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Alfred POIZAT
Pour l'Humanisme
II
17, rue Soufflot, PARIS (V«)
Pour r Humanisme
II
i) L) M I'. M K A U T i: U 11
Aux '' ÉdUions Spes''
Pour rHumanisme. — Tome 1".
ï. L Uiiin.«?nsme. — H. Les adversaires de l'Humanisme.
lïl. La vt'iJU' sur le Moyen-Age. — IV. Villon. — V.
Par l 'Humanisme la langue française est devenue la
langui* universelle. — VI. L'importance d'une littéra-
ture se définit par sa poésie. — VII. Corneille est-il
l'auteur des comédies de Molière? — VHL Le cas Ra-
cine. — IX. La poésie de Lamartine. — X. Sainte-Beuve.
— X] Théodore de Banville. — XII. José-Maria de
Heredii.
Un vol. in-8° couronne 8 fr. n
Théâtre
I*"" partie. — Sophonisbe, Gircé, Inès de Castro, Mé-
léagre et Atalante, Sainte-Cécile, Echo et Narcisse.
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Latone, Le Déluge.
Deux volumes in-S'* couronne, le volume. . 10 fr. »
Alfred POIZAT
Pour l'Humanisme
•f II
17. rue Soufflot, PARIS (V^)
t. 5
9
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f^
PREMIERE PARTIE
ANATOLE FRANCE, POÈTE ET CRITIQUE
S'il fallait définir Anatole France, je dirais ^- f
qu'il est, par excellence, le grand écrivain, le
frrand écrivain français, celui de tous ses con-
temporains illustres, qui a le mieux mérité ce
litre et en a porté le renom plus haut. Il a
justifié le nom de France qu'il s'était choisi,
car il est un abrégé de ce que représente notre
douce, libre et intelligente patrie, en sorte que,
si son œuvre devait rester l'unique témoignage
de notre littérature, elle serait presque suffi-
sante pour en révéler la richesse, l'antique
profondeur et le charme subtil. Je dirai plus.
Il est un abrégé de la littérature universelle,
la fleur actuelle de notre vieille civilisation.
Il n'a pas seulement le don du style. Il est le
style même, à tel point qu'il ne paraît pas
concevable qu'on puisse bien écrire sans écrire
2 L HUMANISME
connue lui et que nous éprouvons aujourd'hui
une sorte crélonnemenl inquiet à écrire autre-
ment. En nous détachant de lui, nous le consa-
crons, nous constatons (|u'il était inimitable et
nous commençx)ns à le reconnaître pour ce qu'il
fut : un class^icjue, un qu'i a écrit et pensé selon
le génie même de notre langue, de notre littéra-
ture,, de notre civilisation.
* *
Les poésies d'Anatole France sont une
oeuvre de sa jeunesse, si toutefois on peut par-
ler de jeunesse à propos d'un homme qui,
littérairement au moins, n'en a pas eu et s'est
révélé, du premier coup, en possession d'un
talent adulte et d'une absolue maîtrise.
Du moins y trouvons-nous cette indication
que France a d'abord songé à faire une car-
rière de poète et en a vigoureusement tracé
l'orientation. Cette carrière, il en a fourni la
première étape en quelques bonds aussi sûrs
(jue révélateurs. On y reconnaît déjà tout
l'homme.
D'emblée, il débute par des vers d'une
pleine maîtrise et pouvant soutenir la compa-
raison avec les meilleurs.
Je crois qu'il faut ici s'expliquer. Il y a deux
sortes de poés-ie. Tune qui jaillit en chansons
des profondeurs de l'âme ou de l'instinct et
qui n'est que musique et sanglots'; l'autre, qui
est la poésie à la fois savante et inspirée, rai-
sonnée, réglée et voulue, mais sans laquelle
ANATOLE FRANCE, POETE ET CRITIQUE 3
n'aurait jamais' pu être réalisée aucune grande
composition. Nier la poésie savante, c'est
écarter Homère, Pindare, Sophocle, Anacréon,
Théocrite, Virgile, Dante, Ronsard, Racine,
c'est nier la plus grande poésie. 11 n'y a pas
moyen.
Il faut donc se résoudre à considérer la
poésie comme l'art d'écrire en vers, d'émettre
dans cette langue raffinée et divine des sentences,
(les pensées, des tableaux, des récits, des dia-
logues, dont la nature réclame -une fixité, une
solennité, une élégance souveraines, ce que
justement Anatole France appelait les poèmes
dorés, parce qu'on les devrait graver sur la
pierre.
La belle poésie, c'est donc de la belle ver
sifîcation. Et, en dernière analyse, le bon poêle
est celui qui sait faire de bons vers.
L'Ecole Parnassienne avait, du reste, ceci
(le bon, qu'elle ramenait, pratiquement, l'art
poétique à l'art d'écrire et de composer en
beaux vers et qu'elle jugeait l'ouvrier à ses
œuvres. Elle considérajit la poésie comme la
maîtresse branche de la littérature, sans doute,
mais enfin comme de la littérature, c'est-à-dire
comme la plus haute industrie de l'esprit. Et
je ne vois guère d'attitude plus raisonnable.
Les grands siècles n'en ont jamais eu d'autre.
* *
Ainsi la carrière de poèie redevenait une car-
rière normale. Et France partait pour la
4 L HUMANISME
suivre. Ses remarquables débuts avaient été
remarqués. 11 fit un pas de plus et, avec
les ^'occs Corinthiennes, passa du morceau
simple au poème de construction, au drame en
MMS, qui, pour les modernes et en particulier
pour les Français, est le poème-type, attendu
qu'il subit directement le contrôle de la repré-
sentation et qu'il correspond à un besoin de
l'esprit public. C'est une des rares formes du
poème (]ui se trouvent remplir les conditions
que devait remplir tout poème chez les anciens
Grecs, c'est-à-dire former le corps d'une céré-
monie publique. On ne lisait pas les poèmes,
ils étaient destinés à être chantés et dansés.
Les Noces Corinthiennes sont une églogue
tragique, du genre de ces Piscatorie, que com-
posaient au XVI® siècle Sannazar et les poètes
napolitains et qui élargissaient le monde pasto-
ral de paysages marins et d'àmes plus hardies.
Cette belle pièce n'est pas seulement une
églogue par le paysage et le caractère des per-
sonnages, elle l'est surtout par le style. L'au-
teur, en s'essayant au théâtre, ne voulait pas
courir le risque d'écrire un seul vers qui ne
fût pas poétique. Il connaissait ses confrères du
Parnasse, il connaissait son petit public de
lettrés et savait qu'il ne pourrait garder leur
estime et conserver leur admiration qu'à ce
prix.
Pour le théâtre romantique, il y avait un
style établi par Victor Hugo et dont les licences
étaient consacrées. Il y avait une langue pour
le drame et une langue très facile.
ANATOLE FRANCE, POETE ET CRITIQUE Ô
Mais, pour les sujets antiques, il n'était
permis de les traiter que d'une manière très
littéraire, dans un style à l'André Chénier,
constamment tendu et surveillé et de telle sorte
que les moindres parties eussent la tenue de
pièces d'anthologie.
C'est dire que, sous peine de passer pour
un méchant poète, disciple de Ponsard ou de
Népomucène Lemercier, on ne pouvait se per-
mettre en de tels sujets d'autre style que celui
de réo"logue. Or, on ne pouvait prêter ce style
qu'à des personnages d'églogue, dont le lan-
gage était fixé par une longue tradition ininter-
rompue, qui remontait à Théocrite et qui
comptait en France de nombreux exemples
comme ceux d'HonoTé d'Urfé, de Racan, de
Segrais, de Mairet, etc.
France n'aurait pu se permettre de revenir
à la langue de Racine, dont il connaissait mieux
que personne les ressources infinies. Le Jupiter
du Parnasse, Leconte de Lisle, l'eût foudroyé.
Leconte de Lisle ne comprenait rien à Racine
et sa raison d'être était de n'y rien comprendre.
Je ne veux pas dire que Leconte de Lisle ne
fut pas un grand poète de décadence, un poète
de cabinet et de cénacle, un poète bibliothé-
caire, dont l'œuvre d'intention classique a été
composée hors des conditions oii se développent
les littératures classiques, les littératures nor-
males et vraiment vivantes. Il était dans le
même cas que ces magnifiques rhéteurs, qui
enseignaient l'éloquence en des temps où la
parole publique était interdite, et que ce Se-
6 L HUMANISME
noqne lo fraîrîqiie qui composait des tragédies
pour des lectures publiques, en un temps où
on n'en jouait plus. Tous ces p:ens, à qui
manquaient les ressorts véritables de leur art,
étaient conduits, pour y suppléer, comme
Leconte de Lisle, à forcer le ton, à durcir le
dessin, à outrer les gestes, à retenir l'attention
par l'emploi de mots voyants, d'épithètes
rechercbées, d'effets à faire cabrer les chevaux.
Tout cela n'empêchait pas ce poète d'être admi-
i*able et même de proportions harmonieuses,
une fois admis son point de vue et la transpo-
sition faite. Il y a même, à le lire, un
éblouissement qu'on ne trouve pas avec les
véritables classiques. Leconte de Lisle n'écri
vait pas un vers, qui ne fût pour étonner et
qui ne fût digne d'être remarqué à part.
Racine, au contraire, n'en écrivait aucun qui
n'eût pour objet de rendre ses personnages
plus aimables ou plus touchants, qui ne fût le
langage même de la passion, un langage plein
de caresses, de langueur ou d'emportement, in-
comparable, certes, mais que la passion ne
trouvera jamais trop ardent, ni trop musical,
ni trop expressif pour la traduire.
Donc, Anatole France, pour affermir sa ré-
putation, dut écrire une pièce très littéraire,
c'ost-à-dire dans le seul style admis par les
esthètes du Parnasse, pour les pièces antiques,
le style idyllique. 11 dut choisir ses héros
dans le petit monde des laboureurs, des vigne-
rons, des potiers et des pêcheurs, qu'on est
accoutumé à entendre parler ce langage. Cha-
ANATOLE FRANCE, POETE ET CRITIQUE 7
Clin de ces menus métiers allait lui fournir
de jolies descriptions et de petits tableaux,
dans le goût de Théocrite ou des poètes de
VAnthologie.
Mais si ses personnages étaient humbles et
un peu conventionnels, il sut les élever par le
sujet jusqu'à la noblesse de la tragédie. Ce
sujet était admirablement choisi. Ce n'était ni
plus ni moins que le grand drame, déchaîné
dans le monde, par l'apparition du Christia-
nisme et, conséquemment, tout le problème
religieux moderne.
Pour Anatole France, ce drame nous était
contemporain, car, à ses yeux, il n'était pas
terminé ; ce problème n'avait pas reçu de so-
lution.
France n'a jamais adopté le christianisme,
qui le trouve, après dix-neuf siècles bientôt,
dans le même esprit où se trouvaient les der-
niers philosophes grecs, quand l'Evangile fut
annoncé.
France a sur toutes les questions l'opinion
que pourrait avoir, s'il avait vécu jusqu'à nos
jours, sans que ses facultés vieillissent, un pen-
seur grec, très intelligent, très cultivé et très
éclectique.
Il y a, en effet, une pensée grecque vivante,
constamment tenue à jour et qui est comme
l'âme de la civilisation. Elle règne à peu près
exclusivement, non seulement dans les Uni-
versités, dans les Revues, dans les grands jour-
naux, mais dans les conversations entre intel-
lectuels. Elle est le terrain de rencontre idéal
8 l'humanisme
et pour ainsi dire le bien commun de tous
les civilisés. Grâce à elle, et moyennant de
léjrères précautions, des hommes, que la reli-
piion ou la race semblaient .avoir à jamais
séparés, ont la joie de causer ensemble et de
s'entendre et peuvent même nouer d'exquises
amitiés. Avant d'être catlioli(|ue, protestant ou
libre-penseur, on est platonicien ou aristoté-
licien ou sceplicjue ou épicurien et le plus sou-
vent on est tout cela à la fois, c'est-à-dire qu'on
adapte la pensée grecque aux besoins de
r heure.
Certains esprits, comme Anatole France, se
contentent des lumières de la pensée grecque,
qui sont proprement celles de la raison hu-
maine, pour résoudre tous les problèmes que
la vie pose et ne croient pas permis d'aller au
delà. D'autres, au contraire, ne s'en contentent
pas, font appel à des hmiières surnaturelles ou
extra-naturelles, et comptent, pour obtenir
des certitudes plus amples, dont leur cœur ne
peut se passer, sur une révélation d'en haut.
Ils croient, ils ont la foi. Mais en dehors de
la foi, il n'y a rien autre que la pensée grecque.
A la base, cette pensée est commune aux
croyants et aux non-croyants. La dispute ne
commence (fue sur la foi, mais elle met aux
prises deux familles d'esprits ou plutôt deux
états d'esprit.
Pascal a admirablement posé le problème en
montrant l'homme suspendu entre deux infinis
de grandeur ou de petitesse. Selon qu'on est
plus ou moins frappé par rinsignifiance de
ANATOLE FRANCE, POETE ET CRITIQUE 9
Ihomme dans l'Univers ou par sa grandeur,
on est croyant ou on ne l'est pas,, on sent ou
on ne sent pas le besoin de Dieu.
Pour son drame Anatole France a transposé
la pensée grecque dans la religion grecque qui
en était, à ses yeux, la forme imagée et popu-
laire. Mais, au premier siècle de notre ère,
quelle était la religion grecque, j'entends la
religion réelle, la religion des gens du peuple ?
Ce n'était sûrement plus celle d'Homère qiii
était elle-même le résidu d'une multitude de
religions enchevêtrées les unes dans les autres.
La religion grecque ne consista, le plus sou-
vent, qu'en cultes locaux ou en vénération de
sanctuaires célèbres, en petites dévotions ou
superstitions. Et, comme le fond du peuple
grec était composé de braves gens, sobres, la-
borieux, hospitaliers, aimables, enjoués dans
leurs propos, mais sérieux dans leur vie pro-
fonde, croyant en une Providence, en une jus-
tice, espérant une survie, en un mot tels à
peu près qu'on les retrouverait maintenant,
je pense que leur religion réelle ne différait
guère de leur christianisme orthodoxe actuel.
Grecs ils étaient, grecs ils sont restés. Et si,
aux premiers siècles de notre ère, ils absor-
bèrent si facilement le Christianisme, c'est que
le Christianisme était déjà fait en eux. Ou plu-
tôt ils en prirent et ils en laissèrent. Le Chris-
tianisme était fait chez eux. Du moins ne con-
trariait-il aucune de leurs habitudes d'esprit.
Depuis longtemps, ils croyaient en un Dieu su-
prême, celui de Socrate, et à des intermédiaires
10 l'humanisme
honiinos-dieux. Leur polythéisme trouva sa-
tisfaction dans le culte de la Vierge, des Anges
et des saintes Icônes. Ils furent heureux de
pouvoir enfin les aimer, heureux d'avoir plus
de certitude, heureux de penser que leurs morts
vivaient et de sentir enfin ([uelque ordre dans
le chaos religieux.
Certes, il y eut des crises et Anatole France
nous fait assister à l'une d'elles dans ses Noces
Corinthiennes. On ne met pas impunément du
vin nouveau dans les vieilles outres. Il y eut
des fermentations imprévues et douloureuses,
des accès de fièvre. Mais tout finit par se
rééquilibrer.
Il faut être reconnaissant à France de n'avoir
pas, en cette pièce, fait acte de sectaire et
d'avoir introduit un évêque, qui tient le lan-
gage convenable, le langage chrétien de la
raison et remet les choses au point.
Le plus- grand éloge qu'on puisse faire des
Noces Corinthiennes, c'est que reprises à la
Comédie-Française, après trente ans, elles ont
obtenu un éclatant succès. C'était donc une
excellente pièce autant qu'un fort beau poème
et qui peut durer.
Et pourtant l'auteur n'a pas continué dans
cette voie.
Il avait abordé le théâtre en vers, à un mo-
ment défavorable, au moment on fléchissait la
formule romantifjue et où la nouvelle formule
classiffue n'était pas reconstituée.
Il est évident que le théâtre de Hugo tourne
le dos au véritable génie français, fait de sim-
ANATOLE FRANCE, POETE ET CRITIQUE 11
plicité, de loyauté psychologique, d'émotion
intérieure et de lyrisme contenu. Il est évident
que la comédie dramatique est à la base de
Taotre théâtre. La preuve en est qu'elle a triom-
phé en prose et occupé la place rendue vacante
par la carence de la tragédie. Nos auteurs dra-
matiques ont trouvé le succès en faisant des
^tragédies en prose, auxquelles ne manquait
que la grande poésie.
* *
C'est le sentiment que, dans l'esthétique du
Parnasse, il y avait quelque chose de froid, de
trop apprêté et de faux, de non arrivé à la vie,
qui brusquement détourna France de la voie où
il était si brillamment entré.
Il renonça au A^ers et adopta la prose qui lui
permettait de se servir de ses propres armes
et non des armes des autres, de chausser ses
propres bottes et non les cothurnes d'apparat
d'un Leconte de Liste. Toute littérature qui
n'est pas mise au rythme de la vie est une lit-
térature morte. On prend la plume bien plus
pour défendre ses idées que pour les propager.
Et on ne tâche à les imposer que parce qu'il
n'est pas d'autre manière de les défendre.
Ainsi le journalisme est-il une des formes
les plus vivantes de la littérature. Il serait la
littérature même, s'il n'était trop souvent
bâclé, s'il ne s'émiettait en articles trop courts,
si le procédé de métier ne suppléait à l'in-
suffisance de la pensée, s'il n'était si mêlé, si
r2 l'humanisme
iiicorrcrt ot si inutilement bavard. Mais pour
celui (|ui a (pielqne eliose h dire et qui prend
le teni])s de le bien dire, le journalisme est le
lien même on Tarte littéraire devrait être -le
plus efflfNTee et le mieux adaj^té à sa fonction.
On n'est pas un irrand littérateur si l'on
, nest pas un peu journaliste, si l'on n'a pas ce
^ sens d'un rapport étroit entre sa pensée et les
réalités de son temps.
Qu'avait à dire Anatole France ? De quel
messaffe spécial le Destin, en le formant
comme il l'avait fait, l 'avait-il chargé, à
l'adresse de notre époque ?
De maintenir vivant l'héritage intellectuel de
Kacine et de Voltaire et d'en continuer la
double action littéraire et philosophique. D'em-
pêcher qu'un autre courant se formât et en-
traînât la littérature et la pensée françaises
dans une direction opposée. Et cela, parce
qu'avec Molière, Racine, Fénelon, Montes-
quieu, Voltaire, la France avait repris le rôle
([u'avaient joué la Grèce et Rome et s'était
placée à la tête de la seule civilisation vrai-
ment libérale et féconde, qui ait jamais existé.
Continuer, dans la mesure du possible et en
In complétant, l'œuvre de Racine et de Vol-
taire ; la compléter, en lui rendant, de plus en
plus, le sens grec et la divine ironie, cette
I fleur de la raison courtoise ; profiter, pour
rela, de tout le renouv,eau qu'avaient donné
;iu\ études grecques la poésie d'André Chénier
et les découvertes modernes, tel était l'objectif.
Malheureusement, entre le xvm® siècle et le
ANATOLE FRANGE, POETE ET CRITIQUE 13
temps présent, le Romantisme avait rompu
quelques ponts. Pour rétablir la communica-
tion avec Voltaire, il fallait un intermédiaire.
Il s'était rencontré en la personne de Renan.
Renan n'avait pas vécu sa jeunesse dans le
siècle. Il ne devait à peu près rien de sa for-
mation littéraire aux Romantiques, sauf peut-
être à Chateaubriand et à Lamennais, des Bre-
tons comme lui, dont les livres lui avaient ap-
pris à cadencer ses phrases, à en faire de la
musique. En fait de style, il avait surtout appris
le style dévot. Et voilà que tout à coup il lui
avait fallu faire face à une situation toute nou-
velle, assez pénible, presque ridicule. Jamais
Renan ne put dépouiller le prêtre, qu'il avait
failli être. Ecclésiastique, il l'était physique-
ment, psychiquement, à un degré que peu de
clercs ont atteint. Il l'était encore plus sous
l'habit laïque que sous la soutane. Il ne pou-
vait pas ne pas en éprouver un certain malaise.
Or, rien ne rend, en France, un laïque anti-
pathique ou comique comme cette allure clé-
ricale, comme cette inaptitude à paraître ce
qu'il est. Un sentiment de dignité visà-vis de
lui-même l'empêchait de se montrer autre qu'il
n'était. Il lui fallut des prodiges de tact et
d'esprit pour s'expliquer, sans s'abaisser, pour
rendre voltairien, sans qu'il y parut trop, son
style du séminaire. Il lui fallut pratiquer l'art
de l'allusion, il lui fallut inventer l'ironie,
qui écarte les familiarités et prévient l'injure.
Il lui fallut se créer ce style incomparablement
subtil et nuancé, qui fut la joie des lettres et
14 l'humanisme
leur plus récent renouveau. Ce fut le presti-
gieu.v rétablissement d'un homme placé dans
une situation fausse.
Le style de Renan coulait directement du
xvii'' siècle. Son originalité était de ne rien
devoir à Victor Hugo, à Théoj)hile Gautier, à
Flaubert et d'être une des deux formes j)rinci-
pales de notre littérature, sa forme grecque,
opposée à la forme romaine de Bossuet et de
Guez de Balzac.
Ainsi le Romantisme avait été tourné. Renan
avait passé à côté sans le voir et, plus attrayante
que jamais, la littérature classique avait repris
s fi royauté.
Pour entrer dans ce courant qui était le siien,
Vnatole France n'eut pas à imiter Renan
comme on le crut d'abord. Il n'eut qu'à être
' lui-même et à se laisser aller au fil de sa pensée.
Lui aussi, mais pour d'autres raisons que Re-
nan, il avait grandi en dehors du Romantisme
auquel il avait été réfractaire. Pour exprimer
ses idées et ses sentiments, il n'avait pas besoin
de mots nouveaux ni de phrases nouvelles. La
langue élégante des xvii^ et xvm^ siècles lui suf-
fisait.
11 n'était pas appelé à représenter la littéra-
ture spéciale du xix*" siècle, mais à représenter,
( n ce xix' siècle, la littérature éternelle.
La littérature spéciale au xix^ siècle, et qui en
rendra sans doute un puissant témoignage,
c'est Notre-Dame de Paris avec les Misérables,
c'est Balzac, c'est Flaubert, c'est Zola, c'est
Daudet, c'est Maupassant, c'est Bourget, ce sont
ANATOLE FRANCE, POETE ET CRITIQUE 15
tous nos gramds romanciers. Elle constitue une
immense enquête documentaire, une tentative
d'étude approfondie et totale, mettant en œuvre
tous les matériaux possibles pour une his
toire naturelle de l'homme et des Sociétés.
Les romans d'Anatole France ne sont pas de
cette sorte. Ce sont des contes philosophiques,
narrés avec un art exquis, agitant des questions
éternelles ; c'est de la littérature pure, où se
joue un esprit profond et délicieux et qui an-
nexe notre temps à la fois à la Grèce antique et
à la France intellectuelle de Louis XIV et de
Louis XV. Il n'y a pas moyen de comparer cela
à Honoré de Balzac, mais à La Bruyère, à Mo-
lière, à La Fontaine., à Fénelon, à Fontenelle, à
Voltaire.
On ne voit pas comment cela pourrait périr,
à moins que ne meure la littérature, car cela ne
contient qiie l'essentiel et le permanent. Ce qui
est de tous les siècles passés a bien des chances
d'être de tous les siècles à venir.
Une œuvre comme celle de Benan est en
grande partie périssable, car elle repose sur une
soiienoe changeante et toujours provisoire. Il
n'en restera sans doute que des fragments et
les Dialogues philosophiques.
France ne s'est point aventuré sur un terrain
si mouvant et si peu sûr. Il ne s'est pas compro-
mis avec son temps. Il n'a pas risqué d'affirma-
tions en l'air. Il s'en est tenu à ce scepticisme
qui fut, et qui restera toujours, le contempo-
rain des problèmes concernant la destinée de
l'homme.
16 l'humanisme
Et, peu à peu, à mesure que le siècle se dé-
blayait, sa figure a grandi au point d'appa-
raître la figure pricipale de son temps, au
point d'en devenir la littérature.
Les ([ualre volumes de sa Vie Littéraire, pa-
rus d'abord en feuilletons au Te:nips, nous con-
servent, ce qui presque toujours se perd, ce
({ui est perdu à jamais de Mallarmé, la con-
versation éblouissante d'un grand esprit, c'est-
à-dire le meilleur de lui-même, les dessous
réels de sa pensée, son attitude profonde de-
vant les événements, les raisons secrètes de son
linfluence. Nous n'y avons pas tout Anatole
France, mais seulement quelques-unes de ses
belles années. Cela peut, à la rigueur, nous
suffire, tout en augmentant nos regrets. Il y a
là des pages merveilleuses, de prodigieuses sug-
gestions. Je ne vois rien à comparer à ce qu'on
y lit sur les Jouets d'enfants,, sur les lexiques ;
de ces sujets qui semblent pauvres il a su tirer
des vues extraordinai rement saisissantes sur le
grand problème humain. Il n'a peut être ja-
mais plongé si profond.
Il
PAUL HAREL
Je vais vous parler d'un grand poète, qui
fut et qui est un homme délicieux, un de ces
hommes dont la présence est comme une fête
carillonnée, une trêve aux soucis, une cordial
puissant, une griserie, je ne sais quoi de doux
et de fort, où l'on respire le parfum de la terre
printanière et des bois rajeunis, ori sonnent
toutes les cloches de Pâques, oij rit l'aimable
et piquante lumière, où jasent les sources, où
palpite l'espoir et que recouvrent la foi tran-
quille et la résignation évangélique. De Paul
Harel se dégaj^e une impression de sécurité et
de joie. Son âm.e a la tiédeur et la forme de
ces logis normands bien cloisonnés, aux inté-
rieurs rutilant de propreté, où la nappe blanch<-
est toujours mise, où la broche tourne sur le
brasier de la cheminée, et qui, coiffés d*ar-
doises ou de tuiles dorées par le lichen, s'ha-
billent d'un espalier de vignes ou de roses.
L'église où il apprit le catéchisme dresse
18 l'humanisme
loujours (levant ses yeux ses arceaux *?othiques
et sa haute et massive tour grise, dont l'horloge
et le cadran lui mesurent paresseusement la
marche du temps et lui parlent de rEternité.
Si j'avais à définir cet homme, j'écrirais :
Paul Harel ou Vinvitation à Vamilié, Paul Harel
ou la poésie de V amitié , car c'est en cela que
résident son charme viril et son incantation
propre. Après une heure passée avec lui, on a
l'impression qu'il y a en lui tout ce qui vous
manque, et qu'il l'a avec surabondance. Il
est prodigieusement, il est fastueusement riche
d'une richesse qui est en lui-même et qui
semble inépuisable. A ceux qui ont perdu ces
biens, sa présence rend le Christianisme, le
pays natal, la famille et leurs chauds asiles, où
l'âme frileuse se dilate, car c'est un homme
charmant et bon qui sent ce dont les pauvres
hommes ont besoin et qui n'aime pas les voir
malheureux. Il vous met en confiance, il vous
prend, il vous gagne par sa gaîté, il vous fait
rire, il rallume en vous la joie de vivre et l'op-
timisme. Il a le génie de la fraternité chré-
tienne.
Vous avez entendu dire qu'il était le poète-
aubergiste. Vous avez lu ses délicieux souve-
nirs d'auberge, qui resteront parmi les petits
classiques de la langue française, à notre
époque. Et sur la foi de cette légende et de ce
joli livre, vous vous l'êtes imaginé sans doute
en tablier blanc surveillant des fourneaux char-
gés de victuailles. Je regrette de détruire votre
illusion. Harel n'a pas été plus réellement au-
PAUL HAREL 19
bergiste que vous ni moi. Harel a été un grand
poète, doublé d'un maître du conte rustique,
et ses doigts n'ont jamais manié d'autres ou-
tils que le porte-plume. Les ouvriers poètes
sont de médiocres ouvriers et de médiocres
poètes. Ils ne font bien aucun de leurs deux
métiers. Et la poésie est un métier rudement
difficile, qui exige de ceux qui le pratiquent,
qu'ils s'y adonnent entièrement. Ah ! j'aurais
plaint les clients de l'auberge d'Echauffour
s'ils n'avaient compté que sur les plats prépa-
rés par un pareil cuisinier ! Ces plats auraient
tous été carbonisés, car juste au moment le
plus délicat de la cuisson, la tête du poète se
fût emplie de sonneries de rimes et son imagi-
nation eût couru les champs, parce qu'un
lièvre aurait déboulé dans son cerveau et qu'une
famille de lapins l'auraient regardé narquoi-
sement, assis sur leurs derrières, dans l'herbe
fraîche. Puis c'eût été un passage de perdrix
grises ou de bécasses, un chien en arrêt dans
les roseaux. Allez donc avec de telles pensées
faire la liaison d'une sauce ou y jeter à point
nommé le thym, la sauge ou le serpolet, si
évocateurs là-bas, si nécessaires ici !
Non ! un poète, un vrai poète ne vit que dans
sa tête. C'est un somnambule qui suit son rêve.
Il marche, il répond aux questions qu'on lui
pose, il a l'air très réveillé, mais en réalité il
dort ou plutôt il vit intérieurement une autre
existence ; il est absent, il est là-haut, derrière
ses yeux qui rient et qui songent. Il n'en redes-
cend pas. Il y a assez de gens en bas pour faire
20 l'humanisme
Touvrage. Vous croyez qu'il vous regarde. Eh !
sans rioiito il vous regarde, mais pas comme
vous le pensez. Il vous trouve plaisant, parce
(|u'il vous imagine à mesure. Il vous tourne, il
vous retourne, il vous situe et brusquement
vous plante là et vous oublie. Vous êtes pour
lui de la littérature.
Tl est là -haut dans sa tête à travailler de son
métier, les yeux ouverts sur la campagne.
Il est un organisme à filer des vers comme
le bombyx à faire de la soie. Vous croyez qu'il
ne fait rien : il travaille tout le temps. Il emma-
gasine des impressions, il écoute au fond de lui-
même de subtiles orgues, des harpes et des
flûtes ; la chanson, après ce prélude, se précise.
Un ordre à la fois musical et mystique assemble
les mots, qui prennent un sens merveilleux,
allongent étrangement leurs résonnances et
brusquement s'illuminent et scintillent.
A quoi servent les poètes, à quoi servent les
artistes? Tout simplement à faire le monde plus
beau et plus significatif, à compléter la nature, à
ajouter ce qu'il y manque, pour qu'elle soit
plus émouvante, à en peindre l'ame invisible, à
la rendre habitable pour les dieux et à les ame-
ner à habiter avec nous.
Dieu nous a livré la terre. Il en a commencé
l'aménaîrement, mais il nous a laissé le soin de
le terminer et de le meubler à notre croût. Les
plus «grandioses pavsafres ont quelque chose
d'indéterminé : IcTirs contours et leurs confins
se mêlent. Mais posez un temple, une église,
une statue au bon endroit, et aussitôt vous avez
PAUL HAREL 21
un pays, un centre, autour duquel tout s'har-
monise, où se formera un foyer de civilisation ;
la vie jusque là nomade sera fixée ; l'amitié,
l'amour naîtront ; les morts ne seront plus ou-
bliés ; mille sentiments seront cultivés, que cou-
ronnera la piété. Et les fleurs de l'esprit appa-
raîtront. Et les chansons s'envoleront de toutes
les lèvres. Autrement dit, une vie divine com-
mencera.
Nous ne serons plus ces malheureux forçats
que nous étions, infiniment plus malheureux
que les animaux, car nus, faibles et délicats,
tandis que les bêtes ont des fourrures et courent
en liberté, nous étions seuls condamnés aux
durs travaux des champs, à toutes les souf-
frances, à la maladie et à la mort, sous le fouet
des bises et des pluies glacées. Mais l'intelli-
gence nous a sauvés, l'intelligence a refait de
nous des princes. Et les artistes et les poètes
divins sont arrivés, pour nous initier aux joies
d'une existence encore supérieure, d'une exis-
tence transfigurée, ennoblissante, élargie et dé-
licieuse.
Les poètes, les penseurs et les artistes sont les
ferments de l'Humanité ; leur fonction est de
transformer la matière en spiritualité et, par
conséquent, d'assurer l'accomplissement du
plan divin. Sans eux, la vie ne vaudrait pas la
peine d'être vécue, car la dignité de l'homme
ne commence qu'avec la pensée.
Les sociétés ne sont constituées que pour per-
mettre d'éclore à la pensée, à la poésie, à l'art,
à tout ce qui, dans l'avenir et dans l'espace,
.2.3 l'httmamsme
portera témoignage pour elles. Les penseurs, les
fK)ètes, les artistes, font rayonner au loin le nom
et le travail de ces sociétés. Ils les font respec-
ter, aimer, admirer.
Voyez cette petite bourgade d'Echauffour, si
coquette et si jolie. Sa beauté est devenue cé-
lèbre grâce à son poète. Grâce à lui, la voilà en
train de devenir un lieu consacré, une des
.saintes bourgades de la France et de la Nor-
mandie. On en parle jusqu'au fond du Canada.
Elle est connue au Japon. Des écoliers d'Asie
épèlent son nom et récitent ses louanges. Elle
restera légendaire et toute sonore des fanfares
dont la voix d'Iïarel a rempli ses échos ; on y
rêvera de ses souples amazones, on y verra
passer les équipages du marquis de Chambray,
qui y ressuscita les fastes des Valois. Et le vent
léger y restera bruissant de souvenirs, de beaux
rythmes et de rimes enchantées, qui rediront
à jamais les douces syllabes du l>on accueil et
de l'amitié.
*
Que fut Harel.^ Un poète, un merveilleux ou-
vrier de vers, c'est-à-dire un être de luxe, qui
n'était bon à rien qu'à cela. C'était beaucoup
et c'était peu... Mais la nature arme les gens
qu'elle prépare à jouer un rôle et les aiguille
vers leur destinée. Elle lui donna l'aisance des
manières, l'assurance, le charme persuasif et le
bourra d'esprit... Elle le campa, le nez au vent,
les yeux vifs, le teint frais et, le plantant sur
PAUL HARFX 23
des jarrets solides, lui donna l'allure robuste et
dégagée d'un gentleman-farmer et d'un chas-
seur.
Les parents d'Harel étaient sinon riches, du
moins pourvus de moyens qui en faisaient des
bourgeois. Le père, petit avocat de Vimoutiers,
menait à Echauffour une existence de rentier
aisé ; Mme Harel mère, grande et de taille élan-
cée, était une fort jolie femme, aux yeux char-
mants, prudemment et timidement ambitieuse,
honnêt,em:ent romanesque, tendre, patiente et
ingénieuse. Le mari traduisait Virgile en vers
français et ne jurait que par l'abbé Delille, dont
les œuvres voisinaient avec le Dalloz dans sa
bibliothèque ; sa femme lisait Lamartine à la
veillée. Les ancêtres des Harel étaient meuniers
à Heugon. Mme Harel était une demoiselle Gé-
rard Rouvray ou du Rouvray. Les Gérard étaient
venus de Rourgogiie, et l'un deux avait fondé
l'auberge d'Echauffour, très achalandée et
renommée pour sa bonne cuisine et que fré-
quentaient les puissants herbagers de la contrée,
les chasseurs de la forêt de Saint-Evroult, les
nobles du pays, les candidats en tournée élec-
torale, le duc d'Audiffred-Pasquier et le baron
de Mackau. Il y grouillait aussi tout le petit
monde des foires, les charlatans, arracheurs de
dents ou vendeurs d'élixirs, les marchands de
cochons, les auvergnats acheteurs de peaux de
lapins, les commis-voyageurs, les bruyants ma-
quignons, des gens de Bordeaux, de Beaucaire
ou de Pont-Saint-Esprit, presque toute la vieille
France pittoresque, à laquelle faisaient vis-à-
24 LUUMAMISME
vis, sur la place de l' Eglise, le campement des
étameurs, quelque menu cirque égaré, des bala-
dins et saltimbanques, des ménageries, des
chevaux de bois avec tout ce qui tourne autour
de gueuserie. Quelques-uns se glissaient jusqu'à
lauberge odorante et y lainpaient un verre de
cidre ou y dévoraient une portion de tripes. On
y logeait à pied et à cheval.
Les Gérard avaient fait souche dans le pays.
Ils y étaient alliés aux meilleures familles, aux
Gibory-Beauplan, aux Molvaut, (jui s'enor-
gueillissaient d'avoir fourni à la France un ami-
ral, un percepteur, un chef d'escadron de cui-
rassiers. Une aïeule du poète avait dansé aux
fêtes de la déesse Raison, pendant la Révolution.
On voit que le ferment des idées travaillait ces
familles villageoises, d oii se détachait de temps
à autre quelque vigoureux rejeton bourgeois.
Bientôt se fondait, à Echauffour, à côté de l'au-
berge, la gracieuse Congrégation des Dames du
Cœur Bleu. On n'imagine pas ce que ces petits
couvents de femmes, qui se sont établis un peu
partout, dans nos villages de province, au siècle
dernier, ont fait rayonner sur la France de poli-
tesse et d'élégante distinction, ni combien elles
ont afflué notre civilisation.
Qui sait ce que leur doit la poésie d'un Paul
Ilarel ! Qui sait ce que nous leur devons tous
d'affinement et de noblesse, à ces humbles
femmes voilées, qui compriment sous la croix
les battements de leurs cœurs trop ardents et
qui constituent l'aristocratie de la prière !
Un peu de leur ame mystique a passé de leurs
PAUL HAREL 25
yeux dans le cœur et dans les yeux de nos
mères. Celles-ci ont subi la contagion de
l'idéal et nous en ont transmis la nostalgie. Il
leur en est resté je ne sais quelle discrétion de
langage et de tenue, je ne sais quel goût des
choses de l'âme et quelle préoccupation d'élé-
gance intérieure.
L'ambition secrète de nos mères a été d'avoir
des enfants qui pensent, sentent et parlent dé-
licatement, élégamment, et témoignent par
toutes leurs manières d'une distinctiori pro-
fonde. Elles n'ont pas rêvé de faire de nous
des poètes. Aucune mère ne forme de tels rêves.
Elles n'ont pas rêvé de faire de nous des mon-
dains. Elles étaient trop sérieuses pour cela.
Elles nous poussaient non pas vers les beaux
sentiments — ce n'étaient pas des héroïnes —
mais vers les jolis sentiments, d'où naissent
les douces causeries, jouissance des cœurs ai-
mants et fidèles. Elles cultivaient moins en
nous les énergies, qui les effrayaient un peu,
que les menus renoncements, les gentilles mé-
lancolies, dont elles savaient bien que la vie
était tissée, mais dont une âme ingénieuse peut
faire encore du bonheur pour les autres et pour
soi.
Paul Ilarel, enfant, devait être certainement
le plus charmant petit bonhomme qu'on pût
rencontrer au loin. C'était un rossignol, un
merle dans la maison et qui, du matin au soir,
inventait des chansons, rapportait du soleil
dans ses yeux, du foin odorant dans ses che-
veux ; un enfant impossible à diriger, parce
:J(» l'humanisme
qu'il avait plus d'esprit que tout le monde. Il
démontait le curé et l'instituteur par ses ré-
pliques, émerveillait les vicaires, enchantait les
marchands de cochons, enjôlait les comtesses
et les duchesses, piquait l'attention des préfets
par sa mine éveillée ; n'en faisait qu'à sa tête,
était assidu à l'école buissonnière, n'apprenait
rien et savait tout ; brillait, en toute occasion,
excepté en calcul, et se faisait autant d'hon-
neur par ses ignorances que par ses connais-
sances, qui semblaient innées. C'était un petit
enchanteur, un fils des fées, un Obéron, qui, se
sentant de race divine, marchait dans la vie
avec l'assurance gracieuse de quelqu'un pour
qui les lois ordinaires n'étaient pas faites et
(|ui aurait pu donner des ordres à ses parents
au lieu d'en recevoir. Il n'allait pas Jusque-là ;
il était très gentil ; il n'avait aucune morgue,
mais quand on lui adressait des remontrances,
il riait et faisait rire. Il avait tant d'esprit !
Tout cela est bel et bon. N'empêche qu'on
ne peut laisser un grand garçon bien portant
sans rien faire. Le bon ordre et la morale pu-
blique exigent qu'il soit occupé. Il faut, passé
douze ou treize ans, ou qu'il soit envoyé au
Collège, ou qu'il travaille aux champs. Les
voisins et les amis de la famille se chargent
d'y veiller.
Mme Harel ne nourrissait pas de très
grandes ambitions pour son fils, ou du moins
n'osait pas en nourrir. Quoique mariée à un
avocat et, par conséquent, devenue bourgeoise
authentique, son retour à Echauffour l'avait
PAUL HAREL 27
ramenée trop près de sa condition sociale pre-
mière, pour qu'elle ne subît pas l'influence de
son ancien milieu. Peu à peu, elle s'y était
réadaptée, elle avait repris humblement la
coiffe villageoise, elle était redevenue une
paysanne cossue, après avoir été une petite
dame. En Normandie, c'est plus facile qu'ail-
leurs, car il y a la classe intermédiaire des
grands herbagers, qui, souvent riches à mil-
lions, affectent une certaine rusticité d'allures,
et dont les femmes continuent à s'habiller en
fermières. Leurs filles, richement dotées, éle-
vées au couvent, épousent des avocats, des
notaires, des médecins, mais les fils, qui ne
sont allés que chez les Frères, retournent sans
difficulté à leurs bœufs et à leurs chevaux.
Mme Harel, à leur exemple, maria sa fille à un
bourgeois des villes, mais dirigea son fils Paul
vers le petit collège primaire de Regmalard. Il
faut dire que son fils aîné, Auguste Harel,
l'avait découragée. Elle avait voulu le mettre
au petit séminaire. Or, Auguste, s'évadant de
la voiture qui l'y devait conduire, s'était caché
dans un fossé, où on ne le retrouva que le len-
demain. Il avait fallu y renoncer.
Quant à ce spirituel et dégourdi petit Paul,
l'ami du vent, des arbres et des lièvres, c'étiit
bien déjà assez cruel de le priver de sa liberté
et de l'enfermer dans l'ombre morose et moisi<^
d'un collège, sans l'attrister encore de pro-
grammes trop chargés. On l'expédiait à Rcg
malard pour pouvoir dire qu'on l'envoyait
au collège. Cela lui ferait toujours passer deux
28 l'humanisme
ou trois ans, deux ou trois tristes années, pen-
dant lesquelles l'enfant se muerait en adoles-
cent et où riioninie qu'il devait être conimen
cerait à s'élaborer et à se dégager dans le
sentiment de fierté virile que donne une
moustache naissante. Douce et mélancolique
attente pour les mères ! Leur petit est parti. Il
est allé au loin préparer sa métamorphose et
changer de silhouette et de figure. Quand il
reviendra, dans sa beauté nouvelle, le recon-
naîtra-t-on seulement ?
Pourtant, il fallait réfléchir à ce qu'on
allait en faire. Il fallait lui choisir une carrière.
On pensa à celle de pharmacien ; mais pour
cela, il fallait qu'il possédât un rudiment de
latin. On le retira donc de Regmalard et on le
mit en pension chez un curé, ({ui se chargea
de l'initier à la langue de Virgile. La vérité
m^oblige à déclarer qu'Marel n'y apporta au-
cune curiosité, que les divines syllabes n'opé-
rèrent j)oint en lui, que tout cela ne lui
apparut qu'inutile fatras et vaines ténèbres.
Il secoua au grand air la poussière des décli-
naisons et des verbes, et il ne lui en resta rien
fJans la tête. Son cerveau demeura imper-
méable.
Il fallut abandonner le rêve de la pharmacie.
On se rabattit sur l'espoir de l'imprimerie.
Harel entra comme correcteur dans une maison
du Mans, qui imprimait les œuvres de Paulin
Paris et les Bonuins de la Table Bonde.
Là-dessus^ l'heuxe du service militaire ar-
riva. Harel fit son volontariat d'un an, après
PAUL HAREL 29
quoi il rentra frais, élégant et dispos dans son
village, ayant merveilleusement réussi à passer
ses années de jeunesse, sans se laisser entamer
par le travail. Il revint libre comme Tair et
ayant suffisamment et victorieusement prouvé
qu'il n'avait rien appris ou tout oublié, et qu'il
ne fallait pas compter sur lui pour exercer un
métier.
On tint conseil. La florissante auberge du
grand-père était là. Elle deviendrait l'auberge
de Paul Harel. Il épousa, à vingt-trois ans, la
riche fille du maire d'Echauffourd ; il paya
patente. Il fut donc aubergiste, si c'est être
aubergiste que de loger dans une auberge et
d'y avoir à son service un personnel de ser-
vantes que sa femme et sa mère dirigeaient,
que d'y commander ses plats préférés et de les
mang-er à point et à l'heure, que de choisir
et d'acheter les vins les plus délectables et de
pourvoir sa cave des eaux-de-vie les plus re
nommées. Dieu merci ! il prouva vite sa com-
pétence en ces matières où il ne le cédait
certainement pas à Brillât-Savarin lui-même.
Vous dire au'il ne faisait iamaîs d'appari-
tion à sa cuisine serait iniuste. Je croîs', au
contraire, au'il en faisait de fréquentes et
n'était pas homme à abandonner son déjeuner
ou son dîner aux risques d'une improvisation.
Sa présence, ses paroles, créaient autour de lui
une ferveur, un état d'exaltation, un rythme
auxquels les choses mêmes obéissaient. Tout
prenait une âme.
30 l'humanisme
Les Iripos sanplotaiont tout bas dans leurs terrines.
Le pol-aii-feu normand
Sommeillait comme un juste et ronflait en dormant
Très peu do irons de sa sorte se fussent rési-
r»-nos à s'entendre appeler aubergistes. Non
seulement Harel n'en souffrit pas, mais il en
tira vanité comme de la plus pittoresque
aventure de sa vie.
En revanche, par beaucoup de côtés, Harel
a des goûts de grand seigneur. Il est naturel-
lement dépensier et fastueux jusqu'à la prodi-
Lralité. Il aime à donner de la joie aux créatures.
Plus d'une fois, lil r fait faire à de pauvres
diables des festins de millionnaires. Ces jours-
là, la nappe était plus blanche que jamais, le
service était plus soigné que pour des princes,
le menu abondant et impeccable, les vins les
pins lyriques étaient appelés, versés et com-
mentés. Le maître expliquait à ses convives ce
qu'ils allaient boire et ce qu'ils allaient manger,
leur révélant les arômes, l'aristocratie des
cépées et les grades vénérables que l'âge
confère. Et puis, dans la chaleur de sa charité
fraternelle, il s'occupait aussi de leurs âmes, il
leur parlait de la bonté de Dieu, il leur com-
mentait le sermon sur les Béatitudes et la paix
promise aux hommes de bonne volonté ; il
évoquait le Christ aux noces de Cana, il les
initiait aux divins mystères, il leur disait la
foi, l'espérance et le pur amour, l'acceptation,
la résignation, le repentir et le pardon. Il les
initiait aussi à la poésie et leur récitait des
vers. Il leur faisait des confidences sur ses pro-
PAUL HAREL 31
jets et les laissait repartir réchauffés, émer-
veillés, touchés, édifiés, heureux et meilleurs.
Certes, Harel a des défauts. Il ne voit pas
toujours les choses sous leur angle véritable ;
il s'exagère l'importance de certaines et ne
comprend pas, comme la plupart d'entre nous
Tentendent, la portée de certaines autres. C'est
pourquoi il ne faut pas le juger strictement se-
lon nos idées sociales actuelles. Mais il lui sera
beaucoup pardonné," parce qu'il a beaucoup
aimé, parce qu'il a eu l'esprit de charité, le
génie de la bonté et qu'il a sincèrement voulu
et cherché le royaume de Dieu sur la terre. Il
a eu pitié de tous, des riches aussi bien que des
pauvres, des savants et des ignorants, des or-
gueilleux et des humbles, des avares et des
prodigues. Il a deviné leur misère et à tous il
a su dire les paroles opportunes.
Aubergiste, puisqu'on veut qu'il l'ait été, il
a toujours reçu ses clients comme s'ils eussent
été ses invités, et quand il les voyait hésiter à
faire la dépense qu'il jugeait convenable, il
intervenait, commandait et payait royalement.
C'était l'aubergiste magnifique.
Avec ce système, on conçoit sans peine qu'il
ne se soit pas enrichi. C'est même miracle qu'il
ne soit pas ruiné entièrement et que l'auberge
soit restée ouverte pendant douze ans. Cela
prouve combien l'affaire était bonne et bien
lancée.
L'auberge fermée, il commença par placer du
vin. Aimé, appelé dans tous les châteaux voi-
sins, oij sa présence apportait la joie de vivre
32 l'humanisme
et était une fête intellectuelle, mettant le branle-
bas de la cave au grenier et secouant les
poussières et les toiles d'araignée que la viie
laisse sur les bouteilles et sur les âmes, com-
ment ne lui aurait-on pas acheté toutes ses
barriques ? C'est au cours d'une de ces tournées
que le curé de Montligeon lui proposa de fon-
der la Qjiinzaiîic et de lui en donner la direc-
tion. Qui ne se souvient de cette belle aventure
littéraire et de sa rapide réussite ? Harel passa
deux ans à Paris. Tl recruta une rédaction
catholique de premier ordre, où il fît à la jeime
littérature une place audacieuse. Barres et
Henri de Régnier furent de ses collaborateurs
;n^ec Charles Baussan, Michel Salomon, Saint
Auban, Mithouard, Jules des Botours, François
Boussoau et tant d'autres, à côté de Mgr Du-
che«ne et de vingt sommités. Je ne puis oublier
comment il m'accueillit,, inconnu, et quelle
bonne amitié s'ensuivit. Je puis dire qu'en ren
contrant Harel, j'ai rencontré le meilleur agent
de ma destinée. Je puis dire davantage au-
jourd'hui que la perspective de trente années
s'est formée snr cet événement de l'a Quinzaine.
Ce rapide passacre d'Harel à Paris mérite d'être
signalé, pour ses conséquences, comme un des
faits importants de l'histoire du Catholicisme
et de la littérature en France dan<! le dernier
quart de siècle. Il y eut Iri, sous le couvert de
la plus pure orthodoxie, une sorte de prélude
à l'T^nion sacrée, un élargissement de nos
radres et de nos idées, rme première rencontre,
sur le terrain religieux, des esprits les plus
PAUL HAREL 33
éminents et les plus divers. Une fenêtre fut
ouverte, une cloison fut abattue alors, que
l'esprit de secte n'a plus pu refermer.
Deux ans après, Harel retournait dans son
village. Une fois de plus, il avait l'air
d'un vaincu, Fonsegrive l'ayant remplacé à
la tête de sa Revue ; mais cette défaite n'était
qu'apparente. En réalité, Harel commençait
son existence d'homme de lettres. De bric ou
de broc, avec des romans, des contes paysans,
d'admirables poèmes, il parvint à vivre sa
vie, sans en changer le rythme. Plusieurs fois
par an, on le voyait revenir à Paris, dans les
bons hôtels, où il invitait fastueusement ses
amis. Le bruit se répandait : Harel arrive, et
c'était dans les milieux littéraires et dans cer-
tains salons parisiens, un frémissement de joie
et comme l'annonce d'un printanier renou-
veau de vie et de poésie.
Un Harel économe fût resté un pauvre diable.
Ses dépenses furent pour une bonne part la
cause de son prestige et de sa renommée, la
condition même de sa production littéraire,
qui, sans cela, se fût recroquevillée, étriquée,
racornie.
Pourquoi vous ai- je raconté tout cela, qui
ne devrait regarder personne, que l'auteur ?
Pourquoi ? mais d'abord parce que c'est l'au-
teur qui a commencé et qui à ses œuvres a
ajouté le roman de sa vie. Ne vient-il pas de
publier ses SoJivenirs d'Auberge, en y ajoutant
des chapitres inédits ? Et ce roman autobio-
graphique, car c'est un roman, c'est-à-dire une
34 L 'humanisme
œuvre en partie d'imagination ou, si vous le
voulez, d'autosuggestion, n'est pas le moindre
de ses ouvrages, et il a pour complément toute
une légende aux contours un peu flottants, qui
a rendu populaire son extraordinaire person-
nage. Lorsque vous parlez d'Harel, on vous
dit : <( Ah ! oui, le poète aubergiste, le poète
d'Kcliauffour ! » comme si ce n'était qu'un
petit poète plébéien, alors qu'en réalité sa
poésie est souvent tout ce qu'il y a de plus aris-
tocratique, et qu'il fut lui-même un singulier
mélange de plébéien et d'aristocrate.
Cette légende lui a servi au moins autant
qu'elle lui a nui. J'ai essayé d'en ramener les
proportions à la réalité : Vous savez à peu près
maintenant ce qu'il en fut.
La première vocation d'Harel fut de ne
rien faire et de vivre à sa fantaisie, qui était
grande et dispendieuse. Ni il ne voulut étu-
dier, au temps de sa jeunesse, ni sérieusement
apprendre aucun métier, mais chasser, rêver,
faire des vers, mener une existence de gen-
tilhomme campagnard, en des habits com-
modes, bien coupés et qui le feraient valoir
avantageusement. 11 voulait traiter de pair à
compagnon avec les gens des châteaux, comp-
tant pour cela sur sa bonne mine, sa chance,
son adresse et son esprit surtout, qui était
éblouissant et de la meilleure qualité.
D'ambition, il n'en avait pas, pas même
l'ambition de la gloire. Il ne se souciait pas
d'aller crever de faim dans les villes et la vie
de bohème ne le tentait aucunement. Sa. fierté,
PAUL HAREL 35
sa dignité naturelle s'y refusaient. Il détestait
les risques et comprenait que ce n'était
qu'à Echauffour, au milieu des siens, dans
cette atmosphère demi-bourgeoise, sainement
plantureuse et chrétienne, que son intégrité se
pouvait maintenir.
Vous avez vu avec quelle sim.plicité élégante
il résolut le presque insoluble problème. L'Au-
berge de son grand-père lui donna justement
ce qu'il cherchait : une façade honorable de
commerçant, qui le laissait entièrement libre
dans une maison bien fournie de tout ce qu'il
faut, cil il pouvait aller, venir, commander,
recevoir ses amis, se faire d'agréables relations,
où il était, en somme, comme dans un petit
château pittoresque et rustique, bien servi, les
pieds chauds, aimé, fêté, choyé, estimé. Je ne
fais pas d'ironie. Harel avait été créé et mis au
monde pour être poète. La Nature, qui le des-
tinait à cette fonction infîniment utile, lui
avait donné le caractère qui était indispensable
pour le remplir. La Nature avait voulu qu'il ne
s'occupât de rien autre chose que de se perfec-
tionner en son art et l'avait organisé en
conséquence. La Providence, qui savait ce
qu'elle voulait de lui, l'avait placé dans les
conditions les plus propres à le réaliser. Plus
pauvre, il se fût découragé ; plus riche, il se
fût laissé aller et se fût corrompu peut-être.
Plus instruit, il eût été tenté d'aborder des
sujets pour lesquels ses dons naturels le dési-
gnaient moins ; il eût peut-être été moins lui-
même, il se fût éparpillé. Plus ambitieux, il
36 l'humanisme
eût peut-être quitté les champs pour les villes.
Or, sa mission était de rappeler les uns aux
champs et d'y retenir les autres ; sa mission
était de faire aimer aux hommes la loi divine.
C'était une mission de prophète. Pour la rem-
plir, il a eu la qualité suprême, que Dieu
exigeait de ses prophètes : la foi, la confiance
entière, l'abandon de soi à la Providence.
Je viens de vous dire longuement, trop lon-
guement sans doute, la psychologie d'Harel et
le sens de sa vie. Il s'agit maintenant de vous
expliquer comment en lui le poète s'est formé.
Il avait des dons extraordinaires de sensibilité.
Ses yeux ardents, pénétrants, rieurs, traversés
de rêveries, son nez mobile et sensuel, ses
lèvres gourmandes, son front court envahi
par des cheveux épais, sa tête de faune, son
teint coloré, sa carrure robuste, tout en lui
attestait le plus voluptueux tempérament, la
plus complète aptitude à toutes les jouissances
et à tous les désirs. Mais ces désirs étaient puis-
samment refrénés en lui par la plus naïve foi
catholique qui pût être, par un mysticisme
foncier, par une grande et respectueuse ten-
dresse envers sa mère et aussi par le cadre
sévère de la vie provinciale. Tout un lointain
passé d'honnêteté familiale le maintenait dans
la voie droite. Il fallait une issue pourtant à ses
instincts épicuriens : la poésie fut son dérivatif.
Il s'y plongea de toute son âme frémissante. La
lumière, les sons, les formes, il était apte à en
rendre comme personne les plus délicates
suavités, car tous ses sens étaient enchantés.
PAUL HARFL 37
Ajoutez k cela un sentiment très vif et pour-
tant attendri du comique, une verve entraî-
nante, une fougue, une jeunesse, une fraîcheur
d'émotion extrême, la netteté et la pureté du
dessin, la précision et la brièveté avec un cer-
tain goût du vague et de l'infini, une aspira-
lion vers la mélancolie et vers le songe, vers
la symphonie musicale.
Et cependant, tant de dons merveilleux lui
eussent été inutiles et se fussent stérilisés en lui,
s'il n'eût appris à fond son métier de poète. Le
plus délicieusement sonore des violons ne peut
révéler ce qu'il contient de mélodies, si un
maître ne prend l'archet et n'y fait chanter
son âme musicale.
Harel, qui n'avait pas fait d'études classiques,
qui ignorait par conséquent la poésie de
Virgile et la poésie grecque, Harel, qui vivait
dans un village, loin de la ferveur des école?
littéraires, était dans des conditions déplorable-
ment défectueuses pour cultiver son art, en un
temps où cet art est devenu une chose si
savante au maniement si délicat. Pour deve-
nir un poète,, il faut connaître à fond tout ce
qui a été fait de plus achevé en ce genre, il
faut avoir pénétré toutes les nuances et toutes
les subtilités de la langue et du rythme. La
luoindre pièce de vers im peu réussie résume
en elle toute l'information des siècles. Il faut
qu'elle ne fasse double emploi avec aucune et
(fu'elle ait cependant avec la série des chefs-
d'œuvre un air de famille. Il faut qu'elle
évoque victorieusement mille doux échos du
'"^vS l'humanisme
pnss(\ sans se confondre avec aucun. 11 faut
qu'elle s'ajoute à la série, la complète et
J'enrichisse.
Qu'avait bien pu lire Ilarel, aux jours de
son enfance et de son adolescence P L'abbé
Pelille, Lamartine et La Fontaine. Tels de-
vaient avoir été ses initiateurs, ses livres de
chevet. Il avait parcouru ensuite quelques
pièces de Corneille qui l'avaient enthousiasmé;
de Racine, qu'il avait moins eroûté ; puis au
hasard un peu de Victor Hu^o, un peu de Clé-
ment Marot, de Ronsard, de Malherbe, de Jean-
Baptiste Rousseau, de Millevoye, d'André
Chénier,de Soumet, des poètes de 1820. Il avait
aussi connu MireiVe. qui lui avait ouvert des
horizons insoupçonnés, et correspondu avec le
^rrand Mistral. Les premiers livres d'Alphonse
Daudet l'avaient ravi.
Tout cela devait le conduire à une gentille
poésie sentimentale, vap^uement inspirée de
Lamartine et sans grand caractère, assez pour
décrocher une fleur d'argent aux Jeux Floraux
et pour lui constituer une petite notoriété dans
les menues revues de province, où de vieilles
filles et des clercs de notaire inspirés cultivent
ce irenre.
Harel s'en serait aisément contenté, son am
bition se bornant alors à prendre un ran^^
h?;norable parmi les poètes (hi Département.
Heureusement pour lui, à ce moment, brillait
sur le département de l'Orne une étoile de
première grandeur, un vrai chef, un grand
maître de la poésie : Gustave Le Yavasseur,
PAUL HAKliL c)9
cet ancien ami et vigoureux émule de Charles
Baudelaire.
Le Vavasseur était un aigle au milieu de ces
oisillons. Et certes, c'était un poète de puis-
sante envergure, un vaste cerveau, une inépui-
sable bibliothèque vivante ; en vérité, un
grand Monsieur. Comme son ami Baudelaire,
il venait droit du xvn® siècle, dont l'un et
l'autre ils écrivaient la langue et avaient reçu
l'austère empreinte. Baudelaire était une sorte
de théologien mystique, un Bossuet de la
poésie, qui aurait versé dans le satanisme et
les messes noires : Le Vavasseur ramassait en
lui du Bartas, Mathurin Régnier, le père
Le Moyne, Dassoucy, Benserade, tout le ba-
taillon pittoresque et exercé des survivants de
Louis XIII et de la minorité de Louis XIV. Il
y avait en lui du Corneille, du Théophile, du
Saint-Amant, du Tristan mêlé à du Scarron,
il y avait en lui de l'Ennius et du Lucrèce. Sou-
vent, sa mâle poésie l'égala aux plus grands.
Rien n'y manque, ni la vigueur de l'idée, ni
la rude splendeur du style, ni la prodigieuse
virtuosité. C'est un grand poète qui s'est
trompé d'époque. Les Romantiques n'avaient
rien à lui apprendre ; il en savait plus qu'eux,
mais il n'aimait pas les mêmes choses. Ce
n'était pas un faiseur de romances, ni un
rêveur au clair de lune.
Hélas! venu trop tard dans un monde trop vieux,
Le Vavasseur, résigné à ne pas connaître la
gloire, était vite rentré dans ses terres et con-
40 l'humanisme
liniKinl la \ie de ses parents et de ses ancêtres,
avait repris cette sorte de ma^iistrature de
riionneur et du devoir, qu'ils avaient toujours
remplie et à laquelle ils devaient leur nom
respecté. Il fut un crrand Vavasseur intellectuel,
qui veilla au bien-être matériel et moral de sa
petite province, qu'il s'efforça, par son ascen
(lant, de maintenir dans sa foi catholique et
monarchiste et de diri^^er dans la voie des sages
progrès. Il présida les Comices agricoles, les
Congrès archéologiques, et fut conseiller
général de son canton, avec cette particularité
que le plus souvent il y parla en vers. Sa
grande joie fut de familiariser les paysans, les
herbagers et toute la noblesse du pays, à la
poésie et de la leur faire acclamer. Sa Muse
gaillarde, pittoresque, remuante, malicieuse, à
la fois Vieille et Jeune France, jetait son bon-
net quand partaient les bouchons de Cham-
pagne, et se répandait en lyriques facéties et
en acrobaties rythmiques. Tous les genres,
aussi bien l'épique que le didactique, le lyrique
et le satirique, étaient dans les cordes du pres-
tigieux lK)nhomme, qui chantait avec une
égale aisance et maîtrise les exploits des an-
ciens héros, le geste auguste du paysan qui
sème, la majesté du laboureur, la paix des
champs, les austères lois premières, Tépicu
réisme d'Horace, Galathée sortant vivante et
femme de la pierre, la vieillesse de don Juan et
les tripes à la mode de Caen.
La Normandie s'émut à sa voix. Les poètes
s'y mirent à pousser dans tous les sillons.
PAUL HAREL 41
Tous étaient ses fils spirituels. Chacun se pou-
vait tailler un petit fief dans ce vaste domaine
un peu touffu, qu'il y avait tout avantage à
débroussailler. Même le mieux doué de tous,
celui ({ue, sans flatterie, on pourrait appeler le
divin Harel, comme on dit le divin Virgile, à
cause des prolongements de ses vers dans
Toreille et dans l'âme et de tout ce qu'ils
éveillent d'exquise rêverie, même Harel, dis-je,
allait longtemps vivre à son ombre et de sa sève,
jusqu'au jour où, enté sur ce vieux chêne, il
allait le rajeunir, en devenir la maîtresse
branche et se substituer en quelque sorte à lui,
comme sur le tronc sublime du vieil Ennius
développa ses frondaisons le grand Virgile.
D'autres, comme l'aimable Paul Labbéy le
fin Challemel, le doux Germain Lacour,
l'ahurissant Florentin Loriot et Adolphe Vard,
se rangèrent avec déférence autour de ce
maître ; Harel seul fut réellement son disciple
et n'eut d'abord d'autre ambition que celle de
le continuer en le complétant. Et ce n*était pas
une médiocre ambition, car tout était dans
Le Vavasseur. C'est après lui et d'après lui,
qu'Harel s'attaqua aux récits épiques avec son
Duguesclin, que, pareil à un trouvère du
Moyen Age, il clamait dans les foires avec un
inouï succès de foule. Lui aussi lançait dans
les banquets des toasts et des discours en vers
retentissants, qui mettaient en joie toute une
salle ; lui aussi chantait la cuisine en vers qui
resteront immortels. Dans ce genre, oii Le Va-
vasseur avait atteint au génie, Harel l'égalait,
4'^* L'nUMAîSISME
s'il ne le dépassait pas. Ce sont chefs-d'œu\re,
en tons cas, issns de la même école. Je crois
pouilant qne cenx d'Harol, plus condensés,
s'enfonceront plus profondément dans les
mémoires et resteront parmi les classiques,
bien au-dessus de tout ce qui a été fait par les
plus célèbres irourmands.
Pendant plusieurs années, Le Vavasseur
instruisit ïïarel à la poésie, corrigeant, rema-
niant, sarclant ses moindres essais, ajoutant
souvent, parfois retranchant, lui apprenant
l'art d'écrire, de vivifier une image, de faire
luire un mot, d'amplifier le son d'une rime,
de rendre la phrase nerveuse et de faire chan-
ter aristocratiquement une strophe.
Seulement, sous la gaîté de Le Vavasseur et
dans toute sa poésie, il y avait quelque chose
de sombre et de crispé, de hautain et d'aus-
tère, qui se ressentait de la gravité religieuse
du x\]f siècle, avant Racine et La Fontaine, de
cette gravité que nous appelons Janséniste,
mris qui était générale alors. Le cerveau se dé-
tendait parfois, mais le cœur ne se livrait pas.
Chez Harel, au contraire, la gaîté était tendre,
rimagination jeune et fraîche grimpait avec
la sveltesse d'un écureuil dans les branches
vertes, secouait des rayons de soleil et riait aux
sources. Il avait le don de l'émotion et du rêve,
qui manquait un peu à son maître. Du reste,
l'élève, initié, stimulé, entraîné, arrivait à
des trouvailles de formes qui étourdissaient et
ravissaient le maître. C'était Harel qui finis-
sait par enlever le morceau.
- PAUL HAREL 43
Ainsi naquit un petit \i\Tc exquis, plein de
science et d'adorable gaminerie, pimpant, frais
et sonore comme un chant d'alouette- et de
merle au printemps, et, qui, sous le titre
Aux Champs, ravit tout le monde et confondit,
par sa fine et narquoise perfection, tous les
vieux routiers du Parnasse.
Après cela, Harel voulut voler de ses propres
ailes. Le penseur et l'apôtre s'éveillèrent en-
semble en lui. Il lança son superbe appel aux
paysans, cet admirable Plebs rustica, bientôt
suivi de ce non moins admirable : Croissez et
multipliez, où la hardiesse du sujet le dispute
à la chasteté de l'expression, et qui flétrissait,
il y a bientôt trente ans, ce malthusianisme
dont la France se meurt aujourd'hui.
Cette double thèse, que le ]UTmier peut-être
il a eu l'insifrne honneur de soutenir avec tant
d'éloquente splendeur, il la reprit et la mit à
la scène dans son beau drame de VHerbager. La
pièce, remarquablement construite pourtant,
n'apparut pas assez étoffée à la critique, à qui
on l'avait annoncée comme une merveille. Ir-
ritée contre ce paysan, dont on parlait beau-
coup trop à son gré, et qui venait faire la leçon
aux dramaturges et la morale aux Parisiens, elle
résolut d'en finir et de le renvoyer par le pre-
mier train à son village. Elle fut féroce.
Fou de douleur devant l'écroulement injuste
et brutal de son œuvre et de son rêve, Harel se
redressa. Il réunit une troupe de comédiens et
s 'improvisant lui-même acteur pour jouer un
des principaux rôles, il alla promener sa pièce
44 l'humanisme
à travers la Normandie, où elle fut acclamée.
Plus de trente ans ont passé. L'oubli enve-
loppe à jamais tant d'autres pièces qui, à la
nicnie époque, furent célébrées par la même cri-
ti(iue, et il a épargné VHerbager, qui a pris
figure de petit clief-d 'œuvre et qui marque une
date d'histoire.
Trois ans plus tard, Harel rentrait à Paris,
comme fondateur et directeur de La Quinzaine.
Il y publia alors ses Voix de la Glèbe, dont son
appel aux paysans et son cri d'alarme contre le
malthusianisme formaient la partie la plus
retentissante. Là, le poète devenait prophète et
prenait figure nationale. Le reste de l'ouvrage
était rempli de beautés. L'ensemble formait un
livre éloquent, ému, simple et grave. Le style
en était franc, direct, dépouillé, fait pour parler
nu peuple plutôt qu'aux lettrés. Il dénotait im
riche tempérament, une nature puissante plutôt
qu'un de ces artistes raffinés que de longs
siècles de civilisation et de poésie nous faisaient
désirer. Sous ce rapport, ce livre marquait une
régression sur le précédent, qu'il dépassait
pourtant de beaucoup en portée. C'est que, cette
fois, Harel y avait travaillé seul et s'y mon-
trait tel qu'il était, dans sa robuste spontanéité
et son rustique génie, où l'on sentait tout de
même par endroits un sentiment virgilien.
Les deux ans ((u'IIarel passa à Paris, alors en
plein renouveau svmboliste, au moment où In
poésie se complaisait aux plus subtiles recher-
ches de sentiments, de couleurs, de sonorité'^
délicates et de frissons mystérieux, le firent pé-
. PAUL HAREL 45
nétrer en un monde insoupçonné. Il est certain
qu'avec Mallarmé, Verlaine, et surtout Henri de
Régnier, la poésie, après quelques louvoiements,
venait de pénétrer hardiment dans la haute mer
entrevue par Baudelaire et Edgar Poë, et que le
vent l'emportait vers quelque Thulé intérieure,
dont l'espoir nous éblouissait. La poésie avait
changé de direction. Elle s'éloignait avec rapi-
dité des bords du Parnasse et vains étaient les
cris de fureur, les sarcasmes, les poings tendus.
Il fallait, si l'on ne voulait pas être abandonné
et oublié sur le rivage, sauter dans une barque,
faire force de rames, et au risque de se perdre
en mer, la rattraper.
Harel fut de ceux qui le comprirent. Nous lui
aidâmes d'ailleurs à le comprendre. Il réfléchit,
appareilla, et calculant bien ses forces, consul-
tant fréquemment sa boussole, n'hésita pas à
tourner le dos au passé et à s'orienter vers l'ave-
nir avec autant de prudence que d'habileté. Il
abandonna l'éloquence, se mit à regarder et à
écouter au-d'edans de lui-même, à interposer
entre les choses et lui le voile du rêve. Il es-
tompa les contours, rectifia le choix de ses mots
dans un sens plus musical et pratiqua l'art dé-
licat de l'allusion. Déjà ses Heures Lointaines
esquissaient une bien belle symphonie autom-
nale. Qu'il était loin déjà, l'Harel rustique ! Et
quelle aristocratie, quelle élégance chevale-
resque se révélaient chez ce poète renouvelé, et
quelle musique !
S'en vont les beaux ramiers, passent les tourterelles ;
L'ombre douce du parc effleure les toiuelles
Et le songe ouvre en toi son vol silencieux !
Ai) L HUMANISME
Je lui avais dit alors : » Et maintenant, vous
devriez, vous inspirant des fragments d'André
(ihénier, dont le charme consiste surtout en ce
qu'ils restent en suspens et laissent à la pensée
de chacun le soin de les terminer, vous devriez,
disais-je, condenser tout cela en de courts
poèmes, comme des sonates, qui inviteraient à
la rêverie, suggéreraient un motif, ouvriraient
(les vibrations qui, d'écho en écho, iraient
s'achever dans l'âme du lecteur. »
Ce fut précisément ce qu'il réalisa avec un
bonheur incomparable dans ce recueil d'En
Forêt, l'un des plus beaux, des plus parfaits,
des plus miraculeux chefs-d'œuvre qui aient été
écrits depuis cinquante ans. Je n'irai pas plus
loin. Aussi bien est-il impossible à l'art d'aller
plus haut. Il y a encore de très grandes beautés
dans les poèmes mystiques et les derniers son-
nets du poète. Mais je ne m'arrêterais plus et
cette conférence est déjà trop longue.
Je ne vous parlerai pas non plus de ses Chan-
.sons de Chasse et des soirées inoubliables, où,
en compagnie de Moréas, de Jean de Mitty,, de
Silvain, de Louise Silvain, il nous les chantait,
nous jetant en des infinis d'émotion et de rêve.
Je n'ai pas lo temps non plus de vous parler
de sa prose et de ses contes paysans, qui méri-
teraient de rester comme un trésor de la langue
et où il dépassa Maupassant.
Il faut me hâter de conclure.
On peut dire qu'il y a eu deux Harel et que
ce poète a mené deux existences. La première
«^0 termine h la chute de l'Hcrbagcr et à la pu-
PAUL HAREL 47
blication des Voix de la Glèbe. Elle est remplie
et dominée par V Auberge. J'avoue très sincè-
rement que cette aventure ne m'a jamais en-
thousiiasmé. Il n'y avait pas besoin d'être grand
devin pour prévoir qu'un homme d'esprit et
d'imagination comme^ui ne pouvait être un
bon commerçant et qu'il perdrait l'auberge.
Il ne faut pas, comme nous l'avons fait trop
souvent nous-même, louer Harel du bon
exemple qu'il a donné au monde, en cette af-
faire, car ce n'est pas d'un bon exemple d'en-
treprendre un métier pour lequel on n'est pas
!ié. Ce n'est pas un bon exemple de descendre^
fût-ce volontairement, de son milieu social ;
c'est une aventure qui peut traîner après elle
des conséquences nombreuses autant que fâ-
cheuses. Penser autrement, c'est penser roman-
iiquement, donc un peu absurdement.
Ce que je dis là, on le pensait autour de lui.
Lorsqu'après Aux Champs, Harel, grâce à un
rtrticle de Mirbeau, eut été lancé et connut la
notoriété, chacun le plaignit, avec tant de talent,
de n'être pas allé dans les villes et d'avoir subi
lin destin si humble et si disproportionné avec
son mérite. Ce fut pour répondre qu'il lança
son superbe Plebs rustica, cet éloquent appel
aux déserteurs des campagnes. Et ce fut égale-
ment pour répondre à certaines basses railleries
qu'il écrivit son brûlant Crescite et Multiplica-
mini, où il dénonçait, trente ans d'avance, et
marquait au fer rouge la plaie du malthusia-
nisme dont nous mourons. Et c'est dans le
même double but qu'il composa VHerbager. On
48 L'nUMAMSME
peut dire que par de telles œuvres, qui étaient,
en somme, des apologies indirectes, il a à la
fois bien mérité de la Patrie et de la Poésie.
Il n'en est pas moins vrai que le jeu de la
Vie se chargea de ramener les choses à la
normale, que l'aubergiste fut éliminé et qu'il ne
resta plus que l'homme de lettres.
Son séjour à Paris a élevé son regard, mûri
sa pensée, étendu son action, fait de lui un diri-
geant.
Il retourne à Echauffour, mais il ne perd
plus le contact avec la Capitale, où un groupe
littéraire important proclame sa supériorité. Ce
groupe s'étend et se renouvelle. La sûreté de
son goût lui fait discerner les talents encore
ignorés ou méconnus. Il célèbre l'admirable
Fernand Mazade, il révèle à plusieurs le grand
conteur Joseph L'Hôpital, le subtil et charmant
Maurice Brillant.
Il a beau ne pas en convenir, Harel est
changé. A ce moment, une haute et pure amitié
de jeune fille, lointaine d'abord, puis de plus
en plus proche, introduit un discret tête-à-tête
en sa solitude et répond au besoin que son cœur
a de confidences. C'est une amitié qu'une pa-
role trop vive, un geste trop humain effarou-
cheraient et mettraient en fuite, mais qui, de
jour en jour affermie et protectrice, l'encourage
et le défend contre les mauvais songes. Cette
amitié ingénieuse s'étend à tous les siens et
veille sur son foyer. La confiance et le respect,
c[ue son lignage et sa vertu inspirent, sont
quel([ue chose d'extraordinaire. C'est le miracle
PAUL HAREL 49
de la poésie qui l'a évoquée et suscitée. Elle était
nécessaire, elle était attendue, il la fallait telle
qu'elle fut pour tenir auprès d'Harel le rôle
juste qu'elle a rempli avec un tact qu'un cœur
comme le sien pouvait seul avoir.
Lorsque la mort eut visité la maison et em-
porté la compagne dévouée de la jeunesse du
poète, celle qui en avait été l'Ange gardien
voulut s'en aller à son tour. C'eût été l'écrou-
lement total, à un âge oii il est difficile de
refaire sa vie ; c'eût été la solitude atroce, la fin
d'une existence originale, mais mal aiguillée
au départ et, par conséquent, assez cahotée.
Il y a des responsabilités auxquelles on ne
peut se dérober, même quand c'est par pur dé-
vouement et amitié qu'on les a prises.
L'Amitié n'a pas eu beaucoup à faire pour
devenir de l'Amour et sceller d'un sceau sacré
un sentiment ancien, profond, né de l'admi-
ration, du dévouement et d'un mutuel respect.
L'équilibre social, dérangé par la malencon-
treuse et imprévoyante aventure de l'Auberge,
s'est rétabli. Harel a repris sa place dans les
rangs de la bourgeoisie intellectuelle et achève
auprès d'une compagne incomparable, dans le
calme et la dignité, une existence dont sa fan-
taisie avait fait un amusant roman. Il y écrit des
poèmes de sagesse et de pure beauté.
S'il a pu se rendre compte que le problème
de la vie ne se résout pas par une boutade, ne
nous plaignons pas, nous autres, d'une erreur
à laquelle nous devons tant d 'œuvres char-
mantes et éclatantes. Elle fut providentielle,
50 l/lUiMA.MSME
cette erreur, puisqu'il en a lire toute une litté-
rature pittoresque, comique, émouvante, des
livres do prose drue et déjà classique, des livres
de ^ers. dont la réunion forme une anthologie
de merveilles.
10
HENRI BREMOND
Il y a six mois, on ' le connaissait dans le
monde des revues pour un esprit éniinent, pour
un délicat lettré, pour un discret et grand tra-
vailleur. On le soupçonnait vaguement acadé-
misable, mais dès qu'on l'a vu, dès qu'on a
causé avec lui quelques instants, on est pris.
L'abbé Bremond n'est pas s^eulement un
grand lettré, il l'est sur le même plan que les
plus grands de notre génération. Il est un de
ceux qui l'ont le mieux comprise et réalisée en
lui-même. C'en est le critique le mieux informé
et le plus pénétrant. C'est quelque chose comme
le Jules Lemaître du symbolisme, avec je ne
sais quoi de plus complexe et de plus aristocre-
tique, qui lui vient de ses fréquentations avec
la pensée et la poésie anglaises.
Et lui-même, grand, élégant, svelte, large de
poitrine et d'épaules, aACc ses longues jambes
faites pour la course, ses longs bras de joueur
defoot-ball ou de tennis, son teint coloré, ses
52 l/ HUMANISME
yeux bleus au rc*:ard droit, son front tout en
lar^rcur, son visage ouvert, gracieux et viril, ne
réalise-t-il pas le type achevé du *rcntleman, qui,
avant étudié à Oxford, se serait converti au ca-
tholicisme romain et serait entré dans les
ordres? Rien en lui de l'abbé de cour. Un exté
rieur simple, une élégance sobre et ce joli sou-
rire qui permet la familiarité, mais qui est éga-
lement d'une douce autorité et qui sent la race.
*
Je vois en l'abbé Bremond le grand aumô-
nier des lettres, créé et mis au monde pour
exercer l'apostolat chez les hauts intellectuels.
C'est sa mission spéciale et c'est une grande et
importante mission.
Nous avons un clergé catholique intelligent,
dévoué, actif, pieux, qui compte parmi ses
membres des savants, des érudits extrêmement
distingués ; nous avons un clergé d 'œuvres,
solide, pratique, mais qui, malgré toutes ces
qualités, n'a plus, dans un grand nombre de
cas, la direction des esprits. Cette direction des
esprits, le clergé du seizième et du dix-septième
siècles la possédait. Il était vraiment notre tête
pensante. C'était dans son sein que l'Etat allait
chercher ses grands ministres, ses meilleurs di-
plomates. Il fournissait aux lettres leurs plus
grands noms, les plus éminents écrivains, les
penseurs les plus admirables. Les prêtres étaient
presque les premiers en tout.
D'où vient l'éclipsé partielle qui a succédé ?
HENRI BREMOND 53
Dans la première moitié du dix neuvième siècle,
il y a un magnifique mouvement de pensée, dont
le clergé tient encore la tête avec l'école menai-
sienne, mais depuis lors, peu à peu, la direction
intellectuelle des catholiques a passé en grande
partie aux mains des laïques, ce qui n'est pas
sans quelque danger.
Il y a là une situation anormale que, depuis
une trentaine d'années, le jeune clergé sent très
bien et à laquelle il voudrait remédier, car il est
plein de zèle, mais presque toutes les tentatives
qu'il a faites pour en sortir ont été pour lui déce-
vantes. Il y a deux ou trois ans, certains groupes
de jeunes prêtres se mirent notamment à suivre
de jeunes écrivains, d'ailleurs distingués, et
reçurent l'illumination symboliste. Quelques-uns
allèrent jusqu'à crier « raca » à leurs admirations
de la veille et crurent avoir découvert l'étoile de
Bethléem : la poésie chrétienne commençait pour
eux à Verlaine dont le précurseur était Baude-
laire, et se continuait avec Péguy, avec Francis
Jammes, Claudel et Ghéon, poètes de talent,
certes, mais en dehors desquels ils ne voyaient
pas de salut. Tout cela dénonce à la fois une
grande bonne volonté et quelque incertitude. On
voit que le jeune clergé, qui comprend le dan-
ger, cherche à reconquérir sa place dans la né-
cessaire direction des intellectuels.
Or ce qu'il cherche si convulsivement, voici
bien longtemps que l'abbé Bremond l'a trouvé,
pour sa part, et sans effort II ne s'agit pas d'être
un Bossuet ou un Lacordaire, il s'agit, sans cesser
d'être prêtre, d'être un lettré authentique, de
54 l' HUMANISME
s'être assimilé cette éminenle, fine et va-ste cul-
ture, sans laquelle, aux yeux de la véritable élite,
on reste un barbare.
Que manque-t il à l'Eglise de France pour re-
cruter dans son sein une pareille élite ? Très peu
de chose probablement. Elle a déjà, en Saint-
Sulpice, une école normale supérieure ; elle a ses
universités catholiques^ dont le travail est fé-
cond...
Au fait, notre cieigé, dans sa majorité, est un
clergé positif-pratique, loyal, actif, énergique,
mais un peu rude et cxpéditif. C'est surtout un
clergé issu de notre saine et solide race rurale,
un clergé de poilus aux yeux clairs, qui regar-
dent droit devant eux, qui ne s'embarrassent pas
de subtilités et de nuances, mais courent tout de
suite au canon et au drapeau. Et cela se conçoit :
cette tâche est la plus urgente. Mais, par suite des
circonstances, il arrive qu'il laisse passer à tra-
vers les mailles de ses filets nombre de gens de
valeur qu'avec un peu de soin on pourrait rete-
nir. Les uns vont grossir les rangs de ses enne-
mis, les autres vont former, en dehors de lui,
cette sorte de haut clergé laïque, composé d'écri-
vains, de penseurs et d'artistes qui gardent au
catholicisme son prestige dans le monde littéraire
et lui amènent, chaque jour, de nouveaux con-
vertis.
Ce qu'il faudrait à l'Eglise de France^ à mesure
que ses cadres pourront se compléter de nou-
veau, c'est un corps mobile d*ecclésiastiques li-
bres, entièrement voué à la haute culture et aux
lettres, c'est un organisme souple et foi*t, qui
HENRI BREMOND , h^^
embrasserait étroitement la pensée moderne et
en suivrait l'évolution. C'est, en définitive, un
corps d'abbés humanistes, une congrégation d'hu-
manistes dévots, car qui dit grand littérateur dit
humaniste. Ce sont des abbés Bremond.
Nous ne devons pas souhaiter en général que
le clergé fournisse des romanciers ou des dra-
maturges de carrière, à moins qu'ils ne se ser-
vent du roman comme d'une forme d apostolat,
à moins qu'ils ne fassent un roman très spécial,
comme Benson ou Pierre L'Ermite. En général,
je crois que le prêtre doit à la dignité dont il
est revêtu de ne rien écrire et publier qui ne soit
conforme à son caractère sacerdotal ou qui soit
susceptible de diminuer le respect qu'on lui doit
et que chacun lui porte. Il y a là, avant tout,
pour lui une question détenue morale et intel-
lectuelle.
Du reste, ce souci de la tenue, tous les écri-
vains d'un certain rang se l'imposent plus ou
moins. 11 consiste à maintenir son style et ses
idées à urie certaine hauteur, à se préserver de
toute vulgarité, à renoncer aux effets faciles, à
se rappeler constamment qu'on pourrait être lu
par de très hauts esprits, qui vous jugeraient sur
un tel échantillon. Il est, en effet, bien inutile
d'écrire, si Ton n'a pas conscience d'entretenir ou
d'accroître le capital de la civilisation et d'apporter
un aliment aux artistes ou aux penseurs, quel-
que suggestion, un renseignement, un docu-
ment, une œuvre. Et par une œuvre j'entends
quelque chose de rayonnant, une de ces créations
de l'àme que personne ne puisse ouïr ou regarder
5G l'humanisme
sans plaisir, une de ces choses qui, selon l'expres-
sion de Keats, soient ou semblent être de la joie
pour toujours.
« Que parlez-vous d'originalité ? disait Ban-
ville. Si vous n êtes pas tout le passé, si vous n'êtes
pas l'homme qui a vécu tous les âges de l'huma-
nité, qui en a ressenti tous les frissons, pensé
toutes les idées, pleuré tous les sanglots^ depuis
le commencement, vous ne m'intéressez pas,
allez -vous en ; je n'ai que faire de vous ».
En parlant ainsi, Banville définissait le bon
humaniste, c est-à-dire le bon écrivain, qui sait
tout, qui a tout lu, tout médité, qui a vécu
toutes les époques, dans l'ordre où elles se
sont succédé, dont les veines charrient Tâme
d'Homère, la pensée de Platon, les vers de Virgile,
les Pères de l'Église et qui, ayant vu s'élever les
cathédrales et la scolastique au chant des hymnes
chrétiennes, atraversé le siècle de Pascal , de Bossuet
deMolière, de Racine, le Jansénisme, lephilosophis-
me, la révolution, le romantisme, est maintenant
l'homme d'aujourd'hui en route vers demain, en
travail de demain. Ses moindres lignes sont
riches d'innombrables allusions, que ses pareils
discernent au passage. Chaque vers d'un vrai
poète totalise la poésie.
La première partie d'un tel programme est à
peu près remplie dans les petits séminaires.
Elle l'est aussi bien, souvent mieux que dans
les lycées. Rien à redire non plus contre le
solide enseignement scolastique des grands
séminaires. La scolastique et le thomisme sont
d'ailleurs fort bien portés aujourd'hui, même
HENRI BREMOND 57
dans le monde. Mais l'éloquence demanderait
une mise au point.
Je ne sais rien de plus intolérable que la
faconde ampoulée et creuse de certains orateurs,
avocats, parlementaires,, qui, les uns et les autres,
prolongent sans génie, sans talent, sans goût,
sans idées, un genre mort. Et cela, à une époque
où il y a tant de gens qui parlent bien, qui savent
si bien exposer une question, si bien la discuter,
si bien conclure ! Même, en entendant parfois
tels prédicateurs, on se demande où ils ont vécu
pour être si peu nos contemporains, pour être si
étrangers à nos habitudes d'esprit, pour con-
naître si mal nos besoins véritables et pour nous
toucher si peu. Lorsqu'ils nous parlent dans l'inti-
mité, lorsqu'ils nous conseillent, lorsqu'ils nous
consolent, ils s'expriment tout autrement et
avec un autre accent. Pourquoi ne transportent-ils
pas en chaire ce langage simple et cet accent ?
N'est-ce pas parce que le clergé a perdu trop
souvent le contact avec le monde intellectuel et
en particulier avec le monde des écrivains et des
poètes ? Il ne semble pas s'être aperçu que le
sentiment de l'éloquence s'est modifié par suite
du travail même des écrivains. Au dix-septième
siècle, la plupart des écrivains étaient d'abord
orateurs ; à présent, les orateurs sont d'abord
écrivains. Et le public, qui lit beaucoup, se trouve
dépaysé, quand il ne retrouve pas, dans les discours
qu'il entend, le rythme auquel il est habitué. Son
esprit est devenu plus rapide, il veut des faits,
des raisons, des sentiments ; il devine où vous
en voulez venir, il finit avant vous le raisonne-
58 i.'humamsmf
ment commencé et s'impatiente des mots qui le
retardent.
On ne connaît que trop les obstacles qui^ sur
ce terrain, ont entravé la marche du clergé. Depuis
la Révolution et surtout depuis les cinquante
dernières années, il vit dans un état d'insécurité
extrême, toujours menacé d'être dépouillé et
jeté à la rue. 11 épuise ses forces à boucher les
brèches que fait l'inondation i II a couru à
l'œuvre qu'il a estimée la plus urgente. Mais, ce
faisant, il s'est parfois attaqué aux effets plutôt
qu'aux causes. Certains ont cru, peut-être, que
tout le mal venait d'en bas, je crois qu'il venait
encore plus d'en haut, c'est-à-dire de la tête et
que c'est là que le clergé devrait aussi viser.
Le catholicisme s'est relevé indiscutablement
en France, depuis quelques années. On est presque
étonné du nombre de gens de haute valeur qui
font profession d'être des croyants ou dont l'esprit
incline à le redevenir. La majorité pensante est de
notre côté : « Le catholicisme en France est un
mouvement intellectuel », me disait mon ami
belge Edouard Huysmans. Mais ce mouvement
intellectuel provient surtout des laïques, de laïques
dont ce n'est pas entièrement l'affaire et qui n'y
peuvent donner toute leur àme. Des écrivains
laïques rabattent y ers l'Eglise des esprits en quête
de vérité. Là évidemment s'arrête leur rôle. Ils
n'ont pas qualité pour faire davantage. C'est
ensuite au clergé déformer ces âmes à la vie inté-
rieure que le catholicisme exige. Pour cela il faut
un clergé qui sache les comprendre, un clergé
entraîné à cette psychologie, un clergé fraternel
HENBI BREMOND ''^9
aux esprits de haute culture, qui devine leurs
besoins, entre dans leurs préoccupations et leur
parle leur langage.
Ces besoins, ces préoccupations sont souvent
très nobles, mais d'autant plus délicats et sensi-
bles. Ils réclament les mêmes soins que réclame la
formation spirituelle des adolescents, caries lettrés
sont d'éternels adolescents, mais infiniment plus
complexes. Pour s'occuper de ces ânnes il faut des
prêtres de leur sorte^ comme il leur faut des mé-
decins spéciaux. C'estprécisément un de ces rares
prêtres qu'est l'abbé Bremond.
* *
L'abbé Bremond est l'homme de lettres prêtre,
non pas l'homme de lettres vulgaire, mais
l'homme de lettres à sa plus haute puissance,
appelé par ses dons et sa vaste culture à orner
l'Académie Française, à en maintenir et à en for-
tifier le prestige. Ce n'est pas Bossuet certes, ce
n'est pas l'éloquence qui domine et foudroie, et
dont la voix retentit à travers les mondes et les
siècles, mais c'est plutôt le mystérieux et aristo-
cratique Fénelon.
Jamais ressemblance n'a été plus marquée.
Tous deux sont des éducateurs d'enfants et des
directeurs d'âmes également séduisants. Tous
deux sont de hardis et doux mystiques ; tous deux
sont des critiques pénétrants ; tous deux sont des
fleurs d'humanisme ; tous deux, sans être des
mondains, ont la grâce qui conquiert les salons
et leur attache les hommes. Tous deux s'imposent
rd) l'humanisme
sans fracas ; tous deux détestent les phrases pom-
peuses, les déclarations solennelles, les grands
mots, tout ce qui emballe les foules et fait du
tumulte.
Aussi ne fhut il pas s'étonner que l'abbé Brc-
mond ait écrit une Apologie pour Fénelon et at-
tache à cet ouvrage une importance exception-
nelle. Il y prend fait et cause pour l'archevêquedc
Cambrai avec une vivaciîe, une chaleur, qui
nous dénoncent que sa propre cause est en jeu
et qu'il ne s'agit pas seulement de Bossuet et de
Fénelon, mais de deux systèmes, de deux ten-
dances opposées qui se partagent éternellenncnt
la France et TEglise. Le différend n'est pas seu-
lement un différend ancien, un chapitre de l'his
toire de l'Eglise gallicane, c'est un différend
actuel, un différend qui dure, un différend éter-
nel.
Pendant deux siècles, Fénelon nous resta une
figure extrêmement et justement chère, mais
depuisune cinquanlaine d'années il s'cstformé un
nouveau parti bossuétiste, parmi les critiques
littéraires, et qui n'a eu de cesse ni de relâche
que sa statue ne fût par terre et sa renommée dé-
truite. Les bossuétistes nous ont rendu Fénelon
suspect et ils sont arrivés à nous faire douter non
seulement de la santé de son intelligence, mais
même de la qualité de son style, jusqu'ici réputé
comme exquis, à présent déconsidéré comme le
type du style banal et des épithètes inexpressives.
C'en était trop. L'abbé Bremond a pris vigou-
reusement l'offensive et cette fois contre l'idole
même, contre Bossuet.
HENRI BREMOND 61
Après avoir reconnu le prodigieux génie litté-
raire de Bossuet, ce Victor Hugo de la prose
française, mieux équilibré que l'autre, il nous a
montré que ce génie était surtout un don éblouis-
sant d'expression au service d'un homme excel-
lent, mais nullement extraordinaire par ailleurs.
Il nous démontre que Bossuet n'était, au fond,
qu'un penseur, un philosophe, un théologien du
second ordre, un homme sans rayonnement dès
qu'il cessait d'écrire, un personnage sans grande
autorité dès qu'on le voyait, et qui ne reprenait
son ascendant que de loin et la plume à la main.
Bien entendu, un penseur du second rang, au
dix-septième siècle, produit encore grand effet,
tant le milieu oiî il vivait était exceptionnelle-
ment remarquable, tant il était nourri de doc-
trine et préparé au maniement des idées. Bossuet
avait des lueurs étonnantes dès qu'il abordait une
question d'histoire générale. Il était au plus haut
degré ce que nous appelons aujourd'hui un pro-
phète du passé, mais, dans la pratique de la vie,
ce n'était plus qu'un homme timide, mal adapté.
Comme l'albatros de Baudelaire.
Ses ailes de géant l'empêchaient de marcher.
Il se donna un mal incroyable pour l'éducation
du dauphin. Sans succès. C'est que dans l'enfant
royal qui lui avait été confié, au lieu de voir un
enfant, il ne voyait que la destinée des empires,
que l'économie des lois terrifiantes de la Provi-
dence, et il lui parlait sur le ton dont il aurait
fait la leçon à tous les peuples assemblés. C'était
plus fort que lui. Il fallait qu'il montât en chaire
(il.^ L HUMANISME
pour développer ses grandes maximes, où il était
incomparable ; mais à la cour^ ce n'était plus
qu'un pauvre petit évoque comme les autres, une
sorte de doyen de campagne, plus gêné (ju'il ne
le voulait paraître et que la vue des majestés de
ce monde impressionnait au point de le presque
annihiler, de ceux que l'on fait manœuvrer aisé-
ment, pour peu qu'on sache appuyer sur le bon
ressort.
Au contraire, Fénelon arrive. Chacun, en le
voyant a reconnu son maître. Point de grands
mots, pas de maximes surprenantes^ mais, une
fine politesse, un tact de grand seigneur, un
charme unique fait d'élégance simple, de bonté,
d'intelligence et de dignité. Il conquiert tout de
suite les cœurs_,il subjugue sans effort les esprits.
Il ne cherche pas à se faire remarquer, il ne parle
qu'à propos, il se tient à sa place et voilà qu'on ne
voit plus que lui, qu'on ne rêve plus que de lui,
qu'on ne peut plus se passer de lui. On lui demande
son avis, il le dit et on s'y range. Il a ce don
incommunicable, inexplicable : l'autorité. C'est le
grand ministre de l'avenir. Il ne fait pas de cour-
bettes il n'intrigue pas, il se borne au nécessaire.
Il ne court pas après les gens ; ce sont les gens
qui courent après lui. On lui confie l'éducation
du duc de Bourgogne et voilà qu'aussitôt son élève
l'adore. Il ne lui conte pas les destins des empires,
il ne lui fait pas le discours sur l'histoire uni-
verselle, mais il fait de ses classes un enchante-
ment. Il compose pour son élève, avec une
imagination vraiment digne des vieux conteurs
grecs, toute une littérature tnerveilleuse de fables.
HENRI BREMOND 6-3
de contes, de dialogues des morts et, après lui
avoir fait traduire amoureusement l'Odyssée, il
écrit les Aventures (ï Ahdolonyme Qi\Q% Aventures dé
Télémaque,\di Vie des anciens philosophes. En vérité^
pourquoi avons-nous oublié tant de livres délicieux
qui, pour la première fois, arrachaient notre
prose à l'emprise latine et brisaient la terrible
période cicéronienne ? Pour la première fois, la
phrase cessait d'être oratoire, se faisait fluide,
simple, aimable et, avec quelque spirituel
nonchaloir, suivait, paisible, le cours des idées
en rêvant.
Il n'y avaitpas d'autre moyen de tourner l'énorme
obstacle que dressait à l'avenir des lettres françaises
le génie écrasant de Bossuet. Des hommes comme
Bossuet et Victor Hugo sont à la fois pour une
littérature une gloire et une catastrophe. Leur
personnalité obstrue presque tous les passages. Or
il faut vivre, il faut continuer.
La grande prose française du dix-septième siècle,
qui était identique, en sa construction, à la grande
prose latine jusque là en usage dans les parlements,
les conciles, les assemblées du clergé, celte ample
prose aux articulations puissantes et à grand
rendement^ cette prose d'empire venait d'aboutir à '
la splendide langue de Bossuet, dont on ne pouvait >
plus espérer d'égaler la magnificence, car qui
•pouvait se flatter d'avoir assez de souffle désormais
pour emboucher une pareille trompette, la
plus retentissante jusqu'à celle du jugement P
Après Bossuet, et dans cette direction, il n'y avait
plus rien à attendre qu'une effroyable décadence.
Tout le latin de Gicéron, renforcé des images de
U4 L HUMAMSMF
la Bible et de la sombre éloquence dt> Pères Afri-
cains^ était dépassé par ce bond dans le sublime.
Il fallait, si l'on voulait continuer à écrire, trouver
autre chose et cette autre chose c'était le sourire
grec, l'inépuisable source dévie, de lumière et de
joie qui descendait des neiges de l'Hélicon, cher
aux Muses. Plus de phrase tendue, soutenue par
des arcs-boutants, plus de style à ogives, qui avait
l'air de vous emporter jusqu'au ciel, mais un style
léger et clair comme un ruisseau et capable de
réfléchir le ciel, tout en gardant l'odeur de la terre
et des plantes sauvages ainsi que l'image des arbres
et les antiques rêves des hommes, bref, un style
naturel et coulant au fil de l'idée.
Mais par delà cette question de style il y en avait
une autre bien plus sérieuse et c'était celle du
f rôle même de la religion dans la société. Il y
avait face à face, la conception des jansénistes
et celle des jésuites. Or le haut catholicisme du
dix-septième siècle était presque tout entier,
comme l'a dit Verlaine, « janséniste et gallican ».
Le jansénisme me paraît, au fond, avoir été surtout
constitué par l'espritde résistance à laRenaissance,
dans laquelle il voyait un retour au paganisme, —
paganisme et hellénisme étant pour lui une seule
et même chose. Et pour éviter l'imprégnation de
l'hellénisme, il se rejetait dans le judaïsme et
l'Ancien Testament. Evidemment, ceci était moins
net que je ne le présente ! On faisait du grec à
Port-Royal, mais Port-Royal n'était pas tout jansé-
niste et le jansénisme (en prenant ce mot dans
un sens large et non dans un sens technique) n'était
pas tout à Port-Royal. Bossuet me paraît être bien
HENRI BREMOND 65
plutôt le vrai chef de ce que j'appellerais le
jansénisme orthodoxe^ c'est-à-dire de ce conser-
vatisnrie outré et un peu amer, qui aurait voulu,
une fois pour toutes, fixer la religion, en arrêter le
développement au point précis où son parti l'avait
amené et fixer par là même à jamais la France dans
le compromis monarchico-théocratique où l'on
était arrivé et qui paraissait fort acceptable. Pour
être assuré qu'on s'arrêterait là, il fallait d'abord
s'arrêter un peu en arrière. En somme, Bossuet
aurait organisé la décadence, car ce qui ne bouge
plus se décompose, ce qui ne s'accroît plus se
rapetisse, ce qui n'avance plus recule.
Excellent homme, très conciliant, très bon, dans
la conversation ordinaire, Bossuet devenait terrible
dès qu'il s'asseyait à son bureau et écrivait, car
alors c'était son génie qui dictait. Or rien n'était
moins semblable à Bossuet, homme privé, que le
génie de Bossuet.
Bossuet, ainsi que la bourgeoisie de son siècle,
considérait parfois Dieu comme un monarque
attentif à ses affaires et dirigeant, en grand style,
le gouvernement du monde selon son bon plai-
sir, pardonnant quelquefois, mais réprimant
avec la dernière rigueur les moindres tentatives
d'indépendance. Que pouvait bien lui importer
le progrès des lettres ou des arts ? Il y avait une
littérature sacrée, un art saint. Tout le reste était
d'origine diabolique. La crainte de Dieu était
l'unique sagesse.
Tout cela était très beau. Mais il était bien évi-
dent que cela ne pouvait pas durer et qu'on ne
pouvait pas faire de la société un couvent. Les
diniciiUés de la vie s'y opposent. Et puis si tout
devient péché mortel, on désespère de faire son
salut : on y renonce. Le désespoir jette dans la
révolte et le désordre.
A cette religion de rigueur, voisine de la ter-
reur, s'oppose une religion de miséricorde et
d'amour. Dieu n'est pas un tyran, mais un père,
mais un ami tendre, compatissant et toujours
secourable. Nous sommes faits pour vivre en so-
ciété et la société se développe selon un ordre
établi. Chaque homme naît avec des goûts, des
aptitudes, des capacités qu'il entre dans le plan
divin d'utiliser. Je ne crois pas qu'il y ait un
seul catholique de bon sens qui regrette que Ra-
cine ait écrit ses tragédies et Molière ses comé-
dies. Je crois qu'il serait plutôt regrettable que
le catholicisme les eût empêchés de faire leurs
chefs-d'œuvre_, car enfin toute la querelle est là.
Y a-t-il encore des fanatiques pour penser que
la perte de ces chefs-d'œuvre, le prestige qu'ils
ont valu à la France, le haut idéal artistique
qu'ils représentent, tout cela est de nul intérêt,
du point de vue où ils se placent, qui est celui de
l'éternité ? On va vite très loin, dans cette voie.
Mais qu'en savent-ils P Et que connaissent-ils du
plan de Dieu, et si Dieu ne s'intéresse pas à la
beauté et à l'art, lui qui en a tellement mis dans
la nature et qui a peint et découpé les fleurs et
les lys des champs, lui qui nous a donné du beau
un sentiment si vif '? Et si Jésus est Dieu, n'est-il
pas homme aussi ? N'est-il pas l'homme complet,
à qui rien de l'homme n'est étranger, excepté le
mal ? Il laisse pousser les chefs-d'œuvre dans les
HENRI BREISIOND C)T
cerveaux des artistes comme les fleurs et les
fruits sur les arbres. Et Tartiste ne doit pas être
plus coupable de faire son œuvre que l'arbre de
produire ses fruits. L'arbre et l'artiste sont pro-
bablement sur terre pour cela. Quand l'artiste
suit sa droite inspiration et n'y mêle rien de vo-
lontairement impur, par calcul ou par malice, il
peut avoir, à notre sens, la conscience tranquille,
car il est dans sa loi, il accomplit sa fonction il
fait son métier.
L'important est d'être un homme de bonne
volonté, d'aimer Dieu et son prochain, Qui a la
charité a déjà la foi, car on n'aimerait pas Dieu
si on ne croyait déjà en lui. Aimer Dieu, ce n'est
pas seulement sentir de tendres élans vers lui,
car cette tendresse ne dépend pas toujours de
nous, mais c'est vouloir l'aimer, c'est vouloir se
conformer à sa volonté et vivre en droiture de
vaut lui, en observant ses commandements et
ceux de son Eglise. Pour ce qui est de la foi,
croire en bloc à tout ce qu'enseigne l'Eglise ca-
tholique et accepter d'avance sa décision sur tous
les points controversés. Pour tout le reste, — et
ce reste n'est pas peu de chose, car l'Eglise ne
définit que sur des matières presque inaccessibles
à la raison et que nous ne pouvons guère con-
naître que par la Révélation, ■— pour tout le reste,
liberté complète de pensée. Ne nous tourmentons
donc pas de vains scrupules qui ne peuvent nous
conduire qu'au désespoir et vivons tranquillement
sous l'œil de Dieu, en nous conformant à ses lois
et à celles de l'Eglise, comme nous nous confor*
mons à celles de notre pays, en bons et loyaux
(jS l/m MANISME
citoycnsdc notre double patrie terrestre et céleste.
Mais cette tranquillité devant Dieu parut sus-
pecte à Bossuet et aux théologiens de Port-lloyal.
Cette tranquillité contrariait toutes leurs idées car
ils voulaient nous faire vivre dans la crainte et
même dans l'angoisse, nous précipiter vers Dieu
à l'état de loque tremblante. On n'était chrétien à
leurs yeux qu'à ce prix et dans relîondrcment
de la pénitence. Dans ces conditions, le nombre
des chrétiens ne pouvait être que bien petit. Mais
Jésus n'avait-il pas parlé du petit nombre des
élus ? Ils en concluaient certainement que tout le
reste serait damné, ce qui était une doctrine vrai-
ment terrible.
Quant au quiétisme, au quiétisme absolu qui
vous détournait d'agi i", c'était aussi une hérésie,
et c'était d'abord une sottise. Fénelon avait trop
d'esprit et de bon sens pour donner dans ce tra-
vers. Mais on le pressa d'exposer sa doctrine
mystique de l'union avec Dieu et des états d'orai-
son. Le débat dévia sur un terrain moins sûr,
TafTaire se confondit avec celle de M"'*" Guyon.
Bref. Rome censura certaines formules impru-
dentes ou maladroites, dont il s'était servi et qu'il
s'empressa du reste de rétracter avec une noble et
exemplaire humilité.
Il fut ainsi écarté du pouvoir. Et. par une
autre conséquence, le parti rigoriste l'emporta
dans l'Eglise de France. Par un retournement des
apparences, lui, le chef du parti du bon sens fut
représenté comme le chef d'un parti de toqués. En
somme, le bon sens fut vaincu, mais, à voir les
choses d'ensemble, le grand courant mystique
HENRI BREiMOND G9
fut arrêté, le gros de la France tomba dans le
découragement, puis dans l'indifférence, et un
formidable courant de libertinage se forma avec
la Régence et aboutit à la philosophie irréligieuse
du dix-huitième siècle.
Le clergé avait suivi Bossuet, qui devint son
maître et son modèle. Mais tout l'arsenal patro-
logique et biblique de Bossuet ne fournit bientôt
aucune arme adaptable aux nécessités nouvelles
du combat. Les canons de l'église gallicane
devinrent aussi inutilisables que les vieux canons
de l'armée du grand Condé. C'est que pour com-
battre l'erreur vivante il faut une littérature
vivante, il faut la même littérature que celle
qui sert à la propagation de l'erreur.
C'est à l'exposition de ces idées — qu'un résumé
<' grossit )) facilement — que l'abbé Bremond a
consacré son Apologie pour Fénelon. Sa prédilection
pour ce livre nous en révèle l'importance. Cette
apologie n'est pas, comme on pourrait le croire,
un simple paradoxe, soutenu par un virtuose
de la critique. Bien loin de là : la pensée qui
l'inspira est l'axe véritable autour duquel tourne
toute son œuvre aussi savante qu'admirable. Son
grand et célèbre ouvrage sur ï Histoire littéraire du
sentiment religieux en France en découle tout entier.
Pour soutenir cette thèse il fallait un rude
courage et une belle audace ; s'attaquera Bossuet.
c'était presque, pour le clergé et les catholiques
français, s'attaquer à la citadelle même du catho-
licisme, car pour tous Bossuet c'était la tradition,
l'Ecriture et les Pères ; c'était le dernier, le plus
grand, le plus définitif des Pères de l'Église. Aux
70 l'humanisme
\eiix lies laïques et même des libres-penseurs.
Bossuel était un être colossal, que son génie mettait
au-dessus de 1 humanité et devant qui il fallait
s'incliner, à quelque opinion qu'on appartînt.
Mais Bremond n'étîiit pas seulement le plus
agile et le plus adroit des frondeurs, il joignait à
une psychologie à laquelle on ne peut rien com-
parer de plus aigu et de plus fort, il joignait,
dis-je, une science étonnante et qui s'étendait à
tout. Personne n'approchait de sa connaissance,
du dix-septième siècle et du seizième, ni ne savait
mieux le fort et le faible de la théologie, de la
casuistique^ de la mystique de cette époque.
Après une explosion de colère, les bossuétistes
durent assister, atterrés et impuissants, à cette
entreprise.
Entendons-nous cependant ! Bremond n'a pas
songé à (( démolir n Bossuet, qui, après comme
avant, reste un écrivain extraordinaire, le plus
extraordinaire de nos hommes de lettres, celui
qui a tiré de la prose française les effets les
plus éclatants et les plus inattendus. Cela reste
acquis. Bossuet est un prodigieux poète, c'est le
premier et le plus éblouissant de nos poètes en
prose, mais ce n'est pas, à proprement parler, un
l)ur prosateur. La lignée de nos grands prosateurs
commence à Pascal et suit une autre voie que la
sienne. L'opinion lui reconnaissait une place
disproportionnée parmi nos penseurs. Il faussait
la perspective efc nous trompait, catholiques et
Français, sur notre propre psychologie et nos
propres possibilités. Déjà llanotaux me le disait
avec raison, il va plus de vingt ans : « La véri-
ÏÎEMii ;3rVEM0M) 71
table ligne française ne passe pas par Bossuet, qui
n'est qu'un grand isolé, mais par Pascal^ Saint
Evrcrnont, Montesquieu, etc. » Mais il fallait un
maître de la grande critique, un esprit de la
taille de Bremond pour rendre visible à tous cette
vérité, devenue nécessaire.
Ayant ainsi déblayé le terrain, l'abbé Bremond
a pu restituer à la fois à notre histoire littéraire et
à notre histoire religieuse sa véritable physio-
nomie. C'est un de nos plus grands peintres
d'âmes et de milieux spirituels. Il a tracé des
protagonistes de notre histoire intime des portraits
d'un relief et d'une vie inoubliables. Il y est
plusieurs fois revenu, pour y ajouter quelques
touches ou pour corriger quelques traits. 11 pro-
cède par essais successifs et donne plusieurs
esquisses avant d'achever le portrait. Sa méthode
est hardie à l'extrême et va souvent heurter l'opi-
nion établie.
Tous ces essais^ toutes ces monographies
n'étaient que des préparations et l'avant-garde de
sa grande histoire littéraire du sentiment reli-
gieux en France, après laquelle on ne pourra plus
écrire comme avant ni l'histoire de la littérature,
ni l'histoire des idées, ni l'histoire religieuse de
la France. C'est une de ces œuvres qui changent
toutes les perspectives et reconstruisent le passé
sur un nouveau plan, en détruisant certaines
légendes^ en rétablissant des masses de monu-
ments oubliés et, après cette lecture, on commen-
cera à connaître vraiment le dix-septième siècle^,
qu'on ignorait jusque-là.
On s'aperçoit que la fanleuse abbaye de Port-
72 LIIUMAMSME
Royal, ce Port-Royal ([ue Sainte-Beuve avait
reconstitaé dans toute sa grandeur, n'est qu'un
des nombreux centres de la vie religioso-intellec-
luelle d'alors et dont chacun avait une égale impor-
tance. Port-Royal ne forme que l'un des livres de
l'ouvrage de l'abbé Bremond. C'est un appendice
critique à l'ouvrage de Sainte-Beuve, mais quel
délicieux et divertissant appendice ! C'est un
chapitre de l'histoire des Originaux au dix-sep-
tième siècle. Avec quelle verve il nous restitue
l'abracadabrant Saint-Cyran et celte maison de
retraite pour vieux colonels et vieux magistrats
qu'était en réalité la célèbre abbaye. A côté de
cela, quels émouvants et saisissants caractères,
quelle galerie de portraits à la Philippe de Cham-
paignc, entre autres le portrait, si charmant et si
français, de la iMère Agnès !
Mais lisez ou plutôt commencez à lire tout
l'ouvrage, qui roulant en somme sur des ques-
tions de mystique un peu dures aux non-initiés,
est d'une variété et d'une vie admirables. Vous ne
regretterez pas votre peine^ en dépit des passages
oii la matière ralentit le mouveuient. Lisez-le,
sans vous presser, et vous irez de découverte en
découverte, du plaisant au sévère, du sourire à
l'émotion. Vous y veirez défiler tout ce siècle si
grand et encore si mal connu, car on n'en avait
aperçu que le côté spectaculaire et « mise en
scène», non ce fonds sérieux, austère, monacal et
boujgeois, où il puisa les raisons de sa grandeur.
I ♦
* *
HENRI BREMOND 73
Il est temps de dire le peu que je sais de la vie
de l'abbé Bremond. Il est né en 1865, à Aix-en-
Provence, dans un de ces hôtels du dix-huitième
siècle dont cette jolie ville, qui se considère
comme l'Athènes de la Provence, est si justement
fière. Aix est demeurée, par l'aspect de ses places
et de ses rues autant que par sa société, jalouse-
ment fermée, un peu faubourg Saint-Germain
d'autrefois, une aimable ville d'ancien régime et
qui se pique de littérature. C'est la ville de Joa-
chim Gasquet, de Xavier de Magallon, d'Emile
Sicard, le berceau du Fea, la revue méridionale,
d'oii s'élancèrent de nombreuses notoriétés :
Edmond Jaloux, Jean de Pierrefeu, Francis de
Miomandre, Marins André, etc. Ville de silence
et de rêves, avec des facultés, un lycée, je crois,
mais surtout un renommé petit collège ecclésias-
tique, oii Bremond fut élevé jusqu'à dix-sept ans
et où il eut pour condisciples, outre quelques-uns
de ceux que j'ai nommés, l'abbé Wetterlé et
Charles Maurras.
La famille de Bremond me semble avoir été
digne de sa ville aristocratique. Je soupçonne
aussi chez lui 'quelque ascendance anglaise.
Il est, en tous cas, visible qu'il y a en lui de l'aris-
tocrate anglais. Ce mélange de sang agit comme
un levain sur l'intelligence, il la polarise, il la
rend plus sensible et il est éminemment propre à
développer le sens critique.
L'abbé Bremond doit probablement beaucoup de
sa finesse native et de la couleur de son âme à sa
mère, car il est rare qu'ayant à parler d'un homme
supérieur, il n'insiste pas avec une délicate émo-
lA I. HUMAÎSISMJ-:
lion, où vibre le cher souvenir, sur l'influence
nialernelle. Et lui-même porte visiblement une
àme féminine dans un tempérament viril. De là
sans doute, le charme de sa nature forte et tendre
etson éloigncmcnt de contemplatif pour l'action.
De bonne heure, il dut se sentir attiré à la fois
par les lettres et par la vie religieuse. A dix-sept
ans, il entra chez les jésuites et partit pour faire
son noviciat en Angleterre. Il y dut retrouver tout
de suite une de ses patries. Son âme y respira à
l'aise, y dilata les textes qu'une hérédité probable
y avait inscrits : la harpe intérieure retrouva dans
les vers anglais et dans le rythme de la prose
anglaise ses propres sons. Il s'imprégna profondé-
ment de la poésie anglaise, de Keats à Tennyson et
à Browning et de Shakespeare à Swinburne,
U en reçut la marque pour toujours. Quand aux
poètes français, je crois qu'il ne choisit pas Hugo
pour livre de chevet, mais plutôt Baudelaire et
Racine.
Or le symbolisme français est surtout un filleul
du lyrisme anglais. Aussi Bremond y fut-il initié
tout de suite et lut-il avec délices, après Mallarmé,
les premiers poèmes d'Henri de Piégnier et de
Viélé-Griffin.
Jeune jésuite, il eut naturellement à s'occuper
déducation des jeunes gens et il y réussit à mer
veille. Il fut, pendant sept ans, professeur
d'humanités.
Rentré en France, il fit ses débuts d'écrivain
aux Éludes, la célèbre revue des Pères jésuites.
Il y écrivit de nombieux articles sur la jeune lit-
térature et la nouvelle poésie, dont il fut le pre-
HENRI BREMOND iÔ
mier ci'itique peut-être à démêler les aspirations
et à signaler les beautés. Inconnu alors^ sauf des
milieux lettrés, j'eus l'immense joie d'être dis-
tingué par lui, qui découvrit ma Daine aux
lévriers dans la revue Minerva, en découpa des
extraits et en parla très aimablement. Cela prouve
au moins avec quel soins et quelle attention il
suivait alors le mouvement des jeunes. Il fut
remarqué dès ce moment par Brunetière, qui lui
prit deux articles sur des questions de littérature
anglaise. Mais c'est au Correspondant qu'il ré-
serva sa plus assidue collaboration. J'y ai relevé
sa signature une cinquantaine de fois, et seuls les
lecteurs de cette revue seraient tentés de regretter
le grand labeur de son Histoire, — puisqu'elle les
prive trop souvent d'un de leurs auteurs préférés!
Plusieurs des articles qu'il a publiés avant
d'aborder son œuvre capitale ont été réunis par
lui en trois volumes, sous les titres, d\Ames reli-
gieuses et de f Inquiétude religieuse. Ce sont des
livres délicieux autant que substantiels et dont
une bonne partie est consacrée au mouvement
ritualiste eu Angleterre et à la conversion de
Newman. C'est, à mon avis^ ce qui a été écrit de
plus vivant et de plus captivant sur cette grande
question du retour progressif de l'Angleterre au
catholicisme. 11 semblait tout désigné pour en
être l'historien, mais les circonstances firent
qu'il fut devancé par M. Thureau-Dangin. Il dut
donc y renoncer, non sans avoir apporté à cette
histoire une sérieuse contribution par son beau
livre consacré à la psychologie de Newman.
N'empêche que ce désappointement aurait pu
é(t r HUMANISME
désarçonner un autre que 13remon(l. 11 est tout de
même dur d'avoir tout préparé pour un grand
ouvrage, d'un intérêt aussi exceptionnel que
celui-là, de l'avoir pour ainsi dire vécu sur place
et d'avoir à l'abandonner, ^fais Bremond avait
dans sa vaste culture d'autres ressources. Dès sa
jeunesse, il avait été attiré par un grand et admi-
rable sujet, pour lequel il avait déjà réuni d'abon-
dantes notes : Erasme. Et, en effet, Erasme c'était
toute la Renaissance et c'était aussi déjà lui,
Bremond. Et je ne sais pas si Bremond n'était
pas plus semblable encore à Erasme qu'à Féne-
lon. C'eût été une autobiographie anticipée, une
autobiographie dans une chère époque, dans
l'époque divine aux vrais hommes de lettres, si.
hélas î elle n'eût été si malencontreusement trou-
blée et déchirée par Luther. Ah 1 dans ce temps
de philosophie platonicienne, de philologie et de
poésie, on avait en vérité bien à faire de ces que-
relles d'Allemand théologien !...
Le sujet d'Erasme était beau, trop beau peut-
être pour être réalisé. C'est un de ces projets de
jeunesse, comme tous nous en abandonnons. Bre-
mond en a pourtant développé un très intéressant
chapitre dans son attachante Vie de Thomas More.
Mais la Renaissance avait amené Bremond jus-
qu'à saint François de Sales et à l'humanisme
dévot. Soixante ans au moins séparaient les deux
époques. C'était encore la Renaissance, mais
^près tout le tracas et toutes les ruines des guerres
de religion. Bien des choses s'étaient passées
depuis l'aube charmante du seizième siècle et,
d'abord, le latin, avait cessé d'être la langue lit-
HENRI BREMOND 77
léraire. Le français, riche des dépouilles anti-
ques, commençait à briller, comme langue de
la civilisation. Et puis on était revenu sincère-
ment, complètement à la foi catholique et à la
piété, et on s'occupait de réorganiser la religion,
sur les plans de cette grande et pieuse assemblée
d'humanistes chétiens qu'avait été le Concile de
Trente. Bien des belles choses s'achevaient mé-
lancoliquement, mais d'autres plus belles se pré-
paraient, dont le vaste champ s'ouvrait aux éru-
dites et pénétrantes investigations de l'abbé Bre-
mond. Le plan de son grand ouvrage commen-
çait à se dessiner dans son esprit.
Je n'ai pas encore parlé ni du voyage à Athènes
avec Barrés, ni du joli livre sur la psychologie
de l'enfance, mais je n'en finirais plus.
L'Académie, voyant dans V Histoire littéraire
du sentiment religieux en France un pendant au
Port-Royal, a reçu dans l'abbé Bremond le digne
successeur de Sainte-Beuve, le Sainte-Beuve chré-
tien. C'est assez exact, à quelques nuances près,
à cette nuance près surtout qu'il y a plus d'hu-
mour chez Bremond et peut-être moins de res-
pect. Il est d'Eglise et à ce titre son information
est plus fine que ne le peut être celle du laïque
le mieux doué. Il sait jusqu'oii son ironie peut
aller, sans manquer aux convenances que com-
porte le sujet. Son diagnostic est plus rapide, son
scalpel est plus sûr. Il sait ce qu'il est utile de dire
et il ne dit que des choses utiles.
Ancien membre de la Compagnie de Jésus, il
en a reçu la forte empreinte. C'est un ordre reli-
gieux assez souple, assez assuré de la formation
78 L HUMANISME
de ses sujets pour ne pas redouter qu'ils mésu-
sent jamais de leur liberté et manquent à leur
caractère. C'est l'ordre religieux: le plus capable
de créer ce corps mobile d'abbés humanistes, de
prêtres voués aux lettres, dont, au début de cet
article, j'indiquais la nécessité, pour rendre au
clergé quck^ue chose de son ancienne action.
Mais si l'abbé Bremond a beaucoup d'esprit, il
a aussi un grand et apostolique amour des âmes.
Et voici qu'il a réussi à faire lire des ouvrages
de dévotion pure aux gens les plus éloignés de
la religion et à les y intéresser. C'est un des
succès les plus extraordinaires qu'un homme
d'esprit ait jamais remportés.
On ne saurait se flatter d'embrasser d'un seul
coup d'œil et en si peu de pages une personnalité
aussi subtilement complexe et aussi attachante
dont on pourraitdire qu'elle se plaît aux altitudes
contradictoires, au point que le contraire de ce
que j'en viens d'écrire pourrait sembler également
vrai. L'Abbé Bremond échappe à toute définition
trop rigoureuse. Et c'est là son charme et sa force.
I
IV
LES POETES DE L'ECOLE D'AIX
Joachim Gasquet, Xavier de Magallon, Charles
Maurras, Fernand Mazade, Lionel des Rieux,
Jean Royère, Emile Sicard, Emmanuel Signoret,
Paul Souchon.
Pour définir les poètes de l'École d'Aix, il faut
parler de la ville dont ils se réclament. Que l'on
n'imagine pas une école de troubadours proven-
çaux. Ce sont au contraire des poètes de langue
française. Et, en effet, Aix n'est pas une ville pro-
vençale. C'est une ville de France, une ville
d'histoire de France, une ville de la monarchie
française située en Provence, projetée en Pro-
vence par Paris et Versailles. Ce n'est pas, comme
on pourrait le croire, un faubourg de Marseille,
c'est un faubourg reculé de la capitale. Il suffit
de voir ses nobles hôtels des xvif et xvm* siè-
cles, ses rues, ses places de silence et toute son
architecture, élégante et sérieuse, qui invite par
sa seule contemplation l'esprit à la pensée, lui
M; L llL.MAAliSMi:
donne la perspective nécessaire et l'isole de la
nature pour le diriger et le concentrer sur l'étude
de rhommc et des grandes lois, il suffit, dis-je,
de voir Aix pour s'en rendre compte. Aix est en
plein Midi une ville du Nord, une ville de l'Ile-
de France, bâtie pour faire rayonner l'idée car-
tésienne pure et pour l'implanter solidement
en ces terres de latinité et d'hellénisme, en ces
beaux champs de cyprès et d'oliviers, au milieu
desquels s'avance la mer odysséenne, la belle
mer bleue, la mer des Sirènes, la mer qui apporta
les Saintes Maries, la mer aux nombreux promon-
toires, aux criques divines, découpés dans les
merveilleuses Alpilles.
Aix est la patrie de Vauvenargues, et sinon
du moins du grand Rivarol, de Capus. Ces trois
noms nous situent bien en pleine France, telle-
ment qu'on les croirait originaires des bords
royaux de la Loire. Et que dire du dernier fils
illustre d'Aix, Henri Brcmond, qui ne se rap-
porte aux trois autres.^ Même langue élégante,
juste et sobre, qui sent la bonne race et respire
le meilleur du penser français, même classicisme
naturel, même profondeur qui a l'air de s'ignorer
et toute tournée vers la connaissance de l'homme
même absence d'apprêts, même finesse, même
grâce, même aisance, même puissance d'ana-
lyse et même sourire aimablement désabusé
qui se joue à travers la phrase. Les hommes qui
naissent là-bas y naissent sous le roi Louis XV,
dans l'émerveillement du grand siècle à son
déclin. Ce sont les fils de Labruyère et de
Fénelon.
LES -POÈTES DE L 'ÉCOLE d'aIX 81
La Provence est autour d'eux, mais ils ne sont
pas la Provence. Et ils ne la voient pas, ils l'en-
trevoient tout au plus. Ce ne sont pas des paysa-
gistes. Tous leurs regards sont tournés en de-
dans. Ils ne descendent guère des hautes et
nobles demeures de leurs pensées. Tout au plus
sourient-ils à travers leurs persiennes, quand la
Camargue leur envoie ses princes-gardians,
Baroncelli ou le grand Joseph d'Arbaud, condui-
sant comme un dieu marin des taureaux qui
broutent l'herbe salée, et suivis de farandoles et
de tambourinaires. Cela leur produit l'effet d'un
passage pittoresque de grands Bohémiens. La
capitale de la Provence n'est pas Aix, mais Arles^
aujourd'hui démantelée, qui commanda à un
Empire.
C'est à Aix que Charles Maurras fit ses premières
études c'est là que son intelligence s'ouvrit à la
pensée. Sa première confrontation avec l'histoire,
il l'eut devant ces monuments dont la noble
architecture lui révélait l'esprit de la monarchie
bourbonienne et de la France d'avant la Révolu-
tion. Certes, ce n'est pas Aix qui lui a inspiré sa
doctrine. Lui-même était cette doctrine vivante.
Son cerveau était une construction monarchique,
une monarchie du type capétien et bourbon.
Alphonse Daudet avait, dans son personnage d'Ely-
sée Mérault, peint trait pour trait Maurras, qu'il
ne connaissait pas encore sans doute, qu'il n'avait
probablement jamais vu. Et ceci prouve qu'un
Maurras est un produit de la race^un type d'homme
qui s'est conservé et maintenu dans le Midi, où
subsistent et errent encore tant de forces inem-
82 L 'humanisme
ployées (Viin long passé, ratavismc de quelque
grand Romain proconsulaire, une àmc puissante,
bidic dans la pierre cl le ciment, avec l'équerre
et le fil à plomb.
Or, Maurras n'a pas tenu seulement à fonder une
école de monarchie en politique ; il en a étendu
renseignement et appliqué lesjusles lois à la poé-
lique même. Il adonné l'exemple et a buriné
la courte mais célèbre série de ses Inscriptions dsLïxs
le bronze.
Maurras était né aux Marligues dont un proverbe
provençal disait que, comme de INazareth^ rien de
bon ne pouvait venir. Mais Joachim Gasquet
était d'Aix même. Qui ne se souvient de ce jeune
olympien au regard toujours inspiré , de cet
ardent-porte-lyre que les peintres de la première
Renaissance eussent voulu inventer pour nous
faire voir Apollon ou Orphée? Qui ne se souvient
de ce timbre de voix strident et joyeux_, qui sem-
blait presque irréel et comme clamé par un puis-
sant écho P Ce timbre de voix arrêtait le bruit,
étonnait le silence. Il jetait un appel lyrique, il
préludait au péan. Gasquet n'était presque pas un
homme, mais une lyre toujours émue. L'heure,
le vent, qui passaient sur lui et le frôlaient en
ressortaient à l'état de strophes et d'hymnes. Les
idées de son siècle entraient en lui avec le vent et
s'y modulaient en nobles chants. Gasquet n'était
point un faiseur de petites chansons, il ne chan-
tait que l'infini, la lumière^ les vagues, la nuit,
la guerre, la paix et leur charme indéterminé.
Et sa poésie ressemblait au bruit nombreux de
la mer et roulait dans ses flots rythmiques les
LES POÈTES DE L 'ÉCOLE d'aIX 83
mots et les pensées, comme des algues et des
coquillages. Gasquet a une constitution lyrique
qui rappelle en petit celle de Lamartine. C'est
un Lamartine moins sentimental et plus intel-
lectuel. Gomme Lamartine, il se rattache à
notre lyrisme du XVll' siècle, à cette nuance
près, que Lamartine est biblique et Gasquet spi-
noziste.
Xavier de Magallon a trouvé sa place entre
Maurras et Gasquet, tout en regardant un peu du
côté de Mazade. Magallon est à la fois orateur et
poète. Orateur, ses discours ressemblent aux
hymnes de Gasquet. Poète^ Magallon a reçu des
Muses les dons les plus précieux. Si ses poèmes
gardent encore un peu du mouvement oratoire
dans leur construction, les vers dont ils sont faits
sont d'une remarquable plastique, d'un pathétique
profond, d'une harmonie souveraine et font
écho par leur classicisme tlexible aux vers de
Fernand Mazade.
Celui-ci, c'est le dieu Pan lui-même, qui s'est
risqué jusqu'aux murs d'Aix, et qui a trouvé la
ville à sa convenance. Il porte la flûte divine. 11
chante à l'écart des autres. Une blanche auréole,
faite de rayons de lune accrochés, recouvre son
front grave et le ferait peut-être prendre pour un
simple mortel, si ses yeux suraigus ne le dénon-
çaient pas. Il chante, et voici que les Dryades,,
qu'on croyait mortes depuis longtemps, sortent
en foule de l'écorce des arbres et se jouent dans
ses vers. Il suffit à ce poète d'un petit roseau
pour faire chanter toute la forêt.
Mais voici Jean Royère, le cérébral au fier
84 l'humamsme
regard, celui qui, avec Paul Valéry, a le mieux
prolongé le rêve du haut Sphinx que nous vîmes
briller dans les inoubliables yeux de ce Mallarmé
qui apparut au milieu de nous moins semblable
à un homme qu'à un dieu. Je ne crois pas qu'on
revoie jamais un pareil enchanteur ni qu'on ré-
entende ces concerts intellectuels, cette musique
de l'esprit. En tout cas, il devait revenir à un fils
de la pensive cité d'Aix de tirer de la mandore
abandonnée parce génie de l'Ile-de-France, quel-
ques accents et quelques rythmes mallarméens.
La mystérieuse œuvre interrompue a été reprise
avec un étrange bonheur par Royère, qui, en ses
subtils vers dorés, a malgré lui laissé courir les
brises de la mer voisine et le lumineux sourire
grec, si bien que Mallarmé s'y mélange avec
André Chénier, comme chez Paul Valéry il se
mélange ave Racine. Pure postérité du maître,
négligeant une autre gloire qu'il leur eut été
facile de cueillir, car ils ont l'un et l'autre des
dons de grands poètes, Royère et Valéry se sont
résolument enfoncés dans le labyrinthe ; mais,
au travers de leurs vers, nous voyons trembler le
long fil d'or d'Ariane.
De tous ces poètes d'Aix, Emmanuel Signoret
fut le précurseur. Je le revois en un caveau de la
place Saint-Michel, avec ses longs fins doigts de
demoiselle qui traçaient dans Tair des signes
sibyllins, sa jolie tête lamartinienne, ses yeux
noirs^ son teint mat, sa longue redingote i83o
pincée à la taille, ce mince dandy de la bohème,
brûlé de songe et de misère, nous inviter aux
noces de monseigneur le Printemps. Hélas I ce
LES POÈTES DE l' ÉCOLE d'aLX 85
frêle poète apprêté et précieux, que hantait le
rêve de la gloire, a disparu avec les hirondelles
auxquelles il ressemblait en ses longs vêtements
noirs ; et il est devenu une hirondelle del'Hadès.
Ce n'était qu'une de ces hirondelles qui annon-
cent le Printemps mais qui ne le font pas.
Ils sont tombés aussi, Lionel des Rieux et
Emile Sicard, éternels regrets d'Aix, dignes d'être
sculptés comme des symboles sous le porche de
sa cathédrale, Lionel des Rieux, le beau, le pur,
le preux^ le dernier des princes d'Orange, frappé
d'une balle au front dans la Grande Guerre et
tenant encore, tel que Roland à Roncevaux, le
grand olifant dont l'écho répercutera à jamais,
à travers les monts et les plaines, le sublime
appel. Combien déjeunes filles, comme la belle
Aude, pleureront jusqu'au tombeau le plus beau,
le plus tendre, le plus héroïque des poètes et des
paladins ! Ce chevalier du moyen âge, qui avait
ronsardisé avec Moréas et qui écrivait de larges
vers musclés et pleins en style de la Renaissance,
a chanté d'avance sa mort guerrière en des
strophes que leur émouvante splendeur mérite
de rendre impérissables.
Quant à Emile Sicard, la guerre ne l'a point
abattu, mais elle a consumé ses forces ; elle l'a
brûlé en dedans, et, en s'éteignant, elle l'a laissé
à l'état de doux et blanc fantôme. Après l'ar-
mistice, il a erré encore quelque temps à travers
les rues d'Aix et de Marseille, si diaphane qu'on
l'eût pris pour une âme qui ne retrouvait plus
son tombeau. Et puis, un jour, un coup de vent
l'a emporté, et il a disparu comme une chose du
86 L HUMANISME
vieil Aix d'avanl-guerre, dont on ne sent bien
toute^a poésie que maintenant qu'elle n'est plus.
L'auteur iVffrliogahale, de la Fille de la terre, l'ar-
dent fondateur du Feu, est allé rejoindre par delà
la rive noire l'autre grand animateur Joachim
Gasquet. avec Signoret et Lionel des Rieux. La
moitié de l'Ecole d'Aix est de l'autre côté du tom-
beau. Elle est entrée dans Téternité par les portes
de la légende et de l'histoire. Mais les survivants,
Xavier de Magallon, Charles Maurras, Fernand
Mazade. Jean Roycre, s'il leur est resté aux mains
le sibyllin rameau d'or et au front un peu de
phosphorescence stygienne d'avoir été liés par un
tel pacte à de tels morts, en ont reçu une consé-
cration nouvelle. En vérité, si les quatre morts se
?ont classés parmi les héros de légendes, les
quatre vivants sont de rudes hommes et de grands
messieurs.
En achevant cette esquisse, je remarque et on
me fait remarquer que le chiffre huit n'est pas
un nombre où se puisse tenir la poésie, même à
Aix. Nous avions sûrement oublié quelqu'un puis-
qu'il y a neuf muses, et nous aurions pu irriter la
neuvième. Heureusement, ces déesses de l'Hélicon
sont bonnes filles. Elles ne sont pas rancunières
et susceptibles comme les fées. Au dernier mo-
ment, la neuvième Muse nous a amené le titulaire
de ses faveurs. Paul Souchon a surgi à nos yeux.
Paul Souchon, l'aquarelliste des paysages pari-
siens, le délicat humaniste, le beau dramaturge
de Midas, et du Tasse, l'auteur du Meneur
de Chèvres et d'un si réussi recueil de vers
libres non rimes, où respire et palpite si curieu-
LES POÈTES DE L 'ÉCOLE d'aIX 87
sèment le rêve des lointaines îles où chante l'âme
noire des fils de Madagascar. Paul Souchon n'est
pas indigne de l'Ecole d'Aix dont je suis heureux
et fier de saluer le définitif avènement à la renom-
mée.
PIERRE DE NOLHAC
Je ne connais pas, dans toute la littérature
contemporaine, de figure plus aimable ni de
Destinée mieux composée et plus enviable.
Tous sont d'accord qu'à un tel poète, à un tel
érudit, à un lettré de sa qualité conviennent le&
grands palais, qu'il habite et oii sa présence
fait affluer tout un peuple frissonnant de
hautes ombres.
L'Envie n'a pas songé à s'attaquer à
Pierre de Nolhac. Il est en dehors et au-dessus
de nos discussions. Ses nobles vers se mêlent
dans nos mémoires aux sonores fantômes des
plus beaux vers qui aient été écrits en notre
langue. Ce sont, disent certains, des vers
d 'érudit, mais dont l'érudition n'est qu'amour
et piété et n'a pour objet que d'évoquer les
poètes morts. Voyez-le ; sur sa table, une lettre
où du passé encore palpite, un vieux livre
chaud d'une signature illustre et dans ce livre,
un vers où soupire un nom aimé. Et c'est un
90 l'humamsme
fin visage de morte qui brusqiiemcat le frôle
au front et son cœur, qui, frappé d'une main
invisible, comme im clavier résonne. Ces jours
là, il ne lit pas plus avant, il écoute en lui-
même la céleste musique et le pas cadencé des
strophes qui s'y assemblent.
C'est un érudit, qui a écrit ses vers en
marge des vieux livres et composé, pour se
distraire, en marge de l'histoire, de jolies mo-
nographies de princesses romanesques. On a
considéré ces chefs-d'œuvre comme des chefs-
d'œuvre fortuits, des bonnes fortunes de ,
savant en maraude. Ni les romanciers, ni les
poètes n'y ont vu une concurrence calculée et
volontaire. Au contraire, ils lui ont su gré de
sa discrétion.
C'est un érudit, a-t-on dit de lui, mais qui
a annexé l'érudition à la littérature. Et rien
n'est plus exact, car ses moindres livres au-
tant que ses gros ouvrages sont, par le sujet,
par le style, par l'émotion, par les suggestions
qui les emplissent, de vraies et charmantes
œuvres d'art.
Et lui-même est un personnage d'art, qui,
depuis qu'il est né, se meut en avant d'une
changeante toile de fond, que composent
d'abord ses paysages d'Auvergne, puis les villes
italiennes, puis les palais de Versailles et enfin
sa somptueuse demeure actuelle. L'idée qu'on
se fait de lui ne va jamais sans un arrière plan
de décors, où le plus beau pas«é s 'étage ou bien
se déroule en pensives perspectives, qui sont
comme sa légende.
PIERRE DE iNOLHAG 91
Lui-même n'apparaît que comme le fron-
tispice de son œuvre, le personnage de sa des-
tinée.
*
On peut donc dire de lui qu'il fut un
homme heureux, qui n'eut qu'à se laisser por-
ter par la Fortune au fil de son idée.
D'abord son nom, construit un peu comme
celui de Pierre de Ronsard, lui désignait ce
dernier pour patron. Comme Ronsard, Nolhac
appartenait à cette petite noblesse provinciale
qui donne aux âmes de la patine et les fait
exquises à l'égal de ces manoirs à tourelles,
qu'on distingue de loin en des paysages choisis
où se ramassent le charme de France, la poésie
des eaux, des bois, d'un doux ciel. Ce sont des
âmes à armoiries et qui sont faites de la même
substance que nos sites, que notre histoire et
que nos songes.
Cependant Pierre de Nolhac avait dû rece-
voir un mauvais coup de baguette d'une fée,
qui, d'un Prince Charmant avait voulu faire
un rat de bibliothèque. L'opération n'avait pas
réussi : il est resté prince, il est resté char-
mant, et les Relies et les Palais au Bois Dor-
mant ne s'y sont pas troDipés et l'ont reconnu
sous sa peau de bibliothécaire. Son aspect
grêle recouvre un corps robuste, que courbe
seul le poids de la méditation. Quant à sa myo-
pie, ce lui fut un pur don du ciel. Avoir la
vue basse, c'est le moyen de tout voir. Celui
92 l'humamsme
qui a une ])onne vue se fie là-dessus et n'ap-
prend pas à repfarder. Etre myope, pour peu
qu'on ait l'esprit constructif, c'est la première
condition pour devenir bon historien. Ce n'est
pas une infirmité, c'est une aptitude. Il la
devait probablement à sa longue lignée
notariale.
Il descend d'une vieille famille de notaires
royaux anoblie sous Louis XIV. Cette famille
venait du Velay, qui semble une province de
musée et dont la capitale. Le Puy, a été com-
posée par la Nature et l'Art, pour la joie des
enlumineurs et pour être peinte dans les
Missels. La petite seigneurie de Nolhac était
située comme un nid d'aigle, regardant à la
fois le Velay, l'Auvergne et le Gévaudan, avec
une échappée sur le Languedoc. Enfin, la fa-
mille émigra vers Riom et devint auvergnate.
C'est la nieme race, au fond, qui habite tout
le Plateau Central. Elle y est peu mélangée,
parce qu'elle se trouve en dehors des grandes
voies de communication. Pays qui a gardé ses
antiques coutum.es et ses vieux métiers, pays
de charbonniers, de chaudronniers, d'éta-
meurs, de dentellières, peuple aux traits fins
et à l'esprit avisé, qui s'est fait une architec-
ture distincte et des arts spéciaux, où il excelle,
vieux peuple autochtone, qui perpétue dans la
France le cœur inchangé de la Gaule, ses fa-
milles de bourgeoisie et de noblesse y restant
sénatoriales et nous représentant la survie de
ce patriciat arverne, sur lequel s'appuya Ver-
cingétorix et dont il faisait partie. Ces gens
I
i
* PIERRE DE NOLIIAC 93
sont français, comme ils furent gaulois,
d'abord, puis gallo-romains, car ils ont l'esprit
politique et ne veulent point séparer leur sort
de cette grande terre de Gaule ou de France,
dont ils forment le ^loyau. Pareils à ce qu'ils
étaient à l'âge du cuivre et du bronze, ils
épousent aisément toutes les cultures et gardent
quelque chose d'immuable, qui les fait recon-
naître à travers les siècles changeants. Ils
surent être grecs, latins, français, à la fine ma-
nière auvergnate. Il est aisé de reconnaître la
race de Pascal aux traits de Maurice Barrés ;
Paul Bourget y a subi l'empreinte. Sidoine
Apollinaire y organisa la défense contre
les Barbares avec son beau-frère Saint-Avit.
L'étonnant Grégoire de Tours nous montre
comment les Auvergnats se transforment et
agrandissent leur personnage de ce qui les
devrait submerger. Ils étaient les plus Gau-
lois des Latins ; ils restent les plus Latins des
Français, ou plutôt les plus Gallo-Romains.
Ils savent donner la grâce la plus moderne et
la plus actuelle à ce vieux génie qui reparaît
toujours.
Partout où l'xVuvergnat s'installe, il fait au-
tour de lui une petite Auvergne. Il a beaucoup
de l'âme du routier ; il est le routier de l'es-
pace et du temps et s'enfonce avec autant
d'aisance dans le passé de l'histoire que dans
les lacets de ses montagnes. Du passé il con-
naît et retrouve tous les relais, qui se repeuplent
à sa vue.
Ce qui frappe d'abord chez Nolhac, c'est
94 L HUMANISME
qu'aussi loin que nous remontions dans son
passé, nous le trouvons le même. Enfant, il
lit Ronsard, il s'en éprend, sa destinée est
tracée, sa doctrine est construite, sa pensée est
claire et déjà ferme. Il est devenu un homme
de la Renaissance, un poète de la Brigade, oh !
pas Ronsard, dont la diversité admirable
effraie sa prudence et son goût, pas Ro .isard,
mais son immortel lieutenant, celui que cha-
cun de nous eût choisi d'être, l'exquis, le
divin Joachim du Bellay, en qui le génie de
la Renaissance se dépouille, incline sa gran-
deur et se mêle à la douceur de nos paysages,
celui en qui le style romain se transforme en
style de France ; du Bellay, à peine moins
grand que Ronsard.
Au sonnet des Regrets, où Joachim du
Bellay chante la nostal^^ie de son petit Lire
et de la douceur angevine, Nolhac, dans un
sonnet non moins pur et non moins émouvant,
opposera le regret de Rome.
Mais tout autre est l'ennui d'un cœur non moins
[fidèle.
Rome, dont tu te plains, je ne regrette qu'elle,
Ma jeunesse est là-bas près du Tibre Latin !
C'est tellement l'accent du vieux poète,
qu'il semble que ce soit lui encore, qui, au
bord de son Lire natal, est repris par la nostal-
gie de Rome, car quiconque souffre une fois
d'avoir perdu sa patrie, s'aperçoit un jour
qu'en y rentrant, il en a perdu une autre et
s'est fait pour jamais un cœur d'exilé.
' PIERRE DE NOLHAC 95
A dix-neuf ans, Noliiac, évoquant les amantes
de Ronsard, Gassandre, Marie, composait sur
la dernière, la mieux chantée, au nom si joli,
Hélène de Surgères, dont il nous contait l'his-
toire, un radieux sonnet :
Sonnet pour Hélène.
Lorsque Ronsard vieilli vit pâlir son flambeau
Et connut le néant des gloires passagères,
Il voulut é-chapper aux amours mensongères
Et d'une chaste fleur couronner son tombeau.
Faisant don de sa Muse et de son cœur nouveau
A la jeune vertu d'Hélène de Surgères,
n confia ce nom à des rimes légères
Et son dernier amour ne fut pas le moins beau.
Hs se plaisaient ensemble à fuir les Tuileries
Et devisaient d Amour sur les routes fleuries,
D'Amour, honneur des noms qu'il sauve de périr.
Le poète songeait, triste, qu'elle fût belle,
Alors qu'il était vieux et qu'il allait mourir ;
Mais elle, souriait, se sachant immortelle.
Plus de quarante ans ont passé et ce sonnet
brille aussi pur qu'au premier jour. Il a l'âge
des chefs-d'œuvre. On en peut dire autant de
la plupart des pièces de vers, qui composent
les Poème,'^ de France et d'Italie. Elles fris-
sonnent de leurs épaules nues près des
bassins d'un parc royal à l'abandon, con-
tenant de la main des cerfs de marbre prêts à
s'élancer. On sent qu'elles ne peuvent vieillir,
étant taillées dans la meilleure pierre française
et à la manière rajeunie de nos vieux maîtres.
9G LUUMAMSME
Elles ont un charme en elles et puisent leurs
raisons de durer dans un mystérieux et pro-
fond accord avec le goût français, avec le génie
de notre langue.
*
* *
Ils sont de France et d'Italie, ces poèmes
bien nommés, c'est-à-dire que la France y est
vue avec des yeux italiens et l'Italie avec des
\eux français, ce qui est déjà tout l'esprit de
notre Renaissance.
L'Italie, Nolhac en dut rêver de bonne heure.
Tous ses poètes ne lui parlaient que d'elle. Il
en avait adoré, avec Ronsard, le visage pas-
sionnant en cette Cassandre Salviati, leur pre-
mier amour à tous deux, il en avait admiré le
riant et fastueux génie chez ses chers rois
Valois, à demi-italiens. Il brûlait de retrouver
là-bas les traces de Joachim du Bellay.
C'est dire qu'il ne rêvait que de l'Ecole de
Rome. Dans l'intention de s'y faire envoyer, il
alla suivre à Paris les cours de l'Ecole des
Hautes Etudes, où ses succès lui en ouvrirent
le chemin.
A l'Ecole de Rome, traditionnellement con-
sacrée à l'étude de l'Antiquité et du Moyen -
Age, il entra comme un novateur. Estimant
avec raison que le Moyen-Age doit être surtout
étudié en France où la pensée scholastique
triompha avec Guillaume de Champeaux,
Abélard, Thomas d'Aquin, où Saint-Bernard
connut ses grandes heures, où l'art gothique a
PIERRE DE NOLHAC 97
surtout fleuri, où Chansons de Gestes et Ro-
mans de Chevalerie furent composés, Nolhac
venait respirer en Italie l'air de la Renaissance.
L'esprit de la Renaissance, mais l'Italie n'est
que cela, n'a jamais été que cela. Elle a fait
son nid dans les ruines du Monde Romain, qui
l'ont restituée à elle-même, qui l'ont rendue
à son génie brillant et sauvage. L'Italie, c'est
la perpétuelle renaissance sabine, samnite,
osque, étrusque, napolitaine, sicilienne, c'est
un rejaillissement partout de sources enterrées.
La Gaule, la France ont été romaines, l'Italie,
non. L'écroulement de l'Empire y passa
presque inaperçu et n'affecta que quelques
familles restées fidèles à la grande idée. La
Gaule regardait vers Rome, comme la France
actuelle regarde vers Paris. Nous sommes un
peuple, épris d'unité et qui ne peut se passer
d'une capitale. Mais pour les Italiens, Rome
n'est qu'un symbole. La vie de l'Italie est dans
ses municipes. C'est un monde de petits
peuples, une Europe en miniature.
Etrange nation, si loin et si près de nous,
si semblable à nous et si différente ! Quiconque
a bu de son vin trop capiteux veut en reboire
encore, qui a visité ses villes en emporte la
nostalgie. C'est comme une malaria, que l'on
contracte à la vue de ses palais, dont la beauté
est fiévreuse. Qu'on ne s'y trompe pas, l'Italie
du XV* siècle, c'est l'Italie éternelle. Nolhac,
en 1882, y fréquenta des salons, oii Stendhal
eût reconnu les héros de sa Chartreuse de
Parme, qui ne sont eux-mêmes si prenants que
7
98 l/nUMANISME
parce qu'ils ont des âmes de la fin du xvi*
siècle. Nolhac put donc entrevoir, en son
extrême déclin, la société qu'avait approchée
du Bellay et qu'un œil exercé reconnaîtrait
peut-être encore.
Hélas ! ce qu'il n'y retrouva pas, ce fut la
boutique de Messer Aldo, — l'exquis éditeur
chez qui descendait Erasme. D'éditeur de cette
(fualité, il ne devait plus y en avoir en Italie.
11 n'y retrouva pas surtout cette prestigieuse
constellation de poètes latins, qui eurent noms
Navagero, Fracastori, Marc-Antonio-Flaminio,
Pontano, Sannazar, Ange-Politien, Marullej,
Vida, Strozzi et le divin Arioste. Ce fut l'été de
la Saint-Martin de la Poésie Latine, qui jeta
alors des feux comparables à ceux du siècle
d'Auguste. Nous sommes bien peu en France,
maintenant à les connaître, ces poètes si gra-
cieux et si brillants, d'un charme si jeune, qui
firent rendre à l'austère lyre latine des sons si
frais et sii neufs et lui valurent, en son extrême
arrière saison un ultime et rapide printemps.
Très supérieurs, à mon avis, à leurs contem-
porains de langue italienne, ils donnèrent le
diapason à Ronsard, qui apprit d'eux l'art
d'adapter à des sentiments, à des idées mo-
dernes les grandes hymnes héroïques, l'orle
anacréontique, l'églogue et la mélancolique
épigramme, oar le secret de la poésie ne se
fransmet que des vivants aux vivaJits.
Mais que viens-je d'écrire P Qu'il ne retrouva
pas ces poètes, vivants 1 Suis-je assez fou ! En
Italie, le temps présent ne semble qu'une fan-
PIERRE DE NOLHAC 99
lasmagorie, un fragiile décor de carton, une
parade de forains ; dès qu'on s'écarte un peu
de ce bruit insolite, dès qu'il se fait un peu de
vide et de silence, le passé reprend possession
des places et des rues où les morts circulent en
liberté. Souriants et familiers, ils vous arrêtent
pour vous demander l'heure et s'offrent à vous
servir de ciceroni. Ils a^ous entraînent sous le
balcon de leur belle ou vous conduisent, en
vous charmant de mille anecdotes, jusqu'aux
vieux hôlels où pendent encore leurs por-
traits.
Les siècles xiv, xv et xvi y courent littérale-
ment les rues, qui ont été construites pour eux
et non pour nos contemporains, dont le vête-
ment les déshonore.
M. de Nolhac, à peine arrivé en Italie, se
mit à la recherche de Pétrarque d'abord,
parce que Pétrarque avait été le Ronsard ita-
lien en langue moderne. Même il avait donné
le modèle de ces beaux sonnets, que Ronsard et
du Rellay devaient pourtant surpasser, mais en
s 'inspirant, comme lui, du style antique.
Puis ce même Pétrarque était le premier qui
eût compris le génie de l'Antiquité. En plein
Moyen-Age, il s'était mis à penser comme nous.
L'homme moderne était né ; une nouvelle
espèce avait surgi dans la natuite. Pétrarque
est au quatorzième siècle un homme du xix*,
sauf cependant sur un point. Il croit qu'Homère
et Virgile ont écrit des poèmes allégoriques.
Or le goût de l'Allégorie commence au v' siècle
et ne finit qu'au.- xvi' ; il embrasse donc tout le
100 l'humanisme
Moyen- Age, mais s'affirme surtout aux xm' et
XIV* siècles, par le succès inépuisable du double
Roman de la Rose. 11 n'en est que plus éton-
nant de voir une tête moderne à cet être mé-
diéval, car le Moyen- Age, tout entier archaïque,
est l'antithèse même du moderne.
Nolhac a écrit sur Pétrarque un ouvrage
bien émouvant dans sa richesse documentaire
et sa forte simplicité. Le titre en est Pétrarque
et r Humanisme. C'est une belle introduction
à l'Histoire de la Renaissance. L'auteur y
acclimate pour la première fois, en France, ce
mot d'Humanisme qui lui doit une si brillante
fortune.
11 en limitait alors la signification à l'école
de lettrés» de la Renaissance, qui nous resti-
tuèrent le goût et le sens des littératures an-
tiques. Depuis quelques années, le mot d'Hu-
manisme, débordant ce sens restreint, qualifie
une doctrine qui s'est substituée au classicisme
trop étroit, qu'il a absorbé. Ce mot signifie
([ue toutes les littératures modernes, dignes de
ce nom, sont la continuation de la littérature
grecque, sont les branches vivantes et variées
de l'éternel Hellénisme, qui est la Civilisation
elle-même et qu'il n'y a pas de civilisation
complète, universelle, qui ne dérive de cette
source. Telle était bien l'idée de Pétrarque. Ce
n'est pas assez dire que cet homme du xiv'
siècle lutte contre l'esprit de son temps. Non,
il ne lutte pas, il l'ignore. 11 ne lui paraît pas
possible de comparer les œuvres du Moyen -Age
aux quelques chefs-d'œuvre qu'il connaît de
PIERRE DE NOLHAC 101
l'ancienne littérature latine classique. C'est la
nuit et le jour.
Le Moyen-Age, estimant qu'une seule chose
était nécessaire, n'avait songé qu'à former des
théologiens, maiis une société, même chré-
tienne, n'est pas un concile. Il avait perdu
jusqu'au sens de ce que devait être une haute
littérature, destinée à alimenter une haute ci-
vilisation et à pourvoir à tous ses besoins in-
tellectuels.
Le Moyen-Age était, du reste, parfaitement
conscient, sous ce rapport, de sa Barbarie. Tl
n'y a(, pour s'en convaincre, qu'à relire les
auteurs les plus distingués de cette époque.
Tous se plaignent de vivre en des temps
malheureux,, où manquent les Maîtres, les
Beaux Livres, les Ecoles. Le Moyen- xA^ge ne fut
qu'une lono-ne déploration du Passé, une as-
piration éperdue vers la Benaissance.
Quant à l'Italie, par cela même qu'elle y est
réfractaire, elle est toujours en travail d'unité.
Cette terre enfante plus que d'autres, des
esprits d'empire, des hommes modernes, de
grands républicains, ce qui est la même chose
sous des noms différents.
L'unité, que la religion n'est plus en état
de réaliser, puisqu'elle n'a pu éviter le schisme
et l'hérésie, il faut pour la retrouver remonter
jusqu'à la période qui précéda le christianisme,
jusqu'à cette civilisation glorieuse, large et pra-
tique, qui ne fît pas d'hérétiques. Les guerres
civiles ne manquèrent certes pas dans l'Anti-
quité mais les factions opposées qui les allu-
102 l'humanisme
mèrent étaient d'accord pour admirer Homère
et Virprile. De m^me anjourd'hiii les humanités
forment un lien, créent un terrain d'entente
entre des esprits que divisent profondément les
questions politiques et religieuses.
J'ai dit que Villon et ses contemporains de
la Sorbonne avaient lu la plupart des auteurs
latins mais ne faisaient pas de différence entre
eux, mettant sur le même rang Claudien, Lu-
cain et Virgile, ce qui revient à dire qu'ils
n'avaient pas le moindre sentiment de ce
qu'était la littérature latine. Pétrarque, au con-
traire, et c'est en quoi il nous apparaît surtout
moderne, avait sur chacun de ces auteurs les
idées que nous en avons nous-mêmies. C'est
donc bien à lui que remonte la Renaissance.
Pierre de Nolhac nous en donne, dans son ou-
vra^re, la joyeuse surprise.
Nolhac fut récompensé de ses recherches par
un succès retentissant. Il découvrit le manus-
crit oriî^rinal du Canzonierc, que l'on croyait
à jamais perdu.
Une fois sur cette piste, tout s'ensuivit. Tl
mit la main sur de précieux et nombreux
inédits. Il publia la Correspondance de Joachim
du Bellay, des lettres nouvelles d'Erasme,
d'autres lettres des correspondants d'Aide
Maurice, le catalo«:nie do la (*élèbre bibliothèque
humaniste de Fui vin Orsini, etc.
De tels travaux, où il de\ança et surpassa les
.Mlemands, inaugurèrent une ère nouvelle
pour les études sur la Benais'^ance et le clas-
sèrent, à trente ans, parmi les meilleurs éru-
PIERRE DE NOLHAG 103
dits de l'Europe. La réputation qu'il s'était
ainsi acquise et qui se doublait pour lui d'un
enviable renom de poète aurait pu suffire à
remplir une belle existence de lettré. Mais la
Fortune lui en destinait une autre non moins
importante et peut-être plus brillante encore.
Rentré en France, Nolhac, modeste attaché
à la Bibliothèque Nationale, est appelé par un
merveilleux décret, à diriger Versailles. In-
connu du grand public, il entre dans ce palais,
qui n'évoquait plus alors qu'une idée d'ennui
et d'abandon. Et voilà que le nom de cet obscur
petit gentilhomme, accolé à celui de Versailles,
l'éclairé d'une subite lueur et que la France
en découvre, comme par enchantement, l'in-
comparable beauté et reprend conscience du
sens de son histoire.
Avant Versailles, nos rois avaient bâti des
châteaux pour s'y loger et ces châteaux
n'étaient que des maisons particulières. Ver
sailles était autre chose. C'était notre Acropole,
un monument élevé à l'Intelligence, à la Poésie,
à la Beauté, au Rêve, à toutes les divinités des
bois et des eaux, au secret, au silence. Ce n'était
pas seulement un poème, c'était le poème, la
symphonie des lignes*, l'architecture devenue
musique, la musique redevenue silence, ce qui
devrait rester d'un divin concert, quand flûtes
et violons se sont tus. Versailles, c'est le pa-
lais érigé à la Mélancolie et au Souvenir.
Louis XIV, Louis XV, Marie- Antoinette, ne
l'ont jamais tant habité que depuis qu'ils sont
morts et que la mort en a fait des dieux.
104 l'humanisme
A poiiic installé, Nolhac rend, comme par
mag»ie, à Versailles, toute sa gloire et toute
sa douce majesté. Il le réveille de son sommeil
séculaire et de son incompréhensible dis-
grâce ; il en fait pour tous les peuples le lieu
de pèlerinage vers la Beauté.
En nous rendant le sens de Versailles, il
nous rend le sens de Racine et par conséquent
le sens suprême de notre littérature et de notre
poésie, car Versailles est la traduction archi-
tecturale de la tragédie racinienne et c'est dans
ses bosquets qu'errent et vont cacher leurs
blessures ses farouches héroïnes.
Nolhac, pendant les vingt-sept ans qu'y dure
son règne, se fait l'historien de Versailles. X
côté de ce grand travail, qu» restera proba-
blement définitif, il refait en des livres capti-
vants comme des romans, la chronique amou-
reuse du palais et ressuscite dans leur grâce
mélancolique, toute une galerie de reines et de
princesses célèbres autant que malheureuses et
qui semblent marquées du signe de Racine.
Il lui est arrivé de regretter cette excursion
hors de la Renaissance et de se dire que cela
avait pu nuire à l'unité de son œuvre. Je ne
suis pas de son avis. A Versailles, Nolhac
n'était pas hors de son sujet ; il y était en plein,
au contraire, car Versailles, Racine et Louis XIV
étaient contenus en puissance dans la réforme
de Ronsard et nous en expriment la suprême
signification.
C'est de Versailles cpi'il fallait que nous
vînt le message, que Nolhac avait pour mission
I
PIERRE DE NOLHAC 105
spéciale, en son siècle, de nous apporter, puisque
Versailles nous représente, dans toute sa plé-
nitude et dans toutes ses perspectives, la plus
haute civilisation qui ait succédé à celle de
l'antique Athènes ou plutôt la civilisation
athénienne, c'est-à-dire humaniste, à son som-
met français et moderne.
Tous ces travaux terminés en trente ans,
Nolhac est revenu à son point de départ, à ses
études sur Ronsard. Le beau livre qu'il vient
de consacrer au Prince de la Pléiade lui a
permis d'en ouvrir grandiosement le qua-
trième centenaire, dont le retentissement a été
mondial. Ce succès ne pouvait être plus oppor-
tun pour l'avenir immédiat de la poésie fran-
çaise, qui, après le Symbolisme et ses succéda-
nés, cherchait à s'orienter. Pour la troisième
fois, Ronsard est réapparu comme un grand
chef d'école encore possible et capable de rou-
vrir à notre poésie des voies à peine explorées.
* *
Ainsi Pierre de Nolhac a-t-il, avec autant de
bonheur que d'élégance, bouclé la boucle et
rempli l'orbe d'une des plus discrètes, des plus
efficaces, des plus nobles destinées qui puissent
échoir à un grand lettré, doublé d'un savant
et d'un gentilhomme. Il a vécu sa haute litté-
rature, en des palais vastes comme ses plus
beaux rêves et qu'il sut habiter avec aisance
en grand fonctionnaire des arts. Il a pu écrire
sans hâte des ouvrages solides et ornés comme
106 l'humaimsme
les monuments dont il retrace l'histoire. Ses
vers de jeunesse ont le charme et la patine des
chefs-d'œuvre. Une ardente sympathie anime
tous les documents, que son érudition as-
semble, remue et fait revivre. Tout ce qu'il a
été, il a su l'être à la perfection. C'est pour de
tels hommes que les académies ont été créées,
c'est avec des Pierre de Nolhac qu'elles re-
prennent leur vraie physionomie et leurs sens
historique. On peut les définir de grands écri-
vains d'académies, de grands écrivains spécia-
lisés aux tâches académiques, des types de purs
lettrés, ornement et richesse de ces grands
conseils de l'esprit, interprètes, mainteneurs
et aristocratiques dirigeants de ce qu'il y a de
plus subtil et de plus précieux dans la tradi-
tion intellectuelle de leur pays.
i
DEUXIEME PARTIE
FIGURES DE LA RENAISSANCE
.Sous ce titre, je réunis quel([iies portraits d'Hiima
nistes des xv" et x\f siècles, paras la plupart il y a
plus de vingt œns dans la Revue Bleue.
Ces études, auxquelles j'ai consacré plus de trois
ans, sont de véritables inosaiciues de textes. Pierre de
Nolhac, qui y fut mon premier guide et qui m'en
conseille aujourd'hui la publication, me dit que c'est
un genre de travail, qui n'avait pas encore été fait.
Que son haut patronage ne fasse pas trop illusion!
Ceci n'est pas l'œuvre d'un érudit comme lui, formé
aux bonnes méthodes, mais plutôt le très patient
essai d'un amateur de poésie, qui a recueilli, dé-
pouillé, interprété des centaines de vieux poèmes la-
tins et d'épîtres latines oubliés et en a recousu en-
semble les lambeaux pour en faire une histoire ou
des historiettes couleur du temps, couleur de ce joli
temps de ferveur.
Entre les œuvres de ces poètes, j'ai choisi surtout
leurs pièces amoureuses, où j'avais le plus de chance
de les trouver vrais et sincères et où leur art était
108 LHUMAINISIME
plus aiscnicut comparable à celui de nos grands ly-
riques modernes. On m'excusera donc de ne pas tou-
jours les présenter par leurs plus grands côtés; il
s'agissait surtout de faire connaître le ton de leur
poésie.
j
HUMANISTES GRECS
Le cardinal Bessarion fut longtemps, au
quin2îième siècle, l'introducteur et le protec-
teur des Grecs en Occident. Il avait failli être
nommé pape, et s'il ne l'avait pas été, cela
avait tenu à un excès de zèle de son secrétaire
Perroty, qui, pour ne pas déranger son maître,
s'était obstiné à fermer la porte au nez des car-
dinaux. Ceux-ci, découragés, s'étaient décidés
à élire leur collègue Riario, depuis Sixte IV.
« Que veux-tu ? mon pauvre Perroty, dit
simplement Bessarion quand il sut ce qui
s'était passé, tu m'as empêché de te faire car-
dinal. ))
Il n'y avait qu'un point où cet homme si
sage, si doux et si fin n'entendît pas raillerie :
il avait un culte pour Platon.
Pour savqir. qe que fut l'âme de ces néo-
platoniciens du quinzième siècle et de la cour
de Laurent de Médicis, il faut lire les déli-
110 l'humanisme
cieuses lettres de Marsile Ficin. Je ne sais rien
de plus noble et de plus charmant : il y cir-
cule une jeunesse d'esprit et de cœur, en même
temps qu'une ferveur naïve, qui sent l'initia-
tion et la nouvelle Eglise. L'amitié entre ces
hommes supérieurs y prend un tour mystique,
dont l'émotion pénètre. .C'est comme une
forme tout intellectuelle de la sainteté.
Georges de Trébizonde, ce vieux fou, s'étant
avisé malencontreusement d'attaquer le divin
philosophe de l'Académie, Bessarion ne le
lui pardonna jamais. Il le chassa de chez lui
et ne voulut plus le revoir ni entendre parler
de lui.
Pauvre Trébizonde.! Exilé de partout, brouillé
avec tout le monde, un peu Bélisaire, un peu
Diogène, roulant son orgueil et sa philoso-
phie dans son manteau troué, d'un geste où il
avait l'air de prendre en même temps du
soleil et de se revêtir de gloire, Rome le vit
longtemps, gueux et presque centenaire, rôder
autour de la Minerve, promenant inutilement,
au milieu de l'indifférence et de l'oubli de
tous, sa hautaine silhouette commémorative
et théâtrale.
Georges, qui se disait de Trébizonde, était
plus simplement né en Crète. Pour commen-
cer, il s'était fait bannir de son pays et erra
par l'Italie, attirant à sa voix un peuple
d'élèves. De Rome, où il se brouilla avec le
pape Nicolas V, il avait fui à Naples. Là, ayant
rencontré Pogge le Florentin, qu'il supposait
l'antonr do sa discrrace, il s'était disputé vio-
HUMANISTES GRECS 111
lemment avec lui au théâtre de Pompée et lui
avait donné des soufflets.
Hébergé quelque temps par le cardinal Bes-
sarion, puis mis à la porte pour ses libelles
contre Platon, après une série d'avatars, il
rentre encore une fois à Rome, où l'appelle un
nouveau pape. Ce pape lui promet monts et
merveilles et finalement lui donne cent écus
d'or. Georges alla les jeter dans le Tibre.
A partir de ce moment il ne voulut plus rien
faire et se contenta de promener par la ville sa
figure chagrine, avec cette imagination naïve
que personne ne le pourrait remplacer jamais.
Il n'eut que la majesté d'une attitude ana-
chronique. Des gloires neuves se levaient tous
les jours. Un jeune homme apparut qui rejeta
dans l'obscurité tous ses concurrents. Janus
Lascaris débarqua à Venise comme un chef
d'Etat en croisière ; il se dressa sur la lagune
(( pareil, dit son élève Marc Musurus, aux an-
tiques demi -dieux d'Athènes et de Sparte ».
Descendant des empereurs de Byzance, il eut
l'adresse de faire une belle entrée en Occident
et, passager peut-être gratuit, exilé et à peu
près sans argent, de sortir du vaisseau qui
l'avait amené comme si le vaisseau n'avait pas
eu d'autre objet que de \e transporter.
Condamné par son dénuement à se faire
tout de suite professeur de belles-lettres, il sut
donner à ses fonctions pédagogiques une allure
d'ambassade. Sa pauvreté même lui constituait
une suprême seigneurie, sa science parais-
sait inépuisable. Il enseignait avec une bonne
11 J l'humanisme
grâce rapide et ennuyée, en homme qui se sait
né pour de plus grandes choses el qui y est
toujours prêt. Le prix de ses leçons s'augmen-
tait de ce qu'il semblait en faire la condescen-
dance passagère.
Lylio Gyraldi se vantait, comme d'une gloire
bien rare, de l'avoir entendu plusieurs fois.
« Quand j'étais petit, ajoute Marc Musurus, le
plus fameux de ses élèves, il m'aima et mo
suivit d'un cœur de père : c'est lui qui m'a
conduit par la main et qui m'a montré l'étroit
sentier qui mène aux Muses et qu'il était seul
à connaître. ))
Lascaris adorait les lettres, dont il savait
parler avec une émotion grave : c'était une in
telligence riche et riante ; il mêlait à la subtile
politesse des Grecs un grand air d'aristocra-
tie, mais il aimait surtout à s'occuper d'affaires
et de diplomatie. La plus petite prenait entre
ses mains déliées et artistes une importance
d'état.
Tout petit prince, il avait fui de Constanti-
nople avec son père, et ils avaient erré par le
Péloponèse et par la Crète. Le cardinal Bessa-
rion l'appela ensuite en Italie, mais, en 1472,
la mort le priva de ce puissant ami. Il resta
quelques années à Padoue, pendant lesquelles
il eut, entre autres élèves, ce Marc Musurus qui
devait le dépasser comme professeur et comme
poète. Lascaris n'en éprouva aucune jalousie.
La renommée littéraire ne lui avait été qu'un
moyen ; il n'y tenait que juste pour l'espèce
d'élégance qu'il y a à être un bel esprit très
HUMAMSTES GRECS 113
orné, et il mettait peut-être quelcjue coquette-
rie à n'en point être chargé.
Au premier signe que lui fit Laurent de
Médicis, il accourut à Florence. Laurent était
son homme : dès le lendemain de son arrivée,
Lascaris était entré avec lui en affaires. Et
bientôt il partait en mission chez le sultan Ba-
jazeth pour recueillir et acheter des manuscrits
anciens. Il conquit tout à fait le sultan et ren-
tra à Florence avec un vaisseau chargé de livres.
Il se préparait à repartir, quand survint la
mort de Laurent.
Lascaris traîna quelque temps autour des
Médicis, puis, le roi de France Charles VIT!
l'ayant invité, il passa décidément à notre ser-
vice. On ne sait pas ce qu'il fit et ne fit pas
chez nous. La qualité d'étranger a toujours
été ici une dignité et une force. Il dut y rem-
plir quelque chose comme des fonctions de
surintendant des lettres et des beaux-arts.
Notre Guillaume Budé raconte qu'il put attra-
per parfois de lui quelques bribes de grec,
mais qu'il n'était pas facile de joindre un
homme aussi occupé. En 1503, Lascaris repa-
rut à Venise, mais cette fois avec le titre et le
train d'un ambassadeur du Boi Très-Chrétien.
Il y demeura jusqu'en 1508 et jusqu'à la ligue
de Cambrai.
L'élection à la papauté de son ancien élève
le cardinal Jean de Médicis, Léon X, le ramena
à Borne, où, de concert avec le prince de Carpi
et Pierre Bembo, il s'employa à faire Avenir
Marc Musurus.
114 L 'humanisme
("-C ne lut pas la fin de ses pérégrinations : il
reparut en France sous François P'', et là il
finit par mourir de la goutte.
La vraie figure du grand professeur, tel que
nous nous le représentons aujourd'hui, c'est.
Musurus qui nous l'offre, Musurus, que ses
contemporains, jouant sur son nom, appe-
laient le gardien et l'évêque des Muses.
Ses ancêtres étaient établis depuis les envi-
rons de l'an mille à Réthymne, en Crète. Ils
faisaient partie d;e ce groupe de familles
girecques envoyées là-bas par les empereurs
après la reprise de l'île sur les Turcs. Le père
de Marc Musurus y exerçait la profession de
marchand, qui, au moyen âge et dans la Mé-
diterranée, comportait en même temps celle
d'armateur et de banquier et faisait de ses
membres les vrais présidents des petites répu-
bliques dont ils centralisaient les énergies et
les audaces.
Je ne sais pas exactement quelle était la si-
tuation de fortune du père de Marc, je sais
seulement qu'il était en relations d'affaires
avec Venise, oii il devait venir quelquefois.
Cela le décida à y envoyer son fils, soit pour
apprendre la langue italienne et latine, soit
encore pour qu'il s'y créât des amitiés qui
pussent lui servir plus tard, quand il pren-
drait la suite de sa maison, à quoi il le desti-
nait sans doute. Peut-être aussi céda-t-il au
mon\ement qui entraînait vers l'Italie, pour y
rhorrher fortune dans les lettres, ime foule de
Grecs et de Cretois. Les Turcs rôdaient autour
1
HUMANISTES GRECS 115
de l'île de Miiios, et tôt ou tard on redoutait
qu'elle ne retombât entre leurs mains.
Le correspondant du jeune Musurus — un
marchand de Venise probablement — plaça
l'adolescent dans quelque famille sûre de Pa-
doue, où était l'Université de la République.
L'Arioste, dans sa comédie la Scolastica, nous
met sous les yeux un coin de la vie des maîtres
et des étudiants d'alors. On y voit un profes-
seur de droit en déménagement, avec sa
femme et sa fille, vers une ville où il espère un
traitement plus avantageux. Ce professeur pre-
nait chez lui des pensionnaires quand ils
étaient riches et de bonne famille, et naturelle
ment l'un d'eux a fait la cour à sa fille. On y voit
encore le personnage de l'hôtelier qui héberge
les étudiants moins fortunés et prête la
main à leurs farces et à leurs amourettes quand
il ne les croit pas de conséquence et qu'il y
trouve pour lui un honnête profit. Cela a-t-il
beaucoup changé depuis ?
Quoi qu'il en soit, Lascaris parti et ses études
terminées, tout me porte à croire qu-e Marc
Musurus alla vivre à Venise, sans perdre entiè-
rement de vue Padoue, où il guettait la chaire
de grec. En attendant, il travaillait chez le
grand éditeur Aide Manuce.
Il collabora au dictionnaire grec paru en
1497, en même temps qu'il préparait pour
l'année suivante son édition de neuf comédies
d'' Aristophane. De temps en temps aussi',
comme il était poète, Aide lui demandait de
composer une épigramme, dont le livre s*or-
116 l'humanisme
liait comme d'une vignette ou d'un cul-de-
Inmpc littéraire.
Le grand projet de ce grand honnête homme
d'Mde, immortellement digne de la piété des
lettrés, était de publier, en des livres d'un for-
mat commode et élégant, pouvant tenir au
besoin dans la poche et d'un prix accessible,
h peu près tout ce que l'antiquité avait laissé
d'oeuvres, encore manuscrites la plupart. Tl
fallait faire vite et bien avec les éléments qu'on
avait sous la main, com.parer avec soin les di-
vers exemplaires du même texte et, pour les
passages obscurs ou incertains, s'aider de tous
les auteurs latins ou grecs qui, de près ou de
loin, par des allusions ou des citations dissi-
mulées, étaient susceptibles de les éclairer ou
de suggérer la véritable leçon.
Musurus dut passer de lonsrues heures dans
la bibliotbèffue léiruée à Venise par le cardinal
Bessarion. T>e bibliothécaire en était nommé
par le sénat. C'était alors Sabellico, auquel
devaient succéder plus tard Navagero, élève de
Musurus, et Piéride Bembo. Le bibliothécaire
était en même temps historiographe de la Bé-
publique.
La bouticfue et les ateliers d'Mde, à l'en-
seigne de l'ancre marine, étaient sis en plein
quartier du Bialto, qui était le grand entrepôt
du commerce de Venise. Dans ime lettre à Na-
vagero. Aide lui-rv^ome nous a laissé d'amu-
sants détails sur ses soucis et ses occupa-
tions. <( Les lettres saintes, lui écrit-il, et les
Muses aiment le loisir et la solitude, surtout
HUMANISTES GRECS 117
quand on veut écrire des choses durables, de
ces ohoses ddgnes d'être enveloppées dans le
cèdre et gardées dans le cyprès, ce que vous
savez si bien faire, mon Navagero. Vous, sous
les lauriers et les oliviers de Benacum (Garde),
les cruelles portes de la guerre étant par vous
fermées au verrou, libre de soins et d'ennuis,
vous faites résonner, comme Apollon, votre
docte écaille de tortue.
« Moi, entre six cents autres empêchements,
j'ai des paquets de lettres de tous les savants
du monde qui s'adressent à moi ; pour y ré-
pondre, tous, mes jours et toutes mes nuits ne
suffiraient pas. Puis il y a ceux qui viennent
me saluer et voir s'il n'y a rien de nouveau.
La plupart, par désœuvrement, se disent :
« Tiens, si nous allions voir Aide. » Ils ar-
rivent en troupe, s'asseyent
A'077 missura cutem, nisi pleiia cruoris hirudo.
(( D'autres me récitent des poèmes, me lisent
des discours, qu'ils voudraient que je leur
imprime ; le plus souvent, au-dessous de tout.
(( J'ai tâché de me mettre un peu à l'abri
de ces importuns. A ceux qui m'écrivent je ne'
réponds pas, à moins que la chose ne soit
d'importance, auquel cas je le fais laconique-
ment, non que j'y mette de la pose, mais parce
que je veux réserver mes loisirs à éditer de
bons livres. Je les prie de ne pas le prendre en
mauvaise part.
« Pour ceux qui viennent me saluer et m'en-
118 L 'humanisme
iiuyer, j'ai fait mettre une inscription au-
dessus de la jx)rte de ma chambre et que voici :
(( qli que tu sois, alde tf prie
et te supplie, si tu as quelql e chose a lui dire
d'Être bref, — de t'en aller vite ; — a moins que nouvel
HERCULE, atlas ÉTANT FATIGUÉ, — TU NE LUI VIENNES
SOILAGER LES ÉPAULES. »
Quoi quil en soit, en 1503, l'événement es-
compté par Musurus se produisit. Le profes
seur de grec au gymnase de Padoue, L. Ca-
merti, qu'on appelait le Cretois, parce qu'il
avait passé sept années en Crète, lut nommé
ambassadeur de Venise en Portugal, et notre
ami put prendre sa suppléance. Ce ne fut que
deux ans plus tard, à la mort de Camerti, qu'il
fut agréé définitivement comme titulaire.
Les appointements n'étaient pas très élevés :
cent florins annuels. Ils furent portés à 140 flo-
rins en 1508, avec des considérants très glo-
rieux pour Musurus. De plus, il paraît que îa
nomination était renouvelable chaque année :
le conseil de l'école s'assemblait pour désigner
les professeurs, lesquels devaient être confir-
més en leur poste par un sénatus-consulle.
Cette condition précaire avait paru intolérable
à Démétrius Calchondyle, qui avait donné sa
démission quelques années auparavant et s'en
était allé enseigner à Milan.
Musurus qui était aussi modeste qu'il était
savant, s'en accommoda. L'horreur qu'il avait
du bruit et du changement, ses habitudes et ses
goûts de recueillement et de stabilité, le dé-
tournèrent de répondre niix propositions qu'on
HUMANISTES fiRECS 119
ne manqua pas de lui faire ailleurs. Son âme
tendre le tint attaché aux choses et aux vi-
sages. Il aimait sa studieuse ville de Padoue
et ne se voulait point éloigner de la bellp
Venise, bâtie au milieu de la mer par les dieux,
disaient les poètes, et née de son écume comme
Vénus. Il aimait ses livres, ses élèves, ses amis,
( t préférait s'enrichir de science et de vertu
plutôt que d'argent.
Son assiduité était incroyable ; il ne sus-
pendait pas ses cours quatre jours par an ?et
on le trouvait à sa chaire dès sept heures du
matin. Il expliquait les poètes et les philo-
sophes de la Grèce avec une éloquence sobre,
]>rofonde, charmante, où tremblait un peu !a
mélancolie de l'exil. Le succès en était inouï.
Détail touchant, le premier arrivé par tous les
temps, été comme hiver, était son vieux col-
lègue de latin, le professeur d'éloquence
Raphaël Regio, qui n'avait pas moins de
soixante-dix ans et qui dressait sa haute tête
blanche attentive au milieu des têtes légères
des écoliers.
C'est d'Erasme que nous tenons ce rensei
gnement.
« J'ai beaucoup connu et de près Marc Mu-
'^urus, racontait plus tard le philosophe de
Rotterdam. Ce Cretois était un homme d'un
savoir imiversel et qui parlait le latin à mi
racle. Très épris de toute philosophie, il était
né pour les plus grandes choses. La mort ne lui
a, hélas ! pas laissé le temps de se révéler tout
entier. »
IJO l'hdmainisme
Le Renan du seizième siècle, je veux dire
Erasme, qu'il est temps de ne plus comparer
à \oltaire, arriva en Italie en 15UG. Il y avait
bien longtemps qu'il cherchait quelqu un qui
lui paierait ce voyage ; il avait fini par trouver
son homme dans le père de deux jeunes An-
glais, les Bocrio, qu'il accompagnait à titre de
précepteur.
De tous les hommes de ce siècle surprenant,
Erasme me paraît avoir été le plus intelligent,
aiF sens moderne du mot. Ses lettres ont un
tour incommunicable d'ironie. La prudence et
l'audace s'y mclent redoutablement. On ne
sait jamais s'il se moque ou s'il est sérieux ;
il ne le savait pas lui-même sans doute. Il
s'amuse, il se joue, il se dérobe. Comme chez
Renan, la subtilité de sa pensée tient peut-être
à une fausse position morale.
Ex-moine, à demi-dél'roqué, p'res(|ii/e i)retre
et presque laïque, avec des reflets de l'un et d«^
lautre caractère, séduisant et souffrant, in-
quiétant toujours et sphinx un peu, attachant
peu d'importance à l'argent des autres, les
trouvant toujours trop chiches, — besogneux et
de goûts délicats, sous son petit collet et son
petit manteau, sa silhouette élégante donne du
mouvement à la manière un peu dure de Hol-
bein, qui l'a peinte ; son vêtement semble atta
ché d'un joli air à son esprit ; le béret et In
cape sentent le cavalier et le voyageur, qui
écrit au besoin sur une table d'auberge et qui
a des armes à feu à l'arçon de sa selle. Il y a
on lui dii héros de roman historique.
HUMANISTES GRECS 121
Il était venu à Venise pour traiter avec Aide
d'une édition d'Euripide.
Le jour qu'il se présenta à la librairie, un
garçon lui dit que le patron était trop occupé
pour le recevoir.
(( Annoncez Erasme, de Rotterdam, » ré-
pondit-il.
A ce nom, messer Aide se précipite, l'em-
brasse.
« Il est entendu que vous n'allez pas à l'hô-
tel, que vous descendez chez nous. Je vous fais
[iréparer une chambre. »
Pierre de Nolhac croit inôme qu'Aide parta-
fjea sa propre chambre avec son hôte.
Rien que de la maison il y avait tous les
jours trente-trois personnes à table. Dame ! ce
n'étaient pas des festins de Lucullus. On man-
f^eait vite et plutôt mal. Il y avait des moments
où Erasme eût autant aimé être ailleurs et où
il regrellait les longs et plantureux dîners du
Nord.
Tout, chez Aide, portait le même cachet de
])onhomie et d'honnêteté. Le patron savait
qu'il faisait une grande œuvre ; il connaissait
tout le mérite de ses éditions ; lui-même les
présentait au public en des préfaces charmantes
de foi ingénue et de légitime orgueil. Il était
fier d'avoir rassemblé tant de savants dans sa
boutique, et il en avait constitué une Acadé-
mie. Il avait des gaietés de brave homme ; il
prenait une voix chevrotante.
« Quand nous serons vieux tous les deux,
vous viendrez me voir, et, tout branlant, je
1.22 l'humamsme
vous dirai comme cela : « Et comment allez-
vous, mon cher Erasme ? )>
Puis, amincissant encore sa voix :
« Si vous allez bien, je vais bien^, messer
Aldo, » me répond rez-vous.
L'àme italienne se prête, comme sa langue,
à ces jeux populaires. Le français est tissé pour
l'usage des cours ; c'est une langue habillée
et talon rouge ; il est des plaisanteries oii elle
ne descend pas.
Marc Musurus, dont tout décèle la bonté
merveilleuse et la politesse, laissa à Erasme
ime impression plus aristocratique.
Il le retiiil un jour à dîner dans sa j)etite
maison de Padoue. Outre ses appointements,
Musurus avait encore la jouissance d'une
ferme que lui avait donnée le prince de (larpi.
De cette ferme, il tirait son vin, son huile, son
bois, son blé. ses fruits, ses légumes. La mai-
on respirait les grâces citadines et l'aisance,
lusurus avait alors avec lui son père, qui était
\enu le voir de Crète.
« Son père était un tout petit vieux qui ne
savait que le grec, nous dit Erasme. Comme
on faisait des cérémonies avant de se mettre à
table, je coupai court et, prenant la main du
bonhomme, je lui dis en grec : « \ous sommes
deux vieux, nous autres, » ce qui le fit beau-
couj) rire, parce que je n'étais guère plus âgé
que son fils. Alors Marc Musurus. se tournant
vers Zacharias, un de ses plus brillants élèves,
l'embrassa en disant : « Et nous deux, nous
sommes les jeunes ! »
HUMANISTES GRECS 123
Ce récit n'est presque rien, mais il est d'une
intimité singulière, et qui rappelle les tableaux
des petits maîtres hollandais, tant il est coupé
juste en pleine vie.
Peu de temps après le départ d'Erasme, la
Ligue de Cambrai obligea Musurus à quitter
Padoue menacé et à suivre à Venise l'Univer-
sité. La panique fut telle qu'Aide ferma ses ate-
liers et courut par toute l'Italie, oii il avait des
biens, pour essayer d'en sauver quelque chose.
Il ne sauva rien du tout du reste et arriva juste
pour être le témoin de ses malheurs.
A partir de ce moment jusqu'en 1513, nous
n'avons presque plus de nouvelles. Chaque fois
qu'un lettré de ce temps passait sous nos yeux,
nous avions envie de lui demander : « Eh bien !
([ue fait Musurus ? )>
Enfin quelqu'un l'a vu. C'est Bartholomeo
Ricci, de Lugo, qui est venu le voir de la part
d'un de ses anciens élèves, alors à Rome, André
Navagero. Voici la lettre, qui est de février
1613, adressée à Navagero. Nous la citons
presque entière :
« Le jour même oii je t'ai quitté., je suis par-
venu à Venise. Courageusement ? diras-tu.
Non. In commodément. La route était tout ce
qu'il y avait de plus boueux, j'avais le cheval
que tu sais et une selle qui m'a tout meurtri.
Dans le milieu de l'après-midi, j'ai pris le ba-
teau pour Mergfara. Le trajet à rames n'est pas
long. Je n'en ai pas moins enduré le froid, sur-
tout aux pieds. Je suis arrivé tard à l'auberge,
très las (mes amis les Abiosii étaient partis pour
rJ4 l'humamsme
Ravenne). Etant donnés le lieu et la fatigue,
je n'ai pas trop mal passé la nuit. Le lendemain
le suis allé voir Musurus. Quand il a entendu
(jue je venais de ta part avec une lettre, il
m'a fait dire tout de suite de monter. Lui-
mème s'est élancé de sa chambre et m'est venu
au-devant à la porte. Avant d'ouvrir le pli, il
s'est enquis comment tu allais, où tu en étais,
avec beaucoup d'affection. Je lui ai répondu
que tout était au mieux. Il lit alors ta lettre,
puis il se livre à toutes sortes de démonstiti-
tions et d'effusions qui me font comprendre
toute la bonne amitié que tu as mise à me re-
commander. Non, je ne pourrais pas te dire
comment ce Grec, comment ce grand homme
a été bon avec moi, ni en quels termes flatteurs
et affectueux il me parla. Son accueil a ])assé
ton attente et tu ne le croirais pas, si je ne te
le disais. Où il a mis le comble à ses bontés,
c'est en m 'envoyant chez les personnes où je
suis encore. Je suis allé le voir hier, je lui al
conté ce qui s'était passé et l'ai remercié de
mon mieux. Il m'a dit aussitôt la joie qu'il en
avait, et il a ajouté très gentiment : « Quoi que
ce soit qui arrive, où je puisse vous être utile,
comptez sur moi. » Il m'a chargé, quand je
t'écrirais, de t'envoyer mille bonjours de sa
part. Je lui ai répondu qu'il avait placé ses
bienfaits en un cœur qui ne les oublierait ja-
mais et j'ai pris congé... »
Voilà donc l'homme tout fondu en obligeance
qu'était Musurus.
Veut-on savoir maintenant quel était le suc-
HUMANISTES GRECS 125
ces de ses cours ? Une lettre à Erasme, d'un
x\nglais de passapfe là-bas, nous en apporte un
écho. Elle nous donne en plus d'intéressants
détails sur les occupations et les amusements
des étrangers à Venise.
« Mon cher Erasme, on ne parle que de vous
en Italie, surtout dans les milieux savants.
Votre Eloge de la folie y a un grand succès.
Ici, Raphaël Regio fait un cours sur Quinti-
lien. C'est un homme instruit et assez éloquent,
mais fort au-dessous d'un certain professeur de
grec, dont le nom m'échappe, mais qui vous
connaît bien et vous porte aux nues. Je fais
tous les jours un brin de conversation avec le
médecin Ambrogio, dans sa boutique, à l'en-
seigne du Corail. J'y rencontre Pierre de Chal-
cédoine et bien d'autres. Le beau-père d'Aide,
le libraire, m'a parlé je ne sais combien de
fois de vous. Il met sa maison à votre dispo-
sition quand vous reviendrez.
<( Le Suisse Pierre Falcon, qu'entre Anglais
nous appelons le Grand, me plaît beaucoup.
C'est ici ïe guide des étrangers. Quel joyeux
compagnon ! Il avait sur sa trirème une gue-
non qui, par ses contorsions, ses malices, ses
gfambades', nous a fait bien rire. Falcon est
très curieux de tout ce qu'il y a de nouveau ;
Tl s'intéresse surtout aux choses de la méca-
nique, porte une bombarde à sa ceinture et
prend note avec soin des sites et des noms des
lieux. Il prépare un livre de voyages. »
Nous savons par Erasme que le professeur
s^rec dont le distrait Watson a oublié le nom
12G I "ht MAMSME
t'st Marc iMiisurus. Le Falcor» flont il est ques-
tion osl-il ce lion éfroïste à qui Erasme écrivait :
<{ Mon cher Falcon, qui ne sait pas s'arran-
ger en ce monde ne sait rien. Fais cas des
lettres, mais n'oublie pas l'arprent. Prends garde
à l'ennui, ça gâte le teint. Avant tout, aie soin
de ta peau. Ne mets rien au-dessus de tes petites
commodités. Cultive l'amitié pour le plaisir
qu'elle donne. Touche à l'érudition avec me-
sure. Aime ardemment, étudie peu, sois pro-
digue de promesses et soigneux de ton argent.
Vis pour toi, porte-toi bien, — pour toi, —
aime-toi seul, ce que du reste tu fais. » ?
Quant au médecin Ambrogio, qui tenait bou-
tique à Venise d'aromates et de pharmacies,
c'était un fort savant homme, un des rénova-
teurs de son art d'après les méthodes antiques.
Il a réfuté Averroès et écrit ime histoire de Noie,
sa ville natale. Il connaissait bien Musurus,
ainsi que tous les lettrés du lieu, au milieu des-
([uels il faisait sonner son langage un peu cru
d'accoucheur.
(( Je né suis pas comme les femmes, aimait-
il à dire, qui, quand elles sont jeunes, ne sont
contentes que d'être enceintes et voudraient
mettre bas à tous coups vivement, quittes à
n'avoir que des enfants débiles ou pas viables ;
moi, je ne pondrai mes livres qu'après les avoir
longtemps portés. »
Mais revenons à Musurus. Je m'en suis écarté
pour le plaisir qu'il y a à voir vivre et parler
des morts et aussi pour établir un peu de oir-
culation autour de lui.
HUMANISTES GRECS 127
Aide avait rouvert ses ateliers, après les avoir
laissés fermés pendant quatre ans. (( Mais
voyant qu'au lieu d'avancer, écrivait-il à Nava-
gero, tout allait de mal en pis et que s'étendait,
au lieu de s'éteindre, l'incendie de la guerre, je
suis revenu à Venise, qu'on peut, de nos jours,
appeler une autre Athènes, tant à cause de tant
d'hommes éminents en savoir qu'à cause de
notre Musurus : c'est sur son conseil et sur le
vôtre que j'ai changé d'avis et suis retourné
à ces travaux qui m'ont déjà pris vingt ans de
ma vie et qui paraissaient si au-dessus de mes
forces... »
D'un autre côté, Léon X était arrivé à la pa-
pauté, tout plein des idées des Médicis, avec
la volonté d'être le véritable pape des lettres
et des arts. Tout de suite il avait appelé à lui
Bembo, qu'il avait connu à Florence au temps
oii Bernard Bembo, le père, y représentait
Venise ; il avait fait venir aussi Sadolet, puis
Lascaris. A peine à Rome, Lascaris parla au
pape de son élève et ami Musurus : Bembo vint
par là-dessus et renchérit sur les mérites de ce
savant, qu'il dit être l'ornement de Venise.
Tout de suite Léon X proposa de lui confier la
fondation d'une école grecque à Rome.
Bembo fut chargé de rédiger la lettre, que le
pape signa.
(( Très désireux de restaurer, autant qu'il
sera en mon pouvoir, les bonnes études
«grecques, à peu près abolies et perdues, et sa-
chant, d'putre part, combien vous y êtes propre
et profond, je vous mande de vouloir bien vous
128 l' HUMANISME
charfrcr d'amener chez nous, de Grèce, dix
jeunes enfants bien doués, plus même si vous
le jucrez bon, et qui ayant parlé le prec de bas
a^re, comme leur lan^rue maternelle, et en ayant
acquis une vraie connaissance, puissent aider
à former ici une sorte de séminaire des belles-
lettres. Jean Lascaris, que ses vertus et sa va-
leur littéraire m'ont rendu très cher, vous en
écrira plus au lonj;. Quant à vous, les preuves
déjà anciennes de votre dévouement à ma per-
sonne m'assurent que vous vous emploierez de
votre mieux à la réussite de mon projet. De
Rome, le 8 des ides de mars 1518. »
Cette lettre était un événement. Musurus en
causa avec son ami Aide. Ces deux hommes
naïfs et charmants, qui avaient toujours vécu
retirés de la politique, en conçurent de vastes
espoirs pour la paix du monde. Ils achevaient
une édition de Platon ; ils décidèrent à ce pro-
pos de frapper un p-rand coup. Musurus com-
poserait un beau poème en grrec, qui paraîtrait
en tête de l'ouvrap-e et serait adressé à Léon X,
et Aide y ajouterait une lettre-dédicace de son
cru. On y demanderait au pape de faire la paix
p\ dp tourner contre le Turc les armes de la
chrétienté. Aide pensa aussi qu'il serait bon de
recommander à Sa Sainteté leur Académie, qu'ils
eussent voulue durable et qu'ils redoutaient de
voir se disperser. Aide prit la plume et écrivit :
'< Nous donnons donc aujourd'hui. Très
Saint Pontife, tout ce qui reste de l'œuvre de
Platon, et nous le plaçons sous les auspices de
votre nom bienheureux. Marsile Ficin, nourri
HUMANISTES GRECS 129
dans votre maison, dédia sa traduction de Pla-
ton à Laurent, votre père, qui favorisa toujours
les plus doctes en l'une et l'autre langue, telle-
ment que, lui vivant, Florence fut comme une
autre Athènes. Nous avons voulu, nous aussi,
dédier justement à vous. Souverain Pontife,
honneur et espoir des érudits de notre âge, les
livres de ce même auteur, mais cette fois en
grec et en attique, tels, en un mot, qu'il les
composa. Et comme nous nous ouvrîmes de ce
projet à certains de nos amis, ceux-ci, encore
que la première idée m'en fût venue, me firent
remarquer affectueusement que personne n'était
plus qualifié pour recevoir les travaux de cet
homme que vous, suprême évêque des choses
divines. Mes amis espéraient que cela profite-
rait merveilleusement à l'Académie, que nous
enfantâmes en tant d'années, si vous la réchauf-
fiez en votre sein, si vous la preniez sous votre
protection, si enfin vous l'établissiez, éternel
bien pour les hommes, en votre ville de Rome.
L'un des membres de cette Académie, pour ne
pas dire le principal, est ce même Musurus, de
Crète, qui a revu avec le plus grand soin ces
livres de Platon, les colligeant sur les plus an-
tiques exemplaires, pour, de concert avec moi,
ce qu'il a toujours fait, apporter aide et aux
Grecs et à nos Latins. Non moins que nous, il
forme des vœux pour la paix ; lui aussi vous
prie de soutenir de vos subsides notre Académie.
Enfin, vous verrez tout ceci clairement exposé
dans sa docte, élégante et grave élégie grecque,
qui est tout de suite après la table. »
130 l'humanisme
Pour moi, je trouve la candeur de cette fin de
lettre purement adorable.
Le poème de Musurus est assez long, mais
d'une belle tenue. Cela a l'allure fière, précise
et décente d'une antique draperie. Les lettrés
furent émerveillés ; ils n'avaient rien vu d'aussi
purement grec depuis l'école d'Alexandrie.
La récompense ne se fit pas trop attendre.
Trois ans après, Musurus fut nommé à l'arche-
vêché de Malvasia, en remplacement de Ralli,
qui venait de mourir.
Le médecin Ambrogio, dans la boutique de
qui aboutissaient tous les potins de Venise, en
annonça l'événement à Erasme.
« Vous saurez, mon cher Erasme, que, par
un décret du Sénat, annoncé par le crieur pu-
blic, on s'occupe de trouver ici un successeur
à Marc Musurus pour enseigner la littérature
grecque. Le traitement est fixé à cent écus d'or.
De tous côtés, des candidats se préparent. Si
vous connaissiez quelqu'un dont cela puisse
faire l'affaire, qu'il se trouve ici dans les trois
mois. ))
Et il ajoute avec ce goût du trivial que nous
lui avons déjà vu :
(( Vous vous souvenez de cette grande tourbe
d'auditeurs qui, comme des poussins, pépiaient
sous Musurus. Plusieurs sont devenus de
grands poulets qui ne pépient plus, mais pipent
et chantillent et ils entreprennent d'un grand
courage de monter dans la chaire de leur pré-
cepteur. Parmi les plus élégants se trouve
Petrus Alcvonius. »
HUMANISTES GRECS 131
« Votre lettre — répondit Erasme — vient de
renouveler en moi tout notre passé d'affection.
En la lisant, j'ai cru être encore à Venise, re-
voir et embrasser mes vieux amis, Aide, Egna
zio, Alcandro, Musurus et vous, le plus char-
mant de tous. Heureux Ambrogio, à qui il a
été donné de vieillir dans les belles études, au
sein de la ville la plus magnifique du monde,
au milieu de patriciens et d'érudits, tandis que
mon mauvais génie m'exerçait par plus de
malheurs et d'erreurs que jamais Neptune ne
fit pour Ulysse homérique !
(( Donc, Marc Musurus a mieux aimé être
évêque que professeur et Rome l'a absorbé. Je
ne crois pas qu'il y ait chez nous personne
d'assez impudent pour vouloir se produire sur
ce théâtre et se mesurer avec la postérité in-
tellectuelle de Musurus, car il n'y aurait à ré-
colter que sifflets et que rires.
« Prenez grand soin à votre santé, très docte
Ambrogio, pour que vous puissiez encore avan-
cer dans vos bonnes études et pour que long-
temps ma vieillesse puisse jouir de la vôtre.
Car, sous le rapport de l'âge, j'ai bien rattrapé
de votre avance. Je suis presque tout blanc.
« Saluez de ma part l'excellent Egnazio,
Asola (beau-père d'Aide) et sa famille, en par-
ticulier le petit Manuce, qui jouait sur mes ge-
noux quand j'étais là-bas. »
L'arrivée à Rome de Musurus lui constitua,
aux yeux du monde, une sorte de cardinalat de
la pensée. De tous les coins de l'Europe, on fut
curieux de lui. Antoine de Baïf, pèrede notre poète.
132 l'humanisme
Passant torrents et monts jusqu'à Rome alla voir
Musure Candiot. ..
Fort honoré du pape et très caressé par son
entourage, il semblait, lui aussi, promis à la
pourpre. Tout le monde s'y attendait. Lui-
même y crut et s'en réjouit à l'avance, comme
d'une distinction qui rejaillirait sur sa patrie
morte. Il serait le cardinal grec et reprendrait
la suite de Bessarion. Peut-être cette situation
lui permettrait-elle de faire entendre sa voix
à la chrétienté et de prêcher la Croisade. Tl
l'eût prêchée en homme de la Renaissance, mê-
lant à l'appel du Christ la voix d'Homère.
Cela le jeta dans la voie des ambitions et des
intrigues cléricales et mondaines. Il y usa vite
la petite lampe. Cet homme, d'une nature dé-
licate et d'une santé frêle, avait la fine et
douloureuse sensibilité des poètes trop intel-
ligents et des silencieux.
Il avait toujours été d'un caractère im peu
triste ; il portait au cœur je ne sais quelle mys-
térieuse blessure, — clam ulceratiis, — dit
Pierio Valeriano.
Léon X fit par là-dessus une promotion de
trente et un cardinaux. Musurus n'y figurait
pas. Il se crut trompé ; il crut sa patrie mépri-
sée en sa personne, « et pour porter son ressen'-
timent aussi loin qu'il pouvait aller il en fut
malade de l'hydropisie, dont il mourut. »
J'ai reproduit à dessoin cette phrase fielleuse
de Paul Jove, fort malicieusement traduite par
î'imaginatif M. de Varillas, car il faut citer
aussi les mots des contemporains malveillants.
HUMANISTES GRECS 133
Les potins cueillis dans les coteries littéraires
font partie de l'histoire. Et celui-là est bien ce
que nous appellerions <( une rosserie » de bon
confrère.
Les honnêtes gens en furent indi^rnés. << Ceux
fjui ont osé tenir un tel lano^age, dit Lylio Gy-
raldi, montrent bien qu'ils ne savaient où
mordre de leurs calomnies le plus docte et le
plus modeste des hommes. Certes, ils sont bien
infâmes, ceux qui ont colporté de pareils pro-
pos sur un homme aussi universellement ho-
noré et qui laisse après lui tant d'illustres
disciples, dont les paroles et la vie suffisent à
le défendre. »
Musurus mourut donc en 1517, jeune en-
core ; il n'avait guère que quarante-sept ou
quarante-huit ans. On l'enterra dans le temple
de la Paix.
Le cardinal Bombasio en écrivit la nouvelle
sans commentaires à Erasme.
(( De Musurus, répondit Erasme, tu m'écris
une grave chose ; désormais il combattra avec
toutes les corneilles. )>
Que veut-il dire P A quoi fait-il allusion ?
La dernière ligne est un vers grec, dans le
mystère duquel elle s'enroule et fuit ironique-
ment et mélancoliquement. Je vois seulement
qu'il y est question de départ et d'obscures dé-
cisions des dieux.
J'imiterai Erasme et m'arrêterai au seuil oij
sa pensée fantasque m'a conduit.
Il
ANDRÉ NAVAGERO
Chose remarquable ! La plupart des élèves de
Musurus furent surtout des latinistes. C'est que,
pour que nous usions volontiers d'une langue,
il faut que cette langue corresponde à nos ha-
bitudes de penser et soit dans le tour de notre
esprit. Et ce pli mental, les conditions de la vie
au milieu desquelles nous devons évoluer nous
le donnent.
Un Vénitien, de famille sénatoriale, par
exemple, acceptait, dès l'enfance, des idées
dont la direction le séparait à jamais d'un Flo-
rentin orienté, en naissant, vers des concep-
tions démocratiques. Les cerveaux de l'un et de
l'autre étaient organisés sur le plan même de
leurs républiques ; les sentiments et les pensées
du Vénitien se rangeaient et défd aient avec
ordre ; ceux et celles du Florentin se pressaient
tumultuairement et souvent la raison y cédait
à l'émotion.
Le noble Vénitien puisait dans les préjugés
136 l'humanisme
de sa caste et tic son milieu politi(jiic des opi-
nions qui s'accommodaient d'elles-mêmes à la
forme oratoire de Rome, L'analopfie des insti-
tutions avait abouti à l'analogie des intelli-
gences. A côté de ce latin, où la phrase se
déployait avec une ampleur de draperie et se
pouvait relever en des mouvemients de toge,
l'italien lui-m.cme n'était qu'un idiome de gon-
doliers. Et quant au grec, pour avoir servi à
des démocraties, il gardait je ne sais quoi de
léger, de narquois, d'indiscipliné, de téméraire,
qui compromettait un peu la solidité des
pensées.
Venise latinisait donc, d'instinct, au con-
traire de Florence, où le génie hellénique
s'acclimata si vite que des jeunes filles mêmes
composaient des poésies grecques.
Le type, à cette époque, du Vénitien dont
nous parlons fut cet André Navagero, à la prière
de qui Aide avait rouvert ses ateliers. Elève de
Musurus, il édita Pindarc, ce qui prouve qu'il
n'était pas un médiocre helléniste.
Mais, pour les raisons que j'ai dites et qui
tenaient à son vénitianisme profond, il mettait
Démosthène fort au-dessous de Cicéron, et cela
dans la mesure évidemment où la démocratie
athénienne lui paraissait inférieure à l'aristo-
cratie romaine.
Jus([Me dans la matière d'amour, sa jeunesse
se reconnut dans le latin sensuel de Catvdle.
Et les comédies de Térence, spirituelles, im-
morales et tendres, l'enchantèrent d'aventures
qui étaient à peu près celles de sa ville et où
ANDRÉ NAVAGERO lu 7
('ta'ient imaginées de si jolies tromperies contre
les vieux Gérontes de parents assez durs pour
s'opposer aux tendresses que les jeunes patri-
ciens veulent à leurs filles.
Aussi y a-t-il dans ses poésies erotiques la-
tines une ardeur joyeuse et sonore qu'on ne
retrouve pas à ses poésies italiennes. Là, il
imite Pétrarque, il fait de l'esprit, il est alam-
biqué, il parle une langue étrangère et s'efforce
à exprimer des subtilités qui n'ont rien à voir
avec la manière franche dont il entend l'a-
mour.
Ses amis font comme lui : Pierre Bembo, Fra-
castor,, Canalis, les Turrii, Bardulo, la jeunesse
dorée. Ils vont chercher des maîtresses dans la
petite bourgeoisie et le peuple. Ce sont de char-
mantes filles aux cheveux roux, telles qu'en
peindront le Titien et Rubens, et qui reçoivent
ces jeunes seigneurs comme des dieux, très
beaux, très doux et très tendres. Le sentimen-
tal Bembo, dont la jeunesse, il est vrai, s'était
écoulée à Florence et en Sicile, garda jusqu'à
la fin sa chère Morosina.
Les petites amies de Navagero furent plus
nombreuses. Elles portent, dans ses vers, des
noms de fantaisie : Hyella, Lalagé, Gellia, des
noms qui les coiffent de clarté et dont il les
fait changer comme de bonnets. Il prend à leurs
corps menus un plaisir tout artistique et refait
d'imagination et de réminiscences, autour
d'elles, un antique et très littéraire paysage,
dont s'augmente sa volupté. Il se fait Catulle,
Ti bulle et Properce et pviise là, pour ses amours,
138 l'humanisme
la certitude d'accomplir, en y cédant, quelque
chose de très classique et de quasi divin.
A cette idée, tout pour lui se transfigure.
« Je me suis glissé, dit-il, par-desous la haie et
je t'ai pris trois baisers. Je n'ai pu faire davan-
tage parce que ta cruelle mère était là. n Au
besoin, il prouverait à cette cruelle mère com-
bien elle a tort de s'opposer à des actions si vé-
nérables et si saintes, dont l'usage se peut justi-
fier par les citations de tant d'excellents auteurs.
Heureusement, il y a de bonnes et sages
vieilles, qui, de tous temps, ont compati aux
peines des amoureux. Chaque nuit, une d'elles
le conduit dans les bras d'Hyella, et, pour que
les pnrents ne s'aperçoivent de rien, vaillam-
ment elle fait sentinelle à la porte. Aussi
l'appelle-t-il la fidèle nourrice.
Il vit son personnage avec tant de conviction
qu'il en arrive sérieusement à faire sa prière
aux dieux. « C'était aux environs de Vérone,
raconte Fracastor. Nous étions montés sur une
colline pour saluer l'aurore et le soleil levant :
rien de plus vaste et de plus pur que le spectacle
que nous eûmes. Les bois et les montagnes com-
mençaient à s'emplir partout au loin de mu-
gissements, mais, sauf de rares bergers et leurs
troupeaux de bœufs, rien ne bougeait dans la
campagne. La prairie oii nous étions descen-
dait en pente à une fontaine. Là, le rocher
creusé avait formé comme des coupes de cha-
cune desquelles l'eau stillait en faisant sur le
sol un bruit de pluie... Nous nous assîmes en
cercle, et Navagero, comme touché par la muse,
À
ANDRÉ NAVAGERO 139
après avoir parcouru l'horizon d'un regard
inspiré, se mit à moduler des vers, après quoi,
tirant de sa poitrine un Virgule qu'il ne quit-
tait jamais, il en commença la lecture avec tant
de chaleur et d'harmonie — il lisait merveil-
leusement — qu'il nous semblait emporté par
une fureur divine ; il alla ainsi jusqu'au milieu
des bucoliques, poussa un cri et jeta son livre.
Jean-Baptiste Turii écoutait, immobile, les
dents serrées, les yeux fixes, comme oppressé
de stupeur et d'admiration.
« Navagero fît avancer au milieu de nous, un
joueur de cithare, et, après un prélude, il se
leva :
(( Dieux et déesses des monts et des fontaines,
dit-il, vous tous et vous toutes que les poètes
ont été les premiers à connaître et à montrer
aux autres hommes ; vous, en particulier, qui
animez ces eaux ; et toi, Apollon : et toi, Pan,
dieu des bergers ; et toi, Baldo, père des forêts,
des sources et des nymphes, approchez, écou-
tez tous et soyez-nous favorables. »
Cela n'est pas plus ridicule, après tout, que
certaines mises en scène théâtrales du roman-
tisme. Et on comprend que Nava^rero ait été
sacré par l'enthousiasme de ses camarades
prêtre des Muses et ait été écouté d'eux comme
un oracle. Il usa de cette situation de chef
d'école pour rég-enter le Parnasse à sa ffuise et
en exclure les poètes qu'il n'aimait pas. Chaque
année on brûlait solennellement un exemplaire
de Martial, réputé dégoûtant d'obscénité, et si
on n'infligea pas le même traitement à Plante,
140 l'humanisme
il II "on iiîf pas moins décrété qu'on le mettrait
fort au-dessous de Térence.
Du reste, dans le groupe de ces jeunes poètes
nco-latins, Navagero semblait s'élever au-dessus
des autres de toute la tête. On le regardait
comme un génie. La musique de ses vers et
les imag'inations riantes dont ils sont pleins
leur donnailent sans doute, pour des oreilles
italiennes, des grâces que la traduction dissipe.
Pourtant, le mouvement de la pièce que je vais
citer aurait pu plaire à André Chénier :
« Je tremble, ma Gellia., lorsque tu vaga-
bondes à travers la campagne peinte et lorsque
à fa rousse chevelure tu attaches des fleurs, je
tremble que, du sommet des astres, ne se rue
sur toi Saturne, (pie tu ne sois la proie de quel-
que dieu jaloux. Neptune a bien pris Amymone,
en plein champ, comme elle passait une urne
sur la tête. lo de même a subi le Tonnant et sur
son front horriblement changé il a planté des
cornes. Proserpine ne fut-elle pas ravie sur le
char du Tartare et emportée dans un autre
royaume par le père infernal ? Europe de Sidon
se promenait comme toi quand elle fut traînée
au milieu de la mer par le taureau divin. Et la
forêt ne m'inspire pas de moindres craintes :
là habitent les satyres et Pan et Faune, ter-
reur des hamadryades errantes. Là, Daphno
fut métamorphosée en feuillages et Parrhiasis
devint une bête des bois. Que si j'étais avec toi,
je n'aurai plus peur des ruses et des rapts des
dieux. Partout, (^n ma compacrnie, tu serais en
sûreté, Gellia. Si Daphné perdit sa figure parmi
ANDRÉ NAVAGERO 141
les frondaisons des arbres et si Proserpine
roula jusqu'à l'empire du Styx, c'est qu'il est
facile d'attirer au piège les jeunes filles que ne
garde pas l'Amour. Si j'étais avec toi, Gellia,
nous nous coucherions dans l'ombre brillante
et sur notre lit de verdure nous recevrions les
envoyés du sommeil. Jambes nues, ensemble
nous descendrions aux fontaines lorsque If
Chien étoile ferait la terre trop brûlante. Nous
courrions les bois à la poursuite des caresses fu-
gaces et nous nous amuserions à tromper les
oiseaux par nos gazouillements. »
Le même Chénier eût goûté sans doute aussi
l'épitaphe du petit chien Borget, qui se termine
par ce trait touchant : « Pauvre petite bête,
comme tu vas avoir peur là-bas des ombres
noires !... »
Quoi qu'il en soit, le petit cénacle littéraire,
grossi de prosateurs tels que Ricci et Christophe
de Longueil, décréta Erasme d'excommunica-
tion pour avoir écrit dans un latin tudesque.
(( Sus aux barbares ! » devint, à l'appel de Na-
vagero, le cri de la jeune Italie. On fonda le
groupe des Cicéroniens, qui ne devaient em-
ployer aucune expression qui ne fût dans
Cicéron.
(( Comment 1 s'écria Erasme, après quinze
siècles qui ont introduit dans les choses et les
esprits tant de changements et de nouveautés,
on voudrait nous imposer de parler et d'écrire,
sur ces sujets, une langue qui n'a pas de mots
pour y correspondre. Mais c'est tout simplement
ridicule, et Cicéron serait le premier à se mo-
142 l'humanisme
quer de ses disciples, s'il revenait parmi nous. »
Erasme avait certes raison. Il était bien évi-
dent que si l'on voulait rendre le latin langue
universelle il fallait le rajeunir et en refaire
un parler moderne et vivant. Cela avait fort
bien commencé et cela eût pu conduire à un
fait immense. Imaginez en Europe une seule
langue intellectuelle, commune à tous les grands
esprits d'Angleterre, d'Allemagne, des Flan-
dres, de France, d'Espagne et d'Italie. Celait
la fusion rapide des intelligences : il en fût sorti
un courant formidable, qui aboutissait irrésis-
tiblement à la reconstitution de l'ancienne
République romaine.
Et c'est ce dont ne se souciaient pas sans
doute les Italiens, humiliés, foulés, ruinés par
les autres peuples, et impatients de se retrouver
seuls chez eux et de recouvrer leur suprématie
artistique et littéraire.
Et c'est ce dont se souciait moins encore An-
dré Navagero, trop bon Vénitien pour consentir
que sa patrie abdiquât entre les mains de Rome.
Il se disait que la véritable Rome était à Venise,
dans le sein de ce sénat, légitime héritier du
vieux sénat romain, dont la sagesse avait con-
quis le monde.
Le but qu'à travers des exagérations juvé-
niles poursuivait Navagero, en s'éprenant si
bruyamment de Cicéron, était de donner à ses
collègues du sénat de Venise le goût de ces
beaux débats politiques, de ces éloquentes for-
mules où tiennent tant de larges vérités et
tant d'expérience des hommes, et qui sont déjà
ANDRÉ NAVAGERO 143
i
de l'action. Ces beaux débats, il rêvait de les
relever,, non seulement pour leur pompe intel-
ligente et pour leur apparat, mais encore et
surtout pour leur substance.
A la théorie il voulut ajouter l'exemple.
Tout Venise alla l'entendre prononcer les orai-
sons funèbres de la reine de Chypre, du général
Alviani et du doge Loredano. Il y fut superbe.
En l'écoutant, on dut se croire à Rome. De telles
illusions peuvent être fécondes. Pour former
un grand peuple, il peut suffire de lui suggérer
une ambition collective qu'il prendra ensuite
pour son destin.
Je ne crois pas cependant que l'impression
produite par ces discours ait amené un tel
prodige. On s'accorda à en louer la belle or-
donnance, la hauteur de pensée, mais on ne
lui fit pas ce sacrifice de devenir des âmes en-
tièrement romaines. Lui-même sentit que cela
n'était que de la grande réthorique. Il ne s'obs-
tina pas. Il laissa tomber peu à peu ce manteau
romain dont il avait fait tant d'embarras et qui
lui avait semblé d'abord se confondre avec sa
propre personnalité. Un moment vient en effet
011 l'on s'aperçoit que les idées de parade, avec
lesquelles nous sommes allés au succès, ne
sont plus portables et qu'une matinée de gloire
a suffi à les défraîchir. C'est un moment mé-
lancolique et qui fait douter de tout. Pour la
première fois, on va dans la rue, réduit au
simple équipage des autres hommes, tel qu'on
est et tel qu'on n'a jamais voulu s'avouer à
soi-même qu'on était.
J44 l'humanisme
Navagero avait alors quarante ans, l'âge où
l'homme mue, où ses chimères tombent.
i( Tu me croiras si tu veux, écrivait-il à son
ami Rhamnusio, du Conseil des Dix, mais je
ne me sens plus aucune ambition. Je n'ai plus
souci que des jardins de mon cher Murano, que
je recommande inslamment à tes soins et que
je veux voir fleuris lorsque je retournerai à
Venise. »
Ce qu'il y avait en lui de factice et d'ar-
chaïque avait disparu.
Il restait ce qu'il avait toujours été au fond,
un vrai Vénitien, sérieux, éclairé, de pensée
libre et de sens rassis, qui écrivait ses lettres
et ses rapports en italien. Le païen qu'il s'était
piqué d'être avait fait place à un bon catholique
croyant et pratiquant, ce qui ne l'empêchait
pas de ju^rer des choses de la conscience en
véritable homme d'Etat.
Aussi le sénat n'hésita-t-il pas à lui confier
la difficile ambassade d'Espagne. Nommé le
10 octobre 1523, il ne put partir rejoindre son
poste que près de deux ans après, le G avril
1525.
Voici un fragment de sa première lettre à
Rhamnusio datée de Barcelone :
<f Enfin je suis sorti de la mer î advienne
que voudra. Le reste ne me semble rien. J'ai
échappé au monstre. Avant que je reloiirne m'y
confier il me faudra de bien graves raisons. Le
danger a été deux fois plus grand que je ne
te l'ai écrit de Calvi. Les marins les plus exer-
cés se confessèrent a'ux frères qui étaient là.
ANDRÉ NAVAGERO 145
Quelques-uns nous dirent qu'en quarante ans
de traversées ils n'avaient jamais vu rien de
pareil. Sans le vent qui nous a poussés, nous
étions engloutis. Je n'ai jamais mieux compris
les montagnes cVeaux dont parle Virgile. Ces
montagnes d'eaux me faisaient jusque-là l'effet
d'une exagération de poète. Mais, après ce que
j'ai vu, je trouve l'image plutôt faible. »
Il passa une grande partie de sa légation à
visiter l'Espagne et à prendre de curieuses
notes sur les villes et les mœurs. Quand la
Ligue rompit avec Charles-Quint, il y eut pour
lui et ses collègues de Rome, d'Angleterre et de
France un moment difficile. « L'empereur nous
fît dire d'avoir à nous tenir prêts à quitter la
cour dès le lendemain et d'aller à huit lieues
de là, à Pozza, attendre une décision. Cela nous
parut une chose toute nouvelle de voir traiter
des ambassadeurs de cette manière, mais enfin
force fut de nous soumettre. La nuit, on mit
des gardes à notre porte et, au lever du jour,
don Lope Hurtado de Mendozza nous vint
prendre avec 50 fantassins et 30 cavaliers qui
nous escortèrent, sans nous permettre d'échan-
ger entre nous une seule parole. »
A la fin pourtant, on les expédia sur Fonta-
rabie. Ce fut l'occasion, pour Navagero, de voir
la France. Il la remonta par Bordeaux, Poitiers,
Orléans, jusqu'à Paris et redescendit par Ne-
vers, Moulins, Tarare, Lyon, Chambéry, Mont-
cenis jusqu'en Italie. Je regrette de ne pouvoir
ici résumer cet intéressant voyage. Paris
l'étonna particulièrement. « On ne pourrait
10
146 l'humanisme
comparer cette ville qu'à Venise, mais elle est
l>ien plus peiiplée et renferme bien pins (\c
bontiqnes et de métiers. On dit qn'elle a sept
cent mille âmes ; le chiffre me paraît exagère,
mais, à mon avis, elle en a bien de trois à
quatre cent mille. Beaucoup de belles rues si
pleines de boutiques que c'est merveille. Beau-
coup de bonnes maisons aussi, mais qui exté-
rieurement pourraient être mieux. Le nombre
de personnes richissimes, marchands ou gen-
tilshommes, n'y est pas croyable. Le Parlement
amène beaucoup de mouvement, l'Université
forme aussi une p^rosse population. C'est le seul
endroit du monde où le roi peut arriver avec sa
cour sans qu'il y paraisse. La merveille, c'est
qu'avec tant de monde à nourrir, Paris soit
encore le premier et le plus abondant marché
de l'Europe. Cela doit tenir à la Seine et à la
facilité qu'elle donne d'y amener des vivres
par voie de mer. Parmi les ^rens de métier,
je citerai surtout les orfèvres, dont les menus
et artistiques bijoux se répandent par toute
l'Europe. Tl y a deux ponts sur la Seine, un de
bois et un de pierre, o-arnis l'un et l'autre de
petites maisons sur les deux côtés, de telle sorte
qu'on n'a pas la sensation, quand on y passe,
d'être sur un pont. — Enfin, que diraîs-je,
sinon que Paris est la plus grande et la plus
belle cité de l'Europe. »
Sur Lyon, il écrit : (^ La plus irrande partie
de la population de cette belle ville est com-
posée d'étran^rers de diverses nations. Mais les
Italiens dominent. La plupart des marchands
ANDRÉ NAVAGERO 147
sont des Florentins ou des Génois. Lyon est le
centre du change pour l'Italie, l'Espagne et
la Flandre. )>
A peine arrivé à Venise, Navagero dut en
repartir. Le sénat l'envoyait en France comme
ambassadeur. Il était très fatigué, mais le pa-
triotisme le commandait. Il se remit efl route.
Il eut assez de force pour atteindre Blois et
présenter à François P^ ses lettres de créance.
Dès le lendemain presque, la fièvre le saisit. Il
comprit qu'il allait mourir, et, ayant mandé
ses domestiques, il leur ordonna de brûler à
peu près tout ce qu'il avait écrit d'ouvrages
littéraires, ne voulant rien laisser après lui que
d'achevé. Noble stoïcisme ou appréhension du
ridicule posthume, cet acte relève d'un bien
farouche orgueil.
En déposant avec la vie ce qui aurait pu
en être les marques et le témoignage et en sor-
tant ainsi presque tout entier du monde, espéra-
t-il ériger de lui dans la mémoire des hommes
une image plus touchante ?
En tout cas, ses amis l'acceptèrent ainsi.
Toute l'Italie le pleura.
(( La lamentation monte d'henre en heure,
écrivait Bembo. Quand reverra-t-on ramassée
en un cœur une vertu pareille ? Pourtant, au
milieu de mon deuil, je me console, — parce
que maintenant tu te trouves avec ces âmes
antiques, — que tu aimas tant. »
m
LE POETE MICHEL MARULLE
C'est une émouvante figure que celle du
poète Michel Marulle. Ses vers sont fins
et sonores. Une mâle tristesse y prolonge
le chant clair des syllabes. Aucune rhétorique
n'en altère la simplicité. Un curieux mysti-
cisme panthéiste et païen emplit et soulève ses
hymnes au Soleil, à la Terre, aux dieux pre-
miers, par qui l'univers se m.eut et respire.
C'est très antique à la fois et très moderne. Et
l'on ne comprendrait pas l'oubli où cette œuvre
est tombée, si l'on ne se rappelait qu'il l'écrivit
en latin.
I
Lorsque l'Arioste et Sannazar le connurent,
Michel Marulle servait, comme cuirassier, dans
la bande de Nicolo Ralli, de Sparte, tout petit
condottiere et entrepreneur de combats, qui
avait ramassé un peu partout, sur les routes
150 i/humai\isme
depuis la Thrace jusqu'au Danube, des Grecs
errants et sans emploi, aérolithes humains, dé-
bris (le la catastro})he (juasi cosmique qui avait
anéanti leur antique patrie. De longues chevau-
chées en Allemagne devaient avoir donné à la
phipart de ces aventuriers des figures de
reîtres. En ce moment, ils venaient peut-être de
France, où un vers de Pietro Crinito me fait
supposer qu'ils avaient guerroyé, pour le compte
de Louis XI. Comme ils avaient l'intention de
s'embaucher en Italie, ils ne manquèrent cer-
tainement pas d'y opérer une entrée de nature
à frapper les imaginations. Ce fut donc, sans
doute, en grand et épouvantable appareil, au
son des trompettes, c| n'apparut là-bas, le pur
et doux poète Marulle, au nom latin.
Les guerres que se faisaient les Italiens,
avant l'arrivée des Français, comportaient plus
de mise en scène que de mal. Aussi Marulle,
entré le matin, dans une ville, par la brèche,
pouvait-ii s'y faire présenter, le soir, aux lettrés
et aux dames. Il y séduisait tout le monde par
l'élégance d'allure (jue garde au corps l'habi-
tude des marches vives et rythmées et des sauts
d'obstacle, par les grâces aussi d'un esprit en-
joué, délicat et fier, qu'enveloppait une légère
tristesse. Peut-être les jaloux et les gens corrects
lui auraient-ils reproché certaine négligence
de costume, mais les femmes aimaient au con-
traire en lui cet air d'abandon de soi et cette
subtile poussière qui leur paraissait venir au-
tant de son propre cœur que des routes où il
s'était lassé.
LE POÈTE MICHEL MARULLE 151
On savait qu'il avait habité longtemps
l'ancienne Scythie et vécu sa vie militaire,
parmi des tribus nomades et sous des chefs
féroces. Il en avait rapporté des poésies latines,
où résonnaient, rauques ou plaintives, toutes
les impressions de l'enfant qu'il n'était plus,
de l'exilé qu'il étajit toujours. Il y chantait,
avec un lyrisme sombre et des accents à la
Tyrtée,, les vingt mille Grecs de l'Indépendance,
tombés ensemble, sur le champ de bataille, où
les avait conduits son grand-père le général
Michel Tarchaniote : « Leurs cadavres, disait-
il, ont été abandonnés aux bêtes sauvages.
Qu'iimporte ? Ils cherchaient, en combattant,
une honorable mort, non un tombeau ! »
On savait encore que sa famille était de
Sparte. — Ce détail nous est donné par Sanna-
zar. — Quant à lui, il était né sur les grands
chemins, pendant qu'échevelée, au travers des
épées et des flammes, sa mère Euphrosyne
Tarchaniote, femme de Manilius Marulle, tâ-
chait de gagner Raguse, où les siens la devaient
rejoindre. Ce fut là que vint la retrouver Paul
Tarchaniote, le seul de ses quatre frères qui
eût survécu. Il apportait dans des urnes les
cendres de leurs morts.
Peut-être est-ce dans ces urnes, forme de sé-
pulture appropriée à la vie errante, que le
poète puisa son âme païenne. Plus tard, en li-
sant Virgile, il se rappela que lui aussi avait fui
par les terres et les mers avec ses morts ; le
souvenir et la poésie se mêlèrent pour lui faire
une religion, et du cours hasardeux du monde
152 L'nUMAMSME
il conclut que tout dosait rire conduit par des
astres pensants et des Titans souterrains.
De Kaguse, la petite tribu d'exilés avait émi-
^né vers Rome. C'était une tradition chez les
Marullc, que leurs ancêtres étaient jadis venus
d'Italie en Grèce. Ils crurent sans doute qu'ils
trouveraient là-bas des parents empressés à les
reconnaître et à les aider. J'imagine qu'ils ne
firent que changer de déceptions.
Manilius Marulle, le père du poète, me paraît
n'avoir été qu'un assez pauvre homme au
cœur chimérique. Bon mari, bon père, il eut
six enfants. J'ignore de quoi ils vivaient tous,
mais si l'on en juge par les douloureux échos que
contiennent les vers de Michel Marulle, leur
existence dut être très dure.
Vint même un moment où il fallut se dis-
perser. Les garçons allèrent chercher du ser-
vice, chacun de leur côté, dans des armées
barbares.
Le poète était alors à peine plus qu'un enfant,
pas encore un homme. Il partit désolé, mais
résigné, sachant (|u'il ne reverrait probable-
ment plus sa mère, qui, en effet, mourut pen-
dant son absence. Il lui composa une épitaphe,
(pii rappelle celles de l'Anthologie : « Quelle
est la Dame fjui repose dans ce tombeau ? la
Beauté. OuelcpTun a dit : la Pudeur. Oui, c'est
Elle ! )) Et, pour s'acquitter tout à fait avec les
chères mémoires, il en joignit une non moins
belle, pour son grand-père Michel Tarchaniote,
cfu'il n'avait pas connu, mais dont l'héroïsme
avait été l'objet des conversations de plus d'une
LE POÈTE MICHEL MARULLE 153
veillée : u Ne t'émeus pas, passant, de me voir
clos dans une urne empruntée. Ceci est la faute
de la fortune. Je n'en ai pas souci. »
Mais rien, dans son œuvre, n'égale,, en
grâce douloureuse, le chant funèbre que lui
arracha la mort de son jeune frère Jean Ma-
rulle. Les mots les plus doux du latin y en-
lacent plaintivement leur gerbe sonore, k
souffrir ensemble, on apprend mieux à s'aimer.
Les pauvres adolescents dispersés se chéris-
saient tendrement, avarement, comme des gens
qui n'ont plus d'autre bien au monde, que leur
affection réciproque. Au milieu de leurs tris-
tesses abominables de soldats mercenaires, s'ils
faisaient quelques efforts pour vivre et ne pas
tomber, c'était pour se conserver les uns aux
autres.
Aussi,, lorsque la nouvelle de cette mort lui
était arrivée, Michel Marulle avait-il tout quitté.
Il était parti, comme un fou, à travers les mon-
tagnes, sans souci des Turcs qui occupaient les
chemins, afin, disait-il, que le malheureux
enfant eût au moins quelqu'un des siens pour
accompagner son convoi et ne fût pas déshé-
rité à ce point de s'en aller tout seul de la vie,
sans personne qui le pleurât.
« Comment., sans moi, ajoutait-il, pourras-
tu marcher dans les avenues Elyséennes, noble
Ombre, entre nos pères honorés ? Voici qu'ils
accourent au-devant de toi, tous, nos aïeux
grecs et nos ancêtres latins. Celui-ci lie pour
toi les pâles violettes et celui-là les anémones ;
cet autre, du narcisse, et cet autre des roses
154 I/HUMA?<ISME
printanières ; ils te soulèvent du sol et s'at-
tachent à ton cou. »
Michel Marulle s'était accoutumé pourtant à
son existence nomade et il avait fini par en
aimer les aventures. On a beau avoir tout
perdu, quand la jeunesse nous reste,, le
besoin de bonheur ramène du fond de nous
l'inépuisable illusion. A dater de sa rentrée en
Italie, chaque lois que le poète arrivait dans une
ville, sa réputation lui ouvrait presque toutes
les portes. A Ferrare, il connut l'Arioste et les
Strozzi. A Naples, Pontano le reçut de son Aca-
démie, oii il se lia avec Sannazar, Altilius,
Pardo, Rliallus, ce dernier parent peut-être,
en tous cas compatriote de son capitaine ;
à Sienne, il voyait Petrucci et Francesco
Nino ; et Florence avait pour lui de particu-
liers attraits.
Libre du fait de son existence de poète sol-
dat, n'attendant rien de personne et pouvant
so pa>sser des grands qui ne lui donnaient pas
de pensions, il portait, dans les milieux litté-
raires, ses franches opinions et se moquait
hautement de ce qui lui paraissait digne de
moquerie.
— Voyons, voyons, mon cher Accius, disait-
il à Sannazar. Aurez-vous bientôt fini de louer
tout le monde ? C'est un rare, un très rare oi-
seau, qu'un bon poète. Il est impossible que
nous vous plaisions tous et il y a bien quelque
Bavius et quelque Mœvius parmi nous. Il faut
le dire I
Pour lui, les plus p^rrinds seigneurs ne l'in-
LE PORTE MICHEL MARULLE 155
timidaient pas et s'il avait contre eux quelque
chose sur le cœur, il le montrait.
J\ean Pic, prince de la Mirandole, s'étant
avisé de faire la cour à une jeune fille qu'il
aimait, il lui adressa ce billet :
« Pic, délices des neuf sœurs, vous m'aga-
cez avec vos petits vers, dans lesquels vous
célébrez le visage de ma jolie amie, ses cheveux
d'or et son col blanc, où vous n'avez rien à
voir ! Peut-être les richesses de votre père vous
enflent-elles et vous figurez-vous que vos talents
vous donnent droit sur mes amours. Mais il
n'en sera rien. Avant d'atteindre à ma belle,
vous aurez rencontré mon épée. »
Il est vrai que, parce qu'il était Grec et
pauvre, on se croyait tout permis avec lui.
Chaque jour, c'était une mortification nouvelle-
Des gens lui faisaient des politesses, lui of-
fraient leurs services spontanément et le len-
demain lui tournaient le dos et affectaient de ne
pas le connaître.
En dépit de tout cela, la vie lui riait. Il était
amoureux. Sa gaîté scandalisait les imbéciles.
— Si avec mes larmes, disait-il, je pouvais
racheter ma patrie, je comprendrais qu'on
m'accusât de ne pas pleurer. Mais est-ce que je
dois me laisser mourir, sous prétexte que je
suis exilé ? Suis-je donc le seul, à qui pareil
malheur soit arrivé ? Marins a bien mendié son
pain dans les rues de Carthage. Sa grande âme
a-t-elle pour cela succombé ?
A son oncle Paul Tarchaniote qui lui adres-
sait le même reproche, il répondait :
15G l'humanisme
— Oui, je sais. Pourquoi m'assassiner de re-
montrances ? J'aime !... Toi, en qui reste plus
d'énergie et dont l'âme est impatiente de la
lâcheté, prends sous ta garde l'honneur de la
patrie, revêts nos vieux titres de noblesse. Et
laisse-moi à mon servage ; laisse-moi attendre
sur le sein de ma belle, entre ses perfidies et ses
baisers, une vieillesse honteuse ! »
Cette dame était une jeune fille de Sienne ou
de Florence, à qui il donne le nom de Néère.
11 lui fît longtemps la cour la plus tendre et la
plus exaltée. Je crois que c'est la blonde, à qui
Jean Pic essayait d'en conter. Elle aimait Ma-
rulle ou du moins elle témoignait de l'aimer,
mais c'est une coquette, crui le fit bien souf-
frir. Pour elle, il refusa plusieurs partis avan-
tageux,, espérant toujours qu'elle se déciderait
à l'épouser, car, chose singulière, ce poète,
d'esprit si profondément païen qu'on ne trouve
pas chez lui trace de catholicisme, ne cessa
d'être un sentimental, enragé du mariage et
qui avait sur le bonheur les idées les plus hon-
nêtes et les plus bourgeoises.
<' Je vous aime chaste autant que belle, écri-
vait-il à sa fiancée. La beauté toute seule est
une dot trop rustique. »
A ce point de sa déclaration, im scrujjule le
prenait. Il se souvenait qu'il s'était fait le
champion de la religion hellénique et qu'il
avait composé, en l'honneur de Vénus et des
sources divinement impures de la Vie, d'ad-
mirables hymnes toutes trempées de mysticisme
alexandrin, et il ajoutait :
LE POÈTE MICHEL MARULLE 157
« Il est vrai que leur beauté est l'essence
des déesses. Mais il faut suivt-e la mode du
siècle. »
Il n'exigeait pas de fortune, mais de la vertu.
Sa femme devrait rester au logis, coudre et
filer de la laine. En somme, a peu près le lan-
gage d'Alceste à Célimène. Naturellement, le
front de Neère se rembrunissait. Marulle alors
éclatait en désespoir lyrique.
— (( Ah ! plutôt que de vous perdre, ma
bien-aimée, je préférerais fouler encore les
glaces du Ryphée, voir s'abattre sur moi la
hache du bûcheron, et privé désormais de
membres et de sentiments, planté sur quelque
rivage, rester debout battu par la tempête,
tronc inerte ! »
Il sanglotait : « La fortune voudrait-elle en-
core me poursuivre ? Trouve-t-elle qu'elle ne
m'a pas été assez cruelle ? »
Et il recommençait toute l'histoire de ses
malheurs.
Néère le laissait dire sans le contrarier et ho-
chait songeusement la tête. Elle ne pouvait se
décider. La vraie raison qui la détournait, c'est
qu'il était Grec et qu'on rirait de ce ma-
riage.
— Je ne suis pourtant pas, reprenait-il avec
emportement, un de ces époux qu'on dissi-
mule. Songez à ce que fut la Grèce. C'est elle
qui a formé les âmes rudes des premiers hom-
mes, qui leur a donné une patrie et des mai-
sons. Par elle, nous sommes montés jusqu'aux
citadelles des dieux ; par elle, nous avons péné-
158 l'humanisme
tré dans les arcanes les plus sacrés de la na-
ture.
(( Les Grecs, mais ils occupèrent le nivafre
où vous êtes née ! Ai-je besoin de vous rappeler
les orifrincs des Etrusques et des Sabins ?
{( Est-ce le nom d'étranprer qui vous offus-
que ? Mais la terre peut-elle être étranprère à un
homme ? J'ai perdu ma patrie et mes biens.
L'honneur de mon saup^ me reste et je n'ai pas,
que je sache, dégénéré de la noblesse de mes
ancêtres. Et pourtant, c'est quelque chose de
descendre de ces Marulle, qui commandèrent
des arnnées à Rome.
(( Ne méprisez donc pas, orgueilleuse, mon
lit. J'ai refusé pour vous des jeunes filles de la
meilleure aristocratie. Et maintenant qu'on sait
que je ne puis vivre sans vous, vous en trouve-
riez une encore qui voudrait être à moi. Mais
votre beauté me l'interdit ; votre gor^c et ce
cou qui brille à travers vos cheveux, comme un
pur ivoire dans une statue d'or. »
Voilà ce qu'il lui disait, ce qu'il lui écrivait
chaque jour. Néère, à la fin,, s'ennuya de cette
éternelle lamentation, et elle profita du premier
prétexte pour se brouiller avec lui. Avait-il fait
des scènes de jalousie ? C'est fort possible, et
elles eussent été justifiées. Dpuis longtemps,
elle ne se gênait plus ; elle recevait tous les
petits oisifs de la ville ou d'ailleurs, fils de
banquiers ou jeunes nobles, entre autres, pro-
bablement, Jean Pic. Et elle se faisait faire une
cour effrénée.
Après quelques tentatives pour rentrer en
LE POÈTE MICHEL MARULLE 159
grâce, Marulle comprit qu'il fallait renoncer.
Il s'y décida tristement. La coquette ne s'était
pas attendue à ce qu'il s'éloignât ainsi,, sans
retour. Elle en eut du dépit et peut-être quelque
mélancolie. Elle essaya de le reprendre, mais
c'était fini. Il le lui écrivit en cette dernière
lettre, oij tremble encore un peu de regret :
« Jeune fille, plus délioate que la rose de
Pœstum, rendez-moi mon cœur que vous m'avez
capté par mille ruses. Vous me souriez main-
tenant doucement de votre œil noir et votre
front essaie de me donner de l'espérance. Trop
tard. Vous m'avez tenu en vos fers comme un
Syrien ou comme un Sarmate. Rendez-moi,
méchante, ce cœur qui n'est pins à vous. Une
meilleure le réclame, dont les yeux sont plus
aimants et qui ne me reproche ni ceci, ni cela.
Pensiez-vous le garder, après l'avoir tourmenté
de tant de façons ?... Que cependant ils sont
plus heureux cent fois,, ceux que, d'une seule
chaîne tenace, un premier amour a pris en-
fants et conduits unis jusqu'à la vieillesse !»
II
La jeune fille qui venait de s'éprendre du
poète était Alexandra Scala, fille de Bartholo-
meo Scala, secrétaire général de la République
de Florence. Entre temps, Bartholomeo avait
occupé les plus hauts emplois, et il menait
grand train dans la ville. Il aimait à conter
160 l'humanisme
cepenclant (jii'il iHait parti de très bas et que
ses seuls mérites, son intégfrité et sa chance
l'avaient conduit au sommet des honneurs.
Son ori^rine n'était même pas toscane ;
il était venu du nord de l'Italie, en
sabots, dirions-nous, au temps de Cosme
l'Ancien. Et maintenant il tenait chez lui
réunion des plus beaux esprits. On y cau-
sait littérature,, philosophie, arts, et il en disait
Aolontiers son mot. Ses épip^rammes circu-
laient à travers Florence et il avait sur l'opinion
le pouvoir redoutable des ^ens réputés compé-
tents, qui se contentent de juger les autres et
n'écrivent pas.
Grandie dans ce milieu d'hommes de lettres
et d'érudits, Alexandra, gentil espril, devint
une fille savante, presque sans y penser et rien
qu'en écoutant ce qui se disait, jouant à com-
prendre. Lascaris, qui la vit, s'intéressa à elle
et lui donna quelques leçons, en sorte qu'à
quinze ans elle entendait le grec ancien,, le
parlait, le lisait et l'écrivait avec aisance.
Fort jolie, formée dès l'enfance aux poses
nobles et simples ainsi qu'au jeu des draperies
par la vue continuelle des chefs-d'œuvre de la
sculpture, dont Laurent de Médicis avait peuplé
les jardins de Florence, et aidée peut-être des
conseils de Michel-Angre, elle entreprit de
donner une représentation de V Electre de So-
phocle. Elle y fut charmante et tourna la tête à
tout le monde.
(( Nous étions stupéfaits, raconte Politien, de
l'aisance avec laquelle cette si jeune Italienne
LE POÈTE MICHEL MARULLE 161
€'grenait les merveilleuses syllabes, de la jus-
tesse de ses intonation^, du sentiment exquis
avec lequel elle conduisait le drame. Nous la
revoyons encore, si exactement tragique, avec
ses yeux fixés à terre et ses gestes de statue.
Lorsqu'elle se mit à exhaler sa plainte, son
visage baigné de larmes remua tous les spec-
tateurs. Nous étions saisis. Quant à moi, en la
voyant embrasser son frère, je fus empoigné
par la jalousie. »
Politien en tomba amoureux fou. Mais ce
n'est pas à lui qu'elle donna son cœur de quinze
ans. Il alla droit au pauvre cavalier Marulle
qui, lui, ne demandait rien, qui était venu
comme un étranger,, dont personne ne se sou-
ciait et dont les compliments étaient timides.
Peut-être était-il déjà familier à sa pensée ;
Francesco Scala, son frère ou son cousin, qui
aimait beaucoup le poète, avait dû lui en parler
plus d'une fois.
Elle avait, au contraire, toujours vu Poli-
tien, alors plein de gloire, si artiste, mais si
laid ! il avait un très gros nez,, louchait de
l'œil gauche, et sa tête penchait toute d'un côté.
L'intelligence, pourtant, devait par instants
lestaurer ce visage, mouvoir ce front puissant,
jeter des éclairs par ces yeux désordonnés, faire
\ivre d'une vie énorme ces narines orgueil-
leuses, et de tant d'imperfections tirer une sorte
d'étrange beauté. Il le savait et promenait avec
assurance cette tête grotesque, mais pleine de
lui.
1G2 LDUMANISME
A Florence, on ne le redoutait pas seulement
pour son es})rit, mais pour sa puissance. Il
?'lait un peu de la famille des Médicis et le Ma-
^rnifique l'aimai l comme un frère. Cela re-
montait au temps de Cosme l'Ancien, qu>i
l'avait choisi, racontait-on, pour accompagner
ses fils à l'école et porter leurs livres et leurs
cahiers. Le petit Angelo, qu'on appelait alors le
Pulciano, comme qui dirait le Polichinelle,, à
cause du nom de sa bourgade et aussi sans doute
à cause de sa figure de disgrâce, avait obtenu de
suivre les cours de lettres avec ses jeunes
maîtres, dont il était devenu l'émule et l'insé-
parable camarade.
Il était maintenant le Politien, le grand pro-
fesseur, l'une des gloires de la maison qui
l'avait trouvé et fait élever. Malheureusement
le moral en lui n'était guère moins contrefait
que le physique. Il avait des vices que tout le
monde savait, une vraie infirmité mentale, dont
i) essayait de se faire une élégance. Il faut dire
qu'il vivait dans la Florence de Botticelli où l'on
voyait tant de jeunes garçons au visage ambigu
de fillettes.
Quoi qu'il en soit, son amour pour Alexandra
fut surtout un amour de tête. Pendant quelque
temps, il ne cessa de lui envoyer des déclara-
tions en vers grecs :
(( Je l'ai trouvée, je l'ai trouvée, celle que je
voulais, celle dont je rêvais, la jeune fille de
beauté immortelle... Je l'ai trouvée, mais à quoi
me sert, puisque, en toute une année, j'ai à
peine pu la voir une fois. »
LE POÈTE iMICHEL MARULLE 1G3
(( — Non, non, vous ne l'avez pas trouvée, ré-
pondit Alexandia, ni vous n'en avez rêvé. Vous
êtes poète et vous me prêtez votre propre ima-
gination. Rien ne ressemble moins que vous
à Alexandra. Votre gloire éclate par tout l'uni-
vers. Mes écrits de jeune fille ne sont que des
amusements, des fleurs et de la rosée. »
Pendant ce temps, Marulle se bornait à des dé-
clarations plus respectueuses et moins assurées :
« Vous avez à peine quinze ans et votre esprit
fin et sérieux dépasse même celui de votre père ;
voire beauté, la grâce timide de votre front, la
masse de votre épaisse chevelure vous donnent
un air céleste. Quoi d'étonnant, ma Scala, si
dès décembre, vous donnez votre moisson, si
vous faites venir des roses en plein hiver : la
nature docile se plie à vos fantaisies. »
Le bon Scala était ravi. Il ne lui déplaisait pas
qu'on dît de sa fille qu'elle lui était supérieure.
Alexandra était à la fois son œuvre et sa gloire.
Il devait se sentir encore trop près du sol, trop
rustique au fond et de matière trop grossière,
pour se croire tout à fait l'égal de cette jolie et
élégante créature. Aussi la laissa-t-il se choisir
un époux, à sa guise et ne s'attribua-t-il d'autre
droit que celui de défendre le choix qu'elle
aurait fait.
Politien ne lui pardonna pas. A son avis, un
bon père, un vrai père aurait eu le devoir de
diriger un peu mieux le cœur de sa fille. Il lui
semblait que si Bartholomeo ne s'était pas prêté
au jeu de Marulle, elle ne l'aurait pas épousé ;
elle était assez intelligente pour faire la diffé-
1 64 L ' Hir>L\MSME
rence entre le grand Politien et ce petit Grec
de rien du tout, ce Grec crasseux, comme il
l'appelait, dans sa cùlère.
La blessirre était d'autant plus vive, qu'il
avait laissé voir ses espérances et que sa position
d'amoureux évincé le rendait ridicule. Comme
il arrive toujours en pareil cas. on se montait la
tète de part et d'autre. Bartholomeo, occupé
malgré lui du dangereux ennemi qu'il venait de
se faire, y mettait de la bravade : il se moquait
des grammairiens et des professeurs, critiquait
les définitions employées par Politien et trou-
vait inepte qu'on comparât -tr- méchants travaux
de scoliaste à ceux des Anciens. On le venait
répéter tout chaud à l'intéressé.
Politien en avait trop sur le cœur. Profitant
de ce que Bartholomeo avait mis au féminin le
mot culex. qui siçrnifîe moustique, il releva son
erreur dans une sançrlante épigramme, dont la
pointe équivoque, entortillant l'idée gramma-
ticale de genre dans celle de sexe, visait
Alexandra par-dessus son père et y faisait sur
les mœurs de celle-ci une infâme insinuation.
Bartholomeo feignit de ne pas comprendre
et se borna à répondre que Politien avait eu
tort de se fâcher pour des plaisanteries.
— Ces plaisanteries-là amènent à des choses
sérieuses ! répliqua le professeur.
Le pauvre Scala n'était pas de taille à lutter
contre un tel adversaire. En vain essaya-t-il de
se tenir sur une défensive ironique : la douleur
lui arrachait de trop gros mots. Il commença
par se moquer du nez de Politien. qu'il traita
LE POÈTE MICHEL >L\IIULLE 165
ensuite d'assassin : « Vous avez déjà tué Mé-
rula, qui est mort de chagrin sous vos sar-
casmes ; vous voudriez me tuer aussi ))^ dit-il.
Cette accusation souvent reproduite mettait
toujours Politien hors de lui. A bout de souffle,
Bartholomeo refît Thistorique de ses débuts :
(( Je suis venu nu de ma province, issu des pa-
rents les plus bas, sans fortune, sans titres,
sans clientèle, sans famille, n'ayant que ma
confiance en moi. Cosme, père de la patrie,
m'accueillit, me prit à son service. Depuis, le
peuple de Florence m'a élevé à la fonction de
prieur, à celle de pK)rte-étendard ; j'ai été en-
suite promu à la dignité sénatoriale et à l'ordre
équestre par le suffrage populaire. Laurent a
dit que jamais distinction n'avait été plus mé-
litée. Pour atteindre à mon honneur, il vous
faut toucher à celui de vos maîtres et à celui
de votre peuple ! >
(( Allons donc, répondit Politien. Vos rédac-
tions, comme secrétaire de la République, sont
pleines de fautes. Laurent ma prié souvent de
les revoir et de les corriger. Vous n'êtes qu'un
vieux fou ! J'ai cru vous rendre servdce en vous
mettant en face de votre miroir et en vous em-
pêchant de faire davantage de sottises. »
Pendant ce temps Marulle et Politien échan-
geaient les plus ignominieuses épigrammes.
Les amis de Xaples, Sannazar et Pontano fai-
saient chorus avec Marulle. Dans toute cette
boue, il n'y a rien à ramasser.
Les révolutions quâ survinrent bientôt ba-
layèrent jusqu'au souvenir de cette querelle.
166 l' HUMANISME
Les Médicis tombèrent. Politien fut ruiné par
leur chute, et finit déplorablement.
Je ne sais ce qu'il advint des Scala. S'il faut
en croire Jean Second, MaruUe aurait trop
délaissé sa jeune femme, pour courir les ta-
vernes et les palais et fréquenter les princes.
Quoi qu'il en soit, après ({uelques années de
mariage, que je suppose avoir été heureuses,
il sortit de la vie comme il y était entré, tragi-
quement.
Il s'en allait à cheval voir son ami Raphaël
de Yolterre. Arrivé devant la petite rivière de
la Cécina, que les pluies avaient pour lors
grossie, il commit l'imprudence d'essayer de
la traverser quand même. Le pied de sa mon-
ture s'enfonça dans le sable ; il piqua de
l'éperon ; la bête, dans l'effort qu'elle fit pour
se dégager, glissa et tomba sur son cavalier.
Entravé dans le harnais,, le poète ne put se
relever et resta étouffé sous la vase.
Ce fut, par toute l'Italie lettrée, un long cri
de douleur.
Je n'en veux pour preuve que cette épîlre de
TArioste à Hercule Strozzi :
« J'apprends, par la rumeur, une terrible
nouvelle. Parle, parle, Strozzi ; dis-moi ce que tu
en sais ! Et vous, dieux, dissipez, s'il se peut,
mes paroles, et que Maridle revienne rire avec
nous des funérailles que nous lui faisons. On
dit que le poète a été emporté par un torrent
et que son âme harmonieuse flotte au courant
du fleuve. .\h ! je tremble, Strozzi, car les mau-
vaises nouvelles se vérifient trop ; il n'y a que
LE POÈTE MICHEL MARULLE • 167
les bonnes qui soient fausses. Que pouvait-il
nous arriver de plus déplorable, à nous,, que
la mort, si elle est vraie, du divin MaruUe !
Mieux vaudrait qu'on nous annonçât la dé-
faite et la fin de l'Italie. »
Les biographes placent la catastrophe autour
de l'an 1500.
4
IV
LA JEUNESSE DE L'ARIOSTE
Je ne crois pas qu'il y ait beaucoup de gens
j)our lire encore le Roland Furieux. Arioste'
fut rHomcre d'une poésie, moitié arabe,
moitié chrétienne,, venue par l'Espagne et ia
Sicile.
Nous sommes devenus plus intérieurs ; nous
ne sommes pas des cavaliers arabes, nous
autres, pour courir une éternelle prétantaine
hors de nous ; tant de lumière nous ennuie et
nous cherchons loin de ces villes mauresques
si jolies, le petit coin d'ombre où tisser notre
solitaire rêverie.
Au temps de l'Arioste et des belles dames qui
écoutaient le poète de Ferrare, ses histoires ne
paraissaient pas si loiintaine^ ; elles n'étaient
qu'une poétique amplification de la vie cos-
tumée et violemment langoureuse qu'on me-
nait alors ; Venise sortait des eaux ; les palais
surgissaient, par les campagnes, plus vites et
plus merveilleux que les songes. A quoi bon le
170 LHUMAiMSME
bonheur, quand le plaisir en multipliait
l'image ?
Et puis Ferrare n'était pas une \ille morte.
Il y défilait des ambassades bigarrées de tous
pays. Ce n'était que fêtes, représentations,, mas
carades entile lesquelles se gli'isait parfois la
peste, avertissant le monde qu'il fallait se
hâter de jouir. On n'y souffrait pas trop de la
guerre, grâce à la savante politique du duc
Alphonse et surtout grâce à son artillerie. On
en était quitte pour héberger souvent les Fran-
çais, qui, en si aimable compagnie, se formaient
tout à fait aux grâces italiennes.
Ainsi le poème de l'Arioste nous restitue-t-il
sinon la vie réelle, du moins l'atmosphère
légère des âmes et le genre d'irréel où se plai-
sait leur fantaisie spirituelle, exquise, mais
sans mélancolie ni profondeur.
Le sourire qui en éclaire toutes les pages
nous avertit qu'il y ramasse les suprêmes rêve-
ries d'un monde qui finit et d'un idéalisme
particulier dont on s'éloigne. C'est la fin du
moyen âge, sa dernière et sa plus parfaite
épopée. Les dames n'y croient plus, mais elles
s'y laissent charmer encore.
Roland Furieux n'est pas un poème de la Re-
naissance, encore toutefois qu'il reflète ce que
j'appellerai l'esprit mondain du xvi® siècle, sa
conversation, ses goûts vrais peut-être. Il
marqiie un brusque retour vers l'ancien ro-
man ^populaire.
C'est que l'auteur n'était pas un bonhomme
a se laisser faire. Il envoya promener Bembo,
LA JEUxNESSE DE l'aRIOSTE 171
qui lui conseillait d'écrire son livre en latin ;
il n'agissait qu'à sa tête, sans se préoccuper s'il
marchait d'accord avec les humanistes et les
gens d'Université.
Aussi sa figure mérite-t-elle d'être dessiinée
particulièrement. Le x\f siècle n'offre aucun
écrivain plus candidement personnel que lui.
I] s'est développé à sa guise ; il n'a fait que ce
qu'il a voulu, toujours hérissé, toujours grom-
melant contre les choses et les gens qui pou-
vaient lui être un obstacle, indépendant )en
diable, le moins romanesque et le moins mon-
dain des poètes, allant chez les grands avec
l'enthousiasme d'un chien qui va reprendre
son collier et sa chaîne : « J'aime mieux,
disait-il, manger chez moi une rave cuite à
ma fantaisie, que l'esclavage de dîner à la
table d' autrui. »
*
* *
Ce grand distrait, ce doux, ce farouche ti-
mide, ce désintéressé eut pour père le plus dur,
le plus voleur de tous les magistrats de Ferrare :
le comte Nicolas Arioste.
Oh ! il était comte depuis peu de temps,
depuis le passage de l'empereur Frédéric HT,
en 1469. On disait dans le peuple qu'il avait
payé son titre assez d'argent, mais je ne crois
pas. Le duc Borso dut parfaire la somme, car
les services qu'il attendait du bonhomme
n'étaient pas de ceux que chacun soit disposé à
172 L 'humanisme
rendre. Il comptait sur Nicolas pour se débar-
rasser de son neveu, qui lui donnait des soucif^.
Borso était bâtard et la légitimité était repré-
sentée par le fds du marquis Lionello, lequel
fils vivait retiré à Mantoue, sous la protection
des Gonzague. Le faire disparaître dans un
drame domestique, ou assassiner par des vo-
leurs était une solution élégante et discrète ;
mais }X>ur conduire la chose, il fallait un
homme très sûr, très adroit, une bonne tête,
en même temps que d'une honorabilité au-
dessus du soupçon. Justement Nicolas Arioste,
par sa gravité naturelle, le sérieux de sa vie,
son avarice même, remplissait les conditions
souhaitables.
Borso l'expédia donc avec de magnifiques
lettres de créance qui l'accréditaient comme am-
bassadeur, avec les présents d'usage, avec
aussi une petite fiole de poison, dont il atten-
dait grand* effet.
Arrivé là-ba^, Nicolas se mit en rapport
avec les gens du prétendant et mena assez bien
Taffaire. Malheureusement, au dernier moment
tout échoua, par suite du manque d'estomac
d'un des assassins. Cela tourna même si mal,
que le respectable ambassadeur n'eut que le
temps de se dérober par une fuite précipitée et
sans gloire aux ennuis qui accompagnent ces
sortes d'entreprises, lorsqu'elles n'ont pas
réussi.
En dédommagement, Borso le nomma capi-
taine de la citadelle de Reggio. Nicolas en pro-
fita aussitôt pour travailler les farines et spécu-
LA JEUNESSE DE l'aRIOSTE 173
1er sur le pain des soldats. C'était un vrai
Romain, ardemment économe, un magistrat
qui aimait à faire sentir au peuple le frein et
le collier et qui, pour rien au monde, n'eût
dissimulé quoi que ce fût de la tristesse des lois.
Il y ajoutait même. Plutôt que de laisser la
justice sans emploi, il eût mis à la torture la
victime du délit, ce qui lui arriva, du reste, à
Lugo, pour un pauvre diable, dont la femme
avait été violentée, et qui avait préféré retirer sa
plainte plutôt que de publier son déshon-
neur.
Tout ceci ne l'empêcha d'être un excellent
mari et père de famille. Sa femme, la douce,
l'intelligente et veirtueuse Daria Malaguzzi,
qu'il épousa à Reggio en 1473, lui apporta un
beau nom, une grosse dot, mille écus d'or, qui
était beaucoup d'argent à l'époque et lui donna
toute une nichée d'enfants, dix, cinq garçons
et cinq filles, dont l'aîné fut notre poète, né le
8 septembre 1474.
Par exemple, la pauvre femme dut se conten-
ter des joies de la maternité et garder le logis,
car la rue n'était pas drôle pour elle. Son mari
y était chansonné sur tous les tons. « Entends-
tu toutes les rues qui crient derrière toi : « Au
voleur, au traître, au vendu ! »
Lorsque, vers 1486, il fut nommé Juge des
Douze Sages, à Férrare, on l'appela le Juge des
Fous, le Fou des Douze Sages, le grand Larron,
Mange-terre, Mange-fer, l'Oiseau de Mauvais
Augure, le Tondeur de chats sauvages, etc.
— « Ta basse et débile maison, tu viens de
174 L 'humanisme
la monter d'un étage, messer Nicolas. Ce sont
là les profits de la Loi,, hein ? »
— (( Mon magnifique et très doux mari,
faisait dire une autre chanson à Daria, je n'ose
plus sortir de la maison, tant je sens que cha-
cun va crier derrière moi : voilà la femme du
plus atroce des larrons !
— (( Tu vas me faire le plaisir de ne pas
continuer sur ce ton, répondait Nicolas. Sache
que je vole et que je volerai, attendu qu'en
tous pays celui qui n'a pas d'argent passe pour
une bête. y>
Je n'ai pas besoin de dire qu'un pareil
homme dut donner à son fils aîné une éduca
tion sans mollesse. Quand Ludovic eut quinze
ans, il le mit à l'étude du droit et de la chi-
cane, et tous les jours il le ramenait, l'épieu
aux reins,, aux solides textes et aux lx)nnes
gloses : (( Il m'a fait perdre cinq ans à ces
bêtises, écrivait plus tard le poète à Bembo.
Passé vingt ans, grâce à lui, j'étais de force à
comprendre Phèdre, avec grande fatigue. »
Ce fut alors que Ludovic fit la connaissance
du vieux Grégoire de Spolète, augustin sécu-
larisé, qui était entré au service de Rinaldo
d'Esté, frère d'Hercule P'", duc de Ferra re. Le
palais de Rinaldo est celui occupé actuellement
par l 'Université. Grégoire y recevait quelques
jeunes gens de bonne famille, à qui il donnait
des leçons.
« Je voulus d'abord apprendre le latin, dit
rVrioste, avant d'aborder l'étiule du grec. Pen-
dant que j'y travaillais, l'occasion dédaignée
LA JEUNESSE DE l'aRIOSTE 175
s'enfuit. Grégoire me fut enlevé par l'infortunée
duchesse de Milan. »
I^e bon professeur, en effet, consentit, par
pitié, à aller servir de précepteur au jeune
Galéas Sforza, dépouillé par son oncle Ludovic
le More, et lorsque l'oncle et le neveu furent
emmenés prisonniers en France, il suivit son
élève dans l'exil.
Rien n'est plus touchant que rattachemeni
si tendre voué par le jeune Arioste à ce vieux
maître : (( Un voyageur m'a dit avoir vu der-
nièrement,, à Lyon, Grégoire, à qui nous deA^ons
tant ; il paraît qu'il revient. Ah! je croyais bien
cependant que je lui disais mon dernier adieu,
lorsqu'il partit pour traverser les Alpes. lo ! il
reviendra donc, celui qui a façonné le rude bois
que j'étais et qui, d'une inutile et paresseuse
masse, a tiré ce que je suis. lo ! je reverrai celui
qui m'a plus donné que mon père ; j'embras-
serai encore cet homme aimable ! »
Ce temps trop court fut, du reste, le meilleur
de la vie d" Arioste. C'était celui de la jeunesse.
Il était très lié alors avec le prince Albert de
Carpi qui étudiait avec lui. Le prince l'emme-
nait souvent chez sa mère ; Catarina Léa, la
sœur de Jean Pic de la Mirandole. Catarina
était jeune et belle encore, elle portail la double
couronne de la sagesse et du malheur,, et dans
le charme et la bonté de son accueil, les amis
de son fils trouvaient un exquis mélange de la
mère et de la femme, et ils éprouvaient devant
ses yeux des sentiments d'autant plus doux
qu'il s'y mêlait., à leur insu, je ne sais quelle
17G l'humanisme
sensualité incertaine. Cela dura fort peu. Gâ-
ta ri na mourut bientôt, victime d'une ven-
geance de domestiques. Quant au prince Albert,
^es affaires le brouillèrent vite avec la maison
de Ferrare. Le souci de défendre son petit Etat
contre les convoitises de cette puissante voisine
le jeta en d'inextricables aventures politiques.
Tour à tour au service de la France, de l'Alle-
magne, du Pape, chargé d'ambassades par cha-
cun de ces gouvernements, il se brouille avec
tous. Désespéré, ruiné, tordu par la goutte,
l'élévation au Pontificat de Clément VII le
sauve un moment ; il est à Rome, avec ce Pape,
lors de la mise à sac de la Ville par les hordes
du connétable, puis vient finir à Paris, en 1531,
sous la bure, dans un couvent de franciscains,
en théologien, son existence de prince errant et
d'humaniste, à qui les lettres doivent tant, car
il avait été le bailleur de fonds de son ancien
professeur, Aide Manuce, et il avait fait des 'j
rentes à Mu su ru s.
Ludovic Arioste était lié alors encore avec
son cousin Pandolphe, fils de Malatesta Arioste,
avec Bembo et Hercule Strozzi. Ils furent les *
lémoins, les confidents amusés de ses pre-
mières amours pour une petite Espagnole,, qu'il
prit très au sérieux, comme il faisait de toutes
choses : « Dès ce temps, dit G. Carducci,
r Arioste est le sublime distrait avec le haut
front, l'rpil lent tout plein de In stupeur de se*
grands songes ; il va à la chasse et pense à ses
élégies ; c'est le mcme qu-i, sortant de Carpi, un
matin, viendra, sans s'en apeTc'evoir jusqu'à
LA JEUNESSE DE l'aRIOSTE 177
Ferrare ; le même qui ayant dîné et recevant un
étranger, fit remettre la table et mangea, sans
s'en douter, les viandes préparées pour son
hôte ; le même à qui ses amis firent manger un
épervier pour une perdrix, etc. )>
— « Tu t'en iras Pandolphe, écrivait-il à
son cousin > tu t'en iras vers les ombreux cou-
driers de Coppari que la brise remue avec un
murmure endormeur. Sans moi, sous leur
épaisse toiture, tu méditeras des vers et sous
l'ongle du vent résonnera la lyre éolienne. La
Dryade lascive, cheveux dénoués, viendra boire
h ta mélodie. Idyllique jeune homme, elle bon-
dira timidement à ton cou... Moi, je suis pri-
sonnier de jpia dame ; je suis captif de la fine
chevelure d'une jolie fille. Le jour, je cours sur
ses traces ; la nuit je guette à sa porte ; tu ris ;
prends garde à la Némésis ; un jour, tu con-
naîtras toi aussi le doux tourment. »
Il paraît pourtant que ça n'alla pas tout seul.
La petite gueuse, secondée par sa mère, riait à
tous venants, ce qui mettait le poète dans des
colères indescriptibles.
<( — Mais, mon cher Ludovic, lui disait ce
pince-sans-rire de Bembo,, ne la tourmente donc
pas comme cela. Que veux -tu ! la Nature a
donné aux pauvres filles un cœur tendre et
facile aux prières. Ah î périsse quiconque reproche
ses péchés à une jolie créature et la fait pleurer î
« — Comment ! répondait l'Arioste, tu veux
que je supporte les péchés de ma maîtresse, que
j'endure un rival ! Autant me demander qu'on
m'ouvre le ventre, sans que je crie. Qu'un autre
12
178 l'humanisme
se cherche des amours faciles, qu'il voie, sans
sourciller et sans comprendre, des bleus au cou
de sa maîtresse, moi j'aime mieux qu'elle me
quitte, plutôt que de feindre l'amour avec moi.
Non ! non ! pas de partage, même avec Jupiter.
Nous partagerons tout ce que tu voudras, do-
mestiques, table, maison, vêtements, mais pas
le lit. Ah ! périsse qui peut user de raison en
amour, périsse qui n'aime pas éperdûment ! »
Il était aisé de prévoir, d'après ces déclara-
tions, dans quels sentiments le pauvre poète
allait accueillir la trahison, dont il était l'objet.
Ses transports dépassèrent en rage tout ce qu'on
peut imaginer. Lui-même nous a peint la scène
avec une vivacité et un réalisme «qui nous la
font revivre, dans ces invectives contre la mère
de la jeune fille :
(( — Va t'en ! va t'en, impudique, va t'en,
scélérate, impie, entremetteuse, marchande de
plaisirs, prostitiitrice de mes amours. Ah 1 que
je te déchirerais joyeusement le visage avec mes
ongles ; comme j'ai envie de t'empoigner par
les cheveux... Est-ce qu'elle s'en ira impunie,
cette empoisonneuse ? Attends ! Je vais t'ar-
racher tes yeux torves, te couper la langue en
petits morceaux, cette langue qui m'a fait si
malheureux, qui m'a perdu ! Pourquoi me rete-
nez-vous, mauvais camarades P lâchez-moi ; il
faut que je châtie cette misérable ! Allez-vous
la favoriser ; vous ne savez pas le crime que
vous commettez en la secourant. Je l'ai sur-
prise, par des nuits obscures, déterrant des
cadavres, évoquant les morts ; elle jette des
LA JEU^ESSE DE l'aRIOSTE 179
sorts aux petits enfants. Au moins, qu'on la
livre à la justice, qu'on la mette en croix, vous
ne la disputerez peut-être pas au bourreau ?...*)
Malgré tout, il était infiniment triste ; nuit et
jour, il était torturé par le souvenir et le regret,
haletant après ces yeux brillants, ce doux vi-
sage,, cette gorge de neige, ces petites mains,
après l'intacte beauté de cette jeune fille, beauté
qui avait survécu à la ruine des illusions.
((Elle a vendu mon amour pour de l'or ! gé-
missait-il. Ressaisis-toi, mon cœur, laisse-la
vivre en liberté dans son ignominie. Voudrais-
je toucher encore à ces lèvres polluées par
les baisers de gens infâmes ? Peuvent -ils
t 'émouvoir encore, ces yeux ivres, qui rient à
tout le peuple et quêtent le plus offrant ? »
Un an, deux ans après, la blessure n'était pas
guérie. Il aperçut un jour la fille de son an-
cienne maîtresse et écrivit aussitôt cette épi-
gramme : « Comme elle est belle,, charmante,
gracieuse en ses jeux la fille de l'Espagnole Pa-
siphile ! Comme toute petite elle imite bien les
façons de sa mère, sa manière de marcher, de
regarder, de rire, de parler ! Voyez ! elle sait
déjà mentir, elle compte sur son petit doigt ceux
qu'elle aime. Oh ! la brave continuatrice de sa
maman ! Oh î la bonne mère, qui sais si bien
élever ta chère fille, pour que, à mesure que
l'âge insidieux s'alourdit pour toi,, si tu ne peux
plus faire la prostituée, tu puisses faire au
moins l'entremetteuse ! »
Après cette épreuve, l'Arioste ne connut plus
pendant longtemps que des amours légers et
180 l'humanisme
changeants : « Ce qui me plaît aujourd'hui me
déplaira demain et je varie de l'aube au soir ; il
n'y a (ju'une chose qui en moi dure, c'est le
go vît de r amour. »
Du reste, vers le même temps il perdit sou
père ; il lui fallut trouver des maris à ses sœurs
et s'occuper d'élever ses jeunes frères. Lui-
même nous dit qu'il dut troquer Homère contre
un livre de compte. Partagée entre dix, la for-
tune que laissait Nicolas Arioste ne faisait pas
beaucoup pour chacun. Ludovic pleura son père
et lui consacra ce mélancolique et beau poème :
(( Je te donne ces larmes, moi, triste survivant,
ô très bon père,, mort à la peine, tombé sous
le poids des soucis. Reçois-les comme un gage
de cette piété que tu me connus, dès mes plus
tendres années, et dont la révérence ne s'est
jamais démentie. Accueilles-en le mélancolique
présent, soit qu'habitant du pur éther, tu désap-
prouves maintenant les inutiles soins des
hommes et qu'arraché aux terrestres ténèbres,
tu te voies enfin et te comprennes, tel que tu
es ; soit qu'à travers les bosquets stériles et les
silencieuses allées des Champs-Elyséens, tu che-
mines et reconnaisses et baises à leurs bouches
muettes, les aimables compagnons qui t'ont pré-
cédé là-bas. Je te donne, père, ce dernier pré-
sent, et j'ai la certitude que si, au-delà du lac
stygien, quelque écho de la vie arrive encore,
il te sera plus agréable que si je brûlais sur ton
tombeau la myrrhe ou l'aloès d'Arabie. Adieu,
auteur de mes jours, adieu pour jamais, et que
la terre soit légère à ta dépouille. »
LES STROZZl DE FERRARE
Les Strozzi ont rempli un siècle et demi de
la vie de Ferrare. Ils étaient venus de Florence,
chassés par une Révolution,, ayant reçu ce fort
ébranlement aux nerfs qui retentit ensuite dans
la race et s'y transmue souvent en génie litté-
raire. Giovanni Strozzi, celui qu'on appela
Nannès, était un enfant alors. Se voyant proscrit
et ruiné, il s'improvisa condottiere à vingt ans
et se mit au service du marquis d'Esté. Ses
débuts dans les arm/es furent d'un capitaine
avisé et heureux. Ainsi naturalisé par le succès,
et voulant donner un fond solide à de si beaux
commencements, il épousa Constance dei Cons-
tabili, d'une des premières familles de la ville.
La souche qui en sortit couvrit bientôt tout le
pays de ses rameaux. Des quatre fils de Nannès,
Laurent, qui resta célibataire, ne fut pas celui
dont le nom eut le moins de répercussion :
maints palais, dans Ferrare en multipliaient le
prestige. A lui seul il faisait l'effet d'une tribu^-
182 l'humamsme
Puis venaient Nicolas et ses vingt-deux enfants,
dont deux seulement survécurent, puis Robert
et enfin Tito Yespasiano.
Lucie Strozzi, une des trois filles du condot-
tiere, mariée à Boïardo, comte de Scandiano,
donna le jour à Matheo Maria Boïardo, l'auteur
du Rolaiid œnoureux.
Tito Yespasiano, dont je voudrais conter l'his-
toire, consuma la moitié de sa vie en des aven-
tures amoureuses qui vaudraient à peine d'être
relatées,, si, du reste, en leur banalité même,
elles n'exprimaient vivement les conceptions
sentimentales de l'époque. Lui et son fils Her-
cule, dans la fin tragique duquel nous retrou-
verons cependant le style italien furent quelque-
chose comme les Musset de leur temps, des poètes
contagieux, auxquels la jeunesse lettrée demanda
le petit frisson. Les lecteurs d'aujourd'hui les
trouveront peut-être bien réalistes en amour,
mais ce réalisme avait alors pour lui d'être de
forme antique et de rappeler, avec Catulle et
Ovide, toute une civilisation qui tirait du recul
des siècles et de la splendeur des œuvres une
grâce de rêve et de ruines.
* *
Tito Yespasiano, le plus jeune des enfants de
Nannès, perdit son père en 1427, et resta orphe-
lin, en bas âge. Un parent de sa mère se chargea
de son éducation, qu'il confia aux soins de l 'ex-
précepteur du marquis Lionel d'Esté, le fameux
LES STROZZI DE FERRARE 183
Guarino de Vérone, chef de cette dynastie des
Guarini, d'où devait sortir l'auteur du Pastor
Fido. Pour l'amour du grec, Guarino était allé
étudier à Constantinople. C'était un jeune
maître à cheveux blancs, à qui le chagrin d'avoir
perdu ses livres dans un naufrage avait ôté la
jeunesse en une nuit.
Quoi qu'il en soit, c'est à dix-sept ans, que
Tito Yespasiano rencontra son improbable Lesbia
et qu'elle lui apparut tout à coup dans la gloire
de sa frêle beauté, avec ses yeux d'accueil et la
suave pureté de son front. Elle avait naturelle-
ment la fauve chevelure des Vénitiennes,, mais
nous savons qu'elle en devait les flammes à de
savantes teintures. Il l'appelle Anthia : elle
avait vingt ans, et ceci se passait au printemps,
le jour même de la Saint-Georges qui était la
fête votive de Ferrare, en un champ de courses,
sur la pelouse peinte, parmi le bariolement des
coureurs et au milieu des cris populaires.
Tout ce bruit et tout cet appareil coulèrent
Tamour au cœur du pauvre et novice Tito. Du
coup, il décida de prendre rang parmi les
amants historiques et pour être plus sûr que la
postérité fût informée de sa poétique attitude, il
se chargea d'écrire lui-même les élégies pi-
toyables qu'il y fallait. Comme sa décision
n'était pas de celles qui souffrent de retarde-
ments, il se mit à l'ouvrage le soir même et
écrivit à la mère de la jeune fille qu'à dater de
ce jour, elle voulût bien le tenir pour sien et
qu'il serait à son choix son gendre ou le frère
de sa_ fille.
184 L HUMAMSME
Il ne doutait pas que le prestige de son nom
et de sa fortune ne lui fissent ouvrir des bras
enthousiastes. Mais la rusée vieille,, comme il
l'appelle, refusa de prendre au sérieux un pareil
gamin, et ne prévoyant qu'ennuis de l'aven-
ture, morigéna sa fille d'importance et se pro-
mit de faire bonne garde.
Cependant elle ne put empêcher que le désolé
Tito ne la rencontrât une fois encore. On le pré-
vint qu'elle se promenait, avec d'autres jeunes
filles dans le bois de Coppari. Il la revit donc,
plus charmante que jamais; elle était assise sous
un arbre et tressait, en niant, des guirlandes de
fleurs. Il ne sut que lui montrer son triste per-
sonnage et s'en retourna, le cœur gros et très
inquiet de l'effet qu'il avait pu produire.
Heureusement une fruitière, qui tenait étalage
au marché Saint-Laurent et qui vendait des
philtres en secret, voulut bien, pour de l'argent,
s'attendrir sur ses chagrins et porter ses cadeaux
et ses messages. Cette femme, tout en vendant
ses primeurs, excellait au genre moraliste, et sa
vieille mémoire de proxénète lui fournissait, sur
ce terrain, d'inépuisables gloses, qui lui cap-
taient la confiance des mères.
Tout ce manège ne put échapper complète-
ment, dans ses effets au m.oins, à la mère d'An-
thia, qui, pour y couper court, emmena sa fille
en Toscane.
Je n'ai pas besoin de dire dans quel tumulte
de pensées et de résolutions ce départ inopiné
jeta le jeune Strozzi : <( Quand elle aurait été
f^mportée, s'écria-t-il, par delà l'Hydaspe et le
LES STROZZI DE FERRARE 185
Tanaïs, quand elle aurait franchi les Colonnes
d'Hercule et gagné le pays oii les Syrtes roulent
le sol en tourbillons, par terre,, par mer, je la
suivrai. » Et parmi les moyens de locomotion
sa mythologie remuée lui présenta d'abord à
l'esprit les ailes de Persée, la machine fabu-
leuse de Dédale, le char de Médée et les roues
volantes de Triptolème, ensuite de quoi il n'en
vit qu'un,, immédiatement à sa portée, et qui était
de se mettre en route, selon le mode ordinaire.
Oui, mais il y avait des forêts et des montagnes
h. franchir ; il pouvait rencontrer des brigands.,
être mangé par des fauves, faire son Pyrame
avec cette autre Thisbé. Malheureuse mytho-
logie ! voici que la tapisserie lui déroulait main-
tenant toute la série des tromperies et cocuages
célèbres : Ménélas,, Agamemnon. Anthia lui
serait-elle fidèle P Oui, sans doute, car il y avait
aussi Pénélope, Andromaque, etc.
J'ignore s'il partit. En tous cas, Anthia revint,
mais, qu'on me passe l'expression,, il fallut à
Strozzi une rude santé. Quatre ans de suite, elle
le fit poser, presque toutes les nuits à sa porte,
et souvent les pieds dans la pluie ou la neige :
« J'étais la fable de Ferrare, racontait-il plus
tard. »
A la fin, saisi de l'esprit d'entreprise, par une
nuit sombre et sans lune, il se hissa sur le toit
de sa bonne amie, et par le conseil et avec le
secours de la fruitière, entra dans la chambre
par les fenêtres,, car le portier de la maison
n'avait rien voulu savoir. On avait préalable-
ment endormi d'un narcotique l'œil unique de
18G l'humanisme
ce Polyphème, à qui Tito ne manqua pas
d'écrire son fait en des vers indignés qu'il com-
posa le lendemain.
Au milieu de son bonheur, Tito ne laissait
pas cependant que d'^tr'e poursuivi de rêves
bucoliques et il regrettait que de si belles
amours n'eussent pas eu pour théâtre
Le fond des bois et leur vaste silence.
Il ne put se retenir d'en toucher quelques
mots à ses amis. Cela fit du bruit. Anthia fu-
rieuse l'avertit qu'il eût à quitter Ferrare tout
de suite.
Docilement et tristement, il s'achemina vers
la Flaminie, avouant qu'il avait trop parlé et
que sa langue l'avait perdu, dédommagé toute-
fois un peu par l'espoir qu'un tel événement
serait longtemps un sujet d'entretien parmi les
hommes. Néanmoins il fut bien content de ren-
trer.
— (' Tours de ma patrie, salut, s'écriait-il.
Salut Ferrare, fondée sous des étoiles favorables,
ville aux églises et aux palais superbes et qui
peux à peine contenir la foule de ton peuple,
ville fies Muses. Cérès gorge des greniers, Bac-
chus ne te refuse pas les vins exquis, de gras
troupeaux tondent tes pâturages. Le père Eridan
le presse de sa forte ceinture. Sous sa garde, tu
ne connais que les doux combats de l'Amour ».
Il put donc contempler de nouveau les yeux
noirs de sa belle. Cette fantasque Italienne lui
apparaissait, un diamant aux cheveux, jouant
LES STROZZI DE FERRARE 187
du luth, comme sur les peintures ; elle retrou
vait, pour plaire, les mouvements des danseuses
harmonieusement enroulées au flanc des vases
grecs, puis elle s'amusait à faire presque assas-
siner son amant, quand il s'en retournait, par
les petites rues noires. *'
Parfois, elle partait pour une saison balnéaire,
à Vbano, près de Padoue. Il en revenait à Strozzi
toute espèce d'histoires, tantôt qu'elle se ma-
riait, tantôt q.u'elle s'était affichée avec tel ou
tel.
— « Je vous envoie, écrivait alors le poète à
un de ses amis, un nouveau plan de la mer et
de la barque que J'y monte. Son eau est faite
de mes larmes, sa voile,, de mon erreur, sa
coque de mon âme démente. L'espoir y sert de
timon, j'ai mes soucis pour compagnons; l'ancre
est ma douleur, l'amour, mon pilote. Et l'Océan
où je navigue n'a pas de bords. »
Enfin, la catastrophe se produisit. Strozzi sur-
vint une nuit, comme sortait furtivement de
chez Ânthia un jeune homme. Sa consternation,
sa douleur furent poignantes. Pourtant, une
amère curiosité le soutenant,, il eut la force de
Aoir jusqu'au bout. Anthia descendit, une
lampe à la main, la posa dans le vestibule, rap-
pela le jeune homme et resta un long moment
encore à causer avec lui, sous la porte.
— « Je vous prends à témoin, astres, et vous,
clairs rayons de la Déesse aux cornes d'or, que
j'ai été sur le point de tirer l'épée et de les tuer
tous les deux. Vénus n'a pas permis que je souil-
lasse de leur sang mes mains pures. Comme j'ar-
188 l'humanisme
rivais, ils se sont enfuis ensemble dans la maison
qu'ils ont refermée au verrou. Moi cognant et
l'appelant (( impie », voilà comme ils m'ont
fait passer cette horrible nuit !... »
Il allait par la ville, disant :
— <( Non 4 j'ai honte de penser à tout ce
qu'elle m'a fait souffrir. Et il y a dix ans que
cela dure ! »
Cette fois, Anthia prit peur. Elle n'était plus
de la première jeunesse. Sa réputation était bien
défraîchie. Seul, l'amour bruyant du poète gen-
tilhomme lui maintenait une sorte d'auréole
romanesque. Si cet amour se rompait, c'était
l'effondrement définitif. Elle joua la tristesse,
elle essaya de ressaisir son amant par la pitié.
« Que me veux-tu encore, misérable,, lui di-
sait-il, avec ton visage composé;* Je ne suis plus
le crédule qu(e j'étais, je ne relournerai pas
comme le chien à mon vomissement. Va ! qu'il
te possède tout seul, qu'il règne sur toi, ton
Cupidon et qu'il veille sur ta conduite ! Votre
amour fera long feu ; tu ne pourras te contenter
d'un seid. D'autre part, les années sont venues;
ton ancienne beauté a fléchi; tu as trente ans.
Tes che^'feux trop médicament es tombent
comme feuilles en automne, tes dents noir-
cissent; il t'en manque quatre et cela est cause
que tu siffles en parlant. Tu as pris du ventre;
tu souffles; on dirait la vieille Toccia, la men-
diante. Et puis je sais sur toi bien des histoires
et qui refroidiraient singulièrement ton Paris,
^i elles lui venaient aux oreilles. Tu as beau
<?ourir tous les marchands de fard et plus que
LES STROZZI DE FERRARE 189
Circé te peindre le visage, tu ne feras pas que
tu reviennes au temps où je t'ai chantée. Et
pourtant il n'aurait dépendu que de toi que je
t'aime toujours. Et même aujourd'hui, quelque
profonde que soit ma blessure, je ne te haïrai
pas, si je ne t'aime plus. Je ne te ferai ni bien
ni mal et lorsque tu te seras rendue, par tes
vices, la risée du peuple, moi seul serai triste. »
Anthia n'éprouva aucun embarras à répondre.
Il avait vu un homme sous sa porte .^ La belle
affaire ! Et il y avait bien là de quoi crier ! Des
hommes, il en venait tous les jours à la maison
voir son père. Il avait vu une femme s'entre-
tenir avec cet homme. ^ Quelque servante, sans
doute, surprise avec un domestique.
Mais non ! Tout cela n'était qu'un prétexte
pour le volage Tito, plus inconstant que les
vents, plus mobile que les feuilles du tremble.
Il courait à quelque nouvelle passion et accusait
la malheureuse de sa propre infidélité. Etait-ce
une raison pour l'insulter si ignoblement ?
Le pauvre Tito baissait la tête, écroulé de
repentir. On lui fît gagner son pardon. Tout de
même, au fond de sa conscience, il se sentait
dupe et un peu avili de le savoir. Et dans le cri
de sa rechute sonne l'accent de la raison qui
chavire et qu'emporte la bête à face de sirène :
L'amour saigne à mon flanc, où il est enfoncé
et la nuit et le jour, l'insidieuse beauté se glisse
en mon âme. Elle me tourmente de ses yeux
clairs ; elle entre en moi, couverte de cette
longue chevelure qu'elle ploya si souvent et si
captieusement autour de mon cou. C'en est fait.
190 l'humanisme
Elle m'enflamme de son amère joie et recom-
mence, vénéneuse, les jeux anciens. Jamais
Hliis, je ne retrouverai la paix ! »
Il la retrouva cependant, cette paix, et ne
fondit pas tout entier, comme il l'avait redouté,
aux torchères de ce morbide amour; il ne devint
point la pincée de cendre et la petite ombre, en
({uoi cela le devait dissoudre. Ses amis n'eurent
pas non plus à transcrire l'épitaphe que, par
précaution testamentaire, il avait rédigée déjà :
« Ci-gît le pauvre Tito, consumé d'amour i » ni
ils ne plantèrent le myrte noir, par lui réclamé,
entre les dalles de sa tombe, car ce fut l'amour
qui mourut.
Strozzi vagua quelques années, sans que son
cœur trouvât oii se prendre. La chasse et l'équi-
tation, en quoi il était merveilleux, paraissaient
l'occuper tout entier. Borso, qui songeait, dès
lors à transformer en duché son marquisat de
Ferrare,, se plaisait à courir avec lui, autciit
pour les émotions que lui procuraient les che^
vauchées de ce fantastique camarade que pour
ses belles imag^i nations de centaure. Borso se
disait qu'il était bien fâcheux que tant de talent
restât inemployé et, sous prétexte de lui faire
part de ses préoccupations, il l'initiait aux af-
faires. Il crut l'avoir tout à fait assagi, lorsque
Œneas Sylvius Piccolonnni, prince des huma-
nistes et apparenté à la maison d'Esté, vint sous
le nom de Pie II, en un trône papal, que précé-
daient douze chevaux blancs, au son des cloches,
au fracas des bombardes, promener à Ferrare sa
grande image et essaimer par la ville les man-
LES STROZZI DE FERRARE 191
teaux rouges de toute sa cour de cardinaux.
Strozzi avait fait en vers latins le compliment
obligé, et le succès qu'il y avait eu semblait le
lier désormais à son rôle de personnage officiel.
Ah ! bien, oui. Moins de trois ans après, voici
ce qu'il écrivait :
« Ce que je me désintéresse maintenant de tout
ce qu'on peut me dire, et que Ferdinand vient
de succéder à son père sur le trône de Naples,
et que Florence bouge, et que le Turc féroce
avance toujours et que le roi de France s'apprête
à reprendre Gênes !... De ses petites mains
adroites aux travaux de Minerve,, la jeune Phil-
lorhoé a saisi tout mon cœur. »
Par rénumération des événements dont il se
désintéresse, Strozzi nous donne la date de ses
nouvelles amours : 1462. Il devait tourner au-
tour de quarante ans. Phillorhoé touchait à
peine à sa quinzième année, c'est-à-dire qu'elle
n'était pas encore sortie pleinement de l'enfance
et que sa jeune beauté en gardait un peu le mys-
tère : il y avait en elle de la fraîcheur des
sources ; des rappels de saulaies tremblaient
dans ses yeux de naïade et sa voix, aux sonorités
joyeuses, était troublante comme celle d'Echo.
Telle, du moins, la vit le poète. Quel rêve ado-
lescent attira vers cet homme cette petite fille ?
Elle était de bonne noblesse, cependant, quoique
ses parents lui laissassent une étrange liberté.
Peut-être un frisson de la mort prochaine en-
trevue l'avait-elle poussée peureuse et charmée
et lui avait fait choisir d'être aimée d'un poète,
dans la mémoire duquel elle pût revenir encore
192 LIlUMAiMSME
s'asseoir, familière, et se reposer de tant
d'ombre.
Le tableau est charmant, que nous a laissé
Strozzi, du lieu où il fallait voir : « Déjà, j'ai
fait la moitié du chemin. Voici le chêne au
coin du carrefour, et les vieux hêtres et le bois
de peupliers ; un vent léger sort de leur feuil-
lage... A gauche, les rives du Pô ; à droite, un
antique oratoire et le petit toit d'une maison
de pêcheurs. Les lierres cernent la chapelle de
leurs lianes et la vieillesse y efface les divines
figures. La croix de bois qui pend au milieu
n'a rien d'artistique, et le Pô rapace a failli
l'emporter ; ses eaux sacrilèges ont monté jus-
qu'aux mousses du toit... Tout près, un pauvre
prêtre laboure avec des bœufs sept arpents de
ce champ stérile. Mais voici que, cachée dans
les arbres, s'ouvre la chère villa. Mon cœur
bat, à cette attente. Chut ! La bien-aimée revient
à pas rapides et me fait de la main les signes
connus, pour que j'approche ».
Ils se promenaient dans les jardins ou allaient
à la pêche, sous des chapeaux de fleurs vives.
D'autres fois, elle lui chantait des romances ita-
liennes, puis, brusquement, abandonnant son
ouvrage de broderie, elle l'entraînait à danser ;
d'autre fois, flatterie délicieuse, elle lui lisait ses
vers. Strozzi nous assure qu'il la respecta ju*^-
qu'à la fin. Et vraiment j'aimerais mieux cela.
La peste de Ferrare, qui fit 14,000 victimes
cette année-là (1463) se saisit de la pauvre Phil-
lorhoé, comm.e elle fuyait, et depuis ce temps
quasi-immémorial le visage de la petite nymphe
LES STROZZI DE FERRARE 193
n'a plus souri que sur le fond un peu brouillé de
la clairière où les vers de son amoureux Tout close.
Ce fut probablement le dernier amour de
Strozzi avant son mariage. La vie publique le
prenait peu à peu. Elle devenait intense à Fer-
rare. Borso faisait démolir les vieux quartiers,
alignait les nouveaux, construisait des palais,
projetait des annexions de faubourgs, organi-
sait des fêtes et des tournois, bousculait les habi-
tudes et bouleversait jusqu'à la terre. Les en-
voyés du Grand Turc rencontraient dans les
rues des ambassadeurs de Tunis ou de Téhéran.
L'empereur d'Allemagne, Frédéric III, y fit un
double séjour en 1468-69. A. cette occasion, Lo-
renzo Strozzi, frère de Tito, donna chez lui un
bal, où durent se rendre, de gré ou de force,
les cinquante plus jolies demoiselles de la ville.
Le peuple trouva cependant que c'était beau-
coup d'embarras pour un petit vieux qui n'avait
plus de dents. Il est vrai que ce petit vieux dis-
tribua des décorations et des titres, tant qu'on
en voulut. Le père de l'Arioste y ramassa celui
de comte, — à beaux deniers comptants, ajou-
taient les sceptiques.
Enfin Borso jugea qu'il était temps d'occuper
Tito, et pour le rendre définitivement sérieux,
de le marier. On lui fît épouser Domicilia, fille
de Guido Rangone, chef de la noblesse modé-
naise. La jeune fille n'avait que 16 ans ; elle
était jolie, intelligente et -riche. C'était bien de
la chance pour ce coureur un peu fatigué, qui
devait entrer dans les quarante-huit ans, et lui-
même en convenait :
13
194 l'humanisme
<( Au fond, dit-il, à regarder la suite de mes
jours, je puis dire que j'ai été heureux. Et main-
tenant,, sans avoir les richesses de Crésus, nous
possédons, ma femme et moi, des revenus très
suffisants pour notre rang. Que m'importent à
présent les danses, les chansons, les spectacles .î^
Tout cela n'est plus de mon âge ni de ma posi-
tion, hon pour les irréguliers de l'amour. Moi
aussi, certes, je me suis attaché à tromper de
pauvres filles, mais je n'étais pas marié. Au
jourd'hui fussé-je lihre encore, je ne désirerais
pas d'autre femme que ma Domicilia. C'est sur-
tout par les qualités de son cœur qu'elle m'est
chère, et de plus je lui dois le bonheur d'être
père. Mon très bel enfant me rit comme s'il me
connaissait. A ma vue, il soulève sa petite tête
de son berceau, il remue sa petite langue et ses
petites lèvres, comme pour me répondre quand
je l'appelle Hercule. Il tend avec un doux ga-
zouillement ses mignonnes mains et s'efforce
de venir sur mon sein. Ces joies que je dois à
ma très douce épouse, je les préfère à tous les
royaumes. »
La mort du duc Borso (20 août 1471), fut le
premier émoi sérieux de Tito Vespasiano. Il put
craindre un moment de tout perdre. Sa fortune
dépendait des dispositions de son successeur.
Borso ne s'étant pas marié, il y avait deux pré-
tendants, son neveu Nicolas, le fils du marquis
Lionello, et son frère, Hercule d'Esté.
La prise de possession du duché par Hercule
fut vraiment une superbe opération. Tout était
prêt. Venise s'était déclarée pour lui et faisait
LES STROZZI DE FERRARE 195
déjà avancer ses troupes. Il n'eut qu'à monter
à cheval, suivi de toute la noblesse, et ce fut
fait.
Tout de suite, le nouveau duc négocia son ma-
riage avec Eléonore d'Aragon. Tito fut, avec
son neveu, le poète Boïardo,, de l'escorte d'hon-
neur qui alla chercher, à Naples, la jeune prin-
cesse. A cette occasion, il fît la connaissance,
là-bas, de Zaccliarias Barbaro et de son fils, le
fameux Hermolaûs Barbarus.
A partir de ce moment, Tito se trouva presque
de toutes les grandes affaires et de toutes les cé-
rémonies officielles. Nommé gouverneur de la
Polésine de Rovigo,, il y reste jusqu'à l'époque
de la guerre avec les Vénitiens, guerre pendant
laquelle il a le chagrin de voir ses châteaux
brûlés.
Là-dessus, la peste éclate. Il envoie sa femme
et ses enfants chez les Pic de la Mirandole, qui
se trouvent doublement leurs cousins, par les
Boïardo.
A la paix, il reprend son gouvernement, oii
le seconde son admirable et vaillante femme
qui, toute seule et sans effusion de sang, étouffe
une émeute à Lugo et sauve la ville.
VI
LES AMOURS DE LUCRÈCE BORGIA
ET DE PIERRE BEMBO (')
Gregorovius, clans sa vie de Lucrèce Borgia, a
indiqué, sans oser les conter, les amours de son
héroïne avec Pierre Bembo. Bien mieux que
cette réserve du savant allemand ne montre la
nécessité, à côté de la grande, de la petite his-
toire plus aventureuse et plus romanesque, car,
s'il a rejeté de son sujet cette matière, ce n'est
pas qu'elle manquât d'intérêt, ce n'est pas non
plus que les documents fissent défaut. Mais il
y avait là pour lui une sorte de cas de con-
science professionnel. L'analyse et l'étude de
ces documents ne relevaient pas de la méthode
historique ordinaire. Il ne pouvait s'en tirer
que par une dissertation qui eût alourdi son
livre ou par une reconstitution psychologique
audacieuse, à laquelle il n'a pas voulu se ris-
quer.
(i) Le mot d'amour est peut-êlre un peu gros pour qualifier un
sentiment qui paraît bien être resté platonique.
198 l'humanisme
Je vais essayer d'être plus hardi ou plus témé- Il
raire. Mais auparavant, il convient de tracer un
rapide crayon de ces Borgia, sur le compte des-
quels l'opinion est nourrie encore d'accusations
ramassées dans les pamphlets politiques du
f^mps.
Je n'entreprends pas la réhabilitation
d'Alexandre \I, mais je ne puis m'empêcher
de dire que ce pape ne fut peut-être pas au fond
un si méchant homme, surtout si on le juge du
point de vue des idées et des moeurs de l'époque :
un peu viveur certes, un peu noceur, pas très
sérieux pour sa profession et l'un des moins
recommandables, à coup sûr, des candidats à
la tiare, voilà quel il nous apparaît, comme car-
dinal. Son élection fit scandale parce qu'elle fut
inattendue et contrariante pour le sentiment
public italien.
On avait espéré un pape politique, ayant l'ex-
périence, les traditions, la manière et qui, tout
en casant ses neveux ou ses fils selon l'usage,
saurait ne rien déranger à l'équilibre créé par
Laurent le Magnifique et laisserait à la fédéra-
tion italienne le temps de se constituer et de
s*affermir. Au lieu d'un tel homme, on avait ce
beau Lenzuolo-Borgia, aux yeux magnétiques,
adoré des femmes qu'il adorait et d'autant plus
dangereux qu'il était moins sérieux, plus enjô-
leur, plus fuyant, et qu'en sa qualité d'Espa-
gnol, il se moquait parfaitement de l'Italie et ne
songerait qu'à se composer une existence
agréable et à établir ses bâtards.
Qu'avait-il donc fait pour obtenir les suf-
LUCRÈCE BORGIA ET PIERRE BEMBO 199
frages du conclave? Il y avait mis le prix ; mais
cette fois, l'opinion se révolta, parce que les
intérêts étaient menacés, et cela donna une force
inconnue aux voix jusque-là étouffées des réfor-
mateurs comme Savonarole.
La colère s'accrut et devint fureur, lorsqu'on
vit les actes de sa politique, et ce fut de Naples,
livrée par lui aux Français et aux Espagnols,
que naturellement volèrent contre lui et les siens
les épigrammes les plus féroces C).
Je ne serais pas étonné que le grand meneur
de la politique de ce fin jouisseur,, mal préparé
à son effrayant pouvoir, eût été son fils. César.
Qu'on imagine celui-ci, petit jeune homme, bâ-
tard d'un cardinal un peu taré et méprisé,
qu'on imagine le fils de la Vanozza, joli comme
une fille, gâté dans les moelles, saoulé de dé-
bauches, maintenu jusque-là dans le bas monde
oii vivait sa mère, et cependant ayant les ambi-
tions démesurées de ceux qui ne savent rien de la
vie et ne peuvent guère espérer d'elle. Il ne rêve
que du métier des armes et on ne lui parle que
de prêtrise; il enrage de ne pouvoir traiter de
pair à compagnon avec les princes, ducs et rois,
lui, l'adolescent équivoque, que tous humilient.
Son intelligence est formidable, mais il ne prend
dans les livres que ce qui entretient sa manie :
(i) Ceux que, comme Alexandre VI, on a pu appeler les mau-
vais papes, furent, en réalité, de très grands princes. Ils avaient
été élevés au Saint-Siège pour leur valeur politique. Et ce'a datait
du Moyen-Aee. Tous furent des hommes de haute culture et de
grande capacité et qui. à ce point de vue, firent honneur à l'Eglise
don' ils défendirent habilement les intérêts temporels et spiri-
tuels. Aux yeux de leur temps, ils furent de grands Papes.
{Note de l'auteur.)
200 l'humanisme
des leçons de volonté et d'audace, des strata-
gèmes de conduite ; il ramasse et renifle tout ce
qui flotte dans Taîr de son pays et de son temps.
Puis le voilà subitement fils de pape : il sait
que tout va lui être permis et il se permet tout,
même des crimes inutiles,, même des crimes de
pure virtuosité, pour se faire la main, pour
étonner, pour se saisir mieux de l'âme un peu
molle de son père, qu'il compromet par sys-
tème, dont il se fait, de gré ou de force, un com-
plice.
La rapidité est sa manière,, la stupeur et l'ef-
froi sont ses moyens. Il sait dissimuler, mentir
comme pas un Italien, engourdir la prudence
des hommes par des séductions et des caresses,
par je ne sais quelle suavité de visage où il y a
de la femme et de l'adolescent. Ses victimes
elles-mêmes ne peuvent se retenir de l'admirer,
tant il réalise, avec une maestria inconnue jus-
qu'à lui, le type d'homme fort que chacun pres-
sentait et aurait voulu être alors. Il joue la diffi-
culté : son frère, le duc de Gandie, le gêne,, lui
apparaît comme un obstacle possible à ses pro-
jets, il le fait assassiner, puis tranquille, avec la
sécurité que lui donne le fait accompli, il se
présente à son père. Sous prétexte de venger un
fils, il sait bien qu'Alexandre VI ne condamnera
pas l'autre à mort. Sa sœur Lucrèce a épousé
un jeune homme qui, ne pouvant servir ses
ambitions, n'est plus qu'un embarras dans la
famille. Il juge qu'il faut s'en défaire et cela ne
traînera pas. Le malheureux est ramené à sa
femme, un soir, lardé de coups de poignards,
LUCRÈCE BORGIA ET PIERRE BEMBO 201
mais respirant encore ; Lucrèce le prend sous
sa garde, s'assied à côté de son lit, le soigne,
mais bientôt, pour mettre fin à cette sentimen-
talité,, César force les portes, entre dans la
chambre de sa sœur, court au lit du malade et
l'étrangle dans les bras des femmes qui essaient
de le défendre. Et c'est ainsi qu'il fait marcher
les gens, et que, par le plus court chemin, il va
à son but : l'Empire.
Il y a bien aussi de la parvenue chez Lucrèce,
mais son ambition n'a pas besoin de ces tra-
giques ressorts. Ce qu'elle veut ne demande que
de la finesse et de la suite dans l'esprit. Duchesse
de Ferrare, elle s'appliquera uniquement à être
aimable, à être aimée,, à tracer d'elle-même une
figure assez touchante, assez pure. Derrière ses
yeux bleus fleuris d'un printanier sourire, rêve
son cœur tendre,, malicieux, entêté. Elle a appris
le latin, et peut-être le grec et l'hébreu quand
elle était petite fille, en écoutant aux portes ;
elle est une divine musicienne, compose dans la
langue de ses ancêtres de jolis vers chantants et
danse, selon les divers modes des nations,, si
bien que tour à tour, Espagnole, Italienne ou
Française, elle s'accommode et se plie à toutes
les nuances du désir ou du regret.
Ce qui la distingue des duchesses ses belles-
sœurs, c'est l'absence de toute hauteur ; elle
est de pîain-pied avec ses amis, quels qu'ils
soient et leur donne de son âme tout ce qu'elle
peut donner. Sa conduite est pleine de coups de
tête charmants et d'exquises imprudences.
Elle sait que les poètes ont été féroces pour
202
L HUMANISME
elle, que Sannazar, Pontano et ix)us ceux de
l'Académie de Naples la poursuivent de mots
atroces, l'accusent d'avoir trempé dans tous les
crimes. Elle veut conquérir les poètes. A peine
débarrassée du cérémonial de son mariage, elle
leur fait la délicieuse flatt^erie d'aller à leur
recherche. Tout de suite, elle supprime avec
eux les distances, le temps, la légende mauvaise
et leur montre un cœur de sœur. A quoi bon
les embarras.^ Elle a beau être la duchesse de
Ferrare, elle n'en reste pas moins une pauvre
fille du hasard et du péché ; elle n'a d'autre
patrie, d'autre maison., d'autre abri que la
poésie.
Quoi qu'il en soit, lorsque, le mardi 2 mars
1502, aux côtés de l'ambassadeur de France qui
lui servait de parrain, sous le baldaquin de
soie blanche porté par les docteurs de la ville
et montée sur un coursier caparaçonné de drap
d'or, toute blonde, toute frêle et si jolie avec
ses yeux rieurs, gentiment coiffée de son bonnet
d'or incrusté de grosses perles, au son des ci-
thares, des cornemuses et des tambourins,
escortée en interminable cavalcade de toutes les
pompes du siècle et de l'Eglise,, précédée de
cent cinquante mules et fourgons portant la
dot et le trousseau, entra dans Ferrare Lucrèce
Borgia, la fille du pape Alexandre, nouvelle ma-
riée du prince héritier, le peuple se dit que
LUCRÈCE BORGIA ET PIERRE BEMBO 203
décidément son vieux duc Hercule était un fin
matois et que ce mariage était une bonne
affaire. Positivement tout le monde était amou-
reux de cette petite duchesse de vingt-cinq ans,
à commencer, bien entendu, par les poètes. Il
n'était pas jusqu'au vieux Tito Yespasiano
Strozzi qui ne sentît reverdir ses quatre-vingts
ans ; dans son délire, il composait des calem-
bours en latin.
L'Arioste seul paraît avoir gardé son sang-
froid. Je crois qu'il boudait un peu. ,Le grand
poète était fier et ombrageux à l'excès. Il avait
composé un bel épithalame,, s'était défilé en-
suite pour ne pas se donner en spectacle et
était furieux qu'on ne pensât plus à lui.
Quant à Pierre Bembo, il n'était certainement
pas là lorsqu'eurent lieu les fêtes, n'ayant au-
cun titre pour y assister. Même un sentiment
de décence dut le tenir éloigné, pendant tout
ce temps, de Ferrare, où l'amitié l'installait,
les trois quarts de l'année, chez les Strozzi : on
aurait pensé qu'il était resté là pour se faire
présenter.
Mais il était trop poète, pour qu'un doux
et étrange émoi n'entrât pas dans son âme,,
au bruit de l'arrivée de la fille du pape. Qui
peut, ayant vu le portrait de Lucrèce dans les
fresques du Pinturicchio ne pas être emporté en
plein rêve, ne pas subir cette grâce mélanco-
lique et l'attirance de ce visage un peu irréel,
quasi-musical, où se glisse l'idée du cygne,
peut-être pour tout ce qu'évoque de joie énorme
et de pompe mythologique la cour de ce Zeus
2U4 l' HUMANISME
papal, que fui Alexandre VI et donl rexisteiice
puissamment imaginaire pouvait faire éclore
des Léda et des Sémélé., aussi bien que des
Bacchus et des Mercure ?
Il l'attendait, il savait qu'elle apparaîtrait un
jour dans son cœur et dans sa maison. D'ici
lors, il s'en fiait à ses amis,, qui parleraient de
lui, l'annonceraient, le feraient désirer.
Pierre Bembo avait alors trente-deux ans. Sa
figure se précisait, et, chaque année, au lieu
de le vieillir, lui apportait ce rajeunissement
que donnent une élégance d'esprit toujours plus
sûre et un usage de soi toujours plus parfait.
Il passait pour un miroir de politesse et les plus
fins des Ferrarais devaient sembler d'esprit
lourd, à côté de lui, le brillant Vénitien, dont
l'adolescence avait respiré l'air subtil de Flo-
rence, aux temps déjà lointains du Magnifique.
Bernard Bembo, son père, ambassadeur là-bas,
de la sérénissime République, y avait été l'ami
des Marsile Ficin, des Politien, chez lesquels
il avait laissé un grand souvenir. L'intelligence
de Pierre Bembo s'était donc bercée, de bonne
heure, aux sonorités du langage toscan, en
même temps qu'il se familiarisait avec cette
souple philosophie platonicienne, si propre par
son élévation et sa ductilité à former aux belles
et inépuisables causeries. De là, il était parti
pour Messine suivre les cours de grec du fameux
Constantin Lascaris. Puis son père ayant été
désigné par Venise pour partager avec le duc
Hercule le gouvernement de Ferrare, il l'avait
accompagné dans cette ville, où il s'était lie
LUCRÈCE BORGIA ET PIERRE BEMBO 205
de grande amitié avec les Strozzi. La mission
de son père terminée, il y revint ; les Strozzi,
ayant villa et hôtel, le logeaient. Il vivait chez
eux à sa fantai&ie. Quand il était à la villa. Her-
cule Strozzi, que ses fonctions publiques rete-
naient à Ferrare, lui envoyait porter des vivres.
Et maintenant quiconque a visité Ferrare se
rend compte que cette ville n'a jamais du être
bien grande, ni bien solennelle et qu'elle doit
son prestige et son immortalité uniquement aux
poètes. Et au fond,, on sent bien que tous ces
gens si brillants qui l'habitèrent ne durent être,
à commencer par le duc et les duchesses, que de
grands bourgeois délicieux. On vivait là, on se
voyait, on devisait de belles choses, en beau
langage, familièrement et sans contrainte.
Aussi ne nous étonnerons-nous pas de voir,
une belle après-midi de novembre 1502, faire
irruption à la villa Strozzi., brusquement,
Lucrèce, avec une petite escorte, où figurait le
jeune c/ousin de son mari, Hercule d'Esté,
Bembo était tout seul, et la conversation prit si
vite bonne tournure, qu'il parla de faire pré-
parer à dîner. « Ah ! si elle était restée, écri-
vait le poète enthousiaste à Strozzi, je l'aurais
régalée de toutes les délices. Et que ne ferait-
on pas pour une femme si belle,, si élégante et
si peu formaliste ! Comme elle allait partir, je
lui donnai les vers que je t'ai récités ; je de-
vais lui en donner d'autres pour toi, mais qui
ne me plaisaient pas. Elle me les prit, et voulait
à toute force les emporter ; j'essayai de rattraper
le papier entre ses mains ; je tirais, elle résis-
20f) l'humanisme
tait, bref, ils ont été déchirés. Je te les envoie
maintenant, avec quelques changements. S'ils
ne te paraissent pas trop mauvais, tu les lui
remettras directement,, ou bien tu les lui feras
porter, car je ne veux pas que tu dises, qu'oc-
cupé comme tu es, j'abuse de ton temps.
Sérieusement, je t'ordonne de la saluer beaucoup
de ma part,, ain&i que sa Clymène. J'apprends
que ces dames doivent passer plusieurs jours à
Venise. Je t'en prie, si elles ont besoin là-bas
de quoi que ce soit, qu'elles l'aillent prendre
chez moi. Rien ne me sera plus agréable. »
L'aventure commençait trop joliment pour
être arrêtée là. Le poète ravit Lucrèce et son
amour sut persuader ; du moins elle n'en re-
poussa pas l'aveu. Les choses allèrent assez
loin entre eux pour qu'il pût être autorisé à
écrire, quelques mois plus tard, ces choses à la
fois ingénieuses et brûlantes :
(f Depuis que je vis, je ne me souviens pas
d'avoir reçu jamais lettre aussi douce que celle
que votre Seigneurerie me donna à mon départ
et dans laquelle vous me montrez que j'étais
dans votre grâce. De cela j'avais eu plus d'une
marque auparavant, mais l'assurance que J'en
recevais de votre main m'a été d'une infinie
satisfaction. Agréez tous les remercîments que
je vous dois pour un si cher don.
« Vous me dites que ma lettre a apporté un
rafraîchissement longuement attendu à vos
ennuis. Je réponds qu'il faut que vous sachiez
que, du premier moment que je vous vis, vous
m'entrâtes si profond dans le cœur, que jamais
LUCRÈCE BORGIA ET PIERRE BEMBO 207
depuis pour aucune raison vous n'en avez pu
sortir. Et si je me suis tu longtemps, n'en accu-
sez que ma maudite fortune qui s'oppose à mes
plus grands désirs et m'oblige à renfermer
dans mon cœur brûlant et afUigé mes flammes.
Et quoiqu'elle me soit aujourd'hui plus con-
traire que jamais, elle ne m'épouvante pas,,
elle ne m'empêchera pas de vous aimer, de vous
tenir pour la seule et chère dame de ma vie,
elle ne fera pas que je ne vous serve avec cette
pure et chaude foi, qu'un ardent et immuable
amant peut mettre au service de sa dame, par
dessus tout aimée et honorée. Je vous prie que
vous ne changiez ni ne vous attristiez en cet
amour, parce que beaucoup de choses traversent
mes désirs comme vous voyez, mais qu'au con-
traire ces obstacles vous excitent d'autant plus
à aim.er, que plus dure vous en envisagez l'en-
treprise, car il est à la portée de tous d'aimer,
quand tout nous favorise ; mais lorsque tou-
jours mille difficultés, séparations, gardes ou
naurailles se dressent à l'encontre, n'importe
qui ne sait pas aimer, ou s'il le sait, il ne
veut pas, ou s'il veut, il ne persévère pas, et
parce que la chose est plus rare,, elle est aussi
plus belle et plus magnanime ; elle est la
marque d'un cœur grand et élevé et bien que
je souhaite plutôt tranquillité à nos flammes
que difficulté, il n'en reste pas moins que
j'éprouve un certain fier contentement en con-
sidérant que je vous aime malgré la fortune et
que rien ne pourra faire que vous ne m'aimiez,
de votre côté et que viendra le jour où nous
208 l' HUMANISME
vaincrons et dominerons ce mauvais vouloir
et alors il nous sera cher et doux de nous sou-
venir que nous aurons été de fermes et cons-
tants amants.
(( Et puisque vous me dites que vous ne
ne désirez vivre que pour moi, je vous déclare
à mon tour que désormais je ne désirerai ni ne
chercherai rien autre dans la vie que vous,
toujours prêt à la risquer et à la dépenser pour
vous plaire. Donc, si vous savez quelque emploi
de moi où je vous sois bon, disposez de mes
jours, sans marchander,, je vous prie, mais
surtout ayez soin que personne ne puisse sa-
voir et découvrir vos pensées, afin que ne vous
soient pas plus que par le passé, fermées les
voies encore ouvertes à nos amours. Veuillez
ne vous fier à personne, dussiez-vous attendre
pour cela mon retour, qui, de toute façon, aura
lieu après Pâques,, si je suis encore vivant. Le
porteur de cette lettre est un homme très sur ;
il passe à Vérone, et retournera savoir si vous
avez quelque chose à me recommander. Vous
lui remettrez votre lettre le plus secrètement
possible. Je vous prie, puisque nous avons si
peu d'occasion de nous parler, bouche à bouche,
que vous daigniez causer longuement par lettres
avec moi, me raconter votre vie, vos pensers,
à qui vous avez confiance, les choses qui vous
tourmentent, et celles qui vous apportent de
la consolation. Mais encore une fois, })renez
garde qu'on ne vous voie écrire, car je sais
combien vous êtes surveillée de près.
(f Après Pâques, je viendrai, comme je vous
LUCRÈCE BORGIA ET PIERRE BEMBO 209
ai dit, puis je me rendrai à Rome pour un mois
ou un peu plus.
« Je baise votre très douce main par laquelle
mon cœur est enchaîné, et, si ce n'est pas trop
d'audace, je baise vos deux yeux si gracieux,,
si brillants et si doux, qui m'ont blessé toute
ame.
« Le L entrelacé d'un A, que j'ai porté un
temps sur ma poitrine, vous daignerez le porter
la nuit quelquefois par amour de moi, si cela
vous est impossible le jour, de sorte que cette
chère auberge de votre précieux cœur dont je
paierais volontiers de ma vie la faveur de la
baiser une seule fois, une longue heure, soit
au moins touchée par ce cercle qui longuement
a reposé sur mon cœur. ))
On sait depuis longtemps,, que sont conser-
vées dans les Archives de Mantoue neuf lettres
de Lucrèce Borgia à Bembo, avec une petite
pièce de vers espagnols recopiée de la main du
poète et une mèche de cheveux blonds. Le tout
forme un mince paquet, rattaché d'un ruban.
Ce sont évidemment les reliques de cet amour.
Bembo a daté les lettres. Y sont-elles toutes ?
C'est possible et même probable. Lucrèce ne
pouvait pas écrire autant cju'elle aurait voulu,
mais Angèle Borgia ou d'autres personnes de-
vaient être en correspondance avec le poète et
chargées de lui offrir les compliments et les
souvenirs de son amie. Quant aux dates, je ne
les crois qu'approximatives. J'en dirai autant
de celles qu'on voit au bas des lettres de Bembo.
Certaines de ces dates sont visiblement
14
'^10 l'humanisme
inexactes, et c'est sans doute la raison qui n
découragé Gregorovius. Moins scrupuleux que
lui, je tâcherai de les ranger dans l'ordre
logique.
En tous cas, voici la première de Lucrèce.
Elle répond à Bembo,, qui se plaignait de
n'avoir eu aucun mot d'elle encore.
« Mon Monsieur Pierre. Avec singulier plai-
sir et consolation j'ai reçu et lu votre lettre
et j'ai compris votre pensée. Je vous en remer-
cie le plus abondamment que je puis, bien que
je me sois un peu attristée de vous y voir si
mécontent et si désireux d'avoir quelques lignes
de la main de F. F. Elle n'a pas pu, pour beau-
coup de raisons, vous donner la satisfaction
dont elle est aussi anxieuse que vous. Quoi
qu'il en soit, je suis heureuse de la suppléer
avec ces petits vers écrits de ma main, persua-
dée qu'ils vous apporteront quelque soulage-
ment et quelque repos. En conséquence, je vous
prie de la tenir pour excusée, en considération
de moi et d'accepter son bon vouloir, qu'^ je
vous certifie toujours très disposé à vous être
agréable et à vous servir., comme à l'occasion
vous pourrez vous en rendre à vous-même un
bon témoignage.
" Très désireuse de vous plaire.
(( Lucrèce d'Esté de Borgia >)Z
Cette lettre de Lucrèce Borgia était suivie de
vers, écrits en espagnol et qui valaient surtout
par le rythme, que je trouve joli et tendre. A
LUCRÈCE BORGIA ET PIERRE BEMBO 211
vouloir les rendre avec une entière clarté, je
risquerais d'en faire évanouir l'âme légère :
Je pense que, si je mourais i
Et qu'avec mon mal finisse
Mon désir,
Tant grand amour finirait,
Que le monde entier s'endormirait
Inerte et froid.
Aussi bien, souvent
Mourir me tarde, en cet état
Si doux.
Et je dois, usant de raison
Penser à ma gloire, dans le feu
Dont je peine.
Si aiguë est ma souffrance,
Et si bien mort, mon espoir.
Que ne peux ni réveiller l'un
Ni faire s'apaiser l'autre!
FF représentait les initiales sous lesquelles
il était convenu entre eux qu'elle se désigne-
rait en parlant d'elle-même, ainsi que nous
rapprenons d'un billet qu'elle adresse à
Bembo, et que voici dans sa teneur incorrecte
et mystérieuse :
« Mon Monsieur Pierre. Vous désirez ap-
prendre ce que je pense de votre ou plutôt de
notre cristal (car véritablement on peut l'appe-
ler ainsi). Eh bien ! je ne sais rien en dire et
trouver que ceci : qu'il est conforme d'une
conformité extrême et peut-être jamais égalée.
Et que ceci suffise et que ceci vous serve d'évan-
gile perpétuel !
« A partir cVà présent, mon nom sera FF.
212 L 'humanisme
(Questo da qui avanie, serra el mio nome FF.) »
Bembo était encore à la villa Slrozzi. Ce fut
Hercule Stiozzi qui reçut de Lucrèce la com-
mission de faire tenir ces lettres à son ami,
mais c^lui-ci mit à s'en acquitter assez peu
d'empressement. Il surveillait d'un œil un peu
fâché les progrès de Bembo dans le cœur de sa
future duchesse et tout ce manège amoureux,
où il n'était invite qu'à titre de confident, ne
l'enchantait qu'à demi. Lui aussi avait com-
posé des vers latins pour elle, lui aussi
avait laissé voir combien il était sensible à sa
beauté. Etait-il équitable que Pierre Bembo
usât des commodités de son amitié pour se
faire aimer, derrière son épaule.^ Un tel pro-
cédé fleurait vaguement la tromperie et l'abus
de confiance. Slrozzi n'eût pas été homme et
surtout poète, s'il eût senti autrement.
— « Hier soir, en descendant dans la couT, i
lui écrivait Bembo, on m'a remis ces Lucré-
tiennes lettres, dont je te demandais des nou-
velles. Ah ! maltraités des dieux, soient ceux
qui portent les courriers avec tant de négli-
gence ! ^l'avoir laissé privé si longtemps dune
si belle lettre ! Je ne le cache pas que j'avais
reconnu sur l'adresse l'écriture de Lucrèce.
Mais loi, pourquoi ne m'en disais-tu rien P
Est-ce que, par hasard, la jalousie t'aurait
piqué .^ Tu voidais sans doute, homme admi
rable, par ton silence diminuer ma joie P Eh !
je flaire la vérité. 0 mon Slrozzi, elle ne t'a pas
écrit, à loi P Mais l 'imagines-tu que je sois
sans jalousie, lorsque je me représente ton air.
I
LUCRÈCE BORGIA ET PIERRE BEMBO 213
lorsque j^ te sais près d'elle comme Hercule à
côté d'Iolas ? Ah ! lorsque ces pensers m'en-
trent dans le cœur, tout me devient vil et
odieux : le repos, la campagne, la villa, les
lettres et les Muses. Je me déplais à moi-
même. »
De l'explication que Strozzi et Bembo durent
avoir ensemble, à ce sujet, je retrouve un écho
charmant dans ces lignes de Lucrèce :
(( Plus je pense, écrit-elle à Bembo, plus je
pense à ce que vous a dit votre ami,, qu'il ne
voyait d'autre remède à son mal que de déses-
pérer et plus sa résolution tà-dessus me plaît et
me semble de circonstance, — toujours. »
A partir de ce moment, Bembo évita de se
confier trop à Hercule Strozzi. Du reste, dès le
début, pour dérouter les soupçons, Bembo avait
certainement noué une petite intrigue amou-
reuse avec Angèle Borgia. H n'était pas diffi-
cile de persuader à une jeune fille, pourvue de
beaux yeux comme celle-là, qu'elle était aimée
à travers une autre et le poète n'était pas de ceux
qui éprouvent une grande répugnance à en don-
ner ces furtiACS preuves, que sont des baisers, au
seuil des portes ou des serrements de mains
émus. Dans les lettres qu'elle recevait pour
toutes les deux, elle s'attribuait naïvement le
meilleur et pensait que les politesses revenaient
s Lucrèce. Et cependant Lucrèce seule savait ce
qu'il fallait penser et lire. Lui affectait de les
confondre inextricablement dans sa passion,
qu'il avait voulu symboliser dans ce petit
bijou, dont il a été question plus haut et oii
214 l' HUMANISME
leurs deux initiales L et A étaient entrelacées.
Grâce à ces précautions, il pouvait se mon-
trer quelquefois au palais, à titre de vis-iteur et
d'ami.
« Les cordes de violon que tu m'as envoyées,
écrit-il à son frère Charles, ne valaient rien.,
Jacques de San Secondo les a essayées devant
moi, en présence de la duchesse. Quant à ^
celle-ci, j'ai de grandes raisons de lui être atta- *
ché, car j'ai eu bien des marques d'honneur
et bien des caresses. De jour en jour, elle est
pour moi plus gentille, et elle a surpassé lon-
guement mon attente, qui était grande, après
les rapports que m'avaient faits d'elle plusieurs
personnes,, mais principalement notre Messer
Hercule. »
Sur ces entrefaites, survint la mort fou-
droyante et mystérieuse d'Alexandre VI. Bemho
courut au palais, pour offrir ses consolations,
mais, dit-il, dès qu'il la vit, abîmée et pleu-
rante, parmi les ombres et les noires draperies,
il ne sut plus ce qu'il venait faire et s'en fut,
muet, l'âme toute bouleversée de pitié. Ces
ombres, ces noires draperies, cette femme qui
pleure font tableau. Il y a un peu, nous aurions
déjà pu le remarquer, de l'âme de Racine chez
le poète italien.
Il aurait pu craindre que cette catastrophe,
qui laissait son amie sans défense, ne l'eût
fait réfléchir et détournée de son périlleux
amour. Il n'en fut rien, ainsi qu'en témoigne
cette lettre de Bembo, datée du 22 août 1503 :
< Il faut bien que je vous écrive pour vous re-
LUCRÈCE BORGIA ET PIERRE BEMBO 215
mercier de votre visite d'hier. Vous avez daigné
venir juqu'à la maison, me voir dans mon
petit lit de malade, me remonter, me tenir
compagnie pendant un bon moment. Aucune
parole de reconnaissance ne saurait vous payer
d'une grâce aussi infinie. Votre vue m'a ôté
toute trace de fièvre et a chassé mon mal,
comme eût fait une de ces célestes essences,
qui, de leur seul toucher, rendent la santé. Et
vous y ajoutâtes vos chères et douces paroles,,
pleines d'amour, de joie et de réconfort. J'en
garderai à jamais la mém.oire. »
Cependant si secrètes qu'il eût cru les tenir,
les amours de Bembo avaient fait du bruit. Les
amis du poète en étaient préoccupés. On eu
causait à la petite cour d'Urbin, où l'on s'in-
téressait d'autant plus à lui que les femmes y
dominaient. Le Duc était tourmenté de la
goutte : c'étaient la Duchesse Elisabeth,, née
Gonzague, et sa belle-sœur, Emilia Pia, issue
de la maison de Carpi, et veuve du comte de
Montefeltre, qui dirigeaient ces fameux salons
littéraires que le com.te Balthazar Castigîione a
immortalisés dans son livre du Courtisan. Y
am.ener Bembo était une jolie conquête, lui
ôter du cœur sa passion représentait une in-
trigue délicieuse bien propre à tenter des
femmes d'esprit, dont l'âme était inemployée,
sauf à disserter subtilement des problèmes scn-
tvm.entaux. La Com.tesse Emilia Pia s'en
chargea. Les bonnes raisons ne lui mianquaient
pas, car elle savait que le poète courait de vrais
dangers à Fer rare. Elle connaissait trop le ca-
216 L 'humanisme
ractère sournois de son cousin Alphonse, le
mari de Lucrècei, pour douter que le jour où il
croirait avoir des motifs d'être jaloux, il hési-
terait à tuer.
C'était une femme charmante que Madonna
Emilia, comme on l'appelait. Vive, intelligente
et tendre, elle portait toutes ses qualités dans
ses yeux, et s'entendait merveilleusement à
inspirer aux hommes ce genre d'affection qu'ils
se défendent d'appeler amour et qui est tout de
même un peu plus que l'amitié. Un léger em-
bonpoint, dont elle plaisantait la première,,
lui servait d'excuse, pour se prétendre moins
aimable et pour arrêter d'un sourire, au fond ^
mélancolique, des aveux que sans doute elle
n'eût pas été fâchée d'ouïr.
— « Je sais, écrivait-elle à Bembo, ({ue vous
n'appréciez pas beaucoup les grosses dames,
surtout quand elles ne sont pas très grandes »,
ce à quoi le poète répondit qu'il n'avail cessé
d'honorer les personnes d'esprit élevé et ingé-
nieux commue le sien, et continuant sur le même
ton, à propos des allusions malignes qu'elle
avait glissées dans sa lettre, il ajoutait :
(( Pour ce qui est de la nouvelle entreprise
dans laquelle je me serais jeté et qui m'occupe-
rait l'âme, au point que tout le reste me serait
devenu indifférent, je vous serais obligé de vou*»
en expliquer plus clairement, si vous voulez que
je continue avec vous cette douce dispute.
Comme je n'ai pas assez d'imagination pour
deviner de quoi il s'agit, je prends le parti de
me taire. Je ne répondrai pas davantage à l'en-
f
I
LUCRÈCE BORGIA ET PIERRE BEMBO 217
droit de votre lettre, que vous dites de nature à
m'avoir un peu troublé, car je pense que vous
avez voulu seulement plaisanter. »
Il alla cependant, sur l'invitation qu'elle lui
en avait faite,, passer quelques jours chez elle.
En revint-il avec des préoccupations, c'est pro-
bable, quoique aucune ne fût encore assez forte
pour le disposer à renoncer à son amour. Mais
bientôt lui arrivèrent de mauvaises nouvelles
de son jeune frère Charles, qu'il affectionnait
tendrement, et qui était tombé très malade.
Il monta au palais, pour faire ses adieux à
Lucrèce. Un pressentiment l'avertit ce jour-là
que quelque chose était changé et qu'il ne la
reverrait peut-être plus. Leur entretien eut ce
ton de douceur triste, où tournent de telles cau-
series, quand c'est le cœur ouvert d'une fraîche
blessure qu'on se parle. Au moment de partir,
apercevant un volume de la Bible,, il le prit
et l'ouvrit pour y chercher comme c'était dans
les anciens temps la coutume, des présages sur
leur mutuel avenir et ses yeux tombèrent sur ce
verset mélancolique :
(( /(■ s'est endornn avec ses pères et ils Vont
enseveli dans la cité de David. » De qui s'agis-
sait-il P De son frère ou de leur amour ? De
l'un et de l'autre. De Venise, Bembo écrivit à
Lucrèce :
« Mon pauvre bonheur déjà si traversé vient
de se changer en ombre noire : mes présages
et les vôtres se sont trop réalisés. Messe r Carlo,
mon seul et aimé frère, s'en est allé au ciel avec
la plus grande part de mon cœur, et quand je
218 l'humanisme
suis arrivé ici, je l'ai trouvé non seulement,
mort mais enterré, ainsi que me l'avait annoncé
ce verset de la Bible. Rien ne pouvait me frapper ,
plus mortellement. Il prenait dans ma vie mes.
peines pour les faire plus légères, et mes joies,,
il me les rendait plus suaves et toutes parfu- >
mées de la fleur de sa jeunesse. Je ne m'en irai
pas d'ici, de quelques jours au moins, pour ne
pas laisser tout à fait abandonné mon vieux et ;
désolé père. Je ne vous dirai donc rien de mon
retour, sinon que j'ignore quand il aura lieu. »
Il ne revint pas, quoique, longtemps encore :
dans toutes ses lettres, il annonçât son retour.
Probablement, son départ avait fait sortir des
paroles redoutables et brusquement éclairé les
périls qu'il eût courus, en reparaissant dans une ■
ville où ses imprudences avaient ét^ publiques.
Des années s'écoulèrent ; ce qu'il y avait de
trop ardent dans leur passion se consuma dans *
l'absence. Lucrèce devint mère plusieurs fois et
Bembo dut l'en complimenter. Peu à peu s'étei-
gnirent, dans leur correspondance, les mots
trop enflammés et, sans qu'ils s'en doutassent
presque, le juvénile amour se métam^orphosa en
une sincère et très pure amitié.
Bembo écouta les conseils de Madonna Emilia
et se retira à Urbin. Du reste, il vieillissait, il
fallait qji'il songeât à son avenir. C'est alors
qu'il forma le projet d'entrer dans l'Eglise.
Chacun là-bas s'employa pour lui faire obtenir
des bénéfices.
Tout de même, les souvenirs de Ferrare et de
Tamour dont il s'était exilé revinrent le visiter
LUCRÈCE BORGIA ET PiERRE BEMBO 219
quelquefois. Certain soir,, en tisonnant dans
son cœur, il y ralluma pour quelques heures
avec attendrissement le gentil visage d'une
bonne fille, qu'il avait aimée un peu, trompée
un peu, qu'il n'était pas très sûr de n'avoir pas
aimée en croyant la tromper et il se mit à écrire
à Angèle Borgia :
« Eh bien ! Madame A, vous souvient-il de
moi jamais ? Je veux croire que oui,, malgré
toutes les apparences, parce que cette croyance
allège un peu la mélancolie que je ressens de ne
pouvoir plus être avec vous. J'ai assez rare-
ment de vos nouvelles, ce qui me fait supposer
que votre mal d'estomac vous occupe plus sou-
vent qu'il ne faudrait. 0 mal fastidieux et cruel,
comment a-t-il le cœur de tenir au lit une si
belle, si délicate, si gentille dame que Madame A ?
Tu dcArais avoir honte, injuste et vilain mal
que tu es. Laisse-la donc et ne la tourmente
plus. Elle est mienne, car je l'aime et l'honore
plus que mon existence. Il n'est pas convenable
que tu touches à ce qui m'appartient. Tu as
tant d'autres dames à occuper, au lieu de venir
poser ta désagréable et vilaine main sur celle
que je chéris imiquement. S'il te faut ennuyer
l'un de nous deux, que ce soit moi. »
D'Urbin, Pierre Bembo passa à Rome, oii il
remplit plusieurs années les fonctions de secré-
taire de Léon X. Lucrèce lui recommanda là-bas
diverses affaires, où il mit tout son zèle et toute
son application. La dernière lettre qu'il lui écri-
vit est datée de Bologne, du 13 octobre 1517.
Elle est ainsi conçue : a Etant venu jusqu'ici
^20 l'humanisme
et ne disposant pas de loisirs assez longs pour
pousser plus loin, j'ai tenu au moins avec ces
qiu?lques lignes à offrir mes respects à votre
Seigneurie et à lui rappeler que je suis toujours
pour elle ce bon serviteur que j'ai le devoir
d'être, que je n'ai jamais cessé d'être, que ni
longueur de temps, ni changements de fortune
ne modifieront jamais, et qui ne désespère pas
de voir revenir des jours plus heureux, où il
lui sera loisible de la visiter et de la servir en-
core. )>
II
Bembo parti, Hercule Strozzi brigua très pro-
bablement sa succession.
Paul Jove prétend qu'il était boiteux et d'un
visage sans grâces, ce qui ne l'empêcha pas,
ajoute-t-il, d'avoir beaucoup de succès près des
femmes.
Peut-être étaient-elles attirées vers lui par
quelqu'une de ces marques, dont le destin dé-
signe à l'avance ceux ({ui doivent être sa proie.
Quoi qu'il en soit, et même en rejetant avec
la plupart des historiens le témoignage de Jove
sur sa laideur, ce qui frappe, en examinant ses
œuvres et son existence, c'est je ne sais quoi
d'incohérent dans son caractère. A des gaîtés
trop franches et quasi maladives succèdent de
mornes rêves. Il est plus inquiet que tendre ; il
a des sentiments compliqués, il entre un peu de
pose dans ses amours ; il ne sait bien ni ce
qu'il aime, ni ce qu'il veut, mais il veut ner-
LUCRÈCE BORGIA ET PIERRE BEMBO 221
veiisement : il laisse échapper la bonne occa-
sion, faute de se décider et saisit la mamaise
pour se rattraper. C'est un drôle d'être, que le
malheur réclame ; au demeurant, bien élevé,
plein de noblesse et de talent.
Dans une juvénile épître à Bembo, il confesse
qu'il regreWe le temps où les hommes allaient
chercher les femmes sous les buissons et où il
aurait été impoli pour eux de ne pas tout entre-
prendre : « Heureux, s'écrie-t-il, ceux à qui il
fut donné de naître en ce temps-là, et de jouir
de tant de commodités. Et maudit des dieux soit
le premier qui s'avisa de séparer un champ
d'un autre champ et décida qu'à l'avenir cha-
cun coucherait dans son lit ! On ne connaissait
alors ni mari ni femme ; chacun convolait à sa
guise ; le gazon fournissait le lit, l'arbre don-
nait l'ombre et l'on s'endormait au murmure
de l'eau courante. »
Ailleurs il écrit : <( Est-ce Napé que j'aime le
mieux ? Ne serait-ce pas Néère ? Napé m'est
chère, mais Néère aussi. Je les affectionne éga-
lement et leur tendresse pour moi est égale.
Tantôt je vis tout en l'une et tantôt tout en
l'autre. Je vis en l'une et en l'autre à la fois,
mon amour les confond, il n'y en a plus qu'une
et c'est la même. Embrasse-moi, Néère ; Napé,
m'embrassera aussi et ce que tu me donneras,
N^pé, la belle Néère me le donnera aussi. »
Je crois qu'il s'est peint fort exactement dans
ce petit poème et qu'il aima toujours deux
femmes à la fois. Aussi devait-il être dupe et
victime à la fm de son âme ambiguë.
222 L 'humanisme
Il s'en doutait un peu. Ceux qui doivent
mourir de mort lragi(|ue en sont avertis par
leur propre cœur mystérieux, dont les mouve-
ments leur échappent. Ils marchent dans l'obs-
curité que leurs actes sans règle engendrent.
Hercule Strozzi était persuadé qu'il mourrait :
jeune. « Je disparaîtrai bientôt et ne laisserai
pas à mon tombeau un nom bien sonore... Je
quitterai la coupole du ciel et serai transporté,
ombre heureuse, aux Bois Elyséens. Là un prin-
temps perpétuel développe des lierbes parfu-
mées ; là les chênes rudes portent le doux miel ;
par les joyeux gazons susurrent et bondissent
les sources; une brise câline ventile les cheveux
des arbres. Des multitudes d'oiseaux gazouillent
dans les ombrages : Linus couronné de laurier
conduit avec Orphée les danses ; Sapho y mène
ses compagnes : à travers leurs essaims erre le
léger Amour. Furtivement se glisse Cythérée
qui montre les cachettes. C'est là-bas que tu
me retrouveras quand Lachesis aura fini de tis-
ser mes années ; alors tous les deux, abrités du
malheur, nous nous remémorerons ensemble
nos secrètes amours ! »
Strozzi fit certainement la cour à Lucrèce, à
qui il a dédié, pour qui il a composé officiel-
lement plus du tiers de ses poésies, sans compter
peut-être quelques-unes, dont il a dissimulé la
destinataire. Et ce ne fut pas chez lui basse cour-
tisannerie : Strozzi était riche et considérable,
à Ferrare, où il occupait les plus hautes magis-
tratures. Sa qualité de président des douze sages .
lui donnait des pouvoirs qui correspondraient
LUCRÈCE BORGIA ET PIERRE BEMBO 223
chez nous à ceux d'un maire ou d'un préfet de
police et, comme tel, il avait édicté et mis en
vigueur des règlements sanitaires qui avaient
sauvé la ville de la peste. Il était sans ambition
et ne gardait ses emplois que pour être agréable
à son père. Enfin le duc Alphonse ne pouvait
voir que d'un mauvais œil tous ces poètes mon-
dains qui soupiraient en latin après sa femme.
Il en avait supporté un. C'était bien suffisant.
Maintenant qu'il était débarrassé de Bembo, il
lui aurait fort déplu que la même histoire
recommençât avec Strozzi.
Tout occupé pour sa part de travaux de méca-
nique et d'inventions pour perfectionner son
artillerie, qui était alors la première du monde,
très absorbé aussi par la politique, Alphonse
n'avait guère la tête aux plaisirs de la littérature
ou de la conversation. Volontiers il s'en fiit
passé s'il avait osé, mais c'était une tradition
de sa maison et il eût rougi de paraître n'y
rien entendre. Et quoiqu'il n'y eût aucun goût,
il savait tout de même, par l'habitude que donne
une éducation princière, distinguer les gens de
mérite. Il savait régner.
C'est ainsi qu'il montra toujours de l'estime
à l'Arioste : celui-là au moins, quoique de
bonne famille, observait la différence des rangs,
aimait prudemment des femmes de son monde
et ne venait pas papillonner, à l'étourdie, au-
tour de la duchesse ou des autres grandes dames,
tandis que ce malheureux Strozzi ne manquait
pas une occasion de se jeter sottement au travers
de toutes les inclinations de son maître.
224: l'humanisme
Non seulement il trouvait le moyen de l'ir-
riter par ses assiduités déplacées près de Lu-
crèce, qui l'écoutait et semblait se complaire
en sa société, mais encore il était devenu
l'amant d'une belle et spirituelle personne, sur
laquelle, lui, Alphonse, avait jeté les yeux, Bar-
bara Torelli, veuve d'Hercule Bentivoglio.
Strozzi avait même une fille de sa maîtresse,
lorsqu'il décida de l'épouser. Ce mariage acheva
de provoquer la rage du Duc. Celui-ci ne dit
rien ; sa dignité l'empêchait de parler, mais
treize jours après, on retrouva, un matin, en
face de l'église Saint-François, à cent pas de son
hôtel, le cadavre du poète, troué de vingt-deux
blessures, le visage horriblement mutilé, et ses
cheveux qu'il portait longs, arrachés et ré-
pandus sur le sol boueux de sang.
Et dans cette Ferrare, où la justice était si
exacte et la police si perspicace, à l'ordinaire,
on ne retrouva jamais les mystérieux meurtriers.
Personne n'y fut trompé. Les hommes se
turent. Seules les courageuses femmes dont il
avait été aimé se levèrent, et sous les yeux
mêmes du tyran, hautaines et dédaigneuses,
conduisirent les funérailles.
Barbara Torelli, ne pouvant nommer l'assas-
sin, fit mieux, dit G. Carducci, elle le montra
du doigt au peuple, dans ce sonnet que le grand
poète italien contemporain proclame le plus
beau sonnet de femme, qui ait jamais été écrit,
et dont voici une impuissante traduction :
'< Eteinte est la torche d'amour; le dard,
l'arc, le carquois sont brisés et toute sa puis-
I
LUCRÈCE BORGIA ET PIERRE BEMBO 225
sance. La mort cruelle a renversé l'arbre à
l'ombre duquel, tranquille, je dormais.
« Puisque je ne puis entrer avec lui dans
l'étroite fosse où le destin l'a conduit, lui, que
depuis treize jours à peine Amour avait lié avant
la grande blessure.
« Je voudrais au moins avec ma flamme ré-
chauffer sa froide glace, alimenter de ma plainte
sa poussière et lui rendre une sorte de vie.
(( Je voudrais, intrépide., le montrer ainsi à
celui qui a rompu le cher lacet et lui crier :
« Voilà, monstre cruel, ce que peut l'amour I »
A côté de l'amante échevelée, voici la sœur
silencieuse : Lucrèce Borgia, duchesse de Fer-
rare, recueillit avec piété les vraies cendres de
son ami, celles chaudes encore de son âme, ces
poésies où restait le son de sa voix et toutes
tremblantes encore des inquiétudes de son esprit
et, par une pensée délicate, elle voulut que celles
du père, du vieux et volage Tito Vespasiano leur
fussent réunies. Elle s'adi^essa, pour sculpter
l'urne idéale et composer le reliquaire, au noble
imprimeur de Venise, Aide l'ancien. Aide le
romain, comme il s'appelait lui-même. Et le
grand et probe ouvrier, qui fut aussi un grand
poète, sut trouver dans son cœur d'ami et dans
sa mémoire d'épigraphiste quelques-uns de ces
mots latins si beaux, si désolés et d'un tel pro-
longement funèbre, qu'ils semblent les seuls à
pouvoir être entendus des morts.
15
vil
LORENZACCIO
C'est surtout à Musset que le nom de Loren-
zaccio est chez nous redevable de sa célébrité.
Le drame que le poète composa sous ce titre
est celui où notre théâtre s'est le plus rapproché
de la formule shakespearienne, qui fut la grande
préoccupation du Romantisme. Quand à Mus-
set, il n'est pas douteux qu'il songeait, quand
il le composa, à devenir le Shakespeare fran-
çais et véritablement s'il n'atteignit pas à la
splendeur crHamlet, dont on voit bien qu'il
eut l'obsession, du moins fît-il une œuvre qui
aurait pu être signée de son modèle.
Il en cueillit le sujet dans une de ces chro-
niques italiennes, que le vieux maître anglais
affectionnait, pour leur mouvement et leur net-
teté, pour ces brefs récits de passions exposés
en trois lignes, suggestives comme un scénario.
Musset trouva toute sa pièce au long dans
Varchi, avec tous ses personnages, son dévelop-
228 l'humajnisme
pement et son dénouement. Il n'eut plus qu'à
la revivre et à l'emplir de son âme inquiète.
Ce lui fut facile, car il était un peu le frère de
son déconcertant héros. »
Jusque dans la poussière des mémoires, à
travers la phraséologie poncive et languissante
du temps, Lorenzaccio laisse passer son masque
fin et tourmenté,, qu'on n'oublie plus. Dans
toutes les actions qu'il accomplit, on reconnaît
un tour de main, qui n'est qu'à lui.
J'avoue que cette âme inépuisable à l'analyse
me tentait depuis longtemps. M. Pierre Gau-
thiez m'a devancé.
Grâce à cet écrivain, si versé dans les choses
italiennes, le public possède maintenant toutes
les pièces du dossier. J'y recourrai comme à
une bonne référence, surtout en ce qui concerne
les dernières années de Lorenzaccio, car cette
partie surtout m'a paru remarquable.
Pour le reste,, — et le reste ne sera guère
qu'un essai de psychologie historique, — je
m'en rapporterai plutôt à Yarchi, à Nardi, à
Ixjrenzaccio lui-même.
*
* *
En 1534, ph(ilosophiquement rentra à Flo-
rence, ruiné, presque pendu, suivi des impré-
cations du pape et du peuple de Rome, un grand
garçon élégant et bizarre, à qui des débauches
sans joie avaient sculpté un visage de buis et
peint des yeux de chat, — l'infamie enfin de la
LORENZACCIO 229
maison de Médicis, comme le lui avait crié,, en
le chassant, Clément VII, qui en était le bâtard
le plus ornemental et le plus honoré.
Laurent de Médicis, Lorenzino, Laurenzinet,
Lorenzaccio, homme de barbe rare et de petit
rire, personnage ambigu, triste avorton presque
sans sexe, qu'on disait avoir servi aux plaisirs
de hauts dignitaires, Lorenzaccio, adolescent
aimé de la canaille et caressé des grands, venait
de faire un coup, qui rappelait la manière d'Al-
cibiade. Il avait, Tune des nuits d'avant, déca-
pité huit statues de marbre qui faisaient partie
de la décoration de l'arc de Constantin. Pour
juger de la désolation du peuple, il faut savoir
que les huit têtes étaient fausses et qu'on avait
eu grand'peine à les appareiller, trente ans au-
paravant. Elles commençaient à passer pour
authentiques, lorsque ce mauvais sujet avait
tout remis en question.
Clément VIT, furieux, voulait le livrer à la
potence.
Avec de l'esprit et de la mauvaise réputation,
on se tire de bien des affaires, c'est ce que dut
se dire Lorenzaccio, dans le mélancolique exa-
men de conscience où sa fortune présente l'in-
Aitait. Il n'avait ni regret ni repentir de son
action, simple geste d'ennui et d'insolence, par
quoi il pensait avoir débarrassé Rome de sculp-
tures ridicules en même temps qu'il s'évadait
lui-même glorieusement de servitude. Car, der-
rière son visage flétri se cachait une âme répu-
blicaine et je ne sais quelle tristesse austère.
En attendant, il alla revoir sa mère, son frère
230 l'humanisme
et ses sœurs, qu'il aimait tendrement, comme
on aime les êtres familiers, avec qui l'on a mené
jadis petite et douloureuse vie. Peut-être re-
trouva-t-il aussi le vieux Zeppi, ce domestique
fidèle et lettré qui lui avait servi de précep-
teur et avec Zeppi son enthousiasme enfantin
pour les beaux mots latins orjjueilleuscment
sonores et libérateurs. Et, semblables aux tip^ures
de la maison, un peu plus mystérieuses seule-
ment et plus sollicitantes, rassemblées par
son aïeul Laurent de Médicis, ami et protec-
teur du peintre, la plupart des têtes rêvées
par Botticielli faisaient comme autrefois à
ses pensées un troublant et muet cortège. Et
dehors fuyaient, par les fenêtres, les ombreuses
collines florentines, fins paysaicres, créés pour
servir de fond à la pensée., comme dans les
toiles des maîtres italiens, où le visage humain
emplit presque tout l'horizon.
Lorcnzaccio avait p^randi là sous l'influence
de souvenirs de famille, tantôt grandioses, tan-
tôt un peu honteux, aussi propres à lui inspirer
de la fierté que de la gêne secrète.
Du côté paternel, il avait eu pour aïeul, je
l'ai dit, Laurent de Médicis l'Ancien. Ce Lau-
rent, ami de Savonarole, avait été assez popu-
laire, parce que, beau, éloquent, lettré et de
manières libérales. Il avait profité de sa grande
situation pour passer au parti français. Visage
séduisant, cœur peu sûr, presque traître, il avait
amassé fortune, dans les années calamiteuses,
mais avec une certaine décence et toujours avec
affabilité.
LORENZACCIO 231
Quant à son fils Pierre-François, le père de
Lorenzaccio, ce fut, si nous en croyons M. Gau-
thiez, un pur imbécile, bassement roublard et
qui, incapable d'administrer son propre bien,
n'aurait songé qu'à grappiller sur celui de son
cousin germain, le pauvre condottiere, Jean des
Bandes Noires. 11 eut cependant la bonne for-
tune d'épouser une femme charmante et vrai-
ment supérieure en Marie Soderini, la petite-
fille de l'ancien gonfalonnier de Florence.
On avait toujours un peu penché vers les
idées républicaines, chez ces Médicis-là, ainsi
qu'on pouvait s'y attendre de la part de cadets
jaloux et de parents pauvres du Magnifique. On
avait même un peu boudé,, conspiré, trahi.
Du côté Soderini, il y avait aussi quelques
histoires. Mais la tradition républicaine domi-
nait et la noble figure de Marie, m.ère de Loren-
zaccio, effaçait les taches et restaurait tout le
passé superbe.
Enfant, Lorenzaccio habita de beaux châteaux,
où l'on faisait maigre chère. 11 eut des jouets splen-
dides et des vêtements dont il était fort humilié.
Toujours son cœur resta en contrainte.
Il était alors un petit être pâle et fin, de ceux
que l'on croit frêles et qu'on appellerait volon-
tiers des souffreteux, parce que le cerveau les
dévore et que seuls se développent en eux les
organes profonds de la vie.
Cependant le cousin, cardinal de Médicis,
était devenu pape, sous le nom de Clément VII,
coup de fortune pour toute la famille, que le
malheur avait réconciliée. Clément VII était
232 l'humanisme
bâtard. 11 n'en avait (jiie plus à cœur de mon-
trer qu'il était un vrai Médicis. Pour commen-
cer, il installa dans Florence à la tête du gou-
vernement, un adolescent trouvé dans les cui-
sines et qui passait pour être son fils, Alexandre
et il lui adjoignit le jeune Hippolyte, ne
Nemours, qu'il fit cardinal. Cela n'alla pas tout
seul. Les Florentins mirent ses protégés
dehors, lors du sac de Rome par le connétable
de Bourbon. Clément MI traita alors avec
Charles-Quint pour les faire rétablir.
En même temps, il s'était fait envoyer à
Rome le petit Laurent, Lorenzaccio, qui avait
perdu son père en 1525, perte peu regrettable,
bon débarras. Le pape se montra envers cet en-
fant, affectueux et paternel., ce que la malignité
interpréta odieusement. Ainsi défloré de réputa-
tion et quelque peu gangrené de vices, Laurent
eut la malchance de passer pour le mignon du pape.
Le chagrin qu'il en conçut le poussa à des
idées extrêmes, et comme il était grand liseur
et fortement pensif, il ne faut point douter qu'il
tira de ses lectures le modèle de l'action éton-
nante qu'il rêvait. Lui-même nous avou^ qu'il
avait songé alors à tuer le pape. Après réflexion,
il se décida pour la décapitation des statues.
Et maintenant, il pouvait s'apercevoir qu'à
Florence son geste n'avait guère été compris et
que l'opinion le rangeait parmi les impulsifs
dangereux. J'emploie à dessein ces termes tout
modernes car Lorenzaccio offre plus d'une res-
semblance avec celle de nos jeunes libertaires
intellectuels.
LORENZACCIO 233
Il rôda par là quelque temps, cherchant une
proie à son ennui, fréquentant les ateliers de
peintres et de sculpteurs, celui de Michel -An <:fe
peut-être. Il était bon connaisseur et collection-
neur avisé.
Pourtant de sa vie à Rome il lui restait des
besoins qu'il ne s'avouait pas, des habitudes de
bruit et d'émotions brutales. Peut-être eûl-il eu
du goût pour les agitations politiques, mais,
sauf dans le monde des sbires et des spadassins,
il était naturellement impopulaire. En outre, la
police était rudement faite à Florence, sous le
principat d'Alexandre.
Alors que faire .^ Crapule pour crapule, autant
valait s'attacher à Alexandre. Celui-ci^ métis
d'Orientale et de Florentin, découplé comme
un athlète, court et camus d'intelligence,
quoique avec des roueries d'Asiatique, tirait
une sorte de cruel dandysme de sa lourdeur
même. Du reste il était secondé dans son admi-
nistration par le meilleur praticien de la poli-
tique de ce temps, le fameux Guichardin.
Alexandre prit un goût très vif à la société de
Lorenzaccio et presque tout de suite en fit son
favori. Il se méfiait bien un peu de lui, le sen-
tant fourbe, mais Laurent avait des complai-
sances si basses et si dégradantes, qu'elles le
persuadèrent de sa lâcheté. A faire le vil métier
d'entremetteur et de pourvoyeur des plaisirs du
maître qu'il s'était donné, Lorenzaccio trouvait
pour son esprit une sombre excitation et des
sources d'atroce ironie.
Ensemble ils assaillaient des couvents, pous-
234 l'humamsme
saient le bon plaisir jusqu'au sacrilège et à la
démence.
Il ne manquait plus à Laurent, pour paraître
un complet scélérat, que de faire le délateur.
Soit coquetterie d'un affreux esprit, soit néces-
sité, il alla jusque-là. Il vint dénoncer à
Alexandre toute une conjuration à laquelle il
avait pris part.
Qli'avait-il voulu ? Prévenir une autre dénon-
ciation.^ Gagner définitivement la conliance
d'Alexandre.»^ Se réserver à lui seul la gloire
de son attentat.^ car il avait déjà formé le projet
d'être le Brutus de sa patrie, comme il avait
tâché d'en être l'Alcihiade, trois ans plus tôt.
L'imitation de l'antiquité fut le dogme du
xvi" siècle. Pour s'en rendre compte, il n'y a
qu'à voir le nombre de traités qu'on écrivit sur
ce sujet. Mais si la formule était propre à en-
fanter des chefs-d'œuvre, pourquoi n'eût-ellc
pas été bonne aussi pour parfaire de belles ac-
tions.î^ Elle leur assurait au moins ces lignes
d'élégance nécessaire pour persuader un artiste
comme Lorenzaccio, qui ne pouvait vouloir que
d'un crime bien littéraire.
Quoi qu'il en fût, après sa délation, Loren-
zaccio fut isolé dans l'horreur et l'effroi qu'il
inspirait.
A partir de ce jour, il ne pouvait plus reculer.
A moins de s'ensevelir lui-même dans son in-
famie, il ne lui restait plus d'évasion possible
que par le meurtre. Alexandre se plaisait à lui
faire mille avanies et voilà qu'il demandait que
Laurent lui livrât sa jeune tante, Catherine
LORENZACCIO 235
Ginori, et sa sœur, Laiidomine de Médicis.
Le drame allait de lui-même à son dénoue-
ment. Lorenzaccio se préparait. Il commença
par dérober la cotte de mailles ou chemise
d'acier que portait Alexandre et l'alla jeter dans
un puits.
Alexandre soupçonna le voleur mais dédai-
gna de l'inquiéter. Tout du reste réussissait au
tyran de Florence, pris d'un insolent vertige.
Après avoir eu quelques inquiétudes à la mort
de Clément VII, surtout quand il vit arriver à la
papauté Farnèse, l'ennemi personnel de sa
maison, il se sentait de nouveau remis en selle.
Charles-Quint, dont il épousait une fille bâtarde,
Marguerite d'Autriche, l'avait fait duc et prince
de l'Empire.
Ce fut justement à l'occasion des fêtes du ma-
riage que Lorenzaccio composa et fit jouer sa
jolie comédie de VAridosio, l'une des œuvres
classiques du vieux théâtre italien. Notre Larivey
en a donné une traduction célèbre et plutôt fa
cheusement altérée, sous le titre : les Esprits et
Molière s'en est inspiré pour écrire V Avare.
C'est au fond la vieille Marmite de Platue, ar-
rangée à l'italienne, par un esprit jeune et
charmant.
Et cependant, s'il était une chose que Loren-
zaccio voulait qui fût bien entendue, c'est qu'il
tenait à rester, en littérature, un simple ama-
teur. Il avait peur, sans doute, en développant
trop ses qualités d'écrivain, qu'elles le disquali-
fiassent pour son action, qu'il rêvait pure et
sans alliage.
J'^6 l'humaînisme
Et il s'en expliquciil de façon assez hautaine,
dans nn prologue aux sous-entendus mena-
çants : (( Ne vous inquiétez pas de connaître
l'auteur, y disait-il. Il est de ceux qu'on ne sau-
rait voir sans les prendre en aversion, et si vous
saviez ([ui il est, son nom seul vous gâterait
votre plais-ir. Ne le louez pas, vous l'inciteriez
à recommencer ; blâmez-le plutôt, il vous saura
gré de lui avoir épargné de la fatigue.
« Il a la cervelle faite de telle sorte qu'il es-
time avoir mieux à faire que de quêter vos ap-
probations. Et après cette comédie, il se réserve
de vous en montrer bientôt une autre, plus
belle, de sa jaçon. »
De concert avec l'architecte Aristote de San
Gallo, il se chargea lui-même de construire la
scène et les décors. Il avait combiné, sous pré-
texte de plus d'élégance, un plan tel que le duc
et sa suite pussent y trouver la mort, sous
l'écroulement de quelques échafaudages. L'ar-
chitecte s'en aperçut et trouva moyen de corri-
ger adroitement quelques détails, qui assurèrent
de la solidité à son ouvrage.
Déçu de ce côté,, Lorenzaccio dut chercher
autre (Hiose. Grâce à ses habitudes de débauche,
•il connaissait pas mal de ces gens de sac et de
corde, qu'on rencontre surtout dans les mau-
vais lieux, et qui sont presque indispensables
à qui se veut mal conduire. Toutes les déprava-
tions l'amusaient et il n'avait pas h feindre avec
ces drôles. Il tArhait aussi, par système, de se
créer des obligés, des clients, des amis dans
leur monde. C'est ainsi qu'il avait arraché h
LORENZACCIO 237
la potence un certain Scoroncocolo,, avec lequel
il s'était lié, que cette camacaderie princière
flattait et qui lui était dévoué jusqu'à la mort.
(( Scoroncocolo, lui dit-il un jour, j'ai du
chagrin. Quelqu'un m'a fait affront.
— Nommez-le moi seulement, répondit le
sbire. On s'arrangera pour que sa figure ne vous
donne plus d'ennui.
— Il s'agit d'un favori du Duc !
— Eh ! quand il s'agirait du duc ou du
Christ en personne 1...
Lorenzaccio prit son homme au mot. Il fut
décidé qu'on répéterait tous les soirs, afin
d'habituer les voisins au bruit. Les deux com-
pères s'enfermaient dans une chambre et se
battaient pour la feinte, en poussant de grands
cris et en roulant les meubles.
Tout étant disposé ainsi, Laurent prépara son
guet-apens,, mais sans irévéler à Scoroncocolo
le nom de la victime.
Le jour des Rois 1637, après un joyeux sou-
per, il alla parler au Duc, à l'oreille. « C'est
fait, dit-il. J'ai décidé ma sœur à passer la nuit
chez moi. Venez seul et je vous la livre. »
Les voilà partis. Le Duc licencie son monde
sur la place et suit Laurent. Il y a un bon feu
dans la chambre, un bon lit. Lorenzaccio le
couche, ferme les courtines, prend l'épée et la
dague, les entortille dans les courroies du cein-
turon et sort, annonçant qu'il va chercher la
dame.
Il revient, au bout d'un instant, avec Scoron-
cocolo, poste un autre bandit à la porte,, ferme
238 l'humanisme
à clef et marche vers le lit. Là, il ouvre le
rideau, et en même temps quMl demande au
duc : « Dormez-vous, Monseigneur », il lui en-
fonce un coup d'épée dans les reins. Le duc
saute dans la ruelle, en se roulant sur les
matelas,, mais reste empêtré dans les rideaux.
— « Pour l'amour de Dieu, donne-moi la vie,
Laurent, gémit-il. — N'ayez qtainte, Sei-
gneur », répond Lorenzaccio qui, pour le bâil-
lonner,, lui enfonce deux doigts dans la bouche.
Jls sont maintenant l'un sur l'autre enlacés,
Scoroncocolo ne sait où frapper, de peur d'at-
teindre son complice. Cependant Alexandre se
dégage et saisit un escabeau pour se protéger.
Scoroncocolo lui fend la figure, le duc tombe, ]
et Laurent, tirant de sa poche son petit cou-
teau, lui ouvre le cou. C'est fini.
On ramasse le cadavre et on le pose sur le lit.
Laurent va alors à la fenêtre pour respirer
un peu d'air frais de la nuit. Son pouce a été
profondément entamé par les dents du duc ; le
sang coule, mais le meurtrier s'en aperçoit à
peine.
— « Et si nous faisions appeler maintenant
les ministres ? dit-il. Pendant qu'on y est, il
n'en coûterait pas plus de les expédier à leur
four. »
Mais Scoroncocolo en avait assez et ne son-
geait ({u'à fuir. Tous deux quittèrent donc le
palais. Il s'agissait de trouver de l'argent. Lau-
rent courut réveiller le fidèle Zeppi, qui vida
sa bourse, de là il gagna la porte de Florence,
qu'il réussit à se faire ouvrir, en inventant une
I
LORENZACCIO 239
histoire de maladie de son frère,, puis il s'élança
à cheval, avec ses complices, dans la campagne.
A huit heures, ils atteignirent Bologne, où se
trouvait Silvestre Aldobrandini, un des chefs
des bannis. Laurent lui conta tout, mais sa
figure et son réeit parurent suspects au
bonhomme qui jugea prudent de ne pas
bouger.
Désolé de cette stupeur et de cette inertie,
Laurent reprit le galop vers Venise, où il arriva
le 9 janvier, chez les Strozzi. C'était déjà trop
tard. Florence avait un nouveau duc : Cosme,
le fils de Jean des Bandes-Noires. Les politiques,
Guichardin, Cibo, Vettori avaient arrange cela,
sans perdre de temps, en gens décidés qu'ils
étaient, au milieu d'une ville perdue de sur-
prise. En même temps, la tête du meurtrier
était mise à prix. Et tout de suite allait com-
mencer pour Lorenzaccio cette effrayante exis-
tence du proscrit que suit pas à pas, sur toutes
les routes du monde, une mystérieuse escorte
d'assassins. Il les sentira près de lui, sur les
places, dans les rues des villes et jusque dans
les maisons où il dormira et il ne les connaîtra
pas. L'assassin, ce sera peut-être cet homme
obligeant près de qui l'on se renseigne, ce sera
le passant qui vous frôle et vous heurte, quand
il y a foule, ce pourra être aussi tel ami de
rencontre .
En sortant de chez les Strozzi, qu'il trouva
mousf, Lorenzaccio se rendit à la Mirandole,
pour essayer de rassembler des troupes contre
Cosme. Et pendant qu'il se démène, ceux en
240 l'humanisme
qui il avait droit d'espérer négocient. Chacun
cherche à faire sa paix avec le nouveau pouvoir.
La liberté, la République, des mots 1 Tout se
passe en conversations. On lui donne, à lui,
du Brutus, plus qu'il n'en veut. Et le soir où
il arrive dans une ville, on^-le prie de vouloir
bien s'en aller un peu plus loin.
Il passe au service de la France,, qui l'envoie
chez le Grand-Turc, à Constantinople, négocier
avec Soliman une action commune contre
Gharles-Quint. Sur le vaisseau qui l'emmène,
il compose des vers, où souffle, grande comme
le vent sur la mer, toute sa mélancolie d'exilé.
A son retour, il se glisse dans Bologne, pour
embrasser sa mère et ses sœurs. On n'a pas
besoin de lui apprendre qu'il n'y a plus d'es-
poir ; il le voiti, à la ruine de ceux qu'il aime.
Le voilà parti pour Lyon, où il trouve la cour m
de François P, avec laquelle il pérégrine ; il "
va à Moulins, puis à Paris, puis à Saintes, où
il a un oncle, évêque. Ah 1 les douloureuses
lettres qui parlent, à la recherche de ses nou-
velles et qu'écrit sa pauvre mère aux exilés qui
auraient pu le voir : « Pour nous, dit-elle, nous
sommes tous dispersés, en proie aux an-
goisses. »
Lui, caché dans un collège de Paris, com-
posait pendant ce temps la fière apologie, que
le poète Léopardi aimait tant et dont je citerai
les dernières lignes empruntées à la traduction
de M. Pierre Gauthiez.
« Tenez pour certain que, s'il m'eût été
possible de donner à tous les citoyens de Flo-
LORENZACCIO 241
rence les sentiments envers la patrie qui de-
vraient être les leurs, tout de même que je
n'hésitai point, afin d'ôter le tyran, ce qui
était le moyen pour arriver à mon but, — à
mettre ma vie en dan^^er manifeste et à laisser
dans l'abandon ma mère et mes frères et sœurs,
et ce qui m'était le plus cher, et à plonger toute
ma maison dans cette ruine où elle se trouve
à présent, ainsi, pour le même but, je ne me
serais point épargné à verser mon sang propre
et celui des miens ensemble, étant certain que
ni eux ni moi n'aurions pu finir notre vie plus
glorieusement qu'au service de la patrie. »
Ces lignes,, oii respire la plus noble tris-
tesse, montrent bien que Laurent s'était séparé
enfin du mauvais compagnon qu'il avait été
jadis pour lui-même et qu'il n'était plus le
Lorenzaccio poseur et artificiel qu'on avait
connu et haï. Il n'avait plus besoin de se con-
trefaire maintenant, pour être un grand isolé
parmi les hommes. Son acte suffisait pour lui
marquer le front d'une effrayante énigme. La
simplicité convenait à son nouvel état et j'ima-
gine que lorsqu'il se montrait dans les réunions
de cour, c'était avec des manières discrètes et
effacées. Voyez-vous l'effet produit sur ces gens
de lettres ou ces artistes, qu'il aimait à fréquen-
ter, lorsque tout à coup on leur disait : « Savez-
vous le nom de l'homme d'esprit avec qui vous
venez de vous entretenir ; c'est le fameux Lau-
rent de Médicis, qui a tué de sa main le duc
de Florence. )>
Son oncle mort,, il regagna Venise en 1545.
16
242 l'humanisme
Depuis huit ans qu'il errait, il s'était fait au
dan^rer. Plusieurs fois déjà, il n'avait échappé
([uc par miracle au poi^rnard. Dans son fata-
lisme las, il lui était même arrivé d'accorder la
vie à ses assassins.
A Venise, il habitait le palais Trevisani, d'où
sa îTondole silencieuse l'emmenait tantôt chez
mons^i^nor délia Casa, légat du pape et tantôt
vers le palais d'Hélène Barozzi, car,, fatigué de
ses anciens rêves inutiles, il n'avait plus de
soins que pour l'amitié et pour l'amour. Tous
les jours, cependant, on mettait la main au
collet de quelque gaillard, à la solde du duc
Cosme.
L'existence n'étant plus tenable, son beau-
frère,, Pierre Strozz-i, qui avait épousé Lando-
mine, fit ses paquets pour retourner en France.
Mais Lorenzaccio, amoureux, n'eut pas le cou-
rage de le suivre. C'est si peu intéressant de
réduire toutes ses préoccupations uniquement à
vivre !
A partir de ce moment, il ne se défend
presque plus. Il change de domicile et vient
habiter l'endroit le plus dangereux de la ville
pour être à côté d'Hélène. Ses ennemis le
cernent chaque jour davantage.
Enfin, le 26 février 1548„ comme il se ren-
dait à la messe, à l'église de Saint-Paul, accom-
pagné d'Alexandre Soderini, deux sicaires les
assaillirent traîteusement ; l'un d'eux fendit le
crâne à Laurent, tandis que l'autre se débar-
rassait de Soderini.
On rapporta à son palais Lorenzaccio, qui
LORENZACCIO 243
respirait encore, mais ne parlait plus et on le
remit entre les bras de sa mère : « Elle se mit
à le prier de pardonner, car Dieu aussi avait
pardonné. »
Ainsi cessa de battre, à 34 ans, ce cœur
oragfeux.
VIII
CHRISTOPHE DE LONGUEIL
ET RÉGINALD POLE
: Au printemps de 1520, la paisible ville uni-
versitaire de Padoue vit entrer dans ses murs,
par la porte de Venise, un cavalier, coiffé d'un
feutre rouo^e et accoutré d'un vêtement qui rap-
pelait le costunne ordinaire des lansquenets. Un
petit jeune homme allemand suivait avec des
mulets, chargé de livres. Le cavalier pouvait
avoir de 30 à 35 ans, mais rauque, sec, mince,
avec un long nez arqué par le bout duquel sem-
blait le mener une invisible chimère, il dardait
sur les passants des yeux clairs qu'une peur ca-
chée rendait farouches et il tenait haute et mili-
tairement sa tête au modelé précis et comme
tachée déjà de vert-de-gris. Ses nerfs secoués,
l'année précédente, d'une commotion trop forte,
remuaient encore d'un léger délire, dont il avait
conscience et qu'il s'efforçait de dissimuler.
Cet homme n'était autre que Christophe de
Longueil, le Cîcéronien^ celui que la cabale
romaine avait entrepris d'opposer à Erasme et
246 L 'humanisme
qu'une autre cabale avait mis non moins
bruyamment par terre.
Il arrivait d'un long voyage à travers la
France, les Flandres et la Grande-Bretagne, au
cours duquel toutes les trompettes de la Renom-
mée avaient sonné devant lui.
« Je ne sais pas comment cela se fait, disait-
il naïvement, je suis pourtant par nature un
simple et un silencieux, et je ne puis bouger
que je ne déchaîne du bruit. »
En attendant, il allait se trouver, à Padoue,
dans la situation très fausse de quelqu'un qui
est célèbre et qui est presque sans ressource»,
réduit à compter sur le dévouement d'amis déjJt
las et désillusionnés, portés à lui en vouloir,
malgré eux,, de mésaventures dont ils avaient
été éclaboussés. Il était de ceux à qui on a envie
de dire : <( Ces choses-là n'arrivent qu'à vous. »
Et c'eût été vrai. Longueil était une person-
nalité, disproportionnément sonore, mais aussi
était-il, à son insu et à l'insu de ses amis,
l 'homme-type, le représentant intégral, le pro-
duit nécessaire de la Renaissance. C.-était le
cosmopolite-né, c'était im agent par destina-
tion du grand mouvement d'idé(es générales,
qui entraînait l'Europe alors vers une vaste
république fédérative des intelligences. Dès
les premiers jours de sa vie,, ces forces et ce
courant auxquels tout le livrait sans contre-
poids, s'emparèrent de lui et le roulèrent.
Issu d'une Tieille famille d'origine nor-
mande, de laquelle étaient sortis au siècle pré-
cédent, nombre de vaillants soldats, un
CHRISTOPHE DE LONGUEIL ET REGINALD POLE 247
cardinal, un recteur de l'Université de Paris,
le père de Longueil était archevêque de Malines.
Il eut, en 1488, ce bâtard d'une dame dont nous
ignorons le nom. Autant dire que Christophe
fut,, dès le berceau, un être sans situation bien
définie et qui grandit, autour de l'Eglise, un
peu en enfant de troupe.
Quoique l'archevêque ne fît pas difficulté de
l'avouer comme sien, et l'eût même autorisé à
porter son nom, il n'en fut pas moins l'enfant
qu'on ne laisse pas voir à tout le monde, qu'il
faut, dès qu'arrive quelqu'un, cacher précipi-
tamment, qu'on embrasse à la dérobée,, à qui on
écrit des lettres graves, jamais déridées, à qui
tout apprend, en un mot, qu'il est entré dans
l'existence, par effraction et bonne fortune.
Lorsqu'il eut 8 ans,, on l'envoya au collège,
FI Paris. Ce fut un petit monstre d'intelligence.
On garda à l'école ses cahiers, dont quelques-
uns furent même publiés plus tard, tant ils dé-
notaient, dans l'explication des auteurs diffi-
ciles, de pénétration et d'ingéniosité.
Là-dessus, brusquement, il ferma ses livres,
planta tout et se mit à suivre nos soldats, qui
partaient pour la guerre de Naples.
Comment en revint-il ? Je n'en sais rien.
Mais nous le retrouvons quelques mois plus
tard en Espagne,, attaché au secrétariat de Phi-
lippe d'Autriche. Ce prince mort en 1606, Lon-
gueil suit en Allemagne sa cour débandée, puis
voyant qu'il n'y a plus d'avenir pour lui de ce
côté, il songe à étudier le droit, dont on lui
dit que cela mène à tout.
248 l'humanisme
Le voilà parti pour la petite université de
Poitiers, puis pour celle de Valence, où professe
avec éclat Philippe Decio, un Milanais, vague
ment proscrit et vaguement excommunié. Là,
comme le droit lui laisse des loisirs, Longueil
revient à un projet qui le hante depuis le
collège : celui de donner une édition correcte et
enfin lisible de Pline l'Ancien jusque-là
presque impénétrable. Il profite du voisinage
du Rhône et de la mer, pour tâcher de retrou-
ver certaines espèces de poissons, de coquillages,
do plantes marines ou terrestres, dont parle le
naturaliste. Son zèle savant ne connaît pas
d'obstacles ; il s'introduit, sans formalités, en
pays ennemi, pénètre en Suisse, au plus
fort (]c notre brouille avec nos voisins
(151-3) et pendant qu'il y herborise,, est
arrêté comme espion. Un de ses camarades
français se sauve,, l'autre est tué ; lui est em-
porté, navré de coups et de blessures, jusqu'à
la prison voisine où on le dépose et l'oublie
trente jours. Il n'en sortit que par l'interven-
tion de l'archevêque de Sion qui le fit soigner
et rapatrier.
Jusque-là tout était très bien. S'il eut per-
sévéré dans cette voie, nous n'aurions qu'à
honorer en lui un des plus probes savants de
son épocf.ie. Malheureusement, les Italiens,
et Pierre Bembo en particulier, devaient le
perdre, en lui suggérant des ambitions pour les-
quelles il n'était pas fait,, et qui furent la cause
de toutes ses déconvenues ultérieures. Mais,
qui le livra aux Italiens, sinon son |)ropre es-
CHRISTOPHE DE LONGUEIL ET REGINALD POLE 249
prit de déraciné et son cœur en disponibilité de
patrie ?
Songeant, toutefois, que Pline devait avoir
emprunté beaucoup de passages à des écrivains
plus anciens, il se mit, pour les retrouver, à
apprendre le grec tout seul et il y réalisa de
tels progrès que,, moins d'un an après, il était
capable de correspondre en cette langue avec
notre Guillaume Budé.
En 1614, il est à Paris, où il se fait une
grande réputation d'avocat plaidant et consul-
tant. Même il devient membre du Conseil de
l'Ordre, ce qui ne l'empêche pas d'apparaître,
deux ans plus tard, à Rome, où on le rencontre,
aux portes des monuments,, sur le seuil des bi-
bliothèques et des écoles, inconnu, mais agité
furieusement de pensées sous son chapeau
rouge, et toujours avec son air de reître sans
emploi. Parfois, il se mêle aux conversations,
interrompt, rectifie, exposq, proteste et parle
comme un sourd, mais non pas comme un sot.
On s'aperçoit qu'il sait tout.
Aussitôt, c'est un engouement. Les grands
bourgeois de Rome se le dispulJent. Mariano
Castellani et Jules Tomarozzo le logent tour à
tour et l'hébergent. Il fréquente les membres
des Académies, en particulier ces deux princes
des élégances latines, Bembo et Sadolet, les
secrétaires de Léon X,, puis le tout jeune poète,
Marc Antonio Flaminio et son ami Francesco-
Maria Molza, l'amant quelque peu taré de Fur-
nia, la belle Romaine.
Bembo l'aborde de façon charmante et lui
260 L'miMAMSME
dit : « Vous êtes bien savant, mais vous écri-
vez bien mal. Ne lisez donc plus que Cicé-
ron. «
Et, docile, Longueil recommence ses études
littéraires. Tant de candeur touche Bembo,, qui
devient son ami.
Du reste, son absence mentale de patrie est
cause (jue rien ne choque en Lon^rueil et n'ar-
rête les sympathies. C'est à la fois son bonheur
et sa misère de n'être étranger à personne,
de n'être du pays de personne. Aussi
ne rencontre-t-il aucune de ces affections
fortes et fraternelles, où entre quelque chose
de la terre et du sol. On croit trop vite en lui,
on le met en avant, on le pousse, tous les bras
le portent. Bientôt on s'apercevra qu'on Ta
posé trop haut et qu'il faut le redescendre.
Alors on se le passera de mains en mains ; les
meilleurs n'oseront s'en dire fatigués ; quel-
ques-uns se défderont ; d'autres le bousculeront
un peu et il restera comme un embarras pour
ses partisans.
Quand, au bout de trois années, on eut
bien débarbouillé Longueil de ce qui pouvait lui
rester de tudesque,, quand on lui eut refait et
repeint l'esprit au goût italien, alors éclata le
petit complot. Il s'agissait de démolir Erasme,
flont la réf)utation encombraiit le monde, et de
lui escamoter son renom de grand Allemand,
pour en revêtir un autre du même pays, mais
cette fois, garanti et estampillé par Rome. On
assembla donc le Sénat qui solennellement, dé-
féra au jeune étranger le droit de cité.
CHRISTOPHE DE LONfiTJEIL ET RÉGINALD POLE 251
(( Jacques Buseo, tribun du Transtévère, vint,
dit Longueil, me saluer de mon nouveau titre.
Je n'y compris rien tout d'abord et restai in-
crédule. Je ne me rendis qu'en voyant Tor-
quato et nombre de gens qui accouraient me
féliciter et m'inviter à aller dire mon discours
de remerciements. )>
Cela fit un bruit énorme dans le monde des
lettres, et Longueil n'eut plus qu'une pensée,
retourner en France, en Flandre, en Angle-
terre, partout où il était connu, pour y jouir de
son triomphe. Mais,, comme il achevait ses
malles, voilà qu'à pleines rues, de tous les côtés,
déboucha une multitude furieuse, hurlant des
cris de mort, parmi lesquels il démêla qu'il
était question de le^jeter dans le Tibre, de le
brûler vif, de le pendre., de l'empaler. On en-
vahit la maison, on se précipite sur lui, les
poignards brillent, les pierres volent, les ma-
traques tournoient. C'est la populace de Rome
que des confrères ont soulevée. Tout cela, à
propos d'une vieille haranorue scolaire, dont il
avait peine à se souvenir, mais qu'il avait lue
jadis chez les Frères Mineurs, à Poitiers, et
dans laquelle il avait fait un éloge des Français
et émis des opinions injurieuses, paraît-il, pour
l'Italie. Des amis trop zélés l'avaient fait im-
primer sous le nom de Christophe de Longueil,
parisien. De là, quelque étudiant en avait ap-
porté un exemplaire à Rome. C'est ainsi que
certaines paroles, certains écrits cheminent
souterrainement, disparaissent de nous et du
monde, semblent morts et tout à coup
252 l'humanisme
s'éveillent, sortent de l'ombre et se mettent à
marcher contre nous.
Après avoir tenu quelques jours tête à
l'orage et rédigé deux plaidoyers pour sa jus-
tification, Longueil partit, sur le conseil de ses
amis mêmes, afin de laisser aux esprits le temps
de se calmer. L'affaire fut portée devant le
Sénat où elle ne donna plus lieu qu'à un débat
académique, mais pour le cerveau effaré du
pauvre savant,, c'était dans la Rome des
Gracques ou de Marins que le procès allait se
dérouler.
Il s'en alla donc par Venise, Gênes, Lyon, les
villes flamandes, puis par Londres el O»?vî'or(i,
racontant son histoire qui grandissait à chaque
pas. Erasme qu'il vit, en passant, lui fit bon
visage, mais à peine Longueil eut-il le dos J
tourné, que l'ironiste fie Rotterdam publia tout "
le dossier de leurs relations, entre autres une
certaine lettre du nouveau citoyen romain à un
de leurs amis communs et (jui contenait des
choses malheureuses.
En revenant de Londres, Longueil pnsea par
Paris. Là tous ses amis essayèrent de le rete-
nir : <' Que voulez-vous retourner à Rome, lui
disait-on, puisqu'on veut vous y tuer ? » Ruzée
alla même jusqu'à lui offrir la jouissance d'une
ferme avec maison de campagne.
Rien n'y fit. " Cnu'.s romanns sum, répondit-il
avec un doux entêtement. »
Il descendit à Venise, où Bemlx), alors en
congé pour raisons de santé, le reçut et lui fil
connaître ses amis, le délicieux bibliothécaire,
CHRISTOPHE DE LONGUEIL ET REGINALD POLE 253
André Navagero et quelques professeurs, Bap-
tiste Egnazio, Romolo Amaseo, Petro Alcyonio.
Bembo repartit pour Rome, Longueil se
transporta chez Grimaldi. Il y reçut quelques
visites et quelques invitations de Boldu et de
Navagero. Celui-ci, qui s'en allait à Vienne et
pensait passer l'été à Vérone, vint mettre sa
maison à la disposition de son nouvel ami.
Tout ce monde était charmant, mais cela ne
pouvait pas toujours durer. On lui demandait ce
qu'il prétendait faire, à quels projets il s'était
arrêté, ou si on ne le lui demandait pas, c'était
uniquement par délicatesse ; la question était
posée par sa situation même. Et c'est ainsi que
}90UT avoir l'air de se décider à quelque chose,
il témoigna de vouloir s'établir à Padoue, ville
particulièrement convenable, par son silence,
le bon marché relatif de la vie et les ressources
intellectuelles, à son intention d'y travailler. Du
reste, il y connaissait déjà quelqu'un, un riche
étudiant génois, Stéphane Sauli, de qui il affec-
tait d'espérer beaucoup. Et voilà par suite de
quoi,, ayant rassemblé ses bardes et ses livres et
s'étant procuré des chevaux de louage, il avait
quitté Venise en compagnie de son petit domes-
tique allemand et avait fait à Padoue l'entrée
sensationnelle que j'ai dite au début.
Des deux années qu'il passa là et qui furent
les dernières de son existence très courte,
témoigne, au jour le jour, un recueil de lettres,
précieux mémoires su,r la vie littéraire à cette
époque et dans ce canton. Il est. certain que
Longueil fît un instant illusion à ses amis ;
254 l'humanisme
il est non moins certain qu ceux-oi roublièrerlt
encore plus vite, dès qu'il fut mort. Mais le
temps,, qui nous a sauvé sa correspondance,
lui a rendu par là la place qu'il semblait lui
avoir (Mée, et, par un de ses caprices, il a
chancre encore une fois les perspectives.
Rôle purement épisodique, Longueil nous
offre une entrée en matière et le moyen de
commencer plus familièrement, dans un décor
plus simple et plus humain, l'histoire d'un
personnafre semblable à lui par quelques côtés,
mais qui le dépasse en relief et en grandeur,
celle de l'extraordinaire et royal aventurier,,
Réginald Pôle.
Même j'imagine qu'on ne m'en voudra pas
trop s-i, profitant des embarras où se débattit
LxDngueil, j'essaie de jeter un peu de jour sur
quelques autres menues figures et d'animer
d'une survie furtivc de petites têtes mortes,
encore crispées de leurs préoccupations. On me
reprochera peut-être de hiiissonner, d'égarer le
héros principal au milieu du récit pour courir
après les derniers venus, mais c'est que préci-
sément tel est mon but. J'ambitionne de res-
susciter des groupes plutôt que des individus.
C'est la petite société, dont le hasard assembla,
vers 1521, les éléments, à Padoue, que je
souhaiterais de faire reparaître, un instant.
I
A peine Longujeil fut-il installé à Padoue,
que ses idées noires le reprirent :
CHRISTOPHE DE LONGUEIL ET REGIiNALD POLE 255
« Vous ne pouvez vous figurer, écrivait-il à
Bembo, dans quel pénible isolement je me sens
plongé ; je connais les gens à peine de visage
ou de nom et pourtant je vois bien que je suis
connu. Je ne puis faire un pas dans la rue,
que je n'entencje chuchoter derrière moi :
<( x\h I c'est le Français qui... à Rome, etc. »
Nos confrères de là-bas ont répandu que je
m'étais retiré à Padoue, parce que le séjour de
Rome m'était interdit. Et je me demande au
milieu de ce monde de gladiateurs qui m'en-
toure et pour qui tuer un Français peut
paraître une action louable, si je n'ai rien à
craindre. Quand ces idées me viennent, il me
prend des idées de fuir, de m'en aller n'importe
où, à Lésins, par exemple, oii je ne voie ni
n'enliende plus les assassins !... »
Il est vrai que trois étudiants français avaient
récemment disparu et avaient été retrouvés
morts, dans le voisinage.
(( J'aurais besoin, ajoutait-il, qu'on me croie
bien avec quelque personnage important, avec
l'autorité. Le préteur Marino Georgio m'avait
promis son appui, lorsque j'ai quitté Venise,
mais une sotte timidité a fait que je n'ai pas
osé l'aller voir depuis. Ce que j'ai à lui dire
est difficile. Vous qui savez ce que je voudrais
et ce que je ne peux pas formuler moi-même,
dites-le-lui, je vous prie. Voilà ! je voudrais
qu'il vînt- au-devant de moi, de son propre
mouvement, qu'il affirmât publiquement, par
un acte, qu'il me prend sous sa protection...
Cela produirait beaucoup d'effet... »
25G l' HUMANISME
Cette lettre est du commencement de juillet
1520. Longueil y décrit aussi ses journées mo-
notones et quasi-monastiques, toutes consa-
crées à l'étude, sauf (juelques heures de pro-
menade le long du canal et quelques sorties à
cheval par la ville. Trois mois après, pensant
que la recommandation sollicitée avait eu son
effet sur le préteur, il éprouva la petite décon-
venue qui suit et qu'il conte du reste avec
beaucoup de bonne grâce.
« Le lendemain du jour où Boldu me remit
votre lettre, je descendais sur la place, rempli
de cœur et d'espérance : je tombe sur le pré-
teur et le préfet, tous deux sous la pourpre
de cérémonie, et qui se dirigeaient, en grand
équipage, vers la partie de la ville que j'habite.
Moi, tout plein de l'idée que vous m'aviez
recommandé, je ne doutai pas que, pour mar-
quer le poids qu'ils faisaient de votre lettre et
pour y donner une sanction solennelle, ces
seigneurs eussent décidé d'aller ainsi en pompe
me voir. Toutefois, la timidité m'empêcha de
me jeter sous les pas de pareils personnages, et
puis je songeais que ce serait bien plus glo-
rieux, si l'on pouvait dire dans le quartier
qu'ils étaient venus pour moi : je me détournai
donc nn peu sur la gauche de la chaussée :
« Oij pensez-vous qu'ils aillent ? deinandai-je
à Marc Antonio Flaminio qui était avec moi.
— Je n'en sais rien, répondit-il. » Cependant
ils passent. Je dis : « Allons donc voir la curie,
que je n'ai pas encore visitée. » Mais la vérité,
c'est que je ne voulais pas m'écarter, car j'avais
CHillSTOPHE DE LONGUEIL ET REGINALD POLE 257
grande envie de savoir ce qui adviendrait. Au
bout d'un moment le cortège revient. Je me
jette dans la foule des plaideurs et je commen-
çais à me repentir de n'être pas vite allé les
recevoir. En m 'approchant de notre maison, je
ne disais rien, mais je ne laissais pas que d'être
fort étonné que personne n'accourût m 'annon-
cer la grande nouvelle. J'entre : c'est le silence
accoutumé. J'interroge : pas un mot du pré-
teur. Il ne me restait qu'à rire de ma sottise et
à me dire que le préteur avait bien d'autres
soucis en tête que moi. Ce que j'ai tâché de
faire philosophiquement. »
Longueil logeait alors chez Stéphane Sauli,
noble et riche étudiant génois, qui avait là toute
une maison, tenue sur un certain pied, avec un
vieux domestique, homme de confiance. Cela
sentait tout de même le ménage de garçon, avec
son étourderie, son laisser-aller, son peu de sé-
rieux. Sauli, qui finit plus tard protonotaire (^),
était de ces jeunes gens, sans vocation déter-
minée, qui, pour se distinguer du commun et
se donner des airs de capacité, cherchent à s'en-
tourer de littérateurs et puisent, dans leur com-
pagnie, le droit de mépriser les autres. Ils se
donnent ainsi un léger vernis, se tiennent su-
perficiellement au courant, et, sans avoir besoin
de secouer trop leur paresse, obtiennent des dé-
dicaces et font quelque bruit par le monde.
Sauli avait commencé par prendre chez lui
un professeur, assez célèbre au reste, quoique
(\) Sauli, devenu cardinal, fut gravement compromis dans un
complot contre Léon X et faillit y laisser sa tête,
17
258 L 'humanisme
peu chanceux : Lazare Buonamico, qui avait
autrefois travaillé à la maison d'édition d'Aide
Manuce et que Musurus avait ensuite placé,
comme précepteur, dans une famille Cantelmo,
de Mantoue. Il était momentanément sans em-
ploi, attendant toujours une chaire qu'on ne lui
donnait pas.
Après lui, Longueil était arrivé et sa présence
avait attiré là Marc Antonio Flamiui'o, le bril-
lant poète qui, venu,, pour une simple visite,
était resté, n'ayant rien de mieux à faire. Ainsi,
la maison de l'étudiant devenait une véritable
hôtellerie d'humanistes et de pens d'esprit.
C'était trop beau pour durer.
Sauli qu'amusaient médiocrement sans doute
Buonamico et Longueil, partit en excursions
avec le joyeux Flaminio, qui, jeune comme lui,
avait sur lui, outre la supériorité de l'intelli-
'jfence,, celle d'avoir mené, à Rome, à côté de
Molza et d'autres cerveaux brûlés, autre chose
que la vie universitaire et rapporté de là-bas
les plus plaisantes histoires d'amour.
Flaminio, qu'un grincheux qualifia un jou
devant Longueil, de <( petit-fîls de pédagogue,
fils de pédagogue et pédant lui-même » était
bien fils de professeur, mais en fait de pédan-
terie, il n'avait que l'adorable manie de se créer,
en y mêlant un peuple de dieux, une vie ima-
ginaire et exquise. Ce subtil songeur, en qui
jouait de la flûte éternellement un faune, allait
et venait par l'Italie, comme si le sol sur lequel
il marchait eût été enchanté. Il était de ceux
que le manque d'argent n'embarrasse point et
4
t -M
CHRISTOPHE DE LO^GUEIL ET REGINALU POLE 259
qui se tirent d'affaire partout de la façon la plus
galante du monde, ayant toujours justement à
leurs côtés un compagnon qui tient la bourse
et suffit à la dépense. Et c'était celui-là qui avait
l'air d'être le domestique.
Une seule date comptait dans la mémoire de
ce Fantasio, c'était quand il lui avait été donné
de voir Naples-Parthénopé, oii était mort Vir-
gile, oii ce puissant vaisseau de rêves et de
poésies était venu échouer hors de la vie, épar-
pillant sur le somptueux rivage toute une co-
lonie de formes divines, tout un blanc trou-
peau de nymphes et d'œgipans, que gardait
maintenant le grand Sannazar, devenu pasteur
de dieux et héritier du cygne Mantouan.
(( Collines du Pau&ilippe, soupirait à ce sou-
venir Flaminio, blanche Mergillina, bosquets
de myrtes, rivages sacrés, si jamais, après tant
et de si longues traverses, il m'est donné de
réatteindre enfin vos bords et le lieu où le poète
a fondé sa maison,, du haut de laquelle il con-
temple ses songes, je planterai là ma coiffure
et mes sandales et mon épée et toutes les armes
qu'emporte avec soi le voyageur. Et plus per-
sonne jamais ne me persuadera de courir en-
core les chemJns de la terre et de la mer !... »
Pendant que les deux jeunes gens vagabon-
daient ainsi, le père du poète ne savait plus
ce qu'était devenu son fils et commençait à être
fort inquiet. Jean Antoine Flaminio s'appelait
de son vrai nom Zarabini de Cotignola et ne
s'était affublé du nom romain de Flaminius,
qu'en entrant dans l'Académie Pomponia Leta,
2G0 l'humaimsme
de Venise. Il avait suivi en cela l'usage. Pro-
fesseur en diverses petites villes d'Italie depuis
sa jeunesse, il continuait à exercer son métier à
Bologne. Qu'on me permette de citer ici la plus
grande partie de la lettre qu'il écrivit à son fils,
lorsqu'il eut retrouvé sa piste : peu de docu-
ments nous éclairent mieux ce qu'était alors
l'existence de beaucoup de gens de lettres. Du
reste, il est sous-entendu que nous abandonnons
momentanément Longueil à Padoue.
(( J'ai été bien inquiet de ton silence et si
peiné que je n'en avais plus de repos. Enfin
on m'a apporté ta lettre, qui était la très désirée.
Me voilà le cœur soulagé : je sais où tu es et
comment tu te portes. Je l'ignorais tout à fait et
plus tu tardais de me donner de tes nouvelles,,
plus j'avais lieu d'être tourmenté et de tout
soupçonner. Tu sais comme je suis prompt en
cette matière. L'an passé, on me dit que tu
étais parti de Padoue pour Gênes. Depuis,
j'avais perdu complètement tes traces. Les amis
de Padoue et de Venise, auxquels je me suis
adressé n'étaient pas mieux informés. Mais toi,
tu n'avais pas la même excuse : tu connaissais
mon adresse. Enfin ta lettre m'apprend que tu
es à Rome et que tu penses y rester quelques
mois. Cela ne me déplairait pas, si tu pouvais
t'y remettre à tes études de philosophie. Tu
n'ignores pas combien je le désire, et je
m'étonne que tu ne m'en écrives rien. Allons !
une autre fois, parle-moi de tes études, que je
sache non seulement ce que tu fais à présent,
mais ce que tu as fait avant. J'ai quelque droit
CHRISTOPHE DE LOAGUEIL ET REGINALD POLE 261
à être renseigné là-dessus, non que je craigne
que tes belles dispositions pour la science se
soient évanouies, mais j'ai peur que quelque
chose ne t'ait écarté de la philosophie et fait
renoncer à ce que tu avais commencé.
« Pour ce qui me concerne, voici où j'en suis :
« Depuis tantôt deux ans que je réside à Bo-
logne, je n'ai pas lieu de me repentir d'y être
venu. La santé est bonne et les affaires sont
prospères. J'ai des pensionnaires autant que
j'en veux. Si j'avais accepté tous ceux qui se
sont présentés, je n'aurais pas trouvé dans toute
la ville de maison assez vaste. Je me suis borné
à dix, choisis parmi les jeunes gens .^des plus
nobles familles. A quoi sert de s'encombrer ?
(( Pour ce qui est de la dépense, tout est cher
dans cette ville. Cela tient à la quantité d'étran-
gers, en résidence ou de passage, et au perpé-
tuel mouvement de soldats qu'amènent la gran-
deur, la magnificence et la position de Bologne.
Voilà ce que savent, par expérience, tous ceux
qui en sont réduits à acheter au jour le jour les
choses nécessaires à la vie. Faire venir de chez
nous, cela n'en valait pas la peine, d'autant
que le dernier été a été malheureux à Forocor-
neli : le vent, la grêle, le brouillard, rien n'a
manqué.
« Tout le monde ici aurait voulu que je fasse
un cours public. Les étrangers, les habitants,
les premiers de la noblesse ont insisté dans ce
sens au point qu'il m'était difficile de me dé-
rober. Et pourtant ni prières, ni promesses pé-
cuniaires n'ont pu me décider à aliéner ma
2G2 l'humanisme
liberté. J'espère que tu m'approuveras, toi qui
n'ignores pas à quelles avanies sont soumis
les professeurs, de la part de mauvais garne-
ments dont on n'a pas fait les fantaisies, et qui
A'ous réduiraient vite à l'état de jouets. Le genre
de vie que j'ai choisi est celui qui me concilie
le mieux le respect public. On en a conclu que
je ne serais pas fâché de prendre place parmi
les grands érudits de ce siècle,, mais je vois
qu'on a de moi une idée plus haute que je ne
la mérite. Tout ceci, pour toi, bien entendu ;
il n'y a qu'à mon fils que je puisse écrire ainsi,
mais j'ai voulu que tu saches vraiment dans
quelle situation flatteuse je me trouve.
« Entre autres amitiés que je me suis créées
là, je ne puis passer sous silence, parce qu'elle
m'honore, celle de Gaspard Fantucci. Nous en
sommes à un point où cela ne peut mieux aller
entre nous, et pour tout dire, en un mot, je le
mets hors rang. Son fds Alphonse, qui est mon
pensionnaire depuis cinq ans, fera, je crois, non
seulement le bonheur de sa famille, mais encore
de son pays. Ecoute, toi qui es maintenant en
des lieux où notre souvenir doit te visiter, tu
devrais écrire à cet excellent ami à qui tu dois
beaucoup, en somme, pour lui montrer que ni
le temps, ni la distance n'ont fait tomber de ton
cœur l'affection et la révérence qui lui échoient.
Cela lui fera plaisir, car je vois qu'il t'aime
bien.
(( Maintenant, pour en revenir aux affaires de
famille, sache que non seulement j'ai maintenu
ce que nous avions, mais que je l'ai assez aug-
CHRISTOPnr DE LONGUEIL ET REGLNALD POLE 263
mente. J'ai acheté, il y a trois ans, comme tu
sais, toute la part de mon frère Alexandre, j'y ai
joint une portion du champ de ton oncle Jé-
rôme, ainsi que la maison îermière, qui lui
avait été attribuée par le testament de mon père;
j'ai payé cela 50 écus d'or; j'en ai mis 100 à
acquérir le petit domaine de Lorenzo Fosco,
qui y touchait et j'espère bien n'en pas rester
là et te laisser un jour un patrimoine plus im-
portant que celui que j'ai reçu de mon père.
Tu vois que je pense à toi, mais, je t'en prie.,
fais tout ton possible pour devenir l'homme
que ton enfance promettait et de qui l'Italie at-
tend quelque chose de grand... »
Cette lettre était accompagnée d'une autre à
Sauli oii il remerciait le jeune Génois de ses
bontés pour son fds. L'excellent père procédait
de même avec tous ceux qui montraient de l'in-
térêt à son cher Marc- Antoine. Il avait 42 ans
de plus que lui : c'était une raison pour qu'il
le vît toujours petit.
Mais Marc-Antoine avait assez de talent et
d'esprit pour se recom.mander tout seul. Ses
premiers vers sont des jeux mélodieux, c'est de
la musique imagée. Le motif le plus familier
en est la vision des dieux cornus et capricants,
si bien que les mots mêmes y grimpent, chaussés
de fins sabots de chèvres,, et, comme dans le vers
de Heredia, leurs cornes y accrochent des rayons
de lune. Parfois certaines syllabes se détachent,
roulent et vont éveiller, au fond du gouffre sur
lequel elles pendent, des idées de mort.
Vraiment, cette poésie est charmante. Plus
264 L 'humanisme
lard, sur le conseil de son père., il en abandonna
les sentiers pour entreprendre une paraphrase
des psaumes ; mais ce jour-là, le petit Faune
cessa de chanter en lui et la seconde partie de
son œuvre fut loin de valoir la première.
II
« Si vous tardez encore de rentrer, écrivait
Longueil à Sauli, je crois que je vais passer
en territoire britannique. )> Il voulait dire qu'il
irait loger chez Réginald Pôle.
Mais déjà Sauli était reparti précipitamment
pour Gênes, au chevet de son frère mourant. Il
avait emmené avec lui Flaminio.
(( Ils assurent qu'ils reviendront bientôt, écri-
vait encore Longueil, mais je n'y compte plus. »
En effet, le jeune Génois liquida sa maison
de Padoue. Lazare Buonamico dut aller se cher-
cher une position ailleurs. Il partit pour Bo-
logne,, où on lui avait fait espérer un précep-
torat dans la famille de Laurent Campeggio.
Cela fit parler : « Ce Sauli n'est qu'un ladre
et un fanfaron de générosité. On ne se débar-
rasse pas comme il l'a fait d'un homme de la
valeur de Buonamico, disait-on. »
Néanmoins Longueil le regretta. Il regrettait
surtout la vie en commun : (( Je n'ai plus per-
sonne avec qui je puisse causer familièrement,
disait-il. Réginald Pôle est certainement un
jeune homme distingué, plein d'esprit, de sa-
voir et de jugement, mais il a peu de goût pour
CHRISTOPHE DE LONGUEIL ET REGLNALD POLE 265
notre genre de discussions. Et puis il est étran-
glement froid, réservé en ses propos et taci-
turne. »
C'était pourtant une bien curieuse figure, que
celle de ce jeune Anglais de 20 ans, à qui il ne
manqua plus tard que de le vouloir, pour être
pape, que de l'oser, pour être roi et roi d'An-
gleterre. Les fureurs d'Henri VIII, son apostasie,
qui ébranlèrent si profondément le monde,
furent à lui son propre roman intime. Il réalisa
la formule même de la tragédie classique, qui
pose au cœur d'un particulier les douloureux
problèmes dont palpitent les nations. Poîe, en
proie à des circonstances supérieuies, se laissa
toujours dominer par elles., et tout ce qu'il sut
faire fut de se soutenir. Et il y réussit, autant
par ses talents et ses vertus que par une certaine
densité morale, qu'il tenait de son rang et de
son destin.
Son père, Richard Pôle, était cousin
de Henri YII ; sa mère, Marguerite, comtesse de
Salisbury, était fille du duc de Clarence et nièce
d'Edouard IV. Ce mariage avait uni ainsi la
Rose rouge et la Rose Blanche. Henri VII, à qui
en était dû l'arrangement,, avait préalablement
fait mourir un frère de Marguerite, pendant que
lui-même épousait Elisabeth, dernière fille
d'Edouard IV.
Ainsi, grâce à cet enchevêtrement d'alliances,
Réginald tenait par tous les côtés à la famille
royale.
De plus, lorsque naquit la future reine Marie
Tudor, son père, Henri VIII, la confia aux
2^6
L HUMANISME
soins de la mère de Réginald. Elle grandit dans
cette maison et s'habitua dès l'enfance à rêver
de ce beau cousin, qui l'avait tenue sur ses
genoux et que l'Italie lui avait pris. Sa ten-
dresse augmenta, aux jours sombres du divorce
de son père Henri YIII et des malheurs de sa
mère, quand l'espoir de la couronne s'éloignait
d'elle, et qu'il revenait, lui, à de longs inter-
valles, triste et fier, et luttant presque seul
contre les passions du roi.
Mais, en 1520,, les choses n'en étaient pas en-
core là. Réginald sortait de l'Université d'Ox-
ford, où il avait suivi brillamment les cours
de Latimière et de Linacer. Celui-ci l'avait en-
tretenu souvent et amoureusement de l'Italie et
des maîtres qu'il y avait eus, entre autres, Poli-
tien. Aussi le plus ardent désir du jeune prince
était-il de connaître cette terre classique de la
beauté et du savoir.
Lx)rsqu'il arriva à Padoue, il avait 20 ans :
c'était un élégant jeune homme, à barbe blonde,
à l'œil doux et vif :.il était maigre, de taille
moyenne, avec le visage un peu large et légè-
rement coloré. S'il n'avait rien de l'exubérance
italienne, ce n'en était pas moins, sous son
flegme, un des hommes les plus spirituels de
son temps. Rien ne se désoxyde plus vite que
les mots d'esprit : ceux de Pôle, après quatre
siècles, restent amusants.
Quelqu'un lui communiquait un jour une
lettre emphatique écrite sur la mort d'un ami :
« Ah ! dit Pôle en la rendant, c'est une vraie
lettre de ronsolation ; on ne peut pas s'empê-
CHRISTOPIÏI^ DE LONGUEIL ET REGLNALD POLE .2G7
cher de rire en la lisant. » Un autre lui parlait
d'un gentilhomme qui dépensait 2 écus par
mois pour sa barbe : « La barbe vaut plus que
la tête ! répondit-il. »
Le charme profond d'hommes comme celui-
là n'est pas immédiatement pénétrable. I) y
faut le temps. Le même sentiment de pudeur
faisait que Pôle n'osait offrir ce que Longueil
n'osait demander : le jeune Anglais ne se serait
pas permis des questions dont les réponses
eussent pu être douloureuses. Du reste, l'idée
fixe de Longueil était d'obtenir à Rome quelque
grande charge, quelque dignité de premier plan
et il aurait souhaité que ses amis le comprissent,
sans en faire l'aveu. Aussi refusa-t-il la chaire
que Sadolet lui proposa au nom des Florentins
et pour laquelle on lui eût assuré un traitement
de 400 écus, somme considérable alors. Ses
amis ne comprirent pas très bien ou feignirent
de ne pas comprendre. Ils tinrent conseil avec
l'ambassadeur de France, à qui il s'était recom-
mandé, dans le but unique de grossir son parti.
Celui-ci proposa de parler à François F"". Aus-
sitôt tout le monde sauta sur cette idée. Léon X
écrivit, Bembo écrivit, Sadolet écrivit, notre
ambassadeur écrivit : Longueil fut navré à
pleurer. Il s'était presque brouillé l'année
d'avant avec Budé et Ruzée qui voulaient le rete-
nir à Paris et qu'il n'avait pas écoutés. Et main-
tenant, voilà que ses amis de Rome ne trou-
vaient rien mieux que de le réexpédier en
France !
Il était quelqu'un encore, pourtant. Luther
2G8 L 'humanisme
îiii envoyait des émissaires, pour qu'il se dé-
clarât en faveur de la Réforme; les catholiques,
de leur coté, le pressaient d'écrire contre Luther.
Après avoir étudié la question, c'est à ce der-
nier parti qu'il se rangea, ce qui ne saurait
beaucoup étonner de la part d'un hum.aniste.
Le Luthéranisme, qui ramenait le monde aux
disputes théologiques oubliées et qui semblait
rétrograder jusqu'à Bérenger, ne pouvait pro-
duire que stupeur sur les esprits de la Renais-
sance. Le moine de génie, qui en fut l'âme et
qu'on croirait évadé de l'imagination d'Albert
Diirer, incarna la protestation contre Rome de
la vieille Germanie, encore à demi sauvage et
médiévale. Lui-même proclamait bien haut
qu'il s'attaquait au paganisme. Sa rude main
reforgea le dogme qui se desserrait sous l'in-
fluence platonicienne et faisait peu à peu du
catholicisme une religion jolie, souple, facile,
oii tous les honnêtes gens se trouvaient à j'aisc
et oii toute la pensée antique rentrait à flots lu-
mineux. Certes Luther mérite de nous intéres-
ser et je comprends qu'il ait suscité des enthou-
siastes et des martyrs, mais si l'on parle de
hardiesses et de libre examen, il y en eut bien
davantage chez Erasme et chez Rabelais, demeu-
rés orthodoxes. La vérité, c'est que la Réforme
fut la réaction violente du particularisme des
peuples du Nord contre la civilisation gréco-la-
tine. Elle a été le précipité qui a dissous, en
quelques années, l'unité occidentale et provo-
qué la constitution des nationalités modernes.
Quoi qu'il en soit, les écrits antihilhériens de
CHRISTOPHE DE LONGUEIL ET REGINALD POLE ^69'
Longiieil furent à peu près sa dernière œuvre.
De temps en temps, il allait s'en reposer à VI-
cence, à Vérone, chez les Turriani et à Venise,
dans les beaux jardins botaniques de Murano où
le spirituel Navagero avait fait venir des fruits
et des plantes de tous les pays.
Là-dessus, la mort presque subite de Léon X
porta un rude coup à Longueil,, qu'elle mena-
çait de priver de sa modique pension et qu'elle
laissait presque sans ressources. Il dut même
engager ses bijoux à Venise, chez un joaillier
de ses compatriotes, Jean de Matines.
La guerre compliquait encore sa situation. Il
avait servi dans l'armée française, été employé
par la maison d'Espagne et d'Autriche, pen-
sionné et recueilli par l'Italie, et il avait des rai-
sons de ne pas se brouiller avec l'Angleterre.
De quelque côté que penchât son cœur, il était
suspect d'ingratitude. On le lui faisait sentir.
Il s'en tirait alors, en disant : « Je suis citoyen
du Monde î )>
Comme on le croyait Français et que sa répu-
tation le faisait juger riche et puissant, tous nos
compatriotes, en détresse là-bas, venaient
s'adresser à lui. Il partageait avec eux son petit
logis d'emprunt, les couchait, les nourrissait
comme il pouvait et s'occupait de les caser.
C'est ainsi que tomba à sa charge Simon de
Villanove, celui-là qui devait être le professeur
d'Etienne Dolet.
Enfin, catarrheux, miné du côté du ventre, la
tête et le cou raidis de douleurs,, intérieurement
ruiné par la mélancolie, le pauvre Longueil
l?T() l'humanisme
s'acheminait, de décejDtions en déceptions,
sans qu'on s'en aperçut, vers ses derniers jours.
Au mois d'août 1522, secrètement pressé par
ce besoin de fuite et de mouvement qui entre
au cœur de ceux que la mort va prendre, il
parla de se mettre en route. Le nouveau pape,
Adrien YI, attendu incessamment à Rome, était
un vieil ami de son père, un ami personnel, à
lui aussi, puisqu'ils s'étaient retrouvés jadis à
la cour de Philippe d'Autriche, et en Alle-
magne : (f On recommence à m'entourer,, écri-
vait-il, parce qu'on me croit sur le point d'être
puissant. »
Il voyait donc l'avenir s'éclairer. Toutes ses
lettres affectaient les longues espérances et les
vastes projets, mais en même temps, des idées
religieuses, comme des annonciatrices, en-
traient en lui. Il se mit du Tiers-Ordre.
Réginald Pôle était absent alors. Brusque-
ment, la terrible créancière se présenta. Lon-
gueil comprit que c'était l'échéance, il demanda
du papier, et s'étant assis sur son lit, écrivit à
son hôte et son ami, cette lettre testamentaire :
<( Quoique en proie aux plus atroces douleurs
et ne tenant plus à la vie que par le misérable
fil d'une douteuse espérance, la considération
que j'ai pour vous m'a fait faire l'effort néces-
saire pour dominer mon mal et m 'acquitter
envers vous d'un suprême devoir. Comme
avant-hier, je Amenais de terminer la lettre q\w
je vous écrivis, une fièvre dévorante me saisit,
et depuis trois jours qu'elle me torture, je puis
dire que je n'ai jamais rien enduré de si affreux.
CHRISTOPHE DE LONGUEIL ET REGINALD POLE ^71
Ainsi, c'était un pressentiment qui me poussait,
lorsque, avant votre départ, j'ai voulu que vous
vissiez ma bibliothèque et arrêté que vous en
hériteriez si, par hasard, il m'arrivait malheur
en voyage. Le jour suprême était, vous le voyez,
bien plus proche que nous ne pensions. Et main-
tenant, au nom de notre amitié, qui en était
arrivée, je crois,, au plus haut point, je vous
demande de garder au mort que je vais être,
humainement et pieusement, votre souvenir et
votre bienveillance. Ayez soin de votre santé et
offrez à Paccio, en mon nom, la plus grande
part possible de ces derniers souhaits. Adieu. )>
Pôle rentra précipitamment. Il entoura des
plus tendres soins l'ami malade. Les médecins
gardaient de l'espoir. Seul,, Longueil s'entêtait
doucement : (( C'est la fin, disait-il » et ce fut
lui qui avait raison. Il n'avait que trente-quatre
ans.
On lui mit, ainsi qu'il l'avait demandé,
l'habit de frère mineur et on porta, avec les
rites accoutumés, en l'Eglise Saint François de
Padoue,, ce que la mort avait laissé de chair au
pauvre voyageur, que l'amour du latin avait
tant agité en son vivant.
III
n ne me reste plus qu'à conter brièvement ce
qui advint au biographe et à l'exécuteur testa-
mentaire de Longueil, je veux dire, au très
noble Réginald Pôle.
Après trois ans passés encore en Italie, dans
272 l'humainisme
sa douce existence de lettré, le désir le prit de
revoir l'Angleterre et ses parents. Tout le monde
y fut frappé de l'élégance d'esprit et de ma-
nières qu'il rapportait. Sa longue absence l'avait
singulièrement grandi,, sans qu'il s'en doutât.
Et il rentrait dans un moment où la nation
était nerveuse, sourdement divisée, en pleine
crise.
On n'imagine pas quel trouble dans les con-
sdiences et les esprits, quel malaise général,
quel ébranlement jusque dans les situations
matérielles, la Renaissance avait déterminé,
chez les peuples du Nord, surpris par cette inon-
dation inouïe d'idées nouvelles, alors qu'ils en
étaient restés au moyen âge.
En quelques années, on leur avait tout changé
de fond en comble, à commencer par la sub-
stance même de l'enseignement, en sorte que
toute la génération d'hommes, qui avait été éle-
vée d'après les méthodes scolastiques, se trou-
vait brusquement mise en réforme, frappée
d'incapacité et de ridicule. Il n'y avait plus de
places dans les Universités ni dans les hautes
magistratures, que pour les Italiens ou les
jeunes gens qui avaient reçu la culture ita-
lienne.
Au mécontentement qui devait résulter de
ces dépréciations douloureuses et de ces fortunes
nouvelles venait s'ajouter, pour les âmes reli-
gieuses, le scandale d'une phraséologie in-
connue. En abandonnant les mots qui avaient
bercé leur mysticisme, pour des mots idolâtres,
au son suspect, il semblait qu'on abandonnât
CHRISTOPHE DE LONGUEIL ET REGLXALD POLE 273
Dieu lui-même, qu'on le trahît. Le Pape, pro-
tecteur et promoteur de ces choses, passait donc
à Satan. Bien plus : il peuplait les églises de
nudités, ornait ses palais de peintures païennes.
Il n'y avait plus à en douter : l'Abomination
de la Désolation, prédite par les prophètes, était
installée dans le sanctuaire ; les derniers jours
étaient venus ; le Pape était l'Antéchrist.
Telle est la véritable signification de la Ré-
forme qui fut la Contre-Renaissance.
Elle éclata d'abord,, en Allemagne, aux cris
d'un moine.
L'Angleterre, plus lointaine, plus tardivement
touchée, attendait.
Le signal fut, là, le divorce de Henri VIIL
Lorsque Pôle arriva à Londres, de mauvais
bruits circulaient déjà autour d'Anne de Boleyn
et du Roi, et chacun pressentait que la grande
crise religieuse serait liée à cette affaire pas-
sionnelle.
Quelle position allait prendre ce jeune prince,
que sa naissance faisait le chef naturel de la
noblesse et sur lequel s'égaraient,, comme tou-
jours, les vœux de quelques partisans, avides
de changements.^ Il passait, de plus, pour pos-
séder ces redoutables vertus, qui ébranlent les
gouvernements de ruse et de corruption.
Henri \^II sentait tout le poids de l'opinion
de son cousin Pôle, et, d'autre part, il était in-
<iuiet„ n'ayant pas encore expérimenté la ty-
rannie, ni suffisamment sondé le servilisme des
hommes.
Pôle, de son côté, était fort peu soucieux de
18
274 L HUMANISME
se trouver mêlé à de telles histoires. Ce fut,
pendant quelque temps, entre le Roi et lui, um
vrai jeu de cache-cache. Henri Mil cherchait à
compromettre Pôle, qui toujours se dérobait.
A la fin,, il fallut s'expliquer. L'entrevue fui
sobre et tragique. Réginald parla sur un ton de
respect et de tristesse, qui ne faisait que sou-
ligner la gravité de sa désapprobation.
Henri VHI, en l'entendant, changea de couleur,
porta la main à son poignard qu'il retira à
demi et qu'il rentra ensuite lentement et comme
à regret au fourreau.
(( C'est bien ! dit le Roi, j'examinerai votre
opinion et y ferai la réponse qu'elle mérite. »
Pôle comprit qu'il n'y avait plus de temps
à perdre; il fit les démarches nécessaires pour
partir et passa en France. Après un an de sé-
jour à Avignon, il regagna Padoue en 1532.
C'est dans cette dernière ville que, trois ans
après,, un courrier de Henri VHI vint l'informer i
officiellement que l'Angleterre était séparée de
Rome et que le Roi y serait désormais seul chef |
de l'Eglise. En même temps. Pôle était invité à \
retourner au plus tôt son opinion motivée : il le ;
fit courageusement, dans son traité sur VUnilé^
II
(le l'Eglise. '
La réponse de Henri VHI fut telle qu'on pou- ?
vait l'attendre, brève et terrible.
(' Je me trouvais un matin chez Pôle, ra-
conte Beccatelli ; il avait devant lui plusieurs]!
lettres ouvertes, une entre autres écrite en an-l
glais, et qu'il me désigna : u En voilà une à
laquelle je ne répondrai pas », me dit-il.
I
CHRISTOPHE DE LO.\GUEIL ET REGINALD POLE 275
« Je lui demandai de quoi il y était ques-
tion : « Je voudrais que vous puissiez la lire,,
t( reprit-il, vous y verriez de bonnes nouvelles!»
Puis, au bout d'un instant > : « Jusqu'icH jiC
(( m'étais cru le fils d'une des meilleures et des
(' plus nobles dames d'Angleterre. Je vois que
« Dieu m'a mieux traité encore : il m'a fait le
<( fils d'une martyre. Le Roi a fait décapiter ma
« mère, pour sa foi, quoiqu'elle eût plus de
H 70 ans et qu'elle fût sa tante, et c'est ainsi
« qu'il l'a payée des soins donnés à sa fille. »
El se levant, il se retira dans son oratoire^ d'oii il res-
sortit, une heure après, avec son visage habituel. »
La scène n'est-elle pas belle de sobriété et de
décence.^
Quelques amis, Contarini entre autres, propo-
sèrent alors à Pôle de venir avec eux jusqu'à
Rome. Il accepta, pour changer le cours de ses
idées ; il était bien loin de se douter de ce qui
l'attendait là-bas.
V peine, fut-il arrivé,, que le pape Paul III le
lit mander, sous prétexte de l'entretenir des af-
faires d'Angleterre. Il entra sans défiance chez
le Pape, qui fit fermer les portes, l'invita à s'as-
seoir, et lui dit : « Pôle, il a été décidé avec
Contarini et quelques-uns des principaux de
1 Eglise, que je vous élis cardinal. Veuillez donc
vous préparer à recevoir le chapeau. »
Pôle reçut la proposition à peu près avec le
plaisir que montra l'esclave des Lettres persanes,
quand le grand Eunuque lui voulait faire les
honneurs de gardien du sérail. Il fut atterré,
car il appréhendait tout de son âme,, sinon
276 L'nUMAMSME
faible, du moins inquiète, scrupuleuse et un
peu désemparée.
Il se défendit de son mieux, prolestant (]u'i!
n'était pas préparé à la vie d'homme d'églist
que, du reste, les Anglais considéreraient son
accession au cardinalat comme une sorte d'ab-
dication à ses droits éventuels sur la couronne,
et qu'il se trouverait, du même coup, dépossédé
d'une influence dont le catholicisme eût piJ
être., à l'occasion, le bénéficiaire.
Le pape parut se rendre à ses raisons, mais il
y avait là-dessous toute une grosse intrigue po-
litique. Il s'agissait justement d'éliminer par
avance le plus sérieux des candidats possibles h
la succession de Henri VIII. Déjà, en effet,
Charles-Quint nourrissait le projet de faire
tomber le royaume d'Angleterre dans sa mai-
son, en expédiant pour époux à Marie Tudor
son fils Philippe. Les agents de l'Empire tra-
vaillèrent si bien Paul III, que celui-ci, se ra-
visant brusquement, envoya son cemérier si-
gnifier à Réginald Pôle que l'heure était venue
et qu'il fallait se soumettre.
Il manquait, je l'ai déjà dit, au noble Anglais
d'avoir un but net et de savoir oii il allait. Or
les hommes que leur naissance désigne comme
des chefs n'ont jamais la liberté de ne rien être
S'ils tardent à choisir, d'autres choisissent pour
eux. Le destin violente ceux qui ne le dominent
pas. Pôle attendait que Dieu lui marquât son
heure et sa tâche ; il était à la merci fies pre
miers qui lui diraient avec force que Dieu le
leur livrait.
CHRISTOPHE DE LONGUEIL ET REGINALD POLE ^77
(( Je suis allé comme un agneau à la tonsure,
disait-il plus tard, non sans un reste d'amer-
tume. » La cérémonie eut lieu le 22 décembre
153G ; il reçut le chapeau en même temps que
Sadolet,, le prince de Carpi et je crois aussi
Bembo. C'était, on le voit, une fameuse pro-
motion.
A partir de ce moment, l'existence de Pôle
devint un peu celle d'un proscrit. Toujours
entouré de sicaires, à la solde de Henri VITI, on
le promena dans les légations les plus dange-
reuses. Il était chargé de se tenir en communi
cation avec les catholiques d'Angleterre pour
être toujours à portée de les conseiller et de
les secourir. Poussé par Charles-Quint et par
François F^ que du reste bernait perpétuelle-
ment Henri VHI, il n'avait souvent que le
temps de monter à cheval et de fuir, de rési
dence en résidence,, pour n'être pas trahi et
livré par ses hôtes mêmes.
Cela dura jusqu'en 1542, date à laquelle
Paul IH le désigna comme l'un des trois car
dinaux qui devaient ouvrir le concile de Trente.
On sait que diverses difficultés retardèrent cette
ouverture jusqu'en 1545. Pôle emmena avec
lui, au Concile, une vieille connaissance à lui
et à nous, le pauvre poète Marc-Antoine Fla-
minio qu'il avait recueilli en cours de route,
vieilli, fort mal en point quant aux idées et
l'esprit tout brouillé par le psautier et la Ré-
forme. A travers quelles bizarres aventures
avait erré cet excellent garçon, qui ne semble
pas avoir amassé fortune et qui était parti dans
278 l'humanisme
la vie., avec un bien mince projjramme ? L'exis-
tence joyeuse, comme il l'avait comprise, n'a
qu'un temps, celui de la jeunesse ; il en avait -■
passé la fleur, sans s'en apercevoir et sans y :
penser, et bêtement, au lieu de se caser dans !
les emplois et les académies, il s'était avisé, sur ;
le tard,, de se jeter dans les luttes religieuses et
de faire le parpaillot. On se demande ce qui fût
advenu de lui, en Italie, si le bon cardinal ne
l'eût rencontré et n'eût soigné sa bourse et son
âme. C'est dans le palais de Réginald Pôle que
la mort vint prendre, quelques années plus tard,
le poète rhumatisant et apaisé.
Quant à Pôle, il ne resta pas longtemps à
Trente. A la suite d'un accident, -il revint
prendre sa légation de Viterbe, qu'il administra
fort doucement, si doucement qu'on lui repro-
cha plus tard d'avoir trop ménagé les hérétiques.
En dépit de l'Inquisition cependant/, à In-
quelle il était un peu suspect, sa réputation
grandissait de telle sorte que, lorsque Paul II!
mourut, en 1549, il fut presque désigné par tous
pour lui succéder. Le cardinal Farnèse, neveu
du dernier pape, le présentait comme son can
didat ; Charles-Quint, pour les raisons que j'ai
dites, l'appuyait de toutes ses forces. Malheu-
reusement cet appui trop ostensible de l'Empire
lui aliéna le parti français. Malgré tout), dès
les premiers tours, il ne manqua à Pôle que
deux voix pour être élu. Farnèse était plein
d'espérances ; une nuit même, la majorité se
dessina nettement ; ses amis proposèrent l'ac-
clamation.
CHRISTOPHE DE LONGUEIL ET REGLNALD POLE 279
— (( Non ! dit Pôle, pas au milieu de la nuit ;
le vote serait suspect. Si Dieu veut que je sois
pape, vous me nommerez aussi bien demain
matin. »
Naturellement, à l'heure de la messe, la ma-
jorité acquise se dissipa. Et le cardinal di Monte,
après de longs débats, finit par être élu. Il prit
ie nom de Jules III.
(( Je vous dois mon élection )\,~ dit-il à Pôle
en l'embrassant.
— « Que ne vous ai-je connu plus tôt, lui
disait un jour le roi de France ! Au lieu de
combattre votre élection, c'est vous que j'au-
rais choisi. »
Je ne crois pas que le cardinal nourrit, lui,
beaucoup de ressentiments de son échec. Il
était de ces doux fatalistes qui tirent l'un après
l'autre au sort les événements de leur vie, dont
ils sont plus curieux qu'ils n'y sont empressés.
Du reste, la toile de l'avenir commençait à
se dérouler pour lui avec rapidité ! Il était retiré
dans sa maison de Maguzzano sur. le lac de
Garde, lorsque d'étonnantes nouvelles arrivèrent
d'Angleterre : Henri VIII mort, son fils
Edouard IV avait été assassiné et Marie Tudor
ayant mis en déroute les troupes du duc de
Northumberland, l'ouvrier de cette révolution,
venait de s'emparer du trône. Tout de suite,
elle avait parlé de restaurer le catholicisme dans
ses Etats.
Aussitôt, Pôle dut partir pour la Grande-
Bretagne, en qualité de Légat. La tentation de
ceindre une couronne lui traversa-t-elle alors
280 L'nUMAMSME
l'esprit ? Il était libre encore, n'ayant pas été
ordonné prêtre. Pour cela, il n'était sans doute
même pas besoin de risquer une grande aven-
ture, il suffisait de débarquer et de se montrer :
Marie l'aimait, le peuple anglais, à qui l'Espa-
gnol était antipathique^, ne demandait qu'à ac-
clamer un prince de la maison de ses rois.
Toujours perplexe devant la destinée, toujours
lié par le scrupule. Pôle s'avançait par petites
journées. Charles-Quint lui dépêcha don Juan
de Mendozza, qui l'engagea, sous peine d'encou-
rir l'inimitié de l'Empire, à ne pas continuer sa
route. L'instant était décisif, gros de vastes con-
séquences et... Pôle s'arrêta. Lorsqu'il se remit
en chemin, avec le bon vouloir de l'Empereur,
le mariage de Philippe et de Marie était con-
sommé et sa propre vie ne lui appartenait plus.
Il dépendait maintenant des événements aux-
quels il n'avait pas eu la force de commander.
La pourpre cardinalice avait pénétré jusqu'à
son âme. Il rentra dans sa patrie, non plus
en prétendant possible, mais en représentant
de l'Eglise.
Il passa la Tamise avec un immense cortège
de barques multicolores : toute la noblesse et
tout le clergé étaient venus le saluer en pompe.
Le roi descendit à sa rencontre, la reine l'atten-
dait au haut de l'escalier. Bientôt, en qualité do
Légat, il reçut de toute l'Angleterre le serment
solennel d'obédience.
Nommé archevêque de Cantorbéry, il con-
sacra le reste de ses années à la pacification
religieuse de l'Angleterre. La tâche était diffi-
CHRISTOPHE DE LONGUEIL ET REGINALD POLE 281
cile : la politique de Rome la lui compliqua
encore d'inextricable façon. Il connut tous les
chagrins, jusqu'à celui d'être dénoncé comme
hérétique. Seule l'affection de la reine le soutint
jusqu'au bout.
lin lien mystique continuait à unir les deux
existences de Marie et de Pôle, un de ces fils
ténus et forts,, comme en fait le destin. Elle et
lui moururent la même nuit, à quelques heures
d'intervalle.
Il avait été pris de la fièvre, presque le même
jour qu'elle s'était mise au lit. Il comprit que
c'était la fin, rédigea son testament, et ayant
déposé les pensées de la terre, dit son ami
Beccatelli, il se fit apporter le Saint-Sacrement,
et pour le recevoir, se fit tenir à genoux. On lui
annonça la mort de la reine. Il répondit sim-
plement : (( J'espère que Dieu pourvoira aux
besoins de ce royaume. » A trois heures du ma-
tin^, il ferma les yeux qu'il ne rouvrit plus. 11
était âgé de 58 ans et 6 mois.
Par son testament, il avait constitué pour son
légataire universel, le Vénitien Alvisi Priuli,
mais celui-ci refusa tout, et ne voulut emporter
que le bréviaire de son ami. Priuli avait rencon-
tré Pôle en 1532 et, depuis, il n'avait plus voulu
le quitter et il l'avait suivi dans toutes les aven-
tures de la vie et de la mort. Il rentra en Italie
oii il promena encore quelques mois l'ombre du
maître qu'il s'était choisi, puis il s'éteignit,
comme prolongeant inutilement une existence
qui n'était plus sienne.
Parmi les autres affections qui font cortège
282
L HUMANISME
dans riiistoire à la noble figure de Pôle,, je ne
puis omettre celle de la marquise de Pescaire.
Vittoria Colonna l'aima si tendrement qu'elle
le constitua en partie son héritier. Mais lui non
plus ne voulut rien s'approprier en dehors du
pur souvenir et il rendit exactement ce qu'il
avait reçu à Vittoria, fille d'Ascanio Colonna, et
nièce de l'illustre marquise.
IX
UN VOYAGE AU MAROC AU XVI' SIECLE
Pendant que de récents et graves événements
ramenaient l'attention sur le Maroc, j'ai relu les
lettres d'un voyageur, qui poussa jusqu'à Ceuta
et à Fez, en 1540. Ces lettres, sinon tout à fait
inconnues aujourd'hui, du moins fort oubliées,
m'ont paru charmantes. L'auteur qui en a
troussé le joli latin à la mode française, m'a
plus d'une fois fait penser à Paul-Louis Cou-
rier. En tous cas, cela est plus intéressant,, à
mon avis, que le voyage de Montaigne à Rome,
qui, du reste, est postérieur d'au moins 35 ans,
et même que les lettres de Rabelais qui sont à
peu près contemporaines.
Les voyageurs ne manquent pas, dans la pre-
mière moitié du x\f siècle, qui fut peut-êtip
l'époque de l'histoire où les gens se déplaçaient
le plus volontiers, en particulier les lettrés et les
professeurs, que le besoin de se procurer des
livres rares, le désir d'entendre tel ou tel maître
284 l'humanisme
en renom, ou la facilité de trouver des emplois
dans les l niversilés ou dans les cours princières
encouraofeaient à quitter leur pays et à voir
le monde. Je ne parle pa^, bien entendu, des
épiques aventuriers qui suivirent Vasco de
Gama, Fernand Cortcz ou Pizarre et dont les
relations sont des chefs-d'œuvre.
Mais la plupart de ceux qui parcoururent
la Francis, l'Espagne ou l'Italie, n'ont laissé
que des itinéraires assez secs, presque des ho-
1 aires. Rarement, on y trouve relevés ces dé-
tails de mœurs pittoresques, dont les romans
nous ont donné le goût. Ils n'y songeaient même
pas. A quoi bon raconter ce que tout le monde
autour d'eux savait, ces petits incidents jour-
naliers et communs, qui formaient la trame
môme de la vie et qui n'offraient pas plus
d'intérêt à leurs yeux que n'en ont, aux nôtres,
l'arrivée dans les gares, l'enregistrement, ie
dépôt et la levée des bagages, la figure des
cochers parisiens ou leurs démêlés avec le?
piétons ?
Il faut un peu de naïveté plébéienne, pour
consentir à paraître étonné de quoi que ce soil.
On a l'air, en découvrant tout, de n'avoir ja-
mais rien vu. Ces messieurs voyageaient en
archéologues et ne s'intéressaient qu'aux ruines
romaines.
Nicolas Clénard, quoique docteur de l'Univer-
sité de Louvain et maître en trois langues, latine,
grecque, hébraïque, n'avait pas de ces fausses
hontes : il n'écrivait pas ses lettres pour les
académiciens d'Italie : il les adressait à des amis
UN VOYAGE AU MAROC AU XYl'' SIÈCLE 285
de son monde et de sa ville, à des sédentaires,
pour qui s'évader du pays était une grande
aventure. De là, leur charme.
La première fois que Nicolas Clénard,
de Lx)uvain, entra à Paris, auour de 1520,
les gamins d'ici, en l'apercevant cheminer sous
son haut chapeau brabançon, s'assemblaient
pour le voir passer, et disaient : <( Regardez-
donc celui-là qui s'est mis sur la tête un nid de
cigognes. »
Le jeune étudiant, l'homme au nid de cigo-
gnes, était un garçon de beaucoup d'esprit,
digne, sous ce rapport d'être Parisien, et qui se
plut très vite chez nous. Volontiers, il eût adopté,
pour terre d'élection, cette France, où tout l'en-
chantait, les paysages et les gens. Malheureuse-
ment, il était pauvre, et toutes les chaires de la
Sorbonne et des collèges voisins étaient occu-
pées par des maîtres de grand renom et de grand
appétit. Il dut se borner à les écouter et à s'ap-
provisionner de leur science. Il logeait alors
chez Louis Cyane, un compatriote sans doute et
avait avec lui le fils de son ancien professeur,
l'illustre Latôme, qui lui payait pension.
Lorsqu'il retourna à Louvain, il y reparut,
coiffé à la parisienne, et son ami Coclen lui
demanda s'il avait perdu la tête.
L'Université de Louvain fabriquait trop de
bacheliers, de licenciés et de docteurs; elle tra-
vailladt pour l'exportation. Chaque année, il
partait de véritables flottes de ces colons intel-
lectuels, qui se dispersaient dans les pays du
Midi. L'arrivée de Charles-Quint à l'Empire fut
286 l'humanisme
un coup de fortune, qui leur ouvrit le vaste
débouché de l'Espagne.
L'archiduc Ferdinand en recruta un jour
toute une bande, qu'il emmena avec lui. Glé-
nard, qui était en procès pour la jouissance
d'un béguinage et qui en avait assez des gens
de loi, se laissa entraîner.
La traversée de la France ne fut pour eux
qu'une joyeuse partie : « Prenez garde, prenez
garde, ça va changer, leur disait l'archiduc. La
boisson va bientôt manquer. » — a Nous ae
comprîmes tout le sens de ses paroles que plus
tard, dit Clénard. » La Biscaye leur parut épou-
vantable. Dans une auberge, à Vittoria, ils ne
trouvèrent qu'un seul verre, qu'ils durent se
passer à la ronde et passer ensuite à un autre
groupe de voyageurs. Et l'ami Vasée l'aya^it
cassé par mégarde, il leur fallut boire dans le
creux de leurs mains. Ils atteignirent Burgos,
par un brouillard glacial et durent faire tout
le tour de la ville, pour trouver un fagot de sar-
ments.
A Médina, où était la cour, la troupe se dis-
persa. La plupart continuèrent leur route vers
Séville. Clénard resta à Salamanque., où l'ar-
chevêque de CJordoue lui fit confier l'éducation
du fds du vice-roi de Naples. Un instant, il fut
question qu'il accompagnerait son élève à
Naples. Mais ceux de Salamanque lui offrirent
une chaire. Il séjourna là quelque temps, puis
trouva que décidément l'air était trop subtil à
Salamanque, et qu'il y fallait trop donner de
coups de chapeau : « Cette politesse raffinée
UN VOYAGE AU MAROC AU X\f SIECLE 287
n'est pas mon affaire, disait-il. » Puis les étu-
diants étaient trop encombrants : <^ Avez-vous
vu les cercles qui se forment, à Louvain, autour
de la LilDrairie Gaspard? Eh bien ! chaque pro-
fesseur ici marche., entouré d'un cercle sem-
blable. »
Là-dessus, il reçut des propositions du roi de
Portugal, fit ses malles et partit pour Evora.
II y trouva un de ses jeunes frères, que ses pa-
rents lui avaient envoyé, pour qu'il apprît le
commerce. Clénard se remua et finit par trou-
ver à Lisbonne un négociant français établi là-
bas, et qui s'appelait Charles Corrée. On s'en-
tendit, mais voilà qu'au moment d'entrer en
fonctions, le jeune frère de Clénard déclara
qu'il ne pourrait jamais s'habituer à ce pays
*et qu'il voulait s'en retourner. A vrai dire, le
frère aîné n'en fut pas trop fâché. Le Portugal
d'alors lui paraissait un fort mauvais lieu. Tl
accuse les habitants de pratiques de sodomie et
même de bestialité. A cela près, il était content
de son sort personnel.
Il avait trouvé logement chez un Français, le
chanoine Jean Petit, et son travail se bornait
à quelques causeries avec le frère du Roi.
Les émoluments qu'il touchait pouvaient pa-
raître assez élevés, mais le moyen de faire des
économies dans un pays comme celui-là.^
(( — Je ne connais pas d'endroit, écrivait-il.
où la vie soit plus chère ; un sou du Rhin est
plus à Louvain qu'un ducat d'or ici. Point
d'agriculture. Les Portugais sont les gens les
plus fainéants de la terre.
288 l'humanisme
<( Je dépense, rien que pour ma barbe,, qninze
florins par an, — un patrimoine. Et c'est déjà
beau qu'à ce prix le barbier veuille revenir.
Pour obtenir d'être rasé, il faut d'abord envoyer
son domestique le prier. xVprès une longue at-
tente, il arrive, mais ne croyez pas que ce soit,
comme à Louvain, avec son broc et sa cuvette.
Fi ! un personnage si considérable, porter
quelque cliose à la main ! C'est l'aflaire de votre
domestique. Ici, en effet, nous sommes tous
gentilshommes !
<( Vous vous figurez peut-être ([ue les mères
de famille vont au marché, achètent du poisson,
préparent des légumes. Ah bien ! oui ! Elles ne
savent se servir que de leur langue. Pour le
quart de mon revenu, je ne trouverais pas la
plus petite bonne.
(( En revanche, tout est plein d'esclaves. Tl
y a plus de noirs à Evora que d'hommes libres;
il y en a tellement qu'en arrivant, j'ai eu la
sensation d'être à Pandœmonium., dans la ville
des démons.
<' Les plus pauvres maisons ont au moins une
petite servante noire qui va aux provisions,
lave les vêtements, balaie, porte l'eau et les
fardeaux, ne diffère en rien, sauf par la figure,
des bêtes de somme.
« Si je voulais me mettre au système portu-
gais, j'aurais à nourrir une mule avec quatre
serviteurs.
(( Pour soutenir ce train., je ferais comme les
camarades, je me nourrirais exclusivement de
radis. Devoir plus qu'on ne peut payer, c'est
UN VOYAGE AU MAROC AU XVI® SIECLE 289
le bon ton^ cela sent son homme de cour.
(( Avec mon revenu, tel que je connais aurait
huit serviteurs pour le suivre. Et à quoi, me
demandez-vous, utilise-t-on tant de gens.^ Voilà :
deux marchent devant, le troisième porte ie
bonnet de fourrures,, le quatrième tient le man-
teau, le cinquième, la bride du cheval, le
sixième, des pantoufles de soie, le septième, des
brosses, le huitième, un linge pour sécher le
cheval, le neuvième tend un peigne, pour ar-
ranger la coiffure de son maître, lorsque passe
un personnage important à saluer. Ceci, je l'ai
vu de mes yeux.
(( Même nos compatriotes en arrivent à faire
les nobles. )>
A côté de ces détails de moeurs générales,
Clénard nous en donne d'autres non moins in-
téressants et qui tiennent à des causes plus im-
médiates. Il nous conte, par exemple, qu'en
juillet, comme tous les puits de la ville étaient
à sec, on devait aller faire, avant l'aube, ses
provisions au marché, si l'on voulait boire.
Toute la journée sur les places s'installaient
des buvettes où l'on vendait de l'eau aux pro-
meneurs. Quelques-uns allaient au cabaret, où
personne n'était scandalisé de voir même des
prêtres.
Cependant, après deux ans et demi de séjour
dans cette ville, Clénard quitta Evora. « Le
30 juillet 1537., avec trois mulets bâtés, con-
duits par deux palefreniers avec deux chevaux,
un pour moi, un pour mon domestique, avec
mes trois petits nègres, au plus fort de la cha-
19
290 LUUMA.MSME
leur., je me mis en route pour Braga. A voir la
pompe et les grands bagages que je menais, on
m'eût pris pour un évêque en tournée. Ce fut
une telle affaire qu'à la chute du jour, nous
n'avions pas encore fait un pas. Nous commen-
çâmes par nous tromper de chemin. Aussi n'at-
teignîmes-nous qu'à grand-peine à la nuit noire,
et très fatigués, le prochain village. Nous avions
fait une lieue. A l'auberge pas de vin. Il paraît
qu'on en vendait dans la maison à côté, mais
tout le monde y était couché. On me donna un
lit trop court, mes pieds dépassaient. Quant à
mes domestiques, ils durent se contenter de
nattes.
<( La nuit suivante, nous arrivâmes au mont
Argillée. Nous n'y trouvâmes qu'une seule
chaumière, à peine assez grande pour les ba-
gages. Chevaux et domestiques dormirent à la
belle étoile, pendant que je m'étendais à l'inté-
rieur, entre les bagages, la tête et le dos repo-
sant à peu près, mais le reste du corps pendant
dans le vide.
« Cependant la lune émergea et par le vaste
désert qui s'étendait devant nous, nous recom-
mençâmes à cheminer. A midi, après dix heures
de marche., nous avions fait quatre lieues et
manqué plusieurs fois de nous rompre le cou.
« Nous déjeunons, nous rechargeons les bêtes.
« — Bah ! disent les muletiers. On dînera
mieux ce soir, une fois le Tage franchi. »
Nous repartons sur cette belle espérance, et
quand nous arrivons au bord du fleuve, il est
trop tard. On ne passe plus.
SIÈCLE 291
<( J'étais exaspéré contre ces imbéciles, qui
ne s'étaient pas plus pressés. Que faire? Il n'y
avait qu'une seule auberge sur le rivage. J'entre :
(( Bonsoir, monsieur l'Hôte !
« L'Aubergiste ne bronche pas, il délibère
s'il va me rendre mon salut.
<( — Avez-vous de la paille ?
(( Il ne répond pas et continue à marcher.
<( — Avez-vous de la paille P
« — Non ! — C'est tout ce que je peux obtenir.
(( Ah I Portugal de malheur I Pendant ce
temps mes chevaux à jeun mais déchargés, se
promènent ; ils hennissent après la paille dont
ils sentent la maison pleine. On finit par leur
en apporter.
« — Avez-vous quelque chose à manger, au
moins ?
« Il y avait dans la cuisine une petite marmite
où trempait un morceau de lard.
« — Donnez-m'en un peu !
On m'en servit comme les Génois servent
de la viande, à peu près le quart d'une once et
autant à mon domestique Guillaume.
« — Vous avez bien des œufs.^
« — Ce n'est pas la saison.
« — Comment ! vous n'avez pas de poules ?
« — Nous n'en avons pas ici.
« Ah ! muletiers du diable ! Nous devions
avoir de tout, à Taucos, là-bas, au-delà du Tage
et vous vous êtes arrangés de façon que nous
n'avons pas pu traverser.
<( — Holà! l'hôte, vous n'avez pas de pois-
sons P
292 l'humamsme
(( — Ce n'est pas le temps de la pèche.
(( Que devenir ? Je me souvins alors que,
dans mon enfance, il m'était arrivé de manger
des cèpes grillés.
« — Avez-vous des cèpes .^ demandai-je à tout
hasard, persuadé qu'il allait encore me dire :
non.
« — Nous allons voir, répondit-il.
« Nous restâmes un moment suspendus entre
Tespoir et la crainte. Finalement nous obtînmes
deux cèpes. Après ce festin :
(( — Avez-vous un lit pour ce seigneur.'^ de-
manda Guillaume.
(( Naturellement, il répondit encore que ce
n'était pas le moment des lits... »
*
* *
Clénard s'était mis en route avec le but de
dénicher au fond de quelque prison, un More
qui pût lui apprendre la langue arabe, que per-
sonne encore n'enseignait en Europe. Il n'exis-
tait, en effet, qu'un seul livre imprimé en arabe :
c'était le psautier de Nébi. En le comparant
avec le psautier hébreu et le psautier latin, Clé-
nard était parvenu à en déchiffrer quelque
chose, mais il eut vite fait de se rendre compte
que cela ne pouvait le mener bien loin.
A Coïmbre, on lui dit qu'il y avait à Séville,
exerçant la profession de potier, un converti,
d'origine musulmane, qui avait autrefois donné
1
UN VOYAGE AU MAROC AU X\f SIECLE 293
des leçons. Le voilà parti poiir Séville, où il
trouva son homme, les bras pleins de terre
grasse, en train de confectionner une petite
marmite. Aux premiers mots qu'il lui dit,
l'autre répond qu'il est trop vieux et trop oc-
cupé, car, en plus de son métier de potier, il
exerce encore la médecine dans les faubourgs.
Clénard insiste. L'artisan finit par lui donner
la vraie raison de son refus : « Très peu de gens,
à Séville, connaissaient ses origines et il ne se
souciait pas d'attirer là-dessus les curiosités de
la Sainte-Inquisition. »
Notre savant, désespéré, se rendit au marché
aux esclaves. Il finit par trouver un Marocain
qui répondait à peu près au programme. Mal-
heureusement celui-ci reçut sa rançon presque
aussitôt et reprit son vol pour l'x^frique.
On en signala à Clénard un autre qui habi-
tait Almeria. Il l'y trouva bien, en effet, mais
le maître de cet esclave lui en fit un prix si
exorbitant qu'il y aurait renoncé, sans l'inter-
vention du marquis de Mondejara, gouverneur
de Grenade. Le marquis, ancien maître-général
de la cavalerie, lors de l'expédition contre Bar-
berousse, s'étais mis en tête,, dans sa vieillesse,
d'apprendre le grec. Il proposa un marché à
Clénard : celui-ci lui donnerait des leçons et en
échange le marquis ferait les frais du professeur
d'arabe.
Ce n'était pas tout cependant. Pour bien pos-
séder une langue et surtout pour l'enseigner, il
importe d'en connaître la littérature. Or, les
livres arabes étaient presque introuvables. Clé-
294 l'humanisme
nard en avait bien acheté quelques-uns ; il es-
pérait que, grâce à ses hautes relations avec les
archiducs et aussi avec la famille royale de
Portugal, il obtiendrait qu'on lui livrât ceux
saisis par l'Inquisition, mais, malgré toutes ses
recherches, le fameux Coran lui échappait tou-
jours. Il se décida à passer en Afrique!
Le 8 ou le 9 avril 1540,, il s'embarqua à Gi-
braltar et fît la traversée par une affreuse tem-
pête : Quel commentaire du récit de la tempête
de Virgile, écrivait-il. Partout, la mort devant
moi et toujours cette lugubre cantilène du fu-
néraire pilote : A riha, a vêla.
« Cependant Guillaume, plus grand, plus
digne, véritable colonne de ma maison, gardait
le silence, mais n'en pensait pas moins : u Que
n'ai-je, se disait-il, mené, jusqu'à ce jour,
l'exislence d'un frère mineur !... Si j'étais en-
core sur le rivage, du diable si je m'embarque-
rais, quand on me proposerait d'être chanoine
d'Anvers ! » Puis il s'en prenait à moi qui,
pour de stériles et ridicules études ne craignais
pas de l'exposer à un pareil danger.
(( Un marin français protestait qu'au cours
de tous ses voyages, il n'avait jamais bu une pa-
reille quantité d'eau salée. Un Portugais faisait
des signes de croix sur les vagues et le pilote,
en voyant les abîmes qui se creusaient sous lui,
criait : A la maie heure ! Si Dieu ne nous aide,
nous allons y rester !
(( Le v'ent finit par nous pousser sur la côte
On accrocha l'ancre à un rocher. Nous étions,
par terre, à une grande lieue de Ceuta. Il fui
UN VOYAGE AU MAROC AU XVf SIÈCLE 295
décidé qu'on se reposerait là jusqu'à la nuit, en
attendant que l'orage se calmât.
« Le Français et un habitant de Ceuta déci-
dèrent de continuer le voyage par terre. Nous
attendions toujours. Au lieu de faiblir, le vent
augmentait. Un autre voyageur partit.
— « Vous allez voir, me dit Guillaume, que
tous ceux qui sont un peu au courant de la mer,
vont se défiler et que nous allons rester tout
seuls !
(( Oui, mais que faire ? Grimper par ces
abruptes montagnes où jamais ne s'étaient
aventurées sandales de théologien et sur les
sommets desquelles on distinguait, disséminées,
les maisons des Maures, nation pillarde et sans
scrupule.
— (( Il est clair, disait Guillaume, qu'à nous
sauver, pieds nus, nous risquons une jambe ou
un bras, mais à rester ici, nous hasarderons
toute notre peau. Bah ! si les Maures nous
prennent, nous en serons quittes pour charrier
des pierres, conduire des ânes ou des mulets, et
peut-être bien que nos amis s'inquiéteront de
nous tirer d'embarras. Mon avis est que nous
suivions ce jeune homme.
(( A peine commencions-nous à gravir les
premiers rochers, notre vaisseau reprend le
large. Nous courons, à droite, à gauche, sans
pouvoir trouver de chemin. Enfin lie hasard
nous met sur un sentier. Empêtré dans mon
manteau, ma longue tunique et chaussé de mes
sandales, je vous assure que je suais ferme.
Nous atteignons le plateau et commençons à
29ti l'humanisme
\oir, au milieu d'une vaste solitude, quelques
maisonnettes écroulées : « Halte ! nous dit le
jeune homme. L'endroit est dangereux. Il serait
bon que nous eussions chacun une lance à la
main...
« Enfin nous atteignîmes Ceuta, par un gros
soleil. Dans la nuit;, apparut notre vaisseau. Le
lendemain, après souper, nous allâmes cher
cher nos bagages.
« Là, on nous raconta les histoires >les plus
terrifiantes, sur le reste de la traversée. »
Clénard passa quatre jours à Ceuta : <( Con-
trairement au proverbe qui dit que l'iVfrique
offre toujours du nouveau, j'ai bien plus in-
trigué les Marocains, qu'ils ne m'ont étonné.
Hier et avant-hier, il y eut foule pour voir ce
Flamand qui lisait, écrivait, parlait arabe : je
pouvais à peine circuler pour aller à mes af-
faires. Hs me soupçonnèrent d'être un orateur,
qui voyageait pour Mahomet et m'amenèrent un
jeune homme qui avait étudié cinq ans à Fez.
Je le collai sur la grammaire, ce qui fit grand
bruit. ))
De Ceuta, le voyageur gagna Tétuan, d'où il
partit le 29 avril.
Le 4 mai, après un long et pénible chemin,
après plusieurs nuits sous la tente, il atteignit
Fez.
Voici ce qu'il écrit de cette capitale religieuse
du Maroc et des moeurs du pays :
«' Fez est divisée en deux parties : la vieille
Ville, grande., populeuse, compte dit-on,
400 établissements de bains et autant de mos-
UN VOYAGE AU MAROC AU XVI® SIÈCLE 297
quées. Les Mahométans se lavent beaucoup ; ils
font un tel usage de l'eau que cela seul dégoû-
terait de leur religion nos gens du Nord. On voit
aussi là d'innombrables moulins, où travaillent
de pauvres esclaves chrétiens.
(( La Ville neuve est distante de la vieille d'en-
viron une demi-lieue. C'est dans la Ville neuve
qu'est situé le palais royal.
(( Dans le voisinage se trouve le quartier juif,
ceint lui-même de murs. Il comprend 8 ou 9 sy-
nagogues pour près de 4.000 Israélites. Beau-
coup de ceux-ci sont remarquablement ins-
truits, mais ils sont avares de paroles.
(( J'habite le quartier juif. Je n'aurais pas
osé me montrer avec tout mon monde, dans la
vieille Ville ou dans la nouvelle. Les marchands
européens ont bien, dans la vieille Ville, un
vaste bâtiment, à eux, qu'on appelle la Douane,
mais mon habit d'ecclésiastique me rend la cir-
culation difficile. Dès que je me risque dans
les rues, je suis assailli d'injures, et cela, mal-
gré l'escorte de soldats que le sultan m'a donnée.
<( Fez est proprement la ville de l'Alcoran.
Tandis qu'à Tunis fleurissent les autres sciences,
ici tout est à l'Alcoran et aux docteurs scholas-
tiques. J'entends par scholastiques ceux qui
traitent des cérémonies, telles que lustrations,
prières, mariages, etc. Les maîtres en ces ma-
tières portent le nom d'Alpha-Kiï ou de Sages.
(( Dès ses premières années, le Mahométan
apprend par cœur l'Alcoran, qu'il ne comprend
pas. Et, particularité curieuse, on ne trouverait
pas un seul exemplaire de ce livre dans les
298 l'humanisme
écoles. Le maître tire de sa mémoire un frag-
ment qu'il écrit au tableau, l'enfant le retient ;
le lendemain, le maître continue par un autre
fragment, jusqu'à ce cjue l'Alcoran soit su en
entier. De là la difficulté d'établir un texte
pur.
u On passe ensuite^, de la même manière,
au Livre des cérérnomes. La grammaire clôt le
cycle des études. L'auteur adopté est un certain
Ibun Mélie, qui a réduit toute la grammaire en
mille distiques. Le cours dure entre deux et
quatre ans.
« De temps à autre, le maître cite des
exemples, empruntés le plus souvent à l'Alco-
ran et quelquefois aux poètes. Les poètes ont été
très nombreux chez les Arabes, mais les éco-
liers les entendent à peu près comme nos tho-
mistes comprennent Ennius.
« Les écoles se tiennent dans les mosquées,
dont l'accès est interdit aux Chrétiens et aux
Juifs. Il «n'y a pas de librairie, à Fez, mais le
vendredi de chaque semaine, après la prière,
s'ouvre au sommet du temple, le marché aux
livres. On y trouve de rares exemplaires très
vieux, car, depuis deux cents ans, le métier de
copiste est bien tombé. Cet article est très acheté.
S'il s'agit d'un auteur de quelque étendue, on
ne le trouve que par fragments, un jour la tête,
une autre fois la queue. Les Mahométans
ignorent l'imprimerie.
« Les Juifs et les chrétiens sont admis à ce
marché, sauf qu'ils risquent de s'y faire assom-
mer, car les Mahométans sont fort chatouilleux,
UN VOYAGE AU MAROC AU XVl" SIÈCLE 299
en tout ce qui touche à leurs livres. J'ai failli
en savoir quelque chose.
(( En dépit de leurs superstitions, les Maro-
cains ont au moins une supériorité sur nous :
ils ignorent les médecins et les gens de loi.
« Du reste, ils ne connaissent guère de litiges,
qu'en matière conjugale. Chacun ici a droit à
quatre épouses légitimes, qu'il peut renvoyer,
à son gré, à condition de leur payer une dot.
Quant aux concubines esclaves, tous en ont au-
tant qu'ils en peuvent nourrir.
(( Dès qu'un conflit s'élève dans le ménage,
chaque partie va trouver le juge, qui tranche
la difficulté en un moment. Ils ne savent pas ce
que c'est que nos sentences interlocutoires,
nos appels et tout notre désolant jargon judi-
ciaire : Tout arrêt prononcé ici est définitif.
(( De même, dès que quelqu'un est malade,
il y a un remède unique : on lui brûle le nom-
bril à la flamme, et c'est toute la pharmacie
qu'on applique. Cependant,, depuis quelque
temps, à la suite d'une cure d'un haut person-
nage qui a grassement payé, certains médecins
se sont remis à lire Avicenne, qui était bien
oublié.
(( Un autre bon côté du Mahométan, c'est
qu'il met merveilleusement en pratique le pré-
cepte de l'Evangile, de n'être pas inquiet du
lendemain. Rien de ce qui lui arrive ne l'étonné
et il a toujours ce mot à la bouche : <( Louange
à Dieu !»
(( Quant aux Alpha-Kii, même riches, ils ont
des allures sans fastes et m'ont souvent fait
300 LHUMAMSME
penser à ces docteurs de T Université de Paris
(fu'on rencontre par les rues, les souliers crot-
tés, un bréviaire à la main. »
J'arrête ici les citations, empruntées aux in-
téressantes lettres de cet aimable pèlerin de la
science. Avec elles du reste se clôt l'histoire de
cet homme, dont la vie ne fut qu'un voyage.
Il mourut, en effet, vers 1542, peu après son
retour en Espagne et ne revit pas sa patrie. Du
reste, il avait écrit prophétiquement de lui-
même : <( Je n'ai jamais montré beaucoup de
dispositions pour m 'enrichir et j'en prends de
moins en moins le chemin. Que la terre d'exil
nourrisse seulement partout l'exilé., je ne
souhaite rien de plus. Trois de mes compagnons
de route sont déjà morts. Qui sait si la quatrième
année, ce ne sera pas le tour de Clénard ? Je
me suis passé de richesses pour vivre, je saurai
bien m'en passer, pour mourir. »
TABLE DES MATIÈRES
V^ PARTIE
Pages
I. — Anatole France, poète et critique i
II. -- Paul Harel 17
III. — Henri Bremond 5i
IV. — Les poètes de l'Ecole d'Aix 79
V. — Pierre do Nolliac 89
IP PARTIE
FIGURES DE LA RENAISSANCE
I. — Humanistes grecs 109
II. — André Navagero i35
III. — Le poète Michel Marulle. 149
IV. — La Jeunesse de l'Arioste 169
V. — Les Strozzi de Ferrare 181
VI. -- Les amours de Lucrèce Borgia et de Pierre
Bembo 197
VIL — Lorenzaccio 227
VIII. — Christophe de Longueil et Réginald Polc. 2.15
IX. — Un voyage au Maroc au xvi^ siècle 288
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Philippe IIENRIOT. — La Tunique de Nessus. In-S»
couronne 7 fr. »
Gabriel REMY. — Le Regard en arrière. In-8« cou-
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JoN SVENSSON. — Récits Islandais. In -8° cou-
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nirs littéraires. In-8° couronne 7 fr. 50
Henri JOLY. — Génies sains et Génies malades. In-8o
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Henri JOLY. — Ps;ychologie des Grands Hommes.
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Jacques PIOU. — Le Comte Albert de Mun ; sa vie
publique. In-8» écu 15 fr. w
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E. SAGERET. — Un pèlerinage en Orient. In 8»
carré 10 fr. »
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139
P659
t. 2
Poizat, Alfred
Pour l'humanisme
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