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Full text of "Pour l'art"

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ML 
3853 
.N56 
1909 


U  d7»f  OriAHA 


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LES    ÉDITIONS 

ALLEMANDE,    ANGLAISE 

ESPAGNOLE    ET    ITALIENNE 

DE    CET   OUVRAGE 

SONT    EN    PRÉPARATION 


J»-Joachim  NIN 


Pour 
l'Art 


PREMIÈRE    EDITION 

MCMIX 


BIBLIOTHECÂ 
Ottavlan»^ 


■MSù 


AUX    MUSICIENS    INTERPRÈTES, 

TELS  QU'ILS  SONT, 
TELS    QU'ILS     DEVRAIENT    ÊTRE 


^ 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

Universityof  Ottawa 


http://www.arcliive.org/details/pourlartOOninj 


POUR  L  ART 


AVANT-PROPOS 


^ 


POUR  L  ART 


LES  idées  que  j'expose  ici  seront 
sans  doute  contredites  par 
quelques-uns,  acceptées  par  d'au- 
tres et  même  complétées,  peut- 
être,  par  certains  ;  je  profiterai 
volontiers  des  enseignements  de 
ces  derniers  et  je  ne  manquerai 
pas  de  répondre  aux  contradic- 
teurs, puisque  c'est  de  l'Art  qu'il 
s'agit  et  non  de  nous-mêmes. 

Quelques  amis  se  croiront  peut-être 
visés  dans  ces  pages  ;  ils  auront 
grandement  tort,  car  je  ne  m'a- 
dresse à  personne  en  particulier. 
Si  toutefois,  quelqu'un  tient  ab- 
solument à  se  reconnaître,  je  le 
regretterai  autant  potir  lui  que 
pour  moi  :  cela  prouvera  qu'il  se 
trouve  compris  dans  l'odieuse 
catégorie  dont  je  vais  parler.  Au- 
quel cas,  il  ne  pourra  m'en  vou- 
loir de  suivre,  en  Art,  une  route 


POUR  L  ART 


Opposée  à  celle  que  nous  suivons 
dans  r Amitié  et  dans  la  Vie. 

Quoi  qu'il  en  soit,  je  tiens  égale- 
ment à  rendre  hommage  à  ceux 
de  nos  virtuoses  contemporains, 
qui,  par  leur  sincérité  et  leur 
honnêteté  artistique,  m'ont  ins- 
piré quelques-unes  de  ces  ré- 
flexions. Certes,  ils  ne  sont  pas 
nombreux  ;  ils  le  sont  assez,  cepen- 
dant, pour  que  l'on  ne  puisse 
jamais  opposer  aux  tentatives  de 
purif cation  de  notre  Art,  des 
objections  d'ordre  utilitaire,  con- 
trairement à  l'opinion  de  ceux 
qui  prétendent  que  l'honnêteté  et 
la  probité  artistiques  sont  incom- 
patibles avec  les  avantages  maté- 
riels. 

Quant  au  style  de  mes  écrits,  je  dirai 
une  fois  pour  toutes  aux  puristes 
et  grammairiens  qui  les  liront, 
ce  que  disait  Couperin-le-Grand, 
dans  la  Préface  de  son  troisième 
livre  de  Pièces   :    «  J'y  parle    de 


POUR  L  ART 


mon  art,  et  si  je  m'assujettissais  à 
imiter  la  sublimité  du  leur,  peut- 
être  parlerai s-je  moins  bien  du 
mien...  " 

J.-JOACHIM    NlN. 


l^f 


POUR   L  ART 


envisager  l  art,  .von 
comme  ux  prompt  moyen 
d'arriver  a  d'Égoïstes 
jouissances,  a  une  sté- 
rile célébrité,  mais 
comme  une  force  qui 
rapproche    et  unit  les 

HOMMES. 

Franz  LISZT. 

l'art  n'est  qu'une 
sorte  de  religion. 

Georges    RODENBACH. 


POUR   L  ART 


o 


N  ne  sait  pas  assez  les  difficultés 
qui  entravent  nos  premiers  pas 
d'artistes  ;  on  voit  trop  peu  les 
obstacles  qui  se  dressent,  au  dé- 
but de  notre  carrière,  dans  l'ho- 
rizon de  notre  avenir  ;  on  ne  veut 
pas  connaître  les  dangers  qui 
nous  menacent  et  les  ennemis 
qui  nous  guettent  sur  le  difficile 
chemin  de  la  Gloire.  L'un  de  ces 
ennemis,  chaque  jour  plus  re- 
doutable, car  il  grandit  et  gran- 
dira peut-être  jusqu'à  tuer  notre 
âme,  bien  avant  que  nous  soyons 
arrivés  au  but.  c'est  le  mercanti- 
lisme. 


Cet  agent  destructeur  d'un  Art 
auquel  nous  avons  voué  nos  exis- 
tences et  nos  énergies  est  devenu 
dangereux  surtout  par  la  faute 
des  faibles,  de  ceux  qui,  n'osant 
pas  lutter  sainement  et  pure- 
ment pour  l'idéal,  se  sont  ven- 


POUR  L  ART 


dus  au  public  —  qu'ils  craignent 
'  de  toute  leur  lâcheté  —  et  reçoi- 
vent en  échange  une  illégitime 
célébrité,  rendue  stérile  par  leur 
faiblesse  même.  Oubliant  que 
leur  devoir  était  de  s'imposer  au 
public,  de  l'enseigner  et  de  le 
conduire  par  la  vérité  à  la  com- 
préhension de  l'œuvre,  aux  dé- 
pens même  de  leur  vanité  per- 
sonnelle et  de  leur  ambition,  ils 
se  sont  avoués  vaincus  d'avan- 
ce par  crainte  de  la  lutte;  et, 
dans  leur  égoïste  pusillanimité, 
ils  n'ont  songé  qu'au  succès  fa- 
cile, à  la  consécration  anonyme 
et  inconsciente  de  la  foule,  et  à 
la  recette,  qui  en  est  la  consé- 
quence  immédiate. 

Fascinée  par  cet  appât  factice  et 
vil  qu'on  appelle  la  virtuosité,  la 
foule  naïve  et  souvent  igno- 
rante les  paye,  les  approuve,  les 
acclame,  comble  tous  leurs  dé- 
sirs, satisfait  tous  leurs  ca- 
prices et  ne  leur  accorde,  en  un 


10 


POUR    L  ART. 


mot,  cette  consécration,  que 
ponr  devenir  ensuite  leur  victime 
leurrée  mais  convaincue. 

Auprès  de  ces  cabotins,  dont  la  ruse 
égale  la  dextérité,  tout  pâlit, 
car  leur  auréole  n'est  point  faite 
de  la  bonne  lumière  qui  guide  et 
éclaire  les  esprits  ;  c'est  l'éclat 
criard  et  éblouissant  du  cir- 
que ou  du  music-hall,  reflété 
à  l'infini  par  le  succès  mondain. 
Ils  sont  les  idoles  de  notre  siècle  ; 
et  cependant,  lisez  les  bons  criti- 
ques :  vous  verrez  ce  qu'ils  pen- 
sent de  ces  sinistres  pantins  : 
fréquentez  les  meilleurs  cercles 
intellectuels  :  vous  saurez  quelle 
opinion  on  y  professe  sur  tel  ou 
tel  virtuose  consacré  par  une  re- 
nommée en  apparence  immar- 
cessible. 

J'ai  nommé  les  deux  fléaux  qui 
rongent,  en  la  torturant,  notre 
vie  d'artiste  :  le  mercantilisme 
dont  l'âpreté  enlaidit  tout,  parce 


II 


POUR    L  ART 


qu'il  aboutit  infailliblement  à  la 
virtuosité  à  outrance  et  quand 
même;  la  virtuosité  parce  qu'elle 
tue  l'Art,  en  affaiblissant  notre 
sensibilité  et  en  faussant  notre 
goût. 

Ce  qui  devait  être  pour  nous  une 
mission  est  devenu,  par  la  vir- 
tuosité, un  moyen  d'arriver,  car 
c'est,  en  effet,  par  la  virtuosité 
que  l'on  attire  le  plus  facilement 
la  foule  ;  c'est  par  la  virtuosité 
que  l'on  est  tombé  dans  les  excès 
du  mercantilisme  que  nous  dé- 
plorons tous,  et  c'est  encore  par 
la  virtuosité  que  l'on  est  par- 
venu à  transformer  les  salles  de 
concerts  en  boutiques  et  les  ar- 
tistes en  grotesques  marchands. 

C'est  ainsi  qu'aujourd'hui  l'on  nous 
juge  par  la  quantité  surtout  : 
quantité  de  mémoire,  quantité 
de  force,  quantité  de  vitesse, 
d'endurance,  etc.,  éléments  bien 
secondaires,  pourtant,  dans  l'art 


12 


POUR    L  ART. 


de  l'interprétation,  mais  qui  y 
occupent  actuellement  la  place 
prépondérante  ;  et  c'est  ainsi 
que  la  lutte  entre  l'artiste  et  le 
public  devient  de  plus  en  plus  pé- 
nible. Le  public  est  gavé  de  vir- 
tuosité inutile;  les  performances 
où  l'on  exécute  toujours  les 
mêmes  tours  de  force,  avec  les 
mêmes  gestes  et  le  même  appa- 
rat, ne  l'intéressent  plus  que  si 
elles  sont  réalisées  par  des  sujets 
en  vedette,  c'est-à-dire  par  des 
gens  qui,  généralement,  ont  sa- 
crifié toute  leur  vie,  non  à  ob- 
server et  à  étudier  la  Beauté  pour 
la  faire  comprendre,  mais  à  se 
faire  une  technique  infaillible, 
grâce  à  laquelle  ils  ont  évidem- 
ment plus  de  chances  que  les  au- 
tres d'accomplir  ces  prodiges 
avec  adresse  et  en  toute  sécurité. 


POUR  L  ART 


pas  impossible.  Il  travaillerait, 
il  cultiverait  son  esprit,  il  forme- 
rait son  âme,  et  voudrait  enfin 
faire  part  un  jour  à  son  prochain 
des  saines  pensées  qui  l'animent. 

Alors,  il  parlerait,  et  il  parlerait 
doucement,  avec  la  sérénité  que 
comporte  le  noble  idéal  vers 
lequel  il  aurait  élevé  son  âme, 
après  de  graves  réflexions.  Il 
dirait  de  belles  choses,  et  il  les 
dirait  avec  la  puissance,  mais 
en  même  temps  avec  la  sim- 
plicité que  donnent  la  Foi  et  la 
Conviction.  Ses  idées  seraient 
claires,  parce  qu'elles  refléte- 
raient la  lueur  naissante  et  pure 
de  l'aurore  de  sa  vie,  qu'il  vou- 
drait belle  et  dégagée  de  la  ma- 
tière. 

Il  s'écouterait,  parce  qu'il  serait 
jeune  et  fier  de  sa  jeunesse; 
mais,  que  verrait-il?...  Qu'on  ne 
l'écoute  pas,  qu'on  ne  l'entend 
plus  !... 


14. 


POUR  L  ART 


Il  avait  cru  parler  à  son  prochain^ 
et  il  se  trouve  en  face  d'une  foule 
qui  sourit  narquoisement,  avec 
cet  air  d'intelligence  qui  signifie 
presque  toujours  qu'elle  ne  com- 
prend pas. 

Irrité,  blessé  dans  ses  croyance-  et 
ses  principes  —  principes  et 
croyances  affermis  un  à  un  au 
prix  des  plus  grands  efforts 
d'observation  intérieure  et  des 
plus  volontaires  renonciations  — 
il  parle  plus  vite,  plus  fort  :  il 
crie,  il  gesticule,  il  s'emporte, 
il  invective,  et  alors,  seulement, 
on  l'entend  et  on  l'écoute  ;  alors 
on  lui  prête  attention. 

Découragé,  écœuré  surtout  par 
ce  premier  contact  avec  la  dure 
réalité,  mais  fort  de  sa  raison,  il 
songera  bien  vite  à  recommen- 
cer... Mais  comment  ?...  Sous 
quelle  forme  exprimera-t-il  ce 
qu'il  croit,  ce  qu'il  pense  et  ce 
qu'il  sent  ?... 


POUR    L  ART 


La  lâche  ambition  sera  là  pour  lui 
dire  :  «  Renonce  à  ta  noble 
entreprise!...  tu  es  jeune,  mais 
faible.  Tu  fais  fausse  route  ;  tu 
n'aboutiras  par  là  qu'à  la  mé- 
diocrité, sinon  à  la  misère.  Si 
tu  t'entêtes  à  parler  intelli- 
gemment aux  imbéciles,  tu  ne 
seras  jamais  riche!...  Ici, de  l'au- 
tre côté,  la  fortune  t'attend.  Ce 
sont  les  mêmes  imbéciles,  mais  tu 
leur  parleras  sottement,  et  ils  te 
comprendront,  ils  te  combleront 
d'honneurs  et  de  richesses.  Va  !... 
dis-leur  des  sottises  ;  ils  t'écou- 
teront  et  te  porteront  en  triom- 
phe, car  tu  leur  donneras  ce  qu'ils 
réclament  :  la  satisfaction  sans 
l'effort.  La  foule  est  bête,  mais 
elle  t'aimera  si  tu  ne  l'obliges 
point  à  penser.  « 

Toutes  les  fois  qu'une  réaction  fa- 
vorable se  préparera  dans  l'es- 
prit du  jeune  artiste,,  la  même 
voix  sera  là  pour  lui  répéter  les 
mêmes  paroles  démoralisantes  et 


i6 


POUR  L  ART 


les  mêmes  promesses  corrup- 
trices. Alors,  peut-être,  il  flé- 
chira et  se  décidera  enfin  à  dire 
ces  sottises,  au  lieu  de  prêcher 
la  bonne  doctrine,  mais  en  même 
temps  il  en  réglera  le  débit,  il 
fixera  le  prix  des  inepties  qu'on 
lui  demande...  Il  reniera  donc 
son  passé  jeune  et  sain,  ses  illu- 
sions légitimes,  son  avenir  large 
et  sans  compromissions,  car  sa 
lâche  faiblesse  aura  fermé  tout  à 
la  fois  sa  conscience  et  son  âme  ! 
Et  ce  sera  un  cabotin   de  plus  !.. 


Ainsi  arrive- 1 -il  à  la  plupart  des 
jeunes  gens  qui  ont  le  rare 
bonheur  d'avoir  des  ambitions 
d'Art,  mais  qui,  victimes  de 
l'état  d'esprit  actuel,  manquent 
de  la  volonté  nécessaire  pour  tra- 
cer et  suivre  leur  destinée. 

De  là, la  virtuosité  poussée  jusqu'à 
ses  limites  extrêmes,  car  elle  per- 


17 


POUR  I.  ART 


met  de  s'imposer  par  la  ruse  et 
la  vanité,  bien  mieux  que  par  la 
loyauté  et  la  raison.  De  là,  l'uni- 
formité des  programmes  actuels, 
car  les  choses  absurdes  sont  d'au- 
tant plus  appréciées  qu'elles  nous 
sont  plus  familières.  De  là,  toutes 
les  contrefaçons  artistiques  que 
d'habiles  barnums  nous  offrent 
au  nom  de  l'Art,   dans  le  but, 
avoué  ou  non,  de  nous  tromper 
par  le  faux,  au  lieu  de  nous  con- 
vaincre par  le  vrai.  De  là,  enfin, 
toutes  les  imitations,  toutes  les 
simulations,   tous  les   trafics   et 
toutes  les  forfaitures  c^ue  nous 
voyons  commettre  tous  les  jours, 
à  toute  heure,  et  par  les  mêmes 
individus,  toujours  au  nom  d'un 
Art    qu'ils     souillent     de      leur 
contact,  d'une  Beauté  qu'ils  ne 
comprennent    ni    ne     compren- 
dront   jamais,    et    d'une   Vérité 
qu'ils   ont   méconnue  pour  eux- 
mêmes  comme  pour  les  autres  !... 
Qu'importe!...   On  ne   s'adresse 
plus  à  son  prochain  ;  on  s'adresse 


i8' 


POUR     L  ART 


à  la  foide.  Le  but  devenant  uni- 
quement mercantile,  tous  les 
procédés  sont  bons,  et  le  pire  sera 
sans  doute  le  meilleur  :  la  Vir- 
tuosité pour  la  Virtuosité. 

Il  faudrait  donc  réagir  par  tous  les 
moyens,  dans  le  rayon  d'action 
où  il  nous  est  permis  de  le  faire, 
contre  la  virtitosité,  considérée 
comme  but  et  non  comme 
outil,  et,  surtout,  contre  le 
mercantilisme. 

Il  faudrait  nous  libérer  de  l'état 
de  mensonge  et  de  convention  où 
nous  sommes  enchaînés  par  la 
turpitude  et  l'ambition  des  uns  ; 
par  la  peur  et  la  veulerie  des 
autres. 

Il  faudrait  nous  affranchir  de  tout 
ce  qui,  de  près  ou  de  loin,  peut 
être  considéré  comme  une  entra- 
ve à  la  Vérité,  car  sans  elle,  nulle 
beauté  n'est  possible,  et  tout 
l'Art  n'est  que  Beauté. 


19 


-  POUR  L  ART 


II 


J  AIME  BEAUCOUP  MIEUX 
CE  QUI  ME  TOUCHE  QUE  CE 
QUI  ME  SURPREND. 

COUPERIN  LE   GRAND. 


AMANT  ALTERNA    CAMEN/€. 

VIRGILE. 


POUR  L  ART 


Tl  faudrait,  autant  que  possible, 
^  renouveler  et  élargir  le  réper- 
toire actuel,  trop  limité  dans  le 
domaine  moderne  aussi  bien  que 
dans  le  domaine  ancien.  La  répé- 
tition constante  des  mêmes  œu- 
vres, avec  les  mêmes  gestes  et 
dans  les  mêmes  circonstances 
n'est  pas  favorable  à  la  forma- 
tion du  goût  et  du  jugement  du 
public;  par  contre,  elle  devient  la 
source  inévitable  de  perpétuelles 
rivalités  techniques  et  de  que- 
relles de  détail  aussi  fastidieuses 
qu'inutiles.  Sans  doute,  en  sou- 
mettant au  public  des  œuvres 
nouvelles  ou  inconnues,  on  s'ex- 
pose à  le  dérouter  dans  ses 
jugements  sur  l'interprète.  Tant 
pis  :  c'est  l'œuvre  que  l'on  doit 
écouter  et  non  celui  qui  l'exé- 
cute. 

En  entendant  trop  fréquemment  les 
2) 


POUR  L  ART 


mêmes  œuvres,  le  public  est  porté 
à  leur  prêter  moins  d'attention  et 
à  placer  l'interprète  au  premier 
plan,  alors  que  celui-ci  devrait 
toujours  s'effacer  devant  l'œu- 
vre; ainsi  s'est  répandue,  peu  à 
peu,  cette  aberration  qui  consiste 
à  ne  voir,  entendre  et  juger  dans 
une  audition,  que  l'exécutant,  au 
mépris  du  respect  dû  au  créateur 
et  à  son  œuvre. 

Connaître  Bach.  Hœndel  et  Mozart, 
par  exemple,  n'est  pas  connaître 
le  xviiie  siècle  ;  mais  c'est  sur- 
tout le  xviiie  siècle  français  et 
italien  qui  soufïre  de  l'indiffé- 
rence de  nos  virtuoses  actuels. 

Pour  ne  parier  que  des  pianistes  — 
l'espèce  la  plus  répandue  —  com- 
bien d'entre  nous  connaissent  à 
fond,  et  jouent  les  œuvres  de 
François  Couperm,  dit  le  Grand, 
ou  de  Domenico  Scarlatti,  dont 
on  s'entête  à  nous  servir  inva- 
riablement  les   trois   ou   quatre 


24 


POUR  L  ART 


mêmes  pièces  truquées  et  défor- 
mées, avec  de  faux  titres,  tandis 
que  nous  avons  de  lui  plus  de 
trois   cents   Sonates  ?... 

Combien  peuvent  parler,  en  con- 
naissance de  cause,  de  Jean-Phi- 
lippe Rameau,  le  grand  Rameau, 
dont  l'œuvre  consiste  exclusive- 
ment, pour  beaucoup  de  gens, 
en  une  Gavotte  variée,  un  fameux 
Tambourin  et  un  certain  Rappel 
des  Oiseaux  ? 

Qui  connait  les  Durante,  les  Dagm- 
court,  les  ]Martini,  les  Marcello  : . . . 
Qui  se  doute  que  Daquin  n'est 
pas  seulement  l'auteur  du  Cou- 
cou, et  que  Paradies  écrivit  des 
Sonates  charmantes,  où  l'on  re- 
trou\'e  toute  la  crânerie  napoli- 
tame,  alliée  à  l'élégance  et  à  la 
simplicité  latines  ?... 

Dans  le  xviif  siècle  allemand 
même,  connaît-on  les  Sonates  di- 
tes bibliques  de  Johann  Kuhnau, 


-5 


POUR  L  ART 


ce  véritable  monument  que  nous 
rencontrons,  le  premier,  au  début 
de  ce  siècle  merveilleux  ? 

A-t-on  joué  souvent  les  Concerti  et 
les  Sonates  de  Karl-Philipp- 
Emanuel  Bach,  de  Wilhelm-Frie- 
demann  Bach,  ou  de  Johann- 
Christian  Bach  ?...  A-t-on  vu 
mettre  sur  beaucoup  de  pro- 
grammes la  belle  Sonate  en  mi 
bémol,  de  Johann-Heinrich  RoUe, 
et  celles  plus  belles  encore  de 
Wilhelm  Rust,  ce  précurseur  de 
Beethoven  que  l'on  veut  trop 
ignorer  ?... 

Combien  de  fois  a-t-on  entendu  les 
Sonates  de  Hœssler,  empreintes 
d'une  suprême  élégance  et  d'un 
charme  infini  ? 

C'est  pourtant  de  la  belle  musique 
que  je  cite  là  !...  Point  n'est  be- 
soin d'être  un  érudit.  ni  un  spé- 
cialisie  (oh  !  les  vilains  mots  !), 
pour  en  comprendre  la  valeur  1... 


26. 


POUR  L  ART 


Elle  est  à  la  portée  de  tous  les 
esprits  bien  organisés  pour  la 
musique. 

Et  même  du  grand  Johann-Sebas- 
tian  Bach,  dont  l'œuvre  colos- 
sale doit  nous  être  familière,  que 
joue-t-on  habituellement  ?...  La 
Fantaisie  chromatique  et  Fugue, 
piteusement  revue  et  corrigée 
par  les  uns  et  les  autres,  le  Ccii- 
certo  italien,  quelque  autre  Con- 
certo avec  orchestre,  plus  rare- 
ment, mais  surtout  des  arrange- 
ments et  des  transcriptions  !... 
alors  que  tant  d' œuvres  origi- 
nales de  toute  beauté  dorment 
oubliées  et  inconnues. 

De  Hœndel,  joue-t-on  généralement 
autre  chose  que  les  Variations  du 
Forgeron  harmonieux,  dont  le 
thème  est  précisément  d'un  au- 
tre auteur  ?... 

Si  nous  remontons  au  xvii^  siècle, 
où  l'on  retrouve  déj à  Couperin-le- 


POUR  L  ART 


Grand,  l'oubli  est  plus  honteux 
encore,  parce  qu'il  est  plus  géné- 
ral :  Frescobaldi,  Scheidt,  Cham- 
bonnières,  Kerll,  Louis  Couperin, 
Froberger,  Pasquini  (dont  le 
Coucou  est  précisément  un  petit 
chef-d'œuvre),  Johann Pachelbel, 
Purcell,  Alessandro  Scarlatti... 
autant  de  noms  illustres  aban- 
donnés jusqu'ici,  par  l'incurie  des 
uns  et  l'ignorance  des  autres,  à  la 
seule  curiosité  des  érudits,  réelle- 
ment accablante  pour  beaucoup 
de  musiciens. 

En  ce  qui  concerne  le  xvie  siècle, 
qui  d'entre  nous  a  jamais  eu  sous 
la  main  les  œuvres  d'Antonio  de 
Cabezôn,  ce  génial  aveugle  de  la 
Cour  de  Philippe  II,  en  Espagne, 
remises  à  jour,  depuis  quatorze 
ans  déjà,  par  l'éminent  maître 
espagnol  Felipe  Pedrell  ? 

Qui  donc  parle  encore  du  Hollan- 
dais Sweelink,  continuateur  de 
Cabezôn  ? 


POUR  L  ART 


Combien  de  fois  avez-vous  entendu 
les  œuvres  des  virginalistes  an- 
glais, comme  Byrd,  Bull,  Gibbons 
et  autres  •> 

Ce  serait  trop  demander.  A  chacun 
de  ces  auteurs  appartient,  pour= 
tant,  une  œuvre,  tout  au  moins, 
susceptible  d'être  jouée  en  pu- 
blic. Ne  pas  le  faire  ne  revient-il 
pas  à  prétendre  que  dans  notre 
public  les  imbéciles  constituent 
la  majorité  ?... 

Ce  même  oubli,  cette  même  crainte 
de  jouer  une  chose  inconnue  et 
d'encourir  un  risque  ;  cette  même 
terreur  à  l'idée  de  faire  un  geste 
nouveau,  de  créer  un  précédent, 
se  retrouve  pour  les  auteurs  mo- 
dernes, et  combien  injustement 
aussi  !... 

Les  conséquences  de  cette  manière 
d'agir  sont  trop  nombreuses  et 
trop  palpables  pour  que  j'y  in- 
siste ici.    Il   ne  faut   cependant 


29. 


POUR  L  ART 


pas"oublier  que  nous  sommes  les 
premiers  à  en  pâtir.  Ceux  qui  ont 
connu  l'insuccès  n'ont  jamais 
manqué  d'en  chercher  l'origine 
dans  l'ignorance  du  public.  Cer- 
tes, le  public  est  loin  de  savoir  ce 
qu'il  devrait,  mais...  à  qui  la 
faute  ?...  A  qui  revient  la  tâche 
d'initier  le  public,  de  former  son 
goût,  de  le  faire  évoluer,  de  le 
guider  dans  ses  inévitables  hési- 
tations ? 

Quelle  est  donc  notre  fonction  so- 
ciale ?...  Car  nous  en  avons  une, 
ce  me  semble  !... 

Rester  indifférents  aux  époques 
passées  et  aux  époques  nouvel- 
les équivaut  à  faire  preuve 
non  seulement  d'ignorance,  mais 
encore  de  négligence  envers  notre 
public.  Or,  cela  ne  nous  est  pas 
permis.  Solliciter  du  pubUc  un 
appui  et  le  payer  d'indifférence 
serait  du  pur  cynisme. 


POUR  L  ART 


m 


ODI    PROFAXUM      VULGUS... 

HORACE. 


31 


POUR   L  ART 


IL  faudrait  donner  aux  program- 
mes une  raison  d'être,  une  orien- 
tation qui  justifie  leur  existence, 
et  leur  développement.  Le  pro- 
gramme doit  être  l'expression  la 
plus  claire  des  intentions  de  l'in- 
terprète; son  orientation,  sa  rai- 
son d'être,  pourront,  en  tout 
cas,  limiter  bien  des  excès,  et 
permettront,  surtout,  déjuger  le 
degré  de  culture  de  celui  qui  l'a 
composé. 

On  se  préoccupe  beaucoup  d'être 
personnel  dans  l'interprétation 
des  œuvres,  c'est-à-dire  de  se 
substituer,  souvent,  à  l'auteur  ; 
mais  ceux-là  mêmes  que  ce  souci 
hante  le  plus  fâcheusement,  met- 
tent précisément  en  évidence 
leur  profonde  impersonnalité,  en 
offrant  au  public  des  program- 
mes absolument  dépourvus  d'or- 
dre,  d'initiative  et  de  bon  sens. 


}^ 


POUR  L  ART. 


Nous  devrions  considérer  comme 
un  plagiat  le  fait  de  composer  un 
programme  identique  à  celui  d'un 
de  nos  confrères,  et  cependant, 
il  n'est  point  de  jour  où  cela  ne 
se  fasse.  Pour  un  programme 
intéressant,  pensé,  organisé,  rai- 
sonné et  construit  logiquement, 
combien  d'autres  qui  sont  arle- 
quinesques  en  leur  polychromie 
bigarrée,  et  absurdes  en  leur 
défaut  total  d'orientation  !  . . . 
Nul  souci  de  l'époque,  du  style 
ni  de  la  forme!...  Nulle  préoccu- 
pation esthétique  !...  Nulle  trace 
d'ordre  ni  de  raison  !...  Combien 
un  menu  savoureux  est  plus 
intelligent  que  tous  ces  program- 
mes-là !... 

Il  est  évident  que  si  le  progamme 
a  été  conçu  avec  logique,  s'il  part 
d'un  principe  qui  en  régit  le  déve- 
loppement et  qui  en  fait  une  sorte 
d'organisme  vivant,  aucune  addi- 
tion imprévue  n'y  sera  possible, 
et  sous  aucun  prétexte.  On  évi- 


•34 


POUR    L  ART 


tera  ainsi  les  «  his  »  irrespec- 
tueux et  le  spectacle  toujours 
pénible  de  l'enthousiasme  dé- 
croissant, à  chaque  nouveau 
morceau  accordé  à  la  demande 
du  public. 

Quelques  artistes  consciencieux  ont 
le  soin  vraiment  louable  de  ne 
jouer  comme  «  bis  »  que  des  œu- 
vres du  dernier  auteur  présenté  ; 
mais  ceux-là  sont  rares.  Généra- 
lement, on  entend  dans  le  chapi- 
tre des  extra,  soit  des  ignominies 
commises  par  le  virtuose  lui- 
même  et  imposées  par  lui,  sub- 
repticement, soit  des  «  laissés 
pour  compte  »  des  autres  con- 
certs. Dans  les  deux  cas,  on  s'ex- 
pose gravement  au  ridicule,  sans 
justifier  pour  cela  les  épithètes 
si  souhaitées  de  «  prodigieux  », 
«  colossal  »,  «  génial  »,  etc..  épi- 
thètes aussi  disproportionnées 
que  saugrenues,  quand  elles 
s'appliquent  à  un  modeste  inter- 
prète. 


•35 


y 


POUR  L  ART 


En  réalité,  il  faudrait  opposer  tou- 
jours un  refus  formel  au  «  bis  «  : 
d'abord,  parce  qu'on  ne  peut  y 
obéir  sans  satisfaire,  nécessaire- 
ment, les  préférences  de  cer- 
tains auditeurs  seulement  ;  et 
ensuite,  parce  que  ces  préféren- 
ces sont  généralement  injustes 
et  souvent  vexantes,  sinon  pour 
nous-mêmes,  du  moins  pour  les 
autres  œuvres  qui  ont  été  jouées. 
Tous  ceux  qui  ont  quelque  expé- 
rience du  public  le  savent  très 
bien. 

Pour  les  artistes  qui  m.éritent  vrai- 
ment ce  nom,  l'exécution  d'une 
œuvre  intéressante  —  et  on  ne 
doit  jouer  que  de  celles-là  — 
exige  une  certaine  préparation 
spirituelle,  une  sorte  d'é!at  d'âme 
dans  lequel  on  doit  chercher  à 
concentrer  toute  son  émotion. 
Recommencer,  pour  le  caprice  ir- 
réfléchi et  puérile  d'une  partie 
des  auditeurs,  un  effort  considé- 
rable, est  aussi  peu  naturel  que 


36 


POUR  L  ART 


de  répéter  une  phrase  de  notre 
conversation.  sous  prétexte 
qu'elle  contient  une  idée  juste 
ou  que  notre  façon  de  la  dire 
a  plu  à  notre  interlocuteur. 

Pourquoi  faire  répéter  une  chose 
que  l'on  a  parfaitement  enten- 
due ?...  Te  comprends  que  l'on 
réclame  avidement  le  «  bis  » 
pour  un  tour  de  passe-passe, 
pour  quelque  facétie  d'escamo- 
teur, pour  une  plaisanterie  de 
clown  ou  pour  quelque  merveille 
acrobatique;  mais  pour  une  œu- 
vre que  l'on  vient  d'interpréter 
en  y  mettant  toute  son  âme, 
toute  l'énergie  spirituelle  dont 
notre  volonté  est  capable  aux  plus 
beaux  moments  de  notre  vie. 
c'est-à-dire,  tout  ce  qu'il  y  a  de 
meilleur  en  nous...  non  !...  je  ne 
le  comprends  pas. 

Au  surplus,  l'enthousiasme  du  pu- 
blic est  toujours  moindre  à  la  se- 
conde audition,   et  pour  cause, 


37 


POUR   L  ART 


car  rien  nes'émousse  plus  rapide- 
ment que  la  sensibilité  auditive. 

Il  n'3-  a  qu'un  cas  où  nous  devrions 
recommencer  :  c'est  lorsque  le 
public  n'a  pas  compris.  Mais 
alors  il  ne  crie  jamais  «  his  '  » 
Si  le  public  a  compris  parce  que 
nous  avons  bien  joué,  c'est  que 
nous  avons  tous  deux  fait  notre 
devoir  :  alors,  notre  rôle  est  fini. 


'DF 


38 


POUR  L  ART 


IV 


ETIAMSI    OMNES,   EGO   NON. 

SAINT  PIERRE. 


39 


POUR   L  ART 


L  faudrait  bannir  sévèrement 
•  de  toute  audition  publique, 
toute  œuvre  qui  n'est  pas  abso- 
lument originale  ;  je  veux  dire 
par  là  que  les  transcriptions, 
réductions,  amplifications  et  ar- 
rangements devraient  être  con- 
sidérés, tout  au  plus,  comme 
des  sujets  d'étude  privés.  Les 
œuvres  qui  peuvent  être  pré- 
sentées au  public  telles  qu'elles 
furent  conçues  par  leur  auteur, 
ne  devraient  pas  l'être  autrement. 
C'est  une  déformation  esthéti- 
tique  trop  fréquente  encore  au- 
jourd'hui, que  celle  qui  consiste 
à  arranger  une  œuvre  ancienne 
au  mo3-en  de  doublures,  remplis- 
sages et  ornements,  sous  pré- 
texte de  l'embellir;  ou  bien,  à 
jouer  une  œuvre  écrite  pour  un 
instrument  de  caractère  opposé  à 
celui  dont  on  se  sert,  croyant  ainsi 
en  augmenter  la  valeur,  ou  en  fa- 
ciliter la  vulgarisation. 


41 


POUR  L  ART 


Nos  aïeux  l'on  fait,  mais  nos  aïeux 
ignoraient  nombre  de  choses 
que  nous  ne  voudrions  pas  igno- 
rer. L'acquisition  des  chefs-d'œu- 
vre, qui  est  aujourd'hui  à  la  por- 
tée de  tout  le  monde  pour  des 
sommes  minimes,  était  malaisée 
et  souvent  très  coûteuse,  il  y  a 
cinquante  ans.  Mainte  Fantaisie 
et  mainte  Transcription  tirent  de 
là  leur  origine.  Mais  il  n'en  est  plus 
ainsi  à  présent.  Les  sources  sont 
accessibles  à  tous  ;  ce  qui  ré- 
pondait alors  à  un  besoin  n'a 
plus  de  raison  d'être  aujourd'hui. 

De  même  que  nous  serions  sévère- 
ment punis  si  nous  osions  retou- 
cher ostensiblement  une  œuvre 
de  Velasquez,  de  Durer,  de  Michel- 
Ange,  ou  toute  autre  réalisation 
des  conceptions  artistiques  hu- 
maines, ainsi  l'on  devrait  pour- 
suivre ceux  qui  dénaturent  ou- 
vertement, effrontément,  les  con- 
ceptions artistiques  non  moins 
précieuses  pour  nous, d'unjohann- 


POUR   L ART. 


Sébastian  Bach,  d'un  Haendel, 
d'un  Rameau,  d'un  Karl-Phi- 
lipp-Emanuel  Bach,  d'un  Schu- 
bert ou  d'un  Chopin. 

L'œuvre  doit  être  sacrée  pour  nous. 
Respectons-la,  si  nous  voulons 
être  respectés  nous-mêmes  :  car 
il  est  évident  que  si  nous  jonglons 
avec  les  idées  des  autres,  on  jon- 
glera aussi,  tôt  ou  tard,  avec  les 
nôtres...  et  nous  l'aurons  mérité. 

Ce  qui  est  simple  doit  rester  sim- 
ple ;  ce  qui  est  petit  doit  rester 
petit  ;  toute  violation  de  ce  prin- 
cipe est  un  acte  de  vandalisme. 


qc 


43 


•  POUR  l'art 


V 


Par  le  nom  de  pexsée, 
je  comprends  tout  ce 
qui    est    tellement    en 

NOUS  QUE  NOUS  l'APER- 
CEVONS  IMMÉDIATEMENT 
PAR  NOUS-MÊMES  ET  EN 
AVONS  UNE  CONNAISSANCE 
INTÉRIEURE... 

DESCARTES. 


45 


POUR   L  ART 


L  faudrait  donner  aux  études 
■  techniques,  dans  le  sens  musi- 
cal du  mot,  et  surtout  aux  étu- 
des d'analyse,  autant  ou  plus 
d'importance  qu'aux  études  ins- 
trumentales. Cela  nous  condui- 
rait à  rechercher,  dans  les  œu- 
vres que  nous  voulons  jouer,  la 
musicalité  avant  tout  et  toujours, 
le  reste  n'a^^ant,  au  fond,  au- 
cune importance  réelle  ;  à  juger 
plus  sûrement,  avec  plus  de 
conscience,  si  la  valeur  esthé- 
tique de  l'œuvre  se  trouve  en 
rapport  avec  le  travail  matériel 
qu'exige  son  exécution  ;  à  éli- 
miner de  nos  programmes 
et  de  notre  répertoire  toute 
œuvre  dont  la  difficulté  se 
trouve  en  évidente  dispropor- 
tion avec  l'émotion  qu'elle  est 
susceptible  d'exprimer.  J'ap- 
pellerais volontiers  anormales 
de  telles  œuvres,  dont  le  dyna- 
misme   excessif    dissimule    mal 


47 


POUR  L  ART 


l'absence  de  substance  et  la  fai- 
blesse de  conception. 

A  cette  catégorie  appartiennent 
toutes  ces  œuvres  absurdes  et  hy- 
pertrophiées, contraires  au  bon 
sens,  et  dites  «  de  virtuosité  », 
qui  constituent  l'appât  préféré 
du  petit  bourgeois,  parce  qu'elles 
agissent  sur  lui  comme  les  boni- 
ments grossiers  et  chaotiques 
des  charlatans,  sur  les  naïfs  et 
les  ignorants. 

Si  elles  sont  applaudies,  ces  œu- 
vres-là, c'est  parce  qu'elles  met- 
tent en  jeu  la  périphérie  ner- 
veuse —  la  sensibilité  extérieure 
—  sans  exiger,  ni  la  collaboration 
du  cerveau,  ni  surtout,  la  véri- 
table émotion. 

Je  comprends  qu'on  veuille  quel- 
quefois effleurer  l'âme  sans  la 
meurtrir  ;  mais,  de  là  à  la  «  cha- 
touiller avec  des  plumes  de  paon  >> , 
il  y  a  une  nuance  !... 


48 


POUR   L ART 


Et  cependant,  ces  œuvres  où  l'in- 
térêt ne  trouve  rien  à  quoi  s'ac- 
crocher, ces  œuvres,  effrayantes 
de  vacuité,  encombrent  notre  vie 
de  leur  nombre  et  de  leur  tapage, 
sans  mériter  nullement  le  titre 
d'Œuvres  d'Art,  sous  lequel  elles 
se  sont  pourtant  imposées  à  la 
foule,  et  sans  avoir  d'autre  utilité 
que  celle  —  bien  relative  —  de 
cacher,  sous  des  excès  d'adresse, 
l'absence  de  pensée.  Ce  sont  des 
pièges  à  l'aide  desquels  les  vir- 
tuoses se  livrent  au  braconnage 
dans  les  bois  sacrés  de  la  Gloire  ; 
le  gibier  qu'ils  rapportent  s'ap- 
pelle argent  et  succès. 


^C 


49' 


POUR  L  ART 


VI 


IL  FAUT  TUER  EN  SOI  LE 
VIRTUOSE  POUR  ÊTRE  AR- 
TISTE ;  ET  SOUVENT,  QUI  A 
ÉTÉ  VIRTUOSE  NE  PEUT 
JAMAIS   CESSER  DE  l'ÊTRE. 

André    SUARÈS. 


51 


POUR   L  ART 


LES  conditions  d'évolution  de 
notre  Art  rendent  notre  mission 
chaque  jour  moins  aisée.  Il  fau- 
drait donc,  par  tous  les  moyens 
possibles,  chercher  à  la  simpli- 
fier ;  nous  pourrions  ainsi  être 
infiniment  plus  utiles  à  notre  Art 
et  à  la  cause  commune. 

Soyons  modestes  nous-mêmes,  et, 
pendant  que  les  grands  favoris 
suivent,  aveuglés  par  l'ambition, 
leur  course  insensée  vers  la  re- 
cette, marchons,  nous,  d'un  pas 
discret,  lent,  mais  sûr  et  cons- 
cient, vers  la  clarté  et  la  simpli- 
cité. L'emphase  est  odieuse  sur- 
tout en  Art.  Jouons,  peu  importe 
en  quelle  tenue  :  en  habit,  en  re- 
dingote ou  en  veston...  comme 
chez  nous  !...  Allons  aux  salles 
de  concert  l'humilité  dans  l'àme 
et  la  musique  sous  le  bras.  Met- 
tons celle-ci  tout  simplement  sur 


53 


POUR    L  ART 


le  pupitre,  comme  nous  le  faisons 
chez  nous  aussi,  aux  heures  de 
bon  travail,  lorsque  seule  notre 
conscience  nous  écoute...  comme 
le  faisaient  nos  ancêtres,  et 
comme  le  font  encore  quelques 
artistes,  hélas  !  trop  rares,  li- 
bres de  préjugés  et  indifférents 
au  «  qu'en  dira-t-on  ». 

Soyons  sincères  !...  Jouer  par  cœur 
nous  gêne  souvent.  A  quoi  bon 
ce  nouvel  effort  ?...  Est-ce  l'ef- 
fort que  l'on  veut  de  nous, 
ou  est-ce  seulement  l'évocation 
vraie  et  honnête  de  l'œuvre 
que  l'on  vient  écouter  ?...  Peut- 
on  considérer,  en  tout  cas,  un 
effort  de  mémoire  comme  une 
manifestation  d'énergie  volon- 
taire, ou  bien  faut-il  n'y  voir  autre 
chose  que  le  résultat  de  phéno- 
mènes passifs,  secondaires  et  in- 
dépendants de  notre  volonté  ?... 

En  outre,  à  quoi  bon  sacrifier  le  bon 
sens  et  la  logique  naturelle  à  une 


54 


POUR  L  ART 


idée  purement  conventionnelle 
—  d'ailleurs  moderne  —  et  ins- 
pirée souvent  par  une  inutile 
vanité  ? . . . 

Que  sommes-nous,  en  effet,  à  côté 
des  œuvres  que  nous  jouons  ?... 
Que  devient  notre  faible  effort, 
en  comparaison  de  l'effort  im- 
mense du  créateur  de  l'œuvre  elle- 


Un  jour,  ;Mendelssohn  ayant,  dit- 
on.  remarqué  l'absence  de  sa 
partie  de  piano,  au  moment  où 
l'on  allait  commencer  l'exécu- 
tion de  son  Trio  en  ré  juinenr, 
refusa  d'abord  de  le  jouer, 
bien  qu'il  le  sût  entièrement 
par  cœur,  craignant,  disait-il, 
de  faire  croire  à  une  bravade  ; 
on  ne  put  le  faire  revenir  sur 
son  premier  refus  qu'en  lui  pro- 
mettant formellement  de  mettre 
devant  ses  yeux,  sur  le  pupitre, 
une  partition  quelconque,  dont 
on  tournerait  les  pages  à  inter- 


yy 


POUR   L  ART 


valles  réguliers,  afin  d'éviter  que 
le  public  ne  s'aperçût  qu'il  jouait 
par  cœur. 

Il  se  peut  que  cette  anecdote  soit 
fausse,  mais  en  ce  cas  elle  méri- 
terait d'être  vraie. 

Pourquoi  nous  exposer,  si  nous 
jouons  seuls,  au  ridicule  d'une 
défaillance  de  mémoire,  ou,  si 
nous  jouons  accompagnés  par 
l'orchestre,  aux  conséquences 
pénibles  de  cette  même  défail- 
lance, puisque,  dans  un  cas  com- 
me dans  l'autre,  l'Art  ne  peut 
qu'y  perdre  ?...  (i).  Avant  Liszt, 
on  ne  jouait  pas  autrement 
qu'avec  la  musique.  Les  orga- 
nistes en  font  généralement  au- 
tant, sans  que  cela  les  empêche 
d'être  très  souvent  des  artistes, 
dans   le   sens   le   plus    élevé   du 


(1)  Quant  à  l'existence  de  ces  défail- 
lances les  plus  grands  virtuoses  nous  en 
donnent  trop  souvent  le  spectacle  pour 
qu'il  soit  possible  d'en  douter. 


56 


POUR   L  ART 


mot.  Pour  l'orchestre,  pour  la  mu- 
sique de  chambre,  pour  les  chan- 
teurs de  liedev,  on  admet  la  pré- 
sence du  texte  musical,  et  cela 
ne  gêne  aucunement  l'auditeur. 

On  a  voulu  souvent  comparer  l'exé- 
cution d'une  œuvre  musicale  à 
une  représentation  scénique,  et 
les  interprètes  aux  acteurs.  C'est 
du  pur  arbitraire  I 

Dans  l'œuvre  théâtrale,  dans  le  jeu 
scénique,  il  y  a  l'époque,  le  lieu 
et  le  fait  à  évoquer  ;  l'acteur  re- 
présente un  être  vivant  dans  un 
cadre  qui  comporte  des  éléments 
de  temps,  de  mouvement,  d'ac- 
tion et  d'espace,  dont  l'illusion 
scénique  est  le  corollaire  indis- 
pensable. Cette  illusion  scénique 
n'existe  pas  dans  l'exécution 
musicale  ;  s'il  y  a  un  lieu,  une 
époque,  un  sentiment  ou  un  fait 
à  évoquer,  c'est  d'une  façon 
toute  indirecte,  subjective  et 
d'ailleurs     strictement     conven- 


57 


POUR   L  ART 


tionnelle.  Au  théâtre,  l'effet  est 
réel,  alors  que,  seules,  les  causes 
restent  conventionnelles. 

D'autres  prétendent  que  le  seul  fait 
de  regarder  le  texte  musical  et  d'en 
tourner  les  pages  enlève  toute 
poésie  à  l'interprétation  de  l'œu- 
vre. C'est,  d'abord,  admettre  que 
la  poésie  d'une  interprétation  mu- 
sicale réside  ailleurs  que  dans  les 
rapports  de  sonorité  et  de  mouve- 
ment, ce  qui  est  scientifiquement 
inexact.  Ensuite,  c'est  supposer 
que  les  éléments  matériels  indis- 
pensables à  toute  exécution  musi- 
cale ont  une  valeur  esthétique  en 
rapport  immédiat  avec  l'œuvre 
exécutée,  ce  qui  est  proprement 
absurde. 

Si  un  simple  cahier  de  musique  peut 
nuire  à  la  puissance  évocatrice 
d'une  interprétation  musicale, 
que  dire  alors  des  lustres  élec- 
triques qui  nous  aveuglent  ;  de  la 
décoration  écrasante  et  horrible 


58 


POUR   L  ART 


de  la  plupart  de  nos  "salles  de 
concert  ;  du  mouchoir  avec  le- 
quel on  s'éponge  après  un  long 
morceau  ;  de  ce  banal  habit  que 
nous  retrouverons,  en  sortant, 
au  restaurant  le  plus  proche  ;  du 
bruit  assourdissant  par  lequel 
l'auditeur  moderne  manifeste  son 
assentiment  ou  son  enthousias- 
me ;  de  l'estrade  dénuée  de 
tapis  et  couverte  de  poussière  ; 
de  nos  monstrueux  pianos  ;  de 
l'alignement,  du  numérotage  des 
places  et  de  l'argent  qu'on  a  payé 
pour  les  occuper,  etc.,  etc.  ? 

Autant  de  choses  totalement  in- 
compatibles avec  l'idéal  réclamé 
par  quelques-uns  !... 

A  les  en  croire,  il  faudrait  un  décor 
spécial  pour  l'exécution  de  cha- 
que œuvre  !...  Non  !...  N'allons 
pas  si  loin.  Le  faux  apparat  dont 
nous  nous  entourons  souvent, 
nous  rapproche  déjà  bien  trop 
du  théâtre.  Restons.en  là  !... 


59 


POUR   L'ART 


Jouons  donc  naturellement,  sans 
fanfaronnade,  sans  charlatanis- 
me, avec  la  musique  devant  nous, 
quand  même  nous  la  saurions  par 
cœur,  et  nous  ferons  ainsi  un  pas 
de  plus  vers  la  modestie  et  la 
simplicité;  car,  en  vérité,  nous 
n'avons  guère  le  droit  d'être  fiers, 
notre  infériorité  vis-à-vis  de  l'œu- 
vre étant  trop  évidente. 

Peut-être  les  applaudissements  se- 
ront-ils moins  nourris,  les  rap- 
pels moins  nombreux,  les  succès 
moins  bruyants.  Peut-être  aussi 
des  critiques  s'élèveront-elles  con- 
tre nous,  car  la  routine  règne 
parmi  les  faibles  d'esprit  !...  Peu 
importe  !...  Pour  nous  du  moins, 
la  salle  de  concert  doit  être  un 
temple  d'où  toute  vanité  sera 
sévèrement  bannie.  L'applaudis- 
sement, lui-même,  est-il  si  néces- 
saire?.. 


60 


POUR  L  ART 


CONCLUSION 


KAXXST  DU  NICHT  GE- 
FALLEN-        DURCH  DEINE 

THAT      UXD     DEIN     KUXST- 
WERK. 

m  a  c  h  '  e  s  w  e  n  i  g  e  n 
recht;vielen  gefallen 
ist  schlimm. 

SCHILLER. 

CULTIVONS  NOTRE  JAR- 
DIN ET  NE  LEVONS  PLUS 
LA  TÊTE  POUR  ENTENDRE 
CRIER   LES    CORNEILLES. 

Gustave  FLAUBERT. 


POUR  L  ART 


LE  véritable  Art  —  le  seul  'qui 
soit  —  n'admet  pas  le  men- 
songe; soyons  donc  lo^^aux.  Atti- 
rons notre  public,  puisque  son 
concours  nous  est  indispensable, 
non  pas  avec  des  moyens  fac- 
tices :  virtuosité  fanfaronne,  ges- 
tes faux  ou  sensiblerie  lar- 
moyante, mais  par  la  sincérité 
et  la  valeur  réelle  de  notre  effort. 

Plaçons-nous,  pour  communiquer 
avec  lui,  dans  une  atmosphèrede 
Foi,  de  Conscience  et  de  Volonté, 
à  travers  laquelle  nous  pour- 
rons mieux  prêcher  la  Beauté. 
Cherchons  dans  l'émotion  qui  se 
dégage  de  toute  œuvre  véritable- 
ment belle,  le  talisman  qui  doit 
nous  mériter  les  suffrages  des 
gens  sensés. 

Ne  simulons  pas  l'émotion,  si  elle 
n'est  pas  en  nous  avec  la  Vie 
elle-même:  moins  encore,  si  l'œu- 


h 


POUR   L  ART 


vre  ne  la  contient  pas  :  nous  ne 
la  retrouverions  plus  le  jour  où 
nous  la  souhaiterions.  Pensons 
que  cette  oppression  inique  du 
mensonge  et  de  la  parodie  fini- 
rait, à  la  longue,  par  endurcir 
nos  cœurs  et  par  les  rendre  in- 
sensibles. Alors,  notre  vie,  qui 
peut  encore  être  très  belle,  aurait 
perdu  toute  sa  valeur  et  tout  son 
charme. 

Et  surtout,  et  toujours,  et  avant 
tout,  songeons  à  ce  que,  de  tous 
les  sentiments  que  l'âme  hu- 
maine peut  éprouver,  les  plus 
beaux  sont  les  plus  simples  : 
n'oublions  pas,  encore  une  fois, 
que  tout  l'Art  est  fait  de  Beauté. 
So3'Ons  donc  simples  afin  de  le 
servir  plus  dignement. 

J.-JOACHIM   NIN. 

Professeur  honoraire  de  la  Schola  Cantorum 
de  Paris. 


Berlin-Chsrlcttenburg, 
XX  octobre,  MCMV  III. 


64. 


Umvtrgftas 
BIBLIOTHECA 


ERVANX,  imp.    o  o  c  a 
10,    Rue    de   la  Pépinière 

PARIS       O    O     '-,     C     »    O     0     o 


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La  Bibliothèque 

UnivÊYsi^é  d'Ottowo 

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JCAC  POUR  L'ART