seule  arche... 
Rasant  les  parapets,  quelque  chose  est  en  marche 
(Comme  un  long  serpent  noir  dont  l'œil  est  un  éclair), 
Vomissant  en  arrière  un  torrent  de  fumée, 
Avec  la  grosse  voix  d'une  ogresse  enrhumée 
Et  d'irritants  sifflets  qui  s'aiguisent  dans  l'air. 

Par  ses  nouveaux  chemins,  c'est  le  monde  qui  passe. 

Le  pauvre  homme  regarde...  et,  quand  sa  vue  est  lasse, 

II  descend  à  travers  ses  ténébreux  sa'ons; 


2+8  Les  Roses  d'Antan. 


Ces  hauts  appartements,  comme  son  cœur,  sont  vide! 
Comme  un  fou,  par  saccade,  il  marche  à  pas  rapides 
Il  semble  qu'un  écho  s'attache  à  ses  talons. 


III 

Le  maître  n'a  voulu  ni  démolir  ni  vendre... 
Sa  femme,  n'ayant  plus  le  courage  d'attendre, 
La  première  s'en  va  dormir  sous  les  cyprès. 
Et  lui,  trouvant  plus  froide  alors  la  solitude, 
Comme  les  vieux  enfants  sevrés  d'une  habitude, 
S'éteint  (désenchanté  d'un  rêve)...  un  mois  après. 


Lo4    D ETtSKJ ÈI^E   ÉTZ4TE 


LA    DERNIERE    ETAPE 


A   M.   Burgaud  des  Marets 


Quand  un  grand  fleuve  a  fait  trois  ou  quatre  cents  lieues, 
Et  longtemps  promené  ses  eaux  vertes  ou  bleues 
Sous  le  ciel  refroidi  de  l'ancien  continent, 
C'est  un  voyageur  las,  qui  va  d'un  flot  traînant. 

Il  n'a  pas  vu  la  mer,  mais  il  l'a  pressentie. 

Par  de  lointains  reflux  sa  marche  est  ralentie; 


252  Les  Roses  d'Antan. 

Le  désert,  le  silence,  accompagnent  ses  bords. 
Adieu  les  arbres  verts. — Les  tristes  fleurs  des  landes, 
Bouquets  de  romarins  et  touffes  de  lavandes, 
Lui  versent  les  parfums  qu'on  répand  sur  les  morts. 

Le  seul  oiseau  qui  plane  au  fond  du  paysage, 
C'est  le  goéland  gris,  c'est  l'éternel  présage 
Apparaissant  le  soir  qu'un  fleuve  doit  mourir, 
Quand  le  grand  inconnu  devant  lui  va  s'ouvrir. 


%$ 


GUE%ILLoAS 


GUERILLAS 


Tu  marches  soucieux,  mon  pauvre  capitaine. 
Par  les  noirs  défilés  d'une  sierra  lointaine, 
Bi;n  au  delà  des  mers,  dans  un  pays  perdu. 
Une  larme  parfois  roule  au  creux  de  tes  joues 
Tandis  que,  grelottant  de  fièvre,  tu  secoues 
Ton  caban  lourd  de  pluie  et  par  les  vents  tordu. 


•i.%6  Les  Roses  d'Antan. 

Simple  comme  un  héros  des  antiques  légendes, 
Jeune  homme  vénéré  de  ceux  que  tu  commandes. 
Tu  sais  qu'à  ton  exemple  ils  vont  résolument. 
Avec  ton  geste  sobre  et  ta  parole  brève, 
Un  éclair  de  tes  yeux  les  charme  et  les  enlève, 
Car  il  jaillit  d'un  cœur  pur  comme  un  diamant. 

Tu  marches  soucieux,  mon  pauvre  capitaine, 
Harcelant,  nuit  et  jour,  la  victoire  incertaine, 
A  la  crête  d'un  pic,  dans  le  fond  d'un  ravin; 
Car  ce  n'est  pas  toujours  le  plus  brave  qui  gagne, 
Pans  cette  guerre  aveugle,  en  pays  de  montagne, 
Où  souvent  deux  ou  trois  se  heurtent  contre  vingt. 

5i  de  tels  jeux  sanglants  à  ton  cœur  ne  vont  guère... 
Tu  songes  qu'après  tout  la  guerre,  c'est  la  guerre  : 
Les  plus  graves  penseurs  n'y  peuvent  rien  changer. 
5ur  la  pauvre  planète  orageuse  où  nous  sommes, 
Hélas!  on  se  battra  tant  qu'elle  aura  des  hommes. 
Et  tu  fais  ton  devoir  en  pays  étranger. 

Sans  arrière-pensée,  où  la  France  t'envoie 

Tu  marches.  —  Ton  drapeau  n'est  qu'un  chiffon  de  « 

Echarpé,  noir  de  poudre  :  il  n'en  est  que  plus  beau. 


Guérillas.  257 

Ce  cher  débris  flottant,  pour  toi  c'est  la  patrie. 

Si  loin  d'elle,  on  s'attache  avec  idolâtrie, 

Des  regards  et  du  cœur  à  ce  dernier  lambeau  ! 

Implacable  et  nombreux,  l'ennemi  t'enveloppe.  — 
Tu  ne  reverras  plus  tes  grands  chênes  d'Europe. 
Ni  ta  fraîche  rivière,  et  l'antique  maison 
Où  les  tiens  se  pressaient  à  la  haute  fenêtre 
Le  jour  de  ton  départ,  quand  on  vit  disparaître 
L'or  de  ton  épaulette  au  bord  de  l'horizon. 

En  octobre,  là-bas,  quand  ta  chère  vallée. 
Au  déclin  des  soleils,  par  la  brume  est  voilée, 
Quand  on  se  réunit  aux  premiers  feux  du  soir. 
Voyant  ta  place  vide  au  foyer  qui  pétille, 
Quelqu'un  y  parlera  d'un  grand  deuil  de  famille  : 
Trois  femmes,  ce  jour-là,  s'habilleront  de  noir. 

La  belle  ieune  fille  à  ton  cœur  fiancée, 
Et  ta  mère,  et  ta  sœur,  dans  la  même  pensée, 
Ne  comprendront  jamais  d'impossible  retour. 
Tu  leur  apparaîtras,  la  nuit,  dans  plus  d'un  rêve. 
Les  bras  ouverts,  sautant  du  canot  sur  la  grève. 
Et  leur  brûlant  les  mains  de  tes  larmes  d'amour. 

11 


258 


Les  Roses  d'Antan. 


Humbles  femmes  longtemps  à  vivre  condamnées, 

Des  heures  et  des  jours,  des  mois  et  des  années! 

Ah  !  qu'elle  sera  froide  et  grande  la  maison  ! 

Elles  chemineront  tristement  dans  la  vie, 

En  aveugles  pleurant  une  clarté  ravie 

Et  murmurant  pour  toi  quelque  sainte  oraison. 


GRÈVES    WIOTIJMqAV^DES 


GREVES    NORMANDES 


.4    Alphonse  Lemerre 


Ce  soir,  la  pleine  lune  éclaire  notre  monde. 
De  l'abîme  des  flots  elle  sort  large  et  ronde. 
Presque  au  ras  de  la  mer,  elle  est  rouge  d'abord  ; 
Mais  son  orbe  jaunit,  et  la  grande  marée 
Dans  son  rayonnement  monte  en  houle  dorée, 
Et  roule  ses  lueurs  jusqu'aux  grèves  du  bord. 


On  voit  comme  en  plein  joursur  la  courbe  des  plages 
Les  dernières  maisons  des  bourgs  et  des  villages, 


2<5a  Les  Roses  d'Antan. 

Villages  de  marins  et  de  pêcheurs  normands.  • 
Les  enfants  sont  couchés  dans  le  charme  des  rêves  : 
Ce  long  bruit  cadencé  du  flot  qui  bat  ses  grèves 
Semble  un  chant  de  berceuse  aux  chers  petits  dormants 

Un  vent  tout  parfumé  m'apporte  des  prairies, 

Où  les  reines  des  prés  restent  longtemps  fleuries, 

Quelque  chose  à  la  fois  de  suave  et  d'amer; 

Tandis  qu'un  grand  troupeau,  débouchant  des  vallées, 

Mêle  une  odeur  d'étable  aux  effluves  salées 

Qui  montent,  jour  et  nuit,  des  embruns  de  la  mer. 

J'aime  à  vous  retrouver,  grèves  de  Normandie, 
Où  travaille  une  race  âpre  au  gain,  mais  hardie. 
Fille  des  conquérants  qui  vinrent  les  premiers, 
Sous  les  pommiers  en  fleurs  que  le  roi  Charlemagne 
Avait  plantés  pour  eux  en  revenant  d'Espagne, 
Se  faire  un  paradis  au  pays  des  pommiers. 


% 


TABLE 


LES    CHARMEUSES. 

Pages. 

sous    les   hêtres 3 

Rosaire    d'amour 9 

Les  Charmeuses 13 

Matin   d'octobre 19 

Fin   d'avril 23 

Dormeuse 27 

Les   Gardiens   du    feu 33 

Lilia 41 

L'Étoile   du    Berger 45 

Nuit   tombante 51 

Promenade 55 

Marguerite 61 


a6±  Table. 

Baigneuse (>? 

La   Veuve. 7* 

Chanson 79 

Marine 83 

Soirée  d'hiver 87 

Trois  Vieilles 91 

Chanson  marine 99 

Paysage   normand 105 

Printemps 109 

Fleurs  d'avril 113 

Grandes  Eaux 117 

Retour 123 

La    Bataille 127 

LES    ROSES     D'ANTAN. 

La   Fée  des  Pleurs 135 

Maison   déserte '41 

Renoncement 149 

Ecce    Homo i$7 

L'Absent 163 

Une    Larme    de    Dante 169 


Table. 


2(5$ 


Stella  maris 178 

Le   Poète   et   l'H  irond  e  llle.  .    .    .  185 

Novembre 191 

Vieux   Rêves 19S 

Vieille   Guitare 199 

Fleur   des    morts 201 

In    excelsis 209 

Champ    de   bataille 216 

Requiem 219 

Aux   Rêveurs 229 

Chemin  perdu 233 

Paysage    d'hiver 2-37 

Fleurs  des   Eaux 239 

L'Hôtelier   de   Saint-Hubert  .    .  2+3 

La   dernière  Etape 25c 

Guérillas 25s 

Grèves   Normandes 46"  i 


^& 


M 


IMPRIME    PAR    J.    CLAÏE 

pour 

A.       LEMERRE  ,       LIBRAIRE 

A    PARIS 


PETITE    BIBLIOTHÈQUE    LITTÉRAIRE 

(auteurs    contemporains) 

Volumes  petit  in-12  (format  des  Elzévirs) 
imprimés  sur  papier  vélin  teinté. 

Chaque  volume  :  5  fr.et  6  fr. 

Chaque  ouvrage  est  orné  d'un  portrait 
gravé  à  l'eau-forte. 


François  Coppée.  Poésies  (1864-1869).  1  vol.     .     .     .     5  fr. 

—  —  Théâtre  (1869-1872).  1  vol.  .     .     5  fr. 
Théodore     de    Banville.     Poésies    (1870-1871).    Ihlles 

prussiennes.  1  volume 5  fr. 

—  —  Les  Stalactites,  1  vol. .     .     5  fr. 

—  —  Odes  funambulesques.  1  v.     5  fr. 
André    Lemoyne.    Poésies   (1855-1870).   Les  Charmeuses.  — 

Les  Roses  d'antan.  1  volume 5  fr. 

Joséphin    Soulary.    Œuvres   poétiques   (1845-1871).  Pre- 
mière partie.  —  Sonnets.   1  volume 6  fr. 

—  —  Poèmes  &  Poésies.  1  vol.  .     .     6  fr. 
Sully   Prudhomme.  Poésies  (1865-1866).  Stances  et  Poèmes. 

1  volume 6  fr. 

—  —  Poésies  (1866-1869).  '  vol«  •     •     6  fr- 
Anthologie     des    Poètes    français    depuis    le 

XV  siècle  jusqu'à  nos  jours.   1  volume 6  fr. 

Barbey  d'Aurevilly.  L'Ensorcelée.   1  volume.    .     .     6  fr. 
Léon   Gozlan.  Aristide  Froissart.  1  volume 6  ir. 

SOUS    PRESSE 

La  Vieille  Maitresse,  par  Earbey  d'Aurevilly, 

les  Œuvres  de  Gustave  Flaubert,  les  Œuvres  de  Léon  Gozlau, 

les  Œuvres  d'André  Chénier 

et   les   Œuvres   d'Auguste  Brizeux. 


Il    est  fait   un   tirage    de  cette  collection   sur  papier    de  Hollande, 
sur  papier  JVhatman  et  sur  papier  de  Chine. 


PARIS.  — J.  CLAYE,    IMPRIMEUR,    7,    RUE   SAINT-BENOIT  —    [3Î9] 


H*    J>J 


PQ  Le.-noyne,  André 

2337  Poésies,  1855-1870 

U3A17 

1873 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 


?£***