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Full text of "Poésies de Daniel Lesueur"

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POÉSIES 


Daniel  Lesueur 


es  —  Sonnets  'Philosophiques  —  Sursit 
Souvenirs  —  'Paroles  i'otmour 


PARIS 
ALPHONSE    LEMERRE,   ÉDITEUR 

23-51,    PASSAGE    CHOISEUL,    25-31 
M    DCCC   XCVI 


POÉSIES 


Daniel    Lesueur 


IL     A     ETE    TIRE     DE     CE     LIVRE   : 

15  exemplaires  sur  papier  de  Hollande. 
10  —  sur  papier  de  Chine. 

Tous  ces  exemplaires  sont  nume'role's  &  paraphés  par  l'Editeur. 


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POESIES 


Daniel  Lesueur 


Visions  'Divines  —  Les  Frais  "Dieux 

Visions  antiques  —  Sonnets  ^Philosophiques  —  Sursum  Corda! 

Souvenirs  —  Paroles  d'amour 


PARIS 
ALPHONSE    LEMERRE,   EDITEUR 

23-3I,   PASSAGE    CHOISEUL,    23-3I 
M    DCCC   XCVI 


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APR  181961 
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VISIONS    DIVINES 


L'ŒUV%.E  DES  DIEUX 


J  e  vous  vénère,  ô  dieux  !  vagues  spectres  sublimes, 
Que  l'homme  a  tour  à  tour  bénis  et  blasphémés. 
Mes  chants  s'élèveront  vers  vos  lointaines  cimes 
Pour  tous  les  malheureux  que  vous  avez  charmés. 

Vos  bienfaisantes  mains  aux  damnés  de  la  vie, 
A  ceux  qu'abandonnaient  la  Fortune  et  l'Amour, 
Ont  versé  largement  tous  les  biens  qu'on  envie, 
Éternisant  pour  eux  nos  vains  bonheurs  d'un  jour. 

Ils  ont  vécu,  le  cœur  bercé  par  leur  chimère, 
Traversant  nos  douleurs  avec  un  front  joyeux, 
Et  même  ils  ont  souri  lorsque  la  Mort  amère 
De  son  geste  muet  leur  a  fermé  les  yeux. 

Ce  qu'ils  ont  entrevu  dans  leur  obscure  voie 
N'est  pas  le  joug  pesant  d'un  stérile  labeur, 
La  terreur  de  la  faim,  la  jeunesse  sans  joie, 
Le  trépas  solitaire  et  sa  morne  stupeur. 


4  VISIONS    DIVINES 

Non  :  c'est  un  sûr  chemin,  plein  d'épreuves  mystiques, 
Qui  prend  l'homme  au  berceau  pour  le  conduire  aux  cieux, 
Qu'on  parcourt,  enivré  d'encens  et  de  cantiques, 
Versant  du  repentir  les  pleurs  délicieux. 

Saints  transports  effaçant  toute  douleur  charnelle, 
Inépuisable  amour  issu  d'un  cœur  divin, 
Impérissable  espoir  d'une  extase  éternelle, 
Qui  vous  a  possédés  n'a  pas  souffert  en  vain. 

Pour  l'assouvissement  des  appétits  sans  trêve, 
Malgré  ses  moissons  d'or,  le  monde  est  trop  étroit  ; 
Mais  aux  déshérités  s'ouvre  le  champ  du  rêve... 
L'homme  est  un  créateur  qui  fonde  ce  qu'il  croit. 

Et  puisque  la  Nature  aux  lois  mystérieuses, 
Nous  donnant  la  douleur,  nous  livra  l'infini, 
Pourquoi  briserions-nous  les  ailes  radieuses 
Qui  nous  portent  plus  haut  que  notre  ciel  terni? 

Pour  moi,  je  te  salue,  Illusion  féconde, 
Qui  seule  à  nos  efforts  viens  prêter  ta  grandeur! 
Sur  les  antiques  fronts  de  tous  les  dieux  du  monde 
C'est  toi  dont,  à  jamais,  j'adore  la  splendeur. 


FANTOMES     DIVINS 


F^X,TÔMES    DIVINS 


A  l'heure  où  votre  ciel  croule, 
O  dieux  des  siècles  passés! 
Quand  le  monde  rit  et  foule 
Tous  vos  trônes  renversés, 
Je  m'attendris  et  je  songe 
Que  votre  subtil  mensonge 
De  l'Idéal  qui  nous  ronge 
Est  le  radieux  flambeau. 
Tous  nos  rêves  dans  votre  ombre 
Ont  flotté,  formes  sans  nombre, 
Et  votre  gloire  qui  sombre 
Met  notre  espoir  au  tombeau. 

Heureux  ceux  que  notre  sphère, 
En  ses  horizons  étroits, 
Peut  désormais  satisfaire, 
Sous  les  cieux  vides  et  froids! 


VISIONS     DIVINES 

Heureux  ceux  dont  la  pensée, 
Parfois  déçue  et  lassée, 
Vers  la  chimère  effacée 
Ne  se  retourne  jamais, 
Et  dont  le  rêve  impassible, 
Restreint  au  monde  sensible, 
Ne  poursuit  pas  l'impossible 
Jusqu'aux  plus  lointains  sommets! 

Pour  moi,  dans  la  vieille  Egypte, 

Je  m'égare  sans  remords 

Au  sein  de  la  sombre  crypte 

Où  vivent  toujours  ses  morts. 

J'aime  à  croire  qu'endormie 

Dans  l'étroite  tombe  amie, 

La  somptueuse  momie 

Songe  encore  aux  jours  anciens, 

Et  qu'en  sa  fixe  prunelle, 

Durant  la  vie  éternelle, 

Luit  la  vision  charnelle 

Des  bonheurs  qui  furent  siens. 

Ou  bien,  sur  les  bords  du  Gange, 

Dans  un  lumineux  décor, 

Je  contemple  un  monde  étrange 

Et  j'ai  des  ailes  encor. 

Parmi  les  temps  insondables, 

Mes  destins  inévitables 

Par  des  nombres  formidables 


FANTOMES     DIVINS 


Comptent  les  ans  révolus, 
Car  les  siècles  par  centaines 
Font  les  âmes  incertaines 
Dignes  de  boire  aux  fontaines 
Où  s'enivrent  les  élus. 

Sous  l'arbre  au  feuillage  antique, 
Je  m'assieds  avec  Bouddha, 
Épris  du  songe  mystique 
Dont  la  beauté  l'obséda. 
Là,  sa  douce  âme  pensive 
Vit  s'approcher,  agressive, 
La  tentation  lascive 
Des  corps  éclatants  et  nus; 
Ferme,  il  poursuivit  sa  voie, 
Car  l'éclair  de  notre  joie 
Est  dérisoire  et  se  noie 
En  des  gouffres  inconnus. 

Parfois,  dans  la  steppe  aride 
De  l'Iran  sec  et  poudreux, 
Sur  le  désert,  qui  se  ride 
Vers  l'horizon  vaporeux, 
Je  distingue  dans  la  brume, 
Parmi  l'air  qui  se  parfume, 
Une  simple  pierre  où  fume 
Et  flambe  quelque  tison  : 
De  FArya  des  vieux  âges, 
Suivant  ses  pieux  usages, 


VISIONS    DIVINES 

C'est  là  l'autel  où  ses  sages 
Murmurent  leur  oraison. 

Des  hauts  remparts  de  Carthagc, 
Où  la  terre  aux  flots  s'unit, 
J'adore,  un  soir,  sans  partage, 
Le  front  si  pur  de  Tanit. 
Dominant  la  mer  tranquille, 
Elle  sourit,  immobile, 
Et  sa  puissance  subtile 
Enchante  et  dissout  le  cœur; 
Ou  bien  son  fin  croissant  grêle, 
Effleurant  quelque  tourelle, 
Semble,  fantastique  et  frêle, 
Un  hiéroglyphe  moqueur. 

Et  devant  quelque  humble  toile 
D'un  vieux  maître  florentin, 
Où  les  mages  voient  l'étoile 
Qui  blanchit  dans  le  matin, 
Je  nais  aux  siècles  gothiques, 
Pour  chanter  de  doux  cantiques, 
Sous  les  merveilleux  portiques 
Tout  embrumés  par  l'encens, 
Et  pour  baiser  avec  joie, 
Sous  le  vitrail  qui  flamboie, 
De  Jésus,  dont  le  front  ploie, 
Les  membres  éblouissants. 


FANTOMES     DIVINS 


Non,  je  ne  puis  vous  maudire, 
Vous,  nos  charmeurs,  vous,  les  dieux! 
En  vain  le  jour  se  retire 
De  votre  ciel  radieux, 
De  vous  en  vain  mon  cœur  doute... 
Pour  éclairer  notre  route 
Ce  Demain,  que  je  redoute, 
Qu'a-t-il  de  meilleur  que  vous? 
Dans  notre  existence  brève, 
Vaut-il  mieux  marcher  sans  trêve, 
Ou  s'enchanter  d'un  grand  rêve, 
Les  mains  jointes,  à  genoux? 


VISIONS    DIVINES 


Lji  CHji%.lTÈ   T>E  tBOUcD'DH*A 


vJ  n  jour,  les  pieds  meurtris  et  brûlés  de  poussière, 
Las  d'avoir  trop  marché  sous  un  soleil  de  feu, 
Gautama,  le  doux  prince  aux  yeux  pleins  de  lumière, 
Vit  d'humbles  murs  surgir  dans  l'air  ardent  et  bleu. 

Ce  n'était  plus  le  temps  de  ses  splendeurs  mondaines, 
Des  repos  nonchalants  dans  ses  jardins  fleuris, 
Tandis  qu'au  bruit  charmeur  des  sonores  fontaines 
Dansent  rêveusement  les  lascives  houris. 

Il  avait  tout  laissé  des  voluptés  royales, 
Car  il  ne  pouvait  plus  les  goûter  sans  remord 
Depuis  qu'il  avait  vu  ces  trois  choses  fatales, 
Savoir  :  la  pauvreté,  la  souffrance  et  la  mort. 

Recherchant  le  secret  de  la  douleur  humaine, 
Durant  des  jours  sans  nombre  il  avait  médité, 
Et  sur  l'arbre  où  mûrit  la  science  certaine 
S'était  formé  pour  lui  le  fruit  de  charité. 


LA    CHARITE    DE    BOUDDHA  II 

Dans  ses  rêves  profonds  sous  le  divin  ombrage, 
Lui,  l'éternel  Bouddha,  venait  d'apprendre  enfin 
Que  l'homme,  ignorant  tout,  a  pour  meilleur  ouvrage 
D'aimer,  et  de  donner  lorsque  son  frère  a  faim. 

Maintenant  il  allait  sous  le  ciel  impassible, 
Cherchant  un  malheureux  pour  lui  prendre  la  main, 
Et  murmurant  les  mots  de  tendresse  indicible 
Qui  devaient  éclairer  notre  aride  chemin. 

Et  voici  que  vers  lui,  la  cruche  sur  l'épaule, 
Venait,  à  pas  lassés,  la  femme  d'un  soudra. 
Le  grand  Réformateur  alors  comprit  son  rôle, 
Un  céleste  sourire  à  ses  lèvres  erra. 

II. vit  en  un  éclair  l'infranchissable  abîme 
Que  la  caste  maudite  entre  les  cœurs  creusait 
La  femme  que  voilà  ne  pouvait  pas  sans  crime 
Approcher  l'Aryen,  dont  l'orgueil  l'écrasait. 

Et  c'était  une  atroce  et  honteuse  souillure 
Que  rien  dans  l'avenir  ne  pouvait  effacer, 
Pour  lui,  que  partager  le  pain  ou  bien  l'eau  pure 
Avec  celle  qui,  lente  et  triste,  allait  passer. 

Et  le  prince  du  sang,  dont  la  très  noble  race 
Se  peint  sur  son  front  blanc  et  dans  son  fier  regard, 
S'avance...  Mais  la  femme,  en  hâte,  lui  fait  place, 
Puis,  l'entendant  parler,  s'arrête,  l'œil  hagard. 


12  VISIONS    DIVINES 

Et  Gautama  disait,  d'une  voix  dont  la  terre 
Toujours,  de  siècle  en  siècle,  entend  l'écho  sacré  : 
«  J'ai  soif,  ma  route  est  longue  et  l'âpre  vent  m'altère. 
Penche  vers  moi  ta  cruche,  ô  femme!  et  j'y  boirai.  » 

Mais  elle,  doucement,  lui  répliquait,  confuse  : 
«  Hélas!  je  suis  en  tout  ta  servante,  seigneur; 
Mais  mon  père  est  soudra.  Vois  quelle  erreur  t'abuse. 
A  boire  par  ma  main  tu  perdrais  ton  honneur. 

—  «  Femme,  dit  Gautama,  je  te  demande  à  boire, 
C'est  tout.  Ne  me  dis  point  que  ton  père  est  soudra. 
Ces  mots  sont  vanité,  sœur,  et  tu  peux  me  croire, 
Car  par  ma  voix  demain  le  monde  l'apprendra.  » 

Et  la  femme  inclina,  muette  de  surprise, 
Sa  cruche,  et  regarda  cet  homme  au  noble  sang 
Dont  la  lèvre  effleurait  la  rude  argile  grise, 
Et  qui  semblait  joyeux  de  l'acte  avilissant. 

Elle  ne  savait  pas,  la  pauvre  dédaignée, 

Que  celui  qui  buvait,  humblement,  de  sa  main, 

Verrait  à  ses  autels  la  terre  prosternée 

Et  plierait  sous  sa  loi  le  tiers  du  genre  humain. 

Et  lorsque,  se  perdant  sur  la  poudreuse  route, 
Le  voyageur  eut  dit  son  fraternel  adieu, 
Elle,  qui  le  suivit  d'un  long  regard  sans  doute, 
Dans  le  passant  songeur  n'entrevit  pas  le  dieu. 


L    ORIENT  15 


L'O'R.IEX.T 


L'AN  S  le  clair  Orient,  que  la  lumière  inonde, 
Près  des  limpides  flots  et  des  déserts  de  feu, 
Sous  l'insondable  ciel  étincelant  et  bleu, 
Fleurit,  naïve  encor,  la  jeunesse  du  monde. 

Là,  dans  l'enchantement  des  vivantes  couleurs, 
L'Humanité  s'attarde  au  sein  d'un  calme  rêve, 
Car,  du  haut  des  autels,  ses  dieux  veillent  sans  trêve, 
Pour  accueillir  ses  vœux  et  charmer  ses  douleurs. 

Dans  l'espace  enflammé,  les  horizons  mystiques 
S'y  déroulent  sans  fin  parmi  les  rayons  d'or. 
Nul  clairvoyant  regard  n'y  peut  sonder  encor 
Le  sublime  néant  des  visions  antiques. 

Le  brahmane,  approchant  du  Gange  vénéré, 
S'incline  en  sa  ferveur  que  nul  doute  n'altère; 
L'Arabe,  balancé  par  le  lent  dromadaire, 
Du  prophète,  à  mi-voix,  redit  le  nom  sacré. 


14  VISIONS    DIVINES 

Sous  les  saints  oliviers,  le  chrétien  de  Syrie 
Évoque  de  Jésus  le  doux  spectre  sanglant, 
Et  rêve  qu'il  effleure  en  son  baiser  tremblant 
Les  pieds  qu'ont  arrosés  les  larmes  de  Marie. 

Et  d'infinis  essaims  de  cœurs  emplis  de  foi, 
Ayant  pour  but  l'amour  et  pour  vertu  l'aumône, 
De  l'aride  Thibet  aux  bords  du  fleuve  Jaune, 
Serviteurs  de  Bouddha,  suivent  sa  pure  loi. 

De  leurs  ardents  espoirs  ignorant  la  folie, 
Ces  peuples  confiants,  sans  crainte  et  sans  remord, 
Ayant  rempli  leurs  jours,  s'endorment  dans  la  mort 
Sans  avoir  éprouvé  notre  mélancolie. 

Dans  l'avenir  obscur,  fermé  d'un  triple  sceau, 
Ils  goûteront  les  biens  que  notre  cœur  jalouse  : 
L'orgueil  des  fils  nombreux,  la  douceur  de  l'épouse, 
Tous  les  simples  bonheurs  du  monde  à  son  berceau. 

Affermis  pour  longtemps  sur  ces  supports  augustes 
Que  nos  mains  ont  brisés  sans  trouver  d'autre  appui, 
Et  dédaignant  le  mal  qui  nous  trouble  aujourd'hui, 
Ils  resteront  croyants,  paisibles,  fiers  et  justes. 

Pour  nous,  près  de  trouver  le  vide  sous  nos  pas, 
Nous  avons  trop  détruit  sans  bâtir  assez  vite. 
D'amers  pressentiments,  que  nul  esprit  n'évite, 
A  nos  espoirs  hautains  livrent  d'obscurs  combats. 


l'orient  15 

Et  nous  prétons  parfois,  aux  heures  de  ténèbres, 
Une  oreille  inquiète  aux  lointains  craquements 
Dont  le  bruit,  sourd  encor,  monte  des  fondements 
De  nos  États  vieillis,  en  des  échos  funèbres. 

Crédules  héritiers  de  l'humble  et  saint  devoir, 
Vous  qui  des  dieux  anciens  ne  touchez  point  les  voiles, 
Vivez,  vivez  heureux  sous  vos  cieux  pleins  d'étoiles  ! 
Vos  rêves  sont  meilleurs  que  notre  âpre  savoir. 

Nul  ne  sait  quel  triomphe  à  vos  âmes  candides, 
Pour  tant  de  patience,  est  peut-être  promis. 
Poursuivez  donc  en  paix  sous  les  astres  amis 
Votre  songe  éternel,  au  bord  des  mers  splendides. 


l6  VISIONS    DIVINES 


LE  T%OG%ÈS  ET  LES   VIEUX 


Aux  temps  anciens,  le  monde  existait  dans  un  rêve  ; 
Les  deux  élargissaient  le  terrestre  horizon  ; 
L'espoir  d'un  avenir  plein  d'extases  sans  trêve 
Consolait  de  la  vie  incertaine  et  trop  brève, 
Et  le  désir  vainqueur  supplantait  la  raison. 

Hélas!  il  est  des  cœurs  que  le  Progrès  consterne, 
Des  lèvres  qui  toujours  invoqueront  les  dieux. 
La  Science  à  l'œil  froid  conduit  l'esprit  moderne, 
Pourtant  plus  d'un  genou  dans  l'ombre  se  prosterne, 
Plus  d'un  regard  encor  monte  au  ciel  radieux. 

C'est  que,  nous  retirant  l'espérance  qui  charme, 

Dévastant  à  jamais  nos  lointains  paradis, 

La  Science  n'a  pas  effacé  toute  larme; 

En  nos  mains,  au  contraire,  elle  aiguise  chaque  arme, 

Et  nous  rend  sans  pitié  pour  les  combats  maudits. 


LE    PROGRÈS    ET    LES    DIEUX  17 

L'antique  Illusion,  qui  nous  devient  néfaste, 
Ne  peut  plus  sans  péril  embellir  le  chemin. 
Notre  champ  de  bataille  est  si  sombre  et  si  vaste 
Que  jamais  nulle  haine  ou  de  peuple  ou  de  caste 
N'en  ouvrit  de  pareil  au  désespoir  humain. 

Le  sang  n'y  coule  point  :  la  lutte  pour  la  vie 
N'offre  point  la  grandeur  des  glorieux  trépas; 
Les  morts,  nul  ne  les  chante  et  nul  ne  les  envie, 
Et  l'effrayant  clairon  qui  tous  nous  y  convie, 
C'est  le  cri  de  la  faim,  qui  ne  pardonne  pas. 

Nos  tournois  acharnés  ont  l'univers  pour  lice. 
Sous  nos  efforts  géants  tout  rempart  est  tombé. 
Le  salaire  est  une  arme,  un  mot  d'ordre,  un  complice. 
Ni  repos,  ni  pitié!  Si  son  pied  manque  ou  glisse, 
Le  lutteur  le  plus  fort  a  bientôt  succombé. 

Car  le  travail,  facile  aux  époques  naïves, 
Est  pour  nous  l'incessant  et  terrible  labeur. 
L'esclave  d'autrefois,  dans  nos  cités  actives, 
Frémirait  à  l'aspect  de  nos  races  chétives, 
Qu'asservissent  le  fer  et  l'or  et  la  vapeur. 

Il  rirait  de  dédain  quand  leur  foule  pâlie, 
Quittant  le  puits  de  mine  ou  l'obscur  atelier, 
Lui  dirait  :  «  Nous,  au  moins,  sommes  libres.  »  Folie  ! 
Vous,  libres?...  Mais  la  loi  qui  vous  dompte  et  vous  lie 
Plus  qu'aucun  joug  humain  vous  contraint  de  plier. 

3 


VISIONS    DIVINES 


Dans  sa  marche  en  avant  le  Progrès  implacable, 
Comme  l'âpre  Nature,  écrase  aveuglément 
Le  faible,  l'impuissant,  le  rêveur,  l'incapable. 
Pour  qui  veut  éluder  son  ordre  redoutable, 
Honte,  misère  et  mort  sont  un  sûr  châtiment. 

Pourtant  l'homme  jamais  ne  vivra  sans  chimère. 
Nous  aussi,  nous  avons  notre  espoir  insensé  : 
Le  rêve  social,  en  son  ardeur  amère, 
Prend  des  religions  la  puissance  éphémère 
Et  remplace  à  lui  seul  tous  les  dieux  du  passé. 

Nous  le  verrons  bientôt  plus  qu'eux  impitoyable, 

Car  il  met  l'idéal  ici-bas,  près  de  nous. 

Pour  toucher  à  ce  but,  qui  paraît  saisissable, 

Le  combat  grandira,  tellement  effroyable 

Que  les  maux  d'aujourd'hui  pourront  nous  sembler  doux. 

Puisque  telle  est  la  loi,  courbons  donc  notre  tête; 
Mais  ne  maudissons  pas,  dans  notre  vain  orgueil, 
En  face  des  douleurs  que  demain  nous  apprête, 
Les  dieux,  dont  la  raison  proclame  la  défaite, 
Mais  dont  nos  cœurs  meurtris  portent  encor  le  deuil. 


LA     MORT    DES    DIEUX  19 


Loi    îSCO%.T  DES   DIEUX 


JL/axs  le  ciel  vaporeux,  aux  fascinants  abîmes, 
Au-dessus  des  brouillards  d'argent,  de  cendre  ou  d'or, 
Sur  leurs  trônes  d'azur  siégeaient  les  dieux  sublimes, 
Écoutant  si  vers  eux  nos  chants  montaient  encor. 

1rs  étaient  là,  ces  fils  de  notre  immortel  rêve, 
Unis  et  fraternels  dans  leur  commun  séjour, 
Car  un  même  désir  les  enfanta  sans  trêve, 
Car  ils  furent  aimés  du  même  ardent  amour. 

Ils  étaient  là,  sans  haine  et  sans  amère  envie  : 
Jupiter,  Jéhovah,  si  prompts  en  leur  courroux; 
Le  grand  Baal;  Istar,  déesse  de  la  vie, 
Et  le  pâle  Jésus  sous  ses  longs  cheveux  roux  ; 

Bouddha,  dont  la  pitié  s'épanche  en  flots  mystiques  ; 
Vishnou,  qui  de  toute  âme  est  l'éternel  amant; 
Allah,  qu'ont  célébré  de  belliqueux  cantiques, 
Et  le  farouche  Odin,  roi  du  Nord  inçlément. 


VISIONS     DIVINES 


Et  sur  les  fronts  hautains  de  la  céleste  foule 
Régnaient  le  calme  auguste  et  la  sécurité  : 
Les  siècles  devant  eux  passeraient,  sombre  houle, 
Mais  sans  pouvoir  jamais  ternir  leur  majesté. 

Car  l'homme,  qui  les  fit  du  meilleur  de  son  âme, 
Et  qui  par  leur  splendeur  s'était  laissé  charmer, 
Quand  il  douterait  d'eux  ne  serait  point  infâme 
Assez  pour  les  maudire  et  pour  les  blasphémer; 

Mais,  les  enveloppant  d'un  respect  doux  et  tendre, 
Il  bénirait  toujours  leurs  fantômes  puissants, 
Qui  l'ont  fait  espérer  avant  qu'il  pût  comprendre, 
En  lui  donnant  pour  but  les  cieux  éblouissants; 

Il  n'oublierait  jamais  que,  sur  sa  route  amère, 
Eux  seuls  ont  soutenu,  guidé  ses  premiers  pas, 
Et  qu'ils  l'ont  doucement  calmé  par  leur  chimère, 
Comme  on  calme  un  enfant  en  lui  chantant  tout  bas. 

Ainsi  rêvaient  les  dieux  au  fond  du  ciel  immense, 
Quand  soudain,  les  troublant  dans  leur  bleu  paradis, 
Monta  comme  un  long  cri  d'insulte  et  de  démence  : 
L'homme  se  disait  libre...  et  les  avait  maudits! 

Homme,  pauvre  insensé  que  mène  un  vain  mirage, 
Maudis  donc  ton  cerveau,  ton  cœur  et  ta  raison  ! 
Les  dieux  ne  sont-ils  pas,  réponds,  ton  propre  ouvrage  i 
Qui  donc  les  a  dressés,  hors  toi,  sur  l'horizon  ? 


LA    MORT    DES    DIEUX  21 

Quand  tu  brandis  contre  eux  un  inutile  glaive, 

C'est  ton  illusion  que  menace  ta  main  ; 

Si  tu  crois  saluer  une  aube  qui  se  lève, 

Vois,  tes  propres  flambeaux  blanchissent  ton  chemin. 

Va  donc,  poursuis  un  songe  après  un  autre  songe  : 
Tu  ne  peux  échapper  à  la  loi  de  ton  cœur. 
Mais  écoute. . .  Dans  l'ombre  où  ton  blasphème  plonge, 
C'est  de  ta  seule  voix  que  rit  l'écho  moqueur. 

Cest  toi,  c'est  ton  passé,  dont  ainsi  tu  te  railles. 
Soit,  tous  tes  dieux  sont  morts  sous  ton  bras  forcené  ; 
Mais  d'autres  de  ton  sein  vont  naître,  et  tes  entrailles 
Demain  feront  jaillir  ton  rêve  nouveau-né. 


VISIONS    DIVINES 


T%IÈ%E  oi    MI'KE%VE 


L'an  s  l'abîme  sacré,  dans  l'infini  mystique 
Où  sont  assis  les  dieux,  ô  Pallas-Athéné, 
Daigne  écouter  l'accent  de  mon  pieux  cantique! 
Reviens,  reviens,  Déesse,  à  la  colline  antique, 
Fais  resplendir  encor  ton  temple  profané! 

Nous  avons  mutilé  ton  Parthénon  sublime, 

Nous,  fils  lourds  et  grossiers  des  Goths  aux  cheveux  roux. 

Ton  pardon  ne  saurait  effacer  un  tel  crime. 

De  ses  sombres  erreurs  notre  race  est  victime; 

Leur  poids  l'écrase  encor,  bien  plus  que  ton  courroux. 

Mais  du  moins  laisse-moi,  noble  Reine  offensée, 
Sur  ton  autel  détruit  verser  mes  pleurs  amers  ! 
Car  il  fut  le  sommet  de  l'humaine  pensée. 
Sitôt  qu'il  a  péri,  la  nuit  s'est  abaissée 
Sur  ce  triste  Occident  déchiré  par  les  mers. 


PRIÈRE    A     MINERVE  23 


Mille  ans  elle  a  régné,  la  nuit  épouvantable. 
Tu  te  taisais  alors  et  détournais  les  yeux, 
O  Raison,  ô  Beauté  sereine  et  redoutable! 
Lorsque  fondit  sur  nous  l'horreur  inévitable, 
Muette,  tu  voilas  ta  face  au  fond  des  cieus. 

Le  jour  pourtant  revint.  Une  tremblante  aurore 
Palpita  tout  à  coup  vers  l'horizon  sanglant. 
Le  vague  écho  lointain  de  ton  clairon  sonore, 
O  Vérité,  passa,  puis  grandit  plus  encore... 
L'Art  ancien  du  tombeau  surgit  en  chancelant. 

C'est  qu'une  vision,  pâle  encore  et  divine, 
Dans  les  cœurs  torturés  montait  avec  lenteur; 
C'est  qu'au  souffle  venu  de  ta  sainte  colline, 
O-  Pallas-Athéné,  sur  le  front  qui  s'incline 
Planait  le  vol  puissant  de  l'Idéal  sauveur. 

Le  Moyen  Age  obscur  tressaillit  d'allégresse; 
Le  monde  crut  renaître  en  retrouvant  tes  lois. 
Des  vrais  amants  du  Beau  n'es-tu  pas  la  maîtresse? 
La  Grèce  nous  inspire  et  tu  guidas  la  Grèce. 
Tous  les  grands  siècles  d'art  sont  éclos  à  ta  voix. 

Mais  jamais  l'Idéal,  dont  l'âme  est  altérée, 
Qu'elle  poursuit  toujours  et  qui  toujours  s'enfuit, 
Ne  manifesta  mieux  sa  présence  adorée 
Que  dans  l'antique  Hellas,  dans  la  terre  sacrée, 
Dont  seul  l'éclat  splendide  a  vaincu  notre  nuit. 


24  VISIONS    DIVINES 

Jamais  il  ne  trouva  de  plus  parfait  symbole 

Que  toi-même,  ô  Paljas  :  Beauté,  Force  et  Raison! 

Nul  temple  n'égala  celui  de  l'Acropole. 

Sous  un  clair  ciel  d'azur,  merveilleuse  coupole, 

Q.uel  peuple  fier  et  doux  remplissait  ta  maison  ! 

Quels  nobles  citoyens,  devant  tes  Propylées, 
S'abordaient  pour  parler  des  dieux  et  des  destins! 
Leurs  paroles  de  feu,  dans  l'espace  envolées, 
Enchantent  aujourd'hui  nos  âmes  consolées 
Et  sont  le  vrai  flambeau  de  nos  pas  incertains. 

Telle  est  ton  œuvre  immense,  ô  Reine  salutaire  ! 
Mais  quelle  ingratitude  a  payé  tes  bienfaits! 
Ton  culte  a  cessé  d'être  en  honneur  sur  la  terre, 
Tu  n'es  plus  qu'une  idole,  on  rit  de  ton  mystère. 
Le  respect  des  dieux  pèse  à  nos  cœurs  imparfaits. 


II 


Au  temps  de  Périclès  que  tu  paraissais  belle  1 
Ta  force  le  cédait  alors  à  ta  douceur. 
De  pompeux  cavaliers,  en  file  solennelle, 
Célébraient  sur  ta  frise  une  fête  éternelle, 
Et  chaque  Athénienne  était  ta  blanche  sœur. 


PRIERE    A     MINERVE  2) 

O  Vierge!  pour  montrer  ta  face  auguste  et  pure, 
Pour  mieux  fixer  les  traits  sous  lesquels  tu  survis, 
Tu  créas  Phidias...  L'art  passa  la  nature, 
Et  soudain  tu  parus,  divine  sous  l'armure, 
Toute  d'ivoire  et  d'or  au  fond  du  saint  parvis. 

De  ton  sublime  front,  d'où  la  clarté  ruisselle, 

Sans  cesse  descendit  dès  lors  la  vérité. 

Dî  tes  rayons  brûlants  quelque  ardente  parcelle 

Chaque  jour  du  génie  alluma  l'étincelle, 

Et  le  monde  ébloui  vécut  pour  ta  beauté. 

Ton  culte  universel  n'avait  point  de  sceptique, 
Tout  mortel  était  prêtre  à  tes  divins  autels. 
Euripide  charmait  les  paysans  d'Attique, 
Et  l'humble  mendiant,  assis  sous  ton  portique, 
Discutait  de  Platon  les  dogmes  immortels. 

Qu'il  était  donc  aisé  de  suivre  ta  loi  douce 
Lorsque  sur  l'Acropole  on  pouvait  t'approcher! 
Mais  le  front  de  ton  temple  a  roulé  sur  la  mousse. 
Toujours  vers  l'avenir  notre  destin  nous  pousse. 
Où  faut-il,  où  faut-il  à  présent  te  chercher? 

Jamais  nous  n'atteindrons  la  grâce  athénienne, 
Minerve,  car  en  nous  survivent  nos  aïeux, 
Durs  guerriers,  descendus  de  la  Scythie  ancienne, 
Dont  la  fureur  brisa  cette  ville,  la  tienne, 
Où,  fière,  tu  posais  ton  pied  victorieux. 


26  VISIONS    DIVINES 


Que  d'efforts  il  nous  faut  pour  secouer  une  heure 
Le  lourd  fardeau  sanglant  des  siècles  entassés! 
L'abeille  de  l'Hymette  en  vain  passe  et  m'effleure... 
Pour  moi,  triste  étranger,  qui  lutte,  implore  et  pleure, 
Ce  doux  frisson  subtil,  hélas!  n'est  point  assez. 


III 


A  peine  ai-je  compris,  ô  Minerve  d'Athène, 
La  pensée  enfermée  en  ton  front  radieux. 
Qu'es-tu?  Qu'enseignes-tu,  Vierge  pure  et  hautaine: 
Vois,  mon  âme  est  fervente  et  pourtant  incertaine.., 
Découvre  à  mes  regards  ton  sens  mystérieux. 

Toi  que  l'Amour  jamais  n'a  trouvée  accessible, 
Toi  dont  le  sang  jamais  sous  ses  dards  n'a  coulé, 
Es-tu  la  Pureté,  ferme,  austère,  inflexible, 
Qui  sur  les  chastes  mœurs,  sur  le  foyer  paisible, 
Pose  des  peuples  forts  l'empire  inébranlé? 

Mais  n'es-tu  pas,  ô  toi  qu'invoquait  Praxitèle, 
Du  génie  enflammé  l'étincelle  de  feu? 
Dans  ses  moindres  débris  ton  Parthénon  révèle 
Un  tel  souci  du  Beau,  que  nul  peuple  fidèle 
N'offrit  pareil  présent  en  hommage  à  son  Dieu. 


PRIERE    A    MINERVE  27 

Oh!  si  tu  descendais  de  ta  lointaine  cime, 

Dans  le  vide  et  la  nuit  las  enfin  de  crier, 

Nous  courberions  nos  fronts  sous  ta  règle  sublime. 

Vois,  tous  nos  dieux  brisés  ont  glissé  dans  l'abîme, 

Pourtant  nous  ne  pouvons  désapprendre  à  prier. 

Il  s'éteint  sans  écho,  le  blasphème  farouche 

Par  ce  siècle  hardi  lancé  contre  le  ciel. 

La  grâce  du  divin  nous  attire  et  nous  touche, 

L'infini  nous  reprend...  Nous  fermons  notre  bouche, 

Mais  notre  cœur  charmé  chante  un  hymne  éternel. 

Minerve,  c'est  pourquoi  les  hommes  de  notre  âge, 
Las  de  leurs  durs  travaux,  s'émeuvent  à  ton  nom. 
Dans  nos  songes  troublés  vient  flotter  ton  image, 
Et  l'incrédule  aussi,  qui  se  croit  le  plus  sage, 
Pleure,  et  baise,  incliné,  le  seuil  du  Parthénon. 


LES    VRAIS    DIEUX 


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TTIOLOGUE 


L'an  s  ce  monde  marqué  des  pas  de  l'homme  antique, 
Sur  cette  terre  esclave  où  notre  règne  croît, 
Domaine  familier,  que  nous  trouvons  étroit, 
Et  qui  porte  gravé,  comme  au  front  d'un  portique, 
Les  mots  de  Vérité,  de  Justice  et  de  Droit; 

Tandis  que  notre  esprit  suit  sa  marche  hautaine, 
Que  nos  robustes  bras  se  tendent  pour  l'effort, 
Que  notre  cœur  bondit,  fier,  amoureux  et  fort, 
Trois  maîtres  sur  nos  seins  scellent  leur  triple  chaîne, 
Savoir  :  l'Illusion,  le  Désir  et  la  Mort. 

Un  jour  ils  m'ont  parlé;  j'ai  connu  leur  empire, 
Ce  qu'ils  font  de  la  vie  en  ses  instants  trop  courts, 
Et  l'ombre  d'où  je  viens,  et  le  but  où  je  cours, 
Et  le  fatal  destin  de  tout  ce  qui  respire... 
Et  chacun  l'apprendra,  car  voici  leurs  discours  : 


32  LES    VRAIS    DIEUX 


I 

LE  T)ÉSI% 


.Le  Désir  éternel,  monstre  blême  aux  yeux  caves, 

Dit  à  mon  pauvre  cœur  : 
«  Tu  te  crois  libre  et  fort  ;  tous  les  dieux,  tu  les  braves. 

Mais  je  suis  ton  vainqueur. 

«  C'est  moi  seul  que  tu  sers.  Pour  moi  tu  te  soulèves 

A  chaque  battement. 
Je  te  trompe  à  toute  heure  et  transforme  tes  rêves 

En  un  affreux  tourment. 

«  J'éloigne  pas  à  pas  le  bonheur  qui  te  tente, 

Et  qui  fuit  sans  recours. 
Je  fais  se  consumer  en  une  vaine  attente 

Tes  ans  déjà  si  courts. 

«  Je  corromps  tes  plaisirs,  j'empoisonne  ta  joie, 

Moi,  le  vrai  Tentateur. 
Tu  m'adores  pourtant,  vil  esclave,  ma  proie, 

Lassé  d'un  Créateur. 


LE    DESIR  55 

«  Si  tu  me  renversais  du  trône  inaccessible 

Où  les  destins  m'ont  mis, 
La  Douleur  et  la  Mort  et  le  Temps  invincible 

Te  deviendraient  soumis. 

«  Mais  je  n'ai  rencontré,  parmi  la  multitude 

Des  aveugles  mortels, 
Qu'un  seul  audacieux  dont  la  fière  attitude 

Menaçât  mes  autels. 

«  Celui-là  posséda  tous  les  biens  que  sur  terre 

J'inventai  pour  appâts  : 
Les  trésors,  le  pouvoir,  l'amour  plein  de  mystère 

Ont  fleuri  sous  ses  pas. 

*  Pourtant,  détournant  d'eux  sa  face  auguste  et  triste, 

Bouddha,  l'homme  divin, 
Sut  que  par  la  folie  humaine  je  subsiste 

Et  que  mon  culte  est  vain. 

«  Il  voulut  arrêter  l'éternelle  hécatombe 

Où  se  plaît  ma  fureur; 
Toute  vie  est  à  moi,  seule  avec  moi  la  tombe 

Rivalise  d'horreur. 

«  H  voulut  arracher  de  ma  griffe  sanglante 

L'adolescent  joyeux, 
L'homme  fait,  le  vieillard  à  la  tête  branlante, 

Que  j'enivre  le  mieux. 


M 


LES    VRAIS    DIEUX 


«  Il  dit  :  «  Mort  au  Désir!...  Tout  désir  est  un  leurre. 

«  Sans  cesse  inapaisé, 
«  L'homme  attend  l'avenir,  ou  se  retourne  et  pleure 

«  Ce  qu'il  a  méprisé. 

«  Celui  qui  dans  son  sein  éteindra  l'âpre  flamme 
«  Vivra  semblable  aux  dieux, 

«  N'ayant  jamais  ni  vœux  ni  regrets  dans  son  âme, 
«  Ni  larmes  dans  ses  yeux.  » 

«  Ainsi  parlait  Bouddha,  le  seigneur  doux  et  sage  ; 

Et  depuis  ce  moment 
Plus  d'un  astre  rapide  a  marqué  son  passage 

Au  fond  du  firmament; 

«  Plus  d'un  dieu  s'est  levé,  pour  la  pensée  humaine, 

Dont  le  trône  est  tombé. 
Moi  seul,  moi  l'Éternel,  qui  la  dompte  et  la  mène, 

Je  n'ai  pas  succombé. 

«  Car  je  suis  le  Désir,  qui  tue  et  renouvelle, 

Père  de  tout  effort  : 
Sous  mon  fouet  hurle  et  court  l'humanité  rebelle... 

Je  l'entraîne  à  la  mort.  » 


l'illusion  35 


II 
L' ILL  LTS/'O-X 


J  'ai  vu  l'Illusion  m'apparaitre  en  un  songe, 
Quand  mon  cœur,  tourmenté  par  l'éternel  Désir, 
Reconnaissait  enfin  le  vide  et  le  mensonge 
Des  biens  toujours  fuyants  qu'il  avait  cru  saisir. 

J'étais  las  de  l'attente  et  las  de  l'espérance, 
Je  voulais,  oubliant  qu'il  est  un  lendemain, 
Recueillir  jour  à  jour  avec  insouciance 
Chaque  fragile  fleur  éclose  en  mon  chemin. 

J'enviais  le  long  rêve  et  la  fierté  tranquille 
De  l'animal  errant  sous  les  bois  ténébreux, 
Qui  n'a  jamais  connu  le  salaire  servile 
Ni  du  labeur  sans  but  porté  le  joug  affreux. 

J'écoutais,  dans  l'écho  des  siècles  éphémères, 
S'élever  les  accents  du  seul  sage  ici-bas, 
De  Bouddha,  qui  disait  :  «  Renonce  à  tes  chimères, 
Par  ton  renoncement  cesseront  tes  combats.  » 


36  LES    VRAIS    DIEUX 


Et  je  croyais  toucher  la  sphère  souveraine 
Où  sont  assis  en  paix  les  dieux  indifférents, 
Qui,  sans  rire  ni  pleurs  sur  leur  face  sereine, 
Ont  vu  nos  jours  amers  s'écouler  par  torrents. 

C'est  alors  que,  troublant  mon  impassible  rêve, 
Au  bord  d'un  ciel  en  feu  surgit  l'Illusion, 
Dans  le  sang  du  soleil,  sur  l'éclatante  grève 
Que  trace  en  l'or  des  soirs  la  nue  en  fusion. 

Et  sa  voix  me  cria  :  «  Qu'importe  la  sagesse? 
Qu'importe  la  douleur?  O  misérable  humain, 
Ton  néant  résigné  vaudra-t-il  ma  richesse? 
J'ai  tes  amours,  ton  ciel  et  tes  dieux  dans  ma  main. 

«  C'est  moi  qui  t'ai  conduit  dans  la  nuit  des  vieux  âges  ; 
J'ouvris  devant  tes  yeux  l'espace  illimité  ; 
Soumise  à  tes  désirs,  j'ai  pris  mille  visages; 
J'ai,  dans  ton  froid  tombeau,  mis  l'immortalité. 

«  Parce  que  tu  saignas  sur  ce  chemin  de  gloire, 

Et  parce  que  ton  sein  se  gonfla  de  sanglots, 

Tu  cesses  désormais  d'espérer  et  de  croire, 

Tes  dieux  sont  vraiment  morts  et  l'avenir  est  clos  1 

«  Pose  donc  sur  ton  cœur  une  invincible  armure, 
Sonde  avec  un  œil  sec  l'austère  vérité... 
Tu  me  retrouveras  au  fond  de  la  Nature, 
Moi,  ton  Illusion,  —  seule  réalité! 


L    ILLUSION  37 

«  Car  je  suis  la  Maya  triomphante,  éternelle  ! 
Tes  sens  et  ton  esprit  n'obéissent  qu'à  moi, 
Je  colore  à  tes  yeux  toute  forme  charnelle, 
Je  suis  dans  ton  plaisir,  je  suis  dans  ton  effroi. 

«  Quand  tu  crois  progresser,  c'est  ton  rêve  qui  change  ; 
Et  si  ton  cœur  se  ferme,  impassible  et  hautain, 
Même  alors  je  t'aveugle  en  ton  orgueil  étrange. 
Adore-moi,  mortel,  car  je  suis  ton  destin  !  » 


LES    VRAIS    DIEUX 
III 

LJL  0\CO%T 


T, 


aisez-vous,  pâles  fantômes 
Qui  vous  prétendez  des  dieux  ! 
C'est  moi  qui  tiens  des  atomes 
Le  creuset  mystérieux. 
Désir,  Illusion  vaine, 
Servez  votre  souveraine  : 
Que  votre  puissance  entraîne 
L'homme  enivré  vers  la  Mort  ! 
Sans  vous  il  pourrait  connaître 
La  misère  de  son  être, 
Et,  se  refusant  à  naître, 
Il  trahirait  mon  effort. 

«  Cachez-lui  par  vos  chimères 
L'ombre  immense  où  je  l'attends, 
Et,  sous  les  cieux  éphémères, 
La  fuite  de  ses  instants; 
Qu'il  vive,  pense  et  s'efface 
Sans  déchiffrer  sur  ma  face 
Le  but  sombre  qu'à  sa  race 


LA    MORT  39 

J'assigne  au  fond  du  tombeau. 

Me  livrant  sa  chair  lassée, 

Qu'il  croie  —  audace  insensée!  — 

Me  dérober  sa  pensée 

Comme  un  immortel  flambeau. 

«  Parez  l'obscure  matière 
A  ses  regards  éblouis; 
Qu'il  y  puise  la  lumière 
Et  des  concerts  inouïs. 
Moi,  qui  dissous  la  substance, 
Je  sais  qu'en  son  inconstance 
L'universelle  existence 
Est  la  Force  en  mouvement. 
Dans  ce  tourbillon  sans  trêve, 
Qu'importe  la  forme  brève! 
Je  ne  détruis  qu'un  vain  rêve, 
Je  crée  éternellement. 

«  En  sa  morne  indifférence, 

Ma  terrible  activité 

Ne  connaît  point  la  souffrance, 

La  gloire  ni  la  beauté. 

J'ai  l'infini  pour  domaine. 

L'altière  raison  humaine, 

Qu'un  mirage  trouble  et  mène, 

Me  coûte  à  décomposer 

Juste  autant,  lorsqu'en  vient  l'heure, 

Qu'un  souffle  qui  passe  et  pleure 


z]0  LES    VRAIS    DIEUX 

Ou  la  corolle  qu'effleure 
L'insecte  sans  s'y  poser. 

«  Le  masque  affreux  dont  on  couvre 

Ma  sublime  majesté, 

La  face  osseuse  où  s'entr'ouvre 

Un  rictus  épouvanté, 

Les  yeux  creux,  le  crâne  blême, 

Me  sont  donnés  pour  emblème 

Par  ceux  à  qui  mon  problème 

Reste  à  jamais  inconnu. 

Car  tout  être  qui  respire 

Contre  ma  grandeur  conspire, 

Et  pour  vanter  mon  empire 

Nul  n'est  jamais  revenu. 

«  L'insensible  molécule, 

Seule,  est  sans  crainte  en  mes  mains; 

Mais  tout  ce  qui  vit  recule 

Devant  mes  sombres  chemins. 

La  personnalité  lâche 

En  vain  s'oppose  à  ma  tâche  : 

Je  transforme  sans  relâche 

Tous  les  éléments  divers. 

Gloire  à  moi  !  gloire  à  la  tombe  ! 

Tout  en  surgit,  tout  y  tombe. 

Sur  l'éternelle  hécatombe 

Je  construis  les  univers.  » 


VISIONS    ANTIQUES 


LJL   SkCAI'H   T>E   L<Â   S\CC)SICJ£ 


„4  «n  l'axa atur. 


Vous  m'avez  rapporté  de  l'Egypte  mystique 
Un  austère  présent,  digne  d'elle  et  de  nous, 
Un  sombre  objet,  choisi  dans  l'hypogée  antique 
Que  garde  le  colosse  au  front  superbe  et  doux, 
Assis  dans  le  désert,  les  doigts  sur  ses  genoux. 

Ce  présent,  c'est  la  main  délicate  et  raidie 

D'une  reine,  portant  —  voilà  bien  trois  mille  ans  — 

Sur  sa  tête  petite,  élégante  et  hardie, 

Avec  le  bandeau  d'or  brodé  de  feux  tremblants, 

La  vipère  divine  aux  yeux  étincelants. 

Cette  main  —  quand  la  femme  aux  longs  yeux  ceints  de  bistre, 
Fille  des  Pharaons,  belle  et  jeune,  vivait  — 
Dans  le  fond  des  parvis  faisait  frémir  le  sistre 
Devant  le  dieu,  vers  qui  ce  bruit  seul  arrivait, 
Ne  troublant  point  le  songe  éternel  qu'il  rêvait. 


44  VISIONS    ANTIQUES 

Ou  bien  elle  tenait  —  la  main  frêle  et  mignonne  — 
Un  lourd  sceptre  massif  à  la  crosse  d'or  fin, 
Dont  l'ombre  dominait  le  désert  monotone 
Et,  sur  l'âpre  étendue  où  les  lions  ont  faim, 
Loin  du  grand  Nil  d'azur,  se  prolongeait  sans  fin. 

Lorsque  les  courtisans,  nombreux,  comme  une  houle, 
Encombraient  du  palais  les  larges  escaliers, 
Cette  petite  main,  ils  la  baisaient  en  foule, 
Elle  qui,  levant  un  de  ses  doigts  déliés, 
Pouvait  faire  tomber  leurs  têtes  par  milliers. 

Et  souvent,  dans  la  paix  des  nuits  calmes  et  chaudes, 
Sur  la  terrasse  haute  où  meurt  tout  bruit  de  cour, 
Sous  la  lune  faisant  luire  ses  émeraudes, 
Lente,  elle  errait,  la  main  si  douce,  au  fin  contour, 
Parmi  les  noirs  cheveux  d'un  prince  fou  d'amour. 

Ces  choses  se  passaient  voilà  trois  mille  années. 

Elle  est  là,  cette  main,  parmi  mes  bibelots. 

Sa  grâce,  sa  fierté  sont  encor  devinées  : 

Aussi,  des  temps  lointains  bravant  les  sombres  flots, 

J'évoque  à  son  aspect  de  magiques  tableaux. 

Pauvre  petite  main  de  royale  momie, 
Dont  l'aromate  encore  a  d'étranges  parfums, 
Je  t'aime...  je  te  prends  comme  une  main  d'amie. 
Loin  du  présent  morose  et  des  jours  importuns, 
Emmène-moi,  veux-tu?  vers  les  soleils  défunts. 


LA    MAIN    DE    LA    MOMIE  45 


Hélas!  ma  main  de  chair,  ma  main  vivante  et  rose 
Qui  sur  la  bandelette  autour  de  ton  poignet 
Ou  sur  tes  maigres  doigts  sans  nul  effroi  se  pose, 
Doit  vivre  moins  que  toi,  que  l'Egypte  craignait 
Et  sauva  par  les  soins  que  son  art  enseignait. 

Mes  doigts  vivants,  à  moi,  se  réduiront  en  cendre, 

Et  les  tiens  garderont  leur  exquise  raideur. 

La  tombe  où  promptement  il  me  faudra  descendre 

Des  sépulcres  du  Nil  n'a  point  la  profondeur, 

Car  la  mort  est  chez  nous,  6  Reine,  sans  grandeur. 

Reste  au  moins  avec  moi  durant  ma  courte  vie, 

Petite  main  rigide  et  que  baisait  un  roi. 

Ce  qui  t'a  fait  frémir  et  ce  qui  t'a  ravie, 

Vois,  après  trois  mille  ans  m'enchante  ainsi  que  toi  : 

De  l'éternel  amour  c'est  l'éternel  émoi. 


46  VISIONS    ANTIQUES 


LE   COLOSSE  DE   SCEM^OK 


JL  a  plaine,  autour  de  Thèbe,  est  morne,  immense  et  noire. 

Au  bord  du  large  Nil  les  lions  viennent  boire, 

Car  l'homme  en  ce  désert  n'est  plus  seul  souverain. 

Elle  est  morte,  la  ville  aux  cent  portes  d'airain. 

Le  rude  Assyrien,  le  dur  Sardanapale, 

Ciui  prend  son  prisonnier  tout  vif  et  qui  l'empale, 

Lui  qui  s'enorgueillit  de  mille  atrocités, 

A  foulé  sous  ses  pas  la  reine  des  cités. 

Passant,  muet  et  fier,  de  portique  en  portique, 

Il  a  par  ses  dédains  rendu  l'insulte  antique. 

Son  cœur  s'est  dilaté...  Car  n'est-il  pas  le  fils 

Des  aïeux  que  Thoutmès  vainquit  à  Karkémis? 

Depuis,  Ninive  en  vain,  haïe  et  solitaire, 

S'était  bien  haut  dressée  au-dessus  de  la  terre, 

Mettant  son  pied  vainqueur  sur  la  nuque  des  rois, 

Sans  pouvoir  effacer  l'injure  d'autrefois. 

L'Egypte,  avec  son  prince  au  visage  d'éphèbe, 


LE     COLOSSE    DE    MEMXOX  47 

L'Egypte  altière  et  douce  avait  conservé  Thèbe. 

Saignante  et  divisée,  elle  montrait  toujours 

La  ville  éblouissante,  avec  ses  deux  séjours, 

Tous  deux  aussi  remplis  d'étonnantes  merveilles, 

Les  tombes  au  palais  étant  toutes  pareilles, 

L'un  peuplé  des  vivants,  l'autre  où  rêvaient  les  morts. 

Et  Ninive  y  songeait  ainsi  qu'à  son  remords. 

Cette  Thèbe!...  Elle  était  comme  un  songe,  un  grand  mythe, 

Que  n'avait  vu  jamais  l'œil  d'un  guerrier  sémite. 

Pour  la  cité  hautaine  il  n'était  nul  danger 

Pire  que  recevoir  un  impur  étranger. 

Et  voici,  cet  opprobre  est  donc  tombé  sur  elle! 
L'Egypte  s'est  brisée  ainsi  qu'un  roseau  frêle, 
Comme  l'avaient  prédit  les  prophètes  des  Juifs. 
Thèbe,  Thèbe  est  détruite,  et  les  lotus  plaintifs, 
Seuls,  quand  le  vent  du  soir  les  froisse  au  bord  des  ondes, 
Y  réveillent  l'écho  des  ruines  profondes. 

Ammon,  dieu  protecteur!  Soleil,  divin  flambeau, 

Qui  te  couches  ainsi  que  l'on  entre  au  tombeau, 

Et  qui,  chaque  matin,  dans  l'aube  solennelle, 

Montes,  gardien  sacré  de  la  vie  éternelle, 

Parle,  et  dis  par  quel  crime  inconnu,  dieu  jaloux, 

Ta  ville  sainte  a  pu  mériter  ton  courroux  1 

Toi  pour  qui  se  dressaient  —  marchepieds,  autels,  trônes  — 

Ses  temples  merveilleux  et  ses  larges  pylônes, 

Ses  monstrueux  piliers  dans  l'ombre  des  syrinx, 


48  VISIONS    ANTIQUES 

Toi  pour  qui  s'alignaient  à  l'infini  ses  sphinx, 
Tu  l'as  donc  repoussée  et  n'as  plus  voulu  d'elle  ! 

Et  Thèbe,  cependant,  te  demeure  fidèle. 

Ils  se  sont  tus,  c'est  vrai,  les  hymnes  d'autrefois; 

Le  carnage  a  réduit  au  silence  les  voix  ; 

L'atroce  Ninivite  aux  narines  farouches 

En  arrachant  les  cœurs  a  su  fermer  les  bouches; 

Sur  la  cité  splendide  où  tu  régnais,  toi  seul, 

Les  sables  du  désert  étendent  leur  linceul; 

Dans  l'éclatant  midi  ta  cruelle  lumière 

Montre  le  palais  vide  et  l'autel  en  poussière, 

Et  nul  n'affronte  alors  ton  visage  irrité, 

O  Soleil!...  Mais  à  l'aube,  où  ta  douce  clarté 

Glisse  si  tendrement  sur  la  ville  en  ruines, 

Semblant  la  baigner  toute  en  des  pitiés  divines, 

Quand  tes  premiers  rayons  effleurent  ses  sommets, 

Elle,  qui  t'adora  sans  se  lasser  jamais, 

Sent  dans  son  sein  meurtri  son  grand  amour  renaître. 

Elle  s'apaise,  oublie...  et  sourit  à  son  maître. 

Et  dans  la  plaine  rose,  aux  lueurs  du  matin, 

Le  Colosse  au  regard  perdu  dans  le  lointain, 

Qui  peut  fixer  sur  toi  sa  prunelle  de  pierre 

Et  qui  te  voit  surgir  sans  baisser  la  paupière, 

Dans  son  sein  de  granit  déchiré  trouve  encor 

Un  chant  harmonieux  pour  le  cher  Soleil  d'or. 


UNE    VICTOIRE    DE    RHAMSÈS    II  49 


WXtE 
VICTOIRE  T>E  %H^i3CSÈS  II 


\~i  a  lutte  est  achevée.  Aux  flancs  du  Liban  noir 
Finissent  lentement  les  sombres  agonies, 
Et  la  Mort,  dans  le  sang  et  la  pourpre  du  soir, 
L'une  après  l'autre  éteint  les  prunelles  ternies. 

Rhamsès  le  Grand,  debout  sur  son  char,  veut  savoir 
Des  rebelles  tribus  qu'il  a  si  bien  punies 
Combien  de  vaillants  fils,  leur  joie  et  leur  espoir, 
Jonchent  des  monts  hautains  les  pentes  infinies. 

Car  il  faudra  l'inscrire  au  temple  de  Louqsor, 
Pour  que  vers  l'avenir  il  prenne  son  essor, 
Ce  nombre  glorieux  d'existences  fauchées. 

Aussi,  devant  le  roi,  les  scribes  attentifs 

Comptent  l'épais  monceau  des  mains  droites  tranchées» 

Qui  monte  et  monte  encor  sous  les  grands  cieux  plaintifs. 


50  VISIONS    ANTIQUES 


LES 

LOISI%S  T)E  SlA%T>^cM^eP^LEi 


Touché  sur  un  grand  lit  d'ivoire  incrusté  d'or, 
Une  coupe  en  sa  main,  le  roi  Sardanapale 
Repose,  ayant  au  front  le  rubis  et  l'opale. 
Le  pampre  autour  de  lui  forme  un  vert  corridor. 

Il  songe  aux  ennemis  dont  il  brisa  les  nuques, 
Faisant  couler  leur  sang  comme  un  rouge  nectar 
Sur  l'autel  éclatant  de  la  divine  Istar. 
Et  l'éventail  palpite  aux  mains  de  ses  eunuques, 

Il  ne  fut  point  en  vain  courageux  et  fervent, 
Il  n'a  point  invoqué  sans  raison  la  déesse  : 
L'Ëlamite  a  cédé  sa  terre  et  sa  richesse, 
Et  soudain  s'est  enfui  comme  la  paille  au  vent. 

*  D'après  un  bas-relief  ninivite  du  VIIe  siècle  av.  J.-C, 
actuellement  au  British  Muséum.  «  Sardanapale  »  est  ici  pour 
«  Assur-bani-pal  ». 


.ES    LOISIRS    DE    SARDANAPALE 


Et  l'orgueilleux  vainqueur  compte  dans  sa  pensée 
Les  dépouilles  sans  nombre,  et  les  troupeaux  sans  fin 
Qui  rapportent  l'albâtre  et  l'argent  et  l'or  fin 
Des  palais  tout  fumants  de  Suse  renversée. 

Il  rit,  car  il  revoit,  dans  son  clair  souvenir, 
Les  prisonniers  se  tordre  en  d'horribles  supplices, 
Et  les  griffes  de  fer  déchirer  les  chairs  lisses, 
Et  de  l'orbite  noir  l'œil  frémissant  jaillir. 

Il  sait  qu'en  ce  moment  aux  remparts  de  Ninive 
Pendent  des  pieds,  des  mains  et  de  sanglantes  peaux. 
Lui,  dans  ses  beaux  jardins,  trouve  doux  son  repos, 
Car  l'épouvante  enfin  tient  la  terre  captive. 

Et  devant  lui,  très  droite  et  rose  de  bonheur, 
Sur  un  siège  pompeux,  sa  jeune  souveraine, 
L'épouse  de  son  choix,  sourit,  belle  et  sereine, 
Se  demandant  à  quoi  rêve  son  cher  seigneur. 

Elle  a  pendant  longtemps  pleuré  de  son  absence, 
Regrettant  les  baisers  de  l'effroyable  roi 
Et  murmurant  le  nom,  qui  jette  au  loin  l'effroi, 
De  ce  nouvel  Assur,  qu'on  craint  et  qu'on  encense. 

Et  ses  yeux,  ses  grands  yeux  aux  longs  cils  de  velours, 
Contemplent,  enivrés,  le  visage  inflexible 
Qu'ils  ont  vu,  dans  les  nuits  à  l'extase  indicible, 
Souvent  pâlir  de  joie  en  ses  noirs  cheveux  lourds. 


52  VISIONS    ANTIQUES 

Ainsi  tous  deux,  assis  à  l'ombre  des  grands  arbres, 
Elle  amoureuse  enfant,  lui  conquérant  hautain, 
Dans  leurs  songes  perdus,  achèvent  leur  festin, 
lit  le  soleil  couchant  colore  au  loin  les  marbres. 

Sans  un  geste,  autour  d'eux  les  muets  serviteurs 
Restent,  pleins  de  respect,  ainsi  que  des  statues  ; 
Même,  instinctivement,  les  harpes  se  sont  tues, 
Éteignant  par  degrés  leurs  accords  enchanteurs. 

Mais  —  leçon  qu'à  l'Asie  il  faudra  qu'on  enseigne  — 
Aux  branches  d'un  palmier,  près  de  ce  couple  heureux, 
Et  de  son  col  tranché  montrant  le  disque  affreux, 
La  tête  de  Teumman,  le  roi  de  Suse,  saigne. 


LA    LEGENDE    DE    S  ATNI-KH  A  M  OÏS  53 


LÉGENDE  <DE  S^TX.I-KH^'MOÏS 

CONTE    DE    L'ANCIENNE    ÉGTPTE* 


Jatni, 


prince  royal,  qui  porte  sur  la  tempe, 
Bien  que  père  déjà,  la  tresse  des  enfants**, 
Du  grand  temple  de  Phtah  descend  la  large  rampe. 

Rà,  l'éternel  Soleil,  dans  les  cieux  triomphants, 
Quittant,  jeune  et  joyeux,  le  sein  d'Isis  sa  mère, 
Monte  au  fond  des  déserts  aux  sables  étouffants. 

Et  l'antique  Memphis,  où  rien  n'est  éphémère, 
Plus  haut  que  ses  palais  élève  ses  tombeaux, 
Dont  l'ombre  inviolée  enferme  sa  chimère. 

"  D'après  un  papyrus  du  Musée  de  Boulaq. 

Les  fils  et  petits-fils  du  roi,  dans  l'ancienne  Egypte, 
portaient  une  grosse  tresse  de  leurs  cheveux  pendante  sur  la 
tempe,  comme  coiffure  distiuctis'e . 


54  VISIONS    ANTIQUES 

Mais  Satni-Khamoïs,  aux  traits  calmes  et  beaux, 
Soudain  a  vu  passer  sous  les  brillants  portiques 
Une  femme  aux  yeux  vifs  ainsi  que  deux  flambeaux. 

Couverte  de  joyaux  aux  figures  mystiques 

Et  de  longs  vêtements  brodés  d'un  très  grand  prix, 

Comme  cortège  elle  a  de  nombreux  domestiques. 

Le  prince,  à  son  aspect,  s'est  arrêté,  surpris  : 

Ses  longs  yeux  sont  si  doux,  sa  bouche  si  hautaine, 

Qu'un  désir  invincible  entre  en  ce  cœur  épris. 

Il  est  le  fils  du  roi,  la  conquête  est  certaine. 
Puis  ce  n'est,  après  tout,  qu'un  caprice  léger. 
Il  suit  la  jeune  femme  en  sa  marche  lointaine. 

«  Mon  père  à  cette  ville  est,  dit-elle,  étranger. 
C'est  un  homme  puissant,  grand-prêtre  de  Bubaste. 
Je  suis  pure.  A  mon  lit  il  ne  faut  point  songer.  » 

Lui,  qui  vit  dans  l'orgueil,  dans  la  pompe  et  le  faste, 
Et  qui  jamais  encor  n'éprouva  de  refus, 
L'aime  pour  sa  pudeur  et  sa  fierté  de  caste. 

Ce  fils  des  Pharaons  se  trouble,  tout  confus. 
Son  front,  qui  sera  ceint  de  la  double  couronne, 
Rougit...  Mais  il  proteste  en  longs  propos  diffus. 


LA    LÉGENDE    DE    S  ATS  I  -  K  H  A  M  OÏ  S  <5  5 

Elle,  un  éclair  aux  yeux,  sourit  et  lui  pardonne. 
Ses  lourds  cheveux  tressés  tombent  sur  son  col  nu  ; 
Ses  anneaux,  en  marchant,  font  un  bruit  monotone. 

Elle  dit  simplement  et  d'un  air  ingénu  : 

«  Je  m'appelle  Taïa.  Viens  dans  notre  demeure. 

Tu  me  respecteras,  puisque  c'est  convenu.  » 

Lui,  sent  qu'il  va  la  vaincre  ou  qu'il  faut  qu'il  en  meure. 


II 


Dans  un  léger  canot  construit  en  papyrus 
Tous  deux  ont  traversé  le  large  bras  du  fleuve, 
Sur  la  rive  duquel  s'ouvrent  les  bleus  lotus. 

Taïa  songe  à  conduire  habilement  l'épreuve  ; 
Sa  lèvre  rouge  garde  un  pli  mystérieux. 
L'œil  ardent  de  Satni  de  sa  beauté  s'abreuve. 

Dans  la  riche  maison  il  entre,  curieux. 

Les  murs  sont  recouverts  d'onyx  et  d'émeraude. 

Il  suit  la  chaste  fille  au  doux  front  sérieux. 


56  VISIONS    ANTIQUES 

Elle  va  jusqu'en  haut.  L'atmosphère  plus  chaude 
Se  charge  de  parfums  pénétrants  et  subtils. 
Elle  éloigne  d'un  geste  une  esclave  qui  rôde. 

Ils  sont  seuls  maintenant...  Seuls!  Et  que  disent-ils? 
Satni  n'ordonne  point,  il  sanglote  et  supplie... 
Elle,  de  son  réseau  tend  et  serre  les  fils. 

Voici  que  s'ouvre  enfin  sa  lèvre  si  jolie  : 

«  Je  suis  pure.  Il  me  faut,  si  je  cède,  tes  biens, 

Que  tu  me  donneras  pour  ma  honte  accomplie.  » 

Et  le  prince  répond  :  «  Oui,  si  tu  m'appartiens, 
Tu  posséderas  tout,  mon  or,  mes  fines  pierres, 
Mes  perles,  mes  émaux,  mes  coursiers  syriens. 

—  «  Signe-le,  »  dit  Taïa  sans  baisser  les  paupières. 


III 


La  jeune  fille  a  fait  préparer  un  repas. 

Satni  voit  ces  lenteurs  d'un  œil  triste  et  farouche  ; 

Mais  elle,  rit  toujours,  et  ne  se  livre  pas. 


LA    LÉGENDE    DE    SATS I-KHAMOÏS  $7 

«  J'ai,  dit-il,  tout  à  l'heure  apposé  mon  cartouche 

Sur  la  donation  que  de  moi  tu  voulais. 

Viens,  ne  résiste  plus,  car  j'ai  soif  de  ta  bouche.  » 

Elle  reprit  :  «  Là-bas,  dans  tes  lointains  palais, 

Tu  possèdes,  je  crois,  des  enfants  légitimes; 

Et  les  miens,  si  j'en  ai,  deviendront  leurs  valets. 

—  «  Non,  dit  Satni,  je  puis  combler  tous  les  abîmes. 

Je  serai  roi,  Taïa,  je  serai  maître  un  jour. 

Tes  fils  ne  naîtront  point  pour  être  des  victimes.  » 

Alors  Taïa  lui  fit  jurer  par  son  amour 

Grondant  au  fond  de  lui  comme  un  fauve  qui  râle, 

Qu'il  ferait  de  leurs  fils  des  princes  à  sa  cour. 

Et  Satni  le  jura,  les  yeux  fous,  le  front  pâle. 


IV 


Dans  le  riant  boudoir  ils  sont  tous  deux  assis. 
Leurs  sièges  ont  pour  pieds  des  griffes  de  panthère, 
Et  dans  leurs  coupes  d'or  coulent  des  vins  choisis. 


58  VISIONS    ANTIQUES 

Taïa  contraint  Satni  haletant  à  se  taire. 

Lente,  elle  prend  des  fruits  et  prétend  avoir  faim; 

Son  grand  œil  sombre  est  plein  d'un  irritant  mystère. 

Un  souple  aspic  d'argent  orne  son  poignet  fin. 
Son  pied  foule  un  tapis  qui  vient  de  Babylone. 
Ce  repas,  il  faudra  pourtant  qu'il  prenne  fin! 

Près  de  cet  homme  au  sang  jeune  et  vif  qui  bouillonne 
Elle  garde  un  visage  impassible  et  très  froid, 
Comme  un  masque  d'Hathor  en  haut  d'une  colonne. 

Lui,  qui  souffre,  pourtant  l'aime  ainsi,  car  il  croit 
Qu'elle  ignore  encor  tout  de  l'ivresse  insensée; 
Et  la  force  lui  manque,  et  son  désir  s'accroît... 

Alors  Taïa  sourit  à  sa  propre  pensée. 


Du  jardin  tout  à  coup  montent  des  sons  joyeux. 

«  Tes  enfants,  dit  Taïa,  sont  venus  de  la  ville. 

—  Mes  enfants?...  »  Il  tressaille  et  s'étonne,  anxieux. 


LA    LÉGENDE    DE    S  ATX  I  -K  H  A  M  OÏS  59 


Elle,  dont  le  beau  corps  cache  une  âme  très  vile, 

Sait  qu'enfin  le  moment  décisif  est  venu 

De  dompter  tout  à  fait  l'amant  lâche  et  servile. 

Elle  ouvre  sa  tunique  et  montre  son  sein  nu, 
Puis  son  bras  merveilleux  sort  de  la  mousseline; 
Tout  son  vêtement  glisse,  à  peine  retenu. 

Ce  qu'il  recouvre  encor,  le  prince  le  devine... 
Alors  l'infortuné,  muet,  tombe  à  genoux, 
Ne  pouvant  qu'adorer  cette  forme  divine. 

Et  Taïa,  se  penchant,  lui  dit  d'un  ton  très  doux  : 
«  Fais  mourir  tous  tes  fils,  les  miens  auront  ton  trône. 
Puis  ôte,  si  tu  veux,  tous  ces  voiles  jaloux.  » 

Il  crie,  et  tend  les  mains  comme  pour  une  aumône. 


VI 


Sur  le  grand  lit  d'ébène  et  d'ivoire  ajourés, 

Parmi  les  draps  soyeux  que  son  corps  souple  froisse. 

Taïa  met  la  splendeur  de  ses  membres  nacrés. 


6o  VISIONS    ANTIQUES 

Satni,  n'espérant  plus  que  son  amour  décroisse, 
Pour  l'assouvir  enfin  n'a  prononcé  qu'un  mot... 
A  présent  du  jardin  montent  des  cris  d'angoisse. 

Blême,  le  prince  laisse  échapper  un  sanglot; 
Mais  Taïa  le  regarde,  impérieuse  et  tendre... 
Sous  sa  prunelle  aiguë  il  s'apaise  aussitôt. 

Tout  se  tait...  Aucun  bruit  ne  se  fait  plus  entendre. 


VII 


C'est  ainsi  que  Satni  fit  mourir  ses  enfants, 
Qui  portaient  comme  lui  la  tresse  sur  la  tempe, 
Pour  la  femme  qu'il  vit,  sous  les  cieux  triomphants, 
Du  grand  temple  de  Phtah  gravir  la  large  rampe. 


SONNETS 


PHILOSOPHIQUES 


TfETflC^lCE 


Ami,  j'ai  dans  le  champ  sans  fin  de  vos  pensées, 
Tout  en  rêvant,  choisi  quelques  sauvages  fleurs, 
Pour  leurs  ardents  parfums  et  leurs  vives  couleurs, 
Et  les  ai  dans  mes  vers  cote  à  côte  enchâssées. 

Hélas!  mes  durs  sonnets  les  tiennent  oppressées; 
Elles  perdent  en  eux  leur  sève  et  leurs  senteurs, 
Elles  qui,  dispersant  leurs  souffles  enchanteurs, 
Ondulaient  librement  par  le  vent  balancées. 

Je  vous  fais  don  pourtant  de  leur  bouquet  pâli  ; 

Vous  y  reconnaîtrez  le  reflet  affaibli 

Des  amples  floraisons  écloses  dans  votre  âme. 

Et  vous  saurez  aussi  que  mon  cœur  enivré, 
Épuisant  dans  leur  sein  leur  arôme  de  flamme, 
Bat  plus  calme  et  plus  fort  pour  l'avoir  aspiré. 


64  SONNETS    PHILOSOPHIQUES 


LE    TE  WPS 


Oaisis  du  vain  regret  des  grands  songes  antiques, 
Parfois  nous  repeuplons  nos  Olympes  déserts  : 
Erreur  des  aïeux  morts  hantant  nos  cœurs  mystiques  ! 
Le  Temps,  dernier  des  dieux,  chancelle  au  sein  des  airs. 

L'atome,  obéissant  aux  forces  despotiques, 
Dans  l'abîme  infini  n'a  point  d'âges  divers; 
L'horloge  suspendue  aux  éternels  portiques 
Marque  une  heure  immuable  à  l'immense  univers. 

Le  passé,  l'avenir  —  inconstantes  chimères  — 
Troublent  par  leurs  aspects  des  êtres  éphémères 
0_ui  naquirent  hier  et  périront  demain. 

Q.uel  sens  auraient  ces  mots  pour  la  matière  sombre, 
Qui,  soumise  à  jamais  aux  changements  sans  nombre, 
N'a  point  eu  d'origine  et  n'aura  point  de  fin? 


SONNETS    PHILOSOPHIQUES  6) 


II 

LES   FORCES 


Aux  jours  obscurs  et  doux  de  sa  candeur  première, 
L'homme,  en  sa  gratitude  ou  ses  vagues  effrois, 
Des  astres  bienfaisants  adorait  la  lumière, 
Et  du  vaste  univers  il  les  proclamait  rois. 

De  ces  faux  souverains,  rigide  justicière, 
La  raison  depuis  lors  a  renversé  les  droits, 
Et  nous  les  a  montrés,  ces  amas  de  poussière, 
Signes  mystérieux  des  forces  et  des  lois. 

Eux,  qui  régnaient  jadis,  tombent  sans  espérance. 
Ils  ne  sont  que  la  vive  et  splendide  apparence 
D'un  principe  caché  toujours  en  mouvement. 

Nos  sens  ont  inventé  leurs  beautés  éternelles  ; 
Leurs  fantômes  glacés  peuplent  le  firmament, 
Leur  grâce  et  leur  éclat  naissent  dans  nos  prunelles. 


66  SONNETS    PHILOSOPHIQUES 


III 

L^4    VIE 


O  u  a  n  d  nous  tournons  les  yeux  vers  les  débuts  du  monde, 
Songeant  aux  êtres  vils  qui  peuplèrent  les  eaux, 
Nous  disons  :  «  Dieu  frappa  plus  d'une  race  immonde, 
Puis  il  fit  naître  l'homme  après  les  grands  oiseaux.  » 

Et  plus  tard,  entr'ouvrant  quelque  couche  profonde, 
Et  trouvant  dans  le  sol  les  débris  de  nos  os, 
Un  enfant  plus  parfait  de  la  terre  féconde 
Reniera  notre  sang,  notre  ame  et  nos  travaux. 

Pourtant  nous  sommes  fils  des  monstres  de  l'abîme, 
Et  d'héritiers  plus  purs  l'Humanité  victime 
A  son  tour  périra  pour  leur  donner  le  jour. 

La  route  du  progrès  pas  à  pas  est  suivie. 
Dans  l'univers,  ainsi  qu'en  notre  étroit  séjour, 
S'enchaînent  sans  repos  les  formes  de  la  vie. 


SONNETS    PHILOSOPHIQUES  67 

IV 

Loi   LUTTE  <POU%  L'EXISTENCE 


Lia  loi,  l'unique  loi,  farouche,  inexorable, 
Qui  régit  tout  progrès,  c'est  la  loi  du  plus  fort. 
L'être  imparfait  périt;  marâtre  impitoyable, 
La  Nature  l'écrase  et  poursuit  son  effort. 

Partout  est  engagé  le  combat  redoutable; 
A  l'heure  harmonieuse  où  la  terre  s'endort, 
11  rend  la  nuit  sinistre  et  l'ombre  épouvantable, 
Tout  brin  d'herbe  est  un  champ  de  carnage  et  de  mort. 

L'angoisse  de  la  faim,  qui  toujours  hurle  et  gronde, 
Est  le  ressort  puissant  jouant  au  cœur  du  monde, 
Et  celui  qui  dévore  est  l'élu  du  destin. 

L'esprit  même  naquit  des  brutales  entrailles; 

Et  la  rivalité  du  repas  incertain 

Fait  surgir  l'avenir  en  de  sombres  batailles. 


68  SONNETS    PHILOSOPHIQUES 


V 

LJl    SOURCE 


L  a  source  de  cristal  frémit  sous  la  fougère  ; 
La  voici  qui  murmure  et  court  sur  les  cailloux. 
Tout  enfants,  autrefois,  dans  sa  nappe  légère 
Nous  avons  en  riant  miré  nos  fronts  si  doux. 

Aussi  n'est-elle  point  à  nos  cœurs  étrangère; 
Nous  lui  disons  tout  bas  :  «  Te  souviens-tu  de  nous?  » 
Quoi  !  ne  savons-nous  pas  que  l'onde  est  passagère  ? 
Sans  cesse  un  flot  s'enfuit  devant  un  flot  jaloux. 

Par  son  aspect  charmant  c'est  encor  notre  source  ; 
Mais,  changeante  toujours  en  sa  rapide  course, 
Peut-elle  être  aujourd'hui  ce  qu'elle  fut  hier? 

Et  notre  âme,  elle  aussi,  se  transforme  à  tout  âge. 
Qu'est-ce  donc  après  tout  que  notre  Moi  si  fier? 
Rien  qu'un  vain  souvenir  dans  une  frêle  image. 


SOMMETS    PHILOSOPHIQUES  69 


VI 
Loi    MO%T 


L,  a  Vie  est  une  mort  incessamment  active  ; 
Pour  exister  longtemps  il  faut  périr  toujours  ; 
Chaque  instant  la  détruit,  la  forme  fugitive 
Dont  la  beauté  si  chère  enivre  nos  amours. 

La  Mort  délivre  enfin  la  matière  captive, 
Lui  rouvrant  l'univers  et  ses  vastes  séjours  : 
D'une  nouvelle  vie,  intense  et  moins  chétive, 
Elle  anime  nos  corps  au  terme  de  nos  jours. 

Vie  et  Mort  :  grands  mots  creux  et  mensongers  fantômes  ! 
Pleurons-nous  aujourd'hui  les  frémissants  atomes 
Qui  formaient  autrefois  le  sang  de  notre  cœur? 

Où  sont-ils  ?  Dans  l'air  pur,  dans  l'herbe,  dans  les  roses... 
Et  quand  la  Mort  sur  nous  mettra  son  doigt  vainqueur, 
Pourquoi  craindrions-nous  d'autres  métamorphoses? 


SONNETS    PHILOSOPHIQUES 


VII 
7)  I  E  U 


L.' homme  a  dit  :  «Le  Seigneur  m'a  fait  à  son  image.  » 
Homme,  insecte  orgueilleux,  cesse  de  blasphémer! 
De  tes  sens  imparfaits  reconnais  l'esclavage  : 
Concevraient-ils  Celui  qui  les  a  pu  former? 

Ce  Dieu,  que,  d'après  toi,  je  renie  et  j'outrage, 
Ne  l'offenses-tu  point  quand  tu  prétends  l'aimer? 
Tu  lui  prêtes  ton  cœur,  tes  haines,  ton  langage, 
Et  de  tes  passions  tu  le  veux  animer. 

Moi,  devant  sa  grandeur  je  m'incline  en  silence. 
Lorsque  son  soleil  d'or  sur  mon  front  se  balance, 
J'admire  le  rayon  dont  la  splendeur  a  lui  ; 

Car  le  soleil  est  fait  de  poudre  et  me  ressemble. 
Mais  Dieu,  qu'il  règne  ou  non,  que  saurais-je  de  lui? 
Et  qui  de  nous  l'insulte,  ô  chrétien  !  que  t'en  semble? 


SONNETS    PHILOSOPHIQUES 


VIII 

LES    ?%E 3CIE%.S    .AGES 


Ulels  rêves  insensés,  formés  par  les  poètes, 
Ont  placé  l'âge  d'or  au  berceau  des  humains? 
Nous  avons  vu  s'éteindre,  en  nos  lentes  conquêtes, 
Les  siècles  par  milliers  sur  nos  sombres  chemins. 

Nous  avons  combattu  de  monstrueuses  bêtes, 
Nous  avons  labouré  le  sol  avec  nos  mains, 
Nous  avons  succombé  dans  de  mornes  défaites 
Sans  avoir  entrevu  les  brillants  lendemains. 

De  l'animalité  nous  dégageant  à  peine, 

Alors  que  nous  traînons  encor  sa  lourde  chaîne, 

Pourquoi  ce  vain  regret  allant  vers  le  passer 

L'avenir  seul  est  plein  de  visions  sublimes. 
Puisqu'un  si  profond  gouffre  est  enfin  traversé, 
C'est  qu'il  n'est  plus  pour  nous  d'inaccessibles  cimes. 


72  SONNETS    PHILOSOPHIQUES 

IX 
LES   SBW.TI9CEW.TS 


.La  France,  traversant  de  tragiques  journées, 
Vit  placer  la  Raison  sur  les  divins  autels  ; 
Pourtant  la  froide  reine,  aux  foules  prosternées, 
Ne  saurait  imposer  des  décrets  immortels. 

Son  règne  achèverait  soudain  nos  destinées  ; 
Contre  le  sphinx  obscur  nous  cesserions  nos  duels; 
Quittant  leurs  vains  espoirs,  nos  âmes  résignées 
Ne  s'élanceraient  plus  vers  de  merveilleux  ciels. 

Car  nous  marchons  guidés  par  un  sublime  rêve 
Qui,  flottant  à  nos  yeux  et  reculant  sans  trêve, 
Se  transforme  toujours,  mais  sans  pâlir  jamais. 

Et  les  Sentiments  seuls,  en  nous  prêtant  des  armes, 
Nous  mènent  à  l'assaut  de  tous  les  hauts  sommets. 
Pour  conquérir  les  cœurs,  Jésus  versa  des  larmes. 


SONNETS     PHILOSOPHIQUES  73 


X 
LsA    %<AISOX.- 


1-  e  jour  où  la  Raison  gouvernerait  la  terre, 
L'aube  se  lèverait  au  fond  d'un  ciel  en  deuil  ; 
L'océan  de  nos  jours,  n'ayant  plus  de  mystère, 
Sous  chaque  flot  d'azur  nous  montrerait  recueil. 

L'enfance  songerait  à  la  vieillesse  austère, 
L'heure  semblerait  courte  et  proche  le  cercueil  ; 
Las  des  vaines  amours,  l'homme  irait  solitaire, 
En  d'ingrats  descendants  ne  prenant  plus  d'orgueil. 

Voyant  toujours  grandir  les  limites  du  monde, 
Le  savant  suspendrait  la  poursuite  profonde 
Du  mirage  imposant  qu'on  nomme  Vérité; 

Le  prêtre  se  tairait  dans  l'église  déserte  ; 
Et,  cessant  tout  effort,  la  triste  Humanité, 
Pensive,  s'assoirait  devant  sa  tombe  ouverte. 


74  SONNETS    PHILOSOPHIQUES 


XI 
L'I'DÉoiL 


.Féconde  illusion,  que  le  penseur  méprise, 
Indestructible  Espoir  d'un  bonheur  inconnu, 
Une  fausse  sagesse  en  vain  veut  qu'on  te  brise, 
Dans  le  fond  de  nos  cœurs  tu  fleuris,  ingénu. 

C'est  toi  qui  nous  conduis  sur  la  route  entreprise, 
Qui  nous  fais  accomplir  un  progrès  continu, 
Et  chaque  vin  d'amour  dont  notre  àme  se  grise 
De  ton  fruit  immortel  à  longs  flots  est  venu. 

Par  toi,  dont  le  pouvoir  les  inspire  et  les  fonde, 

Mille  religions  ont  consolé  le  monde, 

Les  martyrs  ont  chanté,  voyant  le  ciel  ouvert. 

Ce  siècle  se  croit  grand  parce  qu'il  te  renie  : 

Ta  forme  change,  —  hélas  !  nous  en  avons  souffert,  ■ 

Mais  rien  ne  détruira  ton  essence  infinie. 


SONNETS    PHILOSOPHIQUES 


XII 

LE   C^%^CTÈTiE 


U  M  peuple  est  noble  ou  vil  par  son  seul  caractère  ; 
L'esprit,  dans  ses  destins,  n'agit  qu'au  second  rang. 
Les  sentiments  acquis,  partage  héréditaire, 
Lentement  transformés,  coulent  avec  le  sang. 

Le  type  originel  siècle  à  siècle  s'altère; 
Un  trait  parfois  subsiste  et  s'en  va  grandissant; 
Puis  tout  à  coup  surgit  un  héros  solitaire 
Qui  saisit  en  sa  main  ce  levier  tout-puissant. 

Un  désir,  un  besoin,  un  espoir,  une  haine, 

Tels  sont  les  fondements  de  la  puissance  humaine, 

Et  tout  ce  qu'on  élève  est  bâti  là-dessus. 

L'être  qui  laisse  au  monde  une  immortelle  trace, 
Qu'il  soit  César,  Bouddha,  Mahomet  ou  Jésus, 
Incarna  dans  son  sein  le  rêve  d'une  race. 


SONNETS    PHILOSOPHIQUES 


XIII 
L'  HISTOIRE 


.Histoire,  tu  n'es  plus  cette  muse  élégante 
Qui  soumettait  Dieu  même  à  des  décrets  hautains, 
Et  qui  nous  le  montrait,  d'une  plume  fringante, 
Balançant  le  succès  des  combats  incertains. 

Toi  que  nous  avons  vue,  injuste  et  provocante, 
Couronner  les  héros  avec  des  airs  mutins, 
Tu  t'arrêtes,  troublée  en  ta  candeur  piquante, 
Devant  l'enchaînement  terrible  des  destins. 

Aujourd'hui  tu  pressens  ta  rude  et  noble  tâche; 
L'immense  drame  humain  se  poursuit  sans  relâche, 
Sur  chaque  événement  il  pèse  tout  entier. 

Lève-toi  donc,  déesse,  et  de  tes  orteils  roses 
Foulant  les  durs  cailloux  d'un  âpre  et  long  sentier, 
Remonte  lentement  vers  les  lointaines  causes. 


SOXN'ETS    PHILOSOPHIQUES 


XIV 


\~)  Morale  !  ô  respect  de  la  loi  nécessaire  ! 
Nous  nous  sommes  raillés  de  ta  diversité, 
Parce  que  tu  suivais,  perfectible  et  sincère, 
Dans  tous  ses  lents  progrès  la  faible  Humanité. 

Pour  t'avoir  vue  ainsi  varier  sur  la  terre, 
Notre  esprit  contre  toi  souvent  s'est  révolté, 
Mère  des  foyers  purs,  ô  reine  salutaire, 
Qui  nous  donnes  la  force  et  la  félicité  ! 

Viens  poser  sur  nos  fronts  ton  joug  doux  et  paisible. 
Nulle  marche  en  avant  aux  peuples  n'est  possible 
Si  de  tes  ordres  saints  ils  n'écoutent  la  voix. 

Tu  vaux  à  nos  cités  mieux  que  vingt  citadelles. 
Apprends-nous  à  lutter  en  affirmant  tes  droits, 
Pour  qu'un  jour  sans  effort  nos  fils  te  soient  fidèles. 


SONNETS    PHILOSOPHIQUES 


XV 
L*A    VOIX  DES  MO%TS 


lVloRTS  qui  dormez,  couchés  dans  nos  blancs  cimetières, 

Parfois,  en  relisant  tous  vos  noms  oubliés, 

Je  songe  que  nos  cœurs  à  vos  froides  poussières 

Par  des  fils  infinis  et  puissants  sont  liés. 

Muets,  vous  dirigez  nos  volontés  altières  ; 
Par  vos  désirs  éteints  nos  désirs  sont  plies; 
Vos  âmes  dans  nos  seins  revivent  tout  entières, 
En  nous  vos  longs  espoirs  vibrent,  multipliés. 

Bien  que  nous  franchissions  une  sphère  plus  haute, 
Vos  antiques  erreurs  nous  induisent  en  faute, 
Nous  aveuglant  encor  malgré  tous  nos  flambeaux. 

Car  le  passé  de  l'homme  en  son  présent  subsiste, 
Et  la  profonde  voix  qui  monte  des  tombeaux 
Dicte  un  ordre  implacable,  auquel  nul  ne  résiste. 


SONNETS    PHILOSOPHIQUES  79 

XVI 
L'ŒUVRE   'DE   L*A    ^ITUTiE 


v^e  qu'il  t'importe,  à  toi,  Nature,  ô  froide  reine! 
Ce  n'est  pas  que  mon  cœur  s'assouvisse  ici-bas  : 
Qu'il  s'épuise  et  qu'il  saigne  en  d'horribles  combats, 
Tu  n'en  souris  pas  moins,  implacable  et  sereine. 

Ce  qu'il  t'importe,  à  toi,  c'est  que  la  moindre  graine 
Trouve  un  sol  favorable  et  germe  sous  tes  pas. 
Ton  éternel  souci,  qui  ne  me  connaît  pas, 
N'a  pour  but  que  la  vie  obscure  et  souveraine. 

La  vie!...  Et  que  ce  soit  la  mienne,  avec  ses  pleurs, 
Ou  l'humble  éclosion  des  bétes  et  des  fleurs, 
Ou  le  rayonnement  des  astres  dans  l'espace, 

Nature,  ton  ardeur  et  tes  soins  sont  pareils. 
Pourquoi  donc  plaindrais-tu  ce  qui  souffre  et  qui  passe, 
Toi  qui  vois  s'enflammer  et  mourir  les  soleils? 


80  SONNETS    PHILOSOPHIQUES 

XVII 
LES  %<ACES  <DE  L'^iVEIlIlL 


r  uisque  nous  sommes  vieux,  très  vieux,  et  que  nos  veines 
Roulent  un  sang  troublé  par  d'antiques  douleurs, 
Et  puisque  nos  enfants,  héritiers  de  nos  pleurs, 
Naîtront  pour  s'irriter  en  des  angoisses  vaines, 

Accourez  donc,  des  bois,  des  îles  et  des  plaines, 
O  peuples  dont  le  front  ignore  nos  pâleurs, 
Sauvages,  qui  vivez  comme  vivent  les  fleurs, 
Aux  vents  libres  et  purs  emmêlant  vos  haleines! 

Hommes  au  teint  de  cuivre  et  d'ébène,  venez  ! 

Rouvrez  donc  l'avenir  à  ces  infortunés 

A  qui  nous  léguerons  demain  nos  défaillances. 

Ah  !  rendez  à  nos  fils  la  sève  d'autrefois, 
Pour  qu'à  notre  savoir  ajoutant  vos  vaillances, 
Votre  rire  puissant  éclate  dans  leurs  voix. 


SONNETS    PHILOSOPHIQUES 


XVIII 

LES   tPY%*AMItDES 


Ucaxd  l'Egypte  éleva  ses  hautes  Pyramides, 
Son  orgueil  a  dressé,  vers  la  face  des  deux, 
Au  néant,  le  défi  le  plus  audacieux 
Qui  jamais  ait  surgi  de  nos  âmes  timides. 

Quand  seront  condensés  les  éléments  humides 
Sur  notre  globe  éteint,  froid  et  silencieux, 
Ces  monuments  hardis  d'un  rêve  spécieux 
Survivront  seuls,  debout  dans  les  déserts  numides. 

Or  ils  furent  construits  en  l'honneur  de  la  Mort. 

C'est  un  suprême  instinct  qui  dicta  cet  effort  : 

La  Mort  transforme,  crée,  et  n'a  point  d'épouvante. 

Chaque  temple  verra  s'obscurcir  son  flambeau, 

Car  tous  les  dieux  mourront...  La  Mort  seule  est  vivante, 

Et  ce  qui  doit  rester  sur  terre  est  un  tombeau. 


82  SONNETS    PHILOSOPHIQUES 

XIX 

LE  "BUT  Fltl^AL 


Tour  qui  travaillons-nous,  ouvriers  sans  salaire? 
Ah!  le  savoir  au  moins,  ce  serait  bon,  pourtant! 
Voir. le  but,  quel  qu'il  soit,  rendrait  enfin  content 
Le  cœur  humain,  gonflé  d'espoir  et  de  colère. 

Si  tout  n'est  pas  perdu  de  l'œuvre  séculaire, 
Nous  lutterons  encor,  jour  à  jour,  en  chantant, 
Pour  porter  jusqu'aux  cieux  l'édifice  éclatant 
Du  progrès  éternel,  que  le  temps  accélère. 

Hélas!  le  besoin  vil  d'apaiser  notre  faim, 

La  lutte  pour  la  vie,  est  la  suprême  fin 

Vers  qui  tend  tout  l'effort  de  nos  âmes  hautaines. 

L'esprit  subtil  y  va  par  des  chemins  divers, 

Et,  malgré  la  fierté  des  visions  lointaines, 

Nos  douleurs  sont  sans  fruit  pour  l'immense  univers. 


SONNETS    PHILOSOPHIQUES 


XX 
L'ATOME    HUM^AI'ZL 


1— 'ans  l'organisme  obscur  la  cellule  captive 
Naît,  évolue  et  meurt,  et  pour  un  court  moment 
Peut  croire  qu'elle  existe  et  se  meut  librement, 
Quand  la  Force,  en  ses  jeux  universels,  l'active. 

Inerte  esclave  aussi,  notre  terre  chétive, 
D'un  Tout  mystérieux  parcelle  en  mouvement, 
Se  proclamait  jadis  centre  du  firmament, 
Nommant  éternité  son  heure  fugitive. 

Et  l'être  humain,  soumis  à  l'ordre  illimité, 

Seul  veut  sauver  encor  sa  personnalité. 

Mais  de  l'astre  à  l'atome  à  nos  yeux  tout  s'enchaîne. 

Il  s'efface,  le  rêve  à  notre  orgueil  trop  doux. 
Entre  le  berceau  frêle  et  la  tombe  prochaine, 
L'éclair  de  notre  vie,  hommes,  n'est  point  à  nous. 


84  SONNETS    PHILOSOPHIQUES 

XXI 


I  arfois,  lorsque  je  songe  aux  sombres  destinées 
Qui  sont  nôtres,  mon  cœur  ému  se  glace  en  moi, 
Car  c'est  un  sort  étrange,  amer  et  plein  d'effroi 
Celui  que  subit  l'homme  en  ses  courtes  années. 

Vers  un  but  inconnu  ses  forces  détournées 
N'obéissent  jamais  un  instant  à  sa  loi; 

II  souffre,  pleure  et  lutte,  et  ne  sait  pas  pourquoi, 
Car  il  voit  au  néant  ses  œuvres  condamnées. 

Si  la  terre  demain  s'arrêtait  dans  son  cours, 
C'en  serait  fait  de  l'être  et  du  temps  et  des  jours. 
Un  seul  choc!...  et  soudain  tout  redeviendrait  flamme. 

Où  donc  seraient  alors  la  gjpire,  le  progrès, 
Le  renom  du  guerrier,  la  beauté  de  la  femme? 
Pourquoi  tant  espérer  s'il  n'est  plus  rien  après? 


SURSUM    CORDA! 


SURSUM    CORDA! 

POÉSIE   AYANT   REMPORTÉ   LE   GRAND    PRIX   DE   POÉSIE 

DÉCERNÉ 

PAR     L'ACADÉMIE     FRANÇAISE    EN     iSSj 


Haussez-vous  sur  les  monts  que  le  soleil  redore. 
Et  vous  prendrez  plaisir  à  voir  plus  haut  encore. 

Th. -A.  d 'Au signé,  les  Tragiques,  1.  vu. 


vJ  m  jour,  saisi  du  mal  terrible  qui  nous  ronge, 
Du  découragement  universel,  amer, 
A  l'heure  où  le  soleil  sous  le  flot  d'or  se  plonge, 
Un  poète  songeait,  l'oeil  fixé  sur  la  mer. 

Il  domptait  le  désir  d'épancher  sa  souffrance 
En  des  chants  tout  remplis  d'un  enivrant  poison, 
De  maudire  à  grands  cris  la  dernière  espérance 
Qui,  trompeuse,  erre  encore  au  bord  de  l'horizon. 


SURS CM     CORDA! 


S'interdisant  la  plainte,  il  eût  voulu  se  taire, 
Rester,  comme  ce  soir,  à  contempler  les  flots, 
Et  croire,  malgré  tout,  qu'il  est  un  grand  mystère 
Que  notre  âme  verra  quand  nos  yeux  seront  clos. 

Mais  le  rêve  incertain,  qui  calmait  son  supplice, 
N'endormait  point  en  lui  l'ardente  charité  ; 
De  l'angoisse  éternelle  il  se  sentait  complice 
S'il  n'apportait  au  monde  un  mot  de  vérité. 

II 

Bien  étrange  était  sa  démence! 
Quoi!  pensait-il,  lui,  par  des  vers, 
Lorsque  rien  ne  se  recommence, 
Rajeunir  le  vieil  univers? 
Dans  notre  main  sèche  et  ridée, 
La  coupe  du  songe  est  vidée. 
Pour  le  triomphe  d'une  idée 
Qui  lutte  encor  de  notre  temps? 
On  a  pesé  même  la  gloire  : 
Inscrire  un  vain  nom  dans  l'histoire, 
Quel  plaisir  creux  et  dérisoire  ! 
Tout  s'estime  en  deniers  comptants. 

Et  l'art  aussi  suit  la  fortune. 
Allons,  poète,  allons,  debout! 
Laisse  la  morale  importune, 
Et  songe  à  flatter  notre  goût. 


sursum  corda!  89 

Nous  sommes  las  de  tes  névroses, 
Triste  rimeur  aux  airs  moroses; 
Ton  rôle  est  d'effeuiller  des  roses 
Sur  le  front  de  l'humanité. 
Quitte  ton  accent  de  prophète, 
Viens  prendre  part  à  notre  fête, 
Descends  de  ce  sublime  faite 
Où  t'eût  placé  l'antiquité. 

Ainsi,  dans  l'abîme  du  doute, 
Bruissait  un  écho  railleur. 
Sombres  luttes  que  l'on  redoute  ! 
On  en  sort  bien  pire  ou  meilleur. 
Et  le  poète  à  l'âme  austère, 
Malgré  l'angoisse  solitaire, 
Rêvait  d'entr'ouvrir  à  la  terre 
Des  chemins  nouveaux,  éclatants... 
Essor  tragique!...  Une  hirondelle 
Ainsi  voudrait  à  tire-d'aile 
Entraîner  sa  race  infidèle 
Qui  ne  croirait  plus  au  printemps. 

III 

Soudain,  dans  l'ombre  douce  à  demi  descendue, 
Crêpe  léger,  voilant  l'immensité  des  eaux, 
Une  voix  du  rêveur  troublé  fut  entendue, 
Pure  comme  la  brise  à  travers  les  roseaux. 


ço  sursum  corda! 

Lente,  elle  s'élevait  du  côté  de  la  terre, 
Si  distincte,  malgré  le  grand  bruit  des  flots  noirs, 
Qu'elle  couvrit  bientôt  leur  tumulte,  et  fit  taire 
Au  cœur  qui  l'écoutait  les  plaintifs  désespoirs. 

Elle  disait  :  «  O  toi,  plié  comme  l'arbuste, 
Quand,  près  de  le  briser,  souffle  le  vent  des  mers, 
Poète,  lève-toi,  ta  douleur  n'est  pas  juste, 
Car,  moi,  je  n'ai  jamais  trouvé  les  cœurs  amers. 

«  Puisque  tu  veux  conduire  et  relever  les  âmes, 
Puisqu'un  désir  ardent  d'idéal  t'obséda, 
Prends  ma  voix,  prends  mon  nom,  mes  rayons  et  mes  flamme; 
Et  jette  alors  bien  haut  ton  cri  :  Sursum  Corda! 

«  Tu  verras  qui  résiste  ou  seulement  recule. 
Quand  je  ne  serai  plus  le  grand  motif  humain, 
Poète...  oh!  viens  alors  t'asseoir  au  crépuscule, 
Seul,  et  les  yeux  en  pleurs,  et  le  front  sur  ta  main.  » 

Elle  se  tut.  Croyant  à  l'erreur  d'un  beau  songe, 

Lui  fils  des  songes  d'or,  il  dit  :  «  Qui  donc  es-tu? 

Un  Dieu?...  Mais  ils  s'en  vont.  L'homme  a  mis  son  mensonge 

Dans  la  bouche  des  dieux.  N'es-tu  pas  la  vertu? 

«  Sous  quel  nom  t'invoquer?  Réponds-moi,  doux  fantôme  ! 
Que  ton  accent  est  purl  Où  donc  l'ai-je  entendu? 
Es-tu  femme?...  L'espoir  t'accompagne...  Un  tel  baume 
Aux  lèvres  d'une  femme  est  parfois  suspendu. 


sur su m  corda!  91 

«  Parle  encore!...  »  Il  allait  poursuivre  sa  prière, 
Quand,  descendant  du  ciel,  ô  prodige  inouï! 
Belle  comme  l'aurore  à  la  fraîche  lumière, 
Elle  apparut  aux  yeux  du  poète  ébloui. 

C'était  bien  une  femme,  en  effet,  mais  si  chaste, 
Si  hautaine  et  si  douce  en  sa  sérénité, 
Que  les  astres,  la  terre,  et  la  mer  sombre  et  vaste, 
L'accueillirent,  surpris,  d'un  murmure  enchanté. 

Son  front  semblait  trop  fier  pour  aucune  couronne. 
On  pressentait,  à  voir  son  bras  fort  et  charmant, 
Le  geste  qui  brandit  et  le  geste  qui  donne, 
Et  l'étreinte  d'amour  au  long  frémissement. 

Ses  yeux,  ses  yeux  profonds,  abîmes  de  tendresse, 
Devaient,  étant  si  doux,  avoir  connu  les  pleurs  : 
Ce  que  nous  adorons,  nous,  si  pleins  de  détresse, 
A  toujours,  femme  ou  dieu,  partagé  nos  douleurs. 

Telle  elle  descendait,  merveilleuse  figure  ! 
Devant  ses  pas  s'ouvraient  de  lumineux  chemins; 
Et  le  poète,  atteint  par  cette  clarté  pure, 
Enfin  cria  :  «  Patrie!  »  et  tendit  ses  deux  mains. 


92 


sursum   corda! 


IV 


«  Oui,  dit-elle,  c'est  moi  !...  C'est  moi...  Je  puis  encore, 
Quand  toute  antique  foi  qu'un  nom  sacré  décore 

Penche  au  cœur  des  mortels, 
—  Ainsi  qu'on  voit  le  soir,  à  travers  les  bruines, 
Sur  le  sommet  des  monts  s'incliner  les  ruines 

Des  plus  hautains  castels,  — 

«  Je  puis,  car  nulle  bouche  encor  ne  me  blasphème, 
Rallumer  dans  vos  seins  l'étincelle  suprême 

Des  éternels  espoirs; 
Faire  vivre  en  luttant,  faire  aimer  les  supplices, 
Faire  braver  la  mort  et  trouver  des  délices 

Aux  plus  âpres  devoirs. 

«  Je  puis,  dans  les  cœurs  bas  qui  rampent  près  de  terre, 
due  le  vin  des  plaisirs  chaque  jour  désaltère, 

Que  l'égoïsme  clôt, 
Je  puis,  moi,  soulever,  pour  peu  que  je  le  veuille, 
Plus  aisément  que  l'air  ne  soulève  la  feuille, 

Un  sublime  sanglot. 


sur  su  m  corda!  93 

«  Xul  œil  n'a  mesuré  le  cercle  que  j'embrasse, 
Je  façonne  à  loisir  le  corps,  l'esprit,  la  race, 

Et  la  religion. 
Mais  mon  nom  te  suffit.  Je  suis  pour  toi  la  France! 
On  dirait,  n'est-ce  pas?  l'écho  du  mot  souffrance... 

Pourtant  mon  lot  fut  bon. 


«  Il  fut  bon,  étant  rude  et  coupé  pour  ma  taille. 
C'est  moi  qui  vais  devant  dans  la  grande  bataille 

Du  progrès  rayonnant. 
Je  veux  continuer  ce  rôle  magnifique, 
Et  j'ai  peur  du  sommeil  obscur  et  pacifique 

Qui  règne  maintenant. 

«  Élève  donc  la  voix,  parle  à  mes  fils,  poète, 

Car  je  souffre,  et,  perdus  dans  le  bruit  de  leur  fête, 

Ils  ne  le  savent  pas. 
Parle. ..  ils  arrêteront,  s'ils  voient  que  mon  sang  coule, 
Dans  les  tristes  chemins  où  s'engouffre  leur  foule, 

L'essor  fou  de  leurs  pas. 

«  Tu  leur  diras  :  Je  viens  au  nom  de  la  Patrie. 
Frères,  entendez-la!  C'est  elle  qui  vous  prie... 

Ce  jour  est  solennel. 
Tous  vos  vices  mesquins,  races  exténuées, 
Effacent  lentement,  là-haut,  dans  les  nuées, 

Son  sourire  éternel. 


94  SURSUM    corda! 

«  Vous  avez  découvert  que  l'existence  est  brève, 
Que  la  mort,  ce  néant,  succédant  à  ce  rêve, 

N'ouvre  rien  au  delà; 
Et  vous  avez  pensé  :  «  L'heure  présente  est  bonne, 
«  Elle  seule  est  à  nous,  demain  n'est  à  personne  : 

«  Jouissons,  tout  est  là.  » 

«  Vivre  dans  le  présent,  c'est  être  en  décadence. 
Vingt  peuples,  délaissant  leur  antique  prudence, 

Ont  ainsi  trébuché; 
C'est  en  chantant  qu'ils  ont  glissé  dans  la  nuit  noire  ; 
De  leurs  débris  encore  —  ô  leçons  de  l'histoire!  — 

L'univers  est  jonché. 

«  Décadence  !...  O  Français  !  un  siècle  est  peu  de  chose  : 
Pourtant,  depuis  cent  ans,  quelle  métamorphose 

Dans  nos  vœux,  dans  nos  mœurs! 
La  terre,  en  écoutant,  voilà  cent  ans  à  peine, 
Un  jour  prit  pour  des  voix  d'aube  encore  incertaine 

Nos  confuses  rumeurs. 


«  On  vit  comme  un  reflet  d'éternelle  lumière; 
Nous  avions  fait  soudain  rayonner  la  chaumière, 

Dans  les  champs,  sous  les  cieux  ; 
Nos  cœurs,  tout  enflammés  d'intentions  sublimes, 
Vers  les  plus  nobles  buts  et  les  plus  hautes  cimes 

Volaient,  audacieux. 


scrsum  corda!  95 

«  Jamais  à  si  longs  traits  on  ne  but  l'espérance. 
Avec  quel  front  levé,  quelle  fière  assurance, 

Nous  parlions  de  demain  ! 
Nous  tracions  jusqu'à  Dieu,  dans  le  temps  et  l'espace, 
Peuple  prédestiné,  triomphateur  qui  passe, 

Notre  royal  chemin. 


«  Nous  fondions  la  vertu,  l'amour  et  la  justice; 
Nous  trouvions  de  la  joie  au  fond  du  sacrifice, 

Même  sans  nuls  témoins. 
Nos  cœurs  se  sont  lassés  de  ces  biens  invisibles; 
Dans  nos  seins  aujourd'hui,  pour  qu'ils  battent  paisibles, 

Il  leur  faut  beaucoup  moins. 

«  Ah  !  que  ne  sommes-nous,  en  ces  jours  héroïques, 
Morts  comme  nous  savions  mourir  alors,  stoïques, 

Souriant  au  tombeau, 
Vaincus  des  rois  ligués,  écrasés  par  leur  nombre, 
Mais  vers  les  nations  tendant  à  travers  l'ombre 

Un  immortel  flambeau! 


«  Ce  flambeau,  dans  nos  mains  il  vacille,  ô  mes  frères! 
Non,  nous  ne  sommes  plus  les  soldats  téméraires, 

Chantant  au  bord  du  Rhin, 
Voulant  conquérir  moins  des  villes  que  des  âmes, 
Remplaçant  volontiers  par  des  hymnes  de  flammes 

Les  lourds  canons  d'airain. 


96  SURS u m    corda! 

r  Sursum  Corda!...  Là-haut  nos  cœurs  et  nos  pensées, 
Vers  ce  ciel,  rayonnant  de  nos  gloires  passées, 

Ce  beau  ciel  radieux, 
Ce  ciel  de  France,  où  semble  errer  une  âme  douce 
Vers  qui  celui  qu'on  frappe  et  celui  qu'on  repousse 

Tournent  toujours  les  yeux. 

«  Hélas!  ce  ciel  profond,  l'on  vous  dit  qu'il  est  vide, 
due  nul  Dieu  n'y  sourit,  que  votre  cœur,  avide 

D'espoir,  vous  a  trompés. 
Frères,  lorsque  sa  foi  s'éteint,  un  pays  tombe. 
Voyez  donc,  voyez  donc  à  creuser  quelle  tombe 

Vos  bras  sont  occupés  ! 

«  Mais  l'infini  toujours  hante  nos  cœurs  frivoles. 
On  dit  :  «  Je  ne  crois  plus,  »  et  devant  mille  idoles 

On  fléchit  les  genoux. 
L'une  au  moins,  la  Patrie,  est  si  pure  et  si  belle 
Que  les  siècles  ont  vu  presque  abdiquer  pour  elle 

Le  Dieu  fort  et  jaloux. 

«  Le  culte  des  Romains,  leur  vrai  culte,  fut  Rome  ; 
Et  jamais  sentiment  ne  fit  au  cœur  de  l'homme 

Germer  rien  d'aussi  fort. 
Leur  antique  vertu  rend  leur  triomphe  juste  ; 
Ils  posèrent  le  trône  éblouissant  d'Auguste 

Sur  des  siècles  d'effort. 


sursum  corda!  97 

«  Xul  revers  n'abattait  leur  constance  obstinée. 
Imitons-les.  Ayons  en  notre  destinée 

Cette  invincible  foi. 
Notre  œuvre  vaudra  mieux  que  leur  sombre  conquête  : 
Sur  le  cœur  qui  consent  notre  puissance  est  faite 

D'amour  et  non  d'effroi. 

«  Nous  sommes  les  voyants,  les  chercheurs,  les  apôtres  ; 
Quand  c'est  nous  qui  crions  :  «  Sursum  Corda  !  »  les  autres 

Lèvent  un  front  riant; 
Car  ils  ont  cru  soudain  voir  luire  en  leurs  ténèbres 
L'étoile  qui  guidait  durant  les  nuits  funèbres 

Les  mages  d'Orient. 

«  Jetons-le  donc,  ce  cri  !  Les  échos  des  vieux  mondes 
Le  rediront  ensuite  avec  leurs  voix  profondes. 

N'ont-ils  pas  répété 
Après  nous  :  «  Dieu  le  veut  !  »  dans  des  âges  farouches  ? 
Et,  plus  tard,  nous  avons  mis  dans  leur  mille  bouches 

Le  grand  mot  Liberté! 

«  Vers  tout  ce  qui  sourit,  vers  tout  ce  qui  rayonne, 
Vers  l'Idéal  portant  l'immortelle  couronne, 

Seul  Dieu  qui  nous  guida, 
Vers  l'art,  vers  la  science  aux  lueurs  souveraines, 
Vers  la  fraternité,  vers  la  bonté,  ces  reines, 

Français,  Sursum  Corda!  » 


»3 


SOUVENIRS 


m&9*s&&&Q2m 


souvE^ms 


jouvexirs,  souvenirs,  c'est  par  vous  que  j'existe  ! 
Ma  vie  est  tout  entière  en  votre  vague  émoi. 
Dans  la  nuit  du  passé,  votre  écho  tendre  ou  triste 
Sauve  seul  du  néant  cet  être  qui  fut  Moi. 

Sans  vous,  qu'en  serait-il  de  mes  courtes  années, 

S'effaçant  tour  à  tour  dans  le  temps  éternel, 

Et  des  illusions,  si  promptement  fanées, 

Dont  l'éclat  met  une  âme  en  mon  corps  tout  charnel  ? 

Car  il  n'est  rien  de  vrai  dans  toutes  les  chimères 
Qui,  de  leur  vol  léger,  flottent  sur  mon  chemin  : 
Elles  sont  les  reflets,  brillants  mais  éphémères, 
Du  l'univers  au  fond  d'un  organisme  humain. 

Mes  sens,  miroirs  subtils  de  ces  formes  sans  nombre, 
Eux-mêmes,  je  le  sais,  n'ont  point  de  fixité, 
Mais  changent  leurs  tableaux,  rayonnants  ou  pleins  d'ombre, 
Comme  un  fleuve  mouvant  par  sa  course  emporté. 


102  SOUVENIRS 

Dans  mon  cœur  frémissant,  dans  ma  chair  douloureuse, 
Ce  qui  le  mieux  échappe  à  l'incessante  mort, 
A  l'évolution  puissante  et  ténébreuse 
Qui  partout  en  secret  active  son  effort, 

C'est  ce  qui  n'est  pas  moi  :  l'ineffaçable  trace 
Qu'a  gravée  en  mon  sein  la  foule  des  aïeux. 
Ma  joie  et  mes  douleurs  sont  celles  de  ma  race, 
Et  le  feu  de  son  âme  éclate  dans  mes  yeux. 

Que  devient  donc  ma  vie  en  ces  profonds  mystères  ? 
Où  retrouver  ce  Moi,  qui  périt  chaque  jour? 
O  souvenirs!  c'est  vous,  aux  heures  solitaires, 
Qui  du  frêle  fantôme  esquissez  le  contour. 

C'est  vous  qui  me  rendez  quelquefois  à  moi-même, 
Ombres  qui  reflétez  l'ombre  éteinte  à  jamais, 
Car  vous  ressuscitez  en  un  songe  suprême 
Tout  ce  qui  m'a  fait  vivre  et  tout  ce  que  j'aimais. 

Nés  avec  chaque  larme,  avec  chaque  pensée, 
Partout  où  j'ai  souffert,  partout  où  j'ai  vaincu, 
Vous  maintenez  pour  moi  l'existence  effacée, 
Par  vous  seuls  je  peux  dire  aujourd'hui  :  «  J'ai  vécu  !  » 

Venez  donc,  souvenirs  à  l'aile  étincelante, 
Spectres  des  jours  heureux  et  des  paisibles  soirs, 
Venez,  pour  enivrer  mon  âme  chancelante 
Des  bonheurs  disparus  et  des  anciens  espoirs. 


SOUVENIRS  103 

Vous  que  le  temps  revêt  d'un  invincible  charme, 
O  mes  meilleurs  amis!  ô  mon  plus  sûr  trésor! 
Vous  paraissez  plus  beaux  à  travers  une  larme, 
Aussi  d'un  œil  mouillé  je  poursuis  votre  essor 
Au  hasard  de  mes  vers,  parmi  les  rythmes  d'or. 


104  SOUVENIRS 


ÈTE%7sLEL    'DÈS  11^ 


Uui  donc  inventera  des  syllabes  nouvelles, 
Troublantes  pour  le  cœur  comme  un  parfum  pervers, 
Avec  le  charme  atroce  et  les  douceurs  cruelles 
De  nos  longs  souvenirs  en  ce  vieil  univers? 

Qui  donc  découvrira  des  mots  subtils  et  rares 
Dont  nos  fibres  tout  bas  vibrent  à  se  briser, 
Puisque  le  sourd  écho  de  nos  langues  barbares 
Ne  dit  point  l'infini  du  songe  et  du  baiser? 

L'excès  de  notre  ivresse  et  de  notre  souffrance 
Semble  animer  la  voix  des  forêts  et  des  flots, 
Mais  nous,  pour  égaler  leur  sauvage  éloquence, 
Nous  n'avons  que  l'accent  éperdu  des  sanglots. 

Oh!  je  voudrais  trouver  des  paroles  légères 
Dont  le  son  vague  et  doux,  suave  et  déchirant, 
Dise  au  cœur  ce  que  dit  sous  les  longues  fougères 
La  brise  qui,  le  soir,  les  frôle  en  murmurant. 


ÉTERNEL    DÉSIR  IO> 

Et  je  voudrais  rimer  des  vers  dont  la  magie 
Ferait  défaillir  l'àme,  avec  l'aigu  frisson 
Qu'éveille,  fredonné  vers  la  fin  d'une  orgie, 
L'air  tant  aimé  jadis  d'une  ancienne  chanson. 

Et  je  voudrais  encore,  oh  !  je  voudrais  connaître 
Un  langage  disant  les  infinis  regrets 
Et  l'éternel  désir  de  ce  qui  pourrait  être, 
Du  bonheur  inconnu  qui  ne  viendra  jamais. 


M 


ÎOÔ  SOUVENIRS 


T>^4<^5   LJL   FO%ÊT 


Te 


out  tremble  à  la  fois. 
Les  bois  ont  la  voix 

De  l'onde. 

Dans  son  lit  amer 

Ainsi  geint  la  mer 

Profonde. 


J'écoute...  Le  vent 
Dans  le  pin  mouvant 

S'engouffre. 
Tel  se  plaint  le  flot, 
C'est  bien  le  sanglot 

Du  gouffre. 


DANS    LA    FORÊT  IO7 

L'âpre  souffle  mord 
Le  hêtre  et  le  tord 

Sans  peine, 
Puis  s'en  va,  hurlant, 
Rendre  tout  tremblant 

Le  chêne. 


Dans  ces  hauts  abris, 
On  dirait  les  cris, 

Très  aigres, 
Des  mats  de  vaisseaux, 
Qui  sont  sur  les  eaux 

Si  maigres. 

Les  sombres  taillis 
Sont  tous  assaillis, 

O  lutte! 
Par  des  vents  diserts, 
Y  jouant  des  airs 

De  flûte. 


Doux,  tendres,  puissants, 
Les  bruits  incessants, 

En  foule, 
Se  mêlent  sans  chocs. 
Ainsi  pleure  aux  rocs 

La  houle. 


I08  S  O  U  V  E  N  I  R  S 

O  grand  univers  ! 
Tes  échos  divers, 

Pour  l'âme, 
Ont  la  même  voix  : 
Les  gouffres,  les  bois, 

La  lame. 


Que  nous  disent-ils 

Dans  leurs  chœurs  subtils? 

Qu'importe  ! 
Ce  n'est  qu'un  vain  bruit, 
Et  le  vent  qui  fuit 

L'emporte. 


IAL    DE    L'OPÉRA  IO9 


VbL  TitAL  T>E   L'0TÈ%~4 


Janvier,  âpre  et  brutal,  a  desséché  la  rue, 
Sur  notre  orgie  en  feu  lançant  son  souffle  amer. 
Il  est  nuit.  L'Opéra,  vers  qui  chacun  se  rue, 
Ressemble  au  roc  heurté  par  les  flots  de  la  mer. 

Des  carrosses  bruyants  déversent  la  cohue  : 
Fracs  noirs,  paillettes  d'or,  maillots  couleur  de  chair. 
La  danse  de  Carpeaux  se  déroule,  éperdue, 
Sentant  les  murs  frémir  d'un  rythme  ardent  et  cher. 

Et  la  limpide  lune,  au  doux  rayon  bleuâtre, 
Met  une  lueur  pure  au  front  de  ce  théâtre, 
Où  s'essouffle,  en  hurlant,  le  plaisir  effréné; 

Tandis  que,  dans  la  houle  humaine  qui  ruisselle, 

Un  garde  de  Paris,  par  le  froid  étonné, 

Se  tient,  raide  et  muet,  et  grave,  sur  sa  selle. 


SOUVENIRS 


Ji   LECO'&TE  DE   LISLE 


Vos  vers,  —  vos  vers  si  beaux  !  —  qui  sous  notre  paupière 
Font,  dans  les  soirs  pensifs,  monter  des  pleurs  sacrés, 
Sont  fiers,  purs  et  puissants  comme  ces  dieux  de  pierre 
Que  d'un  suprême  orgueil  la  Grèce  avait  parés. 

Incompris  de  la  foule,  à  des  lèvres  vulgaires 

Ils  n'ont  point  appelé  de  faciles  sanglots. 

Les  douleurs  dont  votre  âme  a  pu  saigner  naguères 

N'obscurcissent  jamais  leurs  sublimes  tableaux. 

L'égoïsme  d'un  cœur  qu'un  âpre  amour  déchire 
Y  chercherait  en  vain  des  baumes  fraternels, 
Car  ils  ne  daignent  pas  regretter  ni  maudire 
Vos  vers  d'airain  chantant  sous  les  cieux  éternels. 

Sur  la  fuite  des  jours  et  le  néant  des  choses 
Ils  construisent  en  paix  leur  songe  de  beauté, 
Et  l'esprit  ignorant  les  invisibles  causes 
Ne  connaîtra  jamais  le  prix  qu'ils  ont  coûté. 


A    LECONTE    DE    LISLE 

Mais  l'ame  qu'enchanta  leur  ivresse  profonde 
Voit,  sous  la  majesté  des  impassibles  vers, 
Palpiter  l'idéal  invincible  du  monde 
Et  ruisseler  les  pleurs  de  ce  vieil  univers. 

Août  1890. 


SOUVENIRS 


TÊTE-^i-TÊTE   %.OM*AthUnQUE 


IN  ous  avons,  tous  les  deux,  dit  plus  d'une  folie, 

Ce  soir,  dans  les  sentiers  étroits  pour  nos  chevaux. 

Nous  étions  égarés  loin  du  bruyant  rallye, 

Et  vous  me  racontiez  votre  mélancolie 

De  l'accent  pénétré  que  prennent  les  dévots. 

Et  je  me  défendais,  par  ma  gaîté  railleuse, 
De  comprendre  trop  bien  vos  douces  oraisons. 
Vous  m'aviez  fait  quitter  notre  bande  joyeuse 
Par  un  galop  sournois  dans  la  forêt  ombreuse, 
Et  le  soleil  quittait  les  hautes  frondaisons. 

Le  long  du  chemin  creux,  tout  rouge  de  bruyère, 
Nous  allions  maintenant,  rapprochés,  pas  à  pas. 
Sous  les  massifs  profonds  défaillait  la  lumière, 
Et  le  recueillement  de  la  nature  entière 
Nous  fit,  sans  y  songer,  soudain  parler  tout  bas. 


TÊTE-A-TÊTE    ROMANTIQUE  IIJ 

Et  moi,  je  me  plaisais  à  ce  brin  d'aventure  : 
C'était  gracieux,  fin,  joli...  presque  touchant. 
J'ai  ri,  car  j'aime  à  rire,  et  c'est  bien  ma  nature; 
Mais  ne  me  croyez  pas  trop  folle  créature... 
Non,  je  m'attendrissais,  tout  en  vous  le  cachant. 

Mais  quoil  de  vos  chagrins  je  connais  trop  la  cause. 
Moi,  j'ai  souffert  aussi,  tout  en  riant  toujours. 
Hélas!  rien  n'en  guérit,  ni  les  vers,  ni  la  prose, 
Ni  le  jeu,  ni  l'oubli,  ni  rien,  ni  quelque  chose, 
Ni  les  longs  cheveux  d'or,  ni  les  yeux  de  velours. 

Qu'importe  !  Souffrez  donc,  puisqu'un  instant  de  joie 
N'est  jamais  —  dites-vous  —  chèrement  acheté, 
Et  que,  parmi  ces  maux  dont  nous  sommes  la  proie, 
Éclate  par  éclairs  le  bonheur  qui  les  noie, 
Le  bonheur  d'un  moment  qui  vaut  l'éternité. 

Vous  aurais-je  donné  cette  heure  bienfaisante? 
Peut-être...  et  c'eût  été  plutôt  l'illusion. 
L'Illusion!...  Voilà  la  grande  complaisante. 
Hier,  quand  nous  causions,  elle  était  là,  présente, 
Dans  les  reflets  pourprés  du  ciel  en  fusion. 

Que  faut-il  donc  de  plus  pour  que  l'âme  se  grise? 
Un  bon  cheval,  un  soir  embaumé,  vaporeux, 
Un  charmant  téte-à-téte  obtenu  par  surprise, 
Un  horizon  lointain  qui  pâlit  et  s'irise, 
Et  la  rouge  bruyère  au  bord  d'un  chemin  creux. 


i? 


114  SOUVENIRS 


TJiYSJlGE   DE  Dt^LI 


JVIai  sourit,  de  rayons  prodigue, 
Sur  les  champs  de  jeunes  blés  verts, 
Sur  les  prés,  où  l'œil  se  fatigue, 
Ébloui  par  leurs  tons  divers. 

Dans  la  touffe  de  trèfle  rose 
Éclate  un  bouton  d'or  en  feu  ; 
La  marguerite,  large  éclose, 
Est  auprès  du  liseron  bleu. 

De  tous  côtés  la  terre  blonde 
Se  montre  nette  et  de  niveau, 
N'attendant  pour  être  féconde 
due  le  don  d'un  germe  nouveau. 

Au  flanc  des  collines,  barrière 
Élevée  à  notre  horizon, 
Se  creuse  la  blanche  carrière, 
D'où  va  naître  quelque  maison. 


PAYSAGE     DE    MAI  11$ 

Le  sentier  poudreux  se  dessine, 
Courbé  par  un  bouquet  de  bois. 
On  sent  un  parfum  d'aubépine, 
On  entend  bruire  des  voix. 

Et  la  campagne  est  solitaire; 
Ce  chaud  paysage  d'été 
Est  plein  du  rêve  et  du  mystère 
De  quelque  monde  inhabité. 

Dans  sa  demeure  close  et  fraîche, 
Le  paysan,  les  membres  las, 
Fuit  un  instant  l'haleine  sèche 
Qui  flétrit  les  derniers  lilas. 

Mais  parmi  l'herbe  déliée 
Où  commence  le  sillon  noir, 
Une  charrue  est  oubliée  : 
Voici  la  vie  et  le  devoir. 


Il6  SOUVENIRS 


T^YSlAGE   eD'OCTO'B%E 


Octobre  finit  :  dans  l'allée, 
La  couronne  de  la  forêt, 
Jaunie  et  flétrie,  est  foulée 
Sous  le  pied  du  passant  distrait. 

A  cette  parure  enlaidie, 
Dépouille  des  beaux  jours  défunts, 
Par  moments  la  brise  tiédie 
Vient  dérober  d'acres  parfums. 

Dans  la  plaine,  où  flotte  et  se  pose 
Un  touchant  et  dernier  rayon, 
Le  laboureur  grave  dispose 
La  charrue  au  bout  du  sillon. 

Sur  un  peuplier,  malgré  l'heure, 
Des  feuilles  frémissent  encor; 
Un  soleil  pâle  les  effleure, 
Et  l'on  dirait  un  arbre  d'or. 


PAYSAGE    D    OCTOBRE  117 

Les  vignes  courent,  avalanches, 
Du  haut  des  coteaux  jusqu'en  bas, 
Et  dressent  dans  les  brumes  blanches 
Leurs  milliers  de  noirs  échalas. 

Au  loin  passe  une  silhouette 
Au  mouvement  discret  et  lent  : 
C'est  un  chasseur,  dont  le  chien  guette 
Le  lièvre  en  son  gite  tremblant. 

Les  prés,  que  l'humidité  ronge 
Et  colore  d'un  brun  sanguin, 
Portent  en  ligne  qui  s'allonge 
Les  meules  hautes  du  regain. 

Et,  comme  une  àme  désolée, 
Là-bas  fuit  dans  le  ciel  profond 
La  silencieuse  volée 
Des  hirondelles  qui  s'en  vont. 


Il8  SOUVENIRS 


TfEUX    VOIX 


Ji  quelquefois  à  ma  fenêtre 
Je  reste  un  moment  à  songer, 
Quand  le  jour  vient  de  disparaître 
Et  qu'au  fond  du  ciel  on  voit  naitre 
La  blanche  étoile  du  berger; 

A  cette  heure  calme  et  bénie, 
C'est  que  j'aime  entendre  dans  l'air 
Monter  la  rumeur  infinie 
De  Paris,  confuse  harmonie, 
Semblable  à  celle  de  la  mer. 

Ce  bruit,  fondu  par  la  distance, 
De  tant  de  voix,  de  tant  de  pas, 
Est-ce  un  chant?  une  plainte  immense' 
Je  ne  sais...  J'écoute,  et  je  pense 
Au  flot  bleu  qui  brise  là-bas. 


DEUX    VOIX  II9 

Si  quelquefois  sur  la  falaise, 

En  été,  je  reste  à  rêver, 

Lorsque  le  vent  du  soir  s'apaise 

Et  n'est  plus  qu'un  souffle,  qui  baise 

Nos  cheveux  sans  les  soulever, 

C'est  qu'à  mes  pieds  l'Océan  gronde, 
Éternellement  agité, 
Et  qu'au  murmure  de  son  onde 
Je  songe  à  la  clameur  profonde 
Montant  d'une  grande  cité. 

Océan,  que  nous  veux-tu  dire? 
Sont-ce  là  des  hymnes,  des  cris? 
L'âme  du  monde  qui  soupire? 
Je  ne  sais...  J'écoute,  j'admire, 
Et  je  me  souviens  de  Paris. 

O  vaste  mer!  ô  ville  immense! 

Mes  deux  muses,  mes  deux  amours, 

Ne  gardez  jamais  le  silence! 

Je  me  tais  en  votre  présence, 

Mais  vous,  pour  moi,  parlez  toujours  ! 


SOUVENIRS 


SOUFFLES   T>'0%^1GE 


La  falaise  est  droite  et  superbe, 
Et  le  vent  de  la  haute  mer, 
Comme  un  faucheur  abat  sa  gerbe, 

Y  courbe  l'herbe 

D'un  souffle  amer. 

Moi,  contre  qui  le  roc  se  dresse, 
Et  qui  vais  toujours  en  avant, 
J'aime,  quand  parfois  il  me  presse, 

L'âpre  caresse 

De  ce  grand  vent. 

Il  me  repousse,  et  je  m'obstine; 
Malgré  son  effort  irrité, 
Je  gravis  Paltière  colline, 

D'où  je  domine 

L'immensité. 


SOUFFLES    D    ORAGE 


Ma  vie,  ainsi  je  l'ai  comprise  : 
Chemin  hardi,  falaise  en  fleur, 
Puis,  troublant  mon  âme  surprise, 

La  rude  brise 

De  la  douleur. 

J'aime  cette  haleine  sauvage, 
Que  rien  ne  saurait  apaiser, 
Et  qui  souvent  sur  mon  visage 

Pose  avec  rage 

Son  froid  baiser. 

Je  me  sens  grandir  dans  la  lutte. 
O  vent  glacé  !  tu  peux  rugir  : 
Ce  front,  à  ta  fureur  en  butte, 

De  nulle  chute 

Ne  doit  rougir. 

Mon  pied  est  sûr  et  je  m'élève  ; 

Je  vois  reculer  l'horizon... 

Et  j'ai,  pour  ce  combat  sans  trêve, 

Quitté  ma  grève 

Et  ma  maison. 


:■'• 


SOUVENIRS 


Jl 


CELUI  OU  CELLE  OUI  VIEcKfD%^l 


A  loi,  petite  Georgetle,  quelques 
jours  avant  ta  naissance. 


1  01  qui  vas  naître,  enfant,  fragile  et  douce  chose, 
Aube  qui  n'as  point  lui,  fleur  qui  n'es  point  éclose, 

Incertain  et  charmant  trésor, 
A  ton  éveil,  je  veux  que  mes  rimes  fidèles 
Palpitent  sur  ton  front  avec  des  frissons  d'ailes, 

Comme  un  essaim  d'abeilles  d'or. 


Hélas!  elles  n'ont  pas  le  pouvoir  de  ces  fées 
Qui  paraissaient  soudain,  d'une  étoile  coiffées, 

Aux  jours  fabuleux  d'autrefois, 
Et  qui,  d'un  geste  lent  de  leurs  mains  gracieuses, 
Faisaient  pleuvoir  en  dons  leurs  faveurs  précieuses 

Sur  les  berceaux  des  fils  de  rois. 


A  CELUI  OU  CELLE  QUI  VIENDRA    I23 

Elles  n'ont  pas  surtout,  dans  leur  vain  bruit  qui  charme, 
L'émoi  délicieux  de  ta  première  larme, 

Ni  l'accent  de  ton  premier  cri. 
Comparant  à  ta  voix,  qu'elle  brûle  d'entendre, 
Leurs  longs  rythmes  pesants,  ta  mère  heureuse  et  tendre 

De  pitié  sans  doute  a  souri. 

Qu'elles  aillent  pourtant  chanter  ta  bienvenue  ! 
Qu'elles  prennent  leur  vol  sur  la  route  inconnue 

Où  descendront  tes  pas  tremblants! 
Elles  seront  pour  toi  d'un  bienfaisant  présage, 
Et  leur  souffle,  la  nuit,  baisera  ton  visage, 

Sous  tes  rideaux  légers  et  blancs. 

Elles  diront,  enfant,  par  leur  grâce  éphémère, 
A  cette  enfant  tout  près  de  devenir  ta  mère, 

Que  les  amis  des. premiers  ans, 
Quand  on  sut  les  aimer  fidèlement,  comme  elle, 
Pour  les  grouper  ensuite  autour  d'un  berceau  frêle, 

Sont  les  plus  riches  des  présents. 

Elle  est  la  fée,  enfant  :  c'est  elle  qui  te  donne 
Les  vieilles  amitiés,  rayonnante  couronne 

De  son  joli  front  confiant. 
Dans  ce  monde  où  tu  viens,  rien  ne  vaut  la  tendresse. 
Tes  veux  purs  s'ouvriront  sous  la  chaude  caresse 

De  notre  amour  vivifiant. 


124  SOUVENIRS 

Viens,  tout  est  prêt  pour  toi,  petit  hôte  candide 
Nos  cœurs  et  nos  baisers,  et  ta  couchette  vide, 

Qui  rit  dans  l'appartement  clair; 
Les  mignons  vêtements  de  batiste  et  de  soie, 
Et  les  larges  rubans  dont  le  tissu  chatoie, 

Bleu  d'azur  ou  rose  de  chair. 


Devant  ces  doux  objets,  l'œil  se  trouble  et  se  mouille, 
Mon  vers  ému  se  tait.  L'oiselet  qui  gazouille 

Encor  manque  au  nid  triomphant. 
Les  vœux  montent  du  cœur  à  la  lèvre  qui  tremble... 
Sois  fort,  sois  bon,  sois  simple  et  sois  fier  tout  ensemble, 

Et  sois  heureux,  petit  enfant! 


Octobre  1884. 


UNE    AVENTURE    DE    L    AMOUR  12) 


U'H.E  ^VE'KTUTi.E  T>E  L'^MOWK 


Amour  s'est  égaré.  L'enfant  cruel  et  beau 

Est  entré  dans  un  cimetière. 
Ses  pieds  nus  ont  heurté  la  dalle  d'un  tombeau; 

Il  grelotte,  assis  sur  la  pierre. 

Il  a  peur,  il  appelle...  Et  le  vent  de  la  nuit 
Éteint  sa  voix  tremblante  et  douce. 

Dans  l'ombre,  tout  est  blanc  et  muet...  Et,  sans  bruit, 
Des  ombres  glissent  sur  la  mousse. 

Devant  lui,  s'accoudant  au  bloc  brisé  d'un  fût, 

Dans  des  colonnes  ruinées, 
Une  d'elles  s'arrête...  une  d'elles  qui  fut 

Une  vierge  de  seize  années. 

Elle  n'a  vu  jamais  cet  enfant  rose  et  nu, 

Dont  l'œil  mutin  de  pleurs  se  mouille; 

Jamais,  non...  même  pas  dans  un  rêve  ingénu 
Que  l'aurore  joyeuse  embrouille. 


126  SOUVENIRS 


Elle  ne  connaît  pas  tous  les  savants  baisers 
Qu'ont  inventés  les  lèvres  souples; 

Elle  ne  frémit  pas,  alors  qu'inapaisés 

Sanglotent  les  spectres,  par  couples. 

Donc  elle  ouvre  tout  grands  ses  yeux  creux  et  pensifs 

Devant  ce  petit  être  étrange, 
Et  s'étonne  qu'il  ait  des  airs  aussi  plaintifs 

Puisque  sans  doute  c'est  un  ange. 

Lui,  saisi  de  respect  pour  ce  fantôme  pur, 

Immaculé  comme  les  marbres, 
N'ose  lui  demander  un  chemin  court  et  sûr 

Pour  fuir  parmi  les  mornes  arbres. 

Pourtant,  dompté  soudain  par  de  poignants  effrois, 
Il  prend  sa  main  si  pâle  et  frêle... 

Puis,  tous  deux,  ils  s'en  vont  sur  les  noirs  gazons  froids, 
Où  le  grillon  jette  un  cri  grêle. 

Or  l'âme  qu'habitaient  les  neigeuses  candeurs 

Et  les  ignorances  sublimes, 
Croit,  en  touchant  l'enfant,  glisser  aux  profondeurs 

De  très  vertigineux  abîmes. 

Car  elle  a  reconnu  l'invincible  pouvoir 

Auquel  fut  soustraite  sa  vie; 
Tous  les  amers  plaisirs  qu'elle  vient  d'entrevoir, 

Ce  sont  eux,  eux  seuls  qu'elle  envie. 


UNE    AVENTURE    DE    L' AMOUR 


Et  voici  que  bientôt  paraît  à  son  esprit, 

En  souvenir  impérissable, 
Un  jeune  homme  aux  traits  fiers,  qui  jadis  lui  sourit 

Et  traça  son  nom  sur  le  sable. 

Elle  comprend  alors  qu'elle  n'a  point  vécu, 

Et  son  regard  morne  retombe 
Sur  cet  enfant,  par  qui  l'univers  est  vaincu 

Et  qui  règne  encor  dans  la  tombe. 

Elle  peut  maintenant,  en  hâte,  mais  en  vain, 

Le  mener  hors  du  cimetière, 
Hélas!  car  c'en  est  fait  de  son  repos  divin 

Pour  l'éternité  tout  entière. 


128  SOUVENIRS 


SOT^S   ET  T^4%FUMS 


KJ  musique  divine!  ô  parfums!...  votre  ivresse, 
Seule,  enchante  toujours  nos  cœurs  vieillis  et  las. 
Seuls,  vous  nous  demeurez  des  choses  d'ici-bas 
Dont  la  grâce  fragile  usa  notre  tendresse. 

Sur  la  route  assombrie  et  pleine  de  détresse 
Où,  chancelants  et  lourds,  posent  nos  derniers  pas, 
Vous  flottez,  doux  et  chers,  et  nous  parlez  tout  bas 
Du  passé,  qui  s'éveille  avec  votre  caresse. 

L'air  d'autrefois,  l'arôme  aux  exquises  fadeurs, 
Ébranlent  tout  à  coup  l'âme  en  ses  profondeurs, 
Lui  rendant  l'aiguillon  des  poignantes  délices. 

Pour  vivre  heureux  encore,  en  un  songe  abîmés, 
Jusqu'au  bord  du  tombeau  nous  avons  pour  complices 
Les  sons  et  les  parfums  que  nous  avons  aimés. 


LE    SOMMEIL  I2Q. 


LE    SOMMEIL 


La  nuit  répand  sur  tout  son  ombre  impartiale, 
Et  dans  le  fond  des  deux  le  jour  s'est  retiré, 
Comme  un  époux  fermant  la  chambre  nuptiale. 

Vers  le  monde  obscurci,  tour  à  tour  attiré, 
Chaque  regard  d'en  haut,  tombant  de  chaque  étoile, 
Se  tourne,  et  fait  pâlir  le  poète  inspiré. 

La  volupté  puissante  ôte  en  riant  son  voile... 

Et  le  tambour  du  pitre,  au  bord  du  grand  chemin, 

Très  tard  ébranle  encor  la  baraque  de  toile. 

Ma  lampe,  clignotante  ainsi  qu'un  œil  humain 
Dont  la  veille  ou  les  pleurs  ont  gonflé  la  paupière, 
S'affaiblit,  et  ma  plume  échappe  de  ma  main. 

17 


I30  SOUVENIRS 

O  Sommeil!  c'est  vers  toi  que  monte  ma  prière. 
Viens,  toi,  presque  aussi  doux  qu'est  la  très  douce  Mort, 
Sur  mon  front  incliné  pose  ton  doigt  de  pierre. 

Que  la  Nature  est  tendre  à  l'homme  qui  s'endort  ! 
Quand  elle  eut  du  néant  tiré  nos  pauvres  âmes, 
Elle  fit  le  sommeil,  prise  par  un  remord. 

Le  sommeil...  le  repos,  le  nirvana  des  brahmes, 
Instants  qui  sont  pour  nous,  par  leur  oubli  profond, 
Les  meilleurs  après  ceux  dans  lesquels  nous  aimâmes. 

Matière  inerte  et  sourde  en  qui  tout  se  confond, 
Toi  qui  n'as  pas  de  chair  douloureuse  et  subtile, 
Quand  tu  m'ouvres  ton  sein,  j'y  descends  jusqu'au  fond  ; 

Je  dors,  je  t'appartiens,  la  douleur  inutile 
Est  vaincue,  et  mon  cœur  est  plus  indifférent 
Que  n'est  le  marbre  dur  que  le  sculpteur  mutile. 

Ce  bonheur  passager  que  le  réveil  reprend, 
Avant-goût  du  bien-être  immense  de  la  tombe, 
Devenant  éternel,  enchante  le  mourant. 

Sommeil,  je  t'ai  prié...  Tes  bras  s'ouvrent...  J'y  tombe. 


SUR    UN    KUAGE  I3I 


SU%    VM    'XLU^AGE 


JtR  un  nuage  gris  —  gris  comme  fine  cendre  — 
Je  voudrais,  sur  les  bois  tout  vibrants  de  doux  cris, 
Planer,  planer  longtemps,  puis  tout  à  coup  descendre, 
Et  ravir  en  son  rêve  un  rossignol  surpris, 
Sur  un  nuage  gris. 

Sur  un  nuage  blanc  —  blanc  comme  douce  neige  — 
Je  voudrais,  au  sommet  du  mont  étincelant, 
Découvrir  Yédel-tueiss,  qu'un  âpre  exil  protège, 
Et  l'emporter  ensuite,  astre  frêle  et  tremblant, 
Sur  un  nuage  blanc. 

Sur  un  nuage  feu,  nef  aux  ardentes  voiles, 
Je  voudrais  —  car  la  fleur  des  glaciers,  c'est  trop  peu  - 
Aller  glaner  là-haut  dans  le  champ  des  étoiles, 
Et  choisir  la  plus  fière  au  ciel  immense  et  bleu, 
Sur  un  nuage  feu. 


I}2  SOUVENIRS 

Sur  un  nuage  d'or,  éperdu  dans  sa  course, 
Je  voudrais  entraîner  d'un  invincible  essor 
Celui  que  j'aime  aux  bords  où  la  vie  a  sa  source, 
Pour  qu'en  l'éternité  nous  nous  aimions  encor, 
Sur  un  nuage  d'or. 


UNE     GOUTTE    D    EAU  133 


VK.E   GOUTTE   T) 'E^U 


Elément  merveilleux,  source,  miroir  ou  flamme, 
Flot  d'azur  qu'un  rayon  du  ciel  peut  embraser, 
Dans  ton  sein  palpitant  tu  dois  cacher  une  âme, 
Vive,  douce  pourtant,  et  prompte  à  s'apaiser. 

Ne  dit-on  pas  :  «  Changeant  comme  l'onde  et  la  femme  » 
Contre  le  roc  ému  la  mer  vient  se  briser; 
L'écume  que,  farouche,  élève  chaque  lame, 
Sur  les  fleurs,  dans  la  nuit,  descend  comme  un  baiser. 

Roulant  au  flanc  des  monts,  la  cascade  légère 
Semble  glisser  gaiment  sur  les  lits  de  fougère  ; 
Le  ruisseau  chante  ou  pleure  à  travers  les  forêts. 

Rien  n'a  tant  de  pouvoir  et  rien  n'a  tant  de  charme. 

O  pure  goutte  d'eau,  qui  dira  tes  attraits? 

X' es-tu  pas  l'Océan?...  N'es-tu  pas  une  larme? 


134  SOUVENIRS 


SOKGE   T>'ETE 


Jous  les  arbres  verts,  sous  les  arbres  noirs, 
Dans  l'éclat  du  jour  ou  l'ombre  des  soirs, 

J'aime  errer  sans  trêve. 
Parmi  les  rameaux  emplis  de  chansons 
Le  vent  passe  et  meurt  en  vagues  frissons  : 

Je  poursuis  mon  rêve. 


Sous  les  taillis  clairs  où  midi  s'endort 
Le  soleil,  jetant  ses  paillettes  d'or, 

Se  brise  en  fusées; 
Et  les  moucherons  dans  ce  flamboiement, 
Ivres  de  chaleur,  font  un  tournoiement 

D'ailes  irisées. 


songe  d'été  135 

Mille  insectes  fins  se  cachent,  tapis 
Parmi  les  plis  roux  des  anciens  tapis 

De  frondaisons  sèches; 
Car  les  étés  morts,  sous  de  bruns  linceuls, 
Dorment  à  jamais,  oubliés  et  seuls, 

Dans  les  sentes  fraîches. 


Sur  le  pied  rugueux  des  chênes  touffus 
La  mousse  répand  un  reflet  diffus 

De  pâle  émeraude  ; 
Et  sur  quelques  fleurs,  par  vols  lents  et  lourds, 
L'incertain  bourdon  au  corps  de  velours 

Étincelle  et  rôde. 


Dans  les  flots  mouvants  des  sommets  houleux 
Glissent  par  lambeaux  les  firmaments  bleus, 

Comme  des  prunelles; 
Et,  lorsque  tout  bruit  parait  s'endormir, 
Même  en  ce  silence  on  entend  gémir 

Des  voix  solennelles. 


Dans  les  bras  tordus  des  ronciers  fleuris 
La  vive  araignée  au  bout  d'un  fil  gris 

Voltige  et  circule; 
Mon  esprit,  lassé  par  de  longs  combats, 
S'attendrit  à  suivre  en  ses  vains  ébats 

L'être  minuscule. 


I36  SOUVENIRS 

Alors,  sans  regret,  sans  peur,  sans  dessein, 
J'écoute  frémir,  paisible  en  mon  sein, 

L'éternelle  vie; 
L'immense  Nature,  au  fond  des  forêts, 
Laisse  pénétrer  en  ses  doux  secrets 

Mon  âme  ravie. 


Atome  pensif,  j'entends  l'Infini 
Murmurer  en  moi  son  hymne  béni 

Par  la  voix  des  choses. 
Mon  cœur  n'a  qu'un  jour,  mais  dans  son  néant 
Vient  se  refléter  l'univers  géant, 

Des  soleils  aux  roses. 


Sous  les  arbres  verts,  sous  les  arbres  noirs, 
Dans  l'éclat  du  jour  ou  l'ombre  des  soirs, 

J'aime  errer  sans  trêve. 
Parmi  les  rameaux  emplis  de  chansons 
Le  vent  passe  et  meurt  en  vagues  frissons  : 

Je  poursuis  mon  rêve. 


L    AME    ET    L    UNIVERS  137 


L'iAME  ET  L'U-TUFETLS 


V^l' importe  le  passé  qui  dans  la  nuit  s'écroule? 
Qu'importe  l'avenir?  Vivrai-je  encor  demain? 
Pour  mon  cœur  isolé  que  peut  l'humaine  foule? 
Et  qu'importe  l'espace  à  mon  étroit  chemin? 

Multitude  des  jours,  multitude  des  nombres, 

O  cieux  illimités!  ô  race  des  mortels! 

Je  tends  vers  vous  les  mains  vainement,  pales  ombres... 

Les  songes  de  mes  nuits  plus  que  vous  sont  réels. 

Vous  n'êtes,  pour  mes  yeux  que  vous  trompez  sans  trêve, 
Pour  mon  âme  impuissante  à  vous  jamais  saisir, 
Que  le  fuyant  reflet  d'un  impossible  rêve 
Et  que  l'âpre  aiguillon  d'un  éternel  désir. 

Devant  le  flot  mouvant  des  heures  et  des  choses, 
Près  du  fleuve  infini  que  sondent  nos  regards 
Et  qui  roule  la  vie  en  ses  métamorphoses, 
Tantales  altérés,  nous  nous  penchons  hagards. 

18 


I38  SOUVENIRS 

Nous  ne  possédons  rien  de  ces  biens  sans  mesure, 
Pas  même  un  jour  certain  dans  l'abime  des  jours; 
Tout  nous  est  étranger  dans  l'immense  Nature, 
Tout,  jusqu'au  cœur  chéri  qui  s'ouvre  à  nos  amours. 

Murés  dans  le  présent,  prisonniers  dans  notre  être, 
Ce  que  nous  possédons  des  trésors  poursuivis 
C'est  le  mirage  seul  que  nous  fait  apparaître 
La  seconde  éphémère  où  nous  disons  :  «  Je  vis.  » 

La  vision  d'hier  est  à  jamais  éteinte; 
Qui  sait  sur  quoi,  demain,  nos  yeux  seront  ouverts?.. 
Notre  âme,  renaissante  à  chaque  heure  qui  tinte, 
N'est  qu'un  frisson  furtif  où  frémit  l'univers. 


PAROLES    D'AMOUR 


JIVEX2 


A  m  i ,  vous  si  profond,  vous  dont  l'oreille  écoute 
Les  solennelles  voix  de  l'immense  univers, 
Vous  m'avez  demandé,  pour  vous  railler  sans  doute, 
De  vous  parler  en  vers. 

Vous  connaissez  pourtant  les  paroles  de  femme, 
Léger  souffle  effleurant  votre  lèvre  tout  bas  : 
Votre  cœur  s'y  enivre  un  instant,  mais  votre  âme 
Les  juge,  et  n'y  croit  pas. 

Vous  aimez  le  doux  rythme  et  la  lente  harmonie; 
Vous  trouverez  peut-être  un  plaisir  tout  nouveau 
A  voir  ainsi  monter  la  tendresse  infinie 
Du  cœur  jusqu'au  cerveau. 

Tous  ces  balbutiements  de  bouches  frémissantes, 
Tous  ces  aveux  d'amour  que  vous  avez  comptés, 
Ils  vous  lasseront  moins  lorsqu'en  rimes  puissantes 
Ils  seront  racontés. 


142  PAROLES    D    AMOUR 

Eh  bien,  écoute-les...  Ils  sont  toujours  les  mêmes. 
Qu'importe  que  je  sache  un  art  qui  peut  charmer, 
Puisque  vous  demandez  en  vos  doutes  suprêmes 
Si  je  sais  mieux  aimer? 

Qu'importe  que  j'emprunte  une  langue  divine, 
Si  vous  ne  voyez  pas  sous  les  mots  précieux 
Ces  choses  que,  sans  voix,  on  lit  et  l'on  devine 
Dans  un  éclair  des  yeux? 

Ainsi  vous  connaîtrez,  en  parcourant  le  monde, 
Tous  les  obscurs  chemins  par  où  l'homme  a  marché, 
Et  mon  cœur  qui  se  montre,  ô  misère  profonde  1 
Vous  restera  caché. 

Vous  irez  retrouver  dans  son  ombre  farouche, 
Avec  son  sens  perdu,  l'hiéroglyphe  sacré; 
Mais  en  vous  rappelant  quelque  mot  de  ma  bouche 
Vous  direz  :  «  Est-ce  vrai?  » 

Vous  interrogerez  les  colonnes,  les  dômes, 
Les  piliers  de  granit  du  temple  au  vaste  front, 
Et  vous  les  croirez,  eux,  ces  muets,  ces  fantômes, 
Lorsqu'ils  vous  répondront. 

Mais  si,  malgré  les  dieux  à  la  morne  attitude, 
Qui  de  leurs  peuples  morts  nous  gardent  chaque  trait, 
Devant  vos  yeux  lassés,  dans  votre  solitude, 
Mon  visage  apparaît, 


143 


Vous  aurez  aussitôt  ce  sceptique  sourire, 
Que  je  comprends  trop  bien  pour  vouloir  m'en  blesser. 
J'en  souffre,  et  je  vous  plains...  Tout  ce  que  je  puis  dire 
Ne  saurait  l'effacer. 

Voilà  bien,  voilà  bien  la  douleur  éternelle, 
L'angoisse  de  l'amour  et  l'effroyable  émoi 
Où  l'on  crie,  en  dépit  de  l'étreinte  chamelle  : 
«  Cet  être  est-il  à  moi?...  s 

Pourtant  les  mots  sont  doux  ;  quoique  vains,  ils  vous  plaisent 
Comme  un  chant  dans  les  bois  ou  la  plainte  des  mers. 
Sans  vous  guérir,  qu'au  moins  les  miens  parfois  apaisent 
Vos  souvenirs  amers. 

Quand  vous  ignoreriez  combien  leur  source  est  vive, 
Qu'importe!...  Je  me  trouve  heureuse  simplement 
De  penser  que  leur  note  attendrie  et  plaintive 
Vous  délasse  un  moment. 


144  PAROLES    D    AMOUR 


%ElMcDEZ-VOUS 


Iarfois  vous  m'expliquez  votre  philosophie  : 
La  vie  en  tout  mêlée  à  la  mort  chaque  jour. 
Mais  dans  ces  vérités  mon  cœur,  qui  s'y  confie, 
Ne  voit  que  notre  amour. 

Je  songe  —  devenue  entre  vos  mains  savante  — 
A  ces  temps  si  prochains  où  chacun  de  nos  corps, 
Achevant  son  destin  de  matière  vivante, 
Perdra  ses  fins  ressorts. 

Je  songe  à  l'infini  des  formes  successives 
Qu'ensuite  vêtira  chaque  atome  éternel, 
Dans  l'avenir,  rendu  par  les  âmes  pensives 
A  l'élément  charnel. 

Peut-être  —  car  les  jeux  de  l'immense  Nature 
Suivent,  m'avez-vous  dit,  une  inflexible  loi  — 
Ce  qui  fut  Vous  aura  quelque  étrange  aventure 
Avec  ce  qui  fut  Moi. 


REXDEZ-VOUS  145 

De  votre  être  effacé  peut-être  une  parcelle 
Rencontrera,  là-bas,  là-haut,  je  ne  sais  où, 
Un  débris  de  mon  coeur,  qui  maintenant  recèle 
Son  amour  tendre  et  fou. 

Peut-être  —  c'est,  je  crois,  ce  qu'apprend  la  chimie  — 
Quelque  combinaison  étroite  surviendra  : 
Un  peu  de  votre  cœur  au  cœur  de  votre  amie 
Tout  à  coup  se  fondra. 

Et  la  fatalité  des  effets  et  des  causes, 
Bien  que  cruelle  et  dure  et  froide,  aura  rempli 
Ce  que  serments,  aveux,  promesses,  douces  choses, 
N'avaient  point  accompli. 


19 


I46  PAROLES    D'AMOUR 


S  UTILE  ME    SAGESSE 


Ami,  lorsque  pensif  et  chargé  de  science, 
Les  pieds  encor  poudreux  du  chemin  parcouru, 
Sceptique,  et  détrompé  par  votre  expérience, 
Vous  m'êtes  apparu, 

Je  me  suis  dit,  moi,  faible  et  l'âme  si  meurtrie  : 
«  Il  connaît  des  secrets  pleins  d'âpre  volupté, 
Pouvant  donner  au  cœur  qui  sanglote  et  qui  prie 
L'impassibilité. 

«  Il  sait,  lui  qui  fraya  sa  route  inexplorée, 
A  travers  des  tombeaux,  vers  les  siècles  lointains, 
La  valeur  véritable  et  l'essence  ignorée 
Des  bonheurs  incertains. 

«  Sans  doute  il  guérira  l'espoir  qui  reste  encore, 
Et  qui  fait  tant  souffrir,  étant  toujours  déçu, 
L'espoir,  mal  immortel,  qui  charme  et  qui  dévore 
Le  sein  qui  l'a  conçu. 


SUPREME    SAGESSE  I47 

«  La  résignation  et  l'ardeur  de  connaître, 
Le  spectacle  évoqué  des  jours  évanouis, 
Ont  calmé  doucement  dans  le  fond  de  son  être 
Les  désirs  inouïs. 

«  Il  sonde  le  passé.  Les  vieilles  pyramides 
Ne  sont  plus  à  ses  yeux  que  des  témoins  d'hier. 
Il  voit  à  ses  débuts  sauvages  et  stupides 
L'homme  aujourd'hui  si  fier. 

«  De  nos  illusions,  de  la  folle  espérance, 
Il  a  vu  commencer  et  finir  le  pouvoir  : 
Règne  court,  séparant  de  l'heureuse  ignorance 
Le  tranquille  savoir. 

«  Dès  qu'elle  eut  la  douleur  de  penser,  l'âme  humaine 
Par  un  songe  divin  s'est  voulu  consoler, 
Mais  ce  songe,  en  la  route  où  son  destin  la  mène, 
Déjà  va  s'envoler.  » 

Ayant  vu  tout  cela,  ces  choses  que  l'Histoire 
Cache  sous  sa  sévère  et  froide  majesté, 
Elle  qui  d'un  état  fragile  et  transitoire 
Fait  une  éternité  ; 

Ayant  vu  cet  abîme  et  sondé  ces  problèmes, 
Vous  deviez  rapporter,  chercheur  audacieux, 
Le  dernier  mot  voilé  par  tant  d'obscurs  emblèmes 
Sur  terre  et  dans  les  cieux. 


I48  PAROLES    D'AMOUR 

Et  moi  qui  vous  admire,  et  moi  qui  vous  envie, 
J'ai  levé  sur  vos  yeux  mes  yeux  mouillés  de  pleurs, 
Pour  apprendre  de  vous  à  dérober  ma  vie 
Aux  stériles  douleurs. 

Je  vous  ai  demandé  :  «  Par  quoi  faut-il  sur  terre, 
Par  quoi  faut-il  emplir  nos  cœurs,  qui  n'ont  qu'un  jour? 
Vous  m'avez  répondu,  vous  le  savant  austère  : 
«  Emplissez-les  d'amour.  » 

Quoi  !  l'immense  univers  n'a  point  comblé  le  vôtre  ? 
Parmi  tout  ce  qui  naît  et  tout  ce  qui  périt, 
Quoi!  nul  bien  ne  valait  un  autre  cœur,  un  autre 
Qui  pour  vous  seul  s'ouvrit? 

Vous  m'avez  révélé  ce  mystère  suprême, 
Vous  m'avez  dit  :  «  Le  monde  et  le  ciel  éclatant 
Sont  un  gouffre  effroyable  et  vide  à  moins  qu'on  n'aime, 
N'aimât-on  qu'un  instant. 

«  De  l'homme  disparu  chaque  infime  vestige 
Dévoilerait  vraiment  trop  d'atroce  douleur, 
Si  l'amour  n'entr'ouvrait  sur  sa  cendre,  ô  prodige  ! 
Son  immortelle  fleur.  » 

Partout  il  a  germé,  l'amour  qui  nous  enivre, 
Vous  l'avez  vu  partout  où  votre  esprit  plongea, 
Et  vous  venez  me  dire  :  «  Il  faut  aimer  pour  vivre.  » 
Je  le  savais  déjà. 


POURQUOI    JE    L'AI    AIMÉ  I49 


TOU%OUOI  JE  L'Jil  ^IMÈ 


Jour quoi  donc  Pai-je  aimé?  C'est  très  étrange  à  dire. 
O  mon  cœur,  réponds,  toi  !  Pourquoi  donc  Pai-je  aimé  ? 
Tu  sortais  cependant  d'un  bien  affreux  martyre  ; 
Je  te  croyais  fermé. 

Ton  sang  avait  coulé  bien  longtemps  goutte  à  goutte  ; 
Des  pleurs,  des  pleurs  cruels  avaient  terni  mes  yeux. 
Ah  !  s'il  avait  souffert,  je  comprendrais  sans  doute, 
Mais  il  semblait  heureux. 

Ce  n'est  pas  la  douleur  qui  joignit  nos  deux  âmes, 
On  ne  la  lisait  pas  dans  ses  regards  de  feu; 
Il  était  fier  et  fort,  et  les  chagrins  des  femmes 
L'irritaient  quelque  peu. 

L'amour,  pour  lui,  n'est  pas  le  dieu  qui  nous  tourmente  : 
C'est  un  enfant  joyeux  jouant  sur  son  chemin; 
Il  se  penche,  et  lui  rit...  C'est  une  fleur  charmante 
Qui  se  fane  en  sa  main. 


IJO  PAROLES    D    AMOUR 

Une  chose  pourtant  lui  paraissait  amère, 
C'est  que  la  fleur  d'un  jour,  détruite  sans  pitié, 
Portât  si  rarement  sur  sa  tige  éphémère 
Le  fruit  de  l'amitié. 

Et  j'ai  cru  deviner  que  dans  la  solitude 
Le  plus  hardi  marcheur  à  la  fin  devient  las  : 
Ce  n'était  point  l'amour,  mais  la  sollicitude 
Qui  manquait  à  ses  pas. 

L'amour...  il  en  savait  l'ivresse  ardente  et  brève, 
Le  secret  égoïsme  et  les  transports  jaloux  ; 
Peut-être,  malgré  lui,  nourrissait-il  un  rêve 
Plus  profond  et  plus  doux. 

Lorsque  je  pressentis  cette  vague  détresse 
Dans  un  être  si  fort  et  si  maître  de  soi, 
J'eus  l'éblouissement  d'une  immense  tendresse 
Montant  soudain  en  moi. 

Présenter  à  sa  soif  la  coupe  intarissable, 
Être  son  ombre  fraîche  et  son  moment  d'oubli, 
Voir  en  cette  âme  haute  avec  ce  grain  de  sable 
L'équilibre  établi  ; 

Être  mieux  que  sa  sœur  et  mieux  que  sa  maîtresse  : 
Être  le  souvenir  qu'il  berce  en  souriant 
Quand  luira  sur  son  front  l'éclatante  tristesse 
Du  ciel  de  l'Orient  : 


POURQUOI    JE    L    AI    AIME  IJI 

Voilà  l'ambition  douce  et  passionnée 
Qu'ont  fait  naître  en  mon  cœur  ses  beaux  yeux  inconstants. 
Et  lorsque  de  l'aimer  je  me  suis  étonnée, 
Il  n'en  était  plus  temps. 


PAROLES    D    AMOUR 


THILOSOTHIE 


J  e  songe  bien  souvent  à  votre  œuvre  profonde, 
A  ce  plan  gigantesque  en  votre  esprit  conçu  : 
Retracer  pas  à  pas  le  chemin  que  le  monde 
Poursuit  à  son  insu  ; 

Cet  unique  chemin  où,  dans  l'ombre  éternelle, 
Tout  en  semblant  errer,  marche  le  genre  humain  ; 
Où  jadis  de  ses  dieux  la  bonté  paternelle 
Le  guidait  par  la  main. 

Vous  contemplez  partout  les  forces  impassibles; 
Sans  pouvoir  présumer  leurs  effets  à  venir, 
Sans  décider  non  plus  sur  leurs  causes  possibles 
Et  sans  les  définir, 

Vous  voulez  seulement  constater  leur  empire, 
Dire  où  leur  bras  de  fer  a  dirigé  nos  pas. 
Si  pour  d'autres  Demain  sera  meilleur  ou  pire, 
Vous  ne  le  cherchez  pas. 


PHILOSOPHIE  153 

Et  Demain  toutefois,  recueillant  vos  idées, 
En  illuminera  le  Passé,  noir  décor; 
Elles  iront  ainsi,  par  le  temps  fécondées, 
Grandissantes  encor. 

Elles  ajouteront  leur  pierre  à  l'édifice 
Dont  vous  étudiez,  pensif,  les  fondements  : 
Tour  dont  le  sang  des  cœurs,  les  pleurs  du  sacrifice 
Forment  les  durs  ciments, 

Et  qui  monte  toujours,  Babel  inébranlable, 
Et  qu'on  n'augmentera  qu'en  faisant  comme  vous, 
En  sondant  les  secrets  du  passé  formidable, 
Car  lui  seul  est  à  nous. 

Moi,  qui  de  ces  lueurs  reste  tout  éblouie, 
Et  qui  toujours  échappe  à  la  réalité, 
J'eus  un  songe  embrassant  —  vision  inouïe!  — 
La  vague  immensité. 

Je  vis  l'effort  constant  de  l'ardente  Nature, 
A  chaque  illusion  accordant  son  tribut 
Et  suivant  jusqu'au  bout  l'éternelle  aventure, 
Toucher  enfin  le  but. 

De  progrès  en  progrès  se  cherchant  elle-même, 
Grâce  à  des  millions  de  siècles  entassés 
La  matière  unirait  dans  un  être  suprême 
Ses  pouvoirs  dispersés. 


154  PAROLES    D'AMOUR 

Elle  aurait  ce  jour-là  la  pleine  conscience 
De  son  essence  propre  et  de  ses  propres  lois  ; 
Toute  évolution  et  toute  expérience 
Cesseraient  à  la  fois. 

Les  temps  seraient  remplis.  La  puissance  infinie 
N'étant  qu'un  attribut  de  l'absolu  savoir, 
Il  paraîtrait  enfin,  ce  Dieu  que  l'esprit  nie, 
Que  le  cœur  voudrait  voir. 

Ainsi  s'expliquerait  le  tourment  indicible, 
Le  désir  implacable  et  de  tous  les  instants 
Qui  sur  l'âpre  chemin  du  bonheur  impossible 
Nous  traîne  haletants. 

Ce  rêve  d'idéal,  d'amour  et  de  lumière, 
Qui  commence  à  la  bête  et  qui  finit  à  Dieu, 
Nous  charme,  nous,  chétifs,  à  la  forme  première 
Disant  à  peine  adieu. 

Mais  tandis  qu'autrefois,  par  une  erreur  grossière, 
Nous  placions  hors  de  nous  la  divine  grandeur, 
Nous  savons  aujourd'hui  que  de  notre  poussière 
Doit  surgir  sa  splendeur. 

Nous  la  portons  en  nous,  comme  l'infime  atome 
En  germe  recelait  l'esprit  qui  resplendit. 
Quoi!  déjà  dans  nos  seins  le  sublime  fantôme 
Se  dégage  et  grandit. 


PHILOSOPHIE  I)) 


Triomphe,  ivresse,  espoir  où  notre  orgueil  s'abreuve  ! 
Hélas!  qu'il  nous  soit  doux  au  moins  de  le  penser, 
Car  la  loi  qui  nous  fit,  gauche  et  fragile  épreuve, 
Va  nous  recommencer. 

Mais  peut-être,  —  ô  mystère  !  ô  synthèse  des  choses  ! 
Enfantement  brutal,  horrible,  essentiel, 
Dont  tout  souffre,  l'insecte  en  ses  métamorphoses 
Et  l'astre  énorme  au  ciel,  — 

Peut-être,  dans  l'immense  et  finale  harmonie, 
Rien  ne  s'étant  perdu,  nos  maux,  nos  passions 
Feront  plus  de  clarté  que  la  gloire  infinie 
Des  constellations. 

Et  puisque,  élaborant  un  Dieu,  créant  un  être 
Qui  réunisse  en  soi  ses  milliers  d'éléments, 
La  Force  unique  doit  avant  tout  se  connaître 
En  tous  ses  changements, 

Vous,  dont  l'œil  calme  a  lu  dans  le  temps  et  l'espace, 
Qui  voulez,  pressentant  cette  suprême  loi, 
Dire  à  l'humanité  qui  se  hâte  et  qui  passe  : 
«  Attends,  regarde-toi  !  » 

Vous  êtes  en  avant  de  la  foule  frivole, 
Vous  avez  fait  un  pas  vers  l'accomplissement, 
Et  votre  voix  tranquille  a  mis  une  parole 
Dans  notre  bégaiement. 


Ij6  PAROLES    D'AMOUR 


L'<AT)IEU 


Vc 


ous  partez...  Pourtant  sur  la  terre 
Rien,  disiez-vous,  n'est  vrai  qu'aimer. 
Hélas  !  l'attrait  d'une  œuvre  austère 
Semble  aujourd'hui  seul  vous  charmer. 
Vous  allez,  sondant  les  vieux  mondes, 
Chercher  des  vérités  profondes 
Parmi  leurs  poussières  fécondes 
Que  vous  aurez  su  ranimer. 


L'ardeur  de  savoir  vous  entraîne, 
L'amour  n'a  pu  vous  retenir, 
Et  mon  bonheur,  éclos  à  peine, 
Comme  un  beau  songe  a  dû  finir. 
Mais,  sous  les  étoiles  sans  nombre, 
Dans  vos  longs  soirs  sur  la  mer  sombre, 
Que  poursuit  donc  votre  œil,  dans  l'ombre  i 
Est-ce  un  rêve,  ou  mon  souvenir? 


!57 


L'Inde  éclatante  et  formidable 
Vous  livre  ses  secrets  de  feu  ; 
Sous  le  symbole  redoutable 
Vous  évoquez  l'àme  et  le  dieu. 
Mais  votre  regard  qui  se  lasse 
Se  lève,  et  se  perd  dans  l'espace... 
Est-ce  mon  image  qui  passe 
Alors,  douce,  au  fond  du  ciel  bleu? 


L'exil  est  lourd,  la  route  est  dure, 
Vous  affrontez  bien  des  combats; 
Quelque  dangereuse  aventure 
Vient  peut-être  entraver  vos  pas. 
Mais  une  voix  tendre  et  touchante 
Vous  rend  l'espoir  et  vous  enchante... 
Est<e  alors  mon  amour  qui  chante 
Au  fond  de  votre  cœur,  tout  bas? 


I58  PAROLES   D'AMOUR 


LETT%E   ÉC%ITE  E<M   ^iUTOM'KE 


Vous  nous  avez  quittés,  nous  laissant  la  tristesse 

De  l'hiver  qui  déjà  frissonne  sur  nos  fronts 

Et  des  lugubres  soirs  tombant  brusques  et  prompts. 

Le  soleil,  qui  s'enfuit  dans  sa  morne  vitesse, 

Ouvre  au  sein  des  brouillards  des  trous  sanglants  et  ronds. 

Les  peupliers  jaunis  et  les  grands  ormes  chauves 
Se  dressent  sur  un  ciel  d'ardoise  au  dur  reflet. 
Leurs  fronts  touffus,  vers  qui  le  passereau  volait, 
Ne  sont  plus  qu'un  horrible  amas  de  feuilles  fauves 
Où  le  vent  furieux  joue  ainsi  qu'il  lui  plaît. 

Les  sentiers  sont  jonchés  de  leurs  dépouilles  sèches, 
Oui  sous  le  pied  distrait  grincent  sinistrement  ; 
Nul  n'entend  sans  frémir  leur  sourd  gémissement. 
Les  livides  matins,  voilés  de  brumes  fraîches, 
Dans  les  cieux,  à  regret,  montent  tardivement. 


LETTRE    ÉCRITE    EN    AUTOMNE  1)9 

Nous  suivons  le  vol  fou  des  nuages  rapides. 
Mais  vous,  vers  l'équateur  avançant  chaque  jour, 
Vous  voyez  s'élever  de  la  mer,  tour  à  tour, 
Des  constellations  nouvelles  et  splendides, 
Promontoires  de  flamme  au  scintillant  contour. 

Vous  saluez,  tandis  que  nos  chairs  se  hérissent 
De  douleur  et  de  froid,  un  éternel  été. 
Vers  la  rive  immuable  où  vous  êtes  porté 
L'espoir  tourne  vos  yeux.  Les  bonheurs  qui  périssent, 
Seuls,  captivent  encor  notre  cœur  attristé. 

Nous  pensons  au  passé  durant  le  crépuscule, 
Mais  votre  ame  éblouie  embrasse  l'avenir. 
Nous  nous  disons  :  «  Ceci  n'a  pu  le  retenir...  » 
Vous,  devant  l'horizon  qui  sans  cesse  recule, 
Vous  songez  que  l'exil  est  court  et  doit  finir. 

Car  la  Nature  ainsi  dirige  nos  pensées  ; 
Nul  ne  soustrait  son  cœur  à  l'effet  souverain. 
Que  le  ciel  soit  d'azur  ou  bien  qu'il  soit  d'airain, 
Que  les  étoiles  d'or  y  brillent  balancées, 
Notre  rêve  aussitôt  devient  sombre  ou  serein. 

Notre  être  intérieur,  qu'un  aspect  calme  ou  blesse, 
S'offre  comme  un  sensible  et  frémissant  miroir 
Où  l'énorme  univers  se  penche  pour  se  voir. 
L'Infini  redoutable  emplit  notre  faiblesse; 
Son  ombre  y  devient  joie  exquise  ou  désespoir. 


l6û  PAROLES    D'AMOUR 

De  son  reflet  changeant  se  forment  nos  idées, 
Ses  mystères  profonds  ont  créé  nos  douleurs, 
Ses  océans  amers  semblent  des  flots  de  pleurs; 
Nos  âmes,  par  des  yeux  pleins  d'amour  obsédées, 
Dans  leur  gouffre  attirant  retrouvent  ses  couleurs. 

Sphinx  éternel  et  beau  dont  le  sourire  enivre, 
Il  siège  en  sa  puissance  au  fond  même  du  Moi. 
Quand  mon  sein  se  soulève  et  palpite  d'émoi, 
Et  que  j'y  veux  descendre  et  me  regarder  vivre, 
C'est  lui  que  j'y  découvre  en  reculant  d'effroi. 

Où  suis-je?...  Il  me  reprend  et  m'enlève  à  moi-même. 

Ce  que  je  fus  hier,  le  serai-je  demain? 

Dans  quel  creuset  brûlant  me  jettera  sa  main? 

Je  voudrais  bien  savoir  pourquoi  je  souffre  ou  j'aime, 

Je  voudrais  à  mon  gré  poursuivre  mon  chemin. 

Je  ne  le  saurai  pas,  je  marche  à  l'aventure  : 
Tout  l'univers  circule  en  mes  veines  de  feu, 
Dans  mes  moindres  frissons  ses  Forces  sont  en  jeu  ; 
J'accomplis  les  destins  de  l'immense  Nature 
Aussi  fatalement  que  l'atome  et  que  Dieu. 

Moi  qu'emplit  la  pitié,  je  me  sais  implacable  : 
Implacable  aussi  bien  pour  me  laisser  souffrir 
Que  pour  briser  des  cœurs  que  j'ai  voulu  chérir. 
L'affreuse  vision  du  mal  inévitable 
M'épouvante,  et  parfois  je  souhaite  mourir. 


LETTRE    ÉCRITE    EX    AUTOMNE  l6l 


Car  je  redeviendrais  une  poussière  inerte, 
Sans  nerfs,  sans  yeux,  sans  cœur,  sans  amour  et  sans  soins  ; 
Insensible  instrument,  j'ignorerais  du  moins 
L'horreur  de  consommer  jour  après  jour  ma  perte  ; 
Les  maux  que  je  ferais  auraient  d'autres  témoins. 

Et  vous,  que  berce  au  loin  la  mer  étincelante, 
Quand  le  soleil  rougit  les  vagues  de  cristal, 
Que  vous  dit  la  splendeur  du  monde  oriental? 
Nul  désir  n'émeut-il  votre  âme  vigilante? 
Vous  courbez-vous  sans  plainte  au  joug  du  sort  fatal  ? 

Pénétrer  le  secret  des  Forces  souveraines 
Vous  suffit-il?...  D'un  œil  tranquille  et  d'un  cœur  fier, 
Les  verriez- vous  étreindre  et  broyer  votre  chair? 
Ah!  du  fond  du  néant  j'aime  insulter  ces  reines, 
Et  pleurer  longuement  sur  tout  ce  qui  m'est  cher. 


l62  PAROLES    D'AMOUR 


IK.QUIETU'DE 


Vous  reviendrez  un  jour  de  votre  exil  farouche, 
Un  jour  vous  reverrez  notre  ciel  pâle  et  doux; 
Mais  l'adieu  qu'en  partant  me  laissa  votre  bouche, 
Vous  en  souviendrez-vous? 

Au  fond  de  votre  cœur  et  de  votre  mémoire 
Ce  tendre  mot  d'adieu,  faible  écho  du  passé, 
Tout  un  monde  inconnu  surgissant  dans  sa  gloire 
L'aura-t-il  effacé? 

Vous  en  souviendrez-vous?...  Sur  cette  rive  étrange, 
A  l'ombre  des  palais,  au  bord  du  lac  sacré, 
Parmi  les  temples  d'or  baignés  des  flots  du  Gange, 
L'avez- vous  murmuré? 

L'avez-vous  dit  parfois,  descendant  en  vous-même, 
Non  plus  prêt  à  me  fuir,  non  plus  comme  un  adieu, 
Mais  sûr  de  votre  cœur  et  dans  l'ardeur  suprême 
D'un  solennel  aveu  ? 


INQUIÉTUDE  l6j 


L'avez-vous  dit  ainsi  loin  de  moi?...  L'Inde  antique 
îCa-t-elle  point,  jalouse,  épié  le  secret 
Qui,  devant  sa  beauté  rayonnante  et  mystique, 
Rendait  votre  œil  distrait? 

Oh  !  pour  vous  quelquefois  j'ai  peur  de  sa  vengeance  : 
Sur  la  jungle  fiévreuse  erre  un  souffle  de  mort, 
Et  le  tigre  royal  rôde  avec  diligence 

Dès  que  l'homme  s'endort. 

Oh  !  j'ai  peur...  Gardez- vous,  s'il  vous  souvient  encor, 
Lorsque  vous  me  quittiez,  de  votre  dernier  mot, 
Dans  les  bois,  sur  le  fleuve,  ou  près  du  roc  sonore, 
De  le  dire  tout  haut. 

Car  la  nature  arrière,  imposante  et  terrible 
Que  vous  étudiez,  connaît  bien  son  dessein  : 
L'homme,  vile  poussière,  est  passé  par  son  crible 
Et  se  perd  dans  son  sein. 

Rien  pour  elle  n'est  moins  qu'un  être  et  qu'une  vie  ; 
L'Inde  veut  l'âme  esclave  et  joue  avec  la  chair; 
En  prononçant  mon  nom,  craignez  qu'elle  n'envie 
Un  souvenir  trop  cher. 

C'est  moi  qui  redirai,  lorsque  mon  cœur  se  serre 
Et  tremble  pour  vos  jours  auxquels  il  est  lié, 
Ce  mot  magique  et  doux,  ce  mot  qui  fut  sincère, 
Mais  peut  être  oublié. 


164  PAROLES    D'AMOUR 

Et  quand  vous  reviendrez,  s'il  n'est  pas  sur  vos  lèvres, 
Je  n'en  parlerai  point,  nous  resterons  amis. 
Vous  voulez  plus  encor  que  l'amour  et  ses  fièvres, 
Et  je  vous  l'ai  promis. 


LE    COLLIER    DE    PERLES  l6. 


LE    COLLIE%   T>E   TELLES 


Lorsque  votre  départ  désespéra  mon  âme, 
Tandis  que  je  songeais  à  vos  futurs  dangers, 
Un  doute  vous  saisit  touchant  mon  cœur  de  femme. 

Parfois  les  doux  serments  deviennent  mensongers. 
Vous  prîtes  un  collier  que  porta  votre  mère  : 
Des  perles,  en  trois  rangs  chatoyants  et  légers. 

«  Si  vous  n'avez  pour  moi  qu'un  amour  éphémère,  » 
Dites-vous,  «  si  l'absence  en  vous  sème  l'oubli, 
Évitons  au  retour  toute  parole  amère. 

«  Si  le  rêve  d'un  jour  doit  être  enseveli, 

Sans  un  mot  rendez-moi  ces  perles,  et  ma  lèvre 

Xe  protestera  point  contre  un  fait  accompli. 


l66  PAROLES    D'AMOUR 


«  Une  mâle  douleur  n'a  pas  de  plainte  mièvre. 
Puisse  un  jour  ce  collier,  chère  âme,  à  votre  cou, 
M'annoncer  le  bonheur  dont  mon  exil  me  sèvre.  » 

Hélas!  et  de  vos  mains  je  reçus  le  bijou. 

Vous  aimiez  ma  tendresse  et  vous  fuyiez  loin  d'elle  : 

Tant  l'homme  en  ses  désirs  est  inconstant  et  fou. 

Mais  dans  mon  triste  cœur  je  la  sens  éternelle. 
Qu'on  mette  en  mon  cercueil  vos  perles,  si  je  meurs! 
Jusqu'au  fond  du  tombeau  je  vous  serai  fidèle. 

Mes  yeux  en  ce  moment  les  arrosent  de  pleurs. 
Tandis  que  loin  de  moi  vous  risquez  votre  vie, 
Un  songe  a,  cette  nuit,  ravivé  mes  douleurs. 

Enfin  vous  reveniez...  La  gloire  qu'on  envie 
Couronnait  votre  front,  pâli  par  vos  travaux  ; 
Je  m'avançais  vers  vous,  interdite  et  ravie. 

Plus  sacré  qu'un  fétiche  adoré  des  dévots, 

Sur  mon  sein  le  collier,  éclatant  témoignage, 

A  notre  ancien  amour  marquait  des  jours  nouveaux. 

Et  moi  je  le  touchais,  le  tendre  et  noble  gage  ; 
Vers  lui  d'un  geste  fier  j'appelais  vos  regards  : 
Vous  comprendriez  bien  son  mystique  langage. 


LE    COLLIER    DE    PERLES  167 

Horreur!  vos  yeux  si  beaux  se  dilatent,  hagards... 
Entre  mes  doigts  tremblants  se  rompt  la  fine  chaîne, 
Et  les  perles  soudain  roulent  de  toutes  parts. 

Alors  je  m'éveillai  dans  une  étrange  peine. 

C'était  un  songe  vain...  Mais  quoi  !  j'entends  toujours 

Le  bruit  sinistre  et  doux  du  collier  qui  s'égrène. 

Il  est  là,  ruisselant  sur  l'écrin  de  velours, 
Intact  et  pur  ainsi  qu'en  moi  la  foi  jurée  ; 
Les  seuls  joyaux  épars  sont  mes  pleurs  lents  et  lourds. 

Ma  douleur  à  sa  cause  est  bien  peu  mesurée, 
Mais  l'amour  rend  crédule  au  présage  trompeur 
Lràme  la  plus  hautaine  et  la  plus  assurée... 

Et,  malgré  ma  raison,  ce  rêve  me  fait  peur. 


l68  PAROLES    D'AMOUR 


L'OVBLI 


x\insi  vous  avez  cru  que  l'oubli,  vague  sombre 
Dont  le  flux  lourd  et  lent  monte  jour  après  jour, 
Avait  pu  dans  mon  cœur  effacer  jusqu'à  l'ombre 
De  mon  divin  amour. 

La  vie  est-elle  donc,  ami,  si  magnifique 
Que  j'ose  me  jouer  de  son  meilleur  trésor, 
Et  compter  que  demain  sa  bonté  pacifique 
Me  le  rendrait  encorî 

Hélas!  n'est-elle  pas  si  durement  amère 
Que  nous  restons  tremblants  du  bonheur  effleuré  : 
Il  ne  nous  apparaît,  dans  une  heure  éphémère, 
Que  pour  être  pleuré. 

Quand  nous  l'avons  touché  de  nos  mains  qui  frémissent, 
Pour  qu'il  demeure,  en  vain  nous  prierions  les  dieux  sourds 
Nos  cœurs  l'ont  reconnu,  nos  cœurs  s'épanouissent... 
Puis  saignent  pour  toujours. 


169 


Et  moi  qui  l'ai  saisi,  ce  bonheur  que  l'on  rêve, 
Et  moi  qui  l'ai  pressé  sur  mon  sein  palpitant, 
Je  précipiterais  sa  course  déjà  brève 
Au  néant  qui  l'attend! 

Moi  qui  crains  tant  pour  lui,  le  sachant  périssable, 
Sur  lui  j'appellerais  le  souffle  de  l'oubli, 
Semblable  au  vent  de  mer  qui  recouvre  de  sable 
Un  nom  enseveli! 

J'oublierais!...  Mais  quel  bien  me  resterait  sur  terre, 
Puisque  vous  êtes  loin,  puisque  tout  doit  finir, 
Puisque  aujourd'hui  déjà  mon  âme  solitaire 
N'a  plus  qu'un  souvenir. 

J'en  réveille  l'ivresse  et  frémis,  car  je  songe 
Que  ce  cher  souvenir,  seul,  n'est  point  incertain; 
Gardé  par  le  Passé,  dans  lequel  mon  œil  plonge, 
Il  échappe  au  destin. 

Mais  l'espoir,  qui  vous  suit  sur  votre  longue  route, 
Qui  vous  ramène  à  moi  tel  qu'au  soir  des  adieux, 
Dépend  de  l'Avenir,  dont  j'épie  avec  doute 
Le  mot  mystérieux. 

C'est  pourquoi  j'éternise  une  heure  passagère, 
Où  mon  cœur  doucement  a  cru  vous  deviner; 
J'y  vivrai  jusqu'au  jour  où  votre  voix  si  chère 
Viendra  m'en  détourner. 


170  PAROLES    D    AMOUR 


LETTRE  ÊC%ITE  ^4U   TTH^TEMTS 


il ier  la  neige  cncor  couvrait  les  plaines  mornes, 
Les  flots  étaient  changés  en  cristaux  clairs  et  durs, 
Et  nos  cœurs  se  taisaient,  pleins  de  doutes  obscurs, 
Dans  les  limpides  soirs  aux  tristesses  sans  bornes, 
Quand  la  lune  montait,  lente,  au  fond  des  cieux  purs. 

Et  ce  matin  voici  comme  une  molle  haleine 
Flottante  autour  de  nous  dans  les  airs  attiédis; 
L'eau  ruisselle  en  torrents  sur  les  prés  reverdis, 
Et  la  forêt,  de  vie  et  de  voix  toute  pleine, 
Semble  tendre  au  doux  vent  ses  grands  bras  engourdis. 

C'est  un  moment  rempli  d'ineffable  surprise. 
Nous  savions  que  l'hiver  devait  s'enfuir  un  jour, 
Pourtant  nous  éprouvons,  dans  le  soudain  retour 
De  ce  baiser  d'en  haut,  de  cette  chaude  brise, 
Comme  l'émoi  causé  par  un  naissant  amour. 


LETTRE  ECRITE  AU  PRINTEMPS     IJI 

Pour  moi,  j'ai  mieux  encor  que  cette  vague  ivresse  ; 
Je  vois  dans  le  printemps  la  fin  de  votre  esil. 
Je  ne  murmure  plus  :  «  Hélas!  reviendra-t-il ?  » 
Le  souffle  des  beaux  jours  a  chassé  ma  détresse, 
Je  respire  l'espoir  en  son  parfum  subtil. 

Oh  !  oui,  vous  reviendrez...  Tout  l'annonce  et  le  chante. 
Dans  mes  songes  déjà  je  crois  voir  sur  la  mer, 
La  proue  à  l'occident,  filer  un  grand  steamer. 
Il  sera,  ce  retour  dont  l'image  m'enchante, 
Doux  autant  qu'autrefois  le  départ  fut  amer. 

Venez...  Nous  reprendrons  nos  longues  causeries; 
Dans  nos  cœurs  éprouvés  nous  lirons  jusqu'au  fond. 
Au-dessus  des  humains  et  du  vain  bruit  qu'ils  font, 
Quelle  extase  ravit  deux  âmes  attendries 
Lorsqu'une  intimité  sublime  les  confond! 

L'amour  nous  a  conduits  par  de  mystiques  voies. 
Vous  l'accusiez  un  jour  d'avoir  trop  tard  uni 
Nos  cœurs,  où  plus  d'un  rêve,  hélas  !  s'était  terni  ; 
Mais  il  nous  préparait  d'inconcevables  joies, 
Car  il  nous  mûrissait  pour  le  moment  béni. 

11  nous  fallait  d'abord  devenir  forts  et  graves, 
Avoir  beaucoup  lutté,  cherché,  compris,  souffert, 
Vu  l'abîme  des  temps  sous  nos  pas  entr'ouvert, 
Et  dominé  le  sort  tranquillement,  en  braves, 
Pour  que  le  vrai  bonheur  enfin  nous  fût  offert. 


172  PAROLES     D    AMOUR 

Ce  que  nous  nous  dirons  par  les  douces  soirées, 
Dans  le  bruit  de  la  ville  ou  le  repos  des  bois, 
Sera  tendre  et  profond,  mais  austère  parfois, 
Car  nos  mains  ont  touché  bien  des  choses  sacrées  ; 
L'angoisse  du  néant  fera  trembler  nos  voix. 

Mais  un  arôme  fin  monte  du  sol  humide 
Où  la  neige  d'hier  a  doucement  fondu. 
C'est  le  printemps,  ami...  Vous  êtes  attendu. 
Un  petit  passereau  module  un  chant  timide, 
Puis  s'étonne,  et  soudain  vole  tout  éperdu. 

Oh  !  combien  je  jouis  de  ces  métamorphoses  ! 
Chacune  tour  à  tour  va  grandir  mon  espoir. 
Des  fleurs I...  Il  va  s'ouvrir  des  fleurs  sur  le  sol  noir! 
Venez...  Il  ne  faut  pas  faire  mentir  les  choses, 
Et  les  arbres  m'ont  dit  que  je  vais  vous  revoir. 


LE    RETOUR  *75 


LE    %ETOU%. 


Il  est  donc  terminé,  ce  long,  ce  pesant  rêve 
Où  mon  cœur  vous  suivait  bien  loin  sous  d'autres  cieux. 
Vous  êtes  près  de  moi  ;  mon  regard  qui  se  lève 
Va  rencontrer  vos  yeux. 

Vos  veux...  devant  lesquels  ont  passé  des  merveilles, 
Et  qui,  las  de  sonder  pourtant  et  de  savoir, 
Après  les  jours  brûlants,  durant  les  sombres  veilles, 
Se  fermaient  pour  me  voir. 

Vos  yeux  changeants...  où  j'aime  à  surprendre  votre  âme 
Tantôt  douce,  et  croyante,  et  tendre,  et  se  livrant, 
Tantôt  sceptique  au  point  que  leur  cruelle  flamme 
Me  brûle  en  m'effleurant. 

Votre  amour  me  ravit,  comme  aussi  votre  doute  : 
En  vain  vous  proclamez  un  fatalisme  obscur, 
Je  saurai  malgré  vous  placer  sur  votre  route 
Un  bonheur  calme  et  sur. 


174  PAROLES    D    AMOUR 

Je  connais  le  secret  de  la  détresse  affreuse 
Dont  le  plus  fort  se  sent  tôt  ou  tard  accablé  ; 
Tout  au  fond  de  notre  être  un  abîme  se  creuse 
Qui  jamais  n'est  comblé. 

Et  plus  le  cœur  est  grand,  plus  le  vide  est  immense. 
Sur  votre  cœur,  ami,  je  me  penche  en  tremblant... 
L'espoir  de  le  remplir  me  saisit,  —  ô  démence!  — 
Enchanteur  et  troublant. 

Je  ne  puis  qu'apaiser  l'âpre  mal  qui  le  blesse, 
Tromper,  jour  après  jour,  son  éternel  désir, 
Puisque  le  bien  suprême  est,  pour  notre  faiblesse, 
Impossible  à  saisir. 

Mais  j'ai  rêvé  du  moins  d'accomplir  cette  tâche. 
Je  vous  consolerai  de  l'immortel  ennui. 
Mon  amour  à  vos  yeux  voilera  sans  relâche 
Le  néant,  même  en  lui. 

Vous  ne  me  direz  plus  qu'il  est  court  et  fragile, 
Que  la  satiété  mène  aux  mornes  adieux. 
Par  lui  vous  garderez  sous  votre  front  d'argile 
L'esprit  serein  des  dieux. 

Au  bout  de  ce  chemin  rude  et  plein  de  vertige 
Que  vous  suivez,  marchant  vers  un  but  inouï, 
Beau  lis,  il  fleurira,  mystique,  sur  sa  tige 
Toujours  épanoui. 


LE    RETOUR  175 

Vous  n'éprouverez  plus  l'angoisse  des  abîmes 
Où,  tout  en  frémissant,  plonge  votre  raison, 
Quand  vous  le  reverrez,  plus  riant,  sur  les  cimes, 
Après  chaque  saison. 

Vous  oublierez  l'horreur  de  notre  destin  sombre, 
—  Naître  pour  vivre  seuls  et  mourir  tout  entiers,  — 
Parce  que  l'humble  fleur  dessinera  son  ombre, 
Le  soir,  sur  vos  sentiers. 

Et  comme  elle  a  conçu  de  folles  jalousies, 
Son  calice  profond,  dans  l'air  des  hauts  sommets, 
Changera  ses  parfums  suivant  vos  fantaisies, 
Sans  s'épuiser  jamais. 

Afin  que  vous  goûtiez  toute  joie  auprès  d'elle  : 
Car  son  àme  de  fleur  a  conçu  le  dessein 
De  vous  offrir  ainsi,  pour  vous  garder  fidèle, 
Mille  amours  dans  son  sein. 


I76  1'AROLES    D'AMOUR 


L'INDE    "BOUDDHIQUE 


x\mi,  j'ai  vu  par  vous  les  régions  splendides 
Où  vous  avez  erré  si  longtemps  loin  de  moi  ; 
Votre  amour  et  vos  soins,  qui  m'y  servent  de  guides, 
M'en  ont  ôté  l'effroi. 

J'ai  plongé  sans  péril  en  leur  puissant  mystère. 
Vous  seul  avez  porté  le  poids  des  lourds  travaux  ; 
Vous  seul  avez  bravé,  dans  votre  exil  austère, 
Mille  dangers  nouveaux. 

Moi,  je  jouis  en  paix  de  votre  œuvre  hardie. 
O  voyageur  aux  mains  pleines  d'illusions! 
La  sphère  où  je  circule  est  par  vous  agrandie, 
Car  j'ai  vos  visions. 


l'ixde  bouddhique  177 


Si  vous  avez  vécu  dans  les  siècles  antiques 
Que  les  temples  déserts  vous  semblaient  contenir, 
Moi,  je  hante  aujourd'hui  tous  ces  hautains  portiques 
Dans  votre  souvenir. 

L'Inde  s'est  tout  entière  empreinte  en  vos  pensées, 
Et,  comme  j'y  sais  lire,  ainsi  je  l'entrevois. 
Sa  présente  misère  et  ses  splendeurs  passées 
Me  frappent  à  la  fois. 

Comme  vous,  ce  que  j'aime  en  elle,  triste  esclave, 
Ce  n'est  pas  sa  beauté,  qu'un  maître  viola, 
Ni  ses  villes  d'or  fin  que  l'eau  du  Gange  lave, 
Que  l'Occident  vola. 

C'est  l'idée  immortelle,  invincible,  insondable, 
Qui  jadis  y  fleurit,  digne  d'un  tel  décor, 
Qui,  dans  le  sein  muet  du  désert  formidable, 
S'épanouit  encor; 

Idée  où  la  science,  en  nos  sombres  contrées, 
Sans  poétique  flamme,  arrive  pas  à  pas, 
Mais  qui  brille  et  se  vêt  de  ses  grâces  sacrées 
Au  soleil  de  là-bas. 

C'est  l'évolution,  l'éternité  des  choses, 
L'Absolu  qui  se  crée,  en  des  efforts  constants, 
Par  les  combinaisons  et  les  métamorphoses 
Des  formes  dans  le  temps. 

23 


178  PAROLES    D'AMOUR 

C'est  notre  être  perdant  au  tombeau  sa  substance, 
Mais  s'immortalisant  par  tout  ce  qu'il  aima, 
Effet  qui  devient  cause  après  son  existence, 
Mystérieux  Karma*. 

Quoi  !  ne  suffit-il  pas  à  notre  ardeur  amère, 
Au  sein  du  radieux  et  vivant  tourbillon, 
De  laisser  après  nous  de  notre  œuvre  éphémère 
Un  éternel  sillon? 

Quoi!  ne  suffit-il  pas  au  besoin  de  justice 

Qu'un  mot  de  notre  lèvre,  aussitôt  oublié, 

Pour  le  bien  ou  le  mal  à  jamais  retentisse, 

Fécond,  multiplié? 

A  notre  lâche  cœur  qui  cherche  un  vain  salaire, 
Que  peindraient  de  plus  grand  ses  vœux  intéressés? 
Et  pour  nous  arrêter  aux  heures  de  colère 
N'est-ce  donc  point  assez? 

*  Le  Karma  est  un  principe  immatériel  qui,  pour  les 
Bouddhistes,  répond  à  l'idée  de  l'âme.  Il  ne  conserve  pas  au 
delà  de  la  tombe  la  personnalité  de  l'être  humain  ;  il  en  est  la 
quintessence,  ce  qu'on  pourrait  appeler  la  résultante  morale. 
Mais  nous  prenons  ici  le  mot  dans  un  sens  plus  précis,  en- 
veloppant sous  ce  terme  la  série  impérissable  d'effets  dont 
toute  existence  devient  le  point  de  départ,  et  qui  varie  sui- 
vant chaque  action,  chaque  parole  et  même  chaque  pensée  de 
cette  existence.  Voilà  en  effet  ce  que  nous  laissons  après  nous 
d'immortel,  ce  qui  attache  au  moindre  de  nos  actes  une  telle 
importance  et  au  rôle  de  l'homme  une  telle  grandeur.  —  D.  L. 


L   INDE    BOUDDHIQUE  I79 

L'Inde  le  proclama  pendant  trois  mille  années. 
Notre  aride  science  à  peine  le  pressent. 
Ces  hautes  vérités,  vous  les  vîtes  ornées 
D'un  cadre  éblouissant. 

Elles  apparaissaient  pour  vous  sous  les  symboles, 
Parmi  les  dieux  pensifs  qui  chargent  les  piliers, 
Des  assises  du  temple  aux  arceaux  des  coupoles 
Surgissant  par  milliers. 

Et  vous  les  écoutiez,  dans  cette  nuit  sublime 
Où  la  lune,  versant  sa  limpide  clarté, 
Éclairait  pour  vous  seul,  comme  au  fond  d'un  abîme, 
Une  morte  cité*. 

Je  revois  avec  vous  ces  scènes  inouïes, 
Les  monstrueux  chevaux  le  long  des  murs  dressés, 
Les  merveilles  de  l'art  partout  épanouies 
En  rêves  insensés. 

Parlez...  Il  est  meilleur  d'aimer  que  de  connaître  : 
Ces  deux  bonheurs  pour  moi  sont  en  vous  réunis. 
L'univers  ne  m'est  rien  s'il  n'enferme  en  votre  être 
Ses  secrets  infinis. 


*  Vijayanagar,  ancienne  capitale  du  sud  de  l'Inde,  dont  les 
monuments  sont  encore  debout,  mais  qui  reste  absolument 
abandonnée  et  dépeuplée. 


l8û  PAROLES    D'AMOUR 


SILE^TIUM 

Nunquam  alind  natura,  aliud  sapientia  dicit. 


Ami,  dans  un  moment  de  doute  et  de  détresse, 
J'écrivis  la  boutade  amère  que  voici. 
Mon  âme,  où  vous  lisez,  toujours  vous  intéresse, 
Et  des  grands  vers  charmeurs  vous  aimez  la  caresse. 
Sans  trop  hocher  la  tête  écoutez  donc  ceci  : 

Le  verbe  —  notre  orgueil  —  nous  égare  et  nous  leurre  ; 
C'est  dans  un  jour  maudit  qu'il  nous  fut  révélé. 
Le  cœur  n'a  pas  de  mots  :  il  chante  ou  bien  il  pleure, 
Il  vibre  pour  jamais  d'un  soupir  qui  l'effleure. 
Hélas!  depuis  Babel  nous  avons  trop  parlé. 

Nous  avons  gravement  prononcé  des  syllabes 
Qui  troublaient  nos  cerveaux  et  signifiaient  peu  ; 
En  caractères  grecs,  égyptiens,  arabes, 
Enfermant  l'infini,  comme  nos  astrolabes 
En  des  chiffres  crochus  enferment  le  ciel  bleu. 


SILEN'TIUM  l8l 


Nous  avons  profané  dans  nos  langues  vulgaires 
Le  secret  de  notre  être,  inexpressible  et  doux, 
Ce  secret  que  sans  doute  on  a  compris  naguères 
Lorsque,  innocent  encor  de  ses  premières  guerres, 
L'homme  sur  son  champ  noir  menait  ses  grands  bœufs  roux. 

Le  champ  fumait  d'amour  sous  l'aube  rose  et  tendre  ; 
Un  désir  éperdu  de  produire  gonflait 
La  lèvre  des  sillons,  et  l'on  pouvait  entendre 
Comme  un  bruit  de  baisers  s'élever  et  s'étendre 
Sur  la  cime  des  bois,  lorsque  le  vent  soufflait. 

On  sentait  palpiter  la  vie  intense  et  neuve 
Dans  les  veines  du  sol,  les  antres  et  les  nids. 
Le' berger,  près  de  l'onde  où  le  troupeau  s'abreuve, 
Songeait  à  deux  yeux  clairs  plus  limpides  qu'un  fleuve 
Qui  le  verraient  rentrer  de  ses  travaux  finis. 

Tout  germait,  tout  croissait  dans  l'aurore  dorée, 

Tout  aimait.  Par  l'amour  triomphant  du  néant, 

La  Nature  venait  de  saisir  la  durée  : 

La  génération,  formidable  et  sacrée, 

Livrait  au  couple  humain  tout  l'avenir  béant. 

Il  nous  fallait  rester,  rudes  fils  de  la  terre, 
Purs,  orgueilleux  et  nus,  et  soumis  aux  destins. 
De  l'univers  profond  respectant  le  mystère, 
Il  nous  fallait,  plongés  dans  un  silence  austère, 
Devant  l'immensité  courber  nos  fronts  hautains. 


l82  PAROLES    D    AMOUR 


Mais  nous  avons  parlé...  Nos  bouches  sacrilèges 
Ont  fait  des  créateurs,  des  genèses,  des  dieux  ; 
Leur  souffle  a  corrompu  nos  plus  beaux  privilèges 
Et  mêlé  d'espoirs  faux,  d'erreurs,  de  sortilèges, 
Même  l'âpre  grandeur  des  éternels  adieux. 

Notre  rôle  ici-bas,  notre  rôle  superbe, 
N'était-il  pas  de  vivre  et,  vivant,  d'adorer?... 
D'adorer  le  soleil,  la  femme  et  le  brin  d'herbe, 
L'enfant,  l'étoile  d'or,  les  lis,  le  flot,  la  gerbe, 
Les  cieux  —  mais  sans  jamais  pourtant  les  implorer. 

Qu'aurions-nous  demandé  que  la  bonne  Nature 
N'eût  pas  placé  déjà  sur  nos  riants  chemins? 
Quand  nos  rêves  risquaient  l'immortelle  aventure, 
Nous  ont-ils  peint  là-haut,  pour  l'extase  future, 
Quelque  chose  de  mieux  que  nos  bonheurs  humains? 

Non!...  Nous  devions  serrer  sur  nos  chaudes  poitrines, 
Pendant  le  jour  béni  qui  nous  était  prêté, 
Nos  charnelles  amours,  fragiles  et  divines, 
Créatrices  amours,  où  seules  nos  doctrines, 
Malgré  l'enfantement,  ont  mis  l'impureté. 

Puis  nous  devions  mourir,  fermer  à  la  lumière 
Si  douce  des  matins  nos  yeux  reconnaissants  ; 
D'un  suprême  regard,  plein  de  candeur  première, 
Enveloppant  les  fils,  l'épouse  et  la  chaumière, 
Tout  ce  qui  fait  nos  cœurs  joyeux  et  frémissants. 


SILENTICM  183 

Quel  désir,  quelle  crainte  eût  ébranlé  notre  amer 
Quel  juge  ou  quel  sauveur  pouvions-nous  invoquer? 
Nos  devoirs  —  ceux  qu'un  ordre  universel  proclame  — 
Ont,  pour  l'esprit  subtil  et  pour  les  sens  de  flamme, 
Des  charmes  si  puissants  qu'on  n'y  saurait  manquer. 

La  Nature  n'a  pas  commis  à  nos  morales 

Le  pouvoir  de  hâter  son  auguste  action. 

Nos  gestes  sont  les  siens.  Les  ombres  sépulcrales 

N'ont  point  de  rouge  enfer  au  bas  de  leurs  spirales  : 

L'œuvre  utile  avec  soi  porte  sa  sanction. 

Ce  qui  doit  être  fait  est  bon  et  simple  à  faire  ; 
De  quoi  serions-nous  donc  alors  récompensés? 
Et- puisque  la  douleur  suit  le  mal  qu'on  préfère 
Et  qu'elle  est  pour  nous  seuls,  par  delà  cette  sphère 
Quel  courroux  frapperait  de  pauvres  insensés? 

O  superstitions  obscures  et  sanglantes! 
Sacrifices  hideux  fumant  au  bord  des  flots, 
Longues  processions  de  victimes  dolentes, 
Chaînes,  croix  et  carcans  et  chastetés  brûlantes, 
Vous  avez  pour  toujours  éveillé  nos  sanglots! 

Comment  vous  effacer  jamais  de  nos  mémoires? 
Il  nous  faut  remonter  tous  vos  sentiers  maudits, 
Saigner  tous  vos  tourments,  lire  tous  vos  grimoires, 
Car  vos  crosses,  vos  clefs,  vos  chasubles  de  moires 
Cachent  encor  le  seuil  de  nos  vieux  paradis. 


184  PAROLES    D'AMOUR 

O  Nature,  Nature,  oh!  dis,  tes  bras  de  mère 
S'ouvriront-ils  encor  pour  tes  fils  révoltés? 
Nous  voulions  t'arracher  notre  vie  éphémère; 
Mais  nous  y  renonçons...  L'épreuve  est  trop  amère, 
Et  nous  tombons,  martyrs  de  nos  divinités  1 

Pour  naître,  nous  quittons  tes  entrailles  fécondes  ; 
Pour  vivre,  il  faut  ton  air  qui  joue  en  nos  poumons, 
Il  faut  tes  fruits,  ton  blé,  la  fraîcheur  de  tes  ondes  ; 
Pour  aimer,  il  nous  faut  les  caresses  fécondes; 
C'est  aussi  sur  ton  sein  que  nous  nous  endormons. 

Avons-nous  tant  parlé  pour  découvrir  ces  choses? 
Cent  siècles  ont  passé,  le  jour  est-il  plus  beau? 
Paraît-il  dans  les  nids  plus  de  métamorphoses, 
Plus  d'étoiles  au  ciel,  plus  de  feuilles  aux  roses, 
Depuis  que  nous  restons  penchés  sur  un  tombeau? 

Quoi!  mourir  est-il  donc  un  problème  si  sombre? 
N'est-il  point  de  splendeur  dans  un  couchant  vermeil  ? 
Tout  s'éteint,  douce  loi.  Pendant  les  nuits  sans  nombre, 
Alors  que  nous  fermions  nos  paupières  dans  l'ombre, 
Nous  est-il  arrivé  de  craindre  le  sommeil? 

Apprendrons-nous  enfin  à  garder  le  silence, 
A  demeurer  muets  devant  les  morts  pensifs? 
A  quoi  bon  tant  de  mots?  Lorsque  avec  violence 
La  passion  en  nous  se  déchaîne  et  s'élance, 
Nos  plus  informes  cris  sont  les  plus  expressifs» 


SILEXTIUM  l8) 


Que  valent  nos  discours  ?  En  supposant  un  être 

—  Un  monstre,  un  malheureux  —  qui  n'eût  jamais  aimé, 

Et  qui,  voulant  un  jour  à  cette  aurore  naître, 

Dans  des  livres  choisis  chercherait  à  connaître 

Les  douloureux  bonheurs  dont  le  monde  est  charmé  : 

Sentirait-il,  du  chœur  confus  de  nos  paroles, 
Monter  le  frisson  fou  qui  dévore  la  chair, 
Et  l'éblouissement  qui  met  des  auréoles 
Blanches  autour  du  front  riant  de  nos  idoles? 
Saurait-il  tout  le  prix  de  ce  qui  nous  est  cher? 

Non  :  ceci  ne  s'apprend  qu'au  fond  des  yeux  sans  voiles, 
Dans  les  bras  enlacés  et  dans  les  cœurs  unis, 
Dans  les  torrents  de  feu  qui  parcourent  nos  moelles. 
Pour  savoir  ce  qu'on  doit  savoir  sous  les  étoiles, 
Fermons  le  livre  obscur  et  regardons  les  nids. 


24 


l86  PAROLES    D'AMOUR 


TOUJOURS 


IN  o  u  s  l'avons  prononcé,  ce  mot,  ce  mot  suprême 
Que  l'austère  sagesse  interdit  à  l'amour, 
Que  tout  fragile  cœur  pourtant  au  cœur  qu'il  aime 
Veut  redire  à  son  tour. 

«Toujours  !...»Nousavonsdit:  «toujours!  »  nous  dont  les  âme 
Acceptent  fièrement  l'universel  destin 
Et  roulent,  fleuves  purs,  se  perdre  dans  les  lames 
D'un  océan  lointain. 

Nous  l'entendons  mugir  quand  nous  prêtons  l'oreille, 
Cet  abîme  profond  aux  antres  ténébreux, 
Et  nous  avons  pu  dire  une  chose  pareille, 
Et  nous  sentir  heureux  1 

Oui,  car  nous  méprisons  l'âpre  mélancolie 
Qui  fait  pâlir  les  fronts  quand  luit  la  vérité. 
Notre  «  toujours  »  à  nous  s'efface  et  s'humilie 
Devant  l'éternité. 


TOUJOURS  187 

Mais  il  n'en  est  pas  moins  joyeux  lorsqu'il  palpite, 
Sublime  et  vain  serment,  sur  nos  lèvres  de  chair. 
Nous  savons  où  le  Temps  entraine  et  précipite 
Tout  ce  qui  nous  est  cher. 

Si  nous  la  murmurons,  la  trompeuse  parole, 
A  ceux  de  qui  demain  viendra  nous  séparer, 
Cest  que  l'amour  poursuit  cette  illusion  folle 
Et  veut  s'en  enivrer. 

Car,  bien  qu'il  soit  trop  vrai  que  tout  meurt  et  s'oublie, 
L'amour  déjà  n'est  plus  s'il  croit  qu'il  peut  finir. 
Nous  aurions  blasphémé,  si  l'aveu  qui  nous  lie 
N'engageait  l'avenir. 

Et  vous  ignoreriez  la  véritable  ivresse 
Si,  bravant  la  raison  sur  son  trône  usurpé, 
De  votre  cœur  le  cri  d'éternelle  tendresse 
Ne  s'était  échappé. 

Mais  vous  m'avez  donné  cette  joie  infinie. 
Qu'importe  que  je  meure  et  que  les  temps  soient  courts  ! 
A  votre  lèvre  enfin,  qui  raille,  doute  et  nie, 
J'ai  fait  dire  :  «  Toujours!  » 


PAROLES    D    AMOUR 


VKE  TE'KSÉE  T>E  T^ASdAL 


V-x   Pascal,  tu  disais  :  «  Quand  l'univers  immense 
Briserait  l'homme,  astre  humble  et  qui  dans  l'ombre  a  lui, 
L'homme  encor,  méprisant  l'univers  en  démence, 
Serait  plus  grand  que  lui. 

«  Tandis  que  la  matière  au  hasard  s'évertue, 
Lui,  l'atome  pensant,  songe  avant  de  périr; 
Le  monde  en  l'écrasant  ignore  qu'il  le  tue  ; 
Lui,  sait  qu'il  va  mourir.  » 

Et  moi,  je  te  réponds  :  Immortel  solitaire, 
Penseur  sombre  et  puissant  qui  refusas  d'aimer, 
Notre  orgueil  est  plus  haut,  mais  ton  génie  austère 
N'a  point  su  l'exprimer. 

Si  nous  sommes  très  grands,  si  l'univers  s'incline 
Devant  le  rayon  pur  qui  tremble  sur  nos  fronts, 
C'est  que  nous  enlaçons  d'une  étreinte  divine 
Ceux  que  nous  adorons. 


UNE  PENSÉE  DE  PASCAL        189 


C'est  en  les  possédant  que  dans  nos  courtes  heures 
Nous  sommes  les  rivaux  de  l'Infini  sacré; 
Lui  seul  nous  les  reprend  lorsque  dans  ses  demeures, 
Morts,  ils  ont  pénétré. 

Il  les  berce  à  jamais  sur  son  sein  formidable, 
Comme  nous  les  bercions  pendant  les  nuits  d'amour  ; 
Mais  il  reste  jaloux  dans  le  temps  insondable 
De  nos  baisers  d'un  jour. 

Car  à  nos  bien-aimés,  en  sa  longue  caresse, 
S'il  dispense  la  paix  et  l'oubli  précieux, 
Leur  rend-il  un  instant  l'ombre  de  cette  ivresse 
Que  leur  versaient  nos  yeux? 

Xon,  non!...  Qu'il  vienne  alors  et  saisisse  sa  proie! 
Nous  demeurons  vainqueurs  même  au  jour  des  adieux. 
Quand  un  cœur  frémissant  par  nous  s'emplit  de  joie, 
Nous  devenons  des  dieux. 


I90  PAROLES    D    AMOUR 


LES   TEiAUX  ÇDE   TICR.E 


il ier,  dans  le  salon,  de  votre  marche  égale, 
Vous  tourniez  lentement,  tandis  que  je  songeais. 
Vos  pas  foulaient  le  poil  des  tigres  du  Bengale, 
Fauve,  pailleté  d'or  et  marqueté  de  jais. 

Vos  voyages  lointains  ont  orné  cette  salle  ; 
Vingt  pays  ont  produit  ces  merveilleux  objets. 
Tout  en  pressant  du  pied  la  peau,  robe  royale, 
Vous  formiez  de  nouveaux  et  hasardeux  projets. 

Mais,  beau  tigre  enfermé  dans  ma  passion  folle, 
—  Cage  où  s'épuiserait  votre  fureur  frivole,  — 
Comment  partiriez-vous,  étant  ainsi  captif? 

De  vos  grands  fauves  morts,  couchés,  les  yeux  sans  flamme, 

Certes  je  verrai  l'un  avant  vous  fugitif! 

Car  pour  vous  rendre  libre  il  faut  briser  mon  âme. 


LA    PANOPLIE  191 


L*A   T^X.OTLIE 


Vers  l'angle  où  l'ombre  douce  attire  le  regard, 
Dans  la  pourpre  enchâssé,  l'acier  pur  étincelle; 
On  dirait  qu'un  sang  frais  en  longs  filets  ruisselle 
Sur  le  tranchant  aigu  du  clair  et  fin  poignard. 

Le  courbe  yatagan  lance  un  éclair  hagard  ; 
Sa  gaine  s'est  usée  à  battre  sur  la  selle; 
Et  cette  svelte  dague,  arme  charmante,  est  celle 
Où  Tolède  épuisa  son  adresse  et  son  art. 

Toutes  les  voici  donc,  l'atroce  avec  l'exquise, 
Chacune  ayant  été  par  vous  au  loin  conquise, 
Ces  lames  dont  la  pointe  aime  à  percer  les  chairs. 

Leur  lit  d'obscur  velours  les  porte  inassouvies, 
Car  des  cruels  baisers  qui  leur  furent  si  chers 
La  soif  les  brûle  encor,  ces  buveuses  de  vies. 


I92  PAROLES    D    AMOUR 


'11ETECX,TI% 


J  e  suis  triste,  ô  grands  bois!  j'ai  péché  contre  vous. 
Vous  courbiez  sur  nos  fronts  vos  feuillages  si  doux, 

Qu'assombrissait  la  nuit  divine; 
Et  nous  pouvions  errer  en  nous  disant  tout  bas 
Ces  choses  que,  souvent,  l'oreille  n'entend  pas 

Tandis  que  le  cœur  les  devine. 

Hélas!  et  mes  discours  vous  ont  tous  mis  en  deuil. 
J'ai  laissé  s'élever  la  voix  de  mon  orgueil 

Dans  votre  auguste  et  pur  silence, 
Et  j'ai  blessé  celui  qu'en  secret  vous  charmiez. 
Dites,  m'écoutiez-vous  quand  vous  vous  endormiez 

Au  vent  du  soir  qui  vous  balance? 


REPENTIR  193 

Lui  —  lui,  qui  s'irritait  —  ne  souffre  déjà  plus, 
Car  j'ai  chargé  son  mal  de  baumes  superflus; 

J'ai  guéri  sans  peine  sa  plaie. 
Il  sait  que  je  suis  fière  et  qu'il  était  jaloux, 
Et  que  l'amour  parfois,  dans  ses  caprices  fous, 

Met  notre  âme  ainsi  sur  la  claie. 


Mais  vous,  m'accordez-vous  aussi  votre  pardon? 
Vous  avez  par  moments  de  doux  airs  d'abandon 

Qu'avec  ivresse  je  contemple; 
Vous  murmurez  des  bruits  tendres  comme  des  mots, 
Et  vous  arrondissez  vos  superbes  rameaux 

Ainsi  que  les  arceaux  d'un  temple. 

Le  jour,  des  fleurs  sans  nombre  émaillent  vos  sentiers. 
Vous  êtes  rayonnants,  sur  vos  sommets  altiers 

L'azur  tend  ses  immenses  toiles; 
Mais  je  vous  aime  mieux  dans  le  calme  des  soirs, 
Quand  vous  êtes  pensifs,  et  que  vos  arbres  noirs 

Pour  fruits  d'or  portent  des  étoiles. 

Si  jamais  j'ai  rêvé  de  bonheur  infini, 
Sans  cesse  j'y  mêlais  votre  charme  béni, 

O  grands  bois  frissonnants  et  sombres! 
Afin  de  l'enchanter  d'un  songe  surhumain, 
J'avais  conduit  celui  que  j'aime  par  la  main 

Dans  la  profondeur  de  vos  ombres. 

2) 


194  PAROLES    1)    AMOUR 

Et  puisque  je  l'ai  fait  souffrir  dans  ces  beaux  lieux, 
Puisqu'il  a  pu,  sous  votre  abri  mystérieux, 

Douter  de  mon  amour  sans  bornes, 
Je  vous  croirai  toujours  irrités  contre  moi, 
Et  je  verrai  toujours  en  tressaillant  d'effroi 

Frémir  vos  hautes  cimes  mornes. 

Mais  du  moins  entendez  aujourd'hui  mon  serment  : 
Lorsque  je  marcherai  pas  à  pas,  lentement, 

Près  de  lui  sous  vos  voûtes  fraîches; 
Soit  que  le  gai  printemps  fasse  éclore  les  nids, 
Soit  que  le  vent  d'hiver  sur  les  chemins  brunis 

Roule  à  nos  pieds  vos  feuilles  sèches; 

Craignant  l'âpre  regret  et  l'amer  souvenir, 
Je  ne  laisserai  point  à  ma  lèvre  venir 

Des  mots  moins  doux  que  ma  pensée. 
De  mes  torts  d'un  instant,  bien  que  légers  et  courts, 
Humble,  je  veux  distraire  et  consoler  toujours 

Sa  chère  âme  que  j'ai  blessée. 

Et  s'il  veut  éprouver  son  pouvoir  absolu, 
—  Ce  pouvoir  sous  lequel  l'amour  a  résolu 

De  plier  ma  fière  nature,  — 
Docile,  il  me  verra  suivre  ses  volontés, 
S'il  vous  invoque  et  s'il  m'entraîne  à  ses  côtés 

Dans  vos  abîmes  de  verdure. 


L    AMOUR    JOYEUX  I95 


L'*A-\COU%   JOYEUX 


vc o  1  !  vous  connaissez  votre  empire, 
Et  vous  pouvez  être  jaloux  ! 
Ami,  ma  lèvre  ne  respire 
Que  pour  vous. 

Quoi  !  vous  éprouvez  ma  tendresse, 
Et  vous  redoutez  l'avenir  ! 
Vous  croyez  donc  que  votre  ivresse 
Peut  finir? 

Savez-vous  que  mon  cœur  frissonne 
Quand  votre  front  est  soucieux? 
Mon  bonheur  s'efface  ou  rayonne 
Dans  vos  yeux. 

Un  mot  de  vous  change  mon  âme  : 
Aussi  longtemps  qu'il  vous  plaira, 
Votre  souffle  de  cette  flamme 
Se  jouera. 


I96  PAROLES    D'AMOUR 

Cher  tyran  qui  prenez  ma  vie, 
Vous  me  la  rendez  quelquefois  : 
C'est  lorsque  j'écoute,  ravie, 
Votre  voix  ; 

Ou  bien  lorsque  mon  regard  plonge 
Dans  votre  œil  au  rayon  béni, 
Et  que  je  m'enivre  d'un  songe 
Infini. 

J'aime  inventer  des  rimes  folles 
Pour  vous  les  murmurer  tout  bas; 
Vous  n'êtes  de  leurs  sons  frivoles 
Jamais  las. 

Alors  qu'ainsi  je  vous  enchante, 
Quand  vous  vous  inclinez  vers  moi, 
Et  que  le  rythme  ailé  vous  chante 
Mon  émoi, 

Nous  avons  le  bonheur  suprême, 
Et  tous  nos  désirs  superflus 
Ne  demanderaient  à  Dieu  même 
Rien  de  plus. 


L    HEURE    ENCHANTEE  197 


L'HEURE   EXCff^XTH 


IvÊvES  de  ma  jeunesse,  ô  mes  rêves  sublimes, 
Qui  jadis  habitiez  d'inaccessibles  cimes, 

Mes  beaux  oiseaux  sacrés! 
Vous  êtes  descendus  vivants  parmi  les  hommes, 
Dans  la  réalité  triste  et  sombre  où  nous  sommes, 

Purs  vous  êtes  entrés. 

Je  vous  croyais  trop  beaux  pour  ce  monde  où  tout  pleure, 
Et  voici  que  soudain  au  toit  de  ma  demeure 

Se  suspend  votre  vol. 
Quand  l'aube  luit  j'entends  frémir  vos  douces  ailes, 
Et  le  soir  vos  chansons  me  font  oublier  celles 

Du  divin  rossignol. 


I98  PAROLES    D'AMOUR 

Mes  yeux  vous  ont  suivis,  pleins  de  larmes  amères, 
Lorsque  vous  sembliez,  visions  éphémères, 

Fuir  au  sein  de  l'azur. 
Mon  cœur  de  votre  adieu  se  brisait  en  silence... 
Et  voici  qu'aujourd'hui  votre  nid  se  balance 

A  l'angle  de  mon  mur. 


Que  vous  êtes  charmants,  fiers  et  joyeux,  mes  hôtes! 
Je  vous  ai  vus  planer  dans  des  sphères  très  hautes, 

Parmi  des  rayons  d'or; 
Tremblante,  j'admirais  votre  splendeur  farouche  ; 
Mais  vous  apparaissez,  sous  ma  main  qui  vous  touche, 

Plus  radieux  encor. 


L'un  de  vous  est  l'Amour,  sûr,  profond  et  fidèle, 
L'Amour  au  vaste  essor,  dont  le  large  coup  d'aile 

Vibre  dans  l'infini; 
L'autre  est  l'Intimité  qui  fait  une  deux  âmes; 
L'autre  est  la  Poésie  à  l'aigrette  de  flammes, 

Chantant  son  chant  béni. 


Tous  vous  êtes  venus,  chers  captifs  de  ma  vie. 
Un  seul  eût  pu  me  rendre  heureuse  à  faire  envie  ; 

Pourtant  j'aurais  souffert, 
Car  mes  vœux  insensés  vous  appelaient  ensemble. 
Mais  le  sort  en  un  jour  à  mon  seuil  vous  rassemble, 

Et  mon  ciel  s'est  ouvert. 


L    HEURE    ENCHANTÉE  199 

Amour  ! . . .  Culte  du  beau  ! . . .  Communion  suprême  ! . . 
Oh  !  sentir  qu'on  s'élève  au-dessus  de  soi-même, 

Que  le  cœur  s'agrandit, 
Que  l'on  voit  de  plus  loin  la  foule  et  ses  mensonges, 
Parce  qu'un  œil  aimé  plein  de  merveilleux  songes 

Doucement  resplendit! 

Oh  !  dans  un  clair  esprit  lire  comme  en  un  livre, 
Surprendre  sa  pensée  et  la  faire  revivre 

En  des  rythmes  légers! 
D'un  être  grave  et  fort  vaincre  l'orgueil  austère, 
L'entendre  murmurer  que  rien  ne  vaut  sur  terre 

Nos  aveux  échangés  ! 


Découvrir  à  la  fois  dans  la  main  que  l'on  presse 
La  virile  énergie  et  l'exquise  tendresse, 

Un  ferme  et  cher  soutien  ! 
Être  deux,  se  livrer  sans  jamais  se  connaître, 
Et  se  trouver  nouveaux  et  plus  charmants  peut-être 

Après  chaque  entretien! 

Aimer  tous  deux  les  champs  où  frissonnent  les  roses, 
Les  flots  bleus,  les  parfums,  les  puériles  choses, 

Les  bois  mystérieux! 
Accueillir  la  gaité  qui  rit  et  qui  s'éveille, 
Et  fixer  sur  la  vie,  étonnante  merveille, 

Un  regard  sérieux! 


PAROLES    D    AMOUR 


Tout  voir,  tout  admirer,  tout  chercher,  tout  comprendre 
Au  fond  d'un  cœur,  miroir  qui  prend  tout  pour  tout  rendre, 

Cœur  à  notre  âme  uni  ; 
Savoir  que  rien  n'est  beau  ni  grand  qu'il  ne  reflète, 
Et,  comme  en  s'y  peignant  l'univers  s'y  complète, 

Y  trouver  l'infini! 


O  rêves,  rêves  d'or  que  formait  ma  jeunesse  ! 
Vous  êtes  devenus,  riants  et  pleins  d'ivresse, 

Une  réalité. 
Je  ne  demande  rien  que  prolonger  cette  heure  : 
Dieu  même  n'en  ferait  pour  moi  point  de  meilleure 

Dans  son  éternité. 


LA     NATURE     ET     L    AMOUR 


ljl  chl%at:v%.e  et  l'*a-mou% 


/ainsi  donc,  ô  vallons!  6  lacs  purs!  ô  retraites 
Où  rayonne  l'amour  sur  la  bruyère  en  fleur! 
Ils  ne  vous  ont  chantés,  les  orgueilleux  poètes, 
Qu'au  sein  de  leur  douleur. 

Ils  ne  vous  ont  parlé,  par  leurs  voix  immortelles, 
Que  lorsque  en  vos  abris  ils  sont  revenus  seuls, 
Et  qu'ils  n'ont  plus  trouvé  sous  vos  ombres  si  belles 
Que  d'horribles  linceuls. 

Leurs  vers  ont  découlé  de  leur  lèvre  tremblante 
Lorsqu'ils  ont  parcouru  votre  désert  sacré, 
Y  suivant  pas  à  pas  la  fuite  grave  et  lente 
D'un  fantôme  adoré. 

Et  ce  n'était  point  vous  alors  que  leur  tristesse 
Se  plaisait  à  parer  d'un  charme  déchirant  : 
C'était  leur  amour  mort  et  c'était  leur  jeunesse 
Qu'ils  cherchaient  en  pleurant. 

26 


PAROLES     D    AMOUR 


Ils  vous  ont  accusés  de  rester  impassibles 
Lorsqu'ils  marchaient  pensifs  en  sanglotant  tout  bas, 
Et  que  dans  vos  sentiers  leurs  rêves  impossibles 
S'envolaient  sous  leurs  pas. 

Bien  peu  leur  importaient  vos  airs  gais  ou  moroses 
Quand  leur  bonheur  semblait  ne  pas  devoir  finir, 
Mais  plus  tard  ils  ont  dit  que  l'éclat  de  vos  roses 
Blessait  leur  souvenir. 

Ils  se  sont  étonnés  que  vos  grâces  divines 
Devant  leur  désespoir  resplendissent  toujours, 
Et  que  vous  n'eussiez  point  fait  prendre  à  vos  ravines 
Le  deuil  de  leurs  amours. 

Que  n'ai-je,  ô  bois  charmants,  leur  sublime  génie, 
Puisque  je  suis  heureuse  et  que  vous  m'enchantez, 
Puisque  celui  dont  l'âme  à  mon  âme  est  unie 
S'avance  à  mes  côtés! 

Puisque  je  vois  briller  parmi  vos  frêles  herbes 
En  paillettes  de  feu  les  traits  d'or  du  soleil, 
Et  que  sur  les  sommets  de  vos  arbres  superbes 
Reluit  le  jour  vermeil! 

Puisque  tout  est  chansons,  que  tout  est  rire  et  joie 
Sous  vos  ombrages  frais,  dans  les  cieux,  dans  mon  cœur  ! 
Oh  !  pourquoi  donc  faut-il  que  l'écho  ne  renvoie 
Que  l'accent  du  malheur? 


LA    NATURE    ET    L    AMOUR  203 

Pourquoi  n'avons-nous  pas  des  mots  pleins  de  délire 
Qui  fixent  à  jamais  nos  bonheurs  fugitifs, 
Alors  qu'un  léger  mal  arrache  à  notre  lyre 
Des  accords  si  plaintifs? 

Pour  élever  vers  vous  une  voix  attendrie, 
Beaux  asiles  profonds  où  mon  cœur  fut  bercé, 
Non,  je  n'attendrai  point  l'heure  où  la  rêverie 
S'en  va  vers  le  passé. 

Non,  je  n'attendrai  point  de  la  trouver  déserte 
La  place  où  mon  ami  se  reposa  souvent, 
Et  seule  d'écouter  dans  la  forêt  inerte 
Les  longs  soupirs  du  vent. 

Voyez,  nous  sommes  deux,  nous  savons  vous  comprendre, 
Notre  aveugle  bonheur  ne  cache  point  vos  cieux, 
Votre  sereine  paix  rend  notre  amour  plus  tendre 
Et  plus  mystérieux. 

Nous  revenons  à  vous  toujours,  ô  solitude! 
Votre  calme  imposant  plait  à  notre  fierté; 
Les  bois  silencieux,  dans  leur  noble  attitude, 
Ont  tant  de  majesté! 

Notre  âme,  qui  remonte  aux  sources  de  la  vie, 
D'un  monde  étroit  et  vain  fuyant  les  trahisons, 
S'agrandit  tout  à  coup  et  s'élance  ravie 
Vers  vos  purs  horizons. 


204  PAROLES    D    AMOUR 

Nos  pas  en  vos  chemins  errent  à  l'aventure, 
Vos  aspects  imprévus  nous  font  longtemps  rêver, 
Et  tout  autour  de  nous  la  tranquille  Nature 
Semble  nous  approuver. 

Qu'il  monte  donc  vers  vous,  l'encens  de  nos  hommages, 
Dans  nos  félicités  il  doit  vous  être  offert  ; 
Et  puissions-nous  encor  vous  bénir,  ô  bocages, 
Quand  nous  aurons  souffert! 

Aujourd'hui,  l'œil  perdu  dans  vos  riants  abîmes, 
Nous  sentons  les  liens  qui  nous  tiennent  unis, 
Se  serrant  doucement  au  souffle  de  vos  cimes, 
Devenir  infinis; 

Et,  songeant  que  demain  les  heures  envolées, 
Blancs  spectres,  flotteront  en  ces  muets  séjours. 
Emus,  nous  voyons  naître  en  vos  vertes  allées 
Les  plus  beaux  de  nos  jours. 


LE    VOYAGE  20) 


LE    VOYAGE 


Ami, 


quand  nous  avons  tous  deux  quitté  la  France, 
Bien  que  l'exil  fût  court,  volontaire  et  joyeux. 
J'ai  surpris  un  reflet  de  rapide  souffrance 
Qui  passait  dans  vos  yeux. 

C'est  lorsque  le  rivage,  avec  ses  contours  vagues. 
S'est  perdu  lentement  dans  une  brume  d'or. 
Rose,  au  loin  la  falaise,  à  l'horizon  des  vagues, 
Êtincelait  encor. 

Vous  m'avez  avoué  qu'une  étreinte  secrète 
Toujours  vous  oppressait  le  cœur,  lorsque  au  départ 
Nos  bords  si  familiers,  noyant  leur  fine  crête, 
Echappaient  au  regard. 

Mais  pouvais-je  éprouver  un  sentiment  d'angoisse, 
Moi...  moi  qui  m'enfuyais  loin  du  monde  avec  vous, 
De  ce  monde  cruel,  dont  un  seul  coup  d'oeil  froisse 
L'amour  furtif  et  doux? 


206  PAROLES    D'AMOUR 


Ali  !  goûter  un  instant  sur  la  terre  étrangère 
Ces  bonheurs  par  le  sort  à  jamais  déniés! 
Ah  !  croire  pour  un  jour  —  ivresse  mensongère  — 
Que  vous  m'apparteniez  ! 

Marcher  à  votre  bras  sans  plus  d'inquiétude, 
Parmi  tant  d'inconnus,  qu'au  fond  des  grand  bois  noirs 
Qui  nous  ont  si  souvent  prêté  leur  solitude 
Dans  la  paix  des  beaux  soirs; 

Et  ne  pas  me  troubler  devant  tant  de  prunelles 
Pénétrant  à  loisir  mon  secret  précieux, 
Plus  que  sous  les  yeux  d'or  aux  lueurs  éternelles 
Qui  nous  guettent  des  cieux  ; 

Porter  haut  votre  amour  ainsi  qu'une  auréole, 
Le  sentir  rayonnant  sur  mon  front,  et  passer 
Sans  trembler  de  surprendre  une  injuste  parole 
Prompte  à  le  rabaisser; 

Vous  posséder  sans  cesse  :  en  ouvrant  ma  paupière 
A  l'aube,  et  jusqu'au  soir  où  nous  rentrerions  las; 
Vous  suivre  tout  le  jour,  et  la  nuit  tout  entière 
Dormir  entre  Vos  bras  : 

Voilà  l'illusion  qu'un  rapide  voyage 
Pour  un  moment  changeait  en  douce  vérité, 
Et  qui  m'apparaissait  quand  j'ai  vu  le  rivage 
S'enfuir  dans  la  clarté. 


LE    VOYAGE 


207 


Car,  vous  le  savez  bien,  pour  toute  femme  aimante 
Il  n'est  qu'une  patrie  et  qu'un  vrai  sol  sacré  : 
La  terre  qu'embellit  la  présence  charmante 
D'un  seul  être  adoré. 


208  PAROLES    D'AMOUR 


ÉCHOS    'D'tAV&OUlL 


Ji  je  n'ai  pas  l'amour,  que  m'importe  la  vie? 
Qu'importe  au  prisonnier  la  splendeur  d'un  beau  jour  ? 
Quel  bien  pourrait  remplir  mon  âme  inassouvie 
Si  je  n'ai  pas  l'amour? 

Si  je  n'ai  votre  cœur,  —  le  vôtre,  ô  ma  chère  âme  !  — 
Que  m'importe  la  gloire,  enivrante  liqueur? 
Son  nectar  à  ma  lèvre  est  comme  une  âpre  flamme 
Si  je  n'ai  votre  cœur. 

Si  je  n'ai  votre  espoir,  cher,  et  votre  pensée, 
Qu'importent  mes  travaux,  sous  la  lampe,  le  soir? 
Qu'importent  mes  efforts  et  ma  lutte  insensée 
Si  je  n'ai  votre  espoir? 

Si  je  n'ai  vos  bonheurs  pour  enchanter  ma  course, 
Qu'importe  l'aiguillon  des  désirs  suborneurs? 
Toute  félicité  m'est  tarie  en  sa  source 
Si  je  n'ai  vos  bonheurs. 


ECHOS    D    AMOUR  2O9 

Si  je  n'ai  vos  tourments,  peu  m'importent  les  larmes 
Que  versent  ici-bas  les  douloureux  amants  : 
L'ineffable  pitié  même  est  pour  moi  sans  charmes 
Si  je  n'ai  vos  tourments. 

Si  je  n'ai  vos  fiertés,  qu'importe  qu'on  me  blesser 
Qu'importent  les  dédains  par  avance  acceptés? 
Tous  les  souffles  amers  courberont  ma  faiblesse 
Si  je  n'ai  vos  fiertés. 

Si  je  n'ai  vos  aveux  à  répéter  en  rêve, 
Qu'importe  que  la  nuit  vienne  au  gré  de  mes  vœux, 
Sous  les  astres,  chanter  son  doux  hymne  sans  trêve, 
Si  je  n'ai  vos  aveux? 

Si  je  n'ai  votre  amour,  que  m'importe  la  tombe? 
Qu'importent  tous  mes  ans  moissonnés  sans  retour? 
Que  le  sépulcre  s'ouvre,  ô  cher,  et  que  j'y  tombe 
Si  je  n'ai  votre  amour! 


27 


l'AROLES    D    AMOUR 


Loi   FAUVETTE 


Uuand  vous  ouvrirez  à  votre  fauvette 
La  cage  et  le  nid  désormais  déserts, 
Qui  donc  chantera  pour  vous  de  doux  airs? 
Qui  donc  vous  mettra  tout  le  cœur  en  fête 
Quand  s'envolera  la  chère  fauvette? 

Dans  les  jours  de  trouble  et  de  dur  souci, 
Elle  avait  toujours,  malgré  ses  alarmes, 
Un  chant  dont  le  ciel  semblait  éclairci, 
Un  chant  quelquefois  tout  trempé  de  larmes, 
Dans  les  jours  de  trouble  et  de  dur  souci. 

Hélas!  elle  était  quelque  peu  farouche, 
Ne  ressemblant  guère  aux  oiseaux  privés 
Qui  vous  becquetaient  jadis  dans  la  bouche, 
—  Gens  de  basse-cour,  des  bourgeois  rêvés. 
Hélas!  elle  était  quelque  peu  farouche. 


LA    FAUVETTE 

Elle  aimait,  c'est  vrai,  le  feuillage  altier 
Où  le  libre  vent  siffle  quand  il  passe. 
N'effleurant  jamais  le  banal  sentier, 
Elle  volait  haut  dans  l'immense  espace. 
Elle  aimait,  c'est  vrai,  le  feuillage  altier. 

Vous  vouliez  ses  chants  sans  avoir  son  âme. 
Pourriez-vous  sentir  la  tiédeur  du  feu 
Sans  laisser  jaillir  et  danser  la  flamme? 
La  fauvette  part  au  fond  du  ciel  bleu... 
Vous  vouliez  ses  chants  sans  avoir  son  âme. 

Mais  quand  s'ouvriront  pour  votre  fauvette 
La  cage  et  le  nid  désormais  déserts, 
Qui  donc  chantera  pour  vous  de  doux  airs? 
Qui  donc  vous  mettra  tout  le  cœur  en  fête 
Quand  s'envolera  la  chère  fauvette? 


PAROLES    D    AMOUR 


T'K.OMEK^l'DE    SOLIT~iI%E 


L-'ans  les  bois  frais,  en  la  douceur  des  nuits, 
Vous  avez  seul  promené  vos  ennuis. 

Dans  nos  grands  bois,  sous  la  lune  d'opale, 
N'avez-vous  point  entrevu  mon  front  pâle? 

L'air  était  plein  des  senteurs  du  lilas. 
Vous  marchiez  seul,  pensif  et  le  cœur  las. 

A  l'heure  où  tout  sommeille  et  tout  s'apaise, 
L'ancien  amour,  est-ce  lui  qui  vous  pèse? 

L'esprit  peut-être,  ou  peut-être  la  chair, 
Hait  en  secret  ce  qui  nous  est  trop  cher. 

C'est  la  révolte  obscure  et  douloureuse 

De  l'âme,  en  qui  plus  d'un  gouffre  se  creuse. 


PROMENADE    SOLITAIRE  2Ij 

Mystère  étrange...  Hélas!  notre  sein  nu 
Garde  à  jamais  un  abîme  inconnu. 

Nous  ignorons  l'énigme  qu'il  recèle, 

Un  sceau  divin  pour  nous-mêmes  le  scelle. 

Nous  le  frappons  pour  en  troubler  l'écho  : 
L'écho  s'éveille  et  ne  rend  qu'un  sanglot. 

Ah  !  n'allez  plus,  ami,  dans  le  bois  sombre 
Des  jours  perdus  compter  ainsi  le  nombre. 

N'allez  plus  seul  en  nos  anciens  abris, 
D'un  rêve  amer  vous  y  seriez  surpris. 

Non,  n'allez  plus  à  cette  chère  place 
Sans  que  mon  bras  si  tendre  vous  enlace. 

Car  le  Passé,  sphinx  aux  rires  railleurs, 

Nous  guette  aux  lieux  qui  furent  les  meilleurs. 

Et  moi,  je  puis  faire  encore,  ô  ma  vie! 
Un  doux  Présent  pour  votre  àme  ravie. 


214  PAROLES    D    AMOUR 


SOUFFLES    W^UTOaCME 


V>e  soir,  ô  mon  ami,  sur  notre  cher  village 
Le  premier  vent  d'automne  a  tristement  soufflé. 
Nos  bois  se  sont  emplis  d'un  tumulte  sauvage, 
Dont  mon  trop  faible  cœur  est  jusqu'au  fond  troublé. 

Car  sous  le  sombre  ciel  meurt  la  saison  bénie, 
La  rapide  saison  de  nos  bonheurs  furtifs, 
Et  c'est  un  souffle  plein  d'amertume  infinie 
Qui  tord  et  fait  gémir  les  grands  chênes  plaintifs. 

Reverrons-nous  jamais  la  douce  solitude 
Où  les  bruits  importuns  du  monde  s'éteignaient? 
Reviendrons-nous  errer  encor,  sans  lassitude, 
Dans  ces  sentiers  étroits  où  nos  mains  se  joignaient  ? 

Chérirons-nous  longtemps  d'une  égale  tendresse 
Nos  anciens  nids  d'amour  perdus  dans  le  bois  frais? 
Y  viendrons-nous  puiser  toujours  la  même  ivresse, 
Sans  jamais  voir  pâlir  leurs  immortels  attraits? 


SOUFFLES    D    AUTOMNE  21$ 

La  modeste  demeure  aux  lourds  meubles  rustiques 
Semblera-t-elle  encor  si  touchante  à  nos  yeux, 
Parmi  l'ombrage  épais  de  ces  forets  antiques 
Où,  dans  l'austère  écho,  sonnaient  nos  pas  joyeux? 

Sur  la  haute  colline  en  notre  course  atteinte, 
Devant  l'immense  espace  embrassé  tant  de  fois, 
Resterons-nous  encor,  lorsque  l'Angelus  tinte, 
L'un  sur  l'autre  appuyés,  recueillis  et  sans  voix  î 

Qui  changera  d'abord,  la  Nature  ou  nos  amesr 
Hélas!  et  qui  de  nous  se  lassera  d'aimer? 
Suffiront-ils  toujours  à  nos  cœurs  pleins  de  flammes, 
Ces  bonheurs  d'aujourd'hui  qui  les  ont  pu  charmer? 

Oh!  qu'il  est  triste  à  dire  à  la  chère  retraite 
Le  déchirant  adieu  qui  nous  sépare  au  seuil! 
Voilà  pourquoi  naissait  mon  angoisse  secrète 
Devant  le  sombre  aspect  de  la  campagne  en  deuil. 

Pleurez,  ô  grands  bois  noirs  !  Sifflez,  ô  vents  funèbres  ! 
Feuilles  mortes,  tombez  sur  le  chemin  durci  ! 
Nuages,  étendez  vos  voiles  de  ténèbres... 
Mon  cœur,  qui  vous  comprend,  se  glace  et  tremble  aussi. 

Et  pourtant  je  devrais  bénir  votre  détresse  : 

Sans  l'horreur  de  l'hiver,  que  vaudraient  les  beaux  jours  i 

Sans  le  cruel  adieu,  la  passagère  ivresse 

Mènerait  aux  sommeils  insensibles  et  lourds» 


2l6  PAROLES    D'AMOUR 


Car  en  ce  monde  obscur  dont  la  Mort  est  la  reine 
Tout  s'efface  et  périt  de  ce  qu'on  veut  saisir, 
Mais  qu'un  bien  seul  échappe  à  la  loi  souveraine, 
C'est  assez  pour  qu'en  nous  en  meure  le  désir. 

Ami,  plus  l'avenir  nous  réserve  de  larmes, 

Plus  sembleront  pesants  nos  jours  chargés  d'ennuis, 

Et  plus  rayonneront  les  indicibles  charmes 

De  nos  discrets  bonheurs,  si  promptement  enfuis. 

Puis,  lorsqu'un  doux  printemps  fera  verdir  les  branches, 
Peut-être,  revenus  en  notre  ancien  séjour, 
Parmi  les  frais  lilas  et  les  épines  blanches, 
Nous  verrons  refleurir  notre  immortel  amour. 


MIRAGES    NOCTURNES  2l"J 


MIXAGES    X.OCTUIL'XtES 


Jous  la  tonnelle  verte,  au  fond  du  frais  jardin, 
Nous  avions  devisé  devant  la  nappe  blanche. 
Pour  si  peu  quelquefois  le  cœur  entier  s'épanche. 
Tous  nos  bonheurs  passés  renaquirent  soudain 
Sous  la  tonnelle  verte,  au  fond  du  frais  jardin. 

Dans  la  nuit  magnifique,  au  calme  clair  de  lune, 
Le  long  train,  serpentant  parmi  les  noirs  massifs, 
Nous  ramena  bien  tard  vers  Paris,  tout  pensifs, 
Échangeant  en  baisers  notre  extase  commune, 
Dans  la  nuit  magnifique,  au  calme  clair  de  lune. 

Sur  votre  épaule,  ami,  j'avais  posé  mon  front. 
Nous  étions  seuls.  Au  loin  fuyaient  les  douces  plaines. 
L'air  vif,  en  se  jouant,  confondait  nos  haleines. 
(Jusqu'à  la  mort  ainsi  nos  bouches  se  joindront.) 
Sur  votre  épaule,  ami,  j'avais  posé  mon  front. 

28 


2l8  PAROLES    D'AMOUR 


Je  vous  disais  des  mots  très  lents,  d'une  voix  basse. 
Les  grands  arbres  couraient  ;  les  groupes  des  maisons 
Piquaient  d'étoiles  d'or  les  sombres  horizons  ; 
Quelque  heure  au  loin  sonnait,  légère,  dans  l'espace. 
Je  vous  disais  des  mots  très  lents,  d'une  voix  basse. 

Je  vous  disais  :  «  Voilà  l'image  de  nos  jours  : 
Enlacés,  nous  verrons  la  fuite  des  années 
Partout  disjoindre,  unir,  briser  des  destinées, 
Et  nous  nous  appuierons  l'un  sur  l'autre,  toujours.  » 
Je  vous  disais  :  «  Voilà  l'image  de  nos  jours.  » 

Les  bois,  les  champs  dormaient,  baignés  de  clartés  bleues. 

Le  grand  train  mugissait  comme  un  monstre  affolé 

Qui  se  fût  dans  l'abîme  à  jamais  envolé, 

Entre  la  terre  et  nous  mettant  cent  mille  lieues. 

Les  bois,  les  champs  dormaient,  baignés  de  clartés  bleues. 

Je  n'avais  pas  besoin  de  relever  les  yeux 
Pour  sentir  jusqu'au  cœur  vos  regards  enivrés 
Qui  se  posaient  sur  moi,  noyés  de  pleurs  sacrés, 
Me  causant  un  frisson  aigu,  délicieux... 
Je  n'avais  pas  besoin  de  relever  les  yeux. 

Et  ce  fut  un  instant  plus  beau  qu'un  très  beau  rêve. 
La  Nature  est  vraiment  une  argile  en  nos  mains; 
Nous  pouvons  en  tirer  des  bonheurs  surhumains, 
La  transformant  au  gré  d'une  chimère  brève. 
Oui,  ce  fut  un  instant  plus  beau  qu'un  très  beau  rêve; 


RENOUVEAU  2IQ 


'KEX.OUVE^iU 


1  u  veux  entendre  encor  la  langue  douce  et  chère 
Qui  t'a  charmé  jadis  et  vaincu  par  ma  voix  ; 
Ton  cœur  veut  s'enchanter  de  la  rime  légère, 
Ce  soir,  comme  autrefois. 

Tu  me  dis  doucement,  tout  bas,  le  regard  triste  : 
«  Après  le  mois  des  nids,  les  chants  sont  superflus. 
Ma  fauvette  se  tait...  Son  amitié  subsiste, 
Mais  son  amour  n'est  plus. 

«  A  l'heure  du  désir,  sous  la  tendre  feuillée, 
En  mai,  la  chanson  part  et  vibre  en  liberté; 
Mais,  plus  tard,  la  forêt  s'apaise,  ensommeillée, 
Durant  le  morne  été. 

«  Et  toi,  chère  âme  ardente  et  vive  de  poète, 
Tu  nous  fais  des  printemps  très  brillants,  mais  très  courts. 
Le  mien  s'est  envolé,  car  te  voilà  muette, 
Et  depuis  bien  des  jours.  » 


PAROLES    D    AMOUR 


Méchant!  Qu'as-tu  pensé?...  Ton  reproche  morose 
Me  fait  haïr  la  rime  au  double  écho  moqueur. 
Que  t'importent,  dis-moi,  soit  les  vers,  soit  la  prose, 
A  toi  qui  vois  mon  cœur? 

Cependant  ton  regret  réveille  dans  mon  âme 
Comme  un  concert  lointain  de  nos  hymnes  chéris. 
Je  veux  revoir  briller  la  même  heureuse  flamme 
En  tes  yeux  attendris. 

Puisque  tu  n'es  point  las  de  mes  cris  de  tendresse, 
Penche-toi  sur  ma  lèvre,  ils  y  vont  éclater. 
Puisque  pour  toi  mes  chants  offrent  la  même  ivresse, 
Je  veux,  je  veux  chanter! 

Le  doute  bien  connu  que  trahit  ta  prière, 
N'excite  plus  en  moi  de  soucis  anxieux; 
Je  sais  le  dissiper,  souriante  et  très  fière, 
D'un  regard  de  mes  yeux. 

Si  donc  en  rythmes  vains  ma  bouche  balbutie 
Cet  amour,  qui  grandit  encore  au  fond  de  moi, 
Ce  n'est  point,  cher  jaloux,  qu'en  rien  je  me  soucie 
De  ton  injuste  émoi. 

Non,  c'est  que  tu  te  plais  à  mes  frivoles  rimes, 
C'est  que  je  pense  et  parle  et  vis  pour  ton  plaisir, 
Et  que  j'ai,  pour  franchir  toutes  les  hautes  cimes, 
L'aile  de  ton  désir. 


REVE    ET    REALITE 


H.ÊVE   ET  %E^4LITÈ 


Vous  n'avez  pas  voulu  me  suivre  en  un  beau  songe 
Où  nous  aurions  vécu  seuls  et  loin  d'ici-bas, 
Couple  unique,  bercé  d'un  séduisant  mensonge, 
Ignorant  à  jamais  les  vulgaires  combats. 

Vous  n'avez  pas  voulu...  Car  votre  regard  plonge 
Dans  l'âpre  Vérité,  que  je  ne  connais  pas, 
Et  cette  Vérité,  dont  le  désir  vous  ronge, 
Seule  a  pu  vous  offrir  d'indicibles  appas. 

Vous  avez  dédaigné  mon  rêve  de  poète, 

Et,  dissipant  l'espoir  de  ma  pauvre  âme  en  fête, 

Vous  m'avez  prodigué  votre  cruel  savoir. 

Soit...  Marchons  donc,  ami,  tout  simplement  sur  terre. 
Mon  cœur  a,  près  de  vous,  choisi  la  route  austère... 
Mais  laissez-moi  fermer  les  yeux,  pour  ne  pas  voir. 


PAROLES    D    AMOUR 


LE    HO'hLHEUX 


Li  e  bonheur...  le  bonheur...  Cher,  nous  savons  tous  deux 
Combien  ce  mot  étrange  est  vide  de  pensée, 
Ce  mot  dont  l'âme  humaine  est  à  jamais  bercée 
Entre  la  terre  sombre  et  le  ciel  hasardeux. 

Pourtant  nous  l'avons  dit,  et  sur  ma  lèvre  folle 
Avec  une  âpre  ardeur  il  est  souvent  venu  ; 
Je  l'ai  vu  rayonner  surtout  dans  l'inconnu  : 
Mon  cœur  s'est  fatigué  de  ce  tourment  frivole. 

Et  je  vous  ai  parfois  vous-même  fait  souffrir, 
Car  n'ayant  nulle  idole  et  nul  espoir  au  monde 
Hors  vous,  je  m'irritais,  en  mon  erreur  profonde, 
due  votre  main  ne  sût  d'un  tel  mal  me  guérir. 

L'extase  que  le  moine  en  sa  froide  cellule 
Trouve  en  Dieu,  les  vapeurs  du  haschisch  et  du  vin, 
Ce  qu'au  monde  réel  l'homme  demande  en  vain, 
Cet  idéal  fuyant  dont  le  désir  nous  brûle, 


LE    BONHEUR  22J 

J'ai  voulu  l'obtenir  —  moi  qui  n'y  croyais  pas  — 
D'un  amour  surhumain,  sans  faiblesse  et  sans  trêve, 
Et  je  vous  ai  troublé  d'un  impossible  rêve, 
Quand  j'aurais  dû  charmer  la  route  où  vont  vos  pas. 

Votre  cœur  tendre  et  fort  comprend  et  me  pardonne, 
Mais  je  prends  ma  chimère  orgueilleuse  en  mépris. 
Ami,  ma  part  de  joie  ineffable  et  sans  prix, 
C'est  l'humble  et  doux  bonheur  qu'en  secret  je  vous  donne. 


224  PAROLES    D    AMOUR 


L*AC%.Y!kUE    S*AC%jE 


J'ai  bu  dans  tes  beaux  yeux  les  deux  divines  larmes 
Où  se  fondait  enfin  tout  l'orgueil  de  ton  cœur. 
Pardonne  si  ma  lèvre  a  pu  trouver  des  charmes 
A  goûter  sur  tes  cils  leur  amère  liqueur! 

Les  amants,  torturés  d'incessantes  alarmes, 
Et  des  soupçons  jaloux  épuisant  la  rancœur, 
Jadis  avaient  du  moins  parmi  leurs  sûres  armes, 
Pour  conquérir  l'aimé,  quelque  philtre  vainqueur. 

La  sorcière  mêlait,  pour  le  blond  ou  la  brune, 
Des  simples  merveilleux,  cueillis  au  clair  de  lune, 
Et  dans  son  noir  chaudron  les  cuisait  jusqu'au  jour. 

Un  philtre,  dissolvant  même  les  cœurs  de  pierre, 

Ainsi  me  lie  à  toi  d'un  éternel  amour  : 

Je  l'ai  puisé  brûlant  au  bord  de  ta  paupière. 


FEMME    EX    FLEURS  22^ 


FEMME    ET   FLEU%S 


Ami,  qui  raillez  mon  sourire, 
Préférez-vous  donc  à  mon  rire 

Mes  pleurs? 
Je  suis  trop  prompte  et  trop  fantasque, 
C'est  vrai.  Mettrez-vous  donc  un  masque 

Aux  fleurs? 


Allez  leur  dire  en  la  prairie  : 

«  Enfants,  il  ne  faut  pas  qu'on  rie, 

En  l'air, 
Au  papillon  qui  rode  et  vole, 
Vous  effleurant  comme  un  frivole 

Éclair. 

29 


220  PAROLES    D'AMOUR 


«  Mais  si  la  joie  est  un  vain  leurre, 
Il  ne  faut  pas  non  plus  qu'on  pleure. 

Or  çà, 
Sur  mainte  corolle  irisée 
J'aperçois  l'eau  que  la  rosée 

Versa. 


«  Fleurs,  il  faut  être  philosophe. 
Votre  âme  est  de  bien  mince  étoffe, 

J'ai  peur. 
Maint  frelon,  dans  son  doux  langag 
De  son  amour  vous  offre  un  gage 

Trompeur. 


«  Le  vent  qui  passe  vous  irrite. 
Si  le  cœur  de  la  marguerite 

Est  d'or, 
Le  bleuet  manque  de  logique. 
Le  souci  du  moins  est  tragique 

Encor  ; 

«  C'est  une  fleur  grave  et  pensive, 
Dont  l'humeur  est  un  peu  moins  vive: 

Pour  lui, 
J'estime  assez  son  air  morose, 
Qu'il  reprend  dès  que  l'aube  rose 

A  lui.  » 


FEMME    ET    FLEURS  227 

Les  fleurs,  Maître  plein  de  science, 
Trouvant  tous  vos  sermons,  je  pense, 

Bornés, 
Sans  raison  peut-être  et  sans  rime, 
Vous  riront,  ô  penseur  sublime, 

Au  nez. 

Moi,  qui  suis  comme  elles  légère, 
Du  rire  aux  larmes  passagère, 

Rêvant 
Quand  il  faudrait  être  profonde, 
Livrant  mon  âme  comme  l'onde 

Au  vent, 

J'encours  encor  plus  votre  blâme, 
N'étant  pas  fleur  mais  étant  femme, 

Hélas  ! 
La  raison  ne  peut  me  séduire, 
Et  votre  esprit  de  me  conduire 

Est  las. 

Ami,  que  je  pleure  ou  je  chante, 
Qu'importe?...  Mon  rêve  m'enchante 

Un  jour. 
Méritez-vous  qu'on  vous  écouter 
C'est  vous  qui  mites  sur  ma  route 

L'amour. 


228  PAROLES    D'AMOUR 


SORTILEGE 


Ami,  pour  éloigner  quelque  mal  énervant 

Qui  m'obsède, 
Vous  avez  un  pouvoir  si  tendre  que  souvent 

Je  vous  cède. 

Nonchalante,  le  soir,  près  du  feu  je  m'assois, 

Sous  la  lampe. 
Grave,  alors  vous  venez,  et  vous  posez  les  doigts 

Sur  ma  tempe. 

Droit  au  fond  de  mes  yeux  vous  plongez  longuement 

Vos  prunelles, 
Astres  dont  les  lueurs  sont  pour  mon  cœur  aimant 

Éternelles  ; 

Car  toujours,  dans  l'abîme  où,  par  un  sort  affreux, 

Tout  retombe, 
Je  les  verrai  briller  au  plafond  ténébreux 

De  ma  tombe. 


SORTILEGE  220. 

Elles  dardent  en  moi  par  leur  regard  profond 

Tant  de  flammes, 
Que  leur  feu  lentement  dissout,  change  et  confond 

Nos  deux  âmes. 

Et  sur  mon  front  soumis  vos  caressantes  mains, 

Empressées, 
Glissent  en  mon  esprit  par  de  subtils  chemins 

Vos  pensées. 

Moi,  je  vous  laisse  faire,  et  tout  bas  je  bénis 

Ma  névrose. 
Je  vois,  en  ces  moments  de  plaisirs  infinis, 

Tout  en  rose. 

De  vos  grands  yeux  aimés  au  doux  rayon  charmeur 

Je  me  grise, 
Et  j'admire  en  secret  de  votre  art  endormeur 

La  méprise  : 

Car  l'effluve  magique  en  mon  sang  nuit  et  jour 

Qui  ruisselle 
N'a  pas  de  nom  savant,  et  votre  seul  amour 

M'ensorcelle. 


23O  PAROLES    D    AMOUR 


T%^iV^lUX    COMMUAS 


vJui,  de  nos  deux  efforts,  oui,  de  nos  deux  pensées 
Jaillira  quelque  jour  un  vif  et  pur  rayon. 
Dans  les  champs  de  l'esprit  nos  âmes  enlacées, 
Bravant  l'aveugle  nuit  et  l'âpre  tourbillon, 
Vont  tracer  jusqu'au  bout  leur  immortel  sillon. 

Vous,  vous  aurez  la  force,  et  j'aurai  l'espérance. 
Nous  serons  moins  troublés  par  le  néant  humain, 
Nous  aurons  plus  d'ardeur  et  de  persévérance, 
Ami,  puisque  ma  main  serrera  votre  main 
Et  que  nous  serons  deux  dans  l'éternel  chemin. 

Certes,  elle  est  immense  et  sombre,  notre  voie  ; 
L'univers  la  poursuit  vers  un  but  décevant. 
Pourtant  c'est  la  meilleure  et  la  plus  noble  joie 
D'y  marcher  en  premier  contre  l'ombre  et  le  vent 
Et  de  crier  bien  haut  et  toujours  :  «  En  avant  !  » 


TRAVAUX     COMMUNS  231 

Nous  n'arriverons  point,  —  car  jamais  on  n'arrive.  — 
Mais  que  m'importe,  à  moi  qui  vous  suis  pas  à  pas? 
Le  bord  où  vous  touchez,  c'est  ma  suprême  rive  ; 
Vous  y  suivre  est  l'espoir  dernier  de  mes  combats  : 
Je  ne  veux  pas  savoir  ce  qui  brille  là-bas. 

Des  feux  follets  ardents  qui  guident  l'âme  humaine, 
Idéal,  Vérité,  Loi,  Justice,  Infini, 
Le  seul  qui  m'ait  charmée  et  qui  si  loin  me  mène, 
Le  seul  qui  pour  mes  yeux  ne  se  soit  point  terni, 
C'est  l'Amour  doux  et  fort,  l'Amour  tendre  et  béni. 

C'est  lui  qui  m'entraîna  dans  des  sentiers  sublimes. 
Tout  ce  que  j'ai  compris,  il  me  l'a  révélé. 
Et  si  je  dois  gravir  encor  de  hautes  cimes, 
C'est  qu'en  vous  poursuivant  sur  le  roc  désolé 
Je  franchirai  le  sol  que  vous  aurez  foulé. 

Ami,  conduisez-moi  plus  haut,  plus  haut  encore, 
Et  ne  redoutez  pas  de  me  lasser  jamais. 
Ce  n'est  point  que  la  soif  de  savoir  me  dévore, 
Mais  vous  partiriez  seul  pour  ces  lointains  sommets... 
Or  mon  cœur  ne  peut  plus  vous  quitter  désormais. 


232  PAROLES    D    AMOUR 


COUT   T>'ŒIL   E-K,   iA%%IE%E 


IVIixuit!...  Tout  bruit  meurt  dans  la  rue. 
Je  lisais  de  doux  vers.  —  Voici 
Que  souriante  et  douce  aussi 
Votre  image  m'est  apparue. 

Le  livre  a  glissé  de  mes  doigts. 
Sur  l'oreiller  peuplé  de  songes, 
Avant  de  subir  leurs  mensonges, 
Il  est  bon  de  penser,  parfois. 

Quel  silence  sur  toute  chose  ! 
Ma  chambre,  en  son  intimité, 
Se  recueille  sous  la  clarté 
De  ma  lampe  au  fin  globe  rose. 

Je  vous  aime  depuis  quatre  ans. 
Quatre  ans!...  Ils  ont  passé  bien  vite. 
Les  ai-je  trouvés,  dans  leur  fuite, 
Tristes?...  joyeux?...  indifférents? 


COUP    D    ŒIL    EX     ARRIERE  2}} 

Ils  n'ont  point  été  sans  nuage  : 
Vous  m'avez  parfois  fait  pleurer. 
Quelle  adresse  à  se  torturer 
Peut  montrer  l'amant  le  plus  sage! 

Vous  vous  mêliez  d'être  jaloux  ; 
Je  me  fâchais  de  vos  boutades. 
Oui,  nous  eûmes  des  jours  maussades, 
Ami,  vous  en  souvenez -vous? 

Il  fut  une  heure  plus  amère, 
Quand  votre  esprit  audacieux 
Vous  fit  au  loin,  sous  d'autres  cieux, 
Suivre  votre  haute  chimère. 

Oh  !  le  train  qui  siffle  et  qui  part  ! 
Peut-on  se  quitter  quand  on  s'aime  ? 
Quel  prix,  à  cet  instant  suprême, 
Prend  un  mot,  un  geste,  un  regard! 

Mais,  pour  ces  moments  de  détresse, 
Bien  d'autres  j'en  pourrais  compter 
Qui  sont  venus  les  racheter, 
Tout  remplis  d'une  exquise  ivresse. 

Ainsi  donc,  remontant  le  cours 
Des  quatre  dernières  années, 
Je  vois  des  heures  fortunées 
S'enlaçant  à  de  sombres  jours. 

30 


234  PAROLES    D'AMOUR 

Ce  que  ma  mémoire  attentive 
Ne  trouve  point  en  ce  passé  : 
Ni  dans  le  tourment  insensé, 
Ni  dans  l'extase  fugitive, 

C'est  —  soit  qu'il  fût  profond  et  doux, 
Soit  qu'il  brûlât  comme  une  flamme  — 
Un  sentiment,  ô  ma  chère  âme, 
Qui  ne  me  fût  venu  par  vous. 


PENSÉES    D'AUTOMNE  235 


<PEX.SE ES   WiAUTOMXsE 


.Le  jour  est  passé;  la  nuit  est  venue 

Sous  son  grand  manteau  tout  de  noir  velours  ; 

La  brume  obscurcit  la  longue  avenue... 

Mais,  tout  bas,  mon  cœur,  qui  t'aime  toujours, 

Chante  la  chanson  de  toi  bien  connue. 

Le  soleil  s'éteint;  la  pluie  est  venue, 
Ses  voiles  tremblants  flottent  sur  les  bois; 
L'horizon  brouillé  se  perd  sous  la  nue... 
En  moi  doucement  murmure  une  voix, 
Une  voix  d'amour,  de  toi  bien  connue. 

L'été  s'est  enfui  ;  la  neige  est  venue  ; 

L'infini  silence  emplit  nos  forêts, 

La  lune  pâlit  leur  cime  chenue... 

Mon  cœur  se  souvient  :  elle  a  tant  d'attraits, 

L'histoire  d'hier,  par  toi  bien  connue! 


236  PAROLES    D'AMOUR 

Les  ans  passeront.  Quand  sera  venue 
La  mort,  qui  clora  mes  yeux  pour  jamais, 
Qu'alors  dans  ta  main  ma  main  soit  tenue, 
Afin  que  mon  âme,  ô  toi  que  j'aimais, 
S'endorme  en  l'extase  où  tu  l'as  connue. 


SERMEXTS    d'aMOUR  237 


SETLME'X.TS   D'^LMOUTi 


.L'exil,  le  temps,  la  douleur  elle-même 
Sont  les  vaincus  du  grand  Amour  sacré. 
C'est  pour  jamais,  mon  amour,  que  je  t'aime  : 
Je  l'ai  juré! 

Je  l'ai  juré.  Les  bois  sur  la  colline, 
Les  grands  prés  verts  que  parfument  les  foins, 
Le  ruisseau  pur  où  le  saule  s'incline 
Sont  mes  témoins. 

Ils  ont  reçu  ma  suprême  parole. 
Si  tu  gémis,  d'un  doute  torturé, 
Que  leur  écho  t'apaise  et  te  console  : 
«  Je  l'ai  juré!  » 

Nous  vieillirons,  car  tout  change  sur  terre. 
Que  ces  amis,  moins  fragiles  que  nous, 
Longtemps  encor  gardent  dans  leur  mystère 
L'aveu  si  doux. 


238  PAROLES    D'AMOUR 

Et  quand,  très  tard,  au  déclin  de  ta  vie, 
Tu  reviendras  en  notre  cher  séjour, 
Que  tout  répète  à  ton  âme  ravie 
Mon  chant  d'amour; 

Ce  tendre  chant  qu'en  mes  jeunes  années 
Je  redisais  pour  charmer  ton  ennui  : 
A  ses  accents  tes  peines  obstinées 
Toujours  ont  fui. 

Et  cependant  tu  proclamais  la  femme 
Un  être  frêle,  impulsif,  décevant... 
Autant  vaudrait  se  fier  à  son  âme 
Qu'aux  jeux  du  vent. 

Mais  j'opposais  à  ton  soupçon  farouche 
L'arrêt  futur  des  rêveuses  forêts, 
Sachant  qu'un  jour  les  serments  de  ma  bouche, 
Tu  les  croirais. 

Car  s'il  est  vrai  que  tout  meurt  et  s'efface, 
Il  est  un  bien  que  rien  ne  peut  ternir, 
Trésor  qu'ici  tout  sentier  te  retrace  : 
Un  souvenir. 

Chacun  poursuit  sans  repos  sa  chimère, 
Rêve  éternel  dont  le  cœur  est  charmé. 
Mais  la  moins  vaine  et  la  moins  éphémère, 
C'est  —  en  ce  monde  où  la  joie  est  amère  — 
Avoir  aimé. 


A     MES    VERS  239 


*A   MES    VET^S 


.Laissez- m 01  vous  bénir,  douces  rimes  fidèles, 
Puisque  vos  sons,  légers  comme  un  battement  d'ailes, 

Quelquefois  l'ont  charmé. 
Laissez-moi  vous  bénir,  ô  mes  vers,  frais  calices, 
Puisque  mon  bien-aimé  respire  avec  délices 

Votre  soufHe  embaumé! 


Vous  l'avez  consolé  sur  la  rive  lointaine. 
Sans  le  quitter  jamais  dans  sa  route  incertaine, 

Vous  chantiez  sur  son  cœur. 
Un  peu  de  moi  par  vous  vivait  sur  sa  poitrine; 
Il  sentait  naître  en  lui  l'espérance  divine 

A  votre  accent  vainqueur. 


240  PAROLES    D    AMOUR 

- 

Le  soir,  il  s'asseyait,  lassé,  pour  vous  relire; 
La  farouche  forêt,  vibrant  comme  une  lyre, 

Tout  à  coup  se  taisait. 
II  n'entendait  que  vous  dans  l'immense  nature, 
Et  le  pesant  souci  de  sa  rude  aventure 

Un  instant  s'apaisait. 

Vous  portiez  devant  lui  dans  l'ombre  et  dans  l'espace, 
Afin  de  diriger  ce  voyageur  qui  passe, 

L'amour,  brillant  fanal  ; 
L'affreux  péril  en  vain  posait  sur  lui  ses  ongles, 
Votre  vive  lueur  éteignait  dans  les  jungles 

L'œil  du  tigre  royal. 

Il  vous  a  répétés  à  l'écho  des  vieux  temples, 

Aux  portiques  déserts,  montrant,  mornes  exemples, 

Notre  fragilité  : 
L'homme  meurt,  et  ses  dieux,  que  le  temps  brise  et  roule  ; 
L'autel,  étant  de  marbre,  un  peu  plus  tard  s'écroule 

Que  la  divinité. 


Vous  partagiez  ainsi  ses  profondes  pensées. 
Vous  lui  devez  la  vie,  ô  strophes  cadencées, 

Il  vous  fit  naître  en  moi. 
Vous  procédez  de  lui  :  moi  qui  suis  votre  mère, 
Je  ne  vous  ai  donné  que  la  grâce  éphémère, 

Lui,  la  force  et  la  foi. 


A    MES    VERS  24I 

Partez  pour  l'enchanter,  fruits  d'un  hymen  sublime. 
Votre  naissance  est  haute,  et  pure,  et  légitime  : 

Qu'il  soit  donc  fier  de  vous  ! 
Vous  êtes  siens.  Sans  lui,  vous  dormiriez  encore, 
Germes  obscurs  marqués  pour  ne  jamais  éclore, 

Dans  le  néant  jaloux. 

Souvent  je  sens  en  moi  son  esprit  qui  s'éveille; 
Alors  il  faut  écrire  et  prolonger  la  veille, 

Et  vous  naissez,  mes  vers. 
J'aime  ce  doux  travail  qui  me  tient  accoudée  : 
Enfermer  en  tremblant  l'essor  de  son  idée 

Dans  mes  rythmes  divers. 

Et  s'il  la  reconnaît,  pour  peu  qu'il  lui  sourie, 
Si,  puissante,  elle  vit  sous  la  strophe  fleurie, 

Quel  triomphe  charmant! 
Lorsque  aussi  pleinement  deux  êtres  se  possèdent, 
Il  n'est  point  sous  le  ciel  de  bonheurs  qui  ne  cèdent 

A  leur  enivrement. 

Laissez-moi  vous  bénir,  douces  rimes  fidèles, 
Puisque  vos  sons,  légers  comme  un  battement  d'ailes, 

Quelquefois  l'ont  charmé. 
Laissez-moi  vous  bénir,  ô  mes  vers,  frais  calices, 
Puisque  mon  bien-aimé  respire  avec  délices 

Votre  souffle  embaumé  ! 

51 


TABLE 


TABLE 


VISIONS    'DIVINES 


L'Œuvre  des  Dieux 5 

Fantômes  divins 5 

La  Charité  de  Bouddha 10 

L'Orient 13 

Le  Progrès  et  les  Dieux 16 

La  Mort  des  Dieux 19 

Prière  à  Minerve 22 

LES    V%*AIS   DIEUX 

Prologue 51 

I .  Le  Désir 52 

II.  Llllusion 5> 

III.  La  Mort -  3» 


246 


VISIONS  oilLTIQUES 

La  Main  de  la  Momie 43 

Le  Colosse  de  Memnon 46 

Une  Victoire  de  Rhamsès  II 49 

Les  Loisirs  de  Sardanapale 50 

La  Légende  de  Satni-Khamoïs 55 


SO'KJeK,ETS  thilosothiques 

Dédicace 63 

I .  Le  Temps 64 

I I .  Les  Forces 6; 

III.  La  Vie 66 

IV.  La  Lutte  pour  l'Existence 67 

V .  La  Source 68 

VI.  La  Mort 69 

VII.  Dieu 70 

VIII.  Les  premiers  Ages 71 

IX.  Les  Sentiments 72 

X.  La  Raison 73 

XI.  L'Idéal 74 

XII.  Le  Caractère 75 

XIII.  L'Histoire. 76 

XIV.  La  Morale 77 

XV.  La  Voix  des  Morts 78 

XVI.  L'Œuvre  de  la  Nature 79 

XVII.  Les  Races  de  l'Avenir So 

XVIII.  Les  Pyramides 81 

XIX.  Le  But  final 82 


247 


XX.  L'Atome  humain Sj 

XXI.  La  Fia  d'un  Monde S4 

SU%SUM  COTCDiA! 

Surs ux  Corda! 87 

SOUVE^LI%S 

Souvenirs 101 

Eternel  Désir 104 

Dans  la  Forêt 106 

Un  Bal  de  l'Opéra 109 

A  Leconte  de  Lisle 1 10 

Tête-à-tête  romantique 112 

Paysage  de  Mai 114 

Paysage  d'Octobre 116 

Deux  Voix 118 

Souffles  d'orage 120 

A  Celui  ou  Celle  qui  viendra 122 

Une  Aventure  de  l'Amour 125 

Sons  et  Parfums 128 

Le  Sommeil 129 

Sur  un  Nuage 151 

Une  Goutte  d'eau 135 

Songe  d'Été 154 

L'Ame  et  l'Univers 157 

T^%OLES   T>'^D,COU% 

Aveu t4i 

Rendez-vous 144 


248 


Suprême  Sagesse 146 

Pourquoi  je  l'ai  aimé. -.  149 

Philosophie 152 

L'Adieu i>6 

Lettre  écrite  en  Automne 158 

Inquiétude 162 

Le  Collier  de  Perles 165 

L'Oubli 16S 

Lettre  écrite  au  Printemps 170 

Le  Retour i"3 

L'Inde  Bouddhique 176 

Silentium 180 

Toujours 1S6 

Une  Pensée  de  Pascal 188 

Les  Peaux  de  Tigre 19° 

La  Panoplie 191 

Repentir 192 

L'Amour  joyeux 19) 

L'Heure  enchantée 197 

La  Nature  et  l'Amour 201 

Le  Voyage 20; 

Échos  d'Amour 208 

La  Fauvette 210 

Promenade  solitaire 212 

Souffles  d'Automne 214 

Mirages  nocturnes  .   .    . 217 

Renouveau 2I9 

Rêve  et  Réalité 221 

Le  Bonheur 222 

Lacrymae  sacra; 224 

Femme  et  Fleurs .....,«  22 S 

Sortilège 228 


249 


Travaux  communs 230 

Coup  d'oeil  en  arrière 252 

Pensées  d'Automne 25; 

Serments  d'Amour 237 

A  mes  Vers 239 


5- 


xAchevè  d'imprimer 

le  vingt-six  octobre  mil  huit  cent  quatre-vingt-quinze 
PAR 

ALPHONSE    LEMERRE 

25,     RUE    DES     GRANDS-AUGUSTINS,     2} 
^4      T.A1US 


?•   —   2415- 


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_       Poésies  (1884-1890).  Fleurs  et  Ruines.  — 

Oiseaux  chanteurs.  1  vol •  •  •       °  lr- 

_       Prose  :  Une  Idylle  normande.  —  U  Moulin 

des  Prés.  —  Alise  d'Evran.  1  vol.  ...       6  fr. 

Leopardi.  Poésies  et  œuvres  morales.  Première  traduc- 
tion complète  précédée  d'un  essai  sur 
Leopardi,  par  F.-A.  Aulard,  3  vol.  avec 
portrait.  Chaque  vol °  'r- 

Daniel  Lesueur.  Poésies.  Visions  Divines.  -Les 
Vrais  Dieux.  —  Visions  Antiques.  —  bon- 
nets Philosophiques.  —  Siirsum  Corda!  — 
Souvenirs.  —  Paroles  d'Amour.  1  vol. 
avec  portrait r' 

Jui.es  de  la  Madelène.  U  Marquis  des  Saffras.  1  v. 

re,  2;,  rue  des  Grands-Augustins. 


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PQ 
2330 

LOl7 
1S96 


Lapauze,  Jean»  (Loi seau) 

Poésies  d?*3*1*1 
Le sue ur