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Full text of "Pour l'humanisme"

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Alfred  POIZAT 


Pour  l'Humanisme 


II 


17,    rue     Soufflot,   PARIS  (V«) 


Pour    r  Humanisme 

II 


i)  L)      M  I'.  M  K      A  U  T  i:  U  11 


Aux  ''  ÉdUions  Spes'' 

Pour  rHumanisme.  —  Tome  1". 

ï.  L  Uiiin.«?nsme.  —  H.  Les  adversaires  de  l'Humanisme. 
lïl.  La  vt'iJU'  sur  le  Moyen-Age.  —  IV.  Villon.  —  V. 
Par  l 'Humanisme  la  langue  française  est  devenue  la 
langui*  universelle.  —  VI.  L'importance  d'une  littéra- 
ture se  définit  par  sa  poésie.  —  VII.  Corneille  est-il 
l'auteur  des  comédies  de  Molière?  —  VHL  Le  cas  Ra- 
cine. —  IX.  La  poésie  de  Lamartine.  —  X.  Sainte-Beuve. 
—  X]  Théodore  de  Banville.  —  XII.  José-Maria  de 
Heredii. 

Un  vol.   in-8°  couronne 8  fr.     n 

Théâtre 

I*""  partie.  —  Sophonisbe,  Gircé,  Inès  de  Castro,  Mé- 
léagre  et  Atalante,   Sainte-Cécile,  Echo  et  Narcisse. 

11^  partie.  —  Antigone,  Electre,  Le  Gyclope,  Saûl, 
Latone,   Le  Déluge. 

Deux  volumes  in-S'*  couronne,  le  volume. .     10  fr.     » 


Alfred  POIZAT 


Pour  l'Humanisme 


•f        II 


17.  rue    Soufflot,   PARIS  (V^) 


t. 5 


9 


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f^ 


PREMIERE    PARTIE 


ANATOLE  FRANCE,  POÈTE  ET   CRITIQUE 


S'il  fallait  définir  Anatole  France,  je  dirais  ^- f 
qu'il  est,  par  excellence,  le  grand  écrivain,  le 
frrand  écrivain  français,  celui  de  tous  ses  con- 
temporains illustres,  qui  a  le  mieux  mérité  ce 
litre  et  en  a  porté  le  renom  plus  haut.  Il  a 
justifié  le  nom  de  France  qu'il  s'était  choisi, 
car  il  est  un  abrégé  de  ce  que  représente  notre 
douce,  libre  et  intelligente  patrie,  en  sorte  que, 
si  son  œuvre  devait  rester  l'unique  témoignage 
de  notre  littérature,  elle  serait  presque  suffi- 
sante pour  en  révéler  la  richesse,  l'antique 
profondeur  et  le  charme  subtil.  Je  dirai  plus. 
Il  est  un  abrégé  de  la  littérature  universelle, 
la  fleur  actuelle  de  notre  vieille  civilisation. 
Il  n'a  pas  seulement  le  don  du  style.  Il  est  le 
style  même,  à  tel  point  qu'il  ne  paraît  pas 
concevable  qu'on  puisse  bien  écrire  sans  écrire 


2  L  HUMANISME 

connue  lui  et  que  nous  éprouvons  aujourd'hui 
une  sorte  crélonnemenl  inquiet  à  écrire  autre- 
ment. En  nous  détachant  de  lui,  nous  le  consa- 
crons, nous  constatons  (|u'il  était  inimitable  et 
nous  commençx)ns  à  le  reconnaître  pour  ce  qu'il 
fut  :  un  class^icjue,  un  qu'i  a  écrit  et  pensé  selon 
le  génie  même  de  notre  langue,  de  notre  littéra- 
ture,, de  notre  civilisation. 

*  * 

Les  poésies  d'Anatole  France  sont  une 
oeuvre  de  sa  jeunesse,  si  toutefois  on  peut  par- 
ler de  jeunesse  à  propos  d'un  homme  qui, 
littérairement  au  moins,  n'en  a  pas  eu  et  s'est 
révélé,  du  premier  coup,  en  possession  d'un 
talent   adulte  et  d'une   absolue  maîtrise. 

Du  moins  y  trouvons-nous  cette  indication 
que  France  a  d'abord  songé  à  faire  une  car- 
rière de  poète  et  en  a  vigoureusement  tracé 
l'orientation.  Cette  carrière,  il  en  a  fourni  la 
première  étape  en  quelques  bonds  aussi  sûrs 
(jue  révélateurs.  On  y  reconnaît  déjà  tout 
l'homme. 

D'emblée,  il  débute  par  des  vers  d'une 
pleine  maîtrise  et  pouvant  soutenir  la  compa- 
raison   avec   les  meilleurs. 

Je  crois  qu'il  faut  ici  s'expliquer.  Il  y  a  deux 
sortes  de  poés-ie.  Tune  qui  jaillit  en  chansons 
des  profondeurs  de  l'âme  ou  de  l'instinct  et 
qui  n'est  que  musique  et  sanglots';  l'autre,  qui 
est  la  poésie  à  la  fois  savante  et  inspirée,  rai- 
sonnée,    réglée    et    voulue,    mais    sans    laquelle 


ANATOLE   FRANCE,    POETE  ET   CRITIQUE  3 

n'aurait  jamais' pu  être  réalisée  aucune  grande 
composition.  Nier  la  poésie  savante,  c'est 
écarter  Homère,  Pindare,  Sophocle,  Anacréon, 
Théocrite,  Virgile,  Dante,  Ronsard,  Racine, 
c'est  nier  la  plus  grande  poésie.  11  n'y  a  pas 
moyen. 

Il  faut  donc  se  résoudre  à  considérer  la 
poésie  comme  l'art  d'écrire  en  vers,  d'émettre 
dans  cette  langue  raffinée  et  divine  des  sentences, 
(les  pensées,  des  tableaux,  des  récits,  des  dia- 
logues, dont  la  nature  réclame  -une  fixité,  une 
solennité,  une  élégance  souveraines,  ce  que 
justement  Anatole  France  appelait  les  poèmes 
dorés,  parce  qu'on  les  devrait  graver  sur  la 
pierre. 

La   belle  poésie,    c'est   donc   de  la   belle   ver 
sifîcation.  Et,  en  dernière  analyse,  le  bon  poêle 
est  celui  qui   sait  faire  de  bons  vers. 

L'Ecole  Parnassienne  avait,  du  reste,  ceci 
(le  bon,  qu'elle  ramenait,  pratiquement,  l'art 
poétique  à  l'art  d'écrire  et  de  composer  en 
beaux  vers  et  qu'elle  jugeait  l'ouvrier  à  ses 
œuvres.  Elle  considérajit  la  poésie  comme  la 
maîtresse  branche  de  la  littérature,  sans  doute, 
mais  enfin  comme  de  la  littérature,  c'est-à-dire 
comme  la  plus  haute  industrie  de  l'esprit.  Et 
je  ne  vois  guère  d'attitude  plus  raisonnable. 
Les  grands  siècles  n'en  ont  jamais  eu  d'autre. 

*  * 

Ainsi  la  carrière  de  poèie  redevenait  une  car- 
rière    normale.     Et     France     partait     pour     la 


4  L  HUMANISME 

suivre.  Ses  remarquables  débuts  avaient  été 
remarqués.  11  fit  un  pas  de  plus  et,  avec 
les  ^'occs  Corinthiennes,  passa  du  morceau 
simple  au  poème  de  construction,  au  drame  en 
MMS,  qui,  pour  les  modernes  et  en  particulier 
pour  les  Français,  est  le  poème-type,  attendu 
qu'il  subit  directement  le  contrôle  de  la  repré- 
sentation et  qu'il  correspond  à  un  besoin  de 
l'esprit  public.  C'est  une  des  rares  formes  du 
poème  (]ui  se  trouvent  remplir  les  conditions 
que  devait  remplir  tout  poème  chez  les  anciens 
Grecs,  c'est-à-dire  former  le  corps  d'une  céré- 
monie publique.  On  ne  lisait  pas  les  poèmes, 
ils  étaient  destinés  à  être   chantés  et  dansés. 

Les  Noces  Corinthiennes  sont  une  églogue 
tragique,  du  genre  de  ces  Piscatorie,  que  com- 
posaient au  XVI®  siècle  Sannazar  et  les  poètes 
napolitains  et  qui  élargissaient  le  monde  pasto- 
ral de  paysages  marins  et  d'àmes  plus  hardies. 

Cette  belle  pièce  n'est  pas  seulement  une 
églogue  par  le  paysage  et  le  caractère  des  per- 
sonnages, elle  l'est  surtout  par  le  style.  L'au- 
teur, en  s'essayant  au  théâtre,  ne  voulait  pas 
courir  le  risque  d'écrire  un  seul  vers  qui  ne 
fût  pas  poétique.  Il  connaissait  ses  confrères  du 
Parnasse,  il  connaissait  son  petit  public  de 
lettrés  et  savait  qu'il  ne  pourrait  garder  leur 
estime  et  conserver  leur  admiration  qu'à  ce 
prix. 

Pour  le  théâtre  romantique,  il  y  avait  un 
style  établi  par  Victor  Hugo  et  dont  les  licences 
étaient  consacrées.  Il  y  avait  une  langue  pour 
le  drame  et  une  langue   très  facile. 


ANATOLE   FRANCE,    POETE  ET  CRITIQUE  Ô 

Mais,  pour  les  sujets  antiques,  il  n'était 
permis  de  les  traiter  que  d'une  manière  très 
littéraire,  dans  un  style  à  l'André  Chénier, 
constamment  tendu  et  surveillé  et  de  telle  sorte 
que  les  moindres  parties  eussent  la  tenue  de 
pièces   d'anthologie. 

C'est  dire  que,  sous  peine  de  passer  pour 
un  méchant  poète,  disciple  de  Ponsard  ou  de 
Népomucène  Lemercier,  on  ne  pouvait  se  per- 
mettre en  de  tels  sujets  d'autre  style  que  celui 
de  réo"logue.  Or,  on  ne  pouvait  prêter  ce  style 
qu'à  des  personnages  d'églogue,  dont  le  lan- 
gage était  fixé  par  une  longue  tradition  ininter- 
rompue, qui  remontait  à  Théocrite  et  qui 
comptait  en  France  de  nombreux  exemples 
comme  ceux  d'HonoTé  d'Urfé,  de  Racan,  de 
Segrais,    de    Mairet,    etc. 

France  n'aurait  pu  se  permettre  de  revenir 
à  la  langue  de  Racine,  dont  il  connaissait  mieux 
que  personne  les  ressources  infinies.  Le  Jupiter 
du  Parnasse,  Leconte  de  Lisle,  l'eût  foudroyé. 
Leconte  de  Lisle  ne  comprenait  rien  à  Racine 
et  sa  raison  d'être  était  de  n'y  rien  comprendre. 

Je  ne  veux  pas  dire  que  Leconte  de  Lisle  ne 
fut  pas  un  grand  poète  de  décadence,  un  poète 
de  cabinet  et  de  cénacle,  un  poète  bibliothé- 
caire, dont  l'œuvre  d'intention  classique  a  été 
composée  hors  des  conditions  oii  se  développent 
les  littératures  classiques,  les  littératures  nor- 
males et  vraiment  vivantes.  Il  était  dans  le 
même  cas  que  ces  magnifiques  rhéteurs,  qui 
enseignaient  l'éloquence  en  des  temps  où  la 
parole   publique  était   interdite,    et   que   ce   Se- 


6  L  HUMANISME 

noqne  lo  fraîrîqiie  qui  composait  des  tragédies 
pour  des  lectures  publiques,  en  un  temps  où 
on  n'en  jouait  plus.  Tous  ces  p:ens,  à  qui 
manquaient  les  ressorts  véritables  de  leur  art, 
étaient  conduits,  pour  y  suppléer,  comme 
Leconte  de  Lisle,  à  forcer  le  ton,  à  durcir  le 
dessin,  à  outrer  les  gestes,  à  retenir  l'attention 
par  l'emploi  de  mots  voyants,  d'épithètes 
rechercbées,  d'effets  à  faire  cabrer  les  chevaux. 
Tout  cela  n'empêchait  pas  ce  poète  d'être  admi- 
i*able  et  même  de  proportions  harmonieuses, 
une  fois  admis  son  point  de  vue  et  la  transpo- 
sition faite.  Il  y  a  même,  à  le  lire,  un 
éblouissement  qu'on  ne  trouve  pas  avec  les 
véritables  classiques.  Leconte  de  Lisle  n'écri 
vait  pas  un  vers,  qui  ne  fût  pour  étonner  et 
qui  ne  fût  digne  d'être  remarqué  à  part. 
Racine,  au  contraire,  n'en  écrivait  aucun  qui 
n'eût  pour  objet  de  rendre  ses  personnages 
plus  aimables  ou  plus  touchants,  qui  ne  fût  le 
langage  même  de  la  passion,  un  langage  plein 
de  caresses,  de  langueur  ou  d'emportement,  in- 


comparable, certes,  mais  que  la  passion  ne 
trouvera  jamais  trop  ardent,  ni  trop  musical, 
ni   trop  expressif  pour  la  traduire. 

Donc,  Anatole  France,  pour  affermir  sa  ré- 
putation, dut  écrire  une  pièce  très  littéraire, 
c'ost-à-dire  dans  le  seul  style  admis  par  les 
esthètes  du  Parnasse,  pour  les  pièces  antiques, 
le  style  idyllique.  11  dut  choisir  ses  héros 
dans  le  petit  monde  des  laboureurs,  des  vigne- 
rons, des  potiers  et  des  pêcheurs,  qu'on  est 
accoutumé  à  entendre  parler  ce  langage.   Cha- 


ANATOLE   FRANCE,    POETE  ET   CRITIQUE  7 

Clin  de  ces  menus  métiers  allait  lui  fournir 
de  jolies  descriptions  et  de  petits  tableaux, 
dans  le  goût  de  Théocrite  ou  des  poètes  de 
VAnthologie. 

Mais  si  ses  personnages  étaient  humbles  et 
un  peu  conventionnels,  il  sut  les  élever  par  le 
sujet  jusqu'à  la  noblesse  de  la  tragédie.  Ce 
sujet  était  admirablement  choisi.  Ce  n'était  ni 
plus  ni  moins  que  le  grand  drame,  déchaîné 
dans  le  monde,  par  l'apparition  du  Christia- 
nisme et,  conséquemment,  tout  le  problème 
religieux   moderne. 

Pour  Anatole  France,  ce  drame  nous  était 
contemporain,  car,  à  ses  yeux,  il  n'était  pas 
terminé  ;  ce  problème  n'avait  pas  reçu  de  so- 
lution. 

France  n'a  jamais  adopté  le  christianisme, 
qui  le  trouve,  après  dix-neuf  siècles  bientôt, 
dans  le  même  esprit  où  se  trouvaient  les  der- 
niers philosophes  grecs,  quand  l'Evangile  fut 
annoncé. 

France  a  sur  toutes  les  questions  l'opinion 
que  pourrait  avoir,  s'il  avait  vécu  jusqu'à  nos 
jours,  sans  que  ses  facultés  vieillissent,  un  pen- 
seur grec,  très  intelligent,  très  cultivé  et  très 
éclectique. 

Il  y  a,  en  effet,  une  pensée  grecque  vivante, 
constamment  tenue  à  jour  et  qui  est  comme 
l'âme  de  la  civilisation.  Elle  règne  à  peu  près 
exclusivement,  non  seulement  dans  les  Uni- 
versités, dans  les  Revues,  dans  les  grands  jour- 
naux, mais  dans  les  conversations  entre  intel- 
lectuels.   Elle   est   le  terrain   de   rencontre   idéal 


8  l'humanisme 

et  pour  ainsi  dire  le  bien  commun  de  tous 
les  civilisés.  Grâce  à  elle,  et  moyennant  de 
léjrères  précautions,  des  hommes,  que  la  reli- 
piion  ou  la  race  semblaient  .avoir  à  jamais 
séparés,  ont  la  joie  de  causer  ensemble  et  de 
s'entendre  et  peuvent  même  nouer  d'exquises 
amitiés.  Avant  d'être  catlioli(|ue,  protestant  ou 
libre-penseur,  on  est  platonicien  ou  aristoté- 
licien ou  sceplicjue  ou  épicurien  et  le  plus  sou- 
vent on  est  tout  cela  à  la  fois,  c'est-à-dire  qu'on 
adapte  la  pensée  grecque  aux  besoins  de 
r  heure. 

Certains  esprits,  comme  Anatole  France,  se 
contentent  des  lumières  de  la  pensée  grecque, 
qui  sont  proprement  celles  de  la  raison  hu- 
maine, pour  résoudre  tous  les  problèmes  que 
la  vie  pose  et  ne  croient  pas  permis  d'aller  au 
delà.  D'autres,  au  contraire,  ne  s'en  contentent 
pas,  font  appel  à  des  hmiières  surnaturelles  ou 
extra-naturelles,  et  comptent,  pour  obtenir 
des  certitudes  plus  amples,  dont  leur  cœur  ne 
peut  se  passer,  sur  une  révélation  d'en  haut. 
Ils  croient,  ils  ont  la  foi.  Mais  en  dehors  de 
la  foi,  il  n'y  a  rien  autre  que  la  pensée  grecque. 

A  la  base,  cette  pensée  est  commune  aux 
croyants  et  aux  non-croyants.  La  dispute  ne 
commence  (fue  sur  la  foi,  mais  elle  met  aux 
prises  deux  familles  d'esprits  ou  plutôt  deux 
états   d'esprit. 

Pascal  a  admirablement  posé  le  problème  en 
montrant  l'homme  suspendu  entre  deux  infinis 
de  grandeur  ou  de  petitesse.  Selon  qu'on  est 
plus    ou    moins     frappé  par  rinsignifiance  de 


ANATOLE  FRANCE,  POETE  ET  CRITIQUE      9 

Ihomme  dans  l'Univers  ou  par  sa  grandeur, 
on  est  croyant  ou  on  ne  l'est  pas,,  on  sent  ou 
on  ne  sent  pas  le  besoin  de  Dieu. 

Pour  son   drame  Anatole  France  a  transposé 
la  pensée  grecque  dans  la  religion  grecque  qui 
en  était,  à  ses  yeux,  la  forme  imagée  et  popu- 
laire.    Mais,     au     premier  siècle  de   notre   ère, 
quelle    était    la    religion    grecque,    j'entends    la 
religion  réelle,  la  religion  des  gens  du  peuple  ? 
Ce   n'était   sûrement    plus    celle    d'Homère    qiii 
était   elle-même   le    résidu    d'une   multitude   de 
religions  enchevêtrées  les  unes  dans  les  autres. 
La    religion    grecque    ne  consista,  le  plus  sou- 
vent,  qu'en  cultes  locaux  ou  en  vénération   de 
sanctuaires     célèbres,     en   petites   dévotions   ou 
superstitions.   Et,    comme  le     fond     du    peuple 
grec  était  composé  de  braves   gens,   sobres,   la- 
borieux,    hospitaliers,     aimables,     enjoués  dans 
leurs   propos,    mais   sérieux  dans  leur  vie   pro- 
fonde, croyant  en  une  Providence,  en  une  jus- 
tice,   espérant    une    survie,    en    un    mot    tels    à 
peu     près     qu'on    les    retrouverait   maintenant, 
je    pense    que    leur   religion    réelle    ne    différait 
guère   de    leur   christianisme   orthodoxe    actuel. 
Grecs   ils   étaient,    grecs   ils   sont   restés.    Et   si, 
aux    premiers    siècles    de    notre   ère,    ils    absor- 
bèrent si  facilement  le  Christianisme,  c'est  que 
le  Christianisme  était  déjà  fait  en  eux.  Ou  plu- 
tôt ils  en  prirent  et  ils  en  laissèrent.  Le  Chris- 
tianisme était  fait  chez  eux.  Du  moins  ne  con- 
trariait-il   aucune   de   leurs   habitudes    d'esprit. 
Depuis  longtemps,  ils  croyaient  en  un  Dieu  su- 
prême, celui  de  Socrate,  et  à  des  intermédiaires 


10  l'humanisme 

honiinos-dieux.  Leur  polythéisme  trouva  sa- 
tisfaction dans  le  culte  de  la  Vierge,  des  Anges 
et  des  saintes  Icônes.  Ils  furent  heureux  de 
pouvoir  enfin  les  aimer,  heureux  d'avoir  plus 
de  certitude,  heureux  de  penser  que  leurs  morts 
vivaient  et  de  sentir  enfin  ([uelque  ordre  dans 
le    chaos   religieux. 

Certes,  il  y  eut  des  crises  et  Anatole  France 
nous  fait  assister  à  l'une  d'elles  dans  ses  Noces 
Corinthiennes.  On  ne  met  pas  impunément  du 
vin  nouveau  dans  les  vieilles  outres.  Il  y  eut 
des  fermentations  imprévues  et  douloureuses, 
des  accès  de  fièvre.  Mais  tout  finit  par  se 
rééquilibrer. 

Il  faut  être  reconnaissant  à  France  de  n'avoir 
pas,  en  cette  pièce,  fait  acte  de  sectaire  et 
d'avoir  introduit  un  évêque,  qui  tient  le  lan- 
gage convenable,  le  langage  chrétien  de  la 
raison   et   remet    les  choses   au  point. 

Le  plus-  grand  éloge  qu'on  puisse  faire  des 
Noces  Corinthiennes,  c'est  que  reprises  à  la 
Comédie-Française,  après  trente  ans,  elles  ont 
obtenu  un  éclatant  succès.  C'était  donc  une 
excellente  pièce  autant  qu'un  fort  beau  poème 
et  qui  peut  durer. 

Et  pourtant  l'auteur  n'a  pas  continué  dans 
cette  voie. 

Il  avait  abordé  le  théâtre  en  vers,  à  un  mo- 
ment défavorable,  au  moment  on  fléchissait  la 
formule  romantifjue  et  où  la  nouvelle  formule 
classiffue  n'était  pas  reconstituée. 

Il  est  évident  que  le  théâtre  de  Hugo  tourne 
le  dos  au  véritable  génie  français,  fait  de  sim- 


ANATOLE  FRANCE,  POETE  ET  CRITIQUE     11 

plicité,  de  loyauté  psychologique,  d'émotion 
intérieure  et  de  lyrisme  contenu.  Il  est  évident 
que  la  comédie  dramatique  est  à  la  base  de 
Taotre  théâtre.  La  preuve  en  est  qu'elle  a  triom- 
phé en  prose  et  occupé  la  place  rendue  vacante 
par  la  carence  de  la  tragédie.  Nos  auteurs  dra- 
matiques ont  trouvé  le  succès  en  faisant  des 
^tragédies  en  prose,  auxquelles  ne  manquait 
que  la  grande  poésie. 

*  * 

C'est  le  sentiment  que,  dans  l'esthétique  du 
Parnasse,  il  y  avait  quelque  chose  de  froid,  de 
trop  apprêté  et  de  faux,  de  non  arrivé  à  la  vie, 
qui  brusquement  détourna  France  de  la  voie  où 
il   était  si   brillamment  entré. 

Il  renonça  au  A^ers  et  adopta  la  prose  qui  lui 
permettait  de  se  servir  de  ses  propres  armes 
et  non  des  armes  des  autres,  de  chausser  ses 
propres  bottes  et  non  les  cothurnes  d'apparat 
d'un  Leconte  de  Liste.  Toute  littérature  qui 
n'est  pas  mise  au  rythme  de  la  vie  est  une  lit- 
térature morte.  On  prend  la  plume  bien  plus 
pour  défendre  ses  idées  que  pour  les  propager. 
Et  on  ne  tâche  à  les  imposer  que  parce  qu'il 
n'est  pas   d'autre  manière  de  les  défendre. 

Ainsi  le  journalisme  est-il  une  des  formes 
les  plus  vivantes  de  la  littérature.  Il  serait  la 
littérature  même,  s'il  n'était  trop  souvent 
bâclé,  s'il  ne  s'émiettait  en  articles  trop  courts, 
si  le  procédé  de  métier  ne  suppléait  à  l'in- 
suffisance de  la  pensée,   s'il  n'était  si  mêlé,   si 


r2  l'humanisme 

iiicorrcrt  ot  si  inutilement  bavard.  Mais  pour 
celui  (|ui  a  (pielqne  eliose  h  dire  et  qui  prend 
le  teni])s  de  le  bien  dire,  le  journalisme  est  le 
lien  même  on  Tarte  littéraire  devrait  être  -le 
plus  efflfNTee  et  le  mieux  adaj^té  à  sa  fonction. 

On  n'est  pas  un  irrand  littérateur  si  l'on 
,  nest  pas  un  peu  journaliste,  si  l'on  n'a  pas  ce 
^  sens  d'un  rapport  étroit  entre  sa  pensée  et  les 
réalités    de    son    temps. 

Qu'avait  à  dire  Anatole  France  ?  De  quel 
messaffe  spécial  le  Destin,  en  le  formant 
comme  il  l'avait  fait,  l 'avait-il  chargé,  à 
l'adresse   de   notre   époque  ? 

De  maintenir  vivant  l'héritage  intellectuel  de 
Kacine  et  de  Voltaire  et  d'en  continuer  la 
double  action  littéraire  et  philosophique.  D'em- 
pêcher qu'un  autre  courant  se  formât  et  en- 
traînât la  littérature  et  la  pensée  françaises 
dans  une  direction  opposée.  Et  cela,  parce 
qu'avec  Molière,  Racine,  Fénelon,  Montes- 
quieu, Voltaire,  la  France  avait  repris  le  rôle 
([u'avaient  joué  la  Grèce  et  Rome  et  s'était 
placée  à  la  tête  de  la  seule  civilisation  vrai- 
ment libérale  et  féconde,   qui  ait  jamais  existé. 

Continuer,  dans  la  mesure  du  possible  et  en 
In  complétant,  l'œuvre  de  Racine  et  de  Vol- 
taire ;  la  compléter,  en  lui  rendant,  de  plus  en 
plus,  le  sens  grec  et  la  divine  ironie,  cette 
I  fleur  de  la  raison  courtoise  ;  profiter,  pour 
rela,  de  tout  le  renouv,eau  qu'avaient  donné 
;iu\  études  grecques  la  poésie  d'André  Chénier 
et  les  découvertes  modernes,  tel  était  l'objectif. 

Malheureusement,   entre   le  xvm®  siècle   et   le 


ANATOLE   FRANGE,    POETE   ET   CRITIQUE  13 

temps  présent,  le  Romantisme  avait  rompu 
quelques  ponts.  Pour  rétablir  la  communica- 
tion avec  Voltaire,  il  fallait  un  intermédiaire. 
Il  s'était  rencontré  en  la  personne  de  Renan. 

Renan  n'avait  pas  vécu  sa  jeunesse  dans  le 
siècle.  Il  ne  devait  à  peu  près  rien  de  sa  for- 
mation littéraire  aux  Romantiques,  sauf  peut- 
être  à  Chateaubriand  et  à  Lamennais,  des  Bre- 
tons comme  lui,  dont  les  livres  lui  avaient  ap- 
pris à  cadencer  ses  phrases,  à  en  faire  de  la 
musique.  En  fait  de  style,  il  avait  surtout  appris 
le  style  dévot.  Et  voilà  que  tout  à  coup  il  lui 
avait  fallu  faire  face  à  une  situation  toute  nou- 
velle, assez  pénible,  presque  ridicule.  Jamais 
Renan  ne  put  dépouiller  le  prêtre,  qu'il  avait 
failli  être.  Ecclésiastique,  il  l'était  physique- 
ment, psychiquement,  à  un  degré  que  peu  de 
clercs  ont  atteint.  Il  l'était  encore  plus  sous 
l'habit  laïque  que  sous  la  soutane.  Il  ne  pou- 
vait pas  ne  pas  en  éprouver  un  certain  malaise. 
Or,  rien  ne  rend,  en  France,  un  laïque  anti- 
pathique ou  comique  comme  cette  allure  clé- 
ricale, comme  cette  inaptitude  à  paraître  ce 
qu'il  est.  Un  sentiment  de  dignité  visà-vis  de 
lui-même  l'empêchait  de  se  montrer  autre  qu'il 
n'était.  Il  lui  fallut  des  prodiges  de  tact  et 
d'esprit  pour  s'expliquer,  sans  s'abaisser,  pour 
rendre  voltairien,  sans  qu'il  y  parut  trop,  son 
style  du  séminaire.  Il  lui  fallut  pratiquer  l'art 
de  l'allusion,  il  lui  fallut  inventer  l'ironie, 
qui  écarte  les  familiarités  et  prévient  l'injure. 
Il  lui  fallut  se  créer  ce  style  incomparablement 
subtil  et  nuancé,   qui  fut  la  joie  des  lettres  et 


14  l'humanisme 

leur  plus  récent  renouveau.  Ce  fut  le  presti- 
gieu.v  rétablissement  d'un  homme  placé  dans 
une  situation   fausse. 

Le  style  de  Renan  coulait  directement  du 
xvii''  siècle.  Son  originalité  était  de  ne  rien 
devoir  à  Victor  Hugo,  à  Théoj)hile  Gautier,  à 
Flaubert  et  d'être  une  des  deux  formes  j)rinci- 
pales  de  notre  littérature,  sa  forme  grecque, 
opposée  à  la  forme  romaine  de  Bossuet  et  de 
Guez  de  Balzac. 

Ainsi  le  Romantisme  avait  été  tourné.  Renan 
avait  passé  à  côté  sans  le  voir  et,  plus  attrayante 
que  jamais,  la  littérature  classique  avait  repris 
s  fi   royauté. 

Pour  entrer  dans  ce  courant  qui  était  le  siien, 

Vnatole     France     n'eut     pas   à   imiter     Renan 

comme  on   le   crut  d'abord.   Il   n'eut  qu'à  être 

'  lui-même  et  à  se  laisser  aller  au  fil  de  sa  pensée. 

Lui  aussi,  mais  pour  d'autres  raisons  que  Re- 
nan, il  avait  grandi  en  dehors  du  Romantisme 
auquel  il  avait  été  réfractaire.  Pour  exprimer 
ses  idées  et  ses  sentiments,  il  n'avait  pas  besoin 
de  mots  nouveaux  ni  de  phrases  nouvelles.  La 
langue  élégante  des  xvii^  et  xvm^  siècles  lui  suf- 
fisait. 

11  n'était  pas  appelé  à  représenter  la  littéra- 
ture spéciale  du  xix*"  siècle,  mais  à  représenter, 
(  n  ce  xix'  siècle,  la  littérature  éternelle. 

La  littérature  spéciale  au  xix^  siècle,  et  qui  en 
rendra  sans  doute  un  puissant  témoignage, 
c'est  Notre-Dame  de  Paris  avec  les  Misérables, 
c'est  Balzac,  c'est  Flaubert,  c'est  Zola,  c'est 
Daudet,  c'est  Maupassant,  c'est  Bourget,  ce  sont 


ANATOLE   FRANCE,    POETE  ET   CRITIQUE  15 

tous  nos  gramds  romanciers.  Elle  constitue  une 
immense   enquête   documentaire,    une  tentative 
d'étude  approfondie  et  totale,  mettant  en  œuvre 
tous     les     matériaux    possibles     pour   une  his 
toire  naturelle  de  l'homme  et  des  Sociétés. 

Les  romans  d'Anatole  France  ne  sont  pas  de 
cette  sorte.  Ce  sont  des  contes  philosophiques, 
narrés  avec  un  art  exquis,  agitant  des  questions 
éternelles  ;  c'est  de  la  littérature  pure,  où  se 
joue  un  esprit  profond  et  délicieux  et  qui  an- 
nexe notre  temps  à  la  fois  à  la  Grèce  antique  et 
à  la  France  intellectuelle  de  Louis  XIV  et  de 
Louis  XV.  Il  n'y  a  pas  moyen  de  comparer  cela 
à  Honoré  de  Balzac,  mais  à  La  Bruyère,  à  Mo- 
lière, à  La  Fontaine.,  à  Fénelon,  à  Fontenelle,  à 
Voltaire. 

On  ne  voit  pas  comment  cela  pourrait  périr, 
à  moins  que  ne  meure  la  littérature,  car  cela  ne 
contient  qiie  l'essentiel  et  le  permanent.  Ce  qui 
est  de  tous  les  siècles  passés  a  bien  des  chances 
d'être  de  tous  les  siècles  à  venir. 

Une  œuvre  comme  celle  de  Benan  est  en 
grande  partie  périssable,  car  elle  repose  sur  une 
soiienoe  changeante  et  toujours  provisoire.  Il 
n'en  restera  sans  doute  que  des  fragments  et 
les   Dialogues   philosophiques. 

France  ne  s'est  point  aventuré  sur  un  terrain 
si  mouvant  et  si  peu  sûr.  Il  ne  s'est  pas  compro- 
mis avec  son  temps.  Il  n'a  pas  risqué  d'affirma- 
tions en  l'air.  Il  s'en  est  tenu  à  ce  scepticisme 
qui  fut,  et  qui  restera  toujours,  le  contempo- 
rain des  problèmes  concernant  la  destinée  de 
l'homme. 


16  l'humanisme 

Et,  peu  à  peu,  à  mesure  que  le  siècle  se  dé- 
blayait, sa  figure  a  grandi  au  point  d'appa- 
raître la  figure  pricipale  de  son  temps,  au 
point   d'en   devenir   la   littérature. 

Les  ([ualre  volumes  de  sa  Vie  Littéraire,  pa- 
rus d'abord  en  feuilletons  au  Te:nips,  nous  con- 
servent, ce  qui  presque  toujours  se  perd,  ce 
({ui  est  perdu  à  jamais  de  Mallarmé,  la  con- 
versation éblouissante  d'un  grand  esprit,  c'est- 
à-dire  le  meilleur  de  lui-même,  les  dessous 
réels  de  sa  pensée,  son  attitude  profonde  de- 
vant les  événements,  les  raisons  secrètes  de  son 
linfluence.  Nous  n'y  avons  pas  tout  Anatole 
France,  mais  seulement  quelques-unes  de  ses 
belles  années.  Cela  peut,  à  la  rigueur,  nous 
suffire,  tout  en  augmentant  nos  regrets.  Il  y  a 
là  des  pages  merveilleuses,  de  prodigieuses  sug- 
gestions. Je  ne  vois  rien  à  comparer  à  ce  qu'on 
y  lit  sur  les  Jouets  d'enfants,,  sur  les  lexiques  ; 
de  ces  sujets  qui  semblent  pauvres  il  a  su  tirer 
des  vues  extraordinai rement  saisissantes  sur  le 
grand  problème  humain.  Il  n'a  peut  être  ja- 
mais plongé  si  profond. 


Il 


PAUL   HAREL 


Je  vais  vous  parler  d'un  grand  poète,  qui 
fut  et  qui  est  un  homme  délicieux,  un  de  ces 
hommes  dont  la  présence  est  comme  une  fête 
carillonnée,  une  trêve  aux  soucis,  une  cordial 
puissant,  une  griserie,  je  ne  sais  quoi  de  doux 
et  de  fort,  où  l'on  respire  le  parfum  de  la  terre 
printanière  et  des  bois  rajeunis,  ori  sonnent 
toutes  les  cloches  de  Pâques,  oij  rit  l'aimable 
et  piquante  lumière,  où  jasent  les  sources,  où 
palpite  l'espoir  et  que  recouvrent  la  foi  tran- 
quille et  la  résignation  évangélique.  De  Paul 
Harel  se  dégaj^e  une  impression  de  sécurité  et 
de  joie.  Son  âm.e  a  la  tiédeur  et  la  forme  de 
ces  logis  normands  bien  cloisonnés,  aux  inté- 
rieurs rutilant  de  propreté,  où  la  nappe  blanch<- 
est  toujours  mise,  où  la  broche  tourne  sur  le 
brasier  de  la  cheminée,  et  qui,  coiffés  d*ar- 
doises  ou  de  tuiles  dorées  par  le  lichen,  s'ha- 
billent d'un  espalier  de  vignes  ou  de  roses. 
L'église    où     il     apprit     le     catéchisme    dresse 


18  l'humanisme 

loujours  (levant  ses  yeux  ses  arceaux  *?othiques 
et  sa  haute  et  massive  tour  grise,  dont  l'horloge 
et  le  cadran  lui  mesurent  paresseusement  la 
marche  du  temps  et  lui  parlent  de  rEternité. 

Si  j'avais  à  définir  cet  homme,  j'écrirais  : 
Paul  Harel  ou  Vinvitation  à  Vamilié,  Paul  Harel 
ou  la  poésie  de  V amitié ,  car  c'est  en  cela  que 
résident  son  charme  viril  et  son  incantation 
propre.  Après  une  heure  passée  avec  lui,  on  a 
l'impression  qu'il  y  a  en  lui  tout  ce  qui  vous 
manque,  et  qu'il  l'a  avec  surabondance.  Il 
est  prodigieusement,  il  est  fastueusement  riche 
d'une  richesse  qui  est  en  lui-même  et  qui 
semble  inépuisable.  A  ceux  qui  ont  perdu  ces 
biens,  sa  présence  rend  le  Christianisme,  le 
pays  natal,  la  famille  et  leurs  chauds  asiles,  où 
l'âme  frileuse  se  dilate,  car  c'est  un  homme 
charmant  et  bon  qui  sent  ce  dont  les  pauvres 
hommes  ont  besoin  et  qui  n'aime  pas  les  voir 
malheureux.  Il  vous  met  en  confiance,  il  vous 
prend,  il  vous  gagne  par  sa  gaîté,  il  vous  fait 
rire,  il  rallume  en  vous  la  joie  de  vivre  et  l'op- 
timisme. Il  a  le  génie  de  la  fraternité  chré- 
tienne. 

Vous  avez  entendu  dire  qu'il  était  le  poète- 
aubergiste.  Vous  avez  lu  ses  délicieux  souve- 
nirs d'auberge,  qui  resteront  parmi  les  petits 
classiques  de  la  langue  française,  à  notre 
époque.  Et  sur  la  foi  de  cette  légende  et  de  ce 
joli  livre,  vous  vous  l'êtes  imaginé  sans  doute 
en  tablier  blanc  surveillant  des  fourneaux  char- 
gés de  victuailles.  Je  regrette  de  détruire  votre 
illusion.  Harel  n'a  pas  été  plus  réellement  au- 


PAUL   HAREL  19 

bergiste  que  vous  ni  moi.  Harel  a  été  un  grand 
poète,  doublé  d'un  maître  du  conte  rustique, 
et  ses  doigts  n'ont  jamais  manié  d'autres  ou- 
tils que  le  porte-plume.  Les  ouvriers  poètes 
sont  de  médiocres  ouvriers  et  de  médiocres 
poètes.  Ils  ne  font  bien  aucun  de  leurs  deux 
métiers.  Et  la  poésie  est  un  métier  rudement 
difficile,  qui  exige  de  ceux  qui  le  pratiquent, 
qu'ils  s'y  adonnent  entièrement.  Ah  !  j'aurais 
plaint  les  clients  de  l'auberge  d'Echauffour 
s'ils  n'avaient  compté  que  sur  les  plats  prépa- 
rés par  un  pareil  cuisinier  !  Ces  plats  auraient 
tous  été  carbonisés,  car  juste  au  moment  le 
plus  délicat  de  la  cuisson,  la  tête  du  poète  se 
fût  emplie  de  sonneries  de  rimes  et  son  imagi- 
nation eût  couru  les  champs,  parce  qu'un 
lièvre  aurait  déboulé  dans  son  cerveau  et  qu'une 
famille  de  lapins  l'auraient  regardé  narquoi- 
sement,  assis  sur  leurs  derrières,  dans  l'herbe 
fraîche.  Puis  c'eût  été  un  passage  de  perdrix 
grises  ou  de  bécasses,  un  chien  en  arrêt  dans 
les  roseaux.  Allez  donc  avec  de  telles  pensées 
faire  la  liaison  d'une  sauce  ou  y  jeter  à  point 
nommé  le  thym,  la  sauge  ou  le  serpolet,  si 
évocateurs  là-bas,    si   nécessaires  ici  ! 

Non  !  un  poète,  un  vrai  poète  ne  vit  que  dans 
sa  tête.  C'est  un  somnambule  qui  suit  son  rêve. 
Il  marche,  il  répond  aux  questions  qu'on  lui 
pose,  il  a  l'air  très  réveillé,  mais  en  réalité  il 
dort  ou  plutôt  il  vit  intérieurement  une  autre 
existence  ;  il  est  absent,  il  est  là-haut,  derrière 
ses  yeux  qui  rient  et  qui  songent.  Il  n'en  redes- 
cend pas.  Il  y  a  assez  de  gens  en  bas  pour  faire 


20  l'humanisme 

Touvrage.  Vous  croyez  qu'il  vous  regarde.  Eh  ! 
sans  rioiito  il  vous  regarde,  mais  pas  comme 
vous  le  pensez.  Il  vous  trouve  plaisant,  parce 
(|u'il  vous  imagine  à  mesure.  Il  vous  tourne,  il 
vous  retourne,  il  vous  situe  et  brusquement 
vous  plante  là  et  vous  oublie.  Vous  êtes  pour 
lui  de  la  littérature. 

Tl  est  là -haut  dans  sa  tête  à  travailler  de  son 
métier,  les  yeux  ouverts  sur  la  campagne. 

Il  est  un  organisme  à  filer  des  vers  comme 
le  bombyx  à  faire  de  la  soie.  Vous  croyez  qu'il 
ne  fait  rien  :  il  travaille  tout  le  temps.  Il  emma- 
gasine des  impressions,  il  écoute  au  fond  de  lui- 
même  de  subtiles  orgues,  des  harpes  et  des 
flûtes  ;  la  chanson,  après  ce  prélude,  se  précise. 
Un  ordre  à  la  fois  musical  et  mystique  assemble 
les  mots,  qui  prennent  un  sens  merveilleux, 
allongent  étrangement  leurs  résonnances  et 
brusquement   s'illuminent  et  scintillent. 

A  quoi  servent  les  poètes,  à  quoi  servent  les 
artistes?  Tout  simplement  à  faire  le  monde  plus 
beau  et  plus  significatif,  à  compléter  la  nature,  à 
ajouter  ce  qu'il  y  manque,  pour  qu'elle  soit 
plus  émouvante,  à  en  peindre  l'ame  invisible,  à 
la  rendre  habitable  pour  les  dieux  et  à  les  ame- 
ner à  habiter  avec  nous. 

Dieu  nous  a  livré  la  terre.  Il  en  a  commencé 
l'aménaîrement,  mais  il  nous  a  laissé  le  soin  de 
le  terminer  et  de  le  meubler  à  notre  croût.  Les 
plus  «grandioses  pavsafres  ont  quelque  chose 
d'indéterminé  :  IcTirs  contours  et  leurs  confins 
se  mêlent.  Mais  posez  un  temple,  une  église, 
une  statue  au  bon  endroit,  et  aussitôt  vous  avez 


PAUL   HAREL  21 

un  pays,  un  centre,  autour  duquel  tout  s'har- 
monise, où  se  formera  un  foyer  de  civilisation  ; 
la  vie  jusque  là  nomade  sera  fixée  ;  l'amitié, 
l'amour  naîtront  ;  les  morts  ne  seront  plus  ou- 
bliés ;  mille  sentiments  seront  cultivés,  que  cou- 
ronnera la  piété.  Et  les  fleurs  de  l'esprit  appa- 
raîtront. Et  les  chansons  s'envoleront  de  toutes 
les  lèvres.  Autrement  dit,  une  vie  divine  com- 
mencera. 

Nous  ne  serons  plus  ces  malheureux  forçats 
que  nous  étions,  infiniment  plus  malheureux 
que  les  animaux,  car  nus,  faibles  et  délicats, 
tandis  que  les  bêtes  ont  des  fourrures  et  courent 
en  liberté,  nous  étions  seuls  condamnés  aux 
durs  travaux  des  champs,  à  toutes  les  souf- 
frances, à  la  maladie  et  à  la  mort,  sous  le  fouet 
des  bises  et  des  pluies  glacées.  Mais  l'intelli- 
gence nous  a  sauvés,  l'intelligence  a  refait  de 
nous  des  princes.  Et  les  artistes  et  les  poètes 
divins  sont  arrivés,  pour  nous  initier  aux  joies 
d'une  existence  encore  supérieure,  d'une  exis- 
tence transfigurée,  ennoblissante,  élargie  et  dé- 
licieuse. 

Les  poètes,  les  penseurs  et  les  artistes  sont  les 
ferments  de  l'Humanité  ;  leur  fonction  est  de 
transformer  la  matière  en  spiritualité  et,  par 
conséquent,  d'assurer  l'accomplissement  du 
plan  divin.  Sans  eux,  la  vie  ne  vaudrait  pas  la 
peine  d'être  vécue,  car  la  dignité  de  l'homme 
ne  commence  qu'avec  la  pensée. 

Les  sociétés  ne  sont  constituées  que  pour  per- 
mettre d'éclore  à  la  pensée,  à  la  poésie,  à  l'art, 
à  tout   ce  qui,   dans  l'avenir   et  dans   l'espace, 


.2.3  l'httmamsme 

portera  témoignage  pour  elles.  Les  penseurs,  les 
fK)ètes,  les  artistes,  font  rayonner  au  loin  le  nom 
et  le  travail  de  ces  sociétés.  Ils  les  font  respec- 
ter, aimer,  admirer. 

Voyez  cette  petite  bourgade  d'Echauffour,  si 
coquette  et  si  jolie.  Sa  beauté  est  devenue  cé- 
lèbre grâce  à  son  poète.  Grâce  à  lui,  la  voilà  en 
train  de  devenir  un  lieu  consacré,  une  des 
.saintes  bourgades  de  la  France  et  de  la  Nor- 
mandie. On  en  parle  jusqu'au  fond  du  Canada. 
Elle  est  connue  au  Japon.  Des  écoliers  d'Asie 
épèlent  son  nom  et  récitent  ses  louanges.  Elle 
restera  légendaire  et  toute  sonore  des  fanfares 
dont  la  voix  d'Iïarel  a  rempli  ses  échos  ;  on  y 
rêvera  de  ses  souples  amazones,  on  y  verra 
passer  les  équipages  du  marquis  de  Chambray, 
qui  y  ressuscita  les  fastes  des  Valois.  Et  le  vent 
léger  y  restera  bruissant  de  souvenirs,  de  beaux 
rythmes  et  de  rimes  enchantées,  qui  rediront 
à  jamais  les  douces  syllabes  du  l>on  accueil  et 
de  l'amitié. 

* 

Que  fut  Harel.^  Un  poète,  un  merveilleux  ou- 
vrier de  vers,  c'est-à-dire  un  être  de  luxe,  qui 
n'était  bon  à  rien  qu'à  cela.  C'était  beaucoup 
et  c'était  peu...  Mais  la  nature  arme  les  gens 
qu'elle  prépare  à  jouer  un  rôle  et  les  aiguille 
vers  leur  destinée.  Elle  lui  donna  l'aisance  des 
manières,  l'assurance,  le  charme  persuasif  et  le 
bourra  d'esprit...  Elle  le  campa,  le  nez  au  vent, 
les  yeux  vifs,  le  teint  frais  et,   le  plantant  sur 


PAUL   HARFX  23 

des  jarrets  solides,  lui  donna  l'allure  robuste  et 
dégagée  d'un  gentleman-farmer  et  d'un  chas- 
seur. 

Les  parents  d'Harel  étaient  sinon  riches,  du 
moins  pourvus  de  moyens  qui  en  faisaient  des 
bourgeois.  Le  père,  petit  avocat  de  Vimoutiers, 
menait  à  Echauffour  une  existence  de  rentier 
aisé  ;  Mme  Harel  mère,  grande  et  de  taille  élan- 
cée, était  une  fort  jolie  femme,  aux  yeux  char- 
mants, prudemment  et  timidement  ambitieuse, 
honnêt,em:ent  romanesque,  tendre,  patiente  et 
ingénieuse.  Le  mari  traduisait  Virgile  en  vers 
français  et  ne  jurait  que  par  l'abbé  Delille,  dont 
les  œuvres  voisinaient  avec  le  Dalloz  dans  sa 
bibliothèque  ;  sa  femme  lisait  Lamartine  à  la 
veillée.  Les  ancêtres  des  Harel  étaient  meuniers 
à  Heugon.  Mme  Harel  était  une  demoiselle  Gé- 
rard Rouvray  ou  du  Rouvray.  Les  Gérard  étaient 
venus  de  Rourgogiie,  et  l'un  deux  avait  fondé 
l'auberge  d'Echauffour,  très  achalandée  et 
renommée  pour  sa  bonne  cuisine  et  que  fré- 
quentaient les  puissants  herbagers  de  la  contrée, 
les  chasseurs  de  la  forêt  de  Saint-Evroult,  les 
nobles  du  pays,  les  candidats  en  tournée  élec- 
torale, le  duc  d'Audiffred-Pasquier  et  le  baron 
de  Mackau.  Il  y  grouillait  aussi  tout  le  petit 
monde  des  foires,  les  charlatans,  arracheurs  de 
dents  ou  vendeurs  d'élixirs,  les  marchands  de 
cochons,  les  auvergnats  acheteurs  de  peaux  de 
lapins,  les  commis-voyageurs,  les  bruyants  ma- 
quignons, des  gens  de  Bordeaux,  de  Beaucaire 
ou  de  Pont-Saint-Esprit,  presque  toute  la  vieille 
France   pittoresque,    à    laquelle   faisaient   vis-à- 


24  LUUMAMISME 

vis,  sur  la  place  de  l' Eglise,  le  campement  des 
étameurs,  quelque  menu  cirque  égaré,  des  bala- 
dins et  saltimbanques,  des  ménageries,  des 
chevaux  de  bois  avec  tout  ce  qui  tourne  autour 
de  gueuserie.  Quelques-uns  se  glissaient  jusqu'à 
lauberge  odorante  et  y  lainpaient  un  verre  de 
cidre  ou  y  dévoraient  une  portion  de  tripes.  On 
y  logeait  à  pied  et  à  cheval. 

Les  Gérard  avaient  fait  souche  dans  le  pays. 
Ils  y  étaient  alliés  aux  meilleures  familles,  aux 
Gibory-Beauplan,  aux  Molvaut,  (jui  s'enor- 
gueillissaient d'avoir  fourni  à  la  France  un  ami- 
ral, un  percepteur,  un  chef  d'escadron  de  cui- 
rassiers. Une  aïeule  du  poète  avait  dansé  aux 
fêtes  de  la  déesse  Raison,  pendant  la  Révolution. 
On  voit  que  le  ferment  des  idées  travaillait  ces 
familles  villageoises,  d  oii  se  détachait  de  temps 
à  autre  quelque  vigoureux  rejeton  bourgeois. 
Bientôt  se  fondait,  à  Echauffour,  à  côté  de  l'au- 
berge, la  gracieuse  Congrégation  des  Dames  du 
Cœur  Bleu.  On  n'imagine  pas  ce  que  ces  petits 
couvents  de  femmes,  qui  se  sont  établis  un  peu 
partout,  dans  nos  villages  de  province,  au  siècle 
dernier,  ont  fait  rayonner  sur  la  France  de  poli- 
tesse et  d'élégante  distinction,  ni  combien  elles 
ont  afflué   notre  civilisation. 

Qui  sait  ce  que  leur  doit  la  poésie  d'un  Paul 
Ilarel  !  Qui  sait  ce  que  nous  leur  devons  tous 
d'affinement  et  de  noblesse,  à  ces  humbles 
femmes  voilées,  qui  compriment  sous  la  croix 
les  battements  de  leurs  cœurs  trop  ardents  et 
qui    constituent   l'aristocratie   de    la    prière  ! 

Un  peu  de  leur  ame  mystique  a  passé  de  leurs 


PAUL   HAREL  25 

yeux  dans  le  cœur  et  dans  les  yeux  de  nos 
mères.  Celles-ci  ont  subi  la  contagion  de 
l'idéal  et  nous  en  ont  transmis  la  nostalgie.  Il 
leur  en  est  resté  je  ne  sais  quelle  discrétion  de 
langage  et  de  tenue,  je  ne  sais  quel  goût  des 
choses  de  l'âme  et  quelle  préoccupation  d'élé- 
gance intérieure. 

L'ambition  secrète  de  nos  mères  a  été  d'avoir 
des  enfants  qui  pensent,  sentent  et  parlent  dé- 
licatement, élégamment,  et  témoignent  par 
toutes  leurs  manières  d'une  distinctiori  pro- 
fonde. Elles  n'ont  pas  rêvé  de  faire  de  nous 
des  poètes.  Aucune  mère  ne  forme  de  tels  rêves. 
Elles  n'ont  pas  rêvé  de  faire  de  nous  des  mon- 
dains. Elles  étaient  trop  sérieuses  pour  cela. 
Elles  nous  poussaient  non  pas  vers  les  beaux 
sentiments  —  ce  n'étaient  pas  des  héroïnes  — 
mais  vers  les  jolis  sentiments,  d'où  naissent 
les  douces  causeries,  jouissance  des  cœurs  ai- 
mants et  fidèles.  Elles  cultivaient  moins  en 
nous  les  énergies,  qui  les  effrayaient  un  peu, 
que  les  menus  renoncements,  les  gentilles  mé- 
lancolies, dont  elles  savaient  bien  que  la  vie 
était  tissée,  mais  dont  une  âme  ingénieuse  peut 
faire  encore  du  bonheur  pour  les  autres  et  pour 
soi. 

Paul  Ilarel,  enfant,  devait  être  certainement 
le  plus  charmant  petit  bonhomme  qu'on  pût 
rencontrer  au  loin.  C'était  un  rossignol,  un 
merle  dans  la  maison  et  qui,  du  matin  au  soir, 
inventait  des  chansons,  rapportait  du  soleil 
dans  ses  yeux,  du  foin  odorant  dans  ses  che- 
veux ;   un   enfant    impossible   à    diriger,    parce 


:J(»  l'humanisme 

qu'il  avait  plus  d'esprit  que  tout  le  monde.  Il 
démontait  le  curé  et  l'instituteur  par  ses  ré- 
pliques, émerveillait  les  vicaires,  enchantait  les 
marchands  de  cochons,  enjôlait  les  comtesses 
et  les  duchesses,  piquait  l'attention  des  préfets 
par  sa  mine  éveillée  ;  n'en  faisait  qu'à  sa  tête, 
était  assidu  à  l'école  buissonnière,  n'apprenait 
rien  et  savait  tout  ;  brillait,  en  toute  occasion, 
excepté  en  calcul,  et  se  faisait  autant  d'hon- 
neur par  ses  ignorances  que  par  ses  connais- 
sances, qui  semblaient  innées.  C'était  un  petit 
enchanteur,  un  fils  des  fées,  un  Obéron,  qui,  se 
sentant  de  race  divine,  marchait  dans  la  vie 
avec  l'assurance  gracieuse  de  quelqu'un  pour 
qui  les  lois  ordinaires  n'étaient  pas  faites  et 
(|ui  aurait  pu  donner  des  ordres  à  ses  parents 
au  lieu  d'en  recevoir.  Il  n'allait  pas  Jusque-là  ; 
il  était  très  gentil  ;  il  n'avait  aucune  morgue, 
mais  quand  on  lui  adressait  des  remontrances, 
il  riait  et  faisait  rire.   Il  avait  tant  d'esprit  ! 

Tout  cela  est  bel  et  bon.  N'empêche  qu'on 
ne  peut  laisser  un  grand  garçon  bien  portant 
sans  rien  faire.  Le  bon  ordre  et  la  morale  pu- 
blique exigent  qu'il  soit  occupé.  Il  faut,  passé 
douze  ou  treize  ans,  ou  qu'il  soit  envoyé  au 
Collège,  ou  qu'il  travaille  aux  champs.  Les 
voisins  et  les  amis  de  la  famille  se  chargent 
d'y  veiller. 

Mme  Harel  ne  nourrissait  pas  de  très 
grandes  ambitions  pour  son  fils,  ou  du  moins 
n'osait  pas  en  nourrir.  Quoique  mariée  à  un 
avocat  et,  par  conséquent,  devenue  bourgeoise 
authentique,     son     retour   à   Echauffour  l'avait 


PAUL   HAREL  27 

ramenée  trop  près  de  sa  condition  sociale  pre- 
mière, pour  qu'elle  ne  subît  pas  l'influence  de 
son  ancien  milieu.  Peu  à  peu,  elle  s'y  était 
réadaptée,  elle  avait  repris  humblement  la 
coiffe  villageoise,  elle  était  redevenue  une 
paysanne  cossue,  après  avoir  été  une  petite 
dame.  En  Normandie,  c'est  plus  facile  qu'ail- 
leurs, car  il  y  a  la  classe  intermédiaire  des 
grands  herbagers,  qui,  souvent  riches  à  mil- 
lions, affectent  une  certaine  rusticité  d'allures, 
et  dont  les  femmes  continuent  à  s'habiller  en 
fermières.  Leurs  filles,  richement  dotées,  éle- 
vées au  couvent,  épousent  des  avocats,  des 
notaires,  des  médecins,  mais  les  fils,  qui  ne 
sont  allés  que  chez  les  Frères,  retournent  sans 
difficulté  à  leurs  bœufs  et  à  leurs  chevaux. 
Mme  Harel,  à  leur  exemple,  maria  sa  fille  à  un 
bourgeois  des  villes,  mais  dirigea  son  fils  Paul 
vers  le  petit  collège  primaire  de  Regmalard.  Il 
faut  dire  que  son  fils  aîné,  Auguste  Harel, 
l'avait  découragée.  Elle  avait  voulu  le  mettre 
au  petit  séminaire.  Or,  Auguste,  s'évadant  de 
la  voiture  qui  l'y  devait  conduire,  s'était  caché 
dans  un  fossé,  où  on  ne  le  retrouva  que  le  len- 
demain.   Il   avait  fallu  y  renoncer. 

Quant  à  ce  spirituel  et  dégourdi  petit  Paul, 
l'ami  du  vent,  des  arbres  et  des  lièvres,  c'étiit 
bien  déjà  assez  cruel  de  le  priver  de  sa  liberté 
et  de  l'enfermer  dans  l'ombre  morose  et  moisi<^ 
d'un  collège,  sans  l'attrister  encore  de  pro- 
grammes trop  chargés.  On  l'expédiait  à  Rcg 
malard  pour  pouvoir  dire  qu'on  l'envoyait 
au  collège.  Cela  lui  ferait  toujours  passer  deux 


28  l'humanisme 

ou  trois  ans,  deux  ou  trois  tristes  années,  pen- 
dant lesquelles  l'enfant  se  muerait  en  adoles- 
cent et  où  riioninie  qu'il  devait  être  conimen 
cerait  à  s'élaborer  et  à  se  dégager  dans  le 
sentiment  de  fierté  virile  que  donne  une 
moustache  naissante.  Douce  et  mélancolique 
attente  pour  les  mères  !  Leur  petit  est  parti.  Il 
est  allé  au  loin  préparer  sa  métamorphose  et 
changer  de  silhouette  et  de  figure.  Quand  il 
reviendra,  dans  sa  beauté  nouvelle,  le  recon- 
naîtra-t-on   seulement  ? 

Pourtant,  il  fallait  réfléchir  à  ce  qu'on 
allait  en  faire.  Il  fallait  lui  choisir  une  carrière. 
On  pensa  à  celle  de  pharmacien  ;  mais  pour 
cela,  il  fallait  qu'il  possédât  un  rudiment  de 
latin.  On  le  retira  donc  de  Regmalard  et  on  le 
mit  en  pension  chez  un  curé,  ({ui  se  chargea 
de  l'initier  à  la  langue  de  Virgile.  La  vérité 
m^oblige  à  déclarer  qu'Marel  n'y  apporta  au- 
cune curiosité,  que  les  divines  syllabes  n'opé- 
rèrent j)oint  en  lui,  que  tout  cela  ne  lui 
apparut  qu'inutile  fatras  et  vaines  ténèbres. 
Il  secoua  au  grand  air  la  poussière  des  décli- 
naisons et  des  verbes,  et  il  ne  lui  en  resta  rien 
fJans  la  tête.  Son  cerveau  demeura  imper- 
méable. 

Il  fallut  abandonner  le  rêve  de  la  pharmacie. 
On  se  rabattit  sur  l'espoir  de  l'imprimerie. 
Harel  entra  comme  correcteur  dans  une  maison 
du  Mans,  qui  imprimait  les  œuvres  de  Paulin 
Paris  et  les  Bonuins  de  la  Table  Bonde. 

Là-dessus^  l'heuxe  du  service  militaire  ar- 
riva.   Harel   fit   son   volontariat   d'un   an,    après 


PAUL   HAREL  29 

quoi  il  rentra  frais,  élégant  et  dispos  dans  son 
village,  ayant  merveilleusement  réussi  à  passer 
ses  années  de  jeunesse,  sans  se  laisser  entamer 
par  le  travail.  Il  revint  libre  comme  Tair  et 
ayant  suffisamment  et  victorieusement  prouvé 
qu'il  n'avait  rien  appris  ou  tout  oublié,  et  qu'il 
ne  fallait  pas  compter  sur  lui  pour  exercer  un 
métier. 

On  tint  conseil.  La  florissante  auberge  du 
grand-père  était  là.  Elle  deviendrait  l'auberge 
de  Paul  Harel.  Il  épousa,  à  vingt-trois  ans,  la 
riche  fille  du  maire  d'Echauffourd  ;  il  paya 
patente.  Il  fut  donc  aubergiste,  si  c'est  être 
aubergiste  que  de  loger  dans  une  auberge  et 
d'y  avoir  à  son  service  un  personnel  de  ser- 
vantes que  sa  femme  et  sa  mère  dirigeaient, 
que  d'y  commander  ses  plats  préférés  et  de  les 
mang-er  à  point  et  à  l'heure,  que  de  choisir 
et  d'acheter  les  vins  les  plus  délectables  et  de 
pourvoir  sa  cave  des  eaux-de-vie  les  plus  re 
nommées.  Dieu  merci  !  il  prouva  vite  sa  com- 
pétence en  ces  matières  où  il  ne  le  cédait 
certainement   pas   à   Brillât-Savarin    lui-même. 

Vous  dire  au'il  ne  faisait  iamaîs  d'appari- 
tion à  sa  cuisine  serait  iniuste.  Je  croîs',  au 
contraire,  au'il  en  faisait  de  fréquentes  et 
n'était  pas  homme  à  abandonner  son  déjeuner 
ou  son  dîner  aux  risques  d'une  improvisation. 
Sa  présence,  ses  paroles,  créaient  autour  de  lui 
une  ferveur,  un  état  d'exaltation,  un  rythme 
auxquels  les  choses  mêmes  obéissaient.  Tout 
prenait   une   âme. 


30  l'humanisme 

Les  Iripos  sanplotaiont  tout   bas  dans  leurs  terrines. 

Le  pol-aii-feu  normand 

Sommeillait    comme    un   juste   et  ronflait    en    dormant 

Très  peu  do  irons  de  sa  sorte  se  fussent  rési- 
r»-nos  à  s'entendre  appeler  aubergistes.  Non 
seulement  Harel  n'en  souffrit  pas,  mais  il  en 
tira  vanité  comme  de  la  plus  pittoresque 
aventure  de  sa  vie. 

En  revanche,  par  beaucoup  de  côtés,  Harel 
a  des  goûts  de  grand  seigneur.  Il  est  naturel- 
lement dépensier  et  fastueux  jusqu'à  la  prodi- 
Lralité.  Il  aime  à  donner  de  la  joie  aux  créatures. 
Plus  d'une  fois,  lil  r  fait  faire  à  de  pauvres 
diables  des  festins  de  millionnaires.  Ces  jours- 
là,  la  nappe  était  plus  blanche  que  jamais,  le 
service  était  plus  soigné  que  pour  des  princes, 
le  menu  abondant  et  impeccable,  les  vins  les 
pins  lyriques  étaient  appelés,  versés  et  com- 
mentés. Le  maître  expliquait  à  ses  convives  ce 
qu'ils  allaient  boire  et  ce  qu'ils  allaient  manger, 
leur  révélant  les  arômes,  l'aristocratie  des 
cépées  et  les  grades  vénérables  que  l'âge 
confère.  Et  puis,  dans  la  chaleur  de  sa  charité 
fraternelle,  il  s'occupait  aussi  de  leurs  âmes,  il 
leur  parlait  de  la  bonté  de  Dieu,  il  leur  com- 
mentait le  sermon  sur  les  Béatitudes  et  la  paix 
promise  aux  hommes  de  bonne  volonté  ;  il 
évoquait  le  Christ  aux  noces  de  Cana,  il  les 
initiait  aux  divins  mystères,  il  leur  disait  la 
foi,  l'espérance  et  le  pur  amour,  l'acceptation, 
la  résignation,  le  repentir  et  le  pardon.  Il  les 
initiait  aussi  à  la  poésie  et  leur  récitait  des 
vers.  Il  leur  faisait  des  confidences  sur  ses  pro- 


PAUL    HAREL  31 

jets    et    les     laissait     repartir   réchauffés,    émer- 
veillés,  touchés,    édifiés,    heureux   et  meilleurs. 

Certes,  Harel  a  des  défauts.  Il  ne  voit  pas 
toujours  les  choses  sous  leur  angle  véritable  ; 
il  s'exagère  l'importance  de  certaines  et  ne 
comprend  pas,  comme  la  plupart  d'entre  nous 
Tentendent,  la  portée  de  certaines  autres.  C'est 
pourquoi  il  ne  faut  pas  le  juger  strictement  se- 
lon nos  idées  sociales  actuelles.  Mais  il  lui  sera 
beaucoup  pardonné,"  parce  qu'il  a  beaucoup 
aimé,  parce  qu'il  a  eu  l'esprit  de  charité,  le 
génie  de  la  bonté  et  qu'il  a  sincèrement  voulu 
et  cherché  le  royaume  de  Dieu  sur  la  terre.  Il 
a  eu  pitié  de  tous,  des  riches  aussi  bien  que  des 
pauvres,  des  savants  et  des  ignorants,  des  or- 
gueilleux et  des  humbles,  des  avares  et  des 
prodigues.  Il  a  deviné  leur  misère  et  à  tous  il 
a  su  dire  les  paroles  opportunes. 

Aubergiste,  puisqu'on  veut  qu'il  l'ait  été,  il 
a  toujours  reçu  ses  clients  comme  s'ils  eussent 
été  ses  invités,  et  quand  il  les  voyait  hésiter  à 
faire  la  dépense  qu'il  jugeait  convenable,  il 
intervenait,  commandait  et  payait  royalement. 
C'était  l'aubergiste  magnifique. 

Avec  ce  système,  on  conçoit  sans  peine  qu'il 
ne  se  soit  pas  enrichi.  C'est  même  miracle  qu'il 
ne  soit  pas  ruiné  entièrement  et  que  l'auberge 
soit  restée  ouverte  pendant  douze  ans.  Cela 
prouve  combien  l'affaire  était  bonne  et  bien 
lancée. 

L'auberge  fermée,  il  commença  par  placer  du 
vin.  Aimé,  appelé  dans  tous  les  châteaux  voi- 
sins, oij  sa  présence  apportait  la  joie  de  vivre 


32  l'humanisme 

et  était  une  fête  intellectuelle,  mettant  le  branle- 
bas  de  la  cave  au  grenier  et  secouant  les 
poussières  et  les  toiles  d'araignée  que  la  viie 
laisse  sur  les  bouteilles  et  sur  les  âmes,  com- 
ment ne  lui  aurait-on  pas  acheté  toutes  ses 
barriques  ?  C'est  au  cours  d'une  de  ces  tournées 
que  le  curé  de  Montligeon  lui  proposa  de  fon- 
der la  Qjiinzaiîic  et  de  lui  en  donner  la  direc- 
tion. Qui  ne  se  souvient  de  cette  belle  aventure 
littéraire  et  de  sa  rapide  réussite  ?  Harel  passa 
deux  ans  à  Paris.  Tl  recruta  une  rédaction 
catholique  de  premier  ordre,  où  il  fît  à  la  jeime 
littérature  une  place  audacieuse.  Barres  et 
Henri  de  Régnier  furent  de  ses  collaborateurs 
;n^ec  Charles  Baussan,  Michel  Salomon,  Saint 
Auban,  Mithouard,  Jules  des  Botours,  François 
Boussoau  et  tant  d'autres,  à  côté  de  Mgr  Du- 
che«ne  et  de  vingt  sommités.  Je  ne  puis  oublier 
comment  il  m'accueillit,,  inconnu,  et  quelle 
bonne  amitié  s'ensuivit.  Je  puis  dire  qu'en  ren 
contrant  Harel,  j'ai  rencontré  le  meilleur  agent 
de  ma  destinée.  Je  puis  dire  davantage  au- 
jourd'hui que  la  perspective  de  trente  années 
s'est  formée  snr  cet  événement  de  l'a  Quinzaine. 
Ce  rapide  passacre  d'Harel  à  Paris  mérite  d'être 
signalé,  pour  ses  conséquences,  comme  un  des 
faits  importants  de  l'histoire  du  Catholicisme 
et  de  la  littérature  en  France  dan<!  le  dernier 
quart  de  siècle.  Il  y  eut  Iri,  sous  le  couvert  de 
la  plus  pure  orthodoxie,  une  sorte  de  prélude 
à  l'T^nion  sacrée,  un  élargissement  de  nos 
radres  et  de  nos  idées,  rme  première  rencontre, 
sur  le  terrain   religieux,   des    esprits    les    plus 


PAUL   HAREL  33 

éminents  et  les  plus  divers.  Une  fenêtre  fut 
ouverte,  une  cloison  fut  abattue  alors,  que 
l'esprit  de  secte  n'a  plus  pu  refermer. 

Deux  ans  après,  Harel  retournait  dans  son 
village.  Une  fois  de  plus,  il  avait  l'air 
d'un  vaincu,  Fonsegrive  l'ayant  remplacé  à 
la  tête  de  sa  Revue  ;  mais  cette  défaite  n'était 
qu'apparente.  En  réalité,  Harel  commençait 
son  existence  d'homme  de  lettres.  De  bric  ou 
de  broc,  avec  des  romans,  des  contes  paysans, 
d'admirables  poèmes,  il  parvint  à  vivre  sa 
vie,  sans  en  changer  le  rythme.  Plusieurs  fois 
par  an,  on  le  voyait  revenir  à  Paris,  dans  les 
bons  hôtels,  où  il  invitait  fastueusement  ses 
amis.  Le  bruit  se  répandait  :  Harel  arrive,  et 
c'était  dans  les  milieux  littéraires  et  dans  cer- 
tains salons  parisiens,  un  frémissement  de  joie 
et  comme  l'annonce  d'un  printanier  renou- 
veau de  vie  et  de  poésie. 

Un  Harel  économe  fût  resté  un  pauvre  diable. 
Ses  dépenses  furent  pour  une  bonne  part  la 
cause  de  son  prestige  et  de  sa  renommée,  la 
condition  même  de  sa  production  littéraire, 
qui,  sans  cela,  se  fût  recroquevillée,  étriquée, 
racornie. 

Pourquoi  vous  ai- je  raconté  tout  cela,  qui 
ne  devrait  regarder  personne,  que  l'auteur  ? 
Pourquoi  ?  mais  d'abord  parce  que  c'est  l'au- 
teur qui  a  commencé  et  qui  à  ses  œuvres  a 
ajouté  le  roman  de  sa  vie.  Ne  vient-il  pas  de 
publier  ses  SoJivenirs  d'Auberge,  en  y  ajoutant 
des  chapitres  inédits  ?  Et  ce  roman  autobio- 
graphique, car  c'est  un  roman,  c'est-à-dire  une 


34  L 'humanisme 

œuvre  en  partie  d'imagination  ou,  si  vous  le 
voulez,  d'autosuggestion,  n'est  pas  le  moindre 
de  ses  ouvrages,  et  il  a  pour  complément  toute 
une  légende  aux  contours  un  peu  flottants,  qui 
a  rendu  populaire  son  extraordinaire  person- 
nage. Lorsque  vous  parlez  d'Harel,  on  vous 
dit  :  <(  Ah  !  oui,  le  poète  aubergiste,  le  poète 
d'Kcliauffour  !  »  comme  si  ce  n'était  qu'un 
petit  poète  plébéien,  alors  qu'en  réalité  sa 
poésie  est  souvent  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  aris- 
tocratique, et  qu'il  fut  lui-même  un  singulier 
mélange  de  plébéien   et  d'aristocrate. 

Cette  légende  lui  a  servi  au  moins  autant 
qu'elle  lui  a  nui.  J'ai  essayé  d'en  ramener  les 
proportions  à  la  réalité  :  Vous  savez  à  peu  près 
maintenant  ce   qu'il  en    fut. 

La  première  vocation  d'Harel  fut  de  ne 
rien  faire  et  de  vivre  à  sa  fantaisie,  qui  était 
grande  et  dispendieuse.  Ni  il  ne  voulut  étu- 
dier, au  temps  de  sa  jeunesse,  ni  sérieusement 
apprendre  aucun  métier,  mais  chasser,  rêver, 
faire  des  vers,  mener  une  existence  de  gen- 
tilhomme campagnard,  en  des  habits  com- 
modes, bien  coupés  et  qui  le  feraient  valoir 
avantageusement.  11  voulait  traiter  de  pair  à 
compagnon  avec  les  gens  des  châteaux,  comp- 
tant pour  cela  sur  sa  bonne  mine,  sa  chance, 
son  adresse  et  son  esprit  surtout,  qui  était 
éblouissant  et  de  la  meilleure  qualité. 

D'ambition,  il  n'en  avait  pas,  pas  même 
l'ambition  de  la  gloire.  Il  ne  se  souciait  pas 
d'aller  crever  de  faim  dans  les  villes  et  la  vie 
de  bohème  ne  le  tentait  aucunement.  Sa.  fierté, 


PAUL   HAREL  35 

sa  dignité  naturelle  s'y  refusaient.  Il  détestait 
les  risques  et  comprenait  que  ce  n'était 
qu'à  Echauffour,  au  milieu  des  siens,  dans 
cette  atmosphère  demi-bourgeoise,  sainement 
plantureuse  et  chrétienne,  que  son  intégrité  se 
pouvait   maintenir. 

Vous  avez  vu  avec  quelle  sim.plicité  élégante 
il  résolut  le  presque  insoluble  problème.  L'Au- 
berge de  son  grand-père  lui  donna  justement 
ce  qu'il  cherchait  :  une  façade  honorable  de 
commerçant,  qui  le  laissait  entièrement  libre 
dans  une  maison  bien  fournie  de  tout  ce  qu'il 
faut,  cil  il  pouvait  aller,  venir,  commander, 
recevoir  ses  amis,  se  faire  d'agréables  relations, 
où  il  était,  en  somme,  comme  dans  un  petit 
château  pittoresque  et  rustique,  bien  servi,  les 
pieds  chauds,  aimé,  fêté,  choyé,  estimé.  Je  ne 
fais  pas  d'ironie.  Harel  avait  été  créé  et  mis  au 
monde  pour  être  poète.  La  Nature,  qui  le  des- 
tinait à  cette  fonction  infîniment  utile,  lui 
avait  donné  le  caractère  qui  était  indispensable 
pour  le  remplir.  La  Nature  avait  voulu  qu'il  ne 
s'occupât  de  rien  autre  chose  que  de  se  perfec- 
tionner en  son  art  et  l'avait  organisé  en 
conséquence.  La  Providence,  qui  savait  ce 
qu'elle  voulait  de  lui,  l'avait  placé  dans  les 
conditions  les  plus  propres  à  le  réaliser.  Plus 
pauvre,  il  se  fût  découragé  ;  plus  riche,  il  se 
fût  laissé  aller  et  se  fût  corrompu  peut-être. 
Plus  instruit,  il  eût  été  tenté  d'aborder  des 
sujets  pour  lesquels  ses  dons  naturels  le  dési- 
gnaient moins  ;  il  eût  peut-être  été  moins  lui- 
même,     il   se  fût  éparpillé.    Plus   ambitieux,   il 


36  l'humanisme 

eût  peut-être  quitté  les  champs  pour  les  villes. 
Or,  sa  mission  était  de  rappeler  les  uns  aux 
champs  et  d'y  retenir  les  autres  ;  sa  mission 
était  de  faire  aimer  aux  hommes  la  loi  divine. 
C'était  une  mission  de  prophète.  Pour  la  rem- 
plir, il  a  eu  la  qualité  suprême,  que  Dieu 
exigeait  de  ses  prophètes  :  la  foi,  la  confiance 
entière,   l'abandon  de  soi  à  la  Providence. 

Je  viens  de  vous  dire  longuement,  trop  lon- 
guement sans  doute,  la  psychologie  d'Harel  et 
le  sens  de  sa  vie.  Il  s'agit  maintenant  de  vous 
expliquer  comment  en  lui  le  poète  s'est  formé. 
Il  avait  des  dons  extraordinaires  de  sensibilité. 
Ses  yeux  ardents,  pénétrants,  rieurs,  traversés 
de  rêveries,  son  nez  mobile  et  sensuel,  ses 
lèvres  gourmandes,  son  front  court  envahi 
par  des  cheveux  épais,  sa  tête  de  faune,  son 
teint  coloré,  sa  carrure  robuste,  tout  en  lui 
attestait  le  plus  voluptueux  tempérament,  la 
plus  complète  aptitude  à  toutes  les  jouissances 
et  à  tous  les  désirs.  Mais  ces  désirs  étaient  puis- 
samment refrénés  en  lui  par  la  plus  naïve  foi 
catholique  qui  pût  être,  par  un  mysticisme 
foncier,  par  une  grande  et  respectueuse  ten- 
dresse envers  sa  mère  et  aussi  par  le  cadre 
sévère  de  la  vie  provinciale.  Tout  un  lointain 
passé  d'honnêteté  familiale  le  maintenait  dans 
la  voie  droite.  Il  fallait  une  issue  pourtant  à  ses 
instincts  épicuriens  :  la  poésie  fut  son  dérivatif. 
Il  s'y  plongea  de  toute  son  âme  frémissante.  La 
lumière,  les  sons,  les  formes,  il  était  apte  à  en 
rendre  comme  personne  les  plus  délicates 
suavités,    car  tous   ses   sens   étaient   enchantés. 


PAUL   HARFL  37 

Ajoutez  k  cela  un  sentiment  très  vif  et  pour- 
tant attendri  du  comique,  une  verve  entraî- 
nante, une  fougue,  une  jeunesse,  une  fraîcheur 
d'émotion  extrême,  la  netteté  et  la  pureté  du 
dessin,  la  précision  et  la  brièveté  avec  un  cer- 
tain goût  du  vague  et  de  l'infini,  une  aspira- 
lion  vers  la  mélancolie  et  vers  le  songe,  vers 
la   symphonie  musicale. 

Et  cependant,  tant  de  dons  merveilleux  lui 
eussent  été  inutiles  et  se  fussent  stérilisés  en  lui, 
s'il  n'eût  appris  à  fond  son  métier  de  poète.  Le 
plus  délicieusement  sonore  des  violons  ne  peut 
révéler  ce  qu'il  contient  de  mélodies,  si  un 
maître  ne  prend  l'archet  et  n'y  fait  chanter 
son  âme  musicale. 

Harel,  qui  n'avait  pas  fait  d'études  classiques, 
qui  ignorait  par  conséquent  la  poésie  de 
Virgile  et  la  poésie  grecque,  Harel,  qui  vivait 
dans  un  village,  loin  de  la  ferveur  des  école? 
littéraires,  était  dans  des  conditions  déplorable- 
ment  défectueuses  pour  cultiver  son  art,  en  un 
temps  où  cet  art  est  devenu  une  chose  si 
savante  au  maniement  si  délicat.  Pour  deve- 
nir un  poète,,  il  faut  connaître  à  fond  tout  ce 
qui  a  été  fait  de  plus  achevé  en  ce  genre,  il 
faut  avoir  pénétré  toutes  les  nuances  et  toutes 
les  subtilités  de  la  langue  et  du  rythme.  La 
luoindre  pièce  de  vers  im  peu  réussie  résume 
en  elle  toute  l'information  des  siècles.  Il  faut 
qu'elle  ne  fasse  double  emploi  avec  aucune  et 
(fu'elle  ait  cependant  avec  la  série  des  chefs- 
d'œuvre  un  air  de  famille.  Il  faut  qu'elle 
évoque  victorieusement  mille    doux    échos     du 


'"^vS  l'humanisme 

pnss(\  sans  se  confondre  avec  aucun.  11  faut 
qu'elle  s'ajoute  à  la  série,  la  complète  et 
J'enrichisse. 

Qu'avait  bien  pu  lire  Ilarel,  aux  jours  de 
son  enfance  et  de  son  adolescence  P  L'abbé 
Pelille,  Lamartine  et  La  Fontaine.  Tels  de- 
vaient avoir  été  ses  initiateurs,  ses  livres  de 
chevet.  Il  avait  parcouru  ensuite  quelques 
pièces  de  Corneille  qui  l'avaient  enthousiasmé; 
de  Racine,  qu'il  avait  moins  eroûté  ;  puis  au 
hasard  un  peu  de  Victor  Hu^o,  un  peu  de  Clé- 
ment Marot,  de  Ronsard,  de  Malherbe,  de  Jean- 
Baptiste  Rousseau,  de  Millevoye,  d'André 
Chénier,de  Soumet,  des  poètes  de  1820.  Il  avait 
aussi  connu  MireiVe.  qui  lui  avait  ouvert  des 
horizons  insoupçonnés,  et  correspondu  avec  le 
^rrand  Mistral.  Les  premiers  livres  d'Alphonse 
Daudet   l'avaient  ravi. 

Tout  cela  devait  le  conduire  à  une  gentille 
poésie  sentimentale,  vap^uement  inspirée  de 
Lamartine  et  sans  grand  caractère,  assez  pour 
décrocher  une  fleur  d'argent  aux  Jeux  Floraux 
et  pour  lui  constituer  une  petite  notoriété  dans 
les  menues  revues  de  province,  où  de  vieilles 
filles  et  des  clercs  de  notaire  inspirés  cultivent 
ce  irenre. 

Harel  s'en  serait  aisément  contenté,  son  am 
bition  se  bornant  alors  à  prendre  un  ran^^ 
h?;norable  parmi  les  poètes  (hi  Département. 
Heureusement  pour  lui,  à  ce  moment,  brillait 
sur  le  département  de  l'Orne  une  étoile  de 
première  grandeur,  un  vrai  chef,  un  grand 
maître     de    la     poésie  :    Gustave   Le   Yavasseur, 


PAUL    HAKliL  c)9 

cet  ancien  ami  et  vigoureux  émule  de  Charles 
Baudelaire. 

Le  Vavasseur  était  un  aigle  au  milieu  de  ces 
oisillons.  Et  certes,  c'était  un  poète  de  puis- 
sante envergure,  un  vaste  cerveau,  une  inépui- 
sable bibliothèque  vivante  ;  en  vérité,  un 
grand  Monsieur.  Comme  son  ami  Baudelaire, 
il  venait  droit  du  xvn®  siècle,  dont  l'un  et 
l'autre  ils  écrivaient  la  langue  et  avaient  reçu 
l'austère  empreinte.  Baudelaire  était  une  sorte 
de  théologien  mystique,  un  Bossuet  de  la 
poésie,  qui  aurait  versé  dans  le  satanisme  et 
les  messes  noires  :  Le  Vavasseur  ramassait  en 
lui  du  Bartas,  Mathurin  Régnier,  le  père 
Le  Moyne,  Dassoucy,  Benserade,  tout  le  ba- 
taillon pittoresque  et  exercé  des  survivants  de 
Louis  XIII  et  de  la  minorité  de  Louis  XIV.  Il 
y  avait  en  lui  du  Corneille,  du  Théophile,  du 
Saint-Amant,  du  Tristan  mêlé  à  du  Scarron, 
il  y  avait  en  lui  de  l'Ennius  et  du  Lucrèce.  Sou- 
vent, sa  mâle  poésie  l'égala  aux  plus  grands. 
Rien  n'y  manque,  ni  la  vigueur  de  l'idée,  ni 
la  rude  splendeur  du  style,  ni  la  prodigieuse 
virtuosité.  C'est  un  grand  poète  qui  s'est 
trompé  d'époque.  Les  Romantiques  n'avaient 
rien  à  lui  apprendre  ;  il  en  savait  plus  qu'eux, 
mais  il  n'aimait  pas  les  mêmes  choses.  Ce 
n'était  pas  un  faiseur  de  romances,  ni  un 
rêveur  au   clair  de  lune. 

Hélas!  venu  trop  tard  dans  un  monde  trop  vieux, 

Le  Vavasseur,  résigné  à  ne  pas  connaître  la 
gloire,   était  vite  rentré  dans  ses  terres  et  con- 


40  l'humanisme 

liniKinl  la  \ie  de  ses  parents  et  de  ses  ancêtres, 
avait  repris  cette  sorte  de  ma^iistrature  de 
riionneur  et  du  devoir,  qu'ils  avaient  toujours 
remplie  et  à  laquelle  ils  devaient  leur  nom 
respecté.  Il  fut  un  crrand  Vavasseur  intellectuel, 
qui  veilla  au  bien-être  matériel  et  moral  de  sa 
petite  province,  qu'il  s'efforça,  par  son  ascen 
(lant,  de  maintenir  dans  sa  foi  catholique  et 
monarchiste  et  de  diri^^er  dans  la  voie  des  sages 
progrès.  Il  présida  les  Comices  agricoles,  les 
Congrès  archéologiques,  et  fut  conseiller 
général  de  son  canton,  avec  cette  particularité 
que  le  plus  souvent  il  y  parla  en  vers.  Sa 
grande  joie  fut  de  familiariser  les  paysans,  les 
herbagers  et  toute  la  noblesse  du  pays,  à  la 
poésie  et  de  la  leur  faire  acclamer.  Sa  Muse 
gaillarde,  pittoresque,  remuante,  malicieuse,  à 
la  fois  Vieille  et  Jeune  France,  jetait  son  bon- 
net quand  partaient  les  bouchons  de  Cham- 
pagne, et  se  répandait  en  lyriques  facéties  et 
en  acrobaties  rythmiques.  Tous  les  genres, 
aussi  bien  l'épique  que  le  didactique,  le  lyrique 
et  le  satirique,  étaient  dans  les  cordes  du  pres- 
tigieux lK)nhomme,  qui  chantait  avec  une 
égale  aisance  et  maîtrise  les  exploits  des  an- 
ciens héros,  le  geste  auguste  du  paysan  qui 
sème,  la  majesté  du  laboureur,  la  paix  des 
champs,  les  austères  lois  premières,  Tépicu 
réisme  d'Horace,  Galathée  sortant  vivante  et 
femme  de  la  pierre,  la  vieillesse  de  don  Juan  et 
les  tripes  à  la  mode  de  Caen. 

La  Normandie   s'émut  à   sa  voix.   Les  poètes 
s'y  mirent  à    pousser    dans    tous    les    sillons. 


PAUL   HAREL  41 

Tous  étaient  ses  fils  spirituels.  Chacun  se  pou- 
vait tailler  un  petit  fief  dans  ce  vaste  domaine 
un  peu  touffu,  qu'il  y  avait  tout  avantage  à 
débroussailler.  Même  le  mieux  doué  de  tous, 
celui  ({ue,  sans  flatterie,  on  pourrait  appeler  le 
divin  Harel,  comme  on  dit  le  divin  Virgile,  à 
cause  des  prolongements  de  ses  vers  dans 
Toreille  et  dans  l'âme  et  de  tout  ce  qu'ils 
éveillent  d'exquise  rêverie,  même  Harel,  dis-je, 
allait  longtemps  vivre  à  son  ombre  et  de  sa  sève, 
jusqu'au  jour  où,  enté  sur  ce  vieux  chêne,  il 
allait  le  rajeunir,  en  devenir  la  maîtresse 
branche  et  se  substituer  en  quelque  sorte  à  lui, 
comme  sur  le  tronc  sublime  du  vieil  Ennius 
développa  ses  frondaisons  le  grand  Virgile. 

D'autres,  comme  l'aimable  Paul  Labbéy  le 
fin  Challemel,  le  doux  Germain  Lacour, 
l'ahurissant  Florentin  Loriot  et  Adolphe  Vard, 
se  rangèrent  avec  déférence  autour  de  ce 
maître  ;  Harel  seul  fut  réellement  son  disciple 
et  n'eut  d'abord  d'autre  ambition  que  celle  de 
le  continuer  en  le  complétant.  Et  ce  n*était  pas 
une  médiocre  ambition,  car  tout  était  dans 
Le  Vavasseur.  C'est  après  lui  et  d'après  lui, 
qu'Harel  s'attaqua  aux  récits  épiques  avec  son 
Duguesclin,  que,  pareil  à  un  trouvère  du 
Moyen  Age,  il  clamait  dans  les  foires  avec  un 
inouï  succès  de  foule.  Lui  aussi  lançait  dans 
les  banquets  des  toasts  et  des  discours  en  vers 
retentissants,  qui  mettaient  en  joie  toute  une 
salle  ;  lui  aussi  chantait  la  cuisine  en  vers  qui 
resteront  immortels.  Dans  ce  genre,  oii  Le  Va- 
vasseur avait   atteint  au  génie,   Harel  l'égalait, 


4'^*  L'nUMAîSISME 

s'il  ne  le  dépassait  pas.  Ce  sont  chefs-d'œu\re, 
en  tons  cas,  issns  de  la  même  école.  Je  crois 
pouilant  qne  cenx  d'Harol,  plus  condensés, 
s'enfonceront  plus  profondément  dans  les 
mémoires  et  resteront  parmi  les  classiques, 
bien  au-dessus  de  tout  ce  qui  a  été  fait  par  les 
plus  célèbres  irourmands. 

Pendant  plusieurs  années,  Le  Vavasseur 
instruisit  ïïarel  à  la  poésie,  corrigeant,  rema- 
niant, sarclant  ses  moindres  essais,  ajoutant 
souvent,  parfois  retranchant,  lui  apprenant 
l'art  d'écrire,  de  vivifier  une  image,  de  faire 
luire  un  mot,  d'amplifier  le  son  d'une  rime, 
de  rendre  la  phrase  nerveuse  et  de  faire  chan- 
ter  aristocratiquement    une   strophe. 

Seulement,  sous  la  gaîté  de  Le  Vavasseur  et 
dans  toute  sa  poésie,  il  y  avait  quelque  chose 
de  sombre  et  de  crispé,  de  hautain  et  d'aus- 
tère, qui  se  ressentait  de  la  gravité  religieuse 
du  x\]f  siècle,  avant  Racine  et  La  Fontaine,  de 
cette  gravité  que  nous  appelons  Janséniste, 
mris  qui  était  générale  alors.  Le  cerveau  se  dé- 
tendait parfois,  mais  le  cœur  ne  se  livrait  pas. 
Chez  Harel,  au  contraire,  la  gaîté  était  tendre, 
rimagination  jeune  et  fraîche  grimpait  avec 
la  sveltesse  d'un  écureuil  dans  les  branches 
vertes,  secouait  des  rayons  de  soleil  et  riait  aux 
sources.  Il  avait  le  don  de  l'émotion  et  du  rêve, 
qui  manquait  un  peu  à  son  maître.  Du  reste, 
l'élève,  initié,  stimulé,  entraîné,  arrivait  à 
des  trouvailles  de  formes  qui  étourdissaient  et 
ravissaient  le  maître.  C'était  Harel  qui  finis- 
sait par  enlever  le  morceau. 


-       PAUL   HAREL  43 

Ainsi  naquit  un  petit  \i\Tc  exquis,  plein  de 
science  et  d'adorable  gaminerie,  pimpant,  frais 
et  sonore  comme  un  chant  d'alouette-  et  de 
merle  au  printemps,  et,  qui,  sous  le  titre 
Aux  Champs,  ravit  tout  le  monde  et  confondit, 
par  sa  fine  et  narquoise  perfection,  tous  les 
vieux  routiers   du   Parnasse. 

Après  cela,  Harel  voulut  voler  de  ses  propres 
ailes.  Le  penseur  et  l'apôtre  s'éveillèrent  en- 
semble en  lui.  Il  lança  son  superbe  appel  aux 
paysans,  cet  admirable  Plebs  rustica,  bientôt 
suivi  de  ce  non  moins  admirable  :  Croissez  et 
multipliez,  où  la  hardiesse  du  sujet  le  dispute 
à  la  chasteté  de  l'expression,  et  qui  flétrissait, 
il  y  a  bientôt  trente  ans,  ce  malthusianisme 
dont  la  France  se  meurt  aujourd'hui. 

Cette  double  thèse,  que  le  ]UTmier  peut-être 
il  a  eu  l'insifrne  honneur  de  soutenir  avec  tant 
d'éloquente  splendeur,  il  la  reprit  et  la  mit  à 
la  scène  dans  son  beau  drame  de  VHerbager.  La 
pièce,  remarquablement  construite  pourtant, 
n'apparut  pas  assez  étoffée  à  la  critique,  à  qui 
on  l'avait  annoncée  comme  une  merveille.  Ir- 
ritée contre  ce  paysan,  dont  on  parlait  beau- 
coup trop  à  son  gré,  et  qui  venait  faire  la  leçon 
aux  dramaturges  et  la  morale  aux  Parisiens,  elle 
résolut  d'en  finir  et  de  le  renvoyer  par  le  pre- 
mier train  à  son  village.  Elle  fut  féroce. 

Fou  de  douleur  devant  l'écroulement  injuste 
et  brutal  de  son  œuvre  et  de  son  rêve,  Harel  se 
redressa.  Il  réunit  une  troupe  de  comédiens  et 
s 'improvisant  lui-même  acteur  pour  jouer  un 
des  principaux  rôles,  il  alla  promener  sa  pièce 


44  l'humanisme 

à   travers  la   Normandie,  où   elle  fut  acclamée. 

Plus  de  trente  ans  ont  passé.  L'oubli  enve- 
loppe à  jamais  tant  d'autres  pièces  qui,  à  la 
nicnie  époque,  furent  célébrées  par  la  même  cri- 
ti(iue,  et  il  a  épargné  VHerbager,  qui  a  pris 
figure  de  petit  clief-d 'œuvre  et  qui  marque  une 
date  d'histoire. 

Trois  ans  plus  tard,  Harel  rentrait  à  Paris, 
comme  fondateur  et  directeur  de  La  Quinzaine. 
Il  y  publia  alors  ses  Voix  de  la  Glèbe,  dont  son 
appel  aux  paysans  et  son  cri  d'alarme  contre  le 
malthusianisme  formaient  la  partie  la  plus 
retentissante.  Là,  le  poète  devenait  prophète  et 
prenait  figure  nationale.  Le  reste  de  l'ouvrage 
était  rempli  de  beautés.  L'ensemble  formait  un 
livre  éloquent,  ému,  simple  et  grave.  Le  style 
en  était  franc,  direct,  dépouillé,  fait  pour  parler 
nu  peuple  plutôt  qu'aux  lettrés.  Il  dénotait  im 
riche  tempérament,  une  nature  puissante  plutôt 
qu'un  de  ces  artistes  raffinés  que  de  longs 
siècles  de  civilisation  et  de  poésie  nous  faisaient 
désirer.  Sous  ce  rapport,  ce  livre  marquait  une 
régression  sur  le  précédent,  qu'il  dépassait 
pourtant  de  beaucoup  en  portée.  C'est  que,  cette 
fois,  Harel  y  avait  travaillé  seul  et  s'y  mon- 
trait tel  qu'il  était,  dans  sa  robuste  spontanéité 
et  son  rustique  génie,  où  l'on  sentait  tout  de 
même  par  endroits  un    sentiment  virgilien. 

Les  deux  ans  ((u'IIarel  passa  à  Paris,  alors  en 
plein  renouveau  svmboliste,  au  moment  où  In 
poésie  se  complaisait  aux  plus  subtiles  recher- 
ches de  sentiments,  de  couleurs,  de  sonorité'^ 
délicates  et  de  frissons  mystérieux,  le  firent  pé- 


.       PAUL   HAREL  45 

nétrer  en  un  monde  insoupçonné.  Il  est  certain 
qu'avec  Mallarmé,  Verlaine,  et  surtout  Henri  de 
Régnier,  la  poésie,  après  quelques  louvoiements, 
venait  de  pénétrer  hardiment  dans  la  haute  mer 
entrevue  par  Baudelaire  et  Edgar  Poë,  et  que  le 
vent  l'emportait  vers  quelque  Thulé  intérieure, 
dont  l'espoir  nous  éblouissait.  La  poésie  avait 
changé  de  direction.  Elle  s'éloignait  avec  rapi- 
dité des  bords  du  Parnasse  et  vains  étaient  les 
cris  de  fureur,  les  sarcasmes,  les  poings  tendus. 
Il  fallait,  si  l'on  ne  voulait  pas  être  abandonné 
et  oublié  sur  le  rivage,  sauter  dans  une  barque, 
faire  force  de  rames,  et  au  risque  de  se  perdre 
en  mer,  la  rattraper. 

Harel  fut  de  ceux  qui  le  comprirent.  Nous  lui 
aidâmes  d'ailleurs  à  le  comprendre.  Il  réfléchit, 
appareilla,  et  calculant  bien  ses  forces,  consul- 
tant fréquemment  sa  boussole,  n'hésita  pas  à 
tourner  le  dos  au  passé  et  à  s'orienter  vers  l'ave- 
nir avec  autant  de  prudence  que  d'habileté.  Il 
abandonna  l'éloquence,  se  mit  à  regarder  et  à 
écouter  au-d'edans  de  lui-même,  à  interposer 
entre  les  choses  et  lui  le  voile  du  rêve.  Il  es- 
tompa les  contours,  rectifia  le  choix  de  ses  mots 
dans  un  sens  plus  musical  et  pratiqua  l'art  dé- 
licat de  l'allusion.  Déjà  ses  Heures  Lointaines 
esquissaient  une  bien  belle  symphonie  autom- 
nale. Qu'il  était  loin  déjà,  l'Harel  rustique  !  Et 
quelle  aristocratie,  quelle  élégance  chevale- 
resque se  révélaient  chez  ce  poète  renouvelé,  et 
quelle  musique  ! 

S'en  vont  les  beaux  ramiers,  passent  les  tourterelles  ; 
L'ombre  douce  du  parc  effleure  les  toiuelles 
Et  le  songe  ouvre  en  toi  son  vol  silencieux  ! 


Ai)  L  HUMANISME 

Je  lui  avais  dit  alors  :  »  Et  maintenant,  vous 
devriez,  vous  inspirant  des  fragments  d'André 
(ihénier,  dont  le  charme  consiste  surtout  en  ce 
qu'ils  restent  en  suspens  et  laissent  à  la  pensée 
de  chacun  le  soin  de  les  terminer,  vous  devriez, 
disais-je,  condenser  tout  cela  en  de  courts 
poèmes,  comme  des  sonates,  qui  inviteraient  à 
la  rêverie,  suggéreraient  un  motif,  ouvriraient 
(les  vibrations  qui,  d'écho  en  écho,  iraient 
s'achever  dans  l'âme  du  lecteur.  » 

Ce  fut  précisément  ce  qu'il  réalisa  avec  un 
bonheur  incomparable  dans  ce  recueil  d'En 
Forêt,  l'un  des  plus  beaux,  des  plus  parfaits, 
des  plus  miraculeux  chefs-d'œuvre  qui  aient  été 
écrits  depuis  cinquante  ans.  Je  n'irai  pas  plus 
loin.  Aussi  bien  est-il  impossible  à  l'art  d'aller 
plus  haut.  Il  y  a  encore  de  très  grandes  beautés 
dans  les  poèmes  mystiques  et  les  derniers  son- 
nets du  poète.  Mais  je  ne  m'arrêterais  plus  et 
cette  conférence  est  déjà  trop  longue. 

Je  ne  vous  parlerai  pas  non  plus  de  ses  Chan- 
.sons  de  Chasse  et  des  soirées  inoubliables,  où, 
en  compagnie  de  Moréas,  de  Jean  de  Mitty,,  de 
Silvain,  de  Louise  Silvain,  il  nous  les  chantait, 
nous  jetant  en  des  infinis  d'émotion  et  de  rêve. 

Je  n'ai  pas  lo  temps  non  plus  de  vous  parler 
de  sa  prose  et  de  ses  contes  paysans,  qui  méri- 
teraient de  rester  comme  un  trésor  de  la  langue 
et  où  il  dépassa  Maupassant. 

Il  faut  me  hâter  de  conclure. 

On  peut  dire  qu'il  y  a  eu  deux  Harel  et  que 
ce  poète  a  mené  deux  existences.  La  première 
«^0  termine  h  la  chute  de  l'Hcrbagcr  et  à  la  pu- 


PAUL   HAREL  47 

blication  des  Voix  de  la  Glèbe.  Elle  est  remplie 
et  dominée  par  V Auberge.  J'avoue  très  sincè- 
rement que  cette  aventure  ne  m'a  jamais  en- 
thousiiasmé.  Il  n'y  avait  pas  besoin  d'être  grand 
devin  pour  prévoir  qu'un  homme  d'esprit  et 
d'imagination  comme^ui  ne  pouvait  être  un 
bon  commerçant  et  qu'il  perdrait  l'auberge. 

Il  ne  faut  pas,  comme  nous  l'avons  fait  trop 
souvent  nous-même,  louer  Harel  du  bon 
exemple  qu'il  a  donné  au  monde,  en  cette  af- 
faire, car  ce  n'est  pas  d'un  bon  exemple  d'en- 
treprendre un  métier  pour  lequel  on  n'est  pas 
!ié.  Ce  n'est  pas  un  bon  exemple  de  descendre^ 
fût-ce  volontairement,  de  son  milieu  social  ; 
c'est  une  aventure  qui  peut  traîner  après  elle 
des  conséquences  nombreuses  autant  que  fâ- 
cheuses. Penser  autrement,  c'est  penser  roman- 
iiquement,  donc  un  peu  absurdement. 

Ce  que  je  dis  là,  on  le  pensait  autour  de  lui. 
Lorsqu'après  Aux  Champs,  Harel,  grâce  à  un 
rtrticle  de  Mirbeau,  eut  été  lancé  et  connut  la 
notoriété,  chacun  le  plaignit,  avec  tant  de  talent, 
de  n'être  pas  allé  dans  les  villes  et  d'avoir  subi 
lin  destin  si  humble  et  si  disproportionné  avec 
son  mérite.  Ce  fut  pour  répondre  qu'il  lança 
son  superbe  Plebs  rustica,  cet  éloquent  appel 
aux  déserteurs  des  campagnes.  Et  ce  fut  égale- 
ment pour  répondre  à  certaines  basses  railleries 
qu'il  écrivit  son  brûlant  Crescite  et  Multiplica- 
mini,  où  il  dénonçait,  trente  ans  d'avance,  et 
marquait  au  fer  rouge  la  plaie  du  malthusia- 
nisme dont  nous  mourons.  Et  c'est  dans  le 
même  double  but  qu'il  composa  VHerbager.  On 


48  L'nUMAMSME 

peut  dire  que  par  de  telles  œuvres,  qui  étaient, 
en  somme,  des  apologies  indirectes,  il  a  à  la 
fois  bien  mérité  de  la  Patrie  et  de  la  Poésie. 

Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  le  jeu  de  la 
Vie  se  chargea  de  ramener  les  choses  à  la 
normale,  que  l'aubergiste  fut  éliminé  et  qu'il  ne 
resta  plus  que  l'homme  de  lettres. 

Son  séjour  à  Paris  a  élevé  son  regard,  mûri 
sa  pensée,  étendu  son  action,  fait  de  lui  un  diri- 
geant. 

Il  retourne  à  Echauffour,  mais  il  ne  perd 
plus  le  contact  avec  la  Capitale,  où  un  groupe 
littéraire  important  proclame  sa  supériorité.  Ce 
groupe  s'étend  et  se  renouvelle.  La  sûreté  de 
son  goût  lui  fait  discerner  les  talents  encore 
ignorés  ou  méconnus.  Il  célèbre  l'admirable 
Fernand  Mazade,  il  révèle  à  plusieurs  le  grand 
conteur  Joseph  L'Hôpital,  le  subtil  et  charmant 
Maurice  Brillant. 

Il  a  beau  ne  pas  en  convenir,  Harel  est 
changé.  A  ce  moment,  une  haute  et  pure  amitié 
de  jeune  fille,  lointaine  d'abord,  puis  de  plus 
en  plus  proche,  introduit  un  discret  tête-à-tête 
en  sa  solitude  et  répond  au  besoin  que  son  cœur 
a  de  confidences.  C'est  une  amitié  qu'une  pa- 
role trop  vive,  un  geste  trop  humain  effarou- 
cheraient et  mettraient  en  fuite,  mais  qui,  de 
jour  en  jour  affermie  et  protectrice,  l'encourage 
et  le  défend  contre  les  mauvais  songes.  Cette 
amitié  ingénieuse  s'étend  à  tous  les  siens  et 
veille  sur  son  foyer.  La  confiance  et  le  respect, 
c[ue  son  lignage  et  sa  vertu  inspirent,  sont 
quel([ue  chose  d'extraordinaire.  C'est  le  miracle 


PAUL   HAREL  49 

de  la  poésie  qui  l'a  évoquée  et  suscitée.  Elle  était 
nécessaire,  elle  était  attendue,  il  la  fallait  telle 
qu'elle  fut  pour  tenir  auprès  d'Harel  le  rôle 
juste  qu'elle  a  rempli  avec  un  tact  qu'un  cœur 
comme  le  sien  pouvait  seul  avoir. 

Lorsque  la  mort  eut  visité  la  maison  et  em- 
porté la  compagne  dévouée  de  la  jeunesse  du 
poète,  celle  qui  en  avait  été  l'Ange  gardien 
voulut  s'en  aller  à  son  tour.  C'eût  été  l'écrou- 
lement total,  à  un  âge  oii  il  est  difficile  de 
refaire  sa  vie  ;  c'eût  été  la  solitude  atroce,  la  fin 
d'une  existence  originale,  mais  mal  aiguillée 
au  départ  et,  par  conséquent,  assez  cahotée. 

Il  y  a  des  responsabilités  auxquelles  on  ne 
peut  se  dérober,  même  quand  c'est  par  pur  dé- 
vouement et  amitié  qu'on  les  a  prises. 

L'Amitié  n'a  pas  eu  beaucoup  à  faire  pour 
devenir  de  l'Amour  et  sceller  d'un  sceau  sacré 
un  sentiment  ancien,  profond,  né  de  l'admi- 
ration, du  dévouement  et  d'un  mutuel  respect. 
L'équilibre  social,  dérangé  par  la  malencon- 
treuse et  imprévoyante  aventure  de  l'Auberge, 
s'est  rétabli.  Harel  a  repris  sa  place  dans  les 
rangs  de  la  bourgeoisie  intellectuelle  et  achève 
auprès  d'une  compagne  incomparable,  dans  le 
calme  et  la  dignité,  une  existence  dont  sa  fan- 
taisie avait  fait  un  amusant  roman.  Il  y  écrit  des 
poèmes  de  sagesse  et  de  pure   beauté. 

S'il  a  pu  se  rendre  compte  que  le  problème 
de  la  vie  ne  se  résout  pas  par  une  boutade,  ne 
nous  plaignons  pas,  nous  autres,  d'une  erreur 
à  laquelle  nous  devons  tant  d 'œuvres  char- 
mantes   et    éclatantes.    Elle    fut    providentielle, 


50  l/lUiMA.MSME 

cette  erreur,  puisqu'il  en  a  lire  toute  une  litté- 
rature pittoresque,  comique,  émouvante,  des 
livres  do  prose  drue  et  déjà  classique,  des  livres 
de  ^ers.  dont  la  réunion  forme  une  anthologie 
de  merveilles. 


10 


HENRI    BREMOND 


Il  y  a  six  mois,  on  '  le  connaissait  dans  le 
monde  des  revues  pour  un  esprit  éniinent,  pour 
un  délicat  lettré,  pour  un  discret  et  grand  tra- 
vailleur. On  le  soupçonnait  vaguement  acadé- 
misable,  mais  dès  qu'on  l'a  vu,  dès  qu'on  a 
causé   avec   lui   quelques   instants,   on   est   pris. 

L'abbé  Bremond  n'est  pas  s^eulement  un 
grand  lettré,  il  l'est  sur  le  même  plan  que  les 
plus  grands  de  notre  génération.  Il  est  un  de 
ceux  qui  l'ont  le  mieux  comprise  et  réalisée  en 
lui-même.  C'en  est  le  critique  le  mieux  informé 
et  le  plus  pénétrant.  C'est  quelque  chose  comme 
le  Jules  Lemaître  du  symbolisme,  avec  je  ne 
sais  quoi  de  plus  complexe  et  de  plus  aristocre- 
tique,  qui  lui  vient  de  ses  fréquentations  avec 
la  pensée  et  la  poésie  anglaises. 

Et  lui-même,  grand,  élégant,  svelte,  large  de 
poitrine  et  d'épaules,  aACc  ses  longues  jambes 
faites  pour  la  course,  ses  longs  bras  de  joueur 
defoot-ball  ou  de  tennis,   son  teint  coloré,  ses 


52  l/ HUMANISME 

yeux  bleus  au  rc*:ard  droit,  son  front  tout  en 
lar^rcur,  son  visage  ouvert,  gracieux  et  viril,  ne 
réalise-t-il  pas  le  type  achevé  du  *rcntleman,  qui, 
avant  étudié  à  Oxford,  se  serait  converti  au  ca- 
tholicisme romain  et  serait  entré  dans  les 
ordres?  Rien  en  lui  de  l'abbé  de  cour.  Un  exté 
rieur  simple,  une  élégance  sobre  et  ce  joli  sou- 
rire qui  permet  la  familiarité,  mais  qui  est  éga- 
lement d'une  douce  autorité  et  qui  sent  la  race. 


* 


Je  vois  en  l'abbé  Bremond  le  grand  aumô- 
nier des  lettres,  créé  et  mis  au  monde  pour 
exercer  l'apostolat  chez  les  hauts  intellectuels. 
C'est  sa  mission  spéciale  et  c'est  une  grande  et 
importante  mission. 

Nous  avons   un   clergé  catholique  intelligent, 
dévoué,     actif,    pieux,    qui    compte    parmi    ses 
membres  des  savants,   des  érudits  extrêmement 
distingués  ;    nous    avons    un    clergé    d 'œuvres, 
solide,    pratique,    mais    qui,    malgré   toutes   ces 
qualités,   n'a   plus,   dans   un   grand    nombre  de 
cas,  la  direction  des  esprits.  Cette  direction  des 
esprits,  le  clergé  du  seizième  et  du  dix-septième 
siècles   la  possédait.   Il  était  vraiment  notre  tête 
pensante.  C'était  dans  son   sein  que   l'Etat  allait 
chercher  ses  grands  ministres,   ses  meilleurs  di- 
plomates.   Il    fournissait  aux   lettres  leurs   plus 
grands    noms,  les  plus   éminents  écrivains,    les 
penseurs  les  plus  admirables.  Les  prêtres  étaient 
presque  les  premiers  en  tout. 

D'où  vient  l'éclipsé  partielle  qui    a   succédé  ? 


HENRI    BREMOND  53 

Dans  la  première  moitié  du  dix  neuvième  siècle, 
il  y  a  un  magnifique  mouvement  de  pensée,  dont 
le  clergé  tient  encore  la  tête  avec  l'école  menai- 
sienne,  mais  depuis  lors,  peu  à  peu,  la  direction 
intellectuelle  des  catholiques  a  passé  en  grande 
partie  aux  mains  des  laïques,  ce  qui  n'est  pas 
sans  quelque  danger. 

Il  y  a  là  une  situation  anormale  que,  depuis 
une  trentaine  d'années,  le  jeune  clergé  sent  très 
bien  et  à  laquelle  il  voudrait  remédier,  car  il  est 
plein  de  zèle,  mais  presque  toutes  les  tentatives 
qu'il  a  faites  pour  en  sortir  ont  été  pour  lui  déce- 
vantes. Il  y  a  deux  ou  trois  ans,  certains  groupes 
de  jeunes  prêtres  se  mirent  notamment  à  suivre 
de  jeunes  écrivains,  d'ailleurs  distingués,  et 
reçurent  l'illumination  symboliste.  Quelques-uns 
allèrent  jusqu'à  crier  «  raca  »  à  leurs  admirations 
de  la  veille  et  crurent  avoir  découvert  l'étoile  de 
Bethléem  :  la  poésie  chrétienne  commençait  pour 
eux  à  Verlaine  dont  le  précurseur  était  Baude- 
laire, et  se  continuait  avec  Péguy,  avec  Francis 
Jammes,  Claudel  et  Ghéon,  poètes  de  talent, 
certes,  mais  en  dehors  desquels  ils  ne  voyaient 
pas  de  salut.  Tout  cela  dénonce  à  la  fois  une 
grande  bonne  volonté  et  quelque  incertitude.  On 
voit  que  le  jeune  clergé,  qui  comprend  le  dan- 
ger, cherche  à  reconquérir  sa  place  dans  la  né- 
cessaire direction  des  intellectuels. 

Or  ce  qu'il  cherche  si  convulsivement,  voici 
bien  longtemps  que  l'abbé  Bremond  l'a  trouvé, 
pour  sa  part,  et  sans  effort  II  ne  s'agit  pas  d'être 
un  Bossuet  ou  un  Lacordaire,  il  s'agit,  sans  cesser 
d'être   prêtre,    d'être  un   lettré  authentique,    de 


54  l' HUMANISME 

s'être  assimilé  cette  éminenle,  fine  et  va-ste  cul- 
ture, sans  laquelle,  aux  yeux  de  la  véritable  élite, 
on  reste  un  barbare. 

Que  manque-t  il  à  l'Eglise  de  France  pour  re- 
cruter dans  son  sein  une  pareille  élite  ?  Très  peu 
de  chose  probablement.  Elle  a  déjà,  en  Saint- 
Sulpice,  une  école  normale  supérieure  ;  elle  a  ses 
universités  catholiques^  dont  le  travail  est  fé- 
cond... 

Au  fait,  notre  cieigé,  dans  sa  majorité,  est  un 
clergé  positif-pratique,  loyal,  actif,  énergique, 
mais  un  peu  rude  et  cxpéditif.  C'est  surtout  un 
clergé  issu  de  notre  saine  et  solide  race  rurale, 
un  clergé  de  poilus  aux  yeux  clairs,  qui  regar- 
dent droit  devant  eux,  qui  ne  s'embarrassent  pas 
de  subtilités  et  de  nuances,  mais  courent  tout  de 
suite  au  canon  et  au  drapeau.  Et  cela  se  conçoit  : 
cette  tâche  est  la  plus  urgente.  Mais,  par  suite  des 
circonstances,  il  arrive  qu'il  laisse  passer  à  tra- 
vers les  mailles  de  ses  filets  nombre  de  gens  de 
valeur  qu'avec  un  peu  de  soin  on  pourrait  rete- 
nir. Les  uns  vont  grossir  les  rangs  de  ses  enne- 
mis, les  autres  vont  former,  en  dehors  de  lui, 
cette  sorte  de  haut  clergé  laïque,  composé  d'écri- 
vains, de  penseurs  et  d'artistes  qui  gardent  au 
catholicisme  son  prestige  dans  le  monde  littéraire 
et  lui  amènent,  chaque  jour,  de  nouveaux  con- 
vertis. 

Ce  qu'il  faudrait  à  l'Eglise  de  France^  à  mesure 
que  ses  cadres  pourront  se  compléter  de  nou- 
veau, c'est  un  corps  mobile  d*ecclésiastiques  li- 
bres, entièrement  voué  à  la  haute  culture  et  aux 
lettres,  c'est   un    organisme  souple    et  foi*t,  qui 


HENRI    BREMOND  ,  h^^ 

embrasserait  étroitement  la  pensée  moderne  et 
en  suivrait  l'évolution.  C'est,  en  définitive,  un 
corps  d'abbés  humanistes,  une  congrégation  d'hu- 
manistes dévots,  car  qui  dit  grand  littérateur  dit 
humaniste.  Ce  sont  des  abbés  Bremond. 

Nous  ne  devons  pas  souhaiter  en  général  que 
le  clergé  fournisse  des  romanciers  ou  des  dra- 
maturges de  carrière,  à  moins  qu'ils  ne  se  ser- 
vent du  roman  comme  d'une  forme  d  apostolat, 
à  moins  qu'ils  ne  fassent  un  roman  très  spécial, 
comme  Benson  ou  Pierre  L'Ermite.  En  général, 
je  crois  que  le  prêtre  doit  à  la  dignité  dont  il 
est  revêtu  de  ne  rien  écrire  et  publier  qui  ne  soit 
conforme  à  son  caractère  sacerdotal  ou  qui  soit 
susceptible  de  diminuer  le  respect  qu'on  lui  doit 
et  que  chacun  lui  porte.  Il  y  a  là,  avant  tout, 
pour  lui  une  question  détenue  morale  et  intel- 
lectuelle. 

Du  reste,  ce  souci  de  la  tenue,  tous  les  écri- 
vains d'un  certain  rang  se  l'imposent  plus  ou 
moins.  11  consiste  à  maintenir  son  style  et  ses 
idées  à  urie  certaine  hauteur,  à  se  préserver  de 
toute  vulgarité,  à  renoncer  aux  effets  faciles,  à 
se  rappeler  constamment  qu'on  pourrait  être  lu 
par  de  très  hauts  esprits,  qui  vous  jugeraient  sur 
un  tel  échantillon.  Il  est,  en  effet,  bien  inutile 
d'écrire,  si  Ton  n'a  pas  conscience  d'entretenir  ou 
d'accroître  le  capital  de  la  civilisation  et  d'apporter 
un  aliment  aux  artistes  ou  aux  penseurs,  quel- 
que suggestion,  un  renseignement,  un  docu- 
ment, une  œuvre.  Et  par  une  œuvre  j'entends 
quelque  chose  de  rayonnant,  une  de  ces  créations 
de  l'àme  que  personne  ne  puisse  ouïr  ou  regarder 


5G  l'humanisme 

sans  plaisir,  une  de  ces  choses  qui,  selon  l'expres- 
sion de  Keats,  soient  ou  semblent  être  de  la  joie 
pour  toujours. 

«  Que  parlez-vous  d'originalité  ?  disait  Ban- 
ville. Si  vous  n  êtes  pas  tout  le  passé,  si  vous  n'êtes 
pas  l'homme  qui  a  vécu  tous  les  âges  de  l'huma- 
nité, qui  en  a  ressenti  tous  les  frissons,  pensé 
toutes  les  idées,  pleuré  tous  les  sanglots^  depuis 
le  commencement,  vous  ne  m'intéressez  pas, 
allez -vous  en  ;  je  n'ai  que  faire  de  vous  ». 

En  parlant  ainsi,  Banville  définissait  le  bon 
humaniste,  c  est-à-dire  le  bon  écrivain,  qui  sait 
tout,  qui  a  tout  lu,  tout  médité,  qui  a  vécu 
toutes  les  époques,  dans  l'ordre  où  elles  se 
sont  succédé,  dont  les  veines  charrient  Tâme 
d'Homère,  la  pensée  de  Platon,  les  vers  de  Virgile, 
les  Pères  de  l'Église  et  qui,  ayant  vu  s'élever  les 
cathédrales  et  la  scolastique  au  chant  des  hymnes 
chrétiennes,  atraversé  le  siècle  de  Pascal ,  de  Bossuet 
deMolière,  de  Racine,  le  Jansénisme, lephilosophis- 
me,  la  révolution,  le  romantisme,  est  maintenant 
l'homme  d'aujourd'hui  en  route  vers  demain,  en 
travail  de  demain.  Ses  moindres  lignes  sont 
riches  d'innombrables  allusions,  que  ses  pareils 
discernent  au  passage.  Chaque  vers  d'un  vrai 
poète  totalise  la  poésie. 

La  première  partie  d'un  tel  programme  est  à 
peu  près  remplie  dans  les  petits  séminaires. 
Elle  l'est  aussi  bien,  souvent  mieux  que  dans 
les  lycées.  Rien  à  redire  non  plus  contre  le 
solide  enseignement  scolastique  des  grands 
séminaires.  La  scolastique  et  le  thomisme  sont 
d'ailleurs   fort  bien   portés    aujourd'hui,    même 


HENRI    BREMOND  57 

dans  le    monde.   Mais    l'éloquence  demanderait 
une  mise  au  point. 

Je  ne  sais  rien  de  plus  intolérable  que  la 
faconde  ampoulée  et  creuse  de  certains  orateurs, 
avocats,  parlementaires,,  qui,  les  uns  et  les  autres, 
prolongent  sans  génie,  sans  talent,  sans  goût, 
sans  idées,  un  genre  mort.  Et  cela,  à  une  époque 
où  il  y  a  tant  de  gens  qui  parlent  bien,  qui  savent 
si  bien  exposer  une  question,  si  bien  la  discuter, 
si  bien  conclure  !  Même,  en  entendant  parfois 
tels  prédicateurs,  on  se  demande  où  ils  ont  vécu 
pour  être  si  peu  nos  contemporains,  pour  être  si 
étrangers  à  nos  habitudes  d'esprit,  pour  con- 
naître si  mal  nos  besoins  véritables  et  pour  nous 
toucher  si  peu.  Lorsqu'ils  nous  parlent  dans  l'inti- 
mité, lorsqu'ils  nous  conseillent,  lorsqu'ils  nous 
consolent,  ils  s'expriment  tout  autrement  et 
avec  un  autre  accent.  Pourquoi  ne  transportent-ils 
pas  en  chaire  ce  langage  simple  et  cet  accent  ? 

N'est-ce  pas  parce  que  le  clergé  a  perdu  trop 
souvent  le  contact  avec  le  monde  intellectuel  et 
en  particulier  avec  le  monde  des  écrivains  et  des 
poètes  ?  Il  ne  semble  pas  s'être  aperçu  que  le 
sentiment  de  l'éloquence  s'est  modifié  par  suite 
du  travail  même  des  écrivains.  Au  dix-septième 
siècle,  la  plupart  des  écrivains  étaient  d'abord 
orateurs  ;  à  présent,  les  orateurs  sont  d'abord 
écrivains.  Et  le  public,  qui  lit  beaucoup,  se  trouve 
dépaysé,  quand  il  ne  retrouve  pas,  dans  les  discours 
qu'il  entend,  le  rythme  auquel  il  est  habitué.  Son 
esprit  est  devenu  plus  rapide,  il  veut  des  faits, 
des  raisons,  des  sentiments  ;  il  devine  où  vous 
en  voulez  venir,  il  finit  avant  vous  le  raisonne- 


58  i.'humamsmf 

ment  commencé  et  s'impatiente  des  mots  qui  le 
retardent. 

On  ne  connaît  que  trop  les  obstacles  qui^  sur 
ce  terrain,  ont  entravé  la  marche  du  clergé.  Depuis 
la  Révolution  et  surtout  depuis  les  cinquante 
dernières  années,  il  vit  dans  un  état  d'insécurité 
extrême,  toujours  menacé  d'être  dépouillé  et 
jeté  à  la  rue.  11  épuise  ses  forces  à  boucher  les 
brèches  que  fait  l'inondation  i  II  a  couru  à 
l'œuvre  qu'il  a  estimée  la  plus  urgente.  Mais,  ce 
faisant,  il  s'est  parfois  attaqué  aux  effets  plutôt 
qu'aux  causes.  Certains  ont  cru,  peut-être,  que 
tout  le  mal  venait  d'en  bas,  je  crois  qu'il  venait 
encore  plus  d'en  haut,  c'est-à-dire  de  la  tête  et 
que  c'est  là  que  le  clergé  devrait  aussi  viser. 

Le  catholicisme  s'est  relevé  indiscutablement 
en  France,  depuis  quelques  années.  On  est  presque 
étonné  du  nombre  de  gens  de  haute  valeur  qui 
font  profession  d'être  des  croyants  ou  dont  l'esprit 
incline  à  le  redevenir.  La  majorité  pensante  est  de 
notre  côté  :  «  Le  catholicisme  en  France  est  un 
mouvement  intellectuel  »,  me  disait  mon  ami 
belge  Edouard  Huysmans.  Mais  ce  mouvement 
intellectuel  provient  surtout  des  laïques,  de  laïques 
dont  ce  n'est  pas  entièrement  l'affaire  et  qui  n'y 
peuvent  donner  toute  leur  àme.  Des  écrivains 
laïques  rabattent  y  ers  l'Eglise  des  esprits  en  quête 
de  vérité.  Là  évidemment  s'arrête  leur  rôle.  Ils 
n'ont  pas  qualité  pour  faire  davantage.  C'est 
ensuite  au  clergé  déformer  ces  âmes  à  la  vie  inté- 
rieure que  le  catholicisme  exige.  Pour  cela  il  faut 
un  clergé  qui  sache  les  comprendre,  un  clergé 
entraîné  à  cette  psychologie,   un    clergé   fraternel 


HENBI    BREMOND  ''^9 

aux  esprits  de  haute  culture,  qui  devine  leurs 
besoins,  entre  dans  leurs  préoccupations  et  leur 
parle  leur  langage. 

Ces  besoins,  ces  préoccupations  sont  souvent 
très  nobles,  mais  d'autant  plus  délicats  et  sensi- 
bles. Ils  réclament  les  mêmes  soins  que  réclame  la 
formation  spirituelle  des  adolescents,  caries  lettrés 
sont  d'éternels  adolescents,  mais  infiniment  plus 
complexes.  Pour  s'occuper  de  ces  ânnes  il  faut  des 
prêtres  de  leur  sorte^  comme  il  leur  faut  des  mé- 
decins spéciaux.  C'estprécisément  un  de  ces  rares 
prêtres  qu'est  l'abbé  Bremond. 

*  * 

L'abbé  Bremond  est  l'homme  de  lettres  prêtre, 
non  pas  l'homme  de  lettres  vulgaire,  mais 
l'homme  de  lettres  à  sa  plus  haute  puissance, 
appelé  par  ses  dons  et  sa  vaste  culture  à  orner 
l'Académie  Française,  à  en  maintenir  et  à  en  for- 
tifier le  prestige.  Ce  n'est  pas  Bossuet  certes,  ce 
n'est  pas  l'éloquence  qui  domine  et  foudroie,  et 
dont  la  voix  retentit  à  travers  les  mondes  et  les 
siècles,  mais  c'est  plutôt  le  mystérieux  et  aristo- 
cratique Fénelon. 

Jamais  ressemblance  n'a  été  plus  marquée. 
Tous  deux  sont  des  éducateurs  d'enfants  et  des 
directeurs  d'âmes  également  séduisants.  Tous 
deux  sont  de  hardis  et  doux  mystiques  ;  tous  deux 
sont  des  critiques  pénétrants  ;  tous  deux  sont  des 
fleurs  d'humanisme  ;  tous  deux,  sans  être  des 
mondains,  ont  la  grâce  qui  conquiert  les  salons 
et  leur  attache  les  hommes.  Tous  deux  s'imposent 


rd)  l'humanisme 

sans  fracas  ;  tous  deux  détestent  les  phrases  pom- 
peuses, les  déclarations  solennelles,  les  grands 
mots,  tout  ce  qui  emballe  les  foules  et  fait  du 
tumulte. 

Aussi  ne  fhut  il  pas  s'étonner  que  l'abbé  Brc- 
mond  ait  écrit  une  Apologie  pour  Fénelon  et  at- 
tache à  cet  ouvrage  une  importance  exception- 
nelle. Il  y  prend  fait  et  cause  pour  l'archevêquedc 
Cambrai  avec  une  vivaciîe,  une  chaleur,  qui 
nous  dénoncent  que  sa  propre  cause  est  en  jeu 
et  qu'il  ne  s'agit  pas  seulement  de  Bossuet  et  de 
Fénelon,  mais  de  deux  systèmes,  de  deux  ten- 
dances opposées  qui  se  partagent  éternellenncnt 
la  France  et  TEglise.  Le  différend  n'est  pas  seu- 
lement un  différend  ancien,  un  chapitre  de  l'his 
toire  de  l'Eglise  gallicane,  c'est  un  différend 
actuel,  un  différend  qui  dure,  un  différend  éter- 
nel. 

Pendant  deux  siècles,  Fénelon  nous  resta  une 
figure  extrêmement  et  justement  chère,  mais 
depuisune  cinquanlaine  d'années  il  s'cstformé  un 
nouveau  parti  bossuétiste,  parmi  les  critiques 
littéraires,  et  qui  n'a  eu  de  cesse  ni  de  relâche 
que  sa  statue  ne  fût  par  terre  et  sa  renommée  dé- 
truite. Les  bossuétistes  nous  ont  rendu  Fénelon 
suspect  et  ils  sont  arrivés  à  nous  faire  douter  non 
seulement  de  la  santé  de  son  intelligence,  mais 
même  de  la  qualité  de  son  style,  jusqu'ici  réputé 
comme  exquis,  à  présent  déconsidéré  comme  le 
type  du  style  banal  et  des  épithètes  inexpressives. 

C'en  était  trop.  L'abbé  Bremond  a  pris  vigou- 
reusement l'offensive  et  cette  fois  contre  l'idole 
même,  contre  Bossuet. 


HENRI    BREMOND  61 

Après  avoir  reconnu  le  prodigieux  génie  litté- 
raire de  Bossuet,  ce  Victor  Hugo  de  la  prose 
française,  mieux  équilibré  que  l'autre,  il  nous  a 
montré  que  ce  génie  était  surtout  un  don  éblouis- 
sant d'expression  au  service  d'un  homme  excel- 
lent, mais  nullement  extraordinaire  par  ailleurs. 
Il  nous  démontre  que  Bossuet  n'était,  au  fond, 
qu'un  penseur,  un  philosophe,  un  théologien  du 
second  ordre,  un  homme  sans  rayonnement  dès 
qu'il  cessait  d'écrire,  un  personnage  sans  grande 
autorité  dès  qu'on  le  voyait,  et  qui  ne  reprenait 
son  ascendant  que  de  loin  et  la  plume  à  la  main. 
Bien  entendu,  un  penseur  du  second  rang,  au 
dix-septième  siècle,  produit  encore  grand  effet, 
tant  le  milieu  oiî  il  vivait  était  exceptionnelle- 
ment remarquable,  tant  il  était  nourri  de  doc- 
trine et  préparé  au  maniement  des  idées.  Bossuet 
avait  des  lueurs  étonnantes  dès  qu'il  abordait  une 
question  d'histoire  générale.  Il  était  au  plus  haut 
degré  ce  que  nous  appelons  aujourd'hui  un  pro- 
phète du  passé,  mais,  dans  la  pratique  de  la  vie, 
ce  n'était  plus  qu'un  homme  timide,  mal  adapté. 
Comme  l'albatros  de  Baudelaire. 

Ses  ailes  de  géant  l'empêchaient  de  marcher. 

Il  se  donna  un  mal  incroyable  pour  l'éducation 
du  dauphin.  Sans  succès.  C'est  que  dans  l'enfant 
royal  qui  lui  avait  été  confié,  au  lieu  de  voir  un 
enfant,  il  ne  voyait  que  la  destinée  des  empires, 
que  l'économie  des  lois  terrifiantes  de  la  Provi- 
dence, et  il  lui  parlait  sur  le  ton  dont  il  aurait 
fait  la  leçon  à  tous  les  peuples  assemblés.  C'était 
plus  fort  que  lui.  Il  fallait  qu'il  montât  en  chaire 


(il.^  L  HUMANISME 

pour  développer  ses  grandes  maximes,  où  il  était 
incomparable  ;  mais  à  la  cour^  ce  n'était  plus 
qu'un  pauvre  petit  évoque  comme  les  autres,  une 
sorte  de  doyen  de  campagne,  plus  gêné  (ju'il  ne 
le  voulait  paraître  et  que  la  vue  des  majestés  de 
ce  monde  impressionnait  au  point  de  le  presque 
annihiler,  de  ceux  que  l'on  fait  manœuvrer  aisé- 
ment, pour  peu  qu'on  sache  appuyer  sur  le  bon 
ressort. 

Au  contraire,  Fénelon  arrive.  Chacun,  en  le 
voyant  a  reconnu  son  maître.  Point  de  grands 
mots,  pas  de  maximes  surprenantes^  mais,  une 
fine  politesse,  un  tact  de  grand  seigneur,  un 
charme  unique  fait  d'élégance  simple,  de  bonté, 
d'intelligence  et  de  dignité.  Il  conquiert  tout  de 
suite  les  cœurs_,il  subjugue  sans  effort  les  esprits. 
Il  ne  cherche  pas  à  se  faire  remarquer,  il  ne  parle 
qu'à  propos,  il  se  tient  à  sa  place  et  voilà  qu'on  ne 
voit  plus  que  lui,  qu'on  ne  rêve  plus  que  de  lui, 
qu'on  ne  peut  plus  se  passer  de  lui.  On  lui  demande 
son  avis,  il  le  dit  et  on  s'y  range.  Il  a  ce  don 
incommunicable,  inexplicable  :  l'autorité.  C'est  le 
grand  ministre  de  l'avenir.  Il  ne  fait  pas  de  cour- 
bettes il  n'intrigue  pas,  il  se  borne  au  nécessaire. 
Il  ne  court  pas  après  les  gens  ;  ce  sont  les  gens 
qui  courent  après  lui.  On  lui  confie  l'éducation 
du  duc  de  Bourgogne  et  voilà  qu'aussitôt  son  élève 
l'adore.  Il  ne  lui  conte  pas  les  destins  des  empires, 
il  ne  lui  fait  pas  le  discours  sur  l'histoire  uni- 
verselle, mais  il  fait  de  ses  classes  un  enchante- 
ment. Il  compose  pour  son  élève,  avec  une 
imagination  vraiment  digne  des  vieux  conteurs 
grecs,  toute  une  littérature  tnerveilleuse  de  fables. 


HENRI    BREMOND  6-3 

de  contes,  de  dialogues  des  morts  et,  après  lui 
avoir  fait  traduire  amoureusement  l'Odyssée,  il 
écrit  les  Aventures  (ï  Ahdolonyme  Qi\Q%  Aventures  dé 
Télémaque,\di  Vie  des  anciens  philosophes.  En  vérité^ 
pourquoi  avons-nous  oublié  tant  de  livres  délicieux 
qui,  pour  la  première  fois,  arrachaient  notre 
prose  à  l'emprise  latine  et  brisaient  la  terrible 
période  cicéronienne  ?  Pour  la  première  fois,  la 
phrase  cessait  d'être  oratoire,  se  faisait  fluide, 
simple,  aimable  et,  avec  quelque  spirituel 
nonchaloir,  suivait,  paisible,  le  cours  des  idées 
en  rêvant. 

Il  n'y  avaitpas  d'autre  moyen  de  tourner  l'énorme 
obstacle  que  dressait  à  l'avenir  des  lettres  françaises 
le  génie  écrasant  de  Bossuet.  Des  hommes  comme 
Bossuet  et  Victor  Hugo  sont  à  la  fois  pour  une 
littérature  une  gloire  et  une  catastrophe.  Leur 
personnalité  obstrue  presque  tous  les  passages.  Or 
il  faut  vivre,  il  faut  continuer. 

La  grande  prose  française  du  dix-septième  siècle, 
qui  était  identique,  en  sa  construction,  à  la  grande 
prose  latine  jusque  là  en  usage  dans  les  parlements, 
les  conciles,  les  assemblées  du  clergé,  celte  ample 
prose  aux  articulations  puissantes  et  à  grand 
rendement^  cette  prose  d'empire  venait  d'aboutir  à  ' 
la  splendide  langue  de  Bossuet,  dont  on  ne  pouvait  > 
plus  espérer  d'égaler  la  magnificence,  car  qui 
•pouvait  se  flatter  d'avoir  assez  de  souffle  désormais 
pour  emboucher  une  pareille  trompette,  la 
plus  retentissante  jusqu'à  celle  du  jugement  P 
Après  Bossuet,  et  dans  cette  direction,  il  n'y  avait 
plus  rien  à  attendre  qu'une  effroyable  décadence. 
Tout  le  latin  de  Gicéron,  renforcé  des  images  de 


U4  L  HUMAMSMF 

la  Bible  et  de  la  sombre  éloquence  dt>  Pères  Afri- 
cains^ était  dépassé  par  ce  bond  dans  le  sublime. 
Il  fallait,  si  l'on  voulait  continuer  à  écrire,  trouver 
autre  chose  et  cette  autre  chose  c'était  le  sourire 
grec,  l'inépuisable  source  dévie,  de  lumière  et  de 
joie  qui  descendait  des  neiges  de  l'Hélicon,  cher 
aux  Muses.  Plus  de  phrase  tendue,  soutenue  par 
des  arcs-boutants,  plus  de  style  à  ogives,  qui  avait 
l'air  de  vous  emporter  jusqu'au  ciel,  mais  un  style 
léger  et  clair  comme  un  ruisseau  et  capable  de 
réfléchir  le  ciel,  tout  en  gardant  l'odeur  de  la  terre 
et  des  plantes  sauvages  ainsi  que  l'image  des  arbres 
et  les  antiques  rêves  des  hommes,  bref,  un  style 
naturel  et  coulant  au  fil  de  l'idée. 

Mais  par  delà  cette  question  de  style  il  y  en  avait 
une  autre  bien  plus  sérieuse  et  c'était  celle  du 
f  rôle  même  de  la  religion  dans  la  société.  Il  y 
avait  face  à  face,  la  conception  des  jansénistes 
et  celle  des  jésuites.  Or  le  haut  catholicisme  du 
dix-septième  siècle  était  presque  tout  entier, 
comme  l'a  dit  Verlaine,  «  janséniste  et  gallican  ». 
Le  jansénisme  me  paraît,  au  fond,  avoir  été  surtout 
constitué  par  l'espritde  résistance  à  laRenaissance, 
dans  laquelle  il  voyait  un  retour  au  paganisme,  — 
paganisme  et  hellénisme  étant  pour  lui  une  seule 
et  même  chose.  Et  pour  éviter  l'imprégnation  de 
l'hellénisme,  il  se  rejetait  dans  le  judaïsme  et 
l'Ancien  Testament.  Evidemment,  ceci  était  moins 
net  que  je  ne  le  présente  !  On  faisait  du  grec  à 
Port-Royal,  mais  Port-Royal  n'était  pas  tout  jansé- 
niste et  le  jansénisme  (en  prenant  ce  mot  dans 
un  sens  large  et  non  dans  un  sens  technique)  n'était 
pas  tout  à  Port-Royal.  Bossuet  me  paraît  être  bien 


HENRI    BREMOND  65 

plutôt  le  vrai  chef  de  ce  que  j'appellerais  le 
jansénisme  orthodoxe^  c'est-à-dire  de  ce  conser- 
vatisnrie  outré  et  un  peu  amer,  qui  aurait  voulu, 
une  fois  pour  toutes,  fixer  la  religion,  en  arrêter  le 
développement  au  point  précis  où  son  parti  l'avait 
amené  et  fixer  par  là  même  à  jamais  la  France  dans 
le  compromis  monarchico-théocratique  où  l'on 
était  arrivé  et  qui  paraissait  fort  acceptable.  Pour 
être  assuré  qu'on  s'arrêterait  là,  il  fallait  d'abord 
s'arrêter  un  peu  en  arrière.  En  somme,  Bossuet 
aurait  organisé  la  décadence,  car  ce  qui  ne  bouge 
plus  se  décompose,  ce  qui  ne  s'accroît  plus  se 
rapetisse,  ce  qui  n'avance  plus  recule. 

Excellent  homme,  très  conciliant,  très  bon,  dans 
la  conversation  ordinaire,  Bossuet  devenait  terrible 
dès  qu'il  s'asseyait  à  son  bureau  et  écrivait,  car 
alors  c'était  son  génie  qui  dictait.  Or  rien  n'était 
moins  semblable  à  Bossuet,  homme  privé,  que  le 
génie  de  Bossuet. 

Bossuet,  ainsi  que  la  bourgeoisie  de  son  siècle, 
considérait  parfois  Dieu  comme  un  monarque 
attentif  à  ses  affaires  et  dirigeant,  en  grand  style, 
le  gouvernement  du  monde  selon  son  bon  plai- 
sir, pardonnant  quelquefois,  mais  réprimant 
avec  la  dernière  rigueur  les  moindres  tentatives 
d'indépendance.  Que  pouvait  bien  lui  importer 
le  progrès  des  lettres  ou  des  arts  ?  Il  y  avait  une 
littérature  sacrée,  un  art  saint.  Tout  le  reste  était 
d'origine  diabolique.  La  crainte  de  Dieu  était 
l'unique  sagesse. 

Tout  cela  était  très  beau.  Mais  il  était  bien  évi- 
dent que  cela  ne  pouvait  pas  durer  et  qu'on  ne 
pouvait  pas   faire  de  la  société  un  couvent.   Les 


diniciiUés  de  la  vie  s'y  opposent.  Et  puis  si  tout 
devient  péché  mortel,  on  désespère  de  faire  son 
salut  :  on  y  renonce.  Le  désespoir  jette  dans  la 
révolte  et  le  désordre. 

A  cette  religion  de  rigueur,  voisine  de  la  ter- 
reur, s'oppose  une  religion  de  miséricorde  et 
d'amour.  Dieu  n'est  pas  un  tyran,  mais  un  père, 
mais  un  ami  tendre,  compatissant  et  toujours 
secourable.  Nous  sommes  faits  pour  vivre  en  so- 
ciété et  la  société  se  développe  selon  un  ordre 
établi.  Chaque  homme  naît  avec  des  goûts,  des 
aptitudes,  des  capacités  qu'il  entre  dans  le  plan 
divin  d'utiliser.  Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  un 
seul  catholique  de  bon  sens  qui  regrette  que  Ra- 
cine ait  écrit  ses  tragédies  et  Molière  ses  comé- 
dies. Je  crois  qu'il  serait  plutôt  regrettable  que 
le  catholicisme  les  eût  empêchés  de  faire  leurs 
chefs-d'œuvre_,  car  enfin  toute  la  querelle  est  là. 
Y  a-t-il  encore  des  fanatiques  pour  penser  que 
la  perte  de  ces  chefs-d'œuvre,  le  prestige  qu'ils 
ont  valu  à  la  France,  le  haut  idéal  artistique 
qu'ils  représentent,  tout  cela  est  de  nul  intérêt, 
du  point  de  vue  où  ils  se  placent,  qui  est  celui  de 
l'éternité  ?  On  va  vite  très  loin,  dans  cette  voie. 
Mais  qu'en  savent-ils  P  Et  que  connaissent-ils  du 
plan  de  Dieu,  et  si  Dieu  ne  s'intéresse  pas  à  la 
beauté  et  à  l'art,  lui  qui  en  a  tellement  mis  dans 
la  nature  et  qui  a  peint  et  découpé  les  fleurs  et 
les  lys  des  champs,  lui  qui  nous  a  donné  du  beau 
un  sentiment  si  vif  '?  Et  si  Jésus  est  Dieu,  n'est-il 
pas  homme  aussi  ?  N'est-il  pas  l'homme  complet, 
à  qui  rien  de  l'homme  n'est  étranger,  excepté  le 
mal  ?  Il  laisse  pousser  les  chefs-d'œuvre  dans  les 


HENRI    BREISIOND  C)T 

cerveaux  des  artistes  comme  les  fleurs  et  les 
fruits  sur  les  arbres.  Et  Tartiste  ne  doit  pas  être 
plus  coupable  de  faire  son  œuvre  que  l'arbre  de 
produire  ses  fruits.  L'arbre  et  l'artiste  sont  pro- 
bablement sur  terre  pour  cela.  Quand  l'artiste 
suit  sa  droite  inspiration  et  n'y  mêle  rien  de  vo- 
lontairement impur,  par  calcul  ou  par  malice,  il 
peut  avoir,  à  notre  sens,  la  conscience  tranquille, 
car  il  est  dans  sa  loi,  il  accomplit  sa  fonction  il 
fait  son  métier. 

L'important  est  d'être   un    homme   de   bonne 
volonté,  d'aimer  Dieu  et  son  prochain,  Qui  a  la 
charité  a  déjà  la  foi,  car  on  n'aimerait  pas  Dieu 
si  on  ne  croyait  déjà  en  lui.  Aimer  Dieu,  ce  n'est 
pas  seulement  sentir  de   tendres  élans  vers   lui, 
car  cette   tendresse    ne   dépend  pas  toujours  de 
nous,  mais  c'est  vouloir  l'aimer,  c'est  vouloir  se 
conformer  à  sa  volonté  et  vivre  en  droiture  de 
vaut  lui,  en  observant   ses   commandements    et 
ceux   de    son    Eglise.  Pour  ce  qui  est  de  la  foi, 
croire  en  bloc  à  tout  ce  qu'enseigne  l'Eglise  ca- 
tholique et  accepter  d'avance  sa  décision  sur  tous 
les  points  controversés.  Pour  tout  le  reste,  —  et 
ce  reste  n'est  pas  peu  de  chose,   car  l'Eglise  ne 
définit  que  sur  des  matières  presque  inaccessibles 
à  la  raison  et  que  nous  ne  pouvons  guère  con- 
naître que  par  la  Révélation,  ■—  pour  tout  le  reste, 
liberté  complète  de  pensée.  Ne  nous  tourmentons 
donc  pas  de  vains  scrupules  qui  ne  peuvent  nous 
conduire  qu'au  désespoir  et  vivons  tranquillement 
sous  l'œil  de  Dieu,  en  nous  conformant  à  ses  lois 
et  à  celles  de  l'Eglise,  comme  nous  nous  confor* 
mons  à  celles  de  notre  pays,  en  bons  et  loyaux 


(jS  l/m  MANISME 

citoycnsdc  notre  double  patrie  terrestre  et  céleste. 
Mais  cette  tranquillité  devant  Dieu  parut  sus- 
pecte à  Bossuet  et  aux  théologiens  de  Port-lloyal. 
Cette  tranquillité  contrariait  toutes  leurs  idées  car 
ils  voulaient  nous  faire  vivre  dans  la  crainte  et 
même  dans  l'angoisse,  nous  précipiter  vers  Dieu 
à  l'état  de  loque  tremblante.  On  n'était  chrétien  à 
leurs  yeux  qu'à  ce  prix  et  dans  relîondrcment 
de  la  pénitence.  Dans  ces  conditions,  le  nombre 
des  chrétiens  ne  pouvait  être  que  bien  petit.  Mais 
Jésus  n'avait-il  pas  parlé  du  petit  nombre  des 
élus  ?  Ils  en  concluaient  certainement  que  tout  le 
reste  serait  damné,  ce  qui  était  une  doctrine  vrai- 
ment terrible. 

Quant  au  quiétisme,  au  quiétisme  absolu  qui 
vous  détournait  d'agi i",  c'était  aussi  une  hérésie, 
et  c'était  d'abord  une  sottise.  Fénelon  avait  trop 
d'esprit  et  de  bon  sens  pour  donner  dans  ce  tra- 
vers. Mais  on  le  pressa  d'exposer  sa  doctrine 
mystique  de  l'union  avec  Dieu  et  des  états  d'orai- 
son. Le  débat  dévia  sur  un  terrain  moins  sûr, 
TafTaire  se  confondit  avec  celle  de  M"'*"  Guyon. 
Bref.  Rome  censura  certaines  formules  impru- 
dentes ou  maladroites,  dont  il  s'était  servi  et  qu'il 
s'empressa  du  reste  de  rétracter  avec  une  noble  et 
exemplaire  humilité. 

Il  fut  ainsi  écarté  du  pouvoir.  Et.  par  une 
autre  conséquence,  le  parti  rigoriste  l'emporta 
dans  l'Eglise  de  France.  Par  un  retournement  des 
apparences,  lui,  le  chef  du  parti  du  bon  sens  fut 
représenté  comme  le  chef  d'un  parti  de  toqués.  En 
somme,  le  bon  sens  fut  vaincu,  mais,  à  voir  les 
choses  d'ensemble,    le  grand  courant   mystique 


HENRI    BREiMOND  G9 

fut  arrêté,  le  gros  de  la  France  tomba  dans  le 
découragement,  puis  dans  l'indifférence,  et  un 
formidable  courant  de  libertinage  se  forma  avec 
la  Régence  et  aboutit  à  la  philosophie  irréligieuse 
du  dix-huitième  siècle. 

Le  clergé  avait  suivi  Bossuet,  qui  devint  son 
maître  et  son  modèle.  Mais  tout  l'arsenal  patro- 
logique  et  biblique  de  Bossuet  ne  fournit  bientôt 
aucune  arme  adaptable  aux  nécessités  nouvelles 
du  combat.  Les  canons  de  l'église  gallicane 
devinrent  aussi  inutilisables  que  les  vieux  canons 
de  l'armée  du  grand  Condé.  C'est  que  pour  com- 
battre l'erreur  vivante  il  faut  une  littérature 
vivante,  il  faut  la  même  littérature  que  celle 
qui  sert  à  la  propagation  de  l'erreur. 

C'est  à  l'exposition  de  ces  idées — qu'un  résumé 
<'  grossit  ))  facilement  —  que  l'abbé  Bremond  a 
consacré  son  Apologie  pour  Fénelon.  Sa  prédilection 
pour  ce  livre  nous  en  révèle  l'importance.  Cette 
apologie  n'est  pas,  comme  on  pourrait  le  croire, 
un  simple  paradoxe,  soutenu  par  un  virtuose 
de  la  critique.  Bien  loin  de  là  :  la  pensée  qui 
l'inspira  est  l'axe  véritable  autour  duquel  tourne 
toute  son  œuvre  aussi  savante  qu'admirable.  Son 
grand  et  célèbre  ouvrage  sur  ï Histoire  littéraire  du 
sentiment  religieux  en  France  en  découle  tout  entier. 

Pour  soutenir  cette  thèse  il  fallait  un  rude 
courage  et  une  belle  audace  ;  s'attaquera  Bossuet. 
c'était  presque,  pour  le  clergé  et  les  catholiques 
français,  s'attaquer  à  la  citadelle  même  du  catho- 
licisme, car  pour  tous  Bossuet  c'était  la  tradition, 
l'Ecriture  et  les  Pères  ;  c'était  le  dernier,  le  plus 
grand,  le  plus  définitif  des  Pères  de  l'Église.  Aux 


70  l'humanisme 

\eiix  lies  laïques  et  même  des  libres-penseurs. 
Bossuel  était  un  être  colossal,  que  son  génie  mettait 
au-dessus  de  1  humanité  et  devant  qui  il  fallait 
s'incliner,  à  quelque  opinion  qu'on  appartînt. 

Mais  Bremond  n'étîiit  pas  seulement  le  plus 
agile  et  le  plus  adroit  des  frondeurs,  il  joignait  à 
une  psychologie  à  laquelle  on  ne  peut  rien  com- 
parer de  plus  aigu  et  de  plus  fort,  il  joignait, 
dis-je,  une  science  étonnante  et  qui  s'étendait  à 
tout.  Personne  n'approchait  de  sa  connaissance, 
du  dix-septième  siècle  et  du  seizième,  ni  ne  savait 
mieux  le  fort  et  le  faible  de  la  théologie,  de  la 
casuistique^  de  la  mystique  de  cette  époque. 
Après  une  explosion  de  colère,  les  bossuétistes 
durent  assister,  atterrés  et  impuissants,  à  cette 
entreprise. 

Entendons-nous  cependant  !  Bremond  n'a  pas 
songé  à  ((  démolir  n  Bossuet,  qui,  après  comme 
avant,  reste  un  écrivain  extraordinaire,  le  plus 
extraordinaire  de  nos  hommes  de  lettres,  celui 
qui  a  tiré  de  la  prose  française  les  effets  les 
plus  éclatants  et  les  plus  inattendus.  Cela  reste 
acquis.  Bossuet  est  un  prodigieux  poète,  c'est  le 
premier  et  le  plus  éblouissant  de  nos  poètes  en 
prose,  mais  ce  n'est  pas,  à  proprement  parler,  un 
l)ur  prosateur.  La  lignée  de  nos  grands  prosateurs 
commence  à  Pascal  et  suit  une  autre  voie  que  la 
sienne.  L'opinion  lui  reconnaissait  une  place 
disproportionnée  parmi  nos  penseurs.  Il  faussait 
la  perspective  efc  nous  trompait,  catholiques  et 
Français,  sur  notre  propre  psychologie  et  nos 
propres  possibilités.  Déjà  llanotaux  me  le  disait 
avec  raison,  il  va  plus  de    vingt  ans  :  «  La  véri- 


ÏÎEMii    ;3rVEM0M)  71 

table  ligne  française  ne  passe  pas  par  Bossuet,  qui 
n'est  qu'un  grand  isolé,  mais  par  Pascal^  Saint 
Evrcrnont,  Montesquieu,  etc.  »  Mais  il  fallait  un 
maître  de  la  grande  critique,  un  esprit  de  la 
taille  de  Bremond  pour  rendre  visible  à  tous  cette 
vérité,  devenue  nécessaire. 

Ayant  ainsi  déblayé  le  terrain,  l'abbé  Bremond 
a  pu  restituer  à  la  fois  à  notre  histoire  littéraire  et 
à  notre  histoire  religieuse  sa  véritable  physio- 
nomie. C'est  un  de  nos  plus  grands  peintres 
d'âmes  et  de  milieux  spirituels.  Il  a  tracé  des 
protagonistes  de  notre  histoire  intime  des  portraits 
d'un  relief  et  d'une  vie  inoubliables.  Il  y  est 
plusieurs  fois  revenu,  pour  y  ajouter  quelques 
touches  ou  pour  corriger  quelques  traits.  11  pro- 
cède par  essais  successifs  et  donne  plusieurs 
esquisses  avant  d'achever  le  portrait.  Sa  méthode 
est  hardie  à  l'extrême  et  va  souvent  heurter  l'opi- 
nion établie. 

Tous  ces  essais^  toutes  ces  monographies 
n'étaient  que  des  préparations  et  l'avant-garde  de 
sa  grande  histoire  littéraire  du  sentiment  reli- 
gieux en  France,  après  laquelle  on  ne  pourra  plus 
écrire  comme  avant  ni  l'histoire  de  la  littérature, 
ni  l'histoire  des  idées,  ni  l'histoire  religieuse  de 
la  France.  C'est  une  de  ces  œuvres  qui  changent 
toutes  les  perspectives  et  reconstruisent  le  passé 
sur  un  nouveau  plan,  en  détruisant  certaines 
légendes^  en  rétablissant  des  masses  de  monu- 
ments oubliés  et,  après  cette  lecture,  on  commen- 
cera à  connaître  vraiment  le  dix-septième  siècle^, 
qu'on  ignorait  jusque-là. 

On  s'aperçoit  que   la  fanleuse  abbaye  de  Port- 


72  LIIUMAMSME 

Royal,  ce  Port-Royal  ([ue  Sainte-Beuve  avait 
reconstitaé  dans  toute  sa  grandeur,  n'est  qu'un 
des  nombreux  centres  de  la  vie  religioso-intellec- 
luelle  d'alors  et  dont  chacun  avait  une  égale  impor- 
tance. Port-Royal  ne  forme  que  l'un  des  livres  de 
l'ouvrage  de  l'abbé  Bremond.  C'est  un  appendice 
critique  à  l'ouvrage  de  Sainte-Beuve,  mais  quel 
délicieux  et  divertissant  appendice  !  C'est  un 
chapitre  de  l'histoire  des  Originaux  au  dix-sep- 
tième siècle.  Avec  quelle  verve  il  nous  restitue 
l'abracadabrant  Saint-Cyran  et  celte  maison  de 
retraite  pour  vieux  colonels  et  vieux  magistrats 
qu'était  en  réalité  la  célèbre  abbaye.  A  côté  de 
cela,  quels  émouvants  et  saisissants  caractères, 
quelle  galerie  de  portraits  à  la  Philippe  de  Cham- 
paignc,  entre  autres  le  portrait,  si  charmant  et  si 
français,  de  la  iMère  Agnès  ! 

Mais  lisez  ou  plutôt  commencez  à  lire  tout 
l'ouvrage,  qui  roulant  en  somme  sur  des  ques- 
tions de  mystique  un  peu  dures  aux  non-initiés, 
est  d'une  variété  et  d'une  vie  admirables.  Vous  ne 
regretterez  pas  votre  peine^  en  dépit  des  passages 
oii  la  matière  ralentit  le  mouveuient.  Lisez-le, 
sans  vous  presser,  et  vous  irez  de  découverte  en 
découverte,  du  plaisant  au  sévère,  du  sourire  à 
l'émotion.  Vous  y  veirez  défiler  tout  ce  siècle  si 
grand  et  encore  si  mal  connu,  car  on  n'en  avait 
aperçu  que  le  côté  spectaculaire  et  «  mise  en 
scène»,  non  ce  fonds  sérieux,  austère,  monacal  et 
boujgeois,  où  il  puisa  les  raisons  de  sa  grandeur. 


I  ♦ 

*  * 


HENRI    BREMOND  73 

Il  est  temps  de  dire  le  peu  que  je  sais  de  la  vie 
de  l'abbé  Bremond.  Il  est  né  en  1865,  à  Aix-en- 
Provence,  dans  un  de  ces  hôtels  du  dix-huitième 
siècle  dont  cette  jolie  ville,  qui  se  considère 
comme  l'Athènes  de  la  Provence,  est  si  justement 
fière.  Aix  est  demeurée,  par  l'aspect  de  ses  places 
et  de  ses  rues  autant  que  par  sa  société,  jalouse- 
ment fermée,  un  peu  faubourg  Saint-Germain 
d'autrefois,  une  aimable  ville  d'ancien  régime  et 
qui  se  pique  de  littérature.  C'est  la  ville  de  Joa- 
chim  Gasquet,  de  Xavier  de  Magallon,  d'Emile 
Sicard,  le  berceau  du  Fea,  la  revue  méridionale, 
d'oii  s'élancèrent  de  nombreuses  notoriétés  : 
Edmond  Jaloux,  Jean  de  Pierrefeu,  Francis  de 
Miomandre,  Marins  André,  etc.  Ville  de  silence 
et  de  rêves,  avec  des  facultés,  un  lycée,  je  crois, 
mais  surtout  un  renommé  petit  collège  ecclésias- 
tique, oii  Bremond  fut  élevé  jusqu'à  dix-sept  ans 
et  où  il  eut  pour  condisciples,  outre  quelques-uns 
de  ceux  que  j'ai  nommés,  l'abbé  Wetterlé  et 
Charles  Maurras. 

La  famille  de  Bremond  me  semble  avoir  été 
digne  de  sa  ville  aristocratique.  Je  soupçonne 
aussi  chez  lui  'quelque  ascendance  anglaise. 
Il  est,  en  tous  cas,  visible  qu'il  y  a  en  lui  de  l'aris- 
tocrate anglais.  Ce  mélange  de  sang  agit  comme 
un  levain  sur  l'intelligence,  il  la  polarise,  il  la 
rend  plus  sensible  et  il  est  éminemment  propre  à 
développer  le  sens  critique. 

L'abbé  Bremond  doit  probablement  beaucoup  de 
sa  finesse  native  et  de  la  couleur  de  son  âme  à  sa 
mère,  car  il  est  rare  qu'ayant  à  parler  d'un  homme 
supérieur,  il  n'insiste  pas  avec  une  délicate  émo- 


lA  I.  HUMAÎSISMJ-: 

lion,  où  vibre  le  cher  souvenir,  sur  l'influence 
nialernelle.  Et  lui-même  porte  visiblement  une 
àme  féminine  dans  un  tempérament  viril.  De  là 
sans  doute,  le  charme  de  sa  nature  forte  et  tendre 
etson  éloigncmcnt  de  contemplatif  pour  l'action. 

De  bonne  heure,  il  dut  se  sentir  attiré  à  la  fois 
par  les  lettres  et  par  la  vie  religieuse.  A  dix-sept 
ans,  il  entra  chez  les  jésuites  et  partit  pour  faire 
son  noviciat  en  Angleterre.  Il  y  dut  retrouver  tout 
de  suite  une  de  ses  patries.  Son  âme  y  respira  à 
l'aise,  y  dilata  les  textes  qu'une  hérédité  probable 
y  avait  inscrits  :  la  harpe  intérieure  retrouva  dans 
les  vers  anglais  et  dans  le  rythme  de  la  prose 
anglaise  ses  propres  sons.  Il  s'imprégna  profondé- 
ment de  la  poésie  anglaise,  de  Keats  à  Tennyson  et 
à  Browning  et  de  Shakespeare  à  Swinburne, 
U  en  reçut  la  marque  pour  toujours.  Quand  aux 
poètes  français,  je  crois  qu'il  ne  choisit  pas  Hugo 
pour  livre  de  chevet,  mais  plutôt  Baudelaire  et 
Racine. 

Or  le  symbolisme  français  est  surtout  un  filleul 
du  lyrisme  anglais.  Aussi  Bremond  y  fut-il  initié 
tout  de  suite  et  lut-il  avec  délices,  après  Mallarmé, 
les  premiers  poèmes  d'Henri  de  Piégnier  et  de 
Viélé-Griffin. 

Jeune  jésuite,  il  eut  naturellement  à  s'occuper 
déducation  des  jeunes  gens  et  il  y  réussit  à  mer 
veille.     Il    fut,     pendant    sept    ans,    professeur 
d'humanités. 

Rentré  en  France,  il  fit  ses  débuts  d'écrivain 
aux  Éludes,  la  célèbre  revue  des  Pères  jésuites. 
Il  y  écrivit  de  nombieux  articles  sur  la  jeune  lit- 
térature et  la  nouvelle  poésie,  dont  il  fut  le  pre- 


HENRI    BREMOND  iÔ 

mier  ci'itique  peut-être  à  démêler  les  aspirations 
et  à  signaler  les  beautés.  Inconnu  alors^  sauf  des 
milieux  lettrés,  j'eus  l'immense  joie  d'être  dis- 
tingué par  lui,  qui  découvrit  ma  Daine  aux 
lévriers  dans  la  revue  Minerva,  en  découpa  des 
extraits  et  en  parla  très  aimablement.  Cela  prouve 
au  moins  avec  quel  soins  et  quelle  attention  il 
suivait  alors  le  mouvement  des  jeunes.  Il  fut 
remarqué  dès  ce  moment  par  Brunetière,  qui  lui 
prit  deux  articles  sur  des  questions  de  littérature 
anglaise.  Mais  c'est  au  Correspondant  qu'il  ré- 
serva sa  plus  assidue  collaboration.  J'y  ai  relevé 
sa  signature  une  cinquantaine  de  fois,  et  seuls  les 
lecteurs  de  cette  revue  seraient  tentés  de  regretter 
le  grand  labeur  de  son  Histoire,  —  puisqu'elle  les 
prive  trop  souvent  d'un  de  leurs  auteurs  préférés! 

Plusieurs  des  articles  qu'il  a  publiés  avant 
d'aborder  son  œuvre  capitale  ont  été  réunis  par 
lui  en  trois  volumes,  sous  les  titres,  d\Ames  reli- 
gieuses et  de  f Inquiétude  religieuse.  Ce  sont  des 
livres  délicieux  autant  que  substantiels  et  dont 
une  bonne  partie  est  consacrée  au  mouvement 
ritualiste  eu  Angleterre  et  à  la  conversion  de 
Newman.  C'est,  à  mon  avis^  ce  qui  a  été  écrit  de 
plus  vivant  et  de  plus  captivant  sur  cette  grande 
question  du  retour  progressif  de  l'Angleterre  au 
catholicisme.  11  semblait  tout  désigné  pour  en 
être  l'historien,  mais  les  circonstances  firent 
qu'il  fut  devancé  par  M.  Thureau-Dangin.  Il  dut 
donc  y  renoncer,  non  sans  avoir  apporté  à  cette 
histoire  une  sérieuse  contribution  par  son  beau 
livre  consacré  à  la  psychologie  de  Newman. 

N'empêche  que  ce  désappointement  aurait  pu 


é(t  r  HUMANISME 

désarçonner  un  autre  que  13remon(l.  11  est  tout  de 
même  dur  d'avoir  tout  préparé  pour  un  grand 
ouvrage,  d'un  intérêt  aussi  exceptionnel  que 
celui-là,  de  l'avoir  pour  ainsi  dire  vécu  sur  place 
et  d'avoir  à  l'abandonner,  ^fais  Bremond  avait 
dans  sa  vaste  culture  d'autres  ressources.  Dès  sa 
jeunesse,  il  avait  été  attiré  par  un  grand  et  admi- 
rable sujet,  pour  lequel  il  avait  déjà  réuni  d'abon- 
dantes notes  :  Erasme.  Et,  en  effet,  Erasme  c'était 
toute  la  Renaissance  et  c'était  aussi  déjà  lui, 
Bremond.  Et  je  ne  sais  pas  si  Bremond  n'était 
pas  plus  semblable  encore  à  Erasme  qu'à  Féne- 
lon.  C'eût  été  une  autobiographie  anticipée,  une 
autobiographie  dans  une  chère  époque,  dans 
l'époque  divine  aux  vrais  hommes  de  lettres,  si. 
hélas  î  elle  n'eût  été  si  malencontreusement  trou- 
blée et  déchirée  par  Luther.  Ah  1  dans  ce  temps 
de  philosophie  platonicienne,  de  philologie  et  de 
poésie,  on  avait  en  vérité  bien  à  faire  de  ces  que- 
relles d'Allemand  théologien  !... 

Le  sujet  d'Erasme  était  beau,  trop  beau  peut- 
être  pour  être  réalisé.  C'est  un  de  ces  projets  de 
jeunesse,  comme  tous  nous  en  abandonnons.  Bre- 
mond en  a  pourtant  développé  un  très  intéressant 
chapitre  dans  son  attachante  Vie  de  Thomas  More. 

Mais  la  Renaissance  avait  amené  Bremond  jus- 
qu'à saint  François  de  Sales  et  à  l'humanisme 
dévot.  Soixante  ans  au  moins  séparaient  les  deux 
époques.  C'était  encore  la  Renaissance,  mais 
^près  tout  le  tracas  et  toutes  les  ruines  des  guerres 
de  religion.  Bien  des  choses  s'étaient  passées 
depuis  l'aube  charmante  du  seizième  siècle  et, 
d'abord,  le  latin,  avait  cessé  d'être  la  langue  lit- 


HENRI    BREMOND  77 

léraire.  Le  français,  riche  des  dépouilles  anti- 
ques, commençait  à  briller,  comme  langue  de 
la  civilisation.  Et  puis  on  était  revenu  sincère- 
ment, complètement  à  la  foi  catholique  et  à  la 
piété,  et  on  s'occupait  de  réorganiser  la  religion, 
sur  les  plans  de  cette  grande  et  pieuse  assemblée 
d'humanistes  chétiens  qu'avait  été  le  Concile  de 
Trente.  Bien  des  belles  choses  s'achevaient  mé- 
lancoliquement, mais  d'autres  plus  belles  se  pré- 
paraient, dont  le  vaste  champ  s'ouvrait  aux  éru- 
dites  et  pénétrantes  investigations  de  l'abbé  Bre- 
mond.  Le  plan  de  son  grand  ouvrage  commen- 
çait à  se  dessiner  dans  son  esprit. 

Je  n'ai  pas  encore  parlé  ni  du  voyage  à  Athènes 
avec  Barrés,  ni  du  joli  livre  sur  la  psychologie 
de  l'enfance,  mais  je  n'en  finirais  plus. 

L'Académie,  voyant  dans  V Histoire  littéraire 
du  sentiment  religieux  en  France  un  pendant  au 
Port-Royal,  a  reçu  dans  l'abbé  Bremond  le  digne 
successeur  de  Sainte-Beuve,  le  Sainte-Beuve  chré- 
tien. C'est  assez  exact,  à  quelques  nuances  près, 
à  cette  nuance  près  surtout  qu'il  y  a  plus  d'hu- 
mour chez  Bremond  et  peut-être  moins  de  res- 
pect. Il  est  d'Eglise  et  à  ce  titre  son  information 
est  plus  fine  que  ne  le  peut  être  celle  du  laïque 
le  mieux  doué.  Il  sait  jusqu'oii  son  ironie  peut 
aller,  sans  manquer  aux  convenances  que  com- 
porte le  sujet.  Son  diagnostic  est  plus  rapide,  son 
scalpel  est  plus  sûr.  Il  sait  ce  qu'il  est  utile  de  dire 
et  il  ne  dit  que  des  choses  utiles. 

Ancien  membre  de  la  Compagnie  de  Jésus,  il 
en  a  reçu  la  forte  empreinte.  C'est  un  ordre  reli- 
gieux assez  souple,  assez  assuré  de  la  formation 


78  L  HUMANISME 

de  ses  sujets  pour  ne  pas  redouter  qu'ils  mésu- 
sent  jamais  de  leur  liberté  et  manquent  à  leur 
caractère.  C'est  l'ordre  religieux:  le  plus  capable 
de  créer  ce  corps  mobile  d'abbés  humanistes,  de 
prêtres  voués  aux  lettres,  dont,  au  début  de  cet 
article,  j'indiquais  la  nécessité,  pour  rendre  au 
clergé  quck^ue  chose  de  son  ancienne  action. 

Mais  si  l'abbé  Bremond  a  beaucoup  d'esprit,  il 
a  aussi  un  grand  et  apostolique  amour  des  âmes. 
Et  voici  qu'il  a  réussi  à  faire  lire  des  ouvrages 
de  dévotion  pure  aux  gens  les  plus  éloignés  de 
la  religion  et  à  les  y  intéresser.  C'est  un  des 
succès  les  plus  extraordinaires  qu'un  homme 
d'esprit  ait  jamais  remportés. 

On  ne  saurait  se  flatter  d'embrasser  d'un  seul 
coup  d'œil  et  en  si  peu  de  pages  une  personnalité 
aussi  subtilement  complexe  et  aussi  attachante 
dont  on  pourraitdire  qu'elle  se  plaît  aux  altitudes 
contradictoires,  au  point  que  le  contraire  de  ce 
que  j'en  viens  d'écrire  pourrait  sembler  également 
vrai.  L'Abbé  Bremond  échappe  à  toute  définition 
trop  rigoureuse.  Et  c'est  là  son  charme  et  sa  force. 


I 


IV 


LES  POETES  DE  L'ECOLE  D'AIX 

Joachim  Gasquet,  Xavier  de  Magallon,  Charles 
Maurras,  Fernand  Mazade,  Lionel  des  Rieux, 
Jean  Royère,  Emile  Sicard,  Emmanuel  Signoret, 
Paul  Souchon. 


Pour  définir  les  poètes  de  l'École  d'Aix,  il  faut 
parler  de  la  ville  dont  ils  se  réclament.  Que  l'on 
n'imagine  pas  une  école  de  troubadours  proven- 
çaux. Ce  sont  au  contraire  des  poètes  de  langue 
française.  Et,  en  effet,  Aix  n'est  pas  une  ville  pro- 
vençale. C'est  une  ville  de  France,  une  ville 
d'histoire  de  France,  une  ville  de  la  monarchie 
française  située  en  Provence,  projetée  en  Pro- 
vence par  Paris  et  Versailles.  Ce  n'est  pas,  comme 
on  pourrait  le  croire,  un  faubourg  de  Marseille, 
c'est  un  faubourg  reculé  de  la  capitale.  Il  suffit 
de  voir  ses  nobles  hôtels  des  xvif  et  xvm*  siè- 
cles, ses  rues,  ses  places  de  silence  et  toute  son 
architecture,  élégante  et  sérieuse,  qui  invite  par 
sa  seule  contemplation  l'esprit  à  la  pensée,    lui 


M;  L  llL.MAAliSMi: 

donne  la  perspective  nécessaire  et  l'isole  de  la 
nature  pour  le  diriger  et  le  concentrer  sur  l'étude 
de  rhommc  et  des  grandes  lois,  il  suffit,  dis-je, 
de  voir  Aix  pour  s'en  rendre  compte.  Aix  est  en 
plein  Midi  une  ville  du  Nord,  une  ville  de  l'Ile- 
de  France,  bâtie  pour  faire  rayonner  l'idée  car- 
tésienne pure  et  pour  l'implanter  solidement 
en  ces  terres  de  latinité  et  d'hellénisme,  en  ces 
beaux  champs  de  cyprès  et  d'oliviers,  au  milieu 
desquels  s'avance  la  mer  odysséenne,  la  belle 
mer  bleue,  la  mer  des  Sirènes,  la  mer  qui  apporta 
les  Saintes  Maries,  la  mer  aux  nombreux  promon- 
toires, aux  criques  divines,  découpés  dans  les 
merveilleuses  Alpilles. 

Aix  est  la  patrie  de  Vauvenargues,  et  sinon 
du  moins  du  grand  Rivarol,  de  Capus.  Ces  trois 
noms  nous  situent  bien  en  pleine  France,  telle- 
ment qu'on  les  croirait  originaires  des  bords 
royaux  de  la  Loire.  Et  que  dire  du  dernier  fils 
illustre  d'Aix,  Henri  Brcmond,  qui  ne  se  rap- 
porte aux  trois  autres.^  Même  langue  élégante, 
juste  et  sobre,  qui  sent  la  bonne  race  et  respire 
le  meilleur  du  penser  français,  même  classicisme 
naturel,  même  profondeur  qui  a  l'air  de  s'ignorer 
et  toute  tournée  vers  la  connaissance  de  l'homme 
même  absence  d'apprêts,  même  finesse,  même 
grâce,  même  aisance,  même  puissance  d'ana- 
lyse et  même  sourire  aimablement  désabusé 
qui  se  joue  à  travers  la  phrase.  Les  hommes  qui 
naissent  là-bas  y  naissent  sous  le  roi  Louis  XV, 
dans  l'émerveillement  du  grand  siècle  à  son 
déclin.  Ce  sont  les  fils  de  Labruyère  et  de 
Fénelon. 


LES -POÈTES  DE  L 'ÉCOLE  d'aIX  81 

La  Provence  est  autour  d'eux,  mais  ils  ne  sont 
pas  la  Provence.  Et  ils  ne  la  voient  pas,  ils  l'en- 
trevoient tout  au  plus.  Ce  ne  sont  pas  des  paysa- 
gistes. Tous  leurs  regards  sont  tournés  en  de- 
dans. Ils  ne  descendent  guère  des  hautes  et 
nobles  demeures  de  leurs  pensées.  Tout  au  plus 
sourient-ils  à  travers  leurs  persiennes,  quand  la 
Camargue  leur  envoie  ses  princes-gardians, 
Baroncelli  ou  le  grand  Joseph  d'Arbaud,  condui- 
sant comme  un  dieu  marin  des  taureaux  qui 
broutent  l'herbe  salée,  et  suivis  de  farandoles  et 
de  tambourinaires.  Cela  leur  produit  l'effet  d'un 
passage  pittoresque  de  grands  Bohémiens.  La 
capitale  de  la  Provence  n'est  pas  Aix,  mais  Arles^ 
aujourd'hui  démantelée,  qui  commanda  à  un 
Empire. 

C'est  à  Aix  que  Charles  Maurras  fit  ses  premières 
études  c'est  là  que  son  intelligence  s'ouvrit  à  la 
pensée.  Sa  première  confrontation  avec  l'histoire, 
il  l'eut  devant  ces  monuments  dont  la  noble 
architecture  lui  révélait  l'esprit  de  la  monarchie 
bourbonienne  et  de  la  France  d'avant  la  Révolu- 
tion. Certes,  ce  n'est  pas  Aix  qui  lui  a  inspiré  sa 
doctrine.  Lui-même  était  cette  doctrine  vivante. 
Son  cerveau  était  une  construction  monarchique, 
une  monarchie  du  type  capétien  et  bourbon. 
Alphonse  Daudet  avait,  dans  son  personnage  d'Ely- 
sée Mérault,  peint  trait  pour  trait  Maurras,  qu'il 
ne  connaissait  pas  encore  sans  doute,  qu'il  n'avait 
probablement  jamais  vu.  Et  ceci  prouve  qu'un 
Maurras  est  un  produit  de  la  race^un  type  d'homme 
qui  s'est  conservé  et  maintenu  dans  le  Midi,  où 
subsistent  et   errent  encore   tant  de  forces  inem- 


82  L 'humanisme 

ployées  (Viin  long  passé,  ratavismc  de  quelque 
grand  Romain  proconsulaire,  une  àmc  puissante, 
bidic  dans  la  pierre  cl  le  ciment,  avec  l'équerre 
et  le  fil  à  plomb. 

Or,  Maurras  n'a  pas  tenu  seulement  à  fonder  une 
école  de  monarchie  en  politique  ;  il  en  a  étendu 
renseignement  et  appliqué  lesjusles  lois  à  la  poé- 
lique  même.  Il  adonné  l'exemple  et  a  buriné 
la  courte  mais  célèbre  série  de  ses  Inscriptions  dsLïxs 
le  bronze. 

Maurras  était  né  aux  Marligues  dont  un  proverbe 
provençal  disait  que,  comme  de  INazareth^  rien  de 
bon  ne  pouvait  venir.  Mais  Joachim  Gasquet 
était  d'Aix  même.  Qui  ne  se  souvient  de  ce  jeune 
olympien  au  regard  toujours  inspiré ,  de  cet 
ardent-porte-lyre  que  les  peintres  de  la  première 
Renaissance  eussent  voulu  inventer  pour  nous 
faire  voir  Apollon  ou  Orphée? Qui  ne  se  souvient 
de  ce  timbre  de  voix  strident  et  joyeux_,  qui  sem- 
blait presque  irréel  et  comme  clamé  par  un  puis- 
sant écho  P  Ce  timbre  de  voix  arrêtait  le  bruit, 
étonnait  le  silence.  Il  jetait  un  appel  lyrique,  il 
préludait  au  péan.  Gasquet  n'était  presque  pas  un 
homme,  mais  une  lyre  toujours  émue.  L'heure, 
le  vent,  qui  passaient  sur  lui  et  le  frôlaient  en 
ressortaient  à  l'état  de  strophes  et  d'hymnes.  Les 
idées  de  son  siècle  entraient  en  lui  avec  le  vent  et 
s'y  modulaient  en  nobles  chants.  Gasquet  n'était 
point  un  faiseur  de  petites  chansons,  il  ne  chan- 
tait que  l'infini,  la  lumière^  les  vagues,  la  nuit, 
la  guerre,  la  paix  et  leur  charme  indéterminé. 
Et  sa  poésie  ressemblait  au  bruit  nombreux  de 
la  mer  et   roulait  dans   ses  flots   rythmiques  les 


LES  POÈTES  DE  L 'ÉCOLE  d'aIX  83 

mots  et  les  pensées,  comme  des  algues  et  des 
coquillages.  Gasquet  a  une  constitution  lyrique 
qui  rappelle  en  petit  celle  de  Lamartine.  C'est 
un  Lamartine  moins  sentimental  et  plus  intel- 
lectuel. Gomme  Lamartine,  il  se  rattache  à 
notre  lyrisme  du  XVll'  siècle,  à  cette  nuance 
près,  que  Lamartine  est  biblique  et  Gasquet  spi- 
noziste. 

Xavier  de  Magallon  a  trouvé  sa  place  entre 
Maurras  et  Gasquet,  tout  en  regardant  un  peu  du 
côté  de  Mazade.  Magallon  est  à  la  fois  orateur  et 
poète.  Orateur,  ses  discours  ressemblent  aux 
hymnes  de  Gasquet.  Poète^  Magallon  a  reçu  des 
Muses  les  dons  les  plus  précieux.  Si  ses  poèmes 
gardent  encore  un  peu  du  mouvement  oratoire 
dans  leur  construction,  les  vers  dont  ils  sont  faits 
sont  d'une  remarquable  plastique,  d'un  pathétique 
profond,  d'une  harmonie  souveraine  et  font 
écho  par  leur  classicisme  tlexible  aux  vers  de 
Fernand  Mazade. 

Celui-ci,  c'est  le  dieu  Pan  lui-même,  qui  s'est 
risqué  jusqu'aux  murs  d'Aix,  et  qui  a  trouvé  la 
ville  à  sa  convenance.  Il  porte  la  flûte  divine.  11 
chante  à  l'écart  des  autres.  Une  blanche  auréole, 
faite  de  rayons  de  lune  accrochés,  recouvre  son 
front  grave  et  le  ferait  peut-être  prendre  pour  un 
simple  mortel,  si  ses  yeux  suraigus  ne  le  dénon- 
çaient pas.  Il  chante,  et  voici  que  les  Dryades,, 
qu'on  croyait  mortes  depuis  longtemps,  sortent 
en  foule  de  l'écorce  des  arbres  et  se  jouent  dans 
ses  vers.  Il  suffit  à  ce  poète  d'un  petit  roseau 
pour  faire  chanter  toute  la  forêt. 

Mais  voici    Jean    Royère,    le    cérébral  au  fier 


84  l'humamsme 

regard,  celui  qui,  avec  Paul  Valéry,  a  le  mieux 
prolongé  le  rêve  du  haut  Sphinx  que  nous  vîmes 
briller  dans  les  inoubliables  yeux  de  ce  Mallarmé 
qui  apparut  au  milieu  de  nous  moins  semblable 
à  un  homme  qu'à  un  dieu.  Je  ne  crois  pas  qu'on 
revoie  jamais  un  pareil  enchanteur  ni  qu'on  ré- 
entende ces  concerts  intellectuels,  cette  musique 
de  l'esprit.  En  tout  cas,  il  devait  revenir  à  un  fils 
de  la  pensive  cité  d'Aix  de  tirer  de  la  mandore 
abandonnée  parce  génie  de  l'Ile-de-France,  quel- 
ques accents  et  quelques  rythmes  mallarméens. 
La  mystérieuse  œuvre  interrompue  a  été  reprise 
avec  un  étrange  bonheur  par  Royère,  qui,  en  ses 
subtils  vers  dorés,  a  malgré  lui  laissé  courir  les 
brises  de  la  mer  voisine  et  le  lumineux  sourire 
grec,  si  bien  que  Mallarmé  s'y  mélange  avec 
André  Chénier,  comme  chez  Paul  Valéry  il  se 
mélange  ave  Racine.  Pure  postérité  du  maître, 
négligeant  une  autre  gloire  qu'il  leur  eut  été 
facile  de  cueillir,  car  ils  ont  l'un  et  l'autre  des 
dons  de  grands  poètes,  Royère  et  Valéry  se  sont 
résolument  enfoncés  dans  le  labyrinthe  ;  mais, 
au  travers  de  leurs  vers,  nous  voyons  trembler  le 
long  fil  d'or  d'Ariane. 

De  tous  ces  poètes  d'Aix,  Emmanuel  Signoret 
fut  le  précurseur.  Je  le  revois  en  un  caveau  de  la 
place  Saint-Michel,  avec  ses  longs  fins  doigts  de 
demoiselle  qui  traçaient  dans  Tair  des  signes 
sibyllins,  sa  jolie  tête  lamartinienne,  ses  yeux 
noirs^  son  teint  mat,  sa  longue  redingote  i83o 
pincée  à  la  taille,  ce  mince  dandy  de  la  bohème, 
brûlé  de  songe  et  de  misère,  nous  inviter  aux 
noces  de  monseigneur   le  Printemps.  Hélas  I  ce 


LES  POÈTES   DE  l' ÉCOLE  d'aLX  85 

frêle  poète  apprêté  et  précieux,  que  hantait  le 
rêve  de  la  gloire,  a  disparu  avec  les  hirondelles 
auxquelles  il  ressemblait  en  ses  longs  vêtements 
noirs  ;  et  il  est  devenu  une  hirondelle  del'Hadès. 
Ce  n'était  qu'une  de  ces  hirondelles  qui  annon- 
cent le  Printemps  mais  qui  ne  le  font  pas. 

Ils  sont  tombés  aussi,  Lionel  des  Rieux  et 
Emile  Sicard,  éternels  regrets  d'Aix,  dignes  d'être 
sculptés  comme  des  symboles  sous  le  porche  de 
sa  cathédrale,  Lionel  des  Rieux,  le  beau,  le  pur, 
le  preux^  le  dernier  des  princes  d'Orange,  frappé 
d'une  balle  au  front  dans  la  Grande  Guerre  et 
tenant  encore,  tel  que  Roland  à  Roncevaux,  le 
grand  olifant  dont  l'écho  répercutera  à  jamais, 
à  travers  les  monts  et  les  plaines,  le  sublime 
appel.  Combien  déjeunes  filles,  comme  la  belle 
Aude,  pleureront  jusqu'au  tombeau  le  plus  beau, 
le  plus  tendre,  le  plus  héroïque  des  poètes  et  des 
paladins  !  Ce  chevalier  du  moyen  âge,  qui  avait 
ronsardisé  avec  Moréas  et  qui  écrivait  de  larges 
vers  musclés  et  pleins  en  style  de  la  Renaissance, 
a  chanté  d'avance  sa  mort  guerrière  en  des 
strophes  que  leur  émouvante  splendeur  mérite 
de  rendre  impérissables. 

Quant  à  Emile  Sicard,  la  guerre  ne  l'a  point 
abattu,  mais  elle  a  consumé  ses  forces  ;  elle  l'a 
brûlé  en  dedans,  et,  en  s'éteignant,  elle  l'a  laissé 
à  l'état  de  doux  et  blanc  fantôme.  Après  l'ar- 
mistice, il  a  erré  encore  quelque  temps  à  travers 
les  rues  d'Aix  et  de  Marseille,  si  diaphane  qu'on 
l'eût  pris  pour  une  âme  qui  ne  retrouvait  plus 
son  tombeau.  Et  puis,  un  jour,  un  coup  de  vent 
l'a  emporté,  et  il  a  disparu  comme  une  chose  du 


86  L  HUMANISME 

vieil  Aix  d'avanl-guerre,  dont  on  ne  sent  bien 
toute^a  poésie  que  maintenant  qu'elle  n'est  plus. 
L'auteur  iVffrliogahale,  de  la  Fille  de  la  terre,  l'ar- 
dent fondateur  du  Feu,  est  allé  rejoindre  par  delà 
la  rive  noire  l'autre  grand  animateur  Joachim 
Gasquet.  avec  Signoret  et  Lionel  des  Rieux.  La 
moitié  de  l'Ecole  d'Aix  est  de  l'autre  côté  du  tom- 
beau. Elle  est  entrée  dans  Téternité  par  les  portes 
de  la  légende  et  de  l'histoire.  Mais  les  survivants, 
Xavier  de  Magallon,  Charles  Maurras,  Fernand 
Mazade.  Jean  Roycre,  s'il  leur  est  resté  aux  mains 
le  sibyllin  rameau  d'or  et  au  front  un  peu  de 
phosphorescence  stygienne  d'avoir  été  liés  par  un 
tel  pacte  à  de  tels  morts,  en  ont  reçu  une  consé- 
cration nouvelle.  En  vérité,  si  les  quatre  morts  se 
?ont  classés  parmi  les  héros  de  légendes,  les 
quatre  vivants  sont  de  rudes  hommes  et  de  grands 
messieurs. 

En  achevant  cette  esquisse,  je  remarque  et  on 
me  fait  remarquer  que  le  chiffre  huit  n'est  pas 
un  nombre  où  se  puisse  tenir  la  poésie,  même  à 
Aix.  Nous  avions  sûrement  oublié  quelqu'un  puis- 
qu'il y  a  neuf  muses,  et  nous  aurions  pu  irriter  la 
neuvième.  Heureusement,  ces  déesses  de  l'Hélicon 
sont  bonnes  filles.  Elles  ne  sont  pas  rancunières 
et  susceptibles  comme  les  fées.  Au  dernier  mo- 
ment, la  neuvième  Muse  nous  a  amené  le  titulaire 
de  ses  faveurs.  Paul  Souchon  a  surgi  à  nos  yeux. 
Paul  Souchon,  l'aquarelliste  des  paysages  pari- 
siens, le  délicat  humaniste,  le  beau  dramaturge 
de  Midas,  et  du  Tasse,  l'auteur  du  Meneur 
de  Chèvres  et  d'un  si  réussi  recueil  de  vers 
libres  non  rimes,  où  respire  et  palpite  si  curieu- 


LES  POÈTES  DE  L 'ÉCOLE  d'aIX  87 

sèment  le  rêve  des  lointaines  îles  où  chante  l'âme 
noire  des  fils  de  Madagascar.  Paul  Souchon  n'est 
pas  indigne  de  l'Ecole  d'Aix  dont  je  suis  heureux 
et  fier  de  saluer  le  définitif  avènement  à  la  renom- 
mée. 


PIERRE    DE    NOLHAC 


Je  ne  connais  pas,  dans  toute  la  littérature 
contemporaine,  de  figure  plus  aimable  ni  de 
Destinée  mieux  composée  et  plus  enviable. 
Tous  sont  d'accord  qu'à  un  tel  poète,  à  un  tel 
érudit,  à  un  lettré  de  sa  qualité  conviennent  le& 
grands  palais,  qu'il  habite  et  oii  sa  présence 
fait  affluer  tout  un  peuple  frissonnant  de 
hautes  ombres. 

L'Envie  n'a  pas  songé  à  s'attaquer  à 
Pierre  de  Nolhac.  Il  est  en  dehors  et  au-dessus 
de  nos  discussions.  Ses  nobles  vers  se  mêlent 
dans  nos  mémoires  aux  sonores  fantômes  des 
plus  beaux  vers  qui  aient  été  écrits  en  notre 
langue.  Ce  sont,  disent  certains,  des  vers 
d 'érudit,  mais  dont  l'érudition  n'est  qu'amour 
et  piété  et  n'a  pour  objet  que  d'évoquer  les 
poètes  morts.  Voyez-le  ;  sur  sa  table,  une  lettre 
où  du  passé  encore  palpite,  un  vieux  livre 
chaud  d'une  signature  illustre  et  dans  ce  livre, 
un  vers  où  soupire  un  nom  aimé.  Et  c'est  un 


90  l'humamsme 

fin  visage  de  morte  qui  brusqiiemcat  le  frôle 
au  front  et  son  cœur,  qui,  frappé  d'une  main 
invisible,  comme  im  clavier  résonne.  Ces  jours 
là,  il  ne  lit  pas  plus  avant,  il  écoute  en  lui- 
même  la  céleste  musique  et  le  pas  cadencé  des 
strophes   qui   s'y   assemblent. 

C'est  un  érudit,  qui  a  écrit  ses  vers  en 
marge  des  vieux  livres  et  composé,  pour  se 
distraire,  en  marge  de  l'histoire,  de  jolies  mo- 
nographies de  princesses  romanesques.  On  a 
considéré  ces  chefs-d'œuvre  comme  des  chefs- 
d'œuvre  fortuits,  des  bonnes  fortunes  de  , 
savant  en  maraude.  Ni  les  romanciers,  ni  les 
poètes  n'y  ont  vu  une  concurrence  calculée  et 
volontaire.  Au  contraire,  ils  lui  ont  su  gré  de 
sa  discrétion. 

C'est  un  érudit,  a-t-on  dit  de  lui,  mais  qui 
a  annexé  l'érudition  à  la  littérature.  Et  rien 
n'est  plus  exact,  car  ses  moindres  livres  au- 
tant que  ses  gros  ouvrages  sont,  par  le  sujet, 
par  le  style,  par  l'émotion,  par  les  suggestions 
qui  les  emplissent,  de  vraies  et  charmantes 
œuvres   d'art. 

Et  lui-même  est  un  personnage  d'art,  qui, 
depuis  qu'il  est  né,  se  meut  en  avant  d'une 
changeante  toile  de  fond,  que  composent 
d'abord  ses  paysages  d'Auvergne,  puis  les  villes 
italiennes,  puis  les  palais  de  Versailles  et  enfin 
sa  somptueuse  demeure  actuelle.  L'idée  qu'on 
se  fait  de  lui  ne  va  jamais  sans  un  arrière  plan 
de  décors,  où  le  plus  beau  pas«é  s 'étage  ou  bien 
se  déroule  en  pensives  perspectives,  qui  sont 
comme  sa  légende. 


PIERRE   DE   iNOLHAG  91 

Lui-même  n'apparaît  que  comme  le  fron- 
tispice de  son  œuvre,  le  personnage  de  sa  des- 
tinée. 

* 

On  peut  donc  dire  de  lui  qu'il  fut  un 
homme  heureux,  qui  n'eut  qu'à  se  laisser  por- 
ter par  la  Fortune  au  fil  de  son  idée. 

D'abord  son  nom,  construit  un  peu  comme 
celui  de  Pierre  de  Ronsard,  lui  désignait  ce 
dernier  pour  patron.  Comme  Ronsard,  Nolhac 
appartenait  à  cette  petite  noblesse  provinciale 
qui  donne  aux  âmes  de  la  patine  et  les  fait 
exquises  à  l'égal  de  ces  manoirs  à  tourelles, 
qu'on  distingue  de  loin  en  des  paysages  choisis 
où  se  ramassent  le  charme  de  France,  la  poésie 
des  eaux,  des  bois,  d'un  doux  ciel.  Ce  sont  des 
âmes  à  armoiries  et  qui  sont  faites  de  la  même 
substance  que  nos  sites,  que  notre  histoire  et 
que  nos  songes. 

Cependant  Pierre  de  Nolhac  avait  dû  rece- 
voir un  mauvais  coup  de  baguette  d'une  fée, 
qui,  d'un  Prince  Charmant  avait  voulu  faire 
un  rat  de  bibliothèque.  L'opération  n'avait  pas 
réussi  :  il  est  resté  prince,  il  est  resté  char- 
mant, et  les  Relies  et  les  Palais  au  Bois  Dor- 
mant ne  s'y  sont  pas  troDipés  et  l'ont  reconnu 
sous  sa  peau  de  bibliothécaire.  Son  aspect 
grêle  recouvre  un  corps  robuste,  que  courbe 
seul  le  poids  de  la  méditation.  Quant  à  sa  myo- 
pie, ce  lui  fut  un  pur  don  du  ciel.  Avoir  la 
vue   basse,   c'est  le  moyen   de   tout  voir.    Celui 


92  l'humamsme 

qui  a  une  ])onne  vue  se  fie  là-dessus  et  n'ap- 
prend pas  à  repfarder.  Etre  myope,  pour  peu 
qu'on  ait  l'esprit  constructif,  c'est  la  première 
condition  pour  devenir  bon  historien.  Ce  n'est 
pas  une  infirmité,  c'est  une  aptitude.  Il  la 
devait  probablement  à  sa  longue  lignée 
notariale. 

Il  descend  d'une  vieille  famille  de  notaires 
royaux  anoblie  sous  Louis  XIV.  Cette  famille 
venait  du  Velay,  qui  semble  une  province  de 
musée  et  dont  la  capitale.  Le  Puy,  a  été  com- 
posée par  la  Nature  et  l'Art,  pour  la  joie  des 
enlumineurs  et  pour  être  peinte  dans  les 
Missels.  La  petite  seigneurie  de  Nolhac  était 
située  comme  un  nid  d'aigle,  regardant  à  la 
fois  le  Velay,  l'Auvergne  et  le  Gévaudan,  avec 
une  échappée  sur  le  Languedoc.  Enfin,  la  fa- 
mille émigra  vers  Riom  et  devint  auvergnate. 

C'est  la  nieme  race,  au  fond,  qui  habite  tout 
le  Plateau  Central.  Elle  y  est  peu  mélangée, 
parce  qu'elle  se  trouve  en  dehors  des  grandes 
voies  de  communication.  Pays  qui  a  gardé  ses 
antiques  coutum.es  et  ses  vieux  métiers,  pays 
de  charbonniers,  de  chaudronniers,  d'éta- 
meurs,  de  dentellières,  peuple  aux  traits  fins 
et  à  l'esprit  avisé,  qui  s'est  fait  une  architec- 
ture distincte  et  des  arts  spéciaux,  où  il  excelle, 
vieux  peuple  autochtone,  qui  perpétue  dans  la 
France  le  cœur  inchangé  de  la  Gaule,  ses  fa- 
milles de  bourgeoisie  et  de  noblesse  y  restant 
sénatoriales  et  nous  représentant  la  survie  de 
ce  patriciat  arverne,  sur  lequel  s'appuya  Ver- 
cingétorix   et   dont   il    faisait   partie.    Ces    gens 


I 


i 


*  PIERRE   DE   NOLIIAC  93 

sont  français,  comme  ils  furent  gaulois, 
d'abord,  puis  gallo-romains,  car  ils  ont  l'esprit 
politique  et  ne  veulent  point  séparer  leur  sort 
de  cette  grande  terre  de  Gaule  ou  de  France, 
dont  ils  forment  le  ^loyau.  Pareils  à  ce  qu'ils 
étaient  à  l'âge  du  cuivre  et  du  bronze,  ils 
épousent  aisément  toutes  les  cultures  et  gardent 
quelque  chose  d'immuable,  qui  les  fait  recon- 
naître à  travers  les  siècles  changeants.  Ils 
surent  être  grecs,  latins,  français,  à  la  fine  ma- 
nière auvergnate.  Il  est  aisé  de  reconnaître  la 
race  de  Pascal  aux  traits  de  Maurice  Barrés  ; 
Paul  Bourget  y  a  subi  l'empreinte.  Sidoine 
Apollinaire  y  organisa  la  défense  contre 
les  Barbares  avec  son  beau-frère  Saint-Avit. 
L'étonnant  Grégoire  de  Tours  nous  montre 
comment  les  Auvergnats  se  transforment  et 
agrandissent  leur  personnage  de  ce  qui  les 
devrait  submerger.  Ils  étaient  les  plus  Gau- 
lois des  Latins  ;  ils  restent  les  plus  Latins  des 
Français,  ou  plutôt  les  plus  Gallo-Romains. 
Ils  savent  donner  la  grâce  la  plus  moderne  et 
la  plus  actuelle  à  ce  vieux  génie  qui  reparaît 
toujours. 

Partout  où  l'xVuvergnat  s'installe,  il  fait  au- 
tour de  lui  une  petite  Auvergne.  Il  a  beaucoup 
de  l'âme  du  routier  ;  il  est  le  routier  de  l'es- 
pace et  du  temps  et  s'enfonce  avec  autant 
d'aisance  dans  le  passé  de  l'histoire  que  dans 
les  lacets  de  ses  montagnes.  Du  passé  il  con- 
naît et  retrouve  tous  les  relais,  qui  se  repeuplent 
à  sa  vue. 

Ce    qui     frappe    d'abord     chez   Nolhac,   c'est 


94  L  HUMANISME 

qu'aussi  loin  que  nous  remontions  dans  son 
passé,  nous  le  trouvons  le  même.  Enfant,  il 
lit  Ronsard,  il  s'en  éprend,  sa  destinée  est 
tracée,  sa  doctrine  est  construite,  sa  pensée  est 
claire  et  déjà  ferme.  Il  est  devenu  un  homme 
de  la  Renaissance,  un  poète  de  la  Brigade,  oh  ! 
pas  Ronsard,  dont  la  diversité  admirable 
effraie  sa  prudence  et  son  goût,  pas  Ro .isard, 
mais  son  immortel  lieutenant,  celui  que  cha- 
cun de  nous  eût  choisi  d'être,  l'exquis,  le 
divin  Joachim  du  Bellay,  en  qui  le  génie  de 
la  Renaissance  se  dépouille,  incline  sa  gran- 
deur et  se  mêle  à  la  douceur  de  nos  paysages, 
celui  en  qui  le  style  romain  se  transforme  en 
style  de  France  ;  du  Bellay,  à  peine  moins 
grand  que   Ronsard. 

Au  sonnet  des  Regrets,  où  Joachim  du 
Bellay  chante  la  nostal^^ie  de  son  petit  Lire 
et  de  la  douceur  angevine,  Nolhac,  dans  un 
sonnet  non  moins  pur  et  non  moins  émouvant, 
opposera  le  regret  de  Rome. 

Mais  tout  autre  est  l'ennui  d'un  cœur  non  moins 

[fidèle. 
Rome,  dont  tu  te  plains,  je  ne  regrette  qu'elle, 
Ma  jeunesse  est  là-bas  près  du  Tibre  Latin  ! 

C'est  tellement  l'accent  du  vieux  poète, 
qu'il  semble  que  ce  soit  lui  encore,  qui,  au 
bord  de  son  Lire  natal,  est  repris  par  la  nostal- 
gie de  Rome,  car  quiconque  souffre  une  fois 
d'avoir  perdu  sa  patrie,  s'aperçoit  un  jour 
qu'en  y  rentrant,  il  en  a  perdu  une  autre  et 
s'est  fait  pour  jamais  un  cœur  d'exilé. 


'  PIERRE   DE   NOLHAC  95 

A  dix-neuf  ans,  Noliiac,  évoquant  les  amantes 
de  Ronsard,  Gassandre,  Marie,  composait  sur 
la  dernière,  la  mieux  chantée,  au  nom  si  joli, 
Hélène  de  Surgères,  dont  il  nous  contait  l'his- 
toire,  un   radieux  sonnet  : 

Sonnet  pour  Hélène. 

Lorsque   Ronsard  vieilli   vit  pâlir  son   flambeau 
Et  connut  le  néant  des  gloires  passagères, 
Il  voulut  é-chapper  aux  amours  mensongères 
Et  d'une  chaste  fleur  couronner  son  tombeau. 

Faisant  don  de  sa  Muse  et  de  son  cœur  nouveau 

A  la  jeune  vertu  d'Hélène  de  Surgères, 

n  confia  ce  nom  à  des  rimes  légères 

Et  son  dernier  amour  ne  fut  pas  le  moins  beau. 

Hs  se  plaisaient  ensemble  à  fuir  les  Tuileries 
Et  devisaient  d Amour  sur  les  routes  fleuries, 
D'Amour,  honneur  des  noms  qu'il  sauve  de  périr. 

Le  poète  songeait,    triste,   qu'elle  fût  belle, 
Alors  qu'il  était  vieux  et  qu'il  allait  mourir  ; 
Mais  elle,  souriait,  se  sachant  immortelle. 

Plus  de  quarante  ans  ont  passé  et  ce  sonnet 
brille  aussi  pur  qu'au  premier  jour.  Il  a  l'âge 
des  chefs-d'œuvre.  On  en  peut  dire  autant  de 
la  plupart  des  pièces  de  vers,  qui  composent 
les  Poème,'^  de  France  et  d'Italie.  Elles  fris- 
sonnent de  leurs  épaules  nues  près  des 
bassins  d'un  parc  royal  à  l'abandon,  con- 
tenant de  la  main  des  cerfs  de  marbre  prêts  à 
s'élancer.  On  sent  qu'elles  ne  peuvent  vieillir, 
étant  taillées  dans  la  meilleure  pierre  française 
et  à  la  manière  rajeunie  de  nos  vieux  maîtres. 


9G  LUUMAMSME 

Elles  ont  un  charme  en  elles  et  puisent  leurs 
raisons  de  durer  dans  un  mystérieux  et  pro- 
fond accord  avec  le  goût  français,  avec  le  génie 
de  notre  langue. 

* 

*  * 

Ils  sont  de  France  et  d'Italie,  ces  poèmes 
bien  nommés,  c'est-à-dire  que  la  France  y  est 
vue  avec  des  yeux  italiens  et  l'Italie  avec  des 
\eux  français,  ce  qui  est  déjà  tout  l'esprit  de 
notre   Renaissance. 

L'Italie,  Nolhac  en  dut  rêver  de  bonne  heure. 
Tous  ses  poètes  ne  lui  parlaient  que  d'elle.  Il 
en  avait  adoré,  avec  Ronsard,  le  visage  pas- 
sionnant en  cette  Cassandre  Salviati,  leur  pre- 
mier amour  à  tous  deux,  il  en  avait  admiré  le 
riant  et  fastueux  génie  chez  ses  chers  rois 
Valois,  à  demi-italiens.  Il  brûlait  de  retrouver 
là-bas  les  traces  de  Joachim  du  Bellay. 

C'est  dire  qu'il  ne  rêvait  que  de  l'Ecole  de 
Rome.  Dans  l'intention  de  s'y  faire  envoyer,  il 
alla  suivre  à  Paris  les  cours  de  l'Ecole  des 
Hautes  Etudes,  où  ses  succès  lui  en  ouvrirent 
le   chemin. 

A  l'Ecole  de  Rome,  traditionnellement  con- 
sacrée à  l'étude  de  l'Antiquité  et  du  Moyen - 
Age,  il  entra  comme  un  novateur.  Estimant 
avec  raison  que  le  Moyen-Age  doit  être  surtout 
étudié  en  France  où  la  pensée  scholastique 
triompha  avec  Guillaume  de  Champeaux, 
Abélard,  Thomas  d'Aquin,  où  Saint-Bernard 
connut  ses  grandes  heures,  où  l'art  gothique  a 


PIERRE    DE   NOLHAC  97 

surtout  fleuri,  où  Chansons  de  Gestes  et  Ro- 
mans de  Chevalerie  furent  composés,  Nolhac 
venait  respirer  en  Italie  l'air  de  la  Renaissance. 

L'esprit  de  la  Renaissance,  mais  l'Italie  n'est 
que  cela,  n'a  jamais  été  que  cela.  Elle  a  fait 
son  nid  dans  les  ruines  du  Monde  Romain,  qui 
l'ont  restituée  à  elle-même,  qui  l'ont  rendue 
à  son  génie  brillant  et  sauvage.  L'Italie,  c'est 
la  perpétuelle  renaissance  sabine,  samnite, 
osque,  étrusque,  napolitaine,  sicilienne,  c'est 
un  rejaillissement  partout  de  sources  enterrées. 
La  Gaule,  la  France  ont  été  romaines,  l'Italie, 
non.  L'écroulement  de  l'Empire  y  passa 
presque  inaperçu  et  n'affecta  que  quelques 
familles  restées  fidèles  à  la  grande  idée.  La 
Gaule  regardait  vers  Rome,  comme  la  France 
actuelle  regarde  vers  Paris.  Nous  sommes  un 
peuple,  épris  d'unité  et  qui  ne  peut  se  passer 
d'une  capitale.  Mais  pour  les  Italiens,  Rome 
n'est  qu'un  symbole.  La  vie  de  l'Italie  est  dans 
ses  municipes.  C'est  un  monde  de  petits 
peuples,   une  Europe  en  miniature. 

Etrange  nation,  si  loin  et  si  près  de  nous, 
si  semblable  à  nous  et  si  différente  !  Quiconque 
a  bu  de  son  vin  trop  capiteux  veut  en  reboire 
encore,  qui  a  visité  ses  villes  en  emporte  la 
nostalgie.  C'est  comme  une  malaria,  que  l'on 
contracte  à  la  vue  de  ses  palais,  dont  la  beauté 
est  fiévreuse.  Qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  l'Italie 
du  XV*  siècle,  c'est  l'Italie  éternelle.  Nolhac, 
en  1882,  y  fréquenta  des  salons,  oii  Stendhal 
eût  reconnu  les  héros  de  sa  Chartreuse  de 
Parme,  qui  ne  sont  eux-mêmes  si  prenants  que 

7 


98  l/nUMANISME 

parce  qu'ils  ont  des  âmes  de  la  fin  du  xvi* 
siècle.  Nolhac  put  donc  entrevoir,  en  son 
extrême  déclin,  la  société  qu'avait  approchée 
du  Bellay  et  qu'un  œil  exercé  reconnaîtrait 
peut-être   encore. 

Hélas  !  ce  qu'il  n'y  retrouva  pas,  ce  fut  la 
boutique  de  Messer  Aldo,  —  l'exquis  éditeur 
chez  qui  descendait  Erasme.  D'éditeur  de  cette 
(fualité,  il  ne  devait  plus  y  en  avoir  en  Italie. 
11  n'y  retrouva  pas  surtout  cette  prestigieuse 
constellation  de  poètes  latins,  qui  eurent  noms 
Navagero,  Fracastori,  Marc-Antonio-Flaminio, 
Pontano,  Sannazar,  Ange-Politien,  Marullej, 
Vida,  Strozzi  et  le  divin  Arioste.  Ce  fut  l'été  de 
la  Saint-Martin  de  la  Poésie  Latine,  qui  jeta 
alors  des  feux  comparables  à  ceux  du  siècle 
d'Auguste.  Nous  sommes  bien  peu  en  France, 
maintenant  à  les  connaître,  ces  poètes  si  gra- 
cieux et  si  brillants,  d'un  charme  si  jeune,  qui 
firent  rendre  à  l'austère  lyre  latine  des  sons  si 
frais  et  sii  neufs  et  lui  valurent,  en  son  extrême 
arrière  saison  un  ultime  et  rapide  printemps. 
Très  supérieurs,  à  mon  avis,  à  leurs  contem- 
porains de  langue  italienne,  ils  donnèrent  le 
diapason  à  Ronsard,  qui  apprit  d'eux  l'art 
d'adapter  à  des  sentiments,  à  des  idées  mo- 
dernes les  grandes  hymnes  héroïques,  l'orle 
anacréontique,  l'églogue  et  la  mélancolique 
épigramme,  oar  le  secret  de  la  poésie  ne  se 
fransmet  que  des  vivants  aux  vivaJits. 

Mais  que  viens-je  d'écrire  P  Qu'il  ne  retrouva 
pas  ces  poètes,  vivants  1  Suis-je  assez  fou  !  En 
Italie,  le  temps  présent  ne  semble  qu'une  fan- 


PIERRE   DE   NOLHAC  99 

lasmagorie,  un  fragiile  décor  de  carton,  une 
parade  de  forains  ;  dès  qu'on  s'écarte  un  peu 
de  ce  bruit  insolite,  dès  qu'il  se  fait  un  peu  de 
vide  et  de  silence,  le  passé  reprend  possession 
des  places  et  des  rues  où  les  morts  circulent  en 
liberté.  Souriants  et  familiers,  ils  vous  arrêtent 
pour  vous  demander  l'heure  et  s'offrent  à  vous 
servir  de  ciceroni.  Ils  a^ous  entraînent  sous  le 
balcon  de  leur  belle  ou  vous  conduisent,  en 
vous  charmant  de  mille  anecdotes,  jusqu'aux 
vieux  hôlels  où  pendent  encore  leurs  por- 
traits. 

Les  siècles  xiv,  xv  et  xvi  y  courent  littérale- 
ment les  rues,  qui  ont  été  construites  pour  eux 
et  non  pour  nos  contemporains,  dont  le  vête- 
ment les   déshonore. 

M.  de  Nolhac,  à  peine  arrivé  en  Italie,  se 
mit  à  la  recherche  de  Pétrarque  d'abord, 
parce  que  Pétrarque  avait  été  le  Ronsard  ita- 
lien en  langue  moderne.  Même  il  avait  donné 
le  modèle  de  ces  beaux  sonnets,  que  Ronsard  et 
du  Rellay  devaient  pourtant  surpasser,  mais  en 
s 'inspirant,    comme  lui,    du    style   antique. 

Puis  ce  même  Pétrarque  était  le  premier  qui 
eût  compris  le  génie  de  l'Antiquité.  En  plein 
Moyen-Age,  il  s'était  mis  à  penser  comme  nous. 
L'homme  moderne  était  né  ;  une  nouvelle 
espèce  avait  surgi  dans  la  natuite.  Pétrarque 
est  au  quatorzième  siècle  un  homme  du  xix*, 
sauf  cependant  sur  un  point.  Il  croit  qu'Homère 
et  Virgile  ont  écrit  des  poèmes  allégoriques. 
Or  le  goût  de  l'Allégorie  commence  au  v'  siècle 
et  ne  finit  qu'au.- xvi'  ;  il  embrasse  donc  tout  le 


100  l'humanisme 

Moyen- Age,  mais  s'affirme  surtout  aux  xm'  et 
XIV*  siècles,  par  le  succès  inépuisable  du  double 
Roman  de  la  Rose.  11  n'en  est  que  plus  éton- 
nant de  voir  une  tête  moderne  à  cet  être  mé- 
diéval, car  le  Moyen- Age,  tout  entier  archaïque, 
est  l'antithèse  même  du  moderne. 

Nolhac  a  écrit  sur  Pétrarque  un  ouvrage 
bien  émouvant  dans  sa  richesse  documentaire 
et  sa  forte  simplicité.  Le  titre  en  est  Pétrarque 
et  r Humanisme.  C'est  une  belle  introduction 
à  l'Histoire  de  la  Renaissance.  L'auteur  y 
acclimate  pour  la  première  fois,  en  France,  ce 
mot  d'Humanisme  qui  lui  doit  une  si  brillante 
fortune. 

11  en  limitait  alors  la  signification  à  l'école 
de  lettrés»  de  la  Renaissance,  qui  nous  resti- 
tuèrent le  goût  et  le  sens  des  littératures  an- 
tiques. Depuis  quelques  années,  le  mot  d'Hu- 
manisme, débordant  ce  sens  restreint,  qualifie 
une  doctrine  qui  s'est  substituée  au  classicisme 
trop  étroit,  qu'il  a  absorbé.  Ce  mot  signifie 
([ue  toutes  les  littératures  modernes,  dignes  de 
ce  nom,  sont  la  continuation  de  la  littérature 
grecque,  sont  les  branches  vivantes  et  variées 
de  l'éternel  Hellénisme,  qui  est  la  Civilisation 
elle-même  et  qu'il  n'y  a  pas  de  civilisation 
complète,  universelle,  qui  ne  dérive  de  cette 
source.  Telle  était  bien  l'idée  de  Pétrarque.  Ce 
n'est  pas  assez  dire  que  cet  homme  du  xiv' 
siècle  lutte  contre  l'esprit  de  son  temps.  Non, 
il  ne  lutte  pas,  il  l'ignore.  11  ne  lui  paraît  pas 
possible  de  comparer  les  œuvres  du  Moyen -Age 
aux   quelques    chefs-d'œuvre   qu'il    connaît   de 


PIERRE    DE   NOLHAC  101 

l'ancienne   littérature   latine   classique.    C'est   la 
nuit  et  le  jour. 

Le  Moyen-Age,  estimant  qu'une  seule  chose 
était  nécessaire,  n'avait  songé  qu'à  former  des 
théologiens,  maiis  une  société,  même  chré- 
tienne, n'est  pas  un  concile.  Il  avait  perdu 
jusqu'au  sens  de  ce  que  devait  être  une  haute 
littérature,  destinée  à  alimenter  une  haute  ci- 
vilisation et  à  pourvoir  à  tous  ses  besoins  in- 
tellectuels. 

Le  Moyen-Age  était,  du  reste,  parfaitement 
conscient,  sous  ce  rapport,  de  sa  Barbarie.  Tl 
n'y  a(,  pour  s'en  convaincre,  qu'à  relire  les 
auteurs  les  plus  distingués  de  cette  époque. 
Tous  se  plaignent  de  vivre  en  des  temps 
malheureux,,  où  manquent  les  Maîtres,  les 
Beaux  Livres,  les  Ecoles.  Le  Moyen- xA^ge  ne  fut 
qu'une  lono-ne  déploration  du  Passé,  une  as- 
piration éperdue  vers  la  Benaissance. 

Quant  à  l'Italie,  par  cela  même  qu'elle  y  est 
réfractaire,  elle  est  toujours  en  travail  d'unité. 
Cette  terre  enfante  plus  que  d'autres,  des 
esprits  d'empire,  des  hommes  modernes,  de 
grands  républicains,  ce  qui  est  la  même  chose 
sous   des   noms  différents. 

L'unité,  que  la  religion  n'est  plus  en  état 
de  réaliser,  puisqu'elle  n'a  pu  éviter  le  schisme 
et  l'hérésie,  il  faut  pour  la  retrouver  remonter 
jusqu'à  la  période  qui  précéda  le  christianisme, 
jusqu'à  cette  civilisation  glorieuse,  large  et  pra- 
tique, qui  ne  fît  pas  d'hérétiques.  Les  guerres 
civiles  ne  manquèrent  certes  pas  dans  l'Anti- 
quité  mais   les   factions   opposées   qui   les   allu- 


102  l'humanisme 

mèrent  étaient  d'accord  pour  admirer  Homère 
et  Virprile.  De  m^me  anjourd'hiii  les  humanités 
forment  un  lien,  créent  un  terrain  d'entente 
entre  des  esprits  que  divisent  profondément  les 
questions  politiques   et   religieuses. 

J'ai  dit  que  Villon  et  ses  contemporains  de 
la  Sorbonne  avaient  lu  la  plupart  des  auteurs 
latins  mais  ne  faisaient  pas  de  différence  entre 
eux,  mettant  sur  le  même  rang  Claudien,  Lu- 
cain  et  Virgile,  ce  qui  revient  à  dire  qu'ils 
n'avaient  pas  le  moindre  sentiment  de  ce 
qu'était  la  littérature  latine.  Pétrarque,  au  con- 
traire, et  c'est  en  quoi  il  nous  apparaît  surtout 
moderne,  avait  sur  chacun  de  ces  auteurs  les 
idées  que  nous  en  avons  nous-mêmies.  C'est 
donc  bien  à  lui  que  remonte  la  Renaissance. 
Pierre  de  Nolhac  nous  en  donne,  dans  son  ou- 
vra^re,  la  joyeuse  surprise. 

Nolhac  fut  récompensé  de  ses  recherches  par 
un  succès  retentissant.  Il  découvrit  le  manus- 
crit oriî^rinal  du  Canzonierc,  que  l'on  croyait 
à   jamais    perdu. 

Une  fois  sur  cette  piste,  tout  s'ensuivit.  Tl 
mit  la  main  sur  de  précieux  et  nombreux 
inédits.  Il  publia  la  Correspondance  de  Joachim 
du  Bellay,  des  lettres  nouvelles  d'Erasme, 
d'autres  lettres  des  correspondants  d'Aide 
Maurice,  le  catalo«:nie  do  la  (*élèbre  bibliothèque 
humaniste  de  Fui  vin  Orsini,   etc. 

De  tels  travaux,  où  il  de\ança  et  surpassa  les 
.Mlemands,  inaugurèrent  une  ère  nouvelle 
pour  les  études  sur  la  Benais'^ance  et  le  clas- 
sèrent,   à  trente   ans,    parmi   les  meilleurs   éru- 


PIERRE    DE   NOLHAG  103 

dits  de  l'Europe.  La  réputation  qu'il  s'était 
ainsi  acquise  et  qui  se  doublait  pour  lui  d'un 
enviable  renom  de  poète  aurait  pu  suffire  à 
remplir  une  belle  existence  de  lettré.  Mais  la 
Fortune  lui  en  destinait  une  autre  non  moins 
importante  et  peut-être  plus  brillante  encore. 

Rentré  en  France,  Nolhac,  modeste  attaché 
à  la  Bibliothèque  Nationale,  est  appelé  par  un 
merveilleux  décret,  à  diriger  Versailles.  In- 
connu du  grand  public,  il  entre  dans  ce  palais, 
qui  n'évoquait  plus  alors  qu'une  idée  d'ennui 
et  d'abandon.  Et  voilà  que  le  nom  de  cet  obscur 
petit  gentilhomme,  accolé  à  celui  de  Versailles, 
l'éclairé  d'une  subite  lueur  et  que  la  France 
en  découvre,  comme  par  enchantement,  l'in- 
comparable beauté  et  reprend  conscience  du 
sens  de   son   histoire. 

Avant  Versailles,  nos  rois  avaient  bâti  des 
châteaux  pour  s'y  loger  et  ces  châteaux 
n'étaient  que  des  maisons  particulières.  Ver 
sailles  était  autre  chose.  C'était  notre  Acropole, 
un  monument  élevé  à  l'Intelligence,  à  la  Poésie, 
à  la  Beauté,  au  Rêve,  à  toutes  les  divinités  des 
bois  et  des  eaux,  au  secret,  au  silence.  Ce  n'était 
pas  seulement  un  poème,  c'était  le  poème,  la 
symphonie  des  lignes*,  l'architecture  devenue 
musique,  la  musique  redevenue  silence,  ce  qui 
devrait  rester  d'un  divin  concert,  quand  flûtes 
et  violons  se  sont  tus.  Versailles,  c'est  le  pa- 
lais érigé  à  la  Mélancolie  et  au  Souvenir. 
Louis  XIV,  Louis  XV,  Marie- Antoinette,  ne 
l'ont  jamais  tant  habité  que  depuis  qu'ils  sont 
morts  et  que  la  mort  en  a  fait  des  dieux. 


104  l'humanisme 

A  poiiic  installé,  Nolhac  rend,  comme  par 
mag»ie,  à  Versailles,  toute  sa  gloire  et  toute 
sa  douce  majesté.  Il  le  réveille  de  son  sommeil 
séculaire  et  de  son  incompréhensible  dis- 
grâce ;  il  en  fait  pour  tous  les  peuples  le  lieu 
de   pèlerinage   vers   la   Beauté. 

En  nous  rendant  le  sens  de  Versailles,  il 
nous  rend  le  sens  de  Racine  et  par  conséquent 
le  sens  suprême  de  notre  littérature  et  de  notre 
poésie,  car  Versailles  est  la  traduction  archi- 
tecturale de  la  tragédie  racinienne  et  c'est  dans 
ses  bosquets  qu'errent  et  vont  cacher  leurs 
blessures  ses  farouches  héroïnes. 

Nolhac,  pendant  les  vingt-sept  ans  qu'y  dure 
son  règne,  se  fait  l'historien  de  Versailles.  X 
côté  de  ce  grand  travail,  qu»  restera  proba- 
blement définitif,  il  refait  en  des  livres  capti- 
vants comme  des  romans,  la  chronique  amou- 
reuse du  palais  et  ressuscite  dans  leur  grâce 
mélancolique,  toute  une  galerie  de  reines  et  de 
princesses  célèbres  autant  que  malheureuses  et 
qui   semblent  marquées  du  signe  de  Racine. 

Il  lui  est  arrivé  de  regretter  cette  excursion 
hors  de  la  Renaissance  et  de  se  dire  que  cela 
avait  pu  nuire  à  l'unité  de  son  œuvre.  Je  ne 
suis  pas  de  son  avis.  A  Versailles,  Nolhac 
n'était  pas  hors  de  son  sujet  ;  il  y  était  en  plein, 
au  contraire,  car  Versailles,  Racine  et  Louis  XIV 
étaient  contenus  en  puissance  dans  la  réforme 
de  Ronsard  et  nous  en  expriment  la  suprême 
signification. 

C'est  de  Versailles  cpi'il  fallait  que  nous 
vînt  le  message,  que  Nolhac  avait  pour  mission 


I 


PIERRE    DE   NOLHAC  105 

spéciale,  en  son  siècle,  de  nous  apporter,  puisque 
Versailles  nous  représente,  dans  toute  sa  plé- 
nitude et  dans  toutes  ses  perspectives,  la  plus 
haute  civilisation  qui  ait  succédé  à  celle  de 
l'antique  Athènes  ou  plutôt  la  civilisation 
athénienne,  c'est-à-dire  humaniste,  à  son  som- 
met français  et  moderne. 

Tous  ces  travaux  terminés  en  trente  ans, 
Nolhac  est  revenu  à  son  point  de  départ,  à  ses 
études  sur  Ronsard.  Le  beau  livre  qu'il  vient 
de  consacrer  au  Prince  de  la  Pléiade  lui  a 
permis  d'en  ouvrir  grandiosement  le  qua- 
trième centenaire,  dont  le  retentissement  a  été 
mondial.  Ce  succès  ne  pouvait  être  plus  oppor- 
tun pour  l'avenir  immédiat  de  la  poésie  fran- 
çaise, qui,  après  le  Symbolisme  et  ses  succéda- 
nés, cherchait  à  s'orienter.  Pour  la  troisième 
fois,  Ronsard  est  réapparu  comme  un  grand 
chef  d'école  encore  possible  et  capable  de  rou- 
vrir à  notre  poésie  des  voies  à  peine  explorées. 

*  * 

Ainsi  Pierre  de  Nolhac  a-t-il,  avec  autant  de 
bonheur  que  d'élégance,  bouclé  la  boucle  et 
rempli  l'orbe  d'une  des  plus  discrètes,  des  plus 
efficaces,  des  plus  nobles  destinées  qui  puissent 
échoir  à  un  grand  lettré,  doublé  d'un  savant 
et  d'un  gentilhomme.  Il  a  vécu  sa  haute  litté- 
rature, en  des  palais  vastes  comme  ses  plus 
beaux  rêves  et  qu'il  sut  habiter  avec  aisance 
en  grand  fonctionnaire  des  arts.  Il  a  pu  écrire 
sans  hâte  des  ouvrages  solides  et  ornés  comme 


106  l'humaimsme 

les  monuments  dont  il  retrace  l'histoire.  Ses 
vers  de  jeunesse  ont  le  charme  et  la  patine  des 
chefs-d'œuvre.  Une  ardente  sympathie  anime 
tous  les  documents,  que  son  érudition  as- 
semble, remue  et  fait  revivre.  Tout  ce  qu'il  a 
été,  il  a  su  l'être  à  la  perfection.  C'est  pour  de 
tels  hommes  que  les  académies  ont  été  créées, 
c'est  avec  des  Pierre  de  Nolhac  qu'elles  re- 
prennent leur  vraie  physionomie  et  leurs  sens 
historique.  On  peut  les  définir  de  grands  écri- 
vains d'académies,  de  grands  écrivains  spécia- 
lisés aux  tâches  académiques,  des  types  de  purs 
lettrés,  ornement  et  richesse  de  ces  grands 
conseils  de  l'esprit,  interprètes,  mainteneurs 
et  aristocratiques  dirigeants  de  ce  qu'il  y  a  de 
plus  subtil  et  de  plus  précieux  dans  la  tradi- 
tion  intellectuelle   de   leur   pays. 


i 


DEUXIEME      PARTIE 


FIGURES  DE  LA  RENAISSANCE 


.Sous  ce  titre,  je  réunis  quel([iies  portraits  d'Hiima 
nistes  des  xv"  et  x\f  siècles,  paras  la  plupart  il  y  a 
plus  de  vingt  œns  dans  la  Revue  Bleue. 

Ces  études,  auxquelles  j'ai  consacré  plus  de  trois 
ans,  sont  de  véritables  inosaiciues  de  textes.  Pierre  de 
Nolhac,  qui  y  fut  mon  premier  guide  et  qui  m'en 
conseille  aujourd'hui  la  publication,  me  dit  que  c'est 
un  genre  de  travail,  qui  n'avait  pas  encore  été  fait. 

Que  son  haut  patronage  ne  fasse  pas  trop  illusion! 
Ceci  n'est  pas  l'œuvre  d'un  érudit  comme  lui,  formé 
aux  bonnes  méthodes,  mais  plutôt  le  très  patient 
essai  d'un  amateur  de  poésie,  qui  a  recueilli,  dé- 
pouillé, interprété  des  centaines  de  vieux  poèmes  la- 
tins et  d'épîtres  latines  oubliés  et  en  a  recousu  en- 
semble les  lambeaux  pour  en  faire  une  histoire  ou 
des  historiettes  couleur  du  temps,  couleur  de  ce  joli 
temps  de  ferveur. 

Entre  les  œuvres  de  ces  poètes,  j'ai  choisi  surtout 
leurs  pièces  amoureuses,  où  j'avais  le  plus  de  chance 
de  les  trouver   vrais  et    sincères  et    où  leur  art  était 


108  LHUMAINISIME 

plus  aiscnicut  comparable  à  celui  de  nos  grands  ly- 
riques modernes.  On  m'excusera  donc  de  ne  pas  tou- 
jours les  présenter  par  leurs  plus  grands  côtés;  il 
s'agissait  surtout  de  faire  connaître  le  ton  de  leur 
poésie. 


j 


HUMANISTES  GRECS 


Le  cardinal  Bessarion  fut  longtemps,  au 
quin2îième  siècle,  l'introducteur  et  le  protec- 
teur des  Grecs  en  Occident.  Il  avait  failli  être 
nommé  pape,  et  s'il  ne  l'avait  pas  été,  cela 
avait  tenu  à  un  excès  de  zèle  de  son  secrétaire 
Perroty,  qui,  pour  ne  pas  déranger  son  maître, 
s'était  obstiné  à  fermer  la  porte  au  nez  des  car- 
dinaux. Ceux-ci,  découragés,  s'étaient  décidés 
à  élire  leur  collègue  Riario,  depuis  Sixte  IV. 

«  Que  veux-tu  ?  mon  pauvre  Perroty,  dit 
simplement  Bessarion  quand  il  sut  ce  qui 
s'était  passé,  tu  m'as  empêché  de  te  faire  car- 
dinal. )) 

Il  n'y  avait  qu'un  point  où  cet  homme  si 
sage,  si  doux  et  si  fin  n'entendît  pas  raillerie  : 
il  avait  un  culte  pour  Platon. 

Pour  savqir.  qe  que  fut  l'âme  de  ces  néo- 
platoniciens du  quinzième  siècle  et  de  la  cour 
de   Laurent   de   Médicis,     il   faut    lire   les  déli- 


110  l'humanisme 

cieuses  lettres  de  Marsile  Ficin.  Je  ne  sais  rien 
de  plus  noble  et  de  plus  charmant  :  il  y  cir- 
cule une  jeunesse  d'esprit  et  de  cœur,  en  même 
temps  qu'une  ferveur  naïve,  qui  sent  l'initia- 
tion et  la  nouvelle  Eglise.  L'amitié  entre  ces 
hommes  supérieurs  y  prend  un  tour  mystique, 
dont  l'émotion  pénètre.  .C'est  comme  une 
forme   tout   intellectuelle   de  la   sainteté. 

Georges  de  Trébizonde,  ce  vieux  fou,  s'étant 
avisé  malencontreusement  d'attaquer  le  divin 
philosophe  de  l'Académie,  Bessarion  ne  le 
lui  pardonna  jamais.  Il  le  chassa  de  chez  lui 
et  ne  voulut  plus  le  revoir  ni  entendre  parler 
de  lui. 

Pauvre  Trébizonde.!  Exilé  de  partout,  brouillé 
avec  tout  le  monde,  un  peu  Bélisaire,  un  peu 
Diogène,  roulant  son  orgueil  et  sa  philoso- 
phie dans  son  manteau  troué,  d'un  geste  où  il 
avait  l'air  de  prendre  en  même  temps  du 
soleil  et  de  se  revêtir  de  gloire,  Rome  le  vit 
longtemps,  gueux  et  presque  centenaire,  rôder 
autour  de  la  Minerve,  promenant  inutilement, 
au  milieu  de  l'indifférence  et  de  l'oubli  de 
tous,  sa  hautaine  silhouette  commémorative 
et    théâtrale. 

Georges,  qui  se  disait  de  Trébizonde,  était 
plus  simplement  né  en  Crète.  Pour  commen- 
cer, il  s'était  fait  bannir  de  son  pays  et  erra 
par  l'Italie,  attirant  à  sa  voix  un  peuple 
d'élèves.  De  Rome,  où  il  se  brouilla  avec  le 
pape  Nicolas  V,  il  avait  fui  à  Naples.  Là,  ayant 
rencontré  Pogge  le  Florentin,  qu'il  supposait 
l'antonr   do    sa    discrrace,    il    s'était   disputé   vio- 


HUMANISTES     GRECS  111 

lemment  avec  lui  au  théâtre  de  Pompée  et  lui 
avait  donné  des  soufflets. 

Hébergé  quelque  temps  par  le  cardinal  Bes- 
sarion,  puis  mis  à  la  porte  pour  ses  libelles 
contre  Platon,  après  une  série  d'avatars,  il 
rentre  encore  une  fois  à  Rome,  où  l'appelle  un 
nouveau  pape.  Ce  pape  lui  promet  monts  et 
merveilles  et  finalement  lui  donne  cent  écus 
d'or.  Georges  alla  les  jeter  dans  le  Tibre. 

A  partir  de  ce  moment  il  ne  voulut  plus  rien 
faire  et  se  contenta  de  promener  par  la  ville  sa 
figure  chagrine,  avec  cette  imagination  naïve 
que  personne  ne  le  pourrait  remplacer  jamais. 

Il  n'eut  que  la  majesté  d'une  attitude  ana- 
chronique. Des  gloires  neuves  se  levaient  tous 
les  jours.  Un  jeune  homme  apparut  qui  rejeta 
dans  l'obscurité  tous  ses  concurrents.  Janus 
Lascaris  débarqua  à  Venise  comme  un  chef 
d'Etat  en  croisière  ;  il  se  dressa  sur  la  lagune 
((  pareil,  dit  son  élève  Marc  Musurus,  aux  an- 
tiques demi -dieux  d'Athènes  et  de  Sparte  ». 
Descendant  des  empereurs  de  Byzance,  il  eut 
l'adresse  de  faire  une  belle  entrée  en  Occident 
et,  passager  peut-être  gratuit,  exilé  et  à  peu 
près  sans  argent,  de  sortir  du  vaisseau  qui 
l'avait  amené  comme  si  le  vaisseau  n'avait  pas 
eu    d'autre    objet    que  de  \e   transporter. 

Condamné  par  son  dénuement  à  se  faire 
tout  de  suite  professeur  de  belles-lettres,  il  sut 
donner  à  ses  fonctions  pédagogiques  une  allure 
d'ambassade.  Sa  pauvreté  même  lui  constituait 
une  suprême  seigneurie,  sa  science  parais- 
sait inépuisable.   Il   enseignait  avec  une  bonne 


11 J  l'humanisme 

grâce  rapide  et  ennuyée,  en  homme  qui  se  sait 
né  pour  de  plus  grandes  choses  el  qui  y  est 
toujours  prêt.  Le  prix  de  ses  leçons  s'augmen- 
tait de  ce  qu'il  semblait  en  faire  la  condescen- 
dance  passagère. 

Lylio  Gyraldi  se  vantait,  comme  d'une  gloire 
bien  rare,  de  l'avoir  entendu  plusieurs  fois. 
«  Quand  j'étais  petit,  ajoute  Marc  Musurus,  le 
plus  fameux  de  ses  élèves,  il  m'aima  et  mo 
suivit  d'un  cœur  de  père  :  c'est  lui  qui  m'a 
conduit  par  la  main  et  qui  m'a  montré  l'étroit 
sentier  qui  mène  aux  Muses  et  qu'il  était  seul 
à    connaître.  )) 

Lascaris  adorait  les  lettres,  dont  il  savait 
parler  avec  une  émotion  grave  :  c'était  une  in 
telligence  riche  et  riante  ;  il  mêlait  à  la  subtile 
politesse  des  Grecs  un  grand  air  d'aristocra- 
tie, mais  il  aimait  surtout  à  s'occuper  d'affaires 
et  de  diplomatie.  La  plus  petite  prenait  entre 
ses  mains  déliées  et  artistes  une  importance 
d'état. 

Tout  petit  prince,  il  avait  fui  de  Constanti- 
nople  avec  son  père,  et  ils  avaient  erré  par  le 
Péloponèse  et  par  la  Crète.  Le  cardinal  Bessa- 
rion  l'appela  ensuite  en  Italie,  mais,  en  1472, 
la  mort  le  priva  de  ce  puissant  ami.  Il  resta 
quelques  années  à  Padoue,  pendant  lesquelles 
il  eut,  entre  autres  élèves,  ce  Marc  Musurus  qui 
devait  le  dépasser  comme  professeur  et  comme 
poète.  Lascaris  n'en  éprouva  aucune  jalousie. 
La  renommée  littéraire  ne  lui  avait  été  qu'un 
moyen  ;  il  n'y  tenait  que  juste  pour  l'espèce 
d'élégance   qu'il   y   a   à   être   un    bel   esprit   très 


HUMAMSTES     GRECS  113 

orné,  et  il  mettait  peut-être  quelcjue  coquette- 
rie à  n'en  point  être  chargé. 

Au  premier  signe  que  lui  fit  Laurent  de 
Médicis,  il  accourut  à  Florence.  Laurent  était 
son  homme  :  dès  le  lendemain  de  son  arrivée, 
Lascaris  était  entré  avec  lui  en  affaires.  Et 
bientôt  il  partait  en  mission  chez  le  sultan  Ba- 
jazeth  pour  recueillir  et  acheter  des  manuscrits 
anciens.  Il  conquit  tout  à  fait  le  sultan  et  ren- 
tra à  Florence  avec  un  vaisseau  chargé  de  livres. 
Il  se  préparait  à  repartir,  quand  survint  la 
mort  de  Laurent. 

Lascaris  traîna  quelque  temps  autour  des 
Médicis,  puis,  le  roi  de  France  Charles  VIT! 
l'ayant  invité,  il  passa  décidément  à  notre  ser- 
vice. On  ne  sait  pas  ce  qu'il  fit  et  ne  fit  pas 
chez  nous.  La  qualité  d'étranger  a  toujours 
été  ici  une  dignité  et  une  force.  Il  dut  y  rem- 
plir quelque  chose  comme  des  fonctions  de 
surintendant  des  lettres  et  des  beaux-arts. 
Notre  Guillaume  Budé  raconte  qu'il  put  attra- 
per parfois  de  lui  quelques  bribes  de  grec, 
mais  qu'il  n'était  pas  facile  de  joindre  un 
homme  aussi  occupé.  En  1503,  Lascaris  repa- 
rut à  Venise,  mais  cette  fois  avec  le  titre  et  le 
train  d'un  ambassadeur  du  Boi  Très-Chrétien. 
Il  y  demeura  jusqu'en  1508  et  jusqu'à  la  ligue 
de  Cambrai. 

L'élection  à  la  papauté  de  son  ancien  élève 
le  cardinal  Jean  de  Médicis,  Léon  X,  le  ramena 
à  Borne,  où,  de  concert  avec  le  prince  de  Carpi 
et  Pierre  Bembo,  il  s'employa  à  faire  Avenir 
Marc  Musurus. 


114  L 'humanisme 

("-C  ne  lut  pas  la  fin  de  ses  pérégrinations  :  il 
reparut  en  France  sous  François  P'',  et  là  il 
finit  par  mourir  de  la  goutte. 

La  vraie  figure  du  grand  professeur,  tel  que 
nous  nous  le  représentons  aujourd'hui,  c'est. 
Musurus  qui  nous  l'offre,  Musurus,  que  ses 
contemporains,  jouant  sur  son  nom,  appe- 
laient  le  gardien  et  l'évêque  des   Muses. 

Ses  ancêtres  étaient  établis  depuis  les  envi- 
rons de  l'an  mille  à  Réthymne,  en  Crète.  Ils 
faisaient  partie  d;e  ce  groupe  de  familles 
girecques  envoyées  là-bas  par  les  empereurs 
après  la  reprise  de  l'île  sur  les  Turcs.  Le  père 
de  Marc  Musurus  y  exerçait  la  profession  de 
marchand,  qui,  au  moyen  âge  et  dans  la  Mé- 
diterranée, comportait  en  même  temps  celle 
d'armateur  et  de  banquier  et  faisait  de  ses 
membres  les  vrais  présidents  des  petites  répu- 
bliques dont  ils  centralisaient  les  énergies  et 
les  audaces. 

Je  ne  sais  pas  exactement  quelle  était  la  si- 
tuation de  fortune  du  père  de  Marc,  je  sais 
seulement  qu'il  était  en  relations  d'affaires 
avec  Venise,  oii  il  devait  venir  quelquefois. 
Cela  le  décida  à  y  envoyer  son  fils,  soit  pour 
apprendre  la  langue  italienne  et  latine,  soit 
encore  pour  qu'il  s'y  créât  des  amitiés  qui 
pussent  lui  servir  plus  tard,  quand  il  pren- 
drait la  suite  de  sa  maison,  à  quoi  il  le  desti- 
nait sans  doute.  Peut-être  aussi  céda-t-il  au 
mon\ement  qui  entraînait  vers  l'Italie,  pour  y 
rhorrher  fortune  dans  les  lettres,  ime  foule  de 
Grecs  et  de  Cretois.  Les  Turcs  rôdaient  autour 


1 


HUMANISTES     GRECS  115 

de  l'île  de  Miiios,    et  tôt  ou   tard  on   redoutait 
qu'elle  ne  retombât  entre  leurs  mains. 

Le  correspondant  du  jeune  Musurus  —  un 
marchand  de  Venise  probablement  —  plaça 
l'adolescent  dans  quelque  famille  sûre  de  Pa- 
doue,  où  était  l'Université  de  la  République. 
L'Arioste,  dans  sa  comédie  la  Scolastica,  nous 
met  sous  les  yeux  un  coin  de  la  vie  des  maîtres 
et  des  étudiants  d'alors.  On  y  voit  un  profes- 
seur de  droit  en  déménagement,  avec  sa 
femme  et  sa  fille,  vers  une  ville  où  il  espère  un 
traitement  plus  avantageux.  Ce  professeur  pre- 
nait chez  lui  des  pensionnaires  quand  ils 
étaient  riches  et  de  bonne  famille,  et  naturelle 
ment  l'un  d'eux  a  fait  la  cour  à  sa  fille.  On  y  voit 
encore  le  personnage  de  l'hôtelier  qui  héberge 
les  étudiants  moins  fortunés  et  prête  la 
main  à  leurs  farces  et  à  leurs  amourettes  quand 
il  ne  les  croit  pas  de  conséquence  et  qu'il  y 
trouve  pour  lui  un  honnête  profit.  Cela  a-t-il 
beaucoup   changé   depuis  ? 

Quoi  qu'il  en  soit,  Lascaris  parti  et  ses  études 
terminées,  tout  me  porte  à  croire  qu-e  Marc 
Musurus  alla  vivre  à  Venise,  sans  perdre  entiè- 
rement de  vue  Padoue,  où  il  guettait  la  chaire 
de  grec.  En  attendant,  il  travaillait  chez  le 
grand  éditeur  Aide  Manuce. 

Il  collabora  au  dictionnaire  grec  paru  en 
1497,  en  même  temps  qu'il  préparait  pour 
l'année  suivante  son  édition  de  neuf  comédies 
d'' Aristophane.  De  temps  en  temps  aussi', 
comme  il  était  poète,  Aide  lui  demandait  de 
composer   une   épigramme,    dont   le   livre   s*or- 


116  l'humanisme 

liait  comme  d'une  vignette  ou  d'un  cul-de- 
Inmpc  littéraire. 

Le  grand  projet  de  ce  grand  honnête  homme 
d'Mde,  immortellement  digne  de  la  piété  des 
lettrés,  était  de  publier,  en  des  livres  d'un  for- 
mat commode  et  élégant,  pouvant  tenir  au 
besoin  dans  la  poche  et  d'un  prix  accessible, 
h  peu  près  tout  ce  que  l'antiquité  avait  laissé 
d'oeuvres,  encore  manuscrites  la  plupart.  Tl 
fallait  faire  vite  et  bien  avec  les  éléments  qu'on 
avait  sous  la  main,  com.parer  avec  soin  les  di- 
vers exemplaires  du  même  texte  et,  pour  les 
passages  obscurs  ou  incertains,  s'aider  de  tous 
les  auteurs  latins  ou  grecs  qui,  de  près  ou  de 
loin,  par  des  allusions  ou  des  citations  dissi- 
mulées, étaient  susceptibles  de  les  éclairer  ou 
de  suggérer  la   véritable  leçon. 

Musurus  dut  passer  de  lonsrues  heures  dans 
la  bibliotbèffue  léiruée  à  Venise  par  le  cardinal 
Bessarion.  T>e  bibliothécaire  en  était  nommé 
par  le  sénat.  C'était  alors  Sabellico,  auquel 
devaient  succéder  plus  tard  Navagero,  élève  de 
Musurus,  et  Piéride  Bembo.  Le  bibliothécaire 
était  en  même  temps  historiographe  de  la  Bé- 
publique. 

La  bouticfue  et  les  ateliers  d'Mde,  à  l'en- 
seigne de  l'ancre  marine,  étaient  sis  en  plein 
quartier  du  Bialto,  qui  était  le  grand  entrepôt 
du  commerce  de  Venise.  Dans  ime  lettre  à  Na- 
vagero. Aide  lui-rv^ome  nous  a  laissé  d'amu- 
sants détails  sur  ses  soucis  et  ses  occupa- 
tions. <(  Les  lettres  saintes,  lui  écrit-il,  et  les 
Muses   aiment    le   loisir    et   la    solitude,    surtout 


HUMANISTES     GRECS  117 

quand  on  veut  écrire  des  choses  durables,  de 
ces  ohoses  ddgnes  d'être  enveloppées  dans  le 
cèdre  et  gardées  dans  le  cyprès,  ce  que  vous 
savez  si  bien  faire,  mon  Navagero.  Vous,  sous 
les  lauriers  et  les  oliviers  de  Benacum  (Garde), 
les  cruelles  portes  de  la  guerre  étant  par  vous 
fermées  au  verrou,  libre  de  soins  et  d'ennuis, 
vous  faites  résonner,  comme  Apollon,  votre 
docte  écaille   de  tortue. 

«  Moi,  entre  six  cents  autres  empêchements, 
j'ai  des  paquets  de  lettres  de  tous  les  savants 
du  monde  qui  s'adressent  à  moi  ;  pour  y  ré- 
pondre, tous,  mes  jours  et  toutes  mes  nuits  ne 
suffiraient  pas.  Puis  il  y  a  ceux  qui  viennent 
me  saluer  et  voir  s'il  n'y  a  rien  de  nouveau. 
La  plupart,  par  désœuvrement,  se  disent  : 
«  Tiens,  si  nous  allions  voir  Aide.  »  Ils  ar- 
rivent  en    troupe,    s'asseyent 

A'077  missura  cutem,  nisi  pleiia  cruoris  hirudo. 

((  D'autres  me  récitent  des  poèmes,  me  lisent 
des  discours,  qu'ils  voudraient  que  je  leur 
imprime  ;  le  plus  souvent,   au-dessous  de  tout. 

((  J'ai  tâché  de  me  mettre  un  peu  à  l'abri 
de  ces  importuns.  A  ceux  qui  m'écrivent  je  ne' 
réponds  pas,  à  moins  que  la  chose  ne  soit 
d'importance,  auquel  cas  je  le  fais  laconique- 
ment, non  que  j'y  mette  de  la  pose,  mais  parce 
que  je  veux  réserver  mes  loisirs  à  éditer  de 
bons  livres.  Je  les  prie  de  ne  pas  le  prendre  en 
mauvaise   part. 

«  Pour  ceux  qui  viennent  me  saluer  et  m'en- 


118  L 'humanisme 

iiuyer,     j'ai    fait   mettre    une     inscription     au- 
dessus  de  la  jx)rte  de  ma  chambre  et  que  voici  : 

((  qli  que  tu  sois,  alde  tf  prie 

et  te  supplie,  si  tu  as  quelql  e  chose  a  lui  dire 

d'Être  bref,  —  de  t'en  aller  vite  ;  —  a  moins  que  nouvel 

HERCULE,    atlas   ÉTANT  FATIGUÉ,    —  TU    NE    LUI   VIENNES 

SOILAGER    LES    ÉPAULES.     » 

Quoi  quil  en  soit,  en  1503,  l'événement  es- 
compté par  Musurus  se  produisit.  Le  profes 
seur  de  grec  au  gymnase  de  Padoue,  L.  Ca- 
merti,  qu'on  appelait  le  Cretois,  parce  qu'il 
avait  passé  sept  années  en  Crète,  lut  nommé 
ambassadeur  de  Venise  en  Portugal,  et  notre 
ami  put  prendre  sa  suppléance.  Ce  ne  fut  que 
deux  ans  plus  tard,  à  la  mort  de  Camerti,  qu'il 
fut   agréé   définitivement   comme   titulaire. 

Les  appointements  n'étaient  pas  très  élevés  : 
cent  florins  annuels.  Ils  furent  portés  à  140  flo- 
rins en  1508,  avec  des  considérants  très  glo- 
rieux pour  Musurus.  De  plus,  il  paraît  que  îa 
nomination  était  renouvelable  chaque  année  : 
le  conseil  de  l'école  s'assemblait  pour  désigner 
les  professeurs,  lesquels  devaient  être  confir- 
més en  leur  poste  par  un  sénatus-consulle. 
Cette  condition  précaire  avait  paru  intolérable 
à  Démétrius  Calchondyle,  qui  avait  donné  sa 
démission  quelques  années  auparavant  et  s'en 
était  allé  enseigner  à  Milan. 

Musurus  qui  était  aussi  modeste  qu'il  était 
savant,  s'en  accommoda.  L'horreur  qu'il  avait 
du  bruit  et  du  changement,  ses  habitudes  et  ses 
goûts  de  recueillement  et  de  stabilité,  le  dé- 
tournèrent de  répondre  niix  propositions  qu'on 


HUMANISTES     fiRECS  119 

ne  manqua  pas  de  lui  faire  ailleurs.  Son  âme 
tendre  le  tint  attaché  aux  choses  et  aux  vi- 
sages. Il  aimait  sa  studieuse  ville  de  Padoue 
et  ne  se  voulait  point  éloigner  de  la  bellp 
Venise,  bâtie  au  milieu  de  la  mer  par  les  dieux, 
disaient  les  poètes,  et  née  de  son  écume  comme 
Vénus.  Il  aimait  ses  livres,  ses  élèves,  ses  amis, 
(  t  préférait  s'enrichir  de  science  et  de  vertu 
plutôt  que  d'argent. 

Son  assiduité  était  incroyable  ;  il  ne  sus- 
pendait pas  ses  cours  quatre  jours  par  an  ?et 
on  le  trouvait  à  sa  chaire  dès  sept  heures  du 
matin.  Il  expliquait  les  poètes  et  les  philo- 
sophes de  la  Grèce  avec  une  éloquence  sobre, 
]>rofonde,  charmante,  où  tremblait  un  peu  !a 
mélancolie  de  l'exil.  Le  succès  en  était  inouï. 
Détail  touchant,  le  premier  arrivé  par  tous  les 
temps,  été  comme  hiver,  était  son  vieux  col- 
lègue de  latin,  le  professeur  d'éloquence 
Raphaël  Regio,  qui  n'avait  pas  moins  de 
soixante-dix  ans  et  qui  dressait  sa  haute  tête 
blanche  attentive  au  milieu  des  têtes  légères 
des  écoliers. 

C'est   d'Erasme    que    nous    tenons    ce    rensei 
gnement. 

«  J'ai  beaucoup  connu  et  de  près  Marc  Mu- 
'^urus,  racontait  plus  tard  le  philosophe  de 
Rotterdam.  Ce  Cretois  était  un  homme  d'un 
savoir  imiversel  et  qui  parlait  le  latin  à  mi 
racle.  Très  épris  de  toute  philosophie,  il  était 
né  pour  les  plus  grandes  choses.  La  mort  ne  lui 
a,  hélas  !  pas  laissé  le  temps  de  se  révéler  tout 
entier.  » 


IJO  l'hdmainisme 

Le  Renan  du  seizième  siècle,  je  veux  dire 
Erasme,  qu'il  est  temps  de  ne  plus  comparer 
à  \oltaire,  arriva  en  Italie  en  15UG.  Il  y  avait 
bien  longtemps  qu'il  cherchait  quelqu  un  qui 
lui  paierait  ce  voyage  ;  il  avait  fini  par  trouver 
son  homme  dans  le  père  de  deux  jeunes  An- 
glais, les  Bocrio,  qu'il  accompagnait  à  titre  de 
précepteur. 

De  tous  les  hommes  de  ce  siècle  surprenant, 
Erasme  me  paraît  avoir  été  le  plus  intelligent, 
aiF  sens  moderne  du  mot.  Ses  lettres  ont  un 
tour  incommunicable  d'ironie.  La  prudence  et 
l'audace  s'y  mclent  redoutablement.  On  ne 
sait  jamais  s'il  se  moque  ou  s'il  est  sérieux  ; 
il  ne  le  savait  pas  lui-même  sans  doute.  Il 
s'amuse,  il  se  joue,  il  se  dérobe.  Comme  chez 
Renan,  la  subtilité  de  sa  pensée  tient  peut-être 
à    une  fausse  position    morale. 

Ex-moine,  à  demi-dél'roqué,  p'res(|ii/e  i)retre 
et  presque  laïque,  avec  des  reflets  de  l'un  et  d«^ 
lautre  caractère,  séduisant  et  souffrant,  in- 
quiétant toujours  et  sphinx  un  peu,  attachant 
peu  d'importance  à  l'argent  des  autres,  les 
trouvant  toujours  trop  chiches,  —  besogneux  et 
de  goûts  délicats,  sous  son  petit  collet  et  son 
petit  manteau,  sa  silhouette  élégante  donne  du 
mouvement  à  la  manière  un  peu  dure  de  Hol- 
bein,  qui  l'a  peinte  ;  son  vêtement  semble  atta 
ché  d'un  joli  air  à  son  esprit  ;  le  béret  et  In 
cape  sentent  le  cavalier  et  le  voyageur,  qui 
écrit  au  besoin  sur  une  table  d'auberge  et  qui 
a  des  armes  à  feu  à  l'arçon  de  sa  selle.  Il  y  a 
on    lui    dii    héros    de    roman    historique. 


HUMANISTES     GRECS  121 

Il  était  venu  à  Venise  pour  traiter  avec  Aide 
d'une  édition  d'Euripide. 

Le  jour  qu'il  se  présenta  à  la  librairie,  un 
garçon  lui  dit  que  le  patron  était  trop  occupé 
pour  le  recevoir. 

((  Annoncez  Erasme,  de  Rotterdam,  »  ré- 
pondit-il. 

A  ce  nom,  messer  Aide  se  précipite,  l'em- 
brasse. 

«  Il  est  entendu  que  vous  n'allez  pas  à  l'hô- 
tel, que  vous  descendez  chez  nous.  Je  vous  fais 
[iréparer  une  chambre.  » 

Pierre  de  Nolhac  croit  inôme  qu'Aide  parta- 
fjea  sa  propre  chambre  avec  son  hôte. 

Rien  que  de  la  maison  il  y  avait  tous  les 
jours  trente-trois  personnes  à  table.  Dame  !  ce 
n'étaient  pas  des  festins  de  Lucullus.  On  man- 
f^eait  vite  et  plutôt  mal.  Il  y  avait  des  moments 
où  Erasme  eût  autant  aimé  être  ailleurs  et  où 
il  regrellait  les  longs  et  plantureux  dîners  du 
Nord. 

Tout,  chez  Aide,  portait  le  même  cachet  de 
])onhomie  et  d'honnêteté.  Le  patron  savait 
qu'il  faisait  une  grande  œuvre  ;  il  connaissait 
tout  le  mérite  de  ses  éditions  ;  lui-même  les 
présentait  au  public  en  des  préfaces  charmantes 
de  foi  ingénue  et  de  légitime  orgueil.  Il  était 
fier  d'avoir  rassemblé  tant  de  savants  dans  sa 
boutique,  et  il  en  avait  constitué  une  Acadé- 
mie. Il  avait  des  gaietés  de  brave  homme  ;  il 
prenait  une   voix   chevrotante. 

«  Quand  nous  serons  vieux  tous  les  deux, 
vous    viendrez    me    voir,     et,  tout  branlant,  je 


1.22  l'humamsme 

vous  dirai  comme  cela  :  «  Et  comment  allez- 
vous,    mon    cher    Erasme  ?  )> 

Puis,   amincissant   encore   sa  voix  : 

«  Si  vous  allez  bien,  je  vais  bien^,  messer 
Aldo,  »   me    répond rez-vous. 

L'àme  italienne  se  prête,  comme  sa  langue, 
à  ces  jeux  populaires.  Le  français  est  tissé  pour 
l'usage  des  cours  ;  c'est  une  langue  habillée 
et  talon  rouge  ;  il  est  des  plaisanteries  oii  elle 
ne   descend  pas. 

Marc  Musurus,  dont  tout  décèle  la  bonté 
merveilleuse  et  la  politesse,  laissa  à  Erasme 
ime  impression  plus  aristocratique. 

Il  le  retiiil  un  jour  à  dîner  dans  sa  j)etite 
maison  de  Padoue.  Outre  ses  appointements, 
Musurus  avait  encore  la  jouissance  d'une 
ferme  que  lui  avait  donnée  le  prince  de  (larpi. 
De  cette  ferme,  il  tirait  son  vin,  son  huile,  son 
bois,  son  blé.  ses  fruits,  ses  légumes.  La  mai- 
on  respirait  les  grâces  citadines  et  l'aisance, 
lusurus  avait  alors  avec  lui  son  père,  qui  était 
\enu   le  voir  de  Crète. 

«  Son  père  était  un  tout  petit  vieux  qui  ne 
savait  que  le  grec,  nous  dit  Erasme.  Comme 
on  faisait  des  cérémonies  avant  de  se  mettre  à 
table,  je  coupai  court  et,  prenant  la  main  du 
bonhomme,  je  lui  dis  en  grec  :  «  \ous  sommes 
deux  vieux,  nous  autres,  »  ce  qui  le  fit  beau- 
couj)  rire,  parce  que  je  n'étais  guère  plus  âgé 
que  son  fils.  Alors  Marc  Musurus.  se  tournant 
vers  Zacharias,  un  de  ses  plus  brillants  élèves, 
l'embrassa  en  disant  :  «  Et  nous  deux,  nous 
sommes   les   jeunes  !  » 


HUMANISTES     GRECS  123 

Ce  récit  n'est  presque  rien,  mais  il  est  d'une 
intimité  singulière,  et  qui  rappelle  les  tableaux 
des  petits  maîtres  hollandais,  tant  il  est  coupé 
juste  en  pleine  vie. 

Peu  de  temps  après  le  départ  d'Erasme,  la 
Ligue  de  Cambrai  obligea  Musurus  à  quitter 
Padoue  menacé  et  à  suivre  à  Venise  l'Univer- 
sité. La  panique  fut  telle  qu'Aide  ferma  ses  ate- 
liers et  courut  par  toute  l'Italie,  oii  il  avait  des 
biens,  pour  essayer  d'en  sauver  quelque  chose. 
Il  ne  sauva  rien  du  tout  du  reste  et  arriva  juste 
pour  être  le  témoin  de  ses  malheurs. 

A  partir  de  ce  moment  jusqu'en  1513,  nous 
n'avons  presque  plus  de  nouvelles.  Chaque  fois 
qu'un  lettré  de  ce  temps  passait  sous  nos  yeux, 
nous  avions  envie  de  lui  demander  :  «  Eh  bien  ! 
([ue  fait  Musurus  ?  )> 

Enfin  quelqu'un  l'a  vu.  C'est  Bartholomeo 
Ricci,  de  Lugo,  qui  est  venu  le  voir  de  la  part 
d'un  de  ses  anciens  élèves,  alors  à  Rome,  André 
Navagero.  Voici  la  lettre,  qui  est  de  février 
1613,  adressée  à  Navagero.  Nous  la  citons 
presque  entière  : 

«  Le  jour  même  oii  je  t'ai  quitté.,  je  suis  par- 
venu à  Venise.  Courageusement  ?  diras-tu. 
Non.  In  commodément.  La  route  était  tout  ce 
qu'il  y  avait  de  plus  boueux,  j'avais  le  cheval 
que  tu  sais  et  une  selle  qui  m'a  tout  meurtri. 
Dans  le  milieu  de  l'après-midi,  j'ai  pris  le  ba- 
teau pour  Mergfara.  Le  trajet  à  rames  n'est  pas 
long.  Je  n'en  ai  pas  moins  enduré  le  froid,  sur- 
tout aux  pieds.  Je  suis  arrivé  tard  à  l'auberge, 
très  las  (mes  amis  les  Abiosii  étaient  partis  pour 


rJ4  l'humamsme 

Ravenne).  Etant  donnés  le  lieu  et  la  fatigue, 
je  n'ai  pas  trop  mal  passé  la  nuit.  Le  lendemain 
le  suis  allé  voir  Musurus.  Quand  il  a  entendu 
(jue  je  venais  de  ta  part  avec  une  lettre,  il 
m'a  fait  dire  tout  de  suite  de  monter.  Lui- 
mème  s'est  élancé  de  sa  chambre  et  m'est  venu 
au-devant  à  la  porte.  Avant  d'ouvrir  le  pli,  il 
s'est  enquis  comment  tu  allais,  où  tu  en  étais, 
avec  beaucoup  d'affection.  Je  lui  ai  répondu 
que  tout  était  au  mieux.  Il  lit  alors  ta  lettre, 
puis  il  se  livre  à  toutes  sortes  de  démonstiti- 
tions  et  d'effusions  qui  me  font  comprendre 
toute  la  bonne  amitié  que  tu  as  mise  à  me  re- 
commander. Non,  je  ne  pourrais  pas  te  dire 
comment  ce  Grec,  comment  ce  grand  homme 
a  été  bon  avec  moi,  ni  en  quels  termes  flatteurs 
et  affectueux  il  me  parla.  Son  accueil  a  ])assé 
ton  attente  et  tu  ne  le  croirais  pas,  si  je  ne  te 
le  disais.  Où  il  a  mis  le  comble  à  ses  bontés, 
c'est  en  m 'envoyant  chez  les  personnes  où  je 
suis  encore.  Je  suis  allé  le  voir  hier,  je  lui  al 
conté  ce  qui  s'était  passé  et  l'ai  remercié  de 
mon  mieux.  Il  m'a  dit  aussitôt  la  joie  qu'il  en 
avait,  et  il  a  ajouté  très  gentiment  :  «  Quoi  que 
ce  soit  qui  arrive,  où  je  puisse  vous  être  utile, 
comptez  sur  moi.  »  Il  m'a  chargé,  quand  je 
t'écrirais,  de  t'envoyer  mille  bonjours  de  sa 
part.  Je  lui  ai  répondu  qu'il  avait  placé  ses 
bienfaits  en  un  cœur  qui  ne  les  oublierait  ja- 
mais et  j'ai   pris  congé...  » 

Voilà  donc  l'homme  tout  fondu  en  obligeance 
qu'était   Musurus. 

Veut-on  savoir  maintenant  quel   était  le  suc- 


HUMANISTES     GRECS  125 

ces  de  ses  cours  ?  Une  lettre  à  Erasme,  d'un 
x\nglais  de  passapfe  là-bas,  nous  en  apporte  un 
écho.  Elle  nous  donne  en  plus  d'intéressants 
détails  sur  les  occupations  et  les  amusements 
des  étrangers  à  Venise. 

«  Mon  cher  Erasme,  on  ne  parle  que  de  vous 
en  Italie,  surtout  dans  les  milieux  savants. 
Votre  Eloge  de  la  folie  y  a  un  grand  succès. 
Ici,  Raphaël  Regio  fait  un  cours  sur  Quinti- 
lien.  C'est  un  homme  instruit  et  assez  éloquent, 
mais  fort  au-dessous  d'un  certain  professeur  de 
grec,  dont  le  nom  m'échappe,  mais  qui  vous 
connaît  bien  et  vous  porte  aux  nues.  Je  fais 
tous  les  jours  un  brin  de  conversation  avec  le 
médecin  Ambrogio,  dans  sa  boutique,  à  l'en- 
seigne du  Corail.  J'y  rencontre  Pierre  de  Chal- 
cédoine  et  bien  d'autres.  Le  beau-père  d'Aide, 
le  libraire,  m'a  parlé  je  ne  sais  combien  de 
fois  de  vous.  Il  met  sa  maison  à  votre  dispo- 
sition  quand  vous  reviendrez. 

<(  Le  Suisse  Pierre  Falcon,  qu'entre  Anglais 
nous  appelons  le  Grand,  me  plaît  beaucoup. 
C'est  ici  ïe  guide  des  étrangers.  Quel  joyeux 
compagnon  !  Il  avait  sur  sa  trirème  une  gue- 
non qui,  par  ses  contorsions,  ses  malices,  ses 
gfambades',  nous  a  fait  bien  rire.  Falcon  est 
très  curieux  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  nouveau  ; 
Tl  s'intéresse  surtout  aux  choses  de  la  méca- 
nique, porte  une  bombarde  à  sa  ceinture  et 
prend  note  avec  soin  des  sites  et  des  noms  des 
lieux.  Il  prépare  un  livre  de  voyages.  » 

Nous  savons  par  Erasme  que  le  professeur 
s^rec  dont  le   distrait  Watson    a  oublié  le  nom 


12G  I   "ht  MAMSME 

t'st  Marc  iMiisurus.  Le  Falcor»  flont  il  est  ques- 
tion osl-il  ce  lion  éfroïste  à  qui  Erasme  écrivait  : 
<{  Mon  cher  Falcon,  qui  ne  sait  pas  s'arran- 
ger en  ce  monde  ne  sait  rien.  Fais  cas  des 
lettres,  mais  n'oublie  pas  l'arprent.  Prends  garde 
à  l'ennui,  ça  gâte  le  teint.  Avant  tout,  aie  soin 
de  ta  peau.  Ne  mets  rien  au-dessus  de  tes  petites 
commodités.  Cultive  l'amitié  pour  le  plaisir 
qu'elle  donne.  Touche  à  l'érudition  avec  me- 
sure. Aime  ardemment,  étudie  peu,  sois  pro- 
digue de  promesses  et  soigneux  de  ton  argent. 
Vis  pour  toi,  porte-toi  bien,  —  pour  toi,  — 
aime-toi  seul,  ce  que  du  reste  tu  fais.  »  ? 

Quant  au  médecin  Ambrogio,  qui  tenait  bou- 
tique à  Venise  d'aromates  et  de  pharmacies, 
c'était  un  fort  savant  homme,  un  des  rénova- 
teurs de  son  art  d'après  les  méthodes  antiques. 
Il  a  réfuté  Averroès  et  écrit  ime  histoire  de  Noie, 
sa  ville  natale.  Il  connaissait  bien  Musurus, 
ainsi  que  tous  les  lettrés  du  lieu,  au  milieu  des- 
([uels  il  faisait  sonner  son  langage  un  peu  cru 
d'accoucheur. 

((  Je  né  suis  pas  comme  les  femmes,  aimait- 
il  à  dire,  qui,  quand  elles  sont  jeunes,  ne  sont 
contentes  que  d'être  enceintes  et  voudraient 
mettre  bas  à  tous  coups  vivement,  quittes  à 
n'avoir  que  des  enfants  débiles  ou  pas  viables  ; 
moi,  je  ne  pondrai  mes  livres  qu'après  les  avoir 
longtemps    portés.  » 

Mais  revenons  à  Musurus.  Je  m'en  suis  écarté 
pour  le  plaisir  qu'il  y  a  à  voir  vivre  et  parler 
des  morts  et  aussi  pour  établir  un  peu  de  oir- 
culation    autour  de  lui. 


HUMANISTES     GRECS  127 

Aide  avait  rouvert  ses  ateliers,  après  les  avoir 
laissés  fermés  pendant  quatre  ans.  ((  Mais 
voyant  qu'au  lieu  d'avancer,  écrivait-il  à  Nava- 
gero,  tout  allait  de  mal  en  pis  et  que  s'étendait, 
au  lieu  de  s'éteindre,  l'incendie  de  la  guerre,  je 
suis  revenu  à  Venise,  qu'on  peut,  de  nos  jours, 
appeler  une  autre  Athènes,  tant  à  cause  de  tant 
d'hommes  éminents  en  savoir  qu'à  cause  de 
notre  Musurus  :  c'est  sur  son  conseil  et  sur  le 
vôtre  que  j'ai  changé  d'avis  et  suis  retourné 
à  ces  travaux  qui  m'ont  déjà  pris  vingt  ans  de 
ma  vie  et  qui  paraissaient  si  au-dessus  de  mes 
forces...  » 

D'un  autre  côté,  Léon  X  était  arrivé  à  la  pa- 
pauté, tout  plein  des  idées  des  Médicis,  avec 
la  volonté  d'être  le  véritable  pape  des  lettres 
et  des  arts.  Tout  de  suite  il  avait  appelé  à  lui 
Bembo,  qu'il  avait  connu  à  Florence  au  temps 
oii  Bernard  Bembo,  le  père,  y  représentait 
Venise  ;  il  avait  fait  venir  aussi  Sadolet,  puis 
Lascaris.  A  peine  à  Rome,  Lascaris  parla  au 
pape  de  son  élève  et  ami  Musurus  :  Bembo  vint 
par  là-dessus  et  renchérit  sur  les  mérites  de  ce 
savant,  qu'il  dit  être  l'ornement  de  Venise. 
Tout  de  suite  Léon  X  proposa  de  lui  confier  la 
fondation  d'une  école  grecque  à  Rome. 

Bembo  fut  chargé  de  rédiger  la  lettre,  que  le 
pape  signa. 

((  Très  désireux  de  restaurer,  autant  qu'il 
sera  en  mon  pouvoir,  les  bonnes  études 
«grecques,  à  peu  près  abolies  et  perdues,  et  sa- 
chant, d'putre  part,  combien  vous  y  êtes  propre 
et  profond,  je  vous  mande  de  vouloir  bien  vous 


128  l' HUMANISME 

charfrcr  d'amener  chez  nous,  de  Grèce,  dix 
jeunes  enfants  bien  doués,  plus  même  si  vous 
le  jucrez  bon,  et  qui  ayant  parlé  le  prec  de  bas 
a^re,  comme  leur  lan^rue  maternelle,  et  en  ayant 
acquis  une  vraie  connaissance,  puissent  aider 
à  former  ici  une  sorte  de  séminaire  des  belles- 
lettres.  Jean  Lascaris,  que  ses  vertus  et  sa  va- 
leur littéraire  m'ont  rendu  très  cher,  vous  en 
écrira  plus  au  lonj;.  Quant  à  vous,  les  preuves 
déjà  anciennes  de  votre  dévouement  à  ma  per- 
sonne m'assurent  que  vous  vous  emploierez  de 
votre  mieux  à  la  réussite  de  mon  projet.  De 
Rome,  le  8  des  ides  de  mars  1518.  » 

Cette  lettre  était  un  événement.  Musurus  en 
causa  avec  son  ami  Aide.  Ces  deux  hommes 
naïfs  et  charmants,  qui  avaient  toujours  vécu 
retirés  de  la  politique,  en  conçurent  de  vastes 
espoirs  pour  la  paix  du  monde.  Ils  achevaient 
une  édition  de  Platon  ;  ils  décidèrent  à  ce  pro- 
pos de  frapper  un  p-rand  coup.  Musurus  com- 
poserait un  beau  poème  en  grrec,  qui  paraîtrait 
en  tête  de  l'ouvrap-e  et  serait  adressé  à  Léon  X, 
et  Aide  y  ajouterait  une  lettre-dédicace  de  son 
cru.  On  y  demanderait  au  pape  de  faire  la  paix 
p\  dp  tourner  contre  le  Turc  les  armes  de  la 
chrétienté.  Aide  pensa  aussi  qu'il  serait  bon  de 
recommander  à  Sa  Sainteté  leur  Académie,  qu'ils 
eussent  voulue  durable  et  qu'ils  redoutaient  de 
voir  se  disperser.  Aide  prit  la   plume  et  écrivit  : 

'<  Nous  donnons  donc  aujourd'hui.  Très 
Saint  Pontife,  tout  ce  qui  reste  de  l'œuvre  de 
Platon,  et  nous  le  plaçons  sous  les  auspices  de 
votre   nom   bienheureux.   Marsile   Ficin,    nourri 


HUMANISTES     GRECS  129 

dans  votre  maison,  dédia  sa  traduction  de  Pla- 
ton à  Laurent,  votre  père,  qui  favorisa  toujours 
les  plus  doctes  en  l'une  et  l'autre  langue,  telle- 
ment que,  lui  vivant,  Florence  fut  comme  une 
autre  Athènes.  Nous  avons  voulu,  nous  aussi, 
dédier  justement  à  vous.  Souverain  Pontife, 
honneur  et  espoir  des  érudits  de  notre  âge,  les 
livres  de  ce  même  auteur,  mais  cette  fois  en 
grec  et  en  attique,  tels,  en  un  mot,  qu'il  les 
composa.  Et  comme  nous  nous  ouvrîmes  de  ce 
projet  à  certains  de  nos  amis,  ceux-ci,  encore 
que  la  première  idée  m'en  fût  venue,  me  firent 
remarquer  affectueusement  que  personne  n'était 
plus  qualifié  pour  recevoir  les  travaux  de  cet 
homme  que  vous,  suprême  évêque  des  choses 
divines.  Mes  amis  espéraient  que  cela  profite- 
rait merveilleusement  à  l'Académie,  que  nous 
enfantâmes  en  tant  d'années,  si  vous  la  réchauf- 
fiez en  votre  sein,  si  vous  la  preniez  sous  votre 
protection,  si  enfin  vous  l'établissiez,  éternel 
bien  pour  les  hommes,  en  votre  ville  de  Rome. 
L'un  des  membres  de  cette  Académie,  pour  ne 
pas  dire  le  principal,  est  ce  même  Musurus,  de 
Crète,  qui  a  revu  avec  le  plus  grand  soin  ces 
livres  de  Platon,  les  colligeant  sur  les  plus  an- 
tiques exemplaires,  pour,  de  concert  avec  moi, 
ce  qu'il  a  toujours  fait,  apporter  aide  et  aux 
Grecs  et  à  nos  Latins.  Non  moins  que  nous,  il 
forme  des  vœux  pour  la  paix  ;  lui  aussi  vous 
prie  de  soutenir  de  vos  subsides  notre  Académie. 
Enfin,  vous  verrez  tout  ceci  clairement  exposé 
dans  sa  docte,  élégante  et  grave  élégie  grecque, 
qui  est  tout  de  suite  après  la  table.  » 


130  l'humanisme 

Pour  moi,  je  trouve  la  candeur  de  cette  fin  de 
lettre  purement  adorable. 

Le  poème  de  Musurus  est  assez  long,  mais 
d'une  belle  tenue.  Cela  a  l'allure  fière,  précise 
et  décente  d'une  antique  draperie.  Les  lettrés 
furent  émerveillés  ;  ils  n'avaient  rien  vu  d'aussi 
purement  grec  depuis  l'école  d'Alexandrie. 

La  récompense  ne  se  fit  pas  trop  attendre. 
Trois  ans  après,  Musurus  fut  nommé  à  l'arche- 
vêché de  Malvasia,  en  remplacement  de  Ralli, 
qui  venait  de  mourir. 

Le  médecin  Ambrogio,  dans  la  boutique  de 
qui  aboutissaient  tous  les  potins  de  Venise,  en 
annonça  l'événement  à  Erasme. 

«  Vous  saurez,  mon  cher  Erasme,  que,  par 
un  décret  du  Sénat,  annoncé  par  le  crieur  pu- 
blic, on  s'occupe  de  trouver  ici  un  successeur 
à  Marc  Musurus  pour  enseigner  la  littérature 
grecque.  Le  traitement  est  fixé  à  cent  écus  d'or. 
De  tous  côtés,  des  candidats  se  préparent.  Si 
vous  connaissiez  quelqu'un  dont  cela  puisse 
faire  l'affaire,  qu'il  se  trouve  ici  dans  les  trois 
mois.  )) 

Et  il  ajoute  avec  ce  goût  du  trivial  que  nous 
lui  avons  déjà  vu  : 

((  Vous  vous  souvenez  de  cette  grande  tourbe 
d'auditeurs  qui,  comme  des  poussins,  pépiaient 
sous  Musurus.  Plusieurs  sont  devenus  de 
grands  poulets  qui  ne  pépient  plus,  mais  pipent 
et  chantillent  et  ils  entreprennent  d'un  grand 
courage  de  monter  dans  la  chaire  de  leur  pré- 
cepteur. Parmi  les  plus  élégants  se  trouve 
Petrus  Alcvonius.  » 


HUMANISTES     GRECS  131 

«  Votre  lettre  —  répondit  Erasme  —  vient  de 
renouveler  en  moi  tout  notre  passé  d'affection. 
En  la  lisant,  j'ai  cru  être  encore  à  Venise,  re- 
voir et  embrasser  mes  vieux  amis,  Aide,  Egna 
zio,  Alcandro,  Musurus  et  vous,  le  plus  char- 
mant de  tous.  Heureux  Ambrogio,  à  qui  il  a 
été  donné  de  vieillir  dans  les  belles  études,  au 
sein  de  la  ville  la  plus  magnifique  du  monde, 
au  milieu  de  patriciens  et  d'érudits,  tandis  que 
mon  mauvais  génie  m'exerçait  par  plus  de 
malheurs  et  d'erreurs  que  jamais  Neptune  ne 
fit  pour  Ulysse   homérique  ! 

((  Donc,  Marc  Musurus  a  mieux  aimé  être 
évêque  que  professeur  et  Rome  l'a  absorbé.  Je 
ne  crois  pas  qu'il  y  ait  chez  nous  personne 
d'assez  impudent  pour  vouloir  se  produire  sur 
ce  théâtre  et  se  mesurer  avec  la  postérité  in- 
tellectuelle de  Musurus,  car  il  n'y  aurait  à  ré- 
colter que   sifflets  et  que   rires. 

«  Prenez  grand  soin  à  votre  santé,  très  docte 
Ambrogio,  pour  que  vous  puissiez  encore  avan- 
cer dans  vos  bonnes  études  et  pour  que  long- 
temps ma  vieillesse  puisse  jouir  de  la  vôtre. 
Car,  sous  le  rapport  de  l'âge,  j'ai  bien  rattrapé 
de  votre  avance.  Je  suis  presque  tout  blanc. 

«  Saluez  de  ma  part  l'excellent  Egnazio, 
Asola  (beau-père  d'Aide)  et  sa  famille,  en  par- 
ticulier le  petit  Manuce,  qui  jouait  sur  mes  ge- 
noux quand  j'étais  là-bas.  » 

L'arrivée  à  Rome  de  Musurus  lui  constitua, 
aux  yeux  du  monde,  une  sorte  de  cardinalat  de 
la  pensée.  De  tous  les  coins  de  l'Europe,  on  fut 
curieux  de  lui.  Antoine  de  Baïf,  pèrede  notre  poète. 


132  l'humanisme 

Passant  torrents  et  monts  jusqu'à  Rome  alla  voir 
Musure  Candiot. .. 

Fort  honoré  du  pape  et  très  caressé  par  son 
entourage,  il  semblait,  lui  aussi,  promis  à  la 
pourpre.  Tout  le  monde  s'y  attendait.  Lui- 
même  y  crut  et  s'en  réjouit  à  l'avance,  comme 
d'une  distinction  qui  rejaillirait  sur  sa  patrie 
morte.  Il  serait  le  cardinal  grec  et  reprendrait 
la  suite  de  Bessarion.  Peut-être  cette  situation 
lui  permettrait-elle  de  faire  entendre  sa  voix 
à  la  chrétienté  et  de  prêcher  la  Croisade.  Tl 
l'eût  prêchée  en  homme  de  la  Renaissance,  mê- 
lant à  l'appel  du  Christ  la  voix  d'Homère. 

Cela  le  jeta  dans  la  voie  des  ambitions  et  des 
intrigues  cléricales  et  mondaines.  Il  y  usa  vite 
la  petite  lampe.  Cet  homme,  d'une  nature  dé- 
licate et  d'une  santé  frêle,  avait  la  fine  et 
douloureuse  sensibilité  des  poètes  trop  intel- 
ligents et  des  silencieux. 

Il  avait  toujours  été  d'un  caractère  im  peu 
triste  ;  il  portait  au  cœur  je  ne  sais  quelle  mys- 
térieuse blessure,  —  clam  ulceratiis,  —  dit 
Pierio  Valeriano. 

Léon  X  fit  par  là-dessus  une  promotion  de 
trente  et  un  cardinaux.  Musurus  n'y  figurait 
pas.  Il  se  crut  trompé  ;  il  crut  sa  patrie  mépri- 
sée en  sa  personne,  «  et  pour  porter  son  ressen'- 
timent  aussi  loin  qu'il  pouvait  aller  il  en  fut 
malade   de   l'hydropisie,    dont   il   mourut.  » 

J'ai  reproduit  à  dessoin  cette  phrase  fielleuse 
de  Paul  Jove,  fort  malicieusement  traduite  par 
î'imaginatif  M.  de  Varillas,  car  il  faut  citer 
aussi  les  mots  des  contemporains  malveillants. 


HUMANISTES     GRECS  133 

Les  potins  cueillis  dans  les  coteries  littéraires 
font  partie  de  l'histoire.  Et  celui-là  est  bien  ce 
que  nous  appellerions  <(  une  rosserie  »  de  bon 
confrère. 

Les  honnêtes  gens  en  furent  indi^rnés.  <<  Ceux 
fjui  ont  osé  tenir  un  tel  lano^age,  dit  Lylio  Gy- 
raldi,  montrent  bien  qu'ils  ne  savaient  où 
mordre  de  leurs  calomnies  le  plus  docte  et  le 
plus  modeste  des  hommes.  Certes,  ils  sont  bien 
infâmes,  ceux  qui  ont  colporté  de  pareils  pro- 
pos sur  un  homme  aussi  universellement  ho- 
noré et  qui  laisse  après  lui  tant  d'illustres 
disciples,  dont  les  paroles  et  la  vie  suffisent  à 
le  défendre.  » 

Musurus  mourut  donc  en  1517,  jeune  en- 
core ;  il  n'avait  guère  que  quarante-sept  ou 
quarante-huit  ans.  On  l'enterra  dans  le  temple 
de  la  Paix. 

Le  cardinal  Bombasio  en  écrivit  la  nouvelle 
sans  commentaires   à   Erasme. 

((  De  Musurus,  répondit  Erasme,  tu  m'écris 
une  grave  chose  ;  désormais  il  combattra  avec 
toutes  les  corneilles.  )> 

Que  veut-il  dire  P  A  quoi  fait-il  allusion  ? 

La  dernière  ligne  est  un  vers  grec,  dans  le 
mystère  duquel  elle  s'enroule  et  fuit  ironique- 
ment et  mélancoliquement.  Je  vois  seulement 
qu'il  y  est  question  de  départ  et  d'obscures  dé- 
cisions  des  dieux. 

J'imiterai  Erasme  et  m'arrêterai  au  seuil  oij 
sa   pensée   fantasque  m'a   conduit. 


Il 


ANDRÉ    NAVAGERO 


Chose  remarquable  !  La  plupart  des  élèves  de 
Musurus  furent  surtout  des  latinistes.  C'est  que, 
pour  que  nous  usions  volontiers  d'une  langue, 
il  faut  que  cette  langue  corresponde  à  nos  ha- 
bitudes de  penser  et  soit  dans  le  tour  de  notre 
esprit.  Et  ce  pli  mental,  les  conditions  de  la  vie 
au  milieu  desquelles  nous  devons  évoluer  nous 
le  donnent. 

Un  Vénitien,  de  famille  sénatoriale,  par 
exemple,  acceptait,  dès  l'enfance,  des  idées 
dont  la  direction  le  séparait  à  jamais  d'un  Flo- 
rentin orienté,  en  naissant,  vers  des  concep- 
tions démocratiques.  Les  cerveaux  de  l'un  et  de 
l'autre  étaient  organisés  sur  le  plan  même  de 
leurs  républiques  ;  les  sentiments  et  les  pensées 
du  Vénitien  se  rangeaient  et  défd aient  avec 
ordre  ;  ceux  et  celles  du  Florentin  se  pressaient 
tumultuairement  et  souvent  la  raison  y  cédait 
à  l'émotion. 

Le  noble  Vénitien  puisait  dans  les  préjugés 


136  l'humanisme 

de  sa  caste  et  tic  son  milieu  politi(jiic  des  opi- 
nions qui  s'accommodaient  d'elles-mêmes  à  la 
forme  oratoire  de  Rome,  L'analopfie  des  insti- 
tutions avait  abouti  à  l'analogie  des  intelli- 
gences. A  côté  de  ce  latin,  où  la  phrase  se 
déployait  avec  une  ampleur  de  draperie  et  se 
pouvait  relever  en  des  mouvemients  de  toge, 
l'italien  lui-m.cme  n'était  qu'un  idiome  de  gon- 
doliers. Et  quant  au  grec,  pour  avoir  servi  à 
des  démocraties,  il  gardait  je  ne  sais  quoi  de 
léger,  de  narquois,  d'indiscipliné,  de  téméraire, 
qui  compromettait  un  peu  la  solidité  des 
pensées. 

Venise  latinisait  donc,  d'instinct,  au  con- 
traire de  Florence,  où  le  génie  hellénique 
s'acclimata  si  vite  que  des  jeunes  filles  mêmes 
composaient  des   poésies   grecques. 

Le  type,  à  cette  époque,  du  Vénitien  dont 
nous  parlons  fut  cet  André  Navagero,  à  la  prière 
de  qui  Aide  avait  rouvert  ses  ateliers.  Elève  de 
Musurus,  il  édita  Pindarc,  ce  qui  prouve  qu'il 
n'était  pas  un  médiocre  helléniste. 

Mais,  pour  les  raisons  que  j'ai  dites  et  qui 
tenaient  à  son  vénitianisme  profond,  il  mettait 
Démosthène  fort  au-dessous  de  Cicéron,  et  cela 
dans  la  mesure  évidemment  où  la  démocratie 
athénienne  lui  paraissait  inférieure  à  l'aristo- 
cratie romaine. 

Jus([Me  dans  la  matière  d'amour,  sa  jeunesse 
se  reconnut  dans  le  latin  sensuel  de  Catvdle. 
Et  les  comédies  de  Térence,  spirituelles,  im- 
morales et  tendres,  l'enchantèrent  d'aventures 
qui   étaient  à   peu  près  celles  de  sa  ville  et  où 


ANDRÉ     NAVAGERO  lu  7 

('ta'ient  imaginées  de  si  jolies  tromperies  contre 
les  vieux  Gérontes  de  parents  assez  durs  pour 
s'opposer  aux  tendresses  que  les  jeunes  patri- 
ciens veulent  à  leurs  filles. 

Aussi  y  a-t-il  dans  ses  poésies  erotiques  la- 
tines une  ardeur  joyeuse  et  sonore  qu'on  ne 
retrouve  pas  à  ses  poésies  italiennes.  Là,  il 
imite  Pétrarque,  il  fait  de  l'esprit,  il  est  alam- 
biqué,  il  parle  une  langue  étrangère  et  s'efforce 
à  exprimer  des  subtilités  qui  n'ont  rien  à  voir 
avec  la  manière  franche  dont  il  entend  l'a- 
mour. 

Ses  amis  font  comme  lui  :  Pierre  Bembo,  Fra- 
castor,,  Canalis,  les  Turrii,  Bardulo,  la  jeunesse 
dorée.  Ils  vont  chercher  des  maîtresses  dans  la 
petite  bourgeoisie  et  le  peuple.  Ce  sont  de  char- 
mantes filles  aux  cheveux  roux,  telles  qu'en 
peindront  le  Titien  et  Rubens,  et  qui  reçoivent 
ces  jeunes  seigneurs  comme  des  dieux,  très 
beaux,  très  doux  et  très  tendres.  Le  sentimen- 
tal Bembo,  dont  la  jeunesse,  il  est  vrai,  s'était 
écoulée  à  Florence  et  en  Sicile,  garda  jusqu'à 
la  fin  sa  chère  Morosina. 

Les  petites  amies  de  Navagero  furent  plus 
nombreuses.  Elles  portent,  dans  ses  vers,  des 
noms  de  fantaisie  :  Hyella,  Lalagé,  Gellia,  des 
noms  qui  les  coiffent  de  clarté  et  dont  il  les 
fait  changer  comme  de  bonnets.  Il  prend  à  leurs 
corps  menus  un  plaisir  tout  artistique  et  refait 
d'imagination  et  de  réminiscences,  autour 
d'elles,  un  antique  et  très  littéraire  paysage, 
dont  s'augmente  sa  volupté.  Il  se  fait  Catulle, 
Ti bulle  et  Properce  et  pviise  là,  pour  ses  amours, 


138  l'humanisme 

la  certitude  d'accomplir,  en  y  cédant,  quelque 
chose  de  très  classique  et  de  quasi  divin. 

A  cette  idée,  tout  pour  lui  se  transfigure. 
«  Je  me  suis  glissé,  dit-il,  par-desous  la  haie  et 
je  t'ai  pris  trois  baisers.  Je  n'ai  pu  faire  davan- 
tage parce  que  ta  cruelle  mère  était  là.  n  Au 
besoin,  il  prouverait  à  cette  cruelle  mère  com- 
bien elle  a  tort  de  s'opposer  à  des  actions  si  vé- 
nérables et  si  saintes,  dont  l'usage  se  peut  justi- 
fier par  les  citations  de  tant  d'excellents  auteurs. 

Heureusement,  il  y  a  de  bonnes  et  sages 
vieilles,  qui,  de  tous  temps,  ont  compati  aux 
peines  des  amoureux.  Chaque  nuit,  une  d'elles 
le  conduit  dans  les  bras  d'Hyella,  et,  pour  que 
les  pnrents  ne  s'aperçoivent  de  rien,  vaillam- 
ment elle  fait  sentinelle  à  la  porte.  Aussi 
l'appelle-t-il  la  fidèle  nourrice. 

Il  vit  son  personnage  avec  tant  de  conviction 
qu'il  en  arrive  sérieusement  à  faire  sa  prière 
aux  dieux.  «  C'était  aux  environs  de  Vérone, 
raconte  Fracastor.  Nous  étions  montés  sur  une 
colline  pour  saluer  l'aurore  et  le  soleil  levant  : 
rien  de  plus  vaste  et  de  plus  pur  que  le  spectacle 
que  nous  eûmes.  Les  bois  et  les  montagnes  com- 
mençaient à  s'emplir  partout  au  loin  de  mu- 
gissements, mais,  sauf  de  rares  bergers  et  leurs 
troupeaux  de  bœufs,  rien  ne  bougeait  dans  la 
campagne.  La  prairie  oii  nous  étions  descen- 
dait en  pente  à  une  fontaine.  Là,  le  rocher 
creusé  avait  formé  comme  des  coupes  de  cha- 
cune desquelles  l'eau  stillait  en  faisant  sur  le 
sol  un  bruit  de  pluie...  Nous  nous  assîmes  en 
cercle,  et  Navagero,  comme  touché  par  la  muse, 


À 


ANDRÉ     NAVAGERO  139 

après  avoir  parcouru  l'horizon  d'un  regard 
inspiré,  se  mit  à  moduler  des  vers,  après  quoi, 
tirant  de  sa  poitrine  un  Virgule  qu'il  ne  quit- 
tait jamais,  il  en  commença  la  lecture  avec  tant 
de  chaleur  et  d'harmonie  —  il  lisait  merveil- 
leusement —  qu'il  nous  semblait  emporté  par 
une  fureur  divine  ;  il  alla  ainsi  jusqu'au  milieu 
des  bucoliques,  poussa  un  cri  et  jeta  son  livre. 
Jean-Baptiste  Turii  écoutait,  immobile,  les 
dents  serrées,  les  yeux  fixes,  comme  oppressé 
de  stupeur  et  d'admiration. 

«  Navagero  fît  avancer  au  milieu  de  nous,  un 
joueur  de  cithare,  et,  après  un  prélude,  il  se 
leva  : 

((  Dieux  et  déesses  des  monts  et  des  fontaines, 
dit-il,  vous  tous  et  vous  toutes  que  les  poètes 
ont  été  les  premiers  à  connaître  et  à  montrer 
aux  autres  hommes  ;  vous,  en  particulier,  qui 
animez  ces  eaux  ;  et  toi,  Apollon  :  et  toi,  Pan, 
dieu  des  bergers  ;  et  toi,  Baldo,  père  des  forêts, 
des  sources  et  des  nymphes,  approchez,  écou- 
tez tous  et  soyez-nous  favorables.  » 

Cela  n'est  pas  plus  ridicule,  après  tout,  que 
certaines  mises  en  scène  théâtrales  du  roman- 
tisme. Et  on  comprend  que  Nava^rero  ait  été 
sacré  par  l'enthousiasme  de  ses  camarades 
prêtre  des  Muses  et  ait  été  écouté  d'eux  comme 
un  oracle.  Il  usa  de  cette  situation  de  chef 
d'école  pour  rég-enter  le  Parnasse  à  sa  ffuise  et 
en  exclure  les  poètes  qu'il  n'aimait  pas.  Chaque 
année  on  brûlait  solennellement  un  exemplaire 
de  Martial,  réputé  dégoûtant  d'obscénité,  et  si 
on  n'infligea  pas  le  même  traitement  à  Plante, 


140  l'humanisme 

il  II  "on  iiîf  pas  moins  décrété  qu'on  le  mettrait 
fort  au-dessous  de  Térence. 

Du  reste,  dans  le  groupe  de  ces  jeunes  poètes 
nco-latins,  Navagero  semblait  s'élever  au-dessus 
des  autres  de  toute  la  tête.  On  le  regardait 
comme  un  génie.  La  musique  de  ses  vers  et 
les  imag'inations  riantes  dont  ils  sont  pleins 
leur  donnailent  sans  doute,  pour  des  oreilles 
italiennes,  des  grâces  que  la  traduction  dissipe. 
Pourtant,  le  mouvement  de  la  pièce  que  je  vais 
citer  aurait  pu  plaire  à  André   Chénier  : 

«  Je  tremble,  ma  Gellia.,  lorsque  tu  vaga- 
bondes à  travers  la  campagne  peinte  et  lorsque 
à  fa  rousse  chevelure  tu  attaches  des  fleurs,  je 
tremble  que,  du  sommet  des  astres,  ne  se  rue 
sur  toi  Saturne,  (pie  tu  ne  sois  la  proie  de  quel- 
que dieu  jaloux.  Neptune  a  bien  pris  Amymone, 
en  plein  champ,  comme  elle  passait  une  urne 
sur  la  tête.  lo  de  même  a  subi  le  Tonnant  et  sur 
son  front  horriblement  changé  il  a  planté  des 
cornes.  Proserpine  ne  fut-elle  pas  ravie  sur  le 
char  du  Tartare  et  emportée  dans  un  autre 
royaume  par  le  père  infernal  ?  Europe  de  Sidon 
se  promenait  comme  toi  quand  elle  fut  traînée 
au  milieu  de  la  mer  par  le  taureau  divin.  Et  la 
forêt  ne  m'inspire  pas  de  moindres  craintes  : 
là  habitent  les  satyres  et  Pan  et  Faune,  ter- 
reur des  hamadryades  errantes.  Là,  Daphno 
fut  métamorphosée  en  feuillages  et  Parrhiasis 
devint  une  bête  des  bois.  Que  si  j'étais  avec  toi, 
je  n'aurai  plus  peur  des  ruses  et  des  rapts  des 
dieux.  Partout,  (^n  ma  compacrnie,  tu  serais  en 
sûreté,  Gellia.  Si  Daphné  perdit  sa  figure  parmi 


ANDRÉ    NAVAGERO  141 

les  frondaisons  des  arbres  et  si  Proserpine 
roula  jusqu'à  l'empire  du  Styx,  c'est  qu'il  est 
facile  d'attirer  au  piège  les  jeunes  filles  que  ne 
garde  pas  l'Amour.  Si  j'étais  avec  toi,  Gellia, 
nous  nous  coucherions  dans  l'ombre  brillante 
et  sur  notre  lit  de  verdure  nous  recevrions  les 
envoyés  du  sommeil.  Jambes  nues,  ensemble 
nous  descendrions  aux  fontaines  lorsque  If 
Chien  étoile  ferait  la  terre  trop  brûlante.  Nous 
courrions  les  bois  à  la  poursuite  des  caresses  fu- 
gaces et  nous  nous  amuserions  à  tromper  les 
oiseaux   par  nos   gazouillements.  » 

Le  même  Chénier  eût  goûté  sans  doute  aussi 
l'épitaphe  du  petit  chien  Borget,  qui  se  termine 
par  ce  trait  touchant  :  «  Pauvre  petite  bête, 
comme  tu  vas  avoir  peur  là-bas  des  ombres 
noires  !...  » 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  petit  cénacle  littéraire, 
grossi  de  prosateurs  tels  que  Ricci  et  Christophe 
de  Longueil,  décréta  Erasme  d'excommunica- 
tion pour  avoir  écrit  dans  un  latin  tudesque. 
((  Sus  aux  barbares  !  »  devint,  à  l'appel  de  Na- 
vagero,  le  cri  de  la  jeune  Italie.  On  fonda  le 
groupe  des  Cicéroniens,  qui  ne  devaient  em- 
ployer aucune  expression  qui  ne  fût  dans 
Cicéron. 

((  Comment  1  s'écria  Erasme,  après  quinze 
siècles  qui  ont  introduit  dans  les  choses  et  les 
esprits  tant  de  changements  et  de  nouveautés, 
on  voudrait  nous  imposer  de  parler  et  d'écrire, 
sur  ces  sujets,  une  langue  qui  n'a  pas  de  mots 
pour  y  correspondre.  Mais  c'est  tout  simplement 
ridicule,   et  Cicéron  serait  le  premier  à  se  mo- 


142  l'humanisme 

quer  de  ses  disciples,  s'il  revenait  parmi  nous.  » 

Erasme  avait  certes  raison.  Il  était  bien  évi- 
dent que  si  l'on  voulait  rendre  le  latin  langue 
universelle  il  fallait  le  rajeunir  et  en  refaire 
un  parler  moderne  et  vivant.  Cela  avait  fort 
bien  commencé  et  cela  eût  pu  conduire  à  un 
fait  immense.  Imaginez  en  Europe  une  seule 
langue  intellectuelle,  commune  à  tous  les  grands 
esprits  d'Angleterre,  d'Allemagne,  des  Flan- 
dres, de  France,  d'Espagne  et  d'Italie.  Celait 
la  fusion  rapide  des  intelligences  :  il  en  fût  sorti 
un  courant  formidable,  qui  aboutissait  irrésis- 
tiblement à  la  reconstitution  de  l'ancienne 
République   romaine. 

Et  c'est  ce  dont  ne  se  souciaient  pas  sans 
doute  les  Italiens,  humiliés,  foulés,  ruinés  par 
les  autres  peuples,  et  impatients  de  se  retrouver 
seuls  chez  eux  et  de  recouvrer  leur  suprématie 
artistique  et  littéraire. 

Et  c'est  ce  dont  se  souciait  moins  encore  An- 
dré Navagero,  trop  bon  Vénitien  pour  consentir 
que  sa  patrie  abdiquât  entre  les  mains  de  Rome. 
Il  se  disait  que  la  véritable  Rome  était  à  Venise, 
dans  le  sein  de  ce  sénat,  légitime  héritier  du 
vieux  sénat  romain,  dont  la  sagesse  avait  con- 
quis le  monde. 

Le  but  qu'à  travers  des  exagérations  juvé- 
niles poursuivait  Navagero,  en  s'éprenant  si 
bruyamment  de  Cicéron,  était  de  donner  à  ses 
collègues  du  sénat  de  Venise  le  goût  de  ces 
beaux  débats  politiques,  de  ces  éloquentes  for- 
mules où  tiennent  tant  de  larges  vérités  et 
tant  d'expérience  des  hommes,  et  qui  sont  déjà 


ANDRÉ    NAVAGERO  143 

i 

de  l'action.  Ces  beaux  débats,  il  rêvait  de  les 
relever,,  non  seulement  pour  leur  pompe  intel- 
ligente et  pour  leur  apparat,  mais  encore  et 
surtout  pour  leur  substance. 

A  la  théorie  il  voulut  ajouter  l'exemple. 
Tout  Venise  alla  l'entendre  prononcer  les  orai- 
sons funèbres  de  la  reine  de  Chypre,  du  général 
Alviani  et  du  doge  Loredano.  Il  y  fut  superbe. 
En  l'écoutant,  on  dut  se  croire  à  Rome.  De  telles 
illusions  peuvent  être  fécondes.  Pour  former 
un  grand  peuple,  il  peut  suffire  de  lui  suggérer 
une  ambition  collective  qu'il  prendra  ensuite 
pour  son  destin. 

Je  ne  crois  pas  cependant  que  l'impression 
produite  par  ces  discours  ait  amené  un  tel 
prodige.  On  s'accorda  à  en  louer  la  belle  or- 
donnance, la  hauteur  de  pensée,  mais  on  ne 
lui  fit  pas  ce  sacrifice  de  devenir  des  âmes  en- 
tièrement romaines.  Lui-même  sentit  que  cela 
n'était  que  de  la  grande  réthorique.  Il  ne  s'obs- 
tina pas.  Il  laissa  tomber  peu  à  peu  ce  manteau 
romain  dont  il  avait  fait  tant  d'embarras  et  qui 
lui  avait  semblé  d'abord  se  confondre  avec  sa 
propre  personnalité.  Un  moment  vient  en  effet 
011  l'on  s'aperçoit  que  les  idées  de  parade,  avec 
lesquelles  nous  sommes  allés  au  succès,  ne 
sont  plus  portables  et  qu'une  matinée  de  gloire 
a  suffi  à  les  défraîchir.  C'est  un  moment  mé- 
lancolique et  qui  fait  douter  de  tout.  Pour  la 
première  fois,  on  va  dans  la  rue,  réduit  au 
simple  équipage  des  autres  hommes,  tel  qu'on 
est  et  tel  qu'on  n'a  jamais  voulu  s'avouer  à 
soi-même  qu'on  était. 


J44  l'humanisme 

Navagero  avait  alors  quarante  ans,  l'âge  où 
l'homme  mue,  où  ses  chimères  tombent. 

i(  Tu  me  croiras  si  tu  veux,  écrivait-il  à  son 
ami  Rhamnusio,  du  Conseil  des  Dix,  mais  je 
ne  me  sens  plus  aucune  ambition.  Je  n'ai  plus 
souci  que  des  jardins  de  mon  cher  Murano,  que 
je  recommande  inslamment  à  tes  soins  et  que 
je  veux  voir  fleuris  lorsque  je  retournerai  à 
Venise.  » 

Ce  qu'il  y  avait  en  lui  de  factice  et  d'ar- 
chaïque avait  disparu. 

Il  restait  ce  qu'il  avait  toujours  été  au  fond, 
un  vrai  Vénitien,  sérieux,  éclairé,  de  pensée 
libre  et  de  sens  rassis,  qui  écrivait  ses  lettres 
et  ses  rapports  en  italien.  Le  païen  qu'il  s'était 
piqué  d'être  avait  fait  place  à  un  bon  catholique 
croyant  et  pratiquant,  ce  qui  ne  l'empêchait 
pas  de  ju^rer  des  choses  de  la  conscience  en 
véritable   homme  d'Etat. 

Aussi  le  sénat  n'hésita-t-il  pas  à  lui  confier 
la  difficile  ambassade  d'Espagne.  Nommé  le 
10  octobre  1523,  il  ne  put  partir  rejoindre  son 
poste  que  près  de  deux  ans  après,  le  G  avril 
1525. 

Voici  un  fragment  de  sa  première  lettre  à 
Rhamnusio  datée  de  Barcelone  : 

<f  Enfin  je  suis  sorti  de  la  mer  î  advienne 
que  voudra.  Le  reste  ne  me  semble  rien.  J'ai 
échappé  au  monstre.  Avant  que  je  reloiirne  m'y 
confier  il  me  faudra  de  bien  graves  raisons.  Le 
danger  a  été  deux  fois  plus  grand  que  je  ne 
te  l'ai  écrit  de  Calvi.  Les  marins  les  plus  exer- 
cés   se   confessèrent    a'ux    frères    qui    étaient   là. 


ANDRÉ     NAVAGERO  145 

Quelques-uns  nous  dirent  qu'en  quarante  ans 
de  traversées  ils  n'avaient  jamais  vu  rien  de 
pareil.  Sans  le  vent  qui  nous  a  poussés,  nous 
étions  engloutis.  Je  n'ai  jamais  mieux  compris 
les  montagnes  cVeaux  dont  parle  Virgile.  Ces 
montagnes  d'eaux  me  faisaient  jusque-là  l'effet 
d'une  exagération  de  poète.  Mais,  après  ce  que 
j'ai  vu,  je  trouve  l'image  plutôt  faible.  » 

Il  passa  une  grande  partie  de  sa  légation  à 
visiter  l'Espagne  et  à  prendre  de  curieuses 
notes  sur  les  villes  et  les  mœurs.  Quand  la 
Ligue  rompit  avec  Charles-Quint,  il  y  eut  pour 
lui  et  ses  collègues  de  Rome,  d'Angleterre  et  de 
France  un  moment  difficile.  «  L'empereur  nous 
fît  dire  d'avoir  à  nous  tenir  prêts  à  quitter  la 
cour  dès  le  lendemain  et  d'aller  à  huit  lieues 
de  là,  à  Pozza,  attendre  une  décision.  Cela  nous 
parut  une  chose  toute  nouvelle  de  voir  traiter 
des  ambassadeurs  de  cette  manière,  mais  enfin 
force  fut  de  nous  soumettre.  La  nuit,  on  mit 
des  gardes  à  notre  porte  et,  au  lever  du  jour, 
don  Lope  Hurtado  de  Mendozza  nous  vint 
prendre  avec  50  fantassins  et  30  cavaliers  qui 
nous  escortèrent,  sans  nous  permettre  d'échan- 
ger entre  nous  une  seule  parole.  » 

A  la  fin  pourtant,  on  les  expédia  sur  Fonta- 
rabie.  Ce  fut  l'occasion,  pour  Navagero,  de  voir 
la  France.  Il  la  remonta  par  Bordeaux,  Poitiers, 
Orléans,  jusqu'à  Paris  et  redescendit  par  Ne- 
vers,  Moulins,  Tarare,  Lyon,  Chambéry,  Mont- 
cenis  jusqu'en  Italie.  Je  regrette  de  ne  pouvoir 
ici  résumer  cet  intéressant  voyage.  Paris 
l'étonna    particulièrement.     «   On    ne     pourrait 

10 


146  l'humanisme 

comparer  cette  ville  qu'à  Venise,  mais  elle  est 
l>ien  plus  peiiplée  et  renferme  bien  pins  (\c 
bontiqnes  et  de  métiers.  On  dit  qn'elle  a  sept 
cent  mille  âmes  ;  le  chiffre  me  paraît  exagère, 
mais,  à  mon  avis,  elle  en  a  bien  de  trois  à 
quatre  cent  mille.  Beaucoup  de  belles  rues  si 
pleines  de  boutiques  que  c'est  merveille.  Beau- 
coup de  bonnes  maisons  aussi,  mais  qui  exté- 
rieurement pourraient  être  mieux.  Le  nombre 
de  personnes  richissimes,  marchands  ou  gen- 
tilshommes, n'y  est  pas  croyable.  Le  Parlement 
amène  beaucoup  de  mouvement,  l'Université 
forme  aussi  une  p^rosse  population.  C'est  le  seul 
endroit  du  monde  où  le  roi  peut  arriver  avec  sa 
cour  sans  qu'il  y  paraisse.  La  merveille,  c'est 
qu'avec  tant  de  monde  à  nourrir,  Paris  soit 
encore  le  premier  et  le  plus  abondant  marché 
de  l'Europe.  Cela  doit  tenir  à  la  Seine  et  à  la 
facilité  qu'elle  donne  d'y  amener  des  vivres 
par  voie  de  mer.  Parmi  les  ^rens  de  métier, 
je  citerai  surtout  les  orfèvres,  dont  les  menus 
et  artistiques  bijoux  se  répandent  par  toute 
l'Europe.  Tl  y  a  deux  ponts  sur  la  Seine,  un  de 
bois  et  un  de  pierre,  o-arnis  l'un  et  l'autre  de 
petites  maisons  sur  les  deux  côtés,  de  telle  sorte 
qu'on  n'a  pas  la  sensation,  quand  on  y  passe, 
d'être  sur  un  pont.  —  Enfin,  que  diraîs-je, 
sinon  que  Paris  est  la  plus  grande  et  la  plus 
belle  cité  de  l'Europe.  » 

Sur  Lyon,  il  écrit  :  (^  La  plus  irrande  partie 
de  la  population  de  cette  belle  ville  est  com- 
posée d'étran^rers  de  diverses  nations.  Mais  les 
Italiens   dominent.    La    plupart    des   marchands 


ANDRÉ     NAVAGERO  147 

sont  des  Florentins  ou  des  Génois.  Lyon  est  le 
centre  du  change  pour  l'Italie,  l'Espagne  et 
la   Flandre.  )> 

A  peine  arrivé  à  Venise,  Navagero  dut  en 
repartir.  Le  sénat  l'envoyait  en  France  comme 
ambassadeur.  Il  était  très  fatigué,  mais  le  pa- 
triotisme le  commandait.  Il  se  remit  efl  route. 
Il  eut  assez  de  force  pour  atteindre  Blois  et 
présenter  à  François  P^  ses  lettres  de  créance. 
Dès  le  lendemain  presque,  la  fièvre  le  saisit.  Il 
comprit  qu'il  allait  mourir,  et,  ayant  mandé 
ses  domestiques,  il  leur  ordonna  de  brûler  à 
peu  près  tout  ce  qu'il  avait  écrit  d'ouvrages 
littéraires,  ne  voulant  rien  laisser  après  lui  que 
d'achevé.  Noble  stoïcisme  ou  appréhension  du 
ridicule  posthume,  cet  acte  relève  d'un  bien 
farouche  orgueil. 

En  déposant  avec  la  vie  ce  qui  aurait  pu 
en  être  les  marques  et  le  témoignage  et  en  sor- 
tant ainsi  presque  tout  entier  du  monde,  espéra- 
t-il  ériger  de  lui  dans  la  mémoire  des  hommes 
une  image  plus  touchante  ? 

En  tout  cas,  ses  amis  l'acceptèrent  ainsi. 
Toute  l'Italie  le  pleura. 

((  La  lamentation  monte  d'henre  en  heure, 
écrivait  Bembo.  Quand  reverra-t-on  ramassée 
en  un  cœur  une  vertu  pareille  ?  Pourtant,  au 
milieu  de  mon  deuil,  je  me  console,  —  parce 
que  maintenant  tu  te  trouves  avec  ces  âmes 
antiques,  —  que  tu  aimas  tant.  » 


m 


LE  POETE  MICHEL  MARULLE 


C'est  une  émouvante  figure  que  celle  du 
poète  Michel  Marulle.  Ses  vers  sont  fins 
et  sonores.  Une  mâle  tristesse  y  prolonge 
le  chant  clair  des  syllabes.  Aucune  rhétorique 
n'en  altère  la  simplicité.  Un  curieux  mysti- 
cisme panthéiste  et  païen  emplit  et  soulève  ses 
hymnes  au  Soleil,  à  la  Terre,  aux  dieux  pre- 
miers, par  qui  l'univers  se  m.eut  et  respire. 
C'est  très  antique  à  la  fois  et  très  moderne.  Et 
l'on  ne  comprendrait  pas  l'oubli  où  cette  œuvre 
est  tombée,  si  l'on  ne  se  rappelait  qu'il  l'écrivit 
en  latin. 


I 


Lorsque  l'Arioste  et  Sannazar  le  connurent, 
Michel  Marulle  servait,  comme  cuirassier,  dans 
la  bande  de  Nicolo  Ralli,  de  Sparte,  tout  petit 
condottiere  et  entrepreneur  de  combats,  qui 
avait   ramassé   un    peu   partout,    sur   les   routes 


150  i/humai\isme 

depuis  la  Thrace  jusqu'au  Danube,  des  Grecs 
errants  et  sans  emploi,  aérolithes  humains,  dé- 
bris (le  la  catastro})he  (juasi  cosmique  qui  avait 
anéanti  leur  antique  patrie.  De  longues  chevau- 
chées en  Allemagne  devaient  avoir  donné  à  la 
phipart  de  ces  aventuriers  des  figures  de 
reîtres.  En  ce  moment,  ils  venaient  peut-être  de 
France,  où  un  vers  de  Pietro  Crinito  me  fait 
supposer  qu'ils  avaient  guerroyé,  pour  le  compte 
de  Louis  XI.  Comme  ils  avaient  l'intention  de 
s'embaucher  en  Italie,  ils  ne  manquèrent  cer- 
tainement pas  d'y  opérer  une  entrée  de  nature 
à  frapper  les  imaginations.  Ce  fut  donc,  sans 
doute,  en  grand  et  épouvantable  appareil,  au 
son  des  trompettes,  c| n'apparut  là-bas,  le  pur 
et  doux  poète  Marulle,   au   nom  latin. 

Les  guerres  que  se  faisaient  les  Italiens, 
avant  l'arrivée  des  Français,  comportaient  plus 
de  mise  en  scène  que  de  mal.  Aussi  Marulle, 
entré  le  matin,  dans  une  ville,  par  la  brèche, 
pouvait-ii  s'y  faire  présenter,  le  soir,  aux  lettrés 
et  aux  dames.  Il  y  séduisait  tout  le  monde  par 
l'élégance  d'allure  (jue  garde  au  corps  l'habi- 
tude des  marches  vives  et  rythmées  et  des  sauts 
d'obstacle,  par  les  grâces  aussi  d'un  esprit  en- 
joué, délicat  et  fier,  qu'enveloppait  une  légère 
tristesse.  Peut-être  les  jaloux  et  les  gens  corrects 
lui  auraient-ils  reproché  certaine  négligence 
de  costume,  mais  les  femmes  aimaient  au  con- 
traire en  lui  cet  air  d'abandon  de  soi  et  cette 
subtile  poussière  qui  leur  paraissait  venir  au- 
tant de  son  propre  cœur  que  des  routes  où  il 
s'était   lassé. 


LE    POÈTE    MICHEL    MARULLE  151 

On  savait  qu'il  avait  habité  longtemps 
l'ancienne  Scythie  et  vécu  sa  vie  militaire, 
parmi  des  tribus  nomades  et  sous  des  chefs 
féroces.  Il  en  avait  rapporté  des  poésies  latines, 
où  résonnaient,  rauques  ou  plaintives,  toutes 
les  impressions  de  l'enfant  qu'il  n'était  plus, 
de  l'exilé  qu'il  étajit  toujours.  Il  y  chantait, 
avec  un  lyrisme  sombre  et  des  accents  à  la 
Tyrtée,,  les  vingt  mille  Grecs  de  l'Indépendance, 
tombés  ensemble,  sur  le  champ  de  bataille,  où 
les  avait  conduits  son  grand-père  le  général 
Michel  Tarchaniote  :  «  Leurs  cadavres,  disait- 
il,  ont  été  abandonnés  aux  bêtes  sauvages. 
Qu'iimporte  ?  Ils  cherchaient,  en  combattant, 
une  honorable   mort,   non   un  tombeau  !  » 

On  savait  encore  que  sa  famille  était  de 
Sparte.  —  Ce  détail  nous  est  donné  par  Sanna- 
zar.  —  Quant  à  lui,  il  était  né  sur  les  grands 
chemins,  pendant  qu'échevelée,  au  travers  des 
épées  et  des  flammes,  sa  mère  Euphrosyne 
Tarchaniote,  femme  de  Manilius  Marulle,  tâ- 
chait de  gagner  Raguse,  où  les  siens  la  devaient 
rejoindre.  Ce  fut  là  que  vint  la  retrouver  Paul 
Tarchaniote,  le  seul  de  ses  quatre  frères  qui 
eût  survécu.  Il  apportait  dans  des  urnes  les 
cendres  de  leurs  morts. 

Peut-être  est-ce  dans  ces  urnes,  forme  de  sé- 
pulture appropriée  à  la  vie  errante,  que  le 
poète  puisa  son  âme  païenne.  Plus  tard,  en  li- 
sant Virgile,  il  se  rappela  que  lui  aussi  avait  fui 
par  les  terres  et  les  mers  avec  ses  morts  ;  le 
souvenir  et  la  poésie  se  mêlèrent  pour  lui  faire 
une  religion,  et  du  cours  hasardeux  du  monde 


152  L'nUMAMSME 

il  conclut  que  tout  dosait  rire  conduit  par  des 
astres    pensants    et   des   Titans    souterrains. 

De  Kaguse,  la  petite  tribu  d'exilés  avait  émi- 
^né  vers  Rome.  C'était  une  tradition  chez  les 
Marullc,  que  leurs  ancêtres  étaient  jadis  venus 
d'Italie  en  Grèce.  Ils  crurent  sans  doute  qu'ils 
trouveraient  là-bas  des  parents  empressés  à  les 
reconnaître  et  à  les  aider.  J'imagine  qu'ils  ne 
firent   que   changer   de   déceptions. 

Manilius  Marulle,  le  père  du  poète,  me  paraît 
n'avoir  été  qu'un  assez  pauvre  homme  au 
cœur  chimérique.  Bon  mari,  bon  père,  il  eut 
six  enfants.  J'ignore  de  quoi  ils  vivaient  tous, 
mais  si  l'on  en  juge  par  les  douloureux  échos  que 
contiennent  les  vers  de  Michel  Marulle,  leur 
existence  dut  être  très  dure. 

Vint  même  un  moment  où  il  fallut  se  dis- 
perser. Les  garçons  allèrent  chercher  du  ser- 
vice, chacun  de  leur  côté,  dans  des  armées 
barbares. 

Le  poète  était  alors  à  peine  plus  qu'un  enfant, 
pas  encore  un  homme.  Il  partit  désolé,  mais 
résigné,  sachant  (|u'il  ne  reverrait  probable- 
ment plus  sa  mère,  qui,  en  effet,  mourut  pen- 
dant son  absence.  Il  lui  composa  une  épitaphe, 
(pii  rappelle  celles  de  l'Anthologie  :  «  Quelle 
est  la  Dame  fjui  repose  dans  ce  tombeau  ?  la 
Beauté.  OuelcpTun  a  dit  :  la  Pudeur.  Oui,  c'est 
Elle  !  ))  Et,  pour  s'acquitter  tout  à  fait  avec  les 
chères  mémoires,  il  en  joignit  une  non  moins 
belle,  pour  son  grand-père  Michel  Tarchaniote, 
cfu'il  n'avait  pas  connu,  mais  dont  l'héroïsme 
avait  été  l'objet  des  conversations  de  plus  d'une 


LE    POÈTE    MICHEL    MARULLE  153 

veillée  :  u  Ne  t'émeus  pas,  passant,  de  me  voir 
clos  dans  une  urne  empruntée.  Ceci  est  la  faute 
de  la  fortune.  Je  n'en  ai  pas  souci.  » 

Mais  rien,  dans  son  œuvre,  n'égale,,  en 
grâce  douloureuse,  le  chant  funèbre  que  lui 
arracha  la  mort  de  son  jeune  frère  Jean  Ma- 
rulle.  Les  mots  les  plus  doux  du  latin  y  en- 
lacent plaintivement  leur  gerbe  sonore,  k 
souffrir  ensemble,  on  apprend  mieux  à  s'aimer. 
Les  pauvres  adolescents  dispersés  se  chéris- 
saient tendrement,  avarement,  comme  des  gens 
qui  n'ont  plus  d'autre  bien  au  monde,  que  leur 
affection  réciproque.  Au  milieu  de  leurs  tris- 
tesses abominables  de  soldats  mercenaires,  s'ils 
faisaient  quelques  efforts  pour  vivre  et  ne  pas 
tomber,  c'était  pour  se  conserver  les  uns  aux 
autres. 

Aussi,,  lorsque  la  nouvelle  de  cette  mort  lui 
était  arrivée,  Michel  Marulle  avait-il  tout  quitté. 
Il  était  parti,  comme  un  fou,  à  travers  les  mon- 
tagnes, sans  souci  des  Turcs  qui  occupaient  les 
chemins,  afin,  disait-il,  que  le  malheureux 
enfant  eût  au  moins  quelqu'un  des  siens  pour 
accompagner  son  convoi  et  ne  fût  pas  déshé- 
rité à  ce  point  de  s'en  aller  tout  seul  de  la  vie, 
sans   personne   qui   le   pleurât. 

«  Comment.,  sans  moi,  ajoutait-il,  pourras- 
tu  marcher  dans  les  avenues  Elyséennes,  noble 
Ombre,  entre  nos  pères  honorés  ?  Voici  qu'ils 
accourent  au-devant  de  toi,  tous,  nos  aïeux 
grecs  et  nos  ancêtres  latins.  Celui-ci  lie  pour 
toi  les  pâles  violettes  et  celui-là  les  anémones  ; 
cet   autre,    du   narcisse,    et   cet   autre   des   roses 


154  I/HUMA?<ISME 

printanières  ;    ils    te     soulèvent  du  sol  et  s'at- 
tachent à  ton   cou.  » 

Michel  Marulle  s'était  accoutumé  pourtant  à 
son  existence  nomade  et  il  avait  fini  par  en 
aimer  les  aventures.  On  a  beau  avoir  tout 
perdu,  quand  la  jeunesse  nous  reste,,  le 
besoin  de  bonheur  ramène  du  fond  de  nous 
l'inépuisable  illusion.  A  dater  de  sa  rentrée  en 
Italie,  chaque  lois  que  le  poète  arrivait  dans  une 
ville,  sa  réputation  lui  ouvrait  presque  toutes 
les  portes.  A  Ferrare,  il  connut  l'Arioste  et  les 
Strozzi.  A  Naples,  Pontano  le  reçut  de  son  Aca- 
démie, oii  il  se  lia  avec  Sannazar,  Altilius, 
Pardo,  Rliallus,  ce  dernier  parent  peut-être, 
en  tous  cas  compatriote  de  son  capitaine  ; 
à  Sienne,  il  voyait  Petrucci  et  Francesco 
Nino  ;  et  Florence  avait  pour  lui  de  particu- 
liers attraits. 

Libre  du  fait  de  son  existence  de  poète  sol- 
dat, n'attendant  rien  de  personne  et  pouvant 
so  pa>sser  des  grands  qui  ne  lui  donnaient  pas 
de  pensions,  il  portait,  dans  les  milieux  litté- 
raires, ses  franches  opinions  et  se  moquait 
hautement  de  ce  qui  lui  paraissait  digne  de 
moquerie. 

—  Voyons,  voyons,  mon  cher  Accius,  disait- 
il  à  Sannazar.  Aurez-vous  bientôt  fini  de  louer 
tout  le  monde  ?  C'est  un  rare,  un  très  rare  oi- 
seau, qu'un  bon  poète.  Il  est  impossible  que 
nous  vous  plaisions  tous  et  il  y  a  bien  quelque 
Bavius  et  quelque  Mœvius  parmi  nous.  Il  faut 
le  dire  I 

Pour  lui,   les   plus   p^rrinds  seigneurs   ne   l'in- 


LE    PORTE    MICHEL    MARULLE  155 

timidaient  pas  et  s'il  avait  contre  eux  quelque 
chose  sur  le  cœur,   il  le  montrait. 

J\ean  Pic,  prince  de  la  Mirandole,  s'étant 
avisé  de  faire  la  cour  à  une  jeune  fille  qu'il 
aimait,  il  lui  adressa  ce  billet  : 

«  Pic,  délices  des  neuf  sœurs,  vous  m'aga- 
cez avec  vos  petits  vers,  dans  lesquels  vous 
célébrez  le  visage  de  ma  jolie  amie,  ses  cheveux 
d'or  et  son  col  blanc,  où  vous  n'avez  rien  à 
voir  !  Peut-être  les  richesses  de  votre  père  vous 
enflent-elles  et  vous  figurez-vous  que  vos  talents 
vous  donnent  droit  sur  mes  amours.  Mais  il 
n'en  sera  rien.  Avant  d'atteindre  à  ma  belle, 
vous   aurez  rencontré   mon   épée.  » 

Il  est  vrai  que,  parce  qu'il  était  Grec  et 
pauvre,  on  se  croyait  tout  permis  avec  lui. 
Chaque  jour,  c'était  une  mortification  nouvelle- 
Des  gens  lui  faisaient  des  politesses,  lui  of- 
fraient leurs  services  spontanément  et  le  len- 
demain lui  tournaient  le  dos  et  affectaient  de  ne 
pas  le  connaître. 

En  dépit  de  tout  cela,  la  vie  lui  riait.  Il  était 
amoureux.   Sa  gaîté  scandalisait  les  imbéciles. 

—  Si  avec  mes  larmes,  disait-il,  je  pouvais 
racheter  ma  patrie,  je  comprendrais  qu'on 
m'accusât  de  ne  pas  pleurer.  Mais  est-ce  que  je 
dois  me  laisser  mourir,  sous  prétexte  que  je 
suis  exilé  ?  Suis-je  donc  le  seul,  à  qui  pareil 
malheur  soit  arrivé  ?  Marins  a  bien  mendié  son 
pain  dans  les  rues  de  Carthage.  Sa  grande  âme 
a-t-elle   pour   cela   succombé  ? 

A  son  oncle  Paul  Tarchaniote  qui  lui  adres- 
sait le  même  reproche,  il  répondait  : 


15G  l'humanisme 

—  Oui,  je  sais.  Pourquoi  m'assassiner  de  re- 
montrances ?  J'aime  !...  Toi,  en  qui  reste  plus 
d'énergie  et  dont  l'âme  est  impatiente  de  la 
lâcheté,  prends  sous  ta  garde  l'honneur  de  la 
patrie,  revêts  nos  vieux  titres  de  noblesse.  Et 
laisse-moi  à  mon  servage  ;  laisse-moi  attendre 
sur  le  sein  de  ma  belle,  entre  ses  perfidies  et  ses 
baisers,  une  vieillesse  honteuse  !  » 

Cette  dame  était  une  jeune  fille  de  Sienne  ou 
de  Florence,  à  qui  il  donne  le  nom  de  Néère. 
11  lui  fît  longtemps  la  cour  la  plus  tendre  et  la 
plus  exaltée.  Je  crois  que  c'est  la  blonde,  à  qui 
Jean  Pic  essayait  d'en  conter.  Elle  aimait  Ma- 
rulle  ou  du  moins  elle  témoignait  de  l'aimer, 
mais  c'est  une  coquette,  crui  le  fit  bien  souf- 
frir. Pour  elle,  il  refusa  plusieurs  partis  avan- 
tageux,, espérant  toujours  qu'elle  se  déciderait 
à  l'épouser,  car,  chose  singulière,  ce  poète, 
d'esprit  si  profondément  païen  qu'on  ne  trouve 
pas  chez  lui  trace  de  catholicisme,  ne  cessa 
d'être  un  sentimental,  enragé  du  mariage  et 
qui  avait  sur  le  bonheur  les  idées  les  plus  hon- 
nêtes et  les  plus  bourgeoises. 

<'  Je  vous  aime  chaste  autant  que  belle,  écri- 
vait-il à  sa  fiancée.  La  beauté  toute  seule  est 
une  dot  trop  rustique.  » 

A  ce  point  de  sa  déclaration,  im  scrujjule  le 
prenait.  Il  se  souvenait  qu'il  s'était  fait  le 
champion  de  la  religion  hellénique  et  qu'il 
avait  composé,  en  l'honneur  de  Vénus  et  des 
sources  divinement  impures  de  la  Vie,  d'ad- 
mirables hymnes  toutes  trempées  de  mysticisme 
alexandrin,   et   il   ajoutait  : 


LE   POÈTE   MICHEL    MARULLE  157 

«  Il  est  vrai  que  leur  beauté  est  l'essence 
des  déesses.  Mais  il  faut  suivt-e  la  mode  du 
siècle.  » 

Il  n'exigeait  pas  de  fortune,  mais  de  la  vertu. 
Sa  femme  devrait  rester  au  logis,  coudre  et 
filer  de  la  laine.  En  somme,  a  peu  près  le  lan- 
gage d'Alceste  à  Célimène.  Naturellement,  le 
front  de  Neère  se  rembrunissait.  Marulle  alors 
éclatait  en   désespoir  lyrique. 

—  ((  Ah  !  plutôt  que  de  vous  perdre,  ma 
bien-aimée,  je  préférerais  fouler  encore  les 
glaces  du  Ryphée,  voir  s'abattre  sur  moi  la 
hache  du  bûcheron,  et  privé  désormais  de 
membres  et  de  sentiments,  planté  sur  quelque 
rivage,  rester  debout  battu  par  la  tempête, 
tronc  inerte  !  » 

Il  sanglotait  :  «  La  fortune  voudrait-elle  en- 
core me  poursuivre  ?  Trouve-t-elle  qu'elle  ne 
m'a  pas  été  assez  cruelle  ?  » 

Et  il  recommençait  toute  l'histoire  de  ses 
malheurs. 

Néère  le  laissait  dire  sans  le  contrarier  et  ho- 
chait songeusement  la  tête.  Elle  ne  pouvait  se 
décider.  La  vraie  raison  qui  la  détournait,  c'est 
qu'il  était  Grec  et  qu'on  rirait  de  ce  ma- 
riage. 

—  Je  ne  suis  pourtant  pas,  reprenait-il  avec 
emportement,  un  de  ces  époux  qu'on  dissi- 
mule. Songez  à  ce  que  fut  la  Grèce.  C'est  elle 
qui  a  formé  les  âmes  rudes  des  premiers  hom- 
mes, qui  leur  a  donné  une  patrie  et  des  mai- 
sons. Par  elle,  nous  sommes  montés  jusqu'aux 
citadelles  des  dieux  ;  par  elle,  nous  avons  péné- 


158  l'humanisme 

tré  dans  les  arcanes  les  plus  sacrés  de  la  na- 
ture. 

((  Les  Grecs,  mais  ils  occupèrent  le  nivafre 
où  vous  êtes  née  !  Ai-je  besoin  de  vous  rappeler 
les  orifrincs  des  Etrusques  et  des  Sabins  ? 

{(  Est-ce  le  nom  d'étranprer  qui  vous  offus- 
que ?  Mais  la  terre  peut-elle  être  étranprère  à  un 
homme  ?  J'ai  perdu  ma  patrie  et  mes  biens. 
L'honneur  de  mon  saup^  me  reste  et  je  n'ai  pas, 
que  je  sache,  dégénéré  de  la  noblesse  de  mes 
ancêtres.  Et  pourtant,  c'est  quelque  chose  de 
descendre  de  ces  Marulle,  qui  commandèrent 
des  arnnées  à  Rome. 

((  Ne  méprisez  donc  pas,  orgueilleuse,  mon 
lit.  J'ai  refusé  pour  vous  des  jeunes  filles  de  la 
meilleure  aristocratie.  Et  maintenant  qu'on  sait 
que  je  ne  puis  vivre  sans  vous,  vous  en  trouve- 
riez une  encore  qui  voudrait  être  à  moi.  Mais 
votre  beauté  me  l'interdit  ;  votre  gor^c  et  ce 
cou  qui  brille  à  travers  vos  cheveux,  comme  un 
pur  ivoire   dans  une   statue  d'or.  » 

Voilà  ce  qu'il  lui  disait,  ce  qu'il  lui  écrivait 
chaque  jour.  Néère,  à  la  fin,,  s'ennuya  de  cette 
éternelle  lamentation,  et  elle  profita  du  premier 
prétexte  pour  se  brouiller  avec  lui.  Avait-il  fait 
des  scènes  de  jalousie  ?  C'est  fort  possible,  et 
elles  eussent  été  justifiées.  Dpuis  longtemps, 
elle  ne  se  gênait  plus  ;  elle  recevait  tous  les 
petits  oisifs  de  la  ville  ou  d'ailleurs,  fils  de 
banquiers  ou  jeunes  nobles,  entre  autres,  pro- 
bablement, Jean  Pic.  Et  elle  se  faisait  faire  une 
cour   effrénée. 

Après     quelques     tentatives    pour   rentrer   en 


LE    POÈTE    MICHEL    MARULLE  159 

grâce,  Marulle  comprit  qu'il  fallait  renoncer. 
Il  s'y  décida  tristement.  La  coquette  ne  s'était 
pas  attendue  à  ce  qu'il  s'éloignât  ainsi,,  sans 
retour.  Elle  en  eut  du  dépit  et  peut-être  quelque 
mélancolie.  Elle  essaya  de  le  reprendre,  mais 
c'était  fini.  Il  le  lui  écrivit  en  cette  dernière 
lettre,  oij  tremble  encore  un  peu  de  regret  : 

«  Jeune  fille,  plus  délioate  que  la  rose  de 
Pœstum,  rendez-moi  mon  cœur  que  vous  m'avez 
capté  par  mille  ruses.  Vous  me  souriez  main- 
tenant doucement  de  votre  œil  noir  et  votre 
front  essaie  de  me  donner  de  l'espérance.  Trop 
tard.  Vous  m'avez  tenu  en  vos  fers  comme  un 
Syrien  ou  comme  un  Sarmate.  Rendez-moi, 
méchante,  ce  cœur  qui  n'est  pins  à  vous.  Une 
meilleure  le  réclame,  dont  les  yeux  sont  plus 
aimants  et  qui  ne  me  reproche  ni  ceci,  ni  cela. 
Pensiez-vous  le  garder,  après  l'avoir  tourmenté 
de  tant  de  façons  ?...  Que  cependant  ils  sont 
plus  heureux  cent  fois,,  ceux  que,  d'une  seule 
chaîne  tenace,  un  premier  amour  a  pris  en- 
fants et  conduits  unis  jusqu'à  la  vieillesse  !» 


II 


La  jeune  fille  qui  venait  de  s'éprendre  du 
poète  était  Alexandra  Scala,  fille  de  Bartholo- 
meo  Scala,  secrétaire  général  de  la  République 
de  Florence.  Entre  temps,  Bartholomeo  avait 
occupé  les  plus  hauts  emplois,  et  il  menait 
grand    train    dans    la  ville.   Il  aimait  à  conter 


160  l'humanisme 

cepenclant  (jii'il  iHait  parti  de  très  bas  et  que 
ses  seuls  mérites,  son  intégfrité  et  sa  chance 
l'avaient  conduit  au  sommet  des  honneurs. 
Son  ori^rine  n'était  même  pas  toscane  ; 
il  était  venu  du  nord  de  l'Italie,  en 
sabots,  dirions-nous,  au  temps  de  Cosme 
l'Ancien.  Et  maintenant  il  tenait  chez  lui 
réunion  des  plus  beaux  esprits.  On  y  cau- 
sait littérature,,  philosophie,  arts,  et  il  en  disait 
Aolontiers  son  mot.  Ses  épip^rammes  circu- 
laient à  travers  Florence  et  il  avait  sur  l'opinion 
le  pouvoir  redoutable  des  ^ens  réputés  compé- 
tents, qui  se  contentent  de  juger  les  autres  et 
n'écrivent   pas. 

Grandie  dans  ce  milieu  d'hommes  de  lettres 
et  d'érudits,  Alexandra,  gentil  espril,  devint 
une  fille  savante,  presque  sans  y  penser  et  rien 
qu'en  écoutant  ce  qui  se  disait,  jouant  à  com- 
prendre. Lascaris,  qui  la  vit,  s'intéressa  à  elle 
et  lui  donna  quelques  leçons,  en  sorte  qu'à 
quinze  ans  elle  entendait  le  grec  ancien,,  le 
parlait,   le  lisait   et  l'écrivait   avec   aisance. 

Fort  jolie,  formée  dès  l'enfance  aux  poses 
nobles  et  simples  ainsi  qu'au  jeu  des  draperies 
par  la  vue  continuelle  des  chefs-d'œuvre  de  la 
sculpture,  dont  Laurent  de  Médicis  avait  peuplé 
les  jardins  de  Florence,  et  aidée  peut-être  des 
conseils  de  Michel-Angre,  elle  entreprit  de 
donner  une  représentation  de  V Electre  de  So- 
phocle. Elle  y  fut  charmante  et  tourna  la  tête  à 
tout  le  monde. 

((  Nous  étions  stupéfaits,  raconte  Politien,  de 
l'aisance   avec   laquelle  cette  si  jeune  Italienne 


LE    POÈTE    MICHEL    MARULLE  161 

€'grenait  les  merveilleuses  syllabes,  de  la  jus- 
tesse de  ses  intonation^,  du  sentiment  exquis 
avec  lequel  elle  conduisait  le  drame.  Nous  la 
revoyons  encore,  si  exactement  tragique,  avec 
ses  yeux  fixés  à  terre  et  ses  gestes  de  statue. 
Lorsqu'elle  se  mit  à  exhaler  sa  plainte,  son 
visage  baigné  de  larmes  remua  tous  les  spec- 
tateurs. Nous  étions  saisis.  Quant  à  moi,  en  la 
voyant  embrasser  son  frère,  je  fus  empoigné 
par  la  jalousie.  » 

Politien  en  tomba  amoureux  fou.  Mais  ce 
n'est  pas  à  lui  qu'elle  donna  son  cœur  de  quinze 
ans.  Il  alla  droit  au  pauvre  cavalier  Marulle 
qui,  lui,  ne  demandait  rien,  qui  était  venu 
comme  un  étranger,,  dont  personne  ne  se  sou- 
ciait et  dont  les  compliments  étaient  timides. 
Peut-être  était-il  déjà  familier  à  sa  pensée  ; 
Francesco  Scala,  son  frère  ou  son  cousin,  qui 
aimait  beaucoup  le  poète,  avait  dû  lui  en  parler 
plus  d'une  fois. 

Elle  avait,  au  contraire,  toujours  vu  Poli- 
tien,  alors  plein  de  gloire,  si  artiste,  mais  si 
laid  !  il  avait  un  très  gros  nez,,  louchait  de 
l'œil  gauche,  et  sa  tête  penchait  toute  d'un  côté. 
L'intelligence,  pourtant,  devait  par  instants 
lestaurer  ce  visage,  mouvoir  ce  front  puissant, 
jeter  des  éclairs  par  ces  yeux  désordonnés,  faire 
\ivre  d'une  vie  énorme  ces  narines  orgueil- 
leuses, et  de  tant  d'imperfections  tirer  une  sorte 
d'étrange  beauté.  Il  le  savait  et  promenait  avec 
assurance  cette  tête  grotesque,  mais  pleine  de 
lui. 


1G2  LDUMANISME 

A  Florence,  on  ne  le  redoutait  pas  seulement 
pour  son  es})rit,  mais  pour  sa  puissance.  Il 
?'lait  un  peu  de  la  famille  des  Médicis  et  le  Ma- 
^rnifique  l'aimai l  comme  un  frère.  Cela  re- 
montait au  temps  de  Cosme  l'Ancien,  qu>i 
l'avait  choisi,  racontait-on,  pour  accompagner 
ses  fils  à  l'école  et  porter  leurs  livres  et  leurs 
cahiers.  Le  petit  Angelo,  qu'on  appelait  alors  le 
Pulciano,  comme  qui  dirait  le  Polichinelle,,  à 
cause  du  nom  de  sa  bourgade  et  aussi  sans  doute 
à  cause  de  sa  figure  de  disgrâce,  avait  obtenu  de 
suivre  les  cours  de  lettres  avec  ses  jeunes 
maîtres,  dont  il  était  devenu  l'émule  et  l'insé- 
parable camarade. 

Il  était  maintenant  le  Politien,  le  grand  pro- 
fesseur, l'une  des  gloires  de  la  maison  qui 
l'avait  trouvé  et  fait  élever.  Malheureusement 
le  moral  en  lui  n'était  guère  moins  contrefait 
que  le  physique.  Il  avait  des  vices  que  tout  le 
monde  savait,  une  vraie  infirmité  mentale,  dont 
i)  essayait  de  se  faire  une  élégance.  Il  faut  dire 
qu'il  vivait  dans  la  Florence  de  Botticelli  où  l'on 
voyait  tant  de  jeunes  garçons  au  visage  ambigu 
de  fillettes. 

Quoi  qu'il  en  soit,  son  amour  pour  Alexandra 
fut  surtout  un  amour  de  tête.  Pendant  quelque 
temps,  il  ne  cessa  de  lui  envoyer  des  déclara- 
tions en    vers   grecs  : 

((  Je  l'ai  trouvée,  je  l'ai  trouvée,  celle  que  je 
voulais,  celle  dont  je  rêvais,  la  jeune  fille  de 
beauté  immortelle...  Je  l'ai  trouvée,  mais  à  quoi 
me  sert,  puisque,  en  toute  une  année,  j'ai  à 
peine  pu  la  voir  une  fois.  » 


LE    POÈTE    iMICHEL    MARULLE  1G3 

((  —  Non,  non,  vous  ne  l'avez  pas  trouvée,  ré- 
pondit Alexandia,  ni  vous  n'en  avez  rêvé.  Vous 
êtes  poète  et  vous  me  prêtez  votre  propre  ima- 
gination. Rien  ne  ressemble  moins  que  vous 
à  Alexandra.  Votre  gloire  éclate  par  tout  l'uni- 
vers. Mes  écrits  de  jeune  fille  ne  sont  que  des 
amusements,  des  fleurs  et  de  la  rosée.  » 

Pendant  ce  temps,  Marulle  se  bornait  à  des  dé- 
clarations plus  respectueuses  et  moins  assurées  : 
«  Vous  avez  à  peine  quinze  ans  et  votre  esprit 
fin  et  sérieux  dépasse  même  celui  de  votre  père  ; 
voire  beauté,  la  grâce  timide  de  votre  front,  la 
masse  de  votre  épaisse  chevelure  vous  donnent 
un  air  céleste.  Quoi  d'étonnant,  ma  Scala,  si 
dès  décembre,  vous  donnez  votre  moisson,  si 
vous  faites  venir  des  roses  en  plein  hiver  :  la 
nature  docile  se  plie  à  vos  fantaisies.  » 

Le  bon  Scala  était  ravi.  Il  ne  lui  déplaisait  pas 
qu'on  dît  de  sa  fille  qu'elle  lui  était  supérieure. 
Alexandra  était  à  la  fois  son  œuvre  et  sa  gloire. 
Il  devait  se  sentir  encore  trop  près  du  sol,  trop 
rustique  au  fond  et  de  matière  trop  grossière, 
pour  se  croire  tout  à  fait  l'égal  de  cette  jolie  et 
élégante  créature.  Aussi  la  laissa-t-il  se  choisir 
un  époux,  à  sa  guise  et  ne  s'attribua-t-il  d'autre 
droit  que  celui  de  défendre  le  choix  qu'elle 
aurait  fait. 

Politien  ne  lui  pardonna  pas.  A  son  avis,  un 
bon  père,  un  vrai  père  aurait  eu  le  devoir  de 
diriger  un  peu  mieux  le  cœur  de  sa  fille.  Il  lui 
semblait  que  si  Bartholomeo  ne  s'était  pas  prêté 
au  jeu  de  Marulle,  elle  ne  l'aurait  pas  épousé  ; 
elle  était   assez  intelligente   pour  faire   la  diffé- 


1 64  L  '  Hir>L\MSME 

rence  entre  le  grand  Politien   et   ce  petit   Grec 

de   rien   du   tout,    ce   Grec   crasseux,    comme   il 
l'appelait,  dans  sa  cùlère. 

La  blessirre  était  d'autant  plus  vive,  qu'il 
avait  laissé  voir  ses  espérances  et  que  sa  position 
d'amoureux  évincé  le  rendait  ridicule.  Comme 
il  arrive  toujours  en  pareil  cas.  on  se  montait  la 
tète  de  part  et  d'autre.  Bartholomeo,  occupé 
malgré  lui  du  dangereux  ennemi  qu'il  venait  de 
se  faire,  y  mettait  de  la  bravade  :  il  se  moquait 
des  grammairiens  et  des  professeurs,  critiquait 
les  définitions  employées  par  Politien  et  trou- 
vait inepte  qu'on  comparât  -tr-  méchants  travaux 
de  scoliaste  à  ceux  des  Anciens.  On  le  venait 
répéter  tout  chaud  à  l'intéressé. 

Politien  en  avait  trop  sur  le  cœur.  Profitant 
de  ce  que  Bartholomeo  avait  mis  au  féminin  le 
mot  culex.  qui  siçrnifîe  moustique,  il  releva  son 
erreur  dans  une  sançrlante  épigramme,  dont  la 
pointe  équivoque,  entortillant  l'idée  gramma- 
ticale de  genre  dans  celle  de  sexe,  visait 
Alexandra  par-dessus  son  père  et  y  faisait  sur 
les  mœurs  de  celle-ci  une  infâme  insinuation. 

Bartholomeo  feignit  de  ne  pas  comprendre 
et  se  borna  à  répondre  que  Politien  avait  eu 
tort  de  se   fâcher  pour  des  plaisanteries. 

—  Ces  plaisanteries-là  amènent  à  des  choses 
sérieuses  !   répliqua   le   professeur. 

Le  pauvre  Scala  n'était  pas  de  taille  à  lutter 
contre  un  tel  adversaire.  En  vain  essaya-t-il  de 
se  tenir  sur  une  défensive  ironique  :  la  douleur 
lui  arrachait  de  trop  gros  mots.  Il  commença 
par  se  moquer  du  nez  de  Politien.   qu'il   traita 


LE    POÈTE    MICHEL    >L\IIULLE  165 

ensuite  d'assassin  :  «  Vous  avez  déjà  tué  Mé- 
rula,  qui  est  mort  de  chagrin  sous  vos  sar- 
casmes ;  vous  voudriez  me  tuer  aussi  ))^  dit-il. 
Cette  accusation  souvent  reproduite  mettait 
toujours  Politien  hors  de  lui.  A  bout  de  souffle, 
Bartholomeo  refît  Thistorique  de  ses  débuts  : 
((  Je  suis  venu  nu  de  ma  province,  issu  des  pa- 
rents les  plus  bas,  sans  fortune,  sans  titres, 
sans  clientèle,  sans  famille,  n'ayant  que  ma 
confiance  en  moi.  Cosme,  père  de  la  patrie, 
m'accueillit,  me  prit  à  son  service.  Depuis,  le 
peuple  de  Florence  m'a  élevé  à  la  fonction  de 
prieur,  à  celle  de  pK)rte-étendard  ;  j'ai  été  en- 
suite promu  à  la  dignité  sénatoriale  et  à  l'ordre 
équestre  par  le  suffrage  populaire.  Laurent  a 
dit  que  jamais  distinction  n'avait  été  plus  mé- 
litée.  Pour  atteindre  à  mon  honneur,  il  vous 
faut  toucher  à  celui  de  vos  maîtres  et  à  celui 
de  votre  peuple  !   > 

((  Allons  donc,  répondit  Politien.  Vos  rédac- 
tions, comme  secrétaire  de  la  République,  sont 
pleines  de  fautes.  Laurent  ma  prié  souvent  de 
les  revoir  et  de  les  corriger.  Vous  n'êtes  qu'un 
vieux  fou  !  J'ai  cru  vous  rendre  servdce  en  vous 
mettant  en  face  de  votre  miroir  et  en  vous  em- 
pêchant de  faire  davantage  de  sottises.  » 

Pendant  ce  temps  Marulle  et  Politien  échan- 
geaient les  plus  ignominieuses  épigrammes. 
Les  amis  de  Xaples,  Sannazar  et  Pontano  fai- 
saient chorus  avec  Marulle.  Dans  toute  cette 
boue,  il  n'y  a  rien  à  ramasser. 

Les  révolutions  quâ  survinrent  bientôt  ba- 
layèrent  jusqu'au   souvenir   de    cette    querelle. 


166  l' HUMANISME 

Les  Médicis  tombèrent.  Politien  fut  ruiné  par 
leur  chute,  et  finit  déplorablement. 

Je  ne  sais  ce  qu'il  advint  des  Scala.  S'il  faut 
en  croire  Jean  Second,  MaruUe  aurait  trop 
délaissé  sa  jeune  femme,  pour  courir  les  ta- 
vernes et  les  palais  et  fréquenter  les  princes. 
Quoi  qu'il  en  soit,  après  ({uelques  années  de 
mariage,  que  je  suppose  avoir  été  heureuses, 
il  sortit  de  la  vie  comme  il  y  était  entré,  tragi- 
quement. 

Il  s'en  allait  à  cheval  voir  son  ami  Raphaël 
de  Yolterre.  Arrivé  devant  la  petite  rivière  de 
la  Cécina,  que  les  pluies  avaient  pour  lors 
grossie,  il  commit  l'imprudence  d'essayer  de 
la  traverser  quand  même.  Le  pied  de  sa  mon- 
ture s'enfonça  dans  le  sable  ;  il  piqua  de 
l'éperon  ;  la  bête,  dans  l'effort  qu'elle  fit  pour 
se  dégager,  glissa  et  tomba  sur  son  cavalier. 
Entravé  dans  le  harnais,,  le  poète  ne  put  se 
relever  et  resta  étouffé  sous  la  vase. 

Ce  fut,  par  toute  l'Italie  lettrée,  un  long  cri 
de  douleur. 

Je  n'en  veux  pour  preuve  que  cette  épîlre  de 
TArioste  à  Hercule  Strozzi  : 

«  J'apprends,  par  la  rumeur,  une  terrible 
nouvelle.  Parle,  parle,  Strozzi  ;  dis-moi  ce  que  tu 
en  sais  !  Et  vous,  dieux,  dissipez,  s'il  se  peut, 
mes  paroles,  et  que  Maridle  revienne  rire  avec 
nous  des  funérailles  que  nous  lui  faisons.  On 
dit  que  le  poète  a  été  emporté  par  un  torrent 
et  que  son  âme  harmonieuse  flotte  au  courant 
du  fleuve.  .\h  !  je  tremble,  Strozzi,  car  les  mau- 
vaises nouvelles  se  vérifient  trop  ;  il  n'y  a  que 


LE    POÈTE    MICHEL    MARULLE  •         167 

les  bonnes  qui  soient  fausses.  Que  pouvait-il 
nous  arriver  de  plus  déplorable,  à  nous,,  que 
la  mort,  si  elle  est  vraie,  du  divin  MaruUe  ! 
Mieux  vaudrait  qu'on  nous  annonçât  la  dé- 
faite et  la  fin   de  l'Italie.  » 

Les  biographes  placent  la  catastrophe  autour 
de  l'an  1500. 


4 


IV 


LA  JEUNESSE   DE   L'ARIOSTE 


Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  beaucoup  de  gens 
j)our    lire    encore    le    Roland    Furieux.    Arioste' 
fut     rHomcre     d'une     poésie,      moitié     arabe, 
moitié    chrétienne,,    venue    par  l'Espagne   et    ia 
Sicile. 

Nous  sommes  devenus  plus  intérieurs  ;  nous 
ne  sommes  pas  des  cavaliers  arabes,  nous 
autres,  pour  courir  une  éternelle  prétantaine 
hors  de  nous  ;  tant  de  lumière  nous  ennuie  et 
nous  cherchons  loin  de  ces  villes  mauresques 
si  jolies,  le  petit  coin  d'ombre  où  tisser  notre 
solitaire  rêverie. 

Au  temps  de  l'Arioste  et  des  belles  dames  qui 
écoutaient  le  poète  de  Ferrare,  ses  histoires  ne 
paraissaient  pas  si  loiintaine^  ;  elles  n'étaient 
qu'une  poétique  amplification  de  la  vie  cos- 
tumée et  violemment  langoureuse  qu'on  me- 
nait alors  ;  Venise  sortait  des  eaux  ;  les  palais 
surgissaient,  par  les  campagnes,  plus  vites  et 
plus  merveilleux  que  les  songes.  A  quoi  bon  le 


170  LHUMAiMSME 

bonheur,      quand     le     plaisir     en      multipliait 
l'image  ? 

Et  puis  Ferrare  n'était  pas  une  \ille  morte. 
Il  y  défilait  des  ambassades  bigarrées  de  tous 
pays.  Ce  n'était  que  fêtes,  représentations,,  mas 
carades  entile  lesquelles  se  gli'isait  parfois  la 
peste,  avertissant  le  monde  qu'il  fallait  se 
hâter  de  jouir.  On  n'y  souffrait  pas  trop  de  la 
guerre,  grâce  à  la  savante  politique  du  duc 
Alphonse  et  surtout  grâce  à  son  artillerie.  On 
en  était  quitte  pour  héberger  souvent  les  Fran- 
çais, qui,  en  si  aimable  compagnie,  se  formaient 
tout  à  fait  aux  grâces  italiennes. 

Ainsi  le  poème  de  l'Arioste  nous  restitue-t-il 
sinon  la  vie  réelle,  du  moins  l'atmosphère 
légère  des  âmes  et  le  genre  d'irréel  où  se  plai- 
sait leur  fantaisie  spirituelle,  exquise,  mais 
sans  mélancolie   ni   profondeur. 

Le  sourire  qui  en  éclaire  toutes  les  pages 
nous  avertit  qu'il  y  ramasse  les  suprêmes  rêve- 
ries d'un  monde  qui  finit  et  d'un  idéalisme 
particulier  dont  on  s'éloigne.  C'est  la  fin  du 
moyen  âge,  sa  dernière  et  sa  plus  parfaite 
épopée.  Les  dames  n'y  croient  plus,  mais  elles 
s'y   laissent    charmer   encore. 

Roland  Furieux  n'est  pas  un  poème  de  la  Re- 
naissance, encore  toutefois  qu'il  reflète  ce  que 
j'appellerai  l'esprit  mondain  du  xvi®  siècle,  sa 
conversation,  ses  goûts  vrais  peut-être.  Il 
marqiie  un  brusque  retour  vers  l'ancien  ro- 
man ^populaire. 

C'est  que  l'auteur  n'était  pas  un  bonhomme 
a  se  laisser  faire.   Il  envoya  promener   Bembo, 


LA    JEUxNESSE    DE    l'aRIOSTE  171 

qui  lui  conseillait  d'écrire  son  livre  en  latin  ; 
il  n'agissait  qu'à  sa  tête,  sans  se  préoccuper  s'il 
marchait  d'accord  avec  les  humanistes  et  les 
gens  d'Université. 

Aussi  sa  figure  mérite-t-elle  d'être  dessiinée 
particulièrement.  Le  x\f  siècle  n'offre  aucun 
écrivain  plus  candidement  personnel  que  lui. 
I]  s'est  développé  à  sa  guise  ;  il  n'a  fait  que  ce 
qu'il  a  voulu,  toujours  hérissé,  toujours  grom- 
melant contre  les  choses  et  les  gens  qui  pou- 
vaient lui  être  un  obstacle,  indépendant  )en 
diable,  le  moins  romanesque  et  le  moins  mon- 
dain des  poètes,  allant  chez  les  grands  avec 
l'enthousiasme  d'un  chien  qui  va  reprendre 
son  collier  et  sa  chaîne  :  «  J'aime  mieux, 
disait-il,  manger  chez  moi  une  rave  cuite  à 
ma  fantaisie,  que  l'esclavage  de  dîner  à  la 
table   d' autrui.  » 


* 
*  * 


Ce  grand  distrait,  ce  doux,  ce  farouche  ti- 
mide, ce  désintéressé  eut  pour  père  le  plus  dur, 
le  plus  voleur  de  tous  les  magistrats  de  Ferrare  : 
le  comte  Nicolas  Arioste. 

Oh  !  il  était  comte  depuis  peu  de  temps, 
depuis  le  passage  de  l'empereur  Frédéric  HT, 
en  1469.  On  disait  dans  le  peuple  qu'il  avait 
payé  son  titre  assez  d'argent,  mais  je  ne  crois 
pas.  Le  duc  Borso  dut  parfaire  la  somme,  car 
les  services  qu'il  attendait  du  bonhomme 
n'étaient  pas  de  ceux  que  chacun  soit  disposé  à 


172  L 'humanisme 

rendre.  Il  comptait  sur  Nicolas  pour  se  débar- 
rasser de  son  neveu,  qui  lui  donnait  des  soucif^. 
Borso  était  bâtard  et  la  légitimité  était  repré- 
sentée par  le  fds  du  marquis  Lionello,  lequel 
fils  vivait  retiré  à  Mantoue,  sous  la  protection 
des  Gonzague.  Le  faire  disparaître  dans  un 
drame  domestique,  ou  assassiner  par  des  vo- 
leurs était  une  solution  élégante  et  discrète  ; 
mais  }X>ur  conduire  la  chose,  il  fallait  un 
homme  très  sûr,  très  adroit,  une  bonne  tête, 
en  même  temps  que  d'une  honorabilité  au- 
dessus  du  soupçon.  Justement  Nicolas  Arioste, 
par  sa  gravité  naturelle,  le  sérieux  de  sa  vie, 
son  avarice  même,  remplissait  les  conditions 
souhaitables. 

Borso  l'expédia  donc  avec  de  magnifiques 
lettres  de  créance  qui  l'accréditaient  comme  am- 
bassadeur, avec  les  présents  d'usage,  avec 
aussi  une  petite  fiole  de  poison,  dont  il  atten- 
dait grand*  effet. 

Arrivé  là-ba^,  Nicolas  se  mit  en  rapport 
avec  les  gens  du  prétendant  et  mena  assez  bien 
Taffaire.  Malheureusement,  au  dernier  moment 
tout  échoua,  par  suite  du  manque  d'estomac 
d'un  des  assassins.  Cela  tourna  même  si  mal, 
que  le  respectable  ambassadeur  n'eut  que  le 
temps  de  se  dérober  par  une  fuite  précipitée  et 
sans  gloire  aux  ennuis  qui  accompagnent  ces 
sortes  d'entreprises,  lorsqu'elles  n'ont  pas 
réussi. 

En  dédommagement,  Borso  le  nomma  capi- 
taine de  la  citadelle  de  Reggio.  Nicolas  en  pro- 
fita aussitôt  pour  travailler  les  farines  et  spécu- 


LA    JEUNESSE    DE    l'aRIOSTE  173 

1er  sur  le  pain  des  soldats.  C'était  un  vrai 
Romain,  ardemment  économe,  un  magistrat 
qui  aimait  à  faire  sentir  au  peuple  le  frein  et 
le  collier  et  qui,  pour  rien  au  monde,  n'eût 
dissimulé  quoi  que  ce  fût  de  la  tristesse  des  lois. 
Il  y  ajoutait  même.  Plutôt  que  de  laisser  la 
justice  sans  emploi,  il  eût  mis  à  la  torture  la 
victime  du  délit,  ce  qui  lui  arriva,  du  reste,  à 
Lugo,  pour  un  pauvre  diable,  dont  la  femme 
avait  été  violentée,  et  qui  avait  préféré  retirer  sa 
plainte  plutôt  que  de  publier  son  déshon- 
neur. 

Tout  ceci  ne  l'empêcha  d'être  un  excellent 
mari  et  père  de  famille.  Sa  femme,  la  douce, 
l'intelligente  et  veirtueuse  Daria  Malaguzzi, 
qu'il  épousa  à  Reggio  en  1473,  lui  apporta  un 
beau  nom,  une  grosse  dot,  mille  écus  d'or,  qui 
était  beaucoup  d'argent  à  l'époque  et  lui  donna 
toute  une  nichée  d'enfants,  dix,  cinq  garçons 
et  cinq  filles,  dont  l'aîné  fut  notre  poète,  né  le 
8   septembre    1474. 

Par  exemple,  la  pauvre  femme  dut  se  conten- 
ter des  joies  de  la  maternité  et  garder  le  logis, 
car  la  rue  n'était  pas  drôle  pour  elle.  Son  mari 
y  était  chansonné  sur  tous  les  tons.  «  Entends- 
tu  toutes  les  rues  qui  crient  derrière  toi  :  «  Au 
voleur,  au  traître,  au  vendu  !  » 

Lorsque,  vers  1486,  il  fut  nommé  Juge  des 
Douze  Sages,  à  Férrare,  on  l'appela  le  Juge  des 
Fous,  le  Fou  des  Douze  Sages,  le  grand  Larron, 
Mange-terre,  Mange-fer,  l'Oiseau  de  Mauvais 
Augure,  le  Tondeur  de  chats  sauvages,   etc. 

—  «  Ta  basse  et  débile  maison,   tu  viens  de 


174  L 'humanisme 

la  monter  d'un  étage,   messer  Nicolas.   Ce  sont 
là  les  profits  de  la  Loi,,   hein  ?  » 

—  ((  Mon  magnifique  et  très  doux  mari, 
faisait  dire  une  autre  chanson  à  Daria,  je  n'ose 
plus  sortir  de  la  maison,  tant  je  sens  que  cha- 
cun va  crier  derrière  moi  :  voilà  la  femme  du 
plus   atroce  des  larrons  ! 

—  ((  Tu  vas  me  faire  le  plaisir  de  ne  pas 
continuer  sur  ce  ton,  répondait  Nicolas.  Sache 
que  je  vole  et  que  je  volerai,  attendu  qu'en 
tous  pays  celui  qui  n'a  pas  d'argent  passe  pour 
une   bête.  y> 

Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  qu'un  pareil 
homme  dut  donner  à  son  fils  aîné  une  éduca 
tion  sans  mollesse.  Quand  Ludovic  eut  quinze 
ans,  il  le  mit  à  l'étude  du  droit  et  de  la  chi- 
cane, et  tous  les  jours  il  le  ramenait,  l'épieu 
aux  reins,,  aux  solides  textes  et  aux  lx)nnes 
gloses  :  ((  Il  m'a  fait  perdre  cinq  ans  à  ces 
bêtises,  écrivait  plus  tard  le  poète  à  Bembo. 
Passé  vingt  ans,  grâce  à  lui,  j'étais  de  force  à 
comprendre  Phèdre,  avec  grande  fatigue.  » 

Ce  fut  alors  que  Ludovic  fit  la  connaissance 
du  vieux  Grégoire  de  Spolète,  augustin  sécu- 
larisé, qui  était  entré  au  service  de  Rinaldo 
d'Esté,  frère  d'Hercule  P'",  duc  de  Ferra re.  Le 
palais  de  Rinaldo  est  celui  occupé  actuellement 
par  l 'Université.  Grégoire  y  recevait  quelques 
jeunes  gens  de  bonne  famille,  à  qui  il  donnait 
des   leçons. 

«  Je  voulus  d'abord  apprendre  le  latin,  dit 
rVrioste,  avant  d'aborder  l'étiule  du  grec.  Pen- 
dant   que    j'y    travaillais,    l'occasion    dédaignée 


LA    JEUNESSE    DE    l'aRIOSTE  175 

s'enfuit.  Grégoire  me  fut  enlevé  par  l'infortunée 
duchesse   de   Milan.  » 

I^e  bon  professeur,  en  effet,  consentit,  par 
pitié,  à  aller  servir  de  précepteur  au  jeune 
Galéas  Sforza,  dépouillé  par  son  oncle  Ludovic 
le  More,  et  lorsque  l'oncle  et  le  neveu  furent 
emmenés  prisonniers  en  France,  il  suivit  son 
élève  dans   l'exil. 

Rien  n'est  plus  touchant  que  rattachemeni 
si  tendre  voué  par  le  jeune  Arioste  à  ce  vieux 
maître  :  ((  Un  voyageur  m'a  dit  avoir  vu  der- 
nièrement,, à  Lyon,  Grégoire,  à  qui  nous  deA^ons 
tant  ;  il  paraît  qu'il  revient.  Ah!  je  croyais  bien 
cependant  que  je  lui  disais  mon  dernier  adieu, 
lorsqu'il  partit  pour  traverser  les  Alpes.  lo  !  il 
reviendra  donc,  celui  qui  a  façonné  le  rude  bois 
que  j'étais  et  qui,  d'une  inutile  et  paresseuse 
masse,  a  tiré  ce  que  je  suis.  lo  !  je  reverrai  celui 
qui  m'a  plus  donné  que  mon  père  ;  j'embras- 
serai  encore   cet   homme   aimable  !  » 

Ce  temps  trop  court  fut,  du  reste,  le  meilleur 
de  la  vie  d" Arioste.  C'était  celui  de  la  jeunesse. 
Il  était  très  lié  alors  avec  le  prince  Albert  de 
Carpi  qui  étudiait  avec  lui.  Le  prince  l'emme- 
nait souvent  chez  sa  mère  ;  Catarina  Léa,  la 
sœur  de  Jean  Pic  de  la  Mirandole.  Catarina 
était  jeune  et  belle  encore,  elle  portail  la  double 
couronne  de  la  sagesse  et  du  malheur,,  et  dans 
le  charme  et  la  bonté  de  son  accueil,  les  amis 
de  son  fils  trouvaient  un  exquis  mélange  de  la 
mère  et  de  la  femme,  et  ils  éprouvaient  devant 
ses  yeux  des  sentiments  d'autant  plus  doux 
qu'il  s'y  mêlait.,   à  leur  insu,  je  ne  sais  quelle 


17G  l'humanisme 

sensualité  incertaine.  Cela  dura  fort  peu.  Gâ- 
ta ri  na  mourut  bientôt,  victime  d'une  ven- 
geance de  domestiques.  Quant  au  prince  Albert, 
^es  affaires  le  brouillèrent  vite  avec  la  maison 
de  Ferrare.  Le  souci  de  défendre  son  petit  Etat 
contre  les  convoitises  de  cette  puissante  voisine 
le  jeta  en  d'inextricables  aventures  politiques. 
Tour  à  tour  au  service  de  la  France,  de  l'Alle- 
magne, du  Pape,  chargé  d'ambassades  par  cha- 
cun de  ces  gouvernements,  il  se  brouille  avec 
tous.  Désespéré,  ruiné,  tordu  par  la  goutte, 
l'élévation  au  Pontificat  de  Clément  VII  le 
sauve  un  moment  ;  il  est  à  Rome,  avec  ce  Pape, 
lors  de  la  mise  à  sac  de  la  Ville  par  les  hordes 
du  connétable,  puis  vient  finir  à  Paris,  en  1531, 
sous  la  bure,  dans  un  couvent  de  franciscains, 
en  théologien,  son  existence  de  prince  errant  et 
d'humaniste,  à  qui  les  lettres  doivent  tant,  car 
il  avait  été  le  bailleur  de  fonds  de  son  ancien 
professeur,  Aide  Manuce,  et  il  avait  fait  des  'j 
rentes  à  Mu  su  ru  s. 

Ludovic  Arioste  était  lié  alors  encore  avec 
son  cousin  Pandolphe,  fils  de  Malatesta  Arioste, 
avec  Bembo  et  Hercule  Strozzi.  Ils  furent  les  * 
lémoins,  les  confidents  amusés  de  ses  pre- 
mières amours  pour  une  petite  Espagnole,,  qu'il 
prit  très  au  sérieux,  comme  il  faisait  de  toutes 
choses  :  «  Dès  ce  temps,  dit  G.  Carducci, 
r Arioste  est  le  sublime  distrait  avec  le  haut 
front,  l'rpil  lent  tout  plein  de  In  stupeur  de  se* 
grands  songes  ;  il  va  à  la  chasse  et  pense  à  ses 
élégies  ;  c'est  le  mcme  qu-i,  sortant  de  Carpi,  un 
matin,    viendra,    sans    s'en    apeTc'evoir   jusqu'à 


LA    JEUNESSE    DE    l'aRIOSTE  177 

Ferrare  ;  le  même  qui  ayant  dîné  et  recevant  un 
étranger,  fit  remettre  la  table  et  mangea,  sans 
s'en  douter,  les  viandes  préparées  pour  son 
hôte  ;  le  même  à  qui  ses  amis  firent  manger  un 
épervier  pour  une  perdrix,   etc.  )> 

—  «  Tu  t'en  iras  Pandolphe,  écrivait-il  à 
son  cousin >  tu  t'en  iras  vers  les  ombreux  cou- 
driers de  Coppari  que  la  brise  remue  avec  un 
murmure  endormeur.  Sans  moi,  sous  leur 
épaisse  toiture,  tu  méditeras  des  vers  et  sous 
l'ongle  du  vent  résonnera  la  lyre  éolienne.  La 
Dryade  lascive,  cheveux  dénoués,  viendra  boire 
h  ta  mélodie.  Idyllique  jeune  homme,  elle  bon- 
dira timidement  à  ton  cou...  Moi,  je  suis  pri- 
sonnier de  jpia  dame  ;  je  suis  captif  de  la  fine 
chevelure  d'une  jolie  fille.  Le  jour,  je  cours  sur 
ses  traces  ;  la  nuit  je  guette  à  sa  porte  ;  tu  ris  ; 
prends  garde  à  la  Némésis  ;  un  jour,  tu  con- 
naîtras toi   aussi  le  doux  tourment.  » 

Il  paraît  pourtant  que  ça  n'alla  pas  tout  seul. 
La  petite  gueuse,  secondée  par  sa  mère,  riait  à 
tous  venants,  ce  qui  mettait  le  poète  dans  des 
colères   indescriptibles. 

<(  —  Mais,  mon  cher  Ludovic,  lui  disait  ce 
pince-sans-rire  de  Bembo,,  ne  la  tourmente  donc 
pas  comme  cela.  Que  veux -tu  !  la  Nature  a 
donné  aux  pauvres  filles  un  cœur  tendre  et 
facile  aux  prières.  Ah  î  périsse  quiconque  reproche 
ses  péchés  à  une  jolie  créature  et  la  fait  pleurer  î 

«  —  Comment  !  répondait  l'Arioste,  tu  veux 
que  je  supporte  les  péchés  de  ma  maîtresse,  que 
j'endure  un  rival  !  Autant  me  demander  qu'on 
m'ouvre  le  ventre,  sans  que  je  crie.  Qu'un  autre 

12 


178  l'humanisme 

se  cherche  des  amours  faciles,  qu'il  voie,  sans 
sourciller  et  sans  comprendre,  des  bleus  au  cou 
de  sa  maîtresse,  moi  j'aime  mieux  qu'elle  me 
quitte,  plutôt  que  de  feindre  l'amour  avec  moi. 
Non  !  non  !  pas  de  partage,  même  avec  Jupiter. 
Nous  partagerons  tout  ce  que  tu  voudras,  do- 
mestiques, table,  maison,  vêtements,  mais  pas 
le  lit.  Ah  !  périsse  qui  peut  user  de  raison  en 
amour,   périsse  qui   n'aime  pas  éperdûment  !  » 

Il  était  aisé  de  prévoir,  d'après  ces  déclara- 
tions, dans  quels  sentiments  le  pauvre  poète 
allait  accueillir  la  trahison,  dont  il  était  l'objet. 
Ses  transports  dépassèrent  en  rage  tout  ce  qu'on 
peut  imaginer.  Lui-même  nous  a  peint  la  scène 
avec  une  vivacité  et  un  réalisme  «qui  nous  la 
font  revivre,  dans  ces  invectives  contre  la  mère 
de  la  jeune  fille  : 

((  —  Va  t'en  !  va  t'en,  impudique,  va  t'en, 
scélérate,  impie,  entremetteuse,  marchande  de 
plaisirs,  prostitiitrice  de  mes  amours.  Ah  1  que 
je  te  déchirerais  joyeusement  le  visage  avec  mes 
ongles  ;  comme  j'ai  envie  de  t'empoigner  par 
les  cheveux...  Est-ce  qu'elle  s'en  ira  impunie, 
cette  empoisonneuse  ?  Attends  !  Je  vais  t'ar- 
racher  tes  yeux  torves,  te  couper  la  langue  en 
petits  morceaux,  cette  langue  qui  m'a  fait  si 
malheureux,  qui  m'a  perdu  !  Pourquoi  me  rete- 
nez-vous, mauvais  camarades  P  lâchez-moi  ;  il 
faut  que  je  châtie  cette  misérable  !  Allez-vous 
la  favoriser  ;  vous  ne  savez  pas  le  crime  que 
vous  commettez  en  la  secourant.  Je  l'ai  sur- 
prise, par  des  nuits  obscures,  déterrant  des 
cadavres,    évoquant    les    morts  ;    elle    jette    des 


LA    JEU^ESSE    DE    l'aRIOSTE  179 

sorts  aux  petits  enfants.  Au  moins,  qu'on  la 
livre  à  la  justice,  qu'on  la  mette  en  croix,  vous 
ne  la  disputerez  peut-être  pas  au  bourreau  ?...*) 

Malgré  tout,  il  était  infiniment  triste  ;  nuit  et 
jour,  il  était  torturé  par  le  souvenir  et  le  regret, 
haletant  après  ces  yeux  brillants,  ce  doux  vi- 
sage,, cette  gorge  de  neige,  ces  petites  mains, 
après  l'intacte  beauté  de  cette  jeune  fille,  beauté 
qui  avait  survécu  à  la  ruine  des  illusions. 
((Elle  a  vendu  mon  amour  pour  de  l'or  !  gé- 
missait-il. Ressaisis-toi,  mon  cœur,  laisse-la 
vivre  en  liberté  dans  son  ignominie.  Voudrais- 
je  toucher  encore  à  ces  lèvres  polluées  par 
les  baisers  de  gens  infâmes  ?  Peuvent -ils 
t 'émouvoir  encore,  ces  yeux  ivres,  qui  rient  à 
tout  le  peuple  et  quêtent  le  plus  offrant  ?  » 

Un  an,  deux  ans  après,  la  blessure  n'était  pas 
guérie.  Il  aperçut  un  jour  la  fille  de  son  an- 
cienne maîtresse  et  écrivit  aussitôt  cette  épi- 
gramme  :  «  Comme  elle  est  belle,,  charmante, 
gracieuse  en  ses  jeux  la  fille  de  l'Espagnole  Pa- 
siphile  !  Comme  toute  petite  elle  imite  bien  les 
façons  de  sa  mère,  sa  manière  de  marcher,  de 
regarder,  de  rire,  de  parler  !  Voyez  !  elle  sait 
déjà  mentir,  elle  compte  sur  son  petit  doigt  ceux 
qu'elle  aime.  Oh  !  la  brave  continuatrice  de  sa 
maman  !  Oh  î  la  bonne  mère,  qui  sais  si  bien 
élever  ta  chère  fille,  pour  que,  à  mesure  que 
l'âge  insidieux  s'alourdit  pour  toi,,  si  tu  ne  peux 
plus  faire  la  prostituée,  tu  puisses  faire  au 
moins  l'entremetteuse  !  » 

Après  cette  épreuve,  l'Arioste  ne  connut  plus 
pendant   longtemps    que   des    amours   légers   et 


180  l'humanisme 

changeants  :  «  Ce  qui  me  plaît  aujourd'hui  me 
déplaira  demain  et  je  varie  de  l'aube  au  soir  ;  il 
n'y  a  (ju'une  chose  qui  en  moi  dure,  c'est  le 
go  vît  de  r  amour.  » 

Du  reste,  vers  le  même  temps  il  perdit  sou 
père  ;  il  lui  fallut  trouver  des  maris  à  ses  sœurs 
et  s'occuper  d'élever  ses  jeunes  frères.  Lui- 
même  nous  dit  qu'il  dut  troquer  Homère  contre 
un  livre  de  compte.  Partagée  entre  dix,  la  for- 
tune que  laissait  Nicolas  Arioste  ne  faisait  pas 
beaucoup  pour  chacun.  Ludovic  pleura  son  père 
et  lui  consacra  ce  mélancolique  et  beau  poème  : 
((  Je  te  donne  ces  larmes,  moi,  triste  survivant, 
ô  très  bon  père,,  mort  à  la  peine,  tombé  sous 
le  poids  des  soucis.  Reçois-les  comme  un  gage 
de  cette  piété  que  tu  me  connus,  dès  mes  plus 
tendres  années,  et  dont  la  révérence  ne  s'est 
jamais  démentie.  Accueilles-en  le  mélancolique 
présent,  soit  qu'habitant  du  pur  éther,  tu  désap- 
prouves maintenant  les  inutiles  soins  des 
hommes  et  qu'arraché  aux  terrestres  ténèbres, 
tu  te  voies  enfin  et  te  comprennes,  tel  que  tu 
es  ;  soit  qu'à  travers  les  bosquets  stériles  et  les 
silencieuses  allées  des  Champs-Elyséens,  tu  che- 
mines et  reconnaisses  et  baises  à  leurs  bouches 
muettes,  les  aimables  compagnons  qui  t'ont  pré- 
cédé là-bas.  Je  te  donne,  père,  ce  dernier  pré- 
sent, et  j'ai  la  certitude  que  si,  au-delà  du  lac 
stygien,  quelque  écho  de  la  vie  arrive  encore, 
il  te  sera  plus  agréable  que  si  je  brûlais  sur  ton 
tombeau  la  myrrhe  ou  l'aloès  d'Arabie.  Adieu, 
auteur  de  mes  jours,  adieu  pour  jamais,  et  que 
la  terre  soit  légère  à  ta  dépouille.   » 


LES    STROZZl    DE    FERRARE 


Les  Strozzi  ont  rempli  un  siècle  et  demi  de 
la  vie  de  Ferrare.  Ils  étaient  venus  de  Florence, 
chassés  par  une  Révolution,,  ayant  reçu  ce  fort 
ébranlement  aux  nerfs  qui  retentit  ensuite  dans 
la  race  et  s'y  transmue  souvent  en  génie  litté- 
raire. Giovanni  Strozzi,  celui  qu'on  appela 
Nannès,  était  un  enfant  alors.  Se  voyant  proscrit 
et  ruiné,  il  s'improvisa  condottiere  à  vingt  ans 
et  se  mit  au  service  du  marquis  d'Esté.  Ses 
débuts  dans  les  arm/es  furent  d'un  capitaine 
avisé  et  heureux.  Ainsi  naturalisé  par  le  succès, 
et  voulant  donner  un  fond  solide  à  de  si  beaux 
commencements,  il  épousa  Constance  dei  Cons- 
tabili,  d'une  des  premières  familles  de  la  ville. 

La  souche  qui  en  sortit  couvrit  bientôt  tout  le 
pays  de  ses  rameaux.  Des  quatre  fils  de  Nannès, 
Laurent,  qui  resta  célibataire,  ne  fut  pas  celui 
dont  le  nom  eut  le  moins  de  répercussion  : 
maints  palais,  dans  Ferrare  en  multipliaient  le 
prestige.  A  lui  seul  il  faisait  l'effet  d'une  tribu^- 


182  l'humamsme 

Puis  venaient  Nicolas  et  ses  vingt-deux  enfants, 
dont  deux  seulement  survécurent,  puis  Robert 
et  enfin  Tito  Yespasiano. 

Lucie  Strozzi,  une  des  trois  filles  du  condot- 
tiere, mariée  à  Boïardo,  comte  de  Scandiano, 
donna  le  jour  à  Matheo  Maria  Boïardo,  l'auteur 
du  Rolaiid  œnoureux. 

Tito  Yespasiano,  dont  je  voudrais  conter  l'his- 
toire, consuma  la  moitié  de  sa  vie  en  des  aven- 
tures amoureuses  qui  vaudraient  à  peine  d'être 
relatées,,  si,  du  reste,  en  leur  banalité  même, 
elles  n'exprimaient  vivement  les  conceptions 
sentimentales  de  l'époque.  Lui  et  son  fils  Her- 
cule, dans  la  fin  tragique  duquel  nous  retrou- 
verons cependant  le  style  italien  furent  quelque- 
chose  comme  les  Musset  de  leur  temps,  des  poètes 
contagieux,  auxquels  la  jeunesse  lettrée  demanda 
le  petit  frisson.  Les  lecteurs  d'aujourd'hui  les 
trouveront  peut-être  bien  réalistes  en  amour, 
mais  ce  réalisme  avait  alors  pour  lui  d'être  de 
forme  antique  et  de  rappeler,  avec  Catulle  et 
Ovide,  toute  une  civilisation  qui  tirait  du  recul 
des  siècles  et  de  la  splendeur  des  œuvres  une 
grâce  de  rêve  et  de  ruines. 


*  * 

Tito  Yespasiano,  le  plus  jeune  des  enfants  de 
Nannès,  perdit  son  père  en  1427,  et  resta  orphe- 
lin, en  bas  âge.  Un  parent  de  sa  mère  se  chargea 
de  son  éducation,  qu'il  confia  aux  soins  de  l 'ex- 
précepteur du  marquis  Lionel  d'Esté,  le  fameux 


LES    STROZZI    DE    FERRARE  183 

Guarino  de  Vérone,  chef  de  cette  dynastie  des 
Guarini,  d'où  devait  sortir  l'auteur  du  Pastor 
Fido.  Pour  l'amour  du  grec,  Guarino  était  allé 
étudier  à  Constantinople.  C'était  un  jeune 
maître  à  cheveux  blancs,  à  qui  le  chagrin  d'avoir 
perdu  ses  livres  dans  un  naufrage  avait  ôté  la 
jeunesse  en  une  nuit. 

Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  à  dix-sept  ans,  que 
Tito  Yespasiano  rencontra  son  improbable  Lesbia 
et  qu'elle  lui  apparut  tout  à  coup  dans  la  gloire 
de  sa  frêle  beauté,  avec  ses  yeux  d'accueil  et  la 
suave  pureté  de  son  front.  Elle  avait  naturelle- 
ment la  fauve  chevelure  des  Vénitiennes,,  mais 
nous  savons  qu'elle  en  devait  les  flammes  à  de 
savantes  teintures.  Il  l'appelle  Anthia  :  elle 
avait  vingt  ans,  et  ceci  se  passait  au  printemps, 
le  jour  même  de  la  Saint-Georges  qui  était  la 
fête  votive  de  Ferrare,  en  un  champ  de  courses, 
sur  la  pelouse  peinte,  parmi  le  bariolement  des 
coureurs  et  au  milieu  des  cris  populaires. 

Tout  ce  bruit  et  tout  cet  appareil  coulèrent 
Tamour  au  cœur  du  pauvre  et  novice  Tito.  Du 
coup,  il  décida  de  prendre  rang  parmi  les 
amants  historiques  et  pour  être  plus  sûr  que  la 
postérité  fût  informée  de  sa  poétique  attitude,  il 
se  chargea  d'écrire  lui-même  les  élégies  pi- 
toyables qu'il  y  fallait.  Comme  sa  décision 
n'était  pas  de  celles  qui  souffrent  de  retarde- 
ments,  il  se  mit  à  l'ouvrage  le  soir  même  et 
écrivit  à  la  mère  de  la  jeune  fille  qu'à  dater  de 
ce  jour,  elle  voulût  bien  le  tenir  pour  sien  et 
qu'il  serait  à  son  choix  son  gendre  ou  le  frère 
de  sa_  fille. 


184  L  HUMAMSME 

Il  ne  doutait  pas  que  le  prestige  de  son  nom 
et  de  sa  fortune  ne  lui  fissent  ouvrir  des  bras 
enthousiastes.  Mais  la  rusée  vieille,,  comme  il 
l'appelle,  refusa  de  prendre  au  sérieux  un  pareil 
gamin,  et  ne  prévoyant  qu'ennuis  de  l'aven- 
ture, morigéna  sa  fille  d'importance  et  se  pro- 
mit de  faire  bonne  garde. 

Cependant  elle  ne  put  empêcher  que  le  désolé 
Tito  ne  la  rencontrât  une  fois  encore.  On  le  pré- 
vint qu'elle  se  promenait,  avec  d'autres  jeunes 
filles  dans  le  bois  de  Coppari.  Il  la  revit  donc, 
plus  charmante  que  jamais;  elle  était  assise  sous 
un  arbre  et  tressait,  en  niant,  des  guirlandes  de 
fleurs.  Il  ne  sut  que  lui  montrer  son  triste  per- 
sonnage et  s'en  retourna,  le  cœur  gros  et  très 
inquiet  de  l'effet  qu'il  avait  pu  produire. 

Heureusement  une  fruitière,  qui  tenait  étalage 
au  marché  Saint-Laurent  et  qui  vendait  des 
philtres  en  secret,  voulut  bien,  pour  de  l'argent, 
s'attendrir  sur  ses  chagrins  et  porter  ses  cadeaux 
et  ses  messages.  Cette  femme,  tout  en  vendant 
ses  primeurs,  excellait  au  genre  moraliste,  et  sa 
vieille  mémoire  de  proxénète  lui  fournissait,  sur 
ce  terrain,  d'inépuisables  gloses,  qui  lui  cap- 
taient la  confiance  des  mères. 

Tout  ce  manège  ne  put  échapper  complète- 
ment, dans  ses  effets  au  m.oins,  à  la  mère  d'An- 
thia,  qui,  pour  y  couper  court,  emmena  sa  fille 
en  Toscane. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  dans  quel  tumulte 
de  pensées  et  de  résolutions  ce  départ  inopiné 
jeta  le  jeune  Strozzi  :  <(  Quand  elle  aurait  été 
f^mportée,   s'écria-t-il,   par  delà  l'Hydaspe  et   le 


LES    STROZZI    DE    FERRARE  185 

Tanaïs,  quand  elle  aurait  franchi  les  Colonnes 
d'Hercule  et  gagné  le  pays  oii  les  Syrtes  roulent 
le  sol  en  tourbillons,  par  terre,,  par  mer,  je  la 
suivrai.  »  Et  parmi  les  moyens  de  locomotion 
sa  mythologie  remuée  lui  présenta  d'abord  à 
l'esprit  les  ailes  de  Persée,  la  machine  fabu- 
leuse de  Dédale,  le  char  de  Médée  et  les  roues 
volantes  de  Triptolème,  ensuite  de  quoi  il  n'en 
vit  qu'un,,  immédiatement  à  sa  portée,  et  qui  était 
de  se  mettre  en  route,  selon  le  mode  ordinaire. 
Oui,  mais  il  y  avait  des  forêts  et  des  montagnes 
h.  franchir  ;  il  pouvait  rencontrer  des  brigands., 
être  mangé  par  des  fauves,  faire  son  Pyrame 
avec  cette  autre  Thisbé.  Malheureuse  mytho- 
logie !  voici  que  la  tapisserie  lui  déroulait  main- 
tenant toute  la  série  des  tromperies  et  cocuages 
célèbres  :  Ménélas,,  Agamemnon.  Anthia  lui 
serait-elle  fidèle P  Oui,  sans  doute,  car  il  y  avait 
aussi  Pénélope,  Andromaque,  etc. 

J'ignore  s'il  partit.  En  tous  cas,  Anthia  revint, 
mais,  qu'on  me  passe  l'expression,,  il  fallut  à 
Strozzi  une  rude  santé.  Quatre  ans  de  suite,  elle 
le  fit  poser,  presque  toutes  les  nuits  à  sa  porte, 
et  souvent  les  pieds  dans  la  pluie  ou  la  neige  : 
«  J'étais  la  fable  de  Ferrare,  racontait-il  plus 
tard.  » 

A  la  fin,  saisi  de  l'esprit  d'entreprise,  par  une 
nuit  sombre  et  sans  lune,  il  se  hissa  sur  le  toit 
de  sa  bonne  amie,  et  par  le  conseil  et  avec  le 
secours  de  la  fruitière,  entra  dans  la  chambre 
par  les  fenêtres,,  car  le  portier  de  la  maison 
n'avait  rien  voulu  savoir.  On  avait  préalable- 
ment endormi  d'un  narcotique  l'œil  unique  de 


18G  l'humanisme 

ce  Polyphème,  à  qui  Tito  ne  manqua  pas 
d'écrire  son  fait  en  des  vers  indignés  qu'il  com- 
posa le  lendemain. 

Au  milieu  de  son  bonheur,  Tito  ne  laissait 
pas  cependant  que  d'^tr'e  poursuivi  de  rêves 
bucoliques  et  il  regrettait  que  de  si  belles 
amours  n'eussent  pas  eu  pour  théâtre 

Le  fond  des  bois  et  leur  vaste  silence. 

Il  ne  put  se  retenir  d'en  toucher  quelques 
mots  à  ses  amis.  Cela  fit  du  bruit.  Anthia  fu- 
rieuse l'avertit  qu'il  eût  à  quitter  Ferrare  tout 
de  suite. 

Docilement  et  tristement,  il  s'achemina  vers 
la  Flaminie,  avouant  qu'il  avait  trop  parlé  et 
que  sa  langue  l'avait  perdu,  dédommagé  toute- 
fois un  peu  par  l'espoir  qu'un  tel  événement 
serait  longtemps  un  sujet  d'entretien  parmi  les 
hommes.  Néanmoins  il  fut  bien  content  de  ren- 
trer. 

—  ('  Tours  de  ma  patrie,  salut,  s'écriait-il. 
Salut  Ferrare,  fondée  sous  des  étoiles  favorables, 
ville  aux  églises  et  aux  palais  superbes  et  qui 
peux  à  peine  contenir  la  foule  de  ton  peuple, 
ville  fies  Muses.  Cérès  gorge  des  greniers,  Bac- 
chus  ne  te  refuse  pas  les  vins  exquis,  de  gras 
troupeaux  tondent  tes  pâturages.  Le  père  Eridan 
le  presse  de  sa  forte  ceinture.  Sous  sa  garde,  tu 
ne  connais  que  les  doux  combats  de  l'Amour  ». 

Il  put  donc  contempler  de  nouveau  les  yeux 
noirs  de  sa  belle.  Cette  fantasque  Italienne  lui 
apparaissait,    un    diamant   aux   cheveux,    jouant 


LES    STROZZI    DE    FERRARE  187 

du  luth,  comme  sur  les  peintures  ;  elle  retrou 
vait,  pour  plaire,  les  mouvements  des  danseuses 
harmonieusement  enroulées  au  flanc  des  vases 
grecs,  puis  elle  s'amusait  à  faire  presque  assas- 
siner son  amant,  quand  il  s'en  retournait,  par 
les  petites  rues  noires.  *' 

Parfois,  elle  partait  pour  une  saison  balnéaire, 
à  Vbano,  près  de  Padoue.  Il  en  revenait  à  Strozzi 
toute  espèce  d'histoires,  tantôt  qu'elle  se  ma- 
riait, tantôt  q.u'elle  s'était  affichée  avec  tel  ou 
tel. 

—  «  Je  vous  envoie,  écrivait  alors  le  poète  à 
un  de  ses  amis,  un  nouveau  plan  de  la  mer  et 
de  la  barque  que  J'y  monte.  Son  eau  est  faite 
de  mes  larmes,  sa  voile,,  de  mon  erreur,  sa 
coque  de  mon  âme  démente.  L'espoir  y  sert  de 
timon,  j'ai  mes  soucis  pour  compagnons;  l'ancre 
est  ma  douleur,  l'amour,  mon  pilote.  Et  l'Océan 
où  je  navigue  n'a  pas  de  bords.  » 

Enfin,  la  catastrophe  se  produisit.  Strozzi  sur- 
vint une  nuit,  comme  sortait  furtivement  de 
chez  Ânthia  un  jeune  homme.  Sa  consternation, 
sa  douleur  furent  poignantes.  Pourtant,  une 
amère  curiosité  le  soutenant,,  il  eut  la  force  de 
Aoir  jusqu'au  bout.  Anthia  descendit,  une 
lampe  à  la  main,  la  posa  dans  le  vestibule,  rap- 
pela le  jeune  homme  et  resta  un  long  moment 
encore  à  causer  avec  lui,  sous  la  porte. 

—  «  Je  vous  prends  à  témoin,  astres,  et  vous, 
clairs  rayons  de  la  Déesse  aux  cornes  d'or,  que 
j'ai  été  sur  le  point  de  tirer  l'épée  et  de  les  tuer 
tous  les  deux.  Vénus  n'a  pas  permis  que  je  souil- 
lasse de  leur  sang  mes  mains  pures.  Comme  j'ar- 


188  l'humanisme 

rivais,  ils  se  sont  enfuis  ensemble  dans  la  maison 
qu'ils  ont  refermée  au  verrou.  Moi  cognant  et 
l'appelant  ((  impie  »,  voilà  comme  ils  m'ont 
fait  passer  cette  horrible  nuit  !...  » 

Il  allait  par  la  ville,  disant  : 

—  <(  Non  4  j'ai  honte  de  penser  à  tout  ce 
qu'elle  m'a  fait  souffrir.  Et  il  y  a  dix  ans  que 
cela  dure  !  » 

Cette  fois,  Anthia  prit  peur.  Elle  n'était  plus 
de  la  première  jeunesse.  Sa  réputation  était  bien 
défraîchie.  Seul,  l'amour  bruyant  du  poète  gen- 
tilhomme lui  maintenait  une  sorte  d'auréole 
romanesque.  Si  cet  amour  se  rompait,  c'était 
l'effondrement  définitif.  Elle  joua  la  tristesse, 
elle  essaya  de  ressaisir  son  amant  par  la  pitié. 

«  Que  me  veux-tu  encore,  misérable,,  lui  di- 
sait-il, avec  ton  visage  composé;*  Je  ne  suis  plus 
le  crédule  qu(e  j'étais,  je  ne  relournerai  pas 
comme  le  chien  à  mon  vomissement.  Va  !  qu'il 
te  possède  tout  seul,  qu'il  règne  sur  toi,  ton 
Cupidon  et  qu'il  veille  sur  ta  conduite  !  Votre 
amour  fera  long  feu  ;  tu  ne  pourras  te  contenter 
d'un  seid.  D'autre  part,  les  années  sont  venues; 
ton  ancienne  beauté  a  fléchi;  tu  as  trente  ans. 
Tes  che^'feux  trop  médicament  es  tombent 
comme  feuilles  en  automne,  tes  dents  noir- 
cissent; il  t'en  manque  quatre  et  cela  est  cause 
que  tu  siffles  en  parlant.  Tu  as  pris  du  ventre; 
tu  souffles;  on  dirait  la  vieille  Toccia,  la  men- 
diante. Et  puis  je  sais  sur  toi  bien  des  histoires 
et  qui  refroidiraient  singulièrement  ton  Paris, 
^i  elles  lui  venaient  aux  oreilles.  Tu  as  beau 
<?ourir  tous  les  marchands  de  fard  et  plus  que 


LES    STROZZI    DE    FERRARE  189 

Circé  te  peindre  le  visage,  tu  ne  feras  pas  que 
tu  reviennes  au  temps  où  je  t'ai  chantée.  Et 
pourtant  il  n'aurait  dépendu  que  de  toi  que  je 
t'aime  toujours.  Et  même  aujourd'hui,  quelque 
profonde  que  soit  ma  blessure,  je  ne  te  haïrai 
pas,  si  je  ne  t'aime  plus.  Je  ne  te  ferai  ni  bien 
ni  mal  et  lorsque  tu  te  seras  rendue,  par  tes 
vices,  la  risée  du  peuple,  moi  seul  serai  triste.  » 

Anthia  n'éprouva  aucun  embarras  à  répondre. 
Il  avait  vu  un  homme  sous  sa  porte  .^  La  belle 
affaire  !  Et  il  y  avait  bien  là  de  quoi  crier  !  Des 
hommes,  il  en  venait  tous  les  jours  à  la  maison 
voir  son  père.  Il  avait  vu  une  femme  s'entre- 
tenir avec  cet  homme. ^  Quelque  servante,  sans 
doute,  surprise  avec  un  domestique. 

Mais  non  !  Tout  cela  n'était  qu'un  prétexte 
pour  le  volage  Tito,  plus  inconstant  que  les 
vents,  plus  mobile  que  les  feuilles  du  tremble. 
Il  courait  à  quelque  nouvelle  passion  et  accusait 
la  malheureuse  de  sa  propre  infidélité.  Etait-ce 
une  raison  pour  l'insulter  si  ignoblement  ? 

Le  pauvre  Tito  baissait  la  tête,  écroulé  de 
repentir.  On  lui  fît  gagner  son  pardon.  Tout  de 
même,  au  fond  de  sa  conscience,  il  se  sentait 
dupe  et  un  peu  avili  de  le  savoir.  Et  dans  le  cri 
de  sa  rechute  sonne  l'accent  de  la  raison  qui 
chavire  et  qu'emporte  la  bête  à  face  de  sirène  : 
L'amour  saigne  à  mon  flanc,  où  il  est  enfoncé 
et  la  nuit  et  le  jour,  l'insidieuse  beauté  se  glisse 
en  mon  âme.  Elle  me  tourmente  de  ses  yeux 
clairs  ;  elle  entre  en  moi,  couverte  de  cette 
longue  chevelure  qu'elle  ploya  si  souvent  et  si 
captieusement  autour  de  mon  cou.  C'en  est  fait. 


190  l'humanisme 

Elle  m'enflamme  de  son  amère  joie  et  recom- 
mence, vénéneuse,  les  jeux  anciens.  Jamais 
Hliis,  je  ne  retrouverai  la  paix  !  » 

Il  la  retrouva  cependant,  cette  paix,  et  ne 
fondit  pas  tout  entier,  comme  il  l'avait  redouté, 
aux  torchères  de  ce  morbide  amour;  il  ne  devint 
point  la  pincée  de  cendre  et  la  petite  ombre,  en 
({uoi  cela  le  devait  dissoudre.  Ses  amis  n'eurent 
pas  non  plus  à  transcrire  l'épitaphe  que,  par 
précaution  testamentaire,  il  avait  rédigée  déjà  : 
«  Ci-gît  le  pauvre  Tito,  consumé  d'amour  i  »  ni 
ils  ne  plantèrent  le  myrte  noir,  par  lui  réclamé, 
entre  les  dalles  de  sa  tombe,  car  ce  fut  l'amour 
qui  mourut. 

Strozzi  vagua  quelques  années,  sans  que  son 
cœur  trouvât  oii  se  prendre.  La  chasse  et  l'équi- 
tation,  en  quoi  il  était  merveilleux,  paraissaient 
l'occuper  tout  entier.  Borso,  qui  songeait,  dès 
lors  à  transformer  en  duché  son  marquisat  de 
Ferrare,,  se  plaisait  à  courir  avec  lui,  autciit 
pour  les  émotions  que  lui  procuraient  les  che^ 
vauchées  de  ce  fantastique  camarade  que  pour 
ses  belles  imag^i nations  de  centaure.  Borso  se 
disait  qu'il  était  bien  fâcheux  que  tant  de  talent 
restât  inemployé  et,  sous  prétexte  de  lui  faire 
part  de  ses  préoccupations,  il  l'initiait  aux  af- 
faires. Il  crut  l'avoir  tout  à  fait  assagi,  lorsque 
Œneas  Sylvius  Piccolonnni,  prince  des  huma- 
nistes et  apparenté  à  la  maison  d'Esté,  vint  sous 
le  nom  de  Pie  II,  en  un  trône  papal,  que  précé- 
daient douze  chevaux  blancs,  au  son  des  cloches, 
au  fracas  des  bombardes,  promener  à  Ferrare  sa 
grande  image  et  essaimer  par  la  ville  les  man- 


LES    STROZZI    DE    FERRARE  191 

teaux  rouges    de    toute    sa    cour  de   cardinaux. 

Strozzi  avait  fait  en  vers  latins  le  compliment 
obligé,  et  le  succès  qu'il  y  avait  eu  semblait  le 
lier  désormais  à  son  rôle  de  personnage  officiel. 

Ah  !  bien,  oui.  Moins  de  trois  ans  après,  voici 
ce  qu'il  écrivait  : 

«  Ce  que  je  me  désintéresse  maintenant  de  tout 
ce  qu'on  peut  me  dire,  et  que  Ferdinand  vient 
de  succéder  à  son  père  sur  le  trône  de  Naples, 
et  que  Florence  bouge,  et  que  le  Turc  féroce 
avance  toujours  et  que  le  roi  de  France  s'apprête 
à  reprendre  Gênes  !...  De  ses  petites  mains 
adroites  aux  travaux  de  Minerve,,  la  jeune  Phil- 
lorhoé  a  saisi  tout  mon  cœur.  » 

Par  rénumération  des  événements  dont  il  se 
désintéresse,  Strozzi  nous  donne  la  date  de  ses 
nouvelles  amours  :  1462.  Il  devait  tourner  au- 
tour de  quarante  ans.  Phillorhoé  touchait  à 
peine  à  sa  quinzième  année,  c'est-à-dire  qu'elle 
n'était  pas  encore  sortie  pleinement  de  l'enfance 
et  que  sa  jeune  beauté  en  gardait  un  peu  le  mys- 
tère :  il  y  avait  en  elle  de  la  fraîcheur  des 
sources  ;  des  rappels  de  saulaies  tremblaient 
dans  ses  yeux  de  naïade  et  sa  voix,  aux  sonorités 
joyeuses,  était  troublante  comme  celle  d'Echo. 
Telle,  du  moins,  la  vit  le  poète.  Quel  rêve  ado- 
lescent attira  vers  cet  homme  cette  petite  fille  ? 
Elle  était  de  bonne  noblesse,  cependant,  quoique 
ses  parents  lui  laissassent  une  étrange  liberté. 
Peut-être  un  frisson  de  la  mort  prochaine  en- 
trevue l'avait-elle  poussée  peureuse  et  charmée 
et  lui  avait  fait  choisir  d'être  aimée  d'un  poète, 
dans  la  mémoire  duquel  elle  pût  revenir  encore 


192  LIlUMAiMSME 

s'asseoir,  familière,  et  se  reposer  de  tant 
d'ombre. 

Le  tableau  est  charmant,  que  nous  a  laissé 
Strozzi,  du  lieu  où  il  fallait  voir  :  «  Déjà,  j'ai 
fait  la  moitié  du  chemin.  Voici  le  chêne  au 
coin  du  carrefour,  et  les  vieux  hêtres  et  le  bois 
de  peupliers  ;  un  vent  léger  sort  de  leur  feuil- 
lage... A  gauche,  les  rives  du  Pô  ;  à  droite,  un 
antique  oratoire  et  le  petit  toit  d'une  maison 
de  pêcheurs.  Les  lierres  cernent  la  chapelle  de 
leurs  lianes  et  la  vieillesse  y  efface  les  divines 
figures.  La  croix  de  bois  qui  pend  au  milieu 
n'a  rien  d'artistique,  et  le  Pô  rapace  a  failli 
l'emporter  ;  ses  eaux  sacrilèges  ont  monté  jus- 
qu'aux mousses  du  toit...  Tout  près,  un  pauvre 
prêtre  laboure  avec  des  bœufs  sept  arpents  de 
ce  champ  stérile.  Mais  voici  que,  cachée  dans 
les  arbres,  s'ouvre  la  chère  villa.  Mon  cœur 
bat,  à  cette  attente.  Chut  !  La  bien-aimée  revient 
à  pas  rapides  et  me  fait  de  la  main  les  signes 
connus,  pour  que  j'approche  ». 

Ils  se  promenaient  dans  les  jardins  ou  allaient 
à  la  pêche,  sous  des  chapeaux  de  fleurs  vives. 
D'autres  fois,  elle  lui  chantait  des  romances  ita- 
liennes, puis,  brusquement,  abandonnant  son 
ouvrage  de  broderie,  elle  l'entraînait  à  danser  ; 
d'autre  fois,  flatterie  délicieuse,  elle  lui  lisait  ses 
vers.  Strozzi  nous  assure  qu'il  la  respecta  ju*^- 
qu'à  la  fin.  Et  vraiment  j'aimerais  mieux  cela. 

La  peste  de  Ferrare,  qui  fit  14,000  victimes 
cette  année-là  (1463)  se  saisit  de  la  pauvre  Phil- 
lorhoé,  comm.e  elle  fuyait,  et  depuis  ce  temps 
quasi-immémorial  le  visage  de  la  petite  nymphe 


LES    STROZZI    DE    FERRARE  193 

n'a  plus  souri  que  sur  le  fond  un  peu  brouillé  de 
la  clairière  où  les  vers  de  son  amoureux  Tout  close. 

Ce  fut  probablement  le  dernier  amour  de 
Strozzi  avant  son  mariage.  La  vie  publique  le 
prenait  peu  à  peu.  Elle  devenait  intense  à  Fer- 
rare.  Borso  faisait  démolir  les  vieux  quartiers, 
alignait  les  nouveaux,  construisait  des  palais, 
projetait  des  annexions  de  faubourgs,  organi- 
sait des  fêtes  et  des  tournois,  bousculait  les  habi- 
tudes et  bouleversait  jusqu'à  la  terre.  Les  en- 
voyés du  Grand  Turc  rencontraient  dans  les 
rues  des  ambassadeurs  de  Tunis  ou  de  Téhéran. 
L'empereur  d'Allemagne,  Frédéric  III,  y  fit  un 
double  séjour  en  1468-69.  A.  cette  occasion,  Lo- 
renzo  Strozzi,  frère  de  Tito,  donna  chez  lui  un 
bal,  où  durent  se  rendre,  de  gré  ou  de  force, 
les  cinquante  plus  jolies  demoiselles  de  la  ville. 
Le  peuple  trouva  cependant  que  c'était  beau- 
coup d'embarras  pour  un  petit  vieux  qui  n'avait 
plus  de  dents.  Il  est  vrai  que  ce  petit  vieux  dis- 
tribua des  décorations  et  des  titres,  tant  qu'on 
en  voulut.  Le  père  de  l'Arioste  y  ramassa  celui 
de  comte,  —  à  beaux  deniers  comptants,  ajou- 
taient les  sceptiques. 

Enfin  Borso  jugea  qu'il  était  temps  d'occuper 
Tito,  et  pour  le  rendre  définitivement  sérieux, 
de  le  marier.  On  lui  fît  épouser  Domicilia,  fille 
de  Guido  Rangone,  chef  de  la  noblesse  modé- 
naise.  La  jeune  fille  n'avait  que  16  ans  ;  elle 
était  jolie,  intelligente  et  -riche.  C'était  bien  de 
la  chance  pour  ce  coureur  un  peu  fatigué,  qui 
devait  entrer  dans  les  quarante-huit  ans,  et  lui- 
même  en  convenait   : 

13 


194  l'humanisme 

<(  Au  fond,  dit-il,  à  regarder  la  suite  de  mes 
jours,  je  puis  dire  que  j'ai  été  heureux.  Et  main- 
tenant,, sans  avoir  les  richesses  de  Crésus,  nous 
possédons,  ma  femme  et  moi,  des  revenus  très 
suffisants  pour  notre  rang.  Que  m'importent  à 
présent  les  danses,  les  chansons,  les  spectacles .î^ 
Tout  cela  n'est  plus  de  mon  âge  ni  de  ma  posi- 
tion, hon  pour  les  irréguliers  de  l'amour.  Moi 
aussi,  certes,  je  me  suis  attaché  à  tromper  de 
pauvres  filles,  mais  je  n'étais  pas  marié.  Au 
jourd'hui  fussé-je  lihre  encore,  je  ne  désirerais 
pas  d'autre  femme  que  ma  Domicilia.  C'est  sur- 
tout par  les  qualités  de  son  cœur  qu'elle  m'est 
chère,  et  de  plus  je  lui  dois  le  bonheur  d'être 
père.  Mon  très  bel  enfant  me  rit  comme  s'il  me 
connaissait.  A  ma  vue,  il  soulève  sa  petite  tête 
de  son  berceau,  il  remue  sa  petite  langue  et  ses 
petites  lèvres,  comme  pour  me  répondre  quand 
je  l'appelle  Hercule.  Il  tend  avec  un  doux  ga- 
zouillement ses  mignonnes  mains  et  s'efforce 
de  venir  sur  mon  sein.  Ces  joies  que  je  dois  à 
ma  très  douce  épouse,  je  les  préfère  à  tous  les 
royaumes.   » 

La  mort  du  duc  Borso  (20  août  1471),  fut  le 
premier  émoi  sérieux  de  Tito  Vespasiano.  Il  put 
craindre  un  moment  de  tout  perdre.  Sa  fortune 
dépendait  des  dispositions  de  son  successeur. 
Borso  ne  s'étant  pas  marié,  il  y  avait  deux  pré- 
tendants, son  neveu  Nicolas,  le  fils  du  marquis 
Lionello,   et  son   frère,   Hercule  d'Esté. 

La  prise  de  possession  du  duché  par  Hercule 
fut  vraiment  une  superbe  opération.  Tout  était 
prêt.   Venise  s'était  déclarée  pour  lui  et  faisait 


LES    STROZZI    DE    FERRARE  195 

déjà  avancer  ses  troupes.  Il  n'eut  qu'à  monter 
à  cheval,  suivi  de  toute  la  noblesse,  et  ce  fut 
fait. 

Tout  de  suite,  le  nouveau  duc  négocia  son  ma- 
riage avec  Eléonore  d'Aragon.  Tito  fut,  avec 
son  neveu,  le  poète  Boïardo,,  de  l'escorte  d'hon- 
neur qui  alla  chercher,  à  Naples,  la  jeune  prin- 
cesse. A  cette  occasion,  il  fît  la  connaissance, 
là-bas,  de  Zaccliarias  Barbaro  et  de  son  fils,  le 
fameux  Hermolaûs  Barbarus. 

A  partir  de  ce  moment,  Tito  se  trouva  presque 
de  toutes  les  grandes  affaires  et  de  toutes  les  cé- 
rémonies officielles.  Nommé  gouverneur  de  la 
Polésine  de  Rovigo,,  il  y  reste  jusqu'à  l'époque 
de  la  guerre  avec  les  Vénitiens,  guerre  pendant 
laquelle  il  a  le  chagrin  de  voir  ses  châteaux 
brûlés. 

Là-dessus,  la  peste  éclate.  Il  envoie  sa  femme 
et  ses  enfants  chez  les  Pic  de  la  Mirandole,  qui 
se  trouvent  doublement  leurs  cousins,  par  les 
Boïardo. 

A  la  paix,  il  reprend  son  gouvernement,  oii 
le  seconde  son  admirable  et  vaillante  femme 
qui,  toute  seule  et  sans  effusion  de  sang,  étouffe 
une  émeute  à  Lugo  et  sauve  la  ville. 


VI 


LES  AMOURS  DE  LUCRÈCE  BORGIA 
ET  DE  PIERRE  BEMBO  (') 


Gregorovius,  clans  sa  vie  de  Lucrèce  Borgia,  a 
indiqué,  sans  oser  les  conter,  les  amours  de  son 
héroïne  avec  Pierre  Bembo.  Bien  mieux  que 
cette  réserve  du  savant  allemand  ne  montre  la 
nécessité,  à  côté  de  la  grande,  de  la  petite  his- 
toire plus  aventureuse  et  plus  romanesque,  car, 
s'il  a  rejeté  de  son  sujet  cette  matière,  ce  n'est 
pas  qu'elle  manquât  d'intérêt,  ce  n'est  pas  non 
plus  que  les  documents  fissent  défaut.  Mais  il 
y  avait  là  pour  lui  une  sorte  de  cas  de  con- 
science professionnel.  L'analyse  et  l'étude  de 
ces  documents  ne  relevaient  pas  de  la  méthode 
historique  ordinaire.  Il  ne  pouvait  s'en  tirer 
que  par  une  dissertation  qui  eût  alourdi  son 
livre  ou  par  une  reconstitution  psychologique 
audacieuse,  à  laquelle  il  n'a  pas  voulu  se  ris- 
quer. 

(i)  Le  mot  d'amour  est  peut-êlre  un  peu  gros  pour  qualifier  un 
sentiment  qui  paraît  bien  être  resté  platonique. 


198  l'humanisme 

Je  vais  essayer  d'être  plus  hardi  ou  plus  témé-  Il 
raire.  Mais  auparavant,  il  convient  de  tracer  un 
rapide  crayon  de  ces  Borgia,  sur  le  compte  des- 
quels l'opinion  est  nourrie  encore  d'accusations 
ramassées  dans  les  pamphlets  politiques  du 
f^mps. 

Je  n'entreprends  pas  la  réhabilitation 
d'Alexandre  \I,  mais  je  ne  puis  m'empêcher 
de  dire  que  ce  pape  ne  fut  peut-être  pas  au  fond 
un  si  méchant  homme,  surtout  si  on  le  juge  du 
point  de  vue  des  idées  et  des  moeurs  de  l'époque  : 
un  peu  viveur  certes,  un  peu  noceur,  pas  très 
sérieux  pour  sa  profession  et  l'un  des  moins 
recommandables,  à  coup  sûr,  des  candidats  à 
la  tiare,  voilà  quel  il  nous  apparaît,  comme  car- 
dinal. Son  élection  fit  scandale  parce  qu'elle  fut 
inattendue  et  contrariante  pour  le  sentiment 
public  italien. 

On  avait  espéré  un  pape  politique,  ayant  l'ex- 
périence, les  traditions,  la  manière  et  qui,  tout 
en  casant  ses  neveux  ou  ses  fils  selon  l'usage, 
saurait  ne  rien  déranger  à  l'équilibre  créé  par 
Laurent  le  Magnifique  et  laisserait  à  la  fédéra- 
tion italienne  le  temps  de  se  constituer  et  de 
s*affermir.  Au  lieu  d'un  tel  homme,  on  avait  ce 
beau  Lenzuolo-Borgia,  aux  yeux  magnétiques, 
adoré  des  femmes  qu'il  adorait  et  d'autant  plus 
dangereux  qu'il  était  moins  sérieux,  plus  enjô- 
leur, plus  fuyant,  et  qu'en  sa  qualité  d'Espa- 
gnol, il  se  moquait  parfaitement  de  l'Italie  et  ne 
songerait  qu'à  se  composer  une  existence 
agréable  et  à  établir  ses  bâtards. 

Qu'avait-il    donc    fait    pour    obtenir    les    suf- 


LUCRÈCE    BORGIA    ET    PIERRE    BEMBO  199 

frages  du  conclave?  Il  y  avait  mis  le  prix  ;  mais 
cette  fois,  l'opinion  se  révolta,  parce  que  les 
intérêts  étaient  menacés,  et  cela  donna  une  force 
inconnue  aux  voix  jusque-là  étouffées  des  réfor- 
mateurs comme  Savonarole. 

La  colère  s'accrut  et  devint  fureur,  lorsqu'on 
vit  les  actes  de  sa  politique,  et  ce  fut  de  Naples, 
livrée  par  lui  aux  Français  et  aux  Espagnols, 
que  naturellement  volèrent  contre  lui  et  les  siens 
les  épigrammes  les  plus  féroces  C). 

Je  ne  serais  pas  étonné  que  le  grand  meneur 
de  la  politique  de  ce  fin  jouisseur,,  mal  préparé 
à  son  effrayant  pouvoir,  eût  été  son  fils.  César. 
Qu'on  imagine  celui-ci,  petit  jeune  homme,  bâ- 
tard d'un  cardinal  un  peu  taré  et  méprisé, 
qu'on  imagine  le  fils  de  la  Vanozza,  joli  comme 
une  fille,  gâté  dans  les  moelles,  saoulé  de  dé- 
bauches, maintenu  jusque-là  dans  le  bas  monde 
oii  vivait  sa  mère,  et  cependant  ayant  les  ambi- 
tions démesurées  de  ceux  qui  ne  savent  rien  de  la 
vie  et  ne  peuvent  guère  espérer  d'elle.  Il  ne  rêve 
que  du  métier  des  armes  et  on  ne  lui  parle  que 
de  prêtrise;  il  enrage  de  ne  pouvoir  traiter  de 
pair  à  compagnon  avec  les  princes,  ducs  et  rois, 
lui,  l'adolescent  équivoque,  que  tous  humilient. 
Son  intelligence  est  formidable,  mais  il  ne  prend 
dans  les  livres  que  ce  qui  entretient  sa  manie  : 

(i)  Ceux  que,  comme  Alexandre  VI,  on  a  pu  appeler  les  mau- 
vais papes,  furent,  en  réalité,  de  très  grands  princes.  Ils  avaient 
été  élevés  au  Saint-Siège  pour  leur  valeur  politique.  Et  ce'a  datait 
du  Moyen-Aee.  Tous  furent  des  hommes  de  haute  culture  et  de 
grande  capacité  et  qui.  à  ce  point  de  vue,  firent  honneur  à  l'Eglise 
don'  ils  défendirent  habilement  les  intérêts  temporels  et  spiri- 
tuels. Aux  yeux  de  leur  temps,  ils  furent  de  grands  Papes. 

{Note  de  l'auteur.) 


200  l'humanisme 

des  leçons  de  volonté  et  d'audace,  des  strata- 
gèmes de  conduite  ;  il  ramasse  et  renifle  tout  ce 
qui  flotte  dans  Taîr  de  son  pays  et  de  son  temps. 
Puis  le  voilà  subitement  fils  de  pape  :  il  sait 
que  tout  va  lui  être  permis  et  il  se  permet  tout, 
même  des  crimes  inutiles,,  même  des  crimes  de 
pure  virtuosité,  pour  se  faire  la  main,  pour 
étonner,  pour  se  saisir  mieux  de  l'âme  un  peu 
molle  de  son  père,  qu'il  compromet  par  sys- 
tème, dont  il  se  fait,  de  gré  ou  de  force,  un  com- 
plice. 

La  rapidité  est  sa  manière,,  la  stupeur  et  l'ef- 
froi sont  ses  moyens.  Il  sait  dissimuler,  mentir 
comme  pas   un   Italien,   engourdir  la  prudence 
des  hommes  par  des  séductions  et  des  caresses, 
par  je  ne  sais  quelle  suavité  de  visage  où  il  y  a 
de   la    femme   et  de   l'adolescent.    Ses   victimes 
elles-mêmes  ne  peuvent  se  retenir  de  l'admirer, 
tant  il  réalise,  avec  une  maestria  inconnue  jus- 
qu'à lui,  le  type  d'homme  fort  que  chacun  pres- 
sentait et  aurait  voulu  être  alors.  Il  joue  la  diffi- 
culté :  son  frère,  le  duc  de  Gandie,  le  gêne,,  lui 
apparaît  comme  un  obstacle  possible  à  ses  pro- 
jets, il  le  fait  assassiner,  puis  tranquille,  avec  la 
sécurité   que  lui    donne   le   fait  accompli,    il   se 
présente  à  son  père.  Sous  prétexte  de  venger  un 
fils,  il  sait  bien  qu'Alexandre  VI  ne  condamnera 
pas  l'autre  à  mort.   Sa  sœur  Lucrèce  a  épousé 
un    jeune   homme    qui,    ne    pouvant   servir   ses 
ambitions,    n'est  plus   qu'un   embarras   dans  la 
famille.  Il  juge  qu'il  faut  s'en  défaire  et  cela  ne 
traînera  pas.    Le  malheureux   est   ramené   à   sa 
femme,   un  soir,   lardé  de  coups  de  poignards, 


LUCRÈCE    BORGIA    ET    PIERRE    BEMBO  201 

mais  respirant  encore  ;  Lucrèce  le  prend  sous 
sa  garde,  s'assied  à  côté  de  son  lit,  le  soigne, 
mais  bientôt,  pour  mettre  fin  à  cette  sentimen- 
talité,, César  force  les  portes,  entre  dans  la 
chambre  de  sa  sœur,  court  au  lit  du  malade  et 
l'étrangle  dans  les  bras  des  femmes  qui  essaient 
de  le  défendre.  Et  c'est  ainsi  qu'il  fait  marcher 
les  gens,  et  que,  par  le  plus  court  chemin,  il  va 
à  son  but  :  l'Empire. 

Il  y  a  bien  aussi  de  la  parvenue  chez  Lucrèce, 
mais  son  ambition  n'a  pas  besoin  de  ces  tra- 
giques ressorts.  Ce  qu'elle  veut  ne  demande  que 
de  la  finesse  et  de  la  suite  dans  l'esprit.  Duchesse 
de  Ferrare,  elle  s'appliquera  uniquement  à  être 
aimable,  à  être  aimée,,  à  tracer  d'elle-même  une 
figure  assez  touchante,  assez  pure.  Derrière  ses 
yeux  bleus  fleuris  d'un  printanier  sourire,  rêve 
son  cœur  tendre,,  malicieux,  entêté.  Elle  a  appris 
le  latin,  et  peut-être  le  grec  et  l'hébreu  quand 
elle  était  petite  fille,  en  écoutant  aux  portes  ; 
elle  est  une  divine  musicienne,  compose  dans  la 
langue  de  ses  ancêtres  de  jolis  vers  chantants  et 
danse,  selon  les  divers  modes  des  nations,,  si 
bien  que  tour  à  tour,  Espagnole,  Italienne  ou 
Française,  elle  s'accommode  et  se  plie  à  toutes 
les  nuances  du  désir  ou  du  regret. 

Ce  qui  la  distingue  des  duchesses  ses  belles- 
sœurs,  c'est  l'absence  de  toute  hauteur  ;  elle 
est  de  pîain-pied  avec  ses  amis,  quels  qu'ils 
soient  et  leur  donne  de  son  âme  tout  ce  qu'elle 
peut  donner.  Sa  conduite  est  pleine  de  coups  de 
tête  charmants  et  d'exquises  imprudences. 

Elle  sait  que  les  poètes  ont  été  féroces  pour 


202 


L  HUMANISME 


elle,  que  Sannazar,  Pontano  et  ix)us  ceux  de 
l'Académie  de  Naples  la  poursuivent  de  mots 
atroces,  l'accusent  d'avoir  trempé  dans  tous  les 
crimes.  Elle  veut  conquérir  les  poètes.  A  peine 
débarrassée  du  cérémonial  de  son  mariage,  elle 
leur  fait  la  délicieuse  flatt^erie  d'aller  à  leur 
recherche.  Tout  de  suite,  elle  supprime  avec 
eux  les  distances,  le  temps,  la  légende  mauvaise 
et  leur  montre  un  cœur  de  sœur.  A  quoi  bon 
les  embarras.^  Elle  a  beau  être  la  duchesse  de 
Ferrare,  elle  n'en  reste  pas  moins  une  pauvre 
fille  du  hasard  et  du  péché  ;  elle  n'a  d'autre 
patrie,  d'autre  maison.,  d'autre  abri  que  la 
poésie. 


Quoi  qu'il  en  soit,  lorsque,  le  mardi  2  mars 
1502,  aux  côtés  de  l'ambassadeur  de  France  qui 
lui  servait  de  parrain,  sous  le  baldaquin  de 
soie  blanche  porté  par  les  docteurs  de  la  ville 
et  montée  sur  un  coursier  caparaçonné  de  drap 
d'or,  toute  blonde,  toute  frêle  et  si  jolie  avec 
ses  yeux  rieurs,  gentiment  coiffée  de  son  bonnet 
d'or  incrusté  de  grosses  perles,  au  son  des  ci- 
thares, des  cornemuses  et  des  tambourins, 
escortée  en  interminable  cavalcade  de  toutes  les 
pompes  du  siècle  et  de  l'Eglise,,  précédée  de 
cent  cinquante  mules  et  fourgons  portant  la 
dot  et  le  trousseau,  entra  dans  Ferrare  Lucrèce 
Borgia,  la  fille  du  pape  Alexandre,  nouvelle  ma- 
riée  du   prince   héritier,    le   peuple   se   dit  que 


LUCRÈCE    BORGIA    ET    PIERRE    BEMBO  203 

décidément  son  vieux  duc  Hercule  était  un  fin 
matois  et  que  ce  mariage  était  une  bonne 
affaire.  Positivement  tout  le  monde  était  amou- 
reux de  cette  petite  duchesse  de  vingt-cinq  ans, 
à  commencer,  bien  entendu,  par  les  poètes.  Il 
n'était  pas  jusqu'au  vieux  Tito  Yespasiano 
Strozzi  qui  ne  sentît  reverdir  ses  quatre-vingts 
ans  ;  dans  son  délire,  il  composait  des  calem- 
bours en  latin. 

L'Arioste  seul  paraît  avoir  gardé  son  sang- 
froid.  Je  crois  qu'il  boudait  un  peu.  ,Le  grand 
poète  était  fier  et  ombrageux  à  l'excès.  Il  avait 
composé  un  bel  épithalame,,  s'était  défilé  en- 
suite pour  ne  pas  se  donner  en  spectacle  et 
était  furieux  qu'on  ne  pensât  plus  à  lui. 

Quant  à  Pierre  Bembo,  il  n'était  certainement 
pas  là  lorsqu'eurent  lieu  les  fêtes,  n'ayant  au- 
cun titre  pour  y  assister.  Même  un  sentiment 
de  décence  dut  le  tenir  éloigné,  pendant  tout 
ce  temps,  de  Ferrare,  où  l'amitié  l'installait, 
les  trois  quarts  de  l'année,  chez  les  Strozzi  :  on 
aurait  pensé  qu'il  était  resté  là  pour  se  faire 
présenter. 

Mais  il  était  trop  poète,  pour  qu'un  doux 
et  étrange  émoi  n'entrât  pas  dans  son  âme,, 
au  bruit  de  l'arrivée  de  la  fille  du  pape.  Qui 
peut,  ayant  vu  le  portrait  de  Lucrèce  dans  les 
fresques  du  Pinturicchio  ne  pas  être  emporté  en 
plein  rêve,  ne  pas  subir  cette  grâce  mélanco- 
lique et  l'attirance  de  ce  visage  un  peu  irréel, 
quasi-musical,  où  se  glisse  l'idée  du  cygne, 
peut-être  pour  tout  ce  qu'évoque  de  joie  énorme 
et  de  pompe  mythologique  la  cour  de  ce  Zeus 


2U4  l' HUMANISME 

papal,  que  fui  Alexandre  VI  et  donl  rexisteiice 
puissamment  imaginaire  pouvait  faire  éclore 
des  Léda  et  des  Sémélé.,  aussi  bien  que  des 
Bacchus  et  des  Mercure  ? 

Il  l'attendait,  il  savait  qu'elle  apparaîtrait  un 
jour  dans  son  cœur  et  dans  sa  maison.  D'ici 
lors,  il  s'en  fiait  à  ses  amis,,  qui  parleraient  de 
lui,    l'annonceraient,    le  feraient   désirer. 

Pierre  Bembo  avait  alors  trente-deux  ans.  Sa 
figure  se  précisait,  et,  chaque  année,  au  lieu 
de  le  vieillir,  lui  apportait  ce  rajeunissement 
que  donnent  une  élégance  d'esprit  toujours  plus 
sûre  et  un  usage  de  soi  toujours  plus  parfait. 
Il  passait  pour  un  miroir  de  politesse  et  les  plus 
fins  des  Ferrarais  devaient  sembler  d'esprit 
lourd,  à  côté  de  lui,  le  brillant  Vénitien,  dont 
l'adolescence  avait  respiré  l'air  subtil  de  Flo- 
rence, aux  temps  déjà  lointains  du  Magnifique. 
Bernard  Bembo,  son  père,  ambassadeur  là-bas, 
de  la  sérénissime  République,  y  avait  été  l'ami 
des  Marsile  Ficin,  des  Politien,  chez  lesquels 
il  avait  laissé  un  grand  souvenir.  L'intelligence 
de  Pierre  Bembo  s'était  donc  bercée,  de  bonne 
heure,  aux  sonorités  du  langage  toscan,  en 
même  temps  qu'il  se  familiarisait  avec  cette 
souple  philosophie  platonicienne,  si  propre  par 
son  élévation  et  sa  ductilité  à  former  aux  belles 
et  inépuisables  causeries.  De  là,  il  était  parti 
pour  Messine  suivre  les  cours  de  grec  du  fameux 
Constantin  Lascaris.  Puis  son  père  ayant  été 
désigné  par  Venise  pour  partager  avec  le  duc 
Hercule  le  gouvernement  de  Ferrare,  il  l'avait 
accompagné    dans    cette    ville,    où    il    s'était   lie 


LUCRÈCE    BORGIA    ET    PIERRE    BEMBO  205 

de  grande  amitié  avec  les  Strozzi.  La  mission 
de  son  père  terminée,  il  y  revint  ;  les  Strozzi, 
ayant  villa  et  hôtel,  le  logeaient.  Il  vivait  chez 
eux  à  sa  fantai&ie.  Quand  il  était  à  la  villa.  Her- 
cule Strozzi,  que  ses  fonctions  publiques  rete- 
naient à  Ferrare,  lui  envoyait  porter  des  vivres. 

Et  maintenant  quiconque  a  visité  Ferrare  se 
rend  compte  que  cette  ville  n'a  jamais  du  être 
bien  grande,  ni  bien  solennelle  et  qu'elle  doit 
son  prestige  et  son  immortalité  uniquement  aux 
poètes.  Et  au  fond,,  on  sent  bien  que  tous  ces 
gens  si  brillants  qui  l'habitèrent  ne  durent  être, 
à  commencer  par  le  duc  et  les  duchesses,  que  de 
grands  bourgeois  délicieux.  On  vivait  là,  on  se 
voyait,  on  devisait  de  belles  choses,  en  beau 
langage,    familièrement  et  sans   contrainte. 

Aussi  ne  nous  étonnerons-nous  pas  de  voir, 
une  belle  après-midi  de  novembre  1502,  faire 
irruption  à  la  villa  Strozzi.,  brusquement, 
Lucrèce,  avec  une  petite  escorte,  où  figurait  le 
jeune  c/ousin  de  son  mari,  Hercule  d'Esté, 
Bembo  était  tout  seul,  et  la  conversation  prit  si 
vite  bonne  tournure,  qu'il  parla  de  faire  pré- 
parer à  dîner.  «  Ah  !  si  elle  était  restée,  écri- 
vait le  poète  enthousiaste  à  Strozzi,  je  l'aurais 
régalée  de  toutes  les  délices.  Et  que  ne  ferait- 
on  pas  pour  une  femme  si  belle,,  si  élégante  et 
si  peu  formaliste  !  Comme  elle  allait  partir,  je 
lui  donnai  les  vers  que  je  t'ai  récités  ;  je  de- 
vais lui  en  donner  d'autres  pour  toi,  mais  qui 
ne  me  plaisaient  pas.  Elle  me  les  prit,  et  voulait 
à  toute  force  les  emporter  ;  j'essayai  de  rattraper 
le  papier  entre  ses  mains  ;  je  tirais,   elle  résis- 


20f)  l'humanisme 

tait,  bref,  ils  ont  été  déchirés.  Je  te  les  envoie 
maintenant,  avec  quelques  changements.  S'ils 
ne  te  paraissent  pas  trop  mauvais,  tu  les  lui 
remettras  directement,,  ou  bien  tu  les  lui  feras 
porter,  car  je  ne  veux  pas  que  tu  dises,  qu'oc- 
cupé comme  tu  es,  j'abuse  de  ton  temps. 
Sérieusement,  je  t'ordonne  de  la  saluer  beaucoup 
de  ma  part,,  ain&i  que  sa  Clymène.  J'apprends 
que  ces  dames  doivent  passer  plusieurs  jours  à 
Venise.  Je  t'en  prie,  si  elles  ont  besoin  là-bas 
de  quoi  que  ce  soit,  qu'elles  l'aillent  prendre 
chez  moi.  Rien  ne  me  sera  plus  agréable.  » 

L'aventure  commençait  trop  joliment  pour 
être  arrêtée  là.  Le  poète  ravit  Lucrèce  et  son 
amour  sut  persuader  ;  du  moins  elle  n'en  re- 
poussa pas  l'aveu.  Les  choses  allèrent  assez 
loin  entre  eux  pour  qu'il  pût  être  autorisé  à 
écrire,  quelques  mois  plus  tard,  ces  choses  à  la 
fois  ingénieuses  et  brûlantes  : 

(f  Depuis  que  je  vis,  je  ne  me  souviens  pas 
d'avoir  reçu  jamais  lettre  aussi  douce  que  celle 
que  votre  Seigneurerie  me  donna  à  mon  départ 
et  dans  laquelle  vous  me  montrez  que  j'étais 
dans  votre  grâce.  De  cela  j'avais  eu  plus  d'une 
marque  auparavant,  mais  l'assurance  que  J'en 
recevais  de  votre  main  m'a  été  d'une  infinie 
satisfaction.  Agréez  tous  les  remercîments  que 
je  vous   dois   pour   un   si   cher  don. 

«  Vous  me  dites  que  ma  lettre  a  apporté  un 
rafraîchissement  longuement  attendu  à  vos 
ennuis.  Je  réponds  qu'il  faut  que  vous  sachiez 
que,  du  premier  moment  que  je  vous  vis,  vous 
m'entrâtes  si  profond  dans  le  cœur,  que  jamais 


LUCRÈCE    BORGIA    ET    PIERRE    BEMBO  207 

depuis  pour  aucune  raison  vous  n'en  avez  pu 
sortir.  Et  si  je  me  suis  tu  longtemps,  n'en  accu- 
sez que  ma  maudite  fortune  qui  s'oppose  à  mes 
plus  grands  désirs  et  m'oblige  à  renfermer 
dans  mon  cœur  brûlant  et  afUigé  mes  flammes. 
Et  quoiqu'elle  me  soit  aujourd'hui  plus  con- 
traire que  jamais,  elle  ne  m'épouvante  pas,, 
elle  ne  m'empêchera  pas  de  vous  aimer,  de  vous 
tenir  pour  la  seule  et  chère  dame  de  ma  vie, 
elle  ne  fera  pas  que  je  ne  vous  serve  avec  cette 
pure  et  chaude  foi,  qu'un  ardent  et  immuable 
amant  peut  mettre  au  service  de  sa  dame,  par 
dessus  tout  aimée  et  honorée.  Je  vous  prie  que 
vous  ne  changiez  ni  ne  vous  attristiez  en  cet 
amour,  parce  que  beaucoup  de  choses  traversent 
mes  désirs  comme  vous  voyez,  mais  qu'au  con- 
traire ces  obstacles  vous  excitent  d'autant  plus 
à  aim.er,  que  plus  dure  vous  en  envisagez  l'en- 
treprise, car  il  est  à  la  portée  de  tous  d'aimer, 
quand  tout  nous  favorise  ;  mais  lorsque  tou- 
jours mille  difficultés,  séparations,  gardes  ou 
naurailles  se  dressent  à  l'encontre,  n'importe 
qui  ne  sait  pas  aimer,  ou  s'il  le  sait,  il  ne 
veut  pas,  ou  s'il  veut,  il  ne  persévère  pas,  et 
parce  que  la  chose  est  plus  rare,,  elle  est  aussi 
plus  belle  et  plus  magnanime  ;  elle  est  la 
marque  d'un  cœur  grand  et  élevé  et  bien  que 
je  souhaite  plutôt  tranquillité  à  nos  flammes 
que  difficulté,  il  n'en  reste  pas  moins  que 
j'éprouve  un  certain  fier  contentement  en  con- 
sidérant que  je  vous  aime  malgré  la  fortune  et 
que  rien  ne  pourra  faire  que  vous  ne  m'aimiez, 
de  votre  côté  et  que  viendra  le  jour  où  nous 


208  l' HUMANISME 

vaincrons  et  dominerons  ce  mauvais  vouloir 
et  alors  il  nous  sera  cher  et  doux  de  nous  sou- 
venir que  nous  aurons  été  de  fermes  et  cons- 
tants amants. 

((  Et  puisque  vous  me  dites  que  vous  ne 
ne  désirez  vivre  que  pour  moi,  je  vous  déclare 
à  mon  tour  que  désormais  je  ne  désirerai  ni  ne 
chercherai  rien  autre  dans  la  vie  que  vous, 
toujours  prêt  à  la  risquer  et  à  la  dépenser  pour 
vous  plaire.  Donc,  si  vous  savez  quelque  emploi 
de  moi  où  je  vous  sois  bon,  disposez  de  mes 
jours,  sans  marchander,,  je  vous  prie,  mais 
surtout  ayez  soin  que  personne  ne  puisse  sa- 
voir et  découvrir  vos  pensées,  afin  que  ne  vous 
soient  pas  plus  que  par  le  passé,  fermées  les 
voies  encore  ouvertes  à  nos  amours.  Veuillez 
ne  vous  fier  à  personne,  dussiez-vous  attendre 
pour  cela  mon  retour,  qui,  de  toute  façon,  aura 
lieu  après  Pâques,,  si  je  suis  encore  vivant.  Le 
porteur  de  cette  lettre  est  un  homme  très  sur  ; 
il  passe  à  Vérone,  et  retournera  savoir  si  vous 
avez  quelque  chose  à  me  recommander.  Vous 
lui  remettrez  votre  lettre  le  plus  secrètement 
possible.  Je  vous  prie,  puisque  nous  avons  si 
peu  d'occasion  de  nous  parler,  bouche  à  bouche, 
que  vous  daigniez  causer  longuement  par  lettres 
avec  moi,  me  raconter  votre  vie,  vos  pensers, 
à  qui  vous  avez  confiance,  les  choses  qui  vous 
tourmentent,  et  celles  qui  vous  apportent  de 
la  consolation.  Mais  encore  une  fois,  })renez 
garde  qu'on  ne  vous  voie  écrire,  car  je  sais 
combien  vous  êtes   surveillée   de  près. 

(f  Après    Pâques,  je  viendrai,  comme  je  vous 


LUCRÈCE    BORGIA    ET    PIERRE    BEMBO  209 

ai  dit,  puis  je  me  rendrai  à  Rome  pour  un  mois 
ou  un  peu  plus. 

«  Je  baise  votre  très  douce  main  par  laquelle 

mon  cœur  est  enchaîné,  et,  si  ce  n'est  pas  trop 

d'audace,   je  baise  vos  deux  yeux  si   gracieux,, 

si  brillants  et  si  doux,   qui   m'ont  blessé  toute 

ame. 

«  Le  L  entrelacé  d'un  A,  que  j'ai  porté  un 
temps  sur  ma  poitrine,  vous  daignerez  le  porter 
la  nuit  quelquefois  par  amour  de  moi,  si  cela 
vous  est  impossible  le  jour,  de  sorte  que  cette 
chère  auberge  de  votre  précieux  cœur  dont  je 
paierais  volontiers  de  ma  vie  la  faveur  de  la 
baiser  une  seule  fois,  une  longue  heure,  soit 
au  moins  touchée  par  ce  cercle  qui  longuement 
a  reposé  sur  mon  cœur.  )) 

On  sait  depuis  longtemps,,  que  sont  conser- 
vées dans  les  Archives  de  Mantoue  neuf  lettres 
de  Lucrèce  Borgia  à  Bembo,  avec  une  petite 
pièce  de  vers  espagnols  recopiée  de  la  main  du 
poète  et  une  mèche  de  cheveux  blonds.  Le  tout 
forme  un  mince  paquet,  rattaché  d'un  ruban. 
Ce  sont  évidemment  les  reliques  de  cet  amour. 
Bembo  a  daté  les  lettres.  Y  sont-elles  toutes  ? 
C'est  possible  et  même  probable.  Lucrèce  ne 
pouvait  pas  écrire  autant  cju'elle  aurait  voulu, 
mais  Angèle  Borgia  ou  d'autres  personnes  de- 
vaient être  en  correspondance  avec  le  poète  et 
chargées  de  lui  offrir  les  compliments  et  les 
souvenirs  de  son  amie.  Quant  aux  dates,  je  ne 
les  crois  qu'approximatives.  J'en  dirai  autant 
de  celles  qu'on  voit  au  bas  des  lettres  de  Bembo. 
Certaines     de      ces     dates      sont     visiblement 

14 


'^10  l'humanisme 

inexactes,  et  c'est  sans  doute  la  raison  qui  n 
découragé  Gregorovius.  Moins  scrupuleux  que 
lui,  je  tâcherai  de  les  ranger  dans  l'ordre 
logique. 

En  tous  cas,  voici  la  première  de  Lucrèce. 
Elle  répond  à  Bembo,,  qui  se  plaignait  de 
n'avoir  eu  aucun  mot  d'elle  encore. 

«  Mon  Monsieur  Pierre.  Avec  singulier  plai- 
sir et  consolation  j'ai  reçu  et  lu  votre  lettre 
et  j'ai  compris  votre  pensée.  Je  vous  en  remer- 
cie le  plus  abondamment  que  je  puis,  bien  que 
je  me  sois  un  peu  attristée  de  vous  y  voir  si 
mécontent  et  si  désireux  d'avoir  quelques  lignes 
de  la  main  de  F.  F.  Elle  n'a  pas  pu,  pour  beau- 
coup de  raisons,  vous  donner  la  satisfaction 
dont  elle  est  aussi  anxieuse  que  vous.  Quoi 
qu'il  en  soit,  je  suis  heureuse  de  la  suppléer 
avec  ces  petits  vers  écrits  de  ma  main,  persua- 
dée qu'ils  vous  apporteront  quelque  soulage- 
ment et  quelque  repos.  En  conséquence,  je  vous 
prie  de  la  tenir  pour  excusée,  en  considération 
de  moi  et  d'accepter  son  bon  vouloir,  qu'^  je 
vous  certifie  toujours  très  disposé  à  vous  être 
agréable  et  à  vous  servir.,  comme  à  l'occasion 
vous  pourrez  vous  en  rendre  à  vous-même  un 
bon   témoignage. 

"  Très  désireuse  de  vous  plaire. 

((  Lucrèce  d'Esté  de  Borgia  >)Z 

Cette  lettre  de  Lucrèce  Borgia  était  suivie  de 
vers,  écrits  en  espagnol  et  qui  valaient  surtout 
par  le  rythme,   que  je  trouve  joli  et  tendre.   A 


LUCRÈCE    BORGIA    ET    PIERRE    BEMBO  211 

vouloir   les   rendre   avec   une   entière   clarté,   je 
risquerais  d'en   faire  évanouir  l'âme  légère  : 

Je  pense  que,  si  je  mourais  i 

Et  qu'avec  mon  mal  finisse 
Mon  désir, 

Tant  grand  amour  finirait, 
Que  le  monde  entier  s'endormirait 
Inerte  et  froid. 

Aussi  bien,  souvent 
Mourir  me  tarde,  en  cet  état 
Si  doux. 

Et  je  dois,  usant  de  raison 
Penser  à  ma  gloire,  dans  le  feu 
Dont  je  peine. 

Si  aiguë  est  ma  souffrance, 
Et  si  bien  mort,  mon  espoir. 
Que  ne  peux  ni  réveiller  l'un 
Ni  faire  s'apaiser  l'autre! 

FF  représentait  les  initiales  sous  lesquelles 
il  était  convenu  entre  eux  qu'elle  se  désigne- 
rait en  parlant  d'elle-même,  ainsi  que  nous 
rapprenons  d'un  billet  qu'elle  adresse  à 
Bembo,  et  que  voici  dans  sa  teneur  incorrecte 
et  mystérieuse  : 

«  Mon  Monsieur  Pierre.  Vous  désirez  ap- 
prendre ce  que  je  pense  de  votre  ou  plutôt  de 
notre  cristal  (car  véritablement  on  peut  l'appe- 
ler ainsi).  Eh  bien  !  je  ne  sais  rien  en  dire  et 
trouver  que  ceci  :  qu'il  est  conforme  d'une 
conformité  extrême  et  peut-être  jamais  égalée. 
Et  que  ceci  suffise  et  que  ceci  vous  serve  d'évan- 
gile perpétuel  ! 

«  A   partir  cVà  présent,    mon   nom   sera  FF. 


212  L 'humanisme 

(Questo  da  qui  avanie,  serra  el  mio  nome  FF.)  » 
Bembo  était  encore  à  la  villa  Slrozzi.  Ce  fut 
Hercule  Stiozzi  qui  reçut  de  Lucrèce  la  com- 
mission de  faire  tenir  ces  lettres  à  son  ami, 
mais  c^lui-ci  mit  à  s'en  acquitter  assez  peu 
d'empressement.  Il  surveillait  d'un  œil  un  peu 
fâché  les  progrès  de  Bembo  dans  le  cœur  de  sa 
future  duchesse  et  tout  ce  manège  amoureux, 
où  il  n'était  invite  qu'à  titre  de  confident,  ne 
l'enchantait  qu'à  demi.  Lui  aussi  avait  com- 
posé des  vers  latins  pour  elle,  lui  aussi 
avait  laissé  voir  combien  il  était  sensible  à  sa 
beauté.  Etait-il  équitable  que  Pierre  Bembo 
usât  des  commodités  de  son  amitié  pour  se 
faire  aimer,  derrière  son  épaule.^  Un  tel  pro- 
cédé fleurait  vaguement  la  tromperie  et  l'abus 
de  confiance.  Slrozzi  n'eût  pas  été  homme  et 
surtout  poète,  s'il  eût  senti  autrement. 

—  «  Hier  soir,  en  descendant  dans  la  couT,  i 
lui  écrivait  Bembo,  on  m'a  remis  ces  Lucré- 
tiennes  lettres,  dont  je  te  demandais  des  nou- 
velles. Ah  !  maltraités  des  dieux,  soient  ceux 
qui  portent  les  courriers  avec  tant  de  négli- 
gence !  ^l'avoir  laissé  privé  si  longtemps  dune 
si  belle  lettre  !  Je  ne  le  cache  pas  que  j'avais 
reconnu  sur  l'adresse  l'écriture  de  Lucrèce. 
Mais  loi,  pourquoi  ne  m'en  disais-tu  rien  P 
Est-ce  que,  par  hasard,  la  jalousie  t'aurait 
piqué  .^  Tu  voidais  sans  doute,  homme  admi 
rable,  par  ton  silence  diminuer  ma  joie  P  Eh  ! 
je  flaire  la  vérité.  0  mon  Slrozzi,  elle  ne  t'a  pas 
écrit,  à  loi  P  Mais  l 'imagines-tu  que  je  sois 
sans  jalousie,  lorsque  je  me  représente  ton  air. 


I 


LUCRÈCE    BORGIA    ET    PIERRE    BEMBO  213 

lorsque  j^  te  sais  près  d'elle  comme  Hercule  à 
côté  d'Iolas  ?  Ah  !  lorsque  ces  pensers  m'en- 
trent dans  le  cœur,  tout  me  devient  vil  et 
odieux  :  le  repos,  la  campagne,  la  villa,  les 
lettres  et  les  Muses.  Je  me  déplais  à  moi- 
même.  » 

De  l'explication  que  Strozzi  et  Bembo  durent 
avoir  ensemble,  à  ce  sujet,  je  retrouve  un  écho 
charmant  dans  ces  lignes  de  Lucrèce  : 

((  Plus  je  pense,  écrit-elle  à  Bembo,  plus  je 
pense  à  ce  que  vous  a  dit  votre  ami,,  qu'il  ne 
voyait  d'autre  remède  à  son  mal  que  de  déses- 
pérer et  plus  sa  résolution  tà-dessus  me  plaît  et 
me   semble  de  circonstance,  —  toujours.  » 

A  partir  de  ce  moment,  Bembo  évita  de  se 
confier  trop  à  Hercule  Strozzi.  Du  reste,  dès  le 
début,  pour  dérouter  les  soupçons,  Bembo  avait 
certainement  noué  une  petite  intrigue  amou- 
reuse avec  Angèle  Borgia.  H  n'était  pas  diffi- 
cile de  persuader  à  une  jeune  fille,  pourvue  de 
beaux  yeux  comme  celle-là,  qu'elle  était  aimée 
à  travers  une  autre  et  le  poète  n'était  pas  de  ceux 
qui  éprouvent  une  grande  répugnance  à  en  don- 
ner ces  furtiACS  preuves,  que  sont  des  baisers,  au 
seuil  des  portes  ou  des  serrements  de  mains 
émus.  Dans  les  lettres  qu'elle  recevait  pour 
toutes  les  deux,  elle  s'attribuait  naïvement  le 
meilleur  et  pensait  que  les  politesses  revenaient 
s  Lucrèce.  Et  cependant  Lucrèce  seule  savait  ce 
qu'il  fallait  penser  et  lire.  Lui  affectait  de  les 
confondre  inextricablement  dans  sa  passion, 
qu'il  avait  voulu  symboliser  dans  ce  petit 
bijou,    dont  il  a  été   question   plus   haut  et  oii 


214  l' HUMANISME 

leurs  deux  initiales  L  et  A  étaient  entrelacées. 

Grâce  à  ces  précautions,  il  pouvait  se  mon- 
trer quelquefois  au  palais,  à  titre  de  vis-iteur  et 
d'ami. 

«  Les  cordes  de  violon  que  tu  m'as  envoyées, 
écrit-il  à  son  frère  Charles,  ne  valaient  rien., 
Jacques  de  San  Secondo  les  a  essayées  devant 
moi,  en  présence  de  la  duchesse.  Quant  à  ^ 
celle-ci,  j'ai  de  grandes  raisons  de  lui  être  atta-  * 
ché,  car  j'ai  eu  bien  des  marques  d'honneur 
et  bien  des  caresses.  De  jour  en  jour,  elle  est 
pour  moi  plus  gentille,  et  elle  a  surpassé  lon- 
guement mon  attente,  qui  était  grande,  après 
les  rapports  que  m'avaient  faits  d'elle  plusieurs 
personnes,,  mais  principalement  notre  Messer 
Hercule.  » 

Sur  ces  entrefaites,  survint  la  mort  fou- 
droyante et  mystérieuse  d'Alexandre  VI.  Bemho 
courut  au  palais,  pour  offrir  ses  consolations, 
mais,  dit-il,  dès  qu'il  la  vit,  abîmée  et  pleu- 
rante, parmi  les  ombres  et  les  noires  draperies, 
il  ne  sut  plus  ce  qu'il  venait  faire  et  s'en  fut, 
muet,  l'âme  toute  bouleversée  de  pitié.  Ces 
ombres,  ces  noires  draperies,  cette  femme  qui 
pleure  font  tableau.  Il  y  a  un  peu,  nous  aurions 
déjà  pu  le  remarquer,  de  l'âme  de  Racine  chez 
le  poète  italien. 

Il  aurait  pu  craindre  que  cette  catastrophe, 
qui  laissait  son  amie  sans  défense,  ne  l'eût 
fait  réfléchir  et  détournée  de  son  périlleux 
amour.  Il  n'en  fut  rien,  ainsi  qu'en  témoigne 
cette  lettre  de  Bembo,  datée  du  22  août  1503  : 
<  Il  faut  bien  que  je  vous  écrive  pour  vous  re- 


LUCRÈCE    BORGIA    ET    PIERRE    BEMBO  215 

mercier  de  votre  visite  d'hier.  Vous  avez  daigné 
venir  juqu'à  la  maison,  me  voir  dans  mon 
petit  lit  de  malade,  me  remonter,  me  tenir 
compagnie  pendant  un  bon  moment.  Aucune 
parole  de  reconnaissance  ne  saurait  vous  payer 
d'une  grâce  aussi  infinie.  Votre  vue  m'a  ôté 
toute  trace  de  fièvre  et  a  chassé  mon  mal, 
comme  eût  fait  une  de  ces  célestes  essences, 
qui,  de  leur  seul  toucher,  rendent  la  santé.  Et 
vous  y  ajoutâtes  vos  chères  et  douces  paroles,, 
pleines  d'amour,  de  joie  et  de  réconfort.  J'en 
garderai    à  jamais   la   mém.oire.  » 

Cependant  si  secrètes  qu'il  eût  cru  les  tenir, 
les  amours  de  Bembo  avaient  fait  du  bruit.  Les 
amis  du  poète  en  étaient  préoccupés.  On  eu 
causait  à  la  petite  cour  d'Urbin,  où  l'on  s'in- 
téressait d'autant  plus  à  lui  que  les  femmes  y 
dominaient.  Le  Duc  était  tourmenté  de  la 
goutte  :  c'étaient  la  Duchesse  Elisabeth,,  née 
Gonzague,  et  sa  belle-sœur,  Emilia  Pia,  issue 
de  la  maison  de  Carpi,  et  veuve  du  comte  de 
Montefeltre,  qui  dirigeaient  ces  fameux  salons 
littéraires  que  le  com.te  Balthazar  Castigîione  a 
immortalisés  dans  son  livre  du  Courtisan.  Y 
am.ener  Bembo  était  une  jolie  conquête,  lui 
ôter  du  cœur  sa  passion  représentait  une  in- 
trigue délicieuse  bien  propre  à  tenter  des 
femmes  d'esprit,  dont  l'âme  était  inemployée, 
sauf  à  disserter  subtilement  des  problèmes  scn- 
tvm.entaux.  La  Com.tesse  Emilia  Pia  s'en 
chargea.  Les  bonnes  raisons  ne  lui  mianquaient 
pas,  car  elle  savait  que  le  poète  courait  de  vrais 
dangers  à  Fer  rare.   Elle  connaissait  trop  le  ca- 


216  L 'humanisme 

ractère  sournois  de  son  cousin  Alphonse,  le 
mari  de  Lucrècei,  pour  douter  que  le  jour  où  il 
croirait  avoir  des  motifs  d'être  jaloux,  il  hési- 
terait à  tuer. 

C'était  une  femme  charmante  que  Madonna 
Emilia,  comme  on  l'appelait.  Vive,  intelligente 
et  tendre,  elle  portait  toutes  ses  qualités  dans 
ses  yeux,  et  s'entendait  merveilleusement  à 
inspirer  aux  hommes  ce  genre  d'affection  qu'ils 
se  défendent  d'appeler  amour  et  qui  est  tout  de 
même  un  peu  plus  que  l'amitié.  Un  léger  em- 
bonpoint, dont  elle  plaisantait  la  première,, 
lui  servait  d'excuse,  pour  se  prétendre  moins 
aimable  et  pour  arrêter  d'un  sourire,  au  fond  ^ 
mélancolique,  des  aveux  que  sans  doute  elle 
n'eût  pas  été   fâchée  d'ouïr. 

—  «  Je  sais,  écrivait-elle  à  Bembo,  ({ue  vous 
n'appréciez  pas  beaucoup  les  grosses  dames, 
surtout  quand  elles  ne  sont  pas  très  grandes  », 
ce  à  quoi  le  poète  répondit  qu'il  n'avail  cessé 
d'honorer  les  personnes  d'esprit  élevé  et  ingé- 
nieux commue  le  sien,  et  continuant  sur  le  même 
ton,  à  propos  des  allusions  malignes  qu'elle 
avait  glissées  dans  sa  lettre,   il  ajoutait   : 

((  Pour  ce  qui  est  de  la  nouvelle  entreprise 
dans  laquelle  je  me  serais  jeté  et  qui  m'occupe- 
rait l'âme,  au  point  que  tout  le  reste  me  serait 
devenu  indifférent,  je  vous  serais  obligé  de  vou*» 
en  expliquer  plus  clairement,  si  vous  voulez  que 
je  continue  avec  vous  cette  douce  dispute. 
Comme  je  n'ai  pas  assez  d'imagination  pour 
deviner  de  quoi  il  s'agit,  je  prends  le  parti  de 
me  taire.  Je  ne  répondrai  pas  davantage  à  l'en- 


f 
I 


LUCRÈCE    BORGIA    ET    PIERRE    BEMBO  217 

droit  de  votre  lettre,  que  vous  dites  de  nature  à 
m'avoir  un  peu  troublé,  car  je  pense  que  vous 
avez  voulu  seulement  plaisanter.  » 

Il  alla  cependant,  sur  l'invitation  qu'elle  lui 
en  avait  faite,,  passer  quelques  jours  chez  elle. 
En  revint-il  avec  des  préoccupations,  c'est  pro- 
bable, quoique  aucune  ne  fût  encore  assez  forte 
pour  le  disposer  à  renoncer  à  son  amour.  Mais 
bientôt  lui  arrivèrent  de  mauvaises  nouvelles 
de  son  jeune  frère  Charles,  qu'il  affectionnait 
tendrement,  et  qui  était  tombé  très  malade. 

Il  monta  au  palais,  pour  faire  ses  adieux  à 
Lucrèce.  Un  pressentiment  l'avertit  ce  jour-là 
que  quelque  chose  était  changé  et  qu'il  ne  la 
reverrait  peut-être  plus.  Leur  entretien  eut  ce 
ton  de  douceur  triste,  où  tournent  de  telles  cau- 
series, quand  c'est  le  cœur  ouvert  d'une  fraîche 
blessure  qu'on  se  parle.  Au  moment  de  partir, 
apercevant  un  volume  de  la  Bible,,  il  le  prit 
et  l'ouvrit  pour  y  chercher  comme  c'était  dans 
les  anciens  temps  la  coutume,  des  présages  sur 
leur  mutuel  avenir  et  ses  yeux  tombèrent  sur  ce 
verset   mélancolique  : 

((  /(■  s'est  endornn  avec  ses  pères  et  ils  Vont 
enseveli  dans  la  cité  de  David.  »  De  qui  s'agis- 
sait-il P  De  son  frère  ou  de  leur  amour  ?  De 
l'un  et  de  l'autre.  De  Venise,  Bembo  écrivit  à 
Lucrèce   : 

«  Mon  pauvre  bonheur  déjà  si  traversé  vient 
de  se  changer  en  ombre  noire  :  mes  présages 
et  les  vôtres  se  sont  trop  réalisés.  Messe r  Carlo, 
mon  seul  et  aimé  frère,  s'en  est  allé  au  ciel  avec 
la  plus  grande  part  de  mon  cœur,  et  quand  je 


218  l'humanisme 

suis  arrivé  ici,  je  l'ai  trouvé  non  seulement, 
mort  mais  enterré,  ainsi  que  me  l'avait  annoncé 
ce  verset  de  la  Bible.  Rien  ne  pouvait  me  frapper , 
plus  mortellement.  Il  prenait  dans  ma  vie  mes. 
peines  pour  les  faire  plus  légères,  et  mes  joies,, 
il  me  les  rendait  plus  suaves  et  toutes  parfu-  > 
mées  de  la  fleur  de  sa  jeunesse.  Je  ne  m'en  irai 
pas  d'ici,  de  quelques  jours  au  moins,  pour  ne 
pas  laisser  tout  à  fait  abandonné  mon  vieux  et  ; 
désolé  père.  Je  ne  vous  dirai  donc  rien  de  mon 
retour,  sinon  que  j'ignore  quand  il  aura  lieu.  » 

Il  ne  revint  pas,    quoique,   longtemps  encore  : 
dans  toutes  ses  lettres,  il  annonçât  son   retour. 
Probablement,    son   départ  avait   fait   sortir  des 
paroles  redoutables   et  brusquement   éclairé   les 
périls  qu'il  eût  courus,  en  reparaissant  dans  une  ■ 
ville  où  ses  imprudences  avaient  ét^  publiques. 
Des    années    s'écoulèrent  ;    ce    qu'il    y   avait    de 
trop  ardent  dans  leur  passion  se  consuma  dans  * 
l'absence.  Lucrèce  devint  mère  plusieurs  fois  et 
Bembo  dut  l'en  complimenter.  Peu  à  peu  s'étei- 
gnirent,   dans    leur    correspondance,    les    mots 
trop  enflammés  et,    sans  qu'ils  s'en   doutassent 
presque,  le  juvénile  amour  se  métam^orphosa  en 
une  sincère  et  très  pure  amitié. 

Bembo  écouta  les  conseils  de  Madonna  Emilia 
et  se  retira  à  Urbin.  Du  reste,  il  vieillissait,  il 
fallait  qji'il  songeât  à  son  avenir.  C'est  alors 
qu'il  forma  le  projet  d'entrer  dans  l'Eglise. 
Chacun  là-bas  s'employa  pour  lui  faire  obtenir 
des  bénéfices. 

Tout  de  même,  les  souvenirs  de  Ferrare  et  de 
Tamour  dont  il  s'était  exilé  revinrent  le  visiter 


LUCRÈCE    BORGIA    ET    PiERRE    BEMBO  219 

quelquefois.  Certain  soir,,  en  tisonnant  dans 
son  cœur,  il  y  ralluma  pour  quelques  heures 
avec  attendrissement  le  gentil  visage  d'une 
bonne  fille,  qu'il  avait  aimée  un  peu,  trompée 
un  peu,  qu'il  n'était  pas  très  sûr  de  n'avoir  pas 
aimée  en  croyant  la  tromper  et  il  se  mit  à  écrire 
à  Angèle  Borgia  : 

«  Eh  bien  !  Madame  A,  vous  souvient-il  de 
moi  jamais  ?  Je  veux  croire  que  oui,,  malgré 
toutes  les  apparences,  parce  que  cette  croyance 
allège  un  peu  la  mélancolie  que  je  ressens  de  ne 
pouvoir  plus  être  avec  vous.  J'ai  assez  rare- 
ment de  vos  nouvelles,  ce  qui  me  fait  supposer 
que  votre  mal  d'estomac  vous  occupe  plus  sou- 
vent qu'il  ne  faudrait.  0  mal  fastidieux  et  cruel, 
comment  a-t-il  le  cœur  de  tenir  au  lit  une  si 
belle,  si  délicate,  si  gentille  dame  que  Madame  A  ? 
Tu  dcArais  avoir  honte,  injuste  et  vilain  mal 
que  tu  es.  Laisse-la  donc  et  ne  la  tourmente 
plus.  Elle  est  mienne,  car  je  l'aime  et  l'honore 
plus  que  mon  existence.  Il  n'est  pas  convenable 
que  tu  touches  à  ce  qui  m'appartient.  Tu  as 
tant  d'autres  dames  à  occuper,  au  lieu  de  venir 
poser  ta  désagréable  et  vilaine  main  sur  celle 
que  je  chéris  imiquement.  S'il  te  faut  ennuyer 
l'un  de  nous  deux,  que  ce  soit  moi.  » 

D'Urbin,  Pierre  Bembo  passa  à  Rome,  oii  il 
remplit  plusieurs  années  les  fonctions  de  secré- 
taire de  Léon  X.  Lucrèce  lui  recommanda  là-bas 
diverses  affaires,  où  il  mit  tout  son  zèle  et  toute 
son  application.  La  dernière  lettre  qu'il  lui  écri- 
vit est  datée  de  Bologne,  du  13  octobre  1517. 
Elle  est  ainsi  conçue    :   a  Etant  venu  jusqu'ici 


^20  l'humanisme 

et  ne  disposant  pas  de  loisirs  assez  longs  pour 
pousser  plus  loin,  j'ai  tenu  au  moins  avec  ces 
qiu?lques  lignes  à  offrir  mes  respects  à  votre 
Seigneurie  et  à  lui  rappeler  que  je  suis  toujours 
pour  elle  ce  bon  serviteur  que  j'ai  le  devoir 
d'être,  que  je  n'ai  jamais  cessé  d'être,  que  ni 
longueur  de  temps,  ni  changements  de  fortune 
ne  modifieront  jamais,  et  qui  ne  désespère  pas 
de  voir  revenir  des  jours  plus  heureux,  où  il 
lui  sera  loisible  de  la  visiter  et  de  la  servir  en- 
core. )> 


II 


Bembo  parti,  Hercule  Strozzi  brigua  très  pro- 
bablement sa  succession. 

Paul  Jove  prétend  qu'il  était  boiteux  et  d'un 
visage  sans  grâces,  ce  qui  ne  l'empêcha  pas, 
ajoute-t-il,  d'avoir  beaucoup  de  succès  près  des 
femmes. 

Peut-être  étaient-elles  attirées  vers  lui  par 
quelqu'une  de  ces  marques,  dont  le  destin  dé- 
signe à  l'avance  ceux  ({ui  doivent  être  sa  proie. 

Quoi  qu'il  en  soit,  et  même  en  rejetant  avec 
la  plupart  des  historiens  le  témoignage  de  Jove 
sur  sa  laideur,  ce  qui  frappe,  en  examinant  ses 
œuvres  et  son  existence,  c'est  je  ne  sais  quoi 
d'incohérent  dans  son  caractère.  A  des  gaîtés 
trop  franches  et  quasi  maladives  succèdent  de 
mornes  rêves.  Il  est  plus  inquiet  que  tendre  ;  il 
a  des  sentiments  compliqués,  il  entre  un  peu  de 
pose  dans  ses  amours  ;  il  ne  sait  bien  ni  ce 
qu'il   aime,  ni  ce  qu'il  veut,   mais  il  veut  ner- 


LUCRÈCE    BORGIA     ET    PIERRE    BEMBO  221 

veiisement  :  il  laisse  échapper  la  bonne  occa- 
sion, faute  de  se  décider  et  saisit  la  mamaise 
pour  se  rattraper.  C'est  un  drôle  d'être,  que  le 
malheur  réclame  ;  au  demeurant,  bien  élevé, 
plein  de  noblesse  et  de  talent. 

Dans  une  juvénile  épître  à  Bembo,  il  confesse 
qu'il  regreWe  le  temps  où  les  hommes  allaient 
chercher  les  femmes  sous  les  buissons  et  où  il 
aurait  été  impoli  pour  eux  de  ne  pas  tout  entre- 
prendre :  «  Heureux,  s'écrie-t-il,  ceux  à  qui  il 
fut  donné  de  naître  en  ce  temps-là,  et  de  jouir 
de  tant  de  commodités.  Et  maudit  des  dieux  soit 
le  premier  qui  s'avisa  de  séparer  un  champ 
d'un  autre  champ  et  décida  qu'à  l'avenir  cha- 
cun coucherait  dans  son  lit  !  On  ne  connaissait 
alors  ni  mari  ni  femme  ;  chacun  convolait  à  sa 
guise  ;  le  gazon  fournissait  le  lit,  l'arbre  don- 
nait l'ombre  et  l'on  s'endormait  au  murmure 
de  l'eau  courante.  » 

Ailleurs  il  écrit  :  <(  Est-ce  Napé  que  j'aime  le 
mieux  ?  Ne  serait-ce  pas  Néère  ?  Napé  m'est 
chère,  mais  Néère  aussi.  Je  les  affectionne  éga- 
lement et  leur  tendresse  pour  moi  est  égale. 
Tantôt  je  vis  tout  en  l'une  et  tantôt  tout  en 
l'autre.  Je  vis  en  l'une  et  en  l'autre  à  la  fois, 
mon  amour  les  confond,  il  n'y  en  a  plus  qu'une 
et  c'est  la  même.  Embrasse-moi,  Néère  ;  Napé, 
m'embrassera  aussi  et  ce  que  tu  me  donneras, 
N^pé,  la  belle  Néère  me  le  donnera  aussi.   » 

Je  crois  qu'il  s'est  peint  fort  exactement  dans 
ce  petit  poème  et  qu'il  aima  toujours  deux 
femmes  à  la  fois.  Aussi  devait-il  être  dupe  et 
victime  à  la  fm  de  son  âme  ambiguë. 


222  L 'humanisme 

Il  s'en  doutait  un  peu.  Ceux  qui  doivent 
mourir  de  mort  lragi(|ue  en  sont  avertis  par 
leur  propre  cœur  mystérieux,  dont  les  mouve- 
ments leur  échappent.  Ils  marchent  dans  l'obs- 
curité que  leurs  actes  sans  règle  engendrent. 

Hercule  Strozzi  était  persuadé  qu'il  mourrait  : 
jeune.  «  Je  disparaîtrai  bientôt  et  ne  laisserai 
pas  à  mon  tombeau  un  nom  bien  sonore...  Je 
quitterai  la  coupole  du  ciel  et  serai  transporté, 
ombre  heureuse,  aux  Bois  Elyséens.  Là  un  prin- 
temps perpétuel  développe  des  lierbes  parfu- 
mées ;  là  les  chênes  rudes  portent  le  doux  miel  ; 
par  les  joyeux  gazons  susurrent  et  bondissent 
les  sources;  une  brise  câline  ventile  les  cheveux 
des  arbres.  Des  multitudes  d'oiseaux  gazouillent 
dans  les  ombrages  :  Linus  couronné  de  laurier 
conduit  avec  Orphée  les  danses  ;  Sapho  y  mène 
ses  compagnes  :  à  travers  leurs  essaims  erre  le 
léger  Amour.  Furtivement  se  glisse  Cythérée 
qui  montre  les  cachettes.  C'est  là-bas  que  tu 
me  retrouveras  quand  Lachesis  aura  fini  de  tis- 
ser mes  années  ;  alors  tous  les  deux,  abrités  du 
malheur,  nous  nous  remémorerons  ensemble 
nos  secrètes  amours  !  » 

Strozzi  fit  certainement  la  cour  à  Lucrèce,  à 
qui  il  a  dédié,  pour  qui  il  a  composé  officiel- 
lement plus  du  tiers  de  ses  poésies,  sans  compter 
peut-être  quelques-unes,  dont  il  a  dissimulé  la 
destinataire.  Et  ce  ne  fut  pas  chez  lui  basse  cour- 
tisannerie  :  Strozzi  était  riche  et  considérable, 
à  Ferrare,  où  il  occupait  les  plus  hautes  magis- 
tratures. Sa  qualité  de  président  des  douze  sages  . 
lui   donnait  des  pouvoirs   qui   correspondraient 


LUCRÈCE    BORGIA    ET    PIERRE    BEMBO  223 

chez  nous  à  ceux  d'un  maire  ou  d'un  préfet  de 
police  et,  comme  tel,  il  avait  édicté  et  mis  en 
vigueur  des  règlements  sanitaires  qui  avaient 
sauvé  la  ville  de  la  peste.  Il  était  sans  ambition 
et  ne  gardait  ses  emplois  que  pour  être  agréable 
à  son  père.  Enfin  le  duc  Alphonse  ne  pouvait 
voir  que  d'un  mauvais  œil  tous  ces  poètes  mon- 
dains qui  soupiraient  en  latin  après  sa  femme. 
Il  en  avait  supporté  un.  C'était  bien  suffisant. 
Maintenant  qu'il  était  débarrassé  de  Bembo,  il 
lui  aurait  fort  déplu  que  la  même  histoire 
recommençât  avec  Strozzi. 

Tout  occupé  pour  sa  part  de  travaux  de  méca- 
nique et  d'inventions  pour  perfectionner  son 
artillerie,  qui  était  alors  la  première  du  monde, 
très  absorbé  aussi  par  la  politique,  Alphonse 
n'avait  guère  la  tête  aux  plaisirs  de  la  littérature 
ou  de  la  conversation.  Volontiers  il  s'en  fiit 
passé  s'il  avait  osé,  mais  c'était  une  tradition 
de  sa  maison  et  il  eût  rougi  de  paraître  n'y 
rien  entendre.  Et  quoiqu'il  n'y  eût  aucun  goût, 
il  savait  tout  de  même,  par  l'habitude  que  donne 
une  éducation  princière,  distinguer  les  gens  de 
mérite.  Il  savait  régner. 

C'est  ainsi  qu'il  montra  toujours  de  l'estime 
à  l'Arioste  :  celui-là  au  moins,  quoique  de 
bonne  famille,  observait  la  différence  des  rangs, 
aimait  prudemment  des  femmes  de  son  monde 
et  ne  venait  pas  papillonner,  à  l'étourdie,  au- 
tour de  la  duchesse  ou  des  autres  grandes  dames, 
tandis  que  ce  malheureux  Strozzi  ne  manquait 
pas  une  occasion  de  se  jeter  sottement  au  travers 
de  toutes  les  inclinations  de  son  maître. 


224:  l'humanisme 

Non  seulement  il  trouvait  le  moyen  de  l'ir- 
riter par  ses  assiduités  déplacées  près  de  Lu- 
crèce, qui  l'écoutait  et  semblait  se  complaire 
en  sa  société,  mais  encore  il  était  devenu 
l'amant  d'une  belle  et  spirituelle  personne,  sur 
laquelle,  lui,  Alphonse,  avait  jeté  les  yeux,  Bar- 
bara Torelli,  veuve  d'Hercule  Bentivoglio. 

Strozzi  avait  même  une  fille  de  sa  maîtresse, 
lorsqu'il  décida  de  l'épouser.  Ce  mariage  acheva 
de  provoquer  la  rage  du  Duc.  Celui-ci  ne  dit 
rien  ;  sa  dignité  l'empêchait  de  parler,  mais 
treize  jours  après,  on  retrouva,  un  matin,  en 
face  de  l'église  Saint-François,  à  cent  pas  de  son 
hôtel,  le  cadavre  du  poète,  troué  de  vingt-deux 
blessures,  le  visage  horriblement  mutilé,  et  ses 
cheveux  qu'il  portait  longs,  arrachés  et  ré- 
pandus sur  le  sol  boueux  de  sang. 

Et  dans  cette  Ferrare,  où  la  justice  était  si 
exacte  et  la  police  si  perspicace,  à  l'ordinaire, 
on  ne  retrouva  jamais  les  mystérieux  meurtriers. 

Personne  n'y  fut  trompé.  Les  hommes  se 
turent.  Seules  les  courageuses  femmes  dont  il 
avait  été  aimé  se  levèrent,  et  sous  les  yeux 
mêmes  du  tyran,  hautaines  et  dédaigneuses, 
conduisirent  les  funérailles. 

Barbara  Torelli,  ne  pouvant  nommer  l'assas- 
sin, fit  mieux,  dit  G.  Carducci,  elle  le  montra 
du  doigt  au  peuple,  dans  ce  sonnet  que  le  grand 
poète  italien  contemporain  proclame  le  plus 
beau  sonnet  de  femme,  qui  ait  jamais  été  écrit, 
et  dont  voici  une  impuissante  traduction   : 

'<  Eteinte  est  la  torche  d'amour;  le  dard, 
l'arc,   le  carquois  sont  brisés  et  toute   sa  puis- 


I 


LUCRÈCE    BORGIA    ET    PIERRE    BEMBO  225 

sance.    La    mort    cruelle    a    renversé    l'arbre    à 
l'ombre  duquel,  tranquille,  je  dormais. 

«  Puisque  je  ne  puis  entrer  avec  lui  dans 
l'étroite  fosse  où  le  destin  l'a  conduit,  lui,  que 
depuis  treize  jours  à  peine  Amour  avait  lié  avant 
la  grande  blessure. 

«  Je  voudrais  au  moins  avec  ma  flamme  ré- 
chauffer sa  froide  glace,  alimenter  de  ma  plainte 
sa  poussière  et  lui  rendre  une  sorte  de  vie. 

((  Je  voudrais,  intrépide.,  le  montrer  ainsi  à 
celui  qui  a  rompu  le  cher  lacet  et  lui  crier  : 
«  Voilà,  monstre  cruel,  ce  que  peut  l'amour  I  » 

A  côté  de  l'amante  échevelée,  voici  la  sœur 
silencieuse  :  Lucrèce  Borgia,  duchesse  de  Fer- 
rare,  recueillit  avec  piété  les  vraies  cendres  de 
son  ami,  celles  chaudes  encore  de  son  âme,  ces 
poésies  où  restait  le  son  de  sa  voix  et  toutes 
tremblantes  encore  des  inquiétudes  de  son  esprit 
et,  par  une  pensée  délicate,  elle  voulut  que  celles 
du  père,  du  vieux  et  volage  Tito  Vespasiano  leur 
fussent  réunies.  Elle  s'adi^essa,  pour  sculpter 
l'urne  idéale  et  composer  le  reliquaire,  au  noble 
imprimeur  de  Venise,  Aide  l'ancien.  Aide  le 
romain,  comme  il  s'appelait  lui-même.  Et  le 
grand  et  probe  ouvrier,  qui  fut  aussi  un  grand 
poète,  sut  trouver  dans  son  cœur  d'ami  et  dans 
sa  mémoire  d'épigraphiste  quelques-uns  de  ces 
mots  latins  si  beaux,  si  désolés  et  d'un  tel  pro- 
longement funèbre,  qu'ils  semblent  les  seuls  à 
pouvoir  être  entendus  des  morts. 


15 


vil 


LORENZACCIO 


C'est  surtout  à  Musset  que  le  nom  de  Loren- 
zaccio  est  chez  nous  redevable  de  sa  célébrité. 
Le  drame  que  le  poète  composa  sous  ce  titre 
est  celui  où  notre  théâtre  s'est  le  plus  rapproché 
de  la  formule  shakespearienne,  qui  fut  la  grande 
préoccupation  du  Romantisme.  Quand  à  Mus- 
set, il  n'est  pas  douteux  qu'il  songeait,  quand 
il  le  composa,  à  devenir  le  Shakespeare  fran- 
çais et  véritablement  s'il  n'atteignit  pas  à  la 
splendeur  crHamlet,  dont  on  voit  bien  qu'il 
eut  l'obsession,  du  moins  fît-il  une  œuvre  qui 
aurait  pu  être  signée  de  son  modèle. 

Il  en  cueillit  le  sujet  dans  une  de  ces  chro- 
niques italiennes,  que  le  vieux  maître  anglais 
affectionnait,  pour  leur  mouvement  et  leur  net- 
teté, pour  ces  brefs  récits  de  passions  exposés 
en  trois  lignes,  suggestives  comme  un  scénario. 

Musset  trouva  toute  sa  pièce  au  long  dans 
Varchi,  avec  tous  ses  personnages,  son  dévelop- 


228  l'humajnisme 

pement  et  son  dénouement.   Il  n'eut  plus  qu'à 
la  revivre  et  à  l'emplir  de  son  âme  inquiète. 

Ce  lui  fut  facile,  car  il  était  un  peu  le  frère  de 
son   déconcertant   héros.  » 

Jusque  dans  la  poussière  des  mémoires,  à 
travers  la  phraséologie  poncive  et  languissante 
du  temps,  Lorenzaccio  laisse  passer  son  masque 
fin  et  tourmenté,,  qu'on  n'oublie  plus.  Dans 
toutes  les  actions  qu'il  accomplit,  on  reconnaît 
un  tour  de  main,  qui  n'est  qu'à  lui. 

J'avoue  que  cette  âme  inépuisable  à  l'analyse 
me  tentait  depuis  longtemps.  M.  Pierre  Gau- 
thiez  m'a  devancé. 

Grâce  à  cet  écrivain,  si  versé  dans  les  choses 
italiennes,  le  public  possède  maintenant  toutes 
les  pièces  du  dossier.  J'y  recourrai  comme  à 
une  bonne  référence,  surtout  en  ce  qui  concerne 
les  dernières  années  de  Lorenzaccio,  car  cette 
partie   surtout  m'a  paru  remarquable. 

Pour  le  reste,,  —  et  le  reste  ne  sera  guère 
qu'un  essai  de  psychologie  historique,  —  je 
m'en  rapporterai  plutôt  à  Yarchi,  à  Nardi,  à 
Ixjrenzaccio  lui-même. 


* 

*  * 


En  1534,  ph(ilosophiquement  rentra  à  Flo- 
rence, ruiné,  presque  pendu,  suivi  des  impré- 
cations du  pape  et  du  peuple  de  Rome,  un  grand 
garçon  élégant  et  bizarre,  à  qui  des  débauches 
sans  joie  avaient  sculpté  un  visage  de  buis  et 
peint  des  yeux  de  chat,  —  l'infamie  enfin  de  la 


LORENZACCIO  229 

maison  de  Médicis,  comme  le  lui  avait  crié,,  en 
le  chassant,  Clément  VII,  qui  en  était  le  bâtard 
le  plus  ornemental  et  le  plus  honoré. 

Laurent  de  Médicis,  Lorenzino,  Laurenzinet, 
Lorenzaccio,  homme  de  barbe  rare  et  de  petit 
rire,  personnage  ambigu,  triste  avorton  presque 
sans  sexe,  qu'on  disait  avoir  servi  aux  plaisirs 
de  hauts  dignitaires,  Lorenzaccio,  adolescent 
aimé  de  la  canaille  et  caressé  des  grands,  venait 
de  faire  un  coup,  qui  rappelait  la  manière  d'Al- 
cibiade.  Il  avait,  Tune  des  nuits  d'avant,  déca- 
pité huit  statues  de  marbre  qui  faisaient  partie 
de  la  décoration  de  l'arc  de  Constantin.  Pour 
juger  de  la  désolation  du  peuple,  il  faut  savoir 
que  les  huit  têtes  étaient  fausses  et  qu'on  avait 
eu  grand'peine  à  les  appareiller,  trente  ans  au- 
paravant. Elles  commençaient  à  passer  pour 
authentiques,  lorsque  ce  mauvais  sujet  avait 
tout  remis  en  question. 

Clément  VIT,  furieux,  voulait  le  livrer  à  la 
potence. 

Avec  de  l'esprit  et  de  la  mauvaise  réputation, 
on  se  tire  de  bien  des  affaires,  c'est  ce  que  dut 
se  dire  Lorenzaccio,  dans  le  mélancolique  exa- 
men de  conscience  où  sa  fortune  présente  l'in- 
Aitait.  Il  n'avait  ni  regret  ni  repentir  de  son 
action,  simple  geste  d'ennui  et  d'insolence,  par 
quoi  il  pensait  avoir  débarrassé  Rome  de  sculp- 
tures ridicules  en  même  temps  qu'il  s'évadait 
lui-même  glorieusement  de  servitude.  Car,  der- 
rière son  visage  flétri  se  cachait  une  âme  répu- 
blicaine et  je  ne  sais  quelle  tristesse  austère. 

En  attendant,  il  alla  revoir  sa  mère,  son  frère 


230  l'humanisme 

et  ses  sœurs,  qu'il  aimait  tendrement,  comme 
on  aime  les  êtres  familiers,  avec  qui  l'on  a  mené 
jadis  petite  et  douloureuse  vie.  Peut-être  re- 
trouva-t-il  aussi  le  vieux  Zeppi,  ce  domestique 
fidèle  et  lettré  qui  lui  avait  servi  de  précep- 
teur et  avec  Zeppi  son  enthousiasme  enfantin 
pour  les  beaux  mots  latins  orjjueilleuscment 
sonores  et  libérateurs.  Et,  semblables  aux  tip^ures 
de  la  maison,  un  peu  plus  mystérieuses  seule- 
ment et  plus  sollicitantes,  rassemblées  par 
son  aïeul  Laurent  de  Médicis,  ami  et  protec- 
teur du  peintre,  la  plupart  des  têtes  rêvées 
par  Botticielli  faisaient  comme  autrefois  à 
ses  pensées  un  troublant  et  muet  cortège.  Et 
dehors  fuyaient,  par  les  fenêtres,  les  ombreuses 
collines  florentines,  fins  paysaicres,  créés  pour 
servir  de  fond  à  la  pensée.,  comme  dans  les 
toiles  des  maîtres  italiens,  où  le  visage  humain 
emplit   presque   tout   l'horizon. 

Lorcnzaccio  avait  p^randi  là  sous  l'influence 
de  souvenirs  de  famille,  tantôt  grandioses,  tan- 
tôt un  peu  honteux,  aussi  propres  à  lui  inspirer 
de  la  fierté  que  de  la  gêne  secrète. 

Du  côté  paternel,  il  avait  eu  pour  aïeul,  je 
l'ai  dit,  Laurent  de  Médicis  l'Ancien.  Ce  Lau- 
rent, ami  de  Savonarole,  avait  été  assez  popu- 
laire, parce  que,  beau,  éloquent,  lettré  et  de 
manières  libérales.  Il  avait  profité  de  sa  grande 
situation  pour  passer  au  parti  français.  Visage 
séduisant,  cœur  peu  sûr,  presque  traître,  il  avait 
amassé  fortune,  dans  les  années  calamiteuses, 
mais  avec  une  certaine  décence  et  toujours  avec 
affabilité. 


LORENZACCIO  231 

Quant  à  son  fils  Pierre-François,  le  père  de 
Lorenzaccio,  ce  fut,  si  nous  en  croyons  M.  Gau- 
thiez,  un  pur  imbécile,  bassement  roublard  et 
qui,  incapable  d'administrer  son  propre  bien, 
n'aurait  songé  qu'à  grappiller  sur  celui  de  son 
cousin  germain,  le  pauvre  condottiere,  Jean  des 
Bandes  Noires.  11  eut  cependant  la  bonne  for- 
tune d'épouser  une  femme  charmante  et  vrai- 
ment supérieure  en  Marie  Soderini,  la  petite- 
fille  de  l'ancien  gonfalonnier  de  Florence. 

On  avait  toujours  un  peu  penché  vers  les 
idées  républicaines,  chez  ces  Médicis-là,  ainsi 
qu'on  pouvait  s'y  attendre  de  la  part  de  cadets 
jaloux  et  de  parents  pauvres  du  Magnifique.  On 
avait  même  un  peu  boudé,,   conspiré,  trahi. 

Du  côté  Soderini,  il  y  avait  aussi  quelques 
histoires.  Mais  la  tradition  républicaine  domi- 
nait et  la  noble  figure  de  Marie,  m.ère  de  Loren- 
zaccio, effaçait  les  taches  et  restaurait  tout  le 
passé  superbe. 

Enfant,  Lorenzaccio  habita  de  beaux  châteaux, 
où  l'on  faisait  maigre  chère.  11  eut  des  jouets  splen- 
dides  et  des  vêtements  dont  il  était  fort  humilié. 
Toujours  son  cœur  resta  en  contrainte. 

Il  était  alors  un  petit  être  pâle  et  fin,  de  ceux 
que  l'on  croit  frêles  et  qu'on  appellerait  volon- 
tiers des  souffreteux,  parce  que  le  cerveau  les 
dévore  et  que  seuls  se  développent  en  eux  les 
organes  profonds  de  la  vie. 

Cependant  le  cousin,  cardinal  de  Médicis, 
était  devenu  pape,  sous  le  nom  de  Clément  VII, 
coup  de  fortune  pour  toute  la  famille,  que  le 
malheur    avait    réconciliée.    Clément    VII    était 


232  l'humanisme 

bâtard.  11  n'en  avait  (jiie  plus  à  cœur  de  mon- 
trer qu'il  était  un  vrai  Médicis.  Pour  commen- 
cer, il  installa  dans  Florence  à  la  tête  du  gou- 
vernement, un  adolescent  trouvé  dans  les  cui- 
sines et  qui  passait  pour  être  son  fils,  Alexandre 
et  il  lui  adjoignit  le  jeune  Hippolyte,  ne 
Nemours,  qu'il  fit  cardinal.  Cela  n'alla  pas  tout 
seul.  Les  Florentins  mirent  ses  protégés 
dehors,  lors  du  sac  de  Rome  par  le  connétable 
de  Bourbon.  Clément  MI  traita  alors  avec 
Charles-Quint  pour  les  faire  rétablir. 

En  même  temps,  il  s'était  fait  envoyer  à 
Rome  le  petit  Laurent,  Lorenzaccio,  qui  avait 
perdu  son  père  en  1525,  perte  peu  regrettable, 
bon  débarras.  Le  pape  se  montra  envers  cet  en- 
fant, affectueux  et  paternel.,  ce  que  la  malignité 
interpréta  odieusement.  Ainsi  défloré  de  réputa- 
tion et  quelque  peu  gangrené  de  vices,  Laurent 
eut  la  malchance  de  passer  pour  le  mignon  du  pape. 

Le  chagrin  qu'il  en  conçut  le  poussa  à  des 
idées  extrêmes,  et  comme  il  était  grand  liseur 
et  fortement  pensif,  il  ne  faut  point  douter  qu'il 
tira  de  ses  lectures  le  modèle  de  l'action  éton- 
nante qu'il  rêvait.  Lui-même  nous  avou^  qu'il 
avait  songé  alors  à  tuer  le  pape.  Après  réflexion, 
il  se  décida  pour  la  décapitation  des  statues. 

Et  maintenant,  il  pouvait  s'apercevoir  qu'à 
Florence  son  geste  n'avait  guère  été  compris  et 
que  l'opinion  le  rangeait  parmi  les  impulsifs 
dangereux.  J'emploie  à  dessein  ces  termes  tout 
modernes  car  Lorenzaccio  offre  plus  d'une  res- 
semblance avec  celle  de  nos  jeunes  libertaires 
intellectuels. 


LORENZACCIO  233 

Il  rôda  par  là  quelque  temps,  cherchant  une 
proie  à  son  ennui,  fréquentant  les  ateliers  de 
peintres  et  de  sculpteurs,  celui  de  Michel -An  <:fe 
peut-être.  Il  était  bon  connaisseur  et  collection- 
neur avisé. 

Pourtant  de  sa  vie  à  Rome  il  lui  restait  des 
besoins  qu'il  ne  s'avouait  pas,  des  habitudes  de 
bruit  et  d'émotions  brutales.  Peut-être  eûl-il  eu 
du  goût  pour  les  agitations  politiques,  mais, 
sauf  dans  le  monde  des  sbires  et  des  spadassins, 
il  était  naturellement  impopulaire.  En  outre,  la 
police  était  rudement  faite  à  Florence,  sous  le 
principat  d'Alexandre. 

Alors  que  faire .^  Crapule  pour  crapule,  autant 
valait  s'attacher  à  Alexandre.  Celui-ci^  métis 
d'Orientale  et  de  Florentin,  découplé  comme 
un  athlète,  court  et  camus  d'intelligence, 
quoique  avec  des  roueries  d'Asiatique,  tirait 
une  sorte  de  cruel  dandysme  de  sa  lourdeur 
même.  Du  reste  il  était  secondé  dans  son  admi- 
nistration par  le  meilleur  praticien  de  la  poli- 
tique de  ce  temps,  le  fameux  Guichardin. 

Alexandre  prit  un  goût  très  vif  à  la  société  de 
Lorenzaccio  et  presque  tout  de  suite  en  fit  son 
favori.  Il  se  méfiait  bien  un  peu  de  lui,  le  sen- 
tant fourbe,  mais  Laurent  avait  des  complai- 
sances si  basses  et  si  dégradantes,  qu'elles  le 
persuadèrent  de  sa  lâcheté.  A  faire  le  vil  métier 
d'entremetteur  et  de  pourvoyeur  des  plaisirs  du 
maître  qu'il  s'était  donné,  Lorenzaccio  trouvait 
pour  son  esprit  une  sombre  excitation  et  des 
sources  d'atroce  ironie. 

Ensemble  ils  assaillaient  des  couvents,  pous- 


234  l'humamsme 

saient  le  bon  plaisir  jusqu'au  sacrilège  et  à  la 
démence. 

Il  ne  manquait  plus  à  Laurent,  pour  paraître 
un  complet  scélérat,  que  de  faire  le  délateur. 
Soit  coquetterie  d'un  affreux  esprit,  soit  néces- 
sité, il  alla  jusque-là.  Il  vint  dénoncer  à 
Alexandre  toute  une  conjuration  à  laquelle  il 
avait  pris  part. 

Qli'avait-il  voulu  ?  Prévenir  une  autre  dénon- 
ciation.^ Gagner  définitivement  la  conliance 
d'Alexandre.»^  Se  réserver  à  lui  seul  la  gloire 
de  son  attentat.^  car  il  avait  déjà  formé  le  projet 
d'être  le  Brutus  de  sa  patrie,  comme  il  avait 
tâché  d'en  être  l'Alcihiade,  trois  ans  plus  tôt. 

L'imitation  de  l'antiquité  fut  le  dogme  du 
xvi"  siècle.  Pour  s'en  rendre  compte,  il  n'y  a 
qu'à  voir  le  nombre  de  traités  qu'on  écrivit  sur 
ce  sujet.  Mais  si  la  formule  était  propre  à  en- 
fanter des  chefs-d'œuvre,  pourquoi  n'eût-ellc 
pas  été  bonne  aussi  pour  parfaire  de  belles  ac- 
tions.î^  Elle  leur  assurait  au  moins  ces  lignes 
d'élégance  nécessaire  pour  persuader  un  artiste 
comme  Lorenzaccio,  qui  ne  pouvait  vouloir  que 
d'un  crime  bien  littéraire. 

Quoi  qu'il  en  fût,  après  sa  délation,  Loren- 
zaccio fut  isolé  dans  l'horreur  et  l'effroi  qu'il 
inspirait. 

A  partir  de  ce  jour,  il  ne  pouvait  plus  reculer. 
A  moins  de  s'ensevelir  lui-même  dans  son  in- 
famie, il  ne  lui  restait  plus  d'évasion  possible 
que  par  le  meurtre.  Alexandre  se  plaisait  à  lui 
faire  mille  avanies  et  voilà  qu'il  demandait  que 
Laurent    lui    livrât    sa    jeune    tante,    Catherine 


LORENZACCIO  235 

Ginori,    et    sa    sœur,    Laiidomine    de    Médicis. 

Le  drame  allait  de  lui-même  à  son  dénoue- 
ment. Lorenzaccio  se  préparait.  Il  commença 
par  dérober  la  cotte  de  mailles  ou  chemise 
d'acier  que  portait  Alexandre  et  l'alla  jeter  dans 
un  puits. 

Alexandre  soupçonna  le  voleur  mais  dédai- 
gna de  l'inquiéter.  Tout  du  reste  réussissait  au 
tyran  de  Florence,  pris  d'un  insolent  vertige. 
Après  avoir  eu  quelques  inquiétudes  à  la  mort 
de  Clément  VII,  surtout  quand  il  vit  arriver  à  la 
papauté  Farnèse,  l'ennemi  personnel  de  sa 
maison,  il  se  sentait  de  nouveau  remis  en  selle. 
Charles-Quint,  dont  il  épousait  une  fille  bâtarde, 
Marguerite  d'Autriche,  l'avait  fait  duc  et  prince 
de  l'Empire. 

Ce  fut  justement  à  l'occasion  des  fêtes  du  ma- 
riage que  Lorenzaccio  composa  et  fit  jouer  sa 
jolie  comédie  de  VAridosio,  l'une  des  œuvres 
classiques  du  vieux  théâtre  italien.  Notre  Larivey 
en  a  donné  une  traduction  célèbre  et  plutôt  fa 
cheusement  altérée,  sous  le  titre  :  les  Esprits  et 
Molière  s'en  est  inspiré  pour  écrire  V Avare. 
C'est  au  fond  la  vieille  Marmite  de  Platue,  ar- 
rangée à  l'italienne,  par  un  esprit  jeune  et 
charmant. 

Et  cependant,  s'il  était  une  chose  que  Loren- 
zaccio voulait  qui  fût  bien  entendue,  c'est  qu'il 
tenait  à  rester,  en  littérature,  un  simple  ama- 
teur. Il  avait  peur,  sans  doute,  en  développant 
trop  ses  qualités  d'écrivain,  qu'elles  le  disquali- 
fiassent pour  son  action,  qu'il  rêvait  pure  et 
sans  alliage. 


J'^6  l'humaînisme 

Et  il  s'en  expliquciil  de  façon  assez  hautaine, 
dans  nn  prologue  aux  sous-entendus  mena- 
çants :  ((  Ne  vous  inquiétez  pas  de  connaître 
l'auteur,  y  disait-il.  Il  est  de  ceux  qu'on  ne  sau- 
rait voir  sans  les  prendre  en  aversion,  et  si  vous 
saviez  ([ui  il  est,  son  nom  seul  vous  gâterait 
votre  plais-ir.  Ne  le  louez  pas,  vous  l'inciteriez 
à  recommencer  ;  blâmez-le  plutôt,  il  vous  saura 
gré  de  lui  avoir  épargné  de  la  fatigue. 

«  Il  a  la  cervelle  faite  de  telle  sorte  qu'il  es- 
time avoir  mieux  à  faire  que  de  quêter  vos  ap- 
probations. Et  après  cette  comédie,  il  se  réserve 
de  vous  en  montrer  bientôt  une  autre,  plus 
belle,  de  sa  jaçon.  » 

De  concert  avec  l'architecte  Aristote  de  San 
Gallo,  il  se  chargea  lui-même  de  construire  la 
scène  et  les  décors.  Il  avait  combiné,  sous  pré- 
texte de  plus  d'élégance,  un  plan  tel  que  le  duc 
et  sa  suite  pussent  y  trouver  la  mort,  sous 
l'écroulement  de  quelques  échafaudages.  L'ar- 
chitecte s'en  aperçut  et  trouva  moyen  de  corri- 
ger adroitement  quelques  détails,  qui  assurèrent 
de  la  solidité  à  son  ouvrage. 

Déçu  de  ce  côté,,  Lorenzaccio  dut  chercher 
autre  (Hiose.  Grâce  à  ses  habitudes  de  débauche, 
•il  connaissait  pas  mal  de  ces  gens  de  sac  et  de 
corde,  qu'on  rencontre  surtout  dans  les  mau- 
vais lieux,  et  qui  sont  presque  indispensables 
à  qui  se  veut  mal  conduire.  Toutes  les  déprava- 
tions l'amusaient  et  il  n'avait  pas  h  feindre  avec 
ces  drôles.  Il  tArhait  aussi,  par  système,  de  se 
créer  des  obligés,  des  clients,  des  amis  dans 
leur  monde.    C'est   ainsi    qu'il    avait  arraché   h 


LORENZACCIO  237 

la  potence  un  certain  Scoroncocolo,,  avec  lequel 
il  s'était  lié,  que  cette  camacaderie  princière 
flattait  et  qui  lui  était  dévoué  jusqu'à  la  mort. 
((  Scoroncocolo,  lui  dit-il  un  jour,  j'ai  du 
chagrin.    Quelqu'un    m'a    fait   affront. 

—  Nommez-le  moi  seulement,  répondit  le 
sbire.  On  s'arrangera  pour  que  sa  figure  ne  vous 
donne   plus    d'ennui. 

—  Il  s'agit  d'un  favori  du  Duc  ! 

—  Eh  !  quand  il  s'agirait  du  duc  ou  du 
Christ  en  personne  1... 

Lorenzaccio  prit  son  homme  au  mot.  Il  fut 
décidé  qu'on  répéterait  tous  les  soirs,  afin 
d'habituer  les  voisins  au  bruit.  Les  deux  com- 
pères s'enfermaient  dans  une  chambre  et  se 
battaient  pour  la  feinte,  en  poussant  de  grands 
cris  et  en   roulant  les  meubles. 

Tout  étant  disposé  ainsi,  Laurent  prépara  son 
guet-apens,,  mais  sans  irévéler  à  Scoroncocolo 
le  nom  de  la  victime. 

Le  jour  des  Rois  1637,  après  un  joyeux  sou- 
per, il  alla  parler  au  Duc,  à  l'oreille.  «  C'est 
fait,  dit-il.  J'ai  décidé  ma  sœur  à  passer  la  nuit 
chez  moi.  Venez  seul  et  je  vous  la  livre.  » 

Les  voilà  partis.  Le  Duc  licencie  son  monde 
sur  la  place  et  suit  Laurent.  Il  y  a  un  bon  feu 
dans  la  chambre,  un  bon  lit.  Lorenzaccio  le 
couche,  ferme  les  courtines,  prend  l'épée  et  la 
dague,  les  entortille  dans  les  courroies  du  cein- 
turon et  sort,  annonçant  qu'il  va  chercher  la 
dame. 

Il  revient,  au  bout  d'un  instant,  avec  Scoron- 
cocolo, poste  un  autre  bandit  à  la  porte,,  ferme 


238  l'humanisme 

à  clef  et  marche  vers  le  lit.  Là,  il  ouvre  le 
rideau,  et  en  même  temps  quMl  demande  au 
duc  :  «  Dormez-vous,  Monseigneur  »,  il  lui  en- 
fonce un  coup  d'épée  dans  les  reins.  Le  duc 
saute  dans  la  ruelle,  en  se  roulant  sur  les 
matelas,,  mais  reste  empêtré  dans  les  rideaux. 
—  «  Pour  l'amour  de  Dieu,  donne-moi  la  vie, 
Laurent,  gémit-il.  —  N'ayez  qtainte,  Sei- 
gneur »,  répond  Lorenzaccio  qui,  pour  le  bâil- 
lonner,, lui  enfonce  deux  doigts  dans  la  bouche. 
Jls  sont  maintenant  l'un  sur  l'autre  enlacés, 
Scoroncocolo  ne  sait  où  frapper,  de  peur  d'at- 
teindre son  complice.  Cependant  Alexandre  se 
dégage  et  saisit  un  escabeau  pour  se  protéger. 
Scoroncocolo  lui  fend  la  figure,  le  duc  tombe,  ] 
et  Laurent,  tirant  de  sa  poche  son  petit  cou- 
teau, lui  ouvre  le  cou.  C'est  fini. 

On  ramasse  le  cadavre  et  on  le  pose  sur  le  lit. 

Laurent  va  alors  à  la  fenêtre  pour  respirer 
un  peu  d'air  frais  de  la  nuit.  Son  pouce  a  été 
profondément  entamé  par  les  dents  du  duc  ;  le 
sang  coule,  mais  le  meurtrier  s'en  aperçoit  à 
peine. 

—  «  Et  si  nous  faisions  appeler  maintenant 
les  ministres  ?  dit-il.  Pendant  qu'on  y  est,  il 
n'en  coûterait  pas  plus  de  les  expédier  à  leur 
four.  » 

Mais  Scoroncocolo  en  avait  assez  et  ne  son- 
geait ({u'à  fuir.  Tous  deux  quittèrent  donc  le 
palais.  Il  s'agissait  de  trouver  de  l'argent.  Lau- 
rent courut  réveiller  le  fidèle  Zeppi,  qui  vida 
sa  bourse,  de  là  il  gagna  la  porte  de  Florence, 
qu'il  réussit  à  se  faire  ouvrir,  en  inventant  une 


I 


LORENZACCIO  239 

histoire  de  maladie  de  son  frère,,  puis  il  s'élança 
à  cheval,  avec  ses  complices,  dans  la  campagne. 
A  huit  heures,  ils  atteignirent  Bologne,  où  se 
trouvait  Silvestre  Aldobrandini,  un  des  chefs 
des  bannis.  Laurent  lui  conta  tout,  mais  sa 
figure  et  son  réeit  parurent  suspects  au 
bonhomme  qui  jugea  prudent  de  ne  pas 
bouger. 

Désolé  de  cette  stupeur  et  de  cette  inertie, 
Laurent  reprit  le  galop  vers  Venise,  où  il  arriva 
le  9  janvier,  chez  les  Strozzi.  C'était  déjà  trop 
tard.  Florence  avait  un  nouveau  duc  :  Cosme, 
le  fils  de  Jean  des  Bandes-Noires.  Les  politiques, 
Guichardin,  Cibo,  Vettori  avaient  arrange  cela, 
sans  perdre  de  temps,  en  gens  décidés  qu'ils 
étaient,  au  milieu  d'une  ville  perdue  de  sur- 
prise. En  même  temps,  la  tête  du  meurtrier 
était  mise  à  prix.  Et  tout  de  suite  allait  com- 
mencer pour  Lorenzaccio  cette  effrayante  exis- 
tence du  proscrit  que  suit  pas  à  pas,  sur  toutes 
les  routes  du  monde,  une  mystérieuse  escorte 
d'assassins.  Il  les  sentira  près  de  lui,  sur  les 
places,  dans  les  rues  des  villes  et  jusque  dans 
les  maisons  où  il  dormira  et  il  ne  les  connaîtra 
pas.  L'assassin,  ce  sera  peut-être  cet  homme 
obligeant  près  de  qui  l'on  se  renseigne,  ce  sera 
le  passant  qui  vous  frôle  et  vous  heurte,  quand 
il  y  a  foule,  ce  pourra  être  aussi  tel  ami  de 
rencontre . 

En  sortant  de  chez  les  Strozzi,  qu'il  trouva 
mousf,  Lorenzaccio  se  rendit  à  la  Mirandole, 
pour  essayer  de  rassembler  des  troupes  contre 
Cosme.   Et   pendant   qu'il    se  démène,    ceux  en 


240  l'humanisme 

qui  il  avait  droit  d'espérer  négocient.  Chacun 
cherche  à  faire  sa  paix  avec  le  nouveau  pouvoir. 
La  liberté,  la  République,  des  mots  1  Tout  se 
passe  en  conversations.  On  lui  donne,  à  lui, 
du  Brutus,  plus  qu'il  n'en  veut.  Et  le  soir  où 
il  arrive  dans  une  ville,  on^-le  prie  de  vouloir 
bien   s'en  aller  un  peu  plus  loin. 

Il  passe  au  service  de  la  France,,  qui  l'envoie 
chez  le  Grand-Turc,  à  Constantinople,  négocier 
avec  Soliman  une  action  commune  contre 
Gharles-Quint.  Sur  le  vaisseau  qui  l'emmène, 
il  compose  des  vers,  où  souffle,  grande  comme 
le  vent  sur  la  mer,  toute  sa  mélancolie  d'exilé. 
A  son  retour,  il  se  glisse  dans  Bologne,  pour 
embrasser  sa  mère  et  ses  sœurs.  On  n'a  pas 
besoin  de  lui  apprendre  qu'il  n'y  a  plus  d'es- 
poir ;  il  le  voiti,  à  la   ruine  de  ceux  qu'il  aime. 

Le  voilà  parti  pour  Lyon,  où  il  trouve  la  cour  m 
de  François  P,  avec  laquelle  il  pérégrine  ;  il  " 
va  à  Moulins,  puis  à  Paris,  puis  à  Saintes,  où 
il  a  un  oncle,  évêque.  Ah  1  les  douloureuses 
lettres  qui  parlent,  à  la  recherche  de  ses  nou- 
velles et  qu'écrit  sa  pauvre  mère  aux  exilés  qui 
auraient  pu  le  voir  :  «  Pour  nous,  dit-elle,  nous 
sommes  tous  dispersés,  en  proie  aux  an- 
goisses.  » 

Lui,  caché  dans  un  collège  de  Paris,  com- 
posait pendant  ce  temps  la  fière  apologie,  que 
le  poète  Léopardi  aimait  tant  et  dont  je  citerai 
les  dernières  lignes  empruntées  à  la  traduction 
de  M.    Pierre  Gauthiez. 

«  Tenez  pour  certain  que,  s'il  m'eût  été 
possible  de  donner  à  tous  les  citoyens  de  Flo- 


LORENZACCIO  241 

rence  les  sentiments  envers  la  patrie  qui  de- 
vraient être  les  leurs,  tout  de  même  que  je 
n'hésitai  point,  afin  d'ôter  le  tyran,  ce  qui 
était  le  moyen  pour  arriver  à  mon  but,  —  à 
mettre  ma  vie  en  dan^^er  manifeste  et  à  laisser 
dans  l'abandon  ma  mère  et  mes  frères  et  sœurs, 
et  ce  qui  m'était  le  plus  cher,  et  à  plonger  toute 
ma  maison  dans  cette  ruine  où  elle  se  trouve 
à  présent,  ainsi,  pour  le  même  but,  je  ne  me 
serais  point  épargné  à  verser  mon  sang  propre 
et  celui  des  miens  ensemble,  étant  certain  que 
ni  eux  ni  moi  n'aurions  pu  finir  notre  vie  plus 
glorieusement  qu'au  service  de  la  patrie.  » 

Ces  lignes,,  oii  respire  la  plus  noble  tris- 
tesse, montrent  bien  que  Laurent  s'était  séparé 
enfin  du  mauvais  compagnon  qu'il  avait  été 
jadis  pour  lui-même  et  qu'il  n'était  plus  le 
Lorenzaccio  poseur  et  artificiel  qu'on  avait 
connu  et  haï.  Il  n'avait  plus  besoin  de  se  con- 
trefaire maintenant,  pour  être  un  grand  isolé 
parmi  les  hommes.  Son  acte  suffisait  pour  lui 
marquer  le  front  d'une  effrayante  énigme.  La 
simplicité  convenait  à  son  nouvel  état  et  j'ima- 
gine que  lorsqu'il  se  montrait  dans  les  réunions 
de  cour,  c'était  avec  des  manières  discrètes  et 
effacées.  Voyez-vous  l'effet  produit  sur  ces  gens 
de  lettres  ou  ces  artistes,  qu'il  aimait  à  fréquen- 
ter, lorsque  tout  à  coup  on  leur  disait  :  «  Savez- 
vous  le  nom  de  l'homme  d'esprit  avec  qui  vous 
venez  de  vous  entretenir  ;  c'est  le  fameux  Lau- 
rent de  Médicis,  qui  a  tué  de  sa  main  le  duc 
de  Florence.  )> 

Son   oncle  mort,,   il   regagna  Venise  en  1545. 

16 


242  l'humanisme 

Depuis  huit  ans  qu'il  errait,  il  s'était  fait  au 
dan^rer.  Plusieurs  fois  déjà,  il  n'avait  échappé 
([uc  par  miracle  au  poi^rnard.  Dans  son  fata- 
lisme las,  il  lui  était  même  arrivé  d'accorder  la 
vie  à  ses  assassins. 

A  Venise,  il  habitait  le  palais  Trevisani,  d'où 
sa  îTondole  silencieuse  l'emmenait  tantôt  chez 
mons^i^nor  délia  Casa,  légat  du  pape  et  tantôt 
vers  le  palais  d'Hélène  Barozzi,  car,,  fatigué  de 
ses  anciens  rêves  inutiles,  il  n'avait  plus  de 
soins  que  pour  l'amitié  et  pour  l'amour.  Tous 
les  jours,  cependant,  on  mettait  la  main  au 
collet  de  quelque  gaillard,  à  la  solde  du  duc 
Cosme. 

L'existence  n'étant  plus  tenable,  son  beau- 
frère,,  Pierre  Strozz-i,  qui  avait  épousé  Lando- 
mine,  fit  ses  paquets  pour  retourner  en  France. 
Mais  Lorenzaccio,  amoureux,  n'eut  pas  le  cou- 
rage de  le  suivre.  C'est  si  peu  intéressant  de 
réduire  toutes  ses  préoccupations  uniquement  à 
vivre  ! 

A  partir  de  ce  moment,  il  ne  se  défend 
presque  plus.  Il  change  de  domicile  et  vient 
habiter  l'endroit  le  plus  dangereux  de  la  ville 
pour  être  à  côté  d'Hélène.  Ses  ennemis  le 
cernent  chaque  jour  davantage. 

Enfin,  le  26  février  1548„  comme  il  se  ren- 
dait à  la  messe,  à  l'église  de  Saint-Paul,  accom- 
pagné d'Alexandre  Soderini,  deux  sicaires  les 
assaillirent  traîteusement  ;  l'un  d'eux  fendit  le 
crâne  à  Laurent,  tandis  que  l'autre  se  débar- 
rassait de  Soderini. 

On    rapporta   à   son    palais    Lorenzaccio,    qui 


LORENZACCIO  243 

respirait  encore,  mais  ne  parlait  plus  et  on  le 
remit  entre  les  bras  de  sa  mère  :  «  Elle  se  mit 
à  le  prier  de  pardonner,  car  Dieu  aussi  avait 
pardonné.   » 

Ainsi    cessa    de    battre,    à    34    ans,   ce  cœur 
oragfeux. 


VIII 

CHRISTOPHE    DE    LONGUEIL 
ET   RÉGINALD  POLE 


:  Au  printemps  de  1520,  la  paisible  ville  uni- 
versitaire de  Padoue  vit  entrer  dans  ses  murs, 
par  la  porte  de  Venise,  un  cavalier,  coiffé  d'un 
feutre  rouo^e  et  accoutré  d'un  vêtement  qui  rap- 
pelait le  costunne  ordinaire  des  lansquenets.  Un 
petit  jeune  homme  allemand  suivait  avec  des 
mulets,  chargé  de  livres.  Le  cavalier  pouvait 
avoir  de  30  à  35  ans,  mais  rauque,  sec,  mince, 
avec  un  long  nez  arqué  par  le  bout  duquel  sem- 
blait le  mener  une  invisible  chimère,  il  dardait 
sur  les  passants  des  yeux  clairs  qu'une  peur  ca- 
chée rendait  farouches  et  il  tenait  haute  et  mili- 
tairement sa  tête  au  modelé  précis  et  comme 
tachée  déjà  de  vert-de-gris.  Ses  nerfs  secoués, 
l'année  précédente,  d'une  commotion  trop  forte, 
remuaient  encore  d'un  léger  délire,  dont  il  avait 
conscience   et   qu'il   s'efforçait   de   dissimuler. 

Cet  homme  n'était  autre  que  Christophe  de 
Longueil,  le  Cîcéronien^  celui  que  la  cabale 
romaine  avait  entrepris  d'opposer  à  Erasme  et 


246  L 'humanisme 

qu'une    autre     cabale    avait     mis     non     moins 
bruyamment   par  terre. 

Il  arrivait  d'un  long  voyage  à  travers  la 
France,  les  Flandres  et  la  Grande-Bretagne,  au 
cours  duquel  toutes  les  trompettes  de  la  Renom- 
mée avaient  sonné  devant  lui. 

«  Je  ne  sais  pas  comment  cela  se  fait,  disait- 
il  naïvement,  je  suis  pourtant  par  nature  un 
simple  et  un  silencieux,  et  je  ne  puis  bouger 
que  je   ne  déchaîne  du  bruit.  » 

En  attendant,  il  allait  se  trouver,  à  Padoue, 
dans  la  situation  très  fausse  de  quelqu'un  qui 
est  célèbre  et  qui  est  presque  sans  ressource», 
réduit  à  compter  sur  le  dévouement  d'amis  déjJt 
las  et  désillusionnés,  portés  à  lui  en  vouloir, 
malgré  eux,,  de  mésaventures  dont  ils  avaient 
été  éclaboussés.  Il  était  de  ceux  à  qui  on  a  envie 
de  dire  :  <(  Ces  choses-là  n'arrivent  qu'à  vous.  » 

Et  c'eût  été  vrai.  Longueil  était  une  person- 
nalité, disproportionnément  sonore,  mais  aussi 
était-il,  à  son  insu  et  à  l'insu  de  ses  amis, 
l 'homme-type,  le  représentant  intégral,  le  pro- 
duit nécessaire  de  la  Renaissance.  C.-était  le 
cosmopolite-né,  c'était  im  agent  par  destina- 
tion du  grand  mouvement  d'idé(es  générales, 
qui  entraînait  l'Europe  alors  vers  une  vaste 
république  fédérative  des  intelligences.  Dès 
les  premiers  jours  de  sa  vie,,  ces  forces  et  ce 
courant  auxquels  tout  le  livrait  sans  contre- 
poids,  s'emparèrent  de  lui   et  le  roulèrent. 

Issu  d'une  Tieille  famille  d'origine  nor- 
mande, de  laquelle  étaient  sortis  au  siècle  pré- 
cédent,     nombre      de      vaillants      soldats,      un 


CHRISTOPHE  DE  LONGUEIL  ET  REGINALD  POLE   247 

cardinal,  un  recteur  de  l'Université  de  Paris, 
le  père  de  Longueil  était  archevêque  de  Malines. 
Il  eut,  en  1488,  ce  bâtard  d'une  dame  dont  nous 
ignorons  le  nom.  Autant  dire  que  Christophe 
fut,,  dès  le  berceau,  un  être  sans  situation  bien 
définie  et  qui  grandit,  autour  de  l'Eglise,  un 
peu  en  enfant  de  troupe. 

Quoique  l'archevêque  ne  fît  pas  difficulté  de 
l'avouer  comme  sien,  et  l'eût  même  autorisé  à 
porter  son  nom,  il  n'en  fut  pas  moins  l'enfant 
qu'on  ne  laisse  pas  voir  à  tout  le  monde,  qu'il 
faut,  dès  qu'arrive  quelqu'un,  cacher  précipi- 
tamment, qu'on  embrasse  à  la  dérobée,,  à  qui  on 
écrit  des  lettres  graves,  jamais  déridées,  à  qui 
tout  apprend,  en  un  mot,  qu'il  est  entré  dans 
l'existence,    par  effraction  et  bonne  fortune. 

Lorsqu'il  eut  8  ans,,  on  l'envoya  au  collège, 
FI  Paris.  Ce  fut  un  petit  monstre  d'intelligence. 
On  garda  à  l'école  ses  cahiers,  dont  quelques- 
uns  furent  même  publiés  plus  tard,  tant  ils  dé- 
notaient, dans  l'explication  des  auteurs  diffi- 
ciles, de  pénétration  et  d'ingéniosité. 

Là-dessus,  brusquement,  il  ferma  ses  livres, 
planta  tout  et  se  mit  à  suivre  nos  soldats,  qui 
partaient  pour  la  guerre  de  Naples. 

Comment  en  revint-il  ?  Je  n'en  sais  rien. 
Mais  nous  le  retrouvons  quelques  mois  plus 
tard  en  Espagne,,  attaché  au  secrétariat  de  Phi- 
lippe d'Autriche.  Ce  prince  mort  en  1606,  Lon- 
gueil suit  en  Allemagne  sa  cour  débandée,  puis 
voyant  qu'il  n'y  a  plus  d'avenir  pour  lui  de  ce 
côté,  il  songe  à  étudier  le  droit,  dont  on  lui 
dit  que  cela  mène  à  tout. 


248  l'humanisme 

Le  voilà  parti  pour  la  petite  université  de 
Poitiers,  puis  pour  celle  de  Valence,  où  professe 
avec  éclat  Philippe  Decio,  un  Milanais,  vague 
ment  proscrit  et  vaguement  excommunié.  Là, 
comme  le  droit  lui  laisse  des  loisirs,  Longueil 
revient  à  un  projet  qui  le  hante  depuis  le 
collège  :  celui  de  donner  une  édition  correcte  et 
enfin  lisible  de  Pline  l'Ancien  jusque-là 
presque  impénétrable.  Il  profite  du  voisinage 
du  Rhône  et  de  la  mer,  pour  tâcher  de  retrou- 
ver certaines  espèces  de  poissons,  de  coquillages, 
do  plantes  marines  ou  terrestres,  dont  parle  le 
naturaliste.  Son  zèle  savant  ne  connaît  pas 
d'obstacles  ;  il  s'introduit,  sans  formalités,  en 
pays  ennemi,  pénètre  en  Suisse,  au  plus 
fort  (]c  notre  brouille  avec  nos  voisins 
(151-3)  et  pendant  qu'il  y  herborise,,  est 
arrêté  comme  espion.  Un  de  ses  camarades 
français  se  sauve,,  l'autre  est  tué  ;  lui  est  em- 
porté, navré  de  coups  et  de  blessures,  jusqu'à 
la  prison  voisine  où  on  le  dépose  et  l'oublie 
trente  jours.  Il  n'en  sortit  que  par  l'interven- 
tion de  l'archevêque  de  Sion  qui  le  fit  soigner 
et  rapatrier. 

Jusque-là  tout  était  très  bien.  S'il  eut  per- 
sévéré dans  cette  voie,  nous  n'aurions  qu'à 
honorer  en  lui  un  des  plus  probes  savants  de 
son  épocf.ie.  Malheureusement,  les  Italiens, 
et  Pierre  Bembo  en  particulier,  devaient  le 
perdre,  en  lui  suggérant  des  ambitions  pour  les- 
quelles il  n'était  pas  fait,,  et  qui  furent  la  cause 
de  toutes  ses  déconvenues  ultérieures.  Mais, 
qui  le  livra  aux  Italiens,   sinon  son   |)ropre  es- 


CHRISTOPHE  DE  LONGUEIL  ET  REGINALD  POLE   249 

prit  de  déraciné  et  son  cœur  en  disponibilité  de 
patrie  ? 

Songeant,  toutefois,  que  Pline  devait  avoir 
emprunté  beaucoup  de  passages  à  des  écrivains 
plus  anciens,  il  se  mit,  pour  les  retrouver,  à 
apprendre  le  grec  tout  seul  et  il  y  réalisa  de 
tels  progrès  que,,  moins  d'un  an  après,  il  était 
capable  de  correspondre  en  cette  langue  avec 
notre  Guillaume  Budé. 

En  1614,  il  est  à  Paris,  où  il  se  fait  une 
grande  réputation  d'avocat  plaidant  et  consul- 
tant. Même  il  devient  membre  du  Conseil  de 
l'Ordre,  ce  qui  ne  l'empêche  pas  d'apparaître, 
deux  ans  plus  tard,  à  Rome,  où  on  le  rencontre, 
aux  portes  des  monuments,,  sur  le  seuil  des  bi- 
bliothèques et  des  écoles,  inconnu,  mais  agité 
furieusement  de  pensées  sous  son  chapeau 
rouge,  et  toujours  avec  son  air  de  reître  sans 
emploi.  Parfois,  il  se  mêle  aux  conversations, 
interrompt,  rectifie,  exposq,  proteste  et  parle 
comme  un  sourd,  mais  non  pas  comme  un  sot. 
On  s'aperçoit  qu'il  sait  tout. 

Aussitôt,  c'est  un  engouement.  Les  grands 
bourgeois  de  Rome  se  le  dispulJent.  Mariano 
Castellani  et  Jules  Tomarozzo  le  logent  tour  à 
tour  et  l'hébergent.  Il  fréquente  les  membres 
des  Académies,  en  particulier  ces  deux  princes 
des  élégances  latines,  Bembo  et  Sadolet,  les 
secrétaires  de  Léon  X,,  puis  le  tout  jeune  poète, 
Marc  Antonio  Flaminio  et  son  ami  Francesco- 
Maria  Molza,  l'amant  quelque  peu  taré  de  Fur- 
nia,   la  belle  Romaine. 

Bembo   l'aborde    de   façon    charmante   et   lui 


260  L'miMAMSME 

dit  :  «  Vous  êtes  bien  savant,  mais  vous  écri- 
vez bien  mal.  Ne  lisez  donc  plus  que  Cicé- 
ron.  « 

Et,  docile,  Longueil  recommence  ses  études 
littéraires.  Tant  de  candeur  touche  Bembo,,  qui 
devient  son   ami. 

Du  reste,  son  absence  mentale  de  patrie  est 
cause  (jue  rien  ne  choque  en  Lon^rueil  et  n'ar- 
rête les  sympathies.  C'est  à  la  fois  son  bonheur 
et  sa  misère  de  n'être  étranger  à  personne, 
de  n'être  du  pays  de  personne.  Aussi 
ne  rencontre-t-il  aucune  de  ces  affections 
fortes  et  fraternelles,  où  entre  quelque  chose 
de  la  terre  et  du  sol.  On  croit  trop  vite  en  lui, 
on  le  met  en  avant,  on  le  pousse,  tous  les  bras 
le  portent.  Bientôt  on  s'apercevra  qu'on  Ta 
posé  trop  haut  et  qu'il  faut  le  redescendre. 
Alors  on  se  le  passera  de  mains  en  mains  ;  les 
meilleurs  n'oseront  s'en  dire  fatigués  ;  quel- 
ques-uns se  défderont  ;  d'autres  le  bousculeront 
un  peu  et  il  restera  comme  un  embarras  pour 
ses  partisans. 

Quand,  au  bout  de  trois  années,  on  eut 
bien  débarbouillé  Longueil  de  ce  qui  pouvait  lui 
rester  de  tudesque,,  quand  on  lui  eut  refait  et 
repeint  l'esprit  au  goût  italien,  alors  éclata  le 
petit  complot.  Il  s'agissait  de  démolir  Erasme, 
flont  la  réf)utation  encombraiit  le  monde,  et  de 
lui  escamoter  son  renom  de  grand  Allemand, 
pour  en  revêtir  un  autre  du  même  pays,  mais 
cette  fois,  garanti  et  estampillé  par  Rome.  On 
assembla  donc  le  Sénat  qui  solennellement,  dé- 
féra au  jeune   étranger  le   droit  de   cité. 


CHRISTOPHE    DE    LONfiTJEIL    ET    RÉGINALD    POLE       251 

((  Jacques  Buseo,  tribun  du  Transtévère,  vint, 
dit  Longueil,  me  saluer  de  mon  nouveau  titre. 
Je  n'y  compris  rien  tout  d'abord  et  restai  in- 
crédule. Je  ne  me  rendis  qu'en  voyant  Tor- 
quato  et  nombre  de  gens  qui  accouraient  me 
féliciter  et  m'inviter  à  aller  dire  mon  discours 
de   remerciements.  )> 

Cela  fit  un  bruit  énorme  dans  le  monde  des 
lettres,  et  Longueil  n'eut  plus  qu'une  pensée, 
retourner  en  France,  en  Flandre,  en  Angle- 
terre, partout  où  il  était  connu,  pour  y  jouir  de 
son  triomphe.  Mais,,  comme  il  achevait  ses 
malles,  voilà  qu'à  pleines  rues,  de  tous  les  côtés, 
déboucha  une  multitude  furieuse,  hurlant  des 
cris  de  mort,  parmi  lesquels  il  démêla  qu'il 
était  question  de  le^jeter  dans  le  Tibre,  de  le 
brûler  vif,  de  le  pendre.,  de  l'empaler.  On  en- 
vahit la  maison,  on  se  précipite  sur  lui,  les 
poignards  brillent,  les  pierres  volent,  les  ma- 
traques tournoient.  C'est  la  populace  de  Rome 
que  des  confrères  ont  soulevée.  Tout  cela,  à 
propos  d'une  vieille  haranorue  scolaire,  dont  il 
avait  peine  à  se  souvenir,  mais  qu'il  avait  lue 
jadis  chez  les  Frères  Mineurs,  à  Poitiers,  et 
dans  laquelle  il  avait  fait  un  éloge  des  Français 
et  émis  des  opinions  injurieuses,  paraît-il,  pour 
l'Italie.  Des  amis  trop  zélés  l'avaient  fait  im- 
primer sous  le  nom  de  Christophe  de  Longueil, 
parisien.  De  là,  quelque  étudiant  en  avait  ap- 
porté un  exemplaire  à  Rome.  C'est  ainsi  que 
certaines  paroles,  certains  écrits  cheminent 
souterrainement,  disparaissent  de  nous  et  du 
monde,      semblent     morts     et     tout     à     coup 


252  l'humanisme 

s'éveillent,   sortent   de   l'ombre  et  se  mettent  à 
marcher  contre  nous. 

Après  avoir  tenu  quelques  jours  tête  à 
l'orage  et  rédigé  deux  plaidoyers  pour  sa  jus- 
tification, Longueil  partit,  sur  le  conseil  de  ses 
amis  mêmes,  afin  de  laisser  aux  esprits  le  temps 
de  se  calmer.  L'affaire  fut  portée  devant  le 
Sénat  où  elle  ne  donna  plus  lieu  qu'à  un  débat 
académique,  mais  pour  le  cerveau  effaré  du 
pauvre  savant,,  c'était  dans  la  Rome  des 
Gracques  ou  de  Marins  que  le  procès  allait  se 
dérouler. 

Il  s'en  alla  donc  par  Venise,  Gênes,  Lyon,  les 
villes  flamandes,  puis  par  Londres  el  O»?vî'or(i, 
racontant  son  histoire  qui  grandissait  à  chaque 
pas.  Erasme  qu'il  vit,  en  passant,  lui  fit  bon 
visage,  mais  à  peine  Longueil  eut-il  le  dos  J 
tourné,  que  l'ironiste  fie  Rotterdam  publia  tout  " 
le  dossier  de  leurs  relations,  entre  autres  une 
certaine  lettre  du  nouveau  citoyen  romain  à  un 
de  leurs  amis  communs  et  (jui  contenait  des 
choses  malheureuses. 

En  revenant  de  Londres,  Longueil  pnsea  par 
Paris.  Là  tous  ses  amis  essayèrent  de  le  rete- 
nir :  <'  Que  voulez-vous  retourner  à  Rome,  lui 
disait-on,  puisqu'on  veut  vous  y  tuer  ?  »  Ruzée 
alla  même  jusqu'à  lui  offrir  la  jouissance  d'une 
ferme  avec  maison   de   campagne. 

Rien  n'y  fit.  "  Cnu'.s  romanns  sum,  répondit-il 
avec  un  doux  entêtement.  » 

Il  descendit  à  Venise,  où  Bemlx),  alors  en 
congé  pour  raisons  de  santé,  le  reçut  et  lui  fil 
connaître  ses  amis,   le  délicieux   bibliothécaire, 


CHRISTOPHE  DE  LONGUEIL  ET  REGINALD  POLE   253 

André   Navagero   et   quelques   professeurs,    Bap- 
tiste Egnazio,  Romolo  Amaseo,  Petro  Alcyonio. 

Bembo  repartit  pour  Rome,  Longueil  se 
transporta  chez  Grimaldi.  Il  y  reçut  quelques 
visites  et  quelques  invitations  de  Boldu  et  de 
Navagero.  Celui-ci,  qui  s'en  allait  à  Vienne  et 
pensait  passer  l'été  à  Vérone,  vint  mettre  sa 
maison  à  la  disposition  de  son  nouvel  ami. 

Tout  ce  monde  était  charmant,  mais  cela  ne 
pouvait  pas  toujours  durer.  On  lui  demandait  ce 
qu'il  prétendait  faire,  à  quels  projets  il  s'était 
arrêté,  ou  si  on  ne  le  lui  demandait  pas,  c'était 
uniquement  par  délicatesse  ;  la  question  était 
posée  par  sa  situation  même.  Et  c'est  ainsi  que 
}90UT  avoir  l'air  de  se  décider  à  quelque  chose, 
il  témoigna  de  vouloir  s'établir  à  Padoue,  ville 
particulièrement  convenable,  par  son  silence, 
le  bon  marché  relatif  de  la  vie  et  les  ressources 
intellectuelles,  à  son  intention  d'y  travailler.  Du 
reste,  il  y  connaissait  déjà  quelqu'un,  un  riche 
étudiant  génois,  Stéphane  Sauli,  de  qui  il  affec- 
tait d'espérer  beaucoup.  Et  voilà  par  suite  de 
quoi,,  ayant  rassemblé  ses  bardes  et  ses  livres  et 
s'étant  procuré  des  chevaux  de  louage,  il  avait 
quitté  Venise  en  compagnie  de  son  petit  domes- 
tique allemand  et  avait  fait  à  Padoue  l'entrée 
sensationnelle  que  j'ai  dite  au  début. 

Des  deux  années  qu'il  passa  là  et  qui  furent 
les  dernières  de  son  existence  très  courte, 
témoigne,  au  jour  le  jour,  un  recueil  de  lettres, 
précieux  mémoires  su,r  la  vie  littéraire  à  cette 
époque  et  dans  ce  canton.  Il  est.  certain  que 
Longueil    fît   un    instant    illusion    à    ses   amis  ; 


254  l'humanisme 

il  est  non  moins  certain  qu  ceux-oi  roublièrerlt 
encore  plus  vite,  dès  qu'il  fut  mort.  Mais  le 
temps,,  qui  nous  a  sauvé  sa  correspondance, 
lui  a  rendu  par  là  la  place  qu'il  semblait  lui 
avoir  (Mée,  et,  par  un  de  ses  caprices,  il  a 
chancre  encore  une  fois  les  perspectives. 

Rôle  purement  épisodique,  Longueil  nous 
offre  une  entrée  en  matière  et  le  moyen  de 
commencer  plus  familièrement,  dans  un  décor 
plus  simple  et  plus  humain,  l'histoire  d'un 
personnafre  semblable  à  lui  par  quelques  côtés, 
mais  qui  le  dépasse  en  relief  et  en  grandeur, 
celle  de  l'extraordinaire  et  royal  aventurier,, 
Réginald  Pôle. 

Même  j'imagine  qu'on  ne  m'en  voudra  pas 
trop  s-i,  profitant  des  embarras  où  se  débattit 
LxDngueil,  j'essaie  de  jeter  un  peu  de  jour  sur 
quelques  autres  menues  figures  et  d'animer 
d'une  survie  furtivc  de  petites  têtes  mortes, 
encore  crispées  de  leurs  préoccupations.  On  me 
reprochera  peut-être  de  hiiissonner,  d'égarer  le 
héros  principal  au  milieu  du  récit  pour  courir 
après  les  derniers  venus,  mais  c'est  que  préci- 
sément tel  est  mon  but.  J'ambitionne  de  res- 
susciter des  groupes  plutôt  que  des  individus. 
C'est  la  petite  société,  dont  le  hasard  assembla, 
vers  1521,  les  éléments,  à  Padoue,  que  je 
souhaiterais  de  faire  reparaître,  un  instant. 

I 

A  peine  Longujeil  fut-il  installé  à  Padoue, 
que  ses  idées  noires  le  reprirent  : 


CHRISTOPHE    DE    LONGUEIL    ET    REGIiNALD    POLE       255 

«  Vous  ne  pouvez  vous  figurer,  écrivait-il  à 
Bembo,  dans  quel  pénible  isolement  je  me  sens 
plongé  ;  je  connais  les  gens  à  peine  de  visage 
ou  de  nom  et  pourtant  je  vois  bien  que  je  suis 
connu.  Je  ne  puis  faire  un  pas  dans  la  rue, 
que  je  n'entencje  chuchoter  derrière  moi  : 
<(  x\h  I  c'est  le  Français  qui...  à  Rome,  etc.  » 
Nos  confrères  de  là-bas  ont  répandu  que  je 
m'étais  retiré  à  Padoue,  parce  que  le  séjour  de 
Rome  m'était  interdit.  Et  je  me  demande  au 
milieu  de  ce  monde  de  gladiateurs  qui  m'en- 
toure et  pour  qui  tuer  un  Français  peut 
paraître  une  action  louable,  si  je  n'ai  rien  à 
craindre.  Quand  ces  idées  me  viennent,  il  me 
prend  des  idées  de  fuir,  de  m'en  aller  n'importe 
où,  à  Lésins,  par  exemple,  oii  je  ne  voie  ni 
n'enliende   plus    les    assassins  !...  » 

Il  est  vrai  que  trois  étudiants  français  avaient 
récemment  disparu  et  avaient  été  retrouvés 
morts,  dans  le  voisinage. 

((  J'aurais  besoin,  ajoutait-il,  qu'on  me  croie 
bien  avec  quelque  personnage  important,  avec 
l'autorité.  Le  préteur  Marino  Georgio  m'avait 
promis  son  appui,  lorsque  j'ai  quitté  Venise, 
mais  une  sotte  timidité  a  fait  que  je  n'ai  pas 
osé  l'aller  voir  depuis.  Ce  que  j'ai  à  lui  dire 
est  difficile.  Vous  qui  savez  ce  que  je  voudrais 
et  ce  que  je  ne  peux  pas  formuler  moi-même, 
dites-le-lui,  je  vous  prie.  Voilà  !  je  voudrais 
qu'il  vînt-  au-devant  de  moi,  de  son  propre 
mouvement,  qu'il  affirmât  publiquement,  par 
un  acte,  qu'il  me  prend  sous  sa  protection... 
Cela  produirait  beaucoup  d'effet...  » 


25G  l' HUMANISME 

Cette  lettre  est  du  commencement  de  juillet 
1520.  Longueil  y  décrit  aussi  ses  journées  mo- 
notones et  quasi-monastiques,  toutes  consa- 
crées à  l'étude,  sauf  (juelques  heures  de  pro- 
menade le  long  du  canal  et  quelques  sorties  à 
cheval  par  la  ville.  Trois  mois  après,  pensant 
que  la  recommandation  sollicitée  avait  eu  son 
effet  sur  le  préteur,  il  éprouva  la  petite  décon- 
venue qui  suit  et  qu'il  conte  du  reste  avec 
beaucoup   de   bonne   grâce. 

«  Le  lendemain  du  jour  où  Boldu  me  remit 
votre  lettre,  je  descendais  sur  la  place,  rempli 
de  cœur  et  d'espérance  :  je  tombe  sur  le  pré- 
teur et  le  préfet,  tous  deux  sous  la  pourpre 
de  cérémonie,  et  qui  se  dirigeaient,  en  grand 
équipage,  vers  la  partie  de  la  ville  que  j'habite. 
Moi,  tout  plein  de  l'idée  que  vous  m'aviez 
recommandé,  je  ne  doutai  pas  que,  pour  mar- 
quer le  poids  qu'ils  faisaient  de  votre  lettre  et 
pour  y  donner  une  sanction  solennelle,  ces 
seigneurs  eussent  décidé  d'aller  ainsi  en  pompe 
me  voir.  Toutefois,  la  timidité  m'empêcha  de 
me  jeter  sous  les  pas  de  pareils  personnages,  et 
puis  je  songeais  que  ce  serait  bien  plus  glo- 
rieux, si  l'on  pouvait  dire  dans  le  quartier 
qu'ils  étaient  venus  pour  moi  :  je  me  détournai 
donc  nn  peu  sur  la  gauche  de  la  chaussée  : 
«  Oij  pensez-vous  qu'ils  aillent  ?  deinandai-je 
à  Marc  Antonio  Flaminio  qui  était  avec  moi. 
—  Je  n'en  sais  rien,  répondit-il.  »  Cependant 
ils  passent.  Je  dis  :  «  Allons  donc  voir  la  curie, 
que  je  n'ai  pas  encore  visitée.  »  Mais  la  vérité, 
c'est  que  je  ne  voulais  pas  m'écarter,  car  j'avais 


CHillSTOPHE    DE    LONGUEIL    ET    REGINALD    POLE       257 

grande  envie  de  savoir  ce  qui  adviendrait.  Au 
bout  d'un  moment  le  cortège  revient.  Je  me 
jette  dans  la  foule  des  plaideurs  et  je  commen- 
çais à  me  repentir  de  n'être  pas  vite  allé  les 
recevoir.  En  m 'approchant  de  notre  maison,  je 
ne  disais  rien,  mais  je  ne  laissais  pas  que  d'être 
fort  étonné  que  personne  n'accourût  m 'annon- 
cer la  grande  nouvelle.  J'entre  :  c'est  le  silence 
accoutumé.  J'interroge  :  pas  un  mot  du  pré- 
teur. Il  ne  me  restait  qu'à  rire  de  ma  sottise  et 
à  me  dire  que  le  préteur  avait  bien  d'autres 
soucis  en  tête  que  moi.  Ce  que  j'ai  tâché  de 
faire   philosophiquement.  » 

Longueil  logeait  alors  chez  Stéphane  Sauli, 
noble  et  riche  étudiant  génois,  qui  avait  là  toute 
une  maison,  tenue  sur  un  certain  pied,  avec  un 
vieux  domestique,  homme  de  confiance.  Cela 
sentait  tout  de  même  le  ménage  de  garçon,  avec 
son  étourderie,  son  laisser-aller,  son  peu  de  sé- 
rieux. Sauli,  qui  finit  plus  tard  protonotaire  (^), 
était  de  ces  jeunes  gens,  sans  vocation  déter- 
minée, qui,  pour  se  distinguer  du  commun  et 
se  donner  des  airs  de  capacité,  cherchent  à  s'en- 
tourer de  littérateurs  et  puisent,  dans  leur  com- 
pagnie, le  droit  de  mépriser  les  autres.  Ils  se 
donnent  ainsi  un  léger  vernis,  se  tiennent  su- 
perficiellement au  courant,  et,  sans  avoir  besoin 
de  secouer  trop  leur  paresse,  obtiennent  des  dé- 
dicaces et  font  quelque  bruit  par  le  monde. 

Sauli  avait  commencé  par  prendre  chez  lui 
un   professeur,    assez  célèbre   au   reste,    quoique 

(\)  Sauli,  devenu  cardinal,  fut  gravement  compromis  dans  un 
complot  contre  Léon  X  et  faillit  y  laisser  sa  tête, 

17 


258  L 'humanisme 

peu  chanceux  :  Lazare  Buonamico,  qui  avait 
autrefois  travaillé  à  la  maison  d'édition  d'Aide 
Manuce  et  que  Musurus  avait  ensuite  placé, 
comme  précepteur,  dans  une  famille  Cantelmo, 
de  Mantoue.  Il  était  momentanément  sans  em- 
ploi, attendant  toujours  une  chaire  qu'on  ne  lui 
donnait  pas. 

Après  lui,  Longueil  était  arrivé  et  sa  présence 
avait  attiré  là  Marc  Antonio  Flamiui'o,  le  bril- 
lant poète  qui,  venu,,  pour  une  simple  visite, 
était  resté,  n'ayant  rien  de  mieux  à  faire.  Ainsi, 
la  maison  de  l'étudiant  devenait  une  véritable 
hôtellerie  d'humanistes  et  de  pens  d'esprit. 
C'était  trop  beau  pour  durer. 

Sauli  qu'amusaient  médiocrement  sans  doute 
Buonamico  et  Longueil,  partit  en  excursions 
avec  le  joyeux  Flaminio,  qui,  jeune  comme  lui, 
avait  sur  lui,  outre  la  supériorité  de  l'intelli- 
'jfence,,  celle  d'avoir  mené,  à  Rome,  à  côté  de 
Molza  et  d'autres  cerveaux  brûlés,  autre  chose 
que  la  vie  universitaire  et  rapporté  de  là-bas 
les  plus  plaisantes  histoires  d'amour. 

Flaminio,  qu'un  grincheux  qualifia  un  jou 
devant  Longueil,  de  <(  petit-fîls  de  pédagogue, 
fils  de  pédagogue  et  pédant  lui-même  »  était 
bien  fils  de  professeur,  mais  en  fait  de  pédan- 
terie, il  n'avait  que  l'adorable  manie  de  se  créer, 
en  y  mêlant  un  peuple  de  dieux,  une  vie  ima- 
ginaire et  exquise.  Ce  subtil  songeur,  en  qui 
jouait  de  la  flûte  éternellement  un  faune,  allait 
et  venait  par  l'Italie,  comme  si  le  sol  sur  lequel 
il  marchait  eût  été  enchanté.  Il  était  de  ceux 
que  le  manque  d'argent  n'embarrasse  point  et 


4 

t   -M 


CHRISTOPHE    DE    LO^GUEIL    ET    REGINALU    POLE      259 

qui  se  tirent  d'affaire  partout  de  la  façon  la  plus 
galante  du  monde,  ayant  toujours  justement  à 
leurs  côtés  un  compagnon  qui  tient  la  bourse 
et  suffit  à  la  dépense.  Et  c'était  celui-là  qui  avait 
l'air  d'être  le  domestique. 

Une  seule  date  comptait  dans  la  mémoire  de 
ce  Fantasio,  c'était  quand  il  lui  avait  été  donné 
de  voir  Naples-Parthénopé,  oii  était  mort  Vir- 
gile, oii  ce  puissant  vaisseau  de  rêves  et  de 
poésies  était  venu  échouer  hors  de  la  vie,  épar- 
pillant sur  le  somptueux  rivage  toute  une  co- 
lonie de  formes  divines,  tout  un  blanc  trou- 
peau de  nymphes  et  d'œgipans,  que  gardait 
maintenant  le  grand  Sannazar,  devenu  pasteur 
de  dieux  et  héritier  du  cygne  Mantouan. 

((  Collines  du  Pau&ilippe,  soupirait  à  ce  sou- 
venir Flaminio,  blanche  Mergillina,  bosquets 
de  myrtes,  rivages  sacrés,  si  jamais,  après  tant 
et  de  si  longues  traverses,  il  m'est  donné  de 
réatteindre  enfin  vos  bords  et  le  lieu  où  le  poète 
a  fondé  sa  maison,,  du  haut  de  laquelle  il  con- 
temple ses  songes,  je  planterai  là  ma  coiffure 
et  mes  sandales  et  mon  épée  et  toutes  les  armes 
qu'emporte  avec  soi  le  voyageur.  Et  plus  per- 
sonne jamais  ne  me  persuadera  de  courir  en- 
core les  chemJns  de  la  terre  et  de  la  mer  !...   » 

Pendant  que  les  deux  jeunes  gens  vagabon- 
daient ainsi,  le  père  du  poète  ne  savait  plus 
ce  qu'était  devenu  son  fils  et  commençait  à  être 
fort  inquiet.  Jean  Antoine  Flaminio  s'appelait 
de  son  vrai  nom  Zarabini  de  Cotignola  et  ne 
s'était  affublé  du  nom  romain  de  Flaminius, 
qu'en  entrant  dans  l'Académie  Pomponia  Leta, 


2G0  l'humaimsme 

de  Venise.  Il  avait  suivi  en  cela  l'usage.  Pro- 
fesseur en  diverses  petites  villes  d'Italie  depuis 
sa  jeunesse,  il  continuait  à  exercer  son  métier  à 
Bologne.  Qu'on  me  permette  de  citer  ici  la  plus 
grande  partie  de  la  lettre  qu'il  écrivit  à  son  fils, 
lorsqu'il  eut  retrouvé  sa  piste  :  peu  de  docu- 
ments nous  éclairent  mieux  ce  qu'était  alors 
l'existence  de  beaucoup  de  gens  de  lettres.  Du 
reste,  il  est  sous-entendu  que  nous  abandonnons 
momentanément  Longueil  à  Padoue. 

((  J'ai  été  bien  inquiet  de  ton  silence  et  si 
peiné  que  je  n'en  avais  plus  de  repos.  Enfin 
on  m'a  apporté  ta  lettre,  qui  était  la  très  désirée. 
Me  voilà  le  cœur  soulagé  :  je  sais  où  tu  es  et 
comment  tu  te  portes.  Je  l'ignorais  tout  à  fait  et 
plus  tu  tardais  de  me  donner  de  tes  nouvelles,, 
plus  j'avais  lieu  d'être  tourmenté  et  de  tout 
soupçonner.  Tu  sais  comme  je  suis  prompt  en 
cette  matière.  L'an  passé,  on  me  dit  que  tu 
étais  parti  de  Padoue  pour  Gênes.  Depuis, 
j'avais  perdu  complètement  tes  traces.  Les  amis 
de  Padoue  et  de  Venise,  auxquels  je  me  suis 
adressé  n'étaient  pas  mieux  informés.  Mais  toi, 
tu  n'avais  pas  la  même  excuse  :  tu  connaissais 
mon  adresse.  Enfin  ta  lettre  m'apprend  que  tu 
es  à  Rome  et  que  tu  penses  y  rester  quelques 
mois.  Cela  ne  me  déplairait  pas,  si  tu  pouvais 
t'y  remettre  à  tes  études  de  philosophie.  Tu 
n'ignores  pas  combien  je  le  désire,  et  je 
m'étonne  que  tu  ne  m'en  écrives  rien.  Allons  ! 
une  autre  fois,  parle-moi  de  tes  études,  que  je 
sache  non  seulement  ce  que  tu  fais  à  présent, 
mais  ce  que  tu  as  fait  avant.  J'ai  quelque  droit 


CHRISTOPHE  DE  LOAGUEIL  ET  REGINALD  POLE   261 

à  être  renseigné  là-dessus,  non  que  je  craigne 
que  tes  belles  dispositions  pour  la  science  se 
soient  évanouies,  mais  j'ai  peur  que  quelque 
chose  ne  t'ait  écarté  de  la  philosophie  et  fait 
renoncer  à  ce  que  tu  avais  commencé. 

«  Pour  ce  qui  me  concerne,  voici  où  j'en  suis  : 

«  Depuis  tantôt  deux  ans  que  je  réside  à  Bo- 
logne, je  n'ai  pas  lieu  de  me  repentir  d'y  être 
venu.  La  santé  est  bonne  et  les  affaires  sont 
prospères.  J'ai  des  pensionnaires  autant  que 
j'en  veux.  Si  j'avais  accepté  tous  ceux  qui  se 
sont  présentés,  je  n'aurais  pas  trouvé  dans  toute 
la  ville  de  maison  assez  vaste.  Je  me  suis  borné 
à  dix,  choisis  parmi  les  jeunes  gens  .^des  plus 
nobles  familles.  A  quoi  sert  de  s'encombrer  ? 

((  Pour  ce  qui  est  de  la  dépense,  tout  est  cher 
dans  cette  ville.  Cela  tient  à  la  quantité  d'étran- 
gers, en  résidence  ou  de  passage,  et  au  perpé- 
tuel mouvement  de  soldats  qu'amènent  la  gran- 
deur, la  magnificence  et  la  position  de  Bologne. 
Voilà  ce  que  savent,  par  expérience,  tous  ceux 
qui  en  sont  réduits  à  acheter  au  jour  le  jour  les 
choses  nécessaires  à  la  vie.  Faire  venir  de  chez 
nous,  cela  n'en  valait  pas  la  peine,  d'autant 
que  le  dernier  été  a  été  malheureux  à  Forocor- 
neli  :  le  vent,  la  grêle,  le  brouillard,  rien  n'a 
manqué. 

«  Tout  le  monde  ici  aurait  voulu  que  je  fasse 
un  cours  public.  Les  étrangers,  les  habitants, 
les  premiers  de  la  noblesse  ont  insisté  dans  ce 
sens  au  point  qu'il  m'était  difficile  de  me  dé- 
rober. Et  pourtant  ni  prières,  ni  promesses  pé- 
cuniaires  n'ont    pu   me    décider   à   aliéner  ma 


2G2  l'humanisme 

liberté.  J'espère  que  tu  m'approuveras,  toi  qui 
n'ignores  pas  à  quelles  avanies  sont  soumis 
les  professeurs,  de  la  part  de  mauvais  garne- 
ments dont  on  n'a  pas  fait  les  fantaisies,  et  qui 
A'ous  réduiraient  vite  à  l'état  de  jouets.  Le  genre 
de  vie  que  j'ai  choisi  est  celui  qui  me  concilie 
le  mieux  le  respect  public.  On  en  a  conclu  que 
je  ne  serais  pas  fâché  de  prendre  place  parmi 
les  grands  érudits  de  ce  siècle,,  mais  je  vois 
qu'on  a  de  moi  une  idée  plus  haute  que  je  ne 
la  mérite.  Tout  ceci,  pour  toi,  bien  entendu  ; 
il  n'y  a  qu'à  mon  fils  que  je  puisse  écrire  ainsi, 
mais  j'ai  voulu  que  tu  saches  vraiment  dans 
quelle  situation  flatteuse  je  me  trouve. 

«  Entre  autres  amitiés  que  je  me  suis  créées 
là,  je  ne  puis  passer  sous  silence,  parce  qu'elle 
m'honore,  celle  de  Gaspard  Fantucci.  Nous  en 
sommes  à  un  point  où  cela  ne  peut  mieux  aller 
entre  nous,  et  pour  tout  dire,  en  un  mot,  je  le 
mets  hors  rang.  Son  fds  Alphonse,  qui  est  mon 
pensionnaire  depuis  cinq  ans,  fera,  je  crois,  non 
seulement  le  bonheur  de  sa  famille,  mais  encore 
de  son  pays.  Ecoute,  toi  qui  es  maintenant  en 
des  lieux  où  notre  souvenir  doit  te  visiter,  tu 
devrais  écrire  à  cet  excellent  ami  à  qui  tu  dois 
beaucoup,  en  somme,  pour  lui  montrer  que  ni 
le  temps,  ni  la  distance  n'ont  fait  tomber  de  ton 
cœur  l'affection  et  la  révérence  qui  lui  échoient. 
Cela  lui  fera  plaisir,  car  je  vois  qu'il  t'aime 
bien. 

((  Maintenant,  pour  en  revenir  aux  affaires  de 
famille,  sache  que  non  seulement  j'ai  maintenu 
ce  que  nous  avions,  mais  que  je  l'ai  assez  aug- 


CHRISTOPnr  DE  LONGUEIL  ET  REGLNALD  POLE   263 

mente.  J'ai  acheté,  il  y  a  trois  ans,  comme  tu 
sais,  toute  la  part  de  mon  frère  Alexandre,  j'y  ai 
joint  une  portion  du  champ  de  ton  oncle  Jé- 
rôme, ainsi  que  la  maison  îermière,  qui  lui 
avait  été  attribuée  par  le  testament  de  mon  père; 
j'ai  payé  cela  50  écus  d'or;  j'en  ai  mis  100  à 
acquérir  le  petit  domaine  de  Lorenzo  Fosco, 
qui  y  touchait  et  j'espère  bien  n'en  pas  rester 
là  et  te  laisser  un  jour  un  patrimoine  plus  im- 
portant que  celui  que  j'ai  reçu  de  mon  père. 
Tu  vois  que  je  pense  à  toi,  mais,  je  t'en  prie., 
fais  tout  ton  possible  pour  devenir  l'homme 
que  ton  enfance  promettait  et  de  qui  l'Italie  at- 
tend quelque  chose  de  grand...  » 

Cette  lettre  était  accompagnée  d'une  autre  à 
Sauli  oii  il  remerciait  le  jeune  Génois  de  ses 
bontés  pour  son  fds.  L'excellent  père  procédait 
de  même  avec  tous  ceux  qui  montraient  de  l'in- 
térêt à  son  cher  Marc- Antoine.  Il  avait  42  ans 
de  plus  que  lui  :  c'était  une  raison  pour  qu'il 
le  vît  toujours  petit. 

Mais  Marc-Antoine  avait  assez  de  talent  et 
d'esprit  pour  se  recom.mander  tout  seul.  Ses 
premiers  vers  sont  des  jeux  mélodieux,  c'est  de 
la  musique  imagée.  Le  motif  le  plus  familier 
en  est  la  vision  des  dieux  cornus  et  capricants, 
si  bien  que  les  mots  mêmes  y  grimpent,  chaussés 
de  fins  sabots  de  chèvres,,  et,  comme  dans  le  vers 
de  Heredia,  leurs  cornes  y  accrochent  des  rayons 
de  lune.  Parfois  certaines  syllabes  se  détachent, 
roulent  et  vont  éveiller,  au  fond  du  gouffre  sur 
lequel   elles  pendent,   des  idées  de  mort. 

Vraiment,    cette    poésie    est    charmante.    Plus 


264  L 'humanisme 

lard,  sur  le  conseil  de  son  père.,  il  en  abandonna 
les  sentiers  pour  entreprendre  une  paraphrase 
des  psaumes  ;  mais  ce  jour-là,  le  petit  Faune 
cessa  de  chanter  en  lui  et  la  seconde  partie  de 
son  œuvre  fut  loin  de  valoir  la  première. 


II 


«  Si  vous  tardez  encore  de  rentrer,  écrivait 
Longueil  à  Sauli,  je  crois  que  je  vais  passer 
en  territoire  britannique.  )>  Il  voulait  dire  qu'il 
irait  loger  chez  Réginald  Pôle. 

Mais  déjà  Sauli  était  reparti  précipitamment 
pour  Gênes,  au  chevet  de  son  frère  mourant.  Il 
avait  emmené  avec  lui  Flaminio. 

((  Ils  assurent  qu'ils  reviendront  bientôt,  écri- 
vait encore  Longueil,  mais  je  n'y  compte  plus.  » 

En  effet,  le  jeune  Génois  liquida  sa  maison 
de  Padoue.  Lazare  Buonamico  dut  aller  se  cher- 
cher une  position  ailleurs.  Il  partit  pour  Bo- 
logne,, où  on  lui  avait  fait  espérer  un  précep- 
torat dans  la  famille  de  Laurent  Campeggio. 

Cela  fit  parler  :  «  Ce  Sauli  n'est  qu'un  ladre 
et  un  fanfaron  de  générosité.  On  ne  se  débar- 
rasse pas  comme  il  l'a  fait  d'un  homme  de  la 
valeur  de  Buonamico,  disait-on.  » 

Néanmoins  Longueil  le  regretta.  Il  regrettait 
surtout  la  vie  en  commun  :  ((  Je  n'ai  plus  per- 
sonne avec  qui  je  puisse  causer  familièrement, 
disait-il.  Réginald  Pôle  est  certainement  un 
jeune  homme  distingué,  plein  d'esprit,  de  sa- 
voir et  de  jugement,  mais  il  a  peu  de  goût  pour 


CHRISTOPHE  DE  LONGUEIL  ET  REGLNALD  POLE   265 

notre  genre  de  discussions.  Et  puis  il  est  étran- 
glement froid,  réservé  en  ses  propos  et  taci- 
turne. » 

C'était  pourtant  une  bien  curieuse  figure,  que 
celle  de  ce  jeune  Anglais  de  20  ans,  à  qui  il  ne 
manqua  plus  tard  que  de  le  vouloir,  pour  être 
pape,  que  de  l'oser,  pour  être  roi  et  roi  d'An- 
gleterre. Les  fureurs  d'Henri  VIII,  son  apostasie, 
qui  ébranlèrent  si  profondément  le  monde, 
furent  à  lui  son  propre  roman  intime.  Il  réalisa 
la  formule  même  de  la  tragédie  classique,  qui 
pose  au  cœur  d'un  particulier  les  douloureux 
problèmes  dont  palpitent  les  nations.  Poîe,  en 
proie  à  des  circonstances  supérieuies,  se  laissa 
toujours  dominer  par  elles.,  et  tout  ce  qu'il  sut 
faire  fut  de  se  soutenir.  Et  il  y  réussit,  autant 
par  ses  talents  et  ses  vertus  que  par  une  certaine 
densité  morale,  qu'il  tenait  de  son  rang  et  de 
son  destin. 

Son  père,  Richard  Pôle,  était  cousin 
de  Henri  YII  ;  sa  mère,  Marguerite,  comtesse  de 
Salisbury,  était  fille  du  duc  de  Clarence  et  nièce 
d'Edouard  IV.  Ce  mariage  avait  uni  ainsi  la 
Rose  rouge  et  la  Rose  Blanche.  Henri  VII,  à  qui 
en  était  dû  l'arrangement,,  avait  préalablement 
fait  mourir  un  frère  de  Marguerite,  pendant  que 
lui-même  épousait  Elisabeth,  dernière  fille 
d'Edouard  IV. 

Ainsi,  grâce  à  cet  enchevêtrement  d'alliances, 
Réginald  tenait  par  tous  les  côtés  à  la  famille 
royale. 

De  plus,  lorsque  naquit  la  future  reine  Marie 
Tudor,    son    père,    Henri    VIII,    la    confia    aux 


2^6 


L  HUMANISME 


soins  de  la  mère  de  Réginald.  Elle  grandit  dans 
cette  maison  et  s'habitua  dès  l'enfance  à  rêver 
de  ce  beau  cousin,  qui  l'avait  tenue  sur  ses 
genoux  et  que  l'Italie  lui  avait  pris.  Sa  ten- 
dresse augmenta,  aux  jours  sombres  du  divorce 
de  son  père  Henri  YIII  et  des  malheurs  de  sa 
mère,  quand  l'espoir  de  la  couronne  s'éloignait 
d'elle,  et  qu'il  revenait,  lui,  à  de  longs  inter- 
valles, triste  et  fier,  et  luttant  presque  seul 
contre  les  passions  du  roi. 

Mais,  en  1520,,  les  choses  n'en  étaient  pas  en- 
core là.  Réginald  sortait  de  l'Université  d'Ox- 
ford, où  il  avait  suivi  brillamment  les  cours 
de  Latimière  et  de  Linacer.  Celui-ci  l'avait  en- 
tretenu souvent  et  amoureusement  de  l'Italie  et 
des  maîtres  qu'il  y  avait  eus,  entre  autres,  Poli- 
tien.  Aussi  le  plus  ardent  désir  du  jeune  prince 
était-il  de  connaître  cette  terre  classique  de  la 
beauté  et  du  savoir. 

Lx)rsqu'il  arriva  à  Padoue,  il  avait  20  ans  : 
c'était  un  élégant  jeune  homme,  à  barbe  blonde, 
à  l'œil  doux  et  vif  :.il  était  maigre,  de  taille 
moyenne,  avec  le  visage  un  peu  large  et  légè- 
rement coloré.  S'il  n'avait  rien  de  l'exubérance 
italienne,  ce  n'en  était  pas  moins,  sous  son 
flegme,  un  des  hommes  les  plus  spirituels  de 
son  temps.  Rien  ne  se  désoxyde  plus  vite  que 
les  mots  d'esprit  :  ceux  de  Pôle,  après  quatre 
siècles,  restent  amusants. 

Quelqu'un  lui  communiquait  un  jour  une 
lettre  emphatique  écrite  sur  la  mort  d'un  ami  : 
«  Ah  !  dit  Pôle  en  la  rendant,  c'est  une  vraie 
lettre  de   ronsolation  ;  on   ne  peut   pas   s'empê- 


CHRISTOPIÏI^    DE    LONGUEIL    ET    REGLNALD    POLE      .2G7 

cher  de  rire  en  la  lisant.  »  Un  autre  lui  parlait 
d'un  gentilhomme  qui  dépensait  2  écus  par 
mois  pour  sa  barbe  :  «  La  barbe  vaut  plus  que 
la  tête  !  répondit-il.  » 

Le  charme  profond  d'hommes  comme  celui- 
là  n'est  pas  immédiatement  pénétrable.  I)  y 
faut  le  temps.  Le  même  sentiment  de  pudeur 
faisait  que  Pôle  n'osait  offrir  ce  que  Longueil 
n'osait  demander  :  le  jeune  Anglais  ne  se  serait 
pas  permis  des  questions  dont  les  réponses 
eussent  pu  être  douloureuses.  Du  reste,  l'idée 
fixe  de  Longueil  était  d'obtenir  à  Rome  quelque 
grande  charge,  quelque  dignité  de  premier  plan 
et  il  aurait  souhaité  que  ses  amis  le  comprissent, 
sans  en  faire  l'aveu.  Aussi  refusa-t-il  la  chaire 
que  Sadolet  lui  proposa  au  nom  des  Florentins 
et  pour  laquelle  on  lui  eût  assuré  un  traitement 
de  400  écus,  somme  considérable  alors.  Ses 
amis  ne  comprirent  pas  très  bien  ou  feignirent 
de  ne  pas  comprendre.  Ils  tinrent  conseil  avec 
l'ambassadeur  de  France,  à  qui  il  s'était  recom- 
mandé, dans  le  but  unique  de  grossir  son  parti. 
Celui-ci  proposa  de  parler  à  François  F"".  Aus- 
sitôt tout  le  monde  sauta  sur  cette  idée.  Léon  X 
écrivit,  Bembo  écrivit,  Sadolet  écrivit,  notre 
ambassadeur  écrivit  :  Longueil  fut  navré  à 
pleurer.  Il  s'était  presque  brouillé  l'année 
d'avant  avec  Budé  et  Ruzée  qui  voulaient  le  rete- 
nir à  Paris  et  qu'il  n'avait  pas  écoutés.  Et  main- 
tenant, voilà  que  ses  amis  de  Rome  ne  trou- 
vaient rien  mieux  que  de  le  réexpédier  en 
France  ! 

Il   était   quelqu'un   encore,    pourtant.    Luther 


2G8  L 'humanisme 

îiii  envoyait  des  émissaires,  pour  qu'il  se  dé- 
clarât en  faveur  de  la  Réforme;  les  catholiques, 
de  leur  coté,  le  pressaient  d'écrire  contre  Luther. 

Après  avoir  étudié  la  question,  c'est  à  ce  der- 
nier parti  qu'il  se  rangea,  ce  qui  ne  saurait 
beaucoup  étonner  de  la  part  d'un  hum.aniste. 
Le  Luthéranisme,  qui  ramenait  le  monde  aux 
disputes  théologiques  oubliées  et  qui  semblait 
rétrograder  jusqu'à  Bérenger,  ne  pouvait  pro- 
duire que  stupeur  sur  les  esprits  de  la  Renais- 
sance. Le  moine  de  génie,  qui  en  fut  l'âme  et 
qu'on  croirait  évadé  de  l'imagination  d'Albert 
Diirer,  incarna  la  protestation  contre  Rome  de 
la  vieille  Germanie,  encore  à  demi  sauvage  et 
médiévale.  Lui-même  proclamait  bien  haut 
qu'il  s'attaquait  au  paganisme.  Sa  rude  main 
reforgea  le  dogme  qui  se  desserrait  sous  l'in- 
fluence platonicienne  et  faisait  peu  à  peu  du 
catholicisme  une  religion  jolie,  souple,  facile, 
oii  tous  les  honnêtes  gens  se  trouvaient  à  j'aisc 
et  oii  toute  la  pensée  antique  rentrait  à  flots  lu- 
mineux. Certes  Luther  mérite  de  nous  intéres- 
ser et  je  comprends  qu'il  ait  suscité  des  enthou- 
siastes et  des  martyrs,  mais  si  l'on  parle  de 
hardiesses  et  de  libre  examen,  il  y  en  eut  bien 
davantage  chez  Erasme  et  chez  Rabelais,  demeu- 
rés orthodoxes.  La  vérité,  c'est  que  la  Réforme 
fut  la  réaction  violente  du  particularisme  des 
peuples  du  Nord  contre  la  civilisation  gréco-la- 
tine. Elle  a  été  le  précipité  qui  a  dissous,  en 
quelques  années,  l'unité  occidentale  et  provo- 
qué  la   constitution   des   nationalités   modernes. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  écrits  antihilhériens  de 


CHRISTOPHE  DE  LONGUEIL  ET  REGINALD  POLE   ^69' 

Longiieil  furent  à  peu  près  sa  dernière  œuvre. 
De  temps  en  temps,  il  allait  s'en  reposer  à  VI- 
cence,  à  Vérone,  chez  les  Turriani  et  à  Venise, 
dans  les  beaux  jardins  botaniques  de  Murano  où 
le  spirituel  Navagero  avait  fait  venir  des  fruits 
et  des  plantes  de  tous  les  pays. 

Là-dessus,  la  mort  presque  subite  de  Léon  X 
porta  un  rude  coup  à  Longueil,,  qu'elle  mena- 
çait de  priver  de  sa  modique  pension  et  qu'elle 
laissait  presque  sans  ressources.  Il  dut  même 
engager  ses  bijoux  à  Venise,  chez  un  joaillier 
de  ses  compatriotes,   Jean  de  Matines. 

La  guerre  compliquait  encore  sa  situation.  Il 
avait  servi  dans  l'armée  française,  été  employé 
par  la  maison  d'Espagne  et  d'Autriche,  pen- 
sionné et  recueilli  par  l'Italie,  et  il  avait  des  rai- 
sons de  ne  pas  se  brouiller  avec  l'Angleterre. 
De  quelque  côté  que  penchât  son  cœur,  il  était 
suspect  d'ingratitude.  On  le  lui  faisait  sentir. 
Il  s'en  tirait  alors,  en  disant  :  «  Je  suis  citoyen 
du  Monde  î  )> 

Comme  on  le  croyait  Français  et  que  sa  répu- 
tation le  faisait  juger  riche  et  puissant,  tous  nos 
compatriotes,  en  détresse  là-bas,  venaient 
s'adresser  à  lui.  Il  partageait  avec  eux  son  petit 
logis  d'emprunt,  les  couchait,  les  nourrissait 
comme  il  pouvait  et  s'occupait  de  les  caser. 
C'est  ainsi  que  tomba  à  sa  charge  Simon  de 
Villanove,  celui-là  qui  devait  être  le  professeur 
d'Etienne  Dolet. 

Enfin,  catarrheux,  miné  du  côté  du  ventre,  la 
tête  et  le  cou  raidis  de  douleurs,,  intérieurement 
ruiné    par   la    mélancolie,    le    pauvre    Longueil 


l?T()  l'humanisme 

s'acheminait,  de  décejDtions  en  déceptions, 
sans  qu'on  s'en  aperçut,  vers  ses  derniers  jours. 

Au  mois  d'août  1522,  secrètement  pressé  par 
ce  besoin  de  fuite  et  de  mouvement  qui  entre 
au  cœur  de  ceux  que  la  mort  va  prendre,  il 
parla  de  se  mettre  en  route.  Le  nouveau  pape, 
Adrien  YI,  attendu  incessamment  à  Rome,  était 
un  vieil  ami  de  son  père,  un  ami  personnel,  à 
lui  aussi,  puisqu'ils  s'étaient  retrouvés  jadis  à 
la  cour  de  Philippe  d'Autriche,  et  en  Alle- 
magne :  (f  On  recommence  à  m'entourer,,  écri- 
vait-il, parce  qu'on  me  croit  sur  le  point  d'être 
puissant.  » 

Il  voyait  donc  l'avenir  s'éclairer.  Toutes  ses 
lettres  affectaient  les  longues  espérances  et  les 
vastes  projets,  mais  en  même  temps,  des  idées 
religieuses,  comme  des  annonciatrices,  en- 
traient en  lui.  Il  se  mit  du  Tiers-Ordre. 

Réginald  Pôle  était  absent  alors.  Brusque- 
ment, la  terrible  créancière  se  présenta.  Lon- 
gueil  comprit  que  c'était  l'échéance,  il  demanda 
du  papier,  et  s'étant  assis  sur  son  lit,  écrivit  à 
son  hôte  et  son  ami,  cette  lettre  testamentaire  : 

<(  Quoique  en  proie  aux  plus  atroces  douleurs 
et  ne  tenant  plus  à  la  vie  que  par  le  misérable 
fil  d'une  douteuse  espérance,  la  considération 
que  j'ai  pour  vous  m'a  fait  faire  l'effort  néces- 
saire pour  dominer  mon  mal  et  m 'acquitter 
envers  vous  d'un  suprême  devoir.  Comme 
avant-hier,  je  Amenais  de  terminer  la  lettre  q\w 
je  vous  écrivis,  une  fièvre  dévorante  me  saisit, 
et  depuis  trois  jours  qu'elle  me  torture,  je  puis 
dire  que  je  n'ai  jamais  rien  enduré  de  si  affreux. 


CHRISTOPHE    DE    LONGUEIL    ET    REGINALD    POLE      ^71 

Ainsi,  c'était  un  pressentiment  qui  me  poussait, 
lorsque,  avant  votre  départ,  j'ai  voulu  que  vous 
vissiez  ma  bibliothèque  et  arrêté  que  vous  en 
hériteriez  si,  par  hasard,  il  m'arrivait  malheur 
en  voyage.  Le  jour  suprême  était,  vous  le  voyez, 
bien  plus  proche  que  nous  ne  pensions.  Et  main- 
tenant, au  nom  de  notre  amitié,  qui  en  était 
arrivée,  je  crois,,  au  plus  haut  point,  je  vous 
demande  de  garder  au  mort  que  je  vais  être, 
humainement  et  pieusement,  votre  souvenir  et 
votre  bienveillance.  Ayez  soin  de  votre  santé  et 
offrez  à  Paccio,  en  mon  nom,  la  plus  grande 
part  possible  de  ces  derniers  souhaits.  Adieu.  )> 

Pôle  rentra  précipitamment.  Il  entoura  des 
plus  tendres  soins  l'ami  malade.  Les  médecins 
gardaient  de  l'espoir.  Seul,,  Longueil  s'entêtait 
doucement  :  ((  C'est  la  fin,  disait-il  »  et  ce  fut 
lui  qui  avait  raison.  Il  n'avait  que  trente-quatre 
ans. 

On  lui  mit,  ainsi  qu'il  l'avait  demandé, 
l'habit  de  frère  mineur  et  on  porta,  avec  les 
rites  accoutumés,  en  l'Eglise  Saint  François  de 
Padoue,,  ce  que  la  mort  avait  laissé  de  chair  au 
pauvre  voyageur,  que  l'amour  du  latin  avait 
tant  agité  en  son  vivant. 

III 

n  ne  me  reste  plus  qu'à  conter  brièvement  ce 
qui  advint  au  biographe  et  à  l'exécuteur  testa- 
mentaire de  Longueil,  je  veux  dire,  au  très 
noble  Réginald  Pôle. 

Après  trois  ans  passés  encore  en  Italie,   dans 


272  l'humainisme 

sa  douce  existence  de  lettré,  le  désir  le  prit  de 
revoir  l'Angleterre  et  ses  parents.  Tout  le  monde 
y  fut  frappé  de  l'élégance  d'esprit  et  de  ma- 
nières qu'il  rapportait.  Sa  longue  absence  l'avait 
singulièrement  grandi,,  sans  qu'il  s'en  doutât. 
Et  il  rentrait  dans  un  moment  où  la  nation 
était  nerveuse,  sourdement  divisée,  en  pleine 
crise. 

On  n'imagine  pas  quel  trouble  dans  les  con- 
sdiences  et  les  esprits,  quel  malaise  général, 
quel  ébranlement  jusque  dans  les  situations 
matérielles,  la  Renaissance  avait  déterminé, 
chez  les  peuples  du  Nord,  surpris  par  cette  inon- 
dation inouïe  d'idées  nouvelles,  alors  qu'ils  en 
étaient  restés  au  moyen  âge. 

En  quelques  années,  on  leur  avait  tout  changé 
de  fond  en  comble,  à  commencer  par  la  sub- 
stance même  de  l'enseignement,  en  sorte  que 
toute  la  génération  d'hommes,  qui  avait  été  éle- 
vée d'après  les  méthodes  scolastiques,  se  trou- 
vait brusquement  mise  en  réforme,  frappée 
d'incapacité  et  de  ridicule.  Il  n'y  avait  plus  de 
places  dans  les  Universités  ni  dans  les  hautes 
magistratures,  que  pour  les  Italiens  ou  les 
jeunes  gens  qui  avaient  reçu  la  culture  ita- 
lienne. 

Au  mécontentement  qui  devait  résulter  de 
ces  dépréciations  douloureuses  et  de  ces  fortunes 
nouvelles  venait  s'ajouter,  pour  les  âmes  reli- 
gieuses, le  scandale  d'une  phraséologie  in- 
connue. En  abandonnant  les  mots  qui  avaient 
bercé  leur  mysticisme,  pour  des  mots  idolâtres, 
au  son   suspect,   il   semblait  qu'on   abandonnât 


CHRISTOPHE  DE  LONGUEIL  ET  REGLXALD  POLE   273 

Dieu  lui-même,  qu'on  le  trahît.  Le  Pape,  pro- 
tecteur et  promoteur  de  ces  choses,  passait  donc 
à  Satan.  Bien  plus  :  il  peuplait  les  églises  de 
nudités,  ornait  ses  palais  de  peintures  païennes. 
Il  n'y  avait  plus  à  en  douter  :  l'Abomination 
de  la  Désolation,  prédite  par  les  prophètes,  était 
installée  dans  le  sanctuaire  ;  les  derniers  jours 
étaient  venus  ;  le  Pape  était  l'Antéchrist. 

Telle  est  la  véritable  signification  de  la  Ré- 
forme qui  fut  la  Contre-Renaissance. 

Elle  éclata  d'abord,,  en  Allemagne,  aux  cris 
d'un  moine. 

L'Angleterre,  plus  lointaine,  plus  tardivement 
touchée,  attendait. 

Le  signal  fut,  là,  le  divorce  de  Henri  VIIL 

Lorsque  Pôle  arriva  à  Londres,  de  mauvais 
bruits  circulaient  déjà  autour  d'Anne  de  Boleyn 
et  du  Roi,  et  chacun  pressentait  que  la  grande 
crise  religieuse  serait  liée  à  cette  affaire  pas- 
sionnelle. 

Quelle  position  allait  prendre  ce  jeune  prince, 
que  sa  naissance  faisait  le  chef  naturel  de  la 
noblesse  et  sur  lequel  s'égaraient,,  comme  tou- 
jours, les  vœux  de  quelques  partisans,  avides 
de  changements.^  Il  passait,  de  plus,  pour  pos- 
séder ces  redoutables  vertus,  qui  ébranlent  les 
gouvernements  de  ruse  et  de  corruption. 

Henri  \^II  sentait  tout  le  poids  de  l'opinion 
de  son  cousin  Pôle,  et,  d'autre  part,  il  était  in- 
<iuiet„  n'ayant  pas  encore  expérimenté  la  ty- 
rannie, ni  suffisamment  sondé  le  servilisme  des 
hommes. 

Pôle,  de  son  côté,  était  fort  peu  soucieux  de 

18 


274  L  HUMANISME 

se  trouver  mêlé  à  de  telles  histoires.  Ce  fut, 
pendant  quelque  temps,  entre  le  Roi  et  lui,  um 
vrai  jeu  de  cache-cache.  Henri  Mil  cherchait  à 
compromettre  Pôle,  qui  toujours  se  dérobait. 

A  la  fin,,  il  fallut  s'expliquer.  L'entrevue  fui 
sobre  et  tragique.  Réginald  parla  sur  un  ton  de 
respect  et  de  tristesse,  qui  ne  faisait  que  sou- 
ligner la  gravité  de  sa  désapprobation. 
Henri  VHI,  en  l'entendant,  changea  de  couleur, 
porta  la  main  à  son  poignard  qu'il  retira  à 
demi  et  qu'il  rentra  ensuite  lentement  et  comme 
à  regret  au  fourreau. 

((  C'est  bien  !  dit  le  Roi,  j'examinerai  votre 
opinion  et  y  ferai  la  réponse  qu'elle  mérite.   » 

Pôle  comprit  qu'il  n'y  avait  plus  de  temps 
à  perdre;  il  fit  les  démarches  nécessaires  pour 
partir  et  passa  en  France.  Après  un  an  de  sé- 
jour à  Avignon,  il  regagna  Padoue  en  1532. 

C'est  dans  cette  dernière  ville  que,  trois  ans 
après,,  un  courrier  de  Henri  VHI  vint  l'informer  i 
officiellement  que  l'Angleterre  était  séparée  de 
Rome  et  que  le  Roi  y  serait  désormais  seul  chef  | 
de  l'Eglise.  En  même  temps.  Pôle  était  invité  à  \ 
retourner  au  plus  tôt  son  opinion  motivée  :  il  le  ; 

fit  courageusement,   dans  son  traité  sur  VUnilé^ 

II 

(le  l'Eglise.  ' 

La  réponse  de  Henri  VHI  fut  telle  qu'on  pou-  ? 

vait  l'attendre,  brève  et  terrible. 

('  Je  me  trouvais  un  matin  chez  Pôle,  ra- 
conte Beccatelli  ;  il  avait  devant  lui  plusieurs]! 
lettres  ouvertes,  une  entre  autres  écrite  en  an-l 
glais,  et  qu'il  me  désigna  :  u  En  voilà  une  à 
laquelle  je  ne  répondrai  pas  »,  me  dit-il. 


I 


CHRISTOPHE    DE    LO.\GUEIL    ET    REGINALD    POLE      275 

«  Je  lui  demandai  de  quoi  il  y  était  ques- 
tion :  «  Je  voudrais  que  vous  puissiez  la  lire,, 
t(  reprit-il,  vous  y  verriez  de  bonnes  nouvelles!» 
Puis,  au  bout  d'un  instant  >  :  «  Jusqu'icH  jiC 
((  m'étais  cru  le  fils  d'une  des  meilleures  et  des 
('  plus  nobles  dames  d'Angleterre.  Je  vois  que 
«  Dieu  m'a  mieux  traité  encore  :  il  m'a  fait  le 
<(  fils  d'une  martyre.  Le  Roi  a  fait  décapiter  ma 
«  mère,  pour  sa  foi,  quoiqu'elle  eût  plus  de 
H  70  ans  et  qu'elle  fût  sa  tante,  et  c'est  ainsi 
«  qu'il  l'a  payée  des  soins  donnés  à  sa  fille.  » 
El  se  levant,  il  se  retira  dans  son  oratoire^  d'oii  il  res- 
sortit, une  heure  après,  avec  son  visage  habituel.  » 

La  scène  n'est-elle  pas  belle  de  sobriété  et  de 
décence.^ 

Quelques  amis,  Contarini  entre  autres,  propo- 
sèrent alors  à  Pôle  de  venir  avec  eux  jusqu'à 
Rome.  Il  accepta,  pour  changer  le  cours  de  ses 
idées  ;  il  était  bien  loin  de  se  douter  de  ce  qui 
l'attendait  là-bas. 

V  peine, fut-il  arrivé,,  que  le  pape  Paul  III  le 
lit  mander,  sous  prétexte  de  l'entretenir  des  af- 
faires d'Angleterre.  Il  entra  sans  défiance  chez 
le  Pape,  qui  fit  fermer  les  portes,  l'invita  à  s'as- 
seoir, et  lui  dit  :  «  Pôle,  il  a  été  décidé  avec 
Contarini  et  quelques-uns  des  principaux  de 
1  Eglise,  que  je  vous  élis  cardinal.  Veuillez  donc 
vous  préparer  à  recevoir  le  chapeau.  » 

Pôle  reçut  la  proposition  à  peu  près  avec  le 
plaisir  que  montra  l'esclave  des  Lettres  persanes, 
quand  le  grand  Eunuque  lui  voulait  faire  les 
honneurs  de  gardien  du  sérail.  Il  fut  atterré, 
car    il    appréhendait    tout    de    son    âme,,    sinon 


276  L'nUMAMSME 

faible,    du   moins   inquiète,    scrupuleuse   et    un 
peu  désemparée. 

Il  se  défendit  de  son  mieux,  prolestant  (]u'i! 
n'était  pas  préparé  à  la  vie  d'homme  d'églist 
que,  du  reste,  les  Anglais  considéreraient  son 
accession  au  cardinalat  comme  une  sorte  d'ab- 
dication à  ses  droits  éventuels  sur  la  couronne, 
et  qu'il  se  trouverait,  du  même  coup,  dépossédé 
d'une  influence  dont  le  catholicisme  eût  piJ 
être.,  à  l'occasion,  le  bénéficiaire. 

Le  pape  parut  se  rendre  à  ses  raisons,  mais  il 
y  avait  là-dessous  toute  une  grosse  intrigue  po- 
litique. Il  s'agissait  justement  d'éliminer  par 
avance  le  plus  sérieux  des  candidats  possibles  h 
la  succession  de  Henri  VIII.  Déjà,  en  effet, 
Charles-Quint  nourrissait  le  projet  de  faire 
tomber  le  royaume  d'Angleterre  dans  sa  mai- 
son, en  expédiant  pour  époux  à  Marie  Tudor 
son  fils  Philippe.  Les  agents  de  l'Empire  tra- 
vaillèrent si  bien  Paul  III,  que  celui-ci,  se  ra- 
visant brusquement,  envoya  son  cemérier  si- 
gnifier à  Réginald  Pôle  que  l'heure  était  venue 
et  qu'il  fallait  se  soumettre. 

Il  manquait,  je  l'ai  déjà  dit,  au  noble  Anglais 
d'avoir  un  but  net  et  de  savoir  oii  il  allait.  Or 
les  hommes  que  leur  naissance  désigne  comme 
des  chefs  n'ont  jamais  la  liberté  de  ne  rien  être 
S'ils  tardent  à  choisir,  d'autres  choisissent  pour 
eux.  Le  destin  violente  ceux  qui  ne  le  dominent 
pas.  Pôle  attendait  que  Dieu  lui  marquât  son 
heure  et  sa  tâche  ;  il  était  à  la  merci  fies  pre 
miers  qui  lui  diraient  avec  force  que  Dieu  le 
leur  livrait. 


CHRISTOPHE  DE  LONGUEIL  ET  REGINALD  POLE   ^77 

((  Je  suis  allé  comme  un  agneau  à  la  tonsure, 
disait-il  plus  tard,  non  sans  un  reste  d'amer- 
tume. »  La  cérémonie  eut  lieu  le  22  décembre 
153G  ;  il  reçut  le  chapeau  en  même  temps  que 
Sadolet,,  le  prince  de  Carpi  et  je  crois  aussi 
Bembo.  C'était,  on  le  voit,  une  fameuse  pro- 
motion. 

A  partir  de  ce  moment,  l'existence  de  Pôle 
devint  un  peu  celle  d'un  proscrit.  Toujours 
entouré  de  sicaires,  à  la  solde  de  Henri  VITI,  on 
le  promena  dans  les  légations  les  plus  dange- 
reuses. Il  était  chargé  de  se  tenir  en  communi 
cation  avec  les  catholiques  d'Angleterre  pour 
être  toujours  à  portée  de  les  conseiller  et  de 
les  secourir.  Poussé  par  Charles-Quint  et  par 
François  F^  que  du  reste  bernait  perpétuelle- 
ment Henri  VHI,  il  n'avait  souvent  que  le 
temps  de  monter  à  cheval  et  de  fuir,  de  rési 
dence  en  résidence,,  pour  n'être  pas  trahi  et 
livré  par  ses  hôtes  mêmes. 

Cela  dura  jusqu'en  1542,  date  à  laquelle 
Paul  IH  le  désigna  comme  l'un  des  trois  car 
dinaux  qui  devaient  ouvrir  le  concile  de  Trente. 
On  sait  que  diverses  difficultés  retardèrent  cette 
ouverture  jusqu'en  1545.  Pôle  emmena  avec 
lui,  au  Concile,  une  vieille  connaissance  à  lui 
et  à  nous,  le  pauvre  poète  Marc-Antoine  Fla- 
minio  qu'il  avait  recueilli  en  cours  de  route, 
vieilli,  fort  mal  en  point  quant  aux  idées  et 
l'esprit  tout  brouillé  par  le  psautier  et  la  Ré- 
forme. A  travers  quelles  bizarres  aventures 
avait  erré  cet  excellent  garçon,  qui  ne  semble 
pas  avoir  amassé  fortune  et  qui  était  parti  dans 


278  l'humanisme 

la  vie.,  avec  un  bien  mince  projjramme  ?  L'exis- 
tence joyeuse,    comme   il    l'avait  comprise,    n'a 
qu'un  temps,   celui  de  la  jeunesse  ;  il  en  avait  -■ 
passé   la   fleur,    sans    s'en    apercevoir   et   sans  y  : 
penser,   et  bêtement,    au   lieu   de   se  caser  dans  ! 
les  emplois  et  les  académies,  il  s'était  avisé,  sur  ; 
le  tard,,  de  se  jeter  dans  les  luttes  religieuses  et 
de  faire  le  parpaillot.  On  se  demande  ce  qui  fût 
advenu  de  lui,   en   Italie,   si  le  bon  cardinal  ne 
l'eût  rencontré  et  n'eût  soigné  sa  bourse  et  son 
âme.  C'est  dans  le  palais  de  Réginald  Pôle  que 
la  mort  vint  prendre,  quelques  années  plus  tard, 
le  poète  rhumatisant  et  apaisé. 

Quant  à  Pôle,  il  ne  resta  pas  longtemps  à 
Trente.  A  la  suite  d'un  accident,  -il  revint 
prendre  sa  légation  de  Viterbe,  qu'il  administra 
fort  doucement,  si  doucement  qu'on  lui  repro- 
cha plus  tard  d'avoir  trop  ménagé  les  hérétiques. 

En  dépit  de  l'Inquisition  cependant/,  à  In- 
quelle il  était  un  peu  suspect,  sa  réputation 
grandissait  de  telle  sorte  que,  lorsque  Paul  II! 
mourut,  en  1549,  il  fut  presque  désigné  par  tous 
pour  lui  succéder.  Le  cardinal  Farnèse,  neveu 
du  dernier  pape,  le  présentait  comme  son  can 
didat  ;  Charles-Quint,  pour  les  raisons  que  j'ai 
dites,  l'appuyait  de  toutes  ses  forces.  Malheu- 
reusement cet  appui  trop  ostensible  de  l'Empire 
lui  aliéna  le  parti  français.  Malgré  tout),  dès 
les  premiers  tours,  il  ne  manqua  à  Pôle  que 
deux  voix  pour  être  élu.  Farnèse  était  plein 
d'espérances  ;  une  nuit  même,  la  majorité  se 
dessina  nettement  ;  ses  amis  proposèrent  l'ac- 
clamation. 


CHRISTOPHE  DE  LONGUEIL  ET  REGLNALD  POLE   279 

—  ((  Non  !  dit  Pôle,  pas  au  milieu  de  la  nuit  ; 
le  vote  serait  suspect.  Si  Dieu  veut  que  je  sois 
pape,  vous  me  nommerez  aussi  bien  demain 
matin.  » 

Naturellement,  à  l'heure  de  la  messe,  la  ma- 
jorité acquise  se  dissipa.  Et  le  cardinal  di  Monte, 
après  de  longs  débats,  finit  par  être  élu.  Il  prit 
ie  nom  de  Jules  III. 

((  Je  vous  dois  mon  élection  )\,~  dit-il  à  Pôle 
en   l'embrassant. 

—  «  Que  ne  vous  ai-je  connu  plus  tôt,  lui 
disait  un  jour  le  roi  de  France  !  Au  lieu  de 
combattre  votre  élection,  c'est  vous  que  j'au- 
rais choisi.  » 

Je  ne  crois  pas  que  le  cardinal  nourrit,  lui, 
beaucoup  de  ressentiments  de  son  échec.  Il 
était  de  ces  doux  fatalistes  qui  tirent  l'un  après 
l'autre  au  sort  les  événements  de  leur  vie,  dont 
ils  sont  plus  curieux  qu'ils  n'y  sont  empressés. 

Du  reste,  la  toile  de  l'avenir  commençait  à 
se  dérouler  pour  lui  avec  rapidité  !  Il  était  retiré 
dans  sa  maison  de  Maguzzano  sur.  le  lac  de 
Garde,  lorsque  d'étonnantes  nouvelles  arrivèrent 
d'Angleterre  :  Henri  VIII  mort,  son  fils 
Edouard  IV  avait  été  assassiné  et  Marie  Tudor 
ayant  mis  en  déroute  les  troupes  du  duc  de 
Northumberland,  l'ouvrier  de  cette  révolution, 
venait  de  s'emparer  du  trône.  Tout  de  suite, 
elle  avait  parlé  de  restaurer  le  catholicisme  dans 
ses  Etats. 

Aussitôt,  Pôle  dut  partir  pour  la  Grande- 
Bretagne,  en  qualité  de  Légat.  La  tentation  de 
ceindre   une    couronne   lui   traversa-t-elle   alors 


280  L'nUMAMSME 

l'esprit  ?  Il  était  libre  encore,  n'ayant  pas  été 
ordonné  prêtre.  Pour  cela,  il  n'était  sans  doute 
même  pas  besoin  de  risquer  une  grande  aven- 
ture, il  suffisait  de  débarquer  et  de  se  montrer  : 
Marie  l'aimait,  le  peuple  anglais,  à  qui  l'Espa- 
gnol était  antipathique^,  ne  demandait  qu'à  ac- 
clamer un  prince  de  la  maison  de  ses  rois. 

Toujours  perplexe  devant  la  destinée,  toujours 
lié  par  le  scrupule.  Pôle  s'avançait  par  petites 
journées.  Charles-Quint  lui  dépêcha  don  Juan 
de  Mendozza,  qui  l'engagea,  sous  peine  d'encou- 
rir l'inimitié  de  l'Empire,  à  ne  pas  continuer  sa 
route.  L'instant  était  décisif,  gros  de  vastes  con- 
séquences et...  Pôle  s'arrêta.  Lorsqu'il  se  remit 
en  chemin,  avec  le  bon  vouloir  de  l'Empereur, 
le  mariage  de  Philippe  et  de  Marie  était  con- 
sommé et  sa  propre  vie  ne  lui  appartenait  plus. 
Il  dépendait  maintenant  des  événements  aux- 
quels il  n'avait  pas  eu  la  force  de  commander. 

La  pourpre  cardinalice  avait  pénétré  jusqu'à 
son  âme.  Il  rentra  dans  sa  patrie,  non  plus 
en  prétendant  possible,  mais  en  représentant 
de   l'Eglise. 

Il  passa  la  Tamise  avec  un  immense  cortège 
de  barques  multicolores  :  toute  la  noblesse  et 
tout  le  clergé  étaient  venus  le  saluer  en  pompe. 
Le  roi  descendit  à  sa  rencontre,  la  reine  l'atten- 
dait au  haut  de  l'escalier.  Bientôt,  en  qualité  do 
Légat,  il  reçut  de  toute  l'Angleterre  le  serment 
solennel  d'obédience. 

Nommé  archevêque  de  Cantorbéry,  il  con- 
sacra le  reste  de  ses  années  à  la  pacification 
religieuse  de  l'Angleterre.   La  tâche  était  diffi- 


CHRISTOPHE  DE  LONGUEIL  ET  REGINALD  POLE   281 

cile  :  la  politique  de  Rome  la  lui  compliqua 
encore  d'inextricable  façon.  Il  connut  tous  les 
chagrins,  jusqu'à  celui  d'être  dénoncé  comme 
hérétique.  Seule  l'affection  de  la  reine  le  soutint 
jusqu'au  bout. 

lin  lien  mystique  continuait  à  unir  les  deux 
existences  de  Marie  et  de  Pôle,  un  de  ces  fils 
ténus  et  forts,,  comme  en  fait  le  destin.  Elle  et 
lui  moururent  la  même  nuit,  à  quelques  heures 
d'intervalle. 

Il  avait  été  pris  de  la  fièvre,  presque  le  même 
jour  qu'elle  s'était  mise  au  lit.  Il  comprit  que 
c'était  la  fin,  rédigea  son  testament,  et  ayant 
déposé  les  pensées  de  la  terre,  dit  son  ami 
Beccatelli,  il  se  fit  apporter  le  Saint-Sacrement, 
et  pour  le  recevoir,  se  fit  tenir  à  genoux.  On  lui 
annonça  la  mort  de  la  reine.  Il  répondit  sim- 
plement :  ((  J'espère  que  Dieu  pourvoira  aux 
besoins  de  ce  royaume.  »  A  trois  heures  du  ma- 
tin^,  il  ferma  les  yeux  qu'il  ne  rouvrit  plus.  11 
était  âgé  de  58  ans  et  6  mois. 

Par  son  testament,  il  avait  constitué  pour  son 
légataire  universel,  le  Vénitien  Alvisi  Priuli, 
mais  celui-ci  refusa  tout,  et  ne  voulut  emporter 
que  le  bréviaire  de  son  ami.  Priuli  avait  rencon- 
tré Pôle  en  1532  et,  depuis,  il  n'avait  plus  voulu 
le  quitter  et  il  l'avait  suivi  dans  toutes  les  aven- 
tures de  la  vie  et  de  la  mort.  Il  rentra  en  Italie 
oii  il  promena  encore  quelques  mois  l'ombre  du 
maître  qu'il  s'était  choisi,  puis  il  s'éteignit, 
comme  prolongeant  inutilement  une  existence 
qui  n'était  plus  sienne. 

Parmi   les   autres  affections   qui   font   cortège 


282 


L  HUMANISME 


dans  riiistoire  à  la  noble  figure  de  Pôle,,  je  ne 
puis  omettre  celle  de  la  marquise  de  Pescaire. 
Vittoria  Colonna  l'aima  si  tendrement  qu'elle 
le  constitua  en  partie  son  héritier.  Mais  lui  non 
plus  ne  voulut  rien  s'approprier  en  dehors  du 
pur  souvenir  et  il  rendit  exactement  ce  qu'il 
avait  reçu  à  Vittoria,  fille  d'Ascanio  Colonna,  et 
nièce  de  l'illustre  marquise. 


IX 


UN  VOYAGE  AU  MAROC  AU  XVI'  SIECLE 


Pendant  que  de  récents  et  graves  événements 
ramenaient  l'attention  sur  le  Maroc,  j'ai  relu  les 
lettres  d'un  voyageur,  qui  poussa  jusqu'à  Ceuta 
et  à  Fez,  en  1540.  Ces  lettres,  sinon  tout  à  fait 
inconnues  aujourd'hui,  du  moins  fort  oubliées, 
m'ont  paru  charmantes.  L'auteur  qui  en  a 
troussé  le  joli  latin  à  la  mode  française,  m'a 
plus  d'une  fois  fait  penser  à  Paul-Louis  Cou- 
rier. En  tous  cas,  cela  est  plus  intéressant,,  à 
mon  avis,  que  le  voyage  de  Montaigne  à  Rome, 
qui,  du  reste,  est  postérieur  d'au  moins  35  ans, 
et  même  que  les  lettres  de  Rabelais  qui  sont  à 
peu  près  contemporaines. 

Les  voyageurs  ne  manquent  pas,  dans  la  pre- 
mière moitié  du  x\f  siècle,  qui  fut  peut-êtip 
l'époque  de  l'histoire  où  les  gens  se  déplaçaient 
le  plus  volontiers,  en  particulier  les  lettrés  et  les 
professeurs,  que  le  besoin  de  se  procurer  des 
livres  rares,  le  désir  d'entendre  tel  ou  tel  maître 


284  l'humanisme 

en  renom,  ou  la  facilité  de  trouver  des  emplois 
dans  les  l  niversilés  ou  dans  les  cours  princières 
encouraofeaient  à  quitter  leur  pays  et  à  voir 
le  monde.  Je  ne  parle  pa^,  bien  entendu,  des 
épiques  aventuriers  qui  suivirent  Vasco  de 
Gama,  Fernand  Cortcz  ou  Pizarre  et  dont  les 
relations  sont  des  chefs-d'œuvre. 

Mais  la  plupart  de  ceux  qui  parcoururent 
la  Francis,  l'Espagne  ou  l'Italie,  n'ont  laissé 
que  des  itinéraires  assez  secs,  presque  des  ho- 
1  aires.  Rarement,  on  y  trouve  relevés  ces  dé- 
tails de  mœurs  pittoresques,  dont  les  romans 
nous  ont  donné  le  goût.  Ils  n'y  songeaient  même 
pas.  A  quoi  bon  raconter  ce  que  tout  le  monde 
autour  d'eux  savait,  ces  petits  incidents  jour- 
naliers et  communs,  qui  formaient  la  trame 
môme  de  la  vie  et  qui  n'offraient  pas  plus 
d'intérêt  à  leurs  yeux  que  n'en  ont,  aux  nôtres, 
l'arrivée  dans  les  gares,  l'enregistrement,  ie 
dépôt  et  la  levée  des  bagages,  la  figure  des 
cochers  parisiens  ou  leurs  démêlés  avec  le? 
piétons   ? 

Il  faut  un  peu  de  naïveté  plébéienne,  pour 
consentir  à  paraître  étonné  de  quoi  que  ce  soil. 
On  a  l'air,  en  découvrant  tout,  de  n'avoir  ja- 
mais rien  vu.  Ces  messieurs  voyageaient  en 
archéologues  et  ne  s'intéressaient  qu'aux  ruines 
romaines. 

Nicolas  Clénard,  quoique  docteur  de  l'Univer- 
sité de  Louvain  et  maître  en  trois  langues,  latine, 
grecque,  hébraïque,  n'avait  pas  de  ces  fausses 
hontes  :  il  n'écrivait  pas  ses  lettres  pour  les 
académiciens  d'Italie  :  il  les  adressait  à  des  amis 


UN    VOYAGE    AU    MAROC    AU    XYl''    SIÈCLE  285 

de  son  monde  et  de  sa  ville,  à  des  sédentaires, 
pour  qui  s'évader  du  pays  était  une  grande 
aventure.   De  là,   leur  charme. 

La  première  fois  que  Nicolas  Clénard, 
de  Lx)uvain,  entra  à  Paris,  auour  de  1520, 
les  gamins  d'ici,  en  l'apercevant  cheminer  sous 
son  haut  chapeau  brabançon,  s'assemblaient 
pour  le  voir  passer,  et  disaient  :  <(  Regardez- 
donc  celui-là  qui  s'est  mis  sur  la  tête  un  nid  de 
cigognes.   » 

Le  jeune  étudiant,  l'homme  au  nid  de  cigo- 
gnes, était  un  garçon  de  beaucoup  d'esprit, 
digne,  sous  ce  rapport  d'être  Parisien,  et  qui  se 
plut  très  vite  chez  nous.  Volontiers,  il  eût  adopté, 
pour  terre  d'élection,  cette  France,  où  tout  l'en- 
chantait, les  paysages  et  les  gens.  Malheureuse- 
ment, il  était  pauvre,  et  toutes  les  chaires  de  la 
Sorbonne  et  des  collèges  voisins  étaient  occu- 
pées par  des  maîtres  de  grand  renom  et  de  grand 
appétit.  Il  dut  se  borner  à  les  écouter  et  à  s'ap- 
provisionner de  leur  science.  Il  logeait  alors 
chez  Louis  Cyane,  un  compatriote  sans  doute  et 
avait  avec  lui  le  fils  de  son  ancien  professeur, 
l'illustre  Latôme,   qui  lui  payait  pension. 

Lorsqu'il  retourna  à  Louvain,  il  y  reparut, 
coiffé  à  la  parisienne,  et  son  ami  Coclen  lui 
demanda  s'il  avait  perdu  la  tête. 

L'Université  de  Louvain  fabriquait  trop  de 
bacheliers,  de  licenciés  et  de  docteurs;  elle  tra- 
vailladt  pour  l'exportation.  Chaque  année,  il 
partait  de  véritables  flottes  de  ces  colons  intel- 
lectuels, qui  se  dispersaient  dans  les  pays  du 
Midi.  L'arrivée  de  Charles-Quint  à  l'Empire  fut 


286  l'humanisme 

un    coup   de   fortune,    qui    leur   ouvrit   le   vaste 
débouché  de  l'Espagne. 

L'archiduc  Ferdinand  en  recruta  un  jour 
toute  une  bande,  qu'il  emmena  avec  lui.  Glé- 
nard,  qui  était  en  procès  pour  la  jouissance 
d'un  béguinage  et  qui  en  avait  assez  des  gens 
de  loi,  se  laissa  entraîner. 

La  traversée  de  la  France  ne  fut  pour  eux 
qu'une  joyeuse  partie  :  «  Prenez  garde,  prenez 
garde,  ça  va  changer,  leur  disait  l'archiduc.  La 
boisson  va  bientôt  manquer.  »  —  a  Nous  ae 
comprîmes  tout  le  sens  de  ses  paroles  que  plus 
tard,  dit  Clénard.  »  La  Biscaye  leur  parut  épou- 
vantable. Dans  une  auberge,  à  Vittoria,  ils  ne 
trouvèrent  qu'un  seul  verre,  qu'ils  durent  se 
passer  à  la  ronde  et  passer  ensuite  à  un  autre 
groupe  de  voyageurs.  Et  l'ami  Vasée  l'aya^it 
cassé  par  mégarde,  il  leur  fallut  boire  dans  le 
creux  de  leurs  mains.  Ils  atteignirent  Burgos, 
par  un  brouillard  glacial  et  durent  faire  tout 
le  tour  de  la  ville,  pour  trouver  un  fagot  de  sar- 
ments. 

A  Médina,  où  était  la  cour,  la  troupe  se  dis- 
persa. La  plupart  continuèrent  leur  route  vers 
Séville.  Clénard  resta  à  Salamanque.,  où  l'ar- 
chevêque de  CJordoue  lui  fit  confier  l'éducation 
du  fds  du  vice-roi  de  Naples.  Un  instant,  il  fut 
question  qu'il  accompagnerait  son  élève  à 
Naples.  Mais  ceux  de  Salamanque  lui  offrirent 
une  chaire.  Il  séjourna  là  quelque  temps,  puis 
trouva  que  décidément  l'air  était  trop  subtil  à 
Salamanque,  et  qu'il  y  fallait  trop  donner  de 
coups   de   chapeau    :    «    Cette   politesse    raffinée 


UN    VOYAGE    AU    MAROC    AU    X\f    SIECLE  287 

n'est  pas  mon  affaire,  disait-il.  »  Puis  les  étu- 
diants étaient  trop  encombrants  :  <^  Avez-vous 
vu  les  cercles  qui  se  forment,  à  Louvain,  autour 
de  la  LilDrairie  Gaspard?  Eh  bien  !  chaque  pro- 
fesseur ici  marche.,  entouré  d'un  cercle  sem- 
blable. » 

Là-dessus,  il  reçut  des  propositions  du  roi  de 
Portugal,  fit  ses  malles  et  partit  pour  Evora. 
II  y  trouva  un  de  ses  jeunes  frères,  que  ses  pa- 
rents lui  avaient  envoyé,  pour  qu'il  apprît  le 
commerce.  Clénard  se  remua  et  finit  par  trou- 
ver à  Lisbonne  un  négociant  français  établi  là- 
bas,  et  qui  s'appelait  Charles  Corrée.  On  s'en- 
tendit, mais  voilà  qu'au  moment  d'entrer  en 
fonctions,  le  jeune  frère  de  Clénard  déclara 
qu'il  ne  pourrait  jamais  s'habituer  à  ce  pays 
*et  qu'il  voulait  s'en  retourner.  A  vrai  dire,  le 
frère  aîné  n'en  fut  pas  trop  fâché.  Le  Portugal 
d'alors  lui  paraissait  un  fort  mauvais  lieu.  Tl 
accuse  les  habitants  de  pratiques  de  sodomie  et 
même  de  bestialité.  A  cela  près,  il  était  content 
de  son  sort  personnel. 

Il  avait  trouvé  logement  chez  un  Français,  le 
chanoine  Jean  Petit,  et  son  travail  se  bornait 
à  quelques  causeries  avec  le  frère  du  Roi. 

Les  émoluments  qu'il  touchait  pouvaient  pa- 
raître assez  élevés,  mais  le  moyen  de  faire  des 
économies  dans  un  pays  comme  celui-là.^ 

((  —  Je  ne  connais  pas  d'endroit,  écrivait-il. 
où  la  vie  soit  plus  chère  ;  un  sou  du  Rhin  est 
plus  à  Louvain  qu'un  ducat  d'or  ici.  Point 
d'agriculture.  Les  Portugais  sont  les  gens  les 
plus  fainéants  de  la  terre. 


288  l'humanisme 

<(  Je  dépense,  rien  que  pour  ma  barbe,,  qninze 
florins  par  an,  —  un  patrimoine.  Et  c'est  déjà 
beau  qu'à  ce  prix  le  barbier  veuille  revenir. 
Pour  obtenir  d'être  rasé,  il  faut  d'abord  envoyer 
son  domestique  le  prier.  xVprès  une  longue  at- 
tente, il  arrive,  mais  ne  croyez  pas  que  ce  soit, 
comme  à  Louvain,  avec  son  broc  et  sa  cuvette. 
Fi  !  un  personnage  si  considérable,  porter 
quelque  cliose  à  la  main  !  C'est  l'aflaire  de  votre 
domestique.  Ici,  en  effet,  nous  sommes  tous 
gentilshommes  ! 

<(  Vous  vous  figurez  peut-être  ([ue  les  mères 
de  famille  vont  au  marché,  achètent  du  poisson, 
préparent  des  légumes.  Ah  bien  !  oui  !  Elles  ne 
savent  se  servir  que  de  leur  langue.  Pour  le 
quart  de  mon  revenu,  je  ne  trouverais  pas  la 
plus  petite  bonne. 

((  En  revanche,  tout  est  plein  d'esclaves.  Tl 
y  a  plus  de  noirs  à  Evora  que  d'hommes  libres; 
il  y  en  a  tellement  qu'en  arrivant,  j'ai  eu  la 
sensation  d'être  à  Pandœmonium.,  dans  la  ville 
des  démons. 

<'  Les  plus  pauvres  maisons  ont  au  moins  une 
petite  servante  noire  qui  va  aux  provisions, 
lave  les  vêtements,  balaie,  porte  l'eau  et  les 
fardeaux,  ne  diffère  en  rien,  sauf  par  la  figure, 
des  bêtes  de  somme. 

«  Si  je  voulais  me  mettre  au  système  portu- 
gais, j'aurais  à  nourrir  une  mule  avec  quatre 
serviteurs. 

((  Pour  soutenir  ce  train.,  je  ferais  comme  les 
camarades,  je  me  nourrirais  exclusivement  de 
radis.   Devoir  plus   qu'on   ne   peut   payer,   c'est 


UN    VOYAGE    AU    MAROC    AU    XVI®    SIECLE  289 

le    bon    ton^    cela    sent   son    homme    de    cour. 

((  Avec  mon  revenu,  tel  que  je  connais  aurait 
huit  serviteurs  pour  le  suivre.  Et  à  quoi,  me 
demandez-vous,  utilise-t-on  tant  de  gens.^  Voilà  : 
deux  marchent  devant,  le  troisième  porte  ie 
bonnet  de  fourrures,,  le  quatrième  tient  le  man- 
teau, le  cinquième,  la  bride  du  cheval,  le 
sixième,  des  pantoufles  de  soie,  le  septième,  des 
brosses,  le  huitième,  un  linge  pour  sécher  le 
cheval,  le  neuvième  tend  un  peigne,  pour  ar- 
ranger la  coiffure  de  son  maître,  lorsque  passe 
un  personnage  important  à  saluer.  Ceci,  je  l'ai 
vu  de  mes  yeux. 

((  Même  nos  compatriotes  en  arrivent  à  faire 
les  nobles.  )> 

A  côté  de  ces  détails  de  moeurs  générales, 
Clénard  nous  en  donne  d'autres  non  moins  in- 
téressants et  qui  tiennent  à  des  causes  plus  im- 
médiates. Il  nous  conte,  par  exemple,  qu'en 
juillet,  comme  tous  les  puits  de  la  ville  étaient 
à  sec,  on  devait  aller  faire,  avant  l'aube,  ses 
provisions  au  marché,  si  l'on  voulait  boire. 
Toute  la  journée  sur  les  places  s'installaient 
des  buvettes  où  l'on  vendait  de  l'eau  aux  pro- 
meneurs. Quelques-uns  allaient  au  cabaret,  où 
personne  n'était  scandalisé  de  voir  même  des 
prêtres. 

Cependant,  après  deux  ans  et  demi  de  séjour 
dans  cette  ville,  Clénard  quitta  Evora.  «  Le 
30  juillet  1537.,  avec  trois  mulets  bâtés,  con- 
duits par  deux  palefreniers  avec  deux  chevaux, 
un  pour  moi,  un  pour  mon  domestique,  avec 
mes  trois  petits  nègres,  au  plus  fort  de  la  cha- 

19 


290  LUUMA.MSME 

leur.,  je  me  mis  en  route  pour  Braga.  A  voir  la 
pompe  et  les  grands  bagages  que  je  menais,  on 
m'eût  pris  pour  un  évêque  en  tournée.  Ce  fut 
une  telle  affaire  qu'à  la  chute  du  jour,  nous 
n'avions  pas  encore  fait  un  pas.  Nous  commen- 
çâmes par  nous  tromper  de  chemin.  Aussi  n'at- 
teignîmes-nous qu'à  grand-peine  à  la  nuit  noire, 
et  très  fatigués,  le  prochain  village.  Nous  avions 
fait  une  lieue.  A  l'auberge  pas  de  vin.  Il  paraît 
qu'on  en  vendait  dans  la  maison  à  côté,  mais 
tout  le  monde  y  était  couché.  On  me  donna  un 
lit  trop  court,  mes  pieds  dépassaient.  Quant  à 
mes  domestiques,  ils  durent  se  contenter  de 
nattes. 

<(  La  nuit  suivante,  nous  arrivâmes  au  mont 
Argillée.  Nous  n'y  trouvâmes  qu'une  seule 
chaumière,  à  peine  assez  grande  pour  les  ba- 
gages. Chevaux  et  domestiques  dormirent  à  la 
belle  étoile,  pendant  que  je  m'étendais  à  l'inté- 
rieur, entre  les  bagages,  la  tête  et  le  dos  repo- 
sant à  peu  près,  mais  le  reste  du  corps  pendant 
dans  le  vide. 

«  Cependant  la  lune  émergea  et  par  le  vaste 
désert  qui  s'étendait  devant  nous,  nous  recom- 
mençâmes à  cheminer.  A  midi,  après  dix  heures 
de  marche.,  nous  avions  fait  quatre  lieues  et 
manqué  plusieurs  fois  de  nous  rompre  le  cou. 

«  Nous  déjeunons,  nous  rechargeons  les  bêtes. 

«  —  Bah  !  disent  les  muletiers.  On  dînera 
mieux  ce  soir,  une  fois  le  Tage  franchi.  » 

Nous  repartons  sur  cette  belle  espérance,  et 
quand  nous  arrivons  au  bord  du  fleuve,  il  est 
trop  tard.  On  ne  passe  plus. 


SIÈCLE  291 

<(  J'étais  exaspéré  contre  ces  imbéciles,  qui 
ne  s'étaient  pas  plus  pressés.  Que  faire?  Il  n'y 
avait  qu'une  seule  auberge  sur  le  rivage.  J'entre  : 
((  Bonsoir,  monsieur  l'Hôte  ! 

«  L'Aubergiste  ne  bronche  pas,  il  délibère 
s'il  va  me  rendre  mon  salut. 

<(  —  Avez-vous  de  la  paille  ? 

((  Il  ne  répond  pas  et  continue  à  marcher. 

<(  —  Avez-vous  de  la  paille  P 

«  —  Non  !  —  C'est  tout  ce  que  je  peux  obtenir. 

((  Ah  I  Portugal  de  malheur  I  Pendant  ce 
temps  mes  chevaux  à  jeun  mais  déchargés,  se 
promènent  ;  ils  hennissent  après  la  paille  dont 
ils  sentent  la  maison  pleine.  On  finit  par  leur 
en  apporter. 

«  —  Avez-vous  quelque  chose  à  manger,  au 
moins  ? 

«  Il  y  avait  dans  la  cuisine  une  petite  marmite 
où  trempait  un  morceau  de  lard. 

«  —  Donnez-m'en  un  peu  ! 
On   m'en   servit   comme   les   Génois    servent 
de  la  viande,  à  peu  près  le  quart  d'une  once  et 
autant  à  mon  domestique  Guillaume. 

«  —  Vous  avez  bien  des  œufs.^ 

«  —  Ce  n'est  pas  la  saison. 

«  —  Comment  !  vous  n'avez  pas  de  poules  ? 

«  —  Nous  n'en  avons  pas  ici. 

«  Ah  !  muletiers  du  diable  !  Nous  devions 
avoir  de  tout,  à  Taucos,  là-bas,  au-delà  du  Tage 
et  vous  vous  êtes  arrangés  de  façon  que  nous 
n'avons  pas  pu  traverser. 

<(  —  Holà!  l'hôte,  vous  n'avez  pas  de  pois- 
sons P 


292  l'humamsme 

((  —  Ce  n'est  pas  le  temps  de  la  pèche. 

((  Que  devenir  ?  Je  me  souvins  alors  que, 
dans  mon  enfance,  il  m'était  arrivé  de  manger 
des  cèpes  grillés. 

«  —  Avez-vous  des  cèpes  .^  demandai-je  à  tout 
hasard,  persuadé  qu'il  allait  encore  me  dire  : 
non. 

«  —  Nous  allons  voir,  répondit-il. 

«  Nous  restâmes  un  moment  suspendus  entre 
Tespoir  et  la  crainte.  Finalement  nous  obtînmes 
deux  cèpes.  Après  ce  festin  : 

((  —  Avez-vous  un  lit  pour  ce  seigneur.'^  de- 
manda Guillaume. 

((  Naturellement,  il  répondit  encore  que  ce 
n'était  pas  le  moment  des  lits...  » 


* 

*  * 


Clénard  s'était  mis  en  route  avec  le  but  de 
dénicher  au  fond  de  quelque  prison,  un  More 
qui  pût  lui  apprendre  la  langue  arabe,  que  per- 
sonne encore  n'enseignait  en  Europe.  Il  n'exis- 
tait, en  effet,  qu'un  seul  livre  imprimé  en  arabe  : 
c'était  le  psautier  de  Nébi.  En  le  comparant 
avec  le  psautier  hébreu  et  le  psautier  latin, Clé- 
nard était  parvenu  à  en  déchiffrer  quelque 
chose,  mais  il  eut  vite  fait  de  se  rendre  compte 
que  cela  ne  pouvait  le  mener  bien  loin. 

A  Coïmbre,  on  lui  dit  qu'il  y  avait  à  Séville, 
exerçant  la  profession  de  potier,  un  converti, 
d'origine  musulmane,  qui  avait  autrefois  donné 


1 


UN    VOYAGE    AU    MAROC    AU    X\f    SIECLE         293 

des  leçons.  Le  voilà  parti  poiir  Séville,  où  il 
trouva  son  homme,  les  bras  pleins  de  terre 
grasse,  en  train  de  confectionner  une  petite 
marmite.  Aux  premiers  mots  qu'il  lui  dit, 
l'autre  répond  qu'il  est  trop  vieux  et  trop  oc- 
cupé, car,  en  plus  de  son  métier  de  potier,  il 
exerce  encore  la  médecine  dans  les  faubourgs. 
Clénard  insiste.  L'artisan  finit  par  lui  donner 
la  vraie  raison  de  son  refus  :  «  Très  peu  de  gens, 
à  Séville,  connaissaient  ses  origines  et  il  ne  se 
souciait  pas  d'attirer  là-dessus  les  curiosités  de 
la  Sainte-Inquisition.  » 

Notre  savant,  désespéré,  se  rendit  au  marché 
aux  esclaves.  Il  finit  par  trouver  un  Marocain 
qui  répondait  à  peu  près  au  programme.  Mal- 
heureusement celui-ci  reçut  sa  rançon  presque 
aussitôt  et  reprit  son  vol  pour  l'x^frique. 

On  en  signala  à  Clénard  un  autre  qui  habi- 
tait Almeria.  Il  l'y  trouva  bien,  en  effet,  mais 
le  maître  de  cet  esclave  lui  en  fit  un  prix  si 
exorbitant  qu'il  y  aurait  renoncé,  sans  l'inter- 
vention du  marquis  de  Mondejara,  gouverneur 
de  Grenade.  Le  marquis,  ancien  maître-général 
de  la  cavalerie,  lors  de  l'expédition  contre  Bar- 
berousse,  s'étais  mis  en  tête,,  dans  sa  vieillesse, 
d'apprendre  le  grec.  Il  proposa  un  marché  à 
Clénard  :  celui-ci  lui  donnerait  des  leçons  et  en 
échange  le  marquis  ferait  les  frais  du  professeur 
d'arabe. 

Ce  n'était  pas  tout  cependant.  Pour  bien  pos- 
séder une  langue  et  surtout  pour  l'enseigner,  il 
importe  d'en  connaître  la  littérature.  Or,  les 
livres  arabes  étaient  presque  introuvables.   Clé- 


294  l'humanisme 

nard  en  avait  bien  acheté  quelques-uns  ;  il  es- 
pérait que,  grâce  à  ses  hautes  relations  avec  les 
archiducs  et  aussi  avec  la  famille  royale  de 
Portugal,  il  obtiendrait  qu'on  lui  livrât  ceux 
saisis  par  l'Inquisition,  mais,  malgré  toutes  ses 
recherches,  le  fameux  Coran  lui  échappait  tou- 
jours. Il  se  décida  à  passer  en  Afrique! 

Le  8  ou  le  9  avril  1540,,  il  s'embarqua  à  Gi- 
braltar et  fît  la  traversée  par  une  affreuse  tem- 
pête :  Quel  commentaire  du  récit  de  la  tempête 
de  Virgile,  écrivait-il.  Partout,  la  mort  devant 
moi  et  toujours  cette  lugubre  cantilène  du  fu- 
néraire pilote   :  A  riha,  a  vêla. 

«  Cependant  Guillaume,  plus  grand,  plus 
digne,  véritable  colonne  de  ma  maison,  gardait 
le  silence,  mais  n'en  pensait  pas  moins  :  u  Que 
n'ai-je,  se  disait-il,  mené,  jusqu'à  ce  jour, 
l'exislence  d'un  frère  mineur  !...  Si  j'étais  en- 
core sur  le  rivage,  du  diable  si  je  m'embarque- 
rais, quand  on  me  proposerait  d'être  chanoine 
d'Anvers  !  »  Puis  il  s'en  prenait  à  moi  qui, 
pour  de  stériles  et  ridicules  études  ne  craignais 
pas  de  l'exposer  à  un  pareil  danger. 

((  Un  marin  français  protestait  qu'au  cours 
de  tous  ses  voyages,  il  n'avait  jamais  bu  une  pa- 
reille quantité  d'eau  salée.  Un  Portugais  faisait 
des  signes  de  croix  sur  les  vagues  et  le  pilote, 
en  voyant  les  abîmes  qui  se  creusaient  sous  lui, 
criait  :  A  la  maie  heure  !  Si  Dieu  ne  nous  aide, 
nous  allons  y  rester  ! 

((  Le  v'ent  finit  par  nous  pousser  sur  la  côte 
On  accrocha  l'ancre  à  un  rocher.  Nous  étions, 
par  terre,  à  une  grande  lieue  de  Ceuta.   Il  fui 


UN    VOYAGE    AU    MAROC    AU    XVf    SIÈCLE  295 

décidé  qu'on  se  reposerait  là  jusqu'à  la  nuit,  en 
attendant  que  l'orage  se  calmât. 

«  Le  Français  et  un  habitant  de  Ceuta  déci- 
dèrent de  continuer  le  voyage  par  terre.  Nous 
attendions  toujours.  Au  lieu  de  faiblir,  le  vent 
augmentait.  Un  autre  voyageur  partit. 

—  «  Vous  allez  voir,  me  dit  Guillaume,  que 
tous  ceux  qui  sont  un  peu  au  courant  de  la  mer, 
vont  se  défiler  et  que  nous  allons  rester  tout 
seuls  ! 

((  Oui,  mais  que  faire  ?  Grimper  par  ces 
abruptes  montagnes  où  jamais  ne  s'étaient 
aventurées  sandales  de  théologien  et  sur  les 
sommets  desquelles  on  distinguait,  disséminées, 
les  maisons  des  Maures,  nation  pillarde  et  sans 
scrupule. 

—  ((  Il  est  clair,  disait  Guillaume,  qu'à  nous 
sauver,  pieds  nus,  nous  risquons  une  jambe  ou 
un  bras,  mais  à  rester  ici,  nous  hasarderons 
toute  notre  peau.  Bah  !  si  les  Maures  nous 
prennent,  nous  en  serons  quittes  pour  charrier 
des  pierres,  conduire  des  ânes  ou  des  mulets,  et 
peut-être  bien  que  nos  amis  s'inquiéteront  de 
nous  tirer  d'embarras.  Mon  avis  est  que  nous 
suivions  ce  jeune  homme. 

((  A  peine  commencions-nous  à  gravir  les 
premiers  rochers,  notre  vaisseau  reprend  le 
large.  Nous  courons,  à  droite,  à  gauche,  sans 
pouvoir  trouver  de  chemin.  Enfin  lie  hasard 
nous  met  sur  un  sentier.  Empêtré  dans  mon 
manteau,  ma  longue  tunique  et  chaussé  de  mes 
sandales,  je  vous  assure  que  je  suais  ferme. 
Nous   atteignons    le   plateau   et    commençons    à 


29ti  l'humanisme 

\oir,  au  milieu  d'une  vaste  solitude,  quelques 
maisonnettes  écroulées  :  «  Halte  !  nous  dit  le 
jeune  homme.  L'endroit  est  dangereux.  Il  serait 
bon  que  nous  eussions  chacun  une  lance  à  la 
main... 

«  Enfin  nous  atteignîmes  Ceuta,  par  un  gros 
soleil.  Dans  la  nuit;,  apparut  notre  vaisseau.  Le 
lendemain,    après    souper,    nous    allâmes    cher 
cher  nos  bagages. 

«  Là,  on  nous  raconta  les  histoires  >les  plus 
terrifiantes,  sur  le  reste  de  la  traversée.  » 

Clénard  passa  quatre  jours  à  Ceuta  :  <(  Con- 
trairement au  proverbe  qui  dit  que  l'iVfrique 
offre  toujours  du  nouveau,  j'ai  bien  plus  in- 
trigué les  Marocains,  qu'ils  ne  m'ont  étonné. 
Hier  et  avant-hier,  il  y  eut  foule  pour  voir  ce 
Flamand  qui  lisait,  écrivait,  parlait  arabe  :  je 
pouvais  à  peine  circuler  pour  aller  à  mes  af- 
faires. Hs  me  soupçonnèrent  d'être  un  orateur, 
qui  voyageait  pour  Mahomet  et  m'amenèrent  un 
jeune  homme  qui  avait  étudié  cinq  ans  à  Fez. 
Je  le  collai  sur  la  grammaire,  ce  qui  fit  grand 
bruit.  )) 

De  Ceuta,  le  voyageur  gagna  Tétuan,  d'où  il 
partit  le  29  avril. 

Le  4  mai,  après  un  long  et  pénible  chemin, 
après  plusieurs  nuits  sous  la  tente,  il  atteignit 
Fez. 

Voici  ce  qu'il  écrit  de  cette  capitale  religieuse 
du  Maroc  et  des  moeurs  du  pays  : 

«'  Fez  est  divisée  en  deux  parties  :  la  vieille 
Ville,  grande.,  populeuse,  compte  dit-on, 
400  établissements  de  bains  et  autant  de  mos- 


UN    VOYAGE    AU    MAROC    AU    XVI®    SIÈCLE  297 

quées.  Les  Mahométans  se  lavent  beaucoup  ;  ils 
font  un  tel  usage  de  l'eau  que  cela  seul  dégoû- 
terait de  leur  religion  nos  gens  du  Nord.  On  voit 
aussi  là  d'innombrables  moulins,  où  travaillent 
de  pauvres  esclaves  chrétiens. 

((  La  Ville  neuve  est  distante  de  la  vieille  d'en- 
viron une  demi-lieue.  C'est  dans  la  Ville  neuve 
qu'est  situé  le  palais  royal. 

((  Dans  le  voisinage  se  trouve  le  quartier  juif, 
ceint  lui-même  de  murs.  Il  comprend  8  ou  9  sy- 
nagogues pour  près  de  4.000  Israélites.  Beau- 
coup de  ceux-ci  sont  remarquablement  ins- 
truits, mais  ils  sont  avares  de  paroles. 

((  J'habite  le  quartier  juif.  Je  n'aurais  pas 
osé  me  montrer  avec  tout  mon  monde,  dans  la 
vieille  Ville  ou  dans  la  nouvelle.  Les  marchands 
européens  ont  bien,  dans  la  vieille  Ville,  un 
vaste  bâtiment,  à  eux,  qu'on  appelle  la  Douane, 
mais  mon  habit  d'ecclésiastique  me  rend  la  cir- 
culation difficile.  Dès  que  je  me  risque  dans 
les  rues,  je  suis  assailli  d'injures,  et  cela,  mal- 
gré l'escorte  de  soldats  que  le  sultan  m'a  donnée. 

<(  Fez  est  proprement  la  ville  de  l'Alcoran. 
Tandis  qu'à  Tunis  fleurissent  les  autres  sciences, 
ici  tout  est  à  l'Alcoran  et  aux  docteurs  scholas- 
tiques.  J'entends  par  scholastiques  ceux  qui 
traitent  des  cérémonies,  telles  que  lustrations, 
prières,  mariages,  etc.  Les  maîtres  en  ces  ma- 
tières portent  le  nom  d'Alpha-Kiï  ou  de  Sages. 

((  Dès  ses  premières  années,  le  Mahométan 
apprend  par  cœur  l'Alcoran,  qu'il  ne  comprend 
pas.  Et,  particularité  curieuse,  on  ne  trouverait 
pas    un    seul    exemplaire   de    ce   livre    dans   les 


298  l'humanisme 

écoles.  Le  maître  tire  de  sa  mémoire  un  frag- 
ment qu'il  écrit  au  tableau,  l'enfant  le  retient  ; 
le  lendemain,  le  maître  continue  par  un  autre 
fragment,  jusqu'à  ce  cjue  l'Alcoran  soit  su  en 
entier.  De  là  la  difficulté  d'établir  un  texte 
pur. 

u  On  passe  ensuite^,  de  la  même  manière, 
au  Livre  des  cérérnomes.  La  grammaire  clôt  le 
cycle  des  études.  L'auteur  adopté  est  un  certain 
Ibun  Mélie,  qui  a  réduit  toute  la  grammaire  en 
mille  distiques.  Le  cours  dure  entre  deux  et 
quatre  ans. 

«  De  temps  à  autre,  le  maître  cite  des 
exemples,  empruntés  le  plus  souvent  à  l'Alco- 
ran et  quelquefois  aux  poètes.  Les  poètes  ont  été 
très  nombreux  chez  les  Arabes,  mais  les  éco- 
liers les  entendent  à  peu  près  comme  nos  tho- 
mistes  comprennent    Ennius. 

«  Les  écoles  se  tiennent  dans  les  mosquées, 
dont  l'accès  est  interdit  aux  Chrétiens  et  aux 
Juifs.  Il  «n'y  a  pas  de  librairie,  à  Fez,  mais  le 
vendredi  de  chaque  semaine,  après  la  prière, 
s'ouvre  au  sommet  du  temple,  le  marché  aux 
livres.  On  y  trouve  de  rares  exemplaires  très 
vieux,  car,  depuis  deux  cents  ans,  le  métier  de 
copiste  est  bien  tombé.  Cet  article  est  très  acheté. 
S'il  s'agit  d'un  auteur  de  quelque  étendue,  on 
ne  le  trouve  que  par  fragments,  un  jour  la  tête, 
une  autre  fois  la  queue.  Les  Mahométans 
ignorent  l'imprimerie. 

«  Les  Juifs  et  les  chrétiens  sont  admis  à  ce 
marché,  sauf  qu'ils  risquent  de  s'y  faire  assom- 
mer, car  les  Mahométans  sont  fort  chatouilleux, 


UN    VOYAGE    AU    MAROC    AU    XVl"    SIÈCLE  299 

en  tout  ce  qui  touche  à  leurs  livres.  J'ai  failli 
en  savoir  quelque  chose. 

((  En  dépit  de  leurs  superstitions,  les  Maro- 
cains ont  au  moins  une  supériorité  sur  nous  : 
ils  ignorent  les  médecins  et  les  gens  de  loi. 

«  Du  reste,  ils  ne  connaissent  guère  de  litiges, 
qu'en  matière  conjugale.  Chacun  ici  a  droit  à 
quatre  épouses  légitimes,  qu'il  peut  renvoyer, 
à  son  gré,  à  condition  de  leur  payer  une  dot. 
Quant  aux  concubines  esclaves,  tous  en  ont  au- 
tant qu'ils  en  peuvent  nourrir. 

((  Dès  qu'un  conflit  s'élève  dans  le  ménage, 
chaque  partie  va  trouver  le  juge,  qui  tranche 
la  difficulté  en  un  moment.  Ils  ne  savent  pas  ce 
que  c'est  que  nos  sentences  interlocutoires, 
nos  appels  et  tout  notre  désolant  jargon  judi- 
ciaire :  Tout  arrêt  prononcé  ici  est  définitif. 

((  De  même,  dès  que  quelqu'un  est  malade, 
il  y  a  un  remède  unique  :  on  lui  brûle  le  nom- 
bril à  la  flamme,  et  c'est  toute  la  pharmacie 
qu'on  applique.  Cependant,,  depuis  quelque 
temps,  à  la  suite  d'une  cure  d'un  haut  person- 
nage qui  a  grassement  payé,  certains  médecins 
se  sont  remis  à  lire  Avicenne,  qui  était  bien 
oublié. 

((  Un  autre  bon  côté  du  Mahométan,  c'est 
qu'il  met  merveilleusement  en  pratique  le  pré- 
cepte de  l'Evangile,  de  n'être  pas  inquiet  du 
lendemain.  Rien  de  ce  qui  lui  arrive  ne  l'étonné 
et  il  a  toujours  ce  mot  à  la  bouche  :  <(  Louange 
à  Dieu  !» 

((  Quant  aux  Alpha-Kii,  même  riches,  ils  ont 
des    allures    sans    fastes    et    m'ont    souvent    fait 


300  LHUMAMSME 

penser  à  ces  docteurs  de  T Université  de  Paris 
(fu'on  rencontre  par  les  rues,  les  souliers  crot- 
tés, un  bréviaire  à  la  main.   » 

J'arrête  ici  les  citations,  empruntées  aux  in- 
téressantes lettres  de  cet  aimable  pèlerin  de  la 
science.  Avec  elles  du  reste  se  clôt  l'histoire  de 
cet  homme,  dont  la  vie  ne  fut  qu'un  voyage. 
Il  mourut,  en  effet,  vers  1542,  peu  après  son 
retour  en  Espagne  et  ne  revit  pas  sa  patrie.  Du 
reste,  il  avait  écrit  prophétiquement  de  lui- 
même  :  <(  Je  n'ai  jamais  montré  beaucoup  de 
dispositions  pour  m 'enrichir  et  j'en  prends  de 
moins  en  moins  le  chemin.  Que  la  terre  d'exil 
nourrisse  seulement  partout  l'exilé.,  je  ne 
souhaite  rien  de  plus.  Trois  de  mes  compagnons 
de  route  sont  déjà  morts.  Qui  sait  si  la  quatrième 
année,  ce  ne  sera  pas  le  tour  de  Clénard  ?  Je 
me  suis  passé  de  richesses  pour  vivre,  je  saurai 
bien  m'en  passer,  pour  mourir.  » 


TABLE     DES    MATIÈRES 


V^  PARTIE 

Pages 

I.  —  Anatole  France,    poète   et   critique i 

II.  --  Paul    Harel    17 

III.  —  Henri   Bremond    5i 

IV.  —  Les  poètes  de  l'Ecole  d'Aix 79 

V.  —  Pierre   do   Nolliac 89 

IP   PARTIE 

FIGURES    DE    LA    RENAISSANCE 

I.  —  Humanistes  grecs    109 

II.  —  André    Navagero    i35 

III.  —  Le   poète   Michel   Marulle. 149 

IV.  —  La   Jeunesse   de   l'Arioste 169 

V.    —  Les   Strozzi  de  Ferrare 181 

VI.  --  Les  amours  de  Lucrèce  Borgia  et  de  Pierre 

Bembo    197 

VIL  —  Lorenzaccio 227 

VIII.   —  Christophe  de  Longueil  et   Réginald  Polc.  2.15 

IX.  —  Un   voyage  au   Maroc   au   xvi^   siècle 288 


Imprimerie    Comte-Jacquet.    —    Bar-le-Duc 


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139 
P659 
t. 2 


Poizat,  Alfred 

Pour  l'humanisme 


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